LE PASSAGE DU CLIMONT © Editions Pierron, Sarreguemines, 1992 JEAN-YVES VINCENT

LE PASSAGE DU CLIMONT

EDITIONS PIERRON Toute ressemblance avec les personnages fictifs de ce récit ne serait que pure coïncidence. Il faut prendre à César tout ce qui ne lui appartient pas. Paul Eluard Carte des lieux concernés par le récit, établie par l'auteur.

AVANT-PROPOS

1870

Après la triste, « éclatante » et éphémère victoire de Sarre- bruck (1), les troupes de L'empereur Napoléon III ont été balayées le quatre août lors du carnage de Wissembourg, où cinq mille fran- çais s'étaient retrouvés encerclés par trente-cinq mille prussiens. Une division du premier corps, placée sous les ordres du général A bel Douay, avait reçu l'ordre d'occuper et de défendre la petite ville-frontière située sur les bords de la Lauter. Le quatre août, un violent orage s'est abattu sur la région en début de matinée. L'attaque prussienne débute vers huit heures, et surprend les troupiers français, « occupés à laver leur linge, à net- toyer leurs fusils et à faire la soupe ». Complètement isolée à la suite d'une décision stratégique aberrante prise le 3 août par Mac- Mahon, la division Douay va devoir résister aux cinquième et sixième corps prussiens et au deuxième corps bavarois, arrivés par la forêt de Bien wald. Un engagement furieux a lieu dans le secteur de la gare, mais les renforts allemands, arrivés par la route de Bad- Bergzabern, ne cessent de déferler. L'artillerie prussienne hache impitoyablement les positions françaises, semant partout la mort, même chez les brancardiers et les infirmiers qui courent en tous sens au secours des blessés. Le général A bel Douay est tué entre onze heures et midi par l'explosion d'une caisse de munitions. Dans toutes les unités, les officiers sont décimés, et les soldats, désorientés, se regroupent

1. Pour la commodité de la lecture, nous avons délibérément opté pour la toponymie actuelle. A la fin de cet ouvrage, le lecteur trouvera un tableau de cor- respondance entre le nom actuel d'un certain nombre de villes et de villages avec, en regard, celui qui était en vigueur à l'époque où se situe le récit (Voir tableau à la fin du livre). comme ils peuvent; malgré tout, la troupe prise au piège lutte farouchement pour tenter de sortir de cet enfer. On se bat d'une maison à l'autre, sans savoir où aller, où faire retraite. Près de la sous-préfecture, dans la rue qui conduit au pont de la Lauter, des artilleurs sont parvenus à mettre un canon en batterie. Un obus bien ajusté vient faire explosion au milieu de la petite troupe. Vers onze heures et demie, les munitions commencent à manquer, et la résistance des troupes françaises devient de plus en plus spora- dique. Finalement, les unités ayant combattu dans la ville se rendent à midi, mais les quatre à cinq mille soldats de Napoléon, qui ont éta- bli leurs défenses et leurs points d'appui sur la colline du château de Giesberg, située au sud-est de la ville, continuent néanmoins à résister. On tiendra ainsi jusqu'à quatorze heures trente, puis ce sera le massacre, la captivité ou la fuite vers le sud, par la route de Soultz, situé à seize kilomètres d'Haguenau et à douze de Woerth, petite bourgade de la vallée de l'Halbmühlbach, tout près de Froeschwiller. Mac-Mahon a été mis au courant des combats de Wissembourg alors qu'il sortait de . Arrivé près de Froeschwiller, il a décidé que c'est en cet endroit et en nul autre que l'on devait reprendre l'offensive. Il dispose de trente-cinq mille hommes, mais il ne sait pas qu'en face, outre les quarante-huit canons Krupp massés sur la colline de Gunstett, qui vont bientôt cracher leur mitraille et leurs obus sur les troupes napoléoniennes, le prince royal de Prusse peut aligner cent quarante mille hommes. Mac-Mahon ne considère Froeschwiller que comme un point de départ de la contre-offensive qu'il compte mener pour tenir le front, sérieusement enfoncé quarante-huit heures auparavant. Du haut du col du Pigeonnier, il a soigneusement observé la situation et a dit à son état-major: — C'est là, Messieurs, que nous les arrêterons! Malheureusement, d'escarmouches en engagements, le lieu va rapidement devenir celui de la bataille proprement dite. Une bataille terrible et sanglante, dont la férocité et la cruauté n'ont d'égale que celle qui vient de se dérouler à Wissembourg. Le 5 août au matin, Mac-Mahon fait progresser ses troupes au nord de la forêt d'Haguenau. On gagne une région de vignes , de vergers et de houblonnières et l'on entre dans les villages au son du clairon. Les Alsaciens regardent avec des yeux ronds les turcos(2), les zouaves et les spahis, qui forment l'élite de l'armée de Mac- Mahon. Puis les habitants commencent à s'inquiéter un peu en voyant les officiers réquisitionner les cartes dans les écoles. L 'état- major, très confiant dans les possibilités de l'armée, s'est contenté de leur distribuer des cartes de l'Allemagne ! Vers minuit, l'orage menace. Il éclate soudain et trempe soldats et bivouacs. Le matin, alors qu 'il prend une collation au château de Reichshoffen, Mac-Mahon apprend que les premiers combats ont été engagés, alors qu'il est précisément en train de fourbir son plan de bataille ! Chez les Prussiens, il se produit curieusement le même phénomène: les troupes allemandes sont passées à l'action sans attendre les ordres du prince royal! Les Bavarois attaquent Ducrot sur le flanc gauche français, mais les chasseurs d'Afrique et les turcos, qui se sont retranchés, résis- tent efficacement. Puis c'est au tour de Von Bose d'attaquer le centre, après avoir investi Woerth qui a été imprudemment aban- donné par les troupes françaises. Les Allemands installent une cen- taine de pièces d'artillerie, à trois kilomètres de Goersdorff et sur les hauteurs de Gunstett. A midi, les positions centrales des Fran- çais sont encore à peu près intactes. Douay, de Bonnemain et Raoult résistent. Voyant que la situation n 'évolue pas assez vite, le prince royal de Prusse décide d'utiliser la totalité de ses forces: il fait avancer ses cent quarante mille hommes. Le onzième corps prussien encercle le flanc droit de l'armée française après avoir investi le village de Morsbronn. Pour dégager les soldats encerclés, Mac-Mahon fait donner la brigade du général Michel: elle est anéantie en peu de temps par les canons allemands tirant depuis les positions de Gunstett. Malgré le carnage, Mac-Mahon reste très confiant dans sa supé- riorité: il néglige de faire appel au cinquième corps du général de Failly, stationné à une trentaine de kilomètres de là, au camp mili- taire de Bitche, afin de surveiller d'un côté le passage de Rohr- bach, et de l'autre la route venant de Zweibrücken, évitant ainsi à Mac-Mahon d'être pris à revers.

2. Turcos: (1859) mot du sabir algérien, l'Algérie étant restée sous la domination du croissant turc jusqu'en 1830. Dans l'armée impériale, le mot Turco designait les tirailleurs algériens encadrés par des officiers et des sous-officiers français. Au début de l'après-midi, les Prussiens envoient un déluge de fer et de feu sur le petit village d'Elsasshausen, situé non loin de Froeschwiller, qui est bombardé peu après. Le risque, pour Mac- Mahon, de se voir tourné est grand, mais le stratège s'entête à combattre à un contre cinq au lieu de se replier sur les points forts des . Enfin, vers quinze heures, il réalise le danger. Pour protéger sa retraite sur Reichshoffen, il fait donner la brigade des cuirassiers du général de Bonnemain. Les cavaliers s'élancent lourdement sur un terrain coupé de vignes et de houblonnières. Les chevaux se prennent les jambes dans les perches et les fils de fer, et se font abattre les uns après les autres avec leurs cavaliers... Les rumeurs de guerre avaient commencé à circuler dès le début du mois de juillet. Comme tous ses amis, Arnold Pfister avait suivi dans les journaux la folle entreprise de Napoléon jouant le destin des hommes sur les tables de bridge de Plombières. Les Français ne pouvaient aligner que 265.000 hommes face aux 450.000 prussiens de la conscription de Bismarck. L'armée prussienne avait été la première en Europe à faire systématiquement appel à la conscrip- tion, ce qui permettait aujourd'hui à Guillaume d'aligner presque deux fois plus d'hommes que Napoléon. Grâce à l'inconscience et à l'entêtement d'un prince maladif et diminué souffrant depuis plusieurs années d'une lithiase vésicale, la tiendrait donc le mauvais rôle de l'agresseur. La conscription était pratiquée en France, mais d'une façon dif- férente: Le contingent annuel des appelés, complétait les effectifs des soldats de métier et les engagés, mais l'Empire français avait recours au tirage au sort (3). Il se trouvait toujours un miséreux pour s'offrir comme remplaçant à un gros bourgeois craintif qui avait tiré un mauvais numéro. Le volontaire gagnait la somptueuse demeure, serrait la main du rentier, vidait une chopine avec lui en recomptant ses 1.500 francs, et gagnait ensuite son unité. Pour sept ans! Pourtant, certains se réengageaient au terme de leur période légale. Malgré tout, après avoir été frappé de stupeur au moment de Sadowa, Napoléon III, conscient du manque d'effec-

3. Tirage au sort: Après la période du premier Empire pendant laquelle les enrô- lements volontaires, avec ou sans prime, étaient en vigueur; apparut, en 1818, la loi dite de conscription avec tirage au sort, aboutissant à un service de six années. tifs, avait appelé le Maréchal Niel au ministère de la Guerre. En 1868, il fit voter un projet relativement modeste au regard de son ébauche. Pour renforcer les lignards qui devaient accomplir un service de cinq ans, Niel prévoyait la constitution d'une garde nationale mobile, qui formerait un important corps d'instructeurs en cas de guerre. Niel était mort l'année suivante sans avoir pu aboutir. Pour des raisons tout à fait évidentes, les bourgeois et les paysans les plus riches s'étaient fait tirer l'oreille. Quant aux répu- blicains, ils étaient franchement hostiles à tout accroissement du budget de l'armée. Finalement, la loi ne fut qu'incomplètement votée, et le maréchal Le Boeuf, successeur de Niel, promenait tou- jours dans ses cartons le projet original en 1870! Depuis le coup d'Etat du deux décembre, beaucoup de militaires français s'étaient battus contre les troupes de Juarez pendant l'aventure mexicaine, ou bien dans les douars, en Afrique. Ils en avaient conservé une certaine nostalgie, mais la Landwehr, l'armée allemande, instruite et bien encadrée, c'était tout autre chose! Pour la première fois dans l'histoire moderne, la grande masse des jeunes appelés allemands était encadrée par des professionnels de la bataille. Cette organisation avait fait ses preuves, face aux Austro-Hongrois, quatre années auparavant, sur le champ de bataille de Sadowa. Rompue à l'art de la guerre depuis plus de dix siècles, ayant tou- jours utilisé les techniques de pointe dans ce domaine, cette armée du roi de Prusse, futur empereur des Allemands, semblait pour- tant ne pas effrayer les Français de l'« intérieur ». On ne tablait à Paris que sur la légendaire bravoure du soldat de l'Empire, en oubliant tout le reste, à commencer par le rapport des forces en présence... En revanche, l'annonce de cette guerre déclarée à la hâte, un peu comme on tourne le roi à l'écarté, avait éclaté comme un violent orage sur la terre alsacienne: sérieusement malmenée depuis la guerre de trente ans, elle allait devoir, une fois de plus, accueillir les soldats de la Prusse, du Palatinat, du Wurtemberg ou d'ail- leurs... Certes, dans leur immense majorité, les Alsaciens souhai- taient inconsciemment que l'on mît un coup d'arrêt à l'inextingui- ble appétit prussien, que l'on rabattît un peu cet orgueil qui avait déjà dévoré une bonne partie de l'Allemagne. En , on entretenait d'ailleurs, depuis des lustres, de bons rapports de voisinage avec le pays de Bade ou la Bavière. Mais avec les Prussiens, il n'en était pas question ! D'ailleurs, pour qui vivait en cette contrée, la pression prus- sienne ne pouvait être mise en doute, ainsi qu'on le faisait dédai- gneusement à Paris. Le général Ducrot, gouverneur militaire de Strasbourg, avait attiré à plusieurs reprises l'attention du haut commandement français sur la concentration des troupes alleman- des dans le secteur rhénan. En 1866, tout d'abord, après la défaite de Sadowa, puis en 1868, et enfin en 1869. Paris, emporté dans le tourbillon de ses bals, de ses fêtes et de ses rêves de gloire, faisait la sourde oreille ou ne tenait aucun compte de ces informations. Le 19 juillet, Arnold Pfister avait arrêté toutes les lames de la scierie et réuni ses ouvriers pour leur annoncer la nouvelle. A mesure que le silence s'était fait, les bras des hommes étaient retombés et leurs yeux étaient devenus gris. Avant de laisser cha- cun vaquer à ses obligations — les uns partaient, d'autres non — Arnold avait demandé à ceux qui, comme lui, allaient gagner le front comme volontaires, de terminer le travail en cours. C'était sa façon à lui de s'opposer à la décision immature et criminelle prise par Badinguet dans la solitude de son esprit déclinant. Napoléon III, qui avait tenu à diriger lui-même les opérations, s'était vite rendu compte des conséquences de son monstrueux et stupide orgueil: « Rien n'est prêt », avait-il déclaré, « nous n'avons pas suffisamment de troupes, et je nous considère d'avance comme perdus » ! Cela ne l'avait pas empêché de gagner les lignes avec une forte armée de cuisiniers, de marmitons, de valets et de majordomes. Contrairement à celle qu'il avait déclarée pour le compte de ses propres soldats, sa guerre à lui, ne se conce- vait pas sans argenterie, garde-robe et victuailles. Malgré l'effon- drement moral de l'empereur, qui avait probablement fait se retourner dans sa tombe le fondateur de la dynastie, l'état-major français avait conçu un plan: le principal but de la manoeuvre était de séparer le nord et le sud de l'Allemagne en jetant cent mille hommes sur le Rhin. Au lieu d'attendre les Allemands sur les points fortifiés des Vosges et de la Lorraine, on allait donc jaillir en Forêt Noire et réaliser là-bas le coup d'éclat historique et inou- bliable qui assurerait, à n'y pas manquer, le soutien inconditionnel de l'Autriche et de l'Italie, un peu traumatisées depuis cinq ou six ans par les menées expansionnistes de Bismarck. Celui-ci n'avait vraiment pas volé son titre de Chancelier de fer. Le 7e Corps a donc été chargé de la surveillance de tout ce sec- teur sensible et stratégique. Malheureusement, comme partout ail- leurs, on manque de tout, que ce soit au chapitre dû ravitaillement, de l'armement, des pièces détachées. La plus grande confusion règne de Strasbourg à Belfort. On attend la troisième division, celle de Dumont, venant d'Italie. Elle n'arrive guère. On attend la troisième brigade de cavalerie, mais on apprend qu'elle est retenue à Lyon, où l'on craint une insurrection de la population. On attend trois batteries d'artillerie, mais elles se sont égarées en che- min ! Celles destinées à Strasbourg sont enfin arrivées en gare de Sélestat, mais, ne pouvant aller plus loin, ont été renvoyées sur Paris ! Les magasins de Belfort, qui devaient approvisionner le front Est, sont vides. On manque de tentes, de cantines médicales, d'infirmiers, de brancardiers. Trente mille pièces de rechange pour les Chassepots font défaut. Et pourtant, ce fameux Chassepot, il tirait deux fois plus loin que son collègue allemand, le fameux Dreyse à aiguille... Le soir même de la mobilisation, les hommes de Sainte-Marie- aux-Mines ont rallié la caserne de Sélestat, et là, Oscar Bottemer, sergent borné et ricaneur, les a équipés avec l'aide de son fourrier. Si képis, shakos, vareuses, pantalons et fusils sont en nombre suf- fisant, tous les soldats n'ont pas les cent cartouches réglementai- res. On va payer très cher ce petit détail quelques jours plus tard. Pour ce qui est de la cavalerie, c'est pis encore: insuffisamment nourris et entraînés, les chevaux renâclent et se rebellent. Entrete- nus dans la mollesse et la nostalgie des grands combats de l'Empire, les cavaliers eux-mêmes ne se montrent guère plus disci- plinés que leurs montures. On est bien loin du camp de Châlons où Arnold avait appris l'art de la guerre, quelques années auparavant. On est loin de Cri- mée, de Malakoff, de Sébastopol. Loin de tout... Pendant les dix premiers jours, ordres et contre-ordres se croi- sent allègrement. Les hommes souffrent de l'inaction. Ils ne com- prennent pas pourquoi l'on ne passe pas immédiatement à l'atta- que, pourquoi la glorieuse armée française se trouve ainsi réduite à piétiner et à bivouaquer sans relâche. Deux cent trente mille hom- mes sont disséminés le long de la frontière allant de Bitche à Bel- fort. On se rendra bientôt compte qu'il en eût fallu le double. Pen- dant ce temps, à l'aide d'un unique pont de bateaux situé sur le Rhin, à la hauteur de Seltz, les Prussiens font transiter jour et nuit hommes, armes, chevaux, munitions et ravitaillement. Sur l'ensemble du front, les nouvelles parviennent comme elles le peuvent, contradictoires et imprécises, ce qui achève de jeter le trouble dans la pensée des stratèges, déjà en proie à une certaine confusion. Selon la rumeur, beaucoup de lignes télégraphiques auraient été coupées par des détachements de uhlans, passant et repassant le Rhin à la vitesse de l'éclair. On commence à voir des espions en tout lieu. Pourtant, dès la fin du mois de juillet, les maires des communes alsaciennes ont envoyé des rapports précis aux officiers français. Les officiers ont haussé les épaules en prenant connaissance des nouvelles acheminées par les édiles. « La peur les fait divaguer, l'ennemi est loin ». Pourtant, les maires confirment: « Il ne faut pas perdre une minute, sinon toute l'Allemagne va nous tomber dessus! » On ne prendra hélas au sérieux que cette fameuse dépêche adres- sée aux armées par le sous-préfet de Sélestat et qui va générer une belle panique stratégique, en faisant arriver les Prussiens avec quelques jours d'avance dans les secteurs de Marckolsheim et de Huninge... . Non contents de ne pas utiliser leurs yeux et leurs oreilles, les généraux de Napoléon se jalousent les uns les autres, et pensent bien davantage à l'obtention de leur bâton de maréchal qu'au sort des hommes dont ils ont pris la responsabilité. Les généraux d'Afrique ou de Crimée remâchent de vieux rêves de gloire devant la ligne gris-bleu des montagnes allemandes. Ils pratiquent au quo- tidien la politique du chacun pour soi, ce qui nuit à la cohésion de l'ensemble et provoque un épouvantable gâchis d'énergie et de matériel. Et puis, d'un autre côté, il y a aussi le lourd traumatisme de l'échec mexicain, relégué dans une sorte de non-dit, mais qui continue de peser sur le moral de l'armée. Pour couronner le tout, l'empereur, atteint d'une grave maladie des voies urinaires, a lui-même conclu, dès les premières heures, à l'inéluctable défaite de ses troupes, avant que le premier coup de canon ait été tiré... Dans la zone des combats, sur le terrain, loin des rêves de gloire et des cartes d'état-major, le carnage est effroyable... Depuis une demi-heure, on attend l'attaque que devait porter de flanc le colonel de Bresolles, afin de forcer les positions alleman- des. En vain: depuis plus de dix minutes, le colonel gît au sol, désarticulé et sanglant, entouré du reste de son escadron. La superbe charge a fait cent cinquante morts et autant de blessés en l'espace de cinq minutes. Les charges des cuirassiers du général Michel pour reprendre Morsbronn, puis de de Bonnemain, à l'ouest d'Elsasshausen, destinée à dégager l'infanterie impériale, ont été prises sous le feu de l'infanterie et celui des canons. Sentant la partie perdue, Mac-Mahon n 'a pas hésité à sacrifier ses cuiras- siers pour couvrir sa propre fuite et celle des débris de l'armée d'Alsace... La bataille de Froeschwiller est terminée et perdue. Elle ouvre l'Alsace aux Allemands au moment-même où celle de Forbach leur livre la Lorraine. Pendant toute la journée, le général de Failly, ne sachant que faire, a attendu un télégramme venant de Mac- Mahon. Pendant ce temps, sur la partie gauche du front, le général Frossard va être écrasé à Spicheren, non loin de Forbach. Du fait de l'orgueil, de l'entêtement et du manque de lucidité de Mac- Mahon, le commandant du sixième corps n'aura donc pu porter secours à quiconque: le soir venu, il sera lui même contraint de battre en retraite, afin de ne pas se trouver encerclé par les troupes du Prince Royal de Prusse et celles de Frédéric-Charles. A 17 heures, les Prussiens investissent Froeschwiller où les der- niers turcos combattent toujours, à la baïonnette, pendant que Mac-Mahon, accompagné des débris de ce premier corps d'Armée défait et meurtri, fuit vers Lunéville par la trouée de Saverne, abandonnant des milliers de corps disloqués sur un terrain gorgé de sang. On installe un hôpital dans l'hôtel du Cheval Blanc et des chirurgiens, venus de Strasbourg, scient et tranchent sans relâche les os prussiens et français, tandis que le soir, la fanfare militaire allemande joue de la musique classique. Sous la canicule du soleil d'été, les paysans et les villageois ont été réquisitionnés par les Prussiens. Pleurant leurs villages incen- diés, leurs récoltes détruites, leurs fermes pillées, il ont creusé d'énormes fosses communes, et enfoui à la hâte hommes et che- vaux, en mêlant les morts aux agonisants. « Les services sanitaires répandent à l'aide de seringues à lavement, d'éponges et de balais, des produits désinfectants, en arrosant chaque coin, le mobilier, les maisons, les escaliers, les cuisines, les cours et les caves... » Les Français ont perdu 9.800 hommes durant cette journée tra- gique, auxquels il faut ajouter 6.000 prisonniers, et aussi deux journalistes, Cardon du « Gaulois » et Chabrillat du « Figaro », cachés dans le clocher de l'église de Woerth pour mieux observer les combats. Le 3 zouave, de loin le plus éprouvé avait perdu 40 officiers sur 65 et près de 1.600 hommes sur un total de plus de 2.000! En ce début du mois d'août, dans les champs de blé, les hou- blonnières, les pâtures, les vignes et les clairières, la terre d'Alsace s'est gorgée de sang. Tout au long du vallon, sur les chemins des collines qui conduisaient aux positions allemandes, le sol est jon- ché de morts et de blessés, parsemé de Chassepots abandonnés, de lances, de gibernes, de sabres, et d'oriflammes. L'étouffante nuit d'été tombe lentement sur cette journée du six août 1870: dix-huit jours seulement se sont écoulés depuis la décla- ration de guerre à la Prusse. Von Moltke continue de jeter toutes ses forces dans la bataille, accentuant partout la pression avec le demi-million d'hommes que comptent ses 29 divisions. Culbuté en tous lieux dans le Nord de l'Alsace, Mac-Mahon ne peut, quant à lui, n'en aligner que seize au moment ou il entreprend sa retraire sur Châlons. Le huit août, la porte de la France est grande ouverte. Le neuf et le dix, la folle retraite se poursuit. Le 11, l'armée se dirige sur Bayon pour éviter Nancy, que l'on croit déjà prise. Elle ne l'est pas encore! Le 12, alors que Nancy, déclarée ville ouverte, est prise, et que Napoléon III confie le commandement en chef de l'armée du Rhin au maréchal Achille Bazaine, les troupes se trouvent dans le secteur d'Haroué, le 13 à Vicherey et le 14 à Neufchâteau. Là, le train emmène toute cette armée en débandade en direction du camp fortifié de Châlons. Sur cette partie du front, les Prussiens ont perdu — et pour cause! — tout contact avec les Français. En Alsace, le général Félix Douay, ne voulant pas se trouver enveloppé, ordonne la retraite vers Altkirch et Belfort, mais paral- lèlement, d'autres unités, chargées de défendre les ponts du canal Rhin-Rhône, vont se trouver mêlées au flot de la retraite. Une dizaine de jours seulement après la tragédie de Froeschwiller, la garnison de Belfort fête la Saint-Napoléon. On croise de tout: des hussards, des artilleurs, des mobiles, des cuirassiers, et des milliers de lignards(4). Ce sera l'ultime grande confusion. Partout, les hommes sont las, découragés et honteux de marcher ainsi en tous sens sous les yeux de la population civile qui les avait vus, quelques jours auparavant, se rendre gais, joyeux et décidés, sur la route de ce front qui devait les conduire à Berlin.

4. Lignard: soldat de l'infanterie, homme de ligne. Dans les villes et dans les villages, les Alsaciens sont consternés de les voir ainsi refluer en désordre, fuir sans avoir combattu, sans avoir aperçu, pour la plupart d'entre eux, le moindre casque à pointe. Un peu partout, les soldats français abandonnent dans les champs et dans les fossés leurs vingt-cinq kilos de paquetage, leurs cartouchières et leurs fusils. Ils ne conservent le plus souvent que les vivres qu'ils ont pu arracher ou voler çà et là. On peut les voir, pieds nus sur les chemins, leurs souliers neufs pendant autour du cou. On dirait une vague déferlante et furieuse fuyant quelque fin du monde, laissant place aussitôt après son passage, à l'odeur nauséa- bonde et déjà pénétrante de la future botte prussienne.

PREMIÈRE PARTIE Août 1870

FROESCHWILLER

Après avoir exécuté un vif demi-tour, Arnold éperonna son che- val déjà bien fourbu. Le capitaine avait été tué lors de la charge pré- cédente et c'est le mauvais Niedermeyer qui commandait à présent l'escadron. Dominant le vallon, bien retranchés, les Allemands de la troisième armée du Prince Royal de Prusse tiraient les cuirassiers de la cavalerie française comme à l'exercice. Depuis les hauteurs de Gunstett, les canons écrasaient ce qui pouvait encore tenir debout. Tout en pensant à sa belle Maria et à son fils qui l'attendaient quelque cent kilomètres plus bas, Arnold Pfister dirigea à nouveau son cheval vers les lignes d'en bas. Par deux fois, il avait eu la chance de tailler dans les rangs ennemis sans être blessé. A plus de dix reprises depuis une semaine, l'Alsacien avait frôlé la mort et senti de près ses ailes de nuit froide. — En avant, pour l'Empereur ! hurla Niedermeyer, et tout l'esca- dron s'ébranla lentement. En descendant la petite pente au grand galop, face à la mitraille qui recommençait à rugir, Arnold songea aux deux dernières semaines qui venaient de s'écouler. Il savait que cette charge serait la dernière et qu' il ne remonterait pas. Les lignes allemandes n'étaient plus qu'à deux cents mètres, et le feu de peloton se remit à crépiter, fauchant les chevaux et les cava- liers qui s'abattaient les uns après les autres dans une prairie déjà jonchée de cadavres. Le canon se mit lui-même de la partie, aboyant de sa voix sèche et sourde, achevant la besogne de l'infan- terie allemande, balayant les espaces découverts. Les cuirassiers galopaient sur un champ de morts et de blessés avant de tomber à leur tour. A une cinquantaine de mètres des positions allemandes, Nieder- meyer lança un dernier cri guerrier avant de s'écrouler, la tête emportée par un éclat d'obus. Arnold Pfister sentit vingt brûlures lui ravager la poitrine et les jambes. Ses yeux et sa gorge se rempli- rent de sang. La poitrine ravagée par la mitraille, les deux jambes ouvertes, il tomba à son tour pour ne plus se relever.

LES LENDEMAINS DE LA DÉBÂCLE

Septembre 1870

Comme beaucoup de villages de France, celui de Sainte-Marie- aux-Mines fut cruellement éprouvé par les nouvelles reçues du front, au fur et à mesure que ce dernier se trouvait enfoncé. Henri Steinbach, l'un des ouvriers de l'usine de filature(1), avait trouvé la mort à Wissembourg. Pierre Heller avait été mortellement blessé par un éclat d'obus pendant la bataille de Forbach. Ce matin même, on apprenait la mort d'Arnold Pfister: Maria, enfermée avec son fils dans le bureau de la scierie, ne voulait plus voir per- sonne. Le petit Frédéric, âgé de cinq ans, pleurait dans ses bras, sans tout à fait bien comprendre comment cette brusque tempête lui avait fait perdre le père qui n'allait plus quitter ses pensées par la suite. Pendant les jours qui avaient précédé la nouvelle, Frédéric errait dans la scierie déserte, demandant à tout instant quand son père reviendrait pour la remettre en marche... Quand reverrait-il enfin les gerbes de sciure jaillissant du bois fendu, et répandant cette bonne odeur de résine chaude? A chaque question de l'enfant, Maria fondait en larmes et serrait Frédéric contre elle. Mais cette fois-ci, c'était décidé, elle pleurerait pour la dernière fois.

1. Filature : Les tissages se faisaient dans trois catégories de locaux , les manufac- tures, les ateliers et le domicile. Les premiers tissages remontent aux années 1750. Puis vint l'époque des Tissiers qui prirent leur essor sous le premier Empire au moment du blocus continental. L'industrialisation de Sainte-Marie et l'exploita- tion des métiers Jacquard datent du début du XIX siècle. Le Val de Villé comp- tait deux filatures sous la Restauration. Quant au tissage à domicile, très répandu, peu compétitif et ne procurant à ses acteurs que des revenus très faibles, et n'améliorant que fort peu les maigres ressources provenant de l'agriculture, il se maintint néanmoins, bon an, mal an, jusqu'à la fin du XIX siècle. A Steige et à Maisonsgoutte, deux villages du fond du val, se trouvaient pourvus d'unités de tissages. Le grand couteau du chagrin fouille sa poitrine et de gros nuages gris flottent devant ses yeux. Elle se souvient des dernières paroles d'Arnold avant son départ pour le front: « On va se faire hacher pour un bon à rien qui n'a plus que la guerre pour occuper ses journées. L'Alsace n'avait pas eu assez de malheurs (2) depuis des années, il faut encore que la guerre se mette dedans ! Si l'on perd la bataille, comme je le crois, le pays va souffrir pendant de très lon- gues années. L'aigle de Guillaume et celui de Badinguet sont de la même famille, celle des oiseaux de proie. S'il m'arrivait malheur, dis bien au petit de ne jamais oublier cela. » Dès la fin du mois d'août, une petite partie des soldats alsaciens blessés pendant la première campagne avait été libérée par les Prussiens, ou simplement abandonnée à son sort : une décision qui n'obéissait à aucun souci d'humanité particulier de la part des con- quérants, mais était dictée par le pragmatisme germain. Les mois- sons, le vignoble et les autres activités avaient besoin de bras, et il n'était pas question, pour Berlin, de prendre possession d'un pays à l'abandon, même si Bismarck proclamait haut et fort qu'il consi- dérait avant tout les territoires occupés comme devant constituer un glacis. Tous les autres avaient été faits prisonniers et envoyés en Alle- magne. A la fin du mois de janvier 1871, on put dénombrer 370.000 soldats et près de 12.000 officiers dans les camps prus- siens. Si dans certains cas, les conditions demeuraient relativement acceptables, dans d'autres en revanche, ce fut l'enfer : Dans la cita- delle de Würtzburg, les captifs étaient entassés à quarante dans des chambres de vingt. Quant aux récalcitrants, francs-tireurs ou mobiles portant un semblant d'uniforme, on les envoyait au cachot ou, plus simplement encore, on les passait par les armes sur les lieux de leur capture.

2. La population alsacienne connut des problèmes de tous ordres durant tout le XIX siècle. Outre la terrible disette qu'elles provoquèrent, les conditions climati- ques des années 1844 à 1847 eurent parallèlement une énorme incidence sur l'état de la forêt et la santé de l'agriculture. Le phylloxéra fut accidentellement intro- duit en 1865 en même temps que des plants américains, et le parasite anéantit une grande partie du vignoble français. La plus grave calamité fut néanmoins l'épidé- mie de choléra qui frappa toute la France entre 1849 et 1855 (voir à ce sujet le livre de Jean Carrière La caverne des pestiférés) et fit en particulier de terribles ravages dans le Val de Villé et dans la vallée de la Liepvrette. On en arriva pendant un temps au point où une personne contaminée sur deux gagnait le cimetière. Dans le même temps, Bismarck s'était mis à bombarder Stras- bourg, estimant que la sublime flèche de Jean Hültz constituait un observatoire idéal pour les défenseurs de la ville. Les obus prus- siens firent près de trois cents morts et trois mille blessés dans la capitale de l'Alsace. Cinq cents habitations furent détruites et dix mille personnes se retrouvèrent sans abri. Le vingt-sept septembre, à dix-sept heures, après une résistance acharnée, la ville, qui man- quait de tout, finit par hisser le drapeau blanc. La Suisse recueillit alors plus de deux mille personnes provenant de la capitale de l'Alsace, femmes, enfants ou bien vieillards. Les Français qui voulaient encore se battre en Alsace, man- quaient, entre autres, de munitions. Poussés par les Prussiens, ceux qui en possédaient encore avaient donc reflué en désordre vers le sud, vers Colmar, puis vers Altkirch et Belfort, soit pour constituer des corps francs, soit pour rejoindre ce que l'on appelait encore l'armée régulière: celle de Bourbaki, en l'occurrence, était pressée de toute part par celles de Werder et de Manteuffel qui avaient pris le massif des Vosges tout entier comme en un sac, détruisant tout ce qui tentait d'en sortir. Le trois octobre, les Alle- mands pénétraient dans Mulhouse, le huit dans Colmar, le vingt- quatre dans Sélestat. Pourtant, les corps résistaient encore dans les petites vallées des Vosges. Ici avec vingt-cinq hommes, là avec trente. Ce n'étaient pas toujours, hélas, d'excellentes recrues. Devant les difficultés rencontrées par Niel dans la réforme de la conscription, on avait fait voter en 1868 une loi qui avait donné à ces corps une existence légale: ces volontaires devaient s'armer et s'équiper eux-mêmes. Nombre d'entre eux avaient activement participé aux opérations depuis le 19 juillet. Certaines de ces compagnies, dépendant de l'armée de l'Est, étaient plus ancrées politiquement, tels la Compa- gnie des francs-tireurs de la Mort, les Enfants Perdus du Beaujo- lais ou le Bataillon de l'égalité de Blida. Enfin, l'on pouvait voir çà et là des francs-tireurs n'arborant aucun uniforme, qui attaquaient les Allemands isolés. Cela inquiétait beaucoup Von Moltke et l'ensemble de l'état-major. Non seulement le stratège récusait toute espèce de guerre menée par des éléments incontrôlés, mais il voyait peu à peu en maints endroits « sa » guerre se transformer peu à peu en guérilla. Le haut-commandement avait donc prévu des sanctions extrêmement sévères pour chaque civil qui serait cap- turé les armes à la main. Restaient les mobiles. La garde nationale qu'ils composaient avait été créée par cette même loi votée en 1868. Elle concernait les jeunes des cinq dernières classes qui avaient eu la chance de tirer un bon numéro ou avaient été exemptés de service pour une raison ou pour une autre. En cas de guerre, tous ces éléments non perma- nents devenaient mobilisables. A l'instar des corps-francs, ils pri- rent souvent une part active aux combats et escarmouches qui se déroulaient dans les vallées, témoin l'engagement qui eut lieu le 17 à Thanvillé, commune située dans le Val de Villé, et qui provoqua ensuite , de la part des Dragons badois, surpris par cette offensive, de sauvages représailles et nombre d'exactions de toute nature. N'ayant trouvé lors de leur retour dans le Val ni mobiles ni francs- tireurs, les Allemands procédèrent à de nombreuses exécutions sommaires au sein de la population civile. Le général Cambriels, qui avait réussi à s'échapper du piège de Sedan, reçut à la mi-septembre le commandement de la forteresse de Belfort. Une dizaine de milliers de gardes-mobiles, venant du Haut-Rhin, mais également du Sud-Ouest s'étaient rassemblés autour de la ville. Le froid s'était abattu sur la trouée de Belfort et les soldats étaient mal installés. On manquait d'uniformes, de cou- vertures, de fusils. Bref, tout continuait allègrement comme avant ! Rien n'avait changé, hélas, du côté de l'intendance... Les hommes s'exerçaient au tir et passaient le reste des journées dans les cabarets de l'endroit. On ne pouvait constater que l'on était encore en guerre qu'en assistant au passage du triste convoi des fuyards et des réfugiés. En proie à un grand désarroi, cernés de toutes parts par l'armée prussienne qui quadrillait systématiquement le terrain, beaucoup de soldats, d'origine alsacienne, avaient été contraints d'abandon- ner la partie. Les hommes de Bismarck avaient désarmé les Alsa- ciens et les Lorrains, et rendu une partie des éclopés à la vie civile. Les autres, les isolés, avaient jeté leur paquetage dans les fossés et les taillis, ôté leur vareuse, brisé leur fusil, puis regagné leur vil- lage, la mort dans l'âme. Quand ils n' avaient pas été faits prison- niers, puis envoyés dans quelque coin obscur et sinistre de la Poméranie. Sur la place principale de Sainte-Marie-aux-Mines, petite bour- gade nichée dans la vallée de la Liepvrette, sur la route qui conduit de Sélestat à Saint-Dié, les combattants d'un mois s'étaient ras- semblés sur la place de la mairie. Ils discutaient par petits groupes, parlaient de leur guerre, évoquant la déconfiture de l'armée fran- çaise, et les conséquences qu'elle allait comporter au niveau local. Ils n'étaient pas tendres pour les officiers et encore moins pour le haut-commandement. Camille Arnold, le maire de Sainte-Marie, avait bataillé ferme sur les rives de la Lauter, lors des premiers engagements sur la frontière, dans la zone de Wissembourg, mais il avait fini par rece- voir un vilain coup de baïonnette à l'épaule. Laissé pour mort sur le terrain, il avait été découvert inconscient par deux brancardiers à la tombée de la nuit. On lui avait confectionné à la hâte un pan- sement qui était aussi vilain que la blessure à laquelle il était des- tiné. — Nous étions arrivés à la lisière de la forêt d'Haguenau, et nous pensions nous cacher tranquillement avec ce qui restait de la section, disait-il ce matin-là à Albrecht Metzger, quand toute une myriade de verdâtres nous est tombée dessus. Alors, que veux-tu! On a dû jeter les flingots en tas, devant un gros feldwebel qui rica- nait. Ils y ont mis le feu, puis ont jeté ce qui nous restait de cartou- ches dans la Sauer. A côté de moi, se trouvait un gars de Lunéville, un bon gros qui s'est mis à pleurer silencieusement en entendant le plouf de nos cartouchières dans la rivière. Et puis, nous sommes partis, comme des somnambules, vers le sud, en évitant les grandes routes. Nos uhlans avaient disparu au grand galop, dans un nuage de poussière, ayant sans doute mieux à faire que de traîner des pri- sonniers éclopés derrière eux. A la sortie d'Haguenau, nous avons trouvé une carriole abandonnée: on m'a mis là-dedans avec deux ou trois zigs bien esquintés, et puis aussi un sous-officier allemand que ses collègues n'avaient pas le temps de soigner: deux gars tiraient, deux autres poussaient, et fouette cocher ! Nous avons pu éviter les patrouilles et les détachements et nous sommes arrivés à Westhoffen, le village natal de l'un de nos tireurs de carriole. J'ai passé là-bas quatre ou cinq jours en compagnie de mon sous- officier prusco(3) qui se confondait en remerciements-quelle iro-

3. Le terme de Prusco, qui possédait dès le début une assez nette connotation argotique et pour tout dire nettement péjorative, est apparu dans le dictionnaire à la fin des années 1880, mais il avait déjà fait déjà fait florès bien des années aupa- ravant dans le langage parlé. Il est d'ailleurs de tradition que le dictionnaire offi- cialise en quelque sorte l'usage des termes ainsi employés, comme il le fait d'ail- leurs de nos jours des angliscismes et de quelques néologismes acquérant peu à peu droit de cité dans le langage courant. nie! A bien y regarder, il était assez sympathique, cet ostrogoth. Nous avons même discutaillé en charabia moitié allemand, moitié français, pendant que nous étions bloqués à Westhoffen. Et puis, ma foi, chacun est ensuite parti de son côté ! Depuis son retour à Sainte-Marie, Camille accueillait les uns après les autres les quelques citoyens rentrant du front, ayant ou non fait le coup de feu. Il leur prodiguait quelques paroles de réconfort et avait aussi été rendre visite aux trois veuves de la com- mune, les assurant du total soutien de la collectivité, ce qui, dans sa bouche, n'était pas un vain mot. Camille était né à Achain, village mosellan situé entre Morhange et Château-Salins. En 1850, alors que le petit garçon n'était âgé que de sept ans, toute la famille avait gagné Sainte-Marie-aux- Mines, petite commune en pleine expansion, qui avait sa filature et dans laquelle les propositions d'emploi étaient plus nombreuses, alors, que sur les bords de la petite Seille. Camille s'était pris d'une véritable passion pour son nouvel environnement, et il n'avait en vérité qu'un seul souci: que celle-ci devienne communicative. Il n'avait que vingt-six ans quand, pour reprendre son propos, la marie lui était tombée entre les bras, et vingt-sept quand le neveu de Bonaparte avait jugé bon de mettre le feu aux poudres. Monsieur le maire possédait depuis longtemps dans tout le can- ton une solide réputation d'honnête homme. Il avait l'esprit vif et malicieux, souvent railleur, enfin la langue bien pendue, toutes qualités nécessaires à qui doit supporter la charge d'édile. L'action et les revers de fortune semblaient lui donner des ailes et décu- plaient ses moyens. Aussi, devant les circonstances douloureuses auxquelles on devait maintenant faire face, rien ne l'arrêterait, cela était certain. Ce matin-là, Camille discutait donc avec Albrecht Metzger, dro- guiste de son état, Charles Becht, directeur de la filature — l'homme le plus important de la commune —, et enfin avec Edwin Schmitt, l'instituteur: ce dernier avait commencé la guerre à Woerth avec cinquante cartouches dans sa giberne. A ses côtés, ses camarades n'étaient guère mieux lotis que lui. La troupe n'avait que trois jours de vivres devant elle, et l'on avait dû faire appel aux villageois et aux paysans sur le chemin qui conduisait à la guerre. Aux abords de Wissembourg, la brigade d'Edwin avait été sérieu- sement accrochée sur les bords de la Lauter, par un détachement allemand armé jusqu'à la gueule. Avec un peu de chance, Edwin aurait pu faire le coup de feu aux côtés de Camille Arnold. Trois petites heures de combat avaient suffi à vider les Chassepots, et il avait fallu hisser le drapeau blanc... Edwin, qui n'avait pourtant rien d'un boute-feu ni d'un va-t-en-guerre, avait très mal ressenti l'affaire. Il s'en tirait avec un méchante plaie au cou, faite par un sabreur prussien. Ici, à Sainte-Marie, les nouvelles ne parvenaient qu'avec beaucoup de difficultés, et, comme partout ailleurs, on ne savait plus à qui ni à quoi se vouer. — Tu as fait ton devoir, mon vieux, déclara Camille, on ne peut pas raser les pruscos à coups de lance-pierres... — S'il en est de même pour les autres armées, rétorqua l'institu- teur, cette satanée guerre sera terminée avant la fin du mois de sep- tembre ! — Cela se pourrait bien, ajouta Charles, car d'après les nouvel- les, la quatrième armée prussienne, celle qui a bousculé les nôtres à Forbach. continue d'enfoncer le clou. A côté de Metz, à Saint- Privat, cela a été aussi terrible, d'après ce que l'on dit. D'abord, ça a été le couplet du Chassepot, puis celui du canon Krupp. Nos sol- dats se sont battus toute la journée sans avoir bu ni mangé quoi que ce soit. Jusque dans les tombes du cimetière entourant l'église ! Pendant que, de notre côté, nous en étions à croquer du verdâtre et à essayer de nous sortir du guêpier où il nous avait fourrés, Mac- Mahon a filé comme un lapin, en abandonnant l'Alsace. A pré- sent, Bazaine est enfermé dans Metz, comme une tortue dans sa carapace, et d'après les nouvelles, Ponpon aurait été fait aux pat- tes à Sedan, au début du mois. Toujours d'après ce que m'a dit un employé du télégraphe, Badinguet aurait essayé de se faire tuer à Bazeilles, mais la mort n'a pas voulu de lui. Je ne comprends pas que, parmi toutes ces balles perdues, tous ces éclats d'obus qui ont tué tant de monde, notre grand stratège n'ait pu trouver chaussure à son pied! En tout cas, pour ce qui me concerne, j'aurais mieux aimé me faire tuer tout de suite plutôt que d'assister à une telle débâcle ! La balle, qui lui avait transpercé la cuisse, avait frôlé la fémo- rale... Marcelin Wendling, l'un des amis de Charles, était venu se join- dre au petit groupe. Bien décidé à casser du prusco, le négociant en tissus avait été pris lui aussi au piège des cartouches. Il avait fra- cassé son fusil sur une borne-frontière tout en envoyant une bor- dée d'injures aux envahisseurs. En allemand. Les soldats de Guil- laume avaient fort mal pris la chose et s'étaient mis en devoir de tabasser vigoureusement ce soldat mal embouché. On l'avait laissé sur le carreau avec un genou démis et une clavicule brisée. A l'heure qu'il était, Marcelin avait encore un peu de mal à parler et à marcher. A le voir claudiquer, on eût pu croire qu'il venait de dévaler tout un escalier. — Charles, je pense que c'est surtout le 1er et le 7e corps qui ont trinqué, assura Marcelin. Du moins j'espère! ajouta-t-il. Les autres étaient mieux équipés, et pour moi, ça doit encore résister à l'intérieur... — En attendant, rétorqua le « fileux », l'Alsace a été complète- ment abandonnée. Dans les villages des vallées, il n'y a plus qu'une poignée de moblots(4) et de francs-tireurs pour continuer. Mais nous les payons cher, ces exploits de la dernière heure: Regarde le massacre qu'ils ont fait chez de Castex. Les uhlans ont même fendu la tête à des femmes et des vieux, à grands coups de sabre ! Et puis, Strasbourg est assiégée, et bientôt, les pruscos défileront partout dans les rues pour bien montrer qu'ici la guerre est termi- née. A Sélestat, la garnison tient encore bon, mais elle est encerclée et manque de tout. Les Français ont détalé de toutes parts après Sedan, avec toute l'armée de Guillaume aux fesses ! Il n' y a guère que dans le Sud que cela tient encore un peu. Non, croyez-moi, la France est foutue!... — Calmez — vous, dit Camille en s'interposant. De toutes façons, on ne peut plus rien faire à notre niveau. Sinon notre devoir de citoyen. Il faut penser à la commune, faire redémarrer ton usine, Charles, voir qui peut s'occuper de la scierie de ce pau- vre Arnold. Enfin bref, refaire tourner toute la boutique... — Alors tu vas travailler pour les Allemands? l'interrompit Albrecht. Tu sais ce qu'ils ont fait, à Bazeilles? Ils ont incendié le village, ils ont fusillé des gens du village, ils en ont brûlé vifs, ils en ont déporté ! Et tu veux qu'on fasse quelque chose avec eux, ici, à Sainte-Marie? Tu déraisonnes! De plus, tu sais bien que tout ce qu'on pourra produire ici, ils vont venir le rafler au fur et à mesure. Malheur aux vaincus ! — Je n'en suis pas certain, lui répondit le maire. Et puis, rien n'est encore terminé. Même si Napoléon part au diable en courant,

( Moblots mutation argotique de mobile, soldat de l'ancienne garde mobile de 1848 et 1870. il est en France des types qui peuvent le remplacer. Ils n'auront pas de mal à le faire. Edwin Schmitt, l'instituteur, termina le raisonnement ébauché par Albrecht. — Sois raisonnable, Camille, tu sais très bien que Bismarck n'a pas fait cette guerre pour flanquer par terre le petit Napoléon, mais pour se caler une bonne partie de la France dans les joues. Et je crois que, de ce côté-là, nous sommes aux premières loges, en Alsace. Tu imagines sérieusement les Allemands repasser le Rhin après avoir donné sa leçon au petit soldat de Plombières? Sans ramasser quelque chose en repartant? Ce n'est pas sérieux, tu le sais bien ! Ebranlé par tous ces arguments, ployant sous les assauts, le maire céda peu à peu du terrain ! — Il faudra donc se battre, conclut-il, mais sans armes cette fois-ci; je ne vois pas aujourd'hui comment on pourrait bien cogner les Prussiens sur ce terrain. — Pour moi, je ne vois que deux solutions, ajouta Marcelin. Ou bien on subit, ou bien on s'exile. Je ne sais pas ce que vous en pen- sez, mais personnellement, je ne me vois pas donner le fruit de mon travail au roi de Prusse... — En attendant les évènements, pensons d'abord à la com- mune, dit Camille, obsédé par ses responsabilités d'édile, et peu décidé à laisser crouler une ville qu'il avait, selon lui, montée à la force des poignets avec quelques autres fanatiques du même acabit.

LES ALLEMANDS ARRIVENT A SAINTE-MARIE-AUX-MINES

Quelques jours s'étaient écoulés. Ce matin-là, le soleil d'automne chauffait doucement la place de Sainte-Marie-aux- Mines et le coeur de tous ces hommes, ébranlés et meurtris par une défaite sans gloire, rapide, inéluctable, et particulièrement avilis- sante. Les dernières nouvelles étaient franchement catastrophi- ques. Celle de la capture de la dernière armée impériale, prise au piège à Sedan, se trouva confirmée. Le deux septembre, Napoléon III avait effectivement été fait prisonnier. A Paris, aigles et abeilles avaient été jetées au ruisseau, et la République proclamée. Cette dernière nouvelle fit la joie de Charles et d'Edwin, fervents républicains, car issus tous les deux d'authentiques quarante — huitards qui avaient fait le coup de feu dans les rues de la capitale et prestement envoyé, en leur temps, le gros Louis-Philippe sur la route de Dieppe. Charles entra comme un forcené dans la mairie et pénétra dans le bureau de Camille en chantant à tue-tête. — La République, Camille, la République, tu te rends compte ! plus de Tuileries, plus de Plombières, plus de Ratapoil. Fini, tout ça! La République de 93 a battu les Pruscos, les Autrichiens, les Italiens, et j'en passe. Et celle de 70 ne me foutrait pas tous ces prussiens à la porte?. La République doit commander une levée en masse, comme en 93, ajouta-t-il d'un ton pénétré. — Calme-toi, répondit le maire, et réfléchis un peu. Tu sais très bien que les Prussiens de 70 sont beaucoup plus nombreux. Qu'à force de capituler à droite et à gauche, l'armée française ne compte plus ses morts, ses blessés et ses prisonniers. A Sedan, il y en a eu cent mille d'un seul coup ! Il lui restera quoi, pour reconduire Bis- marck de l'autre côté du Rhin? A cet instant, une clameur parvint de la cour. On entendait dis- tinctement un bruit de galopade sur les pavés de grès rose. Camille et Charles se précipitèrent à la fenêtre. En bas, un fort détache- Les deux hommes se dirigèrent à reculons vers la grande fenêtre jouxtant la grande porte d'entrée, que le patron avait fermée à clef en entendant le coup de feu. Tous les clients se tenaient cois contre le mur, ou bien assis, les mains sagement posées sur leur table. — Ouvre, dit Freddy à Erwin. Je les surveille. Erwin ouvrit lentement les grands battants de la fenêtre. A cet instant, un coup de feu claqua, venant du fond de la salle. Touché au ventre, Freddy mit les genoux à terre et laissa tomber son revolver. — Tas de putes ! hurla Erwin en tirant à plusieurs reprises au hasard. Quatre hommes s'écroulèrent et ce fut la confusion. Erwin prit lestement Freddy sur son dos après avoir récupéré son revolver, et s'enfuit dans la nuit, courant avec son fardeau. Il n'avait pas parcouru dix mètres que des clameurs retentis- saient déjà de toutes parts. On appelait les patrouilles. A cette heure-là, il y en avait plein les rues dans les villes d'Alsace. L'une d'entre elles fit son apparition au bout de la rue des Cigo- gnes. Voyant Erwin qui s'enfuyait avec son blessé sur le dos, les soldats pressèrent le pas. Venant de la place d'Armes, une autre patrouille coupa la retraite d'Erwin, et celui-ci prit rapidement la direction du marché au poisson en empruntant la rue Sainte-Foy, et en passant juste devant la maison Soulzbach. Erwin entendait gémir Freddy dans son dos et cela obscurcissait son jugement et sa raison. Où aller à présent? Le vieux bûcheron se sentait cerné. Il pensait à tous ces sangliers qu'il avait ainsi for- cés jusqu'au gîte, durant toute sa vie de chasseur et de braconnier. En passant devant l'église Sainte-Foy, il tomba nez à nez avec une patrouille venant de la rue du Sel. — Cette fois, Freddy, nous sommes bel et bien fichus. Mais celui-ci avait perdu beaucoup de sang et était déjà incons- cient. Erwin déposa doucement le jeune homme à terre, rechargea ses deux armes et fit feu sur les soldats. Six d'entre eux s'écroulè- rent; les deux autres rispostèrent et atteignirent de nouveau Freddy, puis Erwin. Le bûcheron poussa un hurlement, laissa tomber l'un de ses revolvers et porta la main à son ventre. Son sang coulait de la jambe de son pantalon et rougissait sa chaussure. Il fit feu de nouveau et abattit ce qui restait de la patrouille Puis il s'adossa le long du mur de l'église Sainte-Foy et se laissa glisser jusqu'à terre. Il voulut ensuite recharger ses armes, mais il constata que ses poches étaient vides. Alors, ivre de colère et de douleur, il jeta ses revolvers, prit Freddy contre lui et se mit à pleurer. Le jeune homme était déjà mort. Débouchant à l'autre extrémité de la place, une autre patrouille arrivait en courant, baïonnette au canon. Au même moment, un cavalier apparut sur le Marché Vert, venant de la rue des Mar- chands. Erwin reconnut Elsa. La jeune fille arrêta son cheval et vit Freddy dans les bras du bûcheron. Elle poussa un grand cri et talonna de nouveau son cheval. — Non ! hurla Erwin, en tendant inutilement sa main droite en avant. Déjà Elsa galopait en direction de la patrouille. Arrivée devant les soldats, elle cabra son cheval, mais celui-ci, atteint par un coup de baïonnette, s'effondra aussitôt, entraînant sa cavalière dans sa propre chute. La tempe d'Elsa heurta violemment le pavé de la place. La jeune fille avait été tuée sur le coup. Quelques longues secondes s'écoulèrent. Erwin, dans son brouillard de larmes et d'agonie, regardait arri- ver les soldats. Il les vit s'aligner lentement et charger leurs armes, puis entendit les ordres du sous-officier qui commandait la patrouille. Il serra une dernière fois Freddy contre lui et ferma les yeux. Alors, un feu de peloton déchira le silence de la nuit.