LE CINÉMA

Le Cerveau — Z — Le Grand Amour — La Grande Catherine — Le Baiser Papillon — Charly.

2VL Gérard Oury connaît sans doute ce mot de Lucien Guitry à un comédien sur le point de reprendre un rôle créé par le maître : « Il faudrait que tu sois beaucoup mieux que moi pour que l'on dise que tu es aussi bien ! » L'auteur du Cerveau a pu méditer sur ce sage propos à la veille de présenter son nouveau film : il faudra que celui-ci soit très supérieur à La grande Va­ drouille pour que l'on dise qu'il est aussi bon. C'est la loi : on ne pardonne à quelqu'un d'avoir réussi que s'il réussit encore mieux chaque fois. Loi parfaitement injuste, certes, mais flatteuse pour ceux qui subissent sa rigueur puisque l'on exige d'eux qu'ils se surpassent sans cesse, comme l'on exige du torero qu'il prenne toujours plus de risques et s'approche toujours davantage de la mort. Et il arrive bien sûr qu'il meure un jour dans l'après-midi... Par chance, Gérard Oury n'en est pas là ! Mais il faut avouer qu'il prenait de gros risques, après le succès fabuleux du Corniaud et de La grande Vadrouille, en osant faire un autre film du même type, fondé pareillement sur le numéro de deux comédiens — Jean- Paul Belmondo remplaçant ici, auprès de Bourvil, le Funès des deux films précédents. Ce qui est curieux dans les films de Gérard Oury (au moins dans les trois derniers, car La Main chaude, La Menace et Le Crime ne paie pas, à ses débuts de metteur en scène, étaient des drames) c'est la nature même de leurs ressorts comiques. Au lieu d'avoir recours au comique de situation, comme par exemple, ou au comique de gags, comme Jacques Tati ou Robert Dhéry, il mêle les deux écoles et crée une troisième force qui tient à la fois du burlesque et de la comédie traditionnelle de personnages. C'est là peut-être le secret de sa réussite, ce qui expli­ que le mordant d'un film comme La grande Vadrouille et plus en­ core du Cerveau. Il y a dans cette dernière œuvre de nombreuses situations fort drôles tout à coup survoltées par l'explosion d'un gag strictement visuel. De la conjonction de ces deux éléments généralement dissociés naît cette fameuse troisième force qui dé­ clenche le rire du spectateur. Mais s'il était certes facile de dé­ couvrir cette formule (pas très nouvelle d'ailleurs) il est plus malaisé de l'appliquer et de jouer à coup sûr sur les deux tableaux. S'il n'a pas résolu tous les problèmes que pose le mélange des

LA REVUE N« 4 i 162 LE CINEMA genres, Gérard Oury est néanmoins parvenu à un résultat appré­ ciable : son film, en dépit de quelques chutes de tension dans sa partie centrale, est très divertissant et nous le ne voyons pas moins réussi que le précédent. Malheureusement, répétons-le, il vient après et la fâcheuse réputation qui lui a été faite d'avoir coûté plusieurs milliards d'anciens francs risque de le desservir. Tout d'abord, le scénario du Cerveau est très supérieur à celui de La grande Vadrouille. Il nous montre deux petits voleurs de quat'sous dont l'un, le plus entreprenant, a conçu un projet miri­ fique auprès duquel le fameux hold-up du train postal Glasgow- Londres n'est qu'une minable opération de routine pour spécialistes peu évolués... Il s'agit, au cours du déménagement de l'O.T.A.N., d'attaquer le train spécial qui doit transporter de Paris à Bruxel­ les les fonds secrets des quatorze nations participantes. Bien en­ tendu, ce projet grandiose est très au-dessus des moyens dont dis­ posent les deux petits monte-en-1'air du dimanche avec leurs tour­ nevis et leurs clés anglaises ; qu'importe, Arthur, le déluré, per­ suade Anatole, le timide, qu'il faut se lancer dans l'opération. Or, le « cerveau » qui a conçu l'attaque du Glasgow-Londres, a décidé, lui aussi, d'intercepter le Paris-Bruxelles et de mettre la main sur les milliards de l'O.T.A.N. Il apparaîtra même un troisième larron en la personne d'un certain Scanapieco, chef de la maffia américano-sicilienne... Ce triple carambolage provoque les affronte­ ments les plus cocasses et le « cerveau », flanqué des deux « ama­ teurs » se retrouve au pied des gratte-ciel de Manhattan, prêt à tenter plus fort encore. Cette 'ingénieuse histoire, Gérard Oury l'a racontée avec une bonne humeur constante, sans prétention et sans vulgarité. Beau­ coup de gags sont excellents et la dernière partie (la séquence du Havre avec le paquebot « », la statue de la Liberté et la course-poursuite) est enlevée rondement et d'une fastueuse richesse comique. Au cours de ces vingt dernières minutes, le metteur en scène opte résolument pour le burlesque ; la situation n'a prati­ quement plus d'importance, on oublie l'histoire : seuls comptent l'image, le gag, l'invention comique visuelle. L'auteur a eu raison de faire ainsi basculer son film et de finir sur un tempo accéléré, dans un tourbillonnement de personnages, d'accessoires, de musi­ que et de billets de banque tombant du ciel comme les confettis sur les défilés de Broadway. Le Cerveau avait d'ailleurs besoin de ce coup de fouet final, car l'épisode de l'attaque du train est trop long, trop circonstancié ; Gérard Oury s'est un peu perdu dans l'appareil ferroviaire, il fait joujou avec les portes de wagons blindés, avec les tampons, les vilebrequins, les aiguillages, les LE CINEMA 163 ponts... Il y a dans cette partie un peu de flottement, un désir de vraisemblance excessif dans une histoire comme celle-ci où l'anec­ dote n'est pas conçue pour tenir vraiment debout. Nous n'en demandons pas tant. A cette réserve près, le film est amusant, de bon aloi et mérite le succès de La grande Vadrouille ; il ne l'aura peut-être pas, pour les raisons données plus haut, ce qui serait injuste et ne corres­ pondrait pas à un jugement de valeur. Un mot enfin de l'interpré­ tation qui est en tout point excellente. Jean-Paul Belmondo est entraînant en diable, Bourvil est le timide qui prend goût aux folles aventures, Eli Wallach un chef de la maffia plus sicilien qu'un sicilien, Silvia Monti une sicilienne qui a toutes les flammes de l'Etna dans les yeux, David Niven, enfin, qui est le cerveau. Il est impossible d'être plus anglais que David Niven ! Impossible aussi d'être meilleur acteur que lui. Nous ne l'avons jamais vu mis en difficulté par des rôles qui parfois n'étaient pas pour lui ; ici, le personnage lui convient à merveille : c'est dire qu'il est inégalable.

L'autre film français important du mois, à des titres très dif­ férents, ce fut Z, réalisé par le metteur en scène Constantin Costa- Gavras dont l'œuvre antérieure n'annonçait pas cette réussite en dépit des qualités non négligeables de Compartiments tueurs, par exemple. Ce jeune auteur, d'origine grecque, a fait sur son pays un film de patriote, c'est-à-dire un film essentiellement politique. A ce titre, Z est une œuvre de foi et d'enthousisame sincères, donc respectable dans la mesure où une grande passion de la justice l'anime. Il n'entre pas dans le cadre de cette chronique de juger le contenu politique de l'ouvrage, mais ce que l'on peut dire, c'est que la forme cinématographique imposée à son film par M. Costa- Gavras est la plus efficace qui soit, la plus visuelle, celle que tous les puristes du septième art ont toujours souhaitée. On peut ne pas souscrire aux idées développées dans Le Cuirassé Potemkine ou dans Tempête sur l'Asie : on ne peut nier le génie cinématogra­ phique d'Eisenstein et de Poudovkine. Il n'est pas question, certes, de comparer Z au Potemkine ni d'employer le mot de génie au sujet de M. Costa-Gavras ; mais celui-ci, après son film, paraît animé d'une conviction profonde, d'une sincérité entière qui lui ont fait trouver des accents passion­ nés dont ses œuvres précédents, répétons-le, n'étaient pas aussi riches. Il faut dire aussi que la révolution est toujours photogé­ nique car elle contient dans son essence même l'action, la violence, le mouvement de l'âme, la passion, tout ce qui en un mot est émi- 164 LE CINEMA nemment cinématographique et ne peut être porté à son plus haut timbre que sur l'écran. On trouve là d'ailleurs, en passant, la rai­ son profonde de l'échec au théâtre de la nouvelle pièce de Jean- Paul Sartre L'Engrenage. L'auteur connaissait si bien le potentiel photogénique de la révolution qu'il avait écrit un scénario avec ce sujet qui aurait peut-être fait un bon film. Au théâtre il y a une telle déperdition de courant que le pouvoir d'impact sur le public est considérablement amoindri. Quoiqu'il en soit, et même servi par toutes les vertus du cinéma, il n'en reste pas moins que M. Costa-Gavras a réalisé un travail de cinéaste remarquable ; le choix et la direction des acteurs, le montage, le rythme général de l'ouvrage sont d'un metteur en scène qui connaît à fond son cinéma. Les quelques réserves que nous ferons plus loin ne sont dans l'en­ semble que mineures. En ce qui concerne le sujet, l'auteur n'a jamais caché ses in­ tentions de faire un film non d'imagination, mais de réalité. A la formule habituelle précisant que toute ressemblance avec des faits et des personnes réels serait fortuite, Constantin Costa-Gavras déclare au contraire avec force, au début de son film, que « toute ressemblance avec des événements réels, des personnes vivantes ou mortes n'est pas le fait du hasard. Elle est volontaire. » Et il ne fait évidemment de doute pour personne que le pays où se passe l'action (jamais précisé dans le film) soit la Grèce ; que le député pacifiste tué au cours d'une manifestation de rue soit le docteur Grégorios Lambrakis, professeur à la faculté de médecine d'Athènes et assassiné à Salonique, dans des circonstances semblables, en 1963 ; que le jeune juge d'instruction obstiné à faire éclater la vérité sur l'affaire en dépit des pressions dont il est l'objet soit le juge Christos Sartzetakis chargé à l'époque d'instruire l'affaire Lambrakis et qui fut révoqué en 1967 ; que... On pourrait ainsi reprendre tous les personnages du film : ils ont tous existé et certains occupent aujourd'hui des postes importants dans leur pays. Si nous avons précisé ces faits rapportés d'ailleurs dans le livre d'un écrivain grec exilé, Vassili Vassilikos, ouvrage dont le metteur en scène et son adaptateur Jorge Semprun se sont inspirés pour le scénario de Z, c'est parce qu'ils confèrent au film un carac­ tère historique qui donne aux personnages et aux événements — en un mot aux images — une force singulière. Même si l'on admet une certaine part d'affabulation dans quelques épisodes (notam­ ment au cours d'un meeting, ou cette scène à l'hôpital entre un blessé de la manifestation et son épouse) on ne peut rester indiffé­ rent à la vigueur des images et à la dignité du propos qui est la LE CINEMA 165

passion de la liberté cl de la justice. Si l'on reprochait à M. Costa- Gavras d'avoir fait une œuvre engagée, une œuvre de partisan, on pourrait répondre que lorsque l'on choisit de raconter une his­ toire comme celle-là, c'est la moindre des choses ; Z, n'est peut- être pas une relation rigoureusement objective des faits arrives en Grèce il y a six ans, mais l'auteur ayant l'ambition d'alerter l'opinion, de faire un film de choc en prenant chaque spectateur à la gorge, d'éveiller avec rudesse la conscience de chacun, se devait de faire le film qu'il a fait. Toute la première partie se rapportant aux meetings et manifestations populaires est remarquable de vie et de mouvement ainsi que le dernier quart de l'ouvrage dont le tempo est saisissant. La légère réserve dont nous parlons plus haul concerne la phase centrale au cours de laquelle le réalisateur dé­ monte le mécanisme de cette enquête que certains veulent clore, que d'autres veulent mener jusqu'au bout. Costa-Gavras a, là, un un peu embrouillé les fils et l'œuvre gagnerait sans doute à être « délabyrinthée », dans cette partie : la démonstration de l'auteur n'en serait que plus éclatante. Tous les acteurs enfin méritent d'être cités au communiqué de cette guerre civile : Yves Montand qui a vaillamment accepté un rôle court, François Périer (même re­ marque), Julien Guiomar, Marcel Bozzufi, Jacques Perrin... Enfin Pierre Dux, merveilleux en général d'une police servile et Jean-Louis Trintignant admirable de droiture et de fermeté qui, dans le per­ sonnage de l'infortuné juge d'instruction, représente la pureté au milieu de la corruption.

Avec les autres films du mois, le ton baisse. Particulièrement avec La Grande Catherine, Charly, Delphine, Le Baiser Papillon... et même — quel regret on a à le dire ! — avec la dernière œuvre de Pierre Etaix Le Grand Amour. Nous avons toujours éprouvé une sorte de tendresse pour les films de Pierre Etaix que l'on a parfois qualifiés de chaplinesques ce qui n'est pas absolument juste, quant au personnage tout au moins. Le Soupirant, Tant qu'on a la santé et surtout Yoyo nous avaient ravi. Avec Le grand Amour Pierre Etaix reste fidèle à son personnage de timide amoureux ; le film pourrait avoir pour titre « scène de la vie de province », mais ce qui surprend, de la part de Pierre Etaix qui est la finesse même, c'est qu'il soit tombé dans le piège de la convention, que tous les caractères dessinés dans son film soient de vieux clichés usés par d'innombrables vaudevilles et dames aux chapeaux verts ; l'auteur « provincialise » et en dépit de quelques excellentes idées comiques, de quelques scènes délicieuses comme celle du héros 166 LE CINEMA qui rêve et dont le lit roulant va se promener" dans la campagne avec le soleil pour témoin..., comme celle encore du mariage où le marié pense à toutes les jeunes fille qu'il aurait pu épouser... ; malgré quelques jolies inventions cinématographiques, Le grand Amour nous laisse un peu mélancolique et sur le regret de n'avoir pu suivre Pierre Etaix, cette fois, jusqu'au bout de cette route qui, à la fin de Yoyo, s'ouvrait devant le cirque ambulant. Auprès de l'acteur-auteur, Annie Fratellini apporte toute la sympathique bonne santé des gens du voyage. De La grande Catherine on se serait bien passé de parler si trois noms célèbres ne figuraient au générique : celui de Bernard Shaw, d'abord, auteur de la pièce d'où est tiré le scénario, ceux de Jeanne Moreau et de Peter O'Toole enfin, deux des plus grands acteurs du cinéma international. Malheureusement, le metteur en scène Gordon Flemyng (qu'il ne faut pas confondre avec le réalisateur d'Autant en emporte le vent Victor Fleming) n'a su interpréter ni l'humour de G.B.S., ni le talent exceptionnel de ses deux acteurs principaux — pas plus que celui des autres d'ailleurs ! Il s'ensuit une méchante parodie burlesque, vulgaire et de mauvais goût où M. Zéro Mostel, comédien considéré pourtant en Grande-Bretagne, campe le plus grotesque prince Potemkine que l'on ait jamais vu. Rien à retenir non plus de Delphine, sinon toutefois l'intéres­ sante personnalité de Mlle Dany Carel ; guère davantage à dire de cette comédie, Le Baiser Papillon ; non qu'elle soit médiocre ou manquée, au contraire, mais parce qu'elle appelle peu de commen­ taires. Le scénario, amusant et très bien conduit, nous montre un brillant avocat de Los Angeles qui décide un jour, à la fois par hasard, par lassitude, et attiré par une entraînante mini-jupe, de devenir hippie. Les situations et les gags sont drôles, un peu appuyés parfois, mais on ne s'ennuie pas. En revanche, la prétention pseudo-scientifique de Charly est insupportable. Le réalisateur américain Ralph Nelson n'est d'ail­ leurs pas responsable de ce monument de sottise ; son travail sur le plan visuel est correct et il a quelques bonnes idées de mise en scène ; mais le scénario décourage toute analyse. Il est tiré d'une nouvelle — devenue roman, puis pièce pour la télévision, puis film enfin — de Daniel Keyes Des Fleurs pour Algernon. Le héros, adulte, est un attardé mental ; selon des techniques parait-il ultra-nouvelles, on l'éduque, on l'opère et l'on en fait bien­ tôt un phénomène d'intelligence et de savoir. Son professeur, une jeune femme médecin très attachée à son cas, devient amoureuse de lui... Pour finir, l'auteur conclut que les cerveaux pathologique- ment atteints comme le sien sont incurables, que le miracle est LE CINEMA 167 provisoire et les dernières images nous montreront le pauvre Charly retombé en enfance. Je ne sais ce qu'il faut penser, sur le plan scientifique, de ces théories : c'est affaire de médecins et' de chirurgiens spécialistes. Mais ce que je puis dire, en considé­ rant le problème sous l'angle du spectacle cinématographique, c'est que jamais je ne suis parvenu à m'intéresser, dramatique­ ment, à cette histoire pénible et déplaisante. On peut répondre que de hautes personnalités médicales américaines et les groupe­ ments de recherches les plus sérieux la cautionnent ; c'est possible, mais toutes ces belles — et peut-être justes — théories illustrées par l'histoire de M. Daniel Keyes ne sont, si l'on ose dire, jamais entrées dans la peau d'un film. Et c'est de films que nous avons à parler ici. ROGER REGENT