Bulletin hispanique Université Michel de Montaigne Bordeaux

117-2 | 2015 Métamorphose(s) : représentations et réécritures

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/bulletinhispanique/3953 DOI : 10.4000/bulletinhispanique.3953 ISSN : 1775-3821

Éditeur Presses universitaires de Bordeaux

Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2015 ISBN : 979-10-300-0041-2 ISSN : 0007-4640

Référence électronique Bulletin hispanique, 117-2 | 2015, « Métamorphose(s) : représentations et réécritures » [En ligne], mis en ligne le 15 décembre 2018, consulté le 28 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ bulletinhispanique/3953 ; DOI : https://doi.org/10.4000/bulletinhispanique.3953

Ce document a été généré automatiquement le 28 septembre 2020.

Tous droits réservés 1

Ce fascicule présente les résultats des travaux du groupe CRISOL 16/17 sur : Métamorphoses, représentations et réécritures. Si le discours sur la métamorphose est un point de vue privilégié pour saisir les tensions, interférences, contradictions et tentations qui animent les cultures des XVIeet XVIIe siècles, la métamorphose elle- même est intimement liée à la pratique de l’écriture qui se confond avec celles de la réécriture et de la traduction, ce qu’illustre le destin exceptionnel du poème d’Ovide dans les cultures littéraire et folklorique d’ Europe. En este número se publican los trabajos del grupo de investigación CRISOL 16/17, Metamorfosis: representaciones y reescrituras. Si bien proporciona el discurso sobre la metamorfosis un punto de vista idóneo para captar las tensiones, interferencias, contradicciones y tentaciones que agitan las culturas de los siglos XVI y XVII, está estrechamente vinculada la misma metamorfosis a la práctica de la escritura, la cual a su vez se confunde con la reescritura y la traducción. Prueba de ello: el destino excepcional del poema de Ovidio en las culturas literaria y folklórica de Europa. This bulletin presents what results of the work done by CRISOL 16/17, on: Metamorphosis, representations and rewriting. If the discourse on metamorphosis is a privileged standpoint from which to grasp the tensions, interferences, contradictions and temptations that enlivened cultures in the 16th and 17th centuries, metamorphosis itself is in intimate connexion with the practice of writing –merging with that of rewriting and translating. The exceptional future of Ovid’s poem in the European literary and folklore cultures is a very good illustration of it.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 2

SOMMAIRE

Avant-propos Nathalie Dartai-Maranzana

La Métamorphose des corps : représentations dans les lettres et les arts de l'Espagne classique

Présentation Nathalie Dartai-Maranzana et Cécile Iglesias

Considérations (et exemples) préliminaires

Écrire la métamorphose dans la littérature du Siècle d’Or Philippe Rabaté

Métamorphoses poétiques et visuelles

Cuerpos desregulados y angustia lírica en torno a ciertos mitos de metamorfosis en el cancionero garcilasiano Juan Diego Vila

Métamorphoses des Héliades dans quelques sonnets, de Garcilaso à Góngora Sandra Contamina

Dedos de sutil delicadeza Aracne, Ovidio y sus ecos en España Elena Cano Turrión

Métamorphoses et écriture dramatique

Métamorphoses et fragilité de l’homme et de ses sens dans les autos sacramentales caldéroniens Yves Germain

Un vivo cadáver la métamorphose du vivant en cadavre dans le théâtre de Calderón Didier Souiller

Métamorphoses : du récit en prose au traité doctrinal

Métamorphoses ichtyologiques et asines dans la littérature picaresque une échappatoire utopique à la mort sociale ? Cécile Bertin-Élisabeth

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 3

La lycanthropie dans la prose doctrinale du XVIe et du XVIIe siècle espagnol Christine Orobitg

Épilogue

Épilogue Cécile Iglesias

Filiation et réécriture des métamorphoses dans les lettres européennes

Métamorphose(s) et spiritualité

La métamorphose de Narcisse (Garcilaso de la Vega et Jean de la Croix) Suzy Béramis

Métamorphoses discours naturel et philosophie morale des miscellanées humanistes au Criticón Philippe Rabaté

Métamorphose(s) : étrangeté et merveilleux

La métamorphose marine de Cola Pesce mythe, folklore, littérature François Delpech

Sur un texte de Diego Rosel à propos de tortues, de métamorphoses et de sensualité (Naples, 1613) Fernando Copello

Métamorphose(s) et inventio : au théâtre et dans la prose

Le mythe du phénix dans le théâtre de Lope de Vega ou les métamorphoses du temps Alexandre Roquain

La métamorphose d’Anaxarète des réminiscences et une omission dans quelques comedias de femmes dramaturges Isabelle Rouane-Soupault

« Yerra obedeciendo » Écho et Narcisse réécrits par Calderón Yves Germain

Ovide Incognito La réécriture du Primo libro delle Metamorfosi de Francesco Pona (1618) Jean-François Lattarico

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 4

Métamorphose(s) et inventio : en poésie

La réécriture des Métamorphoses d’Ovide dans les Solitudes de Góngora Muriel Putinier-Elvira

Réécriture et métamorphose dans le Polyphème de Góngora Nadine Ly

Comptes rendus

Isabelle Tauzin, L’Amérique latine écartelée : pouvoir et violence à l’épreuve de la fiction (Lituma en los Andes, Abril rojo, Trabajos del reino) Presses Universitaires de France, Collection CNED, Série Espagnol, 2012 Raphaël Estève

Rafael Alarcón Sierra, «Vértice de llama». El Greco en la literatura hispánica. Estudio y antología poética Universidad de Valladolid, Valladolid, 2014 Marta Palenque

Gerardo Diego, La poesía nueva [La conferencia y la polémica, 1919] edición de Juan Manuel Díaz de Guereñu, Madrid, Fundación Gerardo Diego / Publicaciones de la Residencia de Estudiantes, 2014 Jacques Issorel

David Alvarez Roblin, De l’imposture à la création. Le Guzmán et le Quichotte apocryphes Casa de Velázquez, Madrid, 2014 Philippe Meunier

Liste des ouvrages reçus par le Bulletin Hispanique

Ouvrages reçus par le Bulletin Hispanique

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 5

Avant-propos

Nathalie Dartai-Maranzana

1 Ce numéro du Bulletin Hispanique est le fruit des réflexions menées lors des deux rencontres organisées par le Centre de Recherches Interdisciplinaires sur le Siècle d’Or et la Littérature des XVIe et XVII e siècles (CRISOL 16/17) en mars 2011 à Dijon et en octobre 2012 à . Il interroge la notion de métamorphose dans son rapport au corps (première partie du volume) et dans son rapport aux Métamorphoses d’Ovide (deuxième partie). C’est ainsi que la métamorphose est d’abord vue littéralement comme une transformation de l’être dans son existence biologique et physique puis appréhendée métaphoriquement pour aborder le phénomène de la réécriture des « auctores », et notamment l’Ovide des Métamorphoses. Les deux volets de l’ouvrage se complètent et tentent de renouveler les perspectives d’analyse du concept de métamorphose et de la thématique de la métamorphose qui font l’objet de nombreuses études depuis quelques années. En effet, les auteurs, universitaires français, espagnols et argentins, tous éminents spécialistes du Siècle d’Or ou de la littérature italienne de la même époque, y abordent de multiples aspects de la question en se fondant sur des textes variés de Cola Pesce à Gracián en passant par Garcilaso, Góngora, Quevedo, Lope de Vega et Calderón de la Barca.

2 Qu’il me soit permis ici de les remercier pour avoir cru en notre projet et y avoir apporté tout leur enthousiasme et leur érudition. Je souhaite aussi exprimer les remerciements de toute l’équipe éditoriale du CRISOL 16/17 aux institutions et aux organismes qui ont rendu possible la publication de cet ouvrage : l’Ambassade d’Espagne, le Centre Interlangues « Texte, Image, Langage » (EA 4182) de l’université de Bourgogne, l’équipe de recherche « Passages XX-XXI » de l’université Lumière Lyon 2, le Conseil Régional de Bourgogne, le Conseil Régional de Rhône-Alpes, l’Institut Cervantès de Lyon, le Colegio de España qui a accueilli les journées fructueuses de travail collectif de l’équipe de recherche, les Presses Universitaires de Bordeaux, et enfin le Bulletin Hispanique et sa directrice qui en publient les résultats.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 6

AUTEUR

NATHALIE DARTAI-MARANZANA

Université Lumière Lyon 2-Présidente de Crisol 16/17

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 7

La Métamorphose des corps : représentations dans les lettres et les arts de l'Espagne classique

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 8

Présentation

Nathalie Dartai-Maranzana et Cécile Iglesias

1 Période de changements et de mutations, l’Espagne classique a su décliner en art et en littérature les mouvements et les transformations. Si le thème de la métamorphose demeure universel et d’une actualité manifeste dans le champ des études littéraires actuelles, le phénomène de la transmutation, abordé par la tradition critique exclusivement sous un angle philologique ou mythographique, donne lieu depuis quelques années à des études de grand intérêt sur la période du Siècle d’Or en Espagne, qui témoignent de l’opportunité d’une réflexion d’envergure sur le sujet. Par conséquent, le Centre de Recherches Interdisciplinaires sur le Siècle d’Or et la Littérature des XVIe et XVIIe siècles (CRISOL 16/17) a souhaité renouveler les approches de cette thématique en s’intéressant dans un premier temps à « la métamorphose des corps » entendue comme transformation radicale de l’être dont l’identité physique et biologique est ainsi remise en question. Par ailleurs, il nous a semblé opportun de commencer notre réflexion sur la notion de métamorphose en la prenant rigoureusement au pied de la lettre, en la déclinant à tous les genres (poésie, théâtre, prose narrative et doctrinale) et en l’envisageant aussi sous l’angle des arts visuels.

2 C’est ainsi que le premier volet du présent ouvrage se compose de trois sous-parties précédées d’une longue introduction historique et poéticienne dans laquelle Philippe Rabaté met en perspective les enjeux littéraires et philosophiques de la métamorphose des corps en offrant des exemples significatifs et emblématiques de textes classiques qui abordent cette thématique et donnent naissance à une « écriture métamorphique ». La première sous-partie intitulée « Métamorphoses poétiques et visuelles » propose une analyse de la transformation corporelle des êtres dans les poèmes de Garcilaso (Juan Diego Vila), une étude littérale de la métamorphose des Héliades et de sa destinée poétique dans des sonnets de Garcilaso et de Góngora (Sandra Contamina), enfin, un parcours de la formulation poétique et visuelle du mythe d’Arachné depuis son origine ovidienne jusqu’à ses plus récentes représentations plastiques en Espagne (Elena Cano). Dans le deuxième chapitre intitulé « Métamorphoses et écriture dramatique », Yves Germain analyse les métamorphoses dans les « autos » caldéroniens pour en souligner la portée hautement morale et allégorique et Didier Souiller montre comment la transformation du vivant en cadavre dans le théâtre de

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 9

Calderón de la Barca est intimement liée au « desengaño » baroque et à la vanité. Enfin, la troisième et dernière sous-partie aborde les métamorphoses corporelles dans la prose narrative et doctrinale. Ainsi Cécile Bertin-Élisabeth s’interroge sur la signification sociale et les implications des métamorphoses ichtyologiques et asines dans la littérature picaresque, notamment dans les secondes parties du Lazarillo, dans le Guzmán de Alfarache de Mateo Alemán et le Buscón de Quevedo ; enfin, Christine Orobitg s’intéresse au thème du loup-garou dans la prose doctrinale du Siècle d’Or, en se fondant sur un corpus de textes allant de la fin du Moyen Âge au dernier tiers du XVIIe siècle : récits folkloriques, traités scientifiques et médicaux, recueils de mirabilia, textes encyclopédiques et démonologiques. L’analyse de ce corpus l’amène à conclure que le discours sur la lycanthropie, fruit d’un héritage varié et contradictoire, témoigne – malgré la négation radicale du Canon Episcopi – d’une persistance du loup-garou due à une véritable fascination pour la métamorphose car celle-ci est l’expression du rêve tenace chez l’homme de la possibilité de changer.

AUTEURS

NATHALIE DARTAI-MARANZANA

Université Lumière Lyon 2

CÉCILE IGLESIAS

Université de Bourgogne

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 10

La Métamorphose des corps : représentations dans les lettres et les arts de l'Espagne classique

Considérations (et exemples) préliminaires

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 11

Écrire la métamorphose dans la littérature du Siècle d’Or

Philippe Rabaté

1 Il ne saurait être question ici de proposer une introduction à la littérature de métamorphoses dans les lettres et les arts de l’Espagne classique : une telle ambition ne pourrait être légitime et réaliste que dans le cadre d’un travail très vaste, fondé sur une étude précise de la réception de certains textes et de la survie – sous le mode de la reformulation, de la réappropriation, de la similitude et de la différence – de tout un ensemble de motifs que l’on pourrait nommer « métamorphiques », déjà présents dans les textes de l’Antiquité. Notre propos se bornera ici à deux fonctions complémentaires : il s’agira tout d’abord de rendre compte et de tenter de justifier, au nom de l’association CRISOL 16/17, de notre choix thématique pour cette étude collective placée sous le signe de la métamorphose. S’ensuivront quelques considérations et exemples préliminaires qui constitueront un point de départ possible aux réflexions que le présent ouvrage rassemble.

Métamorphose des corps et représentation

2 Le thème qui nous a réunis, de décembre 2009 à mars 2011, pour aboutir au présent ouvrage collectif, Métamorphose(s) : représentations et réécritures, nous a conduits à explorer sous l’angle de la représentation un premier domaine, celui du corps et de ses métamorphoses, et un deuxième, consacré aux transpositions artistiques et littéraires de ces métamorphoses. Ces deux concepts – corps, représentation – sont problématiques et nous incitent à une recherche sur les significations morales, spirituelles, philosophiques de certains phénomènes de bouleversement physique que l’on nomme, à juste titre ou non, métamorphoses. L’on peut affirmer que cette thématique est, d’une certaine manière, commune à bien des études sur le Siècle d’Or espagnol et sur les études littéraires de l’Europe moderne. En réalité, la question du corps, dans de nombreux écrits des XVIe et XVII e siècles, ne donne pas lieu à une approche univoque ou unique de ses contours, de ses aptitudes, de ses grandeurs et misères : doit-on, en suivant en cela la hiérarchie traditionnelle, entendre le corps

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 12

comme la partie la plus faible et infirme de l’homme ? Est-il séparable d’une conception duale, binaire, qui investit l’âme de fonctions supérieures alors que le corps serait réduit au jeu des organes, à la répétition de fonctions vitales nécessaires, régulières et – disons-le – méprisables aux yeux des moralistes et théologiens ?

3 De nombreux travaux nous guident pour élaborer une première approche, notamment ceux publiés sous la direction d’Augustin Redondo dans deux volumes classiques intitulés respectivement Le corps dans la société espagnole des XVIe et XVIIe siècles (1990) et Le corps comme métaphore dans l’Espagne des XVIe et XVIIe siècles (1992). Le second volume entendait notamment – selon les termes d’Augustin Redondo – étudier scrupuleusement « le système de pensée analogique qui caractérise le Siècle d’Or », dans lequel « de grandes correspondances existent entre l’univers (macrocosme), le corps humain (microcosme) et le corps de la république, “décalque” de ce dernier »1. Une telle configuration mentale donne lieu à une approche « organiciste » qui établit une série de correspondances entre les organes du corps et les différentes parties de la société et de l’État modernes, reproduction et prolongements profanes du corps christique que forme l’ensemble de la communauté des chrétiens. Au cours de ces quelques considérations préliminaires, les mutations corporelles qui vont retenir notre attention seront plus littérales que figurées, plus physiques et concrètes que métaphoriques. Cette approche corporelle nous est imposée par le sujet lui-même, par ce que signifie une métamorphose dans le contexte de la Renaissance qui est celui d’un renouvellement historique sans précédent de la conception du corps comme le précise Georges Vigarello dans son « Introduction » au premier volume de L’Histoire du corps : C’est cette émergence du corps « moderne » qu’évoque d’abord ce livre : celui dont les dispositifs sont imaginés indépendamment de l’influence des planètes, de celle des forces occultes, amulettes ou objets précieux. Les mécanismes de ce corps se « désenchantent », soumis à la vision nouvelle de la physique, expliqués par la loi des causes et des effets. Non que s’éloignent définitivement les croyances, celles de la médecine populaire, celles des sorciers de campagnes, celles des corps ployés par l’impensable. Non que disparaissent, loin s’en faut, les références sacrées. Longtemps, la vision banalisée du corps entremêle à son sujet toutes les influences, longtemps son enveloppe a semblé traversée par toutes les forces du monde. Mais un conflit de culture s’avive avec la Renaissance où le corps se singularise, spécifiant des fonctionnements expliqués par son propre « ressort » et par lui seul2.

4 Ce que (re)découvrent précisément non seulement les médecins et anatomistes mais également les penseurs, philosophes et écrivains du XVIe siècle, c’est que le corps est un ensemble de correspondances, d’équilibres sans cesse en mouvement non seulement d’un point de vue humoral3 mais également anatomique. L’ouvrage qui constitue le point de départ de ce renouvellement est le De humani corporis fabrica d’Andrea Vesale (connu sous le nom latinisé d’Andreas Vesalius), publié à Bâle en 1543 et fondé sur une méthode expérimentale qui inclut la dissection d’êtres humains4. Son disciple espagnol, Juan Valverde de Hamusco, publia en 1556, sous le titre Historia de la composición del cuerpo humano, un traité d’anatomie dans lequel apparaît une partie des planches du traité vésalien5. Rafael Mandressi a par ailleurs consacré, voici quelques années, un ouvrage passionnant à la renaissance de l’anatomie, Le regard de l’anatomiste6. Les œuvres d’Andrés de Laguna – traducteur de Dioscorides7 – et de Miguel Servet qui, le premier, a l’intuition du phénomène de la circulation sanguine dans son De motu sanguinis8, constituent deux autres témoignages de ce renouvellement majeur.

5 Parallèlement à cette réactivation de l’ancienne théorie des humeurs en physiologie, la psychologie va connaître certaines reformulations qui abondent également dans le sens

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 13

d’une masse mouvante, changeante et ondoyante. Le modèle repose sur un principe premier, l’âme, qui connaît une grande diversité de bouleversements dont les traductions corporelles ou « somatisations » sont les affectus et sensations. Jean Starobinski l’étudie dans une synthèse importante intitulée « Brève histoire de la conscience du corps » (que je citerai d’après sa version française mais qui a été initialement publiée aux États-Unis dans Humanities Review) et l’expose de la manière suivante : Pendant longtemps, la douleur et la volupté n’ont pas été attribuées à un système sensoriel particulier : elles sont dénommées « passions du corps » tandis que l’expression traditionnelle de « sens interne » (sensus internus) renvoie aux activités conscientes que l’esprit développe par et en lui-même (raison, mémoire et imagination), sur la base des informations fournies par les sens externes (vue, ouïe, goût, odorat et toucher). Selon la doctrine aristotélicienne, les données des sens externes ne parviennent au sens interne qu’après avoir été unifiées par le sens (sensorium commune, koinon aisthétérion). Le corps n’est nullement oublié : mais en tant que prévaut la médecine galénique, c’est principalement par la voie des humeurs, et non par une information nerveuse, qu’il est capable de modifier les activités de l’âme et d’être lui-même modifié en retour9.

6 Cette conscience, fortement influencée par le dogme antique et qui ne permet pas encore au corps de s’exprimer pleinement, de comprendre son propre caractère autonome, est profondément modifiée et renouvelée par le Traité des passions de l’âme de René Descartes, qui paraît en 164410. Entre ces deux termes et temps – le savoir antique et ses innombrables reformulations médiévales, le rationalisme cartésien qui exprime et façonne une nouvelle anthropologie – le danger est grand de ne penser l’époque que nous étudions que comme un entre-deux dans lequel il nous faudrait déceler des signes avant-coureurs de la révolution scientifique du milieu du XVIIe siècle. Il faut plutôt comprendre que cette incertitude paradigmatique, ce profond moment de redéfinition, laisse précisément un champ considérable à différentes esquisses de reformulation et de réorganisation des savoirs corporels. Les exemples castillans ne manquent pas à cet égard, des plus illustres, comme l’Examen de ingenios de Huarte de San Juan (1575)11, aux plus méconnus comme la Nueva filosofía de la Naturaleza del Hombre de Oliva Sabuco de Nantes, traité publié en 158712. Le premier livre, intitulé « Coloquia de el conocimiento de sí mismo » offre bel et bien une tentative de rénovation de l’analyse des différents affects de l’âme, qui préfigure ce que sera plus tard la psychologie d’abord cartésienne puis contemporaine. Curieusement ignoré en France, cet ouvrage vient de faire l’objet d’une traduction en anglais par des hispanistes de l’université de Chicago13.

7 Aussi – afin de clore cette première série de réflexions sur le corps – pourrait-on donner quelques brefs exemples européens de l’usage des métamorphoses. Le plus présent à l’esprit du public français est sans nul doute celui de Montaigne qui a été amplement étudié, notamment par François Rigolot dans un livre très stimulant14, ainsi que par Jean Starobinski15. Si François Rigolot a pu étudier, dans son ouvrage, ce qu’il considère comme « une influence modélisante des Métamorphoses d’Ovide sur la poétique des Essais »16 afin de rendre compte de la « branloire pérenne » du monde, Jean Starobinski s’intéressa plus précisément à la critique de la médecine dans les Essais en montrant que « mon corps » individuel est incessible, inaliénable et doit avoir sa propre poétique, ce que contribuent à bâtir les Essais17. La notion de métamorphose est profondément attachée, liée à l’écriture et au corps comme s’il s’agissait d’une nécessité impérieuse. Un second exemple offre une conception encore plus radicale et fondamentale de la notion de « métamorphose » : celui de Giordano Bruno qui écrit,

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 14

dans sa comédie le Chandelier : « Le temps ôte tout et donne tout ; toutes choses se transforment, aucune ne s’anéantit ; l’un seul est immuable, l’un seul est éternel et peut demeurer éternellement semblable et même »18. Yves Hersant précise au sujet de la conception de la nature et de l’homme selon Bruno : Tel que le décrit le philosophe, notre monde physique est en transformation continuelle : il est en incessante créativité, une série infinie d’agrégations et de dissociations. Cette perpétuelle mutation de la nature, qu’il arrive à Bruno de présenter allégoriquement en Circé – assimilée à « la matière génératrice de toute chose » –, il ne faut pas la concevoir comme transformant une matière qui pour sa part serait stable : non moins que les formes, la matière est sujette à mutation19.

8 De ce même fait, « dans l’univers infini, pour être homme et l’être pleinement, il faut redevenir soi-même métamorphique » : c’est en se métamorphosant que l’homme s’accorde à la nature et à son flux dans la mesure où, comme l’explique Nuccio Ordine, « s’il n’est pas donné à l’homme d’agir dans la sphère de la nécessité, le domaine du modifiable constitue en revanche son terrain d’intervention »20. Et c’est bien précisément cette volonté de peser sur son propre destin, de choisir sa propre forme, qui va pousser l’homme au choix de la métamorphose.

9 Cette diversité des regards portés sur le corps – que l’approche, comme on l’a esquissé, soit physiologique, anatomique, pathologique ou psychologique – s’accompagne, d’une part, d’un intérêt très vif pour l’idée d’expérience et, d’autre part, d’une interrogation, rarement explicite, sur ce que peut un corps, sur ses aptitudes, ses capacités et ses limites. Cette série de mutations historiques de la conception du corps que nous venons d’évoquer ne constitue pas tant un « contexte » qui nous permettrait de comprendre le recours aux métamorphoses. Il convient également de souligner, dans ce processus de renouvellement de la vision du corps, l’importance décisive de l’intérêt pour les corps déformés et les différentes formes de monstruosités qui s’est manifesté dans toute l’Europe de la Renaissance, dans un discours qui oscille entre pseudo-raisonnement scientifique et développements invraisemblables. Qu’il s’agisse de Monstres et prodiges d’Ambroise Paré21 – pourvu d’une riche iconographie – dont l’importance a été mise en valeur par les travaux de Jean Céard22 ou de l’un des nombreux recueils qui circulaient en Europe, la fascination pour l’anormalité et les différentes formes de démesure apparaît comme l’une des formes de la fascination pour la forme ondoyante des corps. Pierre Ancet a ainsi récemment pu mettre en lumière le caractère inséparable du monstre et du regard qui le considère, l’épouse, le jauge à l’aune d’une normalité fluctuante : de la « mise en scène » à la « déréalisation », le monstre semble appeler la représentation et la prolifération discursive23. Un phénomène analogue se développe dans les pratiques artistiques des seizième et dix-septième siècles où la déformation adopte une série de formes inédites et gagne même la perspective qui connaît des altérations et de nouveaux jeux24.

10 Si l’on continue de se pencher sur le cas-limite (et hautement instructif) que constitue la représentation du monstrueux comme métamorphose du corps normal, il apparaît que différentes logiques vont alors se manifester et tendre à offrir de nouveaux motifs à ce qui n’était auparavant qu’un ensemble de figures chimériques ou démoniaques. L’anormal semble en effet proliférer dans l’Espagne du Siècle d’Or, alimenter les débats et polémiques – naturalistes, philosophiques, voire linguistiques – et peupler les rues et les cités25. Cet univers monstrueux s’intègre dans un renouvellement esthétique sans précédent par lequel les formes prétendent incarner les métamorphoses du monde, le dédoublement des êtres et les équivocités des figures26. De cet ensemble d’une très

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 15

grande richesse et diversité, nous ne souhaiterions retenir qu’un seul exemple, celui d’un monstre dont on a voulu à la fois établir l’existence d’un point de vue historique et déchiffrer les sens occultes que sa naissance impliquait. Il s’agit du monstre de Ravenne qui apparut en 1512 et dont la renommée se répandit dans toute l’Europe : en effet, dès 1512, Jean Multivallis le cita dans sa Chronique de l’histoire universelle, texte qui fut d’abord repris par Jacob Rueff dans son traité De conceptu et generationes hominis (1554) puis dans le fameux ouvrage de Lycosthène, Prodigiorum ac ostentorum chronicon (1557). Le monstre italien va atteindre le faîte de la gloire avec les Histoires prodigieuses de Pierre Boaistuau, qui lui consacre le quarantième et dernier chapitre de son ouvrage27. Aussi, lorsque Mateo Alemán recueille ce cas célèbre dans le premier chapitre du Guzmán de Alfarache, celui-ci a-t-il une longue histoire textuelle qui a fait de l’événement initial (si tant est qu’il ait réellement existé) une représentation d’une grande complexité et profondément binaire et équivoque à l’image de la vitalité démesurée du père du protagoniste-écrivain28.

11 Si l’on considère les quelques points que nous venons de développer, il en ressort que l’idée de monstruosité renvoie à une métamorphose du corps poussée à sa limite la plus extrême, celle d’une séparation radicale avec l’ordre normé des corps. Cette division ainsi instituée donne lieu à un véritable désir de représentation qui va adopter des formes extrêmement variées, aussi bien discursives qu’iconographiques. Comme on aura pu le comprendre, ce phénomène naît également de ce mouvement de renouvellement profond de la vision du corps qui apparaît avec la Renaissance. L’ouvrage de Michel Jeanneret offre précisément une étude globale sur la nature protéiforme de l’écriture et des arts de l’âge classique29. En ce sens, les métamorphoses ont tout leur sens dans cette lente découverte des pouvoirs du corps, dans cette écriture de l’expérience. Peut-on parler pour autant d’un modèle ou d’un paradigme d’écriture à l’âge moderne ?

Les métamorphoses : corpus initial et modèle poétique

12 Dans cette tentative pour écrire et décrire les états du corps, cette masse changeante et ondoyante de sensations, d’idées, les auteurs, sculpteurs, peintres de la Renaissance vont redécouvrir, également sur ce plan-là, les œuvres antiques. Dans un ouvrage classique, La survivance des dieux antiques, Jean Seznec a ainsi pu étudier « la métamorphose des Dieux » d’un point de vue textuel et, surtout, plastique30. Il s’intéresse à toute une série de mutations formelles par delà le critère d’un respect pur et simple du style classique et, plus particulièrement, se penche sur les métamorphoses et avatars de ces dieux classiques, sous la forme de « ces dieux du Moyen-Âge, ces dieux-bâtards, ces dieux fantômes »31. Les réappropriations que nous offre Jean Seznec constituent tout un cycle déformant qui débouche sur le triomphe de formes classiques à la Renaissance. L’idéal formel ne s’est pas perdu et les altérations ont donc permis une survie des figures anciennes des Dieux. Ce processus ne serait-il pas similaire à celui que connaissent les textes littéraires ? Il est certain que l’opposition entre littérature médiévale et littérature renaissante et baroque a été trop souvent avancée de manière exagérée. Il semble que le corpus métamorphique se soit imposé comme l’une des sources d’écriture dès la fin du XVe siècle. Sans vouloir trop détailler ce point, force est de constater que les quelques textes fondamentaux de la littérature anthropomorphique – à savoir, les Métamorphoses d’Ovide, L’Âne d’or d’Apulée et, dans une moindre mesure, L’Âne de Lucius de Patras – ont connu des traductions – le plus

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 16

souvent partielles, mais parfois intégrales – avant même que n’ait débuté la Renaissance. L’Âne d’or d’Apulée connaît une première traduction de la main de Diego López de Cortegana dont la première édition est publiée à Séville dès 151332 et qui va être rééditée à de nombreuses reprises tout au long du XVIe siècle. Traduction élégante, fondée sur la version italienne de Béroalde de 1500, qui, du reste, est encore publiée de nos jours et dont Michèle Guillemont et Marie-Blanche Requejo Carrió ont souligné l’importance comme source des œuvres de Mateo Alemán et de Miguel de Cervantes33. Elle figure d’ailleurs dans les traductions castillanes reproduites et commentées par Juan Martos34. Dans le cas d’Ovide, il existait une tradition médiévale bien établie qui était celle de l’Ovide moralisé, probablement écrit au début du XIVe siècle et qui « moralise » l’œuvre ovidienne selon un processus de déformation très proche de ce qu’a pu étudier Jean Seznec dans La survivance des dieux antiques35. Cette survivance initiale va donner lieu à une première traduction castillane qui est pratiquement contemporaine de celle de L’Âne d’or : la traduction par Juan de Aguayo publiée également à Séville en 1518. En suivant les pas de l’ouvrage classique de Rudolph Schevill36, Aurora Egido reconstitue, dans un chapitre de son ouvrage El gran teatro de Calderón consacré aux figures d’Ulysse et de Circé, les différentes versions castillanes qui ont pu influencer les lettres espagnoles tout au long du seizième siècle37. À cette traduction – qui prend un assez grand nombre de libertés avec le texte ovidien mais qui connut trois rééditions sévillanes et une ultime réédition à Medina del Campo en 1540 –, succède celle, en prose, de Jorge Bustamante, publiée en 1546, d’une plus grande infidélité encore. Pour sa part, la version de Felipe Mey, qui voit le jour à Tarragone en 1586, ne reprend pas l’ensemble des contes ou fabulas. Enfin, pour clore ce survol très incomplet du XVIe siècle, la traduction de Pedro Sánchez de Viana, intégrale et « en tercets et quatrains », offre un véritable texte de référence mais qui ne sera pas réédité avant la fin du XIXe siècle38.

13 Si ces quelques éléments historiques nous offrent de précieuses indications sur le phénomène éditorial que constituent ces nouvelles éditions, il convient à présent de se demander, de manière beaucoup plus formelle, si la forme poétique de la métamorphose a pu constituer un modèle d’écriture et à quels traits ou à quelles caractéristiques nous le pourrions réduire. Quelle peut être la légitimité d’une vaste synthèse historique qui prétendrait étudier la diachronie du genre sur près d’une vingtaine de siècles39 ? Dès les premiers vers des Métamorphoses, Ovide nous annonce ce qu’il entend chanter, la métamorphose ou changement de forme et d’apparence des corps : J’ai formé le dessein de conter les métamorphoses des êtres en des formes nouvelles. Ô dieux (car ces transformations furent, elles aussi, votre œuvre), favorisez mon entreprise et guidez le déroulement ininterrompu de mon poème depuis l’origine même du monde jusqu’à ce temps qui est le mien40.

14 Ce changement de forme est absolument consubstantiel à la fable et en détermine les différents aspects poétiques, même s’il demeure assez rare de voir la description de la métamorphose comme processus en train de se faire, comme métamorphose en acte. Dans sa thèse de doctorat d’état41, Gilles Tronchet tente d’étudier à la lumière de la narratologie de Gérard Genette les récits ovidiens et définit de la sorte une « métamorphose » : Je retiendrai donc d’emblée comme métamorphose toute transformation surnaturelle affectant l’apparence d’un être, que cela résulte d’une intervention extérieure ou bien d’une mutation interne. Une telle approche permet d’envisager

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 17

un éventail assez large de légendes, qui abritent les aspects les plus familiers du motif, lorsque la figure humaine devient source ou rocher, plante ou animal, selon une diversité facile à répartir en quelques grandes catégories42.

15 Cette mutation implique donc une antériorité et une postériorité, un corps ancien et un corps nouveau dont l’apparition peut être imputable à l’action des Dieux ou à un devenir corporel propre. Ce changement peut être unique et définitif ou bien peut révéler – chez un personnage tel que Protée – « le don de revêtir une série de formes successives »43. Pour sa part, Michel Le Guern, dans une tentative de définition de la métamorphose poétique, a rappelé à quel point cette constance thématique était inséparable de traits de composition permanents : « On distingue dans la métamorphose quatre parties principales : l’exposition, la narration, l’incident et la conclusion »44. Toutefois, une telle définition ne saurait suffire et nous conduit à ne considérer que le corpus ovidien ainsi que celui de ses plus proches imitateurs et continuateurs. Les analyses de Gilles Tronchet et de Michel Le Guern concordent de manière très significative sur un point, qui est que les métamorphoses délimitent et célèbrent le royaume immense de la similitudo, de l’analogie et de la correspondance. C’est peut-être précisément à cause de cette recherche d’un réseau de similarité que l’on peut parler d’un modèle d’écriture qui s’inscrit dans le champ des possibles comme le remarque Michel Le Guern : Le poète doit aussi révéler ce qui est caché. Il dira les transformations qui échappent aux sens, en les projetant dans l’ordre du sensible grâce à la similitude. Les habitudes du XVIe siècle sont particulièrement favorables à un tel outil logico- sémantique de la comparaison-image. Là où elle n’est plus pour nous qu’image, elle était bien souvent argument45.

16 Avant de conclure : C’est parce qu’elle s’inscrit dans ce système d’analogies que la correspondance entre une transformation visible et une transformation invisible permet de dire celle-ci en lui prêtant une épaisseur concrète qui la rend en quelque sorte visible elle aussi46.

17 Les métamorphoses relèvent ainsi de la création de réseaux d’analogie mais elles doivent être également lues et interprétées de manière sérielle, chaque métamorphose intégrée dans une œuvre entrant en résonance avec l’ensemble des métamorphoses qui y figurent. Aussi les métamorphoses mythologiques vont-elles tout particulièrement retenir l’intérêt des écrivains mais aussi des mythographes dans la mesure où il s’agit en effet d’un réseau de figures déjà constitué, et apte à recevoir de nouvelles reformulations. De la sorte, nous souhaiterions évoquer, avant de clore ce propos préliminaire, les liens qui unissent la logique vitale et la chronologie de l’écriture – en d’autres termes le déploiement de la métamorphose – avant de proposer quelques brèves suggestions sur la signification morale des différents états métamorphiques à travers un culte de la forme, entre dégénérescence et progrès.

Logique vitale et chronologie de l’écriture : le déploiement de la métamorphose

18 Comme le constate Jackie Pigeaud, « l’une des difficultés les plus grandes, dans l’imagination de la métamorphose, du point de vue de la représentation plastique comme du point de vue du discours, de l’ekphrasis, est de rendre le temps de la métamorphose, et de la montrer en acte »47. Gregorio Cabello Porras et Francisco Javier

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 18

Campos Daroca remarquent pour leur part : « Metamorfosis designa una perspectiva por la cual el cambio es remitido tozudamente a la continuidad, como si en cada paso de la transformación nos forzáramos a ver, avanzando a traspiés, el paso anterior y, al término, nos volviéramos al punto de partida con el dolor de la pérdida »48. Il est en effet malaisé de montrer une telle transformation dans son inachèvement, dans son déploiement et nous voudrions consacrer quelques réflexions à ce processus en évoquant plusieurs exemples classiques. Le lecteur du Siècle d’Or pensera très probablement à l’un des sonnets les plus fascinants de Garcilaso de le Vega qui reprend le mythe d’Apollon et de Daphné. Il s’agit du sonnet XIII qui est un magnifique exemple de métamorphose corporelle en acte : A Dafne ya los brazos le crecían y en luengos ramos vueltos se mostraban; en verdes hojas vi que se tornaban los Cabellos qu’el oro escurecían; de áspera corteza se cubrían los tiernos miembros que aun bullendo ’staban los blancos pies en tierra se hincaban y en torcidas raíces se volvían. Aquel que fue la causa de tal daño, a fuerza de llorar, crecer hacía este árbol, que con lágrimas regaba. ¡Oh miserable estado, oh mal tamaño, que con llorarla crezca cada día la causa y la razón por que lloraba!49

19 Nous nous bornerons à deux remarques très brèves et renverrons le lecteur, pour une analyse infiniment plus précise de l’œuvre garcilasienne, à la contribution de Juan Diego Vila incluse dans le présent volume. En premier lieu, il convient de remarquer que l’ensemble de l’écriture est fondé sur une chronologie dont le point central est la métamorphose se faisant, membre par membre, avec – si l’on reprend les catégories aristotéliciennes – le passage du paradigme de la vie humaine à la vie végétative. À cette transformation, s’ajoute l’impuissance du Dieu innommé – Apollon – qui s’apparente à une figure du poète impuissant, ce que le texte énonce à l’aide d’un paradoxe qui s’exprime dans les tercets. Les pleurs d’Apollon sont une invention garcilasienne là où prédominait, dans le texte ovidien, le récit de la transformation et la représentation de l’être hybride : À peine sa prière achevée, voici qu’une pesante torpeur envahit ses membres ; sa tendre poitrine est enveloppée d’une mince écorce, ses cheveux s’allongent en feuillage, ses bras en rameaux, son pied, tout à l’heure si rapide, est retenu au sol par d’inertes racines ; son visage, à la cime, disparaît dans la frondaison. Seul subsiste en elle l’éclat de son charme. Telle, Phoebus l’aime encore, et sa main posée sur le tronc sent le cœur qui continue à battre sous la neuve écorce. Entourant de ses bras, comme des membres, les branches, il couvre de baisers le bois ; mais le bois se dérobe à ses baisers50.

20 Comme on le sait, Garcilaso offre une autre version de ce même mythe du désir inassouvi et de la transformation de l’objet aimé – empreint de résonances personnelles et d’une hantise face à l’absence – dans la Égloga tercera, sous la forme, cette fois-ci, d’une ekphrasis51. Le même motif du planctus divin réapparaît au sein d’une écriture qui choisit de faire figurer l’ensemble de la chronologie esquissée par Michel le Guern – exposition, narration, incident et conclusion – avec un chevauchement de certaines de ces fonctions. Le déploiement de la métamorphose se dessine ainsi clairement et le

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 19

mythe repris se voit assigner de nouvelles significations. Juan Pérez de Moya en livrait une interprétation polysémique dans sa Philosophía secreta de la gentilidad publiée en 1585 : après une brève narration – fondée sur une compilation des différentes autorités – il se livre à une double interprétation qui repose sur le « sentido natural » (« humidad » opposée au « sol » de Apolo52) et « moral » : « Por esta fábula quisieron los antiguos loar la castidad, fingiendo que los que la guardaban se convertían en árboles siempre verdes, como Daphne en laurel y Lotos en otro árbol así llamado, dando a entender por estos árboles la virtud de la castidad »53.

21 Cette transformation, dépeinte minutieusement, peut également être l’un des recours a lo divino pour signifier l’amour de Dieu dans une perspective mystique. Pour ne retenir qu’un seul exemple et de manière assez fugace, nous citerons le célèbre poème de saint Jean de la Croix, « noche escura », qui offre cette même chronologie de la transformation en un sens mystique : ¡Oh noche, que guiaste!; ¡oh noche amable más que la alborada!; ¡oh noche, que juntaste amado con amada, amada en el amado transformada!54

22 Ce poème, qui s’inscrit dans la tradition du Cantique des cantiques, traduit et commenté à la même époque par Fray Luis de León55, décrit la transformation de l’âme dans l’union avec Dieu et participe d’un vaste mouvement de réappropriation des métamorphoses par le discours religieux.

23 Le recours à l’écriture métamorphique, au dévoilement d’un sens caché ou latent par le biais d’une transformation corporelle va devenir l’un des lieux communs les plus récurrents de la littérature que l’on appelle baroque. L’espace nous manque dans le cadre de ce propos préliminaire mais il conviendrait d’étudier scrupuleusement sa présence dans le théâtre caldéronien, dans les textes satiriques quévédiens – notamment les Sueños ou, de manière encore plus affirmée, dans La hora de todos – et nous pourrions mesurer l’importance d’une allégorisation du discours de la transformation corporelle, déjà présente chez Juan Pérez de Moya. Nous nous bornerons à mentionner l’un des exemples les plus saisissants de cette écriture métamorphique qu’est le grand récit allégorique de Baltasar Gracián, El Criticón (1651-1657). Ainsi, dans « Los encantos de Falsirena », le portrait de Falsirena en Circé des temps modernes entraîne toute une série de métamorphoses enchaînées qui montre la puissance visuelle du mal, de l’altération : —No os canséis ni recibáis enfado. Es verdad que ha vivido ahí algunos días una Circe en el zurcir y una sirena en el encantar, causa de tantas tempestades, tormentos y tormentas, porque a más de ser ruin, aseguran que es una famosa hechicera, una célebre encantadora, pues convierte los hombres en bestias; y no los transforma en asnos de oro, no, sino de su necedad y pobreza. Por esa corte andan a millares convertidos (después de divertidos) en todo género de brutos. Lo que yo sé decir es que, en pocos días que aquí ha estado, he visto entrar muchos hombres y no he visto salir uno tan sólo que lo fuese. Y por lo que esta sirena tiene de pescado, les pesca a todos el dinero, las joyas, los vestidos, la libertad y la honra; y para no ser descubierta, se muda cada día, no en la condición ni en las costumbres, sino de puestos: del un cabo en la villa salta al otro, con lo cual es imposible hallarla, de tan perdida. […] Muda tantos nombres, como puestos. En una parte es Cecilia, por lo cila, en otra Serena por lo sirena, Inés porque ya no es, Teresa por lo traviesa, Tomasa por lo que toma y Quiteria por lo que quita. Con estas artes los pierde a todos, y ella gana y ella reina56.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 20

24 Falsirena est donc, comme l’indique le programme onomastique contenu dans son nom, une Circé négative des temps modernes et elle occupe une place déterminante dans les villes que traversent les deux pèlerins à la fin de cette Première partie. Au sein d’une réécriture des « arts de naviguer » courtisans destinés aux jeunes nobles, et qui avaient proliféré au long du Cinquecento et du XVIe siècle castillan, la figure de Falsirena permet de concentrer un ensemble de figures et d’emblèmes répulsifs pour l’homme de raison : la dégradation de son corps, l’altération de ses capacités et de ses humanités, l’oubli de soi et de l’exigence d’être une persona, tentations auxquelles est soumis Andrenio de manière incessante avant qu’il n’ait atteint un degré d’éducation et de culture suffisant pour savoir déjouer les pièges mondains. Face à ces métamorphoses négatives, celles que réalise sa rivale Artemia sont positives, comme si la pensée de Gracián ne pouvait qu’être « januale » – selon le terme employé par Aurora Egido dans un ouvrage de référence sur l’œuvre de Baltasar Gracián57. Aussi peut-on lire de manière contrapuntique ce portrait d’Artemia : Érase una gran reina, muy celebrada por sus prodigiosos hechos, confinante con este primer rey, y por el consiguiente tan contraria suya que de ordinario traían guerra declarada y muy sangrienta. Llamábase aquélla, que no niega su nombre ni sus hechos, la sabia y discreta Artemia, muy nombrada en todos siglos por sus muchas y raras maravillas; si bien se hablaba de ella con grande variedad, porque aunque los entendidos sentían (y, entre ellos, el primero el tan valeroso como discreto duque del Infantado) de sus acciones como quien ellos son y ella merece, pero lo común era decir ser una valiente maga, una grande hechicera, aunque más admirable que espantosa. Muy diferente de la otra Circe, pues no convertía los hombres en bestias, sino al contrario, las fieras en hombres. No encantaba personas, antes las desencantaba.

25 Artemia emploie son talent d’une manière telle que la portée éthique et la manifestation esthétique se mêlent en une seule et unique forme artistique d’être-au- monde : De los brutos hacía hombres de razón; y había quien aseguraba haber visto entrar en su casa un estólido jumento, y dentro de cuatro días salir hecho persona. De un topo hacer un lince era fácil para ella; convertía los cuervos en cándidas palomas, que era ya más dificultoso, así como hacer parecer leones las mismas liebres, y águilas los tagarotes; de un búho hacía un jilguero. […] Daba vida a las estatuas y alma a las pinturas: hacía de todo género de figuras y figurillas, personas de substancia58.

26 L’on pourrait ainsi distinguer trois niveaux dans cette longue réécriture du mythe de Circé, hérité à la fois d’Homère et d’Ovide : après une présentation initiale d’Artemia comme une Circé bienfaisante, Gracián célèbre son pouvoir de reine des métamorphoses en évoquant à quel point celui-ci s’étend à l’ensemble des espèces vivantes et, enfin, son action « artistique » qui vise à conférer aux différents hommes la forme humaine la plus achevée. Nous nous trouvons ici devant un magnifique exemple d’utilisation allégorique des métamorphoses et, bien plus encore, face à l’un des moments de la constitution d’une philosophie de la métamorphose et de l’inversion. Il ne saurait être ici question de souligner à quel point la Circé de Gracián se différencie de celle évoquée par Pérez de Moya – vision qui se limite à définir ce personnage comme « aquella pasión natural que llaman amor deshonesto, que las más veces transforma a los más sabios y de mayor juicio en animales fierísimos y llenos de furor, y algunas veces los vuelve más insensibles que piedras, acerca de la honra y reputación que conservaban con tanta diligencia antes que se dejasen cegar desta fierísima pasión »59. La représentation d’Artemia implique également une transformation du protagoniste qui doit suivre les pas

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 21

d’Ulysse, que ce soit sur un terrain littéral ou figuré (autrement dit, allégorico-moral), et suivre par conséquent une trajectoire de métamorphose que Pietro Citati, dans un livre stimulant – La pensée chatoyante. Ulysse et l’Odyssée – a évoquée de la manière suivante : Ulysse est le seigneur des métamorphoses : il se masque et se transforme comme les dieux, comme Protée surtout, son équivalent dans les eaux originelles, lequel devient, en quelques instants, lion et serpent, panthère, sanglier, arbre et eau. Tantôt Ulysse se déguise en serviteur pour découvrir les secrets de Troie, tantôt il se fait mendiant, ou œuvre d’art entre les mains d’Athéna ; ou bien encore héros épique, ou interprète des rêves. […] Ainsi, à force de transformations et de secrets, à force de se tourner de tous côtés pour révéler tantôt un visage, tantôt le visage opposé, la nature d’Ulysse devient la plus vaste que nous ayons connue. On ne peut la circonscrire, parce qu’elle est toujours ailleurs. Alors qu’Achille se concentre sur lui-même, Ulysse se dilate à l’infini60.

27 Dans les trois types de discours littéraires que nous venons d’évoquer très brièvement – la lyrique amoureuse, la poésie de l’union mystique et la fable allégorico-morale –, l’on retrouve donc à des titres divers, une poétique de la métamorphose fondée sur la réappropriation de sa chronologie et de son déploiement, sans que nous ayons pu encore avancer d’hypothèses précises en ce qui concerne les différents états métamorphiques et le sens moral que le lecteur est invité à leur donner. C’est à cette interrogation que nous allons consacrer nos dernières remarques.

De quelques états métamorphiques : la fascination pour la forme, entre dégénérescence et remédiation morale

28 Depuis les années 1530, le renouvellement de la prose castillane, sous l’influence de la littérature italienne, privilégie différents états métamorphiques de l’homme qui relèvent de la dégradation et de l’altération corporelle. Qu’il s’agisse du Crotalón de Cristóbal de Villalón ou des premiers romans picaresques – le Lazarillo et bien davantage encore sa Seconde partie de 1555 qui met en scène la métamorphose de Lazare en thon –, les changements d’enveloppe corporelle s’imposent comme un recours narratif fréquent qui semble permettre de révéler un sens caché de la nature humaine. Le Guzmán de Alfarache constitue l’un des textes les plus marquants de ce courant négatif de représentation du corps.

29 Il s’agit, comme on le sait, d’un texte profondément marqué par l’imaginaire humaniste : en ce sens, le parcours du protagoniste est présenté et décrit comme une dégradation formelle, qui ne verse cependant pas dans la représentation allégorique comme le font, peu après, les œuvres de Quevedo ou de Gracián. L’épaisseur même du corps – organes, sens, fluides – est entrevue par Alemán d’un point de vue médical et symptomatique61. L’importance de ces phénomènes d’altération nous place face à une série d’anecdotes ou d’aventures qui pourraient paraître purement et strictement passagères, sans conséquence durable sur le corps : en réalité, la métamorphose corporelle apparaît, dans son sens le plus médical, comme l’un des symptômes du mal. On se souvient, à cet égard, des deux premières bourles que subit Guzmán lors de ses rencontres successives avec deux aubergistes peu scrupuleux : en guise de repas, la vieille aubergiste – première hôte du protagoniste – lui offre « un emplasto de huevos »62

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 22

qui est à l’origine de l’écœurement du personnage ; après avoir repris la route, il est en proie à un malaise physique évoqué non sans humour : « Así proseguí mi camino, y no con poco cuidado de saber qué pudiera ser aquel tañerme castañetas los huevos en la boca »63. La nourriture dévorée reprend donc une vie, ressuscite et acquiert une existence fantomatique et plaintive : « Y aun el día de hoy me parece que siento los pobrecitos pollos piándome acá dentro »64. L’expérience de la première auberge nous confronte en outre à un rapport bouleversé des frontières qui séparent communément la vie et la mort, le couvé et le non couvé, l’œuf – état embryonnaire – et l’animal déjà individué ; un tel dérèglement des repères vitaux essentiels s’accompagne, comme l’a montré Pedro Córdoba, de la négation d’un des interdits les plus fondamentaux de notre civilisation, la consommation d’êtres hybrides65. Outre la violation de ce tabou, cette anecdote constitue la première formulation explicite d’une altération qui est un préalable indispensable à la découverte d’une vérité : Fui dando y tomando en esta imaginación, que, cuanto más la seguía, más géneros de desventuras me representaba y el estómago se me alteraba [...]. Entre unas y otras imaginaciones encontré con la verdad y, teniendo andada otra legua, con sólo aquel pensamiento, fue imposible resistirme66.

30 Cette prise de conscience à partir d’une douleur physique débouche sur le dénouement de la crise, qui se traduit par ce que l’on pourrait appeler une féminisation du personnage, métamorphose éphémère aussi soudaine qu’inattendue : « Porque, como a mujer preñada, me iban y venían eruptaciones del estómago a la boca, hasta que de todo punto no me quedó cosa en el cuerpo »67. Comme le remarquait Francisco Márquez Villanueva dans un travail pionnier sur le savoir médical alémanien : Dicha capacitación profesional de Mateo Alemán no debe de sorprender a nadie ni ofrece en sí dificultad alguna. Hijo de un conocido galeno de la cárcel real de Sevilla, había realizado estudios de medicina primero en su ciudad natal y después en Alcalá, donde al final de éstos le negaron el grado por su pública mácula de linaje judío. Añadió así la medicina a la cadena de frustraciones que marcó toda su vida, en la cual trató igualmente de abrirse camino como burócrata, comerciante, juez y, por último, poeta. Su obra entera es la de un médico que no puede menos de desarrollar una visión nosológica de la humanidad, cuyos vicios y defectos continuamente denuncia en términos de accidentes patológicos (llagas, cánceres, vómitos, etc.), conforme a una constante estilística en que la crítica aun no ha reparado68.

31 Ces différents traits qui apparaissent lors de la première déconvenue de Guzmán resurgissent avec plus d’intensité lors de son séjour chez le second aubergiste. Guzmán se présente à nouveau dans un véritable état d’exténuation : Yo llegué tal de molido, que, dando con mi cuerpo en el suelo, no me pude rodear por muy gran rato. Llegué los muslos resfriados, las plantas de los pies hinchadas de llevarlos colgando y sin estribos, las asentaderas batanadas, las ingles dolorosas, que parecía meterme un puñal por ellas, todo el cuerpo descoyuntado y, sobre todo, hambriento69.

32 Il n’est pas nécessaire de citer la seconde bourle qui, avec la tromperie du mulet, achèvera la transformation de Guzmán et sa métamorphose en âne, « asnificación negativa » selon Marie-Blanche Requejo Carrió et Michèle Guillemont70. On pressent bien que de telles métamorphoses peuvent être investies d’un sens moral et allégorique qui va se confirmer et prendre une vaste ampleur dans les lettres espagnoles, notamment à travers les Sueños et La hora de todos de Quevedo (que l’on se souvienne des figuras si présentes dans ses écrits), ainsi que l’œuvre de Gracián que nous avons déjà évoquée. Toutefois, la vision alémanienne ne peut-elle être que négative, ne peut-elle présenter qu’une vision dégradée du corps ? L’on se souvient qu’Alemán a même recours à une figuration de la monstruosité à plusieurs reprises dans son œuvre et tend

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 23

à faire de celle-ci une catégorie mobilisable pour asseoir le discours didactico-moral de l’œuvre71. Il s’agit en somme, pour reprendre la formule du Rousseau, de donner à voir le remède dans le mal72.

33 L’on peut toutefois rencontrer des états métamorphiques qui ne soient pas seulement dégradants mais qui puissent signifier une progressive réformation et domination du corps. De tels exemples se trouvent davantage dans la littérature spirituelle ou mystique et nous souhaiterions ne citer brièvement qu’un seul exemple, celui d’Ignacio de Loyola. Dans son autobiographie rédigée par Cándido de Damases, l’on relate la jeunesse tumultueuse du futur saint et son goût pour le métier des armes qui lui vaut une blessure très grave lors d’un combat contre les Français à Pampelune. Cette modification de son équilibre corporel donne lieu à un véritable exercice de transformation du corps qui passe par la maîtrise de la douleur et le bouleversement de la forme de certaines parties du corps : 4. Y viniendo ya los huesos a soldarse unos con otros, le quedó abajo de la rodilla un hueso encabalgado sobre otro, por lo cual la pierna quedaba más corta; y quedaba allí el hueso tan levantado, que era cosa fea; lo cual él no pudiendo sufrir, porque determinaba seguir el mundo, y juzgaba que aquello lo afearía, se informó de los cirujanos si se podía aquello cortar; y ellos dijeron que bien se podía cortar; mas que los dolores serían mayores que todos los que había pasado, por estar aquello ya sano, y ser menester espacio para cortarlo; y todavía él se determinó martirizarse por su propio gusto, aunque su hermano más viejo se espantaba y decía que tal dolor él no se atrevería a sofrir; lo cual el herido sufrió con la sólita paciencia. 5. Y cortada la carne y el hueso que allí sobraba, se atendió a usar de remedios para que la pierna no quedase tan corta, dándole muchas unturas, y estendiéndola con instrumentos continuamente, que muchos días le martirizaban. Mas nuestro Señor le fue dando salud; y se fue hallando tan bueno, que en todo lo demás estaba sano, sino que no podía tenerse bien sobre la pierna, y así le era forzado estar en el lecho73.

34 Le retour à l’état de santé s’est donc fait par une progressive métamorphose du corps et un dépassement de la souffrance ; un tel processus est naturellement riche de significations spirituelles et participe d’une très vaste tradition de domination du corps née avec les souffrances du Christ puis les nombreux renoncements et mortifications des premiers Pères du Désert.

35 Si l’ensemble des exemples que nous avons pu donner montre à l’évidence la richesse de cette thématique de la métamorphose des corps, on aura également pu considérer la diversité des interprétations morales qui peut en être livrée. Le phénomène d’allégorisation des corps et, de manière plus générale, des œuvres que suppose la littérature baroque nous conduit paradoxalement à une saturation du sens moral (qui devient le centre de l’ensemble des constructions fictives) et à une prolifération de figuras. Les Sueños de Quevedo ou le Criticón de Baltasar Gracián en sont des preuves assez éclatantes. De ce même fait, ne pourrait-on pas considérer qu’au-delà du sens moral que celles-ci portent et incarnent, se manifeste un goût marqué pour la prolifération formelle ? Quevedo ou Gracián ne sont-ils pas prisonniers des métamorphoses qu’ils créent, fascinés par l’objet inventé ? La succession d’un discours sur la grandeur et la misère de l’homme semble brouiller le message éthique initial et permettre une pluralité d’interprétations de la progression formelle qui constitue, à n’en pas douter, le jeu même de la littérature.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 24

NOTES

1. Augustin Redondo, « Introduction », Le corps comme métaphore dans l’Espagne des XVIe et XVIIe siècles, études réunies et présentées par Augustin Redondo, Travaux du CRES [7], Paris, Publications de la Sorbonne Nouvelle, 1992, p. 5. 2. Georges Vigarello, « Introduction », dans Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (sous la dir. de), Histoire du corps. 1. De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 2005, p. 14. 3. En effet, comme le rappellent Roy Porter et Georges Vigarello, « L’équilibre humoral expliquait également le spectre des dispositions et des tempéraments : la complexion rougeaude de la personne généreusement dotée de sang, son entrain, son énergie, sa robustesse » (Ibid., p. 338). Avant d’ajouter : « La pensée humorale avait à sa disposition plusieurs explications du passage de la santé à la maladie. Tout allait bien lorsque les fluides vitaux coexistaient pacifiquement en bon équilibre de puissance : chacun était alors à sa mesure, adéquat aux fonctions corporelles permanentes, comme la digestion, la nutrition, la vitalité et l’évacuation des déchets. La maladie survenait lorsque l’une de ces humeurs s’accumulait (devenait “pléthorique”), ou s’asséchait » (Ibid., p. 338-339). 4. Andreas Vesalius, De humani corporis fabrica, Paris / Turin, Les Belles Lettres / Nino Aragno Editore, 2001. Cette très belle édition reproduit le fac-similé de la princeps de 1543. 5. Juan Valverde de Hamusco, Historia de la composición del cuerpo humano, Roma, Antonio Salamanca y Antonio Lafreri, 1556. Nous avons pu travailler à partir du fac-similé suivant : Valladolid, Maxtor, 2005. 6. Rafael Mandressi, Le regard de l’anatomiste. Dissection et invention du corps en occident, Paris, Seuil, coll. « L’Univers Historique », 2003. 7. Pedacio Anazarbeo Dioscórides, Acerca de la medicina material y de los venenos mortíferos, traducción de Andrés Laguna, edición facsímil de la de 1555 (Amberes : Juan Latio), Madrid, Instituto de España, 1968-1969, 2 vols. 8. Miguel Servet, Obras completas. III. Escritos científicos, ed. de Ángel Alcalá, Zaragoza, Prensas de la Universidad de Zaragoza, Larumbe, coll. « Clásicos aragoneses », 2005. 9. Jean Starobinski, « Brève histoire de la conscience du corps », Revue française de psychanalyse, 1981, n° 45/2, p. 262. 10. Ibid., p. 262-263. Cf. René Descartes, Les passions de l’âme, Paris, Jean Vrin, 1991. 11. Huarte de San Juan, Examen de ingenios [1575], ed. de Guillermo Serés, Madrid, Cátedra, coll. « Letras Hispánicas » [311], 1989. 12. Oliva Sabuco de Nantes, Nueva filosofía de la naturaleza humana, Madrid, Editorial Nacional, 1981. 13. Oliva Sabuco de Nantes Barrera, New Philosophy of Human Nature Neither Known to nor Attained by the Great Ancient Philosophers, Which Will Improve Human Life and Health, translated and edited by Mary Ellen Waithe, Maria Colomer Vintró and C. Angel Zorita, Chicago, University of Illinois Press, 2007. 14. François Rigolot, Les métamorphoses de Montaigne, Paris, PUF, coll. « Écritures », 1988. 15. Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essai », 1993. 16. François Rigolot, op. cit., p. 218. 17. Jean Starobinski, « Le moment du corps », Montaigne en mouvement, op. cit., p. 266-350. 18. Yves Hersant, « “Toutes choses se transforment” : Giordano Bruno et la métamorphose », dans Jackie Pigeaud (sous la dir. de), Métamorphose(s). XIIIe entretien de la Garenne Lémot, Rennes, PUR, 2010, p. 166. 19. Ibid., p. 170.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 25

20. Ibid., p. 172. 21. Ambroise Paré, Monstres et prodiges, éd. de Jean Céard, Genève, Droz, coll. « Bibliothèque d’Humanisme et de Renaissance », 1971. 22. Jean Céard, La nature et les prodiges, Genève, Droz, coll. « Titre Courant », 1996. 23. Pierre Ancet, Phénoménologie des corps monstrueux, Paris, PUF, 2007. On se reportera également au numéro très stimulant de la revue Imaginaire et inconscient consacré aux Représentations du monstrueux, 2004, no 13. 24. Sur l’importance de la représentation monstrueuse dans l’histoire des arts occidentaux, l’ouvrage de Gilbert Lascault, Le monstre dans l’art occidental, Paris, Klincksieck, 2004, demeure une référence incontournable par l’ampleur et la précision du panorama qu’il dresse. La question de la perspective a été traitée par Jurgis Baltrusaitis dans les deux premiers volumes de ses Perspectives dépravées : I. Aberrations, Paris, Flammarion, coll. « Champs-Flammarion », 1995 et II. Anamorphoses, Paris, Flammarion, coll. « Champs-Flammarion », 1996. 25. Elena del Río Parra, Una era de monstruos. Representaciones de lo deforme en el Siglo de Oro español, Madrid / Frankfurt an Main, Vervuert / Iberoamericana / Universidad de Navarra, 2003. Voir également l’étude de María José Vega, Los libros de prodigios en el Renacimiento, Bellaterra, Universidad de Barcelona, Publicaciones del Seminario de literatura medieval e hispanística, 2002. 26. Sur l’esthétique baroque, il convient de rappeler le caractère fondamental de l’étude de Jean Rousset, La littérature de l’âge baroque en France, Paris, José Corti, 1995 [1re éd. 1953]. 27. Pierre Boaistuau, Histoires prodigieuses, édition préfacée par Yves Florenne, Paris, Le Club français du livre, 1961, p. 308-310. Une traduction espagnole de ce texte, due à Andrea Pescioni, a circulé dès la fin du seizième siècle et a connu plusieurs rééditions. 28. Nous renvoyons le lecteur qui serait intéressé par ce « cas » à un texte où nous avions pu développer plus précisément la trame textuelle et analogique liée au monstre de Ravenne : cf. Philippe Rabaté, « Du portrait du père à l’évocation du monstre de Ravenne : la description chez Mateo Alemán (Guzmán de Alfarache, Première partie, I, 1) », dans Maria Aranda (sous la dir. de), Description et fiction de Jean de la Croix à Vargas Llosa, Rennes, PUR, 2008, p. 117-141. 29. Michel Jeanneret, Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne, Paris, Macula, 1997. Nous savons gré à Fernando Copello de nous avoir fait découvrir cet ouvrage et d’en avoir livré une analyse passionnante lors de l’une des séances de travail de CRISOL 16/17. 30. Jean Seznec, « La métamorphose des dieux », La survivance des dieux antiques, Paris, Flammarion, coll. « Champs-Flammarion », 1993, p. 177-215. 31. Ibid., p. 177. 32. Apuleyo, El asno de oro, traducción del Licenciado Diego López de Cortegana, Sevilla, Jacopo Cromberger, 1513. 33. Michèle Guillemont, Marie-Blanche Requejo Carrió, « De asnos y rebuznos. Ambigüedad y modernidad de un diálogo », Criticón, 101, 2007, p. 57-87. Sur Cortegana, voir plus précisément les pages 60-61. 34. Apuleyo, Las metamorphosis o el Asno de Oro. Apuleyo de Madauros, ed. de Juan Martos, Madrid, CSIC, 2003, 2 vols. 35. Catherine Croizy-Naquet, « L’Ovide moralisé ou Ovide revisité : de métamorphose en anamorphose », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 9, 2002, mis en ligne le 05 janvier 2007. URL : http://crm.revues.org//index49.html. 36. Rudolph Schevill, Ovid and the Renaissance in Spain, Berkeley, University of California Press, 1913. 37. Aurora Egido, « La fábrica de un auto : Los encantos de la culpa », dans El gran teatro de Calderón : personajes, temas y escenografía, Kassel, Reichenberger, 1995, p. 87-98.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 26

38. Las transformaciones de Ovidio, traducción del Licenciado Diego Sánchez de Viana, Valladolid, Diego Fernández de Córdoba, 1589. La version numérisée de ce texte est disponible sur le site de l’université de Toulouse-II. 39. L’on citera, à cet égard, la tentative récente de Gregorio Cabello Porras et de Francisco Javier Campos Daroca (coord.), Poética de la metamorfosis : tradición clásica, Siglo de Oro y modernidad, Málaga, Universidad de Málaga, coll. « Thema », 2002. 40. Ovide, Métamorphoses, Introduction, traduction et notes de Joseph Chamonard, Flammarion, coll. « GF-Flammarion », 1966, livre premier, p. 41. 41. Gilles Tronchet, La métamorphose à l’œuvre. Recherches sur la poétique d’Ovide dans les « Métamorphoses », Louvain, Peeters, 1998. 42. Ibid., p. 198. 43. Ibid., p. 199. 44. Michel Le Guern, « La métamorphose poétique : essai de définition », dans Guy Demerson (sous la dir. de), Poétiques de la métamorphose, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint- Étienne, 1981, p. 27. 45. Ibid., p. 28. 46. Id. 47. Jackie Pigeaud, « Ouverture », Métamorphose(s), op. cit., p. 13. 48. Gregorio Cabello Porras, Francisco Javier Campos Daroca, « Introducción », Poética de la metamorfosis: tradición clásica, Siglo de Oro y modernidad, op. cit., p. 7. 49. Garcilaso de la Vega, « Soneto XIII », Poesías castellanas completas, ed. de Elias L. Rivers, Madrid, Castalia, Clásicos Castalia, 1996, p. 5. 50. Ovide, Les métamorphoses, I, v. 472-578, trad. citée, p. 57. 51. Garcilaso de la Vega, « Égloga tercera », Poesía castellana completa, op. cit., v. 145-168, p. 215-216 : Dinámene no menos artificio mostraba en la labor que había tejido, pintando a Apolo en el robusto oficio de la silvestre cabeza embebecido. Mudar presto le hace el ejercicio la vengativa mano de Cupido, que hizo a Apolo consumirse en lloro después que le enclavó con punta d’oro. Dafne, con el cabello suelto al viento, sin perdonar al blanco pie corría por áspero camino tan sin tiento que Apolo en la pintura parecía que, porqu’ella templase el movimiento, con menos ligereza la seguía; él va siguiendo, y ella huye como quien siente al pecho el odioso plomo. Mas a la fin los brazos le crecían y en sendos ramos vueltos se mostraban; y los cabellos, que vencer solían al oro fino, en hojas se tornaban; en torcidas raíces s’estendían los blancos pies y en tierra se hincaban; llora el amante y busca el ser primero, besando y abrazando aquel madero.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 27

52. Juan Pérez de Moya, Philosophía secreta de la gentilidad, ed. de Carlos Clavería, Madrid, Cátedra, coll. « Letras Hispánicas », 1995, p. 268. Sur la constitution du discours amoureux profane et sacré et ses soubassements médicaux, on se reportera également à l’ouvrage classique de Guillermo Serés, La transformación de los amantes, Barcelona, Crítica, 1996. 53. Ibid., p. 269. 54. Juan de la Cruz, Obras completas, ed. de Lucinio Ruano de la Iglesia, Madrid, BAC, 2005, p. 107. Voici l’intégralité du texte (Ibid., p. 106-107) : 1. En una noche oscura, con ansias en amores inflamada, ¡oh dichosa ventura!, salí sin ser notada, estando ya mi casa sosegada; 2. a oscuras y segura, por la secreta escala, disfrazada, ¡oh dichosa ventura! a oscuras y encelada, estando ya mi casa sosegada; 3. en la noche dichosa, en secreto, que nadie me veía ni yo miraba cosa, sin otra luz y guía sino la que en el corazón ardía. 4. Aquesta me guiaba más cierto que la luz del mediodía, adonde me esperaba quien yo bien me sabía, en parte donde nadie parecía […] 6. En mi pecho florido, que entero para él sólo se guardaba, allí quedó dormido, y yo le regalaba, y el ventalle de cedros aire daba. 7. El aire del almena, cuando yo sus cabellos esparcía, con su mano serena en mi cuello hería, y todos mis sentidos suspendía. 8. Quedéme y olvidéme, el rostro recliné sobre el Amado, cesó todo y dejéme, dejando mi cuidado entre las azucenas olvidado. 55. Fray Luis de León, El Cantar de los cantares de Salomón, ed. de José María Becerra Hiraldo, Madrid, Cátedra, coll. « Letras Hispánicas », 2003. 56. Baltasar Gracián, « Los encantos de Falsirena », El Criticón, ed. de Santos Alonso, Madrid, Cátedra, coll. « Letras Hispánicas », 1980, I, 12, p. 254-255. 57. Aurora Egido, Las caras de la prudencia y Baltasar Gracián, Madrid, Castalia, coll. « Nueva Biblioteca de Erudición y Crítica », 2000. 58. Baltasar Gracián, « Las maravillas de Artemia », El Criticón, op. cit., I, 8, p. 171-172.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 28

59. Juan Pérez de Moya, Philosophía secreta de la gentilidad, op. cit., p. 547. 60. Pietro Citati, La mente colorata. Ulisse e l’Odissea, trad. française La pensée chatoyante. Ulysse et l’Odyssée par Brigitte Pérol, Paris, L’Arpenteur, 2004, p. 109-110. Sur la figure de Circé, on se reportera à l’article de Nadine Ly, « CIRCÉ(S) : De quelques figures féminines de Lope de Vega », La femme dans la littérature et l’iconographie du Siècle d’Or : Vénus, Eve, Marie… ?, textes réunis par Nathalie Dartai-Maranzana et Emmanuel Marigno, Crisoladas, 2, 2007, p. 14-41. 61. Pour une étude précise et stimulante des états du corps guzmanien et de l’importance du modèle médical, on se réfèrera à l’étude fondamentale de Francisco Ramírez Santacruz, El diagnóstico de la humanidad por Mateo Alemán: el discurso médico del «Guzmán de Alfarache», con un prólogo de Francisco Márquez Villanueva, Potomac, Scripta Humanistica [156], 2005. 62. Mateo Alemán, Guzmán de Alfarache, ed. de José María Micó, Madrid, Cátedra, coll. « Letras hispánicas », 1987, I, p. 168. Nous citerons dorénavant toujours à partir de cette édition. 63. Ibid., I, p. 172-173. 64. Ibid., I, p. 173. 65. Pedro Córdoba, « À table avec Guzmán. Ethnologie du roman picaresque », Hommage à Robert Jammes, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, Anejos de Criticón [1], 1994, vol. I, p. 249-262. Il précise en effet à propos des œufs couvés et du mulet : « [...] si ces plats sont donc pour nous objet d’un tabou alimentaire, c’est bien évidemment, comme toujours lorsqu’il s’agit d’un tabou, pour des raisons culturelles et uniquement pour cela. Nous ne mangeons pas d’œufs couvés ni de mulet pour le même motif que Juifs et Musulmans refusent de manger du cochon. Exactement pour le même motif : parce qu’il s’agit d’hybrides » (la citation, p. 253-254). 66. Mateo Alemán, Guzmán de Alfarache, éd. citée, I, p. 173. 67. Id. 68. Francisco Márquez Villanueva, « El canto del cisne de Mateo Alemán: los Sucesos de fray García Guerra (1613) », Inquisición y conversos. III Curso de cultura hispano-judía y sefardí, Madrid, Asociación de Amigos del Museo Sefardí / Caja de Castilla-la-Mancha, 1994, p. 246. 69. M. Alemán, Guzmán de Alfarache, éd. citée, I, p. 189. 70. Marie-Blanche Requejo Carrió, Michèle Guillemont, « De asnos y rebuznos », art. cité, p. 61-65. 71. Sur la monstruosité, voir les travaux éclairants et novateurs de Gaëlle le Gall : « Science divinatoire et observation médicale : regards croisés sur la monstruosité dans Guzmán de Alfarache de Mateo Alemán », Actes du colloque interdisciplinaire du CELEC Figures du monstre : regards croisés dans les cultures occidentales (18-19 décembre 2008) publiés en ligne : http:// cahiersducelec.univ-st-etienne.fr/ no 1, décembre 2010. L’on attend par ailleurs beaucoup de la thèse que Gaëlle le Gall prépare sous la direction du Professeur Philippe Meunier, Une poétique du corps dans les récits picaresques espagnols (1599-1610). 72. Jean Starobinski, Le remède dans le mal, Paris, Gallimard, coll. « Les Essais », 1989. 73. Ignacio de Loyola, « Autobiografía por Cándido de Damases », Obras, Madrid, BAC, 1997, p. 102.

RÉSUMÉS

La présente étude procède à un état des lieux de la recherche sur la thématique des métamorphoses, en la mettant en relation avec l’idée de représentation et de monstre. Elle

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 29

s’attache à étudier le lien qui se noue entre évocation de la métamorphose et poétique avant d’offrir quelques exemples littéraires de transformations qui constituent des variations sur le corps et ses états.

This study sums up first the results of current research on metamorphose, in relation to the ideas of representation as well as of monsters, freaks of nature. It then analyses the strong link that inevitably develops between the evocation of metamorphosis and poetics, and finally brings out literary examples of transformations as variations on the body and its states.

El presente estudio ofrece un estado de la cuestión sobre la investigación en torno a la temática de las metamorfosis, poniéndola en relación con la idea de representación y de monstruo. Procura estudiar el vínculo que se esboza entre evocación de la metamorfosis y poética de la obra antes de brindarle al lector unos ejemplos literarios de transformaciones que ofrecen variaciones sobre el cuerpo y sus distintos estados.

INDEX

Mots-clés : métamorphoses, monstruosités, poétique, corps Keywords : metamorphosis, monstrosity, poetics, body Palabras claves : metamorfosis, monstruosidad, poética, cuerpo

AUTEUR

PHILIPPE RABATÉ

Université Paris-Ouest Nanterre La Défensees

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 30

La Métamorphose des corps : représentations dans les lettres et les arts de l'Espagne classique

Métamorphoses poétiques et visuelles

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 31

Cuerpos desregulados y angustia lírica en torno a ciertos mitos de metamorfosis en el cancionero garcilasiano

Juan Diego Vila

Para Fernando Copello, por su generosa amistad

1 A bordar el motivo de la metamorfosis en el corpus lírico garcilasiano dista de ser cuestión zanjada por las lecturas al uso puesto que los relatos de transformaciones no son simple sinécdoque del universo mítico legado por la cultura grecolatina; y tampoco es posible soslayar que las operaciones críticas en torno a lo mítico en tales o cuales ingenios o, incluso, períodos estéticos, no suelen aportar, con igual grado, lecturas o interpretaciones que focalicen la singularidad y especificidad de los textos en que tales reelaboraciones o reescrituras cultas se constatan.

2 En efecto, los análisis de las míticas metamorfosis que pueblan tantas obras parecen estar condicionados por protocolos de análisis e interpretación, en lo que al mito respecta, que condicionan, de antemano, la entidad del motivo bajo análisis.

3 Y no es temerario sostener que el tratamiento tributado al toledano no es excepción del conjunto por cuanto prima cierta inercia crítica que reconduce las interpretaciones de especialistas al sereno universo de la tautología. Desde allí todo principio de indeterminación propio del tipo discursivo « mito » resultará anulado y se obrará el prodigio impensado: la fragua de un significante castrado en su significancia. Ya que si todo mito es habla monstruosa que diría, cual alegoría furiosa, siempre más de lo que parece afirmar, necesario se vuelve que su frecuentación e intelección comunitaria se opere desde el aplanamiento y reducción de todo excedente sémico.

4 Proceso exegético que subvierte de plano la entidad de los constituyentes distinguidos por Marcel Detienne al definir al mito como el lugar semántico de un cruce e hibridación de dos discursos, de los cuales el primero refiere una anécdota mientras que el segundo se constituye desde la voluntad de hablar y decir, volviendo sobre sí mismo, una interpretación1. De lo cual podemos colegir que la faz mítica usualmente declarada por ediciones críticas y estudios de especialistas termina revelándose como

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 32

un universo mudo y domesticado de dioses, figuras intermediarias y humanos que interactuaron entre sí.

5 Pues, según parece, las condiciones de inteligibilidad de lo mítico dependen de un régimen escópico muy particular, según el cual el requisito básico de acceso a ese confín otro en que el discurso del autor se funde con hablas inmemoriales es el ejercicio de una lectura fragmentada, ya que lo extraño resulta amigable en tanto y en cuanto se garantiza el silenciamiento, en sabio fuera de foco, de todo aquello que incomoda o perturba la ejemplar majestad deseada.

6 Esta dinámica de silencios y voces, de luces y sombras exegéticas en materia mítica en Garcilaso puede testimoniarse desde variados ángulos, muchos de los cuales resultan tributarios de los abordajes que formularon los primeros anotadores2 y ello explica por qué para un amplio sector de la crítica contemporánea el trabajo con los mitos puede considerarse realizado desde la parquedad y sobriedad comunicativa propia de las notas en las ediciones críticas, trazo en el cual la identificación, la filiación textual y el trazado de equivalencias clarificadoras debería considerarse como apto e idóneo para sustituir la reflexión conceptual sobre los contenidos comunicados por la fábula.

7 Lo cual bien se comprende porque desde el Brocense y Fernando de Herrera se aborda la declaración de los mitos desde una práctica totalmente paradójica: se explicita la urgencia de su identificación y, a renglón seguido, se manifiesta la conveniencia de todo silencio a su respecto: B.14: En el soneto XII toca la fábula de Ícaro y de Faetón, que por ser vulgares no las cuento3. H.267: Anaxárete. Por ser muy vulgar esta fábula, y tratalla largamente Ovidio en el 14, y don Diego de Mendoza en coplas españolas, dejo de referilla; sólo apuntaré los lugares que tocaren Ovidio y don Diego de su transformación para que se pueda hacer conferencia con GL4.

8 A diferencia de otro tipo de lugares iluminados, los mitos oficiarían de signo revelador de la comunidad de cultura que debería existir entre autor, anotador y público5. Y este es el motivo por el que no puede soslayarse el imperativo de economía simbólica que regula estos reencuentros comunicativos dado que cuando cada anotador advierte que alguna figura legendaria puede ser ignorada no vacila en incorporar un argumento a su respecto. Ahora bien, la dimensión argumental de los mitos debe ser considerada desde dos ángulos de análisis bien diversos.

9 En primer lugar aquel que pauta cómo el argumento funciona, usualmente, como sinécdoque de un todo: B.56: Hágate temerosa el caso de Anaxárte y cobarde. Esta fábula cuenta largamente Ovidio, libr. 14. En suma es que Yphis andaba muy enamorado de Anaxárte y no pudiéndola enternecer a sus plegarias, amanecióle un día ahorcado a la puerta. Y ella como le vio, quedóse helada y fue vuelta en mármol6.

10 El Brocense cree satisfacer la declaración del mito obrando una síntesis argumental pero esta revelación anecdótica supone, a su vez, el ocultamiento certero de lo que podría interpretarse a este respecto. Los lectores no tienen por qué inquietarse ante la mutación de una doncella en mármol por cuanto el argumento afianza el efecto de irrealidad consensuada y aceptada por todos7.

11 Pero también es central advertir que el trabajo crítico sobre los argumentos se ve determinado por imperativos contextuales que apuntan al uso y el consumo de estas fábulas. El Brocense declara, respecto de Yphis y Anaxárate (B.56), aquello que años

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 33

más tarde ruborizará a Herrera mencionar (H.267). Y si bien es cierto que la memoria de los mitos –en ese eje cronológico– podría apuntalar la ilusio de progreso cognoscitivo, no debe pasarse por alto, con todo, que nuestro erudito sevillano hace gala, en sus notas, de una floración argumental variada respecto de las narraciones más conocidas.

12 Los argumentos míticos se encuentran organizados en inestable eje polar que se tensa, a nivel formal, entre el silencio y la sobredeterminación de alternativas, y, a nivel emotivo, entre la vergüenza y la fruición vanidosa del acto de distinción perpetrado por la propia pluma. E importa señalar esta pasión que organiza la cartografía herreriana de la lírica de Garcilaso por cuanto es testimonio inequívoco de cómo, en el pasaje de la pura oralidad significante a la escritura memoriosa, el mito deviene opinable patrimonio de autor8. Y refuerza el supuesto de que lo declarado es, en todo momento y en toda su extensión, la emergencia demorada del segundo discurso distinguido por Detienne, el habla de la interpretación, esa relación aplazada y apenas intuida por el vulgo de una lógica otra que volvería significante la sinrazón significada por la fábula.

13 No se me escapa que el modelo de anotación herreriana abreva en una matriz compartida por los manuales mitográficos renacentistas cual sería la reducción de los sentidos posibles de los mitos a lecciones históricas, morales, espirituales o seudo científicas conforme lo analiza Jean Seznec en magistral estudio9. Pero que la cultura de determinadas comunidades se brinde a sí misma protocolos de lectura unívocos de la mitología no garantiza que sean esos sentidos los que regulan la voluntad significante de una mención mítica en algún poema. Antes bien cabe señalar que ese exceso discursivo opaca una verdadera ausencia, la de un discurso orgánico que interprete la razón de ser de esta hibridación mítica del texto indagado10.

14 Recordemos que este reparo sobre el valor exegético de los discursos de las anotaciones no es absoluto puesto que también se constatan pareceres más coherentes, subjetivos y organizados sobre el valor de estas fábulas, aunque es digna de mención una disposición quiasmática bien sugestiva. Las piezas que la crítica tipificó como « mitológicas » –basándose en un criterio eminentemente argumental o sustantivo pues la materia del texto es una anécdota mítica referida– son aquellas que resultan sometidas a la mayor torsión mitográfica, brindándosenos, en ocasiones, el sucedáneo de una interpretación faltante. Mientras que aquellas en que lo mítico se reduce a simples equivalencias o correlatos metafóricos del sujeto lírico, poseen, como sería el caso del Soneto XII, lecturas más próximas a lo que podría entenderse como discurso significante del mito evocado.

15 Todo lo cual nos permite remarcar que el discurso segundo sólo se vuelve evidente cuando hay un sujeto que refiere el tipo de interpelación que produce la dimensión evocativa del mito. Lo cual explica que esta hexis haya resultado desatendida por la posteridad tan preocupada por legar una ciencia objetiva de lo literario.

16 Este punto de partida es lo que explica por qué, en los estudios del último siglo sobre la obra de Garcilaso, la mitología clásica y sus consabidas metamorfosis resultan recuperadas si, sugestivamente, se legitima un desplazamiento epistémico bien notorio consistente en sostener que las menciones míticas son siempre prueba o testimonio de algo diverso y distinto de lo que podría conjeturarse como vertiente mítica de su poética.

17 Así pueden ser la cabal certificación de una educación esmerada propia de los cortesanos, ejemplo de su casi segura habituación con originales clásicos antes que con

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 34

traducciones romances de textos de la antigüedad grecolatina, y clave para entender la apropiación creativa del esplendor cultural italiano pletórico en formas y motivos neoclásicos. Pero nunca indicio inequívoco de que así como la mitología podía atraerlo e inspirarlo que esos mitos de transformaciones suponían una disquisición poética y concreción tópica de una problemática sustantiva de su lirismo: el cambio11.

18 No se trata aquí de invalidar con criterio positivista todo aquello de lo cual no hay documentación fidedigna ni de impugnar asertos que bien se podrían compartir sino de iluminar el preconcepto imperante respecto de lo mítico. Fenómeno que siempre podría probar otras lecturas, pero jamás suscitar la necesidad de una puesta en valor otra de su propia entidad en el interior del sistema. Y creo no andar errado si reputo que las limitaciones señaladas tuvieron su origen en la aporía categorial que supuso, para muchos, edificar a propósito de Garcilaso, el modelo de claridad, equilibrio y raciocinio estético renacentista integrando la irracionalidad del mito.

19 Por ello no asombra que muchas de las revalorizaciones de tales o cuales mitos en Garcilaso se hayan materializado en abordajes que no lo tenían como objeto de estudio central sino como estadio cuasi liminar del itinerario de un motivo mítico en las letras españolas12.

20 Y es por demás sintomático que en esta tensión crítica en torno a lo mítico en Garcilaso, el único estudio sistemático de valor sobre esta problemática pueda ser emplazado en el fiel que dividiría la preeminencia de intereses críticos opuestos. En efecto, el estudio de Guillou-Varga comparte con los abordajes de itinerario mítico una ampliación del campo usualmente restringido a un autor: su tesis no se focaliza exclusivamente en Garcilaso, sino en un eje al que se suma a Herrera y a Góngora13.

21 Pero, a mi humilde entender, ejemplifica a la perfección el aserto de que las respuestas textuales penden del tipo de interpelación que el crítico ha formulado. Pues allende el notorio trabajo que la autora se ha tomado en perspectiva bien exhaustiva, no puede ignorarse que muchas de sus conclusiones han sido formuladas en función de una criba de sentido evidente: la afiliación de las metáforas o presencias míticas a algunos de los órdenes imaginarios diagramados por Bachelard. Lo cual nos autoriza a sostener que si bien puede considerarse muy bien probada la afiliación de Garcilaso al universo simbólico del agua, y allí hay páginas bien iluminadoras14, no puede pasarse por alto que fueron el resultado de una focalización muy otra: la posibilidad de predicar cómo muchos de los trabajos con mitos en los tres líricos pendían de este estado de pertenencia imaginaria en la faz creativa del sujeto autorial a alguno de los órdenes señalados, ya el agua, ya el fuego, ya el aire.

22 El corpus lírico que recorto para mi indagación depende de la experiencia de lectura del Cancionero de Garcilaso15, y para ello me centro en tres sonetos: el XI, el XIII y el XXIX. La atención a ellos depende de una variable que los diferencia de todas las otras composiciones en que se pueden constatar menciones míticas, ya que se distinguen por emplazar la voz lírica ante la experiencia de reflexionar sobre el cambio –producido, posible o en proceso– a propósito de una interacción con figuras típicas del imaginario mítico-legendario. Tal es así que podría predicarse que lo que muchos han caracterizado como mitos explícitos son asedios a metamorfosis. Lo que nos permite sostener que la oposición explícito-implícito puede reformularse como textos con metamorfosis (míticas) y composiciones con simples menciones o alusiones sobre figuras míticas.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 35

23 Que el todo –lo mítico– resulte desenfocado en beneficio de la parte –las metamorfosis– emplaza al lector a reconsiderar las razones por las cuales la voz poética del Cancionero construye un horizonte en el que las figuras míticas pueden ser, a través de metáforas o declaraciones nominales expresas, puntos de referencia del horizonte habitual de la propia existencia mientras que las metamorfosis de ciertas figuras se erigen como el escándalo lírico que reclama la atención del ojo lector.

24 Leídas desde este ángulo cabe señalar que lo que introducen estas narraciones de metamorfosis es, primordialmente, todo cuanto puede predicarse como corolario lógico de la caída del sujeto de un mundo ideal emplazado fuera del tiempo. Pérdida que emplaza a la voz lírica ante la tortuosa experiencia de la diferenciación en tanto individuación sin garantía de homogeneidad con el entorno. Porque el cambio que liberan estas transformaciones referidas forja la distancia, la separación del individuo y la certeza de que el cambio ha de ser experimentado en crisis pues si, para Occidente, la condición de predicación de una identidad es la corroboración de una permanencia, lógico es que –como Gilson lo señalara– se perciba al cambio como un escándalo ontológico: aquello que, poniendo a prueba el ser de las cosas, la posibilidad de seguir predicando que ellas son, interpela, en el espectáculo de la mutación, al sujeto que observa y se cree exento y a resguardo de tal alteración. ¿Cómo ser y cómo existir en un mundo en el que el cambio existe si la condición básica para saberme existente es permanecer?

25 Un segundo detalle que distingue a estos sonetos de metamorfosis es que todos se ofrecen como minúsculas viñetas dramáticas en las que la focalización de ciertos protagonistas que interactúan o resultan auscultados de modo privilegiado por el poeta, no descarta la recuperación, en sugerente fuera de foco, de otros tantos actores del drama.

26 Pues si la ilusión binaria y polar pautada por el diálogo del poeta con las ninfas del Soneto XI se quiebra en los últimos versos con el simple recuerdo de que el malestar en el « aquí »16 (v. 13) elocutivo es producido por la ausencia de consuelo –con lo cual la enamorada resulta sugerida como no persona, como el nadie dispuesto a calmar la angustia del sujeto–, en el Soneto XIII es necesario destacar que la agonía de Dafne mutando en laurel ante Apolo existe porque hay un ojo lírico que proclama « vi » (v. 3).

27 Mientras que, en el Soneto XXIX, el caso de Leandro luchando denodadamente por llegar donde Hero se puede pensar como existente y efectivamente acaecido, porque la enunciación se arroga la posición omnisciente de haber estado presente durante el nado oyendo el tenor de las súplicas a las olas en posición que ha de entenderse como la cabal penetración de la interioridad. Pues si los sentimientos de Hero se nos refieren por sus dichos en los versos 12-14 del soneto, el narrador puede legarnos como sentían las olas precisando que « nunca fue su voz de ellas oída » (v. 11).

28 Los tres sonetos expresan una migración imperceptible de la voz poética pues si el XI se construye como experiencia personal que lo involucra en el suplicio de no ser comprendido a menos que « convertido en agua aquí llorando » (v. 13) se avenga a su propia disolución para encontrar una escucha que lo sosiegue en el allá acuoso donde moran las ninfas, el XIII y el XXIX lo encuentran como testigo de un drama erótico aunque con matices diversos.

29 En efecto, todo aquello que su visión le ofrece en el XIII parece estar en perfecta sintonía con la rémora de la propia corporeidad delatada en ese ejercicio impúdico de la

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 36

visión, pues ante un cuerpo que resiste su desaparición del texto, lógico se volvería que todo lo contemplado sean los accidentes externos de la mutación y el espectáculo desolado del padecimiento del enamorado.

30 En tanto que el Soneto XXIX nos ofrece el prodigio impensado de la lectura de la interioridad explicitando la deriva del ojo al oído. Pues la voz poética puede certificar el portento de olas humanizadas, con voluntad, raciocinio y emotividad suficiente como para oír súplicas y decidir en consecuencia, a cambio de desfigurarse, de un modo cabal, de toda la composición.

31 Y subsiste además un tercer punto en común insoslayable entre las tres composiciones: el hecho de que todas abordan el motivo de la transformación desde una dinámica intergenérica en la cual el amor –rechazado o correspondido– desencadena la alteración última de la identidad de alguno de los dos enamorados. Por obvio que este detalle nos resulte no se debe desatender que se está en presencia de un subtipo diverso de aquel que forja la lógica del cambio en tanto castigo de una desmesura humana.

32 Y ello cuenta porque permite reinscribir, sobre el motivo de la no correspondencia erótica –central en dos de las tres composiciones–, la dinámica de culpa y castigo que organiza, muy habitualmente, la alteración radical de un ser en otra cosa: doncellas que devienen aves, enamorados que mutan en astros, personajes que desde la faz vegetal, animal o mineral, obran el recuerdo del quiebre mágico de un linde aleatorio, impredecible e inestable, el que se yergue entre la vida y la muerte de todos.

33 A lo cual cabe agregar que como es potestad de los olímpicos el estar, por definición, apartados de la muerte, es en ellos en quien recae la posibilidad de obrar el recordatorio del caso significando la muerte en un nacimiento a nuevo orden. Puebla el acervo de la mitología un sinfín de situaciones en que la contraparte humana de las aventuras divinas resulta perpetuada por los dioses –en tensión irresuelta entre el amor y el odio inacabable– en algo inhumano.

34 Y es significativo destacar cómo esta mengua de la propia humanidad –devenidos seres sin vida racional o volitiva– refracta, como espejo sombrío, la radical diferencia de los hombres ante los dioses, el hecho de que éstos resulten presentados en las narraciones como aptos e idóneos para mutar en lo que se les ocurra, mientras que el hombre se encuentra constreñido a existir como humano.

35 Este descubrimiento de la limitación implica asumir que todo cambio no debe ser exclusivamente medido en función del después sino, precisamente, en virtud de un sabio contrapunto entre el antes y el más tarde. Y nos conmina a reflexionar si lo que escandaliza del cambio es el prodigio de la mutación en sí misma o, antes bien, la defección de la estabilidad, la imposible perpetuación, la fallida sustracción perfecta de un devenir que funda la individuación y el linde mágico y único de cada cual.

36 Que las mutaciones analizadas no respondan, unívocamente, al subtipo de la desmesura mítica le confiere al conjunto un plus significante bien diverso puesto que permite el modelado de dos tipos de sujetos líricos distintos. Ya que si las metamorfosis de crimen y castigo predican la entidad del nuevo ser en función del disciplinamiento impuesto por un tercero –habitualmente la divinidad que los constriñe y limita a una nueva e inferior condición respecto de lo humano–, aquellas que trasladan el drama de la conversión de los legendarios individuos al plano de la voluntad del mismo mutante nos permiten inferir la desconfianza lírica ante las aporías de la libertad.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 37

37 Quien abrasa la propia mutación despliega la soberanía resultante de un ejercicio de autonomía, pero es también quien se sabe en un mundo diverso de aquel donde prima el determinismo de un fatum que lo sustrae de la carga y disyuntiva interna de hacerse cargo de sí, en un universo en el cual lo deseado por cada uno se ve limitado de hecho, pero no de derecho, por lo que el otro, a su turno, quiere17. De donde se sigue que las metamorfosis por castigo recortan, con justicia distributiva, un universo propio del deber ser mientras que las de los mutantes voluntarios se abren a la angustia de lo posible. Ese insondable universo de libres voluntades en el que toda seguridad puede ser caso efímero y probable desilusión.

38 Y esto es central retenerlo, porque uno de los ejes de sentido que se puede construir a lo largo de los tres sonetos, como compases poéticos diversos de una misma isotopía, es el del drama de la libertad ante la certeza de que la propia voluntad no puede regir ni certificar al otro porque todo contacto con él puede desencadenar, casi inexorablemente, una transformación sobre cuyas consecuencias no hay certeza alguna.

39 Dado que la posibilidad de percibir al otro como alguien diverso y escindido de sí mismo labra las condiciones de posibilidad para el acceso a la autoconciencia de sujeto castrado, carente, por definición, de la imaginaria totalidad, y posibilita la ilusión –no certificada pero sí imaginada– de que esa merma originaria puede repararse desde la decisión interna de zanjar la distancia que media entre cada cual.

40 Que los tres sonetos señalados pinten esta tensión de identidades en suplicio, conforme cada cual se aproxime o se aleje, es algo que, difícilmente, se pueda soslayar. El Soneto XI es el que mejor describe la contraposición polar entre la autoconciencia de la propia defección del sujeto lírico y el idealizado registro del otro que, como totalidad autosuficiente, aparece delimitado –desde el apóstrofe de la composición « Hermosas ninfas » (v. 1)– como colectivo plural en el que la fusión imaginaria y prodigiosa se ha logrado.

41 Pues si éstas resultan percibidas « unas con otras » (v. 7), lo propio de quien se conduele de sí mismo es el aislamiento y la soledad amén de la certeza de que en ese su mundo vaciado de detalles no hay un otro que lo libere de esa marginación figurada por la sugerencia de que se habla desde la ribera deficitaria. « En el río metidas » (v. 1) las ninfas gozan de un mundo en el que la fusión perfecta con la propia naturaleza parece certificada por la descripción de un universo en el que las « columnas de vidrio » (v. 4) y el brillo de sus « moradas » (v. 2) corroboran la suposición de que nada obsta a la percepción de cómo ellas y el propio entorno se encuentran perfectamente fundidas pues la conjunción de luz y transparencia parece ser la clave de ese mundo añorado al que, como cifra distante, se habla desde el dolor.

42 Y aquí importa remarcar dos propiedades distintivas que se predican de las ninfas. En primer lugar su hermosura, valor que se entendía fundado, taxativamente, en la virtud de –según Covarrubias– la forma exacta: « Latine FORMOSUS, a forma; Dícese de todo aquello que en sí tiene tal compostura y agrado que deleita con su visión y lleva tras sí nuestro ánimo y voluntad »18.

43 Que las ninfas sean predicadas como « Hermosas » (v. 1) nos mueve a apuntar que cuenta tanto el señalamiento de un efecto causado y producido en la interioridad del sujeto lírico que canta como el detalle de que se reputa a estas deidades intermediarias como dotadas de cuerpo y forma. Esta determinación de las alocutarias líricas en

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 38

función del absoluto abstracto de la hermosura libera un juego sémico bien sugestivo. No sólo porque se logra predicar una belleza perfecta sin entrar en el detalle de los accidentes particulares sino también porque esa concreción absoluta habilita el discernimiento contextual de otros cuerpos, semejantes y diferentes, de aquellos que se cantan: muy probablemente el cuerpo de una enamorada tan semejante a las mismas ninfas y, con toda seguridad, la nefanda materialidad del cuerpo del enamorado que canta.

44 Por cuanto la efusividad lírica, figurada en ese llanto sin medida que amenaza la integridad del individuo, sugiere que la progresiva aniquilación corpórea con toda probabilidad genere una pasión opuesta a la hermosura. Ya que como cuerpo que espanta conjetura que al alzar « vuestras rubias cabezas a mirarme » (v. 10), el efecto necesario sea el desvío de la mirada.

45 Mas la hermosura no es el único patrimonio excluyente del otro, sino que también se señala la capacidad de existir en un tiempo fuera del tiempo en el que la identidad absoluta de unas con otras ninfas construye el imperio de la mismidad mientras que la margen del río desde donde se canta marca, desde la diferencia, la angustia del tiempo del dolor. Lo cual explica que la exhortación implorada (« dejad un rato la labor » v. 9) suponga la interrupción de una continuidad sin diferencias. Ya que para que la cronología del padecer quiebre las armónicas y luminosas aguas de las ninfas es menester que éstas se avengan a experimentar el tormento del tiempo fundado en el desamor.

46 De lo que se infiere que las condiciones expresadas en el último terceto tienen por cometido la certificación de la angustia por la imposible fusión. Pues si tal como está no podrá ser oído por la « lástima » (v. 12) que causa, la idealización que trasunta la propia metamorfosis en pura agua devela que el requisito advertido para obtener consuelo sólo puede ser dicho como especulación porque, de ser real, ya no habría cuerpo que sustente este canto. Torsión final del soneto que, en su aparente claridad, se metamorfosea para cantar, antes que el feliz diálogo consumado, la incomunicación ante el pánico que suscita la diferencia (« no podréis de lástima escucharme ») y la angustia por la transformación identitaria que se regula desde cada encuentro con un otro: convertirse en « agua » (v. 13).

47 En este eje de lectura el Soneto XIII ejemplifica, a través del mítico agón de Apolo y Dafne, lo que podría tipificarse como el estadio subsiguiente de la gramática vincular entrevista en el XI. Pero su enunciación es viable en tanto y en cuanto la disolución lírica no ha ocurrido y se mienta lo que sería el escaño seguro del próximo estado a través de tópica fabulación devenida en sabio exemplo vitando. Para ello el contenido argumental del mito clásico ha sido sometido a particular taracea, operación retórica que nos permite considerar que, incluso en el plano de los contenidos a cantar, es este un soneto de mutaciones.

48 En primer término porque lo que gana el texto, a partir del borrado de las voluntades de los contendientes, es la posibilidad de diagramar una composición en la cual todo se concentre en el vértigo de las sustituciones. Y, en segundo lugar, porque la focalización del portento de la transformación de la figura femenina en laurel encubre una metamorfosis tanto o más sustantiva que es la del desplazamiento del punto de enunciación lírico testimoniable en el diverso hermanamiento del yo lírico del Soneto XI con el lacrimoso Apolo figurado en el « Aquel » (v. 9) que abre el pliegue conceptual y reflexivo de los tercetos al interior de la composición.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 39

49 Pero como los cuerpos que se metamorfosean parecen desregulados e inestables cabe señalar que si el llorar obra la aniquilación del sujeto, posible se vuelve considerar que el texto que se cree estable y seguro no sea tal y estemos, entonces, ante una tercera mutación. En efecto, si la contraposición entre cuartetos y tercetos parece bien fundada desde lo argumental como la de dos espectáculos contrapuestos –el de Dafne mutando en laurel en los primeros ocho versos y el de Apolo aumentando su mal, por medio del llanto, en los últimos seis–, merece destacarse que las exclamaciones del último terceto ¡Oh miserable estado! ¡oh mal tamaño! ¡Que con llorarla crezca cada día la causa y la razón porque lloraba! (v. 12-14)

50 admiten, gramaticalmente, la posibilidad de que el sujeto lírico se conduela, tanto por Apolo –« con llorarla » (él)– como por sí mismo –« con llorarla » (yo)–, como por ambos.

51 Puesto que, en términos sistémicos y si atendemos a la lógica de las varias modulaciones internas del Cancionero, cabe atender que Apolo es el prodigio de la encarnación imposible para el sujeto lírico del Soneto XI, pues Apolo quiebra la distancia que lo mantiene alejado de Dafne, figura que, sugestivamente, muchos mitógrafos individualizan como una de las ninfas.

52 El hermanamiento del dios solar y del sujeto lírico tiene múltiples recovecos puesto que si podemos predicar de aquél la diferencia –es el que se anima al tránsito imposible entre el yo y el otro–, encontramos, en un segundo momento, la sustancial semejanza ante el otro sexuado y distinto: el oficio de lágrimas. Lágrimas que construyen la sutil trama que escinde al yo del otro y que cifran, como signo, el dolor por esa separación; lágrimas que ejemplifican, de un modo paradójico, la pena del sujeto por saberse solo en el mismo instante en que el llanto se manifiesta como única comunicación posible a todo otro contextual.

53 Pues en toda lágrima anida el poder absoluto de alterar los tiempos fundiendo presente y pasado, asemejando causas y consecuencias, de modo tal que, como se nos dice en el último terceto « con llorarla crezca cada día / la causa y la razón porque lloraba » (v. 13-14).

54 Que el don de lágrimas una a « Aquel que fue la causa de tal daño » (v. 9) con la voz lírica opresa en la disyuntiva del Soneto XI se ve reforzado por el rostro deficitario del olímpico que el Soneto XIII nos lega, puesto que a diferencia de las versiones canónicas de su historia en los textos clásicos, la ideación figurativa de esta composición cercena la coda consolatoria que funda, por sobre la igualdad sugerida, la radical asimetría de dioses y hombres. En aquellos Apolo se conformaba con que el laurel fuese, a posteriori, signo de triunfo en sus lides, podía –como aquí no sucede– resignificar la amargura pasada en la actualización de cada triunfo gestado en su honor, le había sido conferido –a diferencia de esta viñeta mítica– la posibilidad de entrar y salir del tiempo del dolor para recomponer la propia majestad.

55 Que se opte por ilustrar que el rostro de Apolo no muda y que su padecimiento se sugiere homólogo al del sujeto lírico adquiere entidad, porque la puntillosa descripción de la metamorfosis de Dafne funda el enigma que el cambio suscita: ¿sigue siendo ella, una vez vuelta en laurel? ¿Es la metamorfosis una muerte y resurrección inmediata? ¿Cómo afirmar que Dafne sigue siendo ese árbol cuya individualidad ya no se constata? ¿Cómo leer, en lo que para los parámetros de lo humano sería una ruina, el esplendor del ayer? ¿Es, acaso, posible que la pluma del autor que es signo de claridad sea, también, la de un incipiente alegorista?

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 40

56 A diferencia de lo que ocurre en el Soneto XI, que es pura idealización respecto de la forma absoluta y perfecta de las ninfas y absoluto vacío sobre la propia amada, el Soneto XIII se organiza desde la exhibición pormenorizada de los accidentes sufridos por las diversas partes del cuerpo femenino. Y sólo conserva, en la vertiginosa sucesión de alteraciones padecidas, el recuerdo del efecto luminoso –propio del universo de las ninfas– de esos « cabellos que el oro oscurecían » (v. 4).

57 Este proceso de concreción del cuerpo femenino leído a dos tiempos –por el fenómeno mismo de la metamorfosis padecida pero también como encarnación de un individuo del colectivo apostrofado en el Soneto XI– habilita un aspecto que la lejanía originaria enturbiaba: el distingo inquietante de que « los tiernos miembros » (v. 6) bajo la « áspera corteza » (v. 5) « aún bullendo estaban » (v. 6).

58 El texto no certifica que, míticamente, la transformación de Dafne ocurra luego de morir sino que habilita la posibilidad de que la misma subsista bajo otra forma. Y ello importa, porque el proceso de concreción y encarnación de la amada se dice abierto al distingo de interiores y exteriores, de corteza y meollos, de cuerpo y espíritu. Ella, al fin de cuentas, sigue « bullendo » (v. 6) por más que la transformación de su figura sólo sea pensable desde el detenimiento que el dios le ha impuesto al alcanzarla. Detalle final que parecería confirmar que el « mal tamaño » padecido por quienes se encuentran en análogo « miserable estado » no sería otro que el descubrir el imposible vencimiento de la interioridad del otro.

59 Punto crucial que impide desatender que esta derrota queda figurada, una vez más, como contienda acuosa. Lid en la cual el destino de las lágrimas frías y tristes que previsiblemente vierte el que cree que todo está perdido se ensombrece aún más ante la posible interpretación de que sea ese mismo dolor significado lo que le permite a la ninfa seguir, cálidamente, « bullendo ».

60 Llegados a este punto, finalmente, es menester formular dos aclaraciones. En primer término que el Soneto XXIX no es, en sentido recto, un soneto de metamorfosis por más que la tradición exegética haya intentado lecturas que lo afiliarían a este conjunto entendiéndolo como el relato de la aniquilación del fuego por las aguas. Y, en segundo lugar, que al no existir certeza sobre si el desenlace fue o no un castigo impuesto por la divinidad, la reescritura del motivo en el soneto garcilasiano no puede ser reintegrada al conjunto sin esta salvedad pues las otras dos composiciones son textos que plantean las metamorfosis por voluntad y no por castigo. Pero creo evidente que no resulta errada su integración a este microsistema que he intentado bosquejar puesto que las sutiles diferencias que lo apartan del diseño ideal son aquellas que permitirán recuperar otras dimensiones de análisis.

61 Como en el caso del mito de Apolo y Dafne, lo primero que se destaca en la narración legendaria de Hero y Leandro es un proceso de focalización y reescritura bien notorio que queda expresado en el borrado absoluto de la figura femenina, sacerdotisa que todas las noches enciende el faro para guiar al enamorado a cruzar a nado las aguas del Helesponto, al igual que la reducción de la secuencia, en su dimensión histórica, mediante la obturación de la reiteración gozosa de uniones, noche tras noche, mediante el mismo ardid.

62 Esta perspectiva no sólo minimiza el carácter transgresor que en las versiones originales tiene la unión de los dos amantes sino que también desdibuja la paradoja esencial en que se encuentra la doncella. Pues si es sacerdotisa debería permanecer

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 41

virgen, pero al ser sacerdotisa de Venus, ¿debe pensarse en estado de excepción ante el imperativo que le cabe al resto de los humanos? ¿Cuál, en su circunstancia, es el mejor modo de significar respeto a la diosa? ¿Permanecer casta o no?

63 El Soneto XXIX nada de esto atiende porque privilegia, en notoria elección, la interacción de Leandro con las humanizadas « ondas » (v. 10) la fatídica noche en que el « viento » (v. 3) apaga la guía que la enamorada le tributa en el arriesgado y reiterado tránsito. Lo cual nos permite delinear dos tipos de peligros y una jerarquización evidente. Puesto que si para el protagonista masculino de la historia el riesgo reside en exponer el propio cuerpo a las inclemencias naturales de toda travesía a nado, el de la amada –en inestable jerarquía ante y entre los hombres y la Diosa– queda figurado como la apertura de un cuerpo que debería permanecer sellado para el otro.

64 Que Hero hubiese accedido a aquello que Dafne en el Soneto XIII se oponía es dato a no perder de vista ya que instala una serie de dilemas cruciales: ¿por qué la isotopía de los tránsitos que figuran la distancia entre el sujeto lírico y el otro resulta sometida, en términos míticos, a borrado por demás sugerente? ¿Por qué ante el caso notorio de una gozosa acogida del otro sexuado se recupera, para el canto, un tipo de figuración del peligro que sólo parecería amenazar al enamorado? ¿Por qué, ante la posibilidad de recuperar la memoria de una enamorada que accede al otro, se termina privilegiando, en la anécdota lírica, como nefando rittornello del Cancionero, a las inestables aguas tan ligadas al dolor y enfrentadas al goce?

65 Si partimos del parlamento final con las aguas embravecidas, podemos advertir que nuevamente se está en presencia de una coda que se figura como disyunción con la peculiaridad de que en este caso queda en evidencia que la alternativa entre el dolor y el anegamiento en el otro resulta rescrita como una oposición entre una nueva alternativa de goce vital y la posibilidad –no aplazada por las olas– de la propia muerte.

66 Y esto es llamativo porque la conciencia de finitud que se expresa con el « no se escusa que yo muera » (v. 12) no resulta ligada al portentoso instante mágico de la fusión sino, por el contrario, a la imposibilidad de reiterar tal prodigio. Giro que autoriza la interpretación de que el universo gozoso nunca figurado resulta jerarquizado desde la experiencia del encuentro con el otro y que ello funda –contrariamente al temor– la certeza de que la muerte no es un otro a evitar sino un destino propio. Y ello también resulta aclarado por el detalle de que la merced solicitada no resulta pautada como clemencia sino como dilación, por cuanto, según implora Leandro, el lugar idóneo de la muerte es « a la tornada » (v. 13) del goce y no antes ni en él mismo.

67 De donde se sigue que quizás sea esta la razón por la cual la enunciación confiere todo el protagonismo a uno de los enamorados porque lo que se quiere significar es que, ante el reconocimiento esencial y constituyente de la propia finitud, es el sendero del amor y la ilusión del otro lo que mantiene en pie y cohesionado al sujeto como tal. Razón por la cual también se puede explicar que la focalización argumental privilegie el instante del desenlace ante la duración reiterada de los encuentros previos, puesto que lo que se busca enfatizar no es la ilusión de eternidad sino el acceso feliz a la soberanía del propio tiempo: « mi vida » (v. 14).

68 A lo cual cabe agregar que si bien cabría especular con que el final figurado es la materialización de la metamorfosis pensada en el Soneto XI –un cuerpo que ahogándose obra la magia metafórica de « volverse agua »–, vale enfatizar que aquí no

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 42

se advierte desintegración corpórea sino un entusiasmo muy otro, aún en lo sombrío de la situación, por la propia corporeidad.

69 Pues Leandro es cuerpo vital en el que coexisten la dignidad del esfuerzo y la miseria de la defección; cuerpo para el cual no se reserva, líricamente, metamorfosis alguna a no ser su final; cuerpo que la memoria de la fábula recupera y exalta porque el lector del Cancionero comprende –por más que su muerte no resulte figurada– que lo valioso de esa vida que se aventuró al amor y al tránsito de las aguas que de su amada lo separaban es que, « como pudo, esforzó su voz cansada » (v. 9).

NOTAS

1. Marcel Detienne, La invención de la mitología, Barcelona, Seix-Barral, 1982. 2. Véase Carmen Codoñer Merino, « Comentaristas de Garcilaso », en Víctor García de la Concha (ed.), Academia Literaria Renacentista. IV Garcilaso, Salamanca, Ediciones Universidad de Salamanca, 1986, p. 185-200. 3. Antonio Gallego Morell, Garcilaso de la Vega y sus comentaristas. Obras completas del poeta acompañadas de los textos íntegros de los comentarios de El Brocense, Fernando de Herrera, Tamayo de Vargas y Azara, Madrid, Editorial Gredos 2a ed. revisada y adicionada, 1972, p. 268. Los comentaristas de Garcilaso se citan siempre por esta edición, de aquí en más Comentaristas, indicándose a continuación la página. Para el distingo del anotador ha de estarse atento a que cada uno de ellos aparece declarado por la letra inicial previa al número de nota. Así B, es el Brocense, H, Fernando de Herrera, T, Tamayo de Vargas y A, Azara. 4. Comentaristas, p. 412. 5. Ver, al respecto, José Antonio Maravall, Antiguos y Modernos, Madrid, Alianza editorial, 1998, p. 281-322 y 323-360. 6. Comentaristas, p. 275. 7. Abordé la problemática de la progresiva habituación lectora ante los mitos clásicos en « En torno a la múltiple constitución del discurso mitológico en el Siglo de Oro Español », Argos (Buenos Aires), 13-14, 1989-1990, p. 147-183. 8. Este es uno de los mayores problemas que enfrenta toda crítica interesada en la reescritura de los mitos clásicos pues suele ser un gesto muy habitual considerar que este enfoque se agota en la posibilidad de fijar tal o cual “antecedente” como modelo del pasaje iluminado. No sólo es opinable porque ligan la ideación de un mito a las versiones escritas conservadas de la antigüedad, sino que también resultan censurables porque desatienden la posibilidad material de que tales versiones –en sus lenguas originales o versiones romanceadas– hubiesen estado al alcance de los eruditos del período trabajado. Para no incurrir en este fallo, imprescindible es el volumen de Theodore S. Beardsley, Hispano Classical translations printed between 1482 and 1699, Pittsburg, Pennsylvania, Duquesne University Press, Louvain, ed. E. Nawelaerts, 1970. 9. Jean Seznec, La survivance des dieux antiques. Essai sur le rôle de la tradition mythologique dans l’ humanisme et dans l’art de la Renaissance, Paris, Flammarion, 1980. 10. Puede recordarse, al respecto, que este anhelo ya estaba presente en el seminal trabajo de María Rosa Lida titulado « Transmisión y recreación de temas grecolatinos en la poesía lírica española », Filología, I, 1939, p. 20-63, ulteriormente recogido en el volumen La tradición clásica en España, Barcelona, Ariel, 1975, p. 37-38.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 43

11. Hoy día inexcusables, a este respecto, se vuelven los diversos abordajes que se han ido conociendo de la tesis doctoral de Florence Madelpuech, L’écriture du temps dans les “Églogas” et les “Elegías” de Garcilaso de la Vega, dirigida por Jean-Pierre Étienvre y aún inédita. Distintos adelantos pueden conocerse bajo la forma de artículos o capítulos de libros. Destaco « la inmediatez paradójica o la relación amorosa imposible en las Églogas de Garcilaso de la Vega », Criticón, 97-98, 2006, p. 123-136 y « Revisión de una escritura canónica y aproximación a una poética original: La temporalidad en Garcilaso de la Vega », en Pedro Ruiz Pérez, Cánones críticos en la poesía de los Siglos de Oro, Vigo, Academia del Hispanismo, 2008, p. 75-85. 12. La mayoría de estos abordajes críticos pueden esquematizarse en la titulación básica « El mito de X en la literatura española ». En un amplio conjunto de estos trabajos prima un desinterés notorio por la totalidad de la composición poética u obra de autor en que estas reelaboraciones ocurren, por cuanto lo que prima es el interés por la reformulación de ciertos motivos míticos, ya de un modo integral, ya a partir de detalles evocativos. E innecesario es precisar que estas propuestas no se centran en producir una interpretación mitológica sobre el sentido de tal hibridación pues se contentan con precisar aspectos de estilo pero no polémicas de sentido. El punto clave sería que muchos indagan sobre la funcionalidad sin advertir que se conforman con el nivel « oracional » de las menciones míticas y olvidan la inclusión del pasaje en una lógica “textual” muy otra. Lo cual facilita las taxonomías funcionales. 13. Suzanne Guillou-Varga, Mythes, mythographies et poésie lyrique au Siècle d’Or espagnol, Paris, Didier Érudition, 1986. 14. « Ces divinités, loin d’être les résurgences académiques ou automatiques d’une culture antique figée, apparaissent sous un tour nouveau, revivifiées à la faveur de métamorphoses où l’eau joue un rôle fondamental » (Suzanne Guillou-Varga, op. cit., p. 367); « l’eau chez Garcilaso est avant tout un appel essentiel, celui de la substance de ses rêveries » (Ibid., p. 368); « Le lecteur de Garcilaso comprendra ainsi que l’eau correspond chez celui-ci à un “type de destin, […] un destin essentiel” » (Ibid.). 15. Experiencia de lectura que no habría sido tal de no haber mediado el finísimo, fundacional y estrictamente documentado análisis de Nadine Ly « Garcilaso : une autre trajectoire poétique », Bulletin Hispanique, LXXXIII, 3-4, juillet-décembre, 1981, p. 263-329. 16. Garcilaso de la Vega, Obra completa, ed. de Alfonso Sotelo Salas, Madrid, Editora Nacional, 1976. Todas las citas de Garcilaso se harán por esta edición indicándose, en cada caso, los versos entre paréntesis. El soneto XI resulta editado en la página 78, el XIII en las 81-82 y el XXIX en las 111-112. 17. Tzvetan Todorov, El jardín imperfecto. Luces y sombras del pensamiento humanista, Barcelona, Paidós, 1998. 18. Sebastián de Covarrubias Orozco, Tesoro de la lengua castellana o española, ed. de Felipe R. Maldonado, revisada por Manuel Camarero, Madrid, Castalia, col. « Nueva Biblioteca de Erudición y Crítica », 1996. Hermoso, p. 629.

RESÚMENES

El retorno a los sonetos XI, XIII y XXIX mitológicos de Garcilaso no aspira a invalidar esa certeza argumental sino a manifestar otro signo diferenciador: la incertidumbre de la identidad en el crisol de los cambios. Variaciones que refieren el trauma del ser en el tiempo.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 44

Le retour aux sonnets mythologiques de Garcilaso XI, XIII et XXIX n’a pas pour but d’invalider leur évidente caractérisation thématique mais de montrer un autre aspect différenciateur : l’incertitude identitaire due aux changements, autant de variations qui manifestent le trauma de l’être dans le temps.

The return to Garcilaso’s mythological sonnets XI, XIII and XXIX does not aim at invalidating their obvious thematic characterization, but rather at showing another differentiating aspect: the identity uncertainty due to changes – as many variations that indicate the being’s trauma in time.

ÍNDICE

Mots-clés: métamorphose, mythes, sujet lyrique, événement, changement Palabras claves: metamorfosis, mitos, sujeto lírico, acontecimiento, cambio Keywords: metamorphosis, myths, lirical subject, event, change

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 45

Métamorphoses des Héliades dans quelques sonnets, de Garcilaso à Góngora

Sandra Contamina

1 L’épisode de la métamorphose des Héliades, se trouve au début du livre II d’Ovide. Si ce livre débute par le célèbre récit de l’aventure de Phaéton lui-même avec l’épisode de sa visite au palais de son père, cette évocation trouve son aboutissement thématique dans la transformation de ses sœurs en peupliers et de son ami Cygnus en oiseau. Voici le récit d’Ovide, traduit par Georges Lafaye1 : Après avoir exhalé toutes les plaintes que devait lui inspirer une telle catastrophe, Clymène en deuil, éperdue, déchirant son sein, parcourut tout l’univers ; elle chercha d’abord le corps inanimé de son fils, puis ses ossements ; elle les trouva enfin, mais ensevelis sur une terre étrangère ; elle se prosterna et, ayant lu son nom, elle arrosa le marbre de ses pleurs et le réchauffa de sa poitrine découverte. Les Héliades ne sont pas moins désolées ; elles offrent à la mort de leur frère le vain tribut de leurs larmes ; elles se frappent la poitrine de leurs mains et, comme si Phaéton pouvait entendre leurs plaintes lamentables, nuit et jour elles l’appellent, étendues au bord de son tombeau. Quatre fois la Lune entre ses cornes rapprochées avait rempli son disque ; et elles, suivant leur habitude (car le temps en avait fait une habitude), elles avaient poussé des cris de désespoir. L’une des sœurs, Phaétuse, la plus âgée, qui voulait se prosterner sur la terre, se plaignit que ses pieds étaient devenus rigides ; en s’efforçant d’aller jusqu’à elle, la blanche Lampétie, se sentit tout à coup retenue par une racine ; la troisième voulait s’arracher les cheveux et ses mains détachent des feuilles de sa tête ; l’une gémit de voir ses jambes immobilisées sous la forme d’un tronc, l’autre de voir ses bras changés en longs rameaux. Tandis qu’elles s’étonnent, l’écorce enveloppe leurs aines ; par degré elle emprisonne leur ventre, leur poitrine, leurs épaules et leurs mains ; seule restait encore libre leur bouche, appelant leur mère. Et que pourrait faire leur mère, sinon courir çà et là, où la mène l’emportement de sa douleur, et, pendant qu’il en est temps, unir ses baisers à ceux de ses filles ? C’est trop peu encore : elle essaie d’arracher leurs corps aux troncs qui les enferment et elle brise avec ses mains les rameaux tendres ; mais il en sort, comme d’une plaie, des gouttes de sang : « Arrête, je t’en conjure, ma mère, s’écrie chacune de celles qu’elle a blessées ; arrête je t’en conjure ; c’est notre corps que déchires dans un arbre. Et maintenant, adieu ! »

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 46

L’écorce a gagné leur visage sur ces dernières paroles. De là coulent les larmes que distillent leurs jeunes rameaux, ces gouttes d’ambre, durcies au soleil, que reçoit le fleuve limpide et qu’il envoie aux jeunes femmes du Latium pour qu’elles en fassent leur parure.

2 Góngora a repris le motif de la métamorphose des Héliades dans deux sonnets. Mais avant d’en arriver à l’interprétation gongorine, il convient de retracer une part de l’itinéraire poétique de l’épisode de Phaéton, simplement pour faire le constat de l’absence criante de ces figures féminines.

3 Garcilaso déjà avait intégré l’évocation de leur métamorphose à l’un de ses sonnets, le sonnet XII « Si para refrenar este deseo » : Si para refrenar este deseo loco, imposible, vano, temeroso, y guarecer de un mal tan peligroso, que es darme a entender yo lo que no creo, no me aprovecha verme cual me veo, o muy aventurado o muy medroso, en tanta confusión que nunca oso fiar el mal de mí que lo poseo, ¿qué me ha de aprovechar ver la pintura de aquel que con las alas derretidas cayendo, fama y nombre al mar ha dado, y la del que su fuego y su locura llora entre aquellas plantas conocidas, apenas en el agua resfriado?2

4 Notons tout de suite que « ces plantes connues » le sont de Phaéton mais aussi du lecteur, et cette connaissance préalable que le lecteur a des Héliades exempte d’emblée le poète de tout travail amplificatif.

5 Dans ce sonnet, le je poétique se trouve plongé dans des affres qui troublent sa faculté de jugement et l’empêchent de prendre la mesure du danger qu’il doit affronter. Leur cause déclarée est « ce désir fou, impossible, vain, craintif ». Le danger, qui consiste à « se laisser accroire ce qu’il ne croit pas », est assimilé dans les tercets à une chute à travers les évocations successives d’Icare et de Phaéton. Même si aucun destinataire n’apparaît explicitement, force est de reconnaître que la voix poétique s’inscrit ici dans la tradition de la querelle amoureuse.

6 La démarche argumentative de la voix poétique met clairement en évidence la portée didactique des fables mythologiques : s’il ne lui est pas donné de se voir en elle-même telle qu’elle est, et de considérer le danger qui la guette, aucun exemple, fût-il frappant, ne pourra l’aider. Le verbe « aprovechar » répété dans le deuxième quatrain et le premier tercet fait le lien entre le je dédoublé dans le dialogue qu’il mène avec lui- même et la représentation qu’il pourrait trouver de lui dans les exemples d’Icare et de Phaéton. Soulignons la fonction de miroir assignée à la fois à l’introspection et aux exemples mythologiques, fonction ici inopérante du fait de la confusion qui a gagné le je poétique.

7 Pour en arriver aux Héliades, elles sont évoquées dans le deuxième tercet, en lien avec le destin tragique de Phaéton, mais dans un raccourci saisissant, tous les éléments étant convoqués en même temps et figés en une seule vision : l’infidélité de Garcilaso au motif ovidien est patente car il programme la chute dans l’Eridan d’un Phaéton pleurant sa destinée au milieu de ses sœurs déjà faites plantes. Or dans le récit d’Ovide, Phaéton, frappé par le foudre de Jupiter, ne survit pas et c’est un corps sans vie que

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 47

recueillent les Naïades pour l’ensevelir sur le rivage. De même, les Héliades ne se transforment en peupliers qu’une fois découvert le tombeau de leur frère.

8 Outre l’effet de simultanéité corrigée par une lecture chronologique des éléments constitutifs – effet semblable à celui qui préside aux représentations picturales des récits – la réécriture du récit mythologique par Garcilaso obéit à sa connexion à un topique sous-jacent mais très prégnant qui est celui de la froideur de la dame. Seule la confusion du je poétique avec l’amant – sinon éconduit du moins en proie aux doutes – explique le sort réservé à Phaéton, second avatar de la voix poétique : le désir fou qui les inspire tous deux ne peut les amener qu’à échouer dans leur entreprise, à pleurer leur sort, et à refroidir leur ardeur. Qu’importe si c’est Phaéton qui se lamente et non les Héliades, qu’importe si Phaéton n’est pas mort au milieu de ses sœurs ; qu’importe si les eaux de l’Eridan n’ont pas servi à refroidir le feu qui brûlait son corps, déjà réduit en cendres. Les Héliades sont là à titre d’ornement, importantes en cela qu’elles induisent dans le poème le principe, hautement fructueux dans le discours lyrique, des lamentations.

9 Mais avant de poursuivre la destinée poétique des Héliades, une incursion vers un autre sonnet de Góngora en lien avec celui de Garcilaso s’impose. À la question rhétorique de Garcilaso, demandant à quoi peuvent lui servir les exemples malheureux d’Icare et de Phaéton, Góngora va en effet composer une réponse poétique, un sonnet exhortant un destinataire tout aussi intrépide qu’Icare à ne pas craindre de prendre son envol, car la renommée vaut bien une fin funeste : No enfrene tu gallardo pensamiento del animoso joven mal logrado el loco fin, de cuyo vuelo osado fue ilustre tumba el húmido elemento. Las dulces alas tiende al blando viento, y sin que el torpe mar del miedo helado tus plumas moje, toca levantado la encendida región del ardimiento. Corona en puntas la dorada esfera do el pájaro real su vista afina, y al noble ardor desátese la cera; que al mar, do tu sepulcro se destina, gran honra le será, y a su ribera, que le hurte su nombre tu rüina3.

10 La figure de Phaéton s’est estompée, les Héliades sont absentes, mais reste cette opposition fondatrice dans les vers 6-8 entre la « crainte glacée et la région ardente de la flamme »4, image des affres intimes de l’amant pris entre son ambition amoureuse et la peur de l’échec. Demeure aussi la corrélation entre l’imprudence juvénile et l’audace amoureuse.

11 Depuis que les auteurs se sont massivement emparés à la Renaissance de la figure mythologique de Phaéton, le personnage n’a cessé d’incarner – avec certaines nuances – l’hybris classique : de façon générale, comme le résume Guadalupe Morcillo Expósito, cette figure, concomitamment à celle d’Icare, est susceptible d’être convoquée chaque fois que la voix poétique se considère engagée dans « une entreprise quelque peu dangereuse et audacieuse »5. Cette entreprise, toujours liée au principe moral de l’ambition humaine, pourra être d’ordre intellectuel, sentimental ou politique, et donner forme à un discours philosophique, amoureux ou satirique.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 48

12 Ana Laura Iglesias, qui s’est intéressée aux représentations iconographiques de l’épisode mythologique de Phaéton, précise que « l’appropriation du mythe de Phaéton au XVIIe siècle est prolifique et complexe »6 et souligne particulièrement le sens politique et la portée métaphysique qu’a pu revêtir le recours poétique à cette figure.

13 Trois longs poèmes, à la fin du XVIe siècle et dans la première moitié du XVIIe, vont illustrer cet intérêt pour la fable de Phaéton : la Fábula de Phaetonte de Francisco de Aldana en 1589, la Fábula de Faetón du Comte de Villamediana en 1629 et Los Rayos de Faetón de Soto de Rojas en 1639. Il s’agit là d’exercices de réécriture poétique de la fable ovidienne, réalisés dans un langage sublime et audacieux qui semble répondre à la témérité de leur sujet mythologique ; c’est notamment ce qui ressort de la lecture de la version de Villamediana à laquelle Góngora a consacré un sonnet élogieux. Selon Ana Laura Iglesias, leur point commun est qu’ils « mettent tous l’accent sur l’échec, la chute et l’ambition humaine, contribuant ainsi à la topique de l’excès »7. Je ne commenterai pas ces poèmes, qui suivent le développement narratif de la fable dans ses différents épisodes (y compris celui de la métamorphose des Héliades) et recourent aux procédés de l’amplification, pour m’intéresser plus particulièrement aux modalités d’insertion de la figure de Phaéton et des Héliades dans la forme ramassée du sonnet.

14 L’intégration d’éléments métamorphiques dans la forme du sonnet a ceci d’intéressant qu’elle oblige à une extraordinaire concision allant apparemment à l’encontre de sa nature : rien n’est moins aisé que de saisir la transformation d’un corps en un autre corps, cet « entre-deux où une forme disparaît et où un nouveau corps apparaît »8 selon les termes de Roberto Calasso. Autant dire que la métamorphose s’inscrit dans une temporalité et qu’à ce titre le procès narratif sera le plus indiqué pour saisir la métamorphose dans son déploiement physique. À l’ampleur événementielle et à l’expansion formelle, le sonnet oppose sa brièveté et sa compacité qui contraignent, pour qui s’y astreint, à l’élection, à l’allusion et à l’élision.

15 S’agissant de l’héritage partagé et archiconnu des métamorphoses ovidiennes, la référence allusive ne peut que très bien fonctionner pour un public lettré : il suffit d’un indice clairement identifiable pour resituer l’épisode mythologique et reconnaître sa portée symbolique. Plusieurs sonnets aux XVIe et XVII e siècles mettent en scène l’intrépidité de Phaéton et la chute de son char selon des perspectives fort différentes.

16 Le premier sonnet est celui de Hernando de Acuña : Con tal instancia siempre demandaba el gobierno del sol por solo un día, que, aunque no convenirle conocía, Febo al hijo Faetón se lo otorgaba. Ya el carro y los caballos le entregaba con que la luz al mundo repartía, poniéndole delante el mal que habría si en el camino o en el gobierno erraba. Mas él, de la oriental casa salido, fue el orbe y hemisferio traspasando con furia y con desorden tan extraña, que el carro, los caballos y él, perdido, sobre el lombardo Po cayó, abrasando riberas, aguas, montes y campaña9.

17 Les sept imparfaits et le mot día, qui s’étirent obstinément à la rime des quatrains pour dire la longueur et la récurrence des tergiversations entre Apollon et son fils, préparent la brutalité du dénouement. Dans les tercets, en effet, les deux prétérits (fue et cayó)

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 49

précipitent les phases de la catastrophe (traspasando, abrasando) tandis que l’accord de cayó avec le sujet le plus proche (él) engloutit grammaticalement char et chevaux dans la chute du seul Phaéton.

18 Francisco de Aldana évoque aussi Phaéton dans un de ses sonnets : IX - ¿Cuál nunca osó mortal tan alto vuelo subir o quién venció más su destino, mi clara y nueva luz, mi sol divino, que das y aumentas nuevo rayo al cielo, cuanto el que pudo en este bajo suelo –¡oh, estrella amiga!, ¡oh, hado peregrino!– los ojos contemplar, que, de contino, engendran paz, quietud, guerra y recelo? Bien lo sé yo, que Amor, viéndome puesto do no sube a mirar con mucha parte olmo, pino, ciprés ni helado monte, de sus ligeras alas dióme presto dos plumas y me dijo: « Amigo, guarte del mal suceso de Ícaro o Faetonte »10.

19 Il s’agit d’un sonnet amoureux où la destinataire se fait nouvel astre, capable de susciter un certain chaos émotionnel chez qui la contemple. Le je poétique, qui s’est abandonné à cette contemplation, est mis en garde par l’Amour lui-même, qui l’enjoint à ne pas suivre l’exemple d’Icare ou Phaéton ; les deux plumes qu’il remet en même temps à la voix poétique doivent le préserver de la chute prévisible. L’on comprend dans ce sonnet ce que le projet poétique gagne à additionner les deux figures mythologiques en actualisant des éléments propres à chacun : le chaos pour Phaéton, et les plumes pour Icare.

20 Un sonnet de Juan de Tassis, comte de Villamediana, reprend ces deux figures : - VI - // 272 No desconozco en vos, mi pensamiento, para tanta razón, tanta osadía, mas no siempre Fortuna ha de ser guía de tan precipitado atrevimiento. Ícaro en vano se fió del viento, Faetón regir en vano el sol quería, ventura, y no razón, vence porfía, sólo ventura no es merecimiento. No os turbe, pensamiento, en la subida, del lastimoso ejemplo en la memoria, ni en peligro mayor, menos ventura; pues Fortuna que ayuda a la caída, no os podrá quitar aquella gloria de venir a caer de más altura11.

21 Villamediana a fréquemment eu recours dans nombre de ses sonnets amoureux aux mythes d’Icare et de Phaéton pour fustiger l’audace et l’entêtement amoureux, l’ambition folle et démesurée appelant souvent un châtiment12. Le sonnet retranscrit ici présente la particularité d’une certaine intellectualisation de la dynamique envol- chute : la voix poétique apostrophe sa « pensée » pour la convaincre que la Fortune ne peut à elle seule être la maîtresse de son destin. Le sonnet se construit sur une dualité fortune / raison selon une argumentation qui défend l’œuvre de la raison dans tout dessein élevé, en rejetant les exemples désastreux d’Icare et de Phaéton au prétexte

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 50

qu’ils ont été victimes de la seule adversité. Et si la voix poétique ne peut s’affranchir de la loi aveugle de la Fortune, au moins doit-elle avoir la certitude de gagner une plus grande gloire à tomber de plus haut. C’est ainsi que la raison engagée dans une noble entreprise peut infléchir le destin. La conceptualisation du thème mythologique et la réflexion sur la raison revêtent des accents néo-platoniciens ; il est de même difficile de ne pas discerner en transparence derrière les figures d’Icare et de Phaéton la célèbre image du Phèdre présentant l’âme comme un char où la raison, installée à la place du cocher, commande aux deux chevaux attelés que sont volonté et désir.

22 Dans un sonnet de Soto de Rojas, comparable à celui de Villamediana, la voix poétique apostrophe pareillement sa « superbe pensée », lui demandant où elle est en train de s’envoler : ¿Dónde vuelas, soberbio pensamiento? Ícaro mozo, mi consejo espera: mira que al polvo humilde y blanda cera ni el sol perdona, ni respeta el viento. Fénix es sol, y su divino aliento la procelosa de Aquilón esfera; de cera y polvo tú porción ligera; teme, vuelve a la tierra, que es tu asiento. Pero sube, camina, no repares, rompa tu fuerza los contrarios vientos hasta ver de tu sol su luz a solas; que, si muerto cual Ícaro bajares, nombre darás al mar de mis tormentos y eterno vivirás entre sus olas.

23 On retrouve les mêmes procédés que chez Villamediana (le dédoublement interlocutif du je à travers l’adresse à la pensée, l’exemplarité des figures mythologiques et la compensation finale de la gloire, le parallèle explicite avec le destin du je poétique) mais ces procédés habillent ici la seule figure d’Icare13.

24 Ces quelques exemples montrent à quelle perfection est arrivée la fusion entre les figures de Phaéton et d’Icare, dont les évocations fondamentalement liées à la topique de l’hybris se rapprochent plus d’une allégorie désincarnée que d’une représentation littérale des figures mythologiques. Phaéton et Icare sont devenus des signes redondants aptes à se superposer ou à se substituer l’un à l’autre. En outre, il est plus question dans ces quatre sonnets de l’ambition et de l’audace de la pensée (qu’elle soit pensée amoureuse ou faculté conceptrice et projection) que de celles du désir telles que les exprimait Garcilaso. Dans ces sonnets, bien que très différents dans leur facture et leur projet esthétique, s’expriment avant tout des préoccupations philosophiques.

25 Avec les larmes des Héliades va pouvoir se faire entendre une tonalité proprement lyrique. Les sœurs éplorées vont en effet faire émerger, dans des sonnets amoureux, la désillusion, le dédain et la plainte.

26 Dans les deux sonnets suivants, Góngora renoue avec la figure plurielle des sœurs de Phaéton, pour en faire le sujet central de sa composition :

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 51

Verdes hermanas del audaz mozuelo Gallardas plantas, que con voz doliente por quien orilla el Po dejastes presos al osado Faetón llorastes vivas, en verdes ramas ya y en troncos gruesos y ya sin invidiar palmas ni olivas, el delicado pie, el dorado pelo, muertas podéis ceñir cualquiera frente,

pues entre las rüinas de su vuelo así del Sol estivo al rayo ardiente sus cenizas bajar en vez de huesos, blanco coro de Náyades lascivas y sus errores largamente impresos precie más vuestras sombras fugitivas de ardientes llamas vistes en el cielo, que verde margen de escondida fuente,

acabad con mi loco pensamiento, y así bese (a pesar del seco estío) que gobernar tal carro no presuma, vuestros troncos (ya un tiempo pies humanos) antes que le desate por el viento el raudo curso deste undoso río,

con rayos de desdén la beldad suma, que lloréis (pues llorar sólo a vos toca y las reliquias de su atrevimiento locas empresas, ardimientos vanos) esconda el desengaño en poca espuma. mi ardimiento en amar, mi empresa loca14.

27 Comme souvent chez Góngora, l’objet poétique n’est pas directement désigné par son nom propre conventionnel. Les Héliades sont ici interpellées au moyen de périphrases qui prennent immédiatement sens grâce à l’évocation de Phaéton – lui-même caractérisé de façon intransitive par sa jeunesse et son intrépidité dans le premier sonnet et à ce titre aisément reconnaissable. L’apostrophe aux « vertes sœurs de l’intrépide garçon » ou aux « gracieuses plantes qui pleurèrent d’une voix plaintive l’intrépide Phaéton » est ainsi immédiatement contextualisable dans le panorama de la culture mythologique classique. Dans l’un et l’autre cas, la voix poétique enjoint les Héliades à considérer sa folle entreprise.

28 Le premier sonnet va développer autour des Héliades une série de liens analogiques à partir de l’image du char assimilé à la pensée : le recours aux Héliades ne semblerait être qu’un prétexte (cantonné au premier quatrain) pour que la voix poétique en vienne finalement par ce biais à traiter dans les tercets une fois de plus la représentation archiconnue de l’hybris dans sa version amoureuse.

29 Le deuxième sonnet, sans se départir de cette représentation classique, toujours présente, s’en éloigne sensiblement dans son organisation interne : le sonnet se centre réellement sur la figure des Héliades pour repousser l’évocation de l’hybris dans les tout derniers vers. Est mise en avant la déploration, très présente dans le lexique (le seul verbe « llorar » est répété trois fois).

30 L’introduction de la figure des Héliades présente un intérêt poétique majeur : outre le motif des lamentations déjà commenté, elles permettent de donner une réalité poétique à la métamorphose en tant que processus corporel. La gageure que représente l’évocation de la métamorphose dans un sonnet a à voir effectivement avec l’introduction d’une temporalité qui s’accorde a priori difficilement à cette forme brève.

31 Dans le premier sonnet, la métamorphose des corps est exprimée dans la dénomination périphrastique des Héliades, qui intègre les notions de changement et de permanence puisqu’il est dit en un syntagme nominal que les sœurs de Phaéton gardent cette qualité même après leur transformation physique. Par ailleurs, dans le même quatrain,

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 52

la voix poétique a recours à une chronologie explicite exposant un après et un avant, où les éléments transformés sont antéposés : « jadis, en verts rameaux, en troncs épais, / leur pied délicat, leur boucle dorée »15. Dans les mêmes vers, notons la construction en chiasme où s’opposent les notions de grossièreté et de délicatesse et où les verts rameaux sont à mettre en relation analogique avec les cheveux dorés, et les troncs épais avec les pieds délicats. De fait, la métamorphose est ici formellement abordée à la fois dans une successivité qui différencie des états préalable et postérieur, et dans une simultanéité qui recompose une réalité complexe faite de traces, d’invariants et de nouveautés. L’unité au terme des différentes transformations (les Héliades transformées en arbres, Phaéton transformé en cendres) et projections analogiques (la voix poétique se projetant en Phaéton précipité si les Héliades ne le ramènent pas à la raison) est assurée par leur développement au sein d’une phrase unique qui ramasse ainsi les événements en un instantané syntaxique.

32 Dans le deuxième sonnet, le processus métamorphique introduit par la figure des Héliades se donne à voir différemment, de façon plus littéraire – au sens propre – car le motif végétal lui-même est soumis à variation : les Héliades définitivement transformées en plantes (la voix poétique définit d’emblée un avant où elles sont vivantes et un après où elles sont mortes) sont destinées à devenir une ombre protectrice pour les Naïades et à voir leurs troncs baignés par le fleuve. Il est remarquable qu’apparaissent des éléments communs au précédent sonnet mais dans une totale reconfiguration : si par exemple les troncs sont bien évoqués comme ayant été jadis des pieds humains, les rameaux sont évoqués de façon elliptique dans la concurrence qu’ils peuvent faire désormais à la palme ou à l’olivier. De même le « rayon ardent » n’est plus celui du foudre de Jupiter (ni du dédain de la dame) mais celui d’un soleil estival dont il convient de se protéger. Les Héliades métamorphosées participent ainsi de la représentation d’un locus amœnus bien éloigné de la primitive scène de déploration aux tonalités tragiques. Quant aux Naïades, elles sont là non plus pour recueillir les cendres de Phaéton (ainsi le racontait Ovide) mais pour jouir amoureusement de ce nouveau lieu naturel habité par les plantes que furent les Héliades. En résumé, la généralisation qui veut que les Héliades aient vocation à pleurer l’issue malheureuse de toute entreprise audacieuse se trouve dans la droite ligne de l’assimilation de l’acte de Phaéton à un orgueil démesuré ; ce qui est inédit, c’est l’insertion d’un espace, lieu amène, qui vient nourrir le propos sentimental. Le poème met en scène l’ambivalence de la figure plurielle des Héliades qui ont vocation à déplorer les « folles entreprises » amoureuses et à abriter leur éclosion et ce, semble-t- il, dans un cercle sans fin.

33 Au terme de cet itinéraire poétique en quête des Héliades, je rappellerai que le recours conventionnel à un motif métamorphique, loin de figer son sujet dans une doxa poétique, un discours convenu, oblige à le soumettre à toutes sortes de variations. S’agissant du sonnet et de l’évocation elliptique, Hélène Vial rappelle que « les Métamorphoses sont constellées de ces fragments qui mentionnent en passant, sans la raconter, une métamorphose, ce qui représente une forme de variatio tout aussi importante que l’expansion poétique »16. La brevitas à l’œuvre dans l’allusion est à mettre en lien avec une esthétique de la surprise et une poésie illusionniste, pour reprendre les expressions d’Hélène Vial : précisément, l’étonnement du lecteur naîtra de la confrontation entre resserrement de l’expression et temporalité contrainte, confrontation qui aboutit à une « volatilisation narrative de [la] métamorphose ».

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 53

34 En outre, le sonnet qui intègre ces éléments ne se place pas uniquement dans une tradition qui l’exempterait de tout effort explicatif, il développe tacitement son propre récit en mettant en avant non plus une chronologie mais un point de vue. Dans le sonnet, l’élément métamorphique n’est pas condamné à disparaître mais bien à devenir plus volatil ; la désignation des Héliades comme « plantes » chez Garcilaso, chez Góngora, les ramène à leur état transformé, qui n’abolit pas le récit tacite de leur transformation. De même la douleur des Héliades aux accents si tragiques chez Ovide est sublimée lorsqu’elle est appelée à servir le propos d’un sonnet amoureux. La douleur de la perte, si intrinsèquement liée à la souffrance des corps en mutation dans le modèle ovidien, se désincarne chez Góngora ; et c’est lorsque la métamorphose est le plus expressément dite que le poète prolonge le processus métamorphique en versant définitivement le motif du côté de l’aménité.

NOTES

1. Ovide, Métamorphoses, trad. de Georges Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Guillaume Budé », 1995, p. 48-49. 2. Garcilaso de la Vega, Poesías castellanas completas, éd. de Elías L. Rivers, Madrid, Castalia, 1996, p. 54. 3. Luis de Góngora, Sonetos completos, éd. de Biruté Ciplijauskaité, Madrid, Castalia, 1992, p. 138. 4. Traduction de François Turner : Góngora. Sonnets, s. l., Imprimerie Nationale Éditions, 1998, p. 37. 5. Guadalupe Morcillo Expósito, « Faetón. Antes y después de Ovidio », Anuario de Estudios filológicos, 2007, XXX, p. 269-280. 6. « La apropiación del mito de Faetón durante el siglo XVII es prolífica y compleja. […] En varios casos – esto se ve con mayor claridad en la literatura– se puede afirmar que la recurrencia a la fábula de Faetón guarda relación con la vida política de los estados absolutistas, pues en muchas oportunidades Faetón evoca o bien el poder absoluto de la figura monárquica o bien una imagen fracasada que en tanto parodia, constituye una crítica ácida a las pocas capacidades del rey para dirigir y “conducir” el gobierno de la cosa pública. Durante este siglo, el mito se construye a partir de la contraposición de imágenes y ofrece material para distintas metáforas y alegorías. Sus simbolismos se utilizan para abordar problemas metafísicos y religiosos, que se asocian a una preocupación por la condición finita del hombre, por lo fugaz y transitorio de la vida terrenal, aspecto que se visualiza en la ilustración de sarcófagos. La preferencia por este motivo se manifiesta particularmente en la literatura española, donde deben citarse como autoridades las obras de Aldana, Villamediana, Soto de Rojas y Calderón entre otros. Todos ellos ponen énfasis en el fracaso, la caída y la ambición humanas y así contribuyen a la configuración de la tópica del exceso. » Ana Laura Iglesias, « El mito de Faetón: sobre el exceso, lo fugaz y la conducción. Reflexiones sobre el relato y su apropiación », Modernidades, revista electrónica de la Universidad Nacional de Córdoba (Argentina), 2006, no 4. Page web : http://www.ffyh.unc.edu.ar/archivos/modernidades_a/IV/ DEFINITIVOS/Articulo_Iglesias.htm#_ftn3 7. Ibid. 8. Propos de Roberto Calasso rapportés par Hélène Vial dans La métamorphose dans les « Métamorphoses » d’Ovide, Paris, Les Belles Lettres, 1995, p. 25. 9. Hernando de Acuña, Varias poesías, éd. de Luis F. Díaz Larios, Madrid, Cátedra, 1982, p. 344.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 54

10. Francisco de Aldana, Poesías castellanas completas, éd. de José Lara Garrido, Madrid, Cátedra, coll. « Letras Hispánicas », 1985, p. 146-147. 11. Villamediana (Conde de), Juan de Tassis y Peralta, Poesía impresa completa, éd. de José Francisco Ruiz Casanova, Madrid, Cátedra, 1990, p. 352. 12. Cf. Carlos Mata Induráin, « Neoplatonismo en la lírica del Siglo de Oro. Dos sonetos del Conde de Villamediana », Anuario Filosófico, revista digital de la Universidad de Navarra, 2000, no 33, p. 641-653. Page web : http://hdl.handle.net/10171/456 13. Cf. John H. Turner, « Notas. Góngora y un mito clásico », Nueva Revista de Filología Hispánica, 1974, XXIII, no 1, p. 88-100. 14. Luis de Góngora, op. cit., p. 130. 15. Trad. de F. Turner, op. cit., p. 25. 16. Hélène Vial, op. cit., p. 77-88.

RÉSUMÉS

À propos du motif de la métamorphose des Héliades dans trois sonnets de Góngora, il existe une intime correspondance entre le matériau littéraire hérité d’Ovide et l’élaboration d’une écriture poétique marquée tant par la variation autour d’un thème unique que par un effacement de la matérialité du corps dans le temps de sa métamorphose.

The motive of the metamorphosis of the Heliades in three of Gongora’s sonnets shows a close relationship between the literary material inherited from Ovid and the elaboration of a poetical style, both marked by the variation around a unique theme and the effacing of the body’s materiality at the time of its metamorphosis.

A propósito del motivo de la metamorfosis de las Helíades en tres sonetos de Góngora, existe une íntima relación entre el material literario heredado de Ovidio y la elaboración de una escritura poética marcada tanto por la variación alrededor de un tema único como por la desaparición de la materialidad del cuerpo en el tiempo de su metamorfosis.

INDEX

Mots-clés : Góngora, Héliades, variation Keywords : Góngora, Heliades, variation Palabras claves : Góngora, Helíades, variación

AUTEUR

SANDRA CONTAMINA

Université d’Angers

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 55

Dedos de sutil delicadeza Aracne, Ovidio y sus ecos en España

Elena Cano Turrión

Óscar Carballo Vales, Aracne oscarcarballovales.blogspot.com

1 Sostiene Steiner en una de sus obras que su empeño es « intentar responder a la cuestión de por qué un puñado de antiguos mitos griegos continúa dominando y dando forma vital a nuestro sentido del yo y del mundo »1. No intentaremos llegar tan lejos; no obstante, la pregunta está en la mente de todos nosotros. Una de las posibles respuestas es que los mitos, paradigmas atemporales de carácter simbólico, codifican algunos primarios enfrentamientos biológicos y sociales de la historia de la humanidad que

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 56

gozan de un reconocimiento colectivo. En este trabajo trataremos el mito de Aracne dando cabida al recorrido que el mito ha realizado en el tiempo y en las diferentes disciplinas artísticas.

2 En la actualidad, no es extraño encontrar manifestaciones artísticas del mito en cualquier campo o disciplina. Así, entre muy diversas posiciones en varios aspectos culturales, llega hasta el videoart de la mano de la performer Noema Pascuali. La obra 2, que se encuadra en la tendencia artística denominada body extreme art, muestra cómo el coser sobre el propio cuerpo (acompañado de imágenes referentes a horizontes urbanos plagados de alambres y formas muertas) simboliza el egocentrismo y la afirmación castigada de la excesiva competitividad de la protagonista, el encierro en la propia convicción que no implica su autocreación, sino el resultado de la condenación. Los choques visuales y significativos en este video nos actualizan los sistemas de reinvención de los antiguos mitos.

3 Otra muestra de la buena salud del mito la encontramos en el cortometraje de animación de Nich Kozis, Arachne3. Más respetuoso con la narración del mito original y mucho menos pretencioso, desarrolla la fábula en un medio completamente distinto al anterior.

4 Entre las ilustraciones contemporáneas del mito de Aracne, destacamos la de Dylan Meconis para Tales of Ancient Rome (2005) y la de Claudia Degliuomini para el Libro de los dioses, héroes y mitos (2005), revisión mitológica para el público infantil de Graciela Repún y Enrique Melantoni.

5 Estas obras constituyen una muestra de la vigencia de este personaje en la postmodernidad; no obstante, ninguna de ellas refleja con tanta exactitud el personaje original de Aracne como la obra del artista Óscar Carballo. En este dibujo digital podemos apreciar toda la potencia metafórica del mito de Aracne: la utilización predominante de tonos rojizos en su vestido, su pelo y las telas del fondo representa el orgullo desafiante que le confiere su soberbia; al tiempo, esta Aracne4 nos es más cercana en el cambio del telar por las agujas, que clava como en un alfiletero en el ovillo enmarañado de su melena recogida; finalmente, sus habilidosos dedos largos y huesudos envueltos en telarañas parecen indicar que la transformación ya está teniendo lugar.

6 El siglo xx dio muestras señeras en teatro, como la obra de Adelaide Eden Phillpots Arachne, a play5; en poesía, así el poema « Arachne »6 de Robert Boggs o el « Arachne »7 (1928) de Empson; y en novela, con la obra del australiano-libanés David Malouf, An Imaginary Life (Una vida imaginaria, 1978) o con Die Letzte Welt (El último mundo, 1988) del escritor austríaco Christoph Ransmayr, donde Aracne8 forma parte del elenco de personajes mitológicos del pueblo en el que sitúa la trama.

7 En las artes plásticas, contamos con ilustraciones como las de Caselli para el libro The Illustrated Bulfinch’s Mythology Legends of Charlemagne, the Age of Chivalry, the Age of Fable, 1997 o la de Susan Seddon Boulet.

8 El origen de este tipo de actualizaciones de los mitos se encuentra en el romanticismo y su revitalización del universo simbólico frente a la lógica de la razón y los preceptos neoclásicos. Muestras de la escasa y fosilizada realización mitológica en el Siglo de las Luces, en el que la Ilustración teñirá de racionalismo las manifestaciones artísticas9, son las obras de Bauer, Houasse y Barbier, que reflejan estereotipadamente el mito que tratamos, las dos primeras, el momento en que Palas castiga a Aracne, y la tercera, la

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 57

escena en que Palas, con todos sus atributos, se presenta a la lidia. El mito no parece tener su lugar en el siglo XVIII, apenas se registran actualizaciones literarias10 del mismo, con las excepciones, fuera de la literatura hispánica, de una versión de la historia de Aracne en la obra Liutot’s Miscellany (1712) de John Gay (1685-1732), o en Friedrich Schiller, en su « Fantasie-to Laura »11 y, como indica Miguel Ángel Elvira 12, parece perderse de la pintura.

9 Contra estas manifestaciones rígidas y sin plasticidad del mito se alzó en el siglo XIX una ilustración claramente novedosa de Aracne, el grabado realizado por Gustave Doré (1861) para el purgatorio de la Divina Comedia de Dante. Muestra el momento en que Dante, guiado por Virgilio, contempla en el purgatorio a los soberbios y sus tormentos; entre ellos, Aracne se encuentra en plena transformación, y de su cuerpo, aún de mujer, nacen a los lados las patas de la araña en que se está metamorfoseando como castigo a su soberbia, uno de los aspectos menos frecuentados en las artes plásticas.

10 Igualmente, reaparece el mito en los versos de Manuel José Quintana, « al fabuloso combate / en que igualar a Minerva / le costó tan caro a Aracne »13, que se hacen eco de la contienda entre la diosa y la joven lidia; en La araña negra (1842) de Jeremias Gotthelf, seudónimo del suizo Albert Bitzius, novela en que la transformación de Aracne opera de un modo alegórico cristiano; en Arachné14, siniestro relato de un asesino compuesto por Marcel Schwob, o en la novela escrita por el alemán George Ebers, Arachne (1898). Incluso Aracne dará su nombre al asteroide 407, descubierto por Max Wolf el 13 de octubre de 1895.

11 No obstante, la muestra de la vigencia del mito en la actualidad y cómo su reactualización hunde sus raíces en la reacción romántica contra las imágenes fosilizadas del Siglo de las Luces responden parcialmente al « cómo », pero no al « por qué » de la transmisión del mito. Cada época tendrá respuestas diferentes a esta pregunta en torno a las variaciones de unos valores de la imagen mítica. Aracne es el orgullo desmedido por la creación propia, el enfrentamiento con los dioses, también, el artesano contra el artista, pero sobre todo, Aracne es la soberbia.

Ovidio: significación y trascendencia

12 Formalizado el mito por Ovidio en sus Metamorfosis, apenas conocemos otros testimonios clásicos15 de este mito que tanto ha dado que reflexionar a pintores, escritores y artistas en general; pero comencemos por el principio.

13 El relato latino narra la historia de una joven lidia famosa por su arte tejiendo; lejos de la humildad, Aracne se vanagloria de tejer mejor que Palas Atenea, que pasaba por ser la inventora del arte del tejer. Al llegar a oídos de la diosa semejantes afirmaciones, ésta se disfraza de vieja y visita a Aracne en un intento de que se retracte de sus soberbias palabras, pero Aracne no rectifica y reta a la diosa a un concurso para mostrar la supremacía de su arte. Palas acepta el reto, y tejen. Mientras la diosa plasma su victoria sobre Neptuno, que dio nombre a la ciudad de Atenas (aviso amenazador del poder de Palas en sus exempla), Aracne representa una serie de episodios (los caelestia crimina, que ponen en evidencia la cuestionable moralidad de los dioses) de infidelidades de los inmortales (Júpiter con Leda, con Europa, con Danae...). La factura del tejido de Aracne16 es impecable, pero la elección de los motivos enfada a la diosa y golpea con la lanzadera a Aracne. Ésta, asustada y avergonzada, intenta suicidarse; la diosa se apiada de ella,

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 58

impidiendo el suicidio17, y, rociándola con el jugo de la hierba de Hécate, la convierte en araña para que teja eternamente, condenando al mismo castigo a toda su estirpe18.

14 Un detalle llama la atención en este relato en relación a los usos de los dioses griegos: el recurso de Palas a una hierba para la transformación de Aracne, ya que no es ni mucho menos común la utilización de magia, así podemos llamar a este detalle, por parte de los dioses. Siguiendo a Anne-Marie Tupet19, podemos establecer dos procedimientos constantes en el uso de la magia: la acción de un mago que posee esta ciencia y la utilización de instrumentos como encantaciones o fórmulas, hierbas o drogas diversas y, en ocasiones, agua y fuego. En este caso contamos con el uso de la hierba de Hécate, pero el poder de Palas presupone que no tenga necesidad alguna de estos recursos; en palabras de Tupet: On ne trouve pas d’opérations magiques dans les mythes de Minerve ; ce n’est donc pas à la déesse qu’est attachée cette pratique. Serait-ce alors à Arachné ? Nous ne connaissons aucun autre récit mettant en scène ce personnage ; faut-il penser qu’une métamorphose en un insecte aussi répugnant ne pouvait s’accomplir qu’à l’aide de la magie ? C’est pure supposition, la métamorphose d’Arachné étant la seule transformation d’un être humain en insecte dans l’œuvre d’Ovide20.

15 Por otra parte, la metamorfosis de Aracne es casi una merced hecha por la diosa. Aracne se cuelga avergonzada por su orgullo y aterrada por la reacción de la diosa, pero ésta la salva concediéndole la vida, aunque atada a su tela como araña, como nos recuerda M. Von Albrecht: Comment expliquer la métamorphose d’Arachné ? S’agit-il d’une punition ? Mais c’est Arachné elle-même qui se pend. Elle tombe donc victime de son orgueil – qui est à la fois la plus haute et la plus dangereuse de ses qualités. Au fond, elle se punit elle-même, tandis que Pallas, qui remplace la mort par une métamorphose, lui fait plutôt une grâce21.

16 Al margen de si la transformación es un favor de la diosa en comparación con la muerte, la metamorfosis en araña no deja de ser un castigo; en concreto, respondería a lo que Kirk ha clasificado como « castigo por impiedad »22, en el que se cuentan los castigos recibidos por jactarse de superar a una divinidad.

17 Aunque nos ocupamos de la transmisión del mito ovidiano, no podemos dejar de reseñar un mito similar acerca de Aracne. El escoliasta de los Thēriaká de Nicandro de Colofón narra una historia etiológica con topoi de corte alejandrino sobre la transformación de dos hermanos incestuosos (Aracne y Falange) en dos tipos de araña, atribuido a un desconocido Teófilo23. De un mito muy similar da noticia el libro VI de la Mitología (Venecia, 1551) de Natale Conti: Zenódoto contó una fábula muy distinta a éstas sobre el nacimiento de las serpientes, pues dice que hubo en la región del Ática un hombre, llamado Falange, que tuvo una hermana llamada Aracne; por lo demás, se dice que cuando Falange hubo crecido fue instruido por Palas en el arte de las armas, mientras que su hermana Aracne había aprendido muy atentamente todas las cosas que tienen que ver con la confección de las telas y el arte de coser. Pero se dice que, al haber tenido Falange relaciones con su hermana, la diosa se turbó por la fealdad de la acción y soportó la fechoría tan mal que convirtió a ambos en serpientes. Al estar grávida Aracne de su hermano, le fue ordenado por Palas que diera a luz no sin el mayor peligro de su vida, puesto que fue devorada por sus hijos, lo que se dice que también sucedió después a los demás de esta estirpe. Y algunos contaron este origen de las serpientes24.

18 Hay ecos en Sebastián de Covarrubias, quien tras explicar brevemente en la entrada dedicada a la palabra araña del Tesoro25 la fábula de Aracne, en el Suplemento26, al hilo de

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 59

Phalanx, parafrasea a Conti, a quien da como fuente, y añade: « Advierte que esta palabra Phalanx, entre otras significaciones, vale y es una especie de araña ponçoñosa, como Arachnes significa tanbién otro género de araña común ».

19 A partir del relato de Ovidio, Aracne pasa a simbolizar el pecado de hibris, a ser un aviso para navegantes de los peligros de la soberbia, y como metáfora de tal será utilizada en multitud de textos y referencias.

20 Dante, en La divina comedia (ca. 1315), sitúa a Aracne en el purgatorio debido a su soberbia, así dirá « ¡Oh loca Aracne, allí te contemplé, / ya medio araña, al pie de la deshecha obra que por tu mal tejida fue! »27, recogiendo en el momento de la transformación de Aracne ante su tela destrozada por la diosa.

21 Ya a principios del siglo XV encontramos la historia de Aracne inserta en la obra de Cristina de Pisán, La ciudad de las damas28 (1405) donde, defendiendo el talento creativo de las mujeres, se la da por la inventora, entre otros, del arte de tejer, y a quien, cuenta la fábula, por despecho, Palas convirtió en araña. Declara Pisán cómo debemos el relato a Boccacio y su galería de mujeres ilustres29; así, en el « Capítulo XVII. De Aragnes, la cual porque fue vencida y sobrada de Pallas en el arte de tejer, porque más sopo que ella, según dicen ahorcose », Boccacio muestra una versión diferente de la historia, en la que Aracne se ahorca porque no soporta verse vencida por Palas, al hilo que hace una crítica a la soberbia de los hombres. Pero ya antes había tratado este tema en el capítulo tercero de la Genealogía: Sobre la primera Minerva, primera hija del primer Júpiter [...] Sostienen que fue descubrimiento suyo el arte de la lana, desconocido antes de ella, así como el tejido, y sobre esto opina Ovidio que tuvo ésta con la colofonia Aracne un certamen sobre quién tejía mejor y obtuvo la victoria30.

22 El grabado con la imagen del suicidio de Aracne acompaña el relato de Cristina de Pisán31. En él no faltan los elementos propios del mito: el telar a un lado, la tela de araña al otro y la desdichada Aracne colgando de la soga en el centro; esta elección en la ilustración del mito no será muy habitual, inclinándose la mayor parte de los artistas por el momento de la contienda de Palas y Aracne o la escena en que Palas castiga a la lidia.

23 Muy diferente será la imagen que presenta Francesco del Cossa en el fresco El triunfo de Minerva (1469-1470) del Palazzo Schifanoia (Ferrara). Se sitúa en el momento de la competición de Palas y Aracne, rodeadas de damas que observan sus labores, donde sólo el título de la obra nos indica que estamos contemplando la contienda de Aracne con la diosa. Igualmente plácida será la imagen que encontramos en el manuscrito holandés de La ciudad de las damas32 de 1475, conservado en la British Library de Londres, que refleja a Aracne tejiendo a solas con el telar.

Aracne en el Siglo de Oro español

24 En el período áureo las mitografías y las traducciones se encontrarán en la base del movimiento divulgativo de la mitología que se reflejará en las diferentes artes. La información contenida en estas obras será claramente determinante y, con frecuencia, será su reflejo lo que contemplemos en la poesía o las artes plásticas.

25 Respecto al paso del mito por las diferentes mitografías, éste suele obedecer a una exégesis moralizante; valga como ejemplo el caso de la Philosophia secreta de la gentilidad

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 60

de Pérez de Moya (1585), Libro 3, capítulo 8, artículo VI « De la contienda de Palas y Aragnes »: Esta fábula conviene a la primera Minerva, por cuanto esta contienda era sobre tejer, y la primera es a quien estos artificios se atribuyen. Otro nos da ejemplo que por más excelencia que parezca que tenemos no debemos igualarnos con Dios, ni ensoberbecernos de manera que por no reconocerlo todo de su bondad nos castigue y haga conocer lo que somos, siendo apartados de su gracia, y que todo cuanto sabemos es frágil como tela de araña, como experimentó Aragnes, vuelta en tan pequeño y vil animalejo33.

26 Anteriormente, el tratado de Alonso Fernández de Madrigal34, de 1507, menciona brevemente la historia de Aracne: Dizen de Minerva que contendió con Aragne, la Colophonia, en el arte de texer, e a la fin Aragne colgósse e tornóse en araña, de lo qual larga fábula reza Ovidio, libro VI Methamorphoseos [1-145]. Esto no fue cosa alguna en la verdad, como no pudiesse muger alguna tornarse araña, mas fue puesto para significar el saber de Palas o Minerva en el arte de texer e el saber de Aragne.

27 En el caso de las traducciones romances del siglo XVI de las Metamorfosis, contamos con cuatro de ellas que, casi de manera general, amplifican el relato ovidiano. La primera de las ediciones, publicada anónima, se debe a Jorge de Bustamante35. En esta traducción, en prosa, el autor amplifica la fábula, respetando, no obstante, el desarrollo temático de la misma, a excepción de la acción de la hierba de Hécate y la posterior metamorfosis de Aracne: Palas cuando vio que tan bien había tejido hubo dellos gran pesar, no porque le pareció mal, ni hubo envidia de la tela, mas porque vio los dioses en ella pintados y descubiertos sus vicios con tan grandes deshonras, por cuya causa Palas tomó luego la tela y rompióla toda porque jamás no pareciese la afrenta manifiesta de los dioses, y tomó la espada o lanzadera con que tejía y dio con ella un gran golpe en la frente de Aracne. La triste de verse menospreciada con el pesar tomando una soga se ahorcó. Palas aún hubo compasión della y alivióla sospesándola hacia arriba un poco y dijo: « ¡Malaventurada así colgada penareis de hoy más por siempre, y no moriréis quedando en ejemplo a vuestros parientes que nunca osen tomar contienda con los dioses! ». Dicho esto, Palas quitóse de allí y mudóle luego en araña, y como era antes muy sutil, no olvidando su oficio le usa hoy día, y ésta es la causa porque aún después de convertida de su natural en tejer las telarañas es tan sutil.

28 La segunda traducción (1ª ed. Salamanca, 1580) es debida a Antonio Pérez Sigler, quien en su versión en octavas36, deudora de la italiana de Andrea Anguillara hasta el punto de copiar las interpretaciones alegóricas de Horologgi que acompañaban dicha traducción, desarrolla en 220 versos el mito de Aracne, amplificando el original ovidiano, como en el caso anterior, pero incorporando la acción de las hierbas venenosas, sin especificar, y la transformación de Aracne: [...] luego de hierbas venenosas / le esparce encima el zumo, y al instante / los cabellos se hundieron y narices, / una cabeza chica le quedando / igual en proporción al corpezuelo / y unos delgados brazos a los lados, / lo demás tiene el vientre de adonde echa / su estambre, y en araña transformada / ejercita el oficio que solía.

29 Incluye, no obstante, en la alegoría sobre el libro sexto una exégesis moralizante de la contienda de Palas y Aracne: [...] se da a entender que no debemos por excelencia que parezca ay en nosotros, incitados de soberbia, igualarnos a Dios, porque no reconociendo venirnos todos los bienes de su bondad divina movida del justo enojo no nos haga trabucar en alguna

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 61

gran miseria y apartados de su gracia vengamos a ser semejantes a tan vil animal como es la araña sin que podamos hacer cosa que no sea frágil como su tela. En el discurso de las labores de Pallas se pinta el fin a que vienen a parar los soberbios, justamente con la fábula de la insolente Niobe.

30 Lectura moral que llevará hasta los motivos tejidos por Aracne en su tela: En las transformaciones de Júpiter, Neptuno y Apolo en diversos animales pintados por Aragne se dan a entender todos los efectos que el lascivo amor hace en el corazón apasionado, forzándole a usar con toda diligencia de todos los medios que le fueron posibles hasta traer a efecto a su lascivo deseo37.

31 Felipe Mey, en su Del Metamorfoseos de Ovidio en octava rima38 traduce, comedidamente comparado con sus predecesores, en dieciocho octavas reales la historia de Aracne y Palas, resolviendo la metamorfosis de la lidia en apenas doce versos: Después de allí partiendo le ha esparcido / de Hécate el zumo, yerba emponzoñada, / con que nariz y orejas le han caído, / y los cabellos, luego en ser tocada, / la cabeza se le ha disminuido, / y toda su persona es abreviada. / Los dedos por extremo adelgazados / le quedaron por zancas a los lados. / Barriga es lo demás y la primera / arte ejercita agora toda vía, / del vientre saca el hilo y persevera / hecha araña en tejer como solía.

32 Finalmente, Pedro Sánchez de Viana, en Las transformaciones de Ovidio39, siguiendo también la tradición de Anguillara que cita con frecuencia, alterna los tercetos en las partes narrativas, con el uso de la octava para el monólogo o el estilo directo; desarrolla en 316 versos la historia de Aracne: Aquesto dicho Palas, apartada, / con el zumo al momento la rocía / de la hierba por Hécate hallada. / Lo cual apenas hecho, se caía / de la cabeza hermosa aquel cabello / que el oro más subido obscurecía. / Las narices y orejas caen con ello; / pequeñísima se hace su cabeza; / el cuerpo, ya gentil, dejó de sello. / Las piernas, donde estaba la belleza / que podía ser, al punto se han tornado / en dedos de sutil delicadeza, / pegados en el uno y otro lado; / y lo que de ella resta, está ocupando / el vientre, y siendo araña ha procurado / sacar materia idónea, vomitando / para sus telas el estambre y trama, / el ejercicio antiguo ejercitando. / La Lidia toda del suceso brama, / y por los frigios pueblos va volando / del caso extraño la parlera fama.

33 Los « dedos de sutil delicadeza », que dan nombre a este trabajo, son referidos a las patas de la araña, resaltando incluso en este repulsivo elemento su eficacia en el arte del tejer. En sus Anotaciones sobre el libro sexto de las transformaciones de Ovidio, añade: Por esta fábula se da a entender que Aracne (la cual significa la humana fraude) vence y sobrepuja todas las del mundo salvo a Palas, diosa de la sabiduría. Porque el saber de dios significado por Palas conoce el engaño del hombre pues su majestad es escudriñador de los secretos corazones humanos [...]. También se puede interpretar esta fábula contra los soberbios que por alguna excelencia y ventaja que conozcan en sí, menosprecian a los demás y no reconocen tal merced de la divina mano, por lo cual movida la soberana justicia de justa indignación, les castiga con dejarles a lo cual se sigue caer luego en infinitas miserias, bastantes (si del todo no son ciegos) a darles a entender su poquedad si carecen de la gracia de dios, sin la cual no somos parte para hacer cosa intelectual, ni mecánica que no sea frágil y perecedera más que la débil tela de una araña40.

34 Una de las primeras muestras en la literatura del siglo XVI, si bien italiana, aparece en la literatura pastoril; así, en la Arcadia41 de Iacopo Sannazaro, la referencia a Aracne vendrá determinada por la tela con la que los protagonistas cazan pájaros: [...] y allí entre dos derechos y altísimos árboles tendíamos la extensa red, tan sutil que apenas entre las hojas podía distinguirse, y que por el nombre de Aracne la

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 62

conocíamos, y colocada ésta perfectamente, como es preciso, nos movíamos desde las remotas zonas del bosque [...].

35 Ya en la poesía española del siglo XVI la referencia a Aracne tiene varios significados fuertemente lexicalizados, funcionando como metáfora de la excelencia en el arte de tejer; así en la Traducción de «Orlando furioso» de Ludovico Ariosto por Jerónimo de Urrea42; en Mexicana de Gabriel Lobo Lasso de la Vega43; en las Rimas44 de Lupercio Leonardo de Argensola, en las que, según Muñoz Torrijos45 : « El autor recurre a este mito para comparar las bellas telas tejidas por sus protagonistas, con la de su querida Dorida »; o en las de su hermano Bartolomé (1592- a.1631)46.

36 Como ejemplo de soberbia, aparece en las Novelas en verso de Cristóbal de Tamariz 47, referencia nacida de la écfrasis. También Cristóbal Acosta en su Tratado en loor de las mujeres y de la castidad...48, siguiendo la estela dejada por Boccaccio y Pisán, en el capítulo « Mujeres fueron principio e invención de las cosas más necesarias a la vida humana », da a Aracne por inventora del hilar y afirma que « No menos se debe a la nombrada Aragne y a Palas, pues la primera que inventó la manera de hilar y de tejer lienzo fue Aragne de Lidia [...]. Como lo testifican Ovidio y Plinio ».

37 Relacionada con este tipo de referencia sobre el mito está la de Jerónimo Román, en Repúblicas del mundo: divididas en tres partes (1595): [...] Y así cuenta Ovidio una graciosa fábula, que como hubiese una mujer llamada Aragne Colofonia y presumiese mucho de saber tejer y hacer cosas de lana y lino dijo que no había su par en el mundo, de lo cual enojada Minerva trató que se viesen, y cada una a porfía labró lo más delgado que supo y en fin la diosa venció, de lo cual desesperada Aragne se ahorcó y convirtió en araña, la cual como hoy vemos nunca hace sino hilar y tejer. Plinio hablando de esta arte y su antigüedad dice que Aragne virgen de Lydia halló la invención del hilar y dice así mesmo que halló las redes para tomar pájaros y peces y que ella halló el lino, también da esa invención a Palas o Minerva, que es lo mesmo, en lo de Palas concuerdan los poetas49.

38 Es frecuente también tomar la tela de Aracne como fuente de los mitos metamórficos, como en el Viaje de Sannio (1585) de Juan de la Cueva50 o un soneto incluido en la Poética silva51 (textos fechados entre 1595 y 1601).

39 Por otra parte, la cercanía de elementos temáticos del mito de Aracne con otros mitos produce cierta asimilación que da pie a confusiones entre ellos; es el caso del verso de Jorge de Montemayor, « ¡O!, más hermosa Nimpha mía / que Aragne parescía al su Teseo »52, que intercambia a Aragne con Ariadne, cercanía ya documentada en Shakespeare, como comenta José Amícola53 al hilo de un análisis sobre la cadena de influencias literarias presentes en Roberto Arlt, Julio Cortázar y Manuel Puig.

40 También en la emblemática tendrá lugar la representación soslayada del mito de Aracne. Así, en la obra de Juan de Borja54, encontraremos el emblema « Funiculi vanitatum » (Los lazos de la vanidad): De los vanos, que hacen sus obras, siguiendo la vanidad, y la miseria del mundo, y de todo lo que en él se contiene, se dice que labran lazos, y cuerdas de vanidad, tan sutiles, y tan inútiles, como son las telas, que las arañas hacen...

41 En el que, como analiza Julia D’Onofrio, « La idea de vanidad, por supuesto que se liga al mito de Aracne, la eximia tejedora tan confiada en su arte, que se animó con soberbia a competir con Palas »55. Similar asociación se encuentra en la empresa 37 de Francisco de Villaba56, en la que la figura de la araña se tiñe con los conceptos de ambición y artificio.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 63

42 A principios del siglo XVII, las referencias poéticas españolas se mantienen en el tono del siglo anterior, y seguimos viendo su utilización referida al arte de tejer, así en El viaje entretenido57 (1603), en la Vida, excelencias y muerte del gloriosísimo patriarca San José58 (1604) de José de Valdivieso, en los Discursos, epístolas y epigramas de Artemidoro59 (1605) de Andrés de Rey de Artieda, La Atalanta. Comedia en tres jornadas (1616) de Gaspar de Ovando60 o la utilizada en 1624 por Bernardo de Balbuena para alabar los vellones de Segovia61.

43 Se cita, también, la fábula de Aracne para simbolizar la soberbia, la absurda lucha de alguien inferior con otro claramente superior; así sucede en la tercera parte de El Criticón (1657), « En el invierno de la vejez »62, o en la comparación realizada por Faria y Sousa respecto a Góngora y Camoens, recogida en el Apologético63 (1662), aunque también como referencia meramente testimonial del mito la del Triunfo parténico64 (1683).

44 En la pintura del siglo XVI, diversas obras ilustran algunas escenas del mito, mayoritariamente las escenas de la contienda en el telar o el castigo de Palas a Aracne, así en los frescos de Tadeo Zuccari para el Palazzo Farnese de Caprarola (1563-1564) y de Luca Cambiaso para el Palazzo Doria de Genova, respectivamente. No obstante, ninguna con la potencia metafórica de la obra de Paolo Caliari (el Veronés) del Palazzo Ducale de Venecia (1575-1578), en la que Aracne contempla sobre ella la tela en la que se verá atrapada para siempre. Al tiempo, no podemos dejar de mencionar la obra de Jacopo Robusti (Tintoretto) situada en la Galería de los Uffizi de Florencia, si bien, temáticamente, repite la escena de la diosa y la lidia ante el telar ya tan conocida.

45 Diversas obras pictóricas del siglo XVII ilustran la escena de Palas agrediendo a Aracne, entre ellas Minerva y Aracne (1636) de Rubens (Richmond, The Virginia Museum of Fine Arts) o Aracne y Minerva (1695) de Luca Giordano (El Escorial), que llega estereotipada al siglo XVIII, como comentábamos al principio.

46 El caso de Las hilanderas (Museo del Prado de Madrid) de Velázquez merece que nos detengamos brevemente. Durante mucho tiempo se creyó que esta obra era debida al naturalismo fotográfico de Velázquez, quien, como aposentador, visitó con unas damas la fábrica de tapices de Santa Isabel y decidió inmortalizar tan bella imagen65. El primer plano de la obra representa a dos hilanderas, la de la derecha, de espaldas al espectador y la de la izquierda sujetando en su mano izquierda el hilo de un huso; tras ellas, otras tres jóvenes ayudan a las hilanderas. En el segundo plano, tras unos escalones, hay una escena más iluminada en que tres elegantes damas contemplan un tapiz que representa el rapto de Europa; entre el tapiz y las damas, Palas alza el brazo para castigar a Aracne. La crítica ha interpretado el esquema compositivo como representación de la oposición entre el arte (la pintura, simbolizada en el tapiz) frente al trabajo manual (las hilanderas), separando ambos niveles con unos escalones muy altos, que subrayarían la dificultad de pasar de un nivel a otro. Aparece además, como una pista para identificar la fábula de Aracne, la viola, ya que, como dice Diego Angulo66, se trata de uno de los instrumentos cuyo sonido curaba, según las creencias de la época, la picadura de araña.

47 Sin embargo, Lorenzo Martín del Burgo67 propone otra visión. No hay dudas de la representación de la fábula de Aracne en segundo plano; no obstante, la escena en primer plano no se encuentra igual de esclarecida y se revela como fundamental para la comprensión global de la obra. Ya Angulo vio cómo el movimiento de las hilanderas copia el de los gnudi de la Capilla Sixtina de Miguel Ángel, sin dudas a este respecto, pero la hilandera de la izquierda, tradicionalmente considerada de avanzada edad, se

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 64

revela para Martín del Burgo como otro de los personajes más conocidos de la mitología: Penélope. Así contemplamos la juventud de la pierna que muestra, al igual que su rostro, al tiempo que, al recordar la descripción de Penélope en la Odisea, la recordamos velada, igual que nuestra hilandera. Si esto no fuese suficiente para plantear serias dudas al respecto de la interpretación, recuerda que Velázquez basaba la composición de sus creaciones en modelos previos de pintores anteriores, y en este caso el origen de la composición general del cuadro se encuentra en la obra « Penélope tejiendo » del pintor italo-flamenco Giovanni Stradano-Jan van der Straat, pintada para decorar las habitaciones de Leonor de Toledo, hija del virrey de Nápoles don Pedro de Toledo y casada con el gran duque de Toscana, Cosme de Médicis, en el Palazzo Vecchio de Florencia. La obra, circular, se divide en dos planos, en el primero Penélope se encuentra trabajando en el torno, en el segundo, rodeada de sus sirvientas trabaja en el telar. La contraposición de ambos mitos no es nueva: son ambas tejedoras, pero una protegida, debido a su castidad, y la otra castigada, a causa de su soberbia, por Palas; a la luz de esta interpretación del primer plano del cuadro, el sentido global de la obra sería el poder de Palas, que protege o castiga.

48 Este recorrido áureo del mito muestra el amplio conocimiento de la fábula de Aracne por poetas y pintores, quienes, más en la poesía que en la pintura, hacen un uso rígido y estereotipado del mito. Por otra parte, nos resulta extraño que el siglo de las fábulas mitológicas por excelencia no haya dejado varias muestras de ello al respecto del mito de Aracne. Sin embargo, así es, y no encontramos ninguna fábula de Aracne exenta como las muchas dedicadas a otros tantos mitos.

La fábula de Aracne de Lope de Vega

49 A pesar de las múltiples alusiones a Aracne en la poesía española del siglo XVI, no encontramos ninguna fábula mitológica que desarrolle dicho mito, a excepción de la inserta por Lope de Vega en La Arcadia68 (1598). Esta obra, como recuerda Antonio Sánchez Jiménez69, fue de los libros más leídos y admirados durante el siglo XVII; junto al Isidro, en quintillas, y la Dragontea, constituyen el intento del Fénix de cambiar su imagen de autor de comedias y romances por la de autor erudito y respetado.

50 Resume Lope en doce quintillas el mito de Aracne, comenzando por la rabia que la diosa siente al ver la fama adquirida por ésta en el arte de tejer, y por su intento, convertida en vieja, de hacerla desistir de su osadía. La tercera quintilla (« Viendo que la menosprecia, / vuelve a ser lo que solía, / y tanto Aragnes porfía / que mostró ser hembra y necia / en que a Palas desafía ») desarrolla un tópico ajeno al mito original pero muy extendido en la época; luego volveremos con él. En las siguientes siete quintillas, el Fénix despliega toda su erudición para poetizar los motivos de las telas de Palas y Aracne, resolviendo el final de Aracne en las dos quintillas finales; la penúltima da cuenta del golpe propinado por Palas a Aracne con la lanzadera y, finalmente, la última cómo la transforma en araña (« Vuélvela araña tardía, / ponzoña la sangre fría, / sin escucharle palabra, / donde agora cuelga y labra; / que, como es mujer, porfía »). Obvia Lope el intento de suicidio de Aracne, al tiempo que vuelve a introducir, al final, comentarios misóginos.

51 ¿Es Lope un autor misógino? No parece, a la luz de sus propias vivencias, que Lope profesase ningún tipo de odio hacia las mujeres; no obstante, pueden desprenderse de su obra varias consideraciones al respecto.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 65

52 En principio, la tendencia misógina se remonta a tiempos muy lejanos. Distinguimos dos ramas que se juntarán en la Edad Media, la tradición misógina judeo-cristiana que arranca en la Biblia70, pasando por la Patrística71, y la que parte de la antigüedad grecolatina con textos ilustres como la sátira VII Contra femina de Juvenal, o los múltiples comentarios de Platón y Aristóteles. Pero el período fundacional de la misoginia en la cultura hispánica es sin duda la baja Edad Media, donde, como explica Anna Caballé72, la tendencia misógina se intensifica y recrudece.

53 Los textos misóginos en esta época son legión, excede el propósito de nuestro trabajo detenernos en tanto teólogo, moralista y poeta así, como dice David J. Viera, « La mayoría de los escritores didáctico-morales y satírico-misóginos de Iberia concordaron en que la mujer es avara, codiciosa, celosa, inconstante, habladora, jactanciosa, porfiada, engañosa, rebelde, etc. »73. Incluso en el Renacimiento, « Erasmo o Vives seguían viendo en ella al enemigo natural del hombre y el mayor escollo en el camino de la salvación eterna »74. No obstante, nos interesa un texto en particular por su trascendencia en Lope de Vega, nos referimos al Examen de ingenios para las ciencias (1575) del doctor Juan Huarte de San Juan, donde se infiere la incapacidad de la mujer para las obras de ingenio. Sirviéndose de este texto, Lope escribió la comedia La prueba de los ingenios (1618), incluida en la novena parte de su teatro, en la que la protagonista compite en inteligencia y sabiduría con oponentes masculinos saliendo vencedora75 : en ella el debate sirve para presentar los argumentos misóginos de la época y su refutación.

54 Por otra parte, Lope defiende a las damas cultas en otros textos76, e incluye, como sabemos, a varias poetisas en su famoso Laurel de Apolo (1630). Sin embargo, muchos son los ejemplos que se pueden extraer de la obra de Lope en los que se ataca a las mujeres. Así en La dama boba (1613), acto I, « ¿para qué quiero yo que, bachillera, / la que es propia mujer conceptos diga? »77, « Demás de esto, las mujeres / naturaleza tenemos / tan pronta para fingir / o con amor o con miedo, / que, antes de nacer, fingimos »78, la definición de una buena mujer en Períbáñez y el comendador de Ocaña (1614), acto I; o los comentarios de sus personajes en las Novelas a Marcia Leonarda (1621-1624) sobre la mujer como interesada, que se consuela rápido de los males de amores, vengativa, engañosa, etc79. Esta tendencia explotará en el Siglo de Oro con Quevedo y Gracián, con textos ampliamente conocidos (Quevedo, Premática de las cotorreras; Gracián, El Criticón).

55 Volviendo a Lope, creemos que el significado de estos comentarios debe ser tomado con cautela. De un lado, no debemos confundir las expresiones misóginas puestas en boca de determinados personajes con la opinión del autor, y de otro y más importante, Lope se está haciendo eco de una larga tradición de debates sobre la mujer en que las posturas misóginas y profeministas se ven igualmente representadas con desigual suerte en cada obra particular. Como recuerda Mercedes Roffé: Con antecedentes esporádicos desde el siglo IV, y tras un primer auge durante el renacimiento carolingio, el debate literario florece en Europa a partir del siglo XII, cuando la disputa se institucionaliza como método de investigación y enseñanza universitaria. Desde entonces, los debates sobre distintos temas proliferan en latín tanto como en lenguas romances, anglosajonas y eslavas80.

56 Y así los debates feministas llegan a España en el siglo XV, donde « El debate acabó siendo un juego de entretenimiento cortesano, retórico e insincero »81. Dicho debate puede documentarse desde el Grisel y Mirabella de Juan de Flores (1495) y entronca de forma natural en la pastoril, donde frecuentemente se ve mezclado o sustituido por el debate sobre el amor que podemos ver reflejado en obras como La Galatea de Cervantes

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 66

(IV disputa sobre el amor, II ausencia o desdén) o La Diana enamorada (IV competición entre Sireno y Arsileo « el uno contra y el otro a favor de Cupido »). Desde este punto de vista no nos extraña contemplar apenas unas páginas antes una defensa de las mujeres en boca de Olimpio: [...] sin duda es bajeza notable no honrar en todo tiempo aquellas de quien nacimos, que nos criaron y dieron las primeras costumbres, que nos vistieron y sustentaron con su labor y manos, y sin las cuales jamás decimos que nos hallamos contentos, pues no hay donde ellas faltan cosa alegre, ni donde estén alguna que sea triste82.

57 Por otra parte, la caracterización de Celso dentro del reparto de tendencias y temas del grupo de pastores « el que componía epigramas y con curiosos festones los colgaba de los árboles en honor de las musas »83, ya nos daba a entender un cierto carácter circunstancial de sus palabras. Se trata, pues, de un empleo funcional de la fábula, al servicio de la urdimbre narrativa y sus juegos expresivos.

58 El intento cultista de Lope es evidente al dedicar más de la mitad de la fábula a la narración de los mitos tejidos por Palas y Aracne, donde puede desarrollar todo su saber libresco, y resolver el resto de la fábula en cinco estrofas. Se trata de quintillas, metro estrella de la comedia nueva, al igual que el Isidro, metro poco habitual en el desarrollo de las fábulas mitológicas del momento84; no obstante, es necesario tener en cuenta también que dicha fábula se encuentra inserta en una obra pastoril. Puesta en boca de Celso (libro II), requerido por Tirsis, la fábula nace de la écfrasis producida al entrar los protagonistas en el templo de Palas, y explicar Celso las pinturas de las paredes, en las que a un lado se encuentran los vicios de los dioses y a otro las victorias (« Parecía que el autor de aquella pintura había querido imitar la contienda de Aragnes y Palas, porque a una parte estaban los vicios de los dioses y a otra las vitorias con que presumió competir con entrambas85 »).

59 El recurso de la écfrasis es común en Lope, como explica Florence Raynié86: L’ekphrasis, très présente dans l’œuvre lopesque, est la description d’une œuvre d’art rencontrée ou imaginée par un personnage de la fiction. Il s’agit donc d’une description à un deuxième niveau, représentation d’une représentation : représentation par les mots de ce qui est déjà représenté, au niveau diégétique, par le pinceau ou le ciseau. Nous évoquerons rapidement les sujets traités dans ces œuvres d’art pour nous concentrer plus longuement sur ce qui nous semble être le point névralgique de l’ekphrasis lopesque : la mise en scène du regard du personnage. En effet, nous chercherons à savoir comment le regard du personnage sert à introduire, à mener et à justifier la description avant de nous interroger, dans un dernier temps, sur les fonctions de ce procédé.

60 La descripción de las pinturas de las paredes se ve sustituida por la narración en verso de la fábula de Palas y Aracne por Celso. La identificación entre texto y tejido, propiciada por su propio étimo hacía de la écfrasis un recurso de larga tradición ya en nuestro Siglo de Oro87. De esta forma, la fábula de Aracne de Lope acaba reducida a un intento cultista de lucimiento poético propio en un contexto circunstancial en el cual hasta los comentarios misóginos forman parte de un juego cortesano estereotipado a esas alturas del siglo XVII. El siglo por excelencia de las fábulas mitológicas sólo conoce una realización poética del mito de Aracne de carácter circunstancial y estereotipado. Sólo los matices grotescos del mito, la transformación en araña, el intento de suicidio de la protagonista, pueden indicar los motivos del escaso cultivo de un mito con tan alto valor metapoético que hoy en día sigue presente en la mente de los creadores.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 67

NOTAS

1. George Steiner, Antígonas. La travesía de un mito universal por la historia de Occidente, Barcelona, Gedisa, 1986, p. 13. 2. « Aracne » en http://www.youtube.com/watch ?v=DjDy-9dgqFQ [24/05/2011]. 3. En http://www.youtube.com/watch?v=qW3Bbav7w4A [24/05/2011]. 4. ©Óscar Carballo Vales. La obra se reproduce con autorización del autor; ésta y otras obras de este artista pueden verse en oscarcarballovales.blogspot.com 5. Adelaide Eden Phillpots, Arachne, a play, London, Cecil Palmer, 1920. 6. Robert Boggs, The Idyll of Lucinda Pearl. A Poem by..., New York, Broadway Publishing Co., 1912, p. 56-60. 7. William Empson, The Complete Poems, ed. John Haffeden, London, Allen Lane, 2000, p. 34. 8. La figura de Aracne en esta novela ha sido recientemente estudiada por Dorothée Cailleux en « Le personnage d’Arachné dans le roman Die Letzte Welt de Christoph Ransmayr », Amaltea. Revista de mitocrítica, 2010, vol. 2, p. 23-27, y junto a la obra de David Malouf, en este mismo volumen, por Nicola Kaminski en « Arachnes Netzwerke – Autorschaftsmetamorphosen bei Ovid, Malouf, Ransmayr », p. 71-90. 9. Según Arno Gimber « el mito fue abandonado por la Ilustración al ser considerado rudimento de épocas de superstición que no resistía a los criterios de la razón », p. 15, « Mito y mitología en el romanticismo alemán », Amaltea. Revista de mitocrítica, 2008, n° 0, p. 13-24. 10. A lo que se une su breve presencia en los escasos tratados mitográficos de la época, entre los que podemos destacar el Pantheum mythicum (1738) de Francisco Pomey que, en apenas unas líneas, resume la fábula de Aracne declarando tener su origen en las Metamorfosis de Ovidio (p. 81-82). 11. Friedrich Schiller, Poems of the first period, p. 4-6, en pdfbooks.co.za 12. Miguel Ángel Elvira, Arte y mito. Manual de iconografía clásica, Madrid, Silex, 2008, p. 210. 13. Manuel José Quintana, Para el álbum de M.D. [Poesías] (1843-1844), ed. A. Derozier, Madrid, Castalia, 1969, p. 376. 14. En Claudio Iglesias (ed. y trad.), Antología del decadentismo, Buenos Aires, Caja Negra Editora, 2007, publicado originalmente en Cœur double (1891). 15. Virgilio: « aut invisa Minervae / laxos in foribus suspendit aranea cassit », Geórgicas IV, 246-247, ed. bilingüe de J. Velázquez, Madrid, Cátedra, 1995, p. 254-257. Plinio el viejo: « Los egipcios, los tejidos; teñir la lana, los lidios en Sardes; Closter, el hijo de Aracne, los husos en el arte de trabajar la lana; el lino y las redes, Aracne; el arte de batanar, Nicias de Mégara, y el arte de la zapatería, Tiquio de Beocia », Naturalis Historia VII, trad. y notas de E. del Barrio Sanz, I. García Ambas, A. Mª Moure Casas, L. A. Hernández Miguel, Mª. L. Arribas Hernáez, Madrid, Gredos, 2003, p. 101-102. La referencia a Closter, hijo de Aracne, llegará al siglo XVI de manos de Ravisio Textor en su Officinae (1596) tras hacerse eco de la fábula de Aracne narrada por los poetas (columna 961). Juvenal: « Vos lanam trahitis calasthisque peracta refertis / vellera, vos tenui praegnantem stamine fusum / Penelope melius levius torquetis Aracne », « Sátira II », v. 54-56, en Sátiras, trad., intro. y notas de M. Balasch, Madrid, Espasa-Calpe, 1965, p. 22. Luciano de Samosata: « Arachné de Méonie osa provoquer Pallas Tritonie ; elle perdit sa forme et elle s’occupe encore à ourdir des toiles. L’audace des humains ne peut lutter contre la colère des bienheureux, tels que Jupiter, Latone, Pallas et Pythius », Tragodopodagra en Œuvres complètes, trad., intro. et notes E. Talbot, Paris, Ch. Lahure, 1857, t. II, p. 540. En relación a las representaciones plásticas, Miguel Ángel Elvira Barba, en Arte y mito. Manual de iconografía clásica (Madrid, Silex, 2008, p. 210), expone que « En la Antigüedad, el mito de Aracne sólo tiene una representación segura: la del friso del

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 68

Foro Transitorio en Roma (h. 97 d. C.), dedicado a albergar un templo a Minerva erigido por Domiciano ». 16. Las diferencias entre las obras de Aracne y Palas han sido estudiadas por M. Vincent, « Between Ovid and Barthes: ekphrasis, orality, textuality in Ovid’s Arachne », Arethusa, 1994, n° 27, p. 361-386; R. Di Fiore, « I colori di Aracne (Ovidio, Met. VI, 62-67) », Aufidus, 1998, n° 35, p. 41-52, y J.-P. Néraudau, « Les tapisseries de Minerve et d’Arachné (Ovide, Métamorphoses, VI, 70-128) », L’Information littéraire, 1983, n° 35, p. 83-89 (sostiene cierta reivindicación femenina contra el poder masculino de los Olímpicos). 17. Para el valor cultural del suicidio, véase Ramón Andrés, Historia del suicidio en Occidente, Barcelona, Ediciones Península, 2003, p. 98. 18. Seguimos la traducción de las Metamorfosis de C. Álvarez y R. Mª Iglesias, Madrid, Cátedra, 2001, p. 385-393. 19. Anne-Marie Tupet, « La magie dans la métamorphose d’Arachné (Ovide, Met., VI, 135-145) », p. 215, Journées Ovidiennes de Parménie, Bruxelles, 1985 (coll. Latomus ; 189), p. 215-228. 20. Ibid., p. 223-224. 21. M. Von Albrecht, « L’épisode d’Arachné dans les Métamorphoses d’Ovide », p. 271, Revue des études latines, 1980, LVII, p. 266-277. 22. Geoffrey S. Kirk, El mito. Su significado y sus funciones en la Antigüedad y otras culturas, Barcelona, Paidós, 1985, p. 186-187. 23. Cf. Álvaro Ibáñez Chacón, « La Tela de Aracne: sobre un exemplum mythologicum en La manzana de la discordia y robo de Helena de Antonio Mira de Amescua y Guillén de Castro », Hesperia. Anuario de Filología Hispánica, 2004, VII, p. 130. 24. Natale Conti, Mitología, trad., intro., notas e índices de R. Mª Iglesias Montiel y Mª C. Álvarez Morán, Universidad de Murcia, 1988, p. 466-467. Este fragmento es una adición de la edición ampliada de 1581 y no figura en las anteriores ediciones. 25. Sebastián de Covarrubias, Tesoro de la lengua castellana o española, Madrid, Luis Sánchez, 1611, fol. 81r. 26. Suplemento al Tesoro de la lengua española castellana, ed. G. Dopico y J. Lezra, Madrid, Polifemo, 2001, p. 237-238. 27. Dante Alighieri, La divina comedia, (vol. 2 Purgatorio), trad. Á. Crespo, Barcelona, Seix Barral, 2004, p. 139, Canto XII, v. 43-45. Compárese con el grabado de Doré citado. 28. Cristina de Pisán, La ciudad de las damas, ed. M-J. Lemarchand, Madrid, Siruela, 2000, p. 138-139. De forma similar reaparece el mito en 1592 en la obra de Christobal Acosta Africano, Tratado en loor de las mujeres (Venecia, Iacomo Cornnetti), « Mujeres fueron principio e invención de las cosas más necesarias de la vida humana » (115v-117v), Aragne Inventora de la manera de hilar, fol. 117v-r. Cf. las referencias misóginas insertas en el poema de Lope de Vega [infra]. 29. Giovanni Boccaccio, De las mujeres ilustres en romance (1374), Zaragoza, Paulo Hurus, 1494, ed. J.-L. Canet en LEMIR, en http://parnaseo.uv.es/Lemir/Textos/Mujeres/Index.html [24/05/2011]. 30. Giovanni Boccaccio, Genealogía de los dioses paganos (1360), ed. Mª C. Álvarez y R. Mª Iglesias, Madrid, Editora Nacional, 1983, p. 126. 31. Cristina de Pisán, op. cit., p. 147 (fol. XXIIIv). 32. Ms. ADD 20698, fol. 90, reproducido en La ciudad de las damas, ed. cit., p. 40. 33. Juan Pérez de Moya, Philosophia secreta de la gentilidad (1585), ed. C. Clavería, Madrid, Cátedra, 1995, p. 401-402. 34. Alonso Fernández de Madrigal (el Tostado), Sobre los dioses de los gentiles (1507), ed. P. Saquero Suárez-Somonte y T. González Rolán, Madrid, Ediciones Clásicas, 1995, p. 235. 35. Las Metamorphoses, o Transformaciones del muy excelente poeta Ovidio, repartidas en quince libros y traducidas al castellano. Citamos por la ed. Amberes, Juan Steelsio, 1551 (fol. 80v-85v), aunque nos consta la existencia de ediciones anteriores: s.l. n.a. (primera mitad del siglo XVI), s.l. (1546), Sevilla (1550). Cf. L. Carrasco Reija, « La traducción de Las Metamorfosis de Ovidio por Jorge de

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 69

Bustamante », en VV. AA., Humanismo y pervivencia del mundo clásico (Homenaje al profesor Luis Gil), ed. J. Mª Maestre Maestre, J. Pascual Barea, L. Charlo Brea, Universidad de Cádiz, 1997, t. II, p. 977-994. 36. Metamorfoseos del excelente poeta Ovidio Nasón. Traducidos en verso suelto y octava rima con sus alegorías al final de cada libro..., Burgos, Juan Bautista Varesio, 1609 (2ª ed.), fol. 131v-135v. 37. Ibid., fol. 154-155. 38. Felipe Mey, Del Metamorfoseos de Ovidio en octava rima, Tarragona, 1586, p. 297-307. 39. Licenciado Sánchez de Viana, Las transformaciones de Ovidio: traducidas del verso latino en tercetos y octavas rimas por..., Valladolid, Diego Fernández de Córdoba, 1589, fol. 54v-57r. A la bibliografía que estudia esta traducción se añade recientemente el artículo de John C. Parrack, « Mythography and the Artifice of Annotation: Sánchez de Viana’s Metamorphoses (and Ovid) », en Ovid in the age of Cervantes, ed. Frederick A. de Armas, Toronto-Buffalo-Londres, University of Toronto, 2010, p. 20-36. 40. Pedro Sánchez de Viana, op. cit., fol. 121r-121v. 41. Iacopo Sannazaro, Arcadia, ed. J. Martínez Mesanza, Madrid, Editora Nacional, 1982 (1ª ed. 1504) prosa 8ª, p. 83. 42. Jerónimo de Urrea, Traducción de « Orlando furioso » de Ludovico Ariosto, ed. F. J. Alcántara, Barcelona, Planeta, 1988 (1ª ed. 1549), p. 81 « Entre lienzos entró Ruger penado, / que Aracne tales no tejió a las gentes » o « De bordar, de [coser], sabía cuanto / Aracne o Palas supieron un día », p. 736. 43. Gabriel Lobo Lasso de la Vega, Mexicana, ed. J. Amor y Vázquez, Madrid, Atlas, 1970 (1ª ed. 1594), « Lleva ocupadas las robustas manos / (no en el uso de Aracne ejercitadas, / mas de Marte en reencuentros inhumanos) », p. 104. 44. Lupercio Leonardo de Argensola, Rimas, ed. J. M. Blecua, Zaragoza, CSIC, 1950, p. 42: « La tela artificiosa / de Aragne temeraria, / ni la que declaró la competencia / della i la casta diosa, / por quien dio a su contraria / por castigo tan áspera sentencia, / no tienen la excelencia, / éstas ni otra ninguna, / que mi preciosa tela ». 45. Nereida Muñoz Torrijos, « La presencia de la mitología clásica en las Rimas de Lupercio Leonardo de Argensola », Alazet, 2002, n° 14, p. 326-327. 46. Bartolomé Leonardo de Argensola, Rimas, ed. J. M. Blecua, Zaragoza, CSIC, 1951, « Camilas fuertes, que dexada el arte / de Aragne », p. 339. 47. Cristóbal de Tamariz, Novelas en verso (1580), ed. Donald McGrady, Charlottesville, Biblioteca Siglo de Oro, 1974, « En otra horrible cueba allí siguiente / a los sentauros vio en el centro horrible, / hijos del gran Ygión, que vanamente / con Juno adúltero está en forma visible. / Y a el gran Salmeo vio, que en fuego ardiente / ymitar quiso y el tronar terrible, / y a Marsias con Apolo vio tañendo / y con Palas a Aragne contendiendo », p. 351. 48. Cristóbal Acosta, Tratado en loor de las mujeres y de la castidad, honestidad, constancia, silencio y justicia: con otras muchas particularidades y varias historias, Venecia, Jacobo Connetti, 1592 « Mujeres fueron principio e invención de las cosas más necesarias a la vida humana », fol. 117r-v. 49. Jerónimo Román, Repúblicas del mundo, divididas en tres partes, Salamanca, Juan Fernández, 1595, Libro nono « De la antigüedad del lino, de la lana, del modo de hilarlo y texerlo, y quando fue hallada la seda, y las colores para teñir los paños », cap. XI, fol. 380r-380v. 50. Juan de la Cueva, Viaje de Sannio, J. Cebrián, Madrid, Miraguano, 1990, p. 67, « No cometiste sólo este delito / en forma transformándote fingida, / qu’en delfín i en bezerro hallo escrito / bolverse tu figura conocida; / a la tela de Aragne me remito / donde tu istoria al vivo fue esculpida, / que de vergüença de dezir quien eres / callo el engaño de Medusa i Ceres ». 51. Poética silva, ed. I. Osuna, Sevilla, Universidad, 2000, t. I, « Deje Apolo los brazos avarientos / de su avarienta y fugitiva dama, / que aun convertidos en hojosa rama / satisfacen sus vanos pensamientos, / deje Adonis los gustos y contentos / de la gallarda diosa que le ama, / Júpiter deje cuantos en su trama / puso Aragne gozando por momentos, / que es aire su placer y sus

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 70

abrazos, / pues unos vide yo que en solo vellos / sobrepujé la gloria de sus lazos. / Dueño de mi alma y de estos brazos bellos, / haz que me sean de favor tus brazos, / y subiré a tu cielo puesto en ellos », p. 244. 52. Jorge de Montemayor, Cancionero (1554-1559), ed. J. B. Avalle-Arce y E. Blanco, Madrid, Turner, 1996, p. 683. 53. José Amícola, « El hilo de Arachné y la toma de distancia », p. 167, Revista Iberoamericana, enero-marzo 2000, vol. LXVI, n° 190, p. 163-174. 54. Juan de Borja, Empresas morales de don Juan de Borja, Bruselas, Francisco Floppens, 1680 [2ª ed. que aumenta la original de 1581 con 124 emblemas que habían quedado manuscritos], su nieto publica en Bruselas otras 124 empresas que habían quedado manuscritas. Ambas ediciones pueden consultarse en http://www.archive.org. 55. Julia d’Onofrio, « “En cárcel hecha por su mano”. Rastros de la emblemática en El celoso extremeño de Cervantes », Bulletin of the Cervantes Society of America, 2008, vol. 28, p. 19-40. 56. Francisco de Villaba, Empresas espirituales y morales, Baeza, Fernando Díaz de Montoya, 1613, 2ª parte, p. 71. 57. Agustín de Rojas Villadrando, El viaje entretenido, ed. J. Joset, Madrid, Espasa-Calpe, 1977, « Aragne inventó el hilar, Safo el hacer versos », p. 230. 58. José de Valdivieso, Vida, excelencias y muerte del gloriosísimo patriarca San José, C. Rosell, Madrid, Rivadeneyra, 1854, « Hace Josef que la madera cruja, / Quejosa de la sierra que la ofende; / Su Esposa diestra en la sutil aguja / El blanco lienzo con destreza hiende; / Labrando en él con tal primor dibuja, / Que Minerva admirada della aprende, / Y atenta mas que con Aragne brava / Su gracia admira y su labor alaba », Real Academia Española : Banco de datos (CORDE) [en línea]. Corpus diacrónico del español. http://www.rae.es [8/01/2011]. 59. Andrés de Rey de Artieda, Discursos, epístolas y epigramas de Artemidoro, ed. A. Vilanova, Barcelona, Selecciones Bibliófilos, 1955, « Circ. El que sacarle de mis manos piensa, / offrecida una vez su fe y palabra, / la rueda de Exión terná suspensa / y acabará la red que Aragne labra. / Imposible es a Circe hazerle offensa / sin que la tierra se estremezca y abra », p. 109. 60. Gaspar de Ovando, La Atalanta. Comedia en tres jornadas (1616), ed. M. J. Franco Durán, Kassel, Reichenberger, 2001, « en una cuadra abrigada, / de ricos curiosos paños, / que de seda y oro Aracne / tejió con soberbia a mano », p. 104-105. 61. Bernardo de Balbuena, El Bernardo, ed. C. Rosell, Madrid, Imp. Rivadeneira, 1851, « Esta es Segovia, donde la fineza / De Aragne en sus vellones mas se apura; / Y aquella la real puente de Trajano, / Y el Balsahin ó paraíso humano », p. 317. 62. Baltasar Gracián, El Criticón, « En el invierno de la vejez », ed. M. Romera-Navarro, Philadelphia, Pennsylvannia Press, 1940, « Y assí veréis que los ignorantes se lo beben, los lisongeros lo aplauden y los sabios no osan chistar, con que triunfa Aragne contra Palas, Marsias contra Apolo, y passa la necedad por sutileza y la ignorancia por sabiduría », p. 154. 63. Juan de Espinosa Medrano, Apologético en favor de don Luis de Góngora (1662, Perú), ed. V. García Calderón, Paris, Revue Hispanique, 1925, dice que es como « contender Aracne con Palas, Marsias con Apolo, y la Mosca con el Águila », p. 529. 64. Carlos Sigüenza y Córdoba, Triunfo parténico (México, 1683), ed. J. Rojas Garcidueñas, Xochitl (México), 1945, « y más viéndose allí verificada de nuevo la historia mitológica de la presumida Aracne, pues cuando quizá se esforzaba más para emular en sus bordados tan compartidas labores, quedó pendiente del techo transformada no en una, sino en diversas arañas que sobre la plata de su materia dieron lugar a crecidísimo número de bujías con que se le aumentaban a aquel espacio sus lucimientos », p. 97. 65. Cf. Ricardo Sanmartín, « Velázquez y Aracne, el mito y la época », Éndoxa. Series Filosóficas, Madrid, UNED, 2003, n° 17, p. 183-206. 66. Diego Angulo, « Velázquez, cómo compuso sus principales cuadros », 1999, cit. por R. Sanmartín, art. cit., p. 204.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 71

67. Lorenzo Martín del Burgo, « De nuevo sobre el significado iconográfico de Las hilanderas de Velázquez: ¿fábula de Aracne o Penélope hilando? », Arbor, enero-febrero 2006, CLXXXII, n° 717, p. 17-25. 68. Lope de Vega, La Arcadia, ed. Edwin S. Morby, Madrid, Castalia, 1975, p. 150-155 [fábula desde 152]. 69. Lope de Vega, El Isidro, ed. Antonio Sánchez Jiménez, Madrid, Cátedra, 2010, p. 18-19. 70. « no hay veneno como veneno de mujer, / ni furia como furia de enemigo. / Prefiero convivir con león o dragón / a convivir con mujer mala. / [...] Toda malicia es poca junto a la malicia de mujer, / ¡que la suerte del pecador caiga sobre ella! / Cuesta arenosa bajo los pies de un viejo, / así es la mujer habladora de un marido pacífico. / No te dejes llevar por belleza de mujer, / por mujer no te apasiones. / Blanco de ira, de deshonra y gran vergüenza, / eso es la mujer que mantiene a su marido. / Corazón abatido, rostro sombrío, / herida del corazón, eso es la mujer mala. / Por la mujer fue el comienzo del pecado, / y por causa de ella morimos todos », Eclesiástico 25, 22-23, cit. en p. 279-280 por J. Adrián Escudero, « Cristina de Pizán y la sinrazón de la misoginia », Diálogo filosófico, 2004, n° 59, p. 275-294. 71. Entre otros muchos, san Jerónimo, Contra Joviniano, insiste en la virginidad como ideal de perfección en la mujer, y cita un pasaje misógino que afirma haber sacado de una obra, por otra parte desconocida, De nuptiis, que atribuye a Teofrasto. Cf. Robert Archer, Misoginia y defensa de las mujeres. Antología de textos medievales, Madrid, Cátedra, 2001, p. 22. 72. Anna Caballé, Una breve historia de la misoginia, Barcelone, Lumen, 2006, p. 58. 73. David J. Viera, « “El hombre cuerdo no debe fiar de la mujer ningún secreto” como tema de la literatura clásica hispánica », Thesaurus, t. XXX, n° 3, 1975, p. 557. 74. Mª Teresa Cacho, « Misoginia y barroco: Baltasar Gracián », Literatura y vida cotidiana, ed. Mª Ángeles Durán y José Antonio Rey, Zaragoza, Servicio de Publicaciones de la Universidad Autónoma de Madrid / Secretariado de Publicaciones de la Universidad de Zaragoza, 1987, p. 175. 75. Cf. Montserrat Mochón Castro, « El enigma de la inteligencia en La prueba de los ingenios lopesca », Signos literarios, julio-septiembre, 2009, 10, p. 107-125. 76. Cf. Simón A. Vosters, « Lope de Vega y las damas doctas », AIH. Actas III, 1968, p. 909-921. 77. Lope de Vega, La dama boba. La moza del cántaro, ed. Rosa Navarro Durán, Barcelona, Planeta, 1989, acto I, p. 13. 78. Ibid., acto III, p. 98. 79. Cf. Mª Soledad Arredondo, « La mirada de Lope sobre la mujer en las Novelas a Marcia Leonarda », en C. Segura Graíño (coord.), Feminismo y misoginia en la literatura española. Fuentes literarias para la Historia de las mujeres, Madrid, Narcea, 2001, p. 81-95. 80. Mercedes Roffé, « Grisel y Mirabella: a la luz del debate medieval », Cincinnati Romance Review, 1995, vol. XIV, p. 9. 81. Juan de Flores, La historia de Grisel y Mirabella, ed. facs, versión e intro. de P. Alcázar López y J. A. González Núñez, Granada, Editorial Don Quijote, 1983, p. 39. 82. Lope de Vega, La Arcadia, ed. cit., libro I, p. 97. 83. Ibid., p. 109. 84. Contamos, sin embargo, con el precedente de las fábulas de Píramo y Tisbe y de Acteón de Cristóbal de Castillejo, escritas en dobles quintillas (variedad abab: ccddc) incluidas en sus Obras (Madrid, 1573) pero ya registradas en el ms. 3691 de la BNM (fol. 69r-78r: La fábula de Acteón; fol. 70v-73v: Historia de Píramo y Tisbe ). Cf. Cristóbal de Castillejo, Fábulas mitológicas, ed. B. Periñán, Viareggio-Lucca, Mauro Baroni, 1999. 85. Lope de Vega, La Arcadia, ed. cit., p. 152. 86. Florence Raynié, « “Faire voir la littérature” : l’ekphrasis dans le roman de Lope de Vega », en Hommage à Francis Cerdan, ed. F. Cazal, Toulouse, CNRS / Université Toulouse Le Mirail, Coll. « Méridienne », 2008, p. 734-743.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 72

87. Cf. A. Egido, « El tejido del texto en la Égloga III de Garcilaso », en J. Mª Díez Borque y L. Ribot García (ed.), Garcilaso y su época: del amor y la guerra, Madrid, Sociedad Estatal de conmemoraciones culturales S.A., 2003, p. 179-200.

RESÚMENES

El estudio propone un recorrido por la formulación poética del mito de Aracne desde sus fuentes textuales clásicas, pasando por las pervivencias medievales, las traducciones del texto de Ovidio en el siglo XVI y la «Fábula de Aracne» de Lope de Vega; junto a recreaciones plásticas del mito donde confluyen obras como «Las hilanderas» de Velázquez o creaciones de body extreme art.

L’étude propose un parcours à travers les formulations poétiques du mythe d’Arachné à partir de ses sources textuelles classiques, ses survivances médiévales, les traductions d’Ovide au XVIe siècle et la « Fábula de Aracne » de Lope de Vega, sans en oublier les représentations plastiques, où se côtoient « Les Fileuses » de Vélasquez et des créations de « body extreme art ».

This study offers a journey through the poetical expression of the myth of Arachne, from its classical text sources, its medieval survivals, the 16th century translations from Ovid, as well as Lope de Vega’s «Fábula de Aracne», including its modelling representations, where Velasquez’s Spinners meet body extreme art creations

ÍNDICE

Mots-clés: métapoétique, représentations poétiques, récréations plastiques, Arachné Palabras claves: metapoético, representaciones poéticas, recreaciones plásticas, Aracne Keywords: metapoetic, poetic representations, plastic recreations, Arachne

AUTOR

ELENA CANO TURRIÓN

Université de Cordoue

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 73

La Métamorphose des corps : représentations dans les lettres et les arts de l'Espagne classique

Métamorphoses et écriture dramatique

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 74

Métamorphoses et fragilité de l’homme et de ses sens dans les autos sacramentales caldéroniens

Yves Germain

1 Si la fascination de la métamorphose, le goût pour les figures protéiformes du change, tiennent une place primordiale au sein du spectacle baroque, comme l’avait si bien montré Jean Rousset, l’auto sacramental tel que Calderón le consacre, constitue-t-il un mode d’expression propice à leur étude ? Sans doute célèbre-t-il, avant tout, la plus étrange des métamorphoses, cette transsubstantiation qui, pour demeurer inéluctablement opaque aux hérétiques, ne doit pas moins paraître au public comme une évidence du dogme, un mystère sacré qu’on ne s’aventurera pas à faire entrer dans le champ d’étude des métamorphoses ; ce mystère central du merveilleux que l’auto véhicule ne saurait toutefois être éludé pour son impact sur le spectacle, par la contrainte idéologique qu’il impose aux formes du surnaturel, comme on va le voir. Pour le reste, le genre de l’auto offre une étonnante combinaison de fixité et de souplesse. La fixité, dans le message comme dans la forme, tient en un millier de vers que se partagent des figures surtout allégoriques, aux rôles prédéfinis pour les besoins de l’édification, suivant une trame tendue vers la célébration de l’Eucharistie selon une règle confinant presque à une liturgie. Le spectacle de la métamorphose pourrait-il trouver sa place sur ce théâtre-là ? L’autre caractéristique du genre, l’étonnante souplesse que Calderón lui confère en lui incorporant de multiples apports de la comedia et du théâtre de cour, selon un jeu constant de variations, pourrait bien le faire penser. Le spectacle du merveilleux tend à s’y déployer de plus en plus, sous l’influence des modes du palais, pour affecter les mutations de l’espace scénique, dans la richesse des décors mobiles, voire pour frapper les esprits par des effets spectaculaires de la puissance des forces du Bien.

2 Mais si le merveilleux semble adaptable aux possibilités d’une scène qui s’offre la liberté de ses audaces techniques, en va-t-il de même pour les métamorphoses du corps que pour les transformations de l’espace ?

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 75

3 Le corps dans sa fondamentale fragilité, sa faiblesse exposée aux tentations du démon, est une thématique récurrente des autos caldéroniens, que ce théâtre allégorique décline à travers le motif de la défaillance presque inéluctable des sens. Le groupe animé et plaisant des cinq sens n’a cessé de renforcer sa place sur la scène des autos, pour devenir dans ceux de la maturité une composante presque obligée de l’auto ou de la loa qui l’introduit. Le jeu de l’homme et de ses sens s’offre comme un des ingrédients les plus adaptés à la mise en œuvre du spectacle, susceptible souvent d’agrémenter l’exposé doctrinal par les intermèdes plaisants auxquels il se prête : dans cette optique, on pourrait le croire propice aux manifestations de la métamorphose. L’analyse des passages mettant en scène le corps et ses sens fait apparaître une configuration plus complexe et, semble-t-il, résolument contrainte. On examinera d’abord le motif presque obsessionnel de la stupeur qui suspend l’usage des sens, figurant une première transformation qui semble figer l’homme en statue. Cette figure du discours ne devient qu’exceptionnellement manifestation scénique, avec la métamorphose de l’homme en statue comme œuvre du démon, comme on le verra dans El diablo mudo. On examinera ensuite comment le groupe allégorique des cinq sens se prête de façon plus spectaculaire, à l’occasion, à un jeu de métamorphoses animales, dans deux autos mettant en scène les enchantements d’une magicienne : Aurora Egido l’avait étudié, dans un essai désormais classique, dans Los encantos de la culpa1 ; en en lisant l’écho plus tardif dans El jardín de Falerina, on mesure que cette métamorphose des sens, toujours objet réjouissant du discours, peut aussi être un ingrédient, assez restreint néanmoins, du spectacle. On pourra donc, dans un troisième temps, s’interroger sur ces résistances à figurer la métamorphose des corps, dans un genre pourtant si ouvert au merveilleux. La contrainte appliquée aux manifestations pourtant si tentantes de la métamorphose, pleines de séduction pour le public, n’a rien de fortuit. La célébration du corps du Christ à travers l’Eucharistie imposait une limite radicale à la représentation des métamorphoses corporelles, et la fixité idéologique prenait le pas sur la souplesse théâtrale du genre.

4 Avant de nous interroger, pour cet ouvrage sur les métamorphoses du corps, un précédent colloque sur le silence, à Paris-Sorbonne2, avait attiré notre attention vers une forme de bouleversement qui saisit assez fréquemment la figure de l’homme dans les autos caldéroniens : un trouble soudain, affectant l’ensemble de ses sens en plus de sa voix, un saisissement, une stupeur qui suspend leur usage. Ce trouble reflète tout d’abord un lieu commun du discours caldéronien, qui ne se limite ni aux autos ni à la figure humaine ; dans les autos, cette diction d’un mutisme imposé par la stupeur affecte aussi les puissances du mal, le démon ou la faute, quand leur action est battue en brèche. Mais la place cruciale accordée aux sens, et à la fragilité à laquelle ils exposent l’homme en proie aux tentations du péché, fait que cette stupeur s’impose, notamment dans les autos de la maturité, comme un phénomène marquant affectant la figure humaine, une transformation de son être au monde. La répétition de la chute peut ainsi entraîner un évanouissement, comme dans La nave del Mercader (1674), après que l’homme a bu la coupe que lui tendaient le Démon et la Luxure (Lascivia) : tandis qu’un « terremoto » se fait entendre, les figures présentes commentent en chantant « que hombre en pecado, no sólo bruto es, que no discurre / pero ídolo inmóvil, que ni hable, ni escuche, / ni vea, ni toque, ni huela, ni guste »3. L’idole immobile ne l’est cette fois que dans le discours, et l’homme doit alors bientôt se réveiller pour rendre des comptes aux créanciers que sont devenus ses sens et les puissances de l’âme, qui le conduiront à un cachot d’où sa plainte pourra s’élever vers le Ciel. Le mutisme est alors bref et de pure

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 76

forme, tandis que ce motif de la transformation en idole, la pétrification implicite, laisse voir une source des Psaumes, parfois mentionnée, de cette stupeur muette qui suspend les sens. Il s’agit du Psaume 134 (15-18), qui ne décrit pas l’homme en état de péché mais les idoles des païens : Elles ont bien une bouche, mais elles ne soufflent mot, Elles ont bien des yeux mais elles n’y voient rien ; des oreilles, mais elles n’entendent rien. Et pas le moindre souffle dans leur bouche ! Que ceux qui les ont fabriquées deviennent comme elles, et quiconque aussi met sa confiance en elles !

5 Cette source est bien évidemment susceptible de mener à une métamorphose de l’homme en statue, qui explore l’effet scénique du discours. L’adaptation en auto d’une zarzuela en deux actes consacrée aux enchantements de la magicienne Falerina, inspirée de l’Arioste, El jardín de Falerina (1675), aurait pu le permettre. La transformation en statue de Roger / Rugero, puis de toute la troupe de Charlemagne qui tentait de le délivrer (à l’exception de Roland, qui fait cesser l’enchantement) était l’ingrédient spectaculaire de cette zarzuela plus ancienne (1640 ?). Or dans l’auto, la Faute, avatar de Falerina et « falaz sirena », ne parvient à produire qu’une pétrification très partielle de l’homme, lorsqu’il boit la coupe qu’elle lui tend. Hombre a beau dire que ce « letargo mortal » le prive de sa parole et de ses sens, il continue de s’exprimer et de commenter les effets du mal : Estatua viva soy Pues tengo (¡ay infeliz!) Ojos para no ver, Oídos para no oír, Labios para no hablar Plantas para no huir, Para no tocar manos […]4

6 suscitant chez la Faute le rappel de la source « Así, en ídolos de bronce / te definió David ». L’adaptation se heurte donc à une difficulté, celle de concrétiser par un jeu scénique prolongé la suspension de l’humanité vivante et sa pétrification. Un seul auto apparemment y était parvenu, El diablo mudo, de 1660. L’oxymore du titre – alors que le diable est surtout coutumier d’une parole facile – ne renvoie qu’au dénouement, quand le Salut chrétien, opéré par Peregrino, vient abolir l’insidieuse mise en scène orchestrée par le Démon. C’est ce dernier en effet qui prive l’homme de sa parole et de ses sens, une transformation effective que l’homme lui-même n’est plus en mesure de gloser : esto es el Hombre en pecado siendo el ídolo que cuenta allá el salmista; pues tiene ojos y no mira; lengua y no habla; oídos, y no oye; labios, y no alienta; pies, y no se mueve, manos y no toca5…

7 Le « vivo cadáver », s’il a perdu la parole, peut encore parfois se mouvoir, voire s’agiter comme un possédé qui suscite des commentaires parfois amusés (« habla más por señas / que un garito de barberos, / un soportal de ropero / y una antesala de dueñas. »). Cette fausse statue qui ne commande rien n’est plus vraiment humaine, à la satisfaction du Démon qui voit dans son œuvre « un hombre en forma de fiera / o una fiera, que es más cierto / en forma de hombre del monte », un sauvage « haciendo extremos ». Le dénouement, avec une

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 77

transposition de la Passion qui charge particulièrement la figure du Judaïsme, permettra que l’Homme retrouve son être et sa santé.

8 Cet auto n’eut pas de succès : un échec peut-être imputable à un changement de compagnie lors de sa représentation6, mais auquel on peut supposer des motifs plus conséquents, qui tenaient à la représentation par trop déformée de l’homme et de son corps, éventuellement mise en évidence par un jeu d’acteur maladroit. Le mutisme réel heurte sans doute la logique d’un genre allégorique où toute figure doit pouvoir s’expliquer ; mais plus encore cette fausse statue, qui ne s’anime que pour des pitreries dignes d’un possédé, renvoyait à coup sûr une image trop dégradée de l’homme. Ce piètre avatar de la figure humaine, qui ne pouvait être que l’œuvre d’un Démon metteur en scène d’un théâtre dans le théâtre, était sans doute parvenu à déranger le public. Calderón ne renouvellera pas dans ses autos cet unique essai un peu prolongé de métamorphose de l’homme en statue muette.

9 Le jeu des cinq sens lui fournissait, il est vrai, de multiples possibilités scéniques que leur nature d’allégories distinctes de celle de la nature humaine rendait plus libres, autorisant à l’occasion des métamorphoses animales forcément divertissantes. Les cinq sens assurent en effet le passage de l’allégorie morale à la scène de comédie, sans jamais cesser de s’intégrer au propos didactique. Leurs querelles de préséance tournent à la dispute de courtisans vexés, dans El nuevo Palacio del Retiro, où l’Homme qui est aussi le valido, doit intervenir quand ils en viennent à tirer l’épée ; leur procès contrastif, quant à leur perception de l’Eucharistie, est souvent instruit par la Foi, toujours au bénéfice de l’Ouïe, le plus spirituel des cinq sens, qui seul saisit la valeur de l’hostie là où les quatre autres ne voient, sentent, touchent ou goûtent que du pain. La confrontation de ce groupe animé aux maléfices d’une magicienne qui mettra en évidence la fragilité qu’ils confèrent à l’Homme, est dans ces conditions susceptible d’inspirer des métamorphoses plaisantes de ces cinq figures.

10 Le mythe d’Ulysse et de Circé s’y prêtait tout particulièrement, en offrant la possibilité de faire de ces sens les compagnons de l’Homme-Ulysse, que l’enchanteresse, devenue la Faute, métamorphose en bêtes après que les Vices, ses dames de compagnie, les ont séduits chacun par leur point faible. Saint Augustin, dans La Cité de Dieu (XVIII, 17) avait brièvement évoqué « maga illa famosissima Circe quae socios quoque Ulixis mutavit in bestias », comme exemple fameux des métamorphoses dans ce merveilleux païen sur lequel il s’interroge (sans légitimer pour autant l’usage allégorique de l’épisode, comme on le lit parfois). Calderón s’en souvient dans Los encantos de la culpa, en 1645, adaptant ainsi comme auto sa première pièce mythologique jouée au Buen Retiro en 1635, El mayor encanto, Amor : on notera cependant que la métamorphose animale y reste un effet de discours, raconté par l’Entendement, alors que la comedia rendait les figures animales présentes sur scène. Son récit des transformations établit un système analogique, montrant l’action d’un vice sur un sens donné, et la métamorphose de ce dernier en vertu d’une explication tenant de l’énigme ou du mot d’esprit. La vue est ainsi transformée par l’envie en « tigre » – plutôt une panthère – (« que este animal todo es ojos ») ; l’ouïe l’est en caméléon sous l’influence de la flatterie ; l’odorat relié à la médisance devient de façon plus obscure un lion. Le toucher séduit par la luxure est alors un ours, tandis que le goût mené par la gourmandise ne peut être qu’un porc, « bruto inmundo » qu’Entendement répugne même à nommer7. Ce bestiaire ne s’anime ensuite, et très partiellement, que dans le souvenir des sens réveillés par l’intervention de l’Homme, qui remporte sur la Faute une première victoire avant de lui céder ensuite : tous

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 78

répugnent à ce réveil, comme à reprendre la mer, et le goût, gracioso de la compagnie, se complaît au souvenir du porc qu’il était dans une sorte de rêve, insistant sur cette existence paisible et repue : « No sabes cuán bueno es / estar comiendo y gruñendo? »8. Le motif même de l’animalité s’efface ensuite, alors que les sens ne font qu’accompagner l’Homme séduit par l’espace enchanteur du jardin-palais.

11 Aussi la reprise de la métamorphose animale des sens dans El jardín de Falerina (1675) s’avère-t-elle plus riche, dans la mesure où elle apparaît effectivement sur scène. Cette fois, la mythologie moderne dérivée de l’Arioste remplace le mythe de Circé, mais concernant les sens, Calderón se livre à un réemploi qui ne le gênait nullement, trente ans après Los encantos de la culpa. La tirade des métamorphoses est cette fois prononcée par la Faute elle-même, qui rend compte de la transformation opérée sur les sens par les vices, ses cinq formes, dans son jardin enchanté9. Les trois animaux repris sont évoqués en premier : le tigre pour la vue, le caméléon pour l’ouïe et le lion pour l’odorat, en emblèmes respectifs de l’envie, de la flatterie (car le caméléon est censé ne se nourrir que d’air), de la médisance (le souffle du lion « daña cuanto encuentra ») : la réécriture, plus concentrée, est aussi plus claire. On ne la glosera pas ici, puisque Aurora Egido avait étudié ces premières associations à propos de Los encantos de la culpa avec le soin savant qu’on lui connaît. Les deux sens restants changent de figure animale, alors que l’ours et le porc, si chers à Michel Pastoureau, semblaient s’associer aisément au toucher et au goût10 : mais il s’agit aussi bien de surprendre que de trouver une nouvelle façon de faire sourire.

12 Le toucher est ainsi transformé par la luxure « en un torpe erizo », animal que nul ne peut toucher, métaphore ainsi de sa propre paralysie. Le goût, comme dans la tirade antérieure de l’Entendement, n’est pas identifié sur-le-champ et se donne donc en devinette : « la voraz bestia, que ásperamente cerdosa / no levanta de la Tierra / los ojos al Cielo, y sólo / de lo inmundo se alimenta ». La malheureuse bête ainsi érigée en icône du matérialisme et d’une gloutonnerie qui se complaît dans l’immonde est plus loin identifiée par une didascalie comme un « espín », un porc-épic ! L’ultime avatar des pourceaux de Circé dans L’Odyssée (seul animal alors de la métamorphose des compagnons d’Ulysse) emprunte au hérisson ses piquants peu engageants ; tous deux pourraient procéder du bestiaire des livres d’emblèmes, qui en font un certain usage et tendent parfois à les confondre, comme le fait Saavedra Fajardo ou plutôt son illustrateur, dans les emblèmes 59 et 82 des Empresas políticas (dans l’édition milanaise de 1642, éditée par Sagrario López11), lorsqu’il utilise comme symbole des armes dressées (« sus púas, con las cuales parecen cerrado escuadrón de picas ») « un espín » ressemblant fort à un hérisson. Le sérieux des armes a toutefois entièrement disparu ici, où le porc chargé de piquants est foncièrement burlesque et doit trouver une fonction scénique ; et de fait, c’est dans le théâtre burlesque que nous avons trouvé une autre mention de l’« espín », bien loin de Saavedra Fajardo : dans l’entremés de Los putos, de Jerónimo de Cáncer, le gracioso Toribio s’identifierait volontiers à cet animal repoussant, lorsqu’une lettre enchantée d’abord conçue pour lui attribuer les grâces de Menga, suscite à son égard l’enthousiasme amoureux d’un sacristain, d’un greffier et d’un alguazil : — ¡Ay qué hermosos pies y piernas! — ¡qué barbas! TORIBIO.— ¡de puerco espín!12

13 Le goût mué en porc-épic, dans l’auto, ne sort donc pas du registre du gracioso, et le discours de la Faute prépare l’apparition sur scène de costumes divertissants. Et, de

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 79

fait, si dans un premier temps, on voit apparaître, dans une didascalie, autour de l’homme « a manera de estatua », « un león, un tigre, un espín, un erizo y un camaleón », ce bestiaire s’anime juste avant le dénouement, lorsque les sens, délivrés de leur torpeur, surgissent sur scène « en sus trajes, luchando con los cinco vicios »13.

14 L’animation zoomorphe se renforce ici par rapport à la zarzuela-source, où l’enchanteresse Falerina, lorsqu’elle transforme Rugero en statue, ordonne aux deux graciosos couards du premier acte, le Français Jaques et le maure Zulemilla, qui reparaissent vêtus en lions, de veiller sur lui. Jaques, pour se dérober, fait à nouveau entendre sa nature burlesque, en démentant son apparence de lion « aunque león parezca, soy puerco, y aun espín, ¿cómo he de defenderle? »14. Cet espín-là, bien loin de la littérature emblématique, est plus susceptible de se mettre en boule que de figurer une force armée ; Jaques, lion bien dérisoire, continue de n’écouter que sa lâcheté, mais sa réplique, par la mention isolée et très inattendue de la bête à piquants, laisse deviner une raison probable de l’insolite passage du lion au porc-épic : il n’y avait pas loin, peut-on penser, de la crinière léonine aux piquants dans le costume de scène de ce Jaques, et l’on est dès lors moins surpris de voir côte à côte dans l’auto, la curieuse série lion/porc-épic/hérisson, unie par des costumes offrant un probable dégradé de fourrure et de piquants. Ce bestiaire hérissé reparaît donc dans la scène finale de l’auto, pour une scène d’action brève mais certainement spectaculaire : alors qu’un tremblement de terre résonne, bousculant le palais de la Faute, les cinq vices se lamentent et les cinq sens crient leur joie, et se libèrent de leur emprise. Les vices : ¡Qué ansia, qué dolor, qué pena! Les sens : : ¡qué dicha y qué gozo! Les vices : : – oye – aguarda – ¡escucha! – ¡espera! La vue : : – Envidia, ¡quita! L’ouïe : – Lisonja, ¡aparta! Le toucher : – Lascivia, ¡suelta! Le goût : – ¡No, Gula, a mí toques!15

15 On suppose ces deux derniers bien convaincants avec leurs piquants et l’on retrouve la syntaxe incorrecte du goût, copiée sur celle des deux graciosos étrangers de la zarzuela. Sans doute, l’intermède burlesque est-il bref, mais il ajoute une note supplémentaire à la défaite de la Faute, là où Los encantos de la culpa éludait cette possibilité plaisante pour insister davantage sur la métamorphose de l’espace, avec la disparition du palais de Circé. Cette fois, les sens réveillés de l’enchantement, peuvent user de leurs déguisements pour faire rire de la métamorphose passée en la rejouant sur scène.

16 Bien petite moisson, dira-t-on, que ces quelques métamorphoses animales et leur réalisation scénique encore plus restreinte, en regard du corpus si vaste des autos… Elle témoigne au moins, à trente ans d’écart entre Los encantos et El jardín de Falerina, de la reprise d’une idée suggestive, extension spirituelle de la pensée analogique des autos, et, dans la curieuse apparition du porc-épic, d’un détail révélateur de l’attention de Calderón à la matérialité du spectacle, dans un souci de réemploi dans l’auto des ingrédients de tout le théâtre du temps. Une piètre crinière de faux lion reparaît comme dos hérissé d’un porc-épic, et l’un comme l’autre se mêlent en un bestiaire improbable qu’on rêve de remettre en scène.

17 La possibilité restreinte des métamorphoses de l’homme et de ses sens, pourtant figures centrales d’un genre où la mise en scène multiplie les changements et métamorphoses de l’espace, et ne dédaigne pas de recourir aux effets spectaculaires du merveilleux, pourrait a priori surprendre. Elle est pourtant l’effet logique d’un cadre de pensée

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 80

augustinienne de la métamorphose, parfaitement illustré par ce qu’on vient de voir, et, plus encore, dans un genre voué à la célébration du Corpus et de l’Eucharistie, la conséquence inévitable d’une vision du corps humain, dont le Christ est comme le garant, par le sacrifice de son propre corps pour le Salut des hommes.

18 Le cadre largement augustinien de la pensée caldéronienne n’interdit certes pas l’intérêt pour les métamorphoses qui alimentaient les fables des Anciens et de leurs poètes : Augustin leur consacre une partie du livre XVIII de sa Cité de Dieu, mentionnant l’attrait suscité par l’histoire de Circé, les récits de lycanthropie, la métamorphose en oiseaux des compagnons de Diomède, chantée par Ovide (Métamorphoses, XIV), ou bien encore l’histoire de L’Âne d’or, d’Apulée (Civ. Dei, XVIII, 16-18). Il n’est pas moins intrigué par ces histoires de femmes aubergistes qui servent aux voyageurs, dans leur fromage, de quoi les transformer en bêtes de somme en fonction de leurs besoins du moment. Sa réponse face à de tels mystères tient à l’œuvre des démons qui, transformant seulement l’apparence des créatures créées par Dieu, et non leur être, suscitent des illusions « de sorte qu’elles paraissent être ce qu’elles ne sont pas »16.

19 Illusions qui sont l’œuvre des démons, voilà bien ce que sont les métamorphoses représentées dans les autos étudiés plus haut : on se souvient du Démon metteur en scène de l’homme privé de parole et pétrifié dans El diablo mudo, où la transformation, imparfaite, est bien jeu d’apparences, illusion qui suscite l’étonnement de l’assistance mais ne parvient pas à changer l’être de l’homme, qui ne prend l’apparence d’une statue encore assez mobile que le temps de cette mise en scène. Quant à la possibilité de la métamorphose du corps de l’homme en figure animale, si Augustin la rejette, il conçoit que cette illusion, semblable à celles que produit le sommeil, soit susceptible d’opérer « une fois les sens corporels assoupis ou inhibés »17 : c’est précisément là le biais que les enchanteresses caldéroniennes, Circé ou Falerina, figures du démon, mettent à profit dans leurs jardins magiques. Assoupir les sens (comme Circé qui les plonge dans un « sueño »18) ou les inhiber par l’entremise des vices, pour produire l’illusion des métamorphoses animales : illusion que rapporte l’Entendement dans Los encantos de la culpa, et qu’Ulysse dissipe en réveillant les sens contre leur gré ; effet dont se vante la Faute dans Falerina, mais qui restera une apparence, effet de discours d’abord, puis simple costume de scène quand à la fin les sens se libèrent de l’emprise des vices.

20 Encore la métamorphose animale des sens, dans ces deux autos, est-elle facilitée par le fait que leurs allégories, au sens strict, les font attributs de l’homme mais ne sauraient les associer à la figure humaine conçue comme unité. Or, dans un genre voué par son contexte – la fête du Corpus – et sa finalité – la célébration de l’Eucharistie – à célébrer le corps du Christ, il doit être vain d’espérer une représentation d’une métamorphose du corps humain. Même accablé par la faiblesse de ses sens et voué à la répétition du péché, le corps humain reste à l’image de son sauveur qui s’est incarné pour assurer son salut. Du moment où l’auto doit célébrer la communion dans le corps du Christ, l’intégrité du corps de l’homme ne saurait être altérée. L’altération de ses sens ou le mutisme peuvent bien survenir comme effets de la stupeur, pour un temps ; ils ne sauraient mener à la transformation de l’homme en statue, en cette idole évoquée par la référence au Psaume 134. L’idole à laquelle est vouée l’idolâtre, ou la statue de sel que devient la femme de Loth, restent des images de l’Ancien Testament et le destin de pierre de ceux qui ont renoncé au salut. L’humanité chrétienne des autos résiste à toute métamorphose, au nom de la finalité du genre.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 81

21 On aurait pu, à coup sûr, inverser la démarche de ce travail ; constatant une impossibilité, il eût peut-être été préférable de le faire jusqu’à en esquiver la matière même : un tel sujet n’aurait tout simplement pas lieu d’être. La réalité de la pratique théâtrale de Calderón dément néanmoins cette rigueur : le souci du dramaturge est d’apporter au genre cette indispensable variation qui lui permet de ne pas le figer, d’y incorporer autant que possible les ingrédients du spectacle théâtral extérieur à l’auto pour retenir l’intérêt du public. Or la métamorphose des figures de la scène opère dans l’imaginaire du temps une profonde séduction, et la tentation de l’introduire est grande. Le discours la suggère à l’envi dans les propos de l’homme défait par le péché, atteint par la défaillance de ses sens, si la dramaturgie à visée eucharistique l’interdit. Et le réemploi des métamorphoses animales dont le théâtre de cour a fait son miel avec les histoires de Circé et de Falerina, grâce à la diversification allégorique des sens, déploie dans le discours son onirisme païen, joue sur le trouble des rêves et des illusions que les magiciennes autorisent, et, à l’occasion, surgit comme un jeu de scène burlesque, où l’excès assumé du déguisement, réduit à sa matérialité scénique, permet l’audacieux désordre.

NOTES

1. Aurora Egido, La fábrica de un auto sacramental : « Los encantos de la culpa », Salamanca, Universidad de Salamanca, 1982 ; repris dans A. Egido, El gran teatro de Calderón. Personajes, temas, escenografía, Kassel, Reichenberger, 1995, et dans Javier Aparicio Maydeu, Estudios sobre Calderón, t. 2, Madrid, Istmo, 2000. 2. Il s’agit du colloque Les voies du silence dans l’Espagne des Habsbourg, en 2008, dont les actes, édités par les organisatrices Araceli Guillaume et Alexandra Merle, ont parus aux PUPS en 2013 ; voir notre article « La question du silence dans les autos caldéroniens, ou l’impossible mutisme », p. 243-255. 3. Toutes nos citations renvoient à l’édition des autos en un seul volume, dans le t. 3 des Obras completas de Calderón, Madrid, Aguilar, 2e éd., 1991, p. 1462. 4. Éd. cit., p. 1517. 5. Ibid., p. 946. 6. Voir l’introduction de Celsa Carmen García Valdés à son édition de l’auto pour la collection des Autos sacramentales completos (no 26), Kassel, Reichenberger, Pamplona, Universidad de Navarra, 1999, p. 9-11. 7. Éd. cit., p. 411. 8. Ibid., p. 414. 9. Ibid., p. 1520. 10. Michel Pastoureau, L’ours, histoire d’un roi déchu, Paris, Seuil, 2007 et Le cochon, histoire d’un cousin mal aimé, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 2009. 11. Madrid, Cátedra, coll. « Letras hispánicas » (n o 455), 1999, p. 685 (emblema 59) et p. 983 (emblema 82). 12. Antología del teatro breve español del siglo XVII, éd. Javier Huerta Calvo, Madrid, Biblioteca nueva, 1999, p. 271-272. 13. Obras completas, t. 3, éd. cit., p. 1524.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 82

14. Calderón, Obras completas, éd. Ángel Valbuena Briones, Madrid, Aguilar, 1956, t. 2, p. 1908. 15. Obras completas, t. 3, éd. cit., p. 1525. 16. La Cité de Dieu, XVIII, 18, dans Œuvres, éd. Lucien Jerphagnon, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 2, p. 784. 17. Ibid., p. 784. 18. Sur cette notion, voir l’article de Françoise Gilbert, « Sobre sueños y visiones en el auto de Calderón Los encantos de la culpa », dans Ignacio Arellano et Dominique Reyre (sous la dir. de) El mundo maravilloso de los autos de Calderón, Pamplona-Kassel, Universidad de Navarra, Reichenberger, 2007, p. 95-110.

RÉSUMÉS

L’article envisage les limites et les modalités d’une représentation des métamorphoses du corps humain dans les « autos » caldéroniens. Une telle représentation, contraire à la finalité du genre, la célébration de l’Eucharistie et donc du corps du Christ sauveur, apparaît comme une tentation récurrente de la dramaturgie, qui se manifeste notamment dans les allégories des sens, et pourrait trouver une justification dans la réflexion augustinienne sur les métamorphoses.

This paper envisages the limits and modes in representing the human body’s metamorphoses in Calderón’s «autos». Such representation, contrary to the purpose of the genre –i.e. the celebration of the Eucharist and of Christ’s body– nevertheless appears as a recurring temptation for the dramatist, in particular through the allegory of the senses, and could find some justification in the Augustinian thought about metamorphoses.

El artículo considera los límites y las modalidades de una representación de las metamorfosis del cuerpo humano en los autos calderonianos. Esta representación, contraria a la finalidad del género, la celebración de la Eucaristía y así del cuerpo de Cristo, surge varias veces como una tentación de la dramaturgia, como en las alegorías de los sentidos, y podría hallar alguna justificación en la reflexión agustiniana sobre las metamorfosis.

INDEX

Palabras claves : Calderón, auto sacramental, metamorfosis, sentidos Keywords : Calderón, auto sacramental, metamorphosis, senses Mots-clés : Calderón, auto sacramental, métamorphoses, sens

AUTEUR

YVES GERMAIN

Université de Paris-Sorbonne

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 83

Un vivo cadáver la métamorphose du vivant en cadavre dans le théâtre de Calderón

Didier Souiller

1 La présence du crâne, représentation physique de la mort, occupe une place de choix dans l’iconographie du Siècle d’Or, notamment dans le genre des vanités où tel est l’objet accompagnant invariablement les figures de saint Jérôme, saint François ou Marie-, méditant sur un crâne pour symboliser cette étape essentielle du desengaño : la prise de conscience de la fragilité de la vie, l’illusion fugace des biens offerts par l’existence et la finitude de notre condition. Le desengaño tient traditionnellement un miroir1 pour marquer la nécessité d’un retour sur soi et de la contemplation de son image réelle. Dans le cadre de cet ascétisme teinté de néo- stoïcisme, qui prévaut au sein du discours religieux espagnol du Siècle d’Or et dans la mouvance de la Contre-Réforme (cf. le P. Nieremberg, Diferencia entre lo temporal y eterno, crisol de desengaños, Madrid, 16402), le lien du théâtre avec le fonctionnement de la vanité apparaît clairement : la métamorphose opérée sur la scène doit déterminer, dans l’esprit du spectateur, la même prise de conscience que celle qui frappe le contemplateur d’un tableau où la présence évidente de l’horreur de la mort se trouve réunie aux objets et aux êtres qui incarnent les prestiges du monde : telles sont les innombrables illustrations du thème du finis gloriae mundi, dont le célèbre tableau de Valdés Leal (hôpital de la Charité, Séville) n’est qu’un exemple parmi bien d’autres.

2 En définitive, le théâtre, tirant profit de la pratique du symbolisme allégorique de l’auto sacramental, se révèle un mode d’expression privilégié pour donner à voir la présence de la mort et le bouleversement que son surgissement procure grâce à une métamorphose spectaculaire. Le goût de la métamorphose est d’ailleurs une caractéristique du théâtre « baroque » européen en général et de celui du Siècle d’Or en particulier : dans le cadre d’une esthétique qui privilégie le mouvement (sous toutes ses formes), il profite de la vogue des Métamorphoses d’Ovide, poète païen s’il en est, mais qui se trouve habilement réconcilié avec la métamorphose chrétienne dans une tentative de récupération des mythes antiques dont témoignent Juan Pérez de Moya (Philosophia secreta, donde debajo de historias fabulosas se contiene mucha doctrina provechosa a todos estudios. Con el origen de los idolos o Dioses de la Gentilidad, 1583) et Fray Baltasar de Vitoria (Teatro de los Dioses de la Gentilidad, 1620-1623). Calderón, au demeurant, dès El

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 84

Sacro Parnaso (779b) prend soin de souligner le caractère licite du rapprochement, au cours d’une discussion de la Foi (catholique) avec Judaïsme et Paganisme (armé des Métamorphoses du poète latin) : Bien veis cuánto en sus principios Hebrea y latina frase Convienen, simbolizadas Fábulas y realidades.

3 En fait, si la métamorphose en cadavre occupe incontestablement le centre de quelques drames parmi les plus importants du dramaturge, cette transformation spectaculaire vient prendre place dans une démonstration centrale, qui se retrouve, peu ou prou, dans l’ensemble des œuvres à finalité (c’est-à-dire toutes celles dont le but n’est pas explicitement comique : du drama de santos à l’auto) et rend même compte de certaines figures de style caractéristiques de l’écriture caldéronienne.

4 Trois pièces accordent, en effet, une importance particulière à cette métamorphose. Un auto, datant probablement du début de la carrière de Calderón, El gran Duque de Gandía, s’appuie sur l’épisode de la conversion de François Borgia, futur général des jésuites, au spectacle de l’ouverture accidentelle du cercueil de la femme qu’il aimait ; l’impératrice s’est métamorphosée en un cadavre en décomposition, source d’une méditation désabusée qui s’exprime en oxymores devant le scandale de la mort et les antinomies de l’existence (108-109) : […] porque otra viene a ser hoy de aquella que era ayer. en fin, en fin: fue hermosura esta espantosa fealdad, este estrago fue deidad, esta sombra lumbre pura, esta desdicha ventura […].

5 L’aventure du galant duc de Gandie sert de prétexte à une allégorisation de l’Homme, amoureux de Naturaleza, et que la métamorphose de ce qu’il aime convainc de la justesse de la réponse offerte par la Religion, où il trouvera la « Compagnie » qu’il recherche (110b) : si l’auto n’est pas sans lien avec la canonisation de Francisco de Borja en 1624 et sa béatification en 1671, il faut rappeler que Calderón fut l’élève des jésuites (Colegio imperial de Madrid).

6 Interprétation caldéronienne du mythe de Faust, El Mágico prodigioso présente un philosophe détourné de sa quête intellectuelle par le démon, qui profite de l’amour éprouvé par Cyprien pour la belle Justine afin de s’emparer de son âme, en échange de laquelle il lui livrera la jeune fille. Malheureusement pour le philosophe passionné, Justine est chrétienne et même si toute la nature se met à chanter les prestiges de l’amour, appuyée sur son libre-arbitre (inébranlable, 633b), celle-ci résiste victorieusement à la tentation diabolique : il ne reste plus au démon, maître de la magie et des apparences, qu’à offrir à Cyprien un succube qui prendra la forme de la belle Justine. Or, au moment où le personnage faustien s’empare du simulacre de la jeune fille, celui-ci lui échappe, se métamorphose en squelette et reprend spectaculairement le topos du finis gloriae mundi (636a) : CYPRIEN.— ¡Un yerto cadáver mudo entre sus brazos me espera! LE SQUELETTE.— Así, Cipriano, son todas las glorias del mundo.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 85

7 De là, révolte contre le démon et appel au Dieu des chrétiens, dont le pouvoir supérieur s’est manifesté au cours de l’épisode, ce qui détermine un ultime renouvellement de la quête : ¡Grande Dios de los cristianos! A ti en mis penas acudo3 […] Más me ha de dar, pues le busco. (638)

8 La leçon de la vanité est explicitée lors du discours-confession devant le gouverneur : puisque toute chose est susceptible de se métamorphoser sous l’empire de la mort, seul Dieu peut donner un sens au monde et permettre d’échapper à la néantisation : Que sin el gran Dios que busco, que adoro y que reverencio, las humanas glorias son polvo, humo, ceniza y viento. (640a)

9 El Purgatorio de san Patricio : troisième et dernier exemple d’un épisode de métamorphose, qui constitue l’apogée d’une quête spirituelle et le signe suprême destiné à mettre fin à l’errance (tant physique qu’intellectuelle) du protagoniste, avant un nouveau départ vers une clarté, qui reste, pour tous, le point fixe entrevu parmi les tribulations les plus diverses4. Le héros du Purgatoire, Ludovico Enio, est le modèle parfait du révolté caldéronien, accumulant, non sans fierté, les crimes, comme il l’avoue, au cours de sa confession devant le roi : No te contaré piedades Ni maravillas del Cielo Obradas por mí; delitos, Hurtos, muertes, sacrilegios, Traiciones, alevosías Te contaré […]. (182)

10 Un soir, revenu secrètement se venger d’un ennemi qui l’a offensé, Ludovico se trouve empêché par un mystérieux cavalier masqué ; exaspéré, le héros lui arrache son manteau et découvre un squelette qui s’adresse à lui : LUDOVICO.— ¿Quién eres, yerto cadáver, que deshecho en humo y polvo vives hoy? LE MASQUE.— ¿No te conoces? Este es tu retrato propio, Yo soy Ludovico Enio (Desaparece).

11 En un sens, cette rencontre avec son double métamorphosé en squelette, fonctionne comme le miroir tendu par le desengaño ; le protagoniste, au spectacle de ce qu’il est en réalité (un cadavre vivant), se métamorphose à son tour en repenti exemplaire par une sorte de nouvelle naissance : […] puedo alcanzar perdón, Cuando arrepentido lloro. Yo lo estoy, señor, y en prueba De que hoy empiezo a ser otro, Y que nazco nuevamente, En vuestras manos me pongo. (203 a)

12 Étant donnée la finalité didactique de cette vanité transposée sur la scène, les autos, bien évidemment, s’emparent du motif de la métamorphose, puisque, conformément au prologue Au lecteur de l’édition des Autos sacramentales y alegóricos de don Pedro Calderón de la Barca (Madrid, 1677), il ne s’agit, au travers d’« arguments » toujours variés, que

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 86

d’un seul et même « sujet » : le dangereux pèlerinage de l’existence, jalonné d’expériences qui conditionnent la possibilité du salut. Au sein de la représentation allégorique de la vie, l’expérience-clef sera donc la rencontre avec la mort, surgie de la métamorphose des vains objets du « divertissement », au sens pascalien, auxquels l’Homme s’est attaché. Les exemples sont nombreux ; aussi a-t-il semblé préférable de s’attacher à ceux qui mettent en valeur le cheminement dialectique de l’auto dans lequel vient s’intégrer la métamorphose en cadavre.

13 Dans El Pleito matrimonial, la mise en scène du conflit de l’âme et du corps, condamnés à vivre ensemble, malgré un destin différent, permet, d’emblée, de souligner la puissance de la mort sur le Corps : dès les premiers pas de celui-ci, il trébuche et tombe dans les bras de la Mort (79a). Quand le Corps agonise, il voit sa Vie s’éteindre, sous la forme d’une torche que souffle la Mort, avant d’être conduit dans la grotte de la Terre : […] Duro seno, Desnudo de ti salí Y así a ti desnudo vuelvo. En los brazos de la Muerte Nací y en sus brazos muero. (91b)

14 À plusieurs reprises, le devenir du Corps est remplacé, avec la même valeur démonstrative, par la Beauté (Hermosura) dont la fortune est, elle aussi, inséparable de la Mort. Dans No hay más fortuna que Dios, Hermosura, « ciega en sus divertimientos, / En una sima ha caído » ; en sort un squelette, qui annonce à ceux qui demeurent sur la scène qu’il ne leur reste que : « humo, polvo, nada y viento » (630-631).

15 Si la vie est énigme, deux épisodes analogues cherchent à en fournir la clef. Dans Sueños hay que verdad son, le dramaturge reprend l’épisode biblique de Joseph expliquant le songe de Pharaon des vaches grasses et des vaches maigres ; le prophète commence par insister sur le pouvoir du temps, qui conduit, inéluctablement, au néant : Y es el tiempo también el que, inconstante, Todo lo deja a nada reducido. (1222b)

16 Pareillement, dans La Cena del rey Baltasar, une fois les trois mots fatidiques inscrits sur le mur et expliqués par Daniel, le roi Baltasar, au milieu de ses concubines et des Grands de son royaume, doit se battre avec la Mort venue, déguisée, assister au divertissement du festin royal : puisque « nulla est redemptio » (176a), c’est elle qui l’emporte symboliquement hors de scène.

17 Le motif de la métamorphose en cadavre ou celui du protagoniste qui tombe dans les bras de la mort, devenue, comme dans le Purgatoire, son double dérisoire, sont devenus un recours si fréquent de la mise en scène de l’auto, que le dramaturge, souvent soucieux au cours de son œuvre d’opérer une sorte de distanciation (avant la lettre) avec ses procédés, va en profiter pour offrir une version comique du très pédagogique et très orthodoxe auto : dans la mojiganga Las visiones de la muerte, c’est le surgissement d’une troupe de comédiens ambulants qui allaient, avec leurs costumes, représenter un auto de ville en ville, qui détermine le quiproquo dans l’esprit quelque peu embrumé par le vin d’un caminante. Corps et Âme se battent ; il faut boire à la santé de la Mort, laquelle surgit avec sa faux et terrifie quelques gitans occupés à détrousser des Galiciens : GITANOS.— ¡Mueran todos! Mas, ¡ay! que es Mi muerte la que yo encuentro5.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 87

18 Il reste que la métamorphose brutale en cadavre ne saurait être représentée en elle- même ni pour elle-même : dans la mesure où il s’agit bien du topos du finis gloriae mundi, il faut, pour le dramaturge, développer un premier temps consacré à l’exposition de la gloire et du triomphe du pouvoir, lesquels seront bientôt réduits à l’état de cadavre dérisoire et mis en scène comme tels. Par ce biais, la métamorphose trouve un accès au drame historique.

19 Le Schisme d’Angleterre offre, dans cette mesure, un cas particulièrement significatif : si la scène finale montre le triomphe d’Henri repenti et de sa fille Marie sur le trône royal, les didascalies précisent que les deux acteurs auront comme coussin pour leurs pieds le corps d’Anne Boleyn suppliciée (172a). Auparavant, toute la pièce a joué sur le motif du passage de la gloire la plus prestigieuse à la mort ou à la déchéance :

20 – Anne, dans sa première apparition lors du songe du roi, est qualifiée par Henri d’« ombre divine » : « Tente, sombra divina, imagen bella » (142a) ; le souvenir obsessionnel de cette image désirable déterminera le monarque à répudier Catherine d’Aragon et à épouser Anne Boleyn.

21 – Wolsey, favori du roi, se voit déjà promis au trône de saint Pierre ; la disgrâce royale le laisse soudain dépouillé : Vivid, morid; que es penoso estado llegarse a ver un avaro sin poder y sin mando un ambicioso. (166b)

22 – Catherine d’Aragon, joue le rôle de la reine déchue et médite sur la brutale transformation de son destin qu’exprime, du moins à ses yeux, la métamorphose du palais en cercueil : ¡Ay, palacio proceloso Mar de engaños y desdichas, Ataúd con paños de oro, Bóveda donde se guarda La majestad vuelta en polvo! (163b)

23 L’aventure politique et amoureuse d’Anne Boleyn illustre l’échec du désir, qui entraîne la mort : en fait, toute une série de pièces montre le développement de passions « sans frein », pour reprendre une métaphore habituelle de Calderón, et trouve son accomplissement dans le spectacle du cadavre du protagoniste, coupable de « concupiscence » et exposé comme tel, si l’on suit les didascalies. Libido sentiendi en ce qui concerne Amón, le violeur de sa sœur, poignardé et effondré sur la table d’un festin (fin de la deuxième journée de Los cabellos de Absalón, 849a) ; Libido dominandi en ce qui concerne Absalon, pendu par les cheveux à un arbre et percé de trois javelots (863b).

24 La mise en scène et l’exposition du cadavre du coupable constituent comme le nécessaire aboutissement de la tragédie, quand le protagoniste persévère dans son erreur, à la différence de Ludovico Enio (Purgatorio) ou d’Eusebio (La devoción de la Cruz) qui sont pardonnés. Par cette disposition scénique, le lien est établi entre justice des hommes et justice divine, entre drama et auto : le supplicié est un damné en puissance.

25 Si El alcade de Zalamea est un drame de l’honneur centré sur la figure du labrador vieux chrétien qu’est Pedro Crespo, il ne faut pas pour autant oublier la fin du coupable violeur : jugé par les paysans du village en leur Conseil municipal, il est immédiatement exécuté, comme le précisent les didascalies : « on ouvre une porte et le Capitaine paraît, sur un siège, après le supplice du garrot » (569b). Même remarque concernant le finale

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 88

de Las tres Justicias en una, où le coupable subit le châtiment de trois crimes différents, qui ne sont pas tous de son fait, mais, du moins, l’Ordre est-il rétabli par un roi qui se veut justicier avant tout (don Pèdre d’Aragon, dit le cruel). À l’égard de ce héros caldéronien, nouvel exemple de violent et de révolté sans limite, le monarque exerce lui-même la justice et soigne la mise en scène nocturne que découvrent les autres personnages : « on ouvre les portes qui seront celles du milieu du théâtre et l’on voit don Lope, sur un siège, dans la position d’un supplicié par le garrot, un papier dans sa main et deux chandelles à ses côtés » (709b). Il s’agit presque d’un tableau en clair- obscur, à la flamme d’une chandelle.

26 La métamorphose est, d’évidence, un phénomène spectaculaire, mais elle nourrit aussi la rhétorique caldéronienne et ses images demeurent au service d’une dialectique démonstrative dont l’exposition de la fin du corps est le pivot.

27 La transformation en cadavre vient fournir l’image exemplaire qui va servir de justification au vaste édifice de ce qui relève clairement de l’anthropologie jésuite : ce spectacle, en effet, est censé, comme pour les vanités, causer une prise de conscience brutale de la réalité de la mort, laquelle anéantit tout autant la chair que les espérances et les ambitions humaines. Dans la mesure où les jésuites (cf. les diverses prises de position lors de la querelle de auxiliis et l’opposition de la Compagnie aux dominicains) défendent la valeur d’un libre-arbitre capable de transformer une grâce suffisante en grâce efficace, le desengaño, qui doit suivre l’aperception de la métamorphose, peut s’avérer décisif pour entraîner le repentir et la « conversion » du pécheur, c’est-à-dire, au sens étymologique, le fait de se tourner (définitivement) vers Dieu par un acte de volonté et un repentir sans réserve.

28 À partir de l’instant de la conversion, la vie antérieure apparaît comme frappée d’irréalité, car tout entière fondée sur de fausses valeurs et des apparences : elle n’a alors pas plus de consistance et de réalité qu’un songe, pour celui qui s’éveillerait. On voit ainsi que la métamorphose du vivant en cadavre s’intègre également dans l’exploitation dramaturgique et rhétorique du topos ascétique de la vie comme songe : Descanso del sueño hace El hombre, ¡ay Dios! sin que advierta Que cuando duerme y despierta, Cada día muere y nace; Que vivo cadáver yace Cada día, pues (rendida La vida a un breve homicida Que es su descanso), no advierte Una lición que la Muerte Le va estudiando a la vida6.

29 Le songe de la vie nous rappelle que le sommeil est une image de la mort et, inversement, que la mort est un sommeil dont on s’éveille pour la vérité absolue d’une vraie vie dans un au-delà de la mort. Comme la vie est un songe, elle est donc figure de la mort, ce qui légitime la métamorphose qui ne fait que mettre en évidence la réalité de la mort derrière l’apparence (fragile) de la vie : le gracioso de Amar después de la muerte, Alcouscous, sera chargé d’en tirer plaisamment la leçon : ¿Esto es dormer o morer? Mas todo diz que es el mesmo, Y ser verdad, pues no sé Si me muero o si me duermo (372b)

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 89

30 peu de temps avant que son maître ne sorte du rêve de l’amour devant la réalité du cadavre de sa bien-aimée : […] túmulo donde La más dorada imagen, Que iba siguiendo deidad, Vino a conseguir cadáver? (375b)

31 La fragilité de la vie, ainsi logiquement présentée comme toujours menacée par une irruption soudaine et imprévisible de la mort, commande le développement d’un certain nombre d’images et de figures de style qui sont chargées de représenter cette métamorphose virtuelle et perpétuellement menaçante du vivant. D’abord, elle détermine une définition oxymorique de l’homme en tant qu’« être-pour-la-mort », pour reprendre les termes de l’existentialisme allemand issu de la réflexion heideggerienne : l’homme est alors décrit comme vivo cadáver, cadavre authentique sous les apparences du vivant. Les exemples de l’oxymore abondent sous la plume de Calderón, aussi bien dans les grands drames « métaphysiques » que dans les autos qui usent de la valeur pédagogique de la coexistence rhétorique et expressive des contraires. Comme autant d’avertissements prémonitoires, l’expression se retrouve au début du drame, soit lorsque Sigismond, émergeant de sa tour-prison, se définit comme « vivo cadáver » (502a) et « esqueleto vivo » (503a) devant Rosaura, soit quand le roi Egerius, dans sa frénésie, se présente « en brazos del sueño, vivo cadáver » (178a) ; la formule revient dans le finale du Prince constant, afin de souligner le sens de l’aventure de l’Infant, mort pauvre, malade, paralysé, réduit à mendier et véritable cadavre vivant dont la vue est insupportable à la belle Fénix (275a).

32 Finalement, si la réalité est semblable au songe, la vie est pareille à la mort, tout s’entremêle et les contraires coexistent en une métamorphose constante : Que en las violencias del sueño, sepulcro tú de ti mismo, mueres vivo y vives muerto7.

33 Depuis la réflexion fondatrice de Jean Rousset sur la littérature baroque8, on sait que la rhétorique contemporaine de ce temps a usé et abusé des comparaisons de la vie humaine avec la bulle, la flamme ou la fleur, entendues comme symboles de la fragilité de notre condition. Pour un dramaturge toujours soucieux de donner forme allégorique à son propos et de représenter les concepts de sa philosophie religieuse9, la méditation désabusée sur la métamorphose de la fleur, symbole de la vie qui allie beauté et caractère éphémère, offrait une possibilité d’amplification à laquelle il a eu fréquemment recours. En effet, la splendeur de la beauté comme l’éclat du pouvoir attirent les yeux, comme pour mieux leur infliger le spectacle tragique de leur soudaine dissolution, ainsi qu’au premier souffle d’un vent mauvais se métamorphose la fleur fragile ou la flamme vacillante dans la nuit.

34 De la façon la plus explicite, dans El Pleito matrimonial, la Vie portant une torche allumée vient entre Corps et Âme, pressés de jouir de la lumière du jour et les avertit : Esta llama que arde fría La vida de los dos es […] Y Vida llama encendida Que de los dos precedida Vive tan sujeta al viento Que de uno en otro momento Dura lo que ha de durar. (79b)

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 90

35 Le lien entre la Fortune politique, soumise à la roue de la déesse, et le devenir de la fleur est particulièrement exploité par le personnage de Catherine d’Aragon dans le Schisme : Aprended, flores, de mí Lo que va de ayer a hoy, Que ayer maravilla fui, Y hoy sombra mía aun no soy. (167a)

36 L’utilisation de ce réseau d’images centré sur la métamorphose et la destruction est peut-être encore plus systématique dans Le Prince Constant, drame qui commence par le chant des captifs célébrant la puissance du temps : Al peso de los años Lo eminente se rinde; Que a lo fácil del tiempo No hay conquista difícil. (249)

37 Or, le personnage de la belle Fénix, dont tout le monde célèbre la beauté, ne prend sens que pour être échangé finalement contre le cadavre du prince (« que en efecto esta hermosura / Precio de un muerto ha de ser », 260a) ; le lien avec le motif du temps (en dehors du nom de l’héroïne, qui associe vie et mort) apparaît dès le début de la pièce, lorsque la princesse chante les fleurs (« el jardín un mar de flores, / Y el mar un jardín de espumas », 250a), condamnées à se faner, ainsi que l’exprime le célèbre sonnet des fleurs, prononcé par don Fernand, voué à l’esclavage en tant que jardinier de la belle : Estas que fueron pompas y alegría, Despertando el albor de la mañana, A la tarde serán lástima vana, Durmiendo en brazos de la noche fría. (266b)

38 À l’opposé de ces transformations dans le temps, la rare constance du prince n’en aura que plus d’éclat.

39 En définitive, c’est la femme qui rassemble toutes les caractéristiques de la métamorphose, devenant un sépulcre magnifique au dehors, apte à cacher un cadavre : tel est le sens des injures dont Amón accable sa sœur Tamar, après l’avoir violée (Cabellos de Absalón, 840a) : Vete de aquí, salte afuera, veneno en taza dorada, sepulcro hermoso de fuera […].

40 L’exploitation par Calderón du paradoxe spectaculaire de la métamorphose des prestiges du vivant en cadavre trouve peut-être son ultime signification dans l’acte même d’écrire pour un dramaturge qui a, au plus haut point, célébré la vie, la volonté de puissance, la révolte du vivant et la force destructrice des passions : telle est, du moins, la caractéristique commune des héros caldéroniens, de Sigismond à Ludovico Enio, en passant par Gómez Arias et Eusebio, et quelle que soit l’issue de leur parcours (salut ou perte du pécheur). On l’a souvent observé, il y a une étrange complaisance tout au long de la longue carrière de Calderón pour le personnage du révolté avide de jouir et de s’emparer de tous les biens du monde ; il y a pareillement une étrange complaisance pour le poète à célébrer la beauté du monde (et de la femme) et à en dénoncer simultanément l’illusion et la métamorphose dans le néant de la mort. Tel est peut-être, pour lui, le paradoxe fondateur de son œuvre : chanter le monde et reconnaître la nécessité de se taire devant l’évidence intellectuelle de sa vanité et de sa vacuité réelles. Psalle et sile : « chante et tais-toi », pour reprendre le titre d’une

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 91

méditation poétique du dramaturge, dans laquelle on se plaît à reconnaître une confession. Entre les deux, l’expérience de la métamorphose conduit au silence, qui fait taire les passions et perce les apparences : Es el silencio, un reservado archivo, Donde la discreción tiene su asiento; […] Es contra el más colérico enemigo, El más templado freno de la ira, De la passión el más legal testigo, Pues dice más que el que habla, el que suspira, De la verdad tan familiar amigo, Que a la simulación de la mentira Se destiñe la tez, pues, quanto errante Mintió la lengua, desmintió el semblante10.

NOTES

1. Voir El Gran mercado del mundo, 234b. En l’absence d’autre précision, toutes les références chiffrées renvoient à l’édition Aguilar en trois volumes des Obras completas de Calderón de la Barca, t. I, Dramas, 1969 ; t. III, Autos sacramentales, 1967, pour les premières éditions. 2. Voir Hugues Didier, Vida y Pensamiento de Juan E. Nieremberg, Madrid, Fundación Universitaria Española, 1976. 3. Le verbe acudir employé ici rappelle l’expression Acudamos a lo eterno (530b), qui accompagne la conversion de Sigismond dans La Vie est un songe, conversion qui fait suite à une métamorphose, purement intellectuelle cette fois. 4. « [J]’irai rejoindre cette sphère [divine] dont je poursuis les rayons », Prince constant, 259b. Traduction de l’auteur. 5. Pedro Calderón de la Barca, Entremeses, jácaras, mojigangas, éd. E. Rodríguez y A. Tordera, Castalia, coll. « Clásicos Castalia », 1982, p. 383. 6. La Cena del rey Baltasar, 169b. 7. La Cena del rey Baltasar, 170b. 8. Jean Rousset, La littérature de l’âge baroque en France, Paris, José Corti, 1954. 9. Au point de faire parler ainsi l’Allégorie dans la loa de l’auto El Sacro Parnaso : « Je suis, si par des mots je me définis, la docte Allégorie, trope rhétorique, moi qui, parce qu’expressif, sous l’allusion à autre chose, fais signifier les propriétés en perspective, les accidents sous des apparences, car en donnant un corps au concept, j’anime même l’invisible » (traduction par l’auteur de l’article). 10. Psalle et sile, reproduction en facsimilé de l’édition de 1662 du poème de Calderón, Valencia, Castalia, 1945, feuillets 5-6.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 92

RÉSUMÉS

Il y a un lien du théâtre de Calderón avec le fonctionnement de la vanité : la métamorphose opérée sur la scène détermine la même prise de conscience pour le spectateur, grâce au bouleversement que procure le surgissement de la mort, en assistant à une métamorphose spectaculaire ; démonstration centrale, qui se retrouve dans différents genres et qui sous-tend même le recours à certaines figures de style privilégiées.

A real link exists between Calderon’s plays and the religious painting of a vanity: a metamorphosis occurs on the stage and gives way to the same type of consciousness in the mind of the audience –thank to the sudden appearance of death– by looking at a spectacular transformation; one can find this central demonstration in the diverse dramatic genres as well as at the origin of some of the writer’s favourite tropes.

Hay una auténtica relación entre el teatro entero de Calderón y el empleo de las vanidades: la metamorfosis en las tablas produce una nueva conciencia de los espectadores que se dan cuenta de lo que significa el surgimiento de la muerte, cuando se ve una espectacular transformación; se trata de una demostración muy central que se encuentra también en los diferentes géneros dramáticos y que da su justificación a varios recursos estilísticos.

INDEX

Keywords : Calderon, religious painting, disillusion, writing technique Palabras claves : Calderón, vanidades, desengaño, estilo Mots-clés : Calderón, vanité, désabusement, écriture

AUTEUR

DIDIER SOUILLER

Université de Bourgogne

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 93

La Métamorphose des corps : représentations dans les lettres et les arts de l'Espagne classique

Métamorphoses : du récit en prose au traité doctrinal

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 94

Métamorphoses ichtyologiques et asines dans la littérature picaresque une échappatoire utopique à la mort sociale ?

Cécile Bertin-Élisabeth

1 Le terme « métamorphose » qui entre dans les langues vernaculaires via les titres d’Ovide (Les Métamorphoses, 1 ap. J.-C.-8 ap. J.-C.1) – œuvre omniprésente dans la culture de la Renaissance2 – et d’Apulée (Métamorphoses3, IIe siècle ap. J.-C.) est un mot qui par ses origines renvoie de façon préférentielle à des sujets mythologiques. Or, malgré l’apparent réalisme des récits picaresques des XVIe et XVIIe siècles, leurs auteurs n’hésitent pas à privilégier les changements d’état et la création de corps hybrides comme on l’analysera pour deux cas récurrents dans la littérature picaresque, à savoir : les métamorphoses ichtyologiques et asines – tout en effleurant le thème de la mue du serpent qui relie ces deux métamorphoses – dont on cherchera notamment les points communs et les divers modes de présentation après avoir questionné la définition et les fonctions de la métamorphose en général.

2 Il n’empêche que les notions de passage et de frontière inhérentes à toute métamorphose ne sauraient acquérir tout leur sens qu’au regard du devenir convoité. En effet, évoquer de telles métamorphoses physiques ne revient-il pas à inviter à méditer sur l’instant privilégié où tout paraît possible, toute capacité à se métamorphoser pouvant dès lors être perçue comme une menace pour l’ordre, car comme l’affirme Edgar Morin l’espérance éthique et l’espérance politique sont dans la métamorphose. Aussi, ces changements de forme, de nature et de structure en dénonçant pour le moins un manque d’unité – la métamorphose est en soi un instant de crise – ne soulignent-ils pas le statut de monstre social des picaros, descendants de Lazare, et leurs efforts de re-naissance socio-politique, soit la transcription dans les récits picaresques d’une poétique de la métamorphose qui intègre tant les apports de l’Antiquité que les nouvelles voie(x)s de l’humanisme ? D’ailleurs, la métaphore corporelle4 et de ce fait les métamorphoses du corps n’ont-elles pas toujours constitué une forme de langage privilégié pour traiter de la société et de la question du pouvoir, entre ordre et désordre ?

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 95

Métamorphose(s) : définitions et fonctions

3 Il importe avant tout de convenir d’une définition précise de la métamorphose et des fonctions qui lui sont attribuées. On rappellera que dans les récits de l’Antiquité, les métamorphoses se réalisent suite au caprice d’une divinité. Il peut s’agir également d’une punition pour ceux qui avaient osé affronter les dieux. Platon ne disait-il pas que c’étaient les âmes soumises à la gloutonnerie, à la boisson et à la démesure qui prendraient la forme d’ânes5 ?

4 Chez Ovide, les êtres vivants, une fois installés dans une forme peuvent en changer, sans aucune limitation et s’ensuit alors la création de corps hybrides. En règle générale, les métamorphoses de dieux sont provisoires tandis que celles des hommes tendent à être définitives.

5 Il appert que lorsque la prégnance mythologique domine, la métamorphose est conçue comme un changement radical (soit le schéma suivant pour la métamorphose mythique : forme initiale, transformation, forme finale) alors que dans d’autres contextes, se voit retenue simplement l’idée de changement, sans véritable modification de la nature d’un être6 et sans caractère d’irréversibilité. Ainsi, la métamorphose peut recouvrir des notions aussi diverses que celle du changement complet de l’être ou du simple travestissement vestimentaire, mais on s’en tiendra dans cette étude aux métamorphoses corporelles.

6 L’une des définitions les plus communes de la métamorphose est donc celle d’un changement de forme, de nature ou de structure qui rend l’être (ou la chose) méconnaissable. Francis Berthelot décompose pour sa part la métamorphose en quatre paramètres7 : le sujet qui la subit, l’agent qui la fait subir, le processus selon lequel elle s’accomplit et le produit qui en découle. Quoi qu’il en soit, la métamorphose en tant que changement d’état qui pourrait suspendre le cours du temps préside assurément au mouvement vital8 et se retrouve comme mythe au cœur des cosmogonies sacrées. Guy Belzane affirme à cet égard : […] le thème de la métamorphose trouve son origine dans les mythes, d’où son ambivalence essentielle : s’y expriment à la fois des aspirations et des terreurs archétypales. Le récit de métamorphose a d’abord pour fonction d’expliquer le monde, de lui donner un sens. Mythe étiologique, il résout à sa manière l’énigme d’un univers inconnu et angoissant, d’une nature étrangère et incertaine9.

7 De surcroît, on retiendra que les métamorphoses appartiennent souvent à la catégorie des obstacles que rencontrent les héros, soit des épreuves à surmonter, lesquelles menacent la liberté du héros et entravent son action. Plutôt qu’une fuite, la métamorphose devient alors un triomphe sur un destin malheureux.

8 Il est intéressant de remarquer que l’idée de métamorphose (de meta, « qui dépasse », et morphê, « forme ») participe aisément de l’esthétique baroque10 (et de sa finalité apologétique) avec ses jeux de miroirs et de trompe-l’œil ainsi que sa prédilection pour le mouvant et les effets de dévoilements. Si rien n’est fixe, tout s’avère possible… Déjà les présocratiques développent l’idée de mouvance. À l’intérêt pour la Forme idéale (eidos) platonicienne de nature métaphysique succède celui pour les formes, muables, de nature physique. En affirmant que le propre de la matière est de désirer la forme, Aristote reconnaît que la matière est capable de transformations. Et en permettant de relier métaphysique et physique, ce philosophe dote le changement d’un statut philosophique. L’apport chrétien s’enracine également dans une mythologie de la

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 96

métamorphose et structure les imaginaires en ce sens, ne serait-ce que parce qu’en Christ, Dieu s’est fait homme.

9 Assurément, la métamorphose est en soi un instant de crise tout comme le monstre exhibe la crise qui est à son origine11. Ajoutons que la métamorphose convoque dans le monde chrétien un aspect sulfureux, en soi subversif, étant donné que ce sont le diable et les sorcières que l’on perçoit communément comme ceux qui la pratiquent.

10 Ces prolégomènes posés, reste à déterminer quelles sont les métamorphoses retenues dans les récits picaresques et s’il s’agit de métamorphoses lentes ou brutales, réversibles ou permanentes. On ne cherchera pas à construire une sémiotique générale de la métamorphose, mais à s’intéresser à son fonctionnement dans les récits picaresques, entre œuvres modèles et œuvres relais, à partir de l’étude de cas particuliers de métamorphoses physiques.

Métamorphoses ichtyologiques et asines

11 Deux métamorphoses animales12 dominent dans les récits picaresques classiques. On s’intéressera en premier lieu à l’enveloppe ichtyologique dont les exemples les plus probants sont à tirer des secondes parties du Lazarillo13 bien que celles-ci aient été longtemps fort décriées (justement souvent à cause de ces métamorphoses14), puis quelque peu réhabilitées15. François Delpech propose à cet égard une étude très complète où il rappelle l’intérêt pour les origines de ce récit : « On n’a pas manqué enfin de s’interroger sur les “sources”, le “genre” et les parallèles littéraires d’un récit dans lequel on veut voir tour à tour, ou tout à la fois, une parodie de la littérature chevaleresque, un apologue sur la vie de Cour, une résurgence du roman de métamorphoses, une satire lucianesque, voire une fable cryptée »16.

12 Il convient de relever dans ces récits l’importance de scènes sous-marines où les protagonistes prennent la forme de thons. Il ressort en effet que pour conjurer la mort, exemplairement mise en exergue dans les scènes de naufrages des seconds Lazarillo, à une époque où l’espace maritime nourrissait de profondes inquiétudes17, une renaissance est proposée sous une nouvelle forme : ichtyologique (où l’honneur est possible18). La mer convoque en effet à la fois l’idée de séparation (dilation) d’avec les hommes et de lien (relation)19 avec Dieu et sa présence renforce de fait les images de continuité/discontinuité propres à toute métamorphose.

13 Toutefois, la fonction (valeur fonctionnelle, symbolique, politique…) de ces scènes sous- marines – pour des picaros au programmatique nom de Lazare le ressuscité20 ! – a-t-elle été complètement perçue ? Charles V. Aubrun21 et d’autres critiques proposent d’interpréter ces thons comme étant une représentation des Turcs. Certains critiquent l’ingratitude des Grands de ce monde et les préoccupations courtisanes ; d’autres encore s’interrogent quant à la présence de la Vérité comme clé de lecture. Cette dernière reproche justement à Lazare d’avoir oublié les promesses faites sous l’eau une fois revenu sur terre et lui inflige le châtiment suivant : « […] haz libro nuevo »22. On s’arrêtera également sur l’interprétation de Máximo Saludo Stephan23 qui considère qu’il importe de lire la rencontre de Lazare avec la Vérité comme une rencontre avec le Christ ; suggérant de surcroît que la roche où ils se retrouvent n’est autre que l’île de Malte (à la croix formée de quatre queues de thon24…).

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 97

14 De l’arrière-plan traditionnel – traditions quasi para-mythologiques – on retiendra en premier lieu la possible réminiscence de la légende du « Peje Nicolao »25. En effet, diverses légendes du XIIe au XVIIe siècle évoquent le « Peje Nicolao » dans différentes zones méditerranéennes, à Naples, Messine ou encore à propos de la côte de Cadix26. Cet homme-poisson aurait subi une malédiction maternelle, suite à l’irritation causée par son goût pour les flots. Il lui aurait été possible de surcroît de s’introduire dans le corps de très gros poissons, soit la reprise du thème de Jonas. En second lieu, il convient de souligner le lien avec le duc de Medina Sidonia dont la famille possède le monopole de la pêche au thon, les fameuses « almadrabas »27. Ce monde de la pêcherie a mauvaise réputation et apparaît décrit comme « un haut lieu de la canaille »28, proche du monde picaresque29. La satire dans un contexte de rivalité politique quant à cette prestigieuse famille et ses origines, mêlée aux réminiscences folkloriques30, semble proche du protagoniste-narrateur picaresque qui, se retrouvant dans un monde inversé, inverse à son tour nos perceptions… Il serait pour le moins erroné d’y voir une pure fantaisie. On ne peut également qu’être conscient que le thème de la métamorphose en animal marin fut parfois interprété comme un châtiment divin, suite à une transgression31. Et les picaros ne sont-ils pas présentés justement réalisant diverses actions qui tendent à transgresser l’ordre social ?

15 Dans la Segunda parte de Lazarillo de Tormes y de sus fortunas y adversidades, œuvre anonyme de 1555 publiée à Anvers, Lazare à qui la vie sourit désormais souhaite encore une meilleure fortune et s’embarque – encouragé par sa femme et maîtresse de l’archiprêtre… – pour « Argel » afin de combattre les Maures. Il n’arrive pas à bon port, suite à une violente tempête. Terrorisé par la perspective du naufrage annoncé, ce picaro s’enivre sans retenue32. Et lorsqu’il se voit englouti par les eaux et prêt à être dévoré par les thons, Lazare se transforme lui aussi en thon33. En somme, mort en quelque sorte à la vie humaine, Lazare renaît sous la forme d’un poisson, vivant désormais comme l’un d’eux. La renaissance ne se réalise pas uniquement sur le plan physique mais aussi du point de vue moral puisque sous l’eau ce Lazare-poisson se comporte comme un véritable gentilhomme alors que sur terre il ne pratique que le mensonge. Toutefois, ce protagoniste retrouve sous l’eau, chez d’autres personnages, les déviances et les corruptions pratiquées sur terre. Ainsi, son ami Licio mandaté par le roi des thons lui propose en mariage l’ancienne maîtresse du roi, Luna, d’où le commentaire de Lazare : « […] a subir acierto: razón es de arcipreste a rey haber salto »34.

16 Cette période noble de sa vie s’arrête brutalement alors qu’il accompagne les femelles thons frayer et que des pêcheurs peu regardants le hissent hors de l’eau, lui arrachant une partie de son enveloppe animale. Revenu sur terre, doté désormais d’un corps gémellaire, mi-homme mi-thon35, Lazare est transformé en monstrueux poisson de foire par ces pêcheurs sans scrupules. Sa partie de poisson se putréfie peu à peu, annonçant par là même une mort possible. Ayant réussi à se libérer de son enveloppe et de ses geôliers, Lazare retourne à Tolède, quatre années après son départ (à l’instar du Lazare biblique qui avait été ressuscité alors qu’il était mort depuis quatre jours…), où l’on ne le reconnaît point tant la métamorphose antérieure a laissé de traces. Pas de retour possible donc à l’espace de départ, d’où son choix de se rendre à Salamanque où il brille par ses joutes oratoires à l’université.

17 Mais pourquoi une transformation en poisson et plus précisément en thon, les antécédents littéraires les plus connus étant celui du coq dans Le coq de Lucien – qui inspire indéniablement le Crotalón de Cristóbal de Villalón36 – et de l’âne chez Apulée ?

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 98

Notons que l’ami de Lazare-thon se prénomme Licio alors que le protagoniste de l’Âne d’ or porte le nom fort proche de Lucio. En revanche, on relève une divergence apparente : alors que chez ces prédécesseurs, le métamorphosé vit parmi les hommes, dans la Seconde partie du Lazarillo de 1555, Lazare-thon partage la vie des thons. Cependant, les remarques dont il émaille sa description de la vie sous-marine se réfèrent constamment à la vie sur terre. Lucio, après avoir repris sa forme humaine reste au service d’Isis qui l’aide à recouvrer sa forme première et Lazare promet pour sa part à la Vérité de ne plus l’oublier. Covarrubias nous invite quant à lui à considérer que les thons sont les plus voraces et donc les plus cruels des poissons, soit une adaptation de « l’homme est un loup pour l’homme » en « l’homme est un thon pour l’homme » !

18 On aura sans doute relevé le lien entre l’image du poisson et le sens grec de l’ichtus- INRI37 : le poisson-symbole des premiers chrétiens qui est utilisé de fait comme un symbole de résurrection. Le choix de cette métamorphose sous-marine acquiert donc un sens loin d’être anodin. Les contemporains du premier Lazarillo ont-ils été sensibles à l’association entre le Lazare biblique et le fils de Dieu ? Cette image d’un Lazare- poisson sera reprise en 1620 par Juan de Luna, auteur protestant, qui propose une nouvelle seconde partie : Segunda parte de la vida de Lazarillo de Tormes, sacada de las crónicas antiguas de Toledo, publiée à Paris, loin de la censure inquisitoriale. Il y est de nouveau question d’un voyage à « Argel » et d’un naufrage ainsi que du vin comme élément salvateur. Au fond des flots, Lazare trouve un coffre rempli d’or et de joyaux qu’il s’attache aux pieds en vue de le remonter sur le rivage et d’assurer sa fortune. Toutefois, arrivé à la surface, des pêcheurs le transforment en monstre marin qu’ils exhibent de ville en ville. Un jour, à Tolède, ce Lazare-poisson revoit sa femme, enceinte des œuvres de l’archiprêtre et manque d’en mourir, en se noyant quasiment dans l’eau de l’infâme bassin où il croupit. Comme dans l’autre seconde partie du Lazarillo, l’étape de reconnaissance s’avère malaisée. Une fois son identité reconnue, Lazare engage un procès contre l’archiprêtre. Cette démarche lui sourit tant que durent ses finances, ce qui souligne encore le difficile retour à un état premier.

19 L’élément liquide (maritime), lieu de vérité, sous-tend toute la problématique de la métamorphose annoncée par la naissance-baptême dans les eaux du Tormes. On comprend mieux dès lors les comparaisons que propose le Guzmán avec le prophète Jonas qui refusa d’obéir à Dieu et qui traitent en fait du problème de la conversion, que ce soit dans la narration d’Ozmín y Daraja38 ou lors de l’épisode de la galère 39, ventre métaphorique de la baleine du Livre de Jonas. Or, dans l’art roman et gothique, la baleine de l’épisode de Jonas peut symboliser la préfiguration de la mort du Christ et de sa résurrection40. En somme, on renoue avec le désir d’universalisme du livre de Jonas. On trouve à nouveau cette référence à Jonas et à la baleine dans la Seconde partie du Lazarillo de Juan de Luna où l’on assiste à une métamorphose maquillée : Cuando el buen Lázaro estaba dando gracias a Dios por haberle sacado del vientre de la ballena [...], tomáronme entre cuatro de aquéllos, que parecían más verdugos de los que crucificaron a Cristo que hombres; atáronme las manos y pusieron una barba y casquete de moho, sin olvidar los mostachos, que parecía salvaje de jardín; vime como trucha montañesa41.

20 On l’a déjà suggéré, ce ne sont d’ailleurs pas les seules œuvres de cette période à s’intéresser aux transformations. Le Crotalón, anthologie de divers textes et le Diálogo de las transformaciones convoquent l’idée de métamorphose et en font une thématique propre à cette époque. De même, dans El coloquio de los perros de Cervantès deux chiens sont dotés du divin don de la parole, comme une autre perspective de métamorphose.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 99

Assurément, cette présence du merveilleux dans un genre qui privilégie certes le réalisme demeure bien visible dans les secondes parties du Lazarillo.

21 Mais le recours à la métamorphose – et donc au franchissement des limites – s’exprime- t-il toujours de la même façon dans ces récits ? De la figure du poisson métaphore christique, l’on passe souvent dans les récits picaresques au recours aux équidés et notamment à l’âne. L’âne est présenté de façon favorable dans l’Ancien et le Nouveau Testament. Il se trouve de surcroît présent dans la crèche42 et assiste donc à la naissance du Christ qu’il sauve d’une mort certaine en l’emmenant en Égypte, comme le Christ sauve Lazare de la mort.

22 Le glissement du poisson à l’âne n’est pas malaisé à comprendre si l’on remonte à la très ancienne association, présente dans de nombreux mythes, entre l’âne, l’eau et l’immortalité, mise remarquablement en exergue par Waldemar Deonna dans « Laus Asini. L’âne, le serpent, l’eau et l’immortalité »43. On s’inspirera généreusement des connaissances mythologiques et historiques de cet auteur dans les lignes qui vont suivre. Ainsi ce critique indique l’existence d’une monnaie de Cyzique associant l’âne et le thon44 et synthétise le symbolisme de l’âne de la façon suivante : « Intimement lié aux eaux, des sources, des fontaines, des fleuves, même de la mer, il est un génie des eaux, qui donnent la vie et la mort »45. On ajoutera que dans le monde grec, Athéna Hippia (fille de Mètis) est étroitement associée à Poséidon Hippios (lié à Pégase), avec qui elle partage un domaine commun : celui du cheval. La pensée grecque insiste d’ailleurs sur les affinités entre navire et cheval46.

23 Parmi les symboles de renaissance, l’homme dans sa crainte du néant définitif – l’utopie de l’immortalité n’est-elle pas communément partagée chez les hommes ? – s’est intéressé notamment aux animaux qui changent de peau (peau et corps étant alors vus comme des équivalents, concevant cette transformation comme l’accès à une nouvelle vie. Or, il existe un lien entre le serpent et l’âne47 dans divers contes d’ânes et de serpents, relevés d’ailleurs par Voltaire48 dans l’introduction de son Essai sur les mœurs. Il s’agit toujours d’un âne assoiffé qui remet au serpent sa charge – recette contre la vieillesse donnée aux hommes – pour pouvoir se désaltérer, le serpent acquérant ainsi l’immortalité. On relève d’ores et déjà l’omniprésence de la soif49 contractée par l’âne, que l’on retrouve sous une autre forme chez le picaro : soif d’élévation sociale, soif d’utopie en somme, car l’idée de soif qui transcende l’aspect physique est en soi aspiration à une vie nouvelle. Le drame se noue indéniablement autour d’une source aqueuse. Et, en effet, l’eau et l’immortalité se sont vues de tous temps associées50.

24 Le fait que l’âne aille de pair avec les liquides – dont le vin de par son association avec Dionysos – convoque de surcroît l’idée de fécondité51. Il se voit donc associé à la naissance et à la renaissance vu son lien avec l’immortalité évoqué précédemment. L’âne est également libido52, élément instinctif, tantôt bienfaisant53, tantôt malfaisant, noble ou méprisé. L’Église chrétienne en fait même le symbole du peuple juif qui n’a pas connu la parole « salvatrice »54. On comprend mieux alors comment les convertis de Juifs – dont les picaros… – purent être associés à ces animaux.

25 La liste serait longue des occurrences grecques. Retenons quant à nous Lamia, déesse marine, fille de Poséidon. Il semble intéressant de relever qu’en espagnol ce terme désigne outre une espèce de monstre femelle, une prostituée, ce qui relie le vocable « lamia » avec le monde des marginaux. Et le Diccionario de Autoridades détaille : « pescado cetáceo de desmesurada grandeza […]. Ha sucedido hallarse en el vientre de una Làmia un hombre entero con su lóriga y arnés: y por esta causa entienden algunos Autores haber sido

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 100

Làmia la que tragó al Profeta Jonás »55 (María Moliner parle plutôt d’une sorte de requin56). Le dictionnaire Furetière (1690) corrobore l’idée que l’on aurait trouvé des hommes entiers, de surcroît armés, dans les ventres de ces poissons gigantesques et que certains croyaient que ce fut ce poisson qui dévora Jonas et non pas une baleine57.

26 On retrouve, désormais sans surprise vu l’existence de liens étroits entre les poissons issus de l’eau et les ânes, l’image de Jonas et du monstre marin si liée à celle du picaro. Indéniablement, sur un mode burlesque voire subversif, cette figure de l’âne parcourt la littérature picaresque depuis le Lazarillo58 matriciel où le protagoniste doté d’un père qui fut « acemilero » se fait porteur d’eau, métiers directement liés à l’âne et à l’élément liquide ! À l’influence de la traduction en castillan de L’âne d’or ou les métamorphoses d’Apulée59 par Diego López de Cortegana60 s’ajoute celle de la tradition folklorique. C’est d’abord l’âne qui porte l’eau que vend Lazare, étape-clé – « Éste fue el primer escalón que yo subí para venir a alcanzar buena vida […] »61 – que l’on ne découvre qu’à la toute fin de cet épisode, une fois la transformation vestimentaire acquise : « Desque me vi en hábito de hombre de bien, dije a mi amo se tomase su asno, que no quería más seguir aquel oficio »62. L’eau préfigure la renaissance et l’âne, porteur du fils de Dieu, se convertit à sa manière en l’annonciateur d’une nouvelle vie possible. Mais, travaillant avec un alguazil, Lazare trouve trop dangereux de faire régner la Justice et préfère vendre du vin ; choix symbolique de celui qui se détourne de la voie possible du Bien pour celle, plus aisée et non honorable, des plaisirs dionysiens (vin et femme).

27 Pour Guzmán, cette rencontre se fait sur le mode de l’onophagie, cette fois-ci dès le début de ses mésaventures (I, I, 5) et non pas en fin d’ouvrage comme pour son prédécesseur. À la suite de cet épisode, la Justice intervient contre l’aubergiste à l’origine de la tromperie. Monique Joly note que l’onophagie63 a pu être assimilée au fratricide de la Genèse et rappelle ce véritable tabou alimentaire qui voulait que l’homme qui mange la chair d’une bête de somme devienne comme cet animal et se voie de ce fait traité en bête de somme64, soit une ingestion monstrueuse de viande interdite65 pour un animal lui-même monstrueux étant donné que le mulet est issu du croisement de deux espèces différentes et est stérile66. Indéniablement, la crainte de l’ingurgitation d’une nourriture impure se révèle comme pulsion meurtrière de dévoration de l’Autre. Elle agit dans les récits picaresques comme moment de re- connaissance de son abjection par le picaro. Ce thème accompagne donc le mouvement d’intériorisation de l’abject, de l’anomie67 (a-nomie – nomos –, soit la transgression de la juridiction divine et/ou humaine).

28 Le picaro est alors le plus souvent l’objet d’une mystification de la part d’aubergistes fraudeurs, sauf dans le cas d’Estebanillo qui se transforme certes en hôte, mais offre de la viande de cheval et non point d’âne ou de mulet au caractère infamant. Quant à Pablos, c’est également au début de son récit lors du fameux épisode carnavalesque du « rey de gallos » (I, 2), que se déroule sa rencontre avec un équidé. Ici point d’âne stricto sensu68, mais un cheval qui n’en est pas un, un anti-cheval (quasiment monstrueux) réduit à l’état de rosse, soit une dégradation supplémentaire pour un équidé construit et déconstruit : […] salí en un caballo ético y mustio, el cual, más de manco que de bien criado, iba haciendo reverencias. Las ancas eran de mona, muy sin cola; el pescuezo, de camello y más largo; tuerto de un ojo y ciego del otro; en cuanto a edad, no le faltaba para cerrar sino los ojos; al fin, él más parecía caballete de tejado que caballo, pues, a tener una guadaña, pareciera la muerte de los rocines […] pareciera un cofre vivo69.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 101

29 Ce cheval paraît en cours de métamorphose, à la fois mort et vivant. Son corps de « cofre vivo » annonce de façon symbolique la tombe (sociale) de ce protagoniste qui va s’enfoncer au propre et au figuré dans l’immonde boue excrémentielle70 d’un marché populeux et populaire. On comprend peut-être mieux avec ce regard neuf, la phrase qui fait suite à la description de cette rosse : « Yendo, pues, en él, dando vuelcos a un lado y otro como fariseo en paso […] »71. Il convient sans doute de lier ce rappel d’une procession et de majesté72 du Christ, dont la figure inversée (qui fait d’un jeune âne un vieux cheval) est ici Pablos, « fils » (descendant) de Lazare. Ce n’est pas la mort du Christ qui se voit préfigurée ici, mais bien celle des projets de « caballero » de Pablos, celle de son désir d’ascension sociale. Et c’est encore monté sur un équidé73 – en une possible association avec le Quichotte et la mule de Sancho : « Yo iba caballero en el rucio de la Mancha »74 – que Pablos, qui veut changer de tenue vestimentaire pour se rendre à la Cour, fait la rencontre de don Toribio. Pas étonnant que don Toribio veuille monter sur cet équidé. Et il y parvient symboliquement avec l’aide de Pablos : « húbelo yo de subir »75. Cette élévation semble en somme à comprendre comme une réunion dans la dégradation. De plus, pour soigner leur apparence, l’une des règles des picaros avec qui s’acoquine Pablos à Madrid est la suivante : « Estamos obligados a andar a caballo una vez cada mes, aunque sea en pollino, por las calles públicas […] »76.

30 Quant à Estebanillo, il parle d’entrée de jeu de lui-même comme d’une sorte d’équidé monstrueux (« centauro a lo pícaro, medio hombre y medio rocín »77) et se compare également à un « pollino sardesco »78. Il se fait même « merchante de hierros y clavos de herrar caballos »79, devenant le cuisinier de don Pedro de Ulloa, « capitán de caballos »80 et propose à ses compagnons de la soldatesque des pâtés de cheval. On assiste de surcroît à une scène carnavalesque (sans nul doute en écho au Buscón) emblématique de la bouffonnerie dans Estebanillo dont l’un des protagonistes est un équidé 81. Il s’ensuit alors une scène ô combien burlesque de lavement, orchestrée par Estebanillo vêtu comme un médecin et qui fait mine de soigner cet équidé qui finit en fait brûlé par les ventouses qu’on lui pose : « […] del fuego de la estopa y pelo del jumento se levantaba una grande humareda y olor de chamusquina »82. Ainsi voit-on Estebanillo faire ressusciter son moribond de mascarade, dans le même temps humanisé car qualifié de « señor burro »83 ou « señor pollino »84. Comme un Lazare qui ôte ses bandelettes et la toile qui le couvre, la rosse se libère de ses liens dans d’ultimes ruades en blessant Estebanillo, qui à son tour se retrouve dans un lit-tombeau85, en une métamorphose continuée. Plus question ici de gloire de Dieu, mais simplement de glorification de courtisans…

31 La présence d’une rosse conclut déjà en quelque sorte le premier volume d’Estebanillo González en soulignant la lâcheté d’Estebanillo sur les champs de bataille. La peau d’un équidé lui sert en effet de « couverture » au double sens du terme dans une sorte de tombeau de la survie. Ce n’est pas le picaro descendant de Lazare qui est en décomposition, mais cet animal : « […] habiéndome tendido en tierra aunque vuéltole la cara por el mal olor […] me eché por colcha el descarnado babieca; y aun no atreviéndome a soltar el aliento lo tuve más de dos horas a cuestas, contento de que pasando plaza de caballo se salvaría el rey de los marmitones »86. De façon renouvelée, le tombeau donne vie et un camarade, version profane du Christ, vient l’en sortir. Il convient de surcroît de noter les inversions antihéroïques : Estebanillo se dit « rey de los marmitones »87, il prénomme la rosse en décomposition du nom de l’illustre monture du Cid, « babieca »88, et celle-ci est décrite comme : « centauro al revés »89, « hipógrifo »90 et « antigua armadura de güesos »91. Or, au début de l’ouvrage, Estebanillo se compare à un centaure. D’où ici un

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 102

déplacement jusque dans la dépouille de la rosse, comme si une partie du protagoniste était morte. Ainsi, ce dernier pourra renaître...

32 Il convient sans nul doute de rechercher dans ces attitudes une cause possible de la disparition du désir d’élévation sociale. L’utopie de meilleure situation sociale se meurt parce qu’il n’y a plus de confiance en la nature humaine. En cela Estebanillo González se présente bien comme une œuvre moderne dont le protagoniste nous propose une nouvelle devise : « Mi gusto es mi honra y ande yo caliente y ríase la gente ; pues poco importa que mi padre se llame hogaza si yo me muero de hambre »92.

33 Estebanillo apparaît désormais affublé d’une peau de bête à corne comme un satyre93, suite à un acte de désobéissance : « que me clavasen en la delantera del peto, como lanzas en ristre, los cuernos del difunto ciervo […] que del pellejo se me hiciera una capellina de armas que cubriendo la cabeza sirviese de loriga […] me vistieron de animal selvático »94 – et ceci à sa plus grande honte bien qu’il soit prénommé « gentilhomme » : « Yo estaba tan avergonzado de verme gentilhombre de Cervera […] » 95. Cet affront est suivi d’un baptême où est convié son maître mais où, entendons-le de façon symbolique, Estebanillo ne se rend pas.

34 Notons qu’une autre image de métamorphose est proposée dans cet ouvrage, aussi peu valorisante et liée on l’a vu à l’eau et à l’âne, à savoir celle du serpent qui mue, lorsque son maître Piccolomini essaye de l’obliger à être courageux sur un champ de bataille : « […] por probar mi valor, aunque ya tenía harta noticia dél, me llevó una manaña consigo, más forzado que de voluntad, diciéndome que me quería hacer un valiente soldado, siendo cosa irremediable si no es quitándome el pellejo como a culebra y volviéndome a hacer de nuevo »96. Voici encore une métamorphose qui ne fonctionne pas et où le picaro, homme-cervidé monté à cheval, ressemble fort à un monstre. Et ces figures paraissent d’autant plus monstrueuses quand l’âne est en fait mulet ! En somme, comme le dit Pierre Brunet : « […] la métamorphose aboutit moins à la création d’un animal qu’à la formation d’un “monstre” »97.

35 En définitive, les récits picaresques, avant que le thème de la métamorphose ne se généralise en dehors de la poésie et devienne un principe poétique dans divers romans et nouvelles selon un nouveau mode de l’affleurement mythique, soulignent combien le recours à ce thème revient à dénoncer un manque d’unité – ici plus social que de l’être humain – et dévoile une espérance en un (des) devenir(s) potentiel(s). Cela passe par un discours sur le corps et du corps, car l’alternative est déjà de parler avec son corps. En se métamorphosant, le picaro parle avec son corps et pas seulement sa voix, lui qui avait déjà eu recours à la transgressive première personne du singulier.

36 Assurément, ces récits ne se libèrent point du corps physique (pas de palingénésie donc) sans pour autant renoncer à une possible métamorphose (et renaissance) dans le corps social. En effet, la métamorphose n’est-elle pas une sorte de fantasme de l’abandon du corps ? On pourrait également se demander si la véritable métamorphose n’est pas celle du regard de l’Autre qui fonde l’identité98…

37 Il importe néanmoins de noter que les métamorphoses ichtyologiques et asines proposées dans les récits picaresques, à la fois reliées entre elles par la présence liquide ou l’image de la mue du serpent, ne sont pas définitives – et ne permettent pas d’assister à des retours véritables à la situation initiale –, et donc que les auteurs de ces récits leur ôtent par là même une grande part de leur caractère inquiétant. Il n’empêche qu’en développant l’idée centrale de l’interpénétration des mondes, le motif de la métamorphose s’oppose à la notion de fermeture en récusant l’idée de rigidité d’un monde aux formes fixes. C’est aussi une façon de revendiquer la supériorité du

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 103

rêve (sur la réalité) : « La métamorphose apparaît comme la solution phantasmatique apportée par le “rêveur” à une situation vécue comme impossible, à une insatisfaction essentielle liée à la perception de contradictions “invivables” »99.

38 Grâce au développement d’une poétique de la métamorphose dans les récits picaresques est suggérée l’idée qu’autre chose est possible. Il convient également de rappeler que cet attrait pour la métamorphose s’accompagne d’une ontologie qui associe le changement à un défaut d’être. Le changement est souvent perçu comme un signe d’imperfection, de mortalité. Il n’empêche que la pensée et la pratique du changement (la sensibilité métamorphique) sont constitutives de l’humanisme. La métamorphose est aussi liée à diverses traditions (comme l’art des alchimistes) et croyances qui nous rappellent qu’elle s’enracine dans le mystère de la genèse du monde – et des mythes – et dans le devenir de l’homme régénéré. Or, l’on n’assiste pas pour les Lazare et leurs descendants à des métamorphoses cycliques comme celles des romans de transformations comme dans le Crotalón de Cristóbal de Villalón100.

39 Il convient également de rappeler qu’à la différence de la conception antique où la métamorphose était ressentie comme positive, le regard chrétien envisage la métamorphose plutôt comme une intervention contre le plan divin, d’où des images liées à la monstruosité, seul Dieu étant à même de créer. On comprend mieux alors comment changer d’apparence peut convoquer d’emblée une perversion des hiérarchies sociales, notamment dans le contexte de la société des refus de l’Espagne classique. Ainsi relève-t-on l’association entre l’idée de métamorphose et celle de « conversion » dans la Seconde partie du Lazarillo (1555) où il est explicitement indiqué : « […] mirándome a una parte y a otra, por ver si vería en mí alguna cosa que no estuviese convertida en atún, estándome en la cueva muy a mi placer […] mas hube miedo me conociesen y les fuese manifiesta mi conversión […] »101. Sous cet éclairage, la lutte des picaros contre la mort (ici sociale et religieuse), à partir notamment de diverses inversions, paraît d’autant plus utopique. Ces gueux restent picaros et convertis, hybrides marginaux d’un entre-deux, et non pas centres reconnus dans cette dynamique d’évolution. En conséquence, vu que l’on n’assiste pas à la phase finale d’une métamorphose véritable, ne serait-ce que parce que celle-ci ne dure pas, on en reste au niveau de l’utopie du changement possible.

NOTES

1. Il s’agit d’un poème de plus de 12 000 vers qui puise lui-même dans diverses sources dont sans nul doute les Métamorphoses de Nicandre de Colophon. On y voit souvent un recueil de fables étiologiques et anthropogoniques. Cf. Pierre Brunel, Le mythe de la métamorphose, Paris, Armand Colin, 1974, chap. 2 et 3. Il faut attendre en France le XIVe siècle pour que le mot « métamorphose » soit employé, d’abord comme titre des œuvres d’Ovide et d’Apulée. C’est au XVe siècle que ce terme devient un mot commun encore fort lié au domaine mythologique. Les dictionnaires en proposent initialement comme définition : « transformation » ou « transmutation ». Ce dernier terme sera ensuite réservé aux choses. 2. Les écoliers y apprenaient le latin.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 104

3. Titre original de cette œuvre de Lucius Apuleus : Asinus aureus. 4. Cf. Georges Balandier, Le détour : pouvoir et modernité, Paris, Fayard, 1985, p. 23-24 : « La métaphore corporelle traduit la logique du vivant en logique du social ». 5. Platon, Œuvres complètes I, Phédon, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », p. 801-802, 81e : « […] ceux dont la gloutonnerie, la démesure, la passion de boire ont été la pratique ordinaire, et qui ne s’en sont pas défendus, c’est vraisemblablement dans des formes d’ânes et d’autres pareilles bêtes que vont se plonger leurs âmes ». 6. Voir à ce propos l’analyse d’Hélène Nais, « Pour une notice lexicographique sur le mot “métamorphose” », dans Poétiques de la métamorphose, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1981, p. 15-25. 7. Francis Berthelot, La métamorphose généralisée : du poème mythologique à la science-fiction, Paris, Nathan, 1993, chap. 1, p. 7-15. 8. On pense au grand branle dont parle Montaigne dans ses Essais, III, 2. 9. Guy Belzane, La métamorphose : Ovide, Perrault, Hugo, Michaux, Paris, Quintette, 1990, p. 8. 10. Alors qu’à la Renaissance, la métamorphose, le changement, n’est qu’instabilité. Voir par exemple l’analyse de Gisèle Mathieu-Castellani, « Le mythe du phénix et la poétique de la métamorphose dans le lyrisme néo-pétrarquiste et baroque », dans Poétiques de la métamorphose, op. cit., p. 161-183. 11. Cf. Michel Foucault, Les anormaux : cours au Collège de France (1974-1975), Paris, Le Seuil, 1999. 12. Rappelons la tendance à associer les figures de bouffon à des animaux, notamment ceux que les grands de ce monde appréciaient le plus comme les chiens et les singes. Monique Joly dans La bourle et son interprétation : recherches sur le passage de la facétie au roman (Espagne, XVIe-XVIIe siècles), Thèse présentée à l’Université de Montpellier III, juin 1979, Lille, Atelier national de reproduction des thèses, Université de Lille III, 1986, cite à cet égard un extrait significatif : « “Los Monos son los que se precian (de) truhanes, y entretenidos acerca de las personas principales [...]. A vezes los poderosos admitirán estos a su gracia, y despreciarán el trato de los buenos porque anda el mundo al reues” (Gómez Tejada de los Reyes, 1636, Apólogo XVII, p. 101r) ». Estebanillo, bouffon depuis qu’il est entré au service de l’ambassadeur, affirme par la suite : « Aquí fue donde se me infundió un abismo de gravedad, viendo que de bufón de una Excelencia había llegado a serlo de una Alteza real; y como otros dan en querer perros, monos, y otros diferentes animales, dio Su Alteza en quererme bien […], y mostrarlo en mandarme hacer muy ricos y costosos vestidos », La vida y hechos de Estebanillo González, éd. de Antonio Carreira et Jesús Antonio Cid, Madrid, Cátedra, 1990, II, 8, p. 114. On voit dans ce dernier exemple, les jeux de changements d’apparence par le biais des habits et le recours significatif à une image de métamorphose animale, celle du poisson pour exprimer combien il se sent à l’aise : « Gustaba de llevarme a la caza […] y a dar alegría a sus súbditos y regocijo a la corte; en cuyo apacible estruendo y sonoroso ruido me hallaba como el peje en el agua […] », p. 115. 13. Miguel de Cervantès associe monde de type picaresque et madrague dans La ilustre fregona et va jusqu’à mettre en parallèle l’illustre laveuse et les thons. Cf. l’article de Araceli Guillaume- Alonso, « La séduction de la madrague : réalité sociale et technique littéraire dans le récit de Cervantès », dans Pierre Civil (coord.), Écriture, pouvoir et société en Espagne aux XVIe et XVIIe siècles, Hommage du CRES à Augustin Redondo, Paris, Publications de la Sorbonne, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 425-432. 14. On citera en guise d’exemple l’étude de José María Cossío qui y voit une œuvre écrite à la va- vite suite au succès du premier Lazarillo ; la transformation en thon lui paraissant de surcroît absurde, « Las continuaciones del Lazarillo de Tormes », Revista de Filología Española, 1941, no 25, p. 514-523. 15. Cf. R. Zwez (qui propose de voir le roi des thons à l’image de Charles Quint), Hacia una revalorización de la Segunda Parte de Lazarillo (1555), Madrid-Valence, Albatros, 1970 ; Pierina E. Beckman, El valor literario del Lázaro de 1555. Género, evolución y metamorfosis, New York, Peter Lang, 1991 ; François Delpech, « Lazare, l’eau, le vin et les thons. Éléments pour une recherche sur les

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 105

corrélats folkloriques de la première continuation du Lazarillo (Anvers, 1555) », dans Pierre Civil (coord.), Écriture, pouvoir et société en Espagne aux XVIe et XVIIe siècles, op. cit., p. 309-327 et Valentín Núñez Rivera, « Claves para el segundo Lazarillo, 1555. El continuador anónimo interpreta su modelo », Bulletin hispanique, no 2, déc. 2003, Université Michel de Montaigne, Editions Bière, p. 333-369. 16. François Delpech, art. cit., p. 309-310. 17. Estebanillo confirme cette peur de la rigueur des flots, Estebanillo González, éd. cit., II, 13, p. 352 : « Aquí fue donde de todo punto aborrecí el agua, y adonde acabé de confirmar por insensatos a los hombres que pueden caminar por tierra, comiendo cuando quieren y bebiendo cuando gustan, y se ponen a la inclemencia de los vientos, al rigor de las ondas, a la fiereza de los piratas, y finalmente ponen sus vidas en la confianza de una débil tabla, sin considerar el peligro de un escollo, el riesgo de una sirte y el daño de un bajío, el temor de un banco, el sobresalto de una playa y la soberbia de una bestia fiera y indómita, y que le basta ser mujer para ser mudable y voltaria ». 18. Lazare entre dans le monde aristocratique sous-marin. François Delpech parle à juste titre, vu l’idéalisation héroïque, d’« intermède épico-ichtyologique » (art. cit., p. 313). 19. Les Grecs utilisaient pour désigner la mer à la fois les termes thalassos, pelagos et pontos (en latin pontis et en français « pont »), soit pour cette dernière acception l’idée que la mer unit deux éléments. 20. Cf. mon article « Approche diachronique de la problématique du prénom “Lazare” dans la littérature espagnole (XVIe-XXe siècle) » présenté au colloque du CRLMC organisé à l’université Blaise Pascal-Clermont II les 4-5 et 6 décembre 2006 : Figures de Lazare dans le domaine russe et au- delà coordonné par Régis Gayraud. En cours de publication. 21. Charles V. Aubrun, « La dispute de l’eau et du vin », Bulletin hispanique, 1957, LIX, p. 453-456. 22. Segunda parte de Lazarillo de Tormes (1555), La novela picaresca española, éd. de Florencio Sevilla Arroyo, Madrid, Castalia, 2001, chap. XVII, p. 42. La citation complète est : « — Tú, Lázaro, no te quieres castigar: prometiste en la mar de no me apartar de ti, desque saliste casi nunca más me miraste. Por lo cual la divina justicia te ha querido castigar, y que en tu tierra y en tu casa no halles conocimiento, mas que te vieses puesto como malhechor a cuestión de tormento. Mañana vendrá tu mujer y saldrás de aquí con honra, y de hoy más, haz libro nuevo ». 23. Máximo Saludo Stephan, Misteriosas andanzas atunescas de « Lázaro de Tormes ». Descifradas de los seudo-jeroglíficos del Renacimiento, Saint-Sébastien, Izarra, 1969, p. 15 : « Lázaro encontró a la Verdad refugiada en una roca en el mar, es decir el mismo Cristo. Y podemos ya, anticipando los resultados de este estudio sugerir que la roca, refugio de Cristo, será la isla de Malta ». Rappelons que selon la tradition, l’île de Malte servit de refuge à saint Paul et est assimilée à la baleine de Jonas ! 24. Ibid., p. 26. 25. Cf. Julio Caro Baroja, « El ‘Pesce Cola’ o el ‘Peje Nicolao’ », Revista de dialectología y tradiciones populares, Madrid, Instituto Miguel de Cervantes, Consejo Superior de Investigaciones Científicas, 1984, n° 39, p. 7-16. 26. Cervantès évoque cette légende dans le Quichotte, II, chap. XVIII. Don Quichotte parle des qualités de tout bon chevalier errant et précise : « […] digo que ha de saber nadar como dicen que nadaba el peje Nicolás, o Nicolao […] ». 27. Cf. Araceli Guillaume Alonso, « Autour des confréries de marginaux : les Almadrabas au Siècle d’Or », dans A. Redondo (éd.), Les parentés fictives en Espagne (XVIe-XVIIe siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 1988, p. 135-143. 28. Ibid., p. 135. Araceli Guillaume Alonso indique même qu’à certaines périodes, la Maison de Medina Sidonia allait recruter ses « ventureros » dans la prison de Séville (ibid., p. 139). 29. Araceli Guillaume Alonso cite un contemporain : « es gente ruin y pícara » (ibid.). 30. François Delpech attire notre attention sur les croyances en des personnages fantastiques : les « Nûtons » ou « Lûtons », entités souvent diaboliques, « liées aux eaux, aux chevaux (voir

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 106

chapitre suivant), à la fonction de guide, à l’obscurité et à la cécité (ou autres problèmes de vision), aux trésors cachés, aux métamorphoses animales, à la Canicule […] », art. cit., p. 324. 31. Cf. François Delpech, art. cit., p. 321. 32. Segunda parte de Lazarillo de Tormes, op. cit., p. 24. 33. Rappelons que J. B. de Salazar dans son Historia de la Isla de Cádiz (1610) souligne que le thon équivaut au porc sur terre. Cf. Máximo Saludo Stephan, op. cit., p. 67 : « En el modo de pensar de entonces, el atún, puerco marino, había llegado a tomar un sentido despectivo, símbolo de lujuria como el puerco, de cobardía, de poca fe: huía de la sal de la fe » ; voir également la note 52. 34. Segunda parte del Lazarillo (1555), op. cit., chap. XIV, p. 39. 35. Michel Foucault parle de « métamorphose verticale » quand se joignent ainsi deux êtres (qu’il oppose à la « métamorphose horizontale » quand il y a changement de forme, l’une à la suite de l’autre), Raymond Roussel, Paris, Gallimard, 1963. 36. Cristóbal de Villalón, El Crotalón, éd. de Augusto Cortina, Madrid, Espasa-Calpe, 1973. Il se transforme également en porc. 37. Rappelons les sens religieux des termes Ichtus (Jésus, Christ, Dieu, Fils, Sauveur) et INRI (Jésus de Nazareth Roi des Juifs). Ajoutons à ces symboles chrétiens la croix dont il importe de préciser qu’elle symbolise aussi la jonction des deux mers. Or, l’élément maritime joue un rôle important dans les secondes parties des Lazarillo. 38. Voir l’analyse de M. Cavillac à ce propos, Gueux et marchands dans le Guzmán de Alfarache (1599-1604), Bordeaux, Institut d’Études ibériques et ibéro-américaines de l’Université de Bordeaux, 1983, p. 122. 39. Estebanillo, après le vol du chevreau, va dormir symboliquement dans la rue de la Galère ; du nom d’une maison correctionnelle pour femmes : « […] fuime a dormir a la calle de la Galera, donde de ordinario hospedan la gente de mi porte », Estebanillo González, op. cit., I, 4, p. 201-202. 40. Dans cet ouvrage, un châtiment est prévu avec une « espina de ballena » où Máximo Saludo Stephan lit une allégorie de la justice de Malte, op. cit., p. 33. Plus loin, p. 77, il propose l’analyse suivante : « La Verdad, expulsada de la tierra […] puede ser una de las variaciones de la leyenda de Jonás ». 41. Juan de Luna, Segunda parte de la vida de Lazarillo de Tormes, sacada de las crónicas antiguas de Toledo (1620), éd. de Florencio Sevilla Arroyo, Madrid, Castalia, 2001, chap. IV, p. 809. 42. Même si c’est un symbolisme récent. Notons que sur certains graffiti anti-chrétiens retrouvés à Rome, on peut observer des ânes crucifiés avec même parfois des légendes explicites quant à l’incompréhension du culte chrétien puisque ces derniers sont accusés d’adorer l’animal le plus vil : l’âne. 43. Waldemar Deonna, « Laus Asini. L’âne, le serpent, l’eau et l’immortalité », Revue belge de philosophie et d’histoire, 1956, XXXIV, 1re (p. 5-42), 2e (p. 337-364) et 3e partie (p. 623-658). 44. Ibid., p. 43, note 4. Máximo Saludo Stephan, op. cit., p. 66, affirme : « Aquellas primeras costumbres religiosas del culto de Osiris, llegadas a Sevilla con Hércules, iban codificadas en misteriosos libros sagrados escritos con jeroglíficos. Lo poco que se sabía de ellos venía también de unas líneas del “Asno de oro”. En un comentario latino de Apuleyo, salido a luz en Venecia (1504), Felipe Beroaldo decía que esta escritura imitaba las escamas de los peces ». 45. Waldemar Deonna, art. cit., 3e partie, p. 636. 46. Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l’intelligence : La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1974, p. 224. 47. Waldemar Deonna y voit des ressemblances avec la légende de Gilgamesh. 48. Voltaire évoque des fables asiatiques alors que W. Deonna déclare que la source de Voltaire est Nicandre de Colophon (fin du IIIe s. après J.-C.) ou Élien (Aelien) de Préneste (IIe s. après J.-C.) et qu’elle se rattache au mythe de Prométhée. Zeus aurait donné cette recette contre la vieillesse aux hommes pour les remercier de lui avoir indiqué le vol du feu par Prométhée. Le lien avec

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 107

Prométhée ne doit pas nous surprendre étant donné que l’eau et le feu sont associés de façon récurrente dans les diverses croyances. 49. Cette soif est directement liée aux serpents, notamment la dipsade dont la morsure fait naître une soif que rien ne peut apaiser. Cf. W. Deonna, art. cit., 2e partie, p. 338-340. 50. Ainsi Gilgamesh cherche la plante d’immortalité au fond de la mer. 51. Comme le scorpion à qui il se trouve aussi associé. 52. Feu et eau vont souvent de pair. On rappellera la relation entre le feu et la sexualité. Cette dimension sexuelle de l’âne est présente chez Francisco Delicado dans La Lozana andaluza, éd. de Carla Perugini, Séville, Fundación José Manuel Lara, 2004, chap. VII, p. 42. 53. W. Deonna rappelle que les Israélites furent sauvés dans le désert par des ânes qui leur indiquèrent des sources, art. cit., 2e partie, p. 352. Il ajoute, p. 363 : « L’âne est exempté de la loi qui sacrifie à l’Éternel tous les premiers nés, hommes et animaux ; il est racheté par l’offrande d’un agneau ou d’un chevreau, tout comme le premier-né des hommes est racheté ; ceci en souvenir de la captivité en Égypte, alors que l’Éternel tua tout premier-né des Égyptiens, homme et bête, mais, pour ce qui concerne l’âne, assurément en mémoire du service qu’il a rendu dans le désert ; cette exception confirme sa valeur sacrée ». On attribue de surcroît à l’âne diverses vertus prophylactiques. 54. W. Deonna, art. cit., 3e partie, p. 654. 55. On a modernisé la graphie. 56. Comme les dictionnaires français modernes. Le Larousse précise qu’il s’agit d’un vivipare dont les embryons incubent dans l’utérus et se nourrissent des œufs non fécondés. 57. Furetière : « […] Quelques-uns ont crû que ce fut ce poisson qui dévora Jonas, et non pas une baleine, à cause que les Païens ont feint qu’Hercule avait demeuré trois jours dans le ventre du canis carcharias, qui est un autre nom qu’on a donné à ce poisson. Les lamies sont autrement appelées chiens de mer ». 58. On la retrouvait déjà dans La lozana andaluza qui cite même Apulée (F. Delicado, op. cit., chap. LXV, p. 341). 59. Apulée amplifie le thème déjà traité par Lucien. Il est à noter qu’Apulée choisit une cérémonie isiaque pour que son protagoniste recouvre sa forme primitive. Or Isis n’était-elle pas liée à la fécondité comme Cybèle ? Rappelons que Lucius voulait se transformer en hibou et se retrouve finalement avec le corps d’un âne. 60. Fonger de Haan indique à propos de cette traduction dans « Pícaros y ganapanes », Homenaje a Menéndez y Pelayo, Madrid, Librería General de Victoriano Suárez, 1899, t. II, p. 149-190, (p. 151, note 4) : « Primera edición, sin fecha ni lugar, 1513, en folio […] ». 61. Lazarillo, op. cit., 6e traité, p. 126. 62. Ibid., p. 127. 63. Monique Joly, op. cit., p. 517. 64. Ainsi, il n’est pas anodin, lorsque Guzmán découvre la dépouille du mulet, qu’il indique qu’il manque (et donc qu’il avait ingéré…) la cervelle et la langue. 65. Monique Joly, op. cit., p. 497. 66. Rappelons à cet égard l’origine animale de nombreux termes pour désigner les métis, associés de fait dans un premier temps à des monstres. Cf. Roger Toumson, Mythologies du métissage, Paris, PUF, 1998, p. 88 : « Quand il apparaît en français au XIIIe siècle, le mot “mestis” signifie “qui est fait moitié d’une chose, moitié d’une autre”. Son champ référentiel est d’abord animalier. Au sens immédiat le mot désigne un animal engendré de deux espèces et qui n’est donc pas de race pure […] Ce sens s’applique prioritairement à la race canine comme l’indique la locution “chien mestis”. C’est encore en ce sens propre que le mot apparaît chez Buffon, au tome 2 de l’Histoire naturelle. L’usage du mot ayant été étendu aux êtres humains, deux champs référentiels se sont superposés, le champ référentiel animalier demeurant toutefois prédominant ». Roger Toumson cite alors Furetière pour la définition du mulet, p. 91 : « Bête de somme engendrée d’un âne et

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 108

d’une cavale ou d’un cheval et d’une ânelle. Les mulets n’engendrent point, parce qu’ils viennent de différentes espèces, comme les monstres ». 67. L’Eucharistie est alors la catharsis de ce phantasme de dévoration. Le corps sans péché du Christ est rédempteur de tous les péchés. 68. Dès l’Antiquité, l’âne a parfois été considéré comme une monture infamante et le fait de le chevaucher peut constituer un châtiment, surtout lorsque le condamné avait la tête du côté de la queue de l’âne, comme par cet usage de l’envers pour défaire le mal qui avait été fait. Cf. W. Deonna, art. cit., 3e partie, p. 641-642. Cet auteur remarque que ce fut souvent la punition des femmes adultères ou prostituées. 69. Francisco de Quevedo, El Buscón, éd. de Domingo Ynduráin, Madrid, Cátedra, 1995, I, 2, p. 110. 70. D’où le jeu de mot quévédien : « […] era la persona más necesaria de la riña » (op. cit., I, 2, p. 112). 71. Francisco de Quevedo, op. cit., I, 2, p. 111. 72. Ibid. : « con suma majestad, iba a la jineta sobre el dicho pasadizo con pies ». 73. Francisco de Quevedo, op. cit., II, 5, p. 206 : « Llevaba un jumento; alquilómele ». Don Toribio qualifie pour sa part cette monture de « borrico » (ibid., p. 207). 74. Ibid., p. 206-207. 75. Ibid. 76. Francisco de Quevedo, op. cit., II, 6, p. 214. 77. Estebanillo González, op. cit., I, 1, p. 33. 78. Ibid., p. 45. 79. Ibid., I, 6, p. 295. 80. Ibid. 81. Ibid., II, 8, p. 133. 82. Ibid., p. 135 83. Ibid., p. 136. 84. Ibid., p. 138. 85. Ibid., p. 135-136. 86. Ibid., I, 6, p. 308. 87. Ibid. 88. Ibid. On conserve le « b » minuscule de l’édition utilisée. 89. Ibid. 90. Ibid. L’hippogriffe est un animal fabuleux des romans de chevalerie. 91. Ibid., I, 6, p. 309. 92. Ibid., II, 7, p. 50. 93. Ibid., p. 78 : « […] no siendo de sátiro ni fauno era trasunto del mismo Barrabás ». 94. Ibid., p. 75. 95. Ibid., p. 77. 96. Ibid., II, 9, p. 195. 97. Pierre Brunel, op. cit., p. 163. 98. Guy Belzane, op. cit., p. 14 : « Et si on ne se métamorphosait jamais qu’en soi-même ? Si la Métamorphose n’était que la réponse, mais ambiguë, mouvante, inquiétante, à l’éternelle question de l’identité ». 99. Gisèle Mathieu-Castellani, « Le mythe du phénix et la poétique de la métamorphose dans le lyrisme néo-pétrarquiste et baroque », dans Poétiques de la métamorphose, op. cit., p. 161-183 (p. 170). 100. Le critique Robert H. Williams a même pensé que l’auteur du Crotalón aurait pu être celui de la seconde partie du Lazarillo de 1555, « Notes on the Anonymous Continuation of Lazarillo de Tormes », The Romanic Review, 1925, n° 16, p. 223-235. Pour une étude précise de cet auteur, se reporter à Marcel Bataillon, Erasmo y España. Estudios sobre la historia espiritual del siglo XVI, México- Madrid-Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 1986 (1950). (Érasme et l’Espagne, Paris, Droz,

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 109

1937), p. 654-668 : « El “Crotalón” y la corriente lucianesca ». Marcel Bataillon présente alors le Crotalón comme un monstre ayant quelques traits communs avec Lazarillo et sa postérité. Il souligne également l’existence d’une relation thématique étroite avec le Diálogo de las transformaciones, où un coq raconte ses aventures à l’époque où il était un âne. Menéndez y Pelayo publia ce texte dans le second tome de ses Orígenes de la novela, Santander, CSIC, 1943 (1905-1910), 4 vols. 101. Segunda Parte de Lazarillo (1555), op. cit., chap. II, p. 26. On choisit de souligner. En retournant par la suite dans la caverne, mandaté officiellement par les thons pour tuer le monstre qui s’y trouve, c’est lui-même que Lazare tue symboliquement. Et il doit encore tuer de nombreux thons, entrés trop nombreux dans la grotte sous-marine pour se rendre compte de son exploit, pour éviter l’étouffement et sauver cette fois-ci réellement sa vie, soit un entremêlement de morts et de renaissances. En mangeant le corps des thons tués, il participe davantage à ce cycle de la renaissance. Notons l’humour de cette scène : « […] haciéndome nuevo de aquel manjar que ya le había comido algunas veces en Toledo, mas no tan fresco como allí comía », Lazarillo (1555), op. cit., chap. II, p. 28.

RÉSUMÉS

Malgré l’apparent réalisme des récits picaresques, diverses métamorphoses – notamment ichtyologiques et asines – y sont privilégiées et mettent en exergue un moment où tout paraît possible. Cette capacité à changer de forme pourrait-elle alors être perçue comme une menace pour l’ordre et exprimer une espérance – utopique – de renaissance sociopolitique ?

In spite of the apparent realism of rogue’s stories, diverse metamorphosis –ichthyological and asine especially– are privileged in them and bring out a moment when all seems possible. Could such ability to change one’s form be seen as a threat for the order and express an –utopian– hope for a socio-political rebirth?

A pesar del aparente realismo de los relatos picarescos, se privilegian diversas metamorfosis – sobre todo ictiológicas y asinescas– que ponen énfasis en un momento durante el cual todo parece posible. ¿Podría representar dicha capacidad en cambiar de forma una amenaza para el orden y podría expresar una esperanza –utópica– de renacimiento sociopolítico?

INDEX

Mots-clés : métamorphose, littérature picaresque, Renaissance, utopie Keywords : metamorphosis, rogue’s literature, rebirth, utopia Palabras claves : metamorfosis, picaresca, renacimiento, utopía

AUTEUR

CÉCILE BERTIN-ÉLISABETH

Université des Antilles-Guyane

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 110

La lycanthropie dans la prose doctrinale du XVIe et du XVIIe siècle espagnol

Christine Orobitg

1 Éternel ennemi mais aussi éternel compagnon de l’évolution humaine, le loup, support de rêves, de peurs collectives, de légendes, a toujours occupé dans l’imaginaire collectif occidental une place privilégiée.

2 Et le loup-garou, son « corollaire hybride et monstrueux »1 a occupé et continue d’occuper une place fondamentale dans l’imaginaire et la culture collectifs. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer la production cinématographique récente ou moins récente, qui affiche des œuvres comme Le Loup-Garou de Londres (An American Werewolf in London), film américano-britannique (1981) réalisé par John Landis ou encore les séries télévisées, comme La malédiction du loup-garou de Frank Lupo (1987-1988) ou plus récemment Le Loup-garou du campus (Big Wolf on Campus), série télévisée canadienne en 65 épisodes créée par Chris Briggs et Peter Knight et diffusée aux USA, puis en France et au Québec entre 1999 et 2005.

3 Nous nous attacherons ici à l’analyse d’une métamorphose bien précise, la lycanthropie, considérée au sein d’un corpus de textes doctrinaux, allant de la fin du Moyen Âge au dernier tiers du XVIIe siècle. Ce corpus inclut des textes médicaux (dont la plupart sont en latin), des encyclopédies, recueils de mirabilia, miscellanées, textes consacrés aux merveilles de la nature, des récits de voyage ou descriptions de contrées lointaines et enfin des textes démonologiques.

4 À travers cette analyse, le discours sur la métamorphose apparaît comme un point de vue privilégié pour saisir les tensions, les interférences (notamment les phénomènes d’intertextualité), les contradictions et les tentations qui composent et animent la culture des XVIe et XVIIe siècles.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 111

L’héritage païen

5 Le rêve ou le fantasme de la lycanthropie remonte à l’Antiquité gréco-latine, dont les productions culturelles jouent un rôle modélisant et déterminant, un rôle d’auctoritas, sur la littérature et le savoir du Moyen Âge à la fin du XVIIe siècle.

6 Il est important de souligner que, dans la culture païenne, la métamorphose est envisagée comme possible non seulement dans les textes de fiction, qui relèvent de la fabula – et dont personne n’est dupe, dont tout le monde sait qu’il s’agit de légendes, de représentations plaisantes, vraisemblables, mais non pas vraies – mais aussi dans les textes doctrinaux, qui relèvent de l’historia et qui prétendent transmettre un savoir sur le monde.

7 Les Métamorphoses d’Ovide , traduites en castillan par Juan de Aguayo et éditées plusieurs fois à partir de 1498, relatent la métamorphose de Lycaon, transformé en loup parce qu’il a douté de la divinité de Zeus et commis des actes inhumains (Métamorphoses , I, 216-236).

8 Dans un autre domaine, celui de la prose de savoir historique et géographique, Hérodote rapporte – non sans quelque défiance – que les Neures, un peuple de la Thrace, « deviennent loups » quelques jours par an avant de reprendre leur forme humaine (Histoires, IV, 105). Dans une perspective similaire, Pline l’Ancien rapporte que le peuple d’Arcadie tirait au sort un homme d’une famille, celui-ci se déshabillait, traversait un étang à la nage, se transformait en loup, vivait avec les loups puis reprenait sa forme humaine au bout de neuf ans (Histoire naturelle, VIII, 22).

9 Le Satiricon de Pétrone, qui propose, dans une structure narrative enchâssée (laquelle introduit donc une distance) le fameux récit de Nicéros, occupe dans le corpus païen une position ambigüe, intermédiaire, entre adhésion et distance : dans un cimetière, au clair de lune, un soldat se déshabille, urine autour de ses vêtements et « devient loup » (lupus factus est) avant de réapparaître au matin sous sa forme humaine2.

10 La transformation en loup ou en d’autres types d’animaux est également associée à des cérémonies magiques, à des sorcières ou magiciennes qui se métamorphosent en animal ou métamorphosent leurs victimes. On pensera à la transformation des compagnons d’Ulysse en pourceaux par Circé, chez Homère. Dans les Métamorphoses ou l’Âne d’or d’Apulée (II, 22), qui furent traduites en castillan (à partir d’une version italienne) par Diego López de Cortegana et publiées à Séville en 1513, la magicienne Pamphile se métamorphose en hibou, Méroé transforme en animaux ceux qui lui déplaisent et Lucius, le narrateur, est lui-même transformé en âne à la suite d’une erreur de pommade magique chez la magicienne Photis. Suivant cette même ligne, les Bucoliques (VIII, 98) de Virgile rapportent comment la magicienne Moeris se transformait en loup grâce à des herbes : his ego saepe lupum fieri et se condere siluis / Moerin vidi J’ai vu Moeris souvent se transformer en loup et se cacher dans les forêts.

11 Ces récits ou ces représentations s’intègrent dans une culture dans laquelle la métamorphose est possible. En effet, comme le souligne avec justesse Laurence Harf- Lancner, « dans les mythologies païennes, la frontière est indécise et perméable entre les différents règnes de la nature. Les dieux sont hommes ou bêtes tour à tour ou simultanément. L’homme peut être objet de métamorphose, animale ou végétale »3. Cette prégnance de la métamorphose dans la culture gréco-latine doit être rattachée à

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 112

l’idée, que formule le Timée, d’une grande chaîne des êtres qui va du minéral et du végétal jusqu’au divin en passant par l’humain. Ces conceptions sont reformulées dans les Métamorphoses ovidiennes, dans le discours attribué à Pythagore, qui affirme que rien n’est permanent, que tout se transforme : Omnia mutantur, nihil interit ; errat et illinc huc venit, hinc illuc et quoslibet occupat artus spiritus eque feris humana in corpora transit inque feras noster nec tempore deperit ullo utque nouis facilis signatur cera figuris nec manet ut fuerat nec formas seruat easdem, sed tamen ipsa eadem est ; animam sic semper eandem esse, sed in uarias doceo migrare figuras. (Ovide, Métamorphoses, XV, v. 165-172) Tout change, rien ne meurt ; le souffle vital erre, part de là, arrive ici, d’ici il repart là, et occupe les corps au hasard. Le souffle venant de corps d’animaux transite vers des corps d’hommes, et notre souffle passe dans des corps d’animaux, sans jamais mourir. C’est comme la cire : elle prend facilement diverses figures, ne reste pas ce qu’elle avait été et ne garde pas les mêmes formes ; elle est pourtant toujours elle-même. Ainsi j’enseigne que l’âme est toujours la même, mais qu’elle migre dans des figures variées.

12 Le versipelles (l’un des noms latins du loup-garou) s’inscrit dans une vision du monde flottante, où la forme, l’apparence, la morphê ne sont pas permanentes mais soumises à mille éventuelles modifications. Et la possibilité de changer de forme est un rêve, une représentation, un fantasme qui fascinera durablement les esprits.

La tradition médiévale

13 Au Moyen Âge, la figure du loup-garou imprègne toujours la littérature en langue latine et vernaculaire : on pense au Lai de Bisclavret de Marie de France (dans lequel un chevalier est contraint de se déshabiller entièrement avant de se métamorphoser et doit dissimuler ses vêtements sous une pierre creuse car, s’il ne les retrouvait pas, il serait condamné à errer indéfiniment sous la forme d’un loup-garou), au lai anonyme de Mélion ou encore à Arthur et Gorlagon, dont on conserve une transcription latine dans un manuscrit du XIVe siècle4.

14 Mais là encore la métamorphose lycanthropique ne se limite pas à des textes relevant de la fiction, de la fabula, elle apparaît aussi dans des textes théoriques dont le propos est de décrire le monde et qui prétendent à une valeur de vérité. La transformation de l’homme en loup apparaît dans la Topographia hibernica de Giraud de Barri (qui est une description du royaume d’Irlande), dans les Otia imperialia de Gervais de Tilbury ou dans le De universo de Guillaume d’Auvergne.

Le conflit avec le dogme chrétien

15 Le succès et la permanence de ces récits peuvent sembler paradoxaux dans la mesure où ils entrent en collision avec la tradition chrétienne. En effet, pour les théologiens, la métamorphose n’est qu’une survivance païenne, une superstition qu’il faut chasser car elle remet en cause le pouvoir créateur de Dieu. En substance, Dieu donne une forme aux êtres et lui seul peut la changer.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 113

16 L’héritage païen de la métamorphose pose un problème qui occupera durablement les penseurs chrétiens. Saint Augustin consacre à ce sujet tout un chapitre de la Cité de Dieu (XVIII, 18), dans lequel il s’attache à nier la réalité de la métamorphose. Celle-ci est qualifiée de « perfide jeu de démons » et le texte affirme clairement que les démons ne peuvent ni créer ni altérer la création divine. Avec la permission de Dieu, les démons peuvent jouer sur les sens des hommes ou créer une illusion. Saint Augustin utilise pour cela la notion de phantasticum, un double qui échappe au contrôle de l’homme quand il est endormi ou engourdi et que les démons peuvent alors modeler à leur guise5. La métamorphose est donc une illusion des sens et / ou une manipulation diabolique.

17 Rédigé vers 900, le Canon episcopi rejette avec vigueur la métamorphose : Quisquis ergo aliquid credit posse fieri, aut aliquam creaturam in melius aut in deterius immutari aut transformari in aliam speciem vel similitudinem, nisi ab ipso creatore, qui omnia fecit et per quem omnia facta sunt, procul dubio infidelis est (Decretum XXVI, 5, Canon 371)6. Quiconque croit qu’il peut se faire qu’une chose soit changée, en bien ou en mal, ou soit métamorphosée pour revêtir une autre apparence ou un autre aspect, par une intervention autre que celle du Créateur, qui a tout créé et par qui toutes choses ont été créées, est sans nul doute possible un incroyant.

18 La véhémence de ces condamnations révèle l’ampleur de l’enjeu théologique et ontologique. La métamorphose suppose en effet une idée d’inachèvement, l’idée que les créatures ne sont pas achevées dans leur forme, que Dieu n’a pas terminé ou clôturé de manière définitive son œuvre. Elle suppose une instabilité des choses et du monde, un univers non figé, en mouvement, un univers d’incertitudes dans lequel il n’y a pas de permanence. La métamorphose constitue de ce point de vue un scandale ontologique.

19 Les théologiens médiévaux qui prennent la plume dans les siècles suivants (à commencer par Saint Thomas d’Aquin) reviendront abondamment sur la métamorphose, toujours pour la nier. L’abondance des textes théologiques consacrés à cette question montre la vitalité de la métamorphose (héritée de la culture païenne ou présente dans les croyances populaires). Les efforts des théologiens médiévaux pour la nier et la désavouer montrent, par contraste, la force, la vigueur et le pouvoir de séduction de cette représentation.

20 Tel est donc l’héritage auquel sont confrontés les auteurs des XVIe et XVIIe siècles : un héritage varié, contradictoire, fait de tensions. La théologie chrétienne nie la métamorphose, mais le thème de la lycanthropie, la perméabilité des règnes et des essences homme / animal, les notions de passage, de transformation ressurgissent, sous différentes formes, selon différentes stratégies et, de fait, ne cessent de hanter les esprits. La métamorphose et, plus précisément, le thème de l’homme-loup est un schéma narratif, discursif, imaginaire, qui ne cesse de hanter et de fasciner les esprits.

La tradition folklorique

21 Un premier support dans lequel apparaît, de manière particulièrement libre, vigoureuse et vivante le loup-garou est le corpus folklorique. Ce qui n’a rien d’étonnant quand on sait la liberté, la fécondité et l’autonomie de la culture populaire par rapport aux autorités et à la culture savante, ecclésiastique, et aussi comment elle s’approprie les vieux mythes païens en les réélaborant et en les réécrivant.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 114

22 Le thème du loup-garou est ainsi particulièrement présent dans le folklore galicien et léonais, à travers la figure du lobishome et sous une large palette de variantes : métamorphose définitive ou non (avec possibilité d’un ou plusieurs allers-retours entre la forme animale et la forme humaine), transgression de l’interdit cannibalique ou non, retour final à la société ou non. La métamorphose est souvent le résultat d’une punition ou d’une malédiction, paternelle ou maternelle. Dans bien des cas aussi, la métamorphose ne fait qu’aiguiser et porter à son comble un trait de caractère que le personnage avait déjà dans son humanité (voracité carnivore, violence et sauvagerie, non respect des normes sociales) : la métamorphose est ainsi l’aboutissement d’un processus, d’un trait qui existait déjà en puissance, chez l’humain. Le mauvais fils, vorace ou ingrat envers son père, est déjà en germe, un loup. La métamorphose en loup incarne un processus de punition, de sortie du monde humain et villageois au terme duquel il y a, parfois (mais pas toujours) réintégration de la société et retour aux règles (par exemple, par le mariage, institution intégratrice et régulatrice par excellence).

23 Constantino Cabal rapporte ainsi un récit selon lequel « Un padre impertinente, a quien enojaba mucho la afición a la carne de su hijo, que un día le dijo así: “Hazte lobo por siete años, y atrácate de carne de una vez!” Fue un día de carnaval cuando echó la maldición. El hijo, de repente, pegó un brinco, y escapó al monte corriendo; allí se quitó la ropa, se revolvió en el polvo, y se hizo lobo. Mas se dejó una calza al desnudarse, y la llevaba consigo; se le llamaba “el lobo de la calza” »7.

24 Fermín Bouza-Brey recueille deux récits similaires de transformation en loup à la suite d’une malédiction paternelle (ou d’un sort jeté par le père) : Un joven que, rozando en el monte en compañía de su padre, al llegar la hora de la comida hizo manifestación [...] de que el pan solo no le entraba y que de buena gana comería carne, a lo que el padre le maldijo para que se volviese lobo da xente y así nunca le faltaría carne que comer. Desapareció el mismo día y llegó a aterrorizar la comarca, tantas fueron las víctimas que devoró. De vez en cuando lo veían en forma humana y en esta forma lo mataron cierto día8. Otro es también de aquella comarca y se refiere a un portugués deforme que pedía limosna diciendo que había sido lobo da xente por haberle echado la fada su padre a causa de haberle el hijo negado tabaco9.

25 Vicente Risco rapporte le récit suivant : Cerca del lugar llamado Mesones del Reino, en la carretera de Orense a Santiago, había un hombre que, habiendo estado fuera de casa y regresado por la mañana, encontraba la casa abierta y el fuego encendido como si allí hubiese estado persona extraña. Entonces una noche se quedó en casa y esperó escondido. A cierta hora entró un lobo y se puso a calentarse en el hogar después de avivarlo con “garamatas” (leña menuda). El dueño de la casa le arrojó un objeto, con el cual le hizo sangre. Y reconoció a un hijo suyo a quien había maldecido y que andaba penando en figura de lobo10.

26 Le folklore galicien et léonais inclut également des loups-garous féminins dont le parcours est assez identique à celui de leurs homologues masculins, à la différence que dans ce cas la malédiction est le plus souvent maternelle : habiendo reprendido una madre a su hija porque la vida que hacía no era buena, llegó a tal extremo el lance que la muchacha pegó a la madre: “Dios permita que te conviertas en loba”, le dijo ésta, maldiciéndola, y desde el momento quedó convertida en un animal feroz que salió al campo y anduvo mucho tiempo por el monte haciendo daño. La causa de no poder matar la fada ni darle caza era porque tenía que cumplir su destino; por ello no le tocaban las balas, o no le hacían daño. Con el tiempo, el animal desapareció del valle y los paisanos creyeron que la fada, cumplido su destino, volvió a la vida racional cuando la madre perdonó a su hija11.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 115

27 Enfin, dans un récit rapporté par Vicente Risco, une jeune fille, maudite par sa mère en raison de sa voracité carnivore, s’enfuit de la maison familiale, erre vêtue d’une peau de loup et agit comme un loup : Era una muchacha joven y bonita, de los alrededores de la Puebla de Trives. Esta moza era víctima de una maldición de su madre. La chica mostraba una avidez extraordinaria por comer carne, y una vez su madre, encolerizada, le dijo: “¡Inda que te vuelvas lobo, pra que te fartes!”. Y, en efecto, al poco tiempo la muchacha huyó de casa y, cubierta con una piel de lobo, anduvo vagando por el monte, acometiendo, matando y devorando a los chiquillos que encontraba guardando el ganado, a los caminantes nocturnos, etcétera, haciendo cundir el pánico por todos aquellos pueblos12.

28 Le dénouement de ce récit est singulier dans la mesure où la transgression de l’interdit cannibalique n’empêche pas le retour au monde humain. Celui-ci s’effectue grâce à un jeune homme qui – comme dans bien des récits légendaires – fait preuve de ruse pour obtenir ce qu’il désire : Una noche, por el castañar, se hallaba un mozo al cuidado de un sequeiro de castañas, sentado junto al gran fuego, con la puerta cerrada, cuando, por la rendija, vio asomar la pata de un lobo de un tamaño muy superior al ordinario. Aquella pata forcejeaba, y la puerta tendía a ceder; el mozo, desarmado, no encontró otro recurso que encaramarse al canizo en que se echan las castañas para secar, por encima del fuego, y esconderse allí. Al fin la puerta cedió, y entró un inmenso lobo, como jamás el mozo había visto otro. El lobo cerró la puerta, se acercó a la lumbre y se desprendió de su piel... Quedó una hermosa muchacha, en camisa, que era pasmo de ver. El mozo, entonces, cogió un lareiro (palo largo en que se cuelgan las cosas sobre el fuego y sirve para otros usos) y con él, desde el canizo, arrastró hasta la hoguera la piel de lobo que tenía a su lado la doncella. Ésta trató con todas sus fuerzas de rescatar la piel, pero ya habían prendido en ella las llamas y tuvo que abandonarla. Cuando se hubo consumido, la chica le dijo al mozo que bajase, le contó su historia y le dió las gracias por haberla salvado. Ni decir se tiene que se casaron...13

29 Deux romances d’inspiration folklorique développent aussi le thème du loup-garou. Dans le premier, intitulé La loba blanca, une jeune fille, élevée avec amour par son père qui souhaite la marier à un parent riche, tombe amoureuse du berger, gardien des troupeaux paternels. Le père enferme la jeune rebelle, qui s’enfuit avec son amant : le père les maudit, souhaitant que sa fille se change en louve. La malédiction prend effet à l’instant et la femme-louve dévore son amant. Revenue à une forme humaine, elle le pleure et se venge, dévorant hommes et animaux et s’acharnant tout particulièrement sur les troupeaux de son géniteur, avant de disparaître à jamais14. Le deuxième romance narre les amours malheureuses d’une jeune fille avec un de ses cousins sans fortune. Le père surprend sa fille, la maudissant rituellement (« Ocho años te vuelvas loba ») : celle-ci s’enfuit dans les bois, dans lesquels elle séjourne sept ans avant de rencontrer une de ses cousines, qui alerte le village. Les hommes font une battue pour abattre la galipote, mais celle-ci est invulnérable. Revenue à l’apparence humaine, elle déclare devant les habitants du village que seul Dieu a le pouvoir de la tuer, puis, se métamorphosant à nouveau en animal, s’enfuit à jamais15. Tous ces exemples, qui appartiennent au registre de la fiction, de la légende, montrent la puissance et la rémanence de ces représentations dans les mentalités malgré les interdits théologiques.

30 Ces structures narratives et mythiques, qui ont perduré jusqu’à l’actualité, ont été analysées par Mircea Eliade dans un article célèbre « Les Daces et les loups » : ces représentations relèvent de mythes initiatiques dans lesquels, par une « transformation rituelle », l’homme s’approprie les qualités du loup et s’expliquent – toujours selon Mircea Eliade – par « l’univers religieux du chasseur primitif […] univers dominé par la

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 116

solidarité mystique entre le chasseur et le gibier »16. Et Micaela Bacou, qui analyse aussi l’architecture et la signification symbolique de ces récits, affirme que « se transformer en loup, en un animal carnassier par excellence, implique d’en acquérir les vertus particulières, force, courage, rapidité, donc d’accomplir un rite de type chamanique répandu et bien au-delà des régions considérées ici »17.

Les textes médicaux et scientifiques

31 Un deuxième support dans lequel ressurgit, suivant des modalités particulières, le thème de la lycanthropie, est le discours scientifique : les traités médicaux et les traités de physiognomonie. Ce support est totalement différent du corpus précédemment évoqué, dans la mesure où il s’agit d’un corpus écrit (et non plus oral), d’une culture savante souvent rédigée en latin ou vulgarisée en langue vernaculaire.

Les traités de physiognomonie

32 La plupart des traités de physiognomonie incluent le thème de l’homme-loup, ou de l’homme au faciès de loup. L’une des sources principales du savoir physiognomonique est le Secreta secretorum attribué à Albertus Magnus (Albert Le Grand). Cette tradition sera reprise à la Renaissance par des livres comme le De metoposcopia (1558) de Girolamo Cardano (Jérôme Cardan), traduit en français sous le titre La métoscopie... comprise en treize livres et huit cents figures de la face humaine (Paris, T. Jolly, 1645), dont il existe une édition moderne (Paris, Aux Amateurs de livres, 1960), ou encore le De humana physiognomia (1586) de Giambattista della Porta, traduit notamment en italien (Della Phisonomia dell uomo) et en français De la phisionomie humaine, 1655 et 1665).

33 En Espagne la tradition physiognomonique sera reprise et vulgarisée par des auteurs comme Jerónimo Cortés, Fisonomia y varios secretos de naturaleza (Barcelone, Pablo Campins, s. d. [1662]) ou encore Esteban Pujasol, El Sol solo y para todos, sol de la filosofía sagaz, (Barcelone, 1631).

34 Dans ces traités de physiognomonie, qui incluent souvent des gravures, il n’y a pas de métamorphose à proprement parler, mais mélange, hybridité, tension de l’homme vers l’animal, sur le plan physique (visage triangulaire, oreilles pointues, hyperpilosité) mais aussi sur le plan moral, ces hommes étant réputés être particulièrement féroces et sanguinaires, comme s’ils avaient intégré dans leur caractère les traits du loup. Ces hommes (mais par leur cruauté, sont-ils encore des hommes ?) constituent un pont, un passage, un point de perméabilité entre deux univers, humain et animal, et leur apparence (hommes au visage et au comportement de loup) suggère, là encore, un inachèvement de l’essence (et de l’apparence), une hésitation entre deux êtres et deux formes.

La lycanthropia ou mania lupina

35 Une seconde série de sources est constituée par les textes (essentiellement médicaux) qui décrivent une maladie mentale appelée lycanthropia, mania lupina ou melancholia lupina dans laquelle le malade agit comme un loup, erre la nuit, hante les cimetières, hurle comme un loup puis revient chez lui avant le lever du jour.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 117

36 Là encore, des textes préexistent aux textes, et les discours se nourrissent d’une tradition. La lycanthropia ou mania lupina était déjà répertoriée par les auctoritates grecques et surtout latines dont le discours informe puissamment le savoir médical des XVIe et XVIIe s. Galien décrit un « morbo canino sive lupino » qui frappe surtout au mois de février et qui pousse les malades à agir comme un loup ou un chien, et à fouiller les sépultures : qui morbo lupino sive canino appellato corripiuntur februario mense noctu exeunt, in omnibus imitantes lupos aut canes et adusque diem monumenta aperiunt. Cognosces autem ita affectos ex his signis. Pallidi sunt et visu imbecilli et oculos siccos habent et non lacrymantur. Ipsos quoque cavos oculos habere cernes et linguam aridam, neque prorsus salivam profundunt. Sunt quoque siticulosi tibiasque exulceratas insanabiles habent propter assiduos casus et canum morsus ; ac talia sunt signa. Nosse opportet melancholiae speciem esse hunc morbum, quem curabis, si accessionis tempore vena secetur et sanguis aduque animi deliquium vacuetur aegerque boni succi cibis nutriatur18. ceux qui souffrent du mal lupin ou canin sortent de leurs maisons au mois de février, ils imitent en tout le comportement des loups ou des chiens, et vont même jusqu’à fouiller les tombes. Voici les symptômes de cette maladie : les malades sont pâles, leurs yeux sont inexpressifs, secs et sans larmes, caves, leur langue est sèche, ils ne salivent pas, leurs tibias sont parsemés de plaies à cause des chutes ou des morsures de chien ; pour les soigner, il est conseillé de les saigner jusqu’à l’évanouissement puis de les nourrir avec des mets consistants.

37 Aetius, l’une des autorités médicales les plus citées de la Renaissance, décrit un « morbo lupino sive canino »19. La traduction du Pantegni élaborée par Stéphane d’Antioche et connue sous le nom de Liber Regalis ou Regalis dispositio évoque une melancholia canina20. De nombreuses éditions des œuvres d’Oribase, Paul d’Egine et Aetius, publiées entre 1536 et 1560, décrivent des cas de maladie lycanthropique.

38 L’un des textes médicaux les plus cités du Moyen Âge et du XVIe siècle, le Lilium medicinae de Bernard de Gourdon (Bernardus Gordonius, castillanisé en Bernardo Gordonio lorsque son ouvrage est publié en version castillane en 1495 à Séville) décrit aussi une mania lupina qu’il classe parmi les « morbus capitis »21.

39 Dans l’Italie de la Renaissance, Tommaso Garzoni et Tommaso Campanella décrivent une maladie appelée lycanthropie22. Le médecin Johann Wier, médecin du Duc de Clèves et contemporain de plusieurs procès de lycanthropes qui se sont déroulés en Europe explique dans son De praestigiis daemonum (1563) que les loups-garous sont affectés par une maladie mentale nommée lycanthropie et qu’ils doivent être soignés plutôt que punis et que leur supposée métamorphose n’est qu’une illusion causée par la maladie ou par les propriétés hallucinogènes de certains onguents. Enfin, Robert Burton (1577-1640), dans son Anatomy of melancholy définit également la lycanthropie comme un délire sans fièvre dû à la bile noire. Ces représentations sont tellement répandues que Ronsard, dans un texte sur l’Envie, écrit « Et tellement la mélancolie noire l’agite et le tourmente qu’il tombe quelquefois en une lycanthropie et court les champs pensant être loup garou »23.

40 Les médecins espagnols sont nombreux également à décrire cette « lycanthropie ». Pedro García Carrero évoque une lupina insania, qu’il classe parmi les maladies mélancoliques (« melancholicas passiones »)24. Alonso de Santa Cruz décrit également une fureur appelée lupina insania ou lycanthropia , causée par l’atrabile, dans laquelle le malade erre la nuit dans la campagne et dans les cimetières, en hurlant comme un chien ou comme un loup : « exusta bilis haec atra ferina deliramenta creans mania, seu furor

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 118

vocatur, quosdam noctu campos, & monumenta visitantes causat humor hic teter, ullulando more canum, quam Latini lupinam insaniam, Graeci lycanthropiam dicunt »25.

41 Francisco Valles de Covarrubias évoque aussi l’existence de différentes formes d’aliénation dans lesquelles les hommes se prennent pour des animaux. Certains, explique-t-il, « se prennent pour des chiens et ils aboient comme des chiens ». D’autres se prennent pour des loups, ils quittent leur demeure pendant la nuit, recherchent les cimetières et les cadavres : Inter alia insaniae genera, illa sunt celebratissima, quod se in aliorum animalium formas esse imaginantur, faciuntque, & patiuntur omnia quasi re vera ita esset ; alii in canes, & latrant ; alii in lupos, & exeunt noctum domo quaeruntque sepulchra, & versantur cum cadaveribus. […] Vocatur enim canina melancholia, & lupina, Graecis lycanthropia26.

42 Et en 1672, le médecin Tomás Murillo y Velarde affirme dans son Aprobación de ingenios : « les suceden [a los melancolicos] afectos terribles y monstruosos, como son los afectos lupinos, que aborrecen el ganado, y acometen a el como los lobos lo hazen, la qual enfermedad Melancholica llaman los Griegos Lycanthropia, en la qual se imaginan que son perros »27.

43 Véritable locus communis du savoir général de l’époque, le thème de la lycanthropie apparaît aussi dans le Diccionario de Autoridades : Mania lupina. Cierta especie de malancholía [sic], con la qual el que la padece suele salirse de casa de noche, y andar al rededor del Lugar hasta el amanecer, en quatro pies, como los brutos, y aullando como los lobos. Busca las sepulturas y saca y despedaza los cadaveres, y de dia huye de los vivos. Algunos muerden como perros28.

44 La lycanthropie fait partie de ces mirabilia qui fascinèrent la Renaissance : comportements extrêmes et effrayants, qui éveillent l’admiratio et l’ horror et qui occupent avec une grande constance les auteurs de textes théoriques.

45 On notera cependant qu’il n’y a pas ici de transformation physique de l’homme en loup – les théoriciens respectent de ce point de vue l’interdit formulé par le Canon Episcopi – : dans un corps d’homme, l’homme adopte le comportement du loup, il se croit loup, il s’identifie au loup. Pedro García Carrero et Tomás Murillo y Velarde le soulignent : les malades « imitent » les agissements du loup (« idem quod lupina insania quando qui sic affecti sunt lupos imitantur »29) ou encore « s’imaginent » être des loups ou des chiens (« la qual enfermedad Melancholica llaman los Griegos Lycanthropia, en la qual se imaginan que son perros »30).

46 Ces discours montrent bien la permanence d’une fascination vis-à-vis de la lycanthropie. Cependant, les médecins amalgament aussi lycanthropie et possession démoniaque, comme le fait Tomás Murillo en citant Girolamo Mercuriali : Geronimo Mercurial […] dize de un melancholico, posseido del Demonio, que se juzgava que era lobo, y pudo ser que padeciesse la insania lupina o canina31.

47 Dans ces deux citations, l’aliénation fait l’objet d’une lecture démonologique. Ces confusions montrent bien les flottements autour de la lycanthropie, dont Cervantès rendra compte magistralement, la perméabilité de ses frontières avec les concepts de folie et avec la possession démoniaque.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 119

Les recueils de mirabilia, textes encyclopédiques et descriptions de contrées lointaines

48 Se donnant pour but de décrire les « merveilles et miracles de la nature » (pour gloser le titre d’un célèbre ouvrage de Livin Lemnius, largement cité et diffusé à la Renaissance), les recueils de mirabilia et les textes encyclopédiques contribuent aussi à faire exister les loups-garous. Soucieux d’illustrer sa prose didactique avec des exempla, de brefs récits au croisement de la prose narrative et didactique, Antonio de Torquemada rapporte dans son Jardín de flores curiosas un cas de lycanthropie référé précisément à la Galice : y ahora en el tiempo que estamos, se dice una cosa muy graciosa, y es que en el reino de Galicia se halló un hombre el cual andaba por los montes escondido, y de allí se salía a los caminos, cubierto de un pellejo de lobo, y si hallaba algunos mozos pequeños desmandados, matábalos y hartábase de comer en ellos; y era tanto el daño que hacía, que los de la tierra procuraron quitar aquella bestia del mundo, y prendiéronle, y viendo que era hombre, le pusieron en una cárcel y le atormentaron, y todo lo que decía parecían disparates; hartábase de carne cruda, y, en fin, murió antes que se hiciese justicia de él32.

49 Mais il est à noter qu’il n’y a pas ici de métamorphose corporelle. Il s’agit d’un homme qui se comporte comme un loup, et qui agit couvert d’une peau de loup. Ce loup-garou galicien n’est pas un versipelles (celui qui peut changer de peau, de morphê), il garde forme humaine : c’est sur le plan moral qu’il devient loup, dévorant des enfants.

50 Une autre stratégie permettant d’adhérer aux fascinantes représentations de la lycanthropie est d’affirmer son existence, mais en la situant dans des espaces éloignés.

51 Bien connue est à ce sujet la légende des cynocéphales, issue de récits et de cosmographies classiques et médiévales qui influenceront durablement la description des habitants de l’Amérique nouvellement découverte, assimilés à des hommes-chiens, des cannibales (le mot est d’ailleurs lu à travers la fausse étymologie, qui renvoie à canis). On notera toutefois que le cynocéphale relève plutôt des catégories du monstre – dans la mesure où c’est un être hybride – mais ne suppose pas de métamorphose.

52 Suivant cette même stratégie – placer ce qui est interdit et qui fascine dans des contrées lointaines – Olaus Magnus affirme l’existence de peuples de loups-garous dans les pays du Nord dans son De gentibus septentrionalibus, ouvrage qui connut un certain succès à la Renaissance, avec plusieurs éditions notamment à Rome en 1555. Le chapitre 46 du livre XVIII est consacré à la métamorphose de l’homme en loup (« De Metamorphosi hominum in lupos ») et commence en citant Pline et le peuple des Neures. L’édition de Rome de 1555 montre des loups-garous de Livonie à pied ou montant sur des animaux prêts à attaquer un griffon33. Il n’y a pas lieu de douter de la fidélité à la foi chrétienne d’Olaus Magnus, qui était évêque d’Uppsala. Olaus Magnus n’était pas un hétérodoxe : l’éloignement spatial rend simplement possible ce qui est inconcevable dans la proximité, dans un espace familier.

53 Olaus Magnus suit ici une stratégie assez proche de la Topographia Hibernica de Giraud de Barri. Ce texte médiéval attribué à un archidiacre et historien gallois (Giraldus Cambrensis, 1146 ?-1223 ?), qui était connu aux XVIe et XVIIe siècles (il fut notamment édité à Francfort, chez Claude de Marne et les héritiers de Johann Aubry en 1602), se présente comme une description de l’Irlande, royaume riche en mirabilia. Le chapitre 19, raconte la rencontre entre un prêtre et un couple de loups-garous34. Trois ans avant la venue du prince Jean en Irlande, un prêtre en voyage dans le comté de

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 120

Meath passe la nuit dans une forêt. Un loup apparaît, se met à lui parler et lui raconte son histoire : il appartient à un peuple de l’Ossory qui, maudit par l’abbé Natal, doit tous les sept ans bannir de leur pays et de la forme humaine un homme et une femme. Si au bout de ces sept ans l’homme et la femme transformés en loups sont encore vivants, ils peuvent retrouver leur patrie et leur forme humaine. Le loup explique ensuite au prêtre que sa compagne est très malade et le supplie de lui donner les derniers sacrements. Il le conduit auprès d’elle qui, bien qu’ayant la forme d’une bête, « gémit et se lamente comme un être humain ». Comme le prêtre, effrayé, hésite, le loup retire avec sa patte la peau de la louve laissant apparaître une vieille femme malade à laquelle le prêtre administre les sacrements. Ensuite le loup le raccompagne en le remerciant hors de la forêt. Bien que l’action soit située dans des contrées nordiques, le récit de Giraud du Barri réutilise un ensemble de constantes issues de la tradition folklorique et savante occidentale – la nuit, la forêt, le cycle de sept ans – ce qui montre que l’on se trouve davantage, ici, face à la résurgence de mythes et de représentations tenaces que dans une logique de création originale.

Les textes démonologiques

54 Enfin, les textes démonologiques, que l’on doit souvent à des ecclésiastiques, à des théologiens, vont aussi contribuer – de manière paradoxale si l’on pense aux efforts déployés par la théologie médiévale pour les nier – à une certaine résurgence du loup- garou et de la lycanthropie.

55 Depuis l’Antiquité gréco-latine, c’est un topos que d’affirmer que les sorcières peuvent se transformer en animal (ou transformer leurs victimes). Ce thème apparaît déjà – on l’a vu – chez Virgile, chez Apulée ou dans la Circé d’Homère. Et il continue d’exercer sa fascination sur les démonologues des XVIe et XVIIe siècles.

56 En effet, en dépit du Canon episcopi – qui refusait toute forme de métamorphose – certains démonologues reprennent le thème de la métamorphose pour réaffirmer son existence suivant un certain nombre de stratégies.

57 Comme l’a bien montré Carolyn Oates, les auteurs du Malleus maleficarum (1486), Heinrich Institoris et Jakob Sprenger, contournent l’interdit du Canon episcopi en distinguant deux types de métamorphose : substantielle ou accidentelle. La première est un changement d’essence, la seconde est un changement des accidents, de l’apparence ou une modification de la perception ou de l’imagination de celui qui voit. Les sorcières peuvent adopter une forme animale ou la donner à leurs victimes, mais ce sont les démons qui créent l’illusion de la métamorphose en présentant aux yeux ou à l’esprit des hommes des images qui les induisent en erreur. La métamorphose est donc une illusion d’optique ou une manipulation de l’imagination.

58 La Reprovación de las supersticiones y hechizerías (1538) de Pedro Ciruelo parle peu de la métamorphose, se limitant à évoquer, fort brièvement, les métamorphoses du démon qui peut se changer en chien, en homme, en loup, en chat, en lion, en coq ou en d’autres animaux pour parler à ses suppôts35. En revanche, le franciscain Martín de Castañega, qui publie en 1526 son Tratado de las hechizerías y de la possibilidad y remedio dellas consacre un chapitre (le chapitre VII, intitulé Cómo en diversas figuras pueden andar y parecer los ministros del demonio) à la question de la métamorphose. Selon lui, le démon et ses suppôts, les sorciers et sorcières, peuvent adopter des formes variées ou même devenir invisibles, mais cela n’est que « engaño de los ojos ». Le chapitre précédent

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 121

affirmait déjà que « creer que el demonio porque haga parecer diversas figuras, species o naturalezas, por esso que convierte o muda una specie o naturaleza en otra, assí como convertiendo al hombre en raposo o en cabrón o en semejante cosa y después otra vez tornándolo en lo que primero era, como las semejantes maléficas dezían e affirmavan, es error e illusión y engaño del demonio »36. Le démon opère ces changements en manipulant « los rayos visuales » : « podría hazer el demonio que aquellos rayos visuales se texiessen de tal suerte que mostrassen la figura que él quisiesse » mais tout cela s’opère « sin quitar ni mudar algo de la verdadera sustancia, quantidad e figura que la persona tiene »37.

59 Ces idées seront reprises selon diverses variantes par le jésuite Martín del Río (qui publie en 1599 ses Disquisitionum magicarum libri sex) et par Francesco Maria Guazzo (dont le Compendium Maleficarum, publié à Milan en 1608, montre des sorcières transformées en loup, en chat et en escargot qui scrutent l’intérieur des maisons38). Dans son Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons (1612), Pierre de Lancre aborde aussi la question de la lycanthropie. Il y reprend les interprétations habituelles (la lycanthropie est une illusion des sens ou le fruit d’une imagination malade) mais propose également une nouvelle hypothèse explicative : la lycanthropie s’expliquerait aussi parce que le démon crée autour du lycanthrope une figure d’air solidifié qui lui donne une autre apparence, « ce qui advient quand les loups-garous se sont graissés de certaines graisses ou bien quand ils ont dit certaines paroles que le mauvais démon leur a apprises pour cet effet »39.

60 Quelles que soient les réponses apportées, le discours démonologique du XVIe et du XVIIe siècle s’attache à proposer une explication « technique », rationnelle de la lycanthropie. La métamorphose est une manipulation des apparences, de la morphê et / ou une manipulation de la perception ou de l’imagination, par les démons.

61 Ces interprétations reposent sur la traditionnelle scission essence / apparence, bien visible, par exemple, dans le discours de Martín de Castañega : les manipulations démoniaques ne concernent que l’apparence, tandis que l’essence, elle, reste stable. Mais elles se heurteront à une réflexion plus fine sur la notion d’apparence (dans quelle mesure les accidents n’affectent-ils pas l’essence ? Qu’est-ce qu’une essence détachée de son apparence ?) et, par ailleurs, reviennent de facto à une réaffirmation de la métamorphose, celle-ci étant, depuis toujours, conçue comme un changement de forme, d’apparence.

62 Loin d’acquérir une rassurante stabilité, le monde des démonologues est un univers de faux-semblants, où Satan est maître des apparences.

63 Sur le plan factuel, les discours démonologiques sur la lycanthropie coïncident avec une multitude de procès qui se sont principalement déroulés dans le Nord de l’Europe, dans l’Est de la France et en Allemagne, que Carolyne Oates a étudiés et qui révèlent que les juges, ecclésiastiques ou laïcs, ont véritablement cru à la lycanthropie.

64 Mais loin d’être clos, le débat théorique sur la démonologie est rouvert en 1580 lorsque Jean Bodin affirme dans le livre II de sa Démonomanie des sorciers (1580), consacré aux pouvoirs des sorciers, la réalité de la transformation de l’homme en loup. Selon Bodin, il y a bien métamorphose physique de la sorcière en loup et non simple illusion. L’auteur de la Démonomanie s’appuie principalement sur plusieurs procès, notamment ceux de deux loups-garous sorciers, Michel Verdun et Pierre Burgot, condamnés à Besançon en 1521, qui avouèrent s’être oints pour se transformer en loups, avoir pratiqué des rites sataniques, avoir « tué avec des pattes et des dents de loup » plusieurs enfants, avoir « renoncé à Dieu », et s’être accouplés avec des louves avec un

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 122

plaisir identique à celui qu’ils auraient ressenti s’ils s’étaient accouplés avec des femmes. Bodin est convaincu de la réalité de la métamorphose, pour lui, il y a bien transformation du corps. Mais, soucieux de ne pas contredire le Canon episcopi, il prétend que la métamorphose n’affecte que le corps mais non la raison, laquelle constitue, selon lui, l’essence de l’homme : Tous ceux qui ont escript de la lycanthropie anciens et modernes, demeurent d’accord que la figure humaine change, l’esprit et la raison demeurant dans son entier […] et par ce moyen la lycanthropie ne serait pas contraire au Canon Episcopi ni à l’opinion des Théologiens (qui tiennent pour la plupart que Dieu non seulement a créé toutes choses, ains aussi les malins esprits n’ont pas la puissance de changer la forme, attendu que la forme essentielle de l’homme ne change point, qui est sa raison, ainsi seulement sa figure40.

65 Les affirmations de Bodin susciteront un tollé dont on trouve un écho plus ou moins assourdi dans Le Persiles de Cervantès. Jean de Nyhauld répondra à Bodin en 1615 par un petit traité De la lycanthropie, transformation et extase des sorciers, où les astuces du diable sont mises tellement en évidence qu’il est presque impossible, voire aux plus ignorants, de se laisser dorénavant séduire, avec la réfutation des arguments contraires que Bodin allègue au 6. Chap du second livre de sa Demonomanie pour soustenir la réalité de ceste prétendüe transformation d’hommes en bestes (Paris, Jean Millot, 1615). Le chapitre I de l’opuscule affirme clairement que le diable « ne peut en aucune façon changer les essences des choses » sauf par illusion et « Que les hommes ne peuvent par aucun moyen du diable estre transformez en bestes ».

66 Ce rapide examen du discours démonologique permet de formuler, d’ores et déjà, quelques conclusions.

67 La première est que le discours théologique, celui-là même qui avait farouchement nié la métamorphose, permet la réapparition de la lycanthropie à travers le thème de la sorcellerie et, en moindre mesure, celui de la possession démoniaque. Comme l’écrit Micaela Bacou « il est possible qu’à partir du XIVe siècle ce soient ceux-là mêmes qui le combattaient qui aient permis au loup-garou d’exister d’une façon moins littéraire et plus discursive »41. En intégrant le loup-garou au discours démonologique, le discours théorique chrétien intègre les restes des croyances païennes qu’il n’avait pu maîtriser ni juguler.

68 La seconde est que le discours démonologique montre un malaise des théoriciens vis-à- vis de la métamorphose, et révèle la fascination que ce sujet – malgré l’interdit dont il fait l’objet – continue d’exercer sur eux. Tout l’effort des textes démonologiques consiste à rationaliser le merveilleux, rationaliser un phénomène (la lycanthropie) qui relève du mythe, de la croyance populaire.

69 Les explications techniques (illusion des sens, manipulation de l’imagination ou, comme chez Pierre de Lancre, théorie de la couche d’air entourant le corps du démonologue) recréent la notion de métamorphose : c’est finalement une manière de lui donner une existence, une réalité, une manière de la corroborer scientifiquement.

70 Car il y a bien finalement métamorphose, changement de forme, et le stratagème consistant à distinguer deux apparences (une apparence « réelle », stable, et une autre, illusoire, manipulée par les démons et soumise à mille modifications) aboutit à un contresens, à une aporie : l’apparence est ce que l’on voit et dans cet univers elle apparaît, plus que jamais, incertaine et muable.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 123

71 Ces discours sont du reste contemporains d’un système de représentation qui – on le voit bien chez Montaigne ou encore chez Huarte – est fasciné par les pouvoirs de l’imagination, par son pouvoir créateur et mystificateur, par sa liberté aussi. Et contemporains également de textes qui, comme les Méditations métaphysiques de Descartes ou les autos de Calderón révèlent une profonde conscience de la fragilité des sens, de l’incertitude des apparences et du monde.

72 Qu’en est-il de l’Espagne ? Il y a, semble-t-il, dans ce domaine une spécificité de l’Espagne qui réside dans la part de doute, de scepticisme vis-à-vis de ces représentations qui associent le loup-garou à la sorcière, qui expliquent la lycanthropie par un pacte passé avec le diable et qui débouchèrent, en Allemagne et dans l’Est de la France, sur une véritable chasse aux loups-garous. Les nombreux procès de loups- garous qui se sont développés aux XVIe et XVIIe s. dans le Nord de l’Europe n’ont pas d’équivalent en Espagne. L’Inquisition, les juges ecclésiastiques ou laïcs n’ont jamais cru à la lycanthropie : ils n’ont pas cru à la métamorphose de l’homme en loup mais ils n’ont pas davantage cru à l’idée de pacte avec le Diable permettant au sorcier de manipuler les apparences. Aussi lorsque le jésuite Martín del Río, dans ses Disquisitionum magicarum libri sex, souhaite illustrer ses considérations sur la lycanthropie par un exemple concret, il est obligé de recourir à un loup-garou de Westphalie, emprunté à Carolus Bilheus42.

La lycanthropie dans les textes doctrinaux : quelques conclusions

73 Qu’il s’agisse de médecins, de démonologues, de récits de voyages ou de recueils de mirabilia, les textes doctrinaux révèlent une importance de l’intertextualité (et corrélativement la faible part de l’observation directe), l’ampleur des phénomènes de contamination, de transmission. La représentation de la lycanthropie révèle en effet la présence d’une série de constantes : éloignement dans l’espace (îles, pays nordiques) ou dans le temps, thématique nocturne et / ou influence de la Lune, présence de protocoles narratifs récurrents. Tout cela montre l’existence d’une généalogie derrière les textes et un phénomène d’hybridation derrière les discours : les cosmographes qui prétendent décrire la nouvelle réalité américaine reproduisent les schémas hérités d’Hérodote et de Pline, les médecins sont influencés par les schémas hérités des auctoritates et (bien qu’ils s’en défendent), par les récits légendaires populaires ; les démonologues sont influencés par les médecins, et ainsi de suite.

74 Le discours sur la lycanthropie est aussi le fruit d’un héritage aussi varié que contradictoire : l’héritage chrétien entre en tension dialectique avec l’héritage païen, alors que l’héritage folklorique de tradition orale entre en résonance avec l’héritage littéraire savant (Ovide, Pétrone, Virgile), qui permettra l’élaboration de fictions narratives.

75 Dans tous les cas, les discours sur la lycanthropie révèlent une fascination pour la métamorphose. Il y a une séduction de ces représentations, qui est palpable même chez les auteurs les plus sérieux. La lycanthropie et, plus largement, la métamorphose, constituent un fantasme, un rêve tenace. Tous les discours révèlent une tentation de la métamorphose, une tension vers cette notion qui est résolue de manière diverse dans la littérature et dans la doctrine, dans la culture populaire et dans la culture savante.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 124

76 Enfin, le loup-garou, que l’on avait chassé par la porte, revient par la fenêtre sous des modalités diverses : soit à travers le thème médical de la maladie mentale où l’individu « se prend pour un loup », agit comme un loup ; soit dans le discours cosmographique, où le loup-garou se voit doté d’une existence, mais relégué à des espaces éloignés (terres nordiques chez Olaus Magnus, royaume d’Irlande pour la Topographia Hibernica) : le loup-garou existe mais loin et cet éloignement lui donne la liberté d’exister. Soit, enfin, dans le discours démonologique où le loup-garou réapparaît à travers le thème des sortilèges diaboliques et du pacte que le sorcier passe avec le diable.

77 Malgré la négation radicale de la métamorphose par le Canon episcopi, le loup-garou a la vie dure et l’on peut s’interroger sur les raisons de cette permanence. La première réponse réside dans l’existence d’une véritable fascination vis-à-vis de la métamorphose, laquelle met en jeu à son tour une fascination vis-à-vis de l’animal (en l’occurrence, du loup) et, plus profondément, n’est rien d’autre que le rêve de la possibilité de changer. Qu’elle soit définie comme mensongère, rapportée avec scepticisme ou au contraire développée (dans les arts et les lettres), la métamorphose conserve dans l’imaginaire médiéval et classique « une résonance singulière, que tous les textes transmettent » car comme l’explique Laurence Harf-Lancner « la métamorphose d’un être, c’est-à-dire son passage d’un règne à l’autre de la nature relève, en effet, des archétypes de l’affectivité humaine »43.

78 Plus précisément, par ailleurs, il existe une fascination durable vis-à-vis de la lycanthropie elle-même. Le loup-garou incarne la transgression la plus insupportable de l’ordre (celle du cannibalisme). Au XVIe et au XVIIe siècle, comme actuellement, le loup-garou incarne des pulsions de violence, un fantasme et un interdit qu’on se représente pour mieux le circonscrire et le maîtriser.

NOTES

1. Michaela Bacou, « De quelques loups garous » dans Laurence Harf-Lancner (sous la dir. de), Métamorphose et bestiaire fantastique au Moyen Âge, Paris, E.N.S. de Jeunes Filles, 1985, p. 29. 2. Pétrone, Satiricon, 62. 3. Laurence Harf-Lancner, « De la métamorphose au Moyen Âge », dans Métamorphose et bestiaire fantastique au Moyen Âge, op. cit., p. 5. 4. Marie de France, Lais, éd. de Françoise Morvan, Arles / Actes Sud et Montréal / éd. Léméac, 2008. Les Lais anonymes des XIIe et XIIIe siècles, éd. Prudence Mary O’Hara Tobin, Genève, Droz, 1976. G. L. Kittredge, « Arthur and Gorlagon », Studies and Notes in Philology and Literature, VIII, 1903, p. 149-275. 5. L. Harf Lancner, « De la métamorphose au Moyen Âge », art. cit., p. 11. 6. Ce texte est reproduit dans J. Hansen, Quellen und Untersuchungen zur Geschichte des Hexenwahns, Bonn, 1901, p. 38. Cité également par L. Harf Lancner, art. cit., p. 12. 7. La Mitología asturiana, Madrid, G.H. Editores, 1987, p. 446. La même version est rapportée par Aurelio del Llano, Del folklore asturiano. Mitos, supersticiones y costumbres, Madrid, 1922, p. 212. 8. Fermín Bouza-Brey, Etnografía y Folklore en Galicia, Vigo, Edicións Xerais de Galicia, 1982, p. 254. 9. Ibid.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 125

10. Rapporté par Vicente Risco, « El Lobishome », Revista de Dialectología y Tradiciones populares, I, 1944-1945, p. 527. 11. Fermín Bouza-Brey, op. cit., p. 252-253. 12. Vicente Risco, « El Lobishome », art. cit., p. 516-517. 13. Vicente Risco, ibid. La même version – avec de très légères variantes –- est rapportée dans Fermín Bouza-Brey, op. cit. p. 253-254, et dans Carlos Alonso del Real, « Más aún, sobre el tema del ciervo de pie blanco y sus conexiones », Cuadernos de Estudios Gallegos, XXXVI, 1986, p. 255. Une version similaire est recueillie par Julio Camarena, Cuentos tradicionales de León, Madrid, Seminario Menéndez Pidal, Universidad Complutense de Madrid y Diputación Provincial de León, 1991, vol. I, p. 192. 14. Fermín Bouza-Brey, op. cit., p. 254-255. 15. Ibid., p. 255-256. 16. Mircea Eliade « Les Daces et les loups », dans De Zalmoxis à Gengis Khan. Études comparatives sur la religion et le folklore de la Dacie et de l’Europe orientale, Paris, Payot, 1970, p. 13. 17. Micaela Bacou, « De quelques loups garous », art. cit., p. 33-34. 18. Claudius Galenus, Opera Omnia, éd. Kuhn, 20 vol., Leipzig, 1821-1833. Réimprimé à Hildesheim, 1965, vol. XIX, p. 719-720. 19. Selon Lawrence Babb, Elizabethan Malady, East Lansing, Michigan State College Press, 1951, p. 44. 20. Sur ce sujet : Michael R. Mc Vaugh dans Arnau de Vilanova, Arnaldi de Villanova opera medica omnia, Barcelone, Université de Barcelone, 1985, introduction, p. 16. 21. Bernardo Gordonio, Lilio de medicina, Séville, Meinardo Ungut et Stanislao Polono, 1495, fol. 59 v. 22. Tommaso Campanella, Del senso delle cose e della magia, dans Opere di G. Bruno e di T. Campanella, éd. de A. Guzzo et R. Amerio, Milan, Ricciardi, 1956, p. 1053. Sur Garzoni, voir Lawrence Babb, op. cit., p. 44. 23. Ronsard, Œuvres complètes, éd. de Paul Laumonier, Paris, Didier, 1973-1975, vol. XIX, p. 468. 24. Pedro García Carrero, Disputationes medicae, Alcalá, Justo Sánchez Crespo, 1603, p. 284. 25. Alonso de Santa Cruz, Dignotio et cura affectuum melancholicorum, Matriti, apud Thomam Iuntam, 1622, p. 6. 26. Francisco Valles de Covarrubias, De sacra philosophia, Lyon, apud fratres de Gabiano, 1595, p. 625. 27. Tomás Murillo y Velarde, Aprobación de ingenios, Saragosse, Diego de Ormer, 1672, fol. 20 r et v. 28. Diccionario de Autoridades, s. v. mania lupina. 29. Pedro García Carrero, Disputationes medicae, p. 284. 30. Tomás Murillo y Velarde, Aprobación de ingenios, fol. 20 r et v. 31. Ibid., fol. 31v. 32. Antonio de Torquemada, Jardín de flores curiosas, éd. de Giovanni Allegra, Madrid, Castalia, 1982, p. 466-467. 33. Olaus Magnus, Historia de gentibus septentrionalibus, Romae, apud Ioannem Mariam de Viottis, 1555, p. 643. 34. Giraud de Barri, Topographia Hibernica, dans Opera, éd. de James F. Dimock, Londres, Longman, 1861-1891 (collection Rerum Britannicum Medii Aevi Scriptores), vol. V, II, chap. 19. Sur ce sujet : Jeanne-Marie Boivin, « Le prêtre et les loups-garous : un épisode de la Topographia hibernica de Giraud de Barri » dans Laurence Harf-Lancner (sous la dir. de), Métamorphose et bestiaire fantastique au Moyen Âge, op. cit., p. 51-69. 35. Pedro Ciruelo, Reprovación de las supersticiones y hechizerías, Salamanca, Diputación de Salamanca, 2003, p. 77. 36. Martín de Castañega, Tratado de las hechizerías y de la possibilidad y remedio dellas, éd. de Juan Robert Muro Abad, Logroño, Instituto de Estudios Riojanos, 1994, p. 24.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 126

37. Ibid., p. 25. 38. Francesco Maria Guazzo, Compendium Maleficarum, Milan, 1608, p. 60. 39. Pierre de Lancre, Tableau de l’inconstance des Mauvais anges et démons, Paris, 1612, éd. de Nicole Jacques Chaquin, Paris, Aubier Montaigne, 1982, p. 219-220. 40. Jean Bodin, La Démonomanie des sorciers, Paris, J. Du Puys, 1580, livre II, chap. 6. 41. Micaela Bacou, « De quelques loups garous », art. cit., p. 40. 42. Martín Del Río, Disquisitionum magicarum libri sex, Coloniae, sumptibus Petri Henningi, 1657, p. 795. 43. Laurence Harf-Lancner, « De la métamorphose au Moyen Âge », art. cit., p. 3.

RÉSUMÉS

Héritée de la tradition antique et très présente dans le folklore, la lycanthropie se heurte au dogme catholique. Pris entre l’héritage païen et la doctrine chrétienne, le discours doctrinal sur la lycanthropie des XVIe et XVIIe siècles révèle des tensions mais aussi la permanence, malgré les interdits, d’une véritable fascination pour la métamorphose des corps.

As an heritage of antique tradition, present in much of the folk lore, lycanthropy goes against the Catholic dogma. Taken between the pagan legacy and Christian doctrine, the doctrinal discourse on lycanthropy in the 16th and 17th centuries reveals the tensions, but also the permanence –in spite of the ban– of a real fascination for the metamorphosis of the body.

Heredada de la tradición clásica y muy presente en el folklore, la licantropía se enfrenta a la doctrina católica. Heredero del legado pagano y del dogma cristiano, el discurso sobre la licantropía de los siglos XVI y XVII revela constantes tensiones así como la permanencia, a pesar de las prohibiciones dogmáticas, de una verdadera fascinación hacia la metamorfosis de los cuerpos.

INDEX

Palabras claves : licantropía, textos doctrinales, España, siglos XVI y XVII Keywords : lycanthropy, doctrinal texts, Spain, XVIth and XVIIth centuries Mots-clés : lycanthropie, textes doctrinaux, Espagne, XVIe et XVIIe siècles

AUTEUR

CHRISTINE OROBITG

Université de Provence-Aix-Marseille 1

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 127

La Métamorphose des corps : représentations dans les lettres et les arts de l'Espagne classique

Épilogue

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 128

Épilogue

Cécile Iglesias

1 Au terme de ce parcours à travers quelques-unes des manifestations littéraires, artistiques et dogmatiques de l’Espagne du Siècle d’Or où la présence du corps métamorphosé est particulièrement significative, quelques lignes de force apparaissent qu’il convient de souligner. L’état des lieux initial dressé par Philippe Rabaté a permis de replacer la première partie du présent ouvrage dans le contexte des études et travaux qui ont abordé sur le motif de la métamorphose à la Renaissance, tant il est prégnant dans la représentation du monde que forgent des humanistes tels Montaigne (et sa « branloire pérenne du monde ») et même des penseurs conceptistes comme Gracián au XVIIe siècle. La fable mythologique ovidienne qui la raconte se lit chez bon nombre d’auteurs du Siècle d’Or comme une parabole livrant une interprétation du monde en constant renouvellement et même de l’homme, ce microcosme qui n’accède à son être véritable que par une succession de métamorphoses. Mettant l’accent sur la logique vitale et chronologique de l’écriture de la métamorphose, l’examen de plusieurs descriptions de transmutations corporelles représentatives du traitement de ce motif dans la lyrique amoureuse (Garcilaso de la Vega), le discours mystique de l’union de l’âme et de Dieu (Saint Jean de la Croix), la fable allégorico-morale (Gracián) et la fiction picaresque (Alemán), montre combien la métamorphose corporelle traverse l’ensemble de la production littéraire du Siècle d’Or et à quel point les interprétations morales qui sont données à ces états métamorphiques sont variées : depuis la représentation du statut dégradé de la condition humaine jusqu’à la possible réformation du corps (chez Loyola), la pluralité de la symbolique de la métamorphose apparaît dès lors comme une clé de lecture pour approcher les écritures du Siècle d’Or et notamment la prolifération formelle, ou écriture en constante recherche de changement, qui caractérise l’ère baroque.

2 Ce panorama initial amène la réflexion collective de cette partie de l’ouvrage à observer successivement trois champs de représentations esthétiques. Le premier volet, « Métamorphoses poétiques et visuelles », est le lieu d’une analyse consacrée aux réécritures picturales, par le biais du langage ou de la peinture, de quelques-uns des épisodes les plus suggestifs des Métamorphoses ovidiennes. Nombre de poètes de la Renaissance tentent d’évoquer l’élan vital, la course du temps et les transformations

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 129

perpétuelles qu’elle engendre dans le carcan immuable d’une forme fixe (le sonnet notamment), dans une démarche qui présente quelque analogie avec le geste de l’artiste maniériste cherchant à figer la fugacité du mouvement ou l’instant de la transmutation sur la toile ou dans le marbre.

3 L’étude de Juan Diego Vila, consacrée aux corps déréglés comme motif récurrent de la poésie de Garcilaso de la Vega met au jour cette fascination, présentée comme une « angoisse lyrique » obsédante. S’emparant des mythes anciens comme d’autant de discours symboliques hérités, aptes à révéler la vérité du réel sur un mode autre que la raison raisonnante, Garcilaso revisite les Métamorphoses d’Ovide pour donner une matière concrète à sa poétique du changement. L’évocation des métamorphoses de certaines figures mythiques les présente comme de véritables scandales lyriques, sous la forme de miniatures dramatiques détachant avec intensité un seul fragment de la fable. L’examen des sonnets XI (métamorphose en larmes du je lyrique interpelant les nymphes), XIII (métamorphose de Daphné poursuivie par Apollon) et XXIX (agonie de Léandre, brûlant d’amour, et submergé par les flots) fait apparaître trois façons d’écrire le drame de la liberté humaine et l’impuissance à résister à la marche irréversible du monde. La mutation végétale ou aquatique (fusion entre homme et eau) dans ces trois cas souligne la prévalence de la voix poétique (je lyrique ou voix du personnage), comme si seule l’expression lyrique, une fois figée par l’écriture, pouvait survivre, immuable, à la loi implacable de la métamorphose universelle.

4 C’est une autre série de sonnets qu’examine Sandra Contamina dans le chapitre consacré aux réécritures lyriques des métamorphoses des Héliades, de Garcilaso à Góngora. L’analyse souligne combien l’intégration d’éléments métamorphiques dans les limites formelles du sonnet contraint les poètes à une concision peu propice, a priori, à dire le passage d’un corps en un autre corps, qui suppose une temporalité, un déploiement narratif pour décrire le processus dans son déroulement même. Or, pour dire cet événement progressif, cette expansion formelle, les sonnettistes se contraignent délibérément à la sélection, à l’allusion, à l’élision. L’examen de sonnets de Hernando de Acuña, Francisco Aldana, Juan de Tassis, comte de Villamediana, Soto de Rojas montre une tendance à la fusion entre les figures de Phaéton et Icare, comme figures allégoriques de l’hybris, et un traitement de l’ambition et de l’audace de la pensée humaine, dans une perspective philosophique qui s’écarte de celle de Garcilaso. Les deux sonnets de Góngora évoquant les larmes des sœurs de Phaéton « l’intrépide » confortent cette évolution de l’usage symbolique du mythe, mais la réécriture gongorine réitérée du même sujet donne lieu à une variation du motif végétal lui- même. La confrontation entre resserrement de l’expression et temporalité contrainte aboutit à une « volatilisation narrative » de la métamorphose, selon l’expression d’Hélène Vial, et une sublimation esthétique de la souffrance des corps en mutation.

5 L’approche plastique proposée par Elena Cano Turrión offre une relecture d’une série de représentations du mythe d’Arachné. Après avoir rappelé comment ce mythe ovidien passe des auteurs italiens (Dante, Conti, Boccace) au domaine espagnol (Cristina de Pisán, Covarrubias), l’étude atteste de l’influence de certaines représentations iconographiques (gravures, fresques et tableaux) dans la diffusion de cette figure, tantôt associée dans les textes du Siècle d’Or à l’invention de l’art du tissage (ou à l’excellence dans sa pratique), tantôt mentionnée comme exemple d’orgueil. L’analyse porte ensuite sur une sélection d’œuvres picturales des XVIe et XVIIe siècles figurant la compétition opposant Arachné et Pallas ou la métamorphose en araignée pour châtier

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 130

l’impudence de la jeune femme (Zuccari, Cambiaso, le Tintoret, Rubens ou Giordano, jusqu’au célèbre tableau de Vélasquez, La légende d’Arachné, ou Les Fileuses). La démonstration établit que si cette fable ovidienne est un motif auquel ont recours poètes et peintres du Siècle d’Or, son traitement s’avère plus stéréotypé dans les écrits que dans les représentations picturales. Le passage que lui consacre Lope de Vega dans La Arcadia, au détour d’une savante ekphrasis mise dans la bouche d’un personnage, constitue le seul cas de réécriture poétique de ce mythe dans les lettres espagnoles de l’époque. Ce caractère unique contraste avec l’abondance de représentations picturales au Siècle d’Or et la prégnance du motif d’Arachné, en raison de sa portée symbolique métapoétique (tissage / écriture d’un texte), chez les auteurs et créateurs hispaniques contemporains.

6 Le deuxième chapitre de cette première partie de l’ouvrage circonscrit quelques cas emblématiques de l’usage de la métamorphose corporelle au théâtre au Siècle d’Or (« Métamorphoses et écriture dramatique »). Art du spectacle total, de l’illusion par excellence, le théâtre du Siècle d’Or semble se prêter d’emblée au traitement de ce motif ; or il est apparu que la métamorphose du corps y est exploitée davantage comme figure de discours que comme prétexte à des effets spectaculaires. La contribution d’Yves Germain, consacrée aux autos sacramentales de Calderón de la Barca, a fait apparaître que ce genre théâtral, voué à l’exaltation de l’Eucharistie, ne se prête pas autant qu’on pourrait le supposer à la représentation de la métamorphose. Car si le corps dans sa fragilité fondamentale, sa faiblesse face à la tentation démoniaque, est une thématique récurrente des autos caldéroniens, la liberté des audaces scéniques ne va pas jusqu’à autoriser la représentation de la métamorphose corporelle. Le motif presque obsessionnel de la stupeur qui suspend l’usage des sens peut s’apparenter à une métamorphose minérale, une pétrification figeant l’homme en statue, mais il s’agit plutôt d’une figure de discours qui ne donne lieu qu’exceptionnellement à une représentation scénique de métamorphose du corps humain. L’examen attentif du jeu des métamorphoses animales dans une allégorie des cinq sens, objet de deux autos transposant les enchantements de la magicienne Circé (Los encantos de la culpa et El jardín de Falerina) peut certes apporter une composante spectaculaire au propos du dramaturge. Mais l’analyse révèle que ces manifestations métamorphiques sont en réalité extraordinairement contenues, comme si la célébration du corps du Christ, la visée eucharistique de la dramaturgie de tout auto sacramental interdisait, ou du moins, limitait, le recours aux figurations païennes de la métamorphose corporelle, toujours associée, pour les théologiens, à l’œuvre du démon, fût-ce par le biais de l’allégorie.

7 De façon complémentaire, Didier Souiller propose quant à lui une analyse du théâtre de ce même Calderón destinée à cerner la métamorphose du vivant en cadavre comme clé de lecture de plusieurs de ses œuvres majeures (outre une série d’autos, l’étude porte notamment sur El Mágico prodigioso, La Cisma de Inglaterra, El alcalde de Zalamea ou La vida es sueño). Cette transformation spectaculaire y prend place dans une démonstration centrale à finalité religieuse et didactique qui recourt à la transposition scénique du motif pictural de la vanité en contrepoint d’une exaltation préalable de la gloire du monde. Si la métamorphose que suppose le passage du corps vivant à la dépouille mortelle est d’abord un procédé de mise en scène suggestif, elle nourrit également la rhétorique caldéronienne destinée à provoquer une prise de conscience brutale de la réalité de la mort, comme force anéantissant tout autant que la chair corporelle, les espérances et les ambitions humaines. La mort est ainsi représentée comme une métamorphose menaçant perpétuellement le vivant à travers un faisceau d’images et

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 131

de figures de style (oxymore du « vivo cadáver » ou du « esqueleto vivo » en particulier) qui font coexister les contraires en une sorte de constante métamorphose (« mueres vivo y vives muerto »). L’exploitation caldéronienne du paradoxe spectaculaire de la métamorphose du vivant en cadavre invite à considérer l’acte d’écrire lui-même comme proclamation ultime de la révolte vitale qui caractérise ses héros les plus emblématiques.

8 La dernier chapitre de cette première partie de l’ouvrage, « Métamorphoses : du récit en prose au traité doctrinal », présente plusieurs lectures d’œuvres en prose où la métamorphose occupe une place privilégiée. L’étude de Cécile Bertin-Élisabeth aborde un genre fictionnel, le roman picaresque, pour proposer une lecture sociale et philosophique des motifs de métamorphoses ichtyologiques et asines. Elle invite à y voir une échappatoire utopique à la mort sociale, en s’appuyant en particulier sur les transformations des protagonistes des secondes parties du Lazarillo. Soulignant la fonction des scènes sous-marines où Lazare (nom du ressuscité dans l’Evangile) apparaît métamorphosé en thon, la démonstration dépasse les interprétations controversées de ces passages. L’usage symbolique du poisson, métaphore christique des premiers chrétiens, autorise la lecture de ces métamorphoses ichtyologiques picaresques comme autant de signes de résurrection cryptés. De même, le recours à la métamorphose asine peut se lire en référence à la présence biblique de la figure de l’âne, protecteur du Christ. Là encore, l’association mythique entre l’âne, l’eau et l’immortalité, permet de lire l’assimilation du picaro à un âne (par sa fonction ultime de porteur d’eau notamment) comme symbolique d’une renaissance – d’ordre social. Estebanillo González offre divers éléments à cette démonstration : s’auto-représentant comme un monstrueux équidé (« centauro a lo pícaro, medio hombre y medio rocín »), le protagoniste en vient à revêtir une dépouille de rosse en décomposition semblant préfigurer sa mort physique, et donc ouvrir la voie à une possible résurrection. Le motif de la métamorphose physique dans les récits picaresques étudiés apparaît dès lors comme le signe d’une possible transformation (élévation) et renaissance dans le corps social sur le mode utopique.

9 Cette première partie de l’ouvrage se clôt avec une étude portant sur la prose doctrinale du Siècle d’Or : Christine Orobitg y livre ses observations sur des formes de discours où affleure l’inquiétude suscitée par les récits de métamorphoses surnaturelles telles que les transformations en loups-garous. Le fantasme de la métamorphose en loup-garou, déjà présent sous la forme de versipelles dans la culture païenne antique, apparaît de façon récurrente dans des fictions et des descriptions topographiques médiévales. Si ces récits de transformation surnaturelle sont condamnés par le dogme chrétien (en tant que superstitions païennes contredisant le pouvoir créateur réservé à Dieu) et dénoncées comme illusions démoniaques, l’homme-loup n’en demeure pas moins un motif narratif fréquent aux XVIe-XVIIe siècles, en particulier dans les contes et légendes folkloriques (galiciens et léonais notamment). Mais le discours scientifique des traités de médecine et de physiognomonie, aux antipodes des mythes véhiculés par la tradition orale, présente lui aussi un nombre significatif de références à l’homme-loup (descriptions de créatures hybrides ou des symptômes de la maladie mentale appelée lycanthropia ou mania lupina). De même, les récits de cannibalisme dans des recueils de mirabilia, les évocations de peuplades de loups-garous dans des descriptions de contrées lointaines nordiques réinvestissent ce mythe de la tradition populaire et savante occidentale. Quant aux textes démonologiques, ils accordent une place aux récits de loups-garous, même s’ils affirment que cette métamorphose n’est qu’illusion d’optique

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 132

trompeuse. Or, incorporée au discours théorique chrétien, la métamorphose accède ainsi à une forme d’existence, de reconnaissance, dans un système de représentation fasciné par le pouvoir de l’imagination. L’ensemble de ces témoignages sur la lycanthropie révèle l’importance et la persistance d’héritages variés et contradictoires (héritage païen vs héritage chrétien ; tradition orale folklorique vs héritage littéraire savant). Le loup-garou intrigue toujours au Siècle d’Or car il incarne le fantasme d’interdits absolus (tels le cannibalisme) ; en cela les récits de loups-garous attestent de l’importance, y compris dans le registre doctrinal et dogmatique, de la fascination pour le phénomène de la métamorphose comme transgression de l’ordre du monde établi par le Créateur.

10 La métamorphose des corps, telle qu’elle est figurée dans quantité de représentations littéraires, artistiques et doctrinales de l’Espagne classique, constitue donc un motif polysémique éminemment fécond. Que les mythes ovidiens figurent la loi universelle de la mouvance qui régit l’univers ou qu’ils figurent au contraire la résistance à l’inéluctable transformation temporelle du réel ou de l’humain, les poètes lyriques les revisitent en tirant abondamment parti de la dimension visuelle et suggestive potentielle des récits de transformation. Malgré la tradition théologique qui associe la métamorphose à l’illusion démoniaque et qui partant incite à nier ou à se détourner de ces récits de transformation, l’abondance de références confirme cette fascination pour un motif en consonance avec les infinies variations de l’écriture baroque. Le bilan de cette étude collective nous amène donc à poursuivre la réflexion sur la métamorphose dans la deuxième partie du présent volume.

11 Nous laisserons pour l’heure le mot de la fin à un poète, en écho aux transpositions métamorphiques de Garcilaso de la Vega qui ont inauguré cette étude. Lope de Vega renouvelle dans le sonnet ci-dessous le topos du carpe diem et rappelle le perpétuel changement qu’impose l’inscription de l’homme dans la temporalité. L’évocation poétique convoque les figures de diverses victimes de métamorphoses mythiques, imaginées en proie à des remords tardifs pour avoir refusé l’amour et son invitation à participer au mouvement naturel de renouvellement perpétuel du monde : Vierte racimos la gloriosa palma y sin amor se pone estéril luto; Dafne se queja en su laurel sin fruto, Narciso en blancas hojas se desalma. Está la tierra sin lluvia en calma, viles hierbas produce el campo enjuto; porque nunca pagó al amor tributo, gime en su piedra de Anaxarte el alma. Oro engendra el amor de agua y de arenas; porque las conchas aman el rocío, quedan de perlas orientales llenas. No desprecies, Lucinda hermosa, el mío, que al trasponer del sol, las azucenas pierden el lustre y nuestra edad el brío1.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 133

NOTES

1. Lope de Vega Carpio, Obras poéticas. I, éd. de José Manuel Blecua, Barcelona, Planeta, 1989, p. 30. Voir l’analyse des procédés pétrarquistes de cette composition recourant au mythe comme exemplum exposée au cours de l’étude de David A. Gómez, « (Auto)parodia y renovación en Las rimas humanas y divinas de Tomé de Burguillos », Thesaurus, LI, 1, 1996, p. 44-67, qui se trouve aux p. 45-48.

AUTEUR

CÉCILE IGLESIAS

Université de Bourgogne

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 134

Filiation et réécriture des métamorphoses dans les lettres européennes

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 135

Filiation et réécriture des métamorphoses dans les lettres européennes

Métamorphose(s) et spiritualité

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 136

La métamorphose de Narcisse (Garcilaso de la Vega et Jean de la Croix)

Suzy Béramis

1 L’influence de la poésie de Garcilaso de la Vega sur celle de Jean de la Croix n’est plus à démontrer. Cependant, dans les commentaires qu’il réalise à ses propres poèmes, Jean de la Croix lui-même fait une seule fois référence à Garcilaso. C’est au début du traité de la Llama de Amor Viva, lorsqu’il présente la lira, la strophe qu’il a choisie pour exprimer les expériences les plus hautes de l’union de l’âme avec Dieu : La compostura de estas liras son como aquellas que en Boscán están vueltas a lo divino, que dicen: La soledad siguiendo, / llorando mi fortuna, / me voy por los caminos que se ofrecen, etc., en las cuales hay seis pies, y el cuarto suena con el primero, y el quinto con el segundo, y el sexto con el tercero1.

2 Encore cette référence est-elle indirecte, car le nom même de Garcilaso n’y apparaît pas. Selon un usage très répandu à son époque, en effet, Jean de la Croix dit « Boscán » pour désigner le livre où étaient publiées ensemble les œuvres des deux amis, Juan Boscán et Garcilaso2. Référence indirecte également parce qu’il cite le poème dans la version a lo divino de Sebastián de Córdoba, publiée en 1575, dans le but de canaliser cette poésie profane, qui exerçait sur tous une indéniable – et donc dangereuse – séduction, selon une spiritualité plus en accord avec les exigences du Concile de Trente3. Dámaso Alonso, dans La poesía de San Juan de la Cruz4, où il enquête sur les sources du poète mystique, n’a pas de mot assez dur pour qualifier une telle entreprise, et il exprime une inquiétude rétrospective à l’idée que celui-ci aurait pu connaître la poésie de Garcilaso uniquement à travers cet intermédiaire, versificateur laborieux, au moralisme trop étriqué selon lui. On ressent son soulagement de pouvoir prouver que, si Jean de la Croix connaît bien cette refonte a lo divino, il a, par ailleurs, vraiment lu Garcilaso lui-même, tout particulièrement la seconde Églogue, dont on retrouve l’influence dans la Llama de amor viva et le Cántico espiritual5.

3 Dans l’analyse que nous proposons ici, nous voudrions montrer que Jean de la Croix ne se contente pas de quelques emprunts formels, mais dialogue en profondeur avec cette œuvre profane, en particulier autour du thème de la métamorphose de Narcisse. Et dans ce dialogue, Sébastián de Córdoba joue un rôle précieux de médiateur, qu’il nous semble important de ne pas négliger trop vite.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 137

4 C’est donc cette seconde églogue, dans laquelle le pasteur Albanio, comme Narcisse, se penche sur le miroir de l’eau, qui va maintenant nous retenir. Ce long poème offre en effet une réélaboration du mythe d’Ovide, dont Jean de la Croix s’inspire dans le Cántico Espiritual.

5 Dans la deuxième Églogue de Garcilaso, le lieu central de l’action est la fontaine devant laquelle Albanio vient épancher sa peine d’amour à cause du dédain de Camila, sa compagne de jeux depuis l’enfance. C’est là que son ami Salicio le retrouve endormi et obtient qu’il lui raconte son histoire, là aussi qu’Albanio a révélé son amour à Camila. En lui demandant de se pencher sur l’eau pour y découvrir le visage de celle qu’il aime, il a provoqué la fuite de Camila, ce qui l’a conduit à une première tentative de suicide. C’est encore penchée sur cette eau que l’on retrouve Camila, un peu plus loin dans le poème, où elle se souvient de la révélation d’Albanio, à la fois peinée d’avoir perdu un ami aussi proche qu’un frère, et indifférente à sa souffrance. Consacrée à Diane, elle a fait vœu de virginité et, comme la déesse, sa principale activité est la chasse. C’est d’ailleurs en poursuivant un cerf qu’elle a blessé qu’elle est arrivée devant la fontaine. Fatiguée par la chasse, elle s’endort à son tour au bord de l’eau, comme Albanio plus haut. Celui-ci survient alors et la découvre endormie. Il se penche sur elle, la contemplant un instant dans son sommeil, puis lui saisit la main en un geste qui la réveille et provoque sa peur. Effrayée de se retrouver ainsi prisonnière, Camila réussit par ruse à obtenir qu’il accepte de la relâcher, et elle s’enfuit aussitôt, pour toujours. Albanio, qui se sent trahi, devient fou de désespoir et tente à nouveau de se suicider, en se laissant violemment tomber sur le sol. Il espère réussir de cette manière à sortir de son corps, délivrant ainsi son âme trop douloureuse : Recibe tú, terreno y duro suelo, este rebelde cuerpo, que detiene del alma el espedido y leve vuelo6.

6 Dans sa folie, qui exprime la fureur d’amour qui le domine – l’amor hereos – il a le sentiment d’y être parvenu. Esprit désormais dépourvu de chair, il flotte, avec une légèreté telle qu’il lui semble voler : Descargado me siento de un gran peso; paréceme que vuelo, despreciando monte, choza, ganado, leche y queso7.

7 De la hauteur où il se trouve, il aperçoit ses pieds très loin en bas. On a l’impression d’une sortie de soi, à la manière de l’extase dont parlent les mystiques, que cependant l’esprit – celui d’Albanio – vit mal. Il parle en effet d’un corps volé. Il se sent dépossédé de lui-même et cherche son corps. Quand l’a-t-il perdu ? Sans doute, pense-t-il, pendant qu’il était occupé à regarder « autre chose »8. Il se souvient d’une jolie forme endormie comme une rose, mais écarte aussitôt l’idée que ce soit son corps, car elle était trop belle. On reconnaît Camila qu’il a contemplée dans son sommeil. Poursuivant donc sa recherche – sa quête du corps – il se tourne à nouveau vers la fontaine, et y découvre une figure qui lui ressemble : Allá dentro en lo fondo está un mancebo de laurel coronado, y en la mano un palo propio, como yo, de acebo9.

8 Comme le Narcisse d’Ovide, Albanio prend d’abord son reflet pour un autre, puis se reconnaît lui-même. Plus exactement, il reconnaît son corps qui s’est séparé de lui, et le presse de revenir :

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 138

¡Oh cuerpo! Hete hallado, y no le creo; tanto sin ti me hallo descontento. Pon fin ya a tu destierro y mi deseo10.

9 Son corps est comme un autre, silencieux, qui semble ne pas pouvoir revenir : Si no estás en cadenas, sal ya fuera a darme verdadera forma de hombre, que agora sólo el nombre me ha quedado11.

10 Dans sa douleur, cette forme penchée sur le miroir, esprit qui cherche son corps, n’est plus seulement Narcisse. Il devient Orphée, qui veut partir récupérer son corps comme le poète de Thrace à la recherche d’Eurydice : […] si al cielo que me oyere, con quejas no moviere y llanto tierno, convocaré el infierno y reino escuro, y romperé su muro de diamante, como hizo el amante blandamente por la consorte ausente, que cantando estuvo halagando las culebras de las hermanas negras mal peinadas12.

11 Dans ce poème, trois histoires se rencontrent, comme si l’une éclairait l’autre et pouvait en révéler la signification profonde, trois situations devant le miroir. Et cette silhouette qui se penche sur son reflet – Narcisse, Albanio ou Orphée – exprime toutes les séparations du miroir. Des miroirs. L’homme et la femme, l’homme et son âme, le corps et l’esprit. Et, quand on regarde vers le ciel muet, l’homme et Dieu. Deux amis d’Albanio, Salicio et Nemoroso, assistent au spectacle de cette folie, et ils restent pensifs. Que de propos sensés dans ce discours de fou ! Le ton devient sérieux soudain, et Albanio, devant le miroir, atteint à une grandeur tragique : ce qui lui arrive dépasse le drame de sa rupture avec Camila. Il pose les questions que chacun se pose. Et les deux autres bergers reconnaissent, dans son étrange monologue, des préoccupations qui leur sont familières.

12 Nous allons nous arrêter à cette scène, parce que le poème nous y invite. La réflexion des deux amis suspend un instant le cours de l’églogue, avant qu’Albanio ne soit repris d’un accès plus violent de folie. Salicio et Nemoroso sentent alors l’urgence d’intervenir et Albanio, maîtrisé, s’endort de nouveau près de la fontaine, comme au début de l’églogue.

13 Cette forme cyclique enserre la première partie de l’églogue dans un cadre parfait, comme celui d’un tableau, dans lequel Salicio et Nemoroso jouent le rôle de « l’admoniteur » d’Alberti, c’est-à-dire ce personnage qui, dans le tableau, « attire l’attention des spectateurs sur ce qui se passe, de la main appelle le regard […] ou indique là quelque danger ou quelque chose à admirer »13. Ils nous signalent qu’à travers sa folie Albanio aborde des questions essentielles, mais le texte n’en dira pas plus. C’est une situation qui stimule le lecteur à approfondir le sens de l’œuvre. Mais quelles clés lui sont données ?

14 Très certainement le mythe lui-même, qui vient d’être désigné. Le poème nous invite à lire l’histoire d’Orphée à travers celle de Narcisse, dans une approche où toutes les directions s’ouvrent à l’interprétation. Mais il ne peut s’agir d’une lecture suivie, car la deuxième partie de l’églogue semble tellement étrangère à l’univers de la folie d’Albanio, au moins dans une première approche, que c’est ailleurs, dans l’œuvre de Garcilaso, que nous allons poursuivre notre recherche sur ce Narcisse, qui se laisse

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 139

identifier comme Orphée, tout en refusant de se confondre complètement avec celui-ci, car c’est lui-même qu’il cherche en cherchant son corps volé, et non, comme il l’a dit plus haut « otra cosa »14. Le jugement énigmatique que portent ses deux amis, reconnaissant dans les propos d’Albanio leurs propres interrogations, nous permet en effet de sortir du cadre de ce poème, pour reprendre, à travers d’autres textes, le dialogue avec leur auteur. Et c’est dans la troisième églogue (v. 121-144) que nous retrouvons l’histoire d’Orphée et d’Eurydice, tissée par l’une des nymphes, sorties des profondeurs de l’eau pour s’installer sur la rive du Tage. En une longue ekphrasis, le poème décrit cette toile, puis celles des trois autres nymphes, qui représentent l’histoire d’Apollon et de Daphné (v. 145-168), de Vénus et d’Adonis (v. 169-192) et la lamentation funèbre pour la belle nymphe Elisa (v. 193-264), dans laquelle on reconnaît Isabel Freyre dont le poète Garcilaso pleure la mort. Cette dernière scène, plus longuement décrite, s’introduit dans l’univers mythologique des trois premières pour évoquer la perte de l’être aimé, et la souffrance d’un deuil impossible.

15 De toutes ces histoires qui se rencontrent, émerge une interrogation sur la mort, dont Orphée réussit à franchir le seuil, même s’il ne parvient pas à ramener Eurydice. Sur la métamorphose aussi, à travers celle de Daphné qui se fige en arbre dans les bras d’Apollon désespéré15. Chef-d’œuvre d’imitation, le tissage des nymphes redonne une vie illusoire à ces ombres enfuies, ces formes vaines que l’on voudrait saisir16.

16 La troisième églogue se termine sur une note plus légère, le chant amébée de Tirreno et Alcino, deux bergers qui chantent à l’envi les louanges contrastées de leurs bien- aimées. Les nymphes écoutent sans se montrer, tandis que le soir tombe. Leur présence silencieuse nous entraîne vers le sonnet XI, où la voix poétique les appelle à écouter son chant : Hermosas ninfas, que en el río metidas contentas habitáis en las moradas de relucientes piedras fabricadas y en colunas de vidrio sostenidas17 […].

17 Ces vers font écho au chant d’Aristée, dans les Géorgiques (IV), lorsque celui-ci, désespéré d’avoir perdu ses abeilles, vient supplier sa mère, la néréide Cyréné, de l’aider. Dans le poème de Virgile, Cyréné est « au fond de sa chambre dans les profondeurs du fleuve »18, entourée par des nymphes qui tissent et filent, comme celles que nous présentent la troisième églogue de Garcilaso mais aussi la strophe suivante de ce même sonnet19. C’est alors qu’elles entendent la plainte d’Aristée : « Toutes, sur leurs sièges de cristal, restèrent interdites ; mais plus prompte que toutes ses sœurs, Aréthuse, éleva sa tête blonde au-dessus des ondes »20.

18 Elle reconnaît Aristée, et les nymphes le conduisent à sa mère, qui lui révèle que seul Protée, le dieu marin, peut lui expliquer la cause de la mort de ses abeilles, « car, devin, il sait tout, le présent, le passé, la longue suite des faits à venir »21. Mais il faudra pour cela qu’Aristée réussisse à l’approcher en profitant de son sommeil, et à l’enchaîner. Alors Protée ne cessera de changer de forme, multipliant les métamorphoses pour lui échapper : Lorsque tes mains l’auront saisi et que tu le tiendras garrotté, alors il voudra se jouer de toi en prenant des apparences changeantes et même des figures de bêtes : en effet, il se fera soudain porc hérissé, tigre affreux, dragon écailleux et lionne à la nuque fauve ; ou bien il fera entendre le pétillement vif de la flamme, et cherchera de cette façon à s’échapper des liens, ou bien, se dissolvant en minces filets d’eau, à disparaître. Mais plus il multipliera ses métamorphoses, plus tu devras, mon fils,

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 140

resserrer l’étreinte des liens, jusqu’à ce qu’il reparaisse, après transformation, tel que tu l’auras vu, quand il fermait les yeux dans son premier sommeil22.

19 Aristée réussit l’épreuve, forçant ainsi Protée à lui révéler la cause de la perte de ses abeilles : il s’agit d’un châtiment divin, parce que c’est Aristée qui, en poursuivant Eurydice, a provoqué sa mort et la douleur d’Orphée. Ayant obtenu cette réponse, Aristée revient auprès de sa mère, qui lui fait accomplir un rite expiatoire, au cours duquel il sacrifie quatre taureaux et autant de génisses afin d’apaiser les mânes d’Orphée et d’honorer Eurydice. Et neuf jours plus tard, « prodige soudain et merveilleux à dire, on voit, à travers les chairs liquéfiées des bœufs, des abeilles grouiller dans tout leur ventre en bourdonnant et s’échapper à gros bouillons des flancs éclatés, puis se former en nuées immenses et affluer en masse au sommet d’un arbre dont elles font ployer les branches en y suspendant leur grappe »23.

20 Ce retour des abeilles, présenté ici comme un événement merveilleux qui survient au terme d’une initiation, caractérise une naissance qui se produit au sein même de la mort et de la corruption. Ovide l’évoque, lui, comme un fait d’expérience, au livre XV des Métamorphoses, où il donne la parole à Pythagore : Cependant s’il faut ajouter foi aux faits bien établis, ne voyez-vous pas des corps, que l’action du temps ou de la chaleur a fondus et décomposés, se transformer en petits animaux ? Tenez : choisissez une fosse, immolez-y des taureaux et rejetez sur eux de la terre ; par un phénomène que l’expérience atteste, de leurs chairs en putréfaction naissent çà et là des abeilles qui vont butiner les fleurs.24

21 Dans la troisième églogue de Garcilaso, tandis que les nymphes tissent leurs toiles, un bourdonnement d’abeilles accompagne leur travail : En el silencio sólo se escuchaba un susurro de abejas que sonaba25.

22 María Rosa Lida de Malkiel, dans un article où elle étudie ce motif poétique dans la littérature de la Renaissance, le met en relation avec l’évocation de l’Âge d’Or26, ce temps heureux où, comme le dit don Quichotte dans son discours aux chevriers, « En las quiebras de las peñas y en el hueco de los árboles formaban su república las solícitas y discretas abejas, ofreciendo a cualquiera mano, sin interés alguno, la fértil cosecha de su dulcísimo trabajo ». Mais dans l’églogue de Garcilaso, les nymphes sorties des profondeurs de l’eau, et cette toile qui raconte l’histoire d’Eurydice et d’Orphée, sont une claire référence à la fable d’Aristée. L’abeille symbolise la métamorphose ; et à travers les échos qu’il crée d’un mythe à l’autre, d’un auteur à l’autre – Ovide et Virgile –, Garcilaso s’interroge sur la mort et la renaissance espérée, pour lui-même et pour l’être aimé. Il s’interroge aussi sur les frontières des mondes, et l’origine de toutes choses, sur ce qui change et se transforme. Ces références, le plus souvent implicites, sont plus faciles à déchiffrer pour les lecteurs de son époque qu’aujourd’hui, mais nous restons sensibles à l’angoisse d’Albanio, dont la folie nous révèle un être dissocié, qui se cherche lui-même, à travers le manque douloureux que l’expérience amoureuse a creusé. Pour lui, la première métamorphose sera de reconquérir sa propre unité.

23 Garcilaso pose les questions et ne semble pas y apporter de réponse, sinon par cette guérison miraculeuse que promet la seconde partie de l’Églogue, où les amis d’Albanio se préparent à le conduire chez le mage Severo. Celui-ci, instruit par les dieux des secrets de la nature, est investi de pouvoirs merveilleux27. Mais à partir d’ici, le poème se présente surtout comme un long panégyrique à la gloire du duc d’Albe, le mécène de

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 141

Garcilaso. Nous allons donc en interrompre la lecture, pour examiner ce même thème de la métamorphose avec Jean de la Croix.

24 Quoique Narcisse joue un rôle important dans le Cántico espiritual, la présence du mythe y demeure en quelque sorte voilée, car Jean de la Croix n’en parle pas une seule fois de façon explicite. Pour éclairer les réalités de l’expérience mystique, sa préférence va à des modèles bibliques : Tobie, Jonas, Moïse ou Élie et, bien évidemment, le Cantique des Cantiques. Le monde de la mythologie n’est jamais évoqué, et Narcisse semble absent. On le reconnaît pourtant à la strophe XI du poème, lorsque l’âme amoureuse, qui cherche Dieu, se penche à son tour sur l’eau de la fontaine : ¡Oh cristalina fuente, si en esos tus semblantes plateados formases de repente los ojos deseados, que tengo en mis entrañas dibujados!

25 Dans le commentaire du poète lui-même à cette strophe, la référence majeure est le miroir paulinien de la Première Épître aux Corinthiens28, mais les influences se mêlent et, quoique discrète, celle de Garcilaso est bien réelle dans le Cántico Espiritual, au moins jusqu’aux strophes 13-14A (14-15B) – les strophes de l’extase – où « nemoroso », ce nom si familier aux lecteurs de Garcilaso, devient un adjectif qui exprime la beauté du monde contemplée dans un miroir qui est l’être même de Dieu : Mi Amado las montañas, los valles solitarios nemorosos, las ínsulas extrañas, el silbo de los aires amorosos29 [...].

26 Par ailleurs, nous voudrions également mettre en évidence le parti que tire Jean de la Croix du Garcilaso a lo divino de Sebastián de Córdoba, qui joue un rôle important d’intermédiaire. Car il est évident que Jean de la Croix a apprécié cette œuvre, pour des raisons sans doute étrangères à toute considération esthétique ou purement littéraire. Il s’inspire, en particulier, de son système de personnages. Avant de commencer sa reprise de la deuxième églogue, Sebastián de Córdoba précise en effet : Esta égloga, en la cual Garcilasso de la Vega pone un pastor llamado Albanio, aquí se llama Silvano por la parte sensual del hombre, y donde allá se llama otro pastor Salicio, aquí se llama Racinio, por la razón, y la pastora que allá le dize Camilla, aquí se llama Celia, que es el alma, y el pastor Nemoroso se llama aquí Gracioso, por la gracia, con cuya fuerça el hombre vence a sí mismo30.

27 Ces figures allégoriques rappellent les mystères médiévaux ou el auto sacramental. Mais elles offrent une précieuse clé d’interprétation, puisqu’on voit se déployer, à travers les personnages de l’églogue, les diverses composantes de l’être humain : l’âme et le corps, l’esprit... Jean de la Croix s’en souviendra dans sa propre relecture du poème de Garcilaso, mais la rendra plus complexe. Car ce qui est en jeu, dans l’expérience mystique, quand l’âme parvient au stade du miroir, c’est précisément cette image dissociée dont il faut reconstituer l’harmonie. Le Silvano de Sebastián de Córdoba – c’est-à-dire la partie sensuelle de l’homme – a vu Celia – l’âme – s’éloigner de lui, et finir par le fuir, parce qu’elle ne veut plus partager avec lui des désirs grossiers et des aspirations qui la souillent et la dégradent. Elle veut désormais vivre son propre désir, qui la tourne vers Dieu.

28 Celia rappelle l’âme amoureuse qui, au début du Cántico Espiritual, se plaint de l’absence de l’Aimé. « Sortie d’elle-même et de toutes choses », elle souffre de n’être pas délivrée

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 142

de la chair mortelle afin de jouir de Dieu dans la gloire de l’éternité31. Cette sortie de soi, c’est la fuite de Celia. Mais l’optique n’est plus celle, un peu lourdement moralisatrice, de Sebastián de Córdoba. Jean de la Croix décrit un stade déjà élevé de l’expérience mystique – l’amour impatient –, pendant lequel l’âme vit une relation difficile avec le corps. Celui-ci souffre lui aussi, mais le docteur mystique précise, dans le traité de la Noche Oscura, qu’elle n’en fait pas plus cas que l’arbre d’une de ses feuilles32. Cette étrange image évoque la métamorphose, et elle annonce une évolution à vivre, pour le corps et pour l’âme.

29 Mais Jean de la Croix s’inspire également de la Camila de Garcilaso. Son âme amoureuse est, elle aussi, une chasseresse. Au début du Cántico, elle aussi poursuit un cerf, mais c’est elle qui est blessée. Le poème mystique reprend ici un thème familier à la littérature courtoise, pour exprimer, dans l’amour, la réciprocité, et le processus d’identification. Car lorsque sera venu le temps de la rencontre, et des fiançailles, l’Aimé se montrera à elle, blessé lui aussi, « ciervo vulnerado », au sommet de la colline33.

30 La chasse, pour Camila qui sert Diane, la déesse de la chasteté, comme pour l’âme amoureuse du Cántico, a une dimension sacrée. Elle exprime une manière d’habiter le monde tous ses sens en éveil, attentif au moindre signe. Aux aguets, à l’affût, cherchant la trace. La chasse révèle la signification religieuse de la présence de l’homme au monde. Et ce cerf qui fuit ouvre un ailleurs et un vide, qui créent en l’âme une souffrance intense, en même temps que savoureuse, parce que l’infini se révèle ainsi en Dieu qui se cache et qui se montre34. Les soudaines et fugitives apparitions du cerf sont comme des flèches qui atteignent le mystique en plein cœur, au centre vital, et il découvre le vivre agonique, cette douleur de mourir et renaître à chaque instant : [Estas saetas] inflaman tanto la voluntad en afición, que se está el alma abrasando en fuego y llama de amor, tanto que parece consumirse en aquella llama, y la hace salir fuera de sí y renovar toda y pasar a nueva manera de ser, así como el ave fénix, que se quema y renace de nuevo. De lo cual hablando David (Ps 72, 21-22), dice: […] Fue inflamado mi corazón y mis renes se mudaron, y yo fui resuelto en nada, y no supe35.

31 Une transformation est en train de se réaliser, viscérale, affective, spirituelle en même temps. Très douloureuse à cette étape de l’expérience spirituelle où les angoisses de l’amour et la peine extrême du désir de Dieu se confondent avec les dernières épreuves de la purification. La métamorphose, c’est-à-dire le processus de divinisation, est en cours36. L’âme sort des limites de l’expérience ordinaire, car Dieu l’attire à lui. Et c’est aussi comme cela qu’il faut comprendre la sortie : un douloureux arrachement à soi- même, que le mystique ressent d’une manière presque physique. Comme si l’on tirait l’âme du corps : Y así, es como si dijera: “Esposo mío, en aquel toque tuyo y herida de amor […] me hiciste salir de mí (porque, a la verdad, y aun de las carnes parece que entonces saca Dios al alma) y levantásteme a ti, clamando por ti, desasida ya de todo para asirme a ti” 37.

32 On dirait que l’âme apprend à voler, et qu’elle découvre avec difficulté l’étrangeté de cette situation nouvelle entre le ciel et la terre. Elle cherche un appui qui lui fait maintenant défaut : « Y “eras ido”. Como si dijera: al tiempo que quise comprender tu presencia no te hallé, y quedéme vacía y desasida de todo, y sin asirme a ti penando en los aires de amor, sin arrimo de ti y de mí »38.

33 Ce vol encore mal assuré est l’image d’un dépassement de la condition humaine. Cela rappelle la sortie de soi d’Albanio, son impression de voler. Chez lui aussi une métamorphose est en cours, qui échappe aux catégories ordinaires. Mais l’expérience, mal canalisée, ouvre sur la folie. Le personnage de Garcilaso aura besoin du secours

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 143

d’un grand initié, le mage Severo, pour obtenir la guérison. Son expérience semble proche de celle du mystique, à ceci près que, chez Jean de la Croix, c’est l’âme – Celia, ou Camila – qui est sortie. Non pas Albanio, ou le Silvano de Sebastián de Córdoba. Mais cela ouvre la porte à un dialogue entre les deux grands poètes, qui nous parlent, et se parlent, du corps et de l’âme.

34 Avec Jean de la Croix, on découvre l’univers de Camila, cette chasse qui ne prendra jamais fin ici-bas, parce qu’elle exprime la relation à l’infini et au divin. Dans cette course, qui semble vide, Camila se réalise elle-même comme infinie. Elle accomplit avec le Dieu qu’elle poursuit, le cerf, une ressemblance qui demeure pourtant toujours un horizon à atteindre. Sa plénitude est de se vivre comme ce mouvement et cette quête sans fin, cette ouverture à l’invisible39. C’est pour cela qu’elle fuit son image dans le miroir. L’âme, dans son essence, doit fuir toujours. Camila ne doit pas revenir. Et Albanio doit consentir à cette étrange relation avec lui-même, faite de fuites et de retrouvailles, à l’image des apparitions et disparitions du cerf. L’homme devient lui- même, en s’échappant sans cesse, comme le rappellent ces vers du dessin du Monte Carmelo : Para venir a lo que no eres has de ir por donde no eres40.

35 Sans doute cette vision mystique de l’âme peut-elle expliquer quelque chose de la mystérieuse séduction qu’exerce le personnage de la mujer esquiva dans la littérature courtoise.

36 Par ailleurs, nous aimerions comparer l’expérience du « corps volé » dans le poème de Garcilaso, à celle du « cœur volé » dans le Cántico espiritual. C’est à la strophe 9 du poème, où l’âme, dont le désir est sans cesse frustré, adresse à l’Aimé de véhéments reproches : ¿Por qué, pues has llagado aqueste corazón, no le sanaste? Y, pues me lo has robado, ¿por qué así le dejaste y no tomas el robo que robaste?

37 Dans cette strophe, « le vol » est une image paradoxale à travers laquelle Dieu apparaît comme celui qui transgresse et qui stimule ainsi, par la violence qu’il lui fait, à la fois le désir de l’âme et sa violence en retour, sa colère. Certes, le procédé est fréquent dans la rhétorique amoureuse, mais c’est en jouant sur les mots « robar / arrobar », dans le commentaire qui suit, que Jean de la Croix exprime l’idée que l’union entre l’âme et Dieu est une transgression. Sous l’expression raffinée des sentiments, inspirée de la littérature profane, il faut retrouver ce que l’expérience a d’insolite, et de radicalement nouveau : il s’agit, dans cette rencontre, de franchir une barrière, de se mettre « hors la loi », car le divin et l’humain sont, par nature, incompatibles. Mais le hors-la-loi, c’est Dieu. L’union est un rapt, au sens propre du terme, et Dieu est le voleur : Robar no es otra cosa que desaposesionar del robo a su dueño y aposesionarse dello el robador. Esta querella, pues, propone aquí el alma al Amado, diciendo que, pues él ha robado su corazón y sacádolo de su poder y posesión, que ¿por qué le ha dejado así sin ponerle de veras en la suya, tomándolo para sí, como hace el robador al robo que robó, que de hecho se le lleva? Por eso el que está enamorado se dice tener el corazón robado o arrobado de aquel a quien ama, porque le tiene fuera de sí, puesto en la cosa amada41.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 144

38 Dieu est le voleur, mais l’âme est consentante, et ce qu’elle lui reproche, c’est de ne pas aller jusqu’au bout de son acte. Le cœur volé est resté à mi-chemin, « como el que está colgado en el aire, que no tiene en qué estribar »42. À l’étape de l’amour impatient, ce cœur sorti de sa place, soulevé au-dessus de lui-même, symbolise la purification des sentiments et des passions, des instincts. Cela veut dire que toutes les motivations du désir deviennent clairement conscientes pour l’âme qui veut se donner, mais aussi posséder ce qu’elle aime. L’amour impatient est comme une agonie, mais ce sont aussi les forces brutes de l’âme qui sont réveillées, les forces viscérales, qui se tournent vers Dieu avec une agressivité qui est aussi de l’amour : Apaga mis enojos, pues que ninguno basta a deshacellos, y véante mis ojos, pues eres lumbre de ellos, y sólo para ti quiero tenellos.43

39 Ces « colères » sont toutes les forces instinctives de l’âme qui se soulèvent. Elles la fatiguent et l’épuisent, et le désir qui les nourrit est comme un feu démesuré que rien ne peut apaiser. Mais en réalité, et sans que l’âme en soit immédiatement consciente, une reconstruction est en cours en elle, en même temps qu’une mise à mort. Dieu est en train de transformer ses énergies, de les réorienter. Toutes les passions de l’âme se retournent vers lui, pour être purifiées.

40 Ces « colères » rappellent aussi la folie d’amour d’Albanio, ce désespoir agressif qui le saisit parce que Camila lui échappe. La fureur – l’amor hereos – est une dimension de la psychologie amoureuse qui n’est pas étrangère à l’expérience mystique. Et dans ce dialogue que nous avons voulu surprendre entre Garcilaso et Jean de la croix, le corps n’est pas d’un côté, l’esprit de l’autre, le profane ici, et le divin là. On sort des catégories qui pourraient enfermer la poésie de Garcilaso dans les limites mondaines d’une poésie de cour, et celle de Jean de la Croix dans une dimension spirituelle qui ignore le corps, le concret de l’expérience humaine. C’est un dialogue dans lequel le silence laisse émerger des significations implicites, fécondes, intraduisibles en langage humain, si ce n’est par le détour des images symboliques et des résonances poétiques.

41 Et nous revenons, pour finir, à la fontaine, qui joue un rôle si essentiel dans la deuxième églogue de Garcilaso et dans le poème mystique. Cette fontaine n’est pas seulement un lieu. Elle est cette présence muette avec laquelle tous dialoguent : Albanio, Camila, et l’épouse du poème Cántico espiritual. Silencieuse, elle leur renvoie leur propre image en un jeu constant de métamorphoses, où elle se montre comme l’âme, ou l’esprit, ou le corps. Dans la fluidité de sa course cristalline, elle est aussi le temps, et l’éternité, les abîmes de l’être, Dieu, et l’homme qui s’interroge, comme Narcisse, devant ce miroir. Comme Aristée devant Protée.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 145

NOTES

1. Juan de la Cruz, Llama de Amor Viva, dans Obras Completas de san Juan de la Cruz, Madrid, Biblioteca de Autores Cristianos, 2009, edición crítica de Lucinio Ruano de la Iglesia, p. 915. 2. «“Un Boscán” significaba, comercialmente y vulgarmente, “las obras de Boscán y Garcilaso” ». Dámaso Alonso, La poesía de san Juan de la Cruz (Desde esta ladera), Madrid, Aguilar, 1966, p. 39. 3. Sebastián de Córdoba, Garcilaso a lo divino, Madrid, Castalia, 1971. Edición crítica de Glen R. Gale. Le titre exact de la première édition (1575) est : Las Obras de Boscán y Garcilaso trasladadas a materias cristianas y religiosas. 4. Dámaso Alonso, op. cit., p. 37-41. 5. Ibid., p. 31-37. 6. Garcilaso de la Vega, Poesía castellana completa, Madrid, Cátedra, 2003, « Égloga Segunda », v. 874-876. 7. Ibid., v. 886-888. 8. Ibid., v. 893. 9. Ibid., v. 913-915. 10. Ibid., v. 925-927. 11. Ibid., v. 934-936. 12. Ibid., v. 938-945. 13. Leon Battista Alberti, De la Peinture, Paris, Éditions du Seuil, éd. T. Golsenne et B. Prévost, 2004, p. 149. 14. Égloga Segunda, v. 893. Dans un autre poème – le sonnet XV – où la voix poétique compare sa peine de vivre à celle d’Orphée, comme ici Albanio, Garcilaso utilisera cette même expression pour dire que la perte de soi est une souffrance plus grande que celle qu’on éprouve à cause de l’autre qu’on aime : « Con más piedad debría ser escuchada la voz del que se llora por perdido que la del que perdió y llora otra cosa » (v. 12-14). 15. « Llora el amante, y busca el ser primero, besando y abrazando aquel madero. » (v. 167-168). 16. Ibid., v. 265-272. 17. Garcilaso de la Vega, Poesía castellana completa, Madrid, Cátedra, 2003, « Soneto XI » (v. 1-4). 18. Virgile, Géorgiques IV, 333. Paris, Les Belles Lettres, 1995. Texte établi et traduit par E. de Saint-Denis, 9e tirage revu et corrigé par R. Lesueur, p. 69. 19. Garcilaso de la Vega, op. cit., v. 5-6. 20. Géorgiques IV, 350. Garcilaso reprend cette jolie image dans la troisième églogue, lorsque les nymphes sortent de l’eau pour s’installer au bord du Tage : « Peinando sus cabellos de oro fino, una ninfa, del agua, do moraba, la cabeza sacó… » (v. 69-71). Voir aussi sonnet XI : « Dejad un rato la labor, alzando vuestras rubias cabezas a mirarme. » (v. 9-10). 21. Géorgiques IV, 392-393. 22. Ibid., 405-414. Aristée maîtrisant Protée pendant ses métamorphoses symbolise celui qui a pénétré le mystère des choses et les transformations de la matière du monde : « Protée incarne le paradoxe d’un univers inquiétant, labile, changeant, “protéiforme”, qui se place sous le signe de la

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 146

métamorphose, de la ruse et de l’illusion, mais aussi de la vérité prophétique dont le héros en quête de sagesse doit s’emparer dans la violence et par la contrainte », Anne Rolet, « Avant- propos », dans Anne Rolet (sous la dir. de) Protée en trompe-l’œil. Genèse et survivances d’un mythe, d’Homère à Bouchardon, Presses Universitaires de Rennes, Collection « Interférences », 2009, p. 9. 23. Géorgiques IV, 552. 24. Ovide, Les Métamorphoses, Paris, Les Belles Lettres, 2002. Texte établi et traduit par Georges Lafaye. Troisième tirage de l’édition revue et corrigée par Henri Le Bonnie, t. III, p. 133 (Livre XV, v. 361-367). 25. Égloga tercera, v. 79-80. 26. María Rosa Lida de Malkiel, « La abeja: historia de un motivo poético », Romance Philology, n° 17 (1), Aug. 1963, p. 75. 27. « A aquéste, Febo, no le escondió nada; antes de piedras, hierbas y animales diz que le fue noticia entera dada » (v. 1074-1076). 28. I Corinthiens XIII, 12 : « À présent nous voyons dans un miroir et de façon confuse, mais alors, ce sera face à face. À présent, ma connaissance est limitée, alors je connaîtrai comme je suis connu ». La Bible, Traduction Œcuménique de la Bible. Site de l’Alliance Biblique Française [en ligne]. Disponible sur http://la-bible.net/ 29. Juan de la Cruz, Cántico Espiritual, 13A (14B). Dans Obras Completas de san Juan de la Cruz, Madrid, Biblioteca de Autores Cristianos, 2009, edición crítica de Lucinio Ruano de la Iglesia. 30. Sebastián de Córdoba, Garcilaso a lo divino, p. 170. 31. Cántico Espiritual I, § 2. 32. « Se causa en el alma, por razón del Amado, un ordinario ‘sufrir sin fatigarse’; […] El espíritu aquí tiene tanta fuerza, que tiene tan sujeta a la carne y la tiene tan en poco como el árbol a una de sus hojas ». Juan de la Cruz, Noche Oscura II, chap. 19, § 4. Dans Obras Completas de san Juan de la Cruz, Madrid, Biblioteca de Autores Cristianos, 2009, edición crítica de Lucinio Ruano de la Iglesia. 33. Cántico Espiritual, 12A (13B). 34. Ibid., I, § 15. 35. Ibid., § 17. 36. « Estas se llaman heridas de amor, que son al alma sabrosísimas […] porque la hacen salir de sí y entrar en Dios ». Ibid., § 19. 37. Ibid., § 20. 38. Ibid., § 21. 39. Cf. ce passage du commentaire à propos des « ínsulas extrañas » qui, dans le poème, symbolisent l’être de Dieu : « Por las grandes y admirables novedades y noticias extrañas alejadas del conocimiento común que el alma ve en Dios, le llama “ ínsulas extrañas”. […] Y no es maravilla que sea Dios extraño a los hombres que no le han visto, pues también lo es a los santos ángeles y almas que le ven; pues no le pueden acabar de ver ni acabarán. », Cántico espiritual, 13A (14B) § 8. 40. On retrouve ces mêmes vers à la fin du premier livre de la Subida del Monte Carmelo, chap. 13, § 11. Jean de la Croix précise là que le dessin du Monte Carmelo doit se trouver au début du traité et accompagner les différentes étapes de l’expérience spirituelle. 41. Cántico espiritual, 9, § 4-5. 42. Ibid., § 6. 43. Ibid., strophe 10.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 147

RÉSUMÉS

La deuxième églogue de Garcilaso offre une variation sur le mythe de Narcisse, qui associe la connaissance de soi à une expérience de l’amour si douloureuse qu’elle débouche sur la folie. Dans le Cantique Spirituel, Jean de la Croix reprend « a lo divino » cette même interrogation au miroir, née de l’absence de l’être aimé. Les deux poètes nous conduisent ainsi au seuil d’une métamorphose de l’homme qui concerne aussi bien l’âme que le corps.

Garcilaso’s second eclogue provides us with a variation on the myth of Narcissus, in which self- knowledge is linked to such a painful experience of love that it leads to madness. In his «Cántico Espiritual», John of the Cross uses again that questioning to the mirror, which arises from the Beloved’s absence. Both poets lead us towards a metamorphosis of the human being, that affects both soul and body.

La segunda égloga de Garcilaso ofrece una variación sobre el mito de Narciso, que asocia el conocimiento de sí a una experiencia del amor tan dolorosa que desemboca en la locura. En el Cántico Espiritual, Juan de la Cruz repite a lo divino esta misma interrogación al espejo, nacida de la ausencia del ser amado. Los dos poetas nos conducen así hasta una metamorfosis del hombre, que concierne tanto al alma como al cuerpo.

INDEX

Palabras claves : antropología, metamorfosis, espejo, misticismo Keywords : Anthropology, metamorphosis, Mirror, Mysticism Mots-clés : anthropologie, métamorphose, miroir, mysticisme

AUTEUR

SUZY BÉRAMIS

Centre de Recherches sur l’Espagne du Siècle d’Or - Université Paris III

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 148

Métamorphoses discours naturel et philosophie morale des miscellanées humanistes au Criticón

Philippe Rabaté

1 L’époque moderne est marquée par l’apparition de nombreuses œuvres qui prétendent suivre l’invitation poétique des Anciens et rendre compte de la genèse du monde et de l’homme en mêlant héritage gréco-latin et mysticisme chrétien. Le monde est encore perçu dans une unité à la fois mystérieuse, chiffrée et en partie rationnelle dont l’équilibre va s’estomper puis disparaître au cours du XVIIIe siècle avant le grand bouleversement « épistémique » que Michel Foucault a identifié dans la création des sciences humaines tout au long du XIXe siècle. Ainsi, avant la morcellisation et la fragmentation des savoirs qui va dominer la naissance de nouvelles sciences de la nature et de l’homme, une pensée de l’unité du monde et de ses manifestations a longuement dominé, et parfois hanté, l’imaginaire occidental, et l’observation prétendûment naturelle a incité les auteurs à forger une morale qui puisse témoigner de leur vision du monde et ne soit pas en contradiction avec la théologie1. En effet, même si l’on distingue le plus fréquemment, dans la constitution des savoirs et des champs pédagogiques, ces deux ensembles que constituent la philosophia naturalis et la philosophia moralis ou ethica, leur caractère indissociable apparaît de manière éclatante tant sur le plan conceptuel que discursif. Il existe une forme ou, plus précisément, une pluralité de formes de continuité entre le discours natural – fondé sur l’observation des curiosités de la nature, sur la génération et la corruption des espèces – et le discours moral dont la fin est, le plus souvent, d’extraire des maximes de vie, de porter à un degré plus élevé de généralité ce que le discours naturel – les realia – contenait en soi. Aussi l’élaboration morale peut-elle apparaître comme une explicitation, une interprétation de ce que le monde, dans sa diversité et son infinie variété, renferme.

2 Une fois que l’on a avancé ces quelques considérations préliminaires, il nous faut à présent justifier le corpus, en apparence composite, qu’évoque le long titre dont nous avons fait précéder cette étude. Quelle est, précisément, la continuité qui peut exister entre des miscellanées renaissantes et un texte-monde ou un livre-monde comme le Criticón2 ? L’influence directe de l’humanisme sur Gracián a fait l’objet d’études très nombreuses3 et ne peut être démontrée dans le cadre du présent travail. Par sa volonté

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 149

de constituer une véritable somme naturelle et morale, Gracián poursuit un rêve humaniste, celui que l’œuvre puisse accueillir l’ensemble des significations du monde extérieur, que le livre en constitue comme le chiffre et la quintessence4. Dans cette perspective, le labeur comme compilateurs de Pedro Mexía (Silva de varia lección, 1540-1554) et d’Antonio de Torquemada (Jardín de flores curiosas, 1569) et l’écriture d’une véritable somme vitale par Gracián ne diffèrent pas intentionnellement même si, formellement – on serait tenté d’écrire : génériquement – et philosophiquement, ils n’appartiennent pas au même moment historique et se différencient de manière très sensible, que ce soit sur le plan des valeurs maniées que du travail du style. Nul lecteur ne pourrait en effet confondre l’éloge de la prolifération de thèmes et de curiosités naturelles et morales que Pedro Mexía rassemble avec une ferveur inlassable et la vaste architecture allégorique que Baltasar Gracián édifie un siècle plus tard : aux très nombreuses essences de cette forêt plantée sans autres lois que l’arbitrarité et l’intérêt qu’elle pouvait susciter chez un public lettré répond le déploiement d’une vie marquée par une saturation des signes vitaux organisés dans un système de correspondances qui leur octroie une place nécessaire et indispensable.

3 Malgré ces différences indéniables, les trois œuvres que nous venons de citer affrontent un même problème dont elles entendent rendre compte, celui de la grande diversité du monde et de son inconstance dont Jean Rousset a étudié, dans un ouvrage classique, l’ambivalence fondamentale5. Que l’on considère la nature comme joyeusement mouvante et ondoyante ou que cette instabilité donne naissance à une considération mélancolique, la métamorphose demeure l’essence même du monde et les formes tendent à se succéder indéfiniment. Afin de penser ces transformations incessantes, les Métamorphoses ovidiennes peuvent-elles être considérées comme un texte paradigmatique ? Constituent-elles un mode pertinent d’expression et d’explication de la variété du monde ou bien le texte ovidien n’est-il plus qu’une forme poétique dénuée de toute actualité ? Aussi notre interrogation sur les survivances des Métamorphoses se concentrera-t-elle sur deux points principaux. Nous commencerons notre étude en nous penchant sur le récit cosmogonique que développent les miscellanées de Mexía et de Torquemada ainsi que El Criticón et sur les éventuelles résurgences d’un discours antique, païen et distinct des Saintes Écritures afin d’évoquer la genèse du monde. Cette description des origines débouche-t-elle sur la formulation d’une anthropologie dont les deux versants – naturels et moraux – s’inscriraient dans une vision métamorphique de l’homme ? Ce second moment de notre réflexion nous donnera l’opportunité de constater que le terme de métamorphose se disjoint alors du sens qu’il recouvrait dans le long poème ovidien.

4 Cette enquête examinera par conséquent quelques modalités de réappropriations des textes antiques à partir du cas particulier d’Ovide et envisagera la relation complexe que les œuvres tissent avec les sources classiques dans la mesure où ils tendent à reformuler, à repenser le discours de l’autorité et à introduire – de manière consciente – toute la profondeur historique qui les séparent du modèle admiré : profondeur du temps, de la distance, qui constitue une fracture radicale avec les modes de pensée et de considération du monde antique. L’horizon de la réappropriation est donc, comme nous tenterons de l’esquisser finalement, vision d’une différence et conscience d’une distance. Peut-on encore, après tous les bouleversements qui ont traversé les connaissances depuis la fin du Moyen Âge et la Renaissance, considérer que les explications antiques ont quelque validité ? Si on leur dénie cette possibilité, les

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 150

discours ovidiens, virgiliens mais également pliniens ne sont-ils que les expressions poétiques et métaphoriques d’une réalité qui leur échappe ?

Le discours métamorphique des fondations

5 Peut-être est-il nécessaire de commencer cette réflexion sur la création du monde par un éclaircissement qui est loin d’être une clause rhétorique. Le regard que nous portons sur les textes antiques et sur les oeuvres des XVIe et XVIIe siècles espagnols les réunit dans un même mouvement qui va devenir peu à peu propre à la science et à la philosophie, les deux disciplines qui vont hériter de la tâche ardue de rendre compte de l’origine du monde et de son architecture. Les auteurs auxquels nous nous référons dans cette étude entendent exposer une lecture du monde fondée à la fois sur des concepts et des mythes qui s’intègrent dans une longue tradition cosmogonique ; celle- ci ne peut être qualifiée pleinement de « rationnelle6 » même si elle repose parfois sur des considérations physiques irréfutables. L’on pourrait même affirmer que les œuvres classiques mettent précisément à profit cette hybridité des représentations cosmogoniques et n’hésitent pas à recourir au récit fictif pour évoquer la naissance du monde comme l’a montré Frédérique Aït-Touati dans un beau livre sur la science moderne7. S’il s’agit bel et bien de révéler au lecteur la « structure poétique du monde8 », l’évocation de la genèse du monde et de l’homme y acquiert une place tout à fait singulière et prépondérante aussi bien dans les deux miscellanées que nous abordons que dans le récit allégorique de Baltasar Gracián.

6 Lorsque Pedro Mexía puis, plus tardivement, Antonio de Torquemada entreprennent la rédaction de leurs sommes, la pensée renaissante s’est imposée avec son goût immodéré pour les choses et faits curieux. Il faut redonner toute sa diversité sémantique à cette notion comme le font Françoise Charpentier, Jean Céard et Gisèle Mathieu-Castellani en lui consacrant une « note » spécifique dans un ouvrage sur ce thème9. Le terme de curiosité recouvre trois sens fondamentaux, qui vont de l’acception, courante à l’âge classique, de « soin » ou « zèle » – valeur qui dérive du latin –, au défaut moral de l’indiscrétion, sens auxquels s’ajoute la libido sciendi ou désir de connaissance qui est un élan profondément ambigu chez l’homme dans la mesure où il constitue à la fois sa grandeur et sa misère puisque son savoir ne fait que le renvoyer à sa propre finitude. Comme le rappellent en outre les trois seiziémistes, le concept de curiosité va prendre un essor nouveau tout au long du XVIe siècle qui est marqué par une tension constante entre une tradition philosophico-religieuse hostile à la curiosité (présentée comme une « attention à l’inessentiel ») et une tradition « naturaliste » qui promeut le recours à l’expérience et aux modes d’appréhension sensible de la nature10.

Le discours cosmogonique des miscellanées

Création du monde

7 La Silva de varia lección de Pedro Mexía et le Jardín de flores curiosas d’Antonio de Torquemada – qui entretiennent des rapports de complémentarité – s’inscrivent pleinement dans cette exploration du monde dominée par la curiositas. Ils tendent ainsi à intégrer des considérations cosmogoniques portant sur la création du monde et l’apparition de l’homme puis des différentes espèces. Or, dans cette perspective, le livre premier des Métamorphoses constitue l’une des références antiques majeures. Comme on

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 151

le sait, Ovide y expose la création du monde et prétend par là même rivaliser avec les plus grandes cosmogonies antiques et, tout particulièrement, la Théogonie d’Hésiode, modèle absolu. Le commencement du livre I offre ainsi une cosmogonie dominée par la séparation entre les différents éléments et l’apparition de l’homme au sein d’une chronologie hors de l’histoire que l’on pourrait qualifier de protohistorique. Les quatre âges du monde constituent un lieu commun discursif que Mexía reprend dans le chapitre XXVI du premier livre de la Silva de varia lección : Los poetas, cuatro edades particularmente ponen en el mundo, no más. La primera, de oro; la segunda, de plata ; tercera, de metal ; la cuarta, de hierro. Como dicen que iba cresciendo la malicia de los hombres y así iba menguando la excelencia del metal a que las comparan. Trátalo Ovidio en el primero de las Transformaciones11.

8 Cette référence intervient au terme d’un chapitre consacré aux différents âges du monde et qui a mêlé – sans jamais les confondre – les Écritures, citées et analysées en premier lieu, et les sources antiques. Comme on aura pu le remarquer, Ovide est classé parmi les explications poétiques des origines du monde et Mexía se réfère aux vers très célèbres du Livre premier des Métamorphoses, dont nous ne rappelerons que la description de l’âge d’or : D’abord luit l’âge d’or, qui sans loi ni police De lui-même honora la foi et la justice. Peine et peur ignorées, nulle menace inscrite Sur les tables d’airain, ni foules suppliantes Tremblant d’un jugement. Tout allait sans contrainte. Le pin restait intact sur la montagne. En mer Nul ne l’aventurait pour découvrir les mondes Ni n’explorait de rive hors la rive prochaine. Aucun fossé profond n’entourait les cités, Point de trompe d’airain, point de cor recourbé Ni casque ni épée, sans besoin de soldat Les paisibles nations vivaient un doux loisir. Franche d’impôt la terre, inviolée, sans blessure D’hoyau ni de charrue, donnait tout d’elle-même. On vivait de cueillette offerte librement, Du fruit de l’arbousier, de fraises des montagnes, De cornouille, de mûre environnée de ronce Et du gland qui tombait d’un chêne aux vaste branches. Un printemps éternel d’un paisible zéphyr Caressait de tiédeur des fleurs nées sans semis, Puis sans labour le sol se couvrait de moissons Et le champ non soigné croulait de blonds épis. De nectar et de lait coulaient alors les fleuves Et l’yeuse aux verts rameaux distillait le miel fauve12.

9 Mexía revient un peu plus loin dans son texte à des considérations « naturelles » en offrant des observations sur les vents, leur nombre et leur origine (selon les points cardinaux), qui participent également de cette volonté d’exposer à son lecteur une vision de la genèse du monde : Ansí que estos cuatro vientos, como digo [levante, zéfiro, septentrión, vendaval], fueron los primeros que se notaron y consideraron por los hombres. Y, como tengo dicho, Homero no alcanzó ni puso más ; sus versos, donde lo dice, pone Aulo Gelio, y Ovidio en el primero de sus Transformaciones y en el primero de Los Tristes, solos estos nombro13.

10 Pour le lecteur de l’époque, la référence à un passage célèbre des Métamorphoses ovidiennes est évidente :

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 152

L’Eurus va au levant régner sur l’Arabie, La Perse et ses hauts cols d’où le matin rayonne. Vesper et le couchant aux rives attiédies Ont Zéphyr pour voisin. A l’horrible Borée Le nord et la Scythie. A l’opposé, l’Auster, Ses pluies et ses nuées toujours trempant les terres14.

11 L’auteur de la Silva ne laisse aucun doute sur l’interprétation qu’il convient de donner à cette lecture du monde en revenant à nouveau sur l’appropriation qui est la sienne des vers d’Ovide au terme de ce même chapitre : Ansí que concluyamos este propósito con que los vientos se causan de las exhalaciones calientes; y que de las cuatro partes del mundo salen los cuatro principales, que fue el número primero que dellos se puso en el mundo; y entre éstos se pusieron después otros cuatro e así fueron ocho, hasta llegar a doce, que son los que tenemos dicho y sus nombres e calidades; sin hacer caso de las fábulas e alegorías poéticas que les dan padres y madres a los vientos e casa e alcázar señalado; que Ovidio tracta en sus Transformaciones15.

12 On retrouve également dans ce passage une référence directe au Livre premier des Métamorphoses (vers 52-66) et le commentaire dont elle est assortie ne laisse guère de doute sur le regard qu’il faut porter sur la cosmogonie ovidienne. Le discours sur les origines qui est ici rappelé renvoie, comme le précise Pedro Mexía, à un principe d’explication poétique du monde (« fábulas e alegorías poéticas ») fondé sur l’idée de complémentarité des différents éléments qui le composent et dont les actions, discordantes ou concordantes, fondent l’harmonie de l’univers. Il ne s’agit donc nullement d’un discours génétique concurrent puisque les textes sacrés ont le monopole de la vérité sur la création du monde et de l’homme, mais d’un mode d’évocation possible de la nature, d’une vaste cartographie mêlant observations empiriques et développements imaginaires.

13 On peut caractériser de manière identique la description du monde que nous livre le Jardín de flores curiosas, où Torquemada offre à son lecteur un long développement cosmologique sur les cinq zones célestes qui tend à établir une cartographie du ciel et des constellations non dépourvue de puissance magique. Dans sa conclusion, ce passage – que nous préférons citer longuement – met bien en évidence les limites des connaissances antiques : Solamente diré las que no pueden escusarse; y lo primero es que todos los astrólogos y cosmógraphos dividen el cielo en cinco zonas, que son cinco partes o cinco cintas, y conforme a ellas se divide también la tierra en otras cinco partes. La una tiene en medio al Polo Ártico, que es el que nosotros vemos. La otra tiene al Antártico, que es el que está de la otra parte contraria en el cielo. Estos polos son como exes sobre que se rodea el cielo, estando ellos siempre en un mesmo lugar; y la de medio es la que llamamos Tórrida zona, y de las otras dos colaterales, la una está entre ella y el Polo Ártico, que es la que nosotros abitamos, en la qual tiene su sitio Asia, África y Europa, y hasta nuestros tiempos nunca se supo y entendió que ninguna de las otras zonas o partes de la tierra fuessen abitadas; y assí lo dize Ovidio en el Metamorphoseos, que como dividen el cielo cinco zonas, dos a la mano derecha, y dos a la siniestra, y la del medio que arde más que todas, assí, la Providencia divina dividió la tierra en otras cinco partes, de las quales la de en medio no se puede havitar por el gran calor, y las dos postreras por el demasiado frío. Esta opinión tiene Macrobio en el 2. lib. del Sueño de Scipión, y Virgilio en las Geórgicas, y los más de los autores antiguos o casi todos. Y así, no ay para qué referirlos, aunque en nuestros tiempos por experiencia avemos ya visto y entendido lo contrario en lo de la Tórrida zona, pues es tan abitable como qualquiera de las otras, y se passa cada día por debaxo della de una parte a otra, como ayer lo tratamos. Y cierto, la ignorancia de los antiguos devió ser muy grande, pues que ignoraron que Arabia felix, la Aethiopía, la costa de Guinea, Calicud, Malaca, la Trapobana y el Gatigara, y otras muchas

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 153

tierras de que entonces se tenía noticia, estavan debaxo de la Tórrida zona, siendo una cosa tan clara y notoria, que no entiendo cómo pudieron engañarse, y no solamente ellos sino que también los modernos, aunque por una parte lo confiessan, por otra parece que lo están dudando, como se ve por la Cosmographía de Pedro Apiano […]16.

14 Torquemada ne manque pas de souligner la continuité de cette volonté des auteurs antiques d’organiser le monde, et cet ordre que l’on prétend identifier est formulé de la manière suivante dans les Métamorphoses : Tel le ciel découpé de son centre torride En deux bandes à droite et deux de même à gauche, Le Dieu traçant le plan du terrestre noyau En répartit l’En-Bas à l’instar de l’En-Haut : Du centre la chaleur rend tout inhabitable. Chaque pôle est de glace. Entre pôles et centre Deux zones tempérées où flamme et froid se mêlent17.

15 On remarque là la double inflexion singulière de ce discours – et qui est loin d’être isolée à l’âge classique – sur le caractère « poétique » de l’explication du monde et sa nature fantaisiste, voire fallacieuse. Tant Pedro Mexía que Luis de Torquemada sont partagés entre, d’une part, la fascination pour le discours mythique des origines qu’ils ont reçu en héritage et qui fait pleinement partie de leur culture humaniste et, d’autre part, le désir de montrer à leurs lecteurs qu’il s’agit d’une forme de discours génétique dépassé, caduque et dont les principales qualités sont poétiques. Le discours cosmogonique antique est d’une grande beauté et doté d’une forte vis poetica mais les deux auteurs s’empressent de souligner son inactualité si on se penche sur les progrès de l’observation naturelle. La référence aux textes classiques, au-delà de l’exemple ovidien, s’affirme donc dans une sorte de paradoxe qui souligne que leur profonde inactualité ne parvient pas à les priver de toute vertu et que, d’une certaine manière, ils sont recevables sur le plan discursif car ils forment un système cohérent.

Création de l’homme

16 La réappropriation du discours ovidien est très similaire en ce qui concerne la création de l’homme et Mexía se réfère également à un substrat mythique : « Allá los poetas dijeron otro desvarío en sus fábulas, que Prometeo había de lodo hecho los hombres18. » Cette allusion renvoie, entre autres textes célèbres, à un passage très connu du Livre premier des Métamorphoses où la naissance de l’homme est ainsi décrite : Un animal plus noble et de plus haut génie Manquait encor pour commander à tous les autres. L’homme naquit, formé de semence divine Soit par le Créateur, père d’un meilleur monde, Soit que la terre, née, quittant l’éther sublime, De son cousin le ciel eût gardé quelque germe Que le fils de Japet, y mélangeant la pluie Forma semblable aux dieux maîtres de l’univers. Quand tous les animaux, courbés, fixent le sol, Il fit l’homme debout, chef dressé, face au ciel, Levant haut son regard et scrutant les étoiles : Ainsi la terre informe et grossière naguère Se métamorphosa dans les premiers humains19.

17 Afin de décrire la création de l’homme, il est évident que les Anciens, y compris les plus grandes autorités – Platon, Aristote, Pline l’Ancien – ne peuvent entrer en rivalité avec le dogme catholique qui constitue une anthropogénèse incontestable et englobante si

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 154

l’on en juge par le mouvement profond de christianisation de nombre de thèses de la philosophie antique. Dans le Jardín de flores curiosas, Torquemada s’intéresse moins à la dimension cosmogonique que recèle le texte ovidien qu’aux figures de l’anomalie et de la métamorphose que celui-ci recèle. Le titre de la miscellanée et, bien plus encore, celui du Tratado primero – « En el cual se contienen muchas cosas dignas de admiración que la naturaleza ha hecho y hace en los hombres, fuera de la orden común y natural con que suele obrar en ellos, con otras curiosidades gustosas y apacibles20 » – ne nous annonçait-il pas une matière abondante et prometteuse ? Nous retrouvons la description des curiosités qui abondaient déjà dans la Silva de varia lección et que l’on voit coexister, dans de nombreux textes renaissants, y compris chez de grands auteurs « scientifiques » comme Ambroise Paré ou « philosophiques » comme Jean Bodin ou Michel de Montaigne, avec des propos que nous pourrions qualifier de pré-rationnels, en d’autres termes fondés sur une observation empirique et un processus d’abstraction qui caractérisent la science moderne naissante et que le cartésianisme systématisera à partir du milieu du XVIIe siècle. Nous ne citerons brièvement que quelques-unes de ces anomalies naturelles héritées de l’Antiquité et commencerons par les satyres : Y Ovidio, en el Metamorphoseos, dize que el sátyro es un animal semejante al hombre, y que tiene cuernos en la cabeza, y los pies de hechura de cabra. Pero si ellos son hombres que puedan usar de razón, yo me maravillo cómo no se tiene más noticia dellos21.

18 Antonio de Torquemada nous place dans un discours de la singularité et de l’étrangeté qui connaît l’un de ses moments les plus manifestes lorsque le compilateur aborde la « description » – si tant est que l’on puisse utiliser ce terme, l’auteur n’ayant jamais pu contempler l’objet qu’il évoque – des Pygmées et les combats que ces derniers menaient contre les grues, pratiquement de la même taille qu’eux : BERNARDO. Esforçada gente es éssa, pues tienen atrevimiento para ello, aunque, según lo que e oýdo, pocos años lo podrá hazer cada uno, porque dizen que tienen muy corta vida, y que las hembras paren a los tres años y a los seys envegescen, y que los que llegan a mayor vejez es de nueve o diez años. Y assí lo siente Ovidio en el sexto del Metamorphoseos, donde dize que son del tamaño de dos pies, añadiendo uno a lo de Juvenal, y que paren las mugeres a los cinco años, y a los ocho son viejas y mueren presto22.

19 L’auteur du Jardín de flores curiosas s’appuie sur un passage très connu du livre VI des Métamorphoses qui nous offre une ekphrasis : Un second [angle représente] le destin funeste de la mère Des Pygmées, par Junon vaincue et condamnée À être grue et harceler son propre peuple […]23.

20 Enfin, nous souhaiterions citer un dernier exemple, celui des Centaures, ainsi décrits par Torquemada : Y los centauros, acogiéndose en las montañas, baxavan de noche a hazer daño y a robar, y con la ligereza de sus cavallos se salvavan, y los de la tierra, que hasta entonces no havían visto cavallos, o a los hombres encima de ellos, pensaron que todo era una mesma cosa el hombre y el cavallo, y assí dezían que de Nephele salían centauros a hazerles guerra; y porque Nephele quiere dezir “nuve”, se inventó la fábula diciendo que los centauros baxavan de las nuves. Y Ovidio en el libro 12 del Metamorphoseos lo trata, y dize que los desposados eran Ypodamia, hija de Yxión, y Periotoo, y nombra también a muchos de los centauros que cometieron este delicto, pero la pura verdad es la que Eginio ha dicho24.

21 Il fait par là même référence au livre XII dont la majeure partie est consacrée aux combats entre les Lapithes et les Centaures avec la participation décisive de Thésée. Aussi le substrat mythologique ne peut-il être plus clairement mis en avant et l’auteur n’est nullement dupe du caractère invraisemblable ou magique du prodige qu’il décrit.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 155

22 La diversité des éléments que nous avons pu considérer nous place dans un discours cosmogonique fondé sur la très forte présence des sources classiques, et d’Ovide en tout premier lieu. Dans les miscellanées de Pedro Mexía et d’Antonio de Torquemada, l’on ne peut que remarquer l’abondance de notions et d’observations liées à la genèse, à la création du monde, de l’homme, à certaines curiosités ou étrangetés du monde. Le texte d’Ovide est donc perçu comme une vision des fondations, douée d’une forte valeur poétique qui en limite, par conséquent, la portée « naturaliste » ou réaliste. Cette démarche fondatrice, qui vise à entendre la naissance même, la genèse avant de pouvoir exprimer le sens moral ou les développements vitaux va s’affirmer comme une constante dans les trois œuvres que nous allons étudier puisque Baltasar Gracián commence également son vaste récit allégorique, El Criticón, par la découverte éblouie du monde par Andrenio, commentée et rationalisée par Critilo, et qui compte, parmi ses nombreuses sources, les Métamorphoses.

Baltasar Gracián et la célébration du monde

23 El Criticón est un texte postérieur de près d’un siècle aux deux œuvres que nous venons de citer mais, outre le fait qu’il présente d’autres traits que nous allons esquisser, il semble poursuivre ce même désir d’offrir un discours des origines fondé sur une pluralité de sources non exclusives. Les études portant sur la dernière œuvre de Baltasar Gracián ont voulu rendre compte de l’absence de véritable divinité dans cette somptueuse célébration initiale du monde dont la source principale est pourtant un ouvrage spirituel, La introducción al símbolo de la fe du dominicain Louis de Grenade 25. Cette contemplation initiale cède la place – comme par contraste – à une description du Monde (« crisi cuarta » et « crisi quinta ») qui révèle au lecteur le caractère chaotique et profondément métamorphique du monde sublunaire, comme si l’émerveillement initial était exclu du temps du récit et, de manière plus vaste, de l’Histoire qui est présentée comme le moment de toutes les dégradations et altérations.

24 Afin de rendre compte précisément de ce parcours de l’homme, défini comme une création admirable mais contraint à « milicia sobre la haz de la tierra », Gracián recourt à un cadre allégorique classique, hérité de l’Antiquité, et qui énonce une comparaison entre les âges de la vie et les saisons. Ce lieu commun discursif, d’ascendance horacienne (ars poetica, v. 158-174) et ovidienne, apparaissait déjà dans la Culta repartición de la vida del Discreto, dernier realce du Discreto considéré comme un texte programmatique et annonciateur de l’écriture du Criticón, et Gracián lui confère une valeur organisatrice, quasi ordonnatrice, au sein de son récit : Comienço por la hermosa naturaleza, passo a la primorosa arte, y paro en la útil moralidad. He dividido la obra en dos partes, treta de discurrir lo penado dexando siempre picado el gusto, no molido ; si esta primera te contentare, te ofrezco luego la segunda, ya dibujada, ya colorida, pero no retocada, y tanto más crítica quanto son más juiziosas las otras dos edades de quienes se filosofa en ella26.

25 Une telle répartition est fidèle au modèle ovidien : Eh quoi ? Voyez-vous pas quatre formes se suivre Dans l’année à l’instar de l’âge de nos vies ? Elle est au printemps neuf un tendre nourrisson. Un éclatant gazon, chétif encore, y perce, Gonfle ses sucs, joie et espoir des laboureurs, Puis tout fleurit, le champ nourricier se bariole Et rit de mille fleurs, mais la feuille est sans force.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 156

L’année sort du printemps plus robuste. Abordant L’été, c’est un jeune homme. Aucun âge, aucun, non, N’est plus robuste et plus fécond ni plus ardent. Vient l’automne. Il n’a plus le feu de la jeunesse, Mais mûri, adouci, vieux demain, jeune encor Et grisonnant déjà, c’est l’âge entre deux âges. Enfin l’affreux hiver vient, sénile, tremblant, Le crâne sans cheveux ou, s’il en a, tout blancs. C’est ainsi que nos corps, sans trêve et sans relâche, Changent. Ce que l’on est, ce que l’on fut, demain On ne le sera plus27.

26 Ce commencement par la « hermosa naturaleza » a donc bien une valeur de fondation qui, dans cette architecture humaniste du livre comme somme, fait que tout discours sur le monde passe par un récit de création et par une réappropriation de différentes autorités antiques et modernes. Dans cette ouverture du texte, nous souhaiterions isoler quelques traits qui nous semblent relever de cette vision poétique de la création du monde héritée des autorités antiques. Pour atteindre le savoir, il ne convient pas seulement d’être au monde mais de renaître au monde et avec lui, d’en contempler la belle structure, d’en méditer les merveilles, d’en redécouvrir l’essence : Entramos todos en el mundo con los ojos del ánimo cerrados, y quando los abrimos al conocimiento ya la costumbre de ver las cosas, por maravillosas que sean, no dexa lugar a la admiración. Por esso, los varones sabios se valieron siempre de la reflexión, imaginándose llegar de nuevo al mundo, reparando en sus prodigios, que cada cosa lo es, admirando sus perfecciones y filosofando artificiosamente. A la manera que el que passeando por un deliciosíssimo jardín passó divertido por sus calles, sin reparar en lo artificioso de sus plantas ni en lo vario de sus flores, buelve atrás quando lo advierte y comiença a gozar otra vez poco a poco y de una en una cada planta y cada flor, assí nos acontece a nosotros que vamos passando desde el nacer al morir sin reparar en la hermosura y perfección de este universo; pero los varones sabios buelven atrás, renovando el gusto y contemplando cada cosa con novedad en el advertir, si no en el ver28.

27 Il n’est guère surprenant que Gracián recoure au lieu commun torquémadien – le monde comme « deliciosíssimo jardín » – afin d’attirer l’attention de son lecteur sur la beauté méconnue de ce qui l’entoure. La seconde « crisi », « El gran teatro del universo », relate, sous la forme d’un dialogue ingénieux, cette découverte émerveillée à travers l’éloge du Soleil qui domine l’ensemble de l’orbe, et, surtout, le Chaos transformé en Cosmos et en équilibre de forces contraires : –Es el sol –ponderó Critilo– la criatura que más ostentosamente retrata la magestuosa grandeza del Criador. Sol, espejo divino. Llámase sol porque en su presencia todas las demás lumbreras se retiran: él solo campea. Está en medio de los celestes orbes como en su centro, coraçón del lucimiento y manantial perenne de la luz; es indefectible, siempre el mismo; único en la belleza, él haze que se vean todas las cosas y no permite ser visto, celando su decoro y recatando su decencia; influye y concurre con las demás causas a dar el ser a todas las cosas, hasta el hombre mismo; es afectadamente comunicativo de su luz y de su alegría, esparciéndose por todas partes y penetrando hasta las mismas entrañas de la tierra; todo lo baña, alegra, ilustra, fecunda y influye; es igual, pues nace para todos, a nadie ha menester de sí abaxo, y todos le reconocen dependencias: él es, al fin, criatura de ostentación, el más luciente espejo en quien las divinas grandezas se representan29.

28 Il convient de remarquer que, dans les trois premières crisis, Gracián suit très scrupuleusement le plan des cosmogonies antiques : séparation des ténèbres et de la lumière, organisation des éléments, apparition de la multitude des créatures et

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 157

finalement, affirmation de la « composición de oposiciones » qui est le terme que nous souhaitons retenir : –Assí es –respondió Critilo–, que todo este universo se compone de contrarios y se concierta de desconciertos: uno contra otro, exclamó el filósofo. No ay cosa que no tenga su contrario con quien pelee, ya con victoria, ya con rendimiento; todo es hazer y padecer: si ay acción, ay repassión. Los elementos, que llevan la vanguardia, comiençan a batallar entre sí; síguenles los mistos, destruyéndose alternativamente; los males assechan a los bienes, hasta la desdicha o la suerte. Unos tiempos son contrarios a otros. Los mismos astros guerrean y se vencen, y aunque entre sí no se dañan a fuer de príncipes, viene a parar su contienda en daño de los sublunares vasallos: de lo natural passa la oposición a lo moral; porque, ¿qué ombre ay que no tenga su émulo? ¿dónde irá uno que no guerree? En la edad, se oponen los viejos a los moços; en la complexión, los flemáticos a los coléricos; en el estado, los ricos a los pobres; en la región, los españoles a los franceses; y assí, en todas las demás calidades, los unos son contra los otros. Pero qué mucho, si dentro del mismo hombre, de las puertas a dentro de su terrena casa, está más encendida esta discordia30.

29 Si le texte ovidien insistait sur la concordia qui se dégage de la création, de l’équilibre, la nature divine et humaine n’en demeure pas moins un équilibre précaire entre toute une série de forces comme l’indique clairement la genèse du monde évoquée dans le livre premier des Métamorphoses et qui énonce un véritable partage institué par le pouvoir divin au sein des différents éléments31. Cette vision sera complétée au livre XV par une somptueuse description de la métamorphose constante des éléments de la Nature : Ce qu’on nomme éléments n’est pas stable non plus, Sachez par moi comment alternent leurs états. L’univers éternel contient quatre corps souches, Dont deux lourds, que leur poids entraîne vers le bas, Qui sont la terre et l’eau. Ne pesant rien, les autres, Rien ne les retenant, s’élèvent vers le haut, Ce sont l’air et le feu, le feu plus pur que l’air. Quoiqu’ils soient espacés, tout pourtant d’eux procède, Et tout retourne à eux. La terre, se fondant, Se résout en eau fluide, et l’eau, subtilisée, Se fait vent aérien, puis l’air encor s’allège, Et, plus subtile encor, brille aux feux de l’éther. Puis ils vont à rebours retisser l’ordre inverse, Le feu se densifie, épaissit, devient air, L’air devient eau, et l’eau se coagule en terre. Rien ne reste tel quel, et renouvelant tout La nature toujours fait d’une forme une autre. Rien ne meurt, croyez-moi, mais tout dans l’univers, Varie, change d’aspect32.

30 Il apparaît bien dans ces trois premiers chapitres quelques références à Ovide, mais pas aux Métamorphoses alors même que ces trois crisis entrent dans une vision clairement fondatrice. La concordia discors entre les différents éléments et cette repugnantia qui fascine tant Gracián – et Andrenio – sont en réalité des lieux communs nés de plusieurs héritages, dans la mesure où Gracián mêle ici sa connaissance des textes de l’Antiquité à celle de Louis de Grenade dont il suit scrupuleusement la Introducción al símbolo de la fe comme le rappelle Miguel Romera Navarro dans son édition33. On suppose sans effort les liens qui unissent considération de l’unité du monde et pensée morale en observant à quel point les termes utilisés pour évoquer des phénomènes « naturels » renvoient à une caractérisation d’ordre moral : l’on peut, d’une certaine manière, déduire de la considération du monde les principes éthiques qui doivent régir les conduites

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 158

humaines. Les textes antiques permettaient déjà d’esquisser une telle ligne de continuité, dominée par des figures divines, et Gracián l’explicite dès El Discreto en faisant référence à un véritable plan d’étude pour la formation de l’honnête homme : Pasó a la Filosofía y, comenzando por la natural, alcanzó las causas de las cosas, la composición del universo, el artificioso ser del hombre, las propiedades de los animales, las virtudes de las hierbas y las calidades de las piedras preciosas. Gustó más de la moral, pasto de muy hombres, para dar vida a la prudencia, y estudióla en los sabios y filósofos, que nos la vincularon en sentencias, apotegmas, emblemas, sátiras y apólogos. Gran discípulo de Séneca, que pudiera ser Lucilio; apasionado de Platón, como divino; de los Siete de la fama, de Epicteto y de Plutarco, no despreciando al útil y donoso Esopo. Supo con magisterio la Cosmografía, la material y la formal, midiendo las tierras y los mares, distiguiendo los parajes y los climas; las cuatro partes hoy del universo, y en ellas las provincias y naciones, los reinos y repúblicas, ya para saberlo, ya para hablarlo, y no ser de aquellos tan vulgares, o por ignorantes o por dejados, que jamás supieron dónde tenían los pies. […] Coronó su práctica estudiosidad con una continua grave lección de la Sagrada Escritura […]. Consiguió con esto una noticiosa universalidad, de suerte que la Filosofía Moral le hizo prudente; la Natural, sabio; la Historia, avisado; la Poesía, ingenioso; la Retórica, elocuente; la Humanidad, discreto; la Cosmografía, noticioso; la sagrada lección, pío, y todo él en todo género de buenas letras consumado […]34.

31 L’on ne peut manquer de souligner le caractère commun de cette organisation du savoir, présente dès l’Antiquité, et que l’on retrouve dans la scolastique médiévale et, ensuite, reprise, amendée et modernisée dans la Ratio studiorum jésuite, dont la version définitive date de 159835. Si singulière que soit l’œuvre de Gracián, elle ne perd jamais de vue l’idéal pédagogique de la Compagnie et tend – tout autant que les collèges de la Congrégation – à former un homme complet et parfait. Aussi convient-il que nous nous penchions à présent sur le terrain moral pour observer d’autres survivances de la pensée des Métamorphoses.

Perspectives morales et travail de l’autorité

32 Le regard que nous venons de porter sur l’inflexion cosmogonique et les considérations anthropologiques présentes dans ces différents textes nous permet de prendre la mesure de l’autorité complexe que représente Ovide : il demeure un recours et une figure d’autorité nécessaire tant son œuvre renferme une partie de la sagesse antique et les textes de Pedro Mexía, dans une moindre mesure d’Antonio de Torquemada et de Baltasar Gracián, affirment la valeur poétique de certaines de ses évocations. Ce mouvement de réappropriation n’en est pas moins paradoxal dans la mesure où les Métamorphoses sont un texte considéré comme intempestif, dépassé par la soif de connaissances des miscellanées qui, en croisant différentes sources, relativise la portée des explications des principes du monde, considérés comme des allégories poétiques et des mythes qui ont une valeur créatrice et explicative intrinsèque. Nous pouvons identifier ce même mouvement complexe dans les considérations morales qui peuplent ces différents textes et nous nous limiterons à trois grandes formes d’utilisation de la référence ovidienne qui traduisent également une forme de continuité entre les miscellanées humanistes et le Criticón : la constitution, au fil du texte, d’un recueil de sentences dans une perspective de compilation humaniste, la réappropriation de figures au sein de la constitution d’une morale et, en dernier lieu, la revendication de l’actualité du texte composé et d’une distance irrémédiable face à l’Antiquité.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 159

Le recueil humaniste de sentences, d’adages et de maximes

33 Les trois œuvres sur lesquelles nous nous sommes penché ont en commun de constituer des recueils de sentences, d’adages et de maximes qui constituent l’une des formes d’expression de la morale classique. El Criticón ne recourt pas seulement à ce mode d’expression et il constitue, comme nous avons pu le mentionner, une véritable trame allégorique censée rendre compte de l’ensemble d’une vie humaine. Il n’en demeure pas moins que Mexía, Torquemada et Gracián partagent une même vision du livre comme somme de savoirs liés par une même légitimité, celle d’être des règles pratiques de vie que l’on peut dégager de l’expérience ou appliquer pour gouverner sa propre existence. Aussi la morale mondaine et séculière – autrement dit, non fondée exclusivement sur des soubassements théologiques comme on peut la trouver formulée dans d’innombrables œuvres spirituelles – s’exprime-t-elle dans la forme privilégiée de la collection de fragments et d’aphorismes.

34 Une telle réappropriation, héritée des collections de sentences antiques dont la plus célèbre est La vie des hommes illustres de Diogène Laërce, offre des définitions de concepts communs à la pensée comme celui de la Fortune, défini par Mexía de la manière suivante : « Pues de los nombres que a este su Fortuna ponían, malos y buenos, infinidad de auctoridades podría traer. Valerio Flaco y Claudiano la llaman envidiosa. Ovidio, en los Fastos, la llama fuerte, y también dubdosa; en sus Epístolas, triste36 ». Torquemada offre une même succession de définitions afin de dépeindre le caractère changeant de la Fortune et l’empire qu’elle exerce sur la vie des hommes : « Y assí, dize Salustio: “La fortuna señorea todas las cosas”. Y Ovidio: “La fortuna da y quita todo lo que le plaze37” ». Baltasar Gracián s’ingénie à donner à certaines de ces maximes une traduction spatiale dans la géographie – parfois très mentale et peu réaliste – du récit, notamment avec une réappropriation de la célèbre formule de l’Y pythagoricien dans la cinquième crisi de la première partie et des vers fameux « video meliora proboque, / deteriora sequor38 » : Assí iban confiriendo, quando llegaron a aquella tan famosa encruzijada donde se divide el camino y se diferencia el vivir: estación célebre por la dificultad que ay, no tanto de parte del saber quanto del querer, sobre qué senda y a qué mano se ha de echar39.

35 Ce phénomène de réécriture n’est pas isolé et l’on trouve également un adage qui provient d’une citation quasiment littérale de la fable de Phaéton – (« Trop haut tu brûlerais les demeures célestes, / trop bas la terre. Le milieu est le plus sûr40 ») – : « Allí vieron al temerario joven montando en la carroza de luzes, y su padre le dezía: ve por el medio, y correrás seguro41 ». Gracián reprend une formule analogue afin d’évoquer le mythe d’Icare et la parole que Dédale lui adresse pour le mettre en garde sur les risques de son entreprise : « Seguíasse Icaro desalado en caer, passando de un estremo a otro, de los fuegos a las aguas, por más que le vozeaba Dédalo: ¡vuela por el medio! 42 ». Cet adage est une référence directe aux phrases de Dédale : Il explique à son fils : Suis mon conseil, Icare, Tiens-toi à mi-hauteur. L’eau plombera tes ailes Si tu descends trop bas, trop haut tu grilleras, Donc vole entre les deux43.

36 Nous achèverons cette brève série de mentions des métamorphoses dans le texte de Gracián sous le mode de la sentence avec cette célèbre citation de la crisi IX, « moral anatomía del hombre » :

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 160

–Fué el hombre –dixo Artemia– criado para el cielo, y assí, crece azia allá; y en essa material rectitud del cuerpo, está simboliçada la del ánimo, con tal correspondencia, que al que le faltó por desgracia la primera sucede con mayor faltarle la segunda44.

37 Même s’il s’agit à l’évidence d’un lieu commun extrêmement répandu depuis le Moyen Âge et qui est aristotélicien – De anima – avant d’être repris par Cicéron et Ovide, Gracián privilégie l’autorité du texte des Métamorphoses (Livre I, vers 84-86), et le traité Agudeza y arte de ingenio nous confirme cette préférence de l’auteur du Criticón. Dans le discours XLIII, intitulé « De las observaciones sublimes y de las máximas prudenciales », Gracián écrit : Consiste su perfección más en la sublimidad del conocimiento que en la delicadeza del artificio; dan mucha satisfacción por su enseñanza e iluminan realzadamente el ánimo. Tal fue aquélla de Ovidio, ponderando que entre todos los vivientes sólo el hombre camina con la cabeza levantada, colimando a las estrellas, señal concluyente de que él sólo fue criado para el cielo:

Pronaque cum spectent animantia caetera terras, Os homini sublime dedit, caelumque tueri, Iussit, et erectos ad sydera tollere vultus45.

38 L’usage des Métamorphoses d’Ovide comme source de sentences n’est pas singulier ou original puisqu’il s’agit d’un phénomène constant à l’âge classique pour se prévaloir de leur autorité. Baltasar Gracián est, à cet égard, l’un des plus grands représentants de cet art de citer sur lequel il a livré des considérations importantes et originales dans Agudeza y arte de ingenio qui montrent à quel point l’intégration d’une sentence permettait des effets textuels immédiats et pragmatiques fondés sur le principe de l’analogie. La citation s’intègre ainsi dans une chaîne discursive qui donne une nouvelle vie au texte-source en l’intégrant dans une trame distincte où des effets de sens inédits surgiront. Toutefois, la réappropriation ovidienne est loin de se limiter à cette intégration de phrases illustres et nous pouvons assister à l’intégration de véritables figures et motifs textuels dans les miscellanées de Mexía et de Torquemada ainsi que dans El Criticón.

Figures et motifs moraux

39 L’utilisation de sentences et de maximes trouve son prolongement dans la réappropriation de figures des Métamorphoses et l’on ne peut que reconnaître le caractère encyclopédique du texte ovidien qui semble appeler ou inciter à l’imitation. Les figures et motifs dont s’emparent les trois œuvres que nous considérons font à l’évidence partie du patrimoine commun. Dans le cas de la Silva de varia lección, Mexía peut ainsi faire référence au mythe de Daphné et d’Apollon à propos d’une longue digression sur le laurier comme signe de la victoire : « Ovidio cuenta una muy hermosa ficción y fábula, en el libro primero de sus Transformaciones, de Febo y Daphne y cómo la Daphne fue convertida en laurel 46 ». Il revient également à Ovide d’avoir décrit les « propiedades de hombres, extrañas y apartadas de las comunes de los otros », notamment avec sa description d’Atalante47 ou encore de reprendre l’évocation du dieu du Silence, « el dedo en la boca, del qual se acordaron Catulo y Ovidio48 », figure que l’on va retrouver chez Gracián qui lui donne un nom, Harpocrate, Dieu du silence grec : « Harpócrates a quien nadie reprehende49 », citation qui provient littéralement des vers ovidiens : « le dieu qui étouffe / La voix, et dont le doigt nous invite au silence50 ».

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 161

40 De telles figures concentrent des traits remarquables qui sont, le plus souvent, source d’une imitation bénéfique sur le plan moral. L’on peut ainsi songer à la référence commune à la longueur de l’existence de Nestor, que l’on trouve dans la Silva de varia lección – « Homero cuenta ya que siendo ya quasi de trescientos años vino con copia de naves contra los troyanos. Y Ovidio y Juvenal y Tibulo y otros afirman ser su vida la que tengo dicha51 » – et également dans le Jardín de flores curiosas : « que si por aquí nos guiamos, más fácil se nos harían de creer estos mysterios, porque no es muy antiguo ni se tiene por fabuloso lo de Néstor, que, según dize el poeta Ovidio, vivió trezientos años52 », et que Gracián reprend également dans El Criticón : « Esta, señores, es mi casa; de oy adelante vuestra para toda la vida, y sea la de Néstor53 ». La source commune de ces différentes évocations est un discours de Nestor où il fait état de son grand âge et de la difficulté à se souvenir : Quoique l’âge me soit, dit-il, un lourd obstacle Et que maints souvenirs de jeunesse m’aient fui, J’ai gardé la plupart, de paix comme de guerre, Mais celui-là reste gravé dans ma mémoire Plus que tous. Si jamais vieillir longtemps peut rendre Quelqu’un témoin de bien des faits, c’est bien mon cas. J’ai vécu deux cents ans. Je vis mon troisième âge54.

41 De telles références ne sont pas seulement des signes adressés au lecteur attestant de la culture de l’auteur, de sa parfaite connaissance des Autorités, elles ne sont pas gratuites ou ornementales, mais structurent peu à peu le discours de ces différents textes et, tout particulièrement du Criticón. Il suffira de rappeler la référence fondamentale à Charybde et Scylla avec cette phrase de Critilo : –Assí es –le respondió Critilo–, porque son las sendas de la eternidad, y aunque vamos metidos en nuestra tierra, pero muy superiores a ella, señores de los otros y vezinos a las estrellas; ellas nos guíen, que ya estamos engolfados entre Scilas y Caribdis del mundo55.

42 Comme on le sait, ce couple mythique est l’un des éléments – sous sa forme allégorisée – invoqué pour définir le genre épique dans Agudeza y arte de ingenio, mais Baltasar Gracián ne fait pas seulement référence ici au texte homérique mais également à un passage des Métamorphoses qui rappelle la naissance de ces deux monstres : Scylla l’infeste à droite, et à gauche, inlassable, Charybde, engloutissant et vomissant les nefs. Scylla, ses flancs hideux ceints de féroces chiens, A le visage d’une vierge. Elle la fut. Si tout n’est pas fiction dans le legs des poètes, Elle eut maints prétendants qu’elle repoussa tous, Et dont à ses amies les nymphes de la mer Elle allait raconter comment elle se jouait56.

43 Conjointement à cette logique d’évocation de tel ou tel trait considéré comme déterminant ou représentatif des figures allégoriques, le texte de Gracián révèle une stratégie de réappropriation qui, si elle a coïncidé avec les deux textes des miscellanées, s’en détache très nettement pour assurer la cohérence de sa propre création ou invención. La logique textuelle du Criticón, qu’annonçait aussi bien le traité Agudeza y arte de ingenio, que les grands textes des années 1640 – El Discreto, Oráculo manual y arte de prudencia –, était précisément celle de l’accomodation ( acomodación) constante des autorités dans un monde qui n’était pas le leur. La structure allégorique du Criticón, fondée sur le parcours de deux pèlerins – Critilo et Andrenio – en quête de Felisinda et conduits à identifier tout un ensemble de signes, à « descifrar el mundo », incite Gracián à l’intégration d’une vaste matière métamorphique qu’il va soumettre à une logique

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 162

d’intensification et de multiplication. Si les différentes figures et métamorphoses proposées par Ovide s’inscrivaient dans le cadre d’un récit ou d’un noyau narratif clos, Gracián tend à considérer ces figures comme étant des paradigmes et, de cette manière, il dépasse la dimension individuelle de celles-ci pour en révéler l’universalité. Prenons un exemple, qui est celui de l’arrivée des deux pèlerins, Andrenio et Critilo, sur la « plaça del populacho y corral del Vulgo » (Segunda parte, crisi quinta), passage dans lequel on voit bien à l’œuvre cette logique de la démultiplication : Entraron ya en la plaça mayor del universo, pero nada capaz, llena de gentes, pero sin persona, a dicho de un sabio que con la antorcha en la mano, al medio día, iba buscando un hombre que lo fuesse y no avía podido hallar uno entero: todos lo eran a medias; porque el que tenía cabeça de hombre, tenía cola de serpiente, y las mugeres de pescado; al contrario, el que tenía pies no tenía cabeça. Allí vieron muchos Acteones que luego que cegaron se convirtieron en cierbos57.

44 Le pluriel ici employé – « Acteones » – ne fait que souligner la valeur paradigmatique de l’exemplum mythologique et lui donner une intensité et une actualité qui constituent précisément la visée ultime du discours du Criticón.

Actualité de l’œuvre et dépassement des autorités

45 La question de l’actualité du discours ovidien – autrement dit, de la pertinence historique de certaines de ses figures, réutilisables dans une œuvre qui leur est par essence anachronique – apparaît comme le problème le plus délicat soulevé par la réappropriation de nombreuses sources, dont les Métamorphoses, par Baltasar Gracián. Si, dans les œuvres de Mexía et de Torquemada, l’on assistait principalement à une mise en valeur et à une critique du caractère poétique de l’autorité ovidienne, si l’on pouvait sans difficulté mettre en évidence les insuffisances et les lacunes du savoir antique – notamment et principalement en ce qui concerne la philosophie naturelle – la réappropriation de Gracián nous semble beaucoup plus complexe et paradoxale. En effet, après s’être servi des Métamorphoses comme d’une matière sentencieuse pour justifier toute une série de déclarations et d’assertions de ses personnages, Gracián s’en écarte et souligne le caractère intempestif et inactuel des transformations ovidiennes dans une déclaration extrêmement connue alors qu’il évoque le passage de la jeunesse à l’âge mûr, symbolisé par une demeure qui bouleverse l’apparence des voyageurs : Causóles aquí estraña admiración ver quán mudados salían passageros y quán otros de lo que entravan, pues totalmente diferentes de sí mismos. Assí lo confessó uno a la que le dezía: « Yo soi aquélla, » respondiéndole: « Yo no soi aquél. » Los que entravan risueños salían mui pensativos; los alegres, melancólicos: ninguno se reía, todo era autoridad. Y assí, los mui ligeros antes, agora procedían graves; los bulliciosos, pausados; los flacos, que en cada ocasión davan de ojos, aora en la cuenta, pisando firme los que antes de pie quebrado; los livianos, mui substanciales. Estava atónito Andrenio viendo tal novedad y tan impensada mudanza.

–Aguarda –dixo–, aquel que sale hecho un Catón, ¿no era poco ha un chisgaravís? –El mismo. –¿Ai tal transformación? –¿No veis aquel que entrava saltando y bailando a la francesa cómo sale mui tétrico y mui grave a la española? Pues aquel otro sencillo, ¿no notáis qué doblado y qué cauto se muestra? –Aquí –dixo Andrenio– alguna Circe habita que assí transforma las gentes. ¿Qué tienen que ver con éstas todas las metamorfosis que celebra Ovidio?58.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 163

46 Pour répondre à l’invitation qui nous est faite de comparer les métamorphoses de Gracián avec leur illustre modèle et prédecesseur, nous aurions envie de prendre l’auteur du Criticón au mot. Ce que dessine avant tout le texte est une logique de surenchère parfaitement assumée par Gracián dans laquelle la rivalité ne peut se faire au détriment de l’œuvre la plus récente : les métamorphoses et transformations innombrables que nous offre le vaste récit allégorique du Criticón sont beaucoup plus monstrueuses et démesurées que celles qui figuraient dans le texte ovidien. Est-ce que cela signifie que l’époque que vit Gracián incite à cette considération pessimiste et mélancolique de l’anormalité ? On serait enclin à nuancer cette assertion tant l’œuvre nous propose une alternance incessante entre monstruosité et merveille. La réponse à cette question se situe plutôt sur le plan interprétatif et moral puisque les métamorphoses du Criticón conservent bien la valeur édifiante des écrits ovidiens mais elles doivent être considérées dans le cadre d’un processus d’allégorisation qui tend tout à la fois à les déréaliser (la mutation ou transformation corporelle – par exemple mille yeux qui poussent sur le corps des pèlerins à l’instar d’Argos – n’est le plus souvent qu’éphémère) et à les intensifier. La métamorphose ne serait pas seulement un concepto, un lien ingénieux créé entre une matière positive ou négative sur le plan moral, mais un « transconcept », pour reprendre un néologisme de Gilles Deleuze, ou un concepto qui ressortirait à la fois de la agudeza simple – noyau discursif isolé, métaphore ou saillie ingénieuse – et de la agudeza compuesta. La pensée se construirait ainsi par des associations ou chaînes de transformations, maléfiques ou bénéfiques. Ces deux premiers éléments – une surenchère face aux Métamorphoses, une logique d’écriture métamorphique – nous conduisent à une lecture beaucoup plus critique et problématisée des emprunts à l’œuvre ovidienne. Ce que suggère le Criticón, c’est bien que les âges sont différents et que, partant, les métamorphoses employées doivent l’être également et, alors même qu’Andrenio et Critilo se réfèrent à certaines figures ovidiennes, leur geste même tend à leur ôter toute pertinence historique et à révéler le caractère intempestif de ces modèles. Ainsi, même s’il peut y avoir une identité de l’héritage fondateur, une validité des adages et sentences – notamment sur les femmes ou la façon dont un homme doit régir et diriger sa vie –, l’œuvre de Gracián marque une différence historique radicale et dessine une historicité des valeurs morales. Il s’agit donc bien là de « la transformación de la edad » qui bouleverse l’apparence des hommes en révélant ce qu’ils sont : « Al fin, todos mui otros de sí mismos, cuando más buelven en sí59 ». El Criticón nous offre ainsi une réappropriation tardive et singulière des Métamorphoses dans un geste qui prétend concevoir l’homme et le monde sous la forme d’un changement constant et d’un équilibre vulnérable.

NOTES

1. Cette considération de la singularité de la pensée moderne a fait l’objet d’innombrables travaux dont il serait oiseux de faire état ici ; nous renverrons seulement à l’ouvrage indispensable de Hans Blumenberg, La légitimité des temps modernes, traduction de Marc Sagnol, Jean-Louis Schlegel et Denis Trierweiler, Paris, Gallimard, Bibliothèque de Philosophie, 1999.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 164

2. On se reportera à la très belle étude de Nadine Ly, « La permission métaphorique ou le navire- livre du Criticón », Hommage à Bernard Pottier, Annexe des cahiers de linguistique hispanique médiévale, n° 7, 1988, p. 515-526. 3. Depuis les travaux pionniers de Miguel Romera Navarro, Estudios sobre Gracián, Austin, University of Texas, 1950, jusqu’aux derniers d’Aurora Egido, Bodas de Arte e Ingenio, Barcelona, Acantilado, 2014. 4. Sur ce discours encyclopédique, on se reportera utilement à la somme importante de contributions éditée par Alfredo Alvar Ezquerra, Las enciclopedias en España antes de L’encyclopédie, Madrid, Consejo Superior de Investigaciones Científicas, 2009. 5. Jean Rousset, La littérature de l’âge baroque en France, Paris, José Corti, 1953, ouvrage fondamental auquel le critique a adjoint par la suite une Anthologie de la poésie baroque française [1961], Paris, José Corti, 1989 (réédition), 2 volumes. 6. Nous empruntons le terme à Jean-Pierre Verdet qui, dans son ouvrage Aux origines du monde. Une histoire de la cosmogonie (Paris, Seuil, « Science Ouverte », 2010, p. 45-58), tient René Descartes pour le premier auteur d’une cosmogonie scientifique et rationnelle avec son Traité de la Lumière, publié à titre posthume en 1664. 7. Frédérique Aït-Touati, Contes de la lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Paris, Gallimard, « Nrf-essais », 2011. 8. Nous empruntons cette formule au livre classique de Fernand Hallyn, La structure poétique du monde : Copernic, Képler, Paris, Seuil, « Des travaux », 1987. 9. Jean Céard (ed.), « Préliminaires », La curiosité à la Renaissance, Paris, SEDES, 1986, p. 7-8. 10. Jean Céard (ed.), La curiosité à la Renaissance, Paris, SEDES, 1986, p. 14-18. Voir aussi son édition de référence d’Ambroise Paré, Monstres et prodiges, Genève, Droz, 1971. On se reportera également à l’ouvrage, que nous avons déjà mentionné, de Hans Blumenberg, La légitimité des temps modernes, qui comporte un chapitre important dédié à une histoire de la curiosité : voir « La curiosité théorique en procès », dans La légimité des temps modernes, éd. citée, p. 255-516. 11. Pedro Mexía, Silva de varia lección, ed. Isaías Lerner, Madrid, Castalia, 2003, p. 188-189. Nous citerons dorénavant à partir de cette édition de référence. 12. Ovide, Métamorphoses, traduction d’Olivier Sers, Paris, Les Belles Lettres, 2011, I, v. 89-112, p. 9-11. Nous citerons dorénavant le texte toujours d’après cette traduction en renvoyant uniquement à la pagination en chiffres impairs, qui est celle dédiée à la version française. 13. Pedro Mexía, Silva, éd. citée, p. 920-921. 14. Ovide, Métamorphoses, trad. citée, I, v. 61-66, p. 9. 15. Pedro Mexía, Silva, éd. citée, p. 927. 16. Antonio de Torquemada, Obras completas, ed. Lina Rodríguez Cacho, Madrid, Castro-Turner, 1994, p. 791-792. 17. Ovide, Métamorphoses, trad. citée, I, v. 45-52, p. 7. 18. Pedro Mexía, Silva de varia lección, éd. citée, p. 355. 19. Ovide, Métamorphoses, trad. citée, I, v. 76-88, p. 9. 20. Antonio de Torquemada, Jardín de flores curiosas, éd. citée, p. 101. 21. Antonio de Torquemada, Jardín de flores curiosas, éd. citée, p. 540. 22. Ibid., p. 546-547. 23. Ovide, Métamorphoses, trad. citée, VI, vers 90-92, p. 249. 24. Antonio de Torquemada, Jardín de flores curiosas, éd. citée, p. 580-581. 25. Se reporter à l’étude récente et suggestive de Pedro Lomba Falcón, « Tan lejos, tan cerca. Gracián y la ausencia de Dios en la historia », Criticón, n°118, 2013, p. 151-162. 26. Baltasar Gracián, El Criticón, edición de Miguel Romera Navarro, Philadelphia/London, University of Pennsylvannia Press/Oxford University Press, 1938, tome I, p. 98-100. Nous citerons toujours à partir de cette édition. 27. Ovide, Métamorphoses, trad. citée, XV, v. 199-216, p. 713.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 165

28. Baltasar Gracián, El Criticón, éd. citée, I, p. 119-120. 29. Baltasar Gracián, El Criticón, ed. citée, I, p. 121-122. 30. Ibid., I, p. 137. 31. Voir la description de la création du monde comme une tension qui répartit, différencie les matières et leur assigne une place définie dans Ovide, Métamorphoses, trad. citée, I, v. 32 et suivants, p. 7. 32. Ovide, Métamorphoses, trad. citée, XV, v. 237-255, p. 715. 33. Baltasar Gracián, El Criticón, éd. citée, tome I, p. 122 et suivantes. 34. Baltasar Gracián, El Discreto, dans Obras completas, edición de Emilio Blanco, Madrid, Fundación Castro/Turner, 1993, Tome I, p. 180-181. 35. Se reporter à l’édition bilingue du texte : Marie-Madeleine Compère (éd.), Ratio studiorum : plan raisonné et institution des études dans la Compagnie de Jésus, traduction de Leone Albrieux et Dolorès Pralon-Julia, Paris, Belin, « Histoire de l’éducation », 1997. 36. Pedro Mexía, Silva de varia lección, éd. citée, p. 501. 37. Antonio de Torquemada, Jardín de flores curiosas, éd. citée, p. 756. 38. Ovide, Métamorphoses, trad. citée, VII, v. 20-21, p. 290-291 : « Je vois le bien, l’approuve, / et vais au mal ! » 39. Baltasar Gracián, El Criticón, éd. citée, I, p. 174. 40. Ovide, Métamorphoses, trad. citée, II, v. 136-137, p. 60-61. 41. Baltasar Gracián, El Criticón, éd. citée, I, p. 176. 42. Ibid., I, p. 177. 43. Ovide, Métamorphoses, trad. citée, VIII, v. 203-206, p. 357. 44. Baltasar Gracián, El Criticón, éd. citée, I, p. 267. 45. Baltasar Gracián, Agudeza y arte de ingenio, ed. Evaristo Correa Calderón, 1988, II, discours XLIII, p. 119. La citation renvoie aux Métamorphoses, I, vers 84-86. 46. Pedro Mexía, Silva de varia lección, p. 239, qui fait référence à deux passages des Métamorphoses – I, v. 560-563 puis I, v. 452-567. 47. Ibid., p. 201-202, passage dont les deux textes de référence dans les Métamorphoses sont I, XXVIII, X, v. 560-707 et X, v. 210-460. 48. Ibid., p. 68. 49. Baltasar Gracián, El Criticón, éd. citée, I, p. 385. 50. Ovide, Métamorphoses, trad. citée, IX, 692, p. 443. 51. Pedro Mexía, Silva, éd. citée, p. 818-819. 52. Antonio de Torquemada, Jardín de flores curiosas, éd. citée, p. 573. 53. Baltasar Gracián, El Criticón, éd. citée, I, p. 359. 54. Ovide, Métamorphoses, trad. citée, XII, v. 180-188, p. 557. 55. Baltasar Gracián, El Criticón, éd. citée, I, p. 181. 56. Ovide, Métamorphoses, trad. citée, XIII, v. 730-737, p. 631. 57. Baltasar Gracián, El Criticón, éd. citée, II, p. 168-169. 58. Ibid., II, p. 29-30. 59. Baltasar Gracián, El Criticón, éd. citée, II, p. 32.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 166

RÉSUMÉS

La présente étude se propose d’examiner la survivance de plusieurs thèmes et figures ovidiennes dans les miscellanées de Pedro Mexía et d’Antonio de Torquemada ainsi que dans El Criticón de Baltasar Gracián. On peut découvrir, à la lumière de cette source, une continuité entre les propos relevant du discours naturel et les considérations d’ordre moral.

This paper will study the survival of several Ovidian themes and characters in Pedro Mexía’s and Antonio de Torquemada’s miscellaneous works as well as in Baltasar Gracián’s «El Criticón». In the light of such a source, a continuation emerges between the things coming from the natural discourse and those that belong to the moral domain.

El presente trabajo procura estudiar la supervivencia de algunos temas y figuras de las Metamorfosis en las dos misceláneas clásicas de Pedro Mexía y Antonio de Torquemada así como en El Criticón de Baltasar Gracián: a la luz de esta fuente, descubrimos una línea de continuidad entre discurso natural y caracterización moral.

INDEX

Palabras claves : Pedro Mexía, Antonio de Torquemada, Baltasar Gracián, metamorfosis Mots-clés : Pedro Mexía, Antonio de Torquemada, Baltasar Gracián, métamorphoses Keywords : Pedro Mexía, Antonio de Torquemada, Baltasar Gracián, metamorphosis

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 167

Filiation et réécriture des métamorphoses dans les lettres européennes

Métamorphose(s) : étrangeté et merveilleux

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 168

La métamorphose marine de Cola Pesce mythe, folklore, littérature

François Delpech

1 On sait, depuis les publications savantes de Giuseppe Pitrè et de Benedetto Croce1, aujourd’hui complétées par des enquêtes beaucoup plus récentes2, quelle a été l’étonnante fortune de ce fleuron du légendaire et de l’imaginaire méditerranéens que fut le personnage de « Cola Pesce ».

2 Ce prodigieux nageur du détroit de Messine, qu’une malédiction maternelle avait condamné à se transformer en une sorte d’homme marin, et qu’une abusive injonction royale avait conduit à trouver la mort au sein du gouffre (où le souverain avait jeté une coupe d’or en lui demandant de la rapporter), a fait l’objet, du XIIe siècle à nos jours, notamment en Sicile, à Naples, en Espagne et même au-delà, d’une double élaboration légendaire.

3 C’est d’abord – dans le registre de la « culture savante » – un abondant corpus de textes littéraires relevant des genres les plus divers (miscellanées érudites, poésie, théâtre)3, où l’on relève, entre autres noms prestigieux, ceux de Pontano, Pedro Mexía, Cervantès, Schiller, L. Sciascia, etc.

4 Mais c’est aussi – dans le domaine des traditions orales – un bon nombre de versions « folkloriques » dialectales, notamment sous forme de légendes topographiques et d’énoncés de croyances (surtout en Sicile, dans la région de Messine, mais aussi à Naples, en Andalousie, en Catalogne, et jusqu’en Bretagne)4, constitutives d’un corpus parallèle, probablement plus ancien que celui de la tradition écrite, qui semble en être tributaire et entretient avec lui des relations apparemment complexes.

5 Ayant examiné, dans un autre contexte, quelques-unes des probables racines mythiques et la principale connexion hagiographique (avec la légende de saint Nicolas) de ce double cycle traditionnel5, je m’intéresserai ici plus particulièrement au thème de la métamorphose marine, qui en constitue l’un des pivots essentiels.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 169

Tradition littéraire, tradition folklorique

6 Le thème en question apparaît aussi bien dans les versions littéraires de notre légende, quoique les plus anciennes ne le mentionnent pas6, que dans les versions folkloriques, qui lui donnent généralement plus d’ampleur et de relief : ces dernières accentuent en effet l’aspect fabuleux du personnage, la dimension quasi « mythologique » de sa geste, alors que les textes de culture écrite tendent plutôt, du moins dans certains cas, à présenter Cola Pesce comme un personnage « réel », un nageur exceptionnel à qui ses dons nautiques et son destin fatal auraient conféré une aura légendaire d’abord régionale puis nationale et internationale.

7 C’est donc à un double titre qu’un paramètre « ovidien » peut être éventuellement subodoré dans les élaborations diverses de notre légende sicilienne. 1/ - Relevant d’une culture écrite hypersavante, la tradition du livre des Métamorphoses et de ses interprètes du Moyen Âge et de la Renaissance était nécessairement présente à l’esprit des érudits et des lettrés qui ont eu à traiter l’histoire du fabuleux nageur de Messine et de son détroit, région éminemment chargée de réminiscences mythographiques (celles concernant Charybde et Scylla étant les plus fameuses, et pour ainsi dire proverbiales). Dans le long carmen néolatin consacré par Giovanni Pontano à Cola Pesce dans le quatrième livre de son Urania sive de stellis, le poète humaniste ne manque pas, par exemple, d’évoquer le combat de son héros avec Scylla, qu’il met en fuite après l’avoir blessée d’un coup de glaive7, mais ce sera pour périr ensuite sous les coups de Charybde, qui le précipite et le déchire sur les écueils8. Dans cette ébauche d’épopée chevaleresque sous-marine, à laquelle font écho les premières suites du Lazarillo (où le jeune pícaro, transformé en thon, participe à une guerre subaquatique)9, il n’est cependant pas fait allusion à une « métamorphose » physique de Cola (dont l’onomastique ne comporte pas en l’occurrence de surnom ichthyologique).

8 Il n’en va pas de même, par contre, dans un autre texte latin de Pontano – cette fois en prose – sur la même légende, où les références mythographiques font défaut, mais où, en revanche, le thème central du poème d’Ovide – celui du changement de nature – passe au premier plan : Cola y retrouve son surnom (« Piscis ») et surtout il perd son humanité et se voit transformé en bête marine « ut non hominis mores tantum exuerit, verum etiam ipsam pene effigiem, lividus, squamosus, horridus »10. Cette métamorphose n’a cependant rien de surnaturel ou de divin : elle est le résultat progressif d’un changement de biosphère et d’une désocialisation (« ...relicta humana societate omnem fere vitam ab ipsa pueritia in mari egit atque inter pisces... »).

9 Tout se passe donc comme si l’auteur napolitain, qui se voulait à la fois poète et homme de science, avait, à propos de la même légende, séparément recyclé deux aspects distincts de l’héritage ovidien sans jamais réussir à en faire la synthèse : d’une part il en réactive – à coups de références littéraires – l’imagerie poétique, sans entreprendre pour autant de redonner vie au mythe métamorphique qui la sous-tendait ; d’autre part il tente de rationaliser et moraliser le thème du changement de nature et d’aspect, ce qui l’amène à ignorer la dimension mystérique de la grandiose théologie païenne qui traversait de part en part le poème ovidien. 2/ - C’est par contre, paradoxalement, vers les versions folkloriques de notre légende sicilienne (et vers ceux des textes littéraires qui en portent plus fidèlement et particulièrement la marque) qu’il faut se tourner pour retrouver quelque chose de cette inspiration antique et mythique. C’est dans ces traditions, probablement élaborées et

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 170

manifestement véhiculées par des illettrés, pêcheurs et marins des côtes de la Méditerranée occidentale, qui ne savaient rien d’Ovide ni de la culture des écoliers et des humanistes, que l’on décèle les équivalents les plus visibles du système d’images et de représentations dont le poète des Métamorphoses et ses sources ont été directement ou indirectement tributaires.

10 Pour mieux saisir les clivages entre les versions orales et les réécritures lettrées de la légende sicilienne et tenter de repérer leurs occasionnels et implicites entrelacements, opérations préalables à toute tentative de mise en perspective de ce double corpus vis- à-vis de la tradition ovidienne, voyons ce qu’il en est de la nature et du statut ontologique du personnage en question et en quoi consiste(nt), selon les versions, la (ou les) métamorphose(s) qui l’affecte(nt).

11 Notons d’abord que son onomastique duelle est le plus souvent inexacte, voire équivoque. « Cola Pesce » (ou « Piscicola », « El pez Nicolao ») n’a fréquemment de poissons que le (sur)nom11. C’est en effet, dans la plupart des cas, un personnage mixte, doté de caractéristiques physiologiques plus ou moins secondaires – affectant notamment son système respiratoire (qui lui permet de rester indéfiniment sous l’eau) – qui le rendent compatible avec le milieu marin.

12 Généralement les versions littéraires s’en tiennent là : sous-entendant que ces caractéristiques procèdent d’un processus naturel d’adaptation, elles indiquent qu’il s’agit bien, fondamentalement, d’un homme12, qu’il lui arrive de parler et d’entretenir d’occasionnels rapports avec d’autres hommes, comme c’est le cas lorsqu’il obéit au roi qui lui commande d’aller chercher la coupe jetée dans l’abysse, ou lorsqu’il renseigne les marins sur les courants et les périls du détroit. Dans ces cas son anormalité tient plus à ses performances « sportives » exceptionnelles (de nageur et plongeur émérite) qu’à sa nature.

13 Les versions folkloriques développent par contre les traits aquatiques et/ou ichthyomorphiques du personnage, le dotant souvent de doigts à membranes et parfois d’écailles. Elles évoquent dans certains cas une véritable hybridité, la partie inférieure du corps apparaissant, selon le type sirénien, analogue à la queue d’un poisson13. Seules certaines versions périphériques, notamment bretonnes, en font un poisson complet, dépourvu de tout anthropomorphisme14. Dans quelques versions, qui ont eu apparemment un enracinement privilégié dans la péninsule ibérique, l’incompatibilité avec le milieu terrestre est telle que Cola ne peut quitter la mer sans mourir et que, lorsqu’il doit venir à terre (par exemple pour assister au mariage de sa sœur !), il est obligé de s’y faire transporter dans un tonneau plein d’eau15...

14 On pourrait donc être tenté de ne voir en Cola Pesce qu’une variante parmi d’autres d’un type déjà bien implanté dans l’imaginaire médiéval européen, celui de l’ « Homme Marin », représentant d’une espèce instable et mal définie, plus ou moins intermédiaire entre l’humanité et l’animalité, généralement hybride et partiellement amphibie, considérée comme existant réellement au sein des mers et des océans. Equivalent masculin de la sirène, empruntant ses caractéristiques d’une part à la mythographie et à l’iconographie antiques (les « tritons » et autres « Vieux de la mer »)16, d’autre part aux traditions topographiques propres à la culture folklorique des régions côtières (notamment celtiques) relatives aux « génies de la mer », ce personnage topique et composite relève à la fois de la cosmographie savante, des récits de navigation, de la littérature d’imagination, de la poésie et des légendes orales des pêcheurs17. Sa polyvalence statutaire et sa labilité formelle lui permettent de circuler simultanément

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 171

sur plusieurs registres culturels avec d’autant plus de facilité que « culture savante » et « culture populaire » ont longtemps partagé l’idée qu’il doit y avoir une sorte de symétrie spéculaire – plus ou moins inversée selon les cas – entre monde marin et monde terrestre, une réplique de l’humanité terrienne devant nécessairement exister, avec les adaptations nécessaires, au sein des abysses18.

15 Cola Pesce a certes des caractéristiques communes avec cet archétype, mais il s’en distingue nettement par un faisceau de singularités qui ont permis d’individualiser et de fixer son image dans la mémoire collective. Au nombre de ses notes spécifiques on retiendra le fait qu’il n’est pas le représentant d’une espèce vivante, le membre anonyme d’une collectivité d’êtres marins indifférenciés (comme les tritons ou les sirènes) : c’est un individu sui generis, un cas unique et porteur, en tant que tel, d’un nom propre. D’autre part, malgré ses traits plus ou moins hybrides, l’humanité reste en lui dominante, comme l’attestent son aptitude au langage et les liens fugitifs qu’il entretient avec le pouvoir et avec d’autres hommes. Enfin et surtout, engendré par des parents humains et terriens (apuliens ou siciliens selon les versions), ce n’est nullement un homme marin de naissance : à la différence de ces créatures maritimes hybrides issues par exemple des amours d’un pêcheur et d’une sirène ou du rapt ripuaire d’une fille de la côte par quelque triton en goguette occasionnellement sorti de son élément19, Cola est né normalement et a eu une enfance terrienne ordinaire, seulement marquée par une vive inclination, d’origine inconnue, pour les ébats nautiques. Jusqu’au jour où, suite à un événement sur lequel on reviendra plus loin, sa vie a irréversiblement basculé, scindée en un avant et un après. C’est une nouvelle existence, entièrement marine, qui commence brusquement pour lui dès le moment où il plonge dans le détroit, pour ne plus reparaître que de temps en temps, jusqu’à l’épisode tragique de la « noyade » – ou du moins de l’immersion définitive – déterminée par le caprice royal.

16 Contrairement aux « hommes marins » traditionnels, dont la vie semble continue et monotone, Cola Pesce peut donc prétendre à une sorte de statut héroïque car il est doté d’une biographie. Biographie personnelle, duelle et accidentée, singularisée par un changement soudain de milieu, de nature et de statut : sa condition et sa constitution physique et morale d’habitant des mers ont été acquises à un moment déterminé, en rupture quasi complète avec sa vie antérieure, sans que soit clairement expliqué si ses modifications physiologiques ont été instantanées ou progressives (voire invisiblement inscrites depuis toujours dans ses gènes, comme pourraient le laisser supposer ses prédispositions enfantines pour les jeux et sports aquatiques).

17 Toujours est-il qu’il a subi une transformation, corrélative de la première irréversible immersion, et que son destin exceptionnel et solitaire s’est scellé lorsqu’il s’est ainsi retrouvé presque complètement coupé de la communauté humaine, sans pour autant se voir intégré dans une quelconque collectivité marine.

18 Dès lors son statut apparaît éminemment ambivalent : les occasionnels services qu’il rend à des navigateurs et l’excessive dépendance qu’il manifeste à l’égard du roi abusif traduisent à la fois une option sociabilisante et la sujétion suicidaire à un ordre politique vécu comme un fatum ; quant à l’apparente liberté que devraient lui garantir ses perpétuels déplacements de par les espaces amers, elle ne semble être que l’insuffisante contrepartie d’une vie vouée à l’exclusion solitaire. Tout se passe comme si Cola Pesce était pris dans un « rite de passage » inabouti et se trouvait ainsi maintenu de façon permanente dans un stade de marge qui aurait dû normalement n’être que transitoire20.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 172

19 On voit donc en quoi la légende du prodigieux nageur de Messine peut, dans une certaine mesure, être considérée comme une variation spécifique (et partiellement aberrante) sur le thème qui sous-tend le poème ovidien et sa postérité. La nature et le modus vivendi de Cola Pesce résultent bien d’une métamorphose, relativement analogue à celles qui sont décrites dans les récits de la tradition mythographique. Analogie dont je soupçonne qu’elle ne résulte pas d’un emprunt ou d’une influence (si ce n’est dans les marges les plus « littéraires » de notre corpus), mais plutôt d’un enracinement commun dans d’anciennes légendes étiologiques et topographiques, transmises oralement, où cette littérature gréco-latine savante semble avoir puisé l’essentiel de sa matière.

Métamorphoses et apothéoses

20 Comme beaucoup de métamorphoses ovidiennes, celle de Cola Pesce suppose un changement profond de statut, sinon une altération radicale de la nature humaine du personnage, assorti d’une modification plus ou moins complète de son apparence physique. Cette transformation s’est opérée en une seule fois, d’une manière quasi instantanée, et elle est irréversible. Elle résulte, au moins implicitement, d’une situation antérieure qui l’a rendue inévitable et potentiellement prévisible, comme on peut en juger a priori par les étranges pulsions hydrophiles de l’enfant, causes de l’irritation croissante des parents, et a posteriori par le tour fatal, comme mystérieusement surdéterminé, que prendront après coup les événements. Certes cette métamorphose n’est pas d’origine divine ni l’œuvre d’un magicien vindicatif, mais elle résulte bien du courroux d’une entité ayant autorité sur le protagoniste (la mère en colère, dont la parole de malédiction semble soudainement et surnaturellement revêtue d’un pouvoir aussi inexplicablement contraignant que le sera l’ordre lancé par le roi, auquel Cola obéira passivement tout en sachant qu’il en mourra). Enfin, comme on le verra plus loin, la métamorphose, opérant comme un rite initiatique, confère, au moins dans certaines versions de notre légende, une dimension suprahumaine au personnage qui en est l’objet et l’institue comme entité quasi mythologique.

21 Dans les textes antiques cette extrapolation ontologique, punitive ou glorifiante, qui peut aussi bien apparaître comme apothéose divinisatrice, ou projection dans les astres, que comme chute dans la matière inerte, le bestial ou le monstrueux, apparaît de même souvent ambivalente : les pirates transformés en dauphins par Dionysos pour les punir de leur projet sacrilège perdent leur humanité et deviennent des bêtes (comme Actéon), mais cette métamorphose les propulse à leur corps défendant dans la sphère du divin, ces mêmes dauphins étant voués à devenir in fine membres du thiase maritime dionysiaque21. Une analogue ambivalence affecte le destin de Cola Pesce : maudit par sa mère pour sa désobéissance, il subit une transformation en créature semi bestiale, puis en sur-obéissant à l’ordre abusif de l’entité paternelle que représente le roi il accède virtuellement, par sa disparition sans retour dans les profondeurs de l’au- delà subaquatique, au statut intemporel de génie tutélaire des espaces marins.

22 Si l’on examine maintenant plus particulièrement les histoires ovidiennes de métamorphoses d’humains en créatures de la mer, on constate que, œuvres d’un dieu ou d’une magicienne, elles sont comme il se doit d’origine et de caractère surnaturel. Outre le cas, cité plus haut, des pirates tyrrhéniens transformés en dauphins par Dionysos, on connaît la métamorphose de Scylla en monstre marin par Circé22, ou celle des amants de la naïade indienne, fille du Soleil, devenus poissons sous l’effet des

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 173

incantations et des filtres de cette dernière (qui en sera punie par son père en subissant à son tour le même sort, tandis que, redevenues humaines, ses victimes seront à l’origine du peuple étrange des Ichthyophages)23. Quant à Dercetis et Vénus qui, quoique citées séparément, représentent une même divinité, équivalent hellénisé de la « Déesse syrienne »24, on sait qu’elles se jettent à l’eau et se transforment en poissons pour échapper à un sort funeste, donnant ainsi naissance à un culte ichthyolâtre.

23 Qu’elles sanctionnent une transgression, agencent un salut miraculeux ou résultent d’une intention hostile, qu’elles soient volontaires et autoinfligées ou subies, ces métamorphoses – qui sont dans la plupart des cas des ichthyomorphoses25 – correspondent à une transformation complète qui fait disparaître toute apparence humaine (même Scylla, d’abord transformée en monstre dans la seule partie inférieure de son corps, devient finalement et intégralement rocher) et relèvent du merveilleux, voire de la thaumatologie maléfique26. Ceux qui pâtissent ou bénéficient de ces métamorphoses, ou parfois – comme Protée – ont le pouvoir de se métamorphoser eux- mêmes à volonté, appartiennent directement ou indirectement à la sphère du sacré (fût-ce d’un « sacré de transgression ») ou en portent la marque indélébile. Enfin leurs transformations apparaissent comme des métaphores objectivées de l’élément marin lui-même, lié plus que tout autre au mouvement, à l’instabilité, à l’insaisissable. Aussi sont-elles souvent étroitement corrélées à une immersion, et lui sont-elles généralement consécutives, lorsque toutefois les changements de forme et de milieu ne se produisent pas simultanément.

24 S’il est vrai que Cola Pesce se distingue de ces personnages mythologiques en ce qu’il ne subit qu’une métamorphose partielle (en cela il ressemble aux Telkhines)27, présentée plus ou moins confusément dans certains textes comme relevant d’un phénomène naturel d’adaptation au milieu marin, sans qu’aucune allusion explicite soit faite à une intervention divine ni à un rituel magique, s’il est également patent qu’il ne devient ni un animal (sauf versions rares et périphériques), ni une divinité ou un immortel génie des eaux, ni à proprement parler un monstre, son dossier légendaire présente néanmoins de curieuses affinités, plus ou moins marquées selon les versions, avec le cycle mythologique des métamorphoses marines, notamment avec quelques-unes de celles qui ont été retenues et particulièrement développées par Ovide.

25 Avant d’examiner plus précisément quelques-unes de ces affinités, on remarquera qu’elles ne sont probablement ni fortuites ni simplement dues à des réminiscences littéraires transfusées dans la tradition orale. Plusieurs indices permettent en effet de supposer que cette dernière n’est autre que la continuation transposée et recyclée d’une mythologie locale sous-jacente remontant au moins à la fin de l’Antiquité, moyennant notamment sa contamination avec le cycle hagiographique de saint Nicolas, personnage lui-même syncrétique et complexe, non exempt de composantes « païennes »28.

26 Quelques versions, exclusivement orales et siciliennes, de la légende font en effet de Cola Pesce une sorte de héros « cosmogonique », acteur d’une refondation du territoire.

27 Sans que l’on puisse vraisemblablement leur assigner une quelconque origine littéraire, ces versions expliquent la disparition finale de Cola par l’ordre royal qui lui est intimé d’aller examiner les fondations sous-marines de la Sicile. Ayant constaté que l’île repose sur trois piliers dont l’un est endommagé et un autre complètement détruit, le plongeur substitue son propre corps à ce dernier et se transforme en colonne humaine de manière à retarder l’inévitable engloutissement29. Ces versions où l’on voit se

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 174

remobiliser d’antiques mythèmes méditerranéens – l’île sur pilotis, la légende rhodienne des Telkhines, la métamorphose d’Atlas en pilier montagneux supportant le ciel30 – ne reproduisent cependant aucun texte classique. Elles semblent par contre réactiver, en lui conférant une dimension auto-sacrificielle, le vénérable mythe sud-est européen et eurasiatique du « plongeon cosmogonique » (réalisé par un démiurge hybride ou zoomorphe participant, en tant que subordonné du dieu créateur, à l’instauration et à la consolidation du territoire émergé)31.

28 Cette devotio catapontique s’accompagne, dans plusieurs versions, de la découverte par le plongeur de l’existence d’un feu sous-marin, parfois mis en rapport avec l’activité cachée de l’Etna, et elle aboutit dans certains cas à sa mort par combustion. Ce réseau légendaire semble reconduire à une variante locale, attestée par ailleurs en Sicile, du cycle mythique indo-européen dit du « feu dans l’eau » comme j’ai essayé de le montrer dans un travail dont la présente étude est l’un des compléments32.

29 Les remarques qui précèdent permettent peut-être de rendre compte, autrement que par la supposition d’une fantaisie d’auteurs, de deux versions particulièrement atypiques de notre cycle qui, quoique relevant de son corpus écrit, reconduisent à une vision toute mythique de son protagoniste principal, par ailleurs absente des autres versions littéraires. 1/ - La première figure dans un texte grec du XVe ou XVIe siècle, dû à un anonyme compilateur byzantin peut-être originaire de Dalmatie ou d’Italie du Sud. « Nicolaos Poisson l’immortel », « seigneur de toute la mer », y est décrit comme une sorte de divinité marine capable de parcourir en une nuit tous les océans de la planète. Sa résidence permanente se trouve dans l’île fabuleuse de Gabalarada (dont l’emplacement n’est pas précisé) qu’il habite en compagnie de ses filles, lesquelles sont présentées comme des sirènes anthropomorphes blondes, lumineuses, parleuses, mais amphibies, ichthyophages et recouvertes d’une peau encore plus brillante que celle des poissons : ces créatures solaires (quoique nées en mer) font à l’occasion le bonheur des navigateurs qui parviennent à les capturer mais elles ne peuvent subsister hors de l’eau plus de 40 jours33. Ce récit fait curieusement écho à la tradition arabe, développée dans les 1001 Nuits et plusieurs autres textes 34, selon laquelle le conquérant arabe de l’Espagne, Mûsà b. Nusayr, au cours d’imaginaires pérégrinations à travers un mythique Occident (pén)insulaire en quête des vases de Salomon, aurait découvert, outre la fameuse Ville d’Airain, une peuplade primitive d’indigènes ichthyophages et troglodytes vivant au bord d’une sorte de lac ou de mer intérieure, tribu jadis convertie à l’Islam (et régulièrement visitée) par l’immortel prophète aquatique et verdoyant Al- Khadir, qui lui aussi parcourt sans cesse les espaces marins35. Ce dernier se manifeste par des épiphanies maritimes, notamment liées à cette mer – où ont été immergés les vases salomoniens –, laquelle est précisément et également habitée par des femmes- poissons, que Mûsà, après leur capture, emmène avec lui à Damas pour les présenter au calife, sans pouvoir empêcher toutefois qu’arrachées à leur élément elles ne meurent bientôt, quoique l’on ait pris la précaution de les loger, comme Cola Pesce dans son tonneau, dans des cuves remplies d’eau... 2/ - L’autre texte qu’il y a lieu de prendre en compte est le romance vulgar espagnol de 1608, Relación de como el pece Nicolao se ha aparecido de nuevo en el mar36. Dans cette version hispanisée de la légende sicilienne, « Pece Nicolao » est dit natif de Rota, près de Cadix37. Dès l’âge de dix ans, sa passion pour la mer est telle que ses parents l’enferment pour la contrecarrer. En vain : « soltóse, y al mar acude / que no ay de la mar quitarle ».

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 175

Alors qu’il s’apprête à se jeter dans les flots en s’exclamant « ¡ O, quién fuera Pece ! », son père le prend au mot et lance la fatale malédiction : « Pece te vuelvas [...] fuera de la mar no pares. / Mueras en saliendo d’ella ». Métamorphose immédiate de l’enfant (« ...el medio cuerpo / vio de pescado espantable ») et disparition dans les flots, d’où on ne le voit ressurgir, plusieurs mois après, que pour de fugitives apparitions, au cours desquelles il vient près du rivage saluer les siens ou renseigner les gens de mer (qui en tirent « la carta del marear ») sur les fonds et les passages périlleux. Suivent l’épisode des noces de la sœur, à laquelle Nicolao assiste dans son tonneau, puis une immersion beaucoup plus longue (de 100 années !), pendant laquelle Nicolao visite l’effroyable et tonitruante « cueva de Rota », gouffre sous-marin obscur, producteur d’un tourbillon dangereux pour les navires, d’où il n’est ressorti que l’hiver dernier pour rendre compte aux navigateurs de son expérience, qui fait l’objet d’un second romance. Dans ce rapport notre héros se dit homme et chrétien, se nomme (« El Pece Nicolao soy ») et raconte son aventure : une fois entré dans la cueva il a parcouru pendant 40 jours un obscur tunnel sous-marin pour parvenir finalement à une sorte de lumineux et tranquille paradis maritime, dont on ne sait s’il est situé dans les profondeurs ou au-delà des frontières du monde connu. Cette mer intérieure à la mer et inaccessible aux hommes est « diáfana y clara / como el christalino espejo », et ses rives rejoignent les eaux du Jourdain, lesquelles confèrent aux poissons jeunesse et vie éternelles38, ce qui leur évite notamment d’avoir à se reproduire et de se faire la guerre. Ils passent donc leur vie à exalter le créateur par le muet langage de leurs danses « en concertados rodeos ». De cette Mer Promise tranquille et heureuse, où Nicolao, garde « a pesar del gusto », quelque nostalgie du monde humain, notre « medio pescado », doué de « razón y entendimiento », est le seul seigneur (« todos los peces del mar / quiere Dios me estén sujetos »). Il pourrait même revendiquer un statut divin (« Soy el Neptuno del mar ») si ne le retenait un reste prudent d’orthodoxie religieuse (« .. pero yo nunca pretendo / ser como dios adorado / que a un Dios estoy sujeto »). Revenu donc plus près des hommes, il entreprend de faire part du savoir maritime qu’il a acquis à des navigateurs en difficulté en leur recommandant bien de coucher par écrit le « notable regimiento para navegar seguro » qu’il leur dicte. Les ayant remis sur leur droit chemin en les accompagnant « el medio cuerpo de fuera / y el otro medio en el agua », il reprend ensuite ses pérégrinations solitaires. On l’aperçoit çà et là, notamment aux Bermudes ; mais, quoiqu’il s’adresse de loin en espagnol aux équipages des navires qu’il rencontre, beaucoup le redoutent « por no saber qué fuesse ». Son indécidable statut, son insaisissable nature continuent à alimenter la rumeur : « Unos dizen es Serena [...]. Otros dizen es demonio [...], otros que es hombre marino / otros dizen ser fantasma ». Sur les plages de Rota, où les descendants de son lignage sont encore installés, on attend toujours le retour de cette « octava maravilla »...

30 Dans cette fiction relevant de la paralittérature des pliegos de cordel nombre de détails reconduisent à la culture de l’écrit : Nicolao y est implicitement présenté comme immortel, à l’instar du Nicolaos du texte byzantin, et on peut même subodorer une (sans doute très indirecte) réminiscence ovidienne dans l’évocation du pieux ballet nautique des poissons (« Hablan con solo moverse / en concertados rodeos, / todo es dançar y dar gracias / al hazedor de los Cielos »), qui ne manque pas de rappeler la danse dionysiaque des dauphins, qui conclut le récit de la métamorphose des pirates tyrrhéniens, dont les évolutions chorales donnent corps à une version marine du dithyrambe (« [...] inque chori ludunt speciem lascivaque iactant / corpora [...] »)39. Mais, parallèlement, cette forme de la légende ne ressemble pas aux autres versions littéraires, latines et romanes, qui se concentrent toutes sur l’épisode, ici absent, de la

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 176

coupe jetée à la mer par le roi et de la mort subséquente du plongeur, et elle s’apparente par contre aux versions d’origine orale par son insistance spécifique sur la malédiction parentale et sa mise en scène de l’épisode comique du tonneau40.

De Glaucus à Cola Pesce

31 Les deux versions qu’on vient d’examiner se distinguent donc des autres, tant littéraires qu’orales, en ce qu’elles font de Cola Pesce, explicitement ou non, un être immortel et récurrent, alors que partout ailleurs on assiste à sa mort ou à sa disparition définitive (voire à sa transformation en pilier sous-marin). Or cette caractéristique, jointe entre autres à l’unicité et à la semi-divinisation du personnage, recommande une comparaison avec le mythe de Glaucus, qui fait précisément l’objet d’un assez long développement dans le poème ovidien41.

32 On sait que ce dieu marin avait d’abord été lui aussi un être humain – un pêcheur béotien d’Anthédon – qui, suite à une métamorphose physique et mentale surnaturelle (par absorption du suc d’une herbe inconnue, dont il avait constaté qu’elle avait provoqué la résurrection des poissons qu’il avait déposés dessus), était devenu un être hybride, doté d’une abondante pilosité verdâtre, de larges épaules et de bras azuréens, de jambes tordues se terminant en nageoires42. Comme dans la légende sicilienne, la transformation du garçon est consécutive à son immersion dans les profondeurs de la mer, et elle résulte d’une impulsion soudaine et irrésistible. Celle-ci étant en l’occurrence immédiatement déclenchée par l’absorption du suc merveilleux. Cette dernière provoque en lui un impérieux désir de changer de nature (« [...] subito trepidare intus praecordia sensi / alteriusque rapi naturae pectus amore »43) qui l’amène à plonger aussitôt dans le golfe en saluant la terre d’un adieu définitif. La mystérieuse prairie ripuaire où cette foudroyante conversion a lieu est présentée par Ovide comme un espace paradisiaque intact et inviolé, comme un fragment inconnu de l’Âge d’Or miraculeusement préservé et coupé du reste du monde, auquel aucun animal, aucun être humain n’avait encore eu accès avant que Glaucus n’y fût, comme par inadvertance, divinement téléguidé. Espace utopique, préfigurant les paradis ultramarins fréquentés par le Nicolaos du texte byzantin et le Pece Nicolao du romance espagnol. Cette prairie où croît l’herbe d’immortalité apparaît comme le complément, la porte et l’hypostase terrestre du monde divin des profondeurs auquel accède Glaucus par son plongeon au fond du gouffre, où l’accueillent les dieux de la mer. Par l’opération d’Oceanus et de Téthys, dans un état de transe semi inconsciente, Glaucus est en effet dépouillé de toute composante mortelle, purifié au moyen d’un carmen neuf fois répété, et il subit sur ordre divin une sorte de baptême cosmique en se voyant obligé de se plonger dans cent eaux courantes et de recevoir sur sa tête la masse aquatique déversée sur lui par les fleuves descendus pour ce faire de tous les points de la planète44. Ce n’est qu’après cette opération, dont le rajeunissement sans fin par les eaux du Jourdain, évoqué dans le romance espagnol, peut passer pour la version (judéo)christianisée, que Glaucus reprend conscience et constate la définitive métamorphose physique et mentale dont il vient d’être l’objet45.

33 Quant à son cadre géographique, ses origines et ses circonstances, la métamorphose de Glaucus est certes différente de celle que subit Cola Pesce, et l’immortalité divine à laquelle il accède n’a d’équivalent que dans les versions atypiques de la légende

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 177

sicilienne résumées plus haut. Cette dernière ne saurait donc être un simple démarquage du Glaucus de la mythographie.

34 Retenons cependant que les analogies entre ces deux traditions vont au-delà de celles que pourrait expliquer leur référence commune à la typologie-standard des récits de catapontisme46, ou que laisserait imaginer leur reconduction supposée à un fantomatique « inconscient collectif », dont elles relèveraient chacune pour son propre compte47.

35 Il faut en effet remarquer que si la métamorphose marine de Glaucus a lieu en Béotie, c’est ensuite dans le détroit de Messine que se déroulent ses principales aventures, notamment ses amours malheureuses avec Scylla, transformée, on le sait, en monstre par Circé, jalouse de la passion qu’elle inspire à Glaucus et furieuse de se voir repoussée par ce dernier48. La célébrité de cette fable et son implantation sicilienne ont pu faciliter la surimpression et la mutuelle interpénétration du mythe grec de Glaucus et d’une légende locale.

36 Il est par exemple curieux de constater que la même allusion à une végétation sous- marine absolument identique à la végétation terrestre apparaît dans les deux traditions (sous forme d’adynaton paradoxal dans la version ovidienne du mythe de Glaucus, et de description des fonds sous-marins réels dans le texte médiéval de Gervais de Tilbury sur le nageur sicilien)49 ; réminiscence littéraire de la part du compilateur érudit ou références communes à un même système de croyances implanté depuis très longtemps dans l’imaginaire local50 ? La seconde hypothèse me semble conseillée par les études récentes sur l’iconographie vasculaire et funéraire de l’Italie du Sud et de la Sicile antiques, qui révèlent l’importance qu’y ont eue les thèmes de l’hybride marin et du « plongeon initiatique », et leur probable lien avec une imagerie des entités psychopompes et de l’accès aquatique à l’au-delà51.

37 Autre analogie remarquable entre nos deux hybrides : leur aptitude prophétique. Don divinatoire que reçoit Glaucus (dont Virgile fait le père de la Sibylle de Cumes) en même temps que l’immortalité et le statut divin52 ; quant à l’aptitude de Cola Pesce à prévoir les tempêtes – dont il avertit les navigateurs – elle est plutôt liée à sa connaissance intime de l’univers marin. Il s’agit bien cependant, de part et d’autre, de deux variations sur les thèmes mythiques indo-européens du savoir surnaturel des « Vieux de la mer » et du principe immanent de Vérité détenu par les Eaux et leurs habitants, qui en fait l’élément et les acteurs privilégiés des ordalies juridiques et royales53.

38 Il y aurait sans doute lieu de s’interroger aussi sur la possible parenté entre le tonneau de Cola Pesce (appelé curieusement « Nicola Pipe » dans les textes de W. Map et G. de Tilbury) et la jarre pleine de miel où tombe et se noie (pour ressusciter ensuite) le Glaukos de la version crétoise du cycle de mythes grecs concernant des personnages portant ce même nom54. L’immersion dans un récipient rituel – lui-même équivalent symbolique du gouffre ou « chaudron » marin55 – actualise le passage provisoire par la mort, laquelle est finalement conjurée ou abolie par une renaissance et par l’accès à un nouveau statut. Elle trouve donc naturellement sa place dans le scénario initiatico- divinatoire dont nos deux héros semblent parallèlement tributaires, comme le sont par ailleurs les autres Glaukos du cycle hellénique relatif à ces homonymes56...

39 Il est d’ailleurs significatif que le passage de l’obscurité à la lumière, qui est consubstantiel à ce cycle mythique et à l’étymologie même du nom commun que partagent ses héros57, soit aussi au centre des versions de la légende de Cola Pesce, dans lesquelles ce dernier gagne l’immortalité, notamment dans celle de la Relación espagnole, où il traverse

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 178

pendant 40 jours un « callejón estrecho » totalement obscur avant de trouver sa mer intérieure « diáfana y clara / como el christalino espejo »58.

40 On retiendra enfin que la métamorphose de Glaucus et celle du nageur sicilien partagent une caractéristique qui les distingue de la plupart des autres métamorphoses du corpus ovidien : elles sont parfaitement ambivalentes. Non seulement parce qu’il s’agit de métamorphoses seulement partielles qui créent des entités hybrides, voire amphibies, lesquelles restent humaines dans leur (quasi)animalité ou leur divinité supposée, ou parce que des facteurs naturels et surnaturels s’associent dans le processus de leurs transformations respectives. Aussi et surtout pour deux autres raisons : 1/ - leur destin, y compris lorsqu’ils atteignent l’immortalité, est à la fois heureux et malheureux. En devenant homme marin Cola assouvit enfin une passion profonde ; on a vu que, au moins dans deux versions, il accède même à un royaume paradisiaque dont il devient le maître et quasiment le dieu. Cette promotion fusionnelle n’est cependant que la face positive d’un fatum subi qui l’exclut de la communauté humaine, dont il ressent et avoue périodiquement la nostalgie, et dans la plupart des versions il connaît une fin tragique, éventuellement auto-sacrificielle, lorsqu’il ne peut s’empêcher de céder au caprice royal ou de s’immerger et pétrifier à jamais pour retarder le désastre géologique qui menace inexorablement la Sicile. Le Glaucus d’Ovide n’est pas plus heureux, qui se plaint amèrement de ce que son statut divin ne suffit pas à lui concilier l’amour de Scylla, qu’il aura finalement la douleur de voir transformée en monstre. Dans certaines versions son inutile immortalité devient même malédiction, puisqu’il y est précisé qu’elle ne s’accompagne pas d’une perpétuelle jeunesse et le condamne donc à un vieillissement sans fin qui le rend de plus en plus décrépit et méconnaissable : dans ce cas, comme dans quelques autres variantes du cycle de Glaukos, le récit s’apparente indirectement aux mythes admonitoires proche-orientaux sur l’inéluctabilité de la mort ou sur les graves inconvénients qu’encourt l’homme à vouloir lui échapper, voire à y réussir59... 2/ - Le second signe de l’ambivalence profonde qui affecte les métamorphoses marines de Glaucus et de Cola Pesce est le caractère équivoque, voire contradictoire, des évaluations morales et interprétations allégoriques qu’elles suscitent.

41 On sait que dans la tradition poétique médiévale Glaucus jouit généralement d’une appréciation favorable, liée au thème éminemment positif de sa déification : Dante (Paradis I, 67-72) fait de sa métamorphose une sorte de préfiguration ineffable de sa propre expérience mystique et de la transformation interne opérée par Dieu en l’homme60, et l’Ovide moralisé (XIII-XIV) réinterprète dans une perspective christologique la résurrection des poissons, la descente rédemptrice du pêcheur dans la mer de ce bas-monde et la dimension baptismale de sa purification sous-marine61.

42 C’est en revanche une image toute négative du même personnage qui transparaît dans les traités de mythographie et dans la tradition emblématique. Cette image tenace remonte (au moins) à Fulgence et c’est Boccace qui, dans ses Genealogiae deorum gentilium, s’est employé à la recycler et l’a transmise aux mythographes ultérieurs62. Glaucus, en tant qu’amoureux de Scylla, y est censé représenter la luxure, et l’étymologie de son nom (supposé évocateur d’un défaut de vision) est convoquée pour associer à une forme de cécité mentale la passion incontrôlée qui y conduit. Ce qui n’empêche pas l’auteur, se fondant alors sur une autre étymologie (qu’il attribue à Leonzio Pilato) selon laquelle le même nom évoquerait en fait la terreur, de proposer

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 179

dans un autre chapitre une explication différente de la signification du mythe : les liens contradictoires de Glaucus à Circé et à Scylla seraient une extrapolation fabuleuse de la terreur inspirée par les hurlements fracassants des courants marins heurtant les écueils et s’engouffrant dans les cavernes subaquatiques qui abondent dans les lieux hantés par ces deux femmes fatales63. Il est intéressant de constater que le même télescopage d’un paradigme optique et d’un code acoustique – d’ailleurs caractéristique du cycle mythique indo-européen du « feu dans l’eau »64 – apparaît aussi dans le romance espagnol, où l’aventure sous-marine du « Pece Nicolao » commence dans l’obscurité de la « cueva de Rota », célèbre pour le fracas tonitruant qu’y produit la mer (« Da bramidos el mar [...] que se oyen treinta leguas »)65.

43 La métamorphose de Cola Pesce n’a certes pas fait l’objet d’autant d’interprétations allégoriques que celle de Glaucus, mais on y remarque la même ambivalence.

44 Il apparaît souvent, lui aussi, comme un personnage positif : plusieurs auteurs notent les bienfaits qu’il prodigue aux navigateurs par ses enseignements et avertissements et certaines versions orales en font, on l’a vu, un héros sacrificiel qui sauve provisoirement la Sicile d’un engloutissement annoncé. Le plus ancien des textes qui le mentionnent, une strophe du troubadour Raimon Jordan, le présente comme un sage virtuel (« que si visques lonc temps savis hom fora »)66, l’identifie implicitement à saint Nicolas (il l’appelle « Nicola de Bar ») et l’institue comme une sorte d’allégorie courtoise de la fidélité amoureuse et du sort fatal consenti auquel elle voue le poète. On assiste même au XIVe siècle à une ébauche de glose spirituelle du personnage dans le Reductorium morale de Pierre Bersuire, qui fait écho à celle de Glaucus dans l’Ovide moralisé : ses investigations sous-marines sont comparées à celles des théologiens dans les « profunda maris scripturarum », où ils trouvent les « dulcia flumina scientiarum divinarum »67. L’imagerie médiévale associant le monde marin aux mystères de la religion, laquelle remonte au moins à Basile de Césarée et Ambroise de Milan et plonge ses racines à travers le judaïsme dans un très ancien symbolisme sémitique68, suffit à expliquer ce tour inattendu pris par l’évaluation de notre nageur sicilien : c’est la référence commune à cet arrière-plan culturel et à son implantation privilégiée dans la région jadis phénicienne de Cadix qui justifie les comparaisons que l’on a pu faire entre cette légende et celle du Messie ichthyomorphe attendu au XVIe siècle par les Marranes andalous69, ou celle de l’une et de l’autre avec l’aventure sous-marine de Lázaro transformé en thon dans la continuation anversoise de 155570, sans qu’il soit nécessaire de supposer une quelconque corrélation ou interdépendance conjoncturelle entre ces trois traditions71.

45 Cette image positive de Cola Pesce, que certains traits de sa légende rattachent à saint Nicolas, est cependant contrebalancée par l’interprétation funeste de sa métamorphose que laissent transparaître certaines versions. Cola lui-même, dont il est précisé parfois qu’en mer il ne montre que la partie supérieure, entièrement humaine, de son corps, laissant immergée la partie zoomorphe, semble conscient et comme honteux de ce versant négatif 72. Plusieurs versions indiquent, plus ou moins clairement, que sa métamorphose est le fruit d’un châtiment. C’est sa désobéissance à ses parents, son excessive tendance contre-nature à se séparer de la société des hommes pour rechercher la solitude du milieu marin, que sanctionne cette transformation, qui rend cet isolement quasi total et définitif. Ce trait est souligné dès la première version complète de la légende, celle de Salimbene de Adam, qui conclut son récit en indiquant que l’enfant « offendit graviter et exasperavit matrem » et cite à ce propos l’admonition de

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 180

l’Ecclésiaste : « Quam male fame est qui relinquit patrem, et est maledictus a Deo qui exasperat matrem »73.

46 Ce motif peccamineux est repris plus laïquement et élargi par Pontano qui, dès le premier chapitre de son De immanitate liber, prend « Cola Pisce » comme exemple de la déshumanisation de ceux qui s’étant écartés de la voie moyenne de la vertu et des « honesta officia » finissent par perdre la raison et leur nature humaine et « ad feras transeunt »74. Sur ce point, tradition littéraire et corpus folklorique oral ont coïncidé puisque, selon un souvenir d’enfance cité par Pipino da Bologna dans son Chronicon, « Nicolaus Piscis » était mentionné par les mères pour terroriser leurs enfants vagissants et les rappeler à l’ordre75. Le même message est transcrit, avec plus d’onction, dans l’édition salmantine du romance de 1608, laquelle est accompagnée de deux canciones invitant expressément et respectivement les parents à veiller à ce que leur progéniture soit « bien acostumbrada » et les enfants à suivre « la bondad y el camino de la gloria », c’est-à-dire avant tout à honorer leurs parents et à leur obéir76.

47 La négativisation de notre personnage atteint enfin son terme ultime dans les versions bretonnes où « le poisson Nicole » n’a plus rien d’humain et passe son temps à jouer de mauvais tours aux pêcheurs, au point qu’il faut parfois le faire exorciser par un prêtre77.

48 On voit donc que Glaucus et Cola Pesce, au-delà de leurs analogies intrinsèques, se rejoignent dans l’équivocité des interprétations qui ont pu être proposées quant à leurs métamorphoses. Le reflet le plus marquant de cette ambivalence partagée est l’incertitude relative à leurs statuts qu’ont parfois affichée les auteurs qui se sont intéressés à leurs légendes respectives : le doute auquel fait allusion la Relación espagnole quand elle évoque les multiples rumeurs circulant sur « El Pece Nicolao » (est- il une sirène, un démon, un homme marin, un fantôme ?) semble faire écho à l’inquiétude qu’Ovide attribue à Scylla lorsqu’elle voit paraître devant elle cet être indéfinissable qu’est Glaucus « monstrumque deusne / ille sit ignorans » (Met., XIII, 912-913).

La mère coupable et la Déesse Syrienne

49 Au terme de cette ébauche de comparaison entre le dieu marin évoqué par Ovide (entre autres) et le nageur prodigieux de Messine, on peut se demander, compte tenu de leurs nombreuses analogies, si le second n’est pas, dans une certaine mesure, le produit d’une « survivance » du premier, dont le souvenir se serait maintenu et transmis dans la tradition orale, le mythe méditerranéen devenant, moyennant quelques déménagements et adaptations à de nouveaux contextes, la légende locale imparfaitement christianisée que nous voyons surgir dans la littérature écrite vers la fin du XIIe siècle. Relation généalogique donc, ou purement typologique ? À moins que leurs analogies ne s’expliquent par un héritage commun dont l’un et l’autre seraient séparément tributaires ? Ces diverses hypothèses ne s’excluent pas nécessairement, sauf à les envisager dans une perspective excessivement totalitaire.

50 Les différences entre les deux personnages sont en effet aussi instructives que leurs analogies. Contrairement à Glaucus, Cola n’est pas un dieu et il n’est dit immortel (ou capable de se rajeunir à volonté) que dans deux versions paralittéraires, bien distinctes du reste du corpus. Ce n’est pas en tant que pêcheur (ou fils de pêcheur), mais en tant que nageur et plongeur exceptionnel, qu’il est amené à fréquenter l’élément marin

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 181

pour finalement s’y fondre et y changer d’aspect. Entre le mythe et la légende il y a donc divergence de plan.

51 L’hypothèse d’une transition possible de l’un à l’autre est cependant validée par le fait que, bien avant Ovide, on voit apparaître – dans les Histoires incroyables de Palaephatos – une version grecque de l’histoire de Glaukos où ce dernier n’a rien d’un dieu et doit précisément sa réputation légendaire à ses dons de nageur et de plongeur, lesquels lui permettent de disparaître longtemps et de faire croire à ses concitoyens qu’il dispose d’une résidence sous-marine, fable ensuite accréditée définitivement lorsqu’il disparaît pour de bon, victime de quelque monstre marin78. L’idée d’une imposture reste implicite dans le texte de Palaephatos, qui fait, ici comme ailleurs, œuvre de démystificateur rationaliste : n’est-elle pas cependant subliminalement latente dans les versions du mythe qui indiquent que Glaukos aurait choisi de s’immerger définitivement par désespoir de n’être pas parvenu à convaincre ses contemporains qu’il était effectivement devenu immortel79 ? Le catapontisme délibéré de Cola Pesce ne résulte certes pas d’un projet théologique aussi tordu, mais on voit comment l’anecdote pseudo-historique peut se dégager du mythe sous-jacent, l’apothéose marine surnaturelle du héros métamorphosé se fondant subrepticement dans le répertoire sportif d’une nomenclature de records nautiques.

52 Deux différences majeures séparent néanmoins la légende de Cola Pesce du mythe de Glaucus et confèrent à la première son irréductible originalité. La tradition sicilienne est d’une part obscurément traversée par le cycle hagiographique de saint Nicolas, dont elle transpose certaines composantes. Ayant abordé ce dossier ailleurs je n’y reviendrai pas ici. D’autre part la métamorphose du héros y est déterminée par une cause spécifique, la malédiction parentale (le plus souvent maternelle) consécutive à l’exaspération face à son hydrophilie obsessionnelle. Mentionné pour la première fois dans la chronique de Salimbene de Adam (XIIIe siècle), le trait réapparaît dans quelques textes littéraires ultérieurs et dans la plupart des versions orales. Cette malédiction voue parfois expressément le garçon à ne plus pouvoir vivre hors de l’eau, voire à devenir (au moins partiellement) poisson.

53 Il est certes évident que l’effet des imprudentes exclamations de la mère irritée outrepasse largement ses intentions : une fois proférée dans la fureur, la parole malédictive se trouve dotée d’une efficacité magique imprévue, imparable et irréversible. Son effet est, en négatif, équivalent à celui du carmen solennel par lequel les dieux marins confèrent à Glaucus en le purifiant de son humanité sa nouvelle nature de divinité hybride.

54 Cette notion d’une puissance magique de la parole imprécatoire, manifeste héritage païen, est restée assez vivante au Moyen Âge pour alimenter tout un cycle de récits exemplaires, à la fois admonitoires et édifiants, mettant notamment en garde les parents contre les execrationes et autres jurons blasphématoires qu’ils ont trop tendance à déverser sur leurs enfants désobéissants, et recommandant à ces derniers, particulièrement exposés au démon, d’éviter de susciter la colère de leurs géniteurs, que Satan est tout disposé à prendre au mot. Nombre d’histoires d’enfants inopinément « voués au diable » par l’incontinence verbale de leurs parents exaspérés se soldent ainsi par une effective, contraignante et immédiate devotio démoniaque, rendue possible par la profération de mots interdits qui automatiquement enchaînent80. L’enfant maudit par l’un ou l’autre de ses parents tombe immédiatement sous la coupe

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 182

du démon qui en prend possession et il ne peut généralement être rédimé que par l’intervention de la Vierge.

55 On connaît les racines hagiographiques de ce genre de récit81, lequel apparaît comme une version christianisée du cycle de contes folkloriques et de légendes initiatiques où divers scénarios sont mis en œuvre pour rendre compte du fait qu’à partir d’un certain âge les garçons doivent être enlevés à leurs parents consentants et conduits en forêt pour y subir des rites de passage sous la direction d’officiants spécialisés82. Lorsque ce système rituel archaïque a été contesté, pour être finalement aboli et remplacé par d’autres procédures d’intégration sociale et d’accès au statut d’adulte, ces récits vénérables mais désormais obsolètes ont dû être refondus afin d’apparaître encore intelligibles et moins scandaleux : s’est imposée alors l’idée plus acceptable d’une faute parentale préalable comme cause déterminante plus ou moins directe de la violence imposée à l’enfant, dont l’indiscipline occasionnelle ou récurrente fera figure de cause circonstancielle. Les prescriptions de l’Église concernant le bannissement des jurons, malédictions et autres formules incantatoires, réputées magiques et païennes mais toujours obscurément considérées comme efficaces, donc dangereuses, ont alors pu donner corps et intelligibilité au cycle d’exempla admonitoires dont manifestement relève l’histoire de la malédiction maternelle contraignante dont est victime Cola Pesce83. Ainsi était-il possible, dans un cadre mental d’inspiration chrétienne, de rendre compte de ce phénomène fulgurant et singulier de l’immédiate immersion, couplée à une métamorphose de l’enfant, que le mythe de Glaucus expliquait par une mystérieuse urgence de changer de nature, due à l’absorption d’une substance magique et par l’intervention cérémonielle des dieux de la mer.

56 En deçà du type de récit médiéval édifiant, normativement balisé et codifié, auquel reconduit formellement l’épisode en question, il est cependant loisible d’entrevoir en filigrane l’affleurement d’un autre modèle imaginaire et narratif qui par percolation en infléchit le cours et le sens. Le récit du catapontisme soudain et de l’hybridité consécutive de Cola, qui ne mobilise en rien le merveilleux chrétien, recèle trop de bizarreries et de résonances païennes pour faire sans plus figure d’exemplum admonitoire. L’insistance sur le rôle négatif ( ?) et déterminant de la mère sur le destin du héros – lequel est aussi l’accomplissement d’une vocation personnelle profonde et apparemment innée – est même en contradiction avec un thème récurrent du cycle chrétien de l’enfant voué au Diable suite à sa malédiction par la mère, selon lequel la possession est réversible et finalement annulée car seul le père peut juridiquement livrer son enfant à un autre tuteur84.

57 Par contre notre légende sicilienne est conforme, sur ce point, à toute une série de traditions orales (notamment ibériques) relatives à l’origine de telle ou telle sirène : ces créatures marines y sont généralement présentées comme des filles qui, d’abord « terriennes », ont été un jour maudites par leurs mères, pour avoir commis telle ou telle faute, ou manifesté une excessive hydrophilie, et sont consécutivement devenues femmes-poissons85. Ces transformationos sont sans retour ni rédemption : à la différence des récits « exemplaires » mentionnés plus haut qui en ont fourni le cadre narratif, ces légendes qui ne font intervenir aucun démon ne visent plus tant à mettre en garde contre les dangers des incantations païennes qu’à souligner la force du lien matrilinéaire, manifestée par la puissance magique, seule efficace, de la parole maternelle et par l’influence décisive de la mère sur la nature et le destin de sa progéniture86.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 183

58 De la mère à la mer, l’immersion apparaît donc dans ces traditions comme un approfondissement, par irrépressible retour aux eaux amniotiques, de la dépendance utérine de l’enfant. Ce dernier n’a plus dès lors qu’à s’enfermer plus ou moins définitivement dans le fœtal paradis sous (ou ultra)-marin que s’approprie le Nicolao- Nicolaos de la Relación espagnole et de la version byzantine, ou à fatalement périr au fond du gouffre sur ordre de la substitutive figure paternelle que représente le roi abusif (dont plusieurs versions orales précisent, sans l’expliquer, qu’il souhaite la mort du jeune nageur)87.

59 La légende de Cola Pesce recoupe donc sur ce point, en lui offrant un contrepoint masculin, une notable partie du corpus traditionnel sur les sirènes, comme l’atteste notamment la symétrie entre la Relación de 1608 et un autre romance de cordel, intitulé « El fenómeno pez-mujer o la maldición de una madre », où sont contées les aventures d’une fille de Gerona qui, maudite par sa mère suite à une calomnie concernant ses mœurs, disparaît dans la mer, d’où elle ne réapparaîtra que sous la forme d’un monstre marin88.

60 Nous avons donc affaire, au-delà de toute influence ou récupération ecclésiastique et des schémas édifiants de la littérature des exempla, à un type de récit spécifiquement lié au monde marin et à ses habitants supposés. L’association de l’immersion et de l’ichthyomorphose à une transgression préalable concernant le rapport du sujet concerné avec ses ascendants, notamment sa mère, n’est pas une invention de clerc : elle se trouve déjà dans les mythes antiques de catapontisme, où, comme l’a souligné C. Gallini, ce phénomène procède souvent d’un accès de folie déterminé par une crise familiale, elle-même fondée sur une faute (ou une série de fautes) – généralement de caractère sexuel – commise par, ou contre, la mère (ou moins fréquemment un autre parent), folie qui se traduit par une pulsion suicidaire du contrevenant qui l’amène irrésistiblement à se précipiter dans la mer ou dans un fleuve. Toute une série de mythes et de légendes helléniques associent cette immersion spontanée, qui peut être à la fois symptôme maniaque et rituel thérapeutique ou salvateur, soit à l’intervention agressive d’une entité maternelle, laquelle peut se voir elle-même atteinte par cette folie consécutive à une transgression, soit à une faute (curiosité sacrilège, inceste, matricide) commise à l’encontre de cette entité.

61 On trouvera donc alternativement des histoires d’enfants jetés à l’eau par leur mère – laquelle peut s’y jeter avec eux –, comme il arrive dans les mythes d’Eumolpe ou d’Ino Leucothea89, de fils précipités dans la mer, ou se suicidant par noyade, après avoir causé un tort à leur génitrice90, ou encore de femmes (ou déesses) se précipitant avec leur progéniture dans un cours d’eau pour échapper à un viol91.

62 Le cas d’Ino, qui devenue folle, se jette à la mer avec son fils Mélicerte, retient ici l’attention, non seulement parce qu’il a été développé par Ovide92, mais pour sa mise en scène d’une commune apothéose aquatique des deux protagonistes noyés, lesquels deviennent, comme Glaucus, des divinités marines93. Bien qu’il n’y ait pas, dans ce cas, de métamorphose physique du jeune garçon ni d’allusion à une quelconque hybridité, le fait que la divinisation de Mélicerte résulte de l’initiative de sa mère et passe par sa prise en charge par des dauphins (qui après son immersion se substituent à sa mère dans la conduite de son cursus initiatique) invite à une comparaison globale de ce mythe et de ses corrélats rituels avec certains éléments du cycle légendaire de Cola Pesce : j’y reviendrai ailleurs, notant seulement ici que, dans les deux cas, la mère est directement responsable du destin de son fils94, et qu’il existe une légende

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 184

parahagiographique byzantine qui semble opérer la transition entre le mythe de Mélicerte et celui de Cola Pesce.

63 Il s’agit de la tradition médiévale relative à Nicolas le Pèlerin de Trani, ce berger grec du XIe siècle qui avait été expulsé par sa mère exaspérée par son extravagante piété, puis jeté à la mer (pour la même raison) par les moines du monastère où il avait trouvé refuge (mais ensuite pris en charge et sauvé par des dauphins), enfin précipité par- dessus bord par les marins du bateau sur lequel il tentait de se rendre en Italie, mais encore sauvé, cette fois par une Dame venue du ciel, secours analogue à celui dont Ulysse naufragé bénéficia de la part d’Ino95. Finalement arrivé sur la côte des Pouilles, ce Nicolas partage donc le nom, quelques aventures marines, l’exclusion familiale et sociale et la patrie (d’adoption) du prodigieux nageur du détroit de Messine dont plusieurs versions anciennes précisent qu’il était d’origine apulienne. La dévotion originale de ce Mélicerte chrétien, ses bienfaits, ses accointances ichthyologiques et sa vocation pérégrinante se retrouvent dans l’abnégation gyrovague et serviable de Cola Pesce, auquel il a peut-être servi d’intermédiaire avec cet autre Nicolas, celui de Myra et de Bari, lui aussi venu d’Asie Mineure et installé post mortem en Apulie d’où il exerce sa sainte protection sur tout le monde de la chrétienté méditerranéenne.

64 À la différence de celle de Glaucus, donc, la métamorphose de Cola Pesce – qui pourtant lui ressemble fort – a quelque chose à voir avec sa mère, point important sur lequel il se rattache plutôt au modèle de Mélicerte et / ou de quelques autres personnages (comme les victimes de la Naïade de Nosala, également mentionnée par Ovide)96 dont l’ichthyomorphose est imputable à une entité féminine ambivalente.

65 Cette constatation m’amène à compléter mon exégèse mythique de ce personnage complexe et à confirmer l’hypothèse des composantes proche-orientales de son dossier, développée dans mon antérieure investigation de ses rapports avec saint Nicolas. Je le ferai en soulignant la probable origine sémitique de ce corpus légendaire qui attribue à une malédiction maternelle l’immersion et la transformation en hybride marin infligées à notre héros comme à la plupart des riveraines espagnoles devenues sirènes.

66 Si l’invocation maternelle a une telle force contraignante c’est probablement, en deçà des réinterprétations démoniaques imaginées par les clercs, parce qu’elle procède d’une divinité. Une divinité féminine ambivalente qui n’est autre que la Dea Syria, à savoir Atargatis (alias Astarté), dont le culte s’est répandu dans tout le bassin méditerranéen dès l’époque hellénistique, plus anciennement encore dans les zones partiellement colonisées par les Phéniciens – entre autres Gades-Cadix et les côtes siciliennes97 – qui sont précisément celles où s’est enracinée le plus profondément la légende de Cola Pesce. La mythologie de cette déesse, liée à des rituels où interviennent le catapontisme et l’ichthyolâtrie, comporte des récits d’immersion et de transformation en poisson98. Dans ces mythes les incarnations de la divinité féminine sont en étroite association avec un jeune personnage masculin, qui est tantôt son fils, tantôt son amant (quand les deux ne sont pas coexistants, voire confondus), lequel partage le sort de celle dont il est le parèdre, au point de plonger avec elle et de subir la même ichthyomorphose.

67 Ovide n’ignorait rien de cette mythologie, comme en témoignent les allusions qu’il fait, dans les Métamorphoses et dans les Fastes, aux transformations et aventures aquatiques de « Dercetis la babylonienne », à l’immersion de Vénus (alias Dione) et de Cupidon (alias Ichthys) dans l’Euphrate où des poissons les prennent en charge, en récompense de quoi ils feront l’objet d’une transformation en constellation, à l’histoire de la naïade de Nosala qui, avant de devenir elle-même poisson, infligeait à ses amants cette

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 185

métamorphose99. Les légendes relatives à Sémiramis et à ses parèdres masculins, celles qui concernent Ino-Leucothea et Britomartis, autres plongeuses, relèvent du même complexe mythique100, où le thème de la transgression (notamment sexuelle) et du châtiment intervient à plusieurs niveaux, servant en particulier à justifier et expliquer des processus initiatiques complexes et à rendre compte d’allusions rituelles devenues difficiles à déchiffrer.

68 Certes la mère de Cola Pesce ne se livre à aucune immersion, quoiqu’une version orale précise curieusement qu’elle se suicide (en plongeant à son tour ?) au moment où elle assiste à celle de son fils101. C’est cependant bien elle qui est à l’origine de cette mutation décisive. Une autre tradition locale sicilienne attribue même l’histoire entière de Cola à une sirène, qui périt comme lui au fond du détroit102. Je reviendrai ailleurs sur l’ensemble des (rares) autres connexions féminines du prodigieux nageur, notamment avec sa sœur, ses filles, la fille du roi, selon les quelques versions qui y font allusion, où transparaît parfois la fugitive mention d’une tragédie amoureuse, qui pourrait relever d’un croisement avec le cycle de ballades traditionnelles sur « la pesca del anillo », où certains ont voulu voir la racine de notre légende sicilienne103. Mais l’argument de ces chansons – qui portent sur la tentative, souvent fatale, risquée par un plongeur amoureux de récupérer l’anneau perdu (ou jeté) en mer, voire dans un puits, par une belle capricieuse –, lequel fait écho à la descente de Cola Pesce en quête de la coupe immergée dans le détroit par le roi, ne reconduit-il pas lui aussi à un thème mythico- rituel lié au culte de la Dea Syria, dont les incarnations visibles sont précisément des poissons porteurs d’anneaux (attachés à leurs ouïes)104 ?

69 Les remarques que je viens de formuler permettent d’envisager l’hypothèse selon laquelle les analogies relevées plus haut entre la métamorphose du Glaucus ovidien et celle de Cola Pesce ne pourraient s’expliquer totalement ni par un lien généalogique – au sens où le second serait une « survivance » locale du premier, ou le produit folklorisé d’une réminiscence littéraire – ni par une simple affinité typologique, mais reconduiraient à leurs dépendances respectives à l’égard d’un héritage (sémitique) commun.

70 Une origine babylonienne, médiatisée par la Crète, a pu être en effet envisagée avec vraisemblance pour les trois principaux Glaukos des traditions helléniques, dans les légendes desquels se retrouve l’association d’un catapontisme et d’un accès à une herbe d’immortalité, complexe thématique central dans la geste de Gilgamesh105, et j’ai moi- même supposé par ailleurs que les transformations en poissons du Messie marrane du Guadalquivir, du Lazarillo d’Anvers et de Cola Pesce avaient quelque lointaine parenté avec le mythe d’Oannes et le type babylonien de l’apkallu, sage ichthyomorphe faisant office de héros civilisateur antédiluvien106.

71 S’il y a donc finalement quelque ressemblance entre l’aventure métamorphique marine de Cola Pesce et quelques-unes de celles qui sont évoquées dans le poème ovidien il appert que, par un apparent paradoxe, l’analogie ne s’impose vraiment que dans les versions de sa légende qui ont été imaginées et ont principalement circulé dans un milieu illettré bien étranger à la tradition littéraire latine, mais peut-être plus proche des sources traditionnelles d’Ovide qu’il ne l’était lui-même. Ceux qui connaissaient Ovide n’ont par contre guère pu envisager le rapprochement, car à leurs yeux Cola Pesce, dont ils connaissaient manifestement l’existence par la vox populi, était principalement, ne pouvait être, qu’un nageur exceptionnel et fameux du temps jadis sur lequel on racontait des histoires plus ou moins invraisemblables : pour eux la

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 186

métamorphose n’était plus qu’une fiction poétique relevant du merveilleux ou une allégorie morale, et ni les humains ni les tritons et les sirènes, dont on continuait à affirmer l’existence dans les cosmographies, lesquels étaient considérés comme des êtres naturels, ne pouvaient y être sujets. Si le nageur sicilien, devenu « menzu pisci e menzu omu » suite à une mystérieuse transmutation, des récits de pêcheurs et de marins est comparable aux héros ovidiens, ce ne peut être que par un processus de remythisation – combinant peut-être survivances, résurgences et réinventions – de la part de gens de mer incultes mais croyant encore à ce à quoi Ovide lui-même ne croyait probablement déjà plus...

NOTES

1. Giuseppe Pitrè, Studi di leggende popolari in Sicilia e nuova raccolta di leggende siciliane, Turin, C. Clausen, 1904, p. 1-173, Benedetto Croce, Storie e leggende napoletane (rééd.), Milan, Adelphi, 1990, p. 298-305. 2. Anita Seppilli, Sacralità dell’acqua e sacrilegio dei ponti, Palerme, Sellerio, 19902, p. 294-348, Giuseppe Cavarra, La leggenda di Colapesce, Messine, Intilla, 1998 ; Maria D’Agostino, La leggenda di Cola Pesce. Una versione spagnola del secolo XVII, Rome, Salerno, 2008 ; Giovanni Battista Bronzini, « Cola Pesce e il tuffatore. Dalla leggenda moderna al mito antico », Lares, 66, 2000, p. 341-376 ; Fiorella La Guardia, « La leggenda di Cola Pesce, fra mito antico e studi moderni », Lares, 69 (3), 2003, p. 535-562 ; Consiglia Landi, « Niccolò Pesce. Un monumento napoletano ed una leggenda », Quaderni dell’Accademia Pontaniana, 2, 1981, p. 30-80. On trouvera dans les études de G. B. Bronzini, op. cit., et M. D’Agostino, op. cit., les références des multiples articles de B. Croce consacrés à cette légende. 3. La plupart de ces textes sont reproduits in G. Pitrè, op. cit., G. Cavarra, op. cit., et M. D’Agostino, op. cit. 4. Cf. les versions recueillies en Sicile par G. Pitrè, op. cit., p. 150-173, et G. Cavarra, op. cit., p. 109-154. Pour leur mise en parallèle avec les versions littéraires cf. F. La Guardia, op. cit, p. 550-558. Pour une version napolitaine cf. B. Croce, op. cit., loc. cit.. Une version catalane a été recueillie par Joan Amades, Folklore de Catalunya. Rondallística, Barcelone, Selecta, 1950, p. 1138-1139, n° 1604, « El peix Nicolau ». Pour les versions bretonnes cf. Paul Sébillot, Folklore de France, Paris, Maisonneuve et Larose, 19682, tome II, p. 134-136 (lutins protéiformes nommés « Nicole », ou « Collé » ; bête marine agressive appelée « Saint-Nicolas »), et Pierre J. Hélias, Légendes de la mer, Chateaulin, Jos Le Douaré, 1958, p. 89-91, « Le joyeux lutin Nicole ». Sur la diffusion de la légende en Espagne cf. Julio Caro Baroja, « El “Pesce Cola” o “El Peje Nicolao” », Revista de Dialectología y Tradiciones Populares, 39, 1984, p. 7-16, et M. D’Agostino, op. cit. 5. F. Delpech, « De saint Nicolas à Cola Pesce : mythe, hagiographie et folklore autour de la légende du prodigieux nageur de Sicile », paru dans Memorie del Mare. Divinità, santi, eroi, navigatori (Atti del Convegno Internazionale, Cefalù 4-6 novembre 2010), S. Mannia (éd.), Palerme: Fondazione Ignazio Buttitta, 2011, p. 129-169. 6. Les premières sont celles de Walter Map et Raimon Jordan (XIIe siècle) : cf. M. D’Agostino, op. cit., p. 108-111, où elles sont reproduites. Ce n’est qu’à partir de la fin du XIIIe siècle (texte de la chronique de Salimbene de Adam : cf. ibid., p. 110-111) qu’apparaît une ébauche de biographie du personnage. Les premières allusions à une « métamorphose » physique de Nicolas (pourtant déjà

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 187

appelé « Piscis », dès le Chronicon de F. Pipino da Bologna, XIV e siècle : ibid., p. 112-113) figurent dans le De Immanitate de G. Pontano et les Commentaires de R. Maffei da Volterra, c’est-à-dire au XVe siècle (ibid., p. 120-122 et 122-123) : elles semblent cependant n’affecter que l’aspect extérieur (« effigiem », « tanquam marinum monstrum »), non la physiologie ni la nature intrinsèque du personnage. 7. M. D’Agostino, op. cit., p. 114-121. Il n’y a pas d’équivalent ovidien de ce genre de scène concernant Scylla. 8. Ibid., p. 120-121. 9. Cf. F. Delpech, « Lazare, l’eau, le vin et les thons. Éléments pour une recherche sur les corrélats folkloriques de la première continuation du Lazarillo (Anvers, 1555) » in Ecritures, pouvoirs et société en Espagne aux XVIe et XVIIe siècles (Hommage du CRES à Augustin Redondo), Paris, Publ. de la Sorbonne - Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 309-327. 10. Ioannis Ioviani Pontani, De immanitate liber, L. Monti Sabia (éd.), Naples, Loffredo, 1970, chap. I, p. 5-6. Sur l’influence d’Ovide sur Pontano et sur son appropriation du thème de la métamorphose, cf. Francesco Tateo, « Ovidio nell’ Urania di Pontano », in I. Gallo et L. Nicastri (éds.), « Aetates Ovidianae ». Lettori di Ovidio dall’ Antichità al Rinascimento, Naples, Ediz. Scient. Ital., 1995, p. 279-291, et Donatella Coppini, « Le metamorfosi del Pontano », in G. M. Anselmi et M. Guerra (éds.), Le Metamorfosi di Ovidio nella letteratura tra Medioevo e Rinascimento, Bologne, Gedit, 2006, p. 75-108 (en particulier p. 84-87). 11. Sur la figure de « l’homme-poisson » dans les fêtes, rituels et représentations dramatiques populaires en Italie et en Sicile, cf. Carmelina Naselli, « L’uomo-pesce nella novellistica e nelle rappresentazioni sceniche popolari », in Etnografia e folklore del mare, Naples, 1957, p. 543-550, et Sergio Bonanziga et Marta Di Mariano, « Una pesce mimata per incantare il mare. Il dramma dell’ uomo-pesce nella Riviera dei Ciclopi », in I. E. Buttitta et M. E. Palmisano (éds.), Santi a mare. Ritualità e devozione nelle comunità costiere siciliane, Palerme, Regione Siciliana, 2009, p. 67-85, où sont discutées les relations éventuelles de la légende de Cola Pesce avec cette figure rituelle. 12. La version de W. Map indique que Nicolas n’a « nichil inhumanum in membris » (M. D’Agostino, op. cit., p. 108). 13. Beaucoup de versions orales précisent que Cola est « menzu omu e menzu pisci ». 14. Cf. P. J. Hélias, op. cit., le « lutin Nicole » est un pêcheur qui a été métamorphosé en marsouin car il était allé pêcher un dimanche. 15. Cf. la version catalane recueillie par J. Amades, op. cit., et le romance espagnol dont il sera question plus loin. Le nom de « Pipe » ou « Pipa », ajouté à celui de Nicolas dans les versions médiévales de W. Map et G. de Tilbury, fait peut-être indirectement allusion à ce motif (noter que le romance appelle « pipa » le récipient en question). 16. Sur ce type de personnage mythique dans les traditions indo-européennes cf. Claude Sterckx, Les dieux protéens des Celtes et des Indo-Européens, Mémoires de la Société Belge d’Études Celtiques, n° 4, Bruxelles, S.B.E.C., 1994, et Dominique Briquel, « Vieux de la mer grecs et Descendant des eaux indo-européen », in R. Bloch (éd.), D’Héraclès à Poséidon. Mythologie et protohistoire, Genève- Paris, Droz-Champion, 1985, p. 141-158. 17. Cf. Klaus Joachim Heinisch, Der Wassermensch. Entwicklungsgeschichte eines Sagenmotivs, Stuttgart, Klett-Cotta, 1981, Beate Otto, Unterwasser-Literatur. Von Wasserfrauen und Wassermännern, Wurzburg, Königshausen-Neumann, 20012, Claude Lecouteux, « Les génies des eaux : un aperçu », in D. James-Raoul et C. Thomasset (éds.), Dans l’Eau, sous l’Eau. Le monde aquatique au Moyen Age, Presses de l’Univ. de Paris-Sorbonne, 2002, p. 253-270 (cf., dans le même volume, les articles de I. Vedrenne, « L’homme sous la mer. La figure du plongeur dans le monde gréco-romain et l’Occident médiéval », p. 273-319, et de H. Toelle, « Des pêcheurs de perles aux Ginn sous-marins », p. 321-337). Cf. également C. Sterckx, op. cit., et, pour le domaine ibérique, J. Caro Baroja, « La creencia en hombres marinos », in Algunos mitos españoles, Madrid, Ed. del Centro, 19743, p. 133-144, et Xoán Xosé Teijeiro Rey, Seres galegos das augas. Mitoloxía comparada, La

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 188

Corogne, Toxosoutos, 2002. Sur les formes médiévales de cette mythologie cf. Mia I. Gerhardt, Old Men of the Sea. From Neptunus to Old French « luiton » : ancestry and character of a water-spirit, Amsterdam, Polak - Van Gennep, 1967, et P. Sébillot, op. cit. 18. Cf. Jacqueline Leclercq-Marx, « L’idée d’un monde marin parallèle au monde terrestre : émergence et développements », in C. Connochie-Bourgne (éd.), Mondes marins du Moyen Age, Senefiance, 52, 2006, p. 259-271. Les versions de notre légende présentées par G. de Tilbury et P. Bersuire font allusion à des forêts sous-marines (M. D’Agostino, op. cit., p. 108-109 et 114-115). Ce genre de récits remonte au moins aux versions du Roman d’Alexandre où figure l’épisode de l’exploration sous-marine du héros macédonien. Cf. aussi, dans les 1001 Nuits, le conte « Abdallah de la terre et Abdallah de la mer ». 19. Cf. F. Delpech, « La fable de l’hybride : Antonio de Torquemada et l’Homme Marin », in N. Peyrebonne et P. Renoux-Caron (éds.), Le milieu naturel en Espagne et en Italie. Savoirs et représentations, XVe-XVIIe s., Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2011, p. 75-101, et Marcel Turbiaux, « L’homme sauvage aquatique », Bulletin de la Société de Mythologie Française, 209, 2002, p. 9-19. 20. La légende sicilienne se distingue donc bien du mythe classique relatif au plongeon et à l’investiture sous-marine de Thésée, auquel on l’a souvent comparée, lequel porte le processus « initiatique » à son terme et implique in fine un retour définitif du héros à la vie « terrienne » (Bacchylides XVII). 21. Ovide, Mét., III, 582-691. Cf. Pierre Somville, « Le dauphin dans la Religion Grecque », Revue de l’Histoire des Religions », 201 (1), 1984, p. 3-24 (p. 14-24). 22. Ovide, Mét., XIII, 898-968, XIV, 1-74. 23. Ibid., IV, 49-51. C’est précisément à propos des Ichthyophages que Pierre Bersuire introduit (en s’inspirant du texte de Gervais de Tilbury) la légende de « Nicolaus Piscis » dans son Reductorium morale (M. D’Agostino, op. cit., p. 114-115). 24. Cf. Paul Perdrizet, « Légendes babyloniennes dans les Métamorphoses d’Ovide », Revue de l’Histoire des Religions, 105, 1932, p. 193-238. Cf. infra nn. 98-100. 25. Cf. le cas de « Pompilos », transformé en poisson-pilote par Apollon pour avoir aidé Ocyrrhoé à lui échapper, cité par Élien et Apollodore (cf. Paul M. C. Forbes Irving, Metamorphosis in Greek Myth, Oxford, Clarandon Pr., 1990, p. 318). 26. Cf. le cas des Telkhines (Ovide, Mét., VII, 365-366) sur lesquels voir Bernard Sergent, Le livre des dieux. Celtes et Grecs II, Paris, Payot, 2e partie, chap. 5, « Les Fomoires et les Telkhines », p. 541-574. Sur les entités marines de la mythologie grecque plus ou moins zoomorphes et monstrueuses, cf. Carla Costa, « La stirpe di Pontos », Studi e Materiali di Atoria delle Religioni, 39, 1968, p. 61-100. 27. J’ai esquissé ailleurs une comparaison entre la légende de Cola Pesce et les mythes relatifs aux Telkhines : F. Delpech, « Le plongeon des origines : variations méditerranéennes », Revue de l’Histoire des Religions, 217 (2), 2000, p. 203-255 (p. 233-234). 28. F. Delpech, « De saint Nicolas à Cola Pesce... » (cit. supra n. 5). B. Croce jugeait la comparaison « cervellotica » ; G. Pitrè, op. cit., en faisait plus de cas. 29. Cf. G. Cavarra, op. cit., p. 120-123, 132-133, 138-141. 30. Sur les îles supportées par des piliers cf. B. Sergent, « Une Délos celtique », Ollodagos, 19, 2005, p. 117-138. Pour la version ovidienne du mythe d’Atlas cf. Mét. IV, 657-662. 31. Cf. Mircea Eliade, De Zalmoxis à Gengis-Khan. Études comparatives sur les religions et le folklore de la Dacie et de l’Europe Orientale, Paris, Payot, 1970, chap. 3, p. 81-130, et F. Delpech, « Le plongeon des origines... », cit. supra n. 27. 32. F. Delpech, « De saint Nicolas à Cola Pesce.. », cit. supra n. 5. 33. Sur ce texte byzantin cf. Francesco Sbordone, Scritti di varia filologia, Naples, Giannini, 1971, chap. 7, p. 225-233, « Un’ eco bizantina della leggenda di Nicola Pesce », et G. B. Bronzini, op. cit., p. 364-366.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 189

34. Sur cette légende arabe cf. Les Mille et une Nuits, trad. J. E. Bencheikh et A. Miquel, Paris, Gallimard (Pléiade), t. 2, p. 580 sq. (577e nuit) et Julia Hernández Juberías, La Península Imaginaria. Mitos y leyendas sobre Al-Andalus, Madrid, CSIC, 1996, p. 34, 40-42, 59. 35. Cf. Françoise Aubaille-Sallenave, « Al Khidr, “L’homme au manteau vert” en pays musulmans : ses fonctions, ses caractères, sa diffusion », in Res Orientales, vol. 14 (Charmes et sortilèges. Magie et magiciens), 2002, p. 11-35 (p. 19-22 pour ses affinités aquatiques). Ce personnage mythique apparaît dans les récits arabes médiévaux sur la préhistoire de l’Espagne et, à plusieurs reprises, dans la littérature aljamiada des Morisques. 36. Cf. l’édition de ce texte in M. D’Agostino, op. cit., p. 78-105 et l’analyse qu’en donne le même auteur (ibid., p. 56-75) qui établit un lien (discutable mais suggestif) entre cette tradition, la légende du messie ichthyomorphe des Marranes et la première continuation du Lazarillo. Les deux éditions originales de cette Relación (Salamanque et Barcelone) sont de 1608. 37. Plusieurs textes antiques font allusion à la présence d’« hommes marins » dans la baie de Cadix, non loin de laquelle se produisent les ichthyomorphoses du Messie marrane et de Lazarillo et l’apparition méridionale de l’« hombre pez de Liérganes » auquel croyait B. Feyjóo : cf. F. Delpech, « Lazare, l’eau, le vin et les thons... », cit. supra n. 9. 38. « No embejecen los pescados / ninguno muere de viejo / porque en el Jordán renacen [...] » (vv. 169-171, éd. M. D’Agostino, op. cit., p. 90-92). Cette notation fait partie du second romance de la Relación, qui contient un récit fait par Nicolao à des pêcheurs « en el día de la Circuncisión » : cette harangue porte-t-elle la trace d’une tradition rabbinique ? Cf. F. Delpech, « Du folklore au discours prophétique : le cas du Messie ichthyomorphe des Marranes », in A. Redondo (éd.), La prophétie comme arme de guerre des pouvoirs (XVe-XVIIe siècle) , Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2000, p. 379-403, et M. D’Agostino, « ¿ Una fuente folclórica napolitana para la primera continuación del Lazarillo de Tormes ? », in P. Civil et alii (éds.), Fra Italia e Spagna. Napoli crocevia di culture durante il Vicereame, Naples, Liguori, 2011, p. 225-236. 39. Ovide, Met., III, 685 sq. Cf. les commentaires concernant ces vers dans l’appareil critique de l’édition A. Barchieri (Ed. Mondadori, Fondation L. Valla, tome 2, 2007, p. 233) ainsi que Gérard Capdeville, « Virgile, le labyrinthe et les dauphins », in Mélanges H. Le Bonniec, Bruxelles, Coll. Latomus n° 201, 1988, p. 65-82. L’image d’un ballet sous-marin est évoquée dans la byline russe de Sadko, où l’on voit pour la première fois saint Nicolas se manifester au fond de la mer... 40. Cf. supra nn. 15 et 34. Sur la malédiction parentale cf. infra. 41. Ovide, Mét., XIII, 898-968, XIV, 1-74. Sur le(s) mythe(s) de Glaucus – Glaukos, cf. Marinella Corsano, Glaukos. Miti greci di personaggi omonimi, Rome, Ateneo, 1992, Bernard Deforge, « Le destin de Glaucos ou l’immortalité par les plantes », in Visages du Destin dans les mythologies (Mélanges J. Duchemin), Paris, 1983, p. 21-39, et Ida Paladino, « Glaukos, o l’ineluttabilità della morte », Studi Storico-Religiosi, II (2), 1978, p. 289-303. A. Sepilli, op. cit., p. 298-300, évoque Glaucus à propos de Cola Pesce mais, sans ébaucher une étude comparative, ne retient que leur commun assujettissement à la fatalité et leurs liens à l’Italie. 42. Ovide, Mét., XIII, 913-915 et 960-963. 43. Ibid., XIII, 945-946. 44. « [...] nec mora, diversis lapsi de partibus amnes / totaque vertuntur supra caput aequora nostrum » (Ibid., XIII, 954-955). 45. Sur Glaucus chez Ovide cf. Dimitrios Matzilas, Les divinités dans l’œuvre poétique d’Ovide, Thèse Paris IV, 2000, p. 176-177. 46. Cf. Clara Gallini, « Katapontismos », Studi e Materiali di Storia delle Religioni, 34, 1963, p. 61-90, Gustave Glotz, L’ordalie dans la Grèce primitive. Étude de droit et de mythologie, Paris, 1904, et F. Delpech, « Le plongeon des origines... », cit. supra n. 27. 47. Ce postulat pseudopsychanalytique affaiblit la comparaison par ailleurs pertinente proposée par Marylène Possamaï, « Monstres marins du Moyen Âge » (cit. supra n. 18), p. 389-404.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 190

48. Ovide, Mét., XIV, 1-74. Cf., sur l’italianisation du Glaukos crétois, M. Corsano, op. cit., chap. 4, p. 135-177, « Un cretese en Italia ». 49. Ovide, Met., XIV, 37-39 ( à comparer avec l’évocation des forêts sous-marines dans les versions de G. de Tilbury et P. Bersuire : cf. supra n. 18). 50. Cf. J. Leclercq-Marx, op. cit. 51. Cf. Paloma Cabrera Bonet, « Del mar y sus criaturas. Seres híbridos marinos en la iconografía suritálica », in I. Izquierdo et H. Le Meaux (éds.), Seres Híbridos. Apropiación de motivos míticos mediterráneos, Madrid, Casa de Velázquez, 2003, p. 111-139. Sur la « tombe du plongeur » de Paestum, cf., entre autres, Daisy Warland, « Tentative d’exégèse des fresques de la “tombe du Plongeur” » de Poseidonia », Latomus, 57, 1998 (1), p. 261-291. 52. Cf. Henri Jeanmaire, Couroi et Courètes, Bibl. Univ. de Lille, 1939, p. 444-450 (« Le conte de Glaucos »), M. Corsano, op. cit., chap. 1, p. 11-36 (« Glaukos dio marino. La diversa oracolarità di due divinità omonime : Glaukos di Antedone e Glaukos di Corinto »). Sur les aspects oraculaires des dieux marins protéens dans le monde indo-européen, cf. C. Sterckx, op. cit., passim, et D. Briquel, op. cit. 53. Cf. Marcel Détienne, Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Maspéro, 1967, D. Briquel, op. cit. 54. Sur ce Glaukos, fils de Minos, cf. M. Corsano, op. cit., chap. 3, p. 111-134 (« Glaukos figlio di Minosse. L’iniziazione di un bimbo caduto nel miele ») : l’auteur discute la thèse de B. Deforge (op. cit.) selon laquelle les trois principaux « Glaukos » sur lesquels il existe des légendes (comportant des thèmes communs) seraient en fait un seul et même personnage (p. 188-190). 55. Cf. A. Seppilli, op. cit., p. 187-216. 56. Cf. H. Jeanmaire, op. cit., loc. cit., et M. Corsano, op. cit., p. 190 sq. 57. Ibid., p. 129-130 (à propos des sens de l’adjectif « glaukós »). 58. Éd. M. D’Agostino (in La leggenda di Cola Pesce, cit. supra n. 2), p. 90 (« La oscuridad me afligía / de aquel callejón estrecho, / vi su remate y llegué / a ver del Sol los reflexos »). Dans la version byzantine les filles de Nicolaos se caractérisent par leur brillante luminosité. 59. Cf. I. Palladino, op. cit. 60. Cf. Robert Hollander, Allegory in Dante’s Commedia, Princeton Univ. Pr., 1969, p. 217-232. 61. Ovide Moralisé (éd. C. de Boer), t. IV, p. 471-478. Cf. M. Possamaï, op. cit., et ead. (M. Possamaï- Pérez), L’Ovide Moralisé. Essai d’interprétation, Paris, Champion, 2006, p. 460-461 et 527 sq. 62. Boccaccio, Genealogie deorum gentilium, V. Zaccaria (éd.), Milan, Mondadori, 1998 (= tomes 7-8 de l’éd. des Œuvres Complètes par V. Branca), vol. 1, p. 399-403 (livre IV, chap. 14), et p. 983-989 (livre X, chap. 9). On retrouve les mêmes interprétations (qui procèdent de Fulgence) dans la Philosophia secreta de Juan Pérez de Moya (cf. livre II, chap. 13, « De los peligros del mar ») : j’utilise une (médiocre) édition moderne (Barcelone, Glosa, 1977, 2 vols., t. 1, p. 129 sq.). On peut suivre également la trace de Glaucus dans la littérature emblématique, qui, à la suite d’Alciat (Emblemata n° 26), en donne généralement la même interprétation négative, et dans la poésie bucolique (cf. la 7e églogue de La Bucólica del Tajo de Francisco de la Torre, p. 275-279, in idem, Poesía completa, M. L. Cerrón Puga, éd., Madrid, Cátedra, 1984, dont la tonalité est essentiellement lyrico-élégiaque, le dieu marin exprimant à la première personne la souffrance que lui cause son amour non partagé pour Scylla). 63. Boccaccio, op. cit., p. 399 sqq. (livre IV, chap. 14), en particulier p. 403. Comparer avec le discours du prince Guillaume sur la transformation temporaire des chevaliers chrétiens en poissons par la magicienne païenne Armide dans la Jérusalem délivrée (X, 66-67) du Tasse. 64. Cf. F. Delpech, « Saint Nectan : hagiographie, folklore et mythologie comparée », in G. Hily et alii (éds.), Deuogdonion (Mélanges C. Sterckx), Rennes, Tir (Publ. du CRBC Rennes 2, Univ. Europ. de Bretagne), 2010, p. 133-155. Je reviendrai ailleurs sur les liens des traditions sur saint Nectan (et saint Neot) avec la légende de saint Nicolas. 65. Éd. M. D’Agostino, La leggenda..., p. 86-87.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 191

66. Ibid., p. 110-111 (et p. 23-24 pour le commentaire). 67. Ibid., p. 114-115 (p. 29-30 pour le commentaire). 68. Cf. F. Delpech, « Du folklore au discours prophétique... », cit. supra n. 38, et in F. Delpech (éd.), L’imaginaire des Espaces Aquatiques en Espagne et au Portugal, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2009, l’article de Suzy Béramis (« Le voyage de Jonas, figure de l’expérience mystique chez saint Jean de la Croix », p. 23-45) et l’introduction de F. Delpech (« Éléments pour une poétique ibérique des espaces aquatiques », p. 9-20, en particulier p. 15-16). 69. F. Delpech, « Du folklore au discours prophétique... », cit. supra n. 38. 70. Id., « Lazare, l’eau, le vin et les thons... », cit. supra n. 9. 71. M. D’Agostino, « ¿ Una fuente folclórica napolitana... ? », cit. supra n. 38, qui insiste à juste titre sur la symbolique chrétienne qui traverse la Relación de 1608. 72. « El medio cuerpo de fuera / y el otro medio en el agua » (Relación..., éd. M. D’Agostino, La leggenda..., p. 100). Cf. l’article de Claudie Balavoine in L’imaginaire des Espaces Aquatiques..., op. cit. supra n. 68, ainsi que M. Possamaï-Pérez, L’Ovide Moralisé, op. cit. supra n. 61, p. 527-528. 73. M. D’Agostino, La leggenda..., p. 110. 74. I. I. Pontani, De immanitate liber, op. cit. supra n. 10, p. 5-6. 75. M. D’Agostino, La leggenda..., p. 112. 76. Ibid., p. 138-139. 77. P. Sébillot, op. cit., loc. cit., et P. J. Hélias, op. cit., loc. cit. Cf. aussi A. Seppilli, op. cit., p. 319-320. 78. Palefato, Storie incredibili, A. Santoni (éd.), Pise, E.T.S., 2000, p. 83-85 (n° 27, « Glauco del mare »). Sur Palaephatos cf. Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Paris, Seuil, 1983, p. 77 sqq. Remarquer que, dans le chapitre consacré à Glaucus par Baltasar de Vitoria (Primera parte del Teatro de los dioses de la gentilidad, Madrid, Imprenta Real, 1676, Livre III, chap. 14, p. 298-302), on assiste à une sorte de tentative de conciliation entre la version ovidienne, largement citée, et un point de vue démystificateur analogue à celui de Palaephatos : le pêcheur y est aussi un nageur prodigieux, dont les immersions prolongées auraient accrédité la fable de sa métamorphose divine. On notera surtout que l’auteur, pour justifier la crédibilité des exploits nautiques qu’il attribue à Glaucus, fait longuement référence, à titre comparatif, à l’histoire de Cola Pesce, « al qual algunos llaman Pez Colaz, y otros el Pece Nicolao », qu’il connaît manifestement par plusieurs sources littéraires (Alessandri, Mexía, Textor, Pontano, etc.). 79. D’après une scholie à Platon, République : cf. B. Deforge, op. cit., p. 26. 80. Cf. Frédéric C. Tubach, Index Exemplorum. A Handbook of Medieval Religious Tales, Helsinki, F.F.C. 204, 1969, n° 1440 (« Daughter cursed »). Cf. dans la version de Fazio degli Uberti l’avertissement aux parents qui maudissent leurs enfants (M. D’Agostino, La leggenda..., p. 112). 81. Cf. Paul Meyer, « L’enfant voué au diable », Romania, 23, 1904, p. 163-178, et Guy de Tervarent et Baudouin Gaiffier, « Le diable voleur d’enfants », in Mélanges Antoni Rubió i Lluch, Barcelone, 1936, t. 2, p. 33-58. 82. Cf. Vladimir J. Propp, Les racines historiques du conte merveilleux, trad. fr., Paris, Gallimard, 1983, p. 103-111. 83. Cf. la relación étudiée par Augustin Redondo in « Le diable et le monde diabolique dans les relaciones de sucesos (Espagne, 1re moitié du XVIIe siècle) », in J. P. Duviols et A. Molinié‑Bertrand (éds.), Enfers et damnations dans le monde hispanique et hispano-américain, Paris, PUF, 1996, p. 131-158. 84. P. Meyer, op. cit., p. 166. 85. Cf. J. Caro Baroja, Algunos mitos españoles, op. cit. supra n. 17, loc. cit., et l’introduction de J. M. Pedrosa à El libro de las Sirenas, J. M. Pedrosa (éd.), Almería, Ayunt. de Roquetas de Mar, 2002, p. 37-42, « La maldición de las Sirenas (entre Melusina y el Pez Nicolás) ». 86. Cf. F. Delpech, « La légende de Dona Marinha : mythologie et généalogie », Cuadernos de Estudios Gallegos, LV (n° 121), 2008, p. 407-426.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 192

87. G. Cavarra, op. cit., p. 115-116 : le roi promet sa fille et son royaume à Cola Pesce s’il réussit pour la troisième fois à rapporter la coupe jetée à la mer ; le plongeur y parvient mais le roi le fait assassiner... Même scénario dans la version suivante (p. 116-118), mais Cola, dont le corps a été jeté dans le détroit, semble survivre (ou ressusciter ?) et il est toujours là, à surveiller la « ciumara di focu » qui menace les fondements sous-marins de la Sicile, où il est nourri par les sirènes dont les chants le maintiennent dans un état de perpétuelle jeunesse : ces versions folkloriques montrent que les fictions atypiques du texte byzantin et de la Relación espagnole ne sont pas des inventions d’auteurs et gardent une connexion avec la tradition orale. Cf. également p. 124-126. 88. Sur ce romance cf. J. Caro Baroja, Algunos mitos españoles, p. 135-137 et 141-142 (n. 7). Un happy end artificiel et rationalisé conclut le pliego. 89. Cf. C. Gallini, op. cit., p. 65-66 et 73. 90. Cf. plusieurs récits de ce genre dans le traité du pseudo-Plutarque sur Les fleuves (C. Gallini, op. cit., p. 71-72). 91. C. Gallini, ibid., p. 76-78. 92. Mét., IV, 416-562. Ovide y revient dans les Fastes, VI, 473-562, à propos des Matralia. 93. Sur ce mythe et ses connexions proche-orientales cf. Corinne Bonnet, « Le culte de Leucothea et de Mélicerte, en Grèce, au Proche-Orient et en Italie », Studi e Materiali di Storia delle Religioni, X (1), 52, 1986, p. 53-71, et pour les versions ovidiennes P. Perdrizet, op. cit., p. 207-217, et D. Mantzilas, op. cit., p. 180-181. 94. Dans une des versions orales recueillies par Pitrè (op. cit., p. 157) la mère de Cola « pi la pena, si mazzulió tantu, ca nni muriu » ; même détail in G. Cavarra, op. cit., p. 130. 95. Cf. Gerardo Cioffari, San Nicola pellegrino, patrono di Trani, Bari, Centro Studi Nicolaiani, 1994, et Acta Sanctorum (2 juin, t. I, p. 245 sq). 96. Cf. supra n. 23. Cf. le passage de la Jérusalem délivrée mentionné supra n. 63, qui semble combiner le thème de Glaucus, celui de Circé et celui de cette naïade, dont les amants transformés en poissons par elle retrouveront forme humaine. 97. Cf. C. Bonnet, Melqart. Cultes et mythes de l’Héraclès tyrien en Méditerranée (Studia Phoenicia VII), Presses de l’Univ. de Namur, 1988, et, pour le dossier ibérique, Antonio García y Bellido, « Deidades semitas en la España Antigua », Sefarad, 24, 1964, p. 12-40 et 237-275. 98. Cf. Joseph Fontenrose, « White Goddess and Syrian Goddess », in Semitic and Oriental Studies (Univ. of California Publ. in Semitic Philology), t. XI (= Mélanges W. Popper), Berkeley, 1951, p. 125-148, et, pour l’ensemble du dossier de la Déesse Syrienne et de ses sources, Paul-Louis Van Berg, Corpus cultus Deae Syriae, 1. Les sources littéraires, vol. I, Répertoire des sources grecques et latines, vol. II, Étude critique des sources mythographiques grecques et latines, Leyde, Brill, 1972. 99. Cf. supra nn. 23 et 96, et P. Perdrizet, op. cit., p. 217-221. Sur les mentions ovidiennes relatives à Dercetis (alias la Vénus syrienne, alias Dione) cf. ibid., p. 193-197 et D. Mantzilas, op. cit., p. 591-593. Le sujet réapparaît dans les Fastes, II, 457-474 (à propos de la constellation des Poissons). 100. Cf. J. Fontenrose, op. cit.. Les noms des époux (Onnes, Ninus), puis du fils (Ninyas) de Semiramis (fille de Derceto) semblent bien renvoyer au monde ichthyologique : cf. W. Robertson Smith, « Ctesias and the Semiramis legend », The English Historical Review, 2, 1887, p. 303-317 (p. 313-317). La même divinité est connue en Espagne, notamment à Gades, sous le nom de « Venus Marina ». 101. Cf. supra n. 94. 102. G. Pitrè, op. cit., p. 156-157. 103. Cf. G. B. Bronzini, La canzone epico-lirica nell’Italia centro-meridionale, Rome, A. Signerelli, 1956-1961, 2 vols., t. 2, p. 1-61, et Samuel G. Armistead et Joseph H. Silverman, En torno al romancero sefardí ( Hispanismo y balcanismo de la tradición judeo-española), Madrid, Seminario Menéndez Pidal, 1982, p. 228-234 et 235-239. On sait que dans la majorité de ces chansons (« El buceador » ou « La pesca del anillo », etc.) l’issue la plus fréquente est la noyade du jeune plongeur.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 193

Dans plusieurs versions orales de la légende de Cola Pesce c’est bien un anneau qui, plutôt qu’une coupe, est jeté par le roi dans le détroit : l’épreuve est alors présentée comme ouvrant droit au mariage du vainqueur avec la princesse. Mais on sait que le roi ne tiendra pas sa promesse... 104. Cf. F. Delpech, « La sépulture subfluviale de Daniel et le mystère indo-européen du “Feu dans l’Eau” », Voix des mythes, science des civilisations (Hommage à Philippe Walter), F. Vigneron et K. Watanabe (éds.), Berne: Peter Lang, 2012, p. 3-16. Je reviendrai ailleurs sur le cycle folklorique concernant les poissons qui avalent ou rapportent des anneaux immergés. 105. Cf. B. Deforge, op. cit., et I. Palladino, op. cit. 106. F. Delpech, « De saint Nicolas à Cola Pesce » (cit. supra n. 5) n. 75, id., « Lazare, l’eau, le vin et les thons » (cit. supra n. 9), p. 323, n. 52, et p. 325, et id., « Du folklore au discours prophétique... » (cit. supra n. 38), p. 402.

RÉSUMÉS

Ovide évoque des transformations d’êtres humains en poissons ou en créatures hybrides ichtyomorphes, parfois divines. Ces récits sont recyclés, du Moyen Âge à l’Époque Moderne, dans les cultures folklorique et littéraire d’Italie et d’Espagne, à propos de l’Homme Marin de Messine (« Cola Pesce »). On discerne dans ce corpus ce qui relève de la tradition poético- mythographique, et ce qui reconduit aux survivances locales d’une archaïque mythologie méditerranéenne.

Ovid mentions the transformations of human beings into fishes, or ichthyomorphous hybrid creatures, sometimes said to be divinities. Since the Middle Ages, these tales have been recycled, in Italy and Spain, through literary and oral traditions about the Merman of Messina («Cola Pesce»). These legends are analysed both as part of a learned poetic and mythographic culture, as well as local survivals of an archaic mediterranean mythology.

Ovidio alude a transformaciones de seres humanos en peces o en criaturas híbridas ictiomorfas, a veces divinas. En el Medioevo y en la época moderna estos relatos se reciclan en las culturas folklórica y literaria de Italia y España a propósito del Hombre Marino de Mesina («Cola Pesce»). Se examina lo que remite, en estas ficciones, a la tradición poético-mitográfica y lo que procede de supervivencias locales de una arcaica mitología mediterránea.

INDEX

Palabras claves : Ovidio, metamorfosis, Cola Pesce, Hombre marino Mots-clés : Ovide, métamorphoses, Cola Pesce, l’Homme Marin Keywords : Ovid, Metamorphoses, Cola Pesce, Merman

AUTEUR

FRANÇOIS DELPECH

CRES Paris III et UMR 7192 - CNRS - Collège de France

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 194

Sur un texte de Diego Rosel à propos de tortues, de métamorphoses et de sensualité (Naples, 1613)

Fernando Copello

1 Dans le grand théâtre de la nouvelle espagnole du XVIIe siècle, qui se joue sur une scène ouverte et prolixe, il y a un arrière-plan. Et c’est dans cet arrière-plan que bouillonnent et s’agitent les idées et les débats qui vont donner naissance au genre de cette novella española dont Cervantès et Lope seront des représentants majeurs, chacun à sa manière, faite d’une simplicité travaillée chez l’un ou d’une érudition tapageuse chez l’autre, chacun à la recherche d’un lecteur que d’autres, comme Juan Pérez de Montalbán, séduisent par le moyen d’intrigues scandaleuses1. C’est à partir de cet arrière-plan que je travaille en cherchant des détails pour mieux comprendre l’ensemble.

2 L’année 1613 est en ce sens une date capitale car l’idéal du genre est loin d’être défini, même s’il est déjà présent sur le marché du livre sous le titre extrêmement significatif de Novelas ejemplares, qui témoigne chez son modeste auteur d’une certaine soif d’infini. Et ce sont les lecteurs, les libraires et les confrères écrivains qui vont valider, vers les années vingt, cette ambition de Miguel de Cervantes. Mais en 1613 le territoire est encore vierge, chacun s’exprime en toute liberté, seuls quelques exemples existent d’une manière possible de tourner en langue castillane cette novella pratiquée dans la lointaine Italie2.

3 L’année 1613 sera donc le point de départ de ces quelques réflexions. C’est à cette date que trois auteurs voués au récit bref proposent leur « produit » dans trois villes différentes, ce qui explique en partie la diffusion inégale de leurs écrits. Cervantès, qu’on connaît mieux, publie ses Nouvelles exemplaires dans la ville de Madrid, redevenue Cour des Espagnes, avant-scène littéraire : il s’agit donc d’un lieu de diffusion extraordinaire. Il est déjà l’auteur du premier Quichotte (1605) qui fait parler de lui. Simultanément, dans un territoire périphérique, ouvert vers la Méditerranée mais considérablement moins important, la ville de Valencia, Sebastián Mey propose un ouvrage hétérogène et illustré, dans une coédition financée par deux libraires et éditée dans la maison d’impression familiale3 : le Fabulario. Ce livre, que sa préface destine à un jeune public, n’en est pas moins un champ d’expérimentation du récit bref aux frontières de la fable et de la nouvelle. Encore un détail à retenir : c’est dans les presses de Joan Mey, le grand-père de Sebastián, qu’était paru en 1567 El Patrañuelo de Joan

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 195

Timoneda, livre considéré comme étant le premier recueil espagnol de nouvelles à l’italienne4. Il y a donc une tradition valencienne de la nouvelle en langue castillane, modeste mais certaine. Et pour finir, cet ouvrage de Diego Rosel que je souhaite présenter rapidement pour entamer par la suite l’analyse d’un de ses récits : Parte Primera de varias aplicaciones, y Transformaciones, las cuales tractan, Términos Cortesanos, Práctica Militar, Casos de Estado, en prosa y verso con nuevos Hieroglíficos, y algunos puntos morales, publié à Naples chez Juan Domingo Roncallolo en 1613 (mais avec deux textes préliminaires datés à Barcelone en 1607)5. Naples est sans doute la plus grande ville espagnole, située à un carrefour géographique considérablement important, mais ce n’est pas dans ce coin de l’autre péninsule qu’on va forger la pratique d’une littérature devenue castillane. Cela explique en partie l’oubli dans lequel sont tombées ces métamorphoses hétéroclites proposées par Diego Rosel, qui n’était pas un Napolitain de souche et dont le texte avait été créé, proposé et partagé pendant les années castillanes de l’auteur, sûrement pendant son séjour à Valladolid, où il a vécu, selon les hypothèses de Williard King6. Rosel a été relativement proche de Cervantès, qui lui dédie un sonnet dans les pages préliminaires des Transformaciones (sonnet où il est question d’expérimentation littéraire7) et il était connu de Lope, qui évoque le livre napolitain dans une de ses nouvelles publiées en 1624 : « …Rosel de Fuenllana, un gentilhomme qui se disait porte-étendard des parties d’Espagne et qui fit imprimer un livre à Naples […] tel qu’aucun hypocondriaque ne devrait s’en séparer »8.

4 S’il fallait souligner un élément commun à ces trois recueils, je dirais qu’il s’agit d’une même recherche de la variété dans un ensemble qui se veut cohérent. La variété est d’une part l’image la plus fidèle du monde, d’autre part elle est la matière même de toute expérimentation. On s’est souvent efforcé de donner une image homogène de l’ensemble des Nouvelles exemplaires de Cervantès en cherchant des ponts et des passerelles entre les manières diverses de narrer chez l’écrivain d’Alcalá. On a pourtant oublié ces vers offerts en guise d’introduction par Fernando Bermúdez y Carvajal qui parle de douze labyrinthes présentant les mille états variés de la nature9. Et rien de plus contrasté, en effet, que la poétique de « La gitanilla », texte qui ouvre le recueil cervantin, et ce dialogue humaniste du « Coloquio de los perros », la conclusion d’un livre qui se veut ouvert et qui évite la présence d’un cadre narratif structurant. L’examen de la totalité du titre du Fabulario de Sebastián Mey montre encore plus clairement la volonté de créer un livre varié, fait de choses diverses : Fabulario en que se contienen fábulas y cuentos diferentes, algunos nuevos y parte sacados de otros autores. Variété de genres, différence de contes, l’ancien et le nouveau et, encore plus intéressant, cette notion de livre collectif construit à partir de la production de plusieurs auteurs. Nous avons déjà évoqué le long titre de Diego Rosel, cette énumération extravagante réunissant métamorphoses, propos courtisans, pratiques militaires, hiéroglyphes, proses, vers, propos moralisateurs… un inventaire assez étonnant qui attire sinon la curiosité tout au moins le rire, ce rire qui était le propre d’une rhétorique de cour, ce rire courtisan nourri par la culture populaire10. Cette notion de rire, encore élargie, sera pratiquée par Cervantès et lui permettra de véhiculer toute la profondeur de sa pensée11.

5 Or ce qui me semble intéressant à retenir est que ces nouvelles variées, ces architectures livresques renvoient à l’idée de collection, à la notion de cabinet de curiosités. Un livre est un cabinet de curiosités virtuel, un meuble constitué de plusieurs tiroirs où nous allons trouver non pas des médailles ou des restes d’animaux, mais des paroles, des phrases et des récits classés, énoncés, ouverts à l’appétit du

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 196

curieux12. Le livre est sans doute la manière la plus simple et la moins onéreuse de prendre part à ce goût de la collection qui émane des couches supérieures.

6 Les recueils de Cervantès et de Mey présentent des collections à l’état brut, sans aucun cadre narratif, la préface se substituant en quelque sorte à toute modalité de structuration13. Diego Rosel, en revanche, opte pour une démarche plus classique, se servant de la cornice chère aux Italiens, qu’il situe pourtant dans un environnement castillan sur les bords du Manzanares14, dans une sorte de jardin (image parfaite de l’ensemble du monde, forgée à partir de la notion de paradis). C’est dans cet endroit ameno et de tanta arboleda que vont dialoguer quatre personnages masculins issus de la noblesse. L’échange, porteur d’histoires, va se prolonger tout au long de trois journées qui réunissent au total seize récits15 dont huit sont des métamorphoses, textes assez longs, d’une cinquantaine de pages chacun. Dans le résultat final de chaque transformation, nous verrons des animaux ainsi que d’autres éléments produits par la nature ou par l’homme : l’éléphant, l’autruche, le scarabée, la tortue, la taupe, les bois d’ébène et de brésil, le volcan, le caméléon et le camée. Notons au passage que ces mêmes animaux, embaumés, sont souvent présents dans les cabinets de curiosités car ce sont des animaux exotiques ; de plus, des morceaux de bois venant d’Afrique ou du Nouveau Monde constituent aussi des curiosités ; par ailleurs, le camée est un bijou « illustré », ce qui nous rapproche des médailles. Diego Rosel a donc intégré dans son catalogue de métamorphoses des éléments propres à toute collection et les a exposés au regard du lecteur. Les quatre interlocuteurs des Transformaciones sont, à la manière de Philippe II16, des amateurs d’exotisme.

7 Le livre de Rosel n’est pas, comme on l’a dit, un volume de miscellanées17 car tous les récits suivent deux formules possibles bien établies dès le départ et répondent dans leur variété à une cohérence structurelle et thématique. Ces textes correspondent plutôt à la définition qu’en donne José Manuel Pedrosa pour qui il s’agit d’un recueil de contes étiologiques à caractère comique18. Comme nous n’allons évoquer ici que les récits intitulés transformaciones (et pas les aplicaciones), nous dirons que cet effet comique provient d’un emploi parodique du genre de la métamorphose19. La récriture du texte ovidien par Diego Rosel est, d’une part, un traitement burlesque du genre classique, d’autre part une reprise désopilante de cet autre genre en vogue depuis le XIVe siècle : l’Ovide moralisé20. Non pas que la réflexion morale soit absente dans le livre en question : on évoque dès le départ l’utilité de ces récits et chacun a un sous-titre qui fait référence à un vice ou à une vertu. Citons la Transformation de l’éléphant intitulée aussi Argument de la jalousie, ou celle que nous allons traiter : la Transformation de la tortue (galápago) sous-titrée Argument de la sensualité. Néanmoins, la tonalité prête au rire et dissout dans le ridicule tout propos moralisateur. Nous serions proches, je pense, de ce que Maria Aranda désigne comme « une écriture de l’extravagance (souriante ou grinçante) »21 destinée à punir par le rire et qui peut passer par la déformation ou la métamorphose. Mais dans le volume de Rosel, publié loin de la métropole, l’effet édifiant est à mon avis complètement absent : on y perçoit même une certaine impertinence littéraire.

8 Cela dit, il me semble intéressant de remarquer que cet appel au procédé narratif de la métamorphose est l’une des manières d’explorer les possibilités de la fiction. On se rapproche par moments du fantastique, comme le suggère Maria Aranda pour certains textes de María de Zayas et de Cervantès22, mais en essayant en même temps de fournir un témoignage sur ce monde qui est en pleine transformation sociale, comme le montre

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 197

le Quichotte23. Cervantès et Rosel se situent chacun à sa manière dans une mouvance similaire qui essaye de représenter le monde en termes de changement.

9 Ayant déjà examiné, dans une perspective différente certes, trois récits de Rosel (les métamorphoses de l’éléphant, du scarabée et de la taupe)24, je vais me concentrer cette fois sur la Transformation de la tortue. Argument de la sensualité qui se trouve être la première de la deuxième journée25. Un bref résumé nous dit que cette histoire traite d’un noble chevalier qui se consacre d’abord au commerce, puis aux armes, enfin à ce qui lui plaît26.

10 Ce récit, long d’une soixantaine de pages, est raconté par Menandro et occupe huit chapitres (XIX à XXVI). Il s’agit d’une histoire itinérante (ce qui permet de varier les épisodes) qui commence dans une ville de Hongrie où le héros, Torcato, fils unique d’un noble marchand veuf, riche et avare, prend un jour le parti de suivre son empereur et de participer à la guerre. À la mort de son père, il revient chez lui et décide de partir à nouveau et de changer de métier : il devient alchimiste dans une ville somptueuse de la Thrace. Ce sera l’occasion de présenter le premier épisode érotique de l’histoire.

11 Une dame noble mais pauvre propose à sa plus belle fille, Delia, d’offrir ses charmes à Torcato en échange de cours d’alchimie. Cela permettrait à Delia de devenir riche. Or le dieu Jupiter, vaincu par la beauté de Delia, souhaite vivement coucher avec elle. Il se présente chez Torcato déguisé en homme (il y a déjà dans le récit un certain goût pour la métamorphose) et lui propose de l’aider dans ses projets professionnels puisqu’il est un alchimiste parfait. En échange, Torcato devra favoriser la rencontre entre Jupiter et Delia. Notre héros, plus aimable qu’intéressé, ayant déjà pris Delia « en stage », fait préparer une chambre où Jupiter, au lit, attend Delia dans l’obscurité. La jeune Delia, constatant la méchanceté masculine, croyant qu’il s’agit de Torcato, et non sans plaisir, se laisse faire. Le matin venu, devant la colère de la jeune femme et face à l’embarras de Torcato, Jupiter décide de se faire pardonner : il dévoile son identité et promet d’aider les deux personnages. Par ailleurs, il offre à Delia une bague qui permet de retrouver la virginité. Delia, enchantée et reconnaissante, se demande si par hasard, dans le cas où elle serait tombée enceinte, elle ne deviendrait pas la mère d’un dieu.

12 Souhaitant chercher de nouveaux horizons, Torcato part une nouvelle fois et décide de devenir marchand de diamants dans une ville importante d’un autre royaume. C’est là qu’il fait la connaissance de l’épouse du corrégidor dont le mari est absent. Séduit par cette femme d’un charme extraordinaire, il passe une nuit d’extase avec elle et, souhaitant retrouver souvent les plaisirs de l’alcôve, accepte de se faire conduire chez la corregidora à l’intérieur d’un clavicorde qui deviendra sa cachette attitrée une fois installé dans la chambre de la bien-aimée, où les amants passent de merveilleuses nuits blanches. Seulement, un jour, le corrégidor revient et découvre la machination : il envisage donc une punition exemplaire.

13 C’est là, vers la fin du texte, que nous nous retrouvons devant la scène de la transformation. Le corrégidor arrive avec deux coffres et fait introduire chaque victime dans un coffre qui a un trou permettant à chaque coupable de sortir la tête. De plus, grâce à ces trous, l’eau pourra pénétrer dans les caisses lorsqu’elles seront jetées dans le fossé qui entoure le château. La mort de Torcato et de la corregidora est donc sûre et certaine. Cependant, entre temps, l’ancien alchimiste a demandé de l’aide à Jupiter. Celui-ci, pour préserver la vie des victimes, les transforme en des espèces d’animaux encaissés qui ne craignent pas l’eau. Comme le dernier mot prononcé par le corrégidor croyant Torcato bien mort est : « El galán pagó », ces animaux portent le nom de

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 198

galápagos, c’est-à-dire de tortues. Le dénouement répond donc aux normes du récit étiologique et de la métamorphose. Quelques lignes moralisatrices viennent alors clore l’histoire en évoquant l’importance et la nécessité du mariage27.

14 Le choix de la tortue est sans aucun doute lié à un jeu de mots, mais j’aimerais pousser un peu plus loin la réflexion sur la symbolique de ce reptile assez présent dans la littérature et l’iconographie. Je ne vais m’arrêter dans ce travail que sur ces images qui véhiculent un lien quelconque avec la notion de sensualité.

15 La tortue est associée à certaines images de la femme, citons pour exemple l’emblème CXCV d’Alciat, intitulé Mulieris famam, non formam vulgatam esse oportere. Le juriste italien considère que la femme honnête, comme la tortue, doit se consacrer aux activités domestiques et rester chez elle. C’est pourquoi l’illustration, qui renvoie à une tradition plus ancienne, montre le portrait de Vénus domestique qui appuie son pied sur une tortue28. L’image séduira quelques années plus tard Pedro Soto de Rojas, qui fera construire dans son jardin de Grenade une fontaine reproduisant à l’identique la déesse ménagère et la tortue29. Un autre commentaire, plus tardif, d’un personnage de El día de fiesta por la tarde de Juan de Zabaleta est tout à fait révélateur : « La tortuga, en público, está encerrada. Muy dentro de sí ha de estar la mujer en público »30. Il y a donc dans l’horizon d’attente des lecteurs des comparaisons qui associent la tortue à la femme inhibée et pudique. Cela est confirmé par un document plus proche de la période de rédaction des Transformaciones… : la représentation de la Pudicité dans l’Iconologie de Cesare Ripa (dont la première édition illustrée est de 1603), où l’on voit une jeune fille voilée qui foule d’un pied une tortue31.

16 Si la tortue femelle est plutôt associée à la femme interdite de sensualité, la tortue mâle, de son côté, vit une situation assez complexe si l’on en croit Élien (IIIe siècle) dans son Histoire naturelle. Pour lui la tortue de terre est un animal très luxurieux, tout au moins le mâle. Puisque les tortues femelles sont modérément concupiscentes et pensent que la vie vaut mieux que la satisfaction d’un plaisir, les mâles ne peuvent pas les persuader de réaliser l’acte sexuel32.

17 Ces différents textes et documents montrent (et les lecteurs de Rosel ne pouvaient pas être complètement étrangers à ces traditions) que la vie sexuelle à laquelle sont condamnés Torcato et la corregidora risquait d’être extrêmement compliquée33.

18 Une pensée me vient à propos de quelques lignes de Jacques Derrida dans son L’animal que donc je suis. Le philosophe voit dans l’homme cet animal qui a honte d’être nu comme une bête. Il nous dit : « …à l’exception de l’homme, aucun animal n’a jamais songé à se vêtir. Le vêtement serait le propre de l’homme, l’un des “propres” de l’homme. Le “se vêtir” serait inséparable de toutes les autres figures du “propre de l’homme” »34. Or, la tortue est cet animal emblématique de « l’habillé », c’est-à-dire cet être qui naturellement cache sa nudité, muni d’une espèce de ceinture de chasteté qui empêche les plaisirs des caresses et de la peau. Torcato et la corregidora, tout en devenant des animaux, sont condamnés à la plus pure urbanité, celle de la honte et de l’habit, celle de la maison qui cache et qui interdit plus qu’elle ne protège.

19 Voilà le message ludique, extravagant, curieux et, à mon avis, parodique de tout sens moral, de ce récit qui montre l’usage extrêmement libre de la tradition ovidienne chez les hommes du XVIIe siècle.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 199

NOTES

1. Sur la nouvelle espagnole du XVII e siècle, on peut consulter la synthèse d’Isabel Colón Calderón, La novela corta en el siglo XVII, Madrid, Arcadia de Letras, 2001, ainsi que les ouvrages cités. L’introduction de Rafael Bonilla Cerezo à Novelas cortas del siglo XVII, Madrid, Cátedra, 2010, permet d’avoir accès à une bibliographie plus récente. Sur le paratexte dans la nouvelle espagnole, voir Anne Cayuela, Le paratexte au Siècle d’Or. Prose romanesque, livres et lecteurs en Espagne au XVIIe siècle, Genève, Droz, 1996. 2. Citons les exemples les plus significatifs : le Patrañuelo, recueil de nouvelles de Joan Timoneda publié en 1567, et Noches de invierno d’Antonio de Eslava, publié en 1609. 3. Voir sur cet auteur et sur ce livre : Silvia Monti, « Il Fabulario di Sebastián Mey tra intertestualità e contestualità », Quaderni di lingue e litterature, n° 14, 1987, p. 133-151 ; Fernando Copello, « Fiction et jeune public en Espagne au XVIIe siècle : le Fabulario de Sebastián Mey », dans Pierre Civil (sous la dir. de), Écriture, pouvoir et société en Espagne aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne/Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 155-169 ; Id. , « À propos de l’illustration des fables : du texte ésopique au Fabulario de Sebastián Mey (1613) », Le Fablier, n° 19, 2008, p. 47-57. 4. Sur ce point et cette affirmation de Marcelino Menéndez y Pelayo, voir de manière plus générale Augusto Guarino, La narrativa di Joan Timoneda, Napoli, Istituto Universitario Orientale, 1993. 5. Diego Rosel y Fuenllana, Parte Primera de varias aplicaciones, y Transformaciones..., Nápoles, Juan Domingo Roncallolo, 1613 [B. Mazarine : 11310]. Une édition moderne partielle existe : D. Rosel y Fuenllana, Obras selectas, Edición y prólogo de Alan Soons, Chapel Hill, University of North Carolina, coll. « Estudios de Hispanófila », n° 14, 1970. Je cite à partir de l’édition princeps. Juan Domingo Roncallolo est un éditeur napolitain qui s’intéresse, entre autres, au livre en langue castillane. Voir quelques informations à ce propos dans Encarnación Sánchez García, « Imprenta napolitana : los libros del virrey Osuna (1616-1620) », La Perinola, n° 8, 2004, p. 433-461. 6. Diego Rosel aurait été le président d’une academia à l’époque où la Cour se trouvait à Valladolid. Quevedo aurait participé à ces réunions littéraires (Williard King, Prosa novelística y academias literarias en el siglo XVII, Madrid, Real Academia Española, coll. « Anejos del Boletín de la Real Academia Española », 1963, p. 39-40). 7. Le titre du sonnet est le suivant : « A D. Diego Rosel y Fuenllana inventor de nuevas artes » (D. Rosel, Parte primera…, p. 17). 8. Lope de Vega, Nouvelles à Marcie-Léonarde, Introduction, édition, traduction et notes de Jeanne Agnès et Pierre Guenoun, Paris, Aubier-Montaigne, 1978, p. 255. La nouvelle dont il s’agit est « Guzmán el Bravo ». Par ailleurs, dans le fonds de la librairie d’Alonso Pérez de Montalbán à Madrid se trouvait un exemplaire du livre de Rosel (voir Anne Cayuela, Alonso Pérez de Montalbán. Un librero en el Madrid de los Austrias, Madrid, Calambur, 2005, p. 324). 9. Il s’agit du sonnet intitulé « De Fernando Bermúdez y Carvajal, camarero del duque de Sessa, a Miguel de Cervantes » (Miguel de Cervantes, Novelas ejemplares, I, Edición de Harry Sieber, Madrid, Cátedra, 2003, p. 55). 10. Voir à propos de la notion de rire le livre de José Emilio Burucúa, Corderos y elefantes. La sacralidad y la risa en la modernidad clásica –siglos XV a XVII, Madrid, Miño y Dávila Editores, 2001. 11. Voir à ce propos les travaux d’Augustin Redondo dans Otra manera de leer el « Quijote ». Historia, tradiciones culturales y literatura, Madrid, Castalia, 1998. 12. Sur la notion de collection au XVII e siècle, voir Antoine Schnapper, Le géant, la licorne et la tulipe. Les cabinets de curiosités en France au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, coll. « Champs Arts », 2012.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 200

13. Sur la préface dans ces recueils de nouvelles voir F. Copello, « La interlocución en prólogos de libros de relatos (1613-1624) », Criticón, n° 81-82, 2001, p. 353-367. 14. Sur le cadre narratif du livre de Rosel et sur la notion de jardin voir F. Copello, « Marcos narrativos ajardinados en las colecciones de novelas cortas españolas del siglo XVII », dans Pierre Civil et Françoise Crémoux (sous la dir. de), Actas del XVI Congreso de la Asociación Internacional de Hispanistas. Nuevos caminos del hispanismo…, Madrid, Iberoamericana-Vervuert, 2010, p. 109-116. 15. Sur la structure du livre voir plus de détails dans F. Copello, « Las Aplicaciones de Diego Rosel y Fuenllana : una reflexión sobre la geografía del relato en la España del siglo XVII », dans I. Arellano, M. C. Pinillos, F. Serralta et M. Vitse (sous la dir. de), Studia Aurea. Actas del III Congreso de la AISO (Toulouse, 1993). III. Prosa, Toulouse, 1996, p. 129-138 ; p. 132-133. 16. Voir Fernando Checa Cremades, Felipe II mecenas de las artes, Madrid, Nerea, 1992, passim et en particulier p. 245-247. 17. « Se trata de una extensa miscelánea donde Rosel se ocupa de asuntos diversos », nous dit José Montero Reguera dans « Humanismo, erudición y parodia en Cervantes : del Quijote al Persiles », Edad de Oro, n° 15, 1996, p. 87-109. 18. Voir José Manuel Pedrosa, « De re etiologica : mitos de orígenes y literatura de la modernidad », Culturas populares. Revista electrónica, 2, mayo-agosto 2006, et Id. El cuento popular en los Siglos de Oro, Madrid, Arcadia de Letras, 2004, p. 199. 19. Ce qui a fait penser au personnage du Primo dans le Quichotte, à partir de l’analyse d’Alan Soons à laquelle j’adhère. Voir à ce propos des références dans F. Copello, « Las Aplicaciones de Diego Rosel… », p. 129-130. Le Primo serait un personnage littéraire élaboré à partir de l’identité de Diego Rosel. 20. Voir Marylène Possamai-Pérez, L’Ovide moralisé. Essai d’interprétation, Paris, Honoré Champion Éditeur, 2006, ainsi que la bibliographie citée. 21. Maria Aranda, Le spectre en son miroir. Essai sur le texte fantastique au Siècle d’Or, Madrid, Casa de Velázquez, 2011, p. 119. 22. Ibid., voir les pages consacrées à María de Zayas (p. 35-42) et aux Nouvelles exemplaires de Cervantès (p. 54-64) ainsi que les pages préliminaires. 23. Voir mon travail « Fábula y metamorfosis : una variada reflexión sobre el movimiento en el Quijote », dans Juan Diego Vila (sous la dir. de), El “Quijote” desde su contexto cultural, Buenos Aires, EUDEBA, 2013, p. 147-162. 24. F. Copello, « Nouvelle et enfance : l’exemple de Diego Rosel », dans Augustin Redondo (sous la dir. de), Figures de l’enfance, Paris, Publications de la Sorbonne/Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997, p. 191-212. 25. D. Rosel, Parte Primera de varias aplicaciones..., p. 141-204. 26. Ibid., p. 141. 27. « Quan mal parece las personas ricas y principales, mayormente los que no siguen la guerra, de no tomar estado… » (Ibid., p. 204). 28. Alciato, Emblemas [1531], Edición y comentario : Santiago Sebastián, Prólogo : Aurora Egido, Traducción actualizada de los emblemas : Pilar Pedraza, Madrid, Akal, 1993, p. 239-240. 29. Don Francisco de Trillo Figueroa dans la description du jardin (qui introduit le poème de son ami) évoque cette : « …tortuga de metal que, con cañería sin número y fuerza sin medida, es burlador rostro a rostro de cuantos ocupan las ventanas y escalera… » (Pedro Soto de Rojas, Paraíso cerrado para muchos, jardines abiertos para pocos... [1652], Edición de Aurora Egido, Madrid, Cátedra, 1993, p. 89). Voir aussi les vers de Soto de Rojas (v. 692-699, p. 123) et les commentaires d’Aurora Egido (p. 38). 30. Juan de Zabaleta, El día de fiesta por la mañana y por la tarde [1654 et 1660], Edición, introducción y notas de Cristóbal Cuevas García, Madrid, Castalia, 1983, p. 357. 31. Voir Virginie Bar et Dominique Brême, Dictionnaire iconologique. Les allégories et les symboles de Cesare Ripa et Jean Baudoin, Dijon, Éditions Faton, 1999, p. 325. Voir aussi les commentaires de J. Baudoin sur la Pudicité : « Elle a la teste voilée, pour nous apprendre, qu’une honneste femme

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 201

doit tenir cachée sa beauté, plustot que d’en faire monstre […] Quant à la Tortüe qu’elle foule aux pieds, cela veut dire ; Que les femmes chastes ne doivent non plus bouger de leur maison […] qu’une femme de bien ait ses promenades bornées dans l’enclos de son logis » (Iconologie ou explication nouvelle de plusieurs images, emblèmes et autres figures […] Tirée des Recherches et des Figures de César Ripa, Moralisées par J. Baudoin, Paris, Chez Mathieu Guillemot, 1644, p. 165). 32. Voir Xosé Ramón Mariño Ferro, Symboles animaux. Un dictionnaire des représentations et croyances en Occident, Traduit de l’espagnol par Christine Girard et Gérard Grenet, Paris, Desclée de Brouwer, 1996, p. 407 a et b. 33. Dans un texte ancien, les Métamorphoses d’Antoninus Liberalis (circa II e siècle), nous voyons Apollon métamorphosé en tortue pour se rapprocher de la belle Dyope, mais il se transforme à nouveau pour pouvoir s’accoupler avec elle (The metamorphoses of Antoninus Liberalis, A translation with a commentary by Francis Celoria, London and New York, Routledge, 1992, p. 91. 34. Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, Édition établie par Marie-Louise Mallet, Paris, Galilée, 2006, p. 19.

RÉSUMÉS

Un recueil de narrations, publié à Naples en 1613, propose au lecteur des récits étiologiques à caractère comique. Certains de ces textes sont en même temps des métamorphoses. Il sera question dans cet article de la Transformation de la tortue, qui traite de la question de la sensualité. Ces textes de Diego Rosel ont attiré l’attention de Cervantès et de Lope de Vega.

A collection of stories, published in Naples in 1613, provides the reader with etiological comical narratives. Some of these texts contain at the same time metamorphoses. This paper examines the Turtle transformation which also deals with the sensuality issue. Cervantes and Lope de Vega became very interested in these stories by Diego Rosel.

Una colección de narraciones, publicada en Nápoles en 1613, propone al lector relatos etiológicos de carácter cómico. Algunos de estos textos son a la vez metamorfosis. Este artículo se propone estudiar la Transformación del galápago que evoca también el problema de la sensualidad. Estos textos de Diego Rosel llamaron la atención de Cervantes y Lope de Vega en su momento.

INDEX

Palabras claves : Diego Rosel y Fuenllana, metamorfosis, relato etiológico, Siglo de Oro Mots-clés : Diego Rosel y Fuenllana, métamorphose, récit étiologique, Siècle d’Or Keywords : Diego Rosel y Fuenllana, Metamorfosis, Etiological narrative, Golden Age

AUTEUR

FERNANDO COPELLO

Université du Maine-Le Mans

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 202

Filiation et réécriture des métamorphoses dans les lettres européennes

Métamorphose(s) et inventio : au théâtre et dans la prose

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 203

Le mythe du phénix dans le théâtre de Lope de Vega ou les métamorphoses du temps

Alexandre Roquain

1 Au Siècle d’Or, la mythologie a profondément influencé la littérature et en particulier le théâtre. Tout lecteur assidu de comedias se souviendra des multiples allusions à Adonis, Vénus, Circé, Médée et à tant d’autres personnages. Ces références aux mythes antiques apparaissent la plupart du temps de façon épisodique au cours de l’œuvre théâtrale. Le développement des traductions des textes antiques au XVIe siècle a permis la redécouverte de grands textes fondateurs comme Les métamorphoses d’Ovide, œuvre traduite six fois durant ce même siècle. Lope de Vega avait sans nul doute lu ces ouvrages de Bustamante1, Viana2 ou Pérez de Moya 3, mais il est fort probable qu’il connaissait la version originale des textes d’Ovide : l’Art d’aimer, les Amours ou Les métamorphoses. Lope de Vega ne se contente pas d’introduire dans ses pièces de simples allusions aux personnages ovidiens. En effet, sept comedias mythologiques (Adonis y Venus, El laberinto de Creta, La fábula de Perseo, El vellocino de oro, El marido más firme, La bella aurora, El amor enamorado) du dramaturge sont une réécriture des Métamorphoses comme l’a démontré Juan Antonio Martínez Berbel dans El mundo mitológico de Lope de Vega. Siete comedias mitológicas de inspiración ovidiana4.

2 Le mythe du phénix a inspiré poètes, dramaturges, historiens ou philosophes de tous temps. Prenons deux exemples. En 1630, José Pellicer de Tovar, célèbre pour ses prises de position contre la comedia nueva et ennemi juré de Lope, consacrait un ouvrage exclusivement au phénix : El fénix y su historia natural 5. Au XXe siècle, Gaston Bachelard s’intéressait vers la fin de sa vie à cette figure mythique dans Fragments d’une poétique du feu et analysait, dans le cadre d’une perspective phénoménologique, les images de cet oiseau merveilleux ou « oiseau de feu6 » éternel.

3 Surnommé de son vivant « Phénix des beaux esprits » (Fénix de los ingenios) en raison du caractère prolifique de son œuvre et de sa capacité extraordinaire à produire autant de chefs-d’œuvre, Lope de Vega – on le sait – était considéré comme un être hors du commun, un « monstre de la nature » selon Cervantès. Je ne m’attarderai pas, dans la

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 204

présente étude, sur l’antonomase élogieuse Phénix-Lope car cet aspect a déjà été élucidé en détail par la critique, en particulier par Aurora Egido qui consacre un article essentiel au mythe du phénix principalement dans la poésie de Lope7 (ses Rimas, La Filomena, La Circe, La Gatomaquia), en précisant que le phénix apparaît comme l’incarnation du poète dans son œuvre, et en soulignant la nécessité d’une recherche approfondie sur ce mythe dans la prose et le théâtre de Lope. Elle fait allusion notamment à une base de données informatique (Teatro español del Siglo de Oro ou TESO), apparue à la fin des années 1990, qui facilite le repérage des occurrences du terme phénix8. Aurora Egido signale enfin que le terme fénix apparaît plus de 1000 fois dans toutes les œuvres numérisées tous dramaturges confondus et 469 fois chez Lope. La récurrence du signifiant et, pourrait-on dire, l’omniprésence du mot dans la comedia lopesque légitime l’exploration de ce mythe à l’aide de cet outil. Mais bien avant de découvrir l’article d’Aurora Egido nous avions été sensibles à une présence notable de l’oiseau miraculeux dans les pièces de Lope de Vega. Comme Aurora Egido consacre l’essentiel de son article aux surnoms de Lope, nous ne prendrons pas en compte cet aspect dans notre étude.

4 Compte tenu de l’abondance des citations à notre disposition, il a fallu restreindre le champ d’exploration et ne considérer que les recréations littéraires du mythe du phénix sous l’angle des Métamorphoses d’Ovide. Nous avons opté pour un classement qui rende compte des différents usages du phénix dans ce corpus. Rosa Romojaro propose une série d’outils analytiques dans un ouvrage-clé sur le mythe classique et distingue cinq fonctions9 : fonction topique et érudite fonction comparative fonction d’exemplification fonction re-créative ou métamythique fonction burlesque

5 Nous nous appuierons sur un corpus de 50 comedias provenant de toutes les séries dramatiques afin de rendre représentatives les constantes observables en ce qui concerne la réécriture du mythe du phénix. L’objectif de la présente étude n’est pas d’extraire des statistiques ni d’attribuer un pourcentage à telle ou telle fonction. À partir de ce vaste corpus, nous choisirons d’analyser quelques comedias où l’empreinte du mythe est la plus visible. Il semble nécessaire de s’intéresser d’abord aux fonctions topique, érudite comparative et burlesque dans la mesure où de nombreuses citations incluant la mention fénix vont dans le sens, à première vue seulement, d’une instrumentalisation du mythe par Lope. Est-ce à dire que le recours à l’oiseau phénix n’est que pur cliché et n’obéit qu’à un système de codes prédéfinis et largement utilisés par les poètes du Siècle d’Or ? Nous tenterons de répondre à cette question lorsque nous aborderons la fonction de réélaboration. Nous cherchons en effet à savoir, à travers l’analyse littérale de quelques fragments significatifs du corpus, si le phénix a une fonction temporelle dans la comedia lopesque.

6 Le phénix est un oiseau fabuleux qui renaît de ses cendres après s’être consumé sur un bûcher d’aromates. Le mythe est développé dans le quinzième livre des Métamorphoses d’Ovide aux vers 391-40710. Contrairement à d’autres figures mythiques, Ovide ne consacre que seize vers à l’oiseau fabuleux. Il n’est pas inutile de les citer dans leur traduction française11 :

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 205

Cependant tous ces animaux doivent à d’autres les principes de leur existence ; mais il y a un oiseau, un seul, qui se renouvelle et se recrée lui-même12 ; les Assyriens l’appellent le phénix. Il ne vit ni de grains ni d’herbes, mais des larmes de l’encens et du suc de l’amome. À peine a-t-il accompli les cinq siècles assignés à son existence qu’aussitôt, posé sur les rameaux ou la cime oscillante d’un , il construit un nid avec ses ongles et son bec pur de toute souillure. Là il amasse de la cannelle, des épis du nard odorant, des morceaux de cinname, de la myrrhe aux fauves reflets ; il se couche au-dessus et termine sa vie au milieu des parfums. Alors du corps paternel renaît, dit-on, un petit phénix destiné à vivre le même nombre d’années. Quand l’âge lui a donné assez de force pour soutenir un fardeau, il décharge du poids de son nid les rameaux du grand arbre et il emporte pieusement son berceau, qui est aussi le tombeau de son père. Parvenu à travers les airs légers à la ville d’Hypérion, il le dépose devant la porte sacrée de son temple.

7 À notre connaissance, le plus long passage sur le phénix dans l’œuvre de Lope est celui que l’on trouve dans le Troisième Livre de El peregrino en su patria et qui se compose de 66 vers. Nous pouvons en citer quelques extraits significatifs13 : Muchos cuentan que ha nacido la fénis en el Arabia, […] De mil modos diferentes sus plumas los escritores pintan de varias colores, haciéndolas de oro alguno con más ojos que de Juno suelen pintar al pavón. Poetas dicen que son sus pies y pico rubíes, cuyos visos carmesíes parecen llamas fogosas, y que por niñas hermosas de sus ojos cristalinos tiene dos diamantes finos, […] Y que cuando viene en suma a estar vieja, hace una hoguera de la olorosa madera de mirra, linaloel, clavo, canela y laurel, cinamomo y calambuco, adonde el cuerpo caduco recuesta, y batiendo el ala enciende el aire que exhala, como en la piedra el acero. Muere en fin aquel primero fénis, y el quemado aroma cría una blanca paloma, que sale de su ceniza, con que su ser eterniza, y vuelve de su vejez a salir moza otra vez, dando al oriente alegría, como Medea quería con las yerbas de Tesalia. […]

8 Bien que El peregrino ne fasse pas partie de notre objet d’étude, il constitue un témoignage fondamental au sujet de l’oiseau mythique. Cette longue citation est une réécriture des Métamorphoses comme le montre la description du bûcher odorant où les

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 206

mots d’Ovide sont repris à la lettre par Lope : la cannelle, le cinname ou la myrrhe par exemple. De fait, on verra par la suite que Lope fait explicitement référence à Ovide dans son théâtre. Mais on observe qu’il signale, dans les quinze premiers vers cités, la richesse et la variété de la tradition littéraire relative au phénix, dont il se considère, autant que d’Ovide, l’héritier. Les pluriels et l’indéfini : Muchos cuentan, De mil modos diferentes, alguno, Poetas dicen que ... sont un hommage de Lope aux poètes qui l’ont précédé et qui ont contribué aux réélaborations successives du mythe. Lope a dû probablement s’inspirer en particulier de Lactance (Carmen de ave phœnice14) ou de Claudien15. Il ne nous appartient pas, dans les limites de cet article, de traiter ce problème de filiation. Ces vers du Peregrino offrent, par le seul jeu des rimes, une représentation condensée du mythe du phénix puisque le terme ceniza est lié à eterniza dans une poétique d’un temps cyclique où le vieillard retourne à son éternelle jeunesse. Notons que « moza » fait également écho à la rime –i-za et que les mots « vejez » et « otra vez », qui lient la vieillesse au renouvellement temporel, participent également de l’allitération en z, précédée de celle en s des mots « sale », « su », « ser », « salir », comme un phénomène sonore de la transformation. Ces sifflantes accompagnent non seulement l’envol de la colombe renaissante mais annoncent aussi l’apparition de la magicienne Médée. Ces allitérations peuvent rappeler aussi le bruit du battage du fer. En effet, Lope de Vega compare le processus d’auto-consumation du phénix à l’acier battu par la pierre. Cette fusion du métal semble être une recréation de Lope et l’on reviendra ultérieurement sur cette image. Le poète introduit un élément remarquable : la colombe, oiseau immaculé dont le symbolisme biblique ne peut être écarté. Il faut y voir sans doute l’empreinte d’un phénix se rapportant au divin. En effet, notre corpus contient des pièces hagiographiques et Lope y réserve à la figure mythique un traitement bien particulier. L’intrusion de Médée, qu’Ovide n’associe pas au phénix, semble lier le mythe de l’ « oiseau de feu » à la magie noire.

9 Dans son ouvrage consacré aux pièces à caractère mythologique de Lope, Juan Antonio Martínez Berbel affirme que la mythologie a subi bien des adaptations au cours de l’histoire et en particulier au Siècle d’or16 : El acceso a la mitología es menos directo que nunca en nuestro Siglo de Oro. A las alteraciones medievales hay que añadir el tamiz moralizador medieval, las lagunas en la tradición; y a todo esto hay que añadir el hecho importante de que cada obra supone un punto de vista que altera de nuevo el material mitológico. El resultado de todo este complejo proceso es una nueva mitología, cuyas fuentes inmediatas ni siquiera son las originales, sino a menudo, diccionarios, traducciones, mitografías que, como en el caso de Lope, esconden sutilmente el Ovidio original (en este caso) sustituyéndolo por un Ovidio renacentista al que, posteriormente, cada autor convertirá en un Ovidio personal.

10 C’est à cet Ovide personnel que nous allons nous intéresser dans les pages qui suivent. Avant d’envisager la fonction re-créative, nous pouvons citer quelques occurrences qui relèvent en apparence davantage du cliché que de la réélaboration.

Le phénix : un motif poétique renouvelé

11 Les nombreuses citations font apparaître quelques usages systématiques. L’une des caractéristiques essentielles du phénix est son unicité et sa rareté comme en témoignent les premiers vers d’Ovide à ce sujet : « una est ... ales17 ». Lope de Vega s’appuie sur ce caractère unique de l’oiseau dès qu’il s’agit de mettre l’accent sur la

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 207

grande valeur d’un objet et son caractère précieux comme on peut l’observer dans Peribáñez y el comendador de Ocaña18 : COMENDADOR […] Si sirviera una dama, hubiera dado parte a mi secretario o mayordomo o a algunos gentilhombres de mi casa. Estos hizieran joyas, y buscaran cadenas de diamantes, brincos, perlas, telas, rasos, damascos, terciopelos, y otras cosas extrañas y exquisitas, hasta en Arabia procurar la fénix; (Acte I, v. 804-811)

12 Dans Las bizarrías de Belisa, il est question d’une pierre précieuse nommée : « fénix de diamantes » (Acte II, v. 588). Le phénix revient très souvent comme comparant visant à exalter la beauté de la dama. Il est vrai que la fréquence d’utilisation du terme fénix peut donner l’impression d’une écriture quelque peu stéréotypée. Dans les vers suivants de El piadoso aragonés, on devine clairement qu’à travers les exclamations du personnage, il est question de ces clichés19 : CARLOS ¡Qué de locos disparates! Esto parece a la fénix, que después de muerta nace de sus cenizas al sol. ¡Qué mentiras tan notables! O como aquello del cisne, que al morir con voz suave canta, no habiendo en el mundo quien haya visto que cante; del pelícano se escribe que el pecho a sus hijos abre, necedad, pues mejor fuera darles trigo, que no sangre; pues ¿quién oye de los peces escribir las propiedades? Cosas, en fin, de poetas. (Acte III, v. 80-95)

13 La voix du dramaturge affleure dans ce passage métathéâtral où il raille l’utilisation poétique du mythe du phénix. Peut-on avancer l’hypothèse selon laquelle Lope ne se contente pas de ce stéréotype ? En réalité, il semble que, même dans les utilisations les plus anodines, Lope renouvelle la caractérisation du phénix. Nous prenons pour preuve Amar, servir y esperar où le dramaturge invente un phénix qui renaît de la neige. Pour louer la blancheur des mains de Dorotea, Feliciano les compare à la neige20 : FELICIANO […] En los olores de Arabia no estaba seguro el Fénix; pero llegando a tus manos fuera inmortal en su nieve. (Acte III, v. 273-276)

14 Dans la comedia lopesque, l’oiseau-phénix est sujet à diverses transformations poétiques. Il est fréquemment associé à l’amour dans de nombreuses pièces comme on peut le constater dans ces vers de El desprecio agradecido21 : DON BERNARDO […] Fénix nace mi amor, fénix se abrasa, las cenizas de celos y de enojos, produciendo venganzas y desvelos

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 208

un ave amor, de las reliquias celos. (Acte II, v. 235-238)

15 Ces vers témoignent d’une innovation poétique du mythe. Dans la typologie du phénix, l’amour-phénix est l’un des types que Lope réinvestit dans son théâtre. Ici, le dramaturge crée l’amour-phénix à partir du ressort dramatique de cette comedia de capa y espada c’est-à-dire la jalousie (« celos »). Il s’agit en quelque sorte d’un phénix « a lo profano », propre à la comedia de enredo.

16 Comme dans El peregrino en su patria, Médée apparaît curieusement dans les vers faisant suite au fragment cité ci-dessus de Amar, servir y esperar22. L’évocation de la magicienne après le mythe du phénix est fréquente et il semble que Lope rassemble les mythes ovidiens en faisant converger leur symbolisme23. La sorcière antique fait également partie de l’entourage textuel du terme fénix dans Angélica en el Catay24 : SACRIPANTE […] dos veces corrió el sol por su zodíaco, mientras amor, Ovidio nigromántico, en cera vuelve mi acerada túnica, por la que es en el mundo fénix única. ¿Qué entrañas de volcán, qué nieve scítica, no se doliera de mi historia trágica, qué jaspe de pirámide menfítica? qué Medea cruel, qué Circe mágica, si como eres hermosa, eres política, […] (Acte I)

17 Ces vers, où riment des mots « esdrújulos », offrent une métamorphose particulière : la tunique d’acier se transforme en cire. Dans Angélica en el Catay, comme le titre de la comedia le laisse présumer, Lope s’inspire de Roland furieux de L’Arioste25. Sacripante, le roi de Circassie, s’est épris d’Angélica et la poursuit. Dans la pièce, il n’éprouve que des désirs charnels à son égard. Les vers qu’il prononce en aparté en sont l’illustration : SACRIPANTE Necia es la mujer, que fía en palabras de hombre que ama. (Acte I)

18 Sacripante apparaît comme un personnage particulièrement démoniaque qui rappelle le don Juan tirsien. Face au dédain de la « dama », Sacripante prononce cette tirade où il exhale ses plaintes. Le premier vers « dos veces corrió el sol por su zodíaco » met l’accent sur un temps évoqué : les deux années durant lesquelles le personnage s’est entêté à poursuivre la « dama » en vain. Avant tout, ce passage s’apparente à une subjectivisation du temps évoqué par le personnage. J’entends par temps subjectif la temporalité perçue par le personnage durant cette période. Les deux années d’amour vain sont consacrées à un amour-phénix puisque la dame est appelée « fénix única ». Par ailleurs, il faut noter que Lope a souvent recours à l’astrologie comme une mesure du temps. Dans ces premiers vers, l’amour est personnifié : « Ovidio nigromántico ». Le dramaturge convoque la figure d’Ovide, apposée à « amor », qui devient agent de cette métamorphose cristallisée dans le verbe « vuelve ». Le maître d’œuvre de cette transformation magique n’est pas n’importe quel Ovide puisqu’il s’agit d’un Ovide nécromancien. Le terme « nigromántico » confère à la métamorphose un caractère occulte, proche de la magie noire. Comme le rappelle Covarrubias, la nécromancie était une pratique interdite par l’Église26. Cette méthode de divination par l’invocation des morts relève des sciences occultes et ce n’est pas un hasard si l’on retrouve par la suite l’évocation explicite des deux célèbres sorcières de l’Antiquité, Médée et Circé, et la référence à « la nieve scítica », la Scythie, région du Caucase connue pour ses sorcières et citée également par Ovide dans les Métamorphoses peu avant le passage sur le phénix27.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 209

De plus, les entrailles du volcan rappellent la figure de Vulcain, dieu du feu et des forges. Dans le terme « nigromántico », les notions antithétiques de mort (necro/nigro) et d’avenir (manteia/mántico) sont associées comme pour le phénix. Par ailleurs, il n’est pas impossible que Lope joue sur l’association des fricatives sourdes et sonores de « O- vi-dio / O-fi-dio » créant en quelque sorte, à travers la métamorphose des sonorités poétiques, un « Ovide ophidien ». La métamorphose, par liquéfaction, de l’armure de Sacripante en cire évoque, a contrario, le travail du forgeron et la technique de la cire perdue, ici liée au trait mortuaire de l’évocation. L’empreinte des Métamorphoses d’Ovide est encore visible à travers la « pirámide menfítica », dans la mesure où l’oiseau phénix, comme le précise Ovide, retourne en Égypte après sa renaissance, à Héliopolis, ville non loin de Memphis28. Par rapprochement, le terme « menfítico » rappelle aussi « mefítico », ce qui suggère que la pureté du mythe ovidien est contaminée par la magie noire. En filigrane, Lope laisse entendre qu’il ne s’agit plus d’un bûcher odorant mais d’une transformation dont l’exhalaison est fétide. C’est à une métamorphose de l’amour-phénix que nous assistons. Il ne s’agit pas d’un amour divin et pur mais d’un amour démoniaque lié aux penchants les plus vils, d’un amour sorcier. Dès lors, le phénix apparaît également comme l’oiseau de cette métamorphose occulte. L’expression poétique du phénix est bien retranscrite par le statut de « amor, Ovidio nigromántico ». L’amour est la cause de la métamorphose mais aussi son résultat. Dans ce passage, Lope établit une convergence des mythes. Au Moyen Âge, Ovide était considéré comme un nécromancien29. Le dramaturge rapproche Ovide et L’Arioste car le terme « nigromántico » fait probablement référence au Roland furieux où nécromanciens et magiciens sont convoqués à plusieurs reprises. Il est à noter qu’une des comédies de l’auteur italien s’intitule Il negromante30.

Le phénix : une structure à usage dramatique

19 Les exemples présentés jusqu’ici ne concernent pas l’architecture temporelle de la pièce en termes de chronologie dramatique puisqu’il s’agit de motifs poétiques n’affectant pas le sens global de la structure temporelle de l’œuvre. Il convient de prendre en considération à présent l’autre versant de l’usage du mythe dans le théâtre de Lope.

20 On observe, dans de nombreuses pièces à matière historico-légendaire, des tirades contenant de longues déclinaisons de rois successifs. Il s’agit la plupart du temps d’un rappel des ancêtres d’un personnage illustre ou bien, en particulier dans les prophéties, de ses successeurs. Le phénix est parfois cité dans ces tirades apologétiques qui n’ont pas simplement une fonction idéologique visant à louer la monarchie. L’apparition du phénix peut paraître stéréotypée mais nous pensons que sa présence ainsi que l’extension des limites du temps évoqué permettent une ouverture temporelle dans la pièce. Dans cette configuration, le mythe du phénix n’est pas développé et seul son nom apparaît. Nous trouvons un autre type d’allusion : un phénix apologétique. Ce cas de figure est présent dans le deuxième acte de Amar, servir y esperar : DIEGO ¡O generosa ciudad! del Fénix la eternidad siglos pacíficos vivas. (Acte II, v. 502-504)

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 210

21 L’évocation de l’éternité du phénix produit un effet d’élargissement des limites du temps évoqué dans le cadre temporel très bref de l’acte II où l’action s’étend sur deux jours successifs.

22 Il est certain que la temporalité du lignage est une préoccupation dans la poétique du temps de Lope. El piadoso veneciano31 montre à quel point l’application du mythe du phénix sert la poétique globale de l’œuvre. L’amour de Fulgencio dans El piadoso veneciano peut être comparé à celui de Sacripante de Angélica en el Catay car, à l’origine, la volonté de ces personnages est de séduire la « dama » par un moyen illicite. En effet, Fulgencio veut débaucher Lucinda, la femme de Sidonio. À la fin de l’acte I, Fulgencio est tué par le mari jaloux. C’est six ans plus tard, au début du troisième acte, qu’Otavio, fils de Fulgencio, souhaite venger la mort de son père et se rend chez Lucinda pour lui demander des comptes. On retrouve d’ailleurs Circé impliquée dans le processus des métamorphoses que les insultes font subir à la traîtresse : OTAVIO Cava, para España espada; Elena, afrenta del griego; Circe de mi padre amado que en ceniza le conviertes […] (Acte III, p. 549)

23 Dans la dernière jornada, Otavio est devenu un homme et il s’éprend d’Elisa, la fille du couple Sidonio / Lucinda. La jeune femme est également amoureuse d’Otavio. Le mythe du phénix est mis à contribution dans les deux derniers tercets du sonnet où Elisa déclare son amour pour le galant qui souhaitait s’en prendre à sa mère : ELISA […] ¡Oh fénix del amor del padre tuyo, que en sus cenizas renaciste luego para que pague por mi madre el suyo! Si para su venganza vuelas ciego, que ha de ser nuestro amor eterno arguyo; que si eres fénix tú, yo soy tu fuego. (Acte III, p. 553)

24 L’oiseau phénix a été introduit quelques vers auparavant par le terme « ceniza » et la métamorphose agie par Circé. L’image de l’amour-phénix est liée, dans le cas présent, à la succession des générations et des amours et à la temporalité de la pièce. La réconciliation des deux familles ennemies est scellée par l’union des enfants, ce qui permet la perpétuation du lignage. Lope réécrit à nouveau une métamorphose du phénix à usage dramatique et poétique cette fois. Ce cas de figure est également présent dans El bastardo Mudarra où l’héritier de Gonzalo Bustos promet de venger les sept infants de Lara32 : MUDARRA Yo, madre, vengaré los siete Infantes si mi partida justa determinas; yo haré que ese Gonzalo a vivir vuelva; su rama me engendró bárbara selva. (Acte III, p. 692)

25 Mudarra veut transcender la mort tragique de Gonzalo en tuant Ruy Velázquez, personnage à l’origine de la mort des infants. Il permet de redonner à Gonzalo Bustos une succession et s’inscrit dans la lignée des Lara. Cette comedia met en scène le motif de la vengeance différée d’une génération à une autre. Mudarra, vengeur providentiel, est l’héritier permettant de perpétuer le lignage de Gonzalo Bustos. Sa bâtardise relative se dissout progressivement, le mariage avec sa nièce Clara, la fille de son demi-

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 211

frère Gonzalo González, permettant le rétablissement de la lignée familiale. Avant de rencontrer doña Clara, Lope, un écuyer, présente la « dama » à Mudarra en l’assimilant au phénix : LOPE Yace en la falda de este monte un valle selvoso de hayas, que a un solar da sombra, donde vive una dama, cuyo talle, único Fénix español la nombra: cierran cipreses con funesta calle, de un verde prado la pintada alfombra, donde agora quedó del sol rendida, en un espejo de agua divertida. Es hija de tu hermano, aquel Gonzalo que mataron los moros, y Constanza, una señora que en virtud igualó a la que agora mayor fama alcanza […] (Acte III, p. 695)

26 C’est par l’intermédiaire de Clara, unique phénix et phénix unique, que Mudarra permettra la perpétuation de son lignage.

27 Une autre comedia historico-légendaire met à contribution le mythe du phénix au sein de l’architecture temporelle. El postrer godo de España33 représente l’histoire bien connue de don Rodrigo. Les deux premiers actes mettent en scène la tragédie du dernier roi wisigoth. À la fin de l’acte II, Rodrigo meurt lors de la célèbre bataille de Guadalete, qui eut lieu en 711. La dernière jornada suit l’ascension de Pelayo, qui résiste aux Arabes dans les Asturies à l’occasion du non moins fameux affrontement de Covadonga, en 722. La pièce comporte deux époques différentes : le règne de Rodrigo, qui ne dura qu’un an (710-711), et l’action menée par Pelayo se déroulant une dizaine d’années plus tard. Au troisième acte, Pelayo est considéré comme le « Fénix de los muertos godos » (v. 2727). Vers la fin de la comedia, Pelayo se proclame phénix de l’Espagne dans un sonnet : PELAYO España bella, que de Hispán te llamas o del lucero con que nace el día, el tronco de los godos fenecía si no quedaran estas pobres ramas. Ves aquí el fénix de sus muertas llamas, que nuevas alas de su incendio crías, para que ocupes, con la historia mía, versos y prosas, lenguas, plumas, famas. Yo soy Pelayo, España; yo la piedra a hacer tus torres, que no ofenda el rayo las que de sangre vestiré de hiedra, que, puesto que Rodrigo se resuelve, de sus cenizas nacerá Pelayo. (Acte III, v. 2743-2756)

28 La mort tragique de Rodrigo au deuxième acte provoque une rupture temporelle dans la comedia qui se traduit par l’imprécision de la durée de l’action dans le deuxième inter-acte. La reconquête du territoire s’apparente à une entreprise de raccommodage du temps perdu. En faisant renaître Pelayo des cendres de Rodrigo, le dramaturge subvertit la perte tragique du dernier roi wisigoth. La défaite chrétienne des deux premiers actes est transmuée en victoire par Pelayo, dont la vibrante invocation à l’Espagne donne un sens mythique à l’histoire, un héros nouveau naissant des cendres du roi vaincu. Le dramaturge procède de la même façon que dans El piadoso veneciano ou El bastardo Mudarra puisque la tentative avortée du père ou de l’aïeul est remise en

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 212

question et rénovée par la poétique d’un temps-phénix. Dans El postrer godo, la tragédie collective des deux premiers actes est transcendée, ce qui donne naissance à un nouveau cycle épico-historique.

29 Le mythe du phénix, intrinsèquement lié à la notion de renaissance, a été abondamment utilisé comme le symbole chrétien de la résurrection34. Il est curieux de constater que, dans les citations du corpus hagiographique, le mythe de l’oiseau merveilleux n’est pas aussi développé que dans les comedias profanes. Il existe néanmoins un phénix « a lo divino », ayant des caractéristiques propres. Nous citerons des exemples extraits de deux pièces : El niño inocente de la Guardia et El divino africano.

30 L’empreinte christique de El niño inocente de la Guardia est indéniable car la comedia représente le martyre d’un enfant chrétien. Juanico est capturé par des juifs au deuxième acte pendant l’Assomption et il sera crucifié huit mois plus tard, durant la Pâque juive. Dans les derniers vers de la pièce, Juanico est comparé au phénix : ENTENDIMIENTO ¡Oh santo fénix divino, que de tu olorosa llama sales otra vez al sol, cubierto de plumas blancas, entra, soberano atleta, en la gloria que te aguarda, pues el cielo te recibe con tantos lauros y palmas! (Acte III, v. 2656-2703)

31 Le mythe ovidien est christianisé par Lope et les éléments entrant en jeu dans la métamorphose sont bien différents. Il ne s’agit plus de nécromancie ou de sorcellerie et les images visuelles de fusion du métal ou de combustion laissent la place à la lumière, à la blancheur immaculée et à la flamme odorante, également présente chez Ovide. Le mythe du phénix entre dans le cadre d’un temps divin, supra-terrestre lié à l’éternité, qui transparaît à travers le palmier (également cité par Ovide) et le paradis (« gloria »). Comme dans El peregrino en su patria, Lope fait allusion à un oiseau blanc, une colombe renaissante qui rappelle l’Esprit-Saint.

32 Dans El divino africano, mettant en scène la vie de saint Augustin, nous retrouvons l’image chrétienne de la résurrection. Mónica, la mère d’Augustin, est à la recherche de son fils35 : MÓNICA […] ¿Conoces a Agustino, el Platón africano, el celebrado por ingenio divino, aquel de cuantos viven admirado por fénix en el suelo? ¡Ay, si lo fuese en renacer al cielo! (Acte I, p. 213)

33 Ces deux vers résument bien la temporalité particulière de la comedia hagiographique. Le saint participe de deux temporalités : le temps humain et le temps divin. Le phénix cristallise bien la réunion de ces deux plans temporels. L’oiseau phénix est un trait d’union entre le temps terrestre (« en el suelo ») et l’au-delà (« al cielo »). Dans l’hagiographie, le mythe du phénix est épuré. On ne retrouve plus les descriptions « baroques » des métamorphoses. On se contente de le nommer. Considérer le futur saint comme un phénix, c’est reconnaître dès lors son éternité. Les vers suivants appuient cette observation :

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 213

Simpliciano Di, Alipio, que vengo yo por tanta mar, solo a ver este fénix. (Acte III, p. 233)

34 Vers la fin de la pièce, la mort et l’au-delà sont rapprochés :

ALIPIO Señor, en este momento goza de la eternidad de Dios. ULDERICO ¿Es muerto? ALIPIO Otra vida cobra. (Acte III, p. 237)

35 La proximité des termes « muerto » et « otra » et le phénomène de synalèphe, réalisé du moins à la lecture du vers, produit une fusion entre la mort et l’au-delà ; « muertotra vida » illustre cette métamorphose divine qui n’est autre qu’une résurrection.

36 Le rituel palingénésique antique est réadapté par Lope de Vega. Dans les comedias profanes, l’amour-phénix est souvent lié à la magie noire quand le personnage est animé de mauvaises intentions. Lope de Vega crée un Ovide nécromancien et convoque plusieurs figures mythologiques dont les sorcières, établissant ainsi une poétique du syncrétisme mythique. C’est le caractère magique du mythe qui est mis en valeur à l’aide de descriptions particulièrement évocatrices du sous-sol et des entrailles de la terre. La métamorphose de l’oiseau phénix est l’expression du temps subjectif caractérisant – on l’a vu – le temps évoqué dans Angélica en el Catay. L’amour-phénix n’est pas exclusivement un motif ; il peut être une structure à usage dramatique et il est également associé – El piadoso veneciano en est la preuve – au temps du lignage et des générations. Lope de Vega utilise l’oiseau phénix dans une poétique de la perpétuation et le rajeunissement cycliques de l’ancêtre. Nous pourrions même parler de temps- phénix pour qualifier cette temporalité visant l’éternité.

37 Une certaine verticalité est remarquable dans le traitement du mythe du phénix par Lope. Les tréfonds magiques et occultes où se reproduit l’oiseau du feu passionnel et, par contraste, les cieux accueillant l’envol de la colombe renaissante. Dans la comedia de santos, Lope a recours à des images éthérées de la métamorphose. Seuls les contrastes semblent primer. L’oiseau fabuleux ovidien est christianisé au service d’une jonction des deux plans temporels de l’hagiographie : le temps humain (la mort) et le temps divin (l’au-delà). Les différents exemples ont montré à quel point Lope de Vega, poète, joue avec la métamorphose et parvient à transformer le langage (pensons aux allitérations du Peregrino ou au jeu des sonorités dans Angélica en el Catay). Il serait souhaitable d’étudier les liens du mythe du phénix avec d’autres éléments comme le « mort-vivant », analysé par Maria Aranda dans un récent article36, ou le « puer senilis ». Il resterait également à étudier le phénix comme personnage scénique car les noms Fénix ou Fenisa sont souvent utilisés dans certaines pièces37.

38 Il est également une caractéristique du phénix qui a trait à l’hagiographie : son hermaphroditisme38. Cet oiseau merveilleux, chaste et abstinent qui ne se nourrit que du suc de l’amome, est un type parfait de sainteté39. L’hermaphroditisme du phénix est aussi exploité par Lope, ce qui lui permet d’attribuer indifféremment le nom du phénix à des dames et à des galants.

39 Lope de Vega recrée dans son théâtre un phénix protéiforme, un « phénix ophidien » des profondeurs de Vulcain ou un phénix de la gloire céleste, un phénix permettant le

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 214

rétablissement du lignage et subvertissant la perte tragique, un phénix intégré dans la structure temporelle de la comedia et vecteur de métamorphoses du temps.

ANNEXES

Liste des comedias du corpus Amar, servir y esperar Angélica en el Catay Argel fingido Contra valor no hay desdicha Don Juan de Castro (Primera parte) El bastardo Mudarra El caballero de Olmedo El caballero del sacramento El capellán de la Virgen El cardenal de Belén El casamiento en la muerte El castigo sin venganza El desprecio agradecido El divino africano El mayor imposible El niño inocente de la Guardia El nuevo mundo El piadoso aragonés El piadoso veneciano El postrer godo de España El remedio en la desdicha El sembrar en buena tierra El testimonio vengado La amistad pagada La bella Aurora La Burgalesa de Lerma La comedia de Bamba La dama boba La desdichada Estefanía La hermosa Ester La imperial de Otón La noche de san Juan La noche toledana La ocasión perdida La octava maravilla La piedad ejecutada La resistencia honrada

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 215

Las bizarrías de Belisa Las paces de los reyes Lo fingido verdadero Los comendadores de Córdoba Los melindres de Belisa Los palacios de Galiana Los porceles de Murcia Los prados de León Los Ramírez de Arellano Lucinda perseguida Peribáñez y el comendador de Ocaña Roma abrasada Servir a buenos

NOTES

1. Voici la version des Métamorphoses de Bustamante au sujet du phénix : « En la tierra de Assiria ay vn aue que llaman Fenix, aquella aue, quando ha viuido quinientos años, haz vn nido de muchas especias, y metese en el: de la fuerça de la calentura de las especias enciendese el nido, y arde y quemase alli el Fenix: y quando es toda esta aue hecha ceniza, leuantase de alli luego vn gusano, que poco a poco se va tornando en la forma que era primero despues quando es aue entera, lleua el nido en el ayre, y dexale alla. » Jorge de Bustamante, Las transformaciones de Ovidio, Anvers, en casa de Pedro Bellero, 1595, p. 222 (édition d’origine). 2. Pedro Sánchez de Viana, Las transformaciones de Ovidio: traduzidas del verso latino, en tercetos, y octauas rimas, por el licenciado Viana. En lengua vulgar castellana, con el comento y explicación de las Fabulas: reduziendolas a Philosophia natural, y moral, y Astrologia, e Historia, dirigo por Hernando de Vega Cotes y Fonseca, Valladolid, 1589. 3. Juan Pérez de Moya, Philosophía secreta de la gentilidad, Madrid, éd. Carlos Clavería, Cátedra, « Letras Hispánicas », 1995. 4. Juan Antonio Martínez Berbel, El mundo mitológico de Lope de Vega. Siete comedias mitológicas de inspiración ovidiana, Madrid, Fundación Universitaria Española, 2003. 5. José Pellicer de Tovar, El fénix y su historia natural, a costa de Pedro Coello, mercader de libros, Madrid, Imprenta del Reyno, 1630. 6. Gaston Bachelard, Fragments d’une poétique du feu, Paris, Presses Universitaires de France, 1988. 7. Aurora Egido, « La Fénix y el Fénix. En el nombre de Lope », in Maria Grazia Profeti, “Otro Lope no ha de haber”, Atti del convegno internazionale su Lope de Vega, Florence, Alinea, « Secoli d’oro », 2000, vol. I, p. 11-49. 8. Il s’agit de Teatro español del Siglo de Oro (TESO), dirigé par M. del C. Simón Palmer, Madrid, Chadwick, Healey, 1998, C.D-Rom. 9. Rosa Romojaro, Las funciones del mito clásico en el Siglo de Oro, Barcelone, Anthropos Editoral, 1998. Cf. p. 37-41 au sujet du phénix. 10. Ovide fait également allusion à l’oiseau phénix dans la sixième élégie du deuxième livre des Amours. 11. Ovide, Les Métamorphoses, XI-XV, Paris, Les Belles Lettres, « collection des universités de France », 1991, p. 133-134. Nous reproduisons ci-dessous l’original en latin : Haec tamen ex aliis generis primordia ducunt ; una est, quae reparet seque ipsa reseminet, ales ;

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 216

Assyrii phoenica uocant ; non fruge neque herbis, sed turis lacrimis et suco uiuit amomi. haec ubi quinque suae compleuit saecula uitae, ilicis in ramis tremulaeque cacumine palmae unguibus et puro nidum sibi construit ore, quo simul ac casias et nardi lenis aristas quassaque cum fulua substrauit cinnama murra, se super inponit finitque in odoribus aeuum. Inde ferunt, totidem qui uiuere debeat annos, corpore de patrio paruum phoenica renasci. Cum dedit huic aetas vires, onerique ferendo est, ponderibus nidi ramos leuat arboris altae fertque pius cunasque suas patriumque sepulcrum perque leuis auras Hyperionis urbe potitus ante fores sacras Hyperionis aede reponit. 12. C’est nous qui soulignons. 13. Lope de Vega, El peregrino en su patria, Madrid, éd. Juan Bautista Avalle-Arce, Castalia, « Clásicos Castalia », 1973, p. 274-276. 14. Il carmen de ave phoenice di Lattanzio, Catane, éd. Emanuele Rapisarda, Centro di studi sull’ antico cristianesimo, 1952. 15. Au sujet du phénix dans l’Antiquité et les premiers siècles du christianisme, cf. R. Van Den Broek, The myth of the phoenix, according to classical and early christian traditions, Leyde, E. J. Brill, 1972. 16. Juan Antonio Martínez Berbel, op. cit., p. 31. 17. Lactance dans Carmen de ave phœnice insiste également sur le caractère unique de l’oiseau : « unica semper avis ». Cf. Alain Goulon, « L’oiseau Phénix de Lactance et ses attaches à l’œuvre apologétique », in Phénix : mythe(s) et signe(s), Actes du colloque international de Caen (12-14 octobre 2000), Berne, Berlin, Bruxelles, éd. Silvia Fabrizio-Costa, Peter Lang, 2001, p. 85-103. 18. Lope de Vega, Peribáñez, Madrid, éd. de Juan María Marín, Cátedra, « Letras Hispánicas », 2003. 19. Lope de Vega, El piadoso aragonés, Alicante, éd. de la Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes, 2004, édition réalisée à partir de Veinte y una parte verdadera de las Comedias del Fenix de España Frei Lope Felix de Vega Carpio […] En Madrid, por la viuda de Alonso Martin, a costa de Diego Logroño […], 1635. 20. Lope de Vega, Amar, servir y esperar, Alicante, éd. de la Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes, 2005, édition réalisée à partir de Ventidos parte perfeta de las Comedias del Fenix de España Frey Lope Felix de Vega Carpio […] En Madrid, por la viuda de Juan Gonçalez, a costa de Domingo de Palacio y Villegas y Pedro Verges, 1635. 21. Lope de Vega, El desprecio agradecido, Alicante, éd. de la Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes, 2003, édition réalisée à partir de Parte veintecinco, perfeta y verdadera, de las comedias del Fenix de España Frey Lope Felix de Vega Carpio […] Zaragoza, Por la viuda de Pedro Verges, a costa de Roberto Devport, 1647. 22. FELICIANO No importaran a Medea dragones, ni toros fuertes, porque sus manzanas de oro trujera en sus ramos verdes. (Acte III, v. 277-280) 23. Rappelons que le mythe de Médée est développé dans le septième livre des Métamorphoses. Pour plus d’informations sur le mythe de Médée dans le théâtre de Lope, cf. Juan Antonio Martínez Berbel, « “Puso el honor dragones de Medea”. Sobre ésta y otras Medeas en el teatro de Lope” », Criticón, 87-88-89, 2003, p. 479-492.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 217

24. Lope de Vega, Angélica en el Catay, Madrid, éd. Jesús Gómez, Paloma Cuenca, Turner, 1994. 25. L’Arioste, Roland furieux, Paris, préface d’Yves Bonnefoy, traduction de Francisque Reynard, Gallimard, « collection Folio classique », 2003. 26. « Nigromancia. Arte de adivinar invocando los muertos […]. Esta arte y otras como chyromancia, hydromancia, geomancia, etc., están prohibidas por los sacros cánones, y últimamente por el santo Concilio Tridentino. Nigromántico, el que usa desta superstición ». Sebastián de Covarrubias, Tesoro de la lengua castellana o española, Barcelone, Ad litteram, 3, Editorial Alta Fulla, 2003, p. 829. 27. On peut lire à ce sujet : Ovide, Les Métamorphoses, op. cit., p. 492 : « C’est ainsi encore que les femmes de Scythie, assure-t-on, à l’aide de sucs magiques qu’elles répandent sur leurs membres, opéreraient le même prodige. ». Pour plus d’informations sur les sorcières dans l’Antiquité, cf. Mickaël Martin, Sorcières et magiciennes dans le monde gréco-romain, en particulier « Métamorphose et métamorphoses », p. 379-391, éd. manuscrit. com, 2004. 28. Ovide, Les Métamorphoses, op. cit., p. 133. L’éditeur précise en note au sujet d’Hypérion : « La ville d’Hypérion n’est autre qu’Héliopolis en Basse Égypte ». 29. Cf. Giovanni Pansa, Ovidio nel medioevo e nella tradizione popolare, Sulmona, éd. Ubaldo Caroselli, 1924, p. 33. 30. L’Arioste, Il negromante, Milan, Rizzoli Editore, 1962. 31. Lope de Vega, El piadoso veneciano, Obras completas, Lope de Vega, Comedias XV, Madrid, éd. Jesús Gómez, Paloma Cuenca, Turner, « Biblioteca Castro », 1998, p. 487-573. 32. Lope de Vega, El bastardo Mudarra, Obras escogidas, tomo III, teatro II, Madrid, éd. Federico Carlos Sainz de Robles, Aguilar, 1990, p. 667-702. 33. Lope de Vega, El postrer godo de España, éd. Jorge García López, Comedias de Lope de Vega, parte VIII, vol. II, coord. Rafael Ramos, Lérida, Milenio, Universitat Autònoma de Barcelona, 2009. 34. Cf. Paul-Augustin Deproost, in « L’oiseau entre ciel et terre », Paris, Association Kubaba, L’Harmattan, 2005, p. 113-138. 35. Lope de Vega, El divino africano, Obras escogidas, tomo III, teatro II, Madrid, éd. Federico Carlos Sainz de Robles, Aguilar, 1990, p. 206-237. 36. Maria Aranda, « De Circé à Ulysse : le naufragé “gothique” de Lope de Vega », Bulletin Hispanique, tome 112, n°1, coordonné par Federico Bravo, Presses Universitaires de Bordeaux, juin 2010, p. 61-73. 37. C’est le cas de Servir a buenos ou de El poder en el discreto par exemple. 38. Bachelard définit le phénix en ces termes : « Le Phénix est une somme de valeurs poétiques, jeu de multiples correspondances : feu, baume, chant, vie, naissance, mort. Il est nid et espace infini. Il a les deux chaleurs, du nid et du soleil. Chaleur du chant, chaleur du baume, tout converge pour enflammer l’oiseau : feux masculins des chants qui réveillent, chaleur féminine berçante de l’aromate qui endort, voilà encore une transposition de plus en plus fine, donc de plus en plus vraie, de l’hermaphroditisme de la grande image ». Gaston Bachelard, op. cit., p. 102. 39. Paul-Augustin Deproost dans « Les métamorphoses du phénix dans le christianisme ancien » précise au sujet de ce caractère asexué du phénix : « L’unicité du phénix lui mérite, enfin, une dernière qualité hautement valorisée dans le christianisme primitif : la virginité. “Mâle ou femelle, ou bien ni l’un ni l’autre ou bien l’un et l’autre”, comme le dit Lactance, l’oiseau unique est un être tout à la fois bisexué, qui rappelle l’androgynie de l’homme primitif “à l’image et à la ressemblance de Dieu”, dans les exégèses juives du premier récit de la création, et asexué, qui profile l’idéal paulinien de la vie dans le Christ et l’état des ressuscités, car, selon Jésus lui-même, “à la résurrection, on ne prend ni femme ni mari, mais on est comme des anges dans le ciel” ». Paul-Augustin Deproost, in « L’oiseau entre ciel et terre », L’Harmattan, 2005, p. 113-138.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 218

RÉSUMÉS

Cet article a pour objet d’analyser les fonctions du mythe du phénix (Les Métamorphoses, Ovide, Livre XV) dans le théâtre de Lope de Vega. À travers l’analyse littérale de quelques fragments de « comedias », on se demandera si le phénix, au-delà du simple cliché, a une fonction temporelle et sert une poétique de la métamorphose du temps.

This article aims at analysing the functions of the myth of the phoenix («The Metamorphosis», Ovid, Book XV) in Lope de Vega’s plays. Through literal analysis of some of his works, we will study whether the phoenix, beyond the simple cliché, has a temporal function and can serve a poetics of the metamorphosis of time.

Este artículo tiene por objeto analizar las funciones del mito del fénix (Las Metamorfosis, Ovidio, Libro XV) en el teatro de Lope de Vega. A través del análisis literal de algunos fragmentos de comedias, nos preguntaremos si el fénix, más allá del mero estereotipo, asume una función temporal y está al servicio de una poética de la metamorfosis del tiempo.

AUTEUR

ALEXANDRE ROQUAIN

Université de Bourgogne

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 219

La métamorphose d’Anaxarète des réminiscences et une omission dans quelques comedias de femmes dramaturges

Isabelle Rouane-Soupault

1 Le Livre XIV des Métamorphoses d’Ovide relate l’histoire de l’impitoyable Anaxarète restée insensible au désespoir du jeune Iphis. Celui-ci, inlassablement, exprime son amour pour elle en couvrant de fleurs le seuil de la maison où elle cache et protège sa froide beauté. Le malheureux jeune homme finit par se pendre à sa porte éternellement close. Cette mort injuste déchaîne la vengeance divine et provoque le châtiment : la déesse métamorphose Anaxarète en statue de pierre au moment où elle regarde passer sous sa fenêtre le cortège funèbre qui emporte le corps de l’amant éconduit vers son tombeau. Ce récit, remarquable par sa concision, est placé entre les vers 698 et 771 du Livre XIV. Il a donné lieu à de fécondes réécritures même s’il ne représente que 73 vers enchâssés dans le discours de Vertumne à Pomone, lui-même partie secondaire d’un Livre où l’on ne retient le plus souvent que les aventures porcines d’Ulysse chez Circé.

2 L’interprétation du mythe a mis en relief son allégorisme, et la récurrence de la scène dans différentes pièces du théâtre classique espagnol s’explique par son efficace opérativité dramaturgique. La deuxième moitié du XVIe siècle a vu se succéder en Espagne plusieurs traductions des Métamorphoses d’Ovide, accueillies avec un intérêt des lecteurs. Cette dynamique éditoriale fut initiée par Jorge de Bustamante dont la traduction intitulée, Las Metamorphoses o Transformaciones del muy excelente poeta Ovidio repartidas en quince libros y traduzidas en castellano, fut publiée à Anvers, autour de 1551 et contribua à diffuser largement la matière originale qu’il complétait et interprétait. Les quinze rééditions recensées ensuite jusqu’en 1664, permettent de la considérer comme l’un des principaux relais de la transmission et de la réélaboration du matériau puisqu’elle fut manifestement à l’origine de nombreuses réécritures des motifs mythologiques dans la littérature espagnole de l’époque, comme l’a montré José María de Cossío1. Depuis la première, intégralement en vers, de Antonio Pérez Sigler en 1580, Los XV libros de los Metamorphoseos del excellente poeta latino Ovidio, traducidos a verso suelto y octava rima por Antonio Pérez, con sus alegorías al fin de cada libro, à celle de Pedro Sánchez de Viana en 1589, Las transformaciones de Ovidio en tercetos y octavas rimas y al final, las anotaciones sobre los quince libros de las transformaciones de Ovidio con la

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 220

Mitología de las fábulas y otras cosas, et la version du Valencien Felipe Mey, publiée après sa mort en 1616, même si elle ne traduit que les sept premiers livres, ces traductions attestent d’un intérêt constant pour ces fables. Par ailleurs on connaît l’influence de l’ouvrage de Juan Pérez de Moya Philosofia secreta [1585] où les mythes sont répertoriés et étudiés dans une perspective humaniste particulièrement féconde2. Juan Diego Vila relève à leur propos que la principale méthode d’exégèse est l’allégorisation ce qui me semble expliquer leur réinvestissement dans les fictions dramatiques3.

3 Devenue le paradigme de la dureté inflexible, l’histoire de la belle Chypriote est une référence récurrente dans la poésie élégiaque de la Renaissance espagnole qui fonde sur son motif métamorphique, « paulatimque occupat artus / quod fuit in duro iam pridem pectore, saxum.4 », le renouvellement du paraclausithyron. Le « chant devant la porte fermée » déplore la cruauté et le dédain qui transforment l’amant malheureux en victime de son aimée5. Très fécond en poésie, il est repris par Garcilaso dans la Canción Quinta (Ode ad florem Gnidi ) où le poète fonde sur la fable d’Ovide l’exemplarité du cas destiné à convaincre Violante de répondre à Mario (v. 66-100)6. Il est utile d’en rappeler ici quelques vers qui semblent constituer le maillon principal de cette chaîne de transmission qui intéresse nos réflexions. Il paraît, en effet, incontestable que la filiation ovidienne de ce motif a été fixée par la poésie de la Renaissance avant d’être transmise aux poètes et aux dramaturges du Baroque. Il s’agit donc d’une étape cruciale de la diffusion du noyau narratif du motif dont nous étudierons ensuite quelques aspects dans les adaptations qui se sont imposées avec son insertion dans le discours dramatique : Hágate temerosa el caso de Anajárete, y cobarde, que de ser desdeñosa se arrepintió muy tarde, y así su alma con su mármol arde. [...] Los ojos s’enclavaron en el tendido cuerpo que allí vieron. Los huesos se tornaron más duros y crecieron y en sí toda la carne convirtieron; las entrañas heladas tornaron poco a poco en piedra dura; por las venas cuitadas la sangre su figura iba desconociendo su natura hasta que finalmente en duro mármol vuelta y transformada, hizo de sí la gente no tan maravillada cuanto de aquella ingratitud vengada.

4 De cette ode élégiaque de Garcilaso jusqu’à la silva de Quevedo, A la puerta de Aminta7, « Así, oh puerta dura, / que guardas viva mi piadoso ruego...8 », la vitalité du topos est donc très perceptible en poésie pour exprimer la plainte de l’amant.

5 Et l’histoire d’Anaxarète nourrit également plusieurs intrigues des comedias de enredo au XVIIe. Dans quelques pièces de Lope de Vega, des références implicites renvoient au seuil cruel comme nous en verrons quelques exemples plus avant. Calderón, quant à lui,

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 221

a composé une comedia directement inspirée du récit ovidien et de la métamorphose d’Anaxarète en statue de marbre, intitulée La fiera, el rayo, la piedra. Or, la pièce qui fut représentée au Coliseo del Buen Retiro en 1652, portait au départ un titre initial qui établissait très explicitement sa filiation avec cet héritage9 : Las durezas de Anaxarte y el amor correspondido. Mais l’inventio caldéronienne est allée bien au-delà de la dramatisation des invariants du motif en le complétant avec les légendes de Zéphyr et de Pygmalion. Le couple Iphis / Anaxarète est présenté, dans la pièce de Calderón, au sein d’un système complexe de personnages amoureux, propre au théâtre baroque de la deuxième génération, où se mêlent dans des intrigues croisées trois couples, dans l’espace insulaire traditionnellement propice à ces développements amoureux mythologiques qu’est la Sicile10. J’évoquerai régulièrement, au cours des pages qui suivent, la pièce de Calderón : elle sera un peu comme le contrepoint de référence par rapport à la ligne mélodique qui rassemble ces réécritures et elle me permettra de signaler certaines dissonances dans l’harmonie générale.

6 Dans le contexte global de la réappropriation du motif, il s’agit donc plus précisément à présent de s’interroger sur l’évolution du matériau narratif originel lorsque la dramaturge est une femme. Comment peut-on interpréter les distorsions de la figure initiale du personnage ovidien, très marqué négativement, lorsqu’il est recréé par une plume féminine ? La présence explicitement nommée ou implicitement suggérée de la dame au cœur de pierre donnera lieu d’abord à un repérage des réminiscences actives dans le discours dramatique de trois pièces : La traición en la amistad de María de Zayas, unique comedia de cette auteure probablement écrite vers 1633 et restée manuscrite à l’époque ; La firmeza en la ausencia de Leonor de la Cueva, auteure plus jeune que la précédente et dont la pièce resta également inédite ; et enfin, La margarita del Tajo de Ángela de Azevedo, publiée avec les autres pièces de cette dramaturge d’origine portugaise, toutes écrites en castillan, mais sans précision de date dont on situe généralement l’écriture entre 1638 et 1645.

7 À travers les trois personnages féminins principaux, trois perspectives différentes seront successivement envisagées, comme autant de modèles alternatifs, pour dessiner une figure remaniée de la dame. Dans chacune de ces pièces, il apparaît que l’un des aspects du motif initial est convoqué, dans une appropriation fragmentaire de la fable ovidienne. On s’attachera à analyser ces fragments afin de dégager leur insertion dans l’intrigue et leur mise en discours. On remarque que les signifiants mobilisés dans les plaintes amoureuses des galants installent souvent l’action dans l’espace d’origine (le seuil) ou placent la fermeté de la dame dans une minéralité de mauvais augure (le marbre) et on observe aussi que le prénom (Anaxarète) fonctionne comme un autonyme de la cruauté amoureuse : ces trois réminiscences occultent une omission notable qui fera l’objet des remarques finales de cette étude. J’envisagerai donc successivement l’espace liminaire, la métamorphose minérale et la métonymie onomastique dans les trois pièces présentées plus haut.

L’espace liminaire

8 Depuis les versions grecques de la poésie élégiaque, chez Anacréon et la variante bucolique ensuite de Théocrite dans les Idylles, puis, déjà dans la dramatisation comique proposée par Aristophane dans L’assemblée des femmes, se sont élaborées les images persistantes de la dame froide et indifférente et de son corollaire, l’amant rejeté et

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 222

exclu. Mais la tradition du paraclausithyron, issue de la légende d’Iphis et Anaxarète, met surtout en évidence la fonction symbolique de l’espace liminaire – porte et seuil – qui signifie concrètement la mise à distance et le rejet de l’amant qui s’y presse avec espoir et impatience en dépit de l’absence de toute réponse encourageante.

9 Les topoï de la « puella dura » et de « l’exclusus amator » ont été repris par les poètes latins avec une spatialisation de plus en plus précise puisque le texte d’Ovide a fixé la fonction assignée à la porte. Les mots « fores », « janua », « sera », « limen »11, dont on peut relever sept occurrences dans le court texte original, renvoient le lecteur à ce passage désiré, entre intérieur et extérieur, et, le plus souvent interdit, matérialisé par sa limite concrète objet de toutes les plaintes : « in limine duro...12 ». Dans le récit du Livre XIV, 698-771, le seuil de la porte d’Anaxarète, qui symbolise la douleur de l’amant éconduit et la cruauté de la dame, devient l’espace personnifié de la mort d’Iphis chargé d’exprimer la plainte : […] et levant ses yeux chargés de pleurs et ses bras que la douleur a pâlis vers les portes que si souvent il orna de guirlandes, il attache à leur sommet un cordeau et s’écrie : « Voilà donc, voilà les liens qui te plaisent barbare ! » A ces mots, passant la tête dans le nœud, et le visage encore tourné vers elle, il s’élance : le corps par son poids serre le nœud fatal, et reste suspendu. Agité par le mouvement convulsif de ses pieds, la porte semble rendre des sons plaintifs et gémissants : elle s’ouvre et laisse voir Iphis expirant13.

10 La porte personnifiée ainsi devient l’icône qui cristallise l’effet pathétique de la scène. Lope de Vega investit d’une égale intensité dramatique, liée à la réminiscence ovidienne, l’espace liminaire. Ainsi, dans Laura perseguida, de 1594, le secrétaire Octavio reproche au Prince Oranteo amoureux de Laura de s’entêter dans un espoir vain : [...] ¿para qué vienes? A meter por la puerta los suspiros Y a bañar los umbrales con tus lágrimas14.

11 La référence invite à se remémorer l’ensemble du texte ovidien et tient lieu de synecdoque qui fait implicitement allusion à son développement funeste. Dans El genovés liberal, de 1599, ce sont les invariants tragiques du topos qui sont convoqués quand Otavio imagine sa mort, seule issue à l’indifférence d’Alejandra, avec le seuil pour tombeau : Pues muerto me han de llevar y en el suelo de sus umbrales, que ésta fue mi suerte, me han de enterrar y písenme siquiera muerto los blancos pies de aquella fiera15.

12 Le même signifiant pluriel « los umbrales » est mentionné comme lieu d’une haute importance stratégique dans deux des pièces retenues pour cette communication, La margarita del Tajo d’Ángela de Azevedo et La traición en la amistad, la comedia de María de Zayas.

13 La margarita del Tajo (que dio el nombre a Santarén) est une pièce hagiographique basée sur la vie de Sainte Irène assassinée sur les rives du Tage : la jeune fille qui a pris le voile, est courtisée jusqu’au au seuil de son couvent, par Britaldo. Or, le galant est marié : il est même tombé amoureux de la jeune et jolie nonne le jour de son mariage alors qu’elle chantait avec le chœur derrière l’autel. Mélancolique depuis lors, il délaisse son épouse et ne vit plus que pour obtenir les faveurs de la future sainte. Il la poursuit de

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 223

ses assiduités sur le « terrero », parvis situé devant l’entrée du couvent, où il choisit de faire irruption nuitamment pour une sérénade en lui déclarant ainsi sa flamme : Britaldo : Yo fui quien hizo una noche a vuestra hermosura salva que en armónicos acentos exprimió de amor las ansias. Yo soy quien muere, señora, por las prendas soberanas con que la naturaleza os quiso hacer sublimada. Yo seré quien, si os mostráis con mis afectos avara, muera a manos de un desprecio, que un desprecio a veces mata16. (v. 2509-2531)

14 Britaldo, on le voit, n’est pas un banal « galán de monjas », un séducteur impénitent, mais bien un époux mal marié, éperdument épris de la jeune fille. Il en sera pour ses frais car Irène reste de marbre, choquée que l’on pût oser aussi ouvertement franchir cette limite sacrée. Voici comment elle définit elle-même le couvent qui l’abrite : Irene : En esta estancia rica retrato de los cielos soberanos lugar que se dedica al candor de los ángeles humanos que se juzgan por tales los sujetos que pisan sus umbrales17. (v. 742-747)

15 Elle se situe, on l’aura compris, parmi ces anges humains qui vivent protégés derrière le seuil de cette demeure sacrée. L’intrusion transgressive est évidente et la future sainte la subit comme une profanation. Elle rejette fermement Britaldo, arguant de leurs engagements réciproques, lui avec sa femme et elle avec le Christ. Dans une argumentation raisonnable qui contraste avec la fougue et la violence du galant éconduit, la jeune femme sage et chaste oppose le « querer bien » au « querer mucho ».

16 Le motif ovidien se retrouve ici dans la symbolique de cette spatialité puisque le seuil sacré est explicitement nommé, « sus umbrales ». De plus, cette fonction dramatique est dédoublée par le recours au « terrero », autre espace liminaire, variante du seuil liée à l’architecture hispanique, qui devient le lieu principal du conflit. On notera que la récurrence de cet emploi lexical permet d’en percevoir la portée dramatique puisqu’il apparaît pas moins de sept fois dans la comedia.

17 Observons les répliques échangées entre Etcétera, le gracioso, et l’ange protecteur, opportunément descendu du ciel pour chasser l’intrus : Etcétera : Ya estamos en el terrero del convento, amado culto que es de tus adoraciones o de desatinos tuyos18. (v 1094-1096) Ángel : Echar del terrero intento quien con lisonjero insulto profana el alto respeto de aquestos sagrados muros19. (v. 1177-1180) [...]

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 224

18 et il termine en rappelant : Del terrero a cuchilladas a él y a los que le siguen eché20... (v. 1414-1416)

19 C’est, en effet, sur ce « terrero » que se déroule un duel à l’épée qui est aussi une bataille allégorique entre le galant et l’ange gardien d’Irène, le séducteur-profanateur contre le protecteur qui défend l’entrée du sanctuaire, véritable synecdoque de la virginité de la jeune fille.

20 L’espace liminaire, comme dans la tradition ovidienne est ici synonyme de frontière avec l’intimité féminine. L’insertion du motif par Ángela de Azevedo permet à la dramaturge de mêler plusieurs fils en croisant le topique de l’honneur et l’éloge de la chasteté. Ici, la dureté de la dame est donc justifiée par la sainteté dont la dramaturge fait une parade efficace à la libido sentiendi dans une totale orthodoxie augustinienne que les détracteurs du théâtre ne pouvaient manquer d’apprécier.

21 La référence au seuil comme matérialisation de la tension amoureuse est aussi perceptible dans le discours dramatique de La traición en la amistad, pièce de María de Zayas dont les intrigues déclinent une ambiance très différente de la précédente. Les personnages sont de jeunes Madrilènes essentiellement préoccupés par le bon déroulement de leurs stratégies amoureuses. Belisa se plaint d’être trompée par Juan qui lui préfère Fenisa, redoutable séductrice dont nous reparlerons. Voici une partie des reproches qu’elle lui adresse en lui promettant un châtiment équivalent au malheur qu’elle subit : Véngueme el cielo de ti más ella te habrá encerrado pues mientras tú, descuidado, otro sus umbrales pisa y engaña con falsa risa a quien a mí me ha engañado21. (v. 1177-1182)

22 Le syntagme « pisar sus umbrales », désigne davantage que la topologie domestique. Il fonctionne a priori comme une métaphore lexicalisée, resémantisée par le contexte, et infléchie d’une nette connotation érotique. Le franchissement du seuil de la maison de la dame euphémise une relation amoureuse dont le locuteur suggère qu’elle est dûment partagée et consommée.

La métamorphose minérale

23 Cet élément est sans doute le plus emblématique de la fable d’Anaxarète et il représente concrètement l’impact émotionnel induit par la froideur de la dame. Le cœur est devenu pierre dans sa métamorphose rendant immédiatement perceptible sa dureté. La mémoire collective conserve cette image forte de la substitution du vivant par l’inerte et son efficacité explique la récurrence des allusions métaphoriques à la minéralité dans les discours dramatiques.

24 La pièce de Leonor de la Cueva, La firmeza en la ausencia illustre cette réminiscence de la métamorphose : Armesinda est promise et engagée à don Juan par un amour honnête et réciproque. Le roi Filiberto, très amoureux d’elle, décide d’éloigner le galant pour pouvoir la séduire en toute liberté et il envoie don Juan à la guerre. La pièce est construite sur une tension temporelle qui fait écho à l’affirmation titulaire de cette « firmeza en la ausencia » : les séquences temporelles sont rappelées régulièrement et

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 225

s’accumulent, – 6 jours, 6 mois, 18 mois soit encore un multiple de 6, enfin 6 ans – comme pour allonger l’impact de cette fâcheuse absence, mais Armesinda ne cède pas aux avances d’abord, ni aux assauts ensuite de ce roi impétueux et concupiscent. Le discours du roi déçu est fondé sur les antinomies traditionnelles du feu et de la glace – « nieve » ou « hielo » / « fuego » - mais il s’appuie avant tout sur la métaphore minérale pour rendre compte de la situation, comme en témoigne cet aveu du roi dépité : Rey : Con un duro mármol lucho, hecho de nieve y clavel 22. (v. 827-829)

25 On voit ici l’image de la fermeté de la dame, étrangement accentuée par le pléonasme « duro mármol », mais comme atténuée par une hybridité essentielle dans laquelle il faut voir pointer l’espoir persistant du galant d’une sensualité partagée : Rey : Amor se ha vuelto porfía. Yo la tengo de gozar. Basta ser empresa mía para acabar de intentar derretir nieve tan fría23. (v. 1705-1711)

26 Toutes les variantes métaphoriques de la dureté sont alors déclinées pour signifier son déplaisir : la pierre, le rocher, le marbre sont tour à tour convoqués pour décrire la dame. Toutefois, on perçoit une ambivalence nouvelle : selon que l’on se place dans la perspective de la dame ou du galant, la métaphore change de portée. Négative, conformément à la tradition, lorsqu’il s’agit de se plaindre du cruel dédain de la belle, elle devient positive et même laudative, grâce à un changement de matière, quand Armesinda reprend à son avantage la métaphore et propose une nouvelle métamorphose interne au règne minéral : Armes. : No se canse vuestra alteza Rey : Yo descanso con cansarme A : En fin ¿no quiere dejarme? R : En venciendo esta aspereza. A : Pues imposible ha de ser. R : El tiempo todo lo muda. A : En mí esa regla es en duda. R : No lo es siendo tú mujer. A : Pensad en que soy diamante. R : Yo lo sabré bien labrar. A : Nadie en tanto ha de bastar24. (v. 1425-1435)

27 On voit ici le cœur de la dame se transformer et de marbre devenir diamant, valorisant et dignifiant ainsi son refus obstiné et sa ferme résistance. Le motif est détourné et oppose au passage un démenti au préjugé misogyne de la femme inconstante. Indéniablement, Leonor de la Cueva, la dramaturge, a imaginé avec Armesinda un personnage modélisant et l’intention didactique pointe dans l’argument de cette fiction théâtrale. La fermeté et la fidélité de la femme font barrage au désir lascif de l’homme et la métaphore a servi d’élément structurant à ce qui aboutit in fine à un plaidoyer générique en faveur de l’aptitude amoureuse des femmes : Armesinda : Mal ha dicho quien ha dicho que la mudanza se engendra solamente en las mujeres por su femenil flaqueza

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 226

pues cuando alguna se rinda a amar y querer de veras, no hay amor, no, que se oponga con el suyo en competencia25. (v. 1169-1176)

28 Par ailleurs, María de Zayas, dans la pièce déjà évoquée, La traición en la amistad propose également l’image de la dame de pierre pour évoquer non plus la cruauté mais la fidélité amoureuse. Pourtant, cette fois, le personnage de Fenisa qui s’approprie cette qualité est précisément l’inverse de celui d’Armesinda.

29 L’intrigue repose sur le conflit né de la concurrence amoureuse entre deux femmes, amies puis rivales, Marcia et Fenisa. Fenisa est une séductrice très active qui enchaîne les conquêtes au point que certains critiques ont pu voir dans ce personnage un double féminisé de don Juan Tenorio. La dame est fort gourmande et l’aparté suivant permet de comprendre son mode de fonctionnement où le double discours est explicitement revendiqué : Fenisa : (Ap.) Aunque a don Juan digo amores el alma en Liseo está que en ella posada habrá para un millón de amadores26. (v. 189-192)

30 Feignant de rassurer le pauvre don Juan délaissé, elle oppose à la plainte de son amant, une métaphore exaltant la fermeté minérale de son attitude : Fenisa : ¿Celos, don Juan? Juan : Yo padezco, y tú mi dolor ignoras. Maldiciones de Fenisa son éstas; tú pagas mal mi amor. Fenisa : ¿Y tú, desleal, eso dices a Fenisa a quien por quererte ha sido una piedra helada y fría con los hombres?27 (v. 199-206)

31 La métaphore est ici employée dans sa plus simple littéralité. Pourtant, l’interpellation accusatrice (« desleal ») s’ajoute à une adjectivation redondante (« helada y fría ») qui est de nature à susciter la méfiance car un tel excès renforce la légitime suspicion du galant. La minéralité habituellement convoquée pour signifier une chaste indifférence semble ici contradictoire avec la réputation de la dame dont le cœur serait mieux défini dans le règne végétal par le cynara scolymus ou par toute autre plante de la famille des astéracées, autrement dit, des artichauts...

32 Il est toutefois remarquable que, dans aucun des exemples cités, la pétrification ne provienne d’un châtiment. La fragmentation que subit le motif fait que les dramaturges ne conservent que la conséquence d’une attitude sans en questionner la cause. Le motif n’y est retenu que dans sa plus élémentaire (ici, au sens littéral) représentation.

33 Ce n’est pas le cas dans la pièce déjà évoquée de Calderón qui offre un développement plus complexe de cette figure ovidienne. Dans La fiera, el rayo, la piedra, en effet, la dramatisation de la métamorphose est présentée dans un mouvement complémentaire

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 227

dont la répétition augmente l’intérêt. Elle est, en effet, enrichie d’une réversibilité dans un double schéma qui montre la femme de chair (Anajarte) se pétrifier, conformément à la fable et, ensuite, la statue de marbre aimée de Pigmaleón, que le gracioso Lebrón nomme Doña Mármol, prendre vie à l’acte III28. Cette réversibilité de la métamorphose est justifiée par une réplique récurrente en forme de proverbe, une sorte de leit-motiv qui rend compte de l’origine de cette double transformation : Que quien no sabe querer sea mármol, no mujer. Que quien en amar se emplea, mujer y no mármol sea29.

L’onomastique symbolique

34 Je voudrais terminer l’exposé de ces réflexions par l’élément du discours qui se substitue le plus souvent à la réminiscence globale de la fable et qui en véhicule tout le sens, condensé en un seul mot : je veux parler du nom. Le recours à l’antonomase constitue l’un des aspects de la réappropriation parcellaire du mythe observée dans les œuvres des femmes dramaturges étudiées. En retenant ce dernier élément hérité de la fable ovidienne, je voudrais brièvement faire observer la charge négative inscrite dès l’origine dans l’étymologie du prénom Anaxarète et ses variantes espagnoles : Anajárete ou Anajarte. Il est composé du préfixe privatif [ana]– et du substantif grec – aretai/arété – dont le signifié est proche de uirtus en latin, et renvoie à une qualité élevée de l’âme faite de noblesse et de générosité, illustrée par Plutarque, par exemple, dans son traité sur la vertu des femmes Gunaikôn Aretai. Or, la belle Chypriote est bien dépourvue de cette vertu ce qui causera sa perte.

35 Calderón, dans la pièce déjà évoquée, a recréé un personnage nommé Anajarte. Si ce n’est pas le cas dans les pièces ici retenues, on relève néanmoins le nom de la dame dans une courte réplique de la pièce de María de Zayas, La traición en la amistad, sous la forme d’une interjection.

36 Fenisa y incarne une redoutable séductrice : elle a besoin d’aimer tous les hommes et n’appartient à aucun. Or, Liseo, sincèrement amoureux, n’apprécie guère ce comportement. Sa colère éclate dans une réplique exclamative sous forme d’une triple interjection onomastique : Liseo : ¡Ah Circe! ¡Ah fiera Medea! ¡Más que Anajáreta ingrata!30 (v. 1365-1367)

37 Cette énumération d’une triade tragiquement célèbre de femmes homicides a attiré notre attention. Il est remarquable, en effet, que Circé (Livre XIV) et Médée (Livre VII) puis Anaxarète (Livre XIV) soient ici réunies dans une réplique dont le rythme ternaire se voit amplifié par des qualificatifs et un comparatif de supériorité qui installe une progressive augmentation des pieds : 3, 6, 8. Et il convient, en outre, de souligner l’effet produit par l’accentuation du prénom de la Chypriote : Anajáreta est un « esdrújulo », et l’accent tombe sur l’antepénultième syllabe du mot qui coïncide ici avec l’exact hémistiche (4) du vers, constituant de fait un pic de l’intensité dialogique et de la tension dramatique que cette antonomase permet d’installer.

38 Par un effet de réduction et de concentration, lié à la figure de l’antonomase, Anaxarète devient le paradigme de la cruauté amoureuse : autrement dit, elle est en quelque sorte

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 228

le nom qui tue. Pourtant, dans le cas présent, l’évocation de la belle Chypriote est paradoxale, car le personnage de Fenisa est tout le contraire de la dureté glacée : elle est l’exacerbation de la séduction au féminin, comme le prouvent ses propos : Fenisa : Los amantes, Lucía, han de ser muchos. [...] Diez amantes me adoran, y yo a todos los adoro, los quiero, los estimo, y todos juntos en mi alma caben... (v. 1518-1522)

39 Ou plus loin : Lucía : ¿Pues cómo puede ser que a todos quieras? Fenisa : No más de cómo es. Ve y abre a Lauro y no quieras saber, pues eres necia de qué manera los estimo; a todos cuantos quiero me inclino los quiero, los estimo y los adoro; a los feos, hermosos, mozos, viejos, ricos y pobres, sólo por ser hombres. Tengo la condición del mismo cielo, que como él tiene asiento para todos a todos doy lugar dentro de mi pecho31. (v. 2388-2398)

40 On le voit, il s’agit là de l’exact opposé d’Anaxarète. Il ne s’agit pas ici d’être froide, farouche et de résister aux assauts du galant mais plutôt de les susciter et de se livrer avec un évident plaisir à ces rencontres, sans limites ni contraintes et dans la plus totale liberté. L’évocation de la « puella dura » est donc ici peu pertinente et bien éloignée du modèle originel, même si les effets induits par le comportement de la séductrice sont aussi douloureux pour l’amant sincère qui voit lui succéder d’autres galants assidus auprès de la belle. La femme peut aussi pécher par excès de séduction, et cette évolution peut être lue comme la revendication égalitaire d’une liberté amoureuse, à l’opposé du personnage né de la tradition ovidienne.

41 Pour conclure, je remarquerai, comme l’écrit Marc Vitse à propos de la filiation du matériau biblique et de la réorganisation dans certaines comedias du motif de David et Absalón, que, dans la réécriture de la métamorphose d’Anaxarète par les femmes dramaturges : « la sélection ne s’opère pas entre plusieurs fragments d’un même matériau mais également entre plusieurs connotations d’un même segment retenu32 ». Si certains traits de la fable originelle sont conservés dans ces pièces, ce n’est pas pour y afficher des références érudites mais plutôt dans un souci d’efficacité métaphorique du discours dramatique. La figure d’Anaxarète est convoquée par effet d’analogie et les réminiscences ovidiennes, même fragmentaires, qui sont réactivées dans le discours dramatique, contribuent à renvoyer le lecteur au paradigme de la dame cruelle. L’écriture fragmente la réminiscence, la simplifie pour n’en retenir que le trait le plus efficacement paradigmatique ou bien elle la détourne pour en offrir une image nouvelle.

42 On remarque toutefois une omission majeure dans ces pièces : il s’agit de l’omission de la mort qui infléchit nettement la portée tragique du personnage théâtral de cette filiation ovidienne. Le dénouement tragique de la trame que la tradition élégiaque avait contribué à diffuser en est totalement effacé. Non seulement le suicide de l’amant est

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 229

écarté, mais on peut également constater que la mutation métamorphique de la dame, éternellement statufiée dans sa passive froideur, n’est jamais évoquée comme un châtiment définitif. La seule mort présentée dans les pièces étudiées ici, est celle d’Irene, sainte qui donna son nom à Santarén : mais il s’agit là d’un drame hagiographique où la tradition s’inverse car c’est la dame, chaste et pure, qui meurt assassinée, victime du double acharnement lascif des deux hommes auxquels elle était interdite. La tragicité de ce dénouement est aussitôt gommée par l’euphorie de l’épiphanie finale de la jeune fille martyrisée.

43 On assiste donc à une édulcoration de l’essence tragique du mythe ovidien. Ce n’est pas le cas dans les réminiscences poétiques du motif : souvenons-nous des vers de Garcilaso : « [...] su figura / iba desconociendo / su natura... » Certes, on m’opposera que le cadre générique choisi par les dramaturges étudiées, la comedia nueva, ne se prête guère au respect du développement tragique de la fable. Pourtant, d’autres dramaturges ont su tirer parti de l’hybridité essentielle du genre rénové par Lope de Vega. Ici encore, la pièce de Calderón, La fiera, el rayo, la piedra, nous offre un contrepoint remarquable. Le dramaturge y présente un monde fictionnel où une action réciproque des êtres et des éléments invente un processus d’éternel renouvellement, à la fois naturel et esthétique. À son propos, Maria Aranda souligne avec justesse que « les contenus morbides de la statue imprègnent la totalité de la pièce d’une sorte d’appréhension diffuse du trépas. Toute la gamme des émotions suscitée par les rapports parfois insolites entre le vivant et l’inerte sont là.33 »

44 En omettant de rappeler la conséquence fatale de la métamorphose d’Anaxarète, les dramaturges ont transformé l’image négative laissée par cette héroïne qui acquiert sous leur plume de nouvelles qualités. Ce ne sont plus la terreur et la compassion qui sont convoquées mais l’étonnement et l’admiration face à la sainteté, à la loyauté ou à la liberté exposées et revendiquées par ces personnages féminins.

45 Peut-on attribuer cet infléchissement à l’auteurité féminine de ces pièces ? La fragilité de leur statut d’auteures, encore plus vulnérable dans le cas de la création dramatique, peut sans doute justifier les emprunts fragmentaires autant que les détournements du mythe initial. Outre une probable volonté d’actualisation du motif, on est tenté de lire dans ces évolutions, dans la distorsion du personnage, l’ébauche d’une approche militante, même timide ou implicite. Par cette réhabilitation partielle d’Anaxarète, l’exemplarité didactique de la création théâtrale est mise au service de la cause des femmes.

NOTES

1. José María de Cossío, Fábulas mitológicas de España, Madrid, Espasa-Calpe, 1952, p. 47 : « Las generaciones de los siglos XVI y XVII puede decirse que aprendieron las fábulas míticas de la antigüedad en la traducción de Bustamante. Él puso entre nosotros el repertorio mítico más considerable de la antigüedad; y si bien los humanistas, los maestros que habrían de imprimir carácter al movimiento en España, no necesitaban de las facilidades del cambio a nuestro común castellano para gozarle y utilizarle, en el vulgo

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 230

iletrado hace posible el entendimiento y disfrute de tantas alusiones mitológicas, de tantos asuntos míticos, del carácter de tantas invocaciones paganas que llenaban la literatura y hasta actividades distantes de ella en los siglos XVI y XVII ». 2. Carlos Clavería ed., Madrid, Cátedra, 1995. 3. Juan Diego Vila, « En torno a la múltiple constitución del discurso mitológico en el Siglo de Oro », Argos, 13-14, 1989-1990, p. 172. L’auteur souligne également que ces traducteurs utilisent exclusivement des sources littéraires, pas de référents plastiques, qu’ils se soumettent à l’autorité des Pères de l’Eglise ou de compilations postérieures à celles des auteurs gréco-latins pour lesquels ils montrent un intérêt particulier et enfin, que l’on trouve dans ces textes de fréquentes références à des livres français ou italiens du XVIe siècle. 4. Ovide, Métamorphoses, Livre XIV, vers 757-758. Traduction : « Et peu à peu le roc de son coeur insensible envahit tout son corps ». 5. Cf. l’ouvrage de Vicente Cristóbal, Mujer y piedra. El mito de Anaxárete en la literatura española, Huelva, Universidad de Huelva, 2002, 228 p. 6. Cf. la thèse de Roland Béhar, Garcilaso de la Vega et la rhétorique de l’image, soutenue à Paris Sorbonne en décembre 2010 (M. Blanco dir.). 7. Voir l’analyse de ce poème dans l’article de Christine Orobitg, « Exclusus amator. En torno a un poema de Quevedo » dans Actas AIH, 1993 : http://cvc.cervantes.es/literatura/aiso/pdf/03/ aiso_3_1_041.pdf 8. Francisco de Quevedo, Obra Poética, ed. de J. M. Blecua, Madrid, Castalia, 1969, I, p. 590-591 : Así, oh puerta dura que guardas viva a mi piadoso ruego la mayor hermosura, el tiempo no te dé por presa al fuego y cuando ofensa de hacha, vieja, esperes, no vengas a ser menos de lo que eres. Y así el rayo del cielo cristalino, cuando a Jove se huye de la mano, no ofenda tus umbrales ni este llano, para que vea yo mi sol divino y pruebe lo que pueden mis palabras, que enmudezcas los goznes y te abras; que, por poco que sea, me tiene ya el amor tan flaco y lacio, que podré entrar por tan pequeño espacio, que aun yo de mi esperanza no lo crea. 9. La première publication date de 1664. 10. Cette riche composition a été étudiée avec acuité par Maria Aranda, Le spectre en son miroir, Casa de Velázquez, Madrid, 2011. 11. Cf. traductions du Dictionnaire Latin-Français Félix Gaffiot: Foris/is : porte vue de dehors, le plus souvent sous la forme du pluriel fores. Janua/ae : porte d’entrée. Sera, ae: le verrou ou la serrure. Limen/liminis : seuil de la maison ou début, commencement de quelque chose. 12. Ovide, Les Métamorphoses, Livre XIV, vers 709-710, Paris, Garnier Flammarion, p. 363. 13. Ovide, Les Métamorphoses, XIV, v. 716, ibid., p. 365. 14. Lope de Vega, Laura perseguida, acto II, www.cervantesvirtual.com/obra/laura-perseguida--0 15. Comedias de Lope de Vega. Parte IV, Luigi Giuliani y Ramón Valdés (coords.), Milenio- Universitat Autònoma de Barcelona, Lérida, 2002, 3 vols., El genovés liberal, (vol. II) edición de Elvezio Canonica, acto III, p. 353.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 231

16. Ángela de Azevedo, La margarita del Tajo que dio el nombre a Santarén, dans Teresa Scott Soufas, Women’s Acts, Plays by Women Dramatists of Spain’s Golden Age, University Press of Kentucky, 1997, p. 72. 17. Ángela de Azevedo, La margarita del Tajo..., ibid., p. 53, c’est moi qui souligne. 18. Ángela de Azevedo, La margarita del Tajo..., ibid., p. 56. 19. Ángela de Azevedo, La margarita del Tajo..., ibid., p. 57. 20. Ángela de Azevedo, La margarita del Tajo..., ibid., p. 60. 21. María de Zayas, La traición en la amistad, dans Teresa Scott Soufas, Women’s Acts, Plays by Women Dramatists of Spain’s Golden Age, University Press of Kentucky, 1997, p. 290. 22. Leonor de la Cueva, La firmeza en la ausencia, dans Teresa Scott Soufas, Women’s Acts, Plays by Women Dramatists of Spain’s Golden Age, University Press of Kentucky, 1997, p. 207. 23. Leonor de la Cueva, La firmeza en la ausencia, ibid, p. 217. 24. Leonor de la Cueva, La firmeza en la ausencia, ibid, p. 214. 25. Leonor de la Cueva, La firmeza en la ausencia, ibid, p. 211. 26. María de Zayas, La traición en la amistad, op. cit., p. 279. 27. María de Zayas, La traición en la amistad, op. cit., p. 279. 28. Maria Aranda, Le spectre en son miroir, op. cit., p. 161-162. 29. Calderón de la Barca, La fiera, el rayo y la piedra, Aurora Egido éd., Madrid, Cátedra, 1989, p. 363, 364, 365, 381, 382, 389. 30. María de Zayas, La traición en la amistad, op. cit., p. 292. 31. María de Zayas, La traición en la amistad, ibid., p. 293 et p. 303. 32. Cf. Marc Vitse, Eléments pour une théorie du théâtre espagnol, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1990, p. 396. 33. María Aranda, Le spectre en son miroir, op. cit., p. 161-162.

RÉSUMÉS

Le repérage des réminiscences et des omissions de la fable ovidienne d’Iphis et Anaxarète dans La traición en la amistad de María de Zayas, La firmeza en la ausencia de Leonor de la Cueva et La margarita del Tajo de Ángela de Azevedo, montre que, si les signifiants mobilisés convoquent la métaphore d’une fermeté minérale, la mise en discours du matériau original par les femmes dramaturges en infléchit la portée tragique et réhabilite la figure de la dame au cœur de pierre.

We will attempt at spotting the reminiscences and the omissions of the Ovidian fable of Anaxaret in three plays: María de Zayas’ «La Traición en la Amistad», Leonor de la Cueva’s «La Firmeza en la Ausencia» and Ángela de Azevedo’s «La Margarita del Tajo». They show that, however the significant used by these dramatists women imply the metaphor of mineral firmness, the way they insert the original material into the dialogues tends to inflect the tragic effect, and rehabilitates the figure of the stone heart lady.

El inventario de las reminiscencias y de los olvidos en la fábula de Ovidio de Anajáreta en La traición en la amistad de María de Zayas, La firmeza en la ausencia de Leonor de la Cueva y La margarita del Tajo de Ángela de Azevedo, muestra que si bien los significantes utilizados convocan la metáfora de una firmeza mineral, en el discurso dramático escrito por estas mujeres

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 232

dramaturgas, se reduce el alcance trágico del motivo original y se rehabilita la figura de la dama con corazón de piedra.

INDEX

Mots-clés : Anaxarète, comedia, femme dramaturge Palabras claves : Anajáreta, dama, estatua, piedra, comedia, mujer dramaturga Keywords : Anaxaret, dame, statue, stone, comedia, woman dramatist

AUTEUR

ISABELLE ROUANE-SOUPAULT

Université Aix-Marseille / CAER

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 233

« Yerra obedeciendo » Écho et Narcisse réécrits par Calderón

Yves Germain

1 Si Calderón a assez souvent repris la matière ovidienne des Métamorphoses, en la réécrivant selon de multiples modulations, du tragique au burlesque en passant par le spectaculaire, l’histoire d’Écho et Narcisse est peut-être celle qui l’a le plus retenu, celle à la réécriture de laquelle il s’est le plus durablement consacré : pour une première représentation au palais en 1661 pour l’anniversaire de l’Infante, dans une version sur laquelle on ne peut qu’émettre des conjectures, puis pour les deux versions de sa Cuarta Parte, en 1672 et surtout 1674, où il apporte de nombreux ajouts et remaniements. Et si Charles V. Aubrun, dans son édition de 1961, croyait cette pièce oubliée1, la critique des décennies suivantes, avec sa propre contribution, celles d’Edmond Cros, Everett Hesse, Steven Lipman ou encore Valbuena Briones, entre autres, lui a consacré une attention marquée2, à un moment où le corpus caldéronien étudié demeurait encore relativement resserré. Il s’agit d’un hommage mérité à un texte plus riche que ne l’aurait laissé penser un divertissement de palais, et sans doute aussi par l’originalité de son traitement du mythe, à une époque où celui-ci pouvait tout à loisir titiller le goût de l’interprétation. Il pourrait sembler bien téméraire et présomptueux, dès lors, de prétendre y revenir, et peut-être aurions-nous mieux fait, pour ce colloque, d’envisager de façon plus large le rapport du dramaturge à Ovide, tâche au demeurant plus lourde et plus complexe que le retour sur un seul texte. Mais la séduction de cette pièce l’emportait, avec ses contrastes et sa force parfois étonnante, tout comme l’impression que cette réécriture-là dépassait dans le corpus caldéronien les limites du seul registre mythologique pour illustrer, bien au-delà, une véritable porosité des genres, à l’œuvre ici sans doute comme dans les meilleures œuvres caldéroniennes. Sur le plan thématique, le mythe de Narcisse jetait aussi un pont vers tout un pan du discours des autos : à la différence de Sor Juana, Calderón s’était bien gardé de toute réécriture allégorique ou chrétienne du mythe, mais sa peinture d’un âge d’erreur de l’humanité nous semble gagner à être lue en liaison avec le discours des autos contemporains, très sensible au thème de l’erreur des sens. Le vertige des reflets, ingrédient de cette triste et belle histoire, a peut-être ainsi dicté notre choix.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 234

2 On rappellera tout d’abord le fonctionnement de la pièce, pour mettre en évidence une réécriture du mythe qui répond en premier lieu aux exigences de l’adaptation dramatique d’un récit en vers : la création d’un spectacle théâtral conforme aux développements de la comedia pour le palais est le souci premier de Calderón. Il conviendra ensuite d’évaluer la dimension d’appropriation du mythe par l’imaginaire et la vision du monde caldéroniens. Si le motif de l’enfermement du personnage par une éducation qui l’isole et détermine ses erreurs renvoie clairement à un imaginaire caldéronien, l’appropriation de l’histoire de Narcisse fonctionne aussi à la lumière d’un thème clé de nombreux autos, l’erreur des sens, mise en exergue ici par la réécriture de la prédiction de Tirésias, centrée de façon hautement significative sur les dangers d’entendre et de voir. En ce sens, la réécriture du mythe, plus encore que du point de vue de l’appropriation par l’imagination du créateur, semble mériter d’être analysée au niveau de la cohérence intellectuelle de sa pensée, dans une perspective permettant de souligner la continuité entre les différents genres pratiqués par Calderón. Enfin, au- delà de l’adaptation dramatique nécessaire et de l’appropriation du mythe, le traitement que Calderón opère sur la matière ovidienne suppose aussi un retour à celle- ci, qui se produit au troisième acte, alors même que la réécriture nourrit un triomphe du spectacle : c’est là la grande réussite de la pièce, de réduire l’écart avec la matière- source au moment même où sa dimension spectaculaire s’affirme.

3 Le récit ovidien de l’histoire de Narcisse, cent soixante-dix vers intégrés dans le récit des augures de Tirésias, au livre III des Métamorphoses, impliquait bien évidemment une adaptation qui fût une refonte complète pour devenir matière théâtrale, avec l’abandon du déroulement initial, où le récit de l’amour déçu d’Écho précède l’épisode principal où Narcisse est puni par la passion que lui inspire son reflet dans la source – une succession de deux épisodes qui ne se rejoignent que par une brève réapparition de la nymphe éplorée au terme du récit. Charles V. Aubrun a déjà étudié de près la mise en forme dramatique opérée par Calderón3 et nous n’y reviendrons ici que pour rappeler la construction et souligner les transformations les plus marquantes.

4 La pièce de Calderón fut d’abord jouée au palais à l’occasion du dixième anniversaire de l’infante Margarita, en juillet 1661, une circonstance semblable à celle de nombreuses autres commandes faites au dramaturge du palais, et dont l’impact ne nous paraît pas dépasser l’ouverture, située dans une Arcadie conventionnelle où les bergers célèbrent l’anniversaire d’Écho, ici bergère elle aussi avant sa métamorphose finale. Cette donnée coïncidente avec la circonstance, si elle ne nous livre pas l’âge d’Écho dans la pièce – pas plus qu’on ne le connaît dans le texte ovidien –, induit par rapprochement un rajeunissement singulier de Narcisse, qui n’a plus seize ans mais onze… Un changement qui peut intriguer mais qui paraît surtout ressortir au halo d’irréalité autour du mythe, mais encore plus autour de l’univers arcadien auquel va se joindre Narcisse, tout à la fois enfant dans son ingénuité et confronté au jeu des rôles galants qu’il éludera.

5 L’Arcadie en fête de l’ouverture n’est qu’un concours de voix et de chants, dont le son et les paroles qui célèbrent déjà Écho en divinité des bois, « a los años felices de Eco / divina y hermosa deidad de las selvas… », vont parvenir jusqu’à Narcisse qui interroge à leur sujet sa mère Liríope. Car la félicité arcadienne a, bien entendu, une faille, que laissent deviner dès le début les voix dissonantes du chasseur Anteo et du vieillard Sileno : l’un évoque l’existence effrayante des « fieras », les bêtes fauves qui peuplent le « monte », l’autre la douleur d’une absence, celle de sa fille Liríope disparue depuis douze ans. La mention d’un monstre, avec la question de l’identité des « fieras », et la

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 235

fille peut-être cachée dans les bois, ouvrent alors le champ de l’imaginaire caldéronien, qui va prendre son essor dans l’acte I en assombrissant la pastorale, tout en n’instillant que de faibles échos du récit ovidien. Tout d’abord, Narcisse déclare à sa mère son impatience de fils enfermé, confiné au seuil d’une caverne qui lui interdit de connaître le monde au-delà des bois. Anteo le chasseur découvre ensuite Liríope, « monstruo humano » et « leona destas montañas », et l’affronte pour la soumettre, tandis que Narcisse ne perçoit – déjà – que l’écho du combat, restant confronté à la solitude. Puis vient le climax du premier acte, avec le récit que Liríope capturée fait aux Arcadiens, première réécriture du récit ovidien, avec en arrière plan, le début de l’épisode autour de la prédiction de Tirésias. Ces quelque deux cent trente vers de romance à assonance « aguda » en í supposent une amplificatio considérable de la figure de la mère de Narcisse, renforcée dans la réécriture pour l’édition de 1674. L’infortunée Liríope raconte comment elle fut enlevée par un Céfiro, fils du vent Zéphyr et avec l’aide de ce dernier – transformant ainsi le rapt aquatique par le Céphise chez Ovide en un enlèvement aérien plus spectaculaire qui, du même coup, confère au fils né de cette union la condition symbolique d’un Fils de l’Air, puisque fils de ce « traidor hijo del viento » (v. 751). Le devin Tirésias est là un « sutil mágico », le vieillard qui recueille la malheureuse dans une caverne, et Calderón oublie tout à fait Ovide en prêtant à Jupiter la responsabilité de sa cécité (« porque se quiso igualar a Júpiter ») – alors que chez Ovide, Jupiter lui-même lui avait au contraire conféré ses talents de devin en compensation d’une cécité infligée par Junon, à qui ses propos sur le plaisir sexuel éprouvé par les femmes avaient déplu. Moins qu’à un souci de pudeur sur l’anecdote originelle, son attribution au père des dieux ne fait que renforcer l’aura tragique qui accompagne ce récit. Un long ajout dans le texte de 1674, mis en évidence par Steven Lipman4, rend double l’enseignement de Tirésias. Celui-ci en effet ne se contente pas d’augurer des dangers menaçant le fils à naître de Liríope, il lui enseigne aussi ses pouvoirs magiques, que Liríope, ainsi associée à une figure de prédilection du théâtre caldéronien, à l’instar de Cipriano, Circe ou Falerina, mettra en œuvre au dénouement. La prédiction, quant à elle, subit une altération essentielle : le fils de Liríope ne devra plus éviter de se connaître (« si se non noverit »), mais se préserver de ses sensations visuelles et auditives (« Guárdale de ver y oír »). Le récit de Liríope présente ainsi tous les ingrédients d’une appropriation du mythe par Calderón : développement d’une figure de victime du sort, et de l’élément aérien, de la mythologie parentale aussi puisque la mère restreint le rôle de Tirésias, dont elle s’approprie les vertus magiques, mise en exergue enfin du rôle des sensations dans le devenir de Narcisse.

6 Le second acte, s’il se situe du point de vue temporel dans la suite immédiate du premier, fait pâle figure après cette envolée dans l’imaginaire créatif. C’est d’abord à nouveau une pastorale chantée, qui accompagne la recherche par les bergers de Narcisse, bientôt retrouvé et en voie d’intégration à l’Arcadie. Le mérite en incombe à Écho, suscitant chez l’un comme chez l’autre une émotion de caractère amoureux. Car le paradoxe de cette adaptation est bien d’envisager, le temps de ce second acte, Narcisse amoureux d’Écho. Les conventions de la pastorale dramatique ont ici la part belle, et la pièce s’affadit en conséquence. La veine comique du rustaud Bato, le « gracioso » qui accompagne le jeune garçon dans sa découverte du monde, en constitue la part la plus plaisante, tandis que deux bergers vite rivaux de Narcisse auprès d’Écho, Febo et Silvio, acheminent l’action vers un affrontement de galants en égrenant des poncifs, la vitesse du temps et le pouvoir du change (« la mudanza »), la nature de la jalousie, etc. L’équilibre soigné néanmoins entre les effets comiques, les lieux communs

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 236

de la pastorale dramatique et les rappels toujours présents de la prédiction témoignent assurément du métier du dramaturge, mais ce second acte n’offre guère d’intérêt en ce qui concerne le rapport au mythe ovidien, clairement délaissé au nom du besoin de mettre en œuvre un fonctionnement théâtral conventionnel.

7 Le troisième acte, en revanche, apparaît comme bien plus riche : il va peu à peu réintroduire la matière ovidienne, adaptée au spectacle. S’il s’ouvre avec les intervenants secondaires de la pastorale, les deux bergers rivaux que le chasseur Anteo entend concilier, c’est pour généraliser bientôt une vision assombrie de l’amour, dont tous les protagonistes vont dénoncer les méfaits : Écho, d’abord, blessée dans sa vanité alors que les bergers prennent le parti de ne plus la voir, s’écarte à son tour de Narcisse, puis ce dernier qui décide de partir chasser pour l’oublier, reprennent en chœur une malédiction de l’amour qui prépare l’issue tragique, « Fuego de Dios en el querer bien ». L’inquiétude de Liríope fait le reste : effrayée de voir les effets de la passion qu’elle croit déceler chez son fils, la magicienne décide de priver Écho de la parole par le moyen d’un poison qui l’atteindra dès qu’elle foulera le sentier où elle l’aura disposé… Et si l’empoisonnement ne suffit pas, elle ira jusqu’à dérégler la marche des astres. À ces inventions quelque peu échevelées succède une suite de l’acte qui se souvient davantage d’Ovide tout en en mettant la matière en scène, en faisant de la fameuse source le centre de l’action scénique. C’est comme chez Ovide en partant à la chasse que Narcisse la découvre ; il identifie alors l’image qu’il y voit à une nymphe dont il s’éprend aussitôt. Calderón ne tarde pas à réintroduire Écho comme témoin de cette illusion, dont elle essaie de l’éloigner en lui expliquant qu’il ne voit que son reflet. Mais le jeune homme refuse de douter de l’évidence de sa vue qui lui a montré la nymphe, et Écho commence à ressentir l’effet du poison de Liríope : lorsqu’elle ne peut plus que répéter la fin de ses paroles, Narcisse croit en la vengeance de la nymphe qu’elle vient d’offenser. Cette belle scène est suivie d’un intermède comique où le « gracioso » Bato découvre lui aussi la transformation de la voix d’Écho qu’il aimerait bien voir aussi contaminer sa compagne Sirene, puis il est à son tour confronté à la nymphe de la source, qui lui paraît encore plus mal rasée que lui… Une aubade de musiciens, convoqués par Narcisse pour honorer la nymphe, tandis qu’Écho répète leurs chants, introduit le dénouement. Liríope s’approchant à son tour de la source parvient à expliquer à son fils qu’il n’aime que sa propre image, mais elle provoque par là même son désespoir. Surviennent alors les bergers, désireux de venger les malheurs d’Écho et de punir la magicienne, tandis qu’Écho et Narcisse, chacun dans son désespoir, aspirent à se donner la mort. L’issue tragique est alors offerte par le déploiement des grands moyens scéniques des « apariencias » : Écho est enlevée dans l’air où se perdaient ses paroles, alors que Narcisse, qui assume désormais son amour de soi, se précipite dans les eaux de la source, alors que résonnent le tremblement de terre et les éclairs annoncés par Liríope. Lorsque la scène retrouve le calme et la lumière, une fleur au centre de la scène matérialise la métamorphose de Narcisse.

8 Le résumé que nous venons de faire montre assez que l’appropriation caldéronienne du mythe de Narcisse est aussi large que multiforme : ce mythe n’est assurément pas pour Calderón un simple sujet de circonstance, repris un peu par hasard à la faveur d’une célébration royale. On conviendra d’ailleurs qu’il ne se prête pas particulièrement à célébrer l’anniversaire d’une jeune princesse, décidément vouée, comme cinq ans plus tôt dans les Ménines, à n’être qu’un centre illusoire de l’attention, dépassé par les jeux de reflets dans les miroirs…

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 237

9 La paire enfant-parent que Calderón nous fait découvrir au premier acte suppose évidemment une première appropriation, ou plutôt un apparentement aux figures redoutables de la paternité qui, comme Basilio dans La vida es sueño, construisent une prison pour leur fils afin de le soustraire à un destin annoncé. L’espace sauvage de cet enfermement, « peñas y monte », reproduit largement un schéma caldéronien bien établi, et tout comme Segismundo, Narcisse peut bien se lamenter de la plus grande liberté qu’un aigle ou une lionne peuvent concéder à leur progéniture ; il n’est pas dans notre propos de montrer ici comment Narcisse rejoint en cela ses frères et sœurs de la prison caldéronienne. Le fait que le père habituel soit ici une mère tout aussi tyrannique, clairement abusive, traduit en revanche une évidente perspicacité psychologique sur la gestation du mal de Narcisse que l’ellipse presque totale du texte ovidien sur la pauvre Liríope ne préparait nullement. Ovide la disait seulement « pulcherrima » et « caerula » (v. 342), d’un bleu qui la vouait, elle et son fils, à la proximité malheureuse de l’élément aquatique (mais de fait, ce « caerulus », dérivé de « caelus », légitime mieux l’enlèvement aérien de la Liríope de Calderón, peut-être pour une fois mieux inspiré en étymologie). Calderón lui donne une tout autre importance, ajoutant ensuite des talents de magicienne qui accentuent sa puissance redoutable. Sa crainte obsessionnelle de voir se vérifier la prédiction de Tirésias, que tous les moyens qu’elle déploie ne peuvent conjurer, contribue aussi à faire de cette mère terrible une variante réussie des pères mythiques du dramaturge.

10 Mais Calderón ne se contente pas d’ajouter au mythe ovidien une structure de son propre imaginaire, il entreprend également de le comprendre, de puiser dans la source ovidienne ce qu’il peut en retirer comme message compatible avec l’écart culturel. Au niveau du sens, il ne choisit pas le détournement ou la déformation si fréquente en son temps chez les commentateurs ou adaptateurs de la mythologie (tel un Pérez de Moya, dénonçant en Narcisse une représentation de l’amour propre, ou comme le fera plus tard Sor Juana, qui voit en Narcisse une sorte d’Orphée, sous l’influence du Divino Orfeo caldéronien, et qui le mue allègrement en figure christique). Il élude évidemment la dimension érotique du mythe, et la condamnation d’un amour non payé en retour, thème si présent dans les Métamorphoses, ne le retient sans doute que de façon secondaire : le fait qu’Écho soit dédaignée est certes un motif dramatique commode, mais moins important finalement dans l’argument que la question de la prédiction qui se vérifie de façon implacable. Non, ce qui lui parle vraiment dans le mythe de Narcisse confronté à son reflet, c’est d’abord la question de l’erreur des sens – la seule vue qui mène le garçon à sa mort chez Ovide – que sa réécriture de la prédiction conjugue aux sons trompeurs perçus par l’ouïe (« Guárdale de ver y oír »). « Perque oculos perit ipse suos » (« et il meurt, victime de ses propres yeux »), dit Ovide en décrivant le dépérissement de Narcisse fasciné par les « simulacra fugacia » de la source. Or la puissance d’erreur des sens, qui porte l’homme au péché, est l’un des motifs les plus récurrents de la vision caldéronienne de l’homme, et notamment des premiers âges d’une humanité qui n’a pas encore trouvé son rédempteur, comme le sont de son point de vue les personnages de cette antiquité traitée en pastorale. L’année précédant celle de la représentation d’ Eco y Narciso est justement celle de l’ auto El diablo mudo (1660), avec une des représentations les plus frappantes de l’homme en état de péché, soudain privé de ses sens qui l’ont trompé et transformé en statue sans vie, et un auto qui inaugure une montée en puissance de cette thématique dans les autos des années 1670, quand l’âge semble rendre le dramaturge de plus en plus sensible à cette problématique.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 238

11 « Guárdale de ver y oír » : n’était-ce le prestige, requis par la circonstance palatine, du titre mythologique, tel aurait pu être le véritable titre de cette tragicomédie. Voir et entendre : les deux verbes, parfois associés, le plus souvent disjoints, sont sans cesse répétés, repris jusqu’à l’épuisement, tel un leitmotiv obsédant. Les premières erreurs sensorielles du Narcisse caldéronien ont trait à l’ouïe, du fait de l’enfermement qui le tient ou l’a tenu éloigné du monde : ainsi croit-il entendre le chant des oiseaux lorsqu’il perçoit les échos de la fête arcadienne (v. 189), puis, lorsque les Arcadiens partent à sa recherche au second acte, il reste fasciné, voudrait les voir, non plus seulement entendre, « Ved algo, ojos, o no escuchéis tanto, oídos » (v. 1153-1154). Alors survient Écho, pour lui « pájaro destas montañas », « dulce confusión del viento ». La découverte du petit monde de l’Arcadie, pour lui « tanta gente », s’accompagne d’un vif désir de voir (v. 1427-1428) : une ironie tragique, au vu de son destin final, lui fait voir dans la vue l’instrument de sa libération, après tant d’isolement… « Débales algo a los ojos / Hoy mi natural instinto / Que no todas las noticias / Deber tengo a los oídos », dit-il à sa mère, qui éprouve bien quelques craintes mais paraît redouter plus les effets de son ouïe que ceux de sa vue. La prophétie que lui a faite Tirésias avait par ailleurs la forme d’une énigme qu’elle peine à interpréter : « Una voz y una hermosura / solicitarán su fin / amando y aborreciendo. Guárdale de oír y ver ». La formule place en premier lieu la voix, puis s’apparente à un chiasme (il aimera une beauté, il haïra une voix, en aimant l’image de la source et en fuyant celle qui n’est plus qu’une voix). Liríope ne saisit pas la dissociation contenue dans l’énigme, délaisse « aborreciendo » et croit, comme d’ailleurs Narcisse lui-même au cours du second acte (v. 1593-1598), les deux périls de la voix et de la beauté associés dans la figure d’Écho, qu’elle décidera donc de priver de sa voix.

12 Avec la source découverte à l’acte III, là où Narcisse dit à sa mère avoir trouvé « la hermosura sin la voz » (v. 3036), la vue retrouve sa puissance nocive, tandis que la voix n’est plus que l’écho du malheur, « la desdicha de la voz », pour reprendre le titre d’une comédie caldéronienne des années 1630. L’articulation des scènes autour de la source trompeuse met amplement en évidence l’erreur du jeune homme, qui tarde tant ici à renoncer à l’évidence de sa vue (« Yo he visto la hermosa ninfa / Desta fuente… », v. 2793), pour finalement persister dans la passion éperdue de sa propre image désormais reconnue comme telle.

13 Une telle comédie des erreurs sensorielles, au-delà de l’adaptation mythologique qui l’amplifie, est bien sûr à rattacher à l’état de péché d’une humanité privée de Dieu, comme du libre-arbitre qui lui permettrait de résister à ses passions funestes. Le « gracioso » Bato, dont le rôle suppose un regard distancié en sus de sa fonction majeure de divertissement, se charge bien de rappeler la fragilité tout humaine d’Écho, qui vaut pour l’ensemble des figures de cette fable, qui n’est que d’apparence mythologique : au pompeux berger Febo qui lui demande s’il a vu « la divina Eco », Bato déclare « No vi, sino a la Eco humana / porque si fuera divina / no padeciera desgracias ». Les malheurs de cette Arcadie si vite assombrie sont bien humains, à la mesure d’une humanité fragile et sans recours encore face au péché. Une autre formule a pu susciter l’intérêt des critiques, Edmond Cros et Stephen Lipman notamment, c’est l’exclamation d’Écho alors que la rencontre de Narcisse et leur fascination réciproque semblent augurer un amour emblématique : « Mas que según las pena / que dentro del alma siento / vienen a ser nueva historia / del mundo Eco y Narciso ». Cette formule de « l’histoire du monde », qui n’est pas sans rappeler le discours des autos, peut certes évoquer la Chute, sans qu’on doive assimiler le couple évoqué à celui d’Adam et Ève. La remarque d’Écho est ici trop

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 239

elliptique pour dire beaucoup plus que son émotion amoureuse. Mais on ne peut qu’observer, dans le dénouement spectaculaire qui accompagne la mort conjointe des deux personnages, le procédé du « terremoto » qui résonne conventionnellement dans les autos pour accompagner la répétition de la Chute et du péché originel.

14 On ne s’empressera toutefois pas de dire que Calderón entreprend de christianiser le mythe de Narcisse, du fait du seul rappel opéré par Bato ou de l’allusion finale possible à la scénographie des autos. Ces éléments ne font qu’attester la porosité des différents genres pratiqués par le dramaturge, devant les mêmes publics, et la cohérence finale de sa conception du monde. L’essentiel à nos yeux ici est de constater son souci de recueillir du mythe cela même qui rejoint le mieux sa vision du monde, en l’occurrence ici la question de l’erreur des sens. Et comme si souvent chez lui, le sens dégagé n’est pas seulement de l’ordre de l’idéologie, il est également à lire du point de vue du spectacle. En dédoublant la question de l’illusion des sens par l’addition de l’ouïe à la vue, dans ce « guárdale de oír y ver » qui nourrit si densément la pièce, le dramaturge offre aussi aux spectateurs l’occasion de porter un regard critique, d’opérer une forme de distanciation avant la lettre, vis-à-vis du spectacle théâtral triomphant : « oír la comedia », « ver la comedia », formules concurrentes et désormais complémentaires, depuis que le théâtre du palais avait supplanté les « corrales », en associant au verbe les multiples effets du spectacle et les charmes du chant. Comment ne pouvait-on relier la représentation des illusions trompeuses des sens et la nature du spectacle qui les mettait en scène ?

15 On risquerait fort de se tromper, néanmoins, en cherchant à situer avant tout au niveau du sens la fidélité de Calderón à sa source, les deux époques de création étant bien trop différentes et éloignées pour que les deux créateurs aient pu vouloir dégager du mythe une même signification. C’est sans doute plus au niveau de la forme que paraît se produire la vraie rencontre : à l’instar d’un peintre qui recherchera avant tout une image, le dramaturge retient dans le texte ovidien ce qui peut articuler un fonctionnement dramatique, le jeu spéculaire dans la source, et ce qui peut retenir l’attention, a fortiori dans un théâtre où intervient le chant, à savoir le rôle de l’écho. Les deux éléments entrent en jeu – dans le cas du second, de façon pleine et reliée au personnage d’Écho, car l’écho des voix distantes a servi plus tôt – au cours du troisième acte, alors que culmine la présence du souvenir ovidien. La brièveté du récit des Métamorphoses et son issue tragique dictaient cette concentration finale, et Calderón est en outre amené à juxtaposer le destin malheureux des deux personnages, par le passage du récit à l’action dramatique.

16 L’utilisation scénique de la source reflète son rôle évidemment central dans le récit, tout en rejoignant un intérêt pour les motifs spéculaires (la même année 1661 est ainsi celle de la publication, dans la Parte XV de comedias varias, du curieux Conde Lucanor, où un miroir magique joue un rôle clé au premier acte). Ici la source-miroir devient un élément scénique central qui ne perd sa place qu’avec les bouleversements spectaculaires du dénouement. Son pouvoir tient d’abord à la très lente prise de conscience par Narcisse de ce qu’est le reflet, à l’ingénuité du personnage caldéronien, contraint à une erreur d’interprétation plus marquée par la nécessité de voir dans la source une nymphe, et non le « puer », devant lequel l’identification de soi tardait moins (« Iste ego sum ; sensi nec me mea fallit imago », « cet enfant c’est moi ; je l’ai compris et mon image ne me trompe plus », v. 463). On notera que si Calderón s’écarte du texte sur cette question du genre, il semble bien se souvenir d’un des éléments

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 240

érotiques les plus saisissants, le rose et le rouge qui colorent la blanche poitrine du garçon lorsqu’il se frappe de désespoir. Son Narcisse transfère l’intensité chromatique à l’évocation de sa nymphe, pour mieux attester le témoignage de sa vue : les mêmes teintes, avec le contraste de la blancheur et de la pourpre, reviennent dans le texte. L’utilisation scénique de la source-miroir s’enrichit ensuite, on l’a vu, de la confrontation à celle-ci d’autres personnages, Eco, Bato, Liríope, pour mieux exposer l’erreur du héros.

17 Mais dans ce théâtre de la voix et du chant, un autre élément atteste plus nettement la lecture attentive que Calderón n’a pu manquer de faire du texte ovidien. C’est l’écho, comme répétition des dernières paroles, qui offre déjà chez Ovide le début d’une théâtralisation dans l’évocation du dialogue impossible qui intrigue Narcisse et ravit Écho, un passage déjà développé sur treize vers, depuis « dixerat “ecquis adest ?” et “adest”, responderat Echo » jusqu’au « tibi sit copia nostri » qui transforme une phrase de rejet en expression d’un abandon amoureux. Le procédé induisait d’ailleurs une réapparition finale de la nymphe, lors de l’agonie de Narcisse, permettant à Écho de reprendre ses ultimes exclamations. Calderón s’en souvient évidemment et utilise au mieux ces effets qui soulignent l’absence de communication. C’est après avoir surpris Narcisse auprès de la source qu’Écho éprouve l’effet du poison versé par Liríope sur son chemin. Le vers se décompose en rimes intérieures pour en traduire l’effet : « N – ¡Confusión rara! ¡Eco! E –¡Eco! N – ¿qué es esto? E –¿Esto? »

18 Le procédé a aussi son versant burlesque lorsque Bato découvre cette étrange transformation de la bergère en « papagaya ». Mais il peut aussi servir la dimension chantée et chorale du spectacle, lorsque Écho, « segunda voz », reprend les paroles des chanteurs convoqués par Narcisse pour célébrer la nymphe : « ¡Ay que me muero de celos y amores! Ay que me muero! Ay que me muero », reprend-t-elle. Plus loin, alors que le jeune homme rejette Écho, la fin de chaque vers qu’il prononce est reprise et répétée, pour finalement résonner une fois ces fins réunies, comme la condamnation de celui même qui les a prononcées : -Pues Eco, oye, aunque tú mueras… - Mueras -Celosa, yo enamorado… - Enamorado -No me he de acordar de ti. – De ti. […] En tres voces dijo: mueras enamorado de ti y temo que la oiga el cielo.

19 Cerné par l’écho qui lui renvoie l’énoncé de son destin, Narcisse envisage de fuir dans le « monte » où il a vécu, puis résigné à n’aimer que lui, revient se précipiter dans l’eau, tandis qu’un mécanisme de théâtre entraîne Écho qui se perd dans les airs, en une matérialisation de ces paroles si habilement mises en scène. Ce rôle essentiel de l’écho dans les dernières scènes conjugue ainsi la fidélité à Ovide et l’écart vis-à-vis de ce dernier, puisque la parole perdue de la nymphe est, rappelons-le, chez Calderón, l’effet du poison de la magicienne qu’est aussi Liríope : cet effet vient condamner aussi, telle une sentence éclatée, le fils que la mère n’a pu préserver, et la pièce se clôt dans le déchaînement de la tragédie des erreurs cumulées.

20 Les derniers mots de la pièce sont, comme toujours, destinés à faire pardonner par le public les erreurs du dramaturge, habilement désigné par la formule finale « de que yerra obedeciendo ». Paradoxe au goût d’oxymore qui dépasse ici la modestie convenue pour souligner la double logique de l’adaptation et de l’imitation. Le présent du verbe à forme personnelle dit l’évidence de l’écart, tandis que le gérondif, riche de ses multiples nuances, module la question de la fidélité contradictoire, requise par le

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 241

respect dû à la source classique, mais seulement réelle au premier niveau de ressemblance, du fait des écarts nécessaires, dans des retrouvailles essentielles avec une parole encore vivante, que le pouvoir du théâtre, que Calderón a su deviner chez Ovide, parvient à perpétuer.

NOTES

1. Eco y Narciso, éd. de Charles V. Aubrun, Paris, Centre de recherches de l’Institut d’Etudes hispaniques, 2e édition 1963, p. VI. C’est l’édition que nous avons utilisée pour cet article (la numérotation des vers y renvoie). 2. Citons notamment : Ch. V. Aubrun, « Eco y Narciso, “opéra fabuleux” de Calderón et son épure dramatique », dans David Kossoff et José Amor y Vázquez (sous la dir. de) Homenaje a William L. Fichter, Madrid, Castalia, 1971, p. 47-58 ; Edmond Cros, « Paganisme et christianisme dans Eco y Narciso de Calderón », Revue des Langues romanes, n° 75, 1962, p. 39-74 ; Everett Hesse, Análisis e interpretación de la Comedia, Madrid, Castalia, 1968, p. 69-83 ; Steven Lipman, « Sobre las interpolaciones en el Eco y Narciso de 1674 », Segismundo n° 14, 1978, p. 181-193 ; Ángel Valbuena Briones, « El mito de Narciso y Eco en Calderón », Hispania, vol. 74, n° 2, 1991, p. 250-254 ; Jean- Pierre Ressot, notice à sa traduction de la pièce pour le tome 2 du Théâtre espagnol du XVIIe siècle, dir. R. Marrast, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 1999. 3. Notamment dans l’article cité plus haut de 1971. 4. Voir article de 1978 cité en note 2.

RÉSUMÉS

La réécriture du mythe ovidien dans Eco y Narciso, qui semble avoir durablement préoccupé Calderón, est envisagée sous trois aspects : la nécessaire adaptation dramatique, facteur d’éloignement de la source, l’appropriation du mythe, qui séduit notamment parce qu’il rejoint la thématique de l’erreur des sens, mais aussi une forme de fidélité retrouvée au troisième acte, où le dramaturge tire le meilleur parti de la source-miroir et du jeu d’échos.

Calderón has dedicated long-lasting attention to the Ovidian myth as he wrote his «Eco y Narciso». This rewriting is considered from three points of view: the necessary adaptation into drama, the connection of the myth with the Calderonian thought, particularly concerning the error of the senses, and finally, a closer link with the Ovidian text in the third act, with the use of the spring as a mirror as well as that of echoing voices.

La reescritura del mito ovidiano en Eco y Narciso, que parece haber preocupado a Calderón durante mucho tiempo, se considera bajo tres aspectos: la necesaria adaptación dramática, la apropiación del mito que seduce en particular en torno a la cuestión del error de los sentidos, y

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 242

finalmente una forma de fidelidad mayor en la tercera jornada, cuando el dramaturgo saca el mejor provecho de la fuente-espejo y de los ecos sonoros.

INDEX

Mots-clés : Calderón, mythe, réécriture, erreur des sens Keywords : Calderón, myth, rewriting, error of the senses Palabras claves : Calderón, mito, reescritura, error de los sentidos

AUTEUR

YVES GERMAIN

Université Paris-Sorbonne

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 243

Ovide Incognito La réécriture du Primo libro delle Metamorfosi de Francesco Pona (1618)

Jean-François Lattarico

1 Publié à Vérone en 1618 et jamais réédité, la Trasformazione del Primo libro delle Metamorfosi di Ovidio marque le début de la carrière littéraire de l’académicien Francesco Pona1 (Rossi, Buccini 2012), si l’on excepte la publication plutôt discrète, en 1617, d’un recueil de poèmes, genre pour lequel l’auteur ne manifestera guère de talent particulier, et quelques autres textes de circonstance2. Médecin de formation, auteur d’un traité des poisons3 et de plusieurs ouvrages sur la peste4 et les moyens de la guérir, Pona est certes un auteur mineur dans un siècle lui-même considéré comme mineur, mais qui mérite une large réhabilitation par la variété et la qualité de ses ouvrages5, et surtout par la part importante qu’il prit dans l’émergence d’une poétique baroque de l’écriture romanesque. Celle-ci est le fruit d’une pratique expérimentale de l’écriture, telle qu’elle fut cultivée dans les nombreuses académies littéraires auxquelles l’écrivain-médecin appartenait6. C’est le cas en particulier des Gelati de Bologne, dans le domaine poétique, puis, après 1630, des Incogniti de Venise, dans le domaine de la nouvelle et du roman. Deux genres qui allaient s’imposer au cours du XVIIe siècle, prenant le relais du poème chevaleresque, à travers le filtre intermédiaire de la parodie héroïco-comique7.

2 C’est, nous semble-t-il, dans cette optique que doit être lue – et la préface de l’auteur sur laquelle nous allons revenir nous y invite explicitement – sa traduction du premier livre des Métamorphoses qui s’inscrit dans une longue tradition de vulgarisation du poème ovidien8 initiée dès le premier tiers du XVI e siècle, qu’accompagnait, avec d’autres traductions de textes classiques, toute une série de traités sur l’art de la traduction9. D’abord partielles, limitées à quelques récits, comme celui de Vénus et Adonis par Ludovico Dolce, puis au premier livre10 (Dolce, 1539, Anguillara, 1553), les Métamorphoses sont intégralement traduites toujours par Dolce 11 en 1553, dans une édition iconographiquement somptueuse, puis en 1561 par Giovanni Andrea Dell’Anguillara12, qui restera pendant plus d’un siècle la plus célèbre et la plus lue des adaptations en toscan littéraire, avec pas moins de vingt-neuf éditions au cours du XVIe siècle et encore treize publiées au cours du siècle suivant13. Suit encore, en 1567, celle de Fabio Marretti14 qui revendique une fidélité à l’original ovidien en publiant en

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 244

regard – chose plutôt rare – le texte latin. Ces trois versions sont précisément celles que cite Pona dans l’adresse au lecteur de sa propre traduction. Celle de Dolce et surtout celle d’Anguillara se démarquent à la fois par le choix du mètre poétique (l’octave d’hendécasyllabes propre à la poésie chevaleresque) qui témoigne de l’influence de l’épopée de l’Arioste, et par l’écriture exponentielle qui développe considérablement le style laconique du poète latin. La traduction d’Anguillara, par exemple, compte près de 36 000 vers – une hypertrophie qui ne sera dépassée que par l’Adone de Marino – soit une longueur trois fois supérieure à celle de l’original ovidien. Le succès sans précédent de cette version poétique aboutit en particulier à anoblir la figure du traducteur qui devient un auteur, un créateur à part entière et qui même aux yeux des contemporains, améliore et perfectionne le texte d’origine ; ces deux éléments, l’émergence d’une nouvelle « auctoritas » pleinement légitime et la nécessité d’une liberté stylistique en partie affranchie de l’hypotexte classique se retrouveront dans les préceptes édictés et revendiqués par l’écrivain véronais.

3 La version de Pona se limite donc au premier livre, et contrairement à ses illustres prédécesseurs, il ne semble pas que son intention ait été de traduire l’intégralité du poème latin15. Mais il y a un sens à cette limitation volontaire que nous tenterons de définir en particulier eu égard aux choix stylistiques de l’écrivain qui dès la préface insiste sur la nouveauté de sa démarche : sa traduction, écrit-il, « moverà forse alla maraviglia », parce qu’il s’est « arrischiato a far cosa non più da altri tentata16 », à savoir non pas traduire en vers, mais en prose le « carmen perpetuum » ovidien. Ce choix singulier, qui place à part la traduction de Pona dans le vaste panorama des vulgarisations des textes classiques, suffirait a priori à justifier d’autres choix stylistiques et rhétoriques déjà vérifiés dans les versions en vers précédentes, comme la digression ou les ajouts ex novo de l’auteur, illustration du principe classique de la « copia », par ailleurs explicitement indiqués dans le sous-titre de l’œuvre17. L’ouvrage de Pona compte en effet 260 pages et cinquante chapitres, qui traduisent, glosent et ajoutent aux 779 vers du premier livre des Métamorphoses. Par ailleurs, la structure même de l’ouvrage montre clairement les liens étroits qui unissent la version en prose de Pona de celle en vers d’Anguillara. Il y a une égale prise de position entre le soin compréhensible d’une fidélité à Ovide et la nécessaire amplification – la « necessaria digressione » dont parle Orologgi dans son commentaire à Anguillara –, qu’elle soit de nature didactique ou purement créatrice. Si la traduction de Pona a été probablement conduite sur l’original latin18 (Bucchi 57), il est tout aussi probable qu’il devait avoir à l’esprit, sinon sous la main, la traduction de son illustre prédécesseur.

4 L’ouvrage s’ouvre sur une dédicace au prince Ferdinand de Gonzague – qui laisse transparaître quelque tentation courtisane – dans laquelle l’écrivain penche déjà pour une défense et illustration de l’écriture « éloquente », c’est-à-dire de la prose, affrontant une opposition de principe (le passage de la poésie à la prose, et qui plus est pour un chef-d’œuvre « vulgarisé », induirait nécessairement une déperdition esthétique). Elle est suivie de deux sonnets encomiastiques, qui précèdent l’adresse au lecteur ainsi que la table « delle cose più notabili ». La prise en compte des différents chapitres montre à la fois la relative fidélité du traducteur au poème d’Ovide et la part non négligeable des développements, modifications et ajouts qui font de la Trasformazione de Pona moins une traduction au sens strict du terme, ni même une « belle infidèle19 », qu’une paraphrase libre et personnelle des Métamorphoses. Le titre même choisi est significatif d’une poétique nouvelle placée à double titre sous le signe de la métamorphose : la transformation en prose d’un texte poétique dont le sujet est la

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 245

métamorphose (« transformation » et « métamorphose » disent une même réalité, l’une d’origine latine, l’autre d’origine grecque), car la métamorphose est intimement liée à la pratique de l’écriture qui elle-même se confond avec la pratique de la traduction : traduire, c’est engendrer une forme à partir d’une autre forme, ce que définit à proprement parler la métamorphose. Nous reviendrons sur les modalités stylistiques de cette adaptation qui placent au premier plan moins la matière narrative que les instruments rhétoriques qui la font vivre.

5 Voyons tout d’abord la description et l’analyse du texte. Dès les premiers chapitres, Pona alterne la fidélité au texte ovidien et la relative distanciation à son égard. Le texte s’ouvre, comme chez le poète latin, par l’invocation de l’auteur et la relative brièveté du premier est assez analogue à celle du second eu égard aux autres chapitres de l’ouvrage. Mais Pona ajoute une référence à Auguste et à l’Empire romain, absents de l’original, indice d’une pratique d’écriture exponentielle qui ne fera que s’accentuer au cours du récit : In nova fert animus mutatas dicere formas Corpora ; di, coeptis, nam vos mutatis et illas, Adspirate meis primaque ab origine mundi Ad mea perpetuum deducite tempora carmen (Ovide 30). Spronato l’animo mio da un desiderio servente, s’accinge a narrare le forme, onde nuovi corpi contro l’ordine di Natura sortir si videro ; da que’ Tempi cominciando, che furono principio allo stesso Tempo, e proseguendo fino all’età avventurata nella quale meritò Augusto d’esser sublimato all’Imperio di Roma, e alla Monarchia della Terra. Porgete Numi celesti, che quelle non pure in altre cangiaste ma più volte prendeste Voi stessi, porgete vi prego a tanta impresa soccorso, e portando co’ secondi Zefiri del favor vostro quest’opera mia al porto bramato, fate sì che, qualunque secolo in pregio l’habbia e ‘l nome di lei viva eternamente scolpito, nell’animo de’ mortali20.

6 Comme on le voit, le développement de l’écrivain est assez substantiel et illustre la pratique de l’ornementation éloquente, de la « copia », défendue dans l’adresse au lecteur. Même lorsque la traduction porte précisément sur un syntagme ou une expression, l’écriture dilatoire agit inévitablement ; ainsi l’expression « ab origine mundi » devient chez Pona « da quei Tempi cominciando, che furono principio allo stesso Tempo ». Si cette pratique est liée au discours rhétorique, c’est-à-dire à la prose, originellement associé à la plaidoirie et à sa fonction persuasive, Pona lui confère, par le biais de la traduction, une nouvelle légitimité littéraire, celle d’une authentique prose poétique. Le chapitre suivant, (« Qual fosse la confusione del Chaos ») qui traduit l’épisode célèbre du chaos, transpose en deux pages les quinze vers du récit ovidien. À l’obsédante répétition des mêmes termes et aux jeux phoniques qu’elle induit (« Ciel », « mar », « terra » « foco ») chez Anguillara, Pona oppose une prose où abondent le discours analogique, les métaphores (« volto di Natura », les bras « spumanti » de Neptune, les « tenebre trionfatrici ») dans un récit qui traduit par le biais de la fiction narrative les instruments classiques de l’art oratoire. L’écrivain n’est pas moins sensible au rythme du discours que les poètes qui l’ont précédé. Le récit est conduit à travers un usage efficace du souffle périodique qui retarde l’apparition du sujet principal par un procédé cumulatif des diverses propositions associé à l’emploi du polyptote, déjà présent chez l’Anguillara, procédé repris jusqu’à la résolution de l’unité syntaxique. C’est le cas, par exemple, de l’attaque du second chapitre, qui illustre admirablement ce procédé d’écriture : Prima che, o liquefatto, scorresse il mare, o indurata la Terra stendesse lo smisurato dorso, o fosse di luce capace l’aria, o ’l Fuoco riscaldasse, e splendesse, era un confuso volto di Natura,

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 246

il quale fu detto Chaos, rozza, e indigesta massa d’imperfetti Elementi, privi di terminata essenza, l’uno dalla nimistà dell’altro corretto21.

7 Le développement exponentiel que permet la « mise en prose » du texte poétique n’exclut pas la fidélité parfois littérale, comme en témoigne la fin de ce même chapitre qui traduit très exactement les mots du poème latin, même si l’évocation de la nature des éléments, décrite en trois vers chez Ovide, occupe une dizaine de lignes chez Pona : « Obstabatque aliis aliud, quia corpore in uno / Frigida pugnabant calidis, umentia siccis, / Mollia cum duris, sine pondere habentia pondus » [Les éléments s’opposaient entre eux car, au sein d’une matière unique, / Le froid et le chaud, l’humide et le sec, le mou et le dur, / Le pesant et le léger se faisaient la guerre (Ovide 30)] ; ce qui donne dans la version de Pona : « Uniti guerreggiavano i corpi lievi, co’ gravi : contrastavano le qualità prime dello stesso soggetto ricettate, l’una mostruosamente all’altre accoppiata, ed era insieme una parte fredda, calda, humida e secca22 ». Ici, l’adverbe « mostruosamente » est un ajout du traducteur, de même que dans l’incipit du chapitre suivant, Pona transforme un simple « deus » en un plus pompeux « Grandissimo Rettore del Sommo Cielo23 ». La section suivante, la « Création du monde », qui occupe une cinquantaine de vers chez Ovide et une douzaine d’octaves chez Anguillara, est décrite en cinq chapitres chez le Véronais, prenant soin ainsi de distinguer les différentes étapes de la Création, la disposition des éléments, la nature de l’eau, de la terre, de l’air et du feu, ou la formation du tonnerre et de la pluie. En revanche, le chapitre VII, consacré aux astres, qui conclut la section, respecte au début la littéralité du poème latin, mais s’en éloigne assez vite quand il s’agit de présenter les planètes et les signes du zodiaque. Pona y décrit les royaumes des différentes divinités – ce qui correspond, chez Ovide, à la simple mention « formae deorum » – ; le second cercle est attribué à Jupiter « dont l’astre brille le plus après celui de Vénus24 », le cinquième cercle est attribué à Mars, ce qui nous vaut une présentation très véhémente du « dieu guerrier » : « impatiente, e d’orgoglio ripieno, mostra col rubicondo lume la faccia ogn’hor fosca di rabbia, e di sdegno tinta, eccitatore di risse, autore di morti, armato sempre, e solo inteso a spargimento di sangue25 ». Tandis qu’Apollon prend place sur le trône lumineux du quatrième cercle pour distribuer la lumière du jour et diviser le temps ; Vénus y occupe le troisième cercle en compagnie de son fils Cupidon dont les flèches dorées sont stimulées par la proximité du dieu de lumière Apollon. La présentation s’achève avec Mercure, « inventeur des mensonges », qui inspire les tromperies mais est maître de l’éloquence, et Diane, « déesse et reine du triple empire, ornement de la Nuit » qui occupe le dernier cercle. Pona reprend ensuite le récit d’Ovide concernant le peuplement des animaux, tout en développant considérablement ce qui n’occupe qu’un simple distique chez Ovide26. Les « bêtes sauvages » indistinctes et anonymes du poème latin prennent chez Pona le visage des moutons et de leur précieuse toison d’or, du Taureau en quoi Jupiter s’est transformé pour ravir la nymphe Io, ou encore le lion dont triompha le « fils d’Amphitryon », Hercule, « qui sut si bien dompter l’oisiveté par l’épreuve27 ». Pona accentue ainsi la dimension mythologique inhérente au poème et sacrifie tout à la fois au procédé par ailleurs cher à Ovide de l’énumération : à ces bêtes singulières font écho les « lièvres, chiens, ours, aigles, serpents, centaures, dragons, dauphins, hydres, cygnes, chevaux et mille autres animaux et monstres », avant que l’écrivain n’achève son chapitre sur les termes exacts employés par Ovide dans le second vers du distique, avec au passage une disposition en chiasme des formes verbales : « Terra feras cepit, volucres agitabilis aer » [La terre accueillit les bêtes sauvages, l’air ondoyant les oiseaux] ; « diede a pesci quaggiù l’acque per abitanza, ottennero le fiere la terra, e agli uccelli l’aria concesse28 ». Le chapitre se

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 247

présente dès lors comme une sorte de récit enchâssé, prémisse d’une technique d’écriture abondamment exploitée dans le roman baroque qui allait naître dans les années à venir et dont Pona apparaît ainsi comme l’un des précurseurs.

8 L’usage de l’« amplificatio »29 et de la « variatio », deux procédés stylistiques à la fois consubstantiels à la pratique oratoire et au poème épique, concerne tout aussi bien la micro-structure du chapitre que la dimension macrostructurelle du récit tout entier. Dans le premier cas, Pona assimile l’héritage du Roland furieux à travers le filtre du poème d’Anguillara ; la dimension narrative y est accentuée sans que soient pour autant sacrifiés les effets de style qui ornent le récit et lui confèrent ce que Cicéron appelle, à propos du discours de l’orateur, sa « venustas ». Dans le second cas, cela concerne en particulier les nombreuses digressions extra-narratives et les références encomiastiques au dédicataire. Ainsi, dans l’évocation des quatre âges – divisée en trois chapitres, un pour l’âge d’or, un autre pour l’âge d’argent et un troisième pour l’âge de cuivre et l’âge de fer – Pona emploie à foison les tournures analogiques et développe – bien plus que ne le fit Anguillara – le premier âge, temps idyllique où règne un printemps éternel : plus de la moitié du chapitre constitue un « excursus » dans lequel la description des lieux et des éléments paradisiaques se doublent de références mythologiques ou anachroniques qui rendent ainsi l’évocation plus précise. Sont ainsi tour à tour convoqués Bacchus et les vins de Chio et de Crète, l’Inde et le fleuve Hidaspe et les peuples chinois et troyen : Non haveva ancora spremuto Bacco da’ grappoli di Chio o di Creta, i perniciosi licori ; ma qualunque fiume, porgeva a’ suoi popoli i dolcissimi beveraggi : dava l’Hidaspe a gl’Indiani suoi soavissimi beri, con le chiar’onde ; e faceva lo stesso il nobilissimo Polisango, co’ suoi Chinesi ; né per altro pregiavano il Xanto loro i Troiani antichi, se non per rinfrescar con l’acqua di quello l’aride gole30.

9 Suit un long développement faisant l’éloge d’une nature saine et sans artifices. Le style et la matière narrative rappellent incontestablement le temps suspendu des pastorales théâtrales qui triomphèrent en Italie depuis la seconde moitié du XVIe siècle et les premières années du XVIIe siècle. C’est d’ailleurs une bergère, une pastourelle qu’évoque Pona comme symbole d’une beauté sans fard, mais tout comme ce sera le cas dans bien d’autres chapitres du récit, l’écrivain n’hésite pas – énième héritage de la poésie chevaleresque et d’Anguillara – à insérer des éléments anachroniques, notamment dans la description des vêtements de la jeune fille qui la rendent ainsi étrangement contemporaine du narrateur : « stringendo l’acerbo seno con sottil nastri, in povera ma mondissima gonna : nuda di serico coprimento l’alabastrina gamba31 » ; l’évocation de la soie, même si c’est pour en souligner l’absence, est aussi un élément de contamination anachronique qui avait pour fonction de rendre plus actuels et plus vivants les textes classiques aux lecteurs du « Seicento », à travers un autre phénomène déjà vérifié chez Anguillara, celui de la contamination intergénérique. Le développement de ce chapitre constitue une sorte de petite nouvelle bucolique, à travers la description des amours chastes de la bergère et de son berger – dont le nom paradigmatique, Tyrsis, apparaît un peu plus loin –, symbole d’une vie sobre32 en parfaite harmonie.

10 Ces digressions, fort nombreuses tout au long de l’ouvrage, ont plusieurs significations. Elles permettent tout d’abord de préciser ce qui n’est que simplement évoqué chez Ovide, lorsque, d’un point de vue de l’économie du récit, elles se révèlent efficaces. La traduction, de ce point de vue, – c’était la position d’un Jacques Amyot (Berman 216) –, consiste à « développer » ce qui est « enveloppé ». C’est le cas par exemple du

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 248

personnage de Lycaon, dont la métamorphose dans le poème latin n’occupe que quatre vers33. Pona décrit une scène proprement terrifiante, avec des accents fantastiques, lorsqu’il évoque sa gueule pleine de sang et que « invece di articolate parole, fa risuonar il bosco, e le vicine contrade, di fieri e interrotti ullulati34 » ; le processus métamorphique s’étend sur une page entière et l’efficacité dramatique est ici rendue par le procédé souvent convoqué de l’hypotypose. C’est ce même procédé qui est employé dans l’épisode de Deucalion et Pyrra et qui justifie l’allongement du récit. Alors que dans le poème latin, est évoquée la solitude des deux seuls survivants du déluge, Pona rend explicite ce qui est simplement suggéré chez Ovide : la présence de cadavres qui émergent des flots : « non vedi che per quanto può dilungarsi lo sguardo nostro, si mira diseminato il mondo di molli, e acquazzosi cadaveri ?35 » Dans le même ordre d’idée, Pona exploite les interstices de l’aposiopèse qui traversent le récit ovidien, lorsque par exemple, dans une optique persuasive, il ornemente le discours d’Apollon poursuivant la fuyante Daphné de ses conquêtes amoureuses36 ou, à l’inverse, lorsqu’après le constat d’échec, il dresse la liste des tragédies issues du pouvoir néfaste de l’Amour (Circé, Ariane, Pasiphaé)37. Une brève remarque plutôt comique, pour nous limiter à un dernier exemple, absente chez Ovide, va dans le même sens : lorsque dans l’avant- dernier chapitre, Io, ayant retrouvé son apparence première n’ose ouvrir la bouche et s’exprimer de peur d’entendre sortir des mugissements, le narrateur la fait chuchoter et ce n’est qu’ainsi qu’elle s’aperçoit avec bonheur de l’entièreté de sa nouvelle métamorphose38.

11 Une seconde justification de la digression est d’ordre stratégique. Dans le célèbre récit de Pan sur ses amours malheureuses avec Syrinx – le plus long de tout l’ouvrage, puisqu’il s’étend sur douze chapitres alors qu’il n’occupe qu’un peu plus d’une vingtaine de vers chez Ovide –, la digression est explicitement revendiquée par le narrateur Mercure, pour pouvoir endormir Argus, lui porter le coup fatal et libérer ainsi la génisse, Io métamorphosée, que l’homme aux cent yeux surveillait sur ordre de Junon. La brièveté du récit, en conformité avec le poème latin, serait dans ce cas précis inefficace : « Troppo presto verrebbe a fine Mercurio, se volesse subito trasferirsi alla trasformazione della Ninfa39 », et le narrateur renchérit par une énième remarque métapoétique : « si distende in varie digressioni ». À maintes reprises cette stratégie dilatoire est martelée de manière presque obsédante : « Ad arte inalzava Mercurio i concetti, e lo stile »40, avant d’en expliciter la finalité : « s’argomentava di andar ornando e ampliando la favola accioché giungesse col fine di essa il fine della vita di Argo41 ». Derrière le comique de situation, absent chez Ovide, il y a l’affirmation implicite d’une donnée constitutive du paradigme rhétorique : un discours ne vaut que par son efficacité persuasive42, alliée à un non moins intense pouvoir de séduction. Ces digressions sont de nouveau l’occasion de remarques anachroniques, par exemple à propos des vêtements de la nymphe, des bijoux qu’elle porte ou de sa coiffure particulièrement recherchée. Pona y décrit par le menu la broche d’or et d’émeraude en forme de dragon qui retient le léger voile recouvrant sa poitrine43, tandis que « la foggia dell’habito […] non guari dissimile era da quella, che nel vestire usa la Veneta Cortigiana44 ». Aussitôt après, à travers une énième intrusion du réel contemporain, le narrateur évoque également, en la dénigrant, la mode vénitienne des courtisanes consistant à porter des chaussures aux talons démesurément élevés45.

12 Cette intrusion du réel est une autre justification stratégique de la digression, davantage liée au statut de l’écrivain qu’à l’organisation structurelle de la matière narrative. Comme ce fut déjà le cas chez les poètes-traducteurs qui l’ont précédé, Pona,

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 249

qui débute ici sa carrière littéraire, cherche à obtenir le soutien d’une autorité souveraine, en l’occurrence le prince Ferdinand de Gonzague duc de Mantoue. Le paratexte dédicatoire s’introduit dès lors dans le récit, comme l’avait fait l’Arioste avec la dynastie des Este dans le Roland furieux46 ou Anguillara avec les rois de France Henri II et Charles IX ou avec le marchand Toscan Matteo Albani47. L’éloge du souverain Gonzague apparaît dans deux chapitres : le chapitre XIII au moment où Jupiter convoque le Conseil des Dieux, après la défaite des Titans et avant l’épisode de Lycaon, lorsqu’il compare le Palais du Dieu suprême à celui du Duc de Mantoue. La digression est ici conséquente, car l’épisode n’occupe que quelques vers chez Ovide. L’hommage courtisan au dédicataire de l’œuvre est l’occasion, après le paratexte plus convenu, d’une véritable ekphrasis, description d’un tableau occupant la quasi intégralité du chapitre. Comme pour les vêtements et les parures somptueuses de la nymphe Syrinx, le palais de Jupiter est décrit comme celui d’un palais Renaissance évoquant la demeure princière de Ferdinand (« a quello sarebbe solo degna di compararsi l’Augusta Reggia del SERENISSIMO FERDINANDO GONZAGA, glorioso DUCA dell’antica città di Manto48 »). Sur plus de trois pages, Pona troque la matière narrative ovidienne par un discours épidictique courtisan, évoquant d’autres demeures princières, comme la Favorite, fruit des plus ingénieux architectes du temps ; cependant, les ressorts et les procédés rhétoriques ne sont pas différents d’autres discours élaborés par les personnages (Apollon vis-à-vis de Daphné, Pan à l’égard de Syrinx) tout au long de l’ouvrage.

13 L’autre hommage apparaît au chapitre XXVII, le dernier relatant l’épisode d’Apollon et Daphné. Lorsque l’infortuné Dieu de lumière cueille les lauriers de la nymphe pour s’en faire une couronne, symbole de l’immortalité poétique, l’éloge de la plante éternellement verte fait basculer la glorification poétique (Apollon est prince des poètes) vers la glorification politique du souverain Gonzague. Ce dernier est décrit comme l’incarnation de l’âge d’or évoqué au début de l’ouvrage, ce qui, grâce à cet artifice rhétorique, permet une fois de plus de conférer au discours encomiastique la cohérence unitaire de la matière narrative. L’amplification du discours épidictique constitue ici un autre exemple de « morceau rhétorique » virtuose enchâssé dans le récit ovidien, dans lequel l’auteur dresse la liste exhaustive des qualités et des vertus du monarque qui en font l’incarnation du souverain éclairé « ante litteram »49. Le discours prend d’ailleurs des allures de micro-traité pédagogique, écho annonciateur des nombreux traités post-machiavéliens sur l’éducation du Prince50 publiés pour la plupart à Venise dans les années 1620-1640. Il s’agit d’une généalogie explicitement évoquée par Pona, lorsque le souverain Gonzague « il cui Serenissimo nome i secoli d’allora illustrando, potrà degnamente impiegare tutte le trombe della Fama, e dar ampia materia a’ scrittori, di formare l’Idea del Prencipe, dalle sue attioni, proprie d’Eroe51 ». Évidemment Pona songe principalement à lui-même lorsqu’il appelle de ses vœux l’union du prince et du poète en un même temple réunis, « che così haverebbe in un medesimo punto i Prencipi il loro Poeta, e i Poeti il loro Prencipe52 ».

14 Dans le même ordre d’idée, déjà largement théorisé au XVIe siècle53, l’amplification anachronique peut également s’appliquer aux artistes contemporains, catégorie particulière mais non moins efficace d’intrusion du réel dans la narration mythologique. Dans la longue section consacrée au récit de Pan et Syrinx, riche par ailleurs d’éléments métalinguistiques, Pona se met à rêver, au milieu du discours épidictique de Pan louant la beauté incomparable de la nymphe, de la manière dont les grands peintres et sculpteurs de la Renaissance auraient pu représenter les traits

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 250

gracieux de sa bien-aimée, avec au passage une référence au peintre véronais, Alessandro Turchi : Oh quanto di gloria s’aggiugnerebbe a’ dotti scalpelli del Buonarota, se al tempo di Lui, un solo de’ marmi suoi potess’ essere figurata da questa Idea ! Oh quanto aiutarebbero il gran Titiano, vivificator delle tele, i lineamenti soavi di questa Ninfa ! Quanto aggiungerebbe di forza, a’ movimenti delle fugure di Raffaello, e alla nobil maniera del Parmigiano, se o essi in questo secolo fossero, o fosse stata Siringa serbata al loro ? Quanto alle vive e maravigliose pitture di Paolino Veronese ? Quanto di maestà, allo stupendo dissegno, e al bellissimo colorito de’ tre Caracci, e del celeberrimo Guido Rheni ? Quanto (se può al sommo aggiungersi alcuna cosa) aggiungerebbe di Vita alle figure spiranti d’Alessandro Turchi, che sarà gloria dell’arte sua, ed ornamento di Verona sua patria, per la fama de’ suoi colori54.

15 Mais c’est surtout dans l’objectif des préceptes édictés par Pona dans l’importante profession de foi de l’adresse au lecteur qu’il faut lire et interpréter ces digressions qui ont pour fonction de concurrencer le pouvoir de la poésie apte à conjuguer la valeur démonstrative (le « prodesse » ou « docere »), la valeur ornementale (le « delectare ») et la valeur émotive (le « movere »). Or ces trois facultés sont précisément celles de l’éloquence oratoire que Pona, médecin mais aussi juriste de formation, applique à la prose jusque là confinée au discours judiciaire. Dans sa Trasformazione delle Metamorfosi, Pona confère à la prose la même légitimité et la même qualité littéraires qu’à la poésie. Les notions de rythme, d’ornementation, d’harmonie ne sont pas l’apanage exclusif de la poésie, et singulièrement de la poésie épique. La dimension narrative n’est pas non plus le seul élément commun que la prose littéraire partage avec l’épopée. Ces remarques sont d’autant plus importantes que le genre romanesque n’est pas encore né, ni a fortiori les considérations théoriques célèbres d’un Giovanni Battista Manzini ou d’un Ferrante Pallavicino55, que l’on trouvera dans l’adresse au lecteur de leurs romans respectifs. À travers une métaphore arboricole56, par ailleurs largement exploitée chez les traducteurs du XVIe siècle57, Pona insiste tout d’abord sur la difficulté – et, on l’a dit, sur la nouveauté – de son entreprise. La Trasformazione se présente tout d’abord comme une double « transplantation », d’une terre latine vers une terre toscane, et d’une terre poétique vers une terre prosaïque. Pona combat l’idée fallacieuse d’une déperdition esthétique qui serait due à cette « transplantation contre-nature ». Filant la métaphore végétale d’une plante qui serait, par cette opération, « riars[a] e sfrondat[a] », il récuse l’idée qu’une transplantation de la matière fabuleuse – au sens étymologique de fiction narrative – soit par cela même cause d’un moindre attrait esthétique. La position de Pona est sans ambiguïté en la matière : pour l’écrivain véronais, il n’y a pas d’incompatibilité structurelle et thématique, car de même que les « favole », c’est-à-dire les « fictions », peuvent s’accommoder d’un traitement en prose, de même l’ « Histoire » peut parfaitement être traitée poétiquement : « non credo, che possano con ragione ripigliarmi, perch’io habbia mutato il seggio alle Favole, trasportandolo dal Verso alla Prosa, con dire, che leggiadria si scemi loro, o che meno grate riescano, poiché (per mio parere) così bene calzano la Prosa, le Favole, come il verso l’Historia58 ». La légitimation d’une écriture « éloquente » aboutit au fond à une solution de compromis, synthèse des deux formes d’écriture, une prose poétique d’une grande liberté formelle59, revêtue des nombreuses figures rhétoriques (« fregiato di figure ») et remplie de « voix sonores » (« ripieno di sonore voci »), une exacte définition du discours analogique60 (Hersant 16) qui allait définir la prose baroque de la première moitié du XVIIe siècle.

16 Or, Pona met en application ces préceptes poétiques – en se drapant sous l’autorité des grands auteurs du passé comme de la « raison », c’est-à-dire de l’argumentation logique – tout au long de sa libre traduction des Métamorphoses. Nous avions relevé

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 251

l’usage significatif de l’hypotypose – souvent employée dans les scènes dramatiques des poèmes épiques –, plus généralement, l’écrivain adopte les fondamentaux du paradigme rhétorique pour fonder les bases d’une nouvelle poétique romanesque. Il est particulièrement significatif que les principaux protagonistes des Métamorphoses s’expriment, chez Pona, essentiellement à travers des discours rhétoriquement structurés et par là même nécessairement digressifs eu égard à l’hypotexte ovidien. L’usage déjà relevé de l’« amplificatio » illustre la pratique oratoire de la « copia verborum », d’un vocabulaire abondant au sein d’un style plus rythmé et plus construit et semble faire écho aux préceptes cicéroniens qui confèrent au discours sa plus grande vigueur : « Ample, abondant, gravé, orné, tout ce qui confère la plus grande force61 ». Un premier exemple est constitué par le discours de Minerve, au chapitre 14, lorsqu’elle tente de convaincre Jupiter de renoncer à détruire le genre humain. La structure du discours reprend tous les éléments constitutifs de la « techné rhetoriké », l’exorde (elle s’adresse à Jupiter : « Gran Padre »), la « narratio » (elle expose le sujet de sa requête : « vi prego a sospendere l’ira vostra »), la « confirmatio » (elle expose les arguments de sa thèse : « e qual sarà, o Padre, e Signore, la bellezza del Mondo, se adoperi tu ch’egli resti diserto d’habitatori ? »), la « refutatio » (elle se place du point de vue de Jupiter : « onde havremo noi lo splendor delle faci, l’odor degli incensi, il sangue delle vittime, e l’armonie delle voci, nelle quali pure tal’hora risuonano i nostri memorandi trionfi ? »), et enfin la « peroratio » (elle conclut en reprenant synthétiquement les arguments initiaux, en mesurant les dangers d’une telle décision sur le couple divin : « Che se pure non cessi le tue ire havendo de’ mortali misericordia, muovati almeno il pericolo, che a noi sovrasta, se la smisurata mole del mondo s’empie di fiamme62 »). Le discours n’atteint pas l’objectif escompté, puisque Jupiter met sa menace à exécution, après avoir cependant rassuré Minerve qu’une nouvelle génération d’hommes naîtra de ces cendres.

17 D’autres exemples sont vérifiables tout au long du récit, notamment avec les discours épidictiques d’Apollon, d’Inachus, de Jupiter ou de Pan, qui se présentent comme de véritables prosopopées, « morceaux » de discours autonomes, cohérents et parfaitement structurés. Celui d’Apollon s’inscrit dans l’une des plus longues sections de l’ouvrage, s’étirant sur cinq chapitres et près de trente pages. Il mêle d’ailleurs les différents registres, passant du blâme (celui déjà relevé des tragédies amoureuses), à l’éloge de la beauté de Daphné. Dans ce dernier cas, la digression laudative permet à Pona d’accentuer une fois de plus la composante érotique du texte latin qui fut, on le sait, l’une des causes de l’exil du poète. Le Véronais semble avoir retenu la leçon de la poésie mariniste – autre exemple de contamination déjà vérifiée dans la version d’Anguillara –, avec en particulier une répétition obsédante des lexèmes « baci » et « labra », symboles de la passion amoureuse (« soavissime labra », « baci miei », « labra soave ») au sein d’une écriture faisant la part belle à la métaphore (« avorio spirante del caro petto », « latte della speranza », la bouche désignée comme un ensemble de « perle e rubini », les cheveux comparés à des « gentilissimi laberinti63 ») et à l’oxymore (« amoroso mostro »), tandis que cette dimension érotique est d’une certaine façon scellée par « l’occhio lascivo64 » d’Apollon. La leçon mariniste se retrouve également dans les jeux phoniques, les phénomènes d’échos et de répétitions internes qui ponctuent le discours, même si ce procédé avait déjà été exploité par Anguillara : « Qual sarà per l’avvenire la luce de’ lumi miei, se tu sole del sole sei offuscato ? s’io risplendevo, erano tuoi que’ splendori65 », avec au passage une exploitation intéressante des sifflantes. La plainte d’Inachus, marquée par le leitmotiv « vieni, deh vieni » qui ponctue son discours66, développé sur six longues pages, est l’occasion pour Pona d’évoquer les nombreux exemples de rapts amoureux

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 252

pour illustrer la crainte d’Inachus de voir perdue la chasteté de sa fille. Dans ce second exemple, la dimension érotique atteint un degré supplémentaire avec cette fois-ci la répétition obsédante du viol, la crainte s’exprimant à travers un climax dramatiquement efficace (« Ma se ha per disaventura espugnato alcuno la tua honestà », « che mai ritorni, essendo stata preda una sol volta d’amante libidinoso », « che forse vagando tu incauta fra queste selve, sii capitata alle mani di qualche lascivo satiro, che t’havrà violata67 »). Dans celui de Jupiter poursuivant la nymphe Io, la crainte d’Inachus se réalise puisque le roi des dieux la viole littéralement ; là où Ovide signale un simple « la déshonora » (« rapuitque pudorem », Ovide 60), Pona décrit très précisément le « raptus » amoureux : « rapiva i baci ingordamente dalla bocca di lei68 », tandis que le discours de Pan adressé à Syrinx, se teinte quant à lui de sado-masochisme : « e pur ch’io sodisfaccia a te, Anima bella che mi tormenti, non curarò d’esser lacerato in questo mio corpo69 ».

18 Dans ce dernier discours, le plus long de tout l’ouvrage, malgré son intentionnalité comique (il s’agit d’endormir Argus par un long récit afin de le tuer), Pona insère en particulier plusieurs « excursus » d’ordre philosophique sur la thématique amoureuse, comme un écho aux nombreux discours académiques en la matière auxquels lui-même d’ailleurs prendra part70. Ainsi, dans le chapitre XL, Pan passe en revue les opinions des poètes et des philosophes sur la nature de l’amour ; ce « morceau » assez virtuose qui s’étire sur cinq pages est un nouvel exemple d’ekphrasis enchâssé à l’intérieur du récit. À travers un énième discours épidictique, Pan remet en cause la généalogie de Cupidon et s’acharne contre les fallacieux bienfaits du sentiment amoureux, en opposant la beauté de l’âme immarcescible à la beauté physique inéluctablement éphémère71. La dénonciation de ce sentiment, si elle peut sembler convenue chez un amant éconduit, prend ici une tout autre valeur quand on sait l’importance de cette thématique dans la future production académique72 des Incogniti après les années 1630. Pan élabore une théorie dans laquelle il cherche une conciliation entre deux entités physiques opposées, mais dont la bonté d’âme de l’un peut s’adapter à la beauté physique de l’autre. L’image baroque et fort suggestive du « caméléon amoureux » qui rougit et pâlit à la présence de sa bien-aimée73, ne sert pas seulement à désigner une réalité tragique et un désespoir amoureux ; elle nous semble indiquer une métaphore de l’écriture, d’autant plus pertinente qu’elle s’appuie sur la thématique même de l’ouvrage, indiquant plus généralement la caractéristique essentielle de l’écriture baroque fondée sur une grande instabilité des formes génériques74. L’ouvrage tout entier est d’ailleurs traversé de remarques métapoétiques : celui, déjà relevé, qui ouvre le chapitre XLIII, « Ad arte inalzava Mercurio i concetti e lo stile » qui semble faire écho aux recommandations de l’écrivain dans l’adresse au lecteur, lorsqu’il loue le « stile poetico libero », « abondante di epiteti, e dipinto di qualunque più leggiadro color nascer possa dalla mescolanza delle retoriche vaghezze75 », car, écrit-il, « la Veste poetica non disdice alle serie cose, & altissime ; sì come ne anche alle favole lo stile oratorio, o la Prosa non disconvienne76 ». On ne peut dire plus clairement l’éloge d’une forme romanesque encore en devenir que symbolise également ce « misto novello », autre expression métapoétique, employée dans le chapitre XXI à propos des hommes nés des pierres jetées par Deucalion et Pyrra dans l’eau fangeuse qui recouvrit la terre après le déluge. Peu de temps après, dans les Discorsi sopra la Poetica di Aristotele77, publiés en 1636 mais prononcés dans les années 1621-1622, Pona reviendra, mais plus implicitement que dans sa Trasformazione d’Ovide, sur cette défense et illustration d’un genre ayant enfin acquis un « decorum » littéraire aussi prestigieux que l’épopée, au point qu’il finira, grâce à l’abondante production romanesque des académiciens Incogniti, par lui ravir la palme.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 253

BIBLIOGRAPHIE

Alfieri Gabriella, « ‘Il prosare in romanzi’ : generi intercorrenti e intercorsi di stile nell’architettura testuale della narrativa barocca », Studi secenteschi, Firenze, Olschki, n° 49, 2008, p. 43-64.

Berman Antoine, Jacques Amyot, traducteur français. Essai sur les origines de la traduction en France, Paris, Belin, 2012, 278 p.

Borsetto Luciana, Riscrivere gli antichi, riscrivere i moderni e altri studi di letteratura italiana e comparata tra Quattrocento e Ottocento, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2002, 417 p.

Bucchi Gabriele, « Meraviglioso diletto ». La traduzione poetica del Cinquecento e le Metamorfosi d’Ovidio di Giovanni Andrea dell’Anguillara, Pisa, Edizioni ETS, « Quaderni » 2, 2011, 397 p.

Buccini Stefania, « Francesco Pona : due inediti », Studi secenteschi, n° 44, 2003, p. 265-280.

— « L’ozio lecito della scrittura ». Francesco Pona (1595-1655), Firenze, Olschki, 2012, 225 p.

Cornaro Luigi, Trattato della vita sobria, presentazione di M. Rigoni Stern, Milano, Il Polifilo, 2004, XII, + 35 p.

Dell’Anguillara Giovanni Andrea, Le Metamorfosi d’Ovidio, In Vinegia, per Gio. Griffio, 1561, 248 p.

Dolce Ludovico, Il primo libro delle Trasformazioni d’Ovidio da m. Ludovico Dolce in volgare tradotto, Venezia, Bindone e Pasini, 1539, 36 p.

— Le Trasformazioni di m. Lodovico Dolce, Venezia, Gabriel Giolito de’ Ferrari, 1553, 309 p.

Hersant Yves, La métaphore baroque, Paris, Seuil, 2001, 206 p.

Marretti Fabio, Le Metamorfosi d’Ovidio nuovamente tradotte in ottava rima da m. Fabio Marretti gentilhuomo senese, senza punto allontanarsi dal sopradetto poeta, Firenze, figli di Lorenzo Torrentino e Carlo Pettinari compagno, 1568, 69 p.

Ovide, Les Métamorphoses, Paris, Actes Sud, « Thesaurus », Traduit du latin, présenté et annoté par Danièle Robert, 2001, 729 p.

Pona Francesco, Rime di F. Pona all’Illustrissimo Sig. conte Giordano Serego, Verona, Bartolomeo Merlo, 1617, 120 p.

— Il primo libro delle Trasformazioni di Ovidio, Verona, Merlo, 1618, 260 p.

— Sonetti berneschi al Molto Rever. Padre Francesco Maria Campana, predicatore senza pari, co’ l commento d’Incerto, (s.d.s.l.), [Verona, 1627], 32 p.

— Della contraria forza di due belli occhi. Discorso di Francesco Pona Academico Filarmonico. Al Molto Illustre Signor Lorenzo Bonsignori, s.n.t. [1627], 12 p.

— L’Argenide di Giovanni Barclaio…, In Venetia, per G. Salis, ad istanza di P. Frambotti, 1629, 749 p.

— La remora overo de’ mezi naturali, per curare, e fermare la pestilenza, Verona, Merlo, 1630 ; Del modo di preservarsi dalle malattie pestilenti, Verona, Tamo, 1630, 23 p.

— Il gran contagio di Verona nel Milleseicento e trenta descritto da Francesco Pona, Verona, Merlo, 1631 (cf. éd. Gian Paolo Marchi, Verona, Centro per la formazione professionale grafica, 1972, 140 p.).

— Discorsi sopra la Poetica d’Aristotele, Bologna, N. Tebaldini, 1636, 40 p.

— Trattato dei veleni e lor cura, Verona, Merlo, 1643, 96 p.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 254

Rocco Antonio, Amour est un pur intérêt suivi de De la laideur, éd. de Jean-Pierre Cavaillé, Paris, Classiques Garnier, « Lire le XVIIe siècle », 2012, 144 p.

Rossi Pietro, Francesco Pona nella vita e nelle opere, Verona, G. Franchini, 1897, 170 p.

Spagnol Christian, « Il veronese Francesco Pona e le accademie letterarie del ‘600 », Archivio Veneto, 5, n° 169, 2007, p. 135-150.

Spera Lucinda, « Su alcuni “Discorsi sopra la Poetica d’Aristotele” di Francesco Pona », Studi secenteschi, n° 43, 2002, p. 217-223, (à présent in Id., Verso il moderno. Publico e immaginario nel Seicento italiano, Roma, Carocci, 2008, p. 54-78).

Viallon Marie (dir.), La traduction à la Renaissance et à l’âge classique, Saint-Étienne, Presses de l’Université de Saint-Étienne, 2001, 297 p.

Zuber Roger, Les « Belles infidèles » et la formation du goût classique. Perrot d’Ablancourt et Guez de Balzac, Paris, Armand Colin, 1968 (rééd. Albin Michel, 1995), 521 p.

ANNEXES

Tableau comparatif

Pona (chapitres) Ovide (vers) Anguillara (octaves)

Prologue 1 1-4 1-2

Chaos 2 5-20 3-5

Création du monde 3-7 21-77 6-17

Création de l’homme 8 78-88 18-19

Les quatre âges du monde 9-13 89-162 19-60

Lycaon 14 163-252 61-68

Déluge 15-16 253-312 69-87

Deucalion et Pyrrha 17-20 313-415 88-116

Python 21-22 415-451 116-120

Apollon et Daphné 23-27 452-566 121-154

Jupiter et Io (I) 28-35 567-687 155-184

Mercure : Pan et Syrinx 36-47 688-723 185-196

Jupiter et Io (II) 48-49 724-745 197-206

Phaéton 50 746-778 207-219

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 255

NOTES

1. Sur Pona, voir Rossi, mais le critique n’est pas tendre avec l’objet de son étude, ne faisant l’éloge que de la Lucerna. Plus récemment, on consultera les travaux de Stefania Buccini, en particulier sa monographie (“L’ozio lecito della scrittura” Francesco Pona (1595-1655), Firenze, Olschki, 2012). 2. Francesco Pona, Rime di F. Pona all’Illustrissimo Sig. conte Giordano Serego, Verona, Bartolomeo Merlo, 1617. Deux autres éditions suivront en 1619 et 1620. À ces vers plutôt insipides, d’inspiration pétrarquiste, il faut ajouter un recueil de vers burlesques qui s’inspirent de la veine comique d’un Francesco Berni : Sonetti berneschi al Molto Rever. Padre Francesco Maria Campana,

F0 F0 predicatore senza pari, co’ l commento d’Incerto, (s.d.s.l.), 5B Verona, 16275D . Les tout premiers textes publiés par Pona sont des œuvres de circonstance : Relatione delle feste notturne di Verona per la creatione del Serenissimo prencipe M. Antonio Memmo (Vérone, 1612) ; Commentario ne’ trattati di Dioscoride, et di Plinio dell’amomo, dell’eccellentiss. Signor Nicolò Marogna, medico, e filosofo veronese (Venise, 1617). 3. Id., Trattato dei veleni e lor cura, Verona, Merlo, 1643. 4. On relèvera en particulier le témoignage qu’il écrivit sur la peste à Vérone en 1630 : Il gran contagio di Verona nel Milleseicento e trenta descritto da Francesco Pona, Verona, Merlo, 1631. Il en existe une édition fac simile proposée par Gian Paolo Marchi, (Verona, Centro per la formazione professionale grafica, 1972). Les deux principaux traités sur la peste sont : La remora overo de’ mezi naturali, per curare, e fermare la pestilenza, Verona, Merlo, 1630 ; Del modo di preservarsi dalle malattie pestilenti, Verona, Tamo, 1630. 5. On retiendra en particulier La lucerna (1625), son chef-d’œuvre, roman sur la transmigration d’une âme, La Messalina (1633), qui inaugura le genre du roman historique (voir la récente traduction par nos soins, Saint-Étienne, « Les Scripturales », 2009), et surtout la Maschera iatropolitica (1627), extraordinaire roman surréaliste ante litteram, qui décrit le combat que se livrent les organes du corps humain pour la gouvernance de l’homme au sein d’un récit allégorique qui se donne également comme une défense et illustration du régime monarchique. Historiographe et traducteur, on signalera dans ce dernier domaine sa célèbre traduction de l’ Argenis de l’écrivain écossais d’expression latine John Barclay, l’un des grands succès romanesques du siècle (L’Argenide di Giovanni Barclaio…, In Venetia, per G. Salis, ad istanza di P. Frambotti, 1629). La traduction de Pona ne connut pas moins de huit éditions au cours du XVIIe siècle. 6. Notamment les Gelati de Bologne (sous le pseudonyme de « l’Incurvato »), les Filarmonici de Vérone (« l’Insaziabile »), les Incogniti de Venise (« l’Assicurato »), les Invaghiti de Mantoue (« l’Improntato »), l’Umorista de Rome et l’Olimpica de Vicence. Dans la lettre autobiographique à Cozza Cozza, on apprend en outre qu’il faisait également partie des « Sventati di Udine, [...] Oziosi di Napoli [...], Svogliati di Firenze, gl’Indomiti di Bologna e gli Sterili ultimamente di Roma », cit. in Stefania Buccini, « Francesco Pona : due inediti », Studi secenteschi, n° 44, 2003, p. 272. Sur les liens de Pona avec les académies, cf. Christian Spagnol, « Il veronese Francesco Pona e le accademie letterarie del ’600 », Archivio Veneto, 5, n° 169, 2007, p. 135-150. 7. En 1618 paraissait précisément la première édition du Scherno degli Dei de Francesco Bracciolini, suivi en 1622 – au moment où circulait manuscrit le chef-d’œuvre en prose de Pona, La lucerna – de la Secchia rapita de Tassoni, considéré comme le chef-d’œuvre du genre. 8. Plus généralement, sur la traduction des textes classiques à la Renaissance, voir La traduction à la Renaissance et à l’âge classique, études réunies par Marie Viallon, Saint-Étienne, Presses de l’Université de Saint-Étienne, 2001 ; Luciana Borsetto, Riscrivere gli antichi, riscrivere i moderni e altri studi di letteratura italiana e comparata tra Quattrocento e Ottocento, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2002.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 256

9. En particulier F. da Longiano, Il dialogo del modo de lo tradurre (1556), O. Toscanella, Discorso del tradurre (1575). Mais le texte fondateur est le traité de l’humaniste florentin Leonardo Bruni, De interpretatione recta (1424), inventeur du mot « traduction ». 10. Ludovico Dolce, Il primo libro delle Trasformazioni d’Ovidio da m. Ludovico Dolce in volgare tradotto, Venezia, Bindone e Pasini, 1539. 11. Id., Le Trasformazioni di m. Lodovico Dolce, Venezia, Gabriel Giolito de’ Ferrari, 1553 ; Giovanni Andrea dell’Anguillara, Le Metamorfosi di Ovidio dette da M. Giovanni Andrea dell’Anguillara in ottava rima, in Venezia, Per Giovanni Griffio, 1553. 12. Entre ces deux versions l’auteur avait publié une traduction des trois premiers livres (Paris, Andrea Wechelo, 1554). 13. Sur cette version et sa fortune, cf. A. Cotugno, « Le “Metamorfosi” di Ovidio “ridotte” in ottava rima da Giovanni Andrea dell’Anguillara. Tradizione fortuna editoriale di un best-seller cinquecentesco », Atti dell’Istituto Veneto di Scienze, Lettere ed Arti. Classe di scienze morali, lettere ed arti, CLXV, 2007, p. 461-531 ; Gabriele Bucchi, « Meraviglioso diletto ». La traduzione poetica del Cinquecento e le Metamorfosi d’Ovidio di Giovanni Andrea dell’Anguillara , Pisa, Edizioni ETS, « Quaderni » 2, 2011. 14. Cette version connaîtra une réédition à Venise en 1570. 15. Comme l’auteur le révèle explicitement dans l’adresse au lecteur de sa traduction : « Io, ho fatto la fatica in un libro solo ; né credo (volto a più importanti pensieri) più oltre tentarne il guado » (Francesco Pona, La Trasformazione del Primo libro delle Metamorfosi d’Ovidio, Verona, Merlo, 1618, « Al benigno lettore », p. 24). 16. Francesco Pona, La Trasformazione, op. cit., p. 15-16. 17. « Nella quale, oltre la copia, e novità de’ concetti, si sono inseriti molti passi di varia dottrina, fuori del ristretto d’Ovidio ». 18. Comme c’était le cas depuis le milieu du XVIe siècle, cf. G. Bucchi : « Gli studi sulla traduzione lettraria cinquecentesca hanno dimostrato che a partire almeno dagli anni Quaranta del Cinquecento le traduzioni dai classici latini vengono sempre più spesso condotte non, come prima, sulla base di testi mediatori (sillogi, compendi o volgarizzamenti), bensì direttamente sugli originali ». 19. L’expression, forgée par Gille Ménage à propos d’une traduction élégante mais infidèle de Nicolas Perrot d’Ablancourt, n’apparaît que vers 1654. Sur ce type de traduction, très en vogue au XVIIe siècle, cf. Roger Zuber, Les « Belles infidèles » et la formation du goût classique. Perrot d’Ablancourt et Guez de Balzac, Paris, Armand Colin, 1968 (rééd. Albin Michel, 1995). 20. Francesco Pona, La Trasformazione, op. cit., p. 37-38. 21. Ibid., p. 38-39. 22. Francesco Pona, La Trasformazione, op. cit., p. 39-40. De ce point de vue la version d’Anguillara est plus proche de l’original latin dans sa formulation laconique : « Fè guera il leve al grave, il molle al saldo, / Contra il secco l’umor, col freddo il caldo », (Giovanni Andrea Dell’Anguillara, Le Metamorfosi d’Ovidio, op. cit., I, 5, v. 7-8). 23. Tout aussi périphrastique la version d’Anguillara : « Ma quel che ha cura di tutte le cose, / La Natura migliore, e ‘l vero Dio », (ibid., I, 6, v. 1-2). 24. « la cui stella a Venere sola è di chiarezza seconda » (Francesco Pona, La Trasformazione, op. cit., p. 46). 25. Ibid.

F0 26. « Cesserunt nitidis habitandae piscibus undae, / Terra feras cepit, volucres agitabilis aer » 5B Les eaux laissèrent les poissons brillants les habiter, / La terre accueillit les bêtes sauvages, l’air ondoyant

F0 les oiseaux5D , Ovide, Les Métamorphoses, op. cit., p. 34-35. 27. « che seppe così ben domare l’ozio con la fatica », Francesco Pona, La Trasformazione, op. cit., p. 48. 28. Ibid., p. 49. 29. Cf. Cicéron, Orator, 97. 30. Francesco Pona, La Trasformazione, op. cit., p. 52.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 257

31. Ibid., p. 53. 32. Cet éloge de la vie sobre trouve un écho dans la production de traités de l’époque : en 1558, Luigi Cornaro publie un Trattato della vita sobria plusieurs fois réédité au cours du XVII e siècle (cf. Luigi Cornaro, Trattato della vita sobria, presentazione di M. Rigoni Stern, Milano, Il Polifilo, 2004). 33. « In villos abeunt vestes, in crura lacerti ; / Fit lupus et veteris servat vestigia formae : / Canities eadem est, eadem violentia vultus, / Idem oculi lucent, eadem feritatis imago est » [poils deviennent un pelage, ses bras des pattes ; / Transformé en loup, il garde quelques traces de sa première / Apparence : même poil gris, même air farouche, / Mêmes yeux luisants, même image de férocité], Ovide, Les Métamorphoses, op. cit., p. 42-43. 34. Francesco Pona, La Trasformazione, op. cit., p. 76. 35. Ibid., p. 92. 36. Ibid., p. 105-106. 37. Ibid., p. 106-107. 38. « Quinci apre la bocca per articolar le parole, ma non s’arrischia, temendo forse non escano i consueti muggiti : pure a lei sembra, bassamente mormorando distinguere il suono, per lo che ritenta formar le voci, e trova l’organo disposto ad esseguire gli uffici primi », ibid., p. 234. 39. Ibid., p. 176. 40. Ibid., p. 195. 41. Ibid., p. 200. 42. Cf. Cicéron : « Mais ce que vaut un orateur c’est sur l’effet que sa parole aura produit qu’on pourra le saisir », (Brutus, 184). 43. « Stava per ritegno del sottil drappo, confitto in un stilo d’oro, un Draghetto di Smeraldo, tutto squammoso, d’eccellente lavorio, il quale con l’ali sparse, e con la cervice distesa, mostrava d’esser fatto custode della rotonda Poma del seno », ibid., p. 179. 44. Ibid., p. 181. Dans le chapitre XXI consacré au Python, on trouve une autre référence à la réalité contemporaine avec l’évocation des célèbres galions vénitiens, lorsque Pona décrit les ailes géantes du serpent : « spiegava due così grand’ali, che Veneto naviglio mai non ispiegò al Vento », ibid., p. 100. 45. « E perché la pazzia feminile arrivata non era ancora tant’oltre, che per parer alte di corpo non curassero con zoccolo smisurato alterar tutta la proportione della persona, col far parer la Natura avara nelle braccia, e prodiga nelle gambe, deformando l’architettura del corpo… », ibid. 46. L’Arioste, Orlando furioso, III, 17-62. 47. Giovanni Andrea Dell’Anguillara, Le Metamorfosi, op. cit., I, 2, XV, 228-233, XV, 234-235. 48. Francesco Pona, La Trasformazione, op. cit., p. 66-67. 49. « Egli viverà osservantissimo nella Religione, rettissimo, e inviolabile nella Giustizia ; amato, e adorato per la Clemenza ; temuto per la Potestà ; celebrato per Liberalità Regia ; per la Prudenza conspicuo ; prontissimo nel Conseglio ; ponderato nell’Esecuzione ; moderato nella Pace ; e nella Guerra invincibile », ibid., p. 129. 50. Cf. par exemple Valeriano Castiglione, Lo statista regnante (1628) ; Tomaso Tomasi, Il principe studioso (1642), L’idea della Monarchia (1653). 51. Francesco Pona, La Trasformazione, op. cit., p. 129-130. 52. Ibid., p. 130. 53. En particulier par Bernardo Daniello, dans son traité Della Poetica (1536) et par Gian Giorgio Trissino dans les paratextes de son épopée L’Italia liberata dai Goti (1547) ; cf. Gabriele Bucchi, « Meraviglioso diletto », op. cit., p. 135. 54. Francesco Pona, La Trasformazione, op. cit., p. 216-217. 55. Respectivement dans Il Cretideo (1637) et dans La rete di Vulcano (1641).

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 258

56. « trappiantare in cotal modo parafrasando, le piante del Latio, a’ Giardini della Toscana, con fare innesti su l’altrui piante, e sparger fiori se ben posticci, non però disdicevoli a’ rami di arbore straniero », Francesco Pona, La Trasformazione, op. cit., p. 16. 57. Chez Dolce, Speroni ou Malatesta, cf. Gabriele Bucchi, « Meraviglioso diletto », op. cit., p. 35-36. 58. « Je ne crois pas qu’on puisse me reprocher d’avoir modifié la structure des fables, en transformant les vers en prose, en disant que leur charme a été amoindri ou qu’il soit moins agréable, car, de mon point de vue, la prose réussit tout aussi bien aux fables que la poésie à l’Histoire... », Francesco Pona, La Trasformazione, op. cit., p. 17. 59. Très significativement, un autre écrivain Incognito, Luca Assarino dans son Ercole novello, (Venise, 1639), adoptera une position similaire en soulignant que l’écriture « ressemblera à une prose poétique ». 60. Sur les débats linguistiques au XVII e siècle, et sur les rapports fructueux et souvent antinomiques entre la France et l’Italie, cf. Hersant 2001. 61. Cicéron, Orator, 97. 62. Francesco Pona, La Trasformazione, op. cit., p. 78-79. 63. Ibid., p. 112. 64. Ibid., p. 111. 65. Ibid., p. 123. 66. Tout comme Apollon avait ponctué le sien du leitmotiv « Deh, fermati », au moment où il poursuit la nymphe rebelle ; ces syntagmes répétitifs sont la marque emblématique de la plainte amoureuse, que l’on retrouvera exploités musicalement dans les premiers opéras florentins, romains et vénitiens surtout (cf. le « Teseo, o Teseo, mio » de l’Arianna de Rinuccini et Monteverdi). 67. Ibid., p. 138-139. 68. Francesco Pona, La Trasformazione, op. cit., p. 148. 69. Ibid., p. 194. 70. Cf. en particulier le discours Della contraria forza di due belli occhi. Discorso di Francesco Pona

F0 F0 Academico Filarmonico. Al Molto Illustre Signor Lorenzo Bonsignori, s.n.t. 5B 16275D . 71. Francesco Pona, La Trasformazione, op. cit., p. 188. 72. Cf. notamment les discours de Pietro Michiele (« I biasmi d’amore ») ou d’Antonio Rocco (« Amore è un puro interesse »), tous deux publiés en 1635 dans le recueil collectif des Discorsi academici dei Signori Incogniti, Venezia Sarzina, p. 50-56, 164-177). Cf. à présent l’édition française bilingue : Antonio Rocco, Amour est un pur intérêt suivi de De la laideur, éd. de Jean-Pierre Cavaillé, Paris, Classiques Garnier, « Lire le XVIIe siècle », 2012. 73. « Che se forse a bastanza non ti fidi dell’Amor mio, e ne ricerchi più aperti segni, qual dimostrazione maggiore puoi tu vederne, che il frequente mio arrossare, e impallidire alla tua presenza ? già non convengono questi effetti per lo più, che al fervido inamorato ; onde non per altra cagione l’ali d’Amore si dimingono di mille colori, se non per dar ad intendere, che in quella guisa che la Nube formando l’arco celeste incontro al Sole intinge variamente i vapori, così l’amante, quasi Nube alla vista del proprio Sole, impiuma in presenza dell’Amata, l’Anima di colori diversi, che distribuendosi per la massa del sangue contaminato, vanno successivamente ad esser portati allo appassionato volto, formandolo un Camaleonte amoroso », Francesco Pona, La Trasformazione, op. cit., p. 188-189. On sent, dans ce passage, l’influence de la médecine exercée par l’écrivain. 74. Cf. Simona Morando (sous la dir. de), Instabilità e metamorfosi dei generi nella letteratura barocca, Venezia, Marsilio, 2007 ; Gabriella Alfieri, « ‘Il prosare in romanzi’ : generi intercorrenti e intercorsi di stile nell’architettura testuale della narrativa barocca », Studi secenteschi, Firenze, Olschki, n° 49, 2008, p. 43-64. 75. Francesco Pona, La Trasformazione, op. cit., p. 19. 76. Ibid., p. 20. 77. Francesco Pona, Discorsi sopra la Poetica d’Aristotele, Bologna, N. Tebaldini, 1636. Sur ces importants discours, cf. Lucinda Spera, « Su alcuni “Discorsi sopra la Poetica d’Aristotele” di

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 259

Francesco Pona », Studi secenteschi, n° 43, 2002, p. 217-223, (à présent in Id., Verso il moderno. Publico e immaginario nel Seicento italiano, Roma, Carocci, 2008, p. 54-78.

RÉSUMÉS

Prenant le relais des traductions en vers d’Ovide à la Renaissance, l’ouvrage de Pona, futur académicien « Incognito », écrit en prose, se présente comme un véritable manifeste en faveur de la prose littéraire, huit ans avant la naissance du roman italien moderne. Cette traduction, avec laquelle il inaugure sa carrière d’écrivain, est analysée pour la première fois dans les rapports étroits qu’elle institue entre la pratique de la traduction et l’émergence de l’autonomie littéraire qui se confond de plus en plus avec la pratique de l’écriture romanesque.

Taking on after the verse translations of Ovid’s works during the Renaissance, the work of Pona, future incognito member of the Academy, is written in prose, and presents as a manifesto for literary prose, 8 years before the birth of the modern Italian novel. This translation, with which he inaugurated his life as a writer, is analysed for the first time from the perspective of the tight relationship it establishes between the practice of translation –which is consubstantial to literary writing– and the emergence of literary autonomy, which gradually becomes assimilated to the practice of novel writing.

Al sustituir las traducciones en verso de Ovidio en el Renacimiento, la obra de Pona, futuro académico « Incognito », escrita en prosa, se presenta como un verdadero manifiesto a favor de la prosa literaria, ocho años antes del nacimiento de la novela italiana moderna. Se analiza por primera vez esta traducción con la que Pona estrena su carrera de escritor, a través de las relaciones estrechas que se instituyen entre la práctica de la traducción y la emergencia de la autonomía literaria que se va confundiendo cada vez más con la práctica de la escritura novelesca.

INDEX

Palabras claves : Pona, Incognito, prosa, traducción Keywords : Pona, Incognito, prose, translation Mots-clés : Pona, Incognito, prose, traduction

AUTEUR

JEAN-FRANÇOIS LATTARICO

Université Lyon 3 Jean Moulin

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 260

Filiation et réécriture des métamorphoses dans les lettres européennes

Métamorphose(s) et inventio : en poésie

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 261

La réécriture des Métamorphoses d’Ovide dans les Solitudes de Góngora

Muriel Putinier-Elvira

Je remercie Mercedes Blanco pour la relecture qu’elle a effectuée d’une première version de cet article, ainsi qu’Anne Cayuela pour les conseils et encouragements prodigués.

1 Les Métamorphoses, véritable manuel de mythologie de l’époque moderne, ont profondément imprégné la littérature du Siècle d’Or2. Le texte circulait abondamment aussi bien en latin qu’en traductions dans différentes langues vernaculaires3. Góngora avait lu les Métamorphoses d’Ovide, cela ne fait aucun doute, probablement pendant ses années de formation universitaire à Salamanque4. Le poète cordouan cite d’ailleurs Ovide dans sa fameuse Carta en respuesta, dans laquelle il répond à l’un des détracteurs de sa poésie. Il évoque la difficulté de lire les Métamorphoses et s’abrite derrière l’autorité du poète latin pour se défendre contre l’accusation d’obscurité portée contre lui, voire revendiquer l’utilité de celle-ci : Pregunto yo: ¿han sido útiles al mundo las poesías, y aun las profecías (que vates se llama el poeta como el profeta)? Sería error negarlo; pues, dejando mil ejemplares aparte, la primera utilidad en ellas es la educación de cualesquiera estudiantes de estos tiempos; y si la obscuridad y estilo intrincado de Ovidio (que en lo de Ponto y en lo de Tristibus fue tan claro como se sabe y tan obscuro en las Transformaciones) da causa a que, vacilando el entendimiento en fuerza de discurso, trabajándole (pues crece con cualquier acto de calor), alcance lo que así en la letra superficial de sus versos no pudo entender luego, hase de confesar que tiene utilidad avivar el ingenio, y eso nació de la obscuridad del poeta. Eso mismo hallará vuestra merced en mis Soledades, si tiene capacidad para quitar la corteza y descubrir lo misterioso que encubren5.

2 Les Métamorphoses y sont nommées Transformaciones, d’après le titre donné à l’ouvrage par plusieurs traducteurs. L’interprétation de cette lettre est problématique. À supposer qu’elle soit authentique – ce que certains critiques remettent en question6 – on se demande comment il faut comprendre cette « obscurité » attribuée aux Métamorphoses, opposée à la clarté supposée des Pontiques et des Tristes, affirmation surprenante chez un lettré tel que Góngora et que dément l’expérience de lecture du

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 262

latiniste même peu chevronné7. Les Métamorphoses étaient et restent un des livres de texte les plus utilisés pour la découverte et l’apprentissage du latin et de la culture latine, en raison précisément de leur relative simplicité. L’obscurité évoquée est donc sans doute d’une autre nature que la compréhension littérale. Elle a peut-être à voir avec une compréhension en profondeur des mythes, puisque Góngora oppose une « lectura superficial de sus versos » à la lecture minutieuse, attentive, qui ôte l’écorce pour accéder à « lo misterioso que encubren ». En définissant sa propre poétique à l’ombre de cette figure tutélaire, Góngora nous livre ici quelle lecture il fait d’Ovide : lecture qui s’appuie, nous le verrons, sur une attention portée à la lettre du texte latin (comme je le montrerai dans une première partie) et compréhension en profondeur d’un « sens mystérieux » qui n’apparaît pas à la première lecture. C’est la nature de cet ésotérisme au sens strict (« esôterikos » en grec signifie « de l’intérieur ») qu’il va falloir définir. Tous les exemples que j’étudierai dans cet article seront tirés du mythe des quatre Âges du monde.

La réécriture de fragments des Métamorphoses

3 Le mythe des quatre Âges du monde est l’un des plus courants de la littérature latine et a fait l’objet de nombreuses réécritures pendant l’Antiquité. Difficile de savoir, donc, quelles versions du mythe Góngora avait lues parmi toutes celles qui existent. Pourtant il est possible de repérer, dans le texte des Solitudes, des imitations de détails du texte ovidien, tout un jeu de traductions, de réécritures, d’allusions inversées ou non au texte des Métamorphoses. Cette pratique assez courante de Góngora lorsqu’il imite d’autres poètes8, nous permet d’affirmer qu’il connaissait précisément la version ovidienne du mythe des quatre Âges du monde. En effet, Ovide est à ma connaissance le seul poète antique à avoir utilisé la figure de l’arpenteur comme emblème de l’Âge de Fer. L’arpenteur est convoqué quand Ovide décrit l’apparition de la propriété et, avec elle, la naissance de la convoitise, de l’appât du gain, des discordes et des guerres qui en découlent : communemque prius ceu lumina solis et auras cautus humum longo signauit limite mensor. Métamorphoses, I, v. 135-136. Le sol, jusqu’alors commun, comme la lumière du soleil et l’air même, fut, par le défiant arpenteur, marqué du long tracé des limites9.

4 L’idée de l’apparition de la propriété pendant l’Âge de Fer est également présente chez Tibulle par exemple, mais elle se matérialise différemment. Pendant l’Âge d’Or, écrit Tibulle « on n’enfonçait pas de pierre dans les champs pour marquer exactement la limite des propriétés »10. On retrouve la même image chez Sénèque11 ou Claudien 12. Ovide est le seul à envisager le processus de l’invention de la propriété à son moment fondateur, sous les pas d’un « cautus …mensor » (un prudent arpenteur) et non par les marques qui bornent des propriétés déjà constituées13.

5 Chez Góngora on trouve une trace de ce passage dans les vers suivants : Piloto hoy la Codicia, no de errantes árboles, mas de selvas inconstantes, al padre de las aguas Ocëano (de cuya monarquía el Sol, que cada día nace en sus ondas y en sus ondas muere, los términos saber todos no quiere)

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 263

dejó primero de su espuma cano) sin admitir segundo en inculcar sus límites al mundo. Abetos suyos tres aquel tridente violaron a Neptuno, conculcado hasta allí de otro ninguno, besando las que al Sol el Occidente le corre, en lecho azul de aguas marinas, turquesadas cortinas. Soledad I, v. 403-418.

6 L’image de l’arpenteur est transposée du domaine terrestre au domaine maritime. Rien de surprenant à cela puisque les premiers vers du discours contre la navigation ont déjà fait du premier navigateur un « labrador fiero », qui sillonne la mer, comme un paysan laboure la terre avec sa charrue (« [el] que, ya deste o de aquel mar, primero / surcó, labrador fiero, / el campo undoso en mal nacido pino »). Le mélange entre l’élément terrestre et l’élément aquatique se poursuit ici avec la prolongation de l’image du pin qui flotte. Il n’est plus question de « pin » ici, mais d’un « arbre errant » puis de « forêts inconstantes », au moyen de deux synecdoques généralisantes, qui marquent l’augmentation du trafic maritime dans les temps modernes. Dans le poème de Góngora, ce ne sont plus des clichés isolés : ces images sont partie prenante d’une présentation de la navigation comme un débordement de l’activité terrestre des hommes vers la mer. Il est donc naturel de voir l’image du premier arpenteur transposée dans le domaine maritime.

7 La Cupidité, pilote allégorique de la flotte des temps modernes, trace non seulement des limites en blanchissant d’écume l’océan (conformément à son rôle chez Ovide puisque « inculcar límites » est un écho du syntagme ovidien « signavit limites »), mais elle enseigne aussi au monde quelles sont ses limites. Le latinisme sémantique donne au verbe « inculcar » tous les sens du « inculcare » latin : fouler aux pieds, mais aussi faire rentrer dans les esprits. Les ressemblances ne s’arrêtent pas là. On les observe en particulier dans la parenthèse descriptive qui évoque l’immensité de la monarchie du Dieu Océan : (de cuya monarquía el Sol, que cada día nace en sus ondas y en sus ondas muere, los términos saber todos no quiere) Soledad I, v. 406-409.

8 Chez Ovide, la lumière du soleil (« lumina solis ») symbolisait un bien par nature commun et indivisible. Avant la division inaugurale du « cautus mensor », la terre avait le même statut. Góngora semble faire écho à ces vers quand il écrit que le soleil lui- même ne veut pas connaître les bornes (« los términos ») de la monarchie de l’océan, puisque le soleil est, dans la mémoire du poète, comme dans celle des lecteurs d’Ovide, lié à la notion d’indivisibilité.

9 Voyons un autre exemple de réécriture d’Ovide, fondé sur le même principe de citation de la lettre du texte latin, dont le sens est transformé. Il apparaît lorsque le chœur I adresse des vœux de bonheur et de prospérité au jeune marié de la première Solitude : Ven, Himeneo, y nuestra agricultura de copia tal a estrellas deba amigas progenie tan robusta que su mano toros dome, y de un rubio mar de espigas inunde liberal la tierra dura;

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 264

y al verde, joven, floreciente llano, blancas ovejas suyas hagan, cano, en breves horas caducar la hierba. Soledad I, v. 819-826.

10 Cette fois ce sont des vers tirés de la description de l’Âge d’Or qui sont imités : Mox etiam fruges tellus inarata ferebat nec renovatus ager gravidis canebat aristis. Métamorphoses I, v. 109-110. Bientôt même la terre, sans l’intervention de la charrue se couvrait de moissons et le champ, sans aucun entretien, blanchissait de lourds épis.

11 On retrouve chez Góngora la même idée d’abondance des biens naturels, incarnée dans l’image des épis de blé qui envahissent la terre. L’image strictement terrestre chez Ovide (« fruges tellus inarata ferebat ») est exprimée par Góngora par l’image d’une mer (« un rubio mar de espigas ») qui inonde la terre (« inunde liberal la tierra dura »). La couleur blanche qu’Ovide associait aux épis (« nec renovatus ager gravidis canebat aristis ») est dédoublée par Góngora en deux notes chromatiques proches : la blondeur des épis de blé (« un rubio mar de espigas ») et, d’autre part, la blancheur des brebis sur le sol vert. C’est-à-dire que la couleur blanche (« cano ») est déplacée dans le poème de Góngora du champ, cette fois qualifié de vert (« verde, joven, floreciente llano ») aux troupeaux de brebis qui justement consomment le produit de ce champ et recouvrent le champ de leur présence laineuse. Le champ devient donc blanc (« cano » est presque une citation du verbe « canere ») du fait de la présence des brebis qui se sont « approprié » le blanc, en ingérant les épis. On mesure aussi la distance qui sépare les vers de Góngora de ceux d’Ovide : chez Ovide cette générosité de la nature se produisait pendant l’Âge d’Or, indépendamment du travail des hommes, puisque c’était la terre qui ne connaissait pas la charrue (« tellus inarata »), ainsi que le champ non retourné (« nec renovatus ager ») qui portaient des moissons et blanchissaient spontanément de lourds épis. Or, dans les vers de Góngora, c’est au contraire le travail des hommes et de leurs bœufs domestiqués qui offre cette inondation d’épis, selon une allusion « inversée » au mythe de l’Âge d’Argent pour en prendre le contre-pied. En effet, la domestication des bœufs était, selon Ovide, une invention de l’Âge d’Argent : Semina tum primum longis Cerealia sulcis obruta sunt pressique iugo gemuere iuvenci. Métamorphoses I, v. 123-124. Pour la première fois, les semences, dons de Cérès, furent enfouies dans les longs sillons et le poids du joug fit gémir les jeunes taureaux.

12 L’extrait des Solitudes semble donc proposer la vision d’une nature généreuse, pourvoyant abondamment aux besoins des hommes, mais, contrairement aux Métamorphoses, ces dons de Cérès sont compatibles avec l’invention de l’agriculture, dont le symbole est ici l’attelage de bœufs domestiqués.

13 Ces passages précis des Métamorphoses sont des micro-citations de vers dont on imagine qu’ils devaient avoir été appris par cœur par Góngora, ce qui n’est pas étonnant pour un texte d’anthologie, qui faisait partie des plus connus d’Ovide. Il y a dans la poésie de Góngora une mémoire de la formule qui fait que les vers d’Ovide affleurent sous sa plume pour exprimer certaines idées en relation avec le mythe. Les citations sont tantôt conformes au sens du passage chez Ovide, tantôt divergentes. C’est le cas que nous avons le plus souvent observé, lorsque Góngora fait preuve d’une « attitude subversive… [voire] révolutionnaire »14 envers la tradition, selon l’expression de Nadine Ly. Or, je voudrais m’interroger désormais sur la façon dont ces citations participent à la construction du sens du poème.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 265

Pourquoi ces réécritures ?

14 Le mythe de l’Âge d’Or affleure à chaque fois que le poète décrit le « monde de la Solitude », celui des chevriers, des montagnards, des paysans, des pêcheurs. Le mythe de l’Âge de Fer est sollicité à chaque fois que le poète évoque le « monde de la Cour ». Par l’expression de monde de la Cour, j’entends ce que Mercedes Blanco a ainsi défini : Le monde de la Cour n’est pas une catégorie purement descriptive qui aurait un référent historique bien déterminé ; ce qu’on peut nommer ainsi dans le texte fonctionne plutôt comme un pôle métaphysique, qui inclut la Cour comme réalité et les vices que les moralistes lui attribuent : ambition, mensonge, cupidité, cérémonies hypocrites, flatterie, faveur, intrigue, mais aussi les vastes territoires de l’art, de l’architecture, de la guerre, de l’urbanisme, du commerce, de la navigation, de la culture classique et savante, de la modernité, de la politique, de la richesse et du luxe15.

15 Par monde de la Solitude, j’entends un autre « pôle métaphysique » forgé par le poète à partir des « topoi » de la poésie bucolique. Ce monde est peuplé de personnages vivant en contact étroit avec la nature (« cabreros », « serranos », « labradores », « pescadores »), décrits immanquablement dans leur habitat, en train de prendre leurs repas, et s’adonnant le plus souvent à des loisirs ou des réjouissances (le bain, la danse, les noces), plus rarement à leur travail. Il faut aussitôt observer que les paysans, nommés « labradores », font partie de ce monde de la Solitude, alors que l’agriculture était explicitement exclue de l’Âge d’Or. En effet l’Âge d’Or est en quelque sorte fondu et identifié avec celui qui le suit traditionnellement, l’Âge d’Argent, pour former un seul et même Âge premier. Rappelons que chez Ovide, comme chez tous les autres rédacteurs du mythe, l’Âge d’Argent se différencie de l’Âge d’Or par l’apparition des intempéries qui rendent nécessaires les premiers logements rudimentaires et par l’apparition de l’agriculture. Or chez Góngora, il n’y a plus d’opposition temporelle entre Âge d’Or et Âge d’Argent. Ils sont un même âge premier, Âge de la « Candeur première », éloigné de la corruption et du vice, dont les traces sont visibles dans toutes les communautés que traverse le pèlerin. L’expression de « Candeur première » est de Góngora, elle apparaît après l’invocation à la cabane des chevriers : No pues de aquella sierra engendradora más de fierezas que de cortesía, la gente parecía que hospedó al forastero con pecho igual de aquel Candor primero que, en las selvas contento, tienda el fresno le dio, el robre alimento. Soledad I, v. 136-140.

16 Le chêne qui fournit l’aliment vaut comme référence topique à l’Âge d’Or. Le frêne qui donne un abri rudimentaire (« tienda ») renvoie quant à lui à l’Âge d’Argent ; de sorte que Góngora étend à une société caractérisée comme celle de l’Âge d’Argent chez Ovide et d’autres mythographes, les mœurs absolument irréprochables et candides qui pour la tradition s’arrêtaient à l’Âge d’Or.

17 Cet Âge premier de la Candeur s’oppose à celui de l’Âge de Fer. La définition de l’un passe souvent par la définition négative de l’autre. Or ces deux âges ne sont pas interprétés par Góngora comme des étapes qui se succèdent dans le temps (d’abord il y eut l’Âge d’Or-Argent, puis celui de Fer) mais bien comme des pôles qui coexistent dans

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 266

un même temps et s’incarnent généralement dans des lieux différents, ou encore qui peuvent exister à des époques différentes dans un même lieu : Aquéllas que los árboles apenas dejan ser torres hoy, dijo el cabrero con muestras de dolor extraordinarias, las estrellas nocturnas luminarias eran de sus almenas, cuando el que ves sayal fue limpio acero. Yacen ahora, y sus desnudas piedras visten piadosas yedras, que a rüinas y a estragos sabe el tiempo hacer verdes halagos. Soledad I, v. 212-221.

18 L’architecture orgueilleuse d’un château dont les créneaux touchaient presque les étoiles est aujourd’hui réduite à l’état de ruine. Une construction qui renvoie à l’Âge de Fer a donc laissé la place à la pureté retrouvée de l’Âge d’Or-Argent, symbolisée par le lierre qui recouvre les ruines. Ce retour à une simplicité originelle est contemporain (« cuando ») du passage qu’a effectué le chevrier du pôle de la Candeur première à celui de l’Âge de Fer : « cuando el que ves sayal fue limpio acero ». « Acero » fonctionne comme synecdoque – l’espèce pour le genre – pour désigner l’Âge de Fer ; et l’Âge d’Or est symbolisé par le vêtement matière du berger (« sayal »). De même, le pèlerin est un autre transfuge qui vient du monde de la Cour et porte encore sur son costume les traces du raffinement et de la civilisation16. Mais, avant de pénétrer dans cette Arcadie qu’il admire, il a été lavé par le grand bain de la tempête et purifié par la langue du soleil17. Les références à cet Âge premier apparaissent à chaque fois que le poète développe certains motifs bien particuliers : le logement rudimentaire (nommé « albergue », c’est-à-dire « abri » par Góngora), la nourriture, la générosité de la nature qui donne abondamment ses fruits, soit spontanément, soit grâce au travail des hommes, les vertus des hommes, le Printemps. Ces motifs sont des « symboles » de l’Âge d’Or ou de l’Âge d’Argent, au sens étymologique du terme « symbolus », « signe de reconnaissance »18.

19 Avant de poursuivre la démonstration, une précision s’impose : John Beverley, dans son introduction à l’édition des Soledades (Cátedra), a lui aussi perçu une influence du mythe des quatre Âges du Monde dans la structure des Solitudes. Mais mon analyse diffère de la sienne. Il voit dans les quatre sociétés successivement décrites dans les Solitudes (la société nomade des chevriers, les paysans chez qui a lieu le mariage, les pêcheurs et les nobles qui chassent avec des faucons) quatre étapes d’une évolution de la société humaine (un communisme primitif, l’agriculture sédentaire où est apparue la propriété, une société basée sur la pêche et la manufacture et, enfin, le monde féodal dominé par l’aristocratie). John Beverley pense que ces quatre étapes supposées viendraient de « el armazón del mito de las cuatro edades metálicas en las Metamorfosis de Ovidio »19. Or, cette lecture se réalise au prix de simplifications problématiques et de la radicalisation d’observations marginales. Elle présente par ailleurs des contradictions avec la lettre du texte. Par exemple, contrairement à ce que propose Beverley, il n’y a pas de réelle progression temporelle, ni de dépassement dialectique dans le passage d’une « société » à l’autre. Il serait aisé de suivre le déploiement de certains des symboles de l’Âge d’Or dans toutes les étapes de la pérégrination du héros, pour prouver que les éléments de continuité entre les différentes sociétés sont nombreux. Par exemple le miel, nourriture symbolique de l’Âge d’Or, ponctue chacun des arrêts du

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 267

« peregrino » auprès de ses hôtes ; de même à chaque étape le héros rencontre une cabane, invariablement nommée « albergue », qui est à mes yeux la réinterprétation gongorine de l’abri rudimentaire de l’Âge d’Argent (« des buissons touffus, des abris de branchage reliés par de l’écorce » selon Ovide)20.

20 Le mythe des quatre Âges du Monde est donc utilisé pour construire une vision du monde. Il articule une opposition fondamentale entre le monde de la Cour et celui de la Solitude qui sous-tend tout le poème. Le fait que le travail de la terre soit désormais compatible avec l’Âge d’Or a été compris par José Lara Garrido, comme l’expression gongorine d’une sorte d’idéal, inspiré des traités d’économie politique de la renaissance italienne, dont le dialogue du Tasse Il Padre di famiglia était la culmination : idéal d’une société patriarcale, féodale ou aristocratique, organisée autour du travail de la terre, lequel produit des biens matériels en abondance et permet le déploiement des vertus et du bonheur pour chaque membre de la famille21. Si effectivement les Solitudes sont l’expression de cet idéal renaissant – hypothèse très séduisante – on voit comment le poète nourrit cette construction idéologique, au moyen de citations de détails d’autres textes qui partagent de manière ponctuelle des convergences. Les Métamorphoses sont en ce sens une source parmi d’autres textes.

21 Je voudrais maintenant étudier, de la même manière, le sens de l’utilisation du mythe de l’Âge de Fer dans le discours contre les navigations (Soledad I, v. 366-502). Dans ce long fragment Góngora trace les étapes d’une histoire de la navigation depuis les navigateurs de l’Antiquité jusqu’aux temps modernes. Les premiers ne connaissaient que la Méditerranée (« un mar […], que la tierra / estanque dejó hecho », v. 399-400), petit étang si on le compare à l’immensité des océans que l’époque moderne va bientôt découvrir. Góngora évoque ensuite la flotte de Christophe Colomb (« abetos suyos tres », v. 413) qui partit vers l’Ouest ; la conquête de l’Amérique contre les Indiens Caraïbes, véritables Lestrygons qui menacèrent les flottes des Espagnols, v. 421 ; l’expédition de Nuñez de Balboa (« segundos leños dio a segundo Polo..., » v. 430) qui explora les mers du Sud ; l’expédition de Vasco de Gama qui contourna l’Afrique par le Cap de Bonne Espérance (« …tu obstinada entena / cabo lo hizo de esperanza buena », v. 451-452) ; l’expédition de Magellan à bord du Victoria (« glorïoso pino […] con nombre de Victoria », v. 480) qui pour la première fois réalisa un tour du monde ; et, enfin, l’exploration des îles du Pacifique, qui était d’actualité au moment de l’écriture du poème.

22 Or, comme l’a bien montré Robert Jammes, ces événements historiques parfaitement identifiables, ces étapes de la découverte des mers, des océans et des continents, sont évoqués sans dates, ni noms propres, alors même que le lecteur peut identifier avec précision chacun d’entre eux. On assiste donc à un double processus. D’un côté, les événements historiques sont parés des habits du mythe. L’usage des temps du récit qui oscillent entre le passé simple et le présent, parfois au sein d’une même phrase, contribue à effacer un peu l’aspect référentiel en éliminant les marqueurs élémentaires de la chronologie. D’un autre côté, les mythes connus de la mythologie, qui en tant que mythes se rapportent, selon l’expression de Mircéa Eliade à « un temps primordial », au « temps fabuleux des commencements »22, nourrissent pleinement cette évocation et sont utilisés paradoxalement pour référer précisément à des éléments historiques datables et identifiables par un lecteur attentif. Góngora abolit donc la distance entre mythe et Histoire : il dote l’Histoire de la force intemporelle du mythe, de sa puissance évocatrice, capable de dire des vérités universelles sur la condition humaine et, en même temps, il révèle aussi une « pseudo historicité » des mythes, une apparente

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 268

capacité référentielle, c’est-à-dire leur capacité d’éclairer précisément une époque historique donnée.

23 Cette utilisation des mythes est d’ailleurs totalement conforme à la tradition latine des poètes augustéens. C’est l’un des principaux apports de l’étude que Mercedes Blanco vient de consacrer au discours contre les navigations de la première Solitude23. S’appuyant sur les travaux de spécialistes de la littérature latine24, elle montre qu’il y a chez les poètes augustéens que Góngora imite une utilisation du mythe des Argonautes pour penser la complexité de l’Empire romain, dans un moment de crise de civilisation, lorsque l’Empire romain, qui s’étend vers l’Orient au moyen de conquêtes maritimes est plongé dans des guerres sans fin. Grâce au mythe des Argonautes, les poètes augustéens « plant[ean] los problemas prácticos, morales y políticos que se derivaban de la condición imperial de Roma, […] discurriendo acerca de la navegación, actividad vital para crear y mantener el dominio unificado de varias y distantes provincias »25. Or, lorsque Góngora emprunte toute une série de lieux communs à des poètes tels que Horace, Tibulle, Virgile, ou le poète-tragédien Sénèque, il ne fait pas que citer des morceaux de texte hors de leur contexte pour les réélaborer. Au contraire « el mito [de los Argonautas] y la doctrina romanos pueden desplazarse al presente, con una revisión más o menos profunda »26. Góngora intègre ainsi dans son discours une critique à peine voilée de l’aventure coloniale qui n’a pas échappé aux commentateurs contemporains, lesquels se sont parfois offusqués de voir la Cupidité devenir le pilote allégorique des flottes qui traversent l’Océan Atlantique. Il décrit des bateaux qui transportent la guerre dans leur ventre comme le cheval de Troie des guerriers et, enfin il intègre dans ce discours les interrogations des contemporains sur le bienfondé d’une extension de l’Empire vers le Pacifique Austral27.

24 Si on veut une preuve supplémentaire de l’ancrage de ce discours dans l’histoire récente et les enjeux du présent, on peut la trouver dans le fait que Góngora dissimule dans ce discours des allusions ingénieuses au fondateur de cet empire et à sa devise. On sait que l’« empresa » de Charles Quint était composée de l’image des colonnes d’Hercule et d’une devise « Plus Ultra ». Les colonnes d’Hercule sont textuellement présentes dans la description de la mer Méditerranée : « un mar […], que la tierra / estanque dejó hecho, / cuyo famoso estrecho / una y otra de Alcides llave cierra » (v. 399-402). On reconnaît également une allusion au sens de la devise (« Plus ultra »), puisque le poème parle précisément de la découverte des mers au-delà du détroit de Gibraltar matérialisé par les colonnes d’Hercule, détroit qui « fermait » jusqu’à présent l’espace connu des marins, tel une clé28. De plus, Góngora fait une nouvelle allusion historique à la vocation universelle de l’Empire des Habsbourg, immédiatement après le passage que nous venons de citer, cette fois en détournant la formule qui consistait à dire que dans cet empire « le soleil ne se couchait jamais ». Góngora prend à rebours cette hyperbole en présentant justement l’image du Soleil qui se lève et qui se couche dans l’Océan : « el Sol, que cada día / nace en sus ondas y en sus ondas muere » (v. 407-408). L’allusion est appuyée par la présence du mot « monarquía » dans le vers précédent, qui ne s’applique plus ici à la monarchie des Habsbourg, mais à celle du dieu Océan, dont les royaumes semblaient illimités et incommensurables, avant que le Pilote-Cupidité ne s’élance sur les mers pour inculquer au monde ses limites. Góngora modifie la forme du dicton – en apparence il dit le contraire – mais pas le fond, puisque l’image du Soleil qui se lève et se couche dans les ondes de la monarchie de l’Océan sert à dire encore et toujours l’immensité de cette monarchie.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 269

25 C’est cette histoire récente, voire l’actualité de la découverte du Pacifique qui intéressent Góngora et ce sont les mythes latins et des lieux communs de la poésie augustéenne qu’il va réélaborer pour ce faire. Au nombre des références convoquées dans ce discours, il y a, je crois, les Métamorphoses et en particulier le mythe de l’Âge de Fer. Voici la façon dont Ovide raconte l’invention de la navigation : vela dabant ventis nec adhuc bene noverat illos navita, quaeque prius steterant in montibus altis Métamorphoses I, v. 132-133. Le navigateur ouvrait ses voiles aux vents, sans bien les connaître encore ; et les pins si longtemps dressés sur les hautes montagnes, devenus navires, bondirent sur les flots inconnus.

26 On retrouve une trace probable de ce mythe dans l’ouverture du discours : ¿Cuál tigre, la más fiera que clima infamó hircano, dio el primer alimento al que, ya deste o de aquel mar, primero surcó, labrador fiero, el campo undoso en mal nacido pino, vaga Clicie del viento, en telas hecho, antes que en flor, el lino? Soledad I, v. 366-373.

27 Si l’on confronte les deux textes, on reconnaît des éléments communs : le rappel de l’histoire du navire qui, avant de voguer sur les eaux, fut un pin dressé au sommet d’une montagne. Chez Ovide : « nondum caesa suis, [….] montibus in liquidas pinus descenderat undas ». Chez Góngora : « mal nacido pino », une expression qui renvoie à un autre passage bien connu de la première Solitude, dans lequel le poète rappelle également « l’histoire » d’un navire qui vient de faire naufrage et qui fut lui aussi un pin sur sa montagne, luttant déjà contre le Notus, comme il continuera de le faire en mer : Del siempre en la montaña opuesto pino al enemigo Noto, piadoso miembro roto, breve tabla, delfín no fue pequeño al inconsiderado peregrino, que a una Libia de ondas su camino fió, y su vida a un leño. Soledad I, v. 15-21.

28 D’autres éléments communs frappent le lecteur : la mention de la voile et du vent dans les deux textes (« vela dabant ventis » chez Ovide, « lino » et « viento » chez Góngora) ; le thème du manque de maîtrise de la navigation que l’on déduisait chez Góngora de la métaphore « vaga clicie del viento » et qui est explicite chez Ovide (« nec adhuc bene nouerat illos ») ; la condamnation de la navigation chez les deux poètes (« mal nacido pino » écrit Góngora, qui fait écho à l’emploi du verbe « insultavere »29 par Ovide, employé pour décrire le mouvement du navire qui s’élance sur les flots pour la première fois). L’invention de la navigation est une rupture, un déchirement, un acte de défi, la fin d’une harmonie universelle.

29 On comprend donc comment et pourquoi le mythe des quatre Âges du monde s’articule si bien avec celui des Argonautes : car ils partagent bon nombre de thèmes communs30. Dans le cas des Argonautes, l’audacieuse invention de la navigation est le point de départ de conflits sanglants pour la quête de la Toison d’Or, symbole de l’appât du gain

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 270

et des richesses. Des meurtres et des assassinats naissent de cette expédition, dès lors que Médée rejoint les Argonautes. Dans le cas du mythe de l’Âge d’Or, l’invention de la navigation précède l’invention de la propriété et du sentiment d’appartenance, lesquels font naître à leur tour la convoitise des métaux précieux, et celle-ci la guerre pour s’en emparer. À partir de là tous les vices se déchaînent et même les liens les plus sacrés entre les hommes se dissolvent.

30 Ovide n’est bien sûr qu’un auteur parmi d’autres dans la diffusion de ces mythes et lieux communs dans la littérature latine. Il est indispensable de ne pas isoler le texte d’Ovide de toute une série d’autres textes, avec lesquels ce passage des Métamorphoses entretient des liens thématiques et stylistiques étroits, ce qui rend la lecture du texte de Góngora, du point de vue de ses sources, complexe. Je renvoie à l’étude de Mercedes Blanco pour l’analyse du travail de réécriture de deux autres sources particulièrement présentes : le Carmen 64 de Catulle 31, la Médée de Sénèque 32. L’ouvrage de Jacqueline Favre-Serris (Rome, l’Arcadie et la mer des Argonautes) étudie précisément les réécritures de ces poèmes fondateurs dans l’Antiquité33. Parmi tous ces hypotextes potentiels, les citations littérales que nous avons relevées nous permettent de savoir qu’Ovide fait partie des sources manipulées par Góngora dans ce discours, au même titre que Catulle et Sénèque et pour les mêmes raisons.

31 Revenons pour conclure sur la lettre de Góngora qui nous a d’abord occupés. Si les Métamorphoses semblent obscures à Góngora cela ne peut pas être pour des raisons d’élocution. La réécriture si fine que Góngora réalise de micro-fragments des Métamorphoses prouve que Góngora n’avait aucune difficulté à lire le latin. Reste l’idée d’une obscurité relative à ce que Antonio Vilanova appelle « la oscuridad de las materias o de las cosas, que procede de la mucha erudición y doctrina, de las alusiones doctas a poesías, fábulas e historias »34. Je comprends donc l’obscurité attribuée aux Métamorphoses d’Ovide par Góngora comme la perception ou la conscience d’une possibilité infinie de mises en relation entre telle ou telle fable en entier ou dans ses détails avec les thèmes les plus divers, habitude de lecture qui devait s’appuyer sur toute la tradition des lectures allégoriques des Métamorphoses35. Le contresens sur la nature de l’obscurité que Góngora attribue à Ovide est révélateur d’un autre de même nature, cette fois sur la nature de l’obscurité que pratique Góngora lui-même, contre-sens dénoncé par Robert Jammes, il y a de nombreuses années36 : les contemporains ont dénoncé l’obscurité imputable aux latinismes, à la syntaxe ou aux cultismes, sans voir qu’elle reposait au moins tout autant sinon plus sur d’autres mécanismes tels que l’allusion ou la référence non explicite. S’il en est ainsi c’est que les adversaires de la poésie de Góngora ont voulu mettre en avant la prétendue vacuité de contenu des Solitudes, qui rendait l’obscurité à leurs yeux intolérable37. Si la lecture que je propose est exacte, ce préjugé était infondé.

NOTES

2. Voir par exemple l’ouvrage classique de José María Cossío, Fábulas mitológicas en España, I, Tres Cantos, Ediciones ISTMO, 1998. Mais aussi Cristóbal Vicente : « Las Metamorfosis de Ovidio en la

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 271

literatura española. Visión panorámica de su influencia con especial atención a la Edad Media y a los siglos XVI y XVII », Cuadernos de literatura griega y latina, 1997, I, p. 125-153. 3. Voici celles qui circulaient en espagnol à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, selon Miguel Rodríguez-Pantoja : « Pero, ya con relación a las Metamorfosis de Ovidio, […] la versión en prosa de Jorge de Bustamante [1543] (que, desde mediados del siglo XVI hasta finales del siglo XVII alcanzó una quincena de ediciones), no fue en absoluto suplantada por ninguna otra de las tres, en verso suelto y octava rima, que salieron de prensas antes de finalizar ese periodo: las de Antonio Pérez Sigler [Salamanca, 1580], reimpresa una sola vez (Burgos, 1609); Pedro Sánchez de Viana, [Valladolid, 1589] a la que Menéndez Pelayo (BTE, vol. IV, p. 233) le asigna el primer lugar entre las que mencionamos, no reeditada hasta el siglo XX, más la incompleta de Felipe Mey, [Tarragona, 1586] que comprende sólo los siete primeros libros ». Miguel Rodríguez-Pantoja : « De verso a verso en las traducciones clásicas » dans José María Maestre Maestre Joaquín Pascual Barrea et Luis Charlo Brea (sous la dir. de), Humanismo y pervivencia del mundo clásico. Homenaje al profesor Antonio Prieto, IV, Madrid, Alcañis, 2010, p. 2 127-2 152. Citation p. 2 146. À cela il faut ajouter des traductions italiennes. Les deux principales sont dues à Ludovico Dolce (1553) et Giovanni dell’Anguillara (1560), toutes deux en octavas, la forme métrique qui tend à s’imposer en Europe pour les fables mythologiques. Álvaro Alonso Miguel a d’ailleurs montré qu’Antonio Pérez Sigler s’était très largement inspiré de la traduction italienne de Giovanni Andrea dell’ Anguillara, au point qu’il traduit plus souvent Anguillara traduisant Ovide qu’Ovide lui-même, tendance qui s’affirme au fil de la progression dans les différents livres des Métamorphoses. Sur ces questions voir Alonso Miguel Álvaro, « Pérez Sigler, traductor de las Metamorfosis » dans Isabel Colón Calderón et Jesús Ponce Cárdenas (sous la dir. de), Estudios sobre tradición clásica y mitología en el siglo de oro, Madrid, Ediciones clásicas, 2002, p. 167-175. 4. Góngora fit ses études à l’université de Salamanque à un moment où Francisco Martínez y commentait les Métamorphoses (Francisco Rico, « El gongorismo de Ovidio », Primera cuarentena y tratado general de literatura, Barcelona, El festín de Esopo, 1982, p. 107-110, p. 108). 5. « Respuesta de don Luis de Góngora ». Je cite cette lettre dans l’édition d’Antonio Carreira, Góngora, Obras completas, II, 1, Madrid, Fundación José Antonio de Castro, 2000, p. 296. 6. Antonio Vilanova a consacré une étude importante à cette lettre qu’il considère authentique et fondamentale pour comprendre la conception de la poésie de Góngora : « Góngora siempre tan evasivo y reticente respecto a la intención y sentido de su obra, nos [revela aquí] los principios teóricos en los que se inspira [es decir] una orgullosa defensa de la oscuridad como factor estético » (Antonio Vilanova, « Góngora y su defensa de la oscuridad como factor estético », Homenaje a José Manuel Blecua, Madrid, Universidad Autónoma, 1983, p. 657-672). Robert Jammes remet en cause l’authenticité de cette lettre dans l’Appendice aux Solitudes, de l’édition Clásicos Castalia, p. 614-616 et suggère que le paragraphe que nous citons pourrait être le résultat d’un ajout par un ami de Góngora venant s’intercaler entre des paragraphes authentiques. Antonio Carreira n’est pas d’accord et préfère considérer que toute la lettre est authentique, « La controversia en torno a las Soledades. Un parecer desconocido y edición crítica de las primeras Cartas », Gongoremas, Barcelona, Ediciones Península, 1998, p. 239-266. 7. Francisco Rico et Robert Jammes ont fait la même observation : il est étrange que Góngora trouve « difficiles » les Métamorphoses. Francisco Rico en conclut que Góngora devait mal manier le latin (il parle de la « forma poco madura de saber latín » de Góngora, op. cit., p. 110) ; Robert Jammes, quant à lui, en déduit que la lettre de Góngora ne doit pas être authentique (édition Castalia des Soledades, p. 614-616). Je propose de résoudre la difficulté en comprenant autrement la notion d’obscurité, comme le montrera la suite de l’analyse. 8. Nadine Ly a étudié des exemples d’imitation littérale de poètes espagnols par Góngora : « Littéralité et intertextualité. Un cas limite (et hypothétique) de citation littérale : Góngora, Soledad primera, vers 534-539 », dans Littéralité 3, l’image dans le tapis, Presses Universitaires de Bordeaux, 1997, p. 113-148, et aussi « La grande clarté des Soledades. De l’imitation à

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 272

l’intertextualité, traditio », dans Francis Cerdan et Marc Vitse (sous la dir. de) Autour des Solitudes / En torno a las Soledades de Luis de Góngora, Anejos de Criticón, 4, Presses Universitaires de Toulouse, 1995, p. 67-80. 9. J’emprunte la traduction des citations d’Ovide à Joseph Chamonard. Ovide, Métamorphoses, Joseph Chamonard (éd.), Paris, GF-Flammarion, 1966. Il en sera ainsi pour toutes les autres traductions des Métamorphoses. 10. Tibulle, Elégies, I, 3, v. 43-44 : « non domus ulla fores habuit, non fixus in agris, / qui regeret certis finibus arva, lapis ». Je suis la traduction de Max Ponchont, Paris, Les Belles Lettres, 2001. 11. Sénèque, Tragédies, Phèdre, éd. et trad. F. R. Chaumartin, Paris, Les Belles Lettres, 1961, vol. 1, v. 525-564. La nourrice demande pourquoi Hippolyte ne profite pas davantage de sa jeunesse en s’abandonnant aux plaisirs de Vénus. Phèdre répond qu’il préfère une vie libre, loin des villes, occupée à parcourir la campagne, semblable à celle que menèrent les premiers hommes de l’Âge d’Or. Alors dit-elle : « dans les campagnes aucune pierre sacrée n’indiquait aux gens la limite séparant leurs champs ». 12. Claudien, Œuvres, Tome II, Paris, Les Belles Lettres, 2000, Contre Rufin, I, v. 380-381 ; Mégère demande à la Justice de lui abandonner le monde des hommes. Celle-ci lui répond que Rufin sera bientôt puni, qu’Honorius soumettra les barbares, que Mégère sera renvoyée aux Enfers et que l’Âge d’Or sera rétabli. (« Tunc tellus communis eris, tunc limite nullo / discernetur ager… » : « Alors la terre sera en commun, alors nulle limite ne disjoindra les champs »). 13. Ovide reprendra cette image dans Les Amours, livre III, 8, v. 35-44. 14. Nadine Ly, « La grande clarté des Solitudes », op. cit., p. 74. 15. Mercedes Blanco, « Les Solitudes comme système de figures. Le cas de la synecdoque » dans J. Issorel (sous la dir. de), Crepúsculos pisando. Once estudios sobre las Soledades de Góngora. Marges 16, Presses Universitaires de Perpignan, 1995, p. 23-78, citation p. 29. 16. Soledad I, v. 528-530. 17. Soledad I, v. 22-41. 18. Symbolus : du grec sumbolon « Objet coupé en deux constituant un signe de reconnaissance quand les porteurs pouvaient assembler (sumballein) les deux morceaux ». Dictionnaire Le Petit Robert. 19. John Beverley, introduction à l’édition des Soledades, Madrid, Cátedra, 1998, p. 45. 20. On retrouve de tels abris dans la société des chevriers (« retamas sobre robre / tu fábrica son pobre, / do guarda en vez de acero / la inocencia al cabrero » Soledad I, v. 101-104), dans l’île des pêcheurs : (« Bienaventurado albergue pobre / que de carrizos frágiles tejido / si fabricado no de gruesas cañas, / bóvedas lo coronan de espadañas ». Soledad II, v. 108-111) ; dans la société des paysans de la première Solitude pour décrire des ruches et une étable, qualifiées toutes deux de « albergues » et identifiées indirectement à la maison des paysans eux-mêmes. Enfin dans la dernière étape du parcours, les « albergues » sont encore présents dans la société des nobles chasseurs, même si cette fois le mot perd ses connotations positives, comme l’a montré Mercedes Blanco dans une belle étude de ce qu’elle appelle le paradigme du « vert obélisque » : Góngora o la invención de una lengua, Universidad de León, 2012, chap. 10, p. 393-425. M. Blanco y montre la constitution d’une association fréquente entre des mots du champ lexical de l’architecture avec d’autres du champ lexical de la nature, association oxymorique résumée dans la notion de « paradigme du vert obélisque », du nom de la première apparition dans le poème de cette association d’idées. (« Nuestro paradigma hace pues aflorar en la superficie verbal, bajo la forma de una peculiar adjetivación, anómala fuera del texto y que se vuelve norma dentro de él, un permanente diálogo o cotejo entre la vegetación y la arquitectura », p. 399). Dans ce paradigme les modestes cabanes des chevriers sont perçues comme un refuge salvateur, échappant justement à la condamnation dont fait l’objet l’architecture au début de l’œuvre. Pourtant Mercedes Blanco montre qu’à la fin de la deuxième Solitude ce paradigme se dissout et que l’« albergue » observé sur la rive par le pèlerin est ramené

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 273

à sa pauvreté et à sa caducité fondamentales (« flacas piscatorias barracas »), pour laisser la place à la description d’un « vrai » palais à l’architecture orgueilleuse. 21. José Lara Garrido, « Un nuevo encuadre de las Soledades. Esbozo de relectura desde la Económica renacentista », Calíope, 2003, vol. 9, n° 2, p. 5-35. 22. Mircéa Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963. 23. Mercedes Blanco, Góngora heroico, Madrid, Centro de Estudios Europa Hispánica, 2012. 24. En particulier l’ouvrage suivant : Jacqueline Fabre-Serris, Rome, l’Arcadie et la mer des Argonautes, Villleneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2008. 25. Mercedes Blanco, op. cit., p. 303. 26. Mercedes Blanco, op. cit., p. 303. 27. Mercedes Blanco montre que les projets de Fernández de Quiros d’explorer le Pacifique Austral étaient débattus à la Cour pendant que Góngora y résidait (ibid., p. 325). 28. Le sens de la devise Plus Oultre était sûrement à l’origine une référence à l’esprit chevaleresque de dépassement de soi, pour rivaliser avec les grands héros du passé. Mais il a été compris plus tard – c’est le cas ici – comme une affirmation de la vocation universelle de l’Empire de Charles Quint, appelé à s’étendre au-delà de la vieille Europe, sur plusieurs océans et plusieurs continents. Sur l’évolution de la façon dont a été comprise cette devise, voir Édouard Sylvène, L’empire imaginaire de Philippe II, Paris, Champion, 2005. 29. On sait d’ailleurs que ce verbe avait particulièrement intéressé Góngora, puisqu’il va doter le verbe espagnol « insultar » de ce sens si particulier que lui donne Ovide, dans un autre passage des Solitudes, pour décrire cette fois le faucon « aleto » qui s’élance dans les airs : « ¿templarte supo, dí, bárbara mano / al insultar los aires? » (Soledad II, v. 778). Robert Jammes, citant Díaz de Rivas, avait remarqué cet antécédent et écrivait : « Como este verso se halla en un pasaje muy conocido del poema, es posible que Góngora se haya acordado de esta metáfora de las primeras naves que “se abalanzaron a mares ignorados” transponiéndola de las aguas a los aires “acometidos” por las aves de presa » (p. 540 de l’édition Castalia des Soledades). 30. L’articulation entre ces deux mythes n’est pas due à Góngora. Jacqueline Fabre-Serris dans l’essai intitulé Rome, l’Arcadie et la terre des Argonautes montre que le lien entre ces deux mythes se produit justement chez les poètes augustéens dont Góngora s’inspire. 31. C’est dans ce poème que, selon Jacqueline Favre-Serris, se produit pour la première fois la rencontre des deux mythes, des Argonautes et des quatre âges du monde et qu’est utilisée pour la première fois la synecdoque de matière pino pour désigner un bateau. Le poème commence par l’évocation du départ héroïque de l’expédition des Argonautes : « des pins nés sur la cime du mont Pélion qui nagent à travers les ondes transparentes de Neptune jusqu’aux flots du Phase et aux confins du territoire d’Aiétès ». Le poème évoque également la rupture entre le monde des mortels et le monde des Dieux, la fin d’un âge d’or antique. 32. Sénèque réélabore lui-aussi ces deux mythes dans sa tragédie Médée, l’un des hypotextes les plus présents dans le discours contre la navigation, du fait sans doute du lien qu’il établit entre l’invention de la navigation et la prophétie ou l’annonce de la découverte de nouveaux continents, lien que reprend Góngora dans son poème et auquel il apporte « une réponse » à travers les siècles, depuis la perspective moderne d’un Espagnol du XVIIe siècle. Voici quelques extraits qui permettent de mesurer l’utilisation conjointe de deux mythes : « Trop audacieux le premier qui, sur un si fragile radeau rompit les flots perfides et, voyant derrière lui sa terre, abandonna sa vie aux caprices des vents […] Personne ne connaissait encore les astres et ne faisait usage des étoiles dont le ciel est décoré, […] Tiphys osa déployer ses voiles sur la vaste mer et dicter des lois nouvelles aux vents. […] Nos pères virent des temps d’innocence, éloignés de toute perfidie. Chacun, paisiblement attaché à son rivage, vieillissait sur la terre de ses ancêtres, riche de peu, ne connaissait d’autres ressources que ce qu’avait produit le sol natal », Sénèque, Médée, éd. cit. v. 301-334.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 274

33. Plusieurs poètes augustéens vont réélaborer le Carmen 64 de Catulle. Les pins qui nagent deviennent chez Virgile un « nautica pinus », un pin marin, dans un texte (la Bucolique 4) consacré à énumérer les motifs de l’âge d’or. Tibulle reprend l’image du pin sur l’eau lui aussi pour décrire les temps heureux de l’âge d’or (« Le pin n’avait pas encore bravé les ondes azurées ni présenté aux vents le gonflement de la voile déployée ; errant à la poursuite du gain en des terres inconnues, un nautonier n’avait pas encore chargé son vaisseau de marchandises étrangères »). La très grande proximité de ces textes s’explique par l’existence de « cercles littéraires à Rome dans lesquels la lecture d’un texte suit presque immédiatement son écriture, explique un des caractères de la pratique poétique : une réactivité, plus ou moins immédiate, qui fait qu’un poète répond à un autre, ou s’immisce dans un débat déjà engagé », comme le souligne Jacqueline Favre-Serris, op. cit., p. 43. 34. Antonio Vilanova, « Góngora y su defensa de la oscuridad como factor estético », op. cit., p. 658. 35. Sur ces questions voir l’article de Barry Taylor, « Lecturas alegóricas de las Metamorfosis de Ovidio en la España del Siglo de Oro », dans Rebeca Sanmartin Bastida et Rosa Vidal Doral (sous la dir. de), Las metamorfosis de la alegoría, Madrid, Iberoamericana / Vervuert, 2005, p. 225-248. 36. Robert Jammes dans la préface du livre de Joaquín Roses Lozano, Una poética de la oscuridad, Madrid, / London, Tamesis, 1994, p. IX-XV, précisément p. XIV. 37. Juan de Jáuregui par exemple reprochait aux Solitudes leur manque de contenu et leur obscurité (« Aun si allí se trataran pensamientos exquisitos y sentencias profundas, sería tolerable que de ellas resultase la oscuridad; pero que diciendo puras frioneras y hablando de gallos y gallinas y de pan y manzana con otras semejantes raterías, sea tanta la dureza del decir y la maraña, que las palabras solas de mi lenguaje castellano me confundan la inteligencia, por Dios que es brava fuerza de escabrosidad y bronco estilo »), Antídoto contra la pestilente poesía de las Soledades por Juan de Jáuregui, estudio y edición crítica de José Manuel Rico García, Universidad de Sevilla, 2002, p. 18. Il propose à la place une autre conception de la poésie dans laquelle la mythologie comblerait ce vide supposé : « una buena fábula que es el alma de la poesía », Juan de Jáuregui : Discurso poético, Madrid, Juan Gonzálvez, 1624. Cité dans Juan Matas Caballero, « La mitología como campo de batalla de los estilos poéticos: Jáuregui y Pérez de Montalbán », dans Gregorio Cabello Porras et Javier Campos Darroca (sous la dir. de), Poéticas de la Metamorfosis. Tradición clásica, siglo de oro y modernidad, Universidad de Málaga, Universidad de Almería, p. 283-320. Citation p. 296-297.

RÉSUMÉS

Cet article examine les citations littérales de micro-fragments des Métamorphoses d’Ovide (le mythe des quatre Âges du Monde) dans les Solitudes de Góngora. Est aussi questionné le sens qu’y prend l’utilisation du mythe de l’Âge d’Or-Argent et celui de l’Âge de Fer : Góngora opère une réécriture de la mythologie en fonction des enjeux historiques contemporains, conformément d’ailleurs à ce que faisait Ovide dans ses propres poèmes.

This article examines how Góngora borrows lexical components and specific passages from Ovid’s version of the Four Ages of Man to write his «Soledades». It then explores the use of the myth of the Golden-Silver Age and that of the Iron Age in the poem, underlining how Góngora rewrites the mythology, according to contemporary historical issues –as Ovid himself did in his own poems.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 275

Este artículo estudia cómo Góngora cita literalmente, en sus Soledades, fragmentos precisos de la versión ovidiana del mito de las cuatro Edades del Mundo. También examina el sentido que adquiere, en el poema, el uso del mito de la Edad de Oro-Plata, y el de la Edad de Hierro: el de una reescritura de la mitología en función de las problemáticas históricas contemporáneas, según lo que el propio Ovidio solía hacer en sus poemas.

INDEX

Palabras claves : Góngora, Ovidio, reescritura, cuatro Edades del Mundo, oscuridad, mitología Keywords : Góngora, Ovid, rewriting, Four Ages of Man, obscurity, mythology Mots-clés : Góngora, Ovide, réécriture, quatre Âges du Monde, obscurité, mythologie

AUTEUR

MURIEL PUTINIER-ELVIRA

Grenoble

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 276

Réécriture et métamorphose dans le Polyphème de Góngora

Nadine Ly

La métamorphose d’Acis dans le Polyphème de Góngora et la contaminatio

1 La Fábula de Polifemo y Galatea de Góngora s’achève, on le sait, par la métamorphose en fleuve d’Acis, écrasé par le rocher que Polyphème, fou de douleur et de jalousie, lance sur le jeune homme après avoir surpris la fuite des amants : il s’agit là de la seule métamorphose stricto sensu repérable dans la « fábula » et incontestablement reliée non seulement au poème ovidien mais au réseau tentaculaire qu’il forme avec ses réécritures et ses traductions. Il est manifeste que la métamorphose d’Acis semble intéresser moins Góngora que l’extraordinaire scène de séduction qui culmine avec le rideau de fleurs tiré sur son union charnelle avec Galatée (octaves 23 à 42). Elle l’intéresse moins qu’elle n’a retenu l’attention d’Ovide – inventeur du personnage d’Acis dans la tradition polyphémique – comme le signale José María Micó dans El Polifemo de Luis de Góngora1 et comme le montre le récit qu’en fait Galatée à Scylla dans le poème latin : Sous le roc qui l’avait écrasé, le sang coulait en flots de pourpre. Et d’abord, sa couleur commence à s’effacer ; c’est comme l’eau d’un fleuve troublée par un orage ; peu à peu c’est une source pure et limpide. Alors la pierre s’entrouvre : de ses flancs surgit la tige vigoureuse de verts roseaux. Le flot s’ouvre et s’échappe en bondissant du creux du rocher. Tout à coup, chose merveilleuse ! s’élève du milieu des eaux le buste du jeune homme : des cornes arment son front couronné de joncs flexibles. C’était Acis, mais plus grand, mais avec un teint verdâtre, c’était Acis changé en fleuve et ces eaux ont conservé son nom2.

2 Dans la gigantesque entreprise qu’il mène pour déterminer le plus complètement possible Las fuentes y los temas del Polifemo de Góngora3 à propos de chacune de ses 63 octaves, de chacun de ses 504 hendécasyllabes et de presque tous ses mots (la réécriture concernant les personnages, les épisodes, les thèmes et les motifs mais aussi les mots pour les dire), Antonio Vilanova dénombre, outre la source ovidienne, pas

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 277

moins de 42 sources possibles, y compris une octave antérieure du même Polyphème, pour les dix vers conclusifs consacrés à la métamorphose : 62...... y el peñasco duro la sangre que exprimió cristal fue puro. 63. Sus miembros lastimosamente opresos del escollo fatal fueron apenas, que los pies de los árboles más gruesos calzó el líquido aljófar de sus venas. Corriente plata al fin sus blancos huesos, lamiendo flores y argentando arenas, a Doris llega, que con llanto pío yerno lo saludó, lo aclamó río4.

3 Je renvoie à l’ouvrage de Vilanova5 pour le détail des fragments ou des mots sous influence, soumis à la « contaminatio », mais il n’est pas oiseux de signaler qu’à ces 42 « sources » correspond une liste de 20 auteurs cités6. Seul le verbe « aclamar », avant- dernier mot de tout le poème, absent par ailleurs des Soledades, échappe à la toile ovidienne et intertextuelle et semble être une « invention » gongorine, puisqu’il est seulement attesté dans le Tesoro de Covarrubias (1611), contemporain de l’écriture du Polyphème. À cette très longue liste, il convient d’ajouter, à propos de « lamiendo flores », le renvoi que fait Pedro Díaz de Rivas au De raptu Proserpinae (II, v. 103-104) de Claudien (l’un des poètes latins préférés de Góngora) et, à propos de Doris, les rapprochements avec l’Églogue X de Virgile (v. 4-5) et le De consulatu Manlii Theodori (v. 45) de Claudien encore, toutes références signalées par Jesús Ponce7.

4 Une première conclusion s’impose, à partir de ce seul exemple (d’autres fragments de la « fábula » peuvent convoquer des sources différentes) : à l’intérieur de la « planète » ovidienne, et en vertu de ce que Antonio Carreira appelle « poligénesis », et qu’on connaît sous le nom de « contaminatio », l’imitation d’imitations, se trouvent collectées, mêlées, confondues et puissamment réélaborées les molécules verbales qui gravitent dans les réécritures européennes des Métamorphoses et qui configurent l’écriture poétique, savante et sublime de Góngora dans ses grands poèmes. Dans l’Introduction à son impressionnante édition, Jesús Ponce écrit : « [...] la propuesta temática que iba a servir de puente a su revolucionaria visión del epos, lejos de ampararse en una nebulosa modernidad, contaría con el aval de una tradición milenaria8 » (El complejo diálogo con la tradición : « invención » gongorina y materia polifémica, p. 33). Analysant à son tour les Solitudes, Mercedes Blanco reprend, presque dans les mêmes termes9 : « Al igual que las demás obras de Góngora, las Soledades, tan profundamente originales, deben su densidad a la integración de una milenaria tradición poética latina, italiana, portuguesa y española ». À cette différence près que l’« epillium » affiche son complexe « cordon ombilical », alors que le grand poème de 1613 l’a définitivement coupé.

5 Un mot de la métamorphose gongorine, cependant, a retenu mon attention, comme elle a retenu celle des commentateurs : l’adjectif « fatal », dans la formule « escollo fatal » (63.2). Le mot est le calque (sous forme d’adjectif) du neutre pluriel « fata » (‘le destin’) présent chez Ovide, au vers 885 : « at nos, quod fieri solum per fata licebat, / fecimus ». Dans les somptueuses notes de sa récente édition (p. 355), Jesús Ponce Cárdenas mentionne le commentaire de Pellicer, également cité par Antonio Vilanova (op. cit., II, p. 764) : « *Escollo fatal : la roca “inevitable” que le reservó el destino (P. col. 346) », et il ajoute la glose de Pedro Díaz de Ribas, qui tient compte de l’acception commune de « fatal, causa de muerte y de mal fin » (DR, fol. 220 v.). « El escollo fatal » c’est donc d’abord le rocher

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 278

(représenté ici dans sa version maritime) que le destin tenait préparé pour Acis et, en même temps et secondairement le rocher mortel qui lui a été fatal. L’adjectif occupe dans le vers une place clé : seul mot « agudo » du vers, il porte l’accent (le sixième de l’hendécasyllabe) métrique central, peut-être suivi d’une imperceptible respiration, suffisante néanmoins à le mettre en relief. J’y verrais volontiers, au risque de lui donner un poids excessif et de surinterpréter le travail du poète, l’une de ces marques d’humour que la critique gongorine décèle avec bonheur dans ses poèmes héroïques, même les plus sérieux : si le rocher est inévitable par décision du destin, ne l’est-il pas aussi pour le poète qui, à sa manière, réécrit la fable et doit la mener à sa fin prescrite, fatale ? L’adjectif entrerait ainsi en résonance avec l’extrême concision de la métamorphose, condensée en réalité en moins de deux vers, puis amplifiée par la strophe finale. A la fois tenu par l’argument de la fable et l’obligation d’imiter en surpassant, Góngora, prenant ses libertés avec son prestigieux modèle, fait court quand Ovide détaille : là réside peut-être la signification profonde de l’hyperbate en forme d’anacoluthe extraordinairement figurative10 qui, selon un procédé propre à Homère11 et repris par Góngora, présente dans l’ordre (chrono)logique les mots et les images qui construisent la succession des faits et les trois agents de la transformation, l’énorme pierre, le sang et l’eau cristalline : « y el peñasco duro / la sangre que exprimió cristal fue puro » (62. 7-8).

6 Par ailleurs, il n’est pas indifférent que dans le faisceau polygénétique qui nourrit la réécriture gongorine de la métamorphose d’Acis, figure aussi l’écriture gongorine elle- même, comme l’indique Vilanova à propos de la transformation des os blancs d’Acis en « corriente plata » : « En cuanto a la metáfora gongorina corriente plata, con la que alude a la sangre y los huesos de Acis convertidos en agua, recuérdese que ya en la octava XXVIII, 1, Góngora había llamado sonorosa plata12 al agua de un arroyo ». C’est cependant Jesús Ponce Cárdenas qui perçoit le plus finement les échos multiples qui relient la strophe de fermeture du Polyphème à l’octave d’ouverture de la fable proprement dite, la quatrième, qui succède aux trois strophes de « dedicatoria » au Comte de Niebla : El cotejo de imágenes, términos reiterados y sintagmas que enlazan la estancia IV y la estrofa LXIII fuerza a los lectores atentos a plantearse un posible esbozo de estructura circular, de composición en rondel. La narración se aproximaría así a la ringkomposition de los relatos míticos antiguos (p. 355).

7 À la proposition aiguë et perspicace de ce lecteur très attentif et très savant du Polyphème qu’est Jesús Ponce, je suggère d’ajouter qu’au nombre des échos poétiques multiples qui se laissent percevoir dans la fable, et qu’au lieu d’assimiler à ses « sources » il est préférable de considérer comme lymphe nourricière composite et modulable, toujours renouvelée, il est indispensable de tenir compte, à l’intérieur même de la réécriture gongorine du poème ovidien, de certains éléments réécrits de cette réécriture. Comme si Góngora inscrivait ainsi dans le profond miroir de la tradition et comme dernier maillon d’une prestigieuse théorie, le travail de sa propre réécriture. C’est autour de la figure de Polyphème, déjà soumis par la tradition antique et classique à diverses métamorphoses, que se multiplient les signes de ce travail complexe d’imitation hétéro- et auto- référentielle.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 279

La première métamorphose de Polyphème

8 La tradition, on le sait, connaît deux Polyphème : le premier, le plus ancien, est celui de l’Odyssée, féroce et sanguinaire berger buveur de lait, enivré et endormi par le vin que lui offre Ulysse, trompé par lui et mutilé de son œil unique par un pieu monstrueux à la pointe incandescente. Après avoir, dans le chant XIII, fait intervenir la funeste prédiction de Télémus (« L’œil unique que tu as au milieu du front, Ulysse te le ravira » 13), Ovide rappelle l’épisode au chant XIV de son poème (v. 154-222). Recueilli par Énée, Achéménide, un ancien compagnon d’Ulysse oublié sur l’île après la mutilation du Cyclope, raconte comment il a réussi à échapper au monstre fou de douleur et ensanglanté : Je vis le Cyclope arracher le sommet d’une montagne, et jeter au milieu de la mer cette masse effroyable ; je le vis encore, de ses bras gigantesques, lancer, avec la force d’une machine, d’énormes quartiers de rocs. A la vue de ces rochers, des vagues qui menaçaient de vous submerger, je pâlissais d’effroi, comme si j’avais été sur le vaisseau. Dès que la fuite vous a sauvés d’une mort affreuse, le Géant va et revient, en rugissant, sur l’Etna. Aveugle, il étend devant lui ses larges mains pour éviter les forêts ; il se heurte contre les rochers, il tourne vers la mer ses bras souillés de sang, et pousse d’horribles imprécations contre les Grecs : « Oh ! s’écrie-t il, si jamais le hasard ramenait sous ma main Ulysse, ou quelqu’un de ses compagnons que je puisse assouvir toute ma rage, je lui mangerais les entrailles ; je le mettrais en pièces tout vivant, je boirais son sang avec délices ; je ferais crisser ses membres broyés sous mes dents. Que je me consolerais facilement de la perte de mon oeil ! »14.

9 Entre l’Odyssée et les deux chants ovidiens s’interpose la première métamorphose historique, millénaire, de Polyphème : celle du monstre terrifiant en monstre amoureux, à travers les fragments de la Galatea de Philoxène de Cythère, et surtout les Idylles VI et XI de Théocrite, véritable fondateur, intéressant à plus d’un titre, de la tradition bucolico-marine du Cyclope amoureux : « l’antique Polyphème, quand il était amoureux de Galatée, du temps où une barbe naissante revêtait ses lèvres et ses tempes. Son amour ne s’exprimait pas par des cadeaux de pommes, de roses, de boucles de cheveux, mais par de véritables transports ; et tout le reste lui semblait accessoire » 15. Ce Polyphème, jeune et émouvant, qui oppose deux mondes et leurs créatures incompatibles, son univers terrestre et bucolique et le monde marin où évolue Galatée et où il espère pouvoir entrer en apprenant à nager..., connaît la laideur de certains de ses traits et la beauté de son chant : « Je sais, charmante jeune fille, pourquoi tu me fuis. C’est parce qu’un sourcil velu s’étend sur tout mon front de l’une à l’autre oreille, unique et long, parce que j’ai au front un œil unique, et qu’un nez épaté me surmonte la lèvre. N’empêche qu’en même temps, tel que je suis, j’ai au pâturage un millier de brebis [...]. Et puis, je sais jouer de la syrinx mieux qu’aucun autre Cyclope et je chante mon amour jusqu’aux dernières heures de la nuit »16. Car la poésie et le chant, « le commerce des Piérides », sont pour Théocrite la plus efficace pharmacopée au mal d’amour. C’est à Ovide qu’il reviendra, dans l’entreprise qu’il mène de relier à des métamorphoses les éléments du paysage et de la nature, de transformer, avec l’invention d’Acis, l’amant heureux de Galatée, le Cyclope amoureux en monstre jaloux, tout en expliquant l’origine mythique du fleuve Acis.

10 Góngora reconstitue à sa manière l’histoire même des réécritures de la matière polyphémique qu’il retravaille et restitue dans une langue dense, héroïque17 et sublime et dans l’organisation même des motifs et des octaves de son chef d’œuvre

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 280

mythologique. Alors que dans le poème latin, c’est Galatée qui raconte l’histoire, Góngora se sépare radicalement d’Ovide en ce que les deux seules « voix » qui prennent la parole dans sa fable, sont celle du narrateur poétique lui-même et, de son propre fait et à la première personne déléguée aux Piérides18 (45. 8 : « ¡Referidlo, Piérides, os ruego! »), la voix de Polyphème dans ce qui partout et toujours a été le sommet des poèmes polyphémiques : le chant qu’il adresse à Galatée. C’est à Polyphème, en effet, qu’il revient d’évoquer subrepticement, comme par effraction, et dans une dynamique parfaitement vraisemblable ce que, dans la littérature classique il a été et ce que, dans la littérature contemporaine et dans le poème de Góngora, il est devenu sous l’effet de l’amour. Car l’amour qu’il porte à Galatée parvient à vaincre la barbarie du Cyclope et notamment à lui inculquer les lois sacrées de l’hospitalité. On se rappelle que, dans l’épisode homérique, Ulysse raconte, au chant IX, comment les douze compagnons qu’il avait choisis pour aller explorer la grotte solitaire de Polyphème le supplient d’emporter quelques fromages, des chevreaux et des agneaux, et de regagner au plus vite avec son bateau les navires qu’ils avaient laissés au large de l’île. Ulysse refuse car, dit-il : « je voulais le voir et j’espérais qu’il me ferait des présents d’hospitalité. Mais son apparition ne devait pas faire le bonheur de mes compagnons »19. La sauvagerie du Cyclope, en effet, qui ne connaît ni lois divines ni humaines, se manifeste autant par les scènes d’anthropophagie auxquelles il se livre que par son attitude sacrilègement inhospitalière. Dans le poème de Góngora, Polyphème rappelle d’abord, dans les quatre premiers vers de l’octave 54, les dépouilles traditionnellement exposées par d’autres chasseurs de leurs exploits cynégétiques : le gibier caractéristique de la chasse de « montería » (qui annonce celui de la Dedicatoria al Duque de Béjar à l’entrée de la première Solitude), ici le cerf et le sanglier, là l’ours et le sanglier. La tête du sanglier fait l’objet d’une métaphore hyperbolique – inspirée par les piques dressées du sanglier ovidien du Chant VIII, v. 284-286, des Métamorphoses – : les soies hérissées du groin se métamorphosent en piques helvétiques, âprement discutées par les commentateurs20. On observe que Polyphème ne mentionne pas la dépouille du lynx21, le fauve cruel à la course ailée et à la peau tachetée évoqué par Góngora à la strophe 9, puisqu’en un temps record il le transforme en une pelisse dont il se couvre et qui l’animalise et le rend plus terrifiant encore. Ses trophées sont d’une autre nature. En effet, dans les deux vers suivants, ce sont ses proies humaines que Polyphème évoque : comme font les autres chasseurs du gibier abattu, c’est de la tête du voyageur égaré que le Cyclope tueur d’hommes orne les portes de son antre. Le macabre détail – bel exemple de « contaminatio » poétique – provient d’un épisode non polyphémique de l’Enéide (VIII, v. 196-197) où Virgile décrit la grotte de Cacus22. Il revient enfin au « pareado » de clôture de proposer une issue magnifique et bouleversante qui, inversant le contenu des six vers antérieurs, transforme la « cueva, de piedad desnuda », en refuge accueillant. Ce sont alors les mots d’autres poèmes de Góngora que Polyphème met en œuvre : le sonnet de 1594 (Descaminado, enfermo, peregrino, v. 7-8 : « y en pastoral albergue mal cubierto / piedad halló, si no halló camino ») ou le romance de Angélica y Medoro de 1602 (« En un pastoral albergue /[...]/ mal herido y bien curado / se alberga un dichoso joven »)23 ainsi que, par évidente anticipation, le « bienaventurado albergue » de la Soledad primera. Il est absolument remarquable que Góngora prête ici au chant de Polyphème les mots mêmes, dejà advenus ou à venir (mais en préparation), de deux de ses plus beaux poèmes et de son chef d’œuvre, sans doute alors en gestation. L’action civilisatrice de l’amour que le Cyclope porte à la nymphe a opéré une métamorphose traditionnellement miraculeuse :

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 281

54 Registra en otras puertas el venado sus años, su cabeza colmilluda la fiera cuyo cerro levantado de helvecias picas es muralla aguda; la humana suya el caminante errado dio ya a mi cueva, de piedad desnuda, albergue hoy por tu causa al peregrino, do halló reparo, si perdió camino. (je souligne)

11 Traditionnelle, en effet, et notamment ovidienne, par la bouche de Galatée : Ce géant farouche, l’horreur des forêts que nul n’avait pu voir impunément, le contempteur de Olympe et des dieux, sent ce que c’est que l’amour : épris de ma beauté, il brûle, il oublie son antre et ses troupeaux. Il songe à sa figure, il veut plaire : il peigne avec un râteau sa rude chevelure, il coupe avec une faux sa barbe hérissée ; il se mire dans les eaux, il compose ses traits farouches. Ce n’est plus ce géant féroce, toujours altéré de sang et affamé de meurtre : les vaisseaux abordent au rivage et le quittent sans risque24.

12 Or, Polyphème ne s’en tient pas là : prenant appui sur la dernière proposition d’Ovide (« les vaisseaux abordent au rivage et le quittent sans risque »), une série de quatre strophes supplémentaires (rien moins que 6 % du total des octaves), parmi les plus étonnantes de la fable, relate d’abord (strophes 55-56) le naufrage d’un navire génois – alors que Polyphème, tel un nouvel Orphée, calmait les flots en imposant à la mer démontée les « dulcísimas coyundas » de son instrument, la syrinx. Brisé par les lames, le navire rejette sur la plage des coffres remplis d’épices sabéennes et de trésors de l’Inde. Dans l’octave suivante (57), le naufragé, un marchand génois, est accueilli et il trouve dans l’hospitalité de Polyphème et dans sa grotte une deuxième planche de salut. Réconforté par le régal des meilleurs fruits, il peut raconter son naufrage et il offre à son hôte un splendide cadeau d’ivoire qui, dans les quatre premiers vers de l’octave 58, fait l’objet d’une rapide « ecfrasis » : il s’agit d’un arc précieux et d’un carquois lustré, offrande d’un roi de Malacca à une divinité de Java. L’arc et le carquois permettent alors à Polyphème de s’adresser à nouveau à Galatée : si elle les accepte, elle sera « Venus del mar, Cupido de los montes ». Là s’achève le chant du Cyclope.

13 L’intrusion dans la fable mythologique, après l’évocation des piques helvétiques, d’un navire génois moderne et uchronique, n’a pas manqué d’alerter les commentateurs. À propos de la synecdoque « ligurina haya », Salcedo Coronel rappelle l’histoire des Ligures, peuple sauvage de l’Italie du Nord, qui ignorait tout de l’art de naviguer. Le développement de la capitale génoise, port de commerce et centre bancaire, ne remonte en effet qu’aux premières décades du XVIIe siècle. Prenant la défense de Góngora, Salcedo invoque alors la toute puissance de la licence poétique25, mais il n’en reste pas moins que la métamorphose de Polyphème est surprenante : il illustre sa toute nouvelle générosité par un exemple qui en fait le contemporain de Góngora... C’est que le modèle, ici, n’est plus Ovide, ni Théocrite, ni aucun des Anciens, mais un poète italien moderne, Stigliani. La question avait été évoquée par Dámaso Alonso26 qui avait découvert ce cas d’imitation gongorine dans Il Polifemo. Stanze pastorali di Tomasso Stigliani (Milan 1600), poème verbeux (dit-il) en octaves (première imitation d’Ovide en « octavas reales »), dans lequel, pour la première fois dans l’histoire poétique de Polyphème, le Cyclope offre à Galatée un bel arc, des flèches et un carquois qu’il avait arrachés à Licaspe, rescapé d’une tempête, et qu’il ne souhaite pas décrire à la nymphe, préférant qu’elle le voie elle-même. Dépassant de loin son modèle, l’imitation de

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 282

Stigliani par Góngora lui vaut une pique venimeuse de Lope de Vega (je cite Dámaso Alonso) : [...] lo cierto es que el pormenor de este arco y aljaba (inexistente, como he dicho, en Ovidio) prueba, o una fuente común y desconocida para Stigliani y Góngora, o, lo que es casi seguro, una imitación directa por Góngora de la obra del italiano. Imitación que en nada oscurece la gloria del Polifemo gongorino, ante el cual la divagadora obra de Stigliani apenas si tiene existencia estética. Y así tal vez se explicaría aquella afirmación de Lope de Vega : Cierto poeta de mayor esfera, cuyo dicipulado dificulto, de los libros de Italia fama espera: mas porque no conozcan por insulto los hurtos de Estillani y del Chabrera escribe en griego, disfrazado en culto27.

14 La meilleure spécialiste de cette question, Giulia Poggi28 (après avoir rappelé que Samuel Guyler29 avait vu, dans les deux parties du Polyphème, la première chantée par le poète, la deuxième chantée par le Cyclope, un premier chant véritablement sublime puis son contrechant grossier, imité de Stigliani, qu’il interprète comme une parodie humoristique de l’imitation poétique), préfère penser que Góngora a voulu ajouter une nouvelle voix, une voix moderne, celle de Stigliani, à toutes celles dont il tisse son grand poème et elle conclut : Convirtiendo en genovés al Licaspe de Stigliani, y en dádiva el arco que su cíclope le roba [...], Góngora traza el esbozo de un moderno Ulises, cuyas exóticas riquezas [...] remiten a aquella política de expansión y a aquella sed de riquezas tan duramente condenada en el epilio de la Primera Soledad. Una vez más, el Polifemo de Stigliani (quien también fue autor, entre otras cosas, de un largo poema en octavas sobre Il Nuovo mondo, publicado en 1628) le sirve a Góngora para modernizar el suyo. Por lo que, más que preguntarse quién canta en su fábula, cabría preguntarse si no es precisamente la alternancia de voces que en ella se enfrentan y se confunden su característica más peculiar y novedosa.

15 Quoi qu’il en soit, voici Polyphème chargé d’introduire dans la fable gongorine une imitation moderne, contemporaine, et d’incruster dans la fable mythologique des détails surprenants, uchroniques. Que ces strophes soient moins réussies que les autres, comme le prétendent Dámaso Alonso et Guyler, ne relève que de l’appréciation personnelle, mais ce que la littéralité textuelle met en relief c’est non seulement la métamorphose de Polyphème amoureux en hôte attentif et généreux mais en véritable « poète » de naufrages modernes qui ne laissent pas d’anticiper, une fois encore, sur le début de la Soledad primera et sur le fragment épique des Navigations.

Le Polyphème de Góngora imitateur lyrique de Góngora ? La dernière métamorphose

16 Analysant les réécritures de la fuite de Galatée dans la poésie classique et chez les poètes du Quattrocento, Angelo Poliziano et les « néo-latins » Pontano, Sannazaro et Bembo, Mélanie Bost-Fiévet propose, dès son introduction30 l’hypothèse suivante : « Polyphème devient un avatar du poète, décliné en figures variées, condamné à chanter la remémoration littéraire d’une fuite, à répéter pour les faire siennes les plaintes musicales des poètes qui l’ont précédé [...] ». Elle reprend la formule plus loin : « Les textes des néo-latins suggèrent un Polyphème qui devient progressivement image

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 283

du poète », et l’étaye, textes à l’appui, par la belle Lyra XVI de Pontano, où confluent la rhétorique de l’« ubi sunt » et l’énumération des pouvoirs d’Orphée31 : Mais quoi ! est-ce là le Polyphème d’autrefois, celui-là, / Qui pleure devant les flots ? Hélas ! Quelle honte / Pour la flûte mélodieuse qui jadis émouvait / Par sa douceur les tilleuls et les aulnes, / Au chant de laquelle accouraient le bétail, / Les bêtes sauvages sorties de leurs tanières, les oiseaux / Descendus du ciel, et du lointain rivage de Palica, / Les grenouilles muettes. Au son de mon chalumeau, la délicate Gélaé, / Au son de ma flûte, la douce Lilybée, / Au son de mes roseaux, la blonde Acianée / Se hâtaient de me rejoindre, / Et souvent à nos chants Aréthuse / Se laissa fléchir et fit danser ses doux chœurs, / Souvent à notre musique Anapé / Vint jouer sur la plage (v. 5-20).

17 Le Lycon de Sannazaro (Eclogae piscatoriae II) revisite aussi le discours du Cyclope « en laissant entendre, dans ses mots, la présence d’une « persona » de poète » : Pourquoi t’enfuir ? On prépare pour toi des laines à la teinture, / Par elles ton éclat surpassera, Galatée, les autres jeunes filles / - de la laine plus douce que l’écume de la mer. C’est le berger / lui-même qui jadis me l’offrit, le berger Méliséus, un jour / que le vieil homme m’avait entendu chanter du haut d’une falaise, / me disant : “Jeune homme, que ces présents récompensent tes Muses, / puisque le premier tu as chanté sur nos rives.” / Ce cadeau, je l’ai gardé dans des corbeilles, pour pouvoir te l’adresser32.

18 Dans l’article qu’elle consacre à l’évolution des représentations du mythe de Polyphème et à la « pulsion scopique » qui la justifie33, Mercedes Blanco évoque à deux reprises au moins la métamorphose de « l’ogre » en poète : « ¿Qué extraña asociación de ideas ha hecho que el ogro se volviera encarnación del enamorado, y del poeta en calidad de enamorado [...]? » et, à propos des Métamorphoses d’Ovide : « En primer lugar no es ya este cíclope la mera máscara pastoril y satírica del poeta enamorado, sino el héroe de un drama ».

19 Les rapports que je me propose d’analyser ici sont d’un tout autre ordre : il ne s’agit plus de considérer Polyphème amoureux comme double ou figure pastorale et satirique du poète mais de considérer qu’entre le chant du Polyphème de Góngora et la partie de la fable prise en charge par le poète narrateur s’établit, à propos de strophes bien précises, un lien de véritable réécriture. Je ne retiendrai ici que les strophes 7, 49 et 50 du portrait et de l’autoportrait du Cyclope, et les strophes 13 et 14 puis 46 du portrait de Galatée, mais il me semble que la comparaison devrait être menée à propos d’autres octaves du poème et de leur reprise par Polyphème. Il n’est pas douteux, en effet, que le défi majeur qu’avait à relever Góngora, dans son entreprise de réécriture de la matière polyphémique, était bien le chant du Cyclope, partout et toujours privilégié comme morceau de bravoure ou pierre de touche et moment exceptionnel de la fable mythologique. Par ailleurs, entre ce chant lyrique et bucolique de séduction et de plainte amoureuse et l’être monstrueux et terrifiant qui l’adresse à Galatée, la relation est pour le moins tendue et paradoxale : comment l’énorme Cyclope à la voix tonitruante qui fait fuir les vaisseaux et horrifie à ce point Triton qu’il casse sa trompe marine, peut-il vraisemblablement chanter une cantilène amoureuse ? Comment marier la « terribilità » du personnage avec la douceur bucolique du lyrisme amoureux ? La solution est difficile : ou bien sa cantilène est grossière comme lui et parfaitement comique ; ou elle est partiellement élégante et partiellement grotesque, le naturel cyclopéen revenant au galop après l’épanchement lyrique, ou elle est tout simplement élégante. Mais même dans ce cas, l’image du monstre peut interférer et infléchir la lecture critique vers une interprétation humoristique ou amusée de ses accents lyriques. La solution trouvée par Góngora est, on le verra, originale car elle suggère, à

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 284

propos d’une question bien précise de ponctuation, que Polyphème et tout ce qui le concerne soient envisagés sous l’espèce d’un « composé instable » en quoi la littérature a figé le monstre mythologique.

20 Dans les octaves 49 et 50 de son chant à Galatée, Polyphème évoque, suivant ainsi la tradition mais en sélectionnant drastiquement les motifs, l’hyperbolique abondance de ses troupeaux34 puis, en lien avec les Géorgiques et l’Éneide virgiliennes35 les réserves de miel sauvage que l’abeille toujours en mouvement, industrieuse et ingénieuse « liba inquïeta, ingenïosa labra » (50. 4). C’est ensuite son lignage prestigieux qu’il invoque pour séduire la nymphe, se targuant d’être le fils du « Jupiter marin », (alors que le Polyphème d’Ovide affirme qu’il méprise Jupiter, le ciel et la foudre et ne tremble que devant Galatée), puis sa très imposante taille (52) et enfin l’œil solaire de son front (53) : 52 Sentado, a la alta palma no perdona su dulce fruto mi robusta mano; en pie, sombra capaz es mi persona de innumerables cabras el verano. ¿Qué mucho, si de nubes se corona por igualarme la montaña en vano, y en los cielos desde esta roca puedo escribir mis desdichas en el aire? 53 Marítimo alcïón roca eminente sobre sus huevos coronaba el día que espejo de zafiro fue luciente la playa azul de la persona mía: miréme y lucir vi un sol en mi frente cuando en el cielo un ojo se veía; neutra el agua dudaba a cuál fe preste, o al cielo humano o al cíclope terrestre.

21 Cet autoportrait en deux tableaux met en place les traits exceptionnels de la prosopopée polyphémique : la démesure de sa taille et le soleil de son œil unique qu’il contemple dans le miroir d’une mer calme. Or, Góngora avait déjà offert une description du géant dans les vers de l’octave 7 : 7 Un monte era de miembros eminente este (que, de Neptuno hijo fiero, de un ojo ilustra el orbe de su frente, émulo casi del mayor lucero) cíclope, a quien el pino más valiente bastón le obedecía tan ligero y al grave peso junco tan delgado que un día era bastón y otro cayado.

22 Dans la strophe suivante (8. 6) Polyphème, aux cheveux noirs et à la barbe torrentielle devenait « este Pirineo ». Entre la somptueuse strophe 7 et les octaves 52 et 53 se tissent, d’un bout à l’autre du poème, divers échos de ressemblance et de dissemblance, comme si Polyphème réécrivait en l’amplifiant ou « imitait » la source gongorine de son autoportrait, ou plutôt comme si Góngora lui accordait le privilège inouï d’être le porte-parole chargé de dénouer et de mettre à plat, dans l’espace de deux octaves, l’extraordinaire et hyperbolique concentration de la strophe source. Les seuls quatre premiers vers de l’octave 7, en effet, disent à la fois la taille et le grandiose œil solaire du Cyclope, alors qu’il ne faut pas moins à Polyphème de deux strophes pour réécrire ces deux traits caractéristiques de son portrait. On observe aussi qu’il n’évoque pas son incroyable force et qu’il ne reprend pas le motif du pin transformé en bâton de berger

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 285

ni du jonc flexible devenu élégante canne de la fin de l’octave. Mais ses deux strophes font bien autre chose que développer les quatre premiers vers de la septième. Les quatre vers initiaux de la strophe 52 regroupent, autour du motif de la taille, des mots qui appartiennent à d’autres moments et à d’autres éléments de l’évocation que fait Góngora du Cyclope et de la féconde Sicile : « dulce fruto » et l’adjectif « capaz » font écho à la description de la besace de Polyphème, v. 73-74 : « Cercado es, cuanto más capaz más lleno, / de la fruta, el zurrón, casi abortada » ; le fruit sucré de la palme (que le géant ajoute à la liste des six noms de fruits des strophes 10 et 11 : « la serba, la pera, la castaña, el membrillo, la manzana, y de la encina el tributo ») rappelle la couleur du coing du vers 11. 82 : « y, entre el membrillo o verde o datilado ; no perdona » rappelle la strophe 18. 142 : « a sus campañas Ceres no perdona » ; l’adjectif « robusta » dans « mi robusta mano » résonne encore de son emploi immédiatement antérieur dans 51.6-7 : « que tanto esposo admira la ribera cual otro no vio Febo más robusto » et de l’écho beaucoup plus lointain de la Dedicatoria (3. 1-2) : « Treguas al ejercicio sean robusto / ocio atento, silencio dulce », où on retrouve, comme dans l’octave 52, l’association « dulce » / « robusto » ; enfin, les « innumerables cabras » renvoient, pour l’hyperbole du nombre, à la sixième strophe du poème (6. 45-48) et à la caverne-bergerie : « y redil espacioso donde encierra / cuanto las cumbres ásperas, cabrío, / de los montes esconde : copia bella / que un silbo junta y un peñasco sella » et pour l’ombre gigantesque qui protège les innombrables chèvres du soleil, comme l’indique Vilanova, à Stigliani36.

23 La précision, la simplicité et l’organisation rigoureuse des quatre distiques de cette strophe ont attiré l’attention des commentateurs : Jesús Ponce37 remarque que Polyphème s’évoque « sentado, en pie, (en pie) desde esta roca » et il cite l’éloge enthousiaste de Pedro de Valencia (mai 1613) qui recommande au poète d’adopter ce style fluide et naturel et de renoncer à l’obscurité de « lo intrincado y trastocado y extrañado » : « Es verdad que sabe vuestra merced decir alta y grandiosamente, con sencillez y claridad, con breves períodos y cada vocablo en su lugar, como si fuese en prosa. A sus propios ejemplos le remito: Sentado, a la alta palma [...] ».

24 Dans la strophe suivante, qu’on ne saurait pour autant assimiler à de la prose, Polyphème réussit le tour de force de dénouer le vers 7. 3, « développant » comme le ferait un mathématicien poète toutes les potentialités enfermées dans la formule resserrée : « de un ojo ilustra el orbe de su frente ». Pour ce faire, il a besoin du miroir de saphir de la mer, qui ne lui renvoie pas – comme c’est le cas dans d’autres poèmes polyphémiques – un reflet flatteur de son visage (Góngora rejette absolument tous les indices qui pourraient faire penser que son Polyphème se trouve beau). La structure en miroir, symétrique, a son analogue en rhétorique, la figure de l’hypallage, qui sert ici la parfaite adéquation des hyperboles au gigantisme du Cyclope : « miréme y lucir vi un sol en mi frente / cuando en el cielo un ojo se veía; / neutra el agua dudaba a cuál fe preste, / o al cielo humano o al cíclope terrestre ». Mais au-delà de la proposition d’une reformulation détendue d’images si denses qu’elles exigent une glose ou une réécriture, les deux derniers vers mettent en œuvre la figure de la « dubitatio » par laquelle le miroir de l’eau, « neutre », hésite entre deux solutions également inouïes : il n’y a, dans le Polyphème gongorin, qu’un seul autre exemple de « dubitatio », également appliqué à un portrait, celui de Galatée, à la strophe 14, où est peint avec tant de délicatesse son teint de lys et de roses que « duda el Amor cuál más su color sea, / o púrpura nevada, o nieve roja » 38.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 286

25 Cependant, ce n’est pas seulement le teint mais les yeux, liés à son teint, de Galatée qui, dans l’octave 13, donnent lieu à l’élaboration la plus dense, la plus complexe, la plus originale de Góngora, avec, pour la première fois, semble-t-il, « ojos » employés comme métaphore de « estrellas » (alors que la métaphorisation inverse est si ancienne qu’elle en est comme lexicalisée) et l’emploi de « pluma » comme métaphore de son visage au teint éblouissant39 : 13 Son una y otra luminosa estrella lucientes ojos de su blanca pluma: si roca de cristal no es de Neptuno, pavón de Venus es, cisne de Juno.

26 La réécriture par Polyphème de ce splendide fragment ajoute une fleur, les « claveles » aux roses et aux lys de la strophe 14, puis explique, c’est-à-dire déplie ou déploie ou développe en cinq vers les deux premiers hendécasyllabes de l’octave 13 : 46 ¡Oh bella Galatea, más suave que los claveles que troncó la Aurora; blanca más que las plumas de aquel ave que dulce muere y en las aguas mora; igual en pompa al pájaro que grave su manto azul de tantos ojos dora cuantas el celestial zafiro estrellas! ¡Oh, tú, que en dos incluyes las más bellas!

27 Il suffit à Polyphème de remplacer par des comparaisons les métaphores ou les identités de l’octave 13 (sans pour autant renoncer à d’autres figures), il lui suffit de montrer que « ojos » est la métaphore figée, lexicalisée qui sert à désigner « littéralement » les taches qui ornent le plumage du paon, et il lui suffit encore de nommer les étoiles célestes par leur nom « estrellas » pour que les difficultés se dénouent et que l’écriture prenne un tour différent, qui annonce déjà les voies nouvelles que la poésie ultérieure explorera.

28 La douceur, la suavité, caractérisent aussi bien la Galatée de Góngora que celle qu’il prête au chant de Polyphème, dont les quelques exemples cités montrent qu’il n’est pas, non plus, – contrairement à ce qu’écrit Giulia Poggi40 – dépourvu de douceur et de beauté, bien que la caractérisation de la voix du Cyclope par le poète passe toujours par des termes disant l’horreur et la violence tonitruante : « bárbaro ruido », « horrenda voz », au son desquels « la selva se confunde, el mar se altera, / rompe tritón su caracol torcido, / sordo huye el bajel a vela y remo, / ¡tal la música es de Polifemo! » (12). Cependant, le Polyphème amoureux de Góngora sait aussi, par la douceur de son instrument calmer les flots démontés (même si c’est lui qui le dit, mais l’amour ne l’a-t-il pas rendu poète ?), il sait défaire les nœuds d’une écriture dense et difficile par une réécriture souplement développée et surtout il est, me semble-t-il, le seul à juger dissonante la musique au son de laquelle Galatée tresse des mouvements de danse avec ses compagnes : 48 Sorda hija del mar, cuyas orejas a mis gemidos son rocas al viento: o dormida te hurten a mis quejas purpúreos troncos de corales ciento, o al disonante número de almejas (marino, si agradable no, instrumento) coros tejiendo estés, escucha un día mi voz por dulce, cuando no por mía.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 287

29 Si la strophe convoque les échos d’Ovide, Garcilaso, Tansillo, Sannazaro, Marino, etc., elle condense aussi spectaculairement les cinq octaves gongorines (15 à 17, puis 20 et 21), consacrées au dédain et à la froideur que la nymphe réserve à tous ceux qui, brûlant d’un impossible amour pour elle, lui vouent un culte auquel elle reste insensible, mais qui ne parlent ni ne chantent, pas plus que ne parlera ni ne chantera son séducteur aimé, Acis. Elle lie également la douce Galatée à un univers musical dissonant et désagréable qui la rapproche peut-être de l’assourdissante disharmonie polyphémique. L’extraordinaire chute de l’octave : « escucha un día / mi voz por dulce, cuando no por mía », intelligemment analysée par G. Poggi, confirme, avec la virgule placée après « por dulce », l’hypothèse de l’exégète italienne, à savoir que Polyphème a de sa voix une perception bien différente de celle qu’en ont les habitants de l’île et surtout de celle qu’en propose le « narrateur omniscient ». Polyphème en appelle donc à l’oreille musicale, et non sentimentale, de Galatée, s’effaçant totalement au bénéfice de son chant, dans une annulation pathétique de sa personne (démentie néanmoins par les strophes qui suivent). Dans ce cas, le Cyclope devient un composé instable de vanité ou de lucidité poétiques et d’apparent renoncement à soi.

30 Une autre possibilité, cependant, existe, celle de ponctuer en plaçant la virgule après « cuando no » : « escucha un día / mi voz por dulce cuando no, por mía ». C’est celle que choisit Antonio Carreira, dans son édition des poèmes de Góngora publiée par la Biblioteca Castro41. Dans ce cas, la reconnaissance par le Cyclope de la rudesse et de la disharmonie de sa voix lui restitue une lucidité que la version précédente semblait lui refuser, le met en accord avec l’adjectivation terrible que lui attribue le poète narrateur et en appelle à la compréhension de Galatée, elle aussi immergée dans une musique dissonante. Le possessif « mía », placé en fin de vers, et opposé à « dulce cuando no », propulse sa personne au premier rang de ses qualités séductrices – que développent les strophes suivantes, « Pastor soy..., Del Júpiter soy..., Polifemo te llama..., tanto esposo..., mi robusta mano; mi persona..., cielo humano / cíclope celeste », etc. Il en résulte un autre composé instable de lucidité ou de modestie et de pathétique ou insupportable étalage de qualités, associé à une totale ignorance de l’union amoureuse d’Acis et de Galatée.

31 Dans les deux cas, Polyphème s’est transformé en une structure « métamorphique », apte à basculer du côté du grotesque comme du pathétique, de la laideur comme de la beauté, de la caricature comme de l’authenticité, de la parodie grossière comme d’une poésie nouvelle, aussi sublime que celle que son chant réécrit en la transformant : c’est ce que montrent clairement, par exemple, le destin largement burlesque de la fable de Polyphème et Galatée dans la littérature espagnole postérieure à 1613 et, en contrepartie, les beautés du chant de Polyphème répété par Ulysse dans La Circe de Lope (1624), dans lequel sont considérablement renouvelées les comparaisons entre Galatée et les éléments de la nature, et où le couple des rivaux amoureux de la nymphe, le Cyclope lui-même et Acis, se métamorphose en l’image contrastée de l’amant puissant, mûr et viril et du jeunot, gringalet et efféminé dont la voix de grillon et la lyre grinçante (celle de Góngora ?) sont loin de pouvoir se mesurer à l’ampleur du chant de Polyphème (et de Lope ?) : v. 257 Si canta ese rapaz, sutil parece su voz de grillo negro en verde trigo; la lira que le adorna y desvanece, sierra en nogal, tan desigual conmigo; mi voz los altos montes estremece, y asombra el mar, de mi dolor testigo,

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 288

donde me escuchan, con sus ninfas bellas, los peces igualmente y las estrellas. v. 265 Querer con mi grandeza y hermosura sus partes competir afeminadas, era igualar al sol la sombra escura, supuesto que de mí jamás te agradas. Diga el cristal de aquesta fuente pura, cuando estaban las aguas sosegadas, si pudiera ser yo con poco aviso más disculpado que lo fue Narciso.

32 En dépit du caractère démesuré de l’hyperbolique comparaison avec le beau Narcisse, qui pourrait rendre risible l’auto-éloge, la lecture du Deuxième chant de La Circe42, du moins dans sa première partie, consacrée aux « amores de Polifemo y Galatea » (et non aux amours d’Acis et Galatée), montre que jamais le Cyclope n’y est qualifié par l’horreur qu’il peut inspirer, tout au plus par la stupeur et la crainte que produit le spectacle de son incroyable taille. La montagne a beau faire pousser les arbres les plus hauts qui couronnent son sommet, Polyphème arrive à les dépasser : « puesto que se ve proporcionado / la frente mide con su verde extremo » (v. 117-118). Bien proportionné, barbu et chevelu comme il convient à son extraordinaire puissance, le géant amoureux chante, en des vers rustiques, de douces et tendres plaintes d’amour. Seule Galatée, après la mort d’Acis, l’appellera « fiero monstro » en reliant sa cruauté aux « celos », la jalousie amoureuse. La mort d’Acis fait, certes, le lien avec l’épisode où l’astucieux Ulysse, horrifié par sa violence cannibale, réussit à le rendre aveugle, mais le monstre amoureux n’intériorise pas dans les mots du poème de Lope, comme il le fait dans ceux de Góngora, l’instable et permanente union des contraires qui en fait une exceptionnelle structure métamorphique capable de permettre, dans le cas d’un vers exceptionnel, une double ponctuation et une double lecture.

NOTES

1. José María Micó, El Polifemo de Luis de Góngora. Ensayo de crítica e historia literaria, Barcelona, Ediciones Península, 2001, p. 100-101 : « La misma concisión caracteriza a los vv. 495-496, que, enlazados por otro violento hipérbaton, dan la versión más escueta posible de la metamorfosis, amplificada en la octava final (pero en cualquier caso muy lejos del pormenor y de las precisiones cromáticas de Ovidio, vv. 887-897) [...] ». 2. Traduction de Louis Puget, Théodore Guiard, Chevriau et Fouquier (1876) revue par Anne Videau, présentation et annotations d’Anne Videau, LGF, coll. Classiques de Poche, 2010, 604 p., p. 465-466. 3. Antonio Vilanova, Las fuentes y los temas del Polifemo de Góngora, 2 vols., Madrid, Revista de Filología española, Anejo LXVI, 1957. Cette remarquable thèse avait obtenu, en 1951, le Premio Extraordinario de Doctorado et le Premio Menéndez Pelayo. 4. L’édition de référence est : Luis de Góngora, Fábula de Polifemo y Galatea, ed. de Jesús Ponce Cárdenas, Madrid, Cátedra, n° 658, 2010. 5. Pour ce qui est de l’Espagne, un an après que Vilanova eut soutenu sa thèse, José María de Cossío publiait ses tout aussi classiques Fábulas mitológicas en España, Madrid, Espasa-Calpe, 1952,

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 289

préfacées par Dámaso Alonso, dans lesquelles il se proposait – ce sont les premiers mots de son introduction – « de explorar[se] en este libro toda una provincia de nuestra geografía literaria, desasistida de esclarecimientos y, en gran parte, ignorada ». Il recense 14 textes espagnols liés à Polyphème, auxquels il conviendrait d’ajouter le Canto de Polifemo a la linda Galatea de Cristóbal de Castillejo (Cristóbal de Castillejo, Fábulas mitológicas, ed. Blanca Periñán, Viareggio-Luca, Mauro Baroni Editore, 1999, p. 91-101) et le récit d’Ulysse dans La Circe de Lope de Vega (Lope de Vega, La Circe, con otras rimas y prosas (1624), in Obras poéticas, ed. José Manuel Blecua, Barcelona, 1983, Canto segundo, Prosigue Ulises su relación con los amores de Polifemo y Galatea, y lo que le sucedió hasta que salió de la isla), notamment les v. 113-392, p. 976–984, dans lesquels Ulysse raconte l’épisode à Circé, la magicienne des métamorphoses, et déploie les beautés de la métamorphose que sa propre écriture impose aux diverses réécritures de la fable ovidienne, non sans emprunter aux Soledades gongorines. Voici ces textes, les indications entre crochets, ajoutées à celles de Cossío, sont de mon fait : Andosilla Larramendi (Juan), Paráfrasis [del canto de Polifemo, publicada entre las Rimas y Prosas de Gabriel Bocángel, 1627] – Anónimo, Fiesta armónica - Barrios (Miguel de), Romance burlesco, [A Polifemo y Galatea, in Flor de Apolo, 1665] – Bernaldo de Quirós (Francisco), Romance burlesco [Fábula de Polifemo, Obras, 1656] – Carrillo y Sotomayor (Luis), [Fábula de Acis y Galatea, 1613] – Castillo Solórzano (Alonso de), Burlesca [De Polifemo, a la Academia, in Donaires del Parnaso, 1624 et 1625] – Corral (Gabriel del) [En La Cintia de Aranjuez, 1629] – Góngora – Lasso de la Vega (Gabriel) [Otro romance, in Manojuelo de romances nuevos y otras obras, 1601 : suit les traductions d’Ovide de Castillejo, Alonso Pérez, Gálvez de Montalvo et peut-être l’original latin] – López de Vega (Antonio), Romance [in Lírica poesía, 1620] – Nieto de Molina (Francisco), Burlesca [El Polifemo, in El fabulero, 1764]– Pérez (Alonso) [trad. d’Ovide : nuevo canto de Gosforosto/Polifemo, in Parte primera y segunda de La Diana de Jorge de Montemayor, 1602] – Sánchez Portolés (Antonio), Romance burlesco [fábula jocosa breve de Polifemo y Galatea, in El entretenido, 1673]– Valle y Caviedes (Juan del), Romance burlesco. Bibl. Nac. Ms 17.494, folio 316 v. [Fábula de Polifemo y Galatea qui ajoute l’épisode de l’Odyssée, entre 1681 et 1692]. 6. Ovide, les traductions de Andrea dell’Anguillara, de Pedro Sánchez de Viana et de Antonio Pérez Sigler, la Phèdre de Sénèque (évoquée par Pellicer), Giambattista Marino et ses sonnets polyphémiques, Fernando de Herrera, Francisco de Aldana, Juan Rufo, l’Argenis de John Barclay, la fable de Luis Carrillo y Sotomayor, Acis y Galatea, Silius Italicus (Silio Itálico), Pedro de Espinosa, Alonso de Ercilla, Juan de la Cueva, Pedro de Oña, la strophe 28 du Polyphème de Góngora, Juan de Mena, Garcilaso et Francisco de la Torre. 7. Voir Jesús Ponce Cárdenas, ed. cit., p. 356. 8. Cette tradition, la « matière polyphémique », est remarquablement détaillée aux pages 35-45. Voici les noms des poètes : Homère, Philoxène de Cythère, Théocrite, Callimaque, Philostrate, Lucien, Virgile, Ovide (inventeur d’Acis), Giovanni Gioviano Pontano, Giovan Battista Marino et Tommaso Stigliani. À ces noms italiens, s’ajoutent ceux de Angelo Poliziano, Jacopo Sannazaro ou Pietro Bembo comme le montre l’excellent article de Mélanie Bost-Fievet, « Cur fugis, Galatea ? Poétique et esthétique autour des mythes de Galatée au Quattrocento », Revue en ligne Camenae, n° 9, Juin 2011, 31 p. Site officiel de l’Université Paris-Sorbonne. 9. Je renvoie globalement au tout récent et somptueux livre de Mercedes Blanco, Góngora heroico. Las Soledades y la tradición épica, Madrid, CEEH, 2012, et pour la citation à la p. 173. 10. À première lecture les vers « y el peñasco duro / la sangre que exprimió cristal fue puro » (62. 7-8) ont toute l’apparence d’une rupture de construction qui n’est pas sans figurer la violence du choc, de la mort et de la résurrection sous forme d’eau limpide du misérable Acis ; mais à y regarder de plus près, l’anacoluthe n’est que le résultat, réussi, d’une hyperbate : *y la sangre que exprimió el peñasco duro cristal fue puro. 11. Je renvoie aux pages lumineuses que Mercedes Blanco consacre à l’Homère espagnol dans son Góngora heroico, op. cit., Chapitres VII et VIII, p. 229-298.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 290

12. Polifemo, 28. 1 : « La ninfa, pues, la sonorosa plata / bullir sintió del arroyuelo apenas, [...] ». Vilanova, p. 771. 13. Traduction de Louis Puget revue par Anne Videau, op. cit., p. 462. 14. Ibid., p. 478-479. 15. Théocrite, Idylles, Texte établi et traduit par Ph.-E. Legrand, introduit et annoté par F. Frazier, Les Belles-Lettres, CUF, Collection de Poche, 2009, 254 p. 16. Ibid. 17. Voir l’article de Jesús Ponce Cárdenas, « Polifemo y el estilo heroico. Huellas de la épica latina en el relato gongorino », Ínsula 781-782, El Polifemo de Góngora : la vigencia de un clásico, enero- febrero 2012, p. 7-10. 18. Elles sont traditionnellement invoquées par les poètes quand ils abordent un fragment difficile ou épineux, voir Jesús Ponce, ed. cit., p. 316. 19. Homère, L’Odyssée, Traduction, introduction et notes par Médéric Dufour et Jeanne Raison, Paris, Flammarion, GF n° 64, 1965, Chant IX, p. 133. 20. Jesús Ponce, ed. cit., p. 339. 21. « No la Trinacria en sus montañas fiera / armó de crüeldad, calzó de viento,/ que redima feroz, salve ligera / su piel manchada de colores ciento: / pellico es ya la que en los bosques era / mortal horror al que con paso lento los bueyes a su albergue reducía, / pisando la dudosa luz del día. » Pour l’identification du lynx, voir Jesús Ponce, ed. cit., p. 210-212 et, du même auteur : « El enigma de la fiera : sobre la zamarra del cíclope », in Cinco ensayos polifémicos , Málaga, Universidad de Málaga, 2009, p. 171-239. 22. José María Micó, op. cit., p. 91. 23. Luis de Góngora, Obras completas I, ed. de Antonio Carreira, Madrid, Biblioteca Castro, 2008, p. 158 et 204. 24. Traduction de Louis Puget revue par Anne Videau, op. cit. p. 461-462. 25. « ... pero como los Poetas (según Scalígero libro 3. capít. 49. Poetic.) tienen licencia para mudar la Chronologia, y poner antes lo que fue despues, se puede satisfacer esta objeccion, pero es cosa dura que Polifemo hable con tal particularidad de la nave, que precisamente se aya de atribuyr a su tiempo, lo que no pudo ser, por las razones que hemos referido », in El Polifemo de don Luis de Gongora comentado por don García de Salcedo Coronel [...], en Madrid, por Juan Gonçalez, Año 1629, A costa de su Autor, Reproducción facsimilar, Sevilla, ed. Extramuros, 2008. 26. Dámaso Alonso, « Los hurtos de Estillani y del Chabrera », Obras completas, Gredos, 1982, t. VI, p. 525-539 et « Un pasaje del Polifemo imitado por Góngora », Estudios y ensayos gongorinos, Madrid, Gredos, 1960, p. 361-364. 27. Lope de Vega, Obras sueltas, XIX, 73. Voir le sonnet 75 des Rimas humanas y divinas del Licenciado Tomé de Burguillos, ed. Antonio Carreño, Salamanque, ed. Almar, 2002, p. 244-245. 28. Giulia Poggi, « Mi voz por dulce, cuando no por mía : Polifemo entre Góngora y Stigliani », in Góngora hoy, VII. El Polifemo, coord. J. Roses, Córdoba, Diputación de Córdoba, Col. Estudios Gongorinos, 2005, p. 53-75. Repris, légèrement modifié et traduit en italien, cet article, réintitulé « Mi voz por dulce, cuando no por mía... », est republié dans : Giulia Poggi, Gli occhi del pavone. Quindici studi su Góngora, Firenze, Alinea editrice, 2009, p. 187-206. Tout récemment, une version considérablement résumée et remaniée, « ¿ Quién canta en el Polifemo ? Huellas de Stigliani en la fábula gongorina », a été publiée dans Ínsula 781-782, loc. cit., p. 10-15 et, pour la citation : p. 14-15. 29. Samuel L. Guyler, « Góngora’s Polifemo : the Humour of Imitation », Revista Hispánica Moderna, XXXVII, 1972-1973, p. 237-252. 30. Mélanie Bost-Fiévet, « Cur fugis ... ? », art. cit., p. 4. 31. Ibid., p. 15-16 et, pour le texte latin et traduit, p. 26. 32. Ibid., p. 28. 33. M. Blanco, « Del Polifemo griego al barroco : un mito y sus imágenes », in Ínsula 781-782, loc. cit., p. 3-6 et, pour les citations, p. 4-5.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 291

34. Jesús Ponce, op. cit., p. 327. 35. Le Polyphème d’Ovide ne parle pas du miel. Géorgiques, IV, 158-169, Énéide, I, 430-436. 36. A. Vilanova, op. cit., II, p. 577 : il s’agit de l’octave XVIII dans les Stanze pastorali du Polifemo italien de Stigliani. 37. Jesús Ponce, ed. cit., p. 332-333. 38. Voir, dans le numéro d’Ínsula déjà cité, ma contribution : « Espejismos de la retórica », p. 20-25. 39. Ibid., p. 24-25. 40. Ínsula, art. cit., p. 12 et 14. Giulia Poggi montre remarquablement comment Góngora a su mettre à profit quelques inventions de Stigliani (la surdité de Galatée à ses accents, par exemple) pour réélaborer le motif de la voix de Polyphème ignoré par Ovide et effleuré par Théocrite. 41. Ed. cit., p. 348. 42. Lope de Vega, La Circe, en Obras poéticas, Edición, introducción y notas de José Manuel Blecua, Barcelona, Planeta, 1983, Canto segundo, 973-999 et, pour les citations, 980-981. Dans la deuxième partie de ce deuxième chant (985-999), Polyphème redevient le monstre violent et sanguinaire que l’astuce d’Ulysse réussira à rendre aveugle et impuissant.

RÉSUMÉS

La Fable de Polyphème et Galatée de Góngora permet de mettre en relief les métamorphoses littéraires de Polyphème et un double travail de réécriture : la réécriture, par le poète, des sources du poème et de leurs multiples réécritures ; la réécriture, dévolue à Polyphème et ici revisitée, de certains fragments de la fable, c’est-à-dire la réécriture, toujours métamorphosée, de Góngora par lui-même.

Góngora’s «Fable of Polyphemus and Galatea» allows us to bring out the literary metamorphosis of Polyphemus, as well as a double work of rewriting : the poet’s rewriting of the sources of the poem, of their multiple rewritings. The rewriting –allotted to Polyphemus and revisited– of certain pieces of the fable, is Góngora’s rewriting, under constant metamorphosis, of himself.

Permite recalcar la Fábula de Polifemo y Galatea de Góngora las metamorfosis literarias de Polifemo así como un doble trabajo de reescritura: la reescritura, por el poeta, de las fuentes del poema y sus múltiples reescrituras; la reescritura, a cargo de Polifemo y vuelta a analizar aquí, de ciertos fragmentos de la fábula, es decir la reescritura, siempre metamorfoseada, de Góngora por Góngora.

INDEX

Keywords : Gongora, Fable of Polyphemus and Galatea, metamorphosis, rewriting, Polyphemic tradition Mots-clés : Gongora, Fable de Polyphème et Galatée, métamorphose, réécriture, tradition polyphémique Palabras claves : Góngora, Fábula de Polifemo y Galatea, metamorfosis, reescritura, tradición polifémica

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 292

AUTEUR

NADINE LY

Université Bordeaux Montaigne

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 293

Comptes rendus

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 294

Isabelle Tauzin, L’Amérique latine écartelée : pouvoir et violence à l’épreuve de la fiction (Lituma en los Andes, Abril rojo, Trabajos del reino) Presses Universitaires de France, Collection CNED, Série Espagnol, 2012

Raphaël Estève

RÉFÉRENCE

Isabelle Tauzin, L’Amérique latine écartelée : pouvoir et violence à l’épreuve de la fiction (Lituma en los Andes, Abril rojo, Trabajos del reino), Presses Universitaires de France, Collection CNED, Série Espagnol, 2012, 142 p.

1 L’ouvrage, consacré à trois romans au programme des sessions 2013 et 2014 de l’agrégation externe d’espagnol, se présente dès son entame comme un « manuel universitaire » permettant de « découvrir » l’œuvre de romanciers concernés par « une littérature indépendante et engagée ». Au-delà de cette découverte, c’est un véritable éclairage, beaucoup plus dense que l’extension du volume (142 pages) ne le laisse supposer, qu’Isabelle Tauzin nous propose ici des romans des Péruviens Vargas Llosa et Santiago Roncagliolo, et du Mexicain Yuri Herrera. Cet éclairage est particulièrement riche, puisque les clefs livrées par l’auteure sont aussi bien textuelles que culturelles ou contextuelles.

2 Après une introduction synthétisant quelques apports conceptuels quant à la nature intrinsèque du pouvoir et son évolution vers une fragmentation rendant caduque à la fois la forme politique explicite de la tyrannie d’un seul et le corrélat littéraire – les romans de la dictature – qui l’a accompagnée/dénoncée au XXe siècle en Amérique latine, la place est laissée à une étude spécifique et séparée des œuvres, à propos desquelles l’auteure précise que son approche des deux premières sera fondée « sur une

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 295

connaissance objective et empathique du Pérou », dont Isabelle Tauzin est en effet une spécialiste reconnue.

3 La première partie du travail est donc consacrée au roman de Mario Vargas Llosa, Lituma en los Andes, paru en 1993. Vargas Llosa n’étant pas uniquement un écrivain mondialement reconnu et nobélisé, mais également un acteur majeur sur la scène publique péruvienne, la présentation du contexte politique des années précédant immédiatement sa publication, où l’auteur est battu à l’élection présidentielle de 1990, est cruciale au moment de faire de son Lituma en los Andes une « arme de revanche politique ». Un découpage minutieux des séquences du roman est proposé sous forme de tableau : il est complété par une caractérisation très informative de Lituma, figure récurrente chez l’auteur. Sont également synthétisés les traits fondamentaux de l’écriture de Vargas Llosa, à qui la parole est sporadiquement laissée, puisqu’il a lui- même théorisé un certain nombre de ces traits dans le cadre de son activité de critique littéraire : mentionnons le principe de récursivité, tel qu’il peut être symbolisé par l’image des poupées russes, ou encore le complémentaire de cette récursivité inclusive, le mécanisme des « vases communicants » (croisement des fils narratifs). Eu égard à la fonction exercée par le personnage titre, Lituma (membre des forces de l’ordre), des considérations très instructives sur le genre policier sont également reprises ici. Mais on retiendra avant tout deux dimensions de cette étude. Premièrement, l’attention soutenue prêtée au langage, qu’il s’agisse de l’éclairage onomastique (notamment à partir du quechua) qui est proposé des patronymes et surnoms les plus significatifs, des modalités de désignation des référents, ou de l’analyse des registres discursifs. Deuxièmement, l’éclairage des mises en regard – des superpositions – culturelles latentes dans le roman : et en premier lieu, la mise en lumière de son syncrétisme entre la mythologie du monde grec et celle du monde andin. L’analyse proposée observe donc scrupuleusement le positionnement anthropologique (faisant signe en permanence vers le hors-texte) du roman. Et ce, sans forcément adhérer à l’idéologie se dégageant du texte de Vargas Llosa. On louera à ce propos la ferme objectivité d’Isabelle Tauzin : elle relaie les critiques, idéologiques donc, proférées à l’endroit de l’auteur en les relativisant systématiquement par une re-contextualisation historique, culturelle ou linguistique qui enrichit et complexifie de façon adéquatement érudite les simplifications dont certaines querelles peuvent être le fruit.

4 En rupture avec le contournement nominal qui rend, d’une certaine façon, tangentielle l’approche du Sentier Lumineux dans Lituma en los Andes, mais en ayant toutefois intégré l’hypotexte que constitue ce dernier, on trouve le roman de Santiago Roncagliolo, Abril rojo, publié en 2006. C’est à lui qu’est concédée la place la plus importante dans l’étude d’Isabelle Tauzin (70 pages).

5 Après avoir rappelé l’influence de la pop culture sur Roncagliolo (les comics, le cinéma de Fincher, etc.), l’auteure va poursuivre son travail d’élucidation des références, directes ou implicites, indispensables à la bonne compréhension des enjeux du texte. Des éléments de contextualisation historique à la fois précis et synthétiques sont livrés à propos de la ville d’Ayacucho et surtout du groupe insurrectionnel du Sentier Lumineux, ainsi que de ses leaders intellectuels ayant directement inspiré certains personnages du roman. Ce point est d’importance car le travail linguistique et onomastique appliqué à Lituma en los Andes est dans le cas de Abril rojo enrichi d’une étude terminologique analysant parfaitement la rhétorique et le sous-texte d’un discours caractéristiquement idéologique (« tics » conceptuels, propagande, mais aussi

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 296

langue de bois de la part des autorités officielles). Une grande attention est ainsi concédée à l’explicitation des modalités linguistiques de la domination et de la réduction de l’altérité. De façon plus exclusivement littéraire, un important travail de discrimination stylistique, et donc idiolectale, des voix est également réalisé, ce qui éclaire considérablement l’enchevêtrement des points de vue à l’œuvre dans le roman de Roncagliolo. L’érudition opportune d’Isabelle Tauzin reconduit la dualité que nous avons déjà évoquée. Sont ainsi décodés et mis en dialogue, d’une part, les référents ou les mythes en rapport avec la culture andine locale, et d’autre part, des éléments de culture générale (« universels » ou « occidentaux », selon le point de vue auquel on souscrit), tels que les mythes d’Œdipe ou de Faust, ou bien sûr des classiques de la littérature comme E. A. Poe. Ces deux versants se rejoignent d’une certaine façon dans l’éclairage d’un sous-texte littéraire qui fait évoquer à plusieurs reprises la figure majeure de José María Arguedas et des textes indigénistes, dont Abril rojo reprend en les modernisant certains paradigmes (le « tinterillo » par exemple).

6 L’auteure accorde une grande importance à l’inscription dans le réel de l’écriture de Roncagliolo, « journaliste avant d’être écrivain », du fait notamment des témoignages authentiques incorporés dans le cadre de la fiction. Il y a, à partir de là, une ligne de démarcation (ou polarisation) idéologique autour de laquelle Isabelle Tauzin articule son propos : nous pouvons en distinguer ici deux modalités, qui reconduisent la dualité entre l’universel (supposé) et le particulier évoquée plus haut. La première, relevant de ce particulier, serait à présenter en termes de « décidabilité » de la violence, omniprésente dans le roman, et analysée en profondeur par l’étude. On la présentera comme une thèse endémique, à la fois officialisée hors-fiction par la commission d’enquête sous l’autorité de Mario Vargas Llosa, et reprise dans le texte par le personnage du commandant Carrión : c’est la barbarie – son « inculture » – indienne qui serait génératrice de violence. Il s’agit d’une thèse qu’Isabelle Tauzin s’emploie à invalider. La seconde modalité relève précisément de l’universel supposé, qui tente de résorber le particulier. C’est ici que prend tout son sens l’analyse très précise par l’auteure de l’intertexte politique du discours du Sentier Lumineux, qui renvoie on le sait au maoïsme. Car, si « tous les noms de guerre des cadres du Sentier Lumineux disent le refus de l’identité indienne, le choix contradictoire de l’identité créole », ce n’est bien entendu pas cette terminologie, qui oppose un particulier à un autre (indien vs créole), qui serait assumée par le marxisme-léninisme du Sentier Lumineux (PCP- SL) : il opposerait bien plutôt le particulier andin à l’universel abstrait sous les auspices duquel se place son rationalisme revendiqué. On notera par conséquent la mention pertinente du sentiérologue C. I. Degregori, qui caractérise le mouvement insurrectionnel par « un exceso de razón ». La reformulation de ce dernier en « culto divino a la razón » nous permet d’ailleurs de parfaitement comprendre l’appropriation de la symbolique chrétienne à partir de 1979 par le Sentier Lumineux : elle aurait vocation/prétention universalisante, à l’image (non-assumée par le PCP-SL) de la volonté d’évangélisation du Nouveau-Monde dès la découverte de celui-ci. Isabelle Tauzin note d’ailleurs que « la superposition de la symbolique religieuse et du discours extrémiste du Sentier Lumineux est une des singularités d’Abril rojo », et en même temps ce qui a pu offrir une prise à la critique.

7 Le traitement du troisième roman, Trabajos del reino, publié en 2010 par Yuri Herrera, est plus synthétique, peut-être du fait de son inscription géographique et contextuelle qui le distingue des deux précédents : le Mexique du narcotrafic. Isabelle Tauzin témoigne pourtant d’une bonne connaissance de la réalité mexicaine, en complément

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 297

de laquelle elle convoque de façon récurrente, et toujours avec à-propos, l’autorité éclairée de Carlos Monsiváis. On retrouve à l’œuvre dans cette dernière étude le double éclairage culturel qui fait la force du travail. Le Poème d’Hésiode ou les éléments traditionnels de la symbolique du corps du roi, opportunément analysés dans un roman naissant, entre autre, de l’intérêt de son auteur pour « la figura del artista de la corte », sont ainsi des clés de lecture faisant pendant à l’évocation locale de ces corridos, encore particularisables en narcocorridos, qui sont des formes de chants populaires, en l’occurrence disséminées dans le récit, et à la gloire du raccourci vers la réussite que constitue le narcotrafic. Point aveugle de cette « réussite », les exactions qui lui sont indispensables appellent chez l’auteure une appréhension à la fois théorique et empathique de la violence : l’horreur permise par la réification totale de l’humanité des victimes. On notera une fois encore le positionnement toujours remarquablement nuancé – parce qu’informé – de la part de l’auteure à propos des critiques formulées à l’encontre du texte analysé.

8 On dira en résumé que l’ouvrage s’acquitte parfaitement de la tâche qu’il s’était assignée : livrer les plus importantes clés de lecture des trois romans étudiés. Mais, bien au-delà de cet objectif, le travail d’Isabelle Tauzin offre au lecteur un bagage tout à fait conséquent pour appréhender méthodiquement toute œuvre littéraire relevant de cette aire culturelle qu’est l’Amérique latine.

AUTEURS

RAPHAËL ESTÈVE

Université Bordeaux Montaigne

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 298

Rafael Alarcón Sierra, «Vértice de llama». El Greco en la literatura hispánica. Estudio y antología poética Universidad de Valladolid, Valladolid, 2014

Marta Palenque

REFERENCIA

Rafael Alarcón Sierra, «Vértice de llama». El Greco en la literatura hispánica. Estudio y antología poética. Valladolid, Universidad de Valladolid, 2014, 316 p. ISBN: 978-84-8448-816-3.

1 «Aquí, el barro ascendiendo a vértice de llama»: este es el verso inicial del poema que Rafael Alberti dedicó a El Greco en su hermoso A la pintura. Cantata de la línea y el color (1945) y que el autor de este ensayo, el profesor de la Universidad de Jaén Rafael Alarcón Sierra, utiliza para iluminar, desde el título, esta suerte de viaje museográfico y literario por la obra y biografía del pintor.

2 El centenario de El Greco, celebrado en el año 2014, sirve de marco para este excelente ensayo y antología. El Greco, afirma Alarcón Sierra en la introducción, «es nuestro contemporáneo» y, ciertamente, esta idea queda refrendada por el cada vez mayor aprecio que su pintura ha alcanzado en la medida en que nos acercamos a la modernidad, que le entendió faro y guía de la vanguardia y de la ruptura con el academicismo. El ensayo se articula en dos capítulos complementarios y una antología poética final. En el primero («La construcción del Greco en la modernidad») Alarcón Sierra explica los cambios de juicio desde su época, cuando algunos le compararon con Góngora por su originalidad absoluta, pasando pronto a ser negado o infravalorado por lo que luego se calificó como extravagancia. El siglo XIX redescubrió al pintor y los románticos le alzaron como adalid de la genialidad y la libertad creadora. En esta centuria se convierte además en un artista admirado fuera de España gracias a las galerías y museos que, en distintos países europeos, muestran sus lienzos. También a

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 299

partir de la experiencia y la narración posterior de los viajeros que visitaron nuestro país. En palabras de Alarcón Sierra, la idea del Greco «como precursor de una escuela española e intérprete del espíritu castellano y del misticismo español parece deudora de la crítica francesa» (p. 15), y es en Francia donde comienza a ser un pintor de culto. En el fin de siglo, los españoles –pintores, escritores, críticos– van a tomar al Greco para «redefinir la modernidad artística y las señas de identidad nacionales» (p. 17); Santiago Rusiñol, Ramón Casas, Ignacio Zuloaga o Darío de Regoyos le consideraron un simbolista.

3 Alarcón Sierra ha publicado muchos ensayos en torno a la literatura del Modernismo hispánico y, en concreto, varios estudios y ediciones sobre Manuel Machado, el autor de Apolo. Teatro pictórico. Me refiero principalmente a sus libros titulados Entre el modernismo y la modernidad: la poesía de Manuel Machado. Alma y Caprichos (1999) y «El mal poema» de Manuel Machado: Una lírica moderna y dialógica (2008), así como a sus ediciones manuelmachadianas: Impresiones. El modernismo. Artículos, crónicas y reseñas, 1899-1999 (2000) y Alma. Caprichos. El Mal Poema (2000). En estos ensayos Alarcón ha profundizado en las fuentes de la estética modernista, uno de cuyos rasgos principales es el sincretismo artístico. No extraña, así, que aborde ahora sin dejar fisuras la sección cronológica correspondiente a esta época, pormenorizando en autores e influencias. Se advierte que este es un volumen de redacción rigurosa y detenida, de búsqueda minuciosa de información y de referencias artísticas, menciones o alusiones a la pintura o la biografía del Greco en libros y revistas. No pesa sin embargo esta erudición en la lectura, que avanza con comodidad, desgranando las vicisitudes de la recepción del cretense, y quedan las referencias –muy ricas e inspiradoras– y citas complementarias en las notas al pie. Son importantes en este primer capítulo el comentario y análisis de aquellos escritores (Pérez Galdós, Pardo Bazán, Baroja, Azorín ...; Giner de los Ríos, Manuel Bartolomé Cossío, Aureliano de Beruete...; Ortega, d’Ors, Dalí, Ramón, Marañón) que recurren o citan al pintor en su obra narrativa, dramática o ensayística (además de los ámbitos pictórico, cinematográfico, publicitario o musical), y difunden la visión del nuevo Greco, y que, por tanto, no van a pasar a los capítulos siguientes, ya centrados en la poesía.

4 El segundo capítulo se ocupa de «El Greco en la poesía hispánica» –aunque Alarcón no olvida a autores como Rilke, William Carlos Williams o Bukowski– y glosa, en el comentario de los poemas dedicados a El Greco desde el siglo XVII hasta la actualidad, el cambio de gusto y de valoración expuesto de manera general en el precedente. Señala en nota Alarcón Sierra algunos libros y artículos anteriores en los que se ha realizado una selección similar, aunque ninguno con los contenidos y la extensión de lo que se ofrece aquí. Si de estudiar o conocer se trata, este capítulo puede leerse en paralelo con la antología poética, última parte del volumen, pues se valoran cada uno de los poemas e, incluso, se estiman otros que no se han recogido en el florilegio. Para gozar del placer del texto (aunque el estudio nunca estuvo reñido con él) se puede proceder por partes.

5 El Greco en la poesía es tanto el hombre y su biografía, como el pintor y su obra, y se le canta desde distintos puntos de vista, con resultados diferentes. Entramos en el estudio de la écfrasis, es decir, de la representación o traducción de «una forma visual, plástica, espacial, de percepción simultánea, en una forma verbal, escrita, temporal, de lectura sucesiva» (p. 80), y es sugerente contemplar a través de los ojos de tantos poetas que, mirando el mismo lienzo o igual técnica, percibieron mundos tan dispares.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 300

6 En los primeros poemas que refiere Alarcón Sierra –de Paravicino, Góngora, C. de Mesa y J. Delitala– el Greco no es el hombre de su tiempo, sino el artista singular al que se loa o distingue como demiurgo, como a un ser especial. El siglo XVIII (representado por F. Gregorio de Salas) le hace, por el contrario, objeto de sátira y burla. Extraña su ausencia en los versos del XIX. «La paleta» de Salvador Rueda inaugura, en 1895, la transición al Modernismo (Alarcón Sierra prefiere hablar de «poesía postromántica y premodernista», p. 79). El Greco aparece solo nombrado entre grandes pintores (Murillo, Velázquez, Miguel Ángel, Fortuny, Rosales) y distinguido como «enigmático». Esta composición no se copia en la antología. Juan Ramón Jiménez utilizó el término «colorismo» para referirse a la novedad que traían los versos de Rueda y, ciertamente, aunque este término tienda a minusvalorar el alcance de sus novedades, los versos del malagueño son poesía de los sentidos y todas las artes sirven como camino para expresarlo. El parnasianismo de Antonio de Zayas o Manuel Machado marca un punto de inflexión con la cifra de «retratos pictóricos», casi un subgénero poético en sí mismo, como subraya Alarcón.

7 El broche final de «Vértice de llama». El Greco en la literatura hispánica es la antología sobre «El Greco en la poesía hispánica», una particular galería donde imágenes, símbolos, metáforas, símiles... traducen los colores y el dibujo. Los cambios de gusto y la evolución de la estética se perciben en la selección de lienzos o en la mirada individual –deudora de su tiempo– de los poetas. Esta antología cubre un arco temporal comprendido entre 1618, fecha del volumen del que se toma el primer texto: «Al griego. Soneto» de Cristóbal de Mesa (en Las Églogas y Geórgicas de Virgilio y Rimas y el Pompeyo. Tragedia) y el año 2011: «Dos pintores en Belén (El Greco)» de Jorge de Arco (en F. Carratalá, ed., ¡Navidad! ¡Navidad! Antología literaria). El grueso de los poemas corresponde al siglo XX, la sala principal de este museo, comenzando la lectura con tres sonetos debidos a Antonio de Zayas («Domenico Theotocópuli. El inquisidor» de Retratos antiguos, 1902), Francisco Villaespesa («Alma española» de El jardín de las quimeras, s.f.) y Manuel Machado («El caballero de la mano en el pecho» de Apolo. Teatro pictórico, 1911). El retrato modernista tuvo predilección por el soneto, y ello queda reflejado en las composiciones de Fernando López Martín, Álvaro Melián Lafinur y Guillermo Valencia (con sonetos endecasílabos y alejandrinos), frente a poemas editados en las décadas de 1910-1920 más extensos como «El Caballero de la espada. Cuadro del Greco» de Sofía Casanova, en serventesios alejandrinos; «Cuadros del Greco. El caballero de la mano al pecho» [sic] de Francisco Maldonado, en cuartetos de rima cruzada; y «El peregrino del amor», sobre el San Francisco, de Esther López Valencia, en serventesios hexadecasílabos con estribillo. Se selecciona también «El caballero de la mano en el pecho» de Fernando Iglesias Figueroa, conocido en la historia de la poesía española por sus apócrifos becquerianos. Alarcón ordena los poemas por fecha, de tal manera que se repiten autores (como Zayas) o un breve anaglifo, fruto de la colaboración entre los jóvenes García Lorca, Luis Buñuel, Salvador Dalí y José Bello, precede a Unamuno, al que continúa Miguel Hernández. El mencionado anaglifo era una broma que repetían los amigos: «El té / el té, / la gallina / y el Teotocópuli» (p. 199). Persiste el uso del soneto en Hernández, Ángel Valbuena Prat y Ezequiel González Más, y sobrecogen la belleza y la sensibilidad evocadora –volviendo al principio– de «El Greco», de Alberti, del que hay un segundo texto: «(N. Y.)», en el que yo lírico se siente transportado a la ciudad de Toledo al contemplar el lienzo Vista de Toledo, expuesto en el Museo Metropolitano de Nueva York: «De pronto encontré Toledo. / No recordaba que aquí / estaba Toledo, una / extraña radiografía / de la ciudad [...] / algo insomne, fascinante, / visto por una

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 301

sonámbula / pupila del más allá» (p. 213). Luis Cernuda dialoga con él mismo desdoblado esta vez en el pintor y el retratado: «Retrato de poeta. Fray H. F. Paravicino, por El Greco», con dedicatoria a Ramón Gaya. Los tiempos y espacios se confunden en esta antología, y el cretense es emoción y nostalgia, exilio y presente. La nómina y la selección poética continúa el decurso de la historia española: León Felipe, Concha Zardoya, Jorge Guillén, José García Nieto, Pablo García Baena, Diego Jesús Jiménez o José Luis Rey, entre los más destacados.

8 El volumen se cierra con una rica bibliografía en distintas lenguas. Echo en falta un índice de los poemas y poetas incluidos en la antología, que no consta, cuando, paradójicamente, sí hay uno de autores destacados (que van en negrita) correspondientes al capítulo segundo, «El Greco en la poesía hispánica».

9 En conclusión, este libro supone una destacada y brillante contribución al esclarecimiento de la figura de El Greco en la cultura hispánica. Como estudio es útil tanto para historiadores del arte como de la literatura. Y la antología es un regalo tanto para la vista, como para la sensibilidad y el intelecto.

AUTORES

MARTA PALENQUE

Universidad de Sevilla

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 302

Gerardo Diego, La poesía nueva [La conferencia y la polémica, 1919] edición de Juan Manuel Díaz de Guereñu, Madrid, Fundación Gerardo Diego / Publicaciones de la Residencia de Estudiantes, 2014

Jacques Issorel

REFERENCIA

Gerardo Diego, La poesía nueva [La conferencia y la polémica, 1919], edición de Juan Manuel Díaz de Guereñu, Madrid, Fundación Gerardo Diego / Publicaciones de la Residencia de Estudiantes, 2014, 189 p., 2 photographies.

1 « Este Gerardo Diego Cendoya, tan joven, tan simpático, tan culto, es de una valentía mosqueteril », écrivait José del Río Sáinz dans son compte rendu de la conférence « La poesía nueva » prononcée par le poète, le 15 novembre 1919, à l’Ateneo de Santander. D’audace, mais surtout de conviction, le jeune conférencier de vingt-trois ans n’en manquait certes pas. Devant cette docte assemblée sur laquelle planait l’ombre de don Marcelino, il s’était donné pour tâche de vanter et de démontrer, textes à l’appui, les qualités de la « poesía nueva », celle que l’on trouvait dans les revues ultraïstes, Grecia et Cervantes, mais surtout dans les textes du Chilien Vicente Huidobro, père fondateur avec Pierrre Reverdy du créationnisme. Jusqu’à ce que Juan Manuel Díaz de Guereñu publie le texte de cette conférence, on savait, grâce à l’article de Víctor García de la Concha « Una polémica ultraísta: Gerardo Diego en el Ateneo de Santander (1919) » qu’elle avait existé et suscité un nombre important de « clamores escandalizados en la provinciana Santander de aquellos años » (« Prólogo », p. 12), mais on ignorait l’essentiel : le texte même de la conférence.

2 Díaz de Guereñu offre ici une impeccable édition critique des quinze feuilles du manuscrit autographe, dont deux fac-similés (p. 54 et 100) permettent d’apprécier la difficulté à laquelle il s’est heurté – après une première transcription de la conférence par Elena Diego, fille du poète – pour déchiffrer le texte de Diego dont la « mala letra es ya legendaria » (p. 47). Le livre se compose de quatre parties. D’abord un « Prólogo » de

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 303

l’éditeur (p. 9-51), où sont finement analysés les arguments mis en œuvre par Diego pour convaincre un auditoire peu porté sur la nouveauté. On y apprend que l’adhésion du jeune poète aux mouvements ultraïste et créationniste était toute récente : « Hacía como mucho dos meses que Diego había tenido el primer contacto con las nuevas tendencias en las tertulias literarias », à Madrid (p. 15), mais ce bref laps de temps lui a suffi pour devenir « teorizador y propagandista de la nueva poesía » (p. 5).

3 Ce qui séduit le nouvel « apóstol » (José del Río Sáinz, p. 110), c’est la fécondité poétique des nouvelles tendances et surtout « la exaltación de la imagen » (G. D., p. 71). Son enthousiasme ne l’empêche pas de reconnaître l’insuffisance du « talento crítico de los nuevos poetas » (p. 24). Aussi recommande-t-il à son ami Juan Larrea « que no se pierda nunca la emoción poética que tanto peligra en las nuevas formas » (p. 25). Les réserves, mais aussi la foi du jeune poète, tiennent dans cette belle formule : « La obra de [los] adeptos [de la nueva poesía] podrá fracasar. El símbolo, la voluntad, nunca » (G. D., p. 72-73). L’éditeur a eu l’heureuse idée de reproduire les poèmes lus par Gerardo Diego pour illustrer sa conférence, dont seuls les titres figuraient dans le texte autographe. Plusieurs de ces textes sont de Diego lui-même.

4 La deuxième partie du livre (p. 53-99) est constituée par le texte de la conférence, accompagné de quarante-sept précieuses notes. Vient ensuite la transcription d’un autre texte autographe, « Notas para el debate » (p. 101-107). Il s’agit de « notas dispersas que Diego escribió en relación con las discusiones en el Ateneo de Santander » (« Prólogo », p. 45). Enfin, dans la dernière partie de l’ouvrage, « En la prensa: crónicas y polémica » (p. 109-182), Juan Manuel Díaz de Guereñu nous donne à lire vingt-six articles, comptes rendus et notes brèves, suscités par la prestation du jeune conférencier et publiés dans la presse santandérine, mais aussi dans celle de Bilbao, où Gerardo Diego redonna sa conférence en décembre de cette même année 1919. Même si la plupart des critiques reconnaissent que « la conferencia fue muy interesante y muy instructiva » (p. 111), nombreuses sont les réactions dubitatives, voire hostiles, encore que souvent teintées d’un humour de bon aloi.

5 C’est un texte fondateur, désormais indispensable pour mieux connaître et apprécier la poésie des années 1910 et 1920, que nous propose Juan Manuel Díaz de Guereñu, presque un siècle après la conférence de Gerardo Diego, dans ce livre superbement présenté, imprimé sur un beau papier crème et dont la couverture (caractères et couleurs) est en consonance avec la mode graphique de l’époque où naissait un art qui aspirait à se libérer du « joug académique » (G. D., p. 56).

AUTORES

JACQUES ISSOREL

Université de Perpignan

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 304

David Alvarez Roblin, De l’imposture à la création. Le Guzmán et le Quichotte apocryphes Casa de Velázquez, Madrid, 2014

Philippe Meunier

RÉFÉRENCE

David Alvarez Roblin, De l’imposture à la création. Le Guzmán et le Quichotte apocryphes, Casa de Velázquez, Madrid, 2014, 406 p. ISBN 9788415636779.

1 Le temps est loin où un chroniqueur anonyme traitait le Quichotte d’Avellaneda de « infame mercaduría », mais les préjugés restent tenaces et au nom d’une tradition « classique » on ne saurait comparer Mateo Alemán et Miguel de Cervantes avec leur continuateurs respectifs. C’est ce parti pris qu’entend combattre avec force, conviction et persuasion David Alvarez Roblin dans sa thèse doctorale menée sous la direction du professeur Maria Aranda, et publiée récemment dans la collection « Bibliothèque de la Casa de Velázquez » (volume 62). Il s’agit pour l’auteur d’étudier enfin les textes de Mateo Luján de Sayavedra et d’Alonso Fernández de Avellaneda pour eux-mêmes sans sous-estimer leur valeur par rapport aux œuvres premières. Le lecteur attentif peut ainsi mesurer que les écarts innovants pratiqués par ces derniers sont de nature à provoquer l’ingenio d’Alemán et Cervantes dans leurs Secondes parties et suscitent une sorte de « dialogue » littéraire extrêmement fécond entre auteurs originels et leurs continuateurs. C’est à ce titre que l’on saisit combien la notion d’emprunt et celle d’apocryphe – telle que la définit Gérard Genette dans Palimpsestes – méritent d’être revisitées au profit de la compréhension d’une véritable théorie de l’écriture apocryphe qui se dégage de la mise en cohérence des six œuvres étudiées, les trois Guzmanes et les trois Quichottes.

2 Une première partie qui pose la question du statut littéraire des Secondes parties de Luján et d’Avellaneda : « Continuations apocryphes, pâles copies ou créations

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 305

véritables ? », p. 17-106, montre comment Alemán et Cervantes semblent avoir consciemment ou non préparé d’avance le terrain aux continuations à venir, et cela pour trois raisons principales qui tiennent aux pistes narratives restées au stade virtuel à la fin des Premières parties, au caractère exceptionnel des protagonistes duels et protéiformes et au statut à part des narrateurs, autant de tentations auxquelles il est difficile de ne pas répondre ; tel ce défi que se lance Cervantes à lui-même à la fin du Quichotte de 1605 à travers la citation de l’Arioste, et que quiconque peut relever. Si l’auteur originel se déclare dès le prologue padrastro de ses créatures et ne cesse de se dérober derrière le truchement de prête-voix, c’est le caractère discontinu des digressions constantes du roman alémanien dont on peut se demander s’il y a là écriture « baroque », qui favorise l’entreprise apocryphe. Or, la stratégie qui donne l’illusion que Premières parties et continuations sont coulées dans le même moule fait long feu et très vite les continuateurs impriment délibérément leur marque de fabrique.

3 D’une part, le pícaro lujanien plus doué pour parler et écrire (au point de devenir écrivain public lors de son séjour dans les geôles napolitaines) que pour pratiquer l’art de la ruse, n’est plus comme le Guzmán d’Alemán l’acteur d’un combat contre lui- même, capable de maîtriser ses passions. En raison de son nouveau statut de spectateur « extériorisé », le personnage apocryphe se sent moins coupable par rapport à ses propres fautes et moins culpabilisateur vis-à-vis de celles d’autrui. L’inflexion est suffisamment notable pour que l’entreprise littéraire de Mateo Luján s’impose, à l’encontre de son modèle, comme le miroir des mœurs de son époque loin de toute velléité réformatrice. En ce sens, elle remet en question la notion et l’accusation de plagiat puisque la pratique réfléchie de l’emprunt en renouvelle le sens en profondeur.

4 D’autre part, Avellaneda tourne ostensiblement le dos à l’esprit de la Première partie du Quichotte de Cervantes, et inscrit sa continuation de 1614, dès le paratexte, sous le signe du théâtre. Si l’on pense aux épisodes de Saragosse orchestrés par Alvaro Tarfe et ses amis dont fait les frais don Quichotte, à l’arrière-fond épique du roman de 1605 se substitue une esthétique de Cour, celle qui remplace les exploits chevaleresques en la mise en scène d’une course de bagues. Or, l’aspect burlesque de cette mise en comédie se conjugue avec une dimension édifiante qui, de façon préétablie, enchaîne les épisodes et conduit les deux protagonistes au dénouement exemplaire de l’enfermement pour le prix de leurs extravagances, celui de l’asile tolédan pour don Quichotte et de la Cour pour Sancho.

5 Une première conclusion, à peine ébauchés les projets littéraires des continuateurs, fait poindre un paradoxe, et non des moindres : l’écriture dubitative et ironique de Luján semble avoir plus d’affinités avec celle de Cervantes alors que le projet d’Avellaneda qui recentre l’aventure quichottesque dans une perspective exemplaire, retrouve les préoccupations et les conceptions romanesques d’Alemán. Une façon légitime d’approfondir la dynamique des projets littéraires des deux auteurs originels.

6 La seconde partie aussi équilibrée que la précédente mais plus novatrice et donc plus polémique : « Les Secondes parties authentiques, des œuvres sous influence ? » (p. 114-236), se propose, en effet, de démontrer de façon minutieuse comment et combien les deux continuations apocryphes travaillent en profondeur les deux suites authentiques ; autrement dit, de dépasser le rejet explicite des auteurs premiers et de voir comment leurs ripostes créent les conditions mêmes d’une émulation brillante qui, sans avouer son nom, nous amène au plus près du faire et du dire littéraires.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 306

7 Il va sans dire que l’écrivain premier ne peut pas ne pas réagir face au défi que constitue l’œuvre du rival, présent d’ailleurs dans la Seconde partie alémanienne sous les traits d’un certain Sayavedra (le peusdonyme du continuateur) qui vole les coffres de Guzmán, métaphore du vol littéraire dont Alemán se prétend victime, ou dans le Quichotte de 1615 derrière le personnage de l’aubergiste qui trompe ses clients sur la nourriture qu’il promet, à l’instar de l’imposture d’Avellaneda. Il s’agit donc d’accepter et de relever le défi, dans une sorte d’« imitación recíproca » et dialectiquement enrichissante selon l’expression titulaire d’Alfonso Martín Jiménez1, obligeant l’auteur initial à réexaminer rétrospectivement sa fiction, comme Alemán poussé à repenser la clôture de son texte après la continuation lujanienne. D’où la question passionnante car provocatrice : les auteurs originaux fascinés par leurs rivaux sont-ils à leur tour des continuateurs ? Tant il est vrai que les textes apocryphes sont non seulement source d’emprunts déclinés comme pastiche, reprise mimétique ou réplique, mais ont une incidence certaine sur les techniques et ou les traits d’écriture d’Alemán et de Cervantes. Que l’on compare les péripéties amoureuses du vrai et du faux Guzmán ou les bourles dont est victime don Quichotte à Saragosse et à Madrid chez Avellaneda ou au palais ducal dans la Seconde partie authentique. En réalité, l’émulation qui anime les auteurs primitifs, implique la volonté de l’écart critique et transforme les deux continuations en ce que la thèse appelle de façon séduisante des modèles « en creux ». Parmi toutes les stratégies adoptées, celle du renversement est évidemment la plus manifeste et c’est elle, par exemple, qui peut expliquer comment les personnages du duc et de la duchesse dans le roman de 1615 perdent peu à peu leur exemplarité aristocratique en réaction aux épisodes courtisans dans la continuation avellanédienne dans lesquels le rire se fait aux seuls dépens du couple protagoniste. En ce sens, la thèse prolonge de façon efficace dans une perspective comparative les analyses anciennes de Stephen Gilman et celles plus récentes de James Iffland consacrées au Quichotte apocryphe. Entendue comme dépassement non seulement de son rival mais aussi de soi-même, l’émulation est à même d’expliquer aussi certaines inflexions du projet romanesque des auteurs premiers. Comment comprendre, en effet, le changement perceptible dans les derniers chapitres du Guzmán de 1604 dans lesquels la perspective « atalayiste » imposée dès le titre, semble se dissoudre ? Tout se passe comme si Mateo Alemán avait fini par entendre les remarques de Mateo Luján lui reprochant les coercitions d’un discours romanesque subordonné à la visée exemplaire.

8 À cette étape de la démonstration, on comprend qu’au-delà de la volonté de se démarquer de leurs rivaux, les textes de ces derniers constituent une véritable obsession qui conditionne puissamment l’inspiration romanesque des écrivains primitifs. À l’instar du personnage de Sayavedra dans la suite de 1604 qui s’exclame : « ¡Yo soy la sombra de Guzmán de Alfarache! ¡Su sombra soy que voy por el mundo! », la très belle car très suggestive expression de « romans hantés » trouve toute sa pertinence pour détailler les relations complexes et ambiguës faites d’attraction et de répulsion qui se tissent entre les suites authentiques et les continuations apocryphes du Guzmán et du Quichotte. Ce n’est effectivement pas un hasard si l’adjectif apócrifo qui désigne la continuation d’Avellaneda, est aussi employé par le soi-disant traducteur du Quichotte de 1615 pour référer au chapitre V, c’est-à-dire aux propos échangés entre Sancho et sa femme, et particulièrement aux divagations de promotion sociale de l’écuyer, lesquelles rappellent le Sancho de 1614 resté à la Cour, au service de l’Archipámpano de las Indias. Le texte de Cervantes « habité » par son rival expliquerait aussi toutes les figures du double, dédoublement ou redoublement qui caractérisent la Seconde partie

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 307

authentique, comme autant de projections métapoétiques du duel littéraire très ambigü qui se joue entre l’écrivain premier et son émule. La suite de 1615 mais aussi celle de 1604 jouent les palimpsestes qui incrustent dans les graphèmes des Premières parties ceux des continuations rivales.

9 La troisième partie (p. 241-365) vient clore grâce à une étude croisée extrêmement originale, ce qui est bien une thèse, à savoir la mise en lumière et la démonstration, après l’analyse des continuations et de leur mise en miroir avec le Guzmán et le Quichotte authentiques, d’une théorie de l’apocryphe. Pour ce faire, cette dernière étape subsume les conclusions précédentes et développe de façon symétrique le paradoxe inouï entrevu à la fin de la première partie, à savoir les affinités d’écriture, non pas entre écrivains rivaux mais, selon l’élégance démonstrative du chiasme, entre Luján et Cervantes d’une part, et Avellaneda et Alemán d’autre part. C’est à ce prix que les concepts de plagiat et d’imitation peuvent être remis en question et que les pratiques de l’apocryphe peuvent s’ériger en théorie.

10 La première paire d’écrivains est donc réunie à travers une même écriture, dite prismatique, qui à l’encontre d’un point de vue unitaire, se plaît à multiplier les perspectives, les croiser, les brouiller. D’où la difficulté à saisir les personnages des univers romanesques aussi bien de Luján que de Cervantes ; personnages « sans préhistoire », loin de tout déterminisme, ils donnent parfois l’impression d’être des mirages sortis de quelque expérimentation littéraire, tel ce page italien lors de l’épisode de Guzmán au service du noble Carlos Carli, et échappent de fait à toute volonté de démonstration. Le Guzmán apocryphe de 1602 et le Quichotte de 1605 se libèrent tous les deux des contraintes du modèle romanesque alémanien et revendiquent dans la variété de leur compostura affichée dès les pages titulaires, l’art de plaire et de divertir détaché de toute velléité édifiante.

11 On aura compris que le modèle romanesque promu par l’autre paire composée par Alemán et Avellaneda se recentre autour d’un axe, celui qu’exige la logique de la démonstration fondée sur la stratégie du contre-exemple. S’il est vrai que d’un roman l’autre les protagonistes n’ont pas le même statut (de la connivence du lecteur avec le pícaro prédicateur au dénigrement systématique dont sont l’objet les don Quichotte et Sancho d’Avellaneda), le projet reste bien celui d’un enseignement auquel est subordonné le plaisir de la lecture. Ce qui n’empêche pas d’ailleurs les récits intercalés dans les deux œuvres, l’histoire de Bonifacio et Dorotea dans le Guzmán alémanien et El rico desesperado et Los felices amantes chez Avellaneda, d’être plus ouverts et de refuser l’univocité de l’exemplarité.

12 La thèse apporte donc la démonstration claire et nette qu’on ne saurait parler de plagiat, entendu comme vol de mots, pour qualifier les pratiques d’écriture de Luján et d’Avellaneda. Ces derniers, non seulement par une lecture ciblée des textes originels mais aussi par l’insertion de nouveaux épisodes, réinterprètent les romans authentiques et leur impriment un nouveau sens. Il est temps de dépasser la condamnation sévère et non justifiée que fait Genette du roman d’Avellaneda et de réévaluer le travail de réécriture des deux « imposteurs ». Pour saisir la singularité de chacun il faut revenir aux pratiques apocryphes qui actualisent les latences scripturaires des auteurs premiers et se résolvent en théorie, celle des « deux moitiés » : remotivant le sens étymologique de ‘secret, caché’, l’apocryphe « serait en réalité la moité secrète ou fantôme de l’oeuvre initiale » et touche au plus profond du processus créateur et de l’altérité de l’écrivain premier.

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 308

13 On saura donc gré à la thèse de David Alvarez Roblin d’avoir réparé, grâce à une écriture qui a l’élégance de la précision, de la clarté et de la fermeté, une injustice, et d’avoir redonné une caution légitime à des textes mal évalués car trop longtemps jugés indignes.

NOTES

1. El « Quijote » de Cervantes y el « Quijote » de Pasamonte, una imitación recíproca, Alcalá de Henares, Centro de Estudios Cervantinos, Biblioteca de Estudios Cervantinos (8), 2001.

AUTEURS

PHILIPPE MEUNIER

Université Lumière Lyon 2

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 309

Liste des ouvrages reçus par le Bulletin Hispanique

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 310

Ouvrages reçus par le Bulletin Hispanique

Littérature, éditions et études

Espagne

CERVANTES SAAVEDRA (Miguel de), Don Quijote de la Mancha, Edición del Instituto Cervantes (1605, 1615, 2015) dirigida por Francisco RICO con la colaboración de Joaquín FORRADELLAS, Gonzalo PONTÓN y el Centro para la edición de los clásicos españoles.– Madrid : Real Academia Española, Círculo de lectores, Editorial Espasa Calpe, Centro para la Edición de los Clásicos Españoles, Biblioteca clásica de la Real Academia Española, volumen 47, 2015, XX-1658 p. : Presentación, Estudios. ISBN 978-84-672-6353-4

CERVANTES SAAVEDRA (Miguel de), Don Quijote de la Mancha, Volumen complementario, Edición del Instituto Cervantes (1605, 1615, 2015) dirigida por Francisco RICO con la colaboración de Joaquín FORRADELLAS, Gonzalo PONTÓN y el Centro para la edición de los clásicos españoles.– Madrid : Real Academia Española, Círculo de lectores, Editorial Espasa Calpe, Centro para la Edición de los Clásicos Españoles, Biblioteca clásica de la Real Academia Española, Fait partie d’un coffret réunissant “Don Quijote de la Mancha” et “Don Quijote de la Mancha : guía de uso”, 2015, XX-1678 p. : Preliminar, Esta edición, Notas complementarias, Aparato crítico, Apéndices, Ilustraciones, La biblioteca de Don Quijote, Imágenes del «Quijote», Bibliografía y abreviaturas, Índice de notas. ISBN 978-84-672-6354-1 CHECA BELTRÁN (José), Demonio y modelo. Dos visiones del legado español en la Francia ilustrada.– Madrid : Casa de Velázquez, Essais de la Casa de Velázquez, volume 9, 2014, 191 p. : Notes bibliographiques. ISSN 2171-9004, ISBN 978-84-15636-80-9 FERNÁNDEZ RODRÍGUEZ Daniel (dir.), Los textos de Cervantes, Ignacio ARELLANO, Alfredo BARRAS ESCOLÁ, Antonio CASTILLO GÓMEZ, Jorge GARCÍA LÓPEZ, Luis GÓMEZ CANSECO, Jaime MOLL, Juan MONTERO, José MONTERO REGUERA, Francisco RICO y Eduardo URBINA.– Madrid : Centro para la edición de los clásicos españoles, 2013, 230 p. ISBN 978-84-616-9259-0

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 311

GARRIDO ARDILA Juan Antonio (ed.), A History of the Spanish Novel.– Oxford : Oxford University Press, 2015, VII-416 p. : List of Contributors, Index. ISBN 978-0-19-964192-5 GIL (Henry), La poésie de Jaime Siles. Langage, ontologie et esthétique.– Lyon : ENS Éditions, 2014, 440 p. : Bibliographie, Index. ISBN 978-2-84788-553-8 MENÉNDEZ PIDAL (Ramón), Estudios sobre lírica medieval, Con un prólogo de Margit FRENK ALATORRE, Al cuidado de Ernesto BARROSO y Marta LATORRE.– Madrid : Centro para la Edición de los Clásicos Españoles, Aquae Fundación, Ediciones Universidad de Valladolid, Filología : los maestros, 2014, 405 p. : Prólogo, Anexos (Discurso acerca de la primitiva poesía lírica española, Conferencia), Bibliografía, Índice de versos, Índice de nombres y obras. ISBN 978-84-617-2586-1 NAVARRO TOMÁS (Tomás), Los poetas en sus versos: desde Jorge Manrique a García Lorca, Con textos de Rafael LAPESA, Francisco Javier DÍEZ DE REVENGA, Alonso ZAMORA VICENTE y Antonio MACHADO, Al cuidado de Guillermo SERÉS.– Madrid : Centro para la Edición de los Clásicos Españoles, Aquae Fundación, Ediciones Universidad de Valladolid, Filología : los maestros, 2014, 428 p. ISBN-13 : 978-84-616-9962-9 RICO CEREZO (Ángela), Realidad, ficción y literatura en la época modernista. El escritor sevillano Joaquín Alcaide de Zafra (1871-1946).– Sevilla : Diputación de Sevilla, Literatura n° 41, 2015, 267 p. : Bibliografía, Antología de la obra, Anexo de Imágenes. ISBN 978-84-7798-368-2 ROS (Xon de), The Poetry of Antonio Machado. Changing the Landscape.– Oxford : Oxford University Press, 2015, 282 p. : Bibliography, Index of Poems, General Index. ISBN 978-0-19-873680-6

Amérique Latine

GIRAUD (Paul-Henri), Octavio Paz. Hacia la transparencia, David MEDINA PORTILO (traducción) – 1a edición – México, D. F. : El Colegio de México, Centro de Estudios Lingüísticos y Literarios, 2014, 592 p. : Nota preliminar, Bibliografía, Índice onomástico. ISBN 978-607-462-708-4

GONZÁLEZ VIAÑA (Eduardo), César Vallejo’s Season in Hell, Translation of Vallejo en los infiernos co-ordinated by Stephen HART.– London, Centre of César Vallejo Studies, University College London, 2015, 250 p. ISBN 978-0-9556156-4-1 NAVARRO TOMÁS (Tomás), Los poetas en sus versos: desde Jorge Manrique a García Lorca, Con textos de Rafael LAPESA, Francisco Javier DÍEZ DE REVENGA, Alonso ZAMORA VICENTE y Antonio MACHADO, Al cuidado de Guillermo SERÉS.– Madrid : Centro para la Edición de los Clásicos Españoles, Aquae Fundación, Ediciones Universidad de Valladolid, Filología : los maestros, 2014, 428 p. ISBN-13 : 978-84-616-9962-9 STANTON (Anthony), El río reflexivo, Poesía y ensayo en Octavio Paz (1931-1958).– México : El colegio de México, Fondo de Cultura Económica, Colección Vida y Pensamiento de México, 2015, 526 p. : Bibliobrafía citada, Índice onomástico, Índice general. ISBN 978-607-462-697-1 (El Colegio de México) ; 978-607-16-2638-7 (Fondo de Cultura Económica)

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015 312

Europe

CHECA BELTRÁN (José), Demonio y modelo. Dos visiones del legado español en la Francia ilustrada.– Madrid : Casa de Velázquez, Essais de la Casa de Velázquez, volume 9, 2014, 191 p. : Notes bibliographiques. ISSN 2171-9004, ISBN 978-84-15636-80-9

Histoire - Culture - Société

Espagne

CHECA BELTRÁN (José), Demonio y modelo. Dos visiones del legado español en la Francia ilustrada.– Madrid : Casa de Velázquez, Essais de la Casa de Velázquez, volume 9, 2014, 191 p. : Notes bibliographiques. ISSN 2171-9004, ISBN 978-84-15636-80-9

MORENO-CABALLUD (Luis), Cultures of Anyone. Studies on Cultural Democratization in the Spanish Neoliberal Crisis, Translated by Linda GRABNER.– Liverpool : Liverpool University Press, Contemporary Hispanic and Lusophone Cultures, 2015, 306 p. : Works Cited, Index. ISBN: 978-1-78138-193-9

Europe

CHECA BELTRÁN (José), Demonio y modelo. Dos visiones del legado español en la Francia ilustrada.– Madrid : Casa de Velázquez, Essais de la Casa de Velázquez, volume 9, 2014, 191 p. : Notes bibliographiques. ISSN 2171-9004, ISBN 978-84-15636-80-9

Bulletin hispanique, 117-2 | 2015