Hommes & migrations Revue française de référence sur les dynamiques migratoires

1313 | 2016 1983, le tournant médiatique

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/3546 DOI : 10.4000/hommesmigrations.3546 ISSN : 2262-3353

Éditeur Musée national de l'histoire de l'immigration

Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2016 ISBN : 978-2-919040-34-6 ISSN : 1142-852X

Référence électronique Hommes & migrations, 1313 | 2016, « 1983, le tournant médiatique » [En ligne], mis en ligne le 01 janvier 2019, consulté le 03 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/3546 ; DOI : https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.3546

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Ce dossier remonte aux sources de la fabrication du discours médiatique sur l’immigration en . Dans les médias, l’année 1983 marque un tournant majeur dans la prise en compte et la visibilité des populations immigrées, sous la pression des actes racistes qui se multiplient dans un contexte de crise sociale et économique, de changement de cap politique du gouvernement socialiste et de montée du Front national. C’est aussi l’année où la seconde génération de l’immigration se mobilise à travers la Marche pour l’égalité et contre le racisme. Les articles analysent l’évolution des images stéréotypées sur cette altérité de l’immigration qui va s’instaurer durablement sur les écrans (cinéma, télévision, internet).

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SOMMAIRE

Des écrans blancs aux stigmates racistes Marie Poinsot

Dossier

1983, tournant médiatique de l’immigration en France Yvan Gastaut

L’appel des Minguettes Vénissieux, ses habitants et le président Ludivine Bantigny

La marche pour l’égalité des droits et contre le racisme Une tentative de dé-monstration ? Piero-D. Galloro

La percée du Front National Alec G. Hargreaves

1983, le tournant pas très cathodique Édouard Mills-Affif

Les O. S. immigrés à l’écran Les luttes de la « première génération » lors des conflits de l’automobile (1981-1984) Stéphane Kronenberger

Les harkis en 1983 Discours médiatiques et représentations sociales Abderahmen Moumen

Un fait divers dans la « chaleur et le bruit » Le meurtre de Toufik Ouannes à la télévision (9 juillet 1983) Claire Sécail

Le meurtre du Bordeaux-Vintimille Céline Régnard

Tchao Pantin Immigration, bas-fonds et trahison Julien Gaertner

Deux « Arabes » en vedette à la télévision Karim Kacel et Smaïn Yvan Gastaut

Les enfants de l’immigration au Centre Pompidou Espoirs et malentendus de la mise en scène des cultures immigrées dans la France des années 1980 Adèle Momméja

La victoire de Yannick Noah à Roland-Garros Ou le rêve déçu d’une icône antiraciste Stéphane Mourlane et Philippe Tétart

Les mémoires de la Marche pour l’égalité et contre le racisme Dans les archives du Web Sophie Gebeil

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Chroniques

Spécial Frontières

Une mémoire transfrontalière Les escartons du Briançonnais Anne-Marie Granet-Abisset

Les sociétés : reflet de leurs frontières Julie Voldoire

Collections

Brève histoire du racisme en images Magdalena Ruiz-Marmolejo

Mémoires

« Alors, tchao l’immigration ! ? » Mogniss H. Abdallah

Repérages

Une histoire des racismes et antiracismes Entretien avec Emmanuel Debono, historien, Institut français de l'éducation, ENS Lyon Marie Poinsot

Sensibiliser au racisme : des maux en mots Entretien avec Annick Metefia, intervenante pédagogique Marie Poinsot

L’engagement des artistes contre le racisme en France Entretien avec Jean Hurstel, ancien président du réseau Banlieue d’Europe Marie Poinsot

Kiosque

« Mal nommer les choses… » Mustapha Harzoune

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Musiques

Les 40 ans du Centre Mandapa François Bensignor

Cinéma

Eurovillage Documentaire français (2015) de François Pirot Pierre Duculot

Brooklyn Film irlandais, britannique et canadien de John Crowley Anaïk Vincent

La Marcheuse Film français de Naël Marandin Anaïk Vincent

Livres

Hassan Ben Mohamed, La Gâchette facile En collaboration avec Majid el Jarroudi, avant-propos de Toumi Djaïdja, , Max Milo, 2015, 292 p., 18,90 € Mogniss H. Abdallah

Arezki Métref, La Traversée du somnambule. Chroniques du mentir-vrai Préface de Boualem Sansal, Alger, éd. Koukou, 2015, 196 p. Mustapha Harzoune

Brigitte Giraud, Nous serons des héros Paris, Stock, 2015, 197 p., 17,50 € Mustapha Harzoune

Collectif, Dépasser la frontière Ker Editions, 2015, 155 p., 10 € Mustapha Harzoune

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Des écrans blancs aux stigmates racistes

Marie Poinsot

1 En ce début d’année 2016, la revue Hommes & Migrations s’intéresse à un maillon faible des études migratoires. En croisant l’histoire de l’immigration et celle des médias, le dossier coordonné par Yvan Gastaut explore la manière dont les écrans (cinéma, télévision, Internet) ont façonné les représentations médiatiques de l’immigration en France. Ce dossier remonte aux sources de la fabrication du discours médiatique sur l’immigration depuis les années qui ont suivi la guerre d’Algérie. Il analyse comment les stéréotypes initiaux de l’« Arabe » vont imprégner l’imaginaire social en une multitude d’images sur les populations originaires du Maghreb. Sous forme de révolution silencieuse, les médias colonisent progressivement les mentalités en imposant des figures de l’immigré et de ses enfants dont l’impact va être durable dans la société française. En l’espace de deux décennies, on passe des écrans blancs (en référence aux « écrans pâles », titre d’un colloque organisé par le CSA en 2004) où les travailleurs immigrés sont invisibles sur le sol hexagonal en tant que sujets légitimes, à une stigmatisation des jeunes des banlieues à peine « naturalisés » dans la société, mais déjà placés sous haute surveillance.

2 L’année 1983 marque un tournant majeur dans la prise en compte des populations immigrées dans les médias sous la pression d’une actualité chargée : les actes racistes se multiplient dans un contexte de crise sociale et économique qui s’affirme par un changement de cap du gouvernement socialiste et par la montée du Front national. C’est aussi l’année où la seconde génération de l’immigration se mobilise à travers la Marche pour l’égalité et contre le racisme relayée par les médias qui en assurent une soudaine et peut-être éphémère visibilité. C’est encore l’année où les performances artistiques et sportives de certains jeunes immigrés les propulsent dans la lumière, leur conférant le statut de nouvelles figures populaires.

3 En partant d’un des événements ou des faits divers qui marquent l’année 1983, afin d’éclairer les signifiants stéréotypés qui se construisent, chaque article décompose les images que les médias en rapportent. Ceux-ci s’organisent autour de deux pôles contraires mais connectés : un pôle « sécuritaire » regroupe les images de grèves,

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d’émeutes, de banlieues et de crimes racistes avec, en toile de fond, la menace du Front national et les bavures policières ; un pôle « multiculturel » rassemble des actions collectives, des personnalités, des émergences culturelles qui composent désormais la créativité française. Depuis les années 1980, ces discours médiatiques entament un bras de fer dans la conquête de l’opinion française, jusqu’à ce que la tendance sécuritaire finisse par prendre le dessus. Longtemps marginalisé dans les médias, le racisme devient le mot d’ordre des représentations de l’immigration.

4 Les photos qui illustrent ce dossier sont issues du fonds d’archives de l’agence IM’média, créée dans les années 1980 par des journalistes qui voulaient montrer d’autres visages de l’immigration que ceux habituellement véhiculés par les médias. La revue tient à remercier chaleureusement Mogniss Abdallah pour sa collaboration irremplaçable.

5 Dans le cadre de la semaine d’éducation et d’actions contre le racisme et l’antisémitisme, Hommes & Migrations a voulu contribuer à la programmation du Musée national de l’histoire de l’immigration en proposant des ressources pour la réflexion sur la portée de cet héritage des années 1980 en matière de racisme et en interrogeant ceux qui agissent dans ce domaine

AUTEUR

MARIE POINSOT Rédactrice en chef.

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Dossier

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1983, tournant médiatique de l’immigration en France

Yvan Gastaut

1 Surmédiatisée, démultipliée, source de promesses autant que d’angoisses, la « question » de l’immigration est omniprésente dans l’actualité de cette année 2016. Les débats mettent en scène une passion débordante sur les thèmes de la déchéance de la nationalité, de l’accueil des réfugiés ou encore de la radicalisation islamiste. Et bien d’autres encore. La situation n’est pas nouvelle : depuis plus de trente ans, l’espace public français s’enflamme sur ce sujet plus que tout autre parce qu’il pose ouvertement ou en filigrane la question de l’identité dans toutes ses dimensions.

2 Ce numéro d’Hommes & Migrations propose de remonter aux sources de cette mise en lumière de l’immigration dans les médias français, pour le meilleur et pour le pire. Dans le cadre d’un projet scientifique piloté par le laboratoire URMIS (Unité de recherches Migrations et Société) au sein des universités de Nice et de Paris-VII, et financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), une équipe de chercheurs, d’historiens, mais aussi de sociologues, de politologues, d’anthropologue et de psychologues, a été mobilisée entre 2012 et 2016 afin de travailler sur l’évolution des stéréotypes autour de l’altérité. Son originalité consiste à explorer un support spécifique : les écrans que sont le cinéma, la télévision puis internet. Le projet qui s’ordonne autour de l’acronyme ÉcrIn (Écran et Inégalités) a initié une réflexion autour de la place réservée aux minorités sur les écrans français depuis la fin de la guerre d’Algérie.

3 À l’heure où des politiques de réduction des inégalités liées aux origines se développent depuis une dizaine d’années en France et dans une Europe dont les principaux pays membres clament l’échec du multiculturalisme, les sciences humaines et sociales ne disposaient que de peu de travaux de référence dans le domaine des inégalités médiatiques et de leurs effets. Pourtant, depuis cinq décennies marquées par l’accélération de la production, de la diffusion et de la consommation des images animées, d’une part, et par la récurrence de la « question de l’immigration », d’autre part, les problèmes sociaux et politiques engendrés par cette métamorphose de la société française sont omniprésents. Si promouvoir « l’égalité des chances » sonne comme une antienne depuis quelques années (notamment depuis le colloque « Ecrans

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pâles » organisé par le Conseil supérieur de l’audiovisuel en 2004 à Paris), force a été pour ces chercheurs de constater que le vœu pieux qui consisterait à ne plus remarquer le caractère flagrant de certains déséquilibres ne se concrétise pas complètement sur les écrans. Même si des progrès ont été réalisés en la matière.

4 Dès lors, la question des inégalités dans les représentations devient un enjeu majeur dans une France plurielle. Le choix de cette équipe s’est concentré sur l’un des stéréotypes les plus communs et les plus éculés : celui de l’« Arabe », qui n’a pas de valeur en soi si ce n’est du point de vue des représentations, des fantasmes et des raccourcis sémantiques. Les figures de l’« Arabe » sont multiples, confuses et enchevêtrées depuis 1962 en France : le « fellaga », « harki », « travailleur immigré », « Palestinien », « Maghrébin », « émir du pétrole », « musulman », « Beur », « épicier », « jeune de banlieue », « islamiste », « djihadiste », etc.

5 Si, d’une part, la diversité a pu longtemps faire défaut à l’écran, d’autre part, lorsqu’il s’agit d’évoquer « les immigrés », l’« Arabe » apparaît le plus souvent en première ligne. L’inégalité dans la représentation des « Arabes » – ici entendue comme une forme de discrimination naturalisée à l’écran – prend sa source dans différentes séquences historiques. Cette caricature médiatique et son impact dans l’imaginaire national sont articulés à d’autres inégalités formalisées ailleurs : dans le monde du travail, dans la vie politique ou dans les milieux culturels. Cette question est justiciable d’une analyse tenant compte du postulat suivant : les images animées produisent des formes de lien social et sont des outils privilégiés pour l’observation de l’évolution de histoire contemporaine de la société française dans son rapport à l’altérité avec ses tournants et ses moments de rupture.

6 Comme cela a déjà été étudié par le passé dans le cadre de colloques d’histoire militaire, politique et diplomatique, notamment autour d’années décisives comme 1917 ou 1942 dans le contexte des deux conflits mondiaux, ou bien des années 1956, 1962 ou 1968 dans le contexte de la guerre froide et de la décolonisation, l’équipe du projet EcrIn, à l’issue d’un long travail de dépouillement d’archives audiovisuelles et d’autres sources comme la presse en général, a repéré l’année 1983 comme un moment décisif de l’évolution des représentations de l’immigration en France.

7 Le présent numéro, inspiré d’un colloque organisé en mars 2013 par l’URMIS et le laboratoire Communication et politique (LCP) aux Archives Nationales, en partenariat avec l’Institut national de l’audiovisuel (Ina), les associations Pangée Network, Génériques et Achac (Association pour la connaissance de l’Afrique contemporaine), apparaît comme une sorte d’exercice de style à travers lequel chacun des auteurs a joué le jeu de l’analyse en profondeur d’une thématique émergente cette année-là. Bien entendu, il ne s’agit pas de dire que tout a changé en 1983. En amont, dès le début des années 1980 (1981 notamment), certaines problématiques sont déjà en place. On peut même considérer qu’un premier tournant médiatique se produit en 1973 avec la prise de conscience d’un racisme longtemps nié au sein de l’opinion publique. De même, en aval, les années 1984 et 1985 sont aussi très riches en matière de médiatisation de l’immigration. Du coup, plutôt que se focaliser sur 1983, d’aucuns pourraient objecter que la bonne séquence serait la période 1981-1985.

8 Néanmoins, il est indéniable que beaucoup d’éléments nouveaux et décisifs surgissent précisément en 1983 comme nous allons le voir. Alors que les premiers historiens de l’immigration que sont Ralph Schor, Janine Ponty ou Gérard Noiriel s’emploient à terminer leur thèse de doctorat, qu’un Fernand Braudel s’interroge sur l’identité

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française et qu’un Pierre Nora s’apprête à éditer le premier volume de sa somme sur les « lieux de mémoire », la société change. Elle s’annonce multiculturelle et une partie du corps social entend l’assumer. Pourtant, la « question » de l’immigration existait déjà avant, bien avant : les Trente Glorieuses ont été celles de l’arrivée de nombreux étrangers. Les médias évoquaient le sujet, certes, à travers l’accueil qui leur est réservé, la relation au pays d’origine, les actes racistes, la vie en bidonville, le travail souvent très dur et les conséquences de la crise économique. Mais jamais avec l’intensité de l’année 1983 qui inaugure une nouvelle ère des relations entre médias et migrations.

9 Deux ans après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République et en même temps que le « tournant de la rigueur », que s’est-il passé qui ait provoqué la durable médiatisation de l’immigration ? Sans doute une concomitance de facteurs favorables prouvant que les temps étaient venus pour faire de ce sujet un enjeu de préoccupation majeur.

10 D’abord, 1983 est l’année de la Marche pour l’égalité et contre le racisme. Cet événement dont parle Piero Galloro dans ce numéro, parti de Marseille dans l’anonymat et conclu en apothéose début décembre 1983 à Paris avec la réception si symbolique des « marcheurs » à l’Élysée, apparaît comme une promesse et provoque un mouvement de sympathie et de liesse pour les « jeunes issus de l’immigration » surnommés les « Beurs ». Les Français découvrent à travers quelques-uns de ces marcheurs la volonté des « jeunes issus de l’immigration » de devenir français et de s’intégrer, à la différence de la génération précédente, souvent tournée vers le pays d’origine. L’émergence de cette figure médiatique est étudiée par Édouard Mills-Affif. En même temps, l’immigration en 1983 concerne toujours les « travailleurs immigrés » de la « première génération » investie dans les durs conflits de l’automobile comme le présente Stéphane Kronenberger. De son côté, Abderahmen Moumen s’intéresse à l’image des « harkis ». 1983 est aussi l’année de la médiatisation des « banlieues », comme le développent Ludivine Bantigny, à travers la visite de François Mitterrand au quartier des Minguettes à Vénissieux le 10 août 1983, et Claire Sécail, qui revient sur un tragique fait divers très médiatisé : la mort du petit Toufik le 9 juillet 1983 à La Courneuve.

11 En 1983, la stigmatisation de l’islam commence à investir les écrans : si aucun article spécifique n’y est consacré, le thème apparaît en filigrane dans plusieurs des contributions de ce numéro. Cette émergence n’est pas sans lien avec la montée brutale du Front national, notamment lors des élections municipales à Dreux. Analysée par Alec G. Hargreaves, cette nouvelle donne politique de 1983 que l’on assimile alors à une « poussée de fièvre » s’est prolongée et accentuée jusqu’à nos jours. Avec le succès du Front national, c’est toute une partie de la France qui, frileuse et repliée, entend dire non à l’immigration, non à la diversité. Le racisme ordinaire n’est jamais bien loin. Céline Régnard le rappelle en traitant la triste affaire du Bordeaux-Vintimille qui a retenu l’attention médiatique : le 14 novembre 1983, un Algérien est défenestré d’un train après avoir été pris à partie par une bande d’imbéciles.

12 Pourtant, les écrans en 1983 diffusent des images de la diversité comme le montre Julien Gaertner à propos du film à grand succès Tchao Pantin, Yvan Gastaut mettant en exergue deux vedettes télévisuelles que sont le chanteur Karim Kacel et l’humoriste Smaïn, Stéphane Mourlane et Philippe Tétart qui s’interrogent sur la passion autour de la victoire de Yannick Noah à Roland-Garros ou encore Adèle Mommeja qui traite de l’exposition inaugurée à la fin de l’année 1983 au Centre Pompidou intitulée Les enfants

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de l’immigration. Enfin, si le web n’existait pas en 1983, Sophie Gebeil propose à la fin de ce dossier une étude sur la manière dont le web revient sur cette année si riche en ce qui concerne le thème de l’immigration.

13 Après les « années 68 », ce numéro d’Hommes & Migrations met à l’œuvre une réflexion sur les « années 83 » dans l’histoire de la France dans son rapport à ses identités plurielles.

AUTEUR

YVAN GASTAUT Maître de conférences à l’URMIS, université de Nice, membre du comité de rédaction d’Hommes & Migrations.

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L’appel des Minguettes Vénissieux, ses habitants et le président

Ludivine Bantigny

1 Le mot « tournant » est-il pertinent pour caractériser l’année 1983 ? La question résonne d’autant plus justement à voir les écarts qui séparent les représentations et la réalité des politiques menées. L’emploi du terme est, en effet, le plus souvent entériné sans autre forme de procès. Il est certain que les imaginaires contemporains ont intégré l’idée qu’une rupture était intervenue cette année-là ; le millésime dès lors est censé clore non seulement la période ouverte en 1981, mais encore une époque plus vaste commencée après guerre : Jean-François Sirinelli a évoqué à son sujet la « seconde mort des Trente Glorieuses1 ».

2 En réalité, la « rigueur » à laquelle on associe en général ce tournant s’est bien davantage installée par glissements. La politique néokeynésienne du gouvernement Mauroy, fondement du programme sur lequel avait été élu François Mitterrand, était déjà regardée avec circonspection par quelques-uns de ses conseillers dès 1981 : plutôt que la relance par les salaires et la consommation, ils prônaient une relance par l’accumulation, l’investissement et la restauration des profits pour les entreprises. Le mot de « rigueur » est d’ailleurs employé dès 1982 : au mois de juin, Jacques Attali estime que « désormais elle est légitime ». En cette année 1982, de fait, l’accent a changé et les priorités se sont inversées. Pierre Mauroy y insiste le 21 mai 1982 : « Les hausses nominales excessives de revenus et de salaires entretiennent l’inflation et privent notre économie des moyens de créer des emplois. Le gouvernement est décidé à agir pour modérer davantage l’évolution des salaires. »

3 Le 6 juin, c’est le président de la République qui explique : « Nous entrons dans la deuxième phase de notre action. La consommation toute seule, c’est insuffisant. Cela peut être dangereux. Les facteurs inflationnistes jouent sans contrepoids. L’investissement complète une politique. Priorité aux investissements. »

4 Le gouvernement fait procéder au blocage des prix et des salaires : la lutte contre l’inflation est devenue un enjeu primordial dans la politique nationale. Au mois d’octobre suivant, il entérine la sortie du blocage des prix, mais pas celle des salaires. C’est bien là un premier plan de rigueur. Dans le même temps, des pans entiers de

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l’industrie sont condamnés au nom de la rentabilité. Cependant, c’est véritablement en 1983 que la « rigueur » est assumée et le terme posé2.

5 Si tournant il y a, c’est que des propos nouveaux détonnent désormais dans la bouche de dirigeants socialistes et signalent une rupture de ton. Au sujet de la grève des ouvriers de Talbot en janvier 1983, Gaston Defferre stigmatise l’influence des « chiites », tandis que Pierre Mauroy lui emboîte le pas : « Les travailleurs immigrés sont agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises », déclare-t-il. Ces paroles choquent même les journalistes : la plupart se refusent à traiter sur un mode ethnique et culturel une grève qui s’inscrit dans une tradition de lutte sociale mêlant travailleurs français et immigrés3.

6 C’est dans ce contexte, où le Front national sort de sa sphère groupusculaire et où se durcit la politique de reconduites à la frontière, qu’interviennent aux Minguettes les « événements » valant notamment à ce quartier de Vénissieux la visite de François Mitterrand, le 10 août 1983. Au mois de juin précédent, Toumi Djaidja, 22 ans, l’un des fondateurs de l’association SOS Avenir Minguettes, est grièvement blessé par un policier. Les affrontements entre jeunes du quartier et policiers n’ont certes rien d’une nouveauté : de tels heurts s’étaient déjà produits dès 1971, notamment à Vaulx-en- Velin puis à Vénissieux même en 1978, et tout au long de la décennie ; seulement, ils n’avaient pas acquis le statut d’événement4. Depuis juin 1981 au contraire, les médias nationaux s’en font écho : le phénomène, localisé, devient un enjeu de société.

7 Or ce que montrent les archives de la télévision en particulier, c’est qu’il n’y a pas dans le traitement de ces informations un tournant qui serait singulier. On n’observe pas de la part des journalistes mobilisés pour évoquer ce quartier un changement de ton semblable à celui qu’adoptent un Gaston Defferre et, au-delà, plusieurs membres du gouvernement. Leur regard semble contribuer à une vraie compréhension de la situation des habitants soucieux eux-mêmes de s’organiser.

Organisation et dignité

8 Ce qui frappe à la (re)découverte des reportages télévisés consacrés aux Minguettes durant cette année 1983, ce sont d’abord la force et la dignité des habitants interrogés – avec, du point de vue médiatique, la volonté de les écouter et de laisser leur parole se déployer. Les personnes interviewées évoquent leurs projets pour le quartier. L’une d’elles suggère aux pouvoirs publics de lancer une campagne de publicité pour inciter les jeunes ménages à venir s’installer dans le quartier : « Et vous verrez que la ZUP revivra », assure-t-elle5. Les animateurs de l’association SOS Avenir Minguettes exposent leurs propositions de rénovation. Ils montrent que les habitants ne veulent rien se laisser imposer : « Pas d’architecte qui pose son plan : voilà c’est comme ça et ça sera comme ça6. » Ils ont des idées sur la reconstruction du quartier et leur désir est de les voir prises en considération par les pouvoirs publics. Cette même volonté, déterminée, de garder la maîtrise sur la vie de la cité s’exprime dans les réunions qui rassemblent les travailleurs sociaux : « l’important », c’est que « les gens du quartier prennent ça en charge7 ». Elle s’affiche encore lors des rencontres organisées entre les habitants et les « médiateurs » sollicités après les graves affrontements avec la police et la grève de la faim entamée par certains jeunes du quartier ; c’est l’occasion pour ces derniers de présenter leurs revendications, auxquelles ces reportages donnent place et droit8.

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9 C’est de fait un autre trait marquant de ces « sujets » télévisés : on y entend les habitants exposer avec précision leurs aspirations. En creux, ils donnent une bonne idée de la politique de logement catastrophique à l’œuvre dans ce quartier. Les Minguettes comptent environ 30 000 résidents mais, sur quelque 9 500 logements, plus de 2 500 sont vides, là où tant d’autres sont surpeuplés et tant de familles mal logées. Le « droit de chacun à être convenablement logé » s’inscrit donc au faîte des revendications présentées devant les caméras de télévision. Les jeunes qui s’y expriment demandent aussi, simplement, du travail : lorsqu’ils parlent du chômage qui les frappe avec une particulière intensité, ils se soucient d’associer à cette évocation bien d’autres banlieues populaires, de Roubaix à Marseille et de Nanterre à Bron9. De toute évidence, il s’agit aussi de lutter contre l’isolement, de créer des solidarités, de briser l’image dégradée de leur quartier. Enfin, les habitants, et les jeunes organisés dans SOS Avenir Minguettes en particulier, réclament d’urgence l’instauration d’une « commission d’enquête sur la police », qui serait une « commission de contrôle et de dialogue10 ». Les deux termes associés rendent bien compte d’une double volonté : dénoncer certaines conduites policières en même temps qu’ouvrir la discussion sur les moyens de s’en défaire.

Le père Delorme, porte-parole médiatique

10 La place occupée par Christian Delorme dans les reportages télévisés apparaît déterminante, tant elle se situe à l’exact carrefour de ces deux axes structurants : la dénonciation de la situation et le dialogue comme solution. Il est significatif que les médias télévisés lui accordent ce rôle et l’alimentent : le père Delorme apparaît bel et bien comme un porte-parole que vient reconnaître la télévision en même temps qu’elle le porte à cette fonction. Christian Delorme, prêtre du quartier, dit avec beaucoup de conviction, de passion, d’émotion, les liens d’amitié qui l’attachent à ces habitants. Il décrit et explique aussi très précisément « l’état d’épuisement » dans lequel se trouvent bon nombre de jeunes : « Depuis des années, ils connaissent des humiliations. Depuis qu’ils sont tout petits, ils connaissent le racisme. Depuis l’âge de 5-6 ans, ici ils savent qu’un Maghrébin n’est pas aimé. Tous ces jeunes, ils rouillent comme ils disent dans ces quartiers. Ils ne trouvent pas de travail, de plus en plus les employeurs n’en veulent pas. Ils connaissent régulièrement les humiliations policières, pas de tous les policiers mais d’une grande part des policiers11. »

11 Car telle est la position de Christian Delorme : ferme dans sa dénonciation, mais modérée car refusant toute généralité. On le perçoit bien dans ses propos sur la police : ce n’est pas l’institution policière comme telle qui est visée, mais des agissements bien précis, même s’ils sont fréquents. Ainsi, la manière dont sont menées les perquisitions est très clairement pointée du doigt, l’accent étant mis en particulier sur des « mères maltraitées » ou « déconsidérées », en bref une façon « inacceptable » de se comporter de la part des policiers. Nulle dépolitisation cependant dans son positionnement : le père Delorme n’hésite pas à fustiger « certains syndicats policiers de droite qui veulent mettre en difficulté le gouvernement et cela non pas depuis quelques semaines mais depuis le changement de gouvernement, depuis mai 1981 ». Pour autant, une fois encore, la police ne lui paraît pas intrinsèquement assignée à ces pratiques. Christian Delorme dit rêver d’affiches qui lanceraient : « Les policiers contre le racisme. » Et s’il épargne globalement la politique du gouvernement, il exprime une frustration tout autant qu’une aspiration : ce dont il rêve, c’est d’un discours « à la Lincoln » de la part de François Mitterrand, qui

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remercierait les populations immigrées au nom de la population française, pour tout ce qu’elles apportent à la nation12. Or ce discours-là ne se tient pas et le père Delorme, s’il ne critique pas directement le pouvoir, laisse néanmoins entendre une amertume à son égard. Face à cette cascade de stigmatisations et de discriminations ordinaires, les immigrés et leurs enfants, tout particulièrement, pourraient à bon droit se révolter. Christian Delorme l’affirme sans ambages : « Si on réfléchit bien, vu le nombre qu’ils sont, s’ils voulaient mettre à feu et à sang nos villes, ils pourraient le faire13. » Dans ces conditions, celles d’un prêtre qui devient une voix, en partie grâce aux médias, et une voix de la dénonciation, il n’est pas étonnant que l’épiscopat s’alarme. Interrogé par des journalistes sur une éventuelle destitution du père Delorme, l’archevêque de Lyon Albert Decourtray botte en touche : « Les relations entre Christian Delorme et son évêque ne regardent que Christian Delorme et son évêque », explique-t-il, sans pour autant apporter le moindre soutien au prêtre solidaire des personnes en grève de la faim14.

Une rupture politique

12 Ce qu’il faut du moins une fois encore souligner, vu l’écoute et la place accordées à Christian Delorme en cette année 1983, c’est la sympathie perceptible qu’éprouvent à l’égard des populations immigrées et de leurs enfants les journalistes amenés à traiter ce sujet. Ils et elles le font avec tact et contribuent à la description indignée de leurs conditions de vie. Certes, on peut distinguer les journalistes de terrain et certains présentateurs de journaux télévisés : là où l’empathie des premiers est indéniable, les seconds tiennent des propos plus secs et dès lors plus tranchants. Pour exemple, Christine Ockrent, qui présente le journal d’Antenne 2, ne manque pas d’évoquer, le 20 juin, les Minguettes « à nouveau en ébullition15 », ou, le 10 août, comme le « théâtre de tant d’incidents depuis deux ans16 » – manière d’insister sur un phénomène structurel qui entacherait le quartier. Ce genre de présentation, lapidaire comme le veut le genre même du « lancement » des sujets, nourrit assurément l’image de quartiers rejetés en marge car forcément déviants. Ces propos contrastent avec le caractère vivant et bienveillant de la plupart des reportages, qui prennent le temps de s’installer dans ces banlieues, de filmer les lieux, de montrer des enfants qui jouent, des parents aimants, des jeunes qui réclament la dignité et qui disent « nous sommes chez nous » et même « plus que chez nous », car les routes sur lesquelles chacun marche, les bâtiments, tous les fruits de la (re)construction ont été largement le fait de travailleurs immigrés, dont ces jeunes sont les enfants.

13 Cela n’empêche certes pas, dans ces reportages, les passages qui tendent à alimenter la ségrégation ou la relégation. Un « Monsieur, s’il vous plaît, qu’est-ce que vous pensez des immigrés ? » jeté à la volée ne trouve pour toute réponse qu’une fin de non-recevoir, soit la marque évidente d’un rejet qui peine à s’exprimer17. Ce genre de question, dans la désinvolture relative d’un micro-trottoir, ne peut qu’entretenir la « peur » de l’autre, par ailleurs dénoncée : elle identifie une population, « les immigrés », la réifie, exige qu’on « pense » à son sujet et en fait dès lors, précisément, un « sujet ». Ici peut-être y a-t-il un tournant, même s’il n’est pas circonscrit à l’année étudiée. Par rapport aux décennies 1960 et 1970 qui avaient vu les ouvriers très mobilisés aux côtés de leurs collègues et camarades de travail immigrés et qui étaient alors présentés moins comme des immigrés que comme des ouvriers18, c’est bien désormais une population qui est nommée et désignée. L’évolution s’explique certes par le fait que ce sont désormais

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surtout des familles qui sont présentes, dont les enfants nés en France sont pour la plupart français, et non plus seulement des hommes célibataires ou non qui vivaient pour beaucoup en foyer au cours des décennies précédentes19.

La construction du problème migratoire

14 On ne peut s’empêcher de percevoir là des raisons moins démographiques que politiques : l’immigration est devenue, depuis le milieu de la décennie précédente, un « problème ». En 1981, la gauche est arrivée au pouvoir dans des conditions de tensions particulières sur la « question de l’immigration ». À la veille de Noël 1980, le maire communiste de Vitry (Val-de-Marne), Paul Mercieca, avec le soutien du comité central de son parti, avait fait interdire à l’aide d’un bulldozer l’installation de quelque 200 travailleurs maliens venus de la commune voisine, Saint-Maur. Deux mois plus tard, Robert Hue, maire PCF de Montigny-lès-Cormeilles dans le Val-d’Oise, avait appelé les habitants à manifester devant le domicile d’un ouvrier marocain et de sa famille qu’il accusait de trafic de drogue et qu’il voulait faire expulser20.

15 De ce point de vue, le programme proposé par le PS en 1981 se distinguait de celui des autres formations politiques et rejoignait les positions de l’extrême gauche favorable aux régularisations. Une fois élu, François Mitterrand, avec son gouvernement, met en œuvre, on le sait, une politique rompant avec celle de son prédécesseur : sous l’impulsion du secrétaire d’État chargé des immigrés, François Autain, les mesures Stoléru sur le retour sont abrogées, les expulsions administratives suspendues et environ 132 000 personnes régularisées – sur un total estimé à 300 000. Il faut voir dans cette politique un « apurement du passé », selon l’expression de Patrick Weil, car la coupure est nette et la division gauche-droite tranchée. Mais c’est aussi un « pari sur l’avenir », destiné à mieux « légitimer la nouvelle frontière de l’illégalité21 ». Si la loi du 29 octobre 1981 restreint les possibilités d’expulsion, elle aggrave les peines encourues pour irrégularité de séjour, qui devient un délit et non plus une contravention, et ouvre la voie à la prison en plus de la reconduction à la frontière. Les conditions d’entrée en France se font plus sévères, tandis que sont légalisés les centres de rétention administrative : ces lieux de privation de liberté, contrôlés par la police, sont institutionnalisés. Quant à la promesse électorale d’accorder le droit de vote aux étrangers pour les élections municipales, elle n’est finalement pas honorée, malgré une opinion majoritairement favorable. Dans les faits, le nombre de refoulements à la frontière s’accroît dès 1981 : leur nombre s’élevait à 28 537 en 1980 ; il passe à 40 985 l’année suivante et à 54 207 en 1982. Cette politique drastique se durcit encore à partir de 1983 : Georgina Dufoix, secrétaire d’État à la Famille, à la Population et aux Travailleurs immigrés, fait de la lutte contre l’immigration irrégulière une priorité. Le ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre, enjoint aux forces de police de procéder à des contrôles d’identité auprès des étrangers présumés : c’est un appel à faire du faciès un critère. Il y a bien là un changement, radical, d’objet et de ton. Là où la gauche portait jusqu’alors sa critique à l’encontre des bidonvilles, des conditions de travail et du racisme, l’heure est à une mise en question de la présence des immigrés dans la nation.

16 Cette évolution peut aussi éclairer des reportages, certes isolés, qui tendent surtout à insister sur les supposés « problèmes » liés aux populations immigrées. Le 1er juillet 1983, FR3 Rhône-Alpes diffuse les images d’une grève de la faim entamée par un buraliste victime de cambriolages répétés. Les images qui accompagnent la

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présentation de son action montrent des magasins fermés, rideau de devanture baissé. « Vous pensez que c’est la mort de ce quartier, que plus rien n’est possible ici ? » demande le journaliste Alain Desmaris au buraliste. Celui-ci a beau rétorquer : « Jamais rien n’est mort », si l’on y met de la « bonne volonté », il fustige aussi au passage un « laxisme » qu’il prête au gouvernement, soulevant par là la question de l’« insécurité » en voie d’être assimilée à celle de l’immigration22.

François Mitterrand à Vénissieux

17 C’est dans ce contexte qu’a lieu la visite de François Mitterrand à Vénissieux le 10 août 1983. Le président de la République est accompagné par Georgina Dufoix ainsi que par Gilbert Trigano, P.-D.G. du Club Méditerranée, qui, explique Christine Ockrent pour justifier sa présence, « s’intéresse au problème de réhabilitation de ces grands ensembles ». L’événement est présenté comme une « visite surprise », durant laquelle le président se rend aussi à la cité du Mont-Chauve à Saint-Étienne. « Surprise » ou non, l’événement est évidemment mis en scène comme il se doit : il ne peut être que médiatique, puisqu’il a par excellence une fonction symbolique et que le symbole se doit, pour exister, d’être diffusé. On insiste sur la sobriété relative – une escorte présidentielle réduite – et sur la simplicité de la démarche – le chef de l’État est invité dans une « famille française d’origine algérienne » à partager thé à la menthe et pâtisseries orientales, tour numéro 12 du quartier de Monmousseau23. Malgré cette modestie affichée, c’est bien une forêt de micros qui se tend vers François Mitterrand interviewé à l’issue de ce micro- événement. Or les termes qu’il choisit à ce moment précis n’ont rien d’anodin : ils signent peut-être ce « tournant » que nous interrogeons ici en avançant l’expression de « désordres sociaux ». « Tournant », sans doute, puisque la gauche de gouvernement par la bouche du président se réclame désormais de l’ordre social, jugé perturbé, et qu’il s’agit de rétablir avec fermeté – ordre et poigne du retour à l’ordre étant traditionnellement le propre de la droite et de sa culture politique. « Moi je veux lutter contre ces désordres », déclare François Mitterrand. L’autorité de son discours, ou du moins la détermination à la prouver, est particulièrement frappante. Par deux fois dans cette brève conférence de presse, il emploie le mot « s’attaquer » ; il use aussi du terme « énergie », associé à la « persévérance » et à la « volonté » pour asseoir encore davantage cette impression de fermeté24. Pour autant, les propositions concrètes se font vagues, voire inexistantes. Le président se contente en fait d’évoquer une « enquête personnelle qui [lui] permet[te] ensuite de donner des instructions précises à ceux qui participent à la gestion de l’État ». Et s’il insiste sur « ces fâcheuses, ces déplorables conditions de vie » qui font le quotidien du quartier, il n’avance pas de solutions pour y remédier.

18 En revanche, il apparaît dans ses propos que l’heure a décidément sonné de faire la chasse aux immigrés sans papiers – bien que le terme ne soit pas encore consacré : en l’occurrence, François Mitterrand préfère parler de « clandestins ». De fait, le président sépare clairement, d’une part, les « travailleurs étrangers » en situation régulière, dont la France a « le plus grand besoin » « dans certains domaines » et, d’autre part, une « immigration clandestine » « excessive », qui doit être tarie. Si donc il faut, selon lui, que les premiers soient « reçus, protégés, accueillis et leur propre sécurité assurée autant que celle de tout citoyen français », la seconde doit être farouchement combattue. François Mitterrand refuse à cet égard d’utiliser le mot de « quota », sur lequel un journaliste le sollicite : « Ça ne s’appelle pas un quota, ça s’appelle tout simplement le respect de la loi et des

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règlements. » Mais il fait bel et bien de l’immigration un problème majeur, eu égard au « grand nombre de chômeurs », à la « capacité de production », à la « capacité de logements », « qui indiquent par là même la limitation nécessaire ». François Mitterrand, évidemment, ne fait nullement sienne la virulence haineuse adoptée au même moment par certains journaux à droite ou à l’extrême droite – emploie régulièrement le terme d’« individus douteux » à propos des Maghrébins, après avoir titré un article du 21 septembre 1981 « Les Maghrébins et les autres », tandis que Radio Le Pen Hebdo instaure à l’automne 1982 une rubrique intitulée « Les envahisseurs ». Mais, tout en insistant sur la tolérance et la protection des populations immigrées face au racisme, il accrédite le fait que l’immigration serait devenue un problème de société qu’il faudrait absolument « contrôler » pour, in fine, l’éradiquer.

Conclusion

19 Le tournant de 1983 apparaît moins dans la représentation médiatique que dans la parole politique. Les journalistes de la télévision du moins demeurent soucieux de ne pas faire de ce sujet sur un quartier un sujet sur l’immigration à stigmatiser. En revanche, la venue à Vénissieux de François Mitterrand et les propos qu’il tient à cette occasion entérinent un changement de rhétorique, qui est aussi un changement de pratique politique. Les 17 % de suffrages obtenus par le FN à Dreux en septembre 1983 et leur forte médiatisation ne manquent pas d’accentuer cette évolution. Désormais, la gauche gouvernementale, sans adopter le même ton, paraît partager avec la droite la conviction qu’une priorité de son action doit aller à la lutte contre l’immigration irrégulière. La parole se libère : François Mitterrand parle à Vénissieux d’une immigration « excessive » ; un an plus tard exactement, Jacques Chirac évoquera l’« afflux incontrôlé d’une immigration clandestine de la plus mauvaise qualité ». On ne saurait dès lors tout à fait s’étonner que Jacques Chirac et Laurent Fabius, dans leur duel télévisé resté célèbre, le 27 octobre 1985, convergent dans leurs positions sur la question. Quand le maire de Paris et chef de file de l’opposition explique à propos des « clandestins » qu’il faut les « expulser » et associe l’immigration à la « délinquance », aux « agressions », aux « trafics », aux « prisonniers », le Premier ministre n’hésite pas à affirmer : « Alors, à une ou deux exceptions près, je crois qu’il n’y aurait pas de désaccord fort. » C’est une rupture radicale dans la tradition de gauche sur le sujet. Mais cette rupture semble s’être opérée davantage par glissements que par un tournant.

NOTES

1. Jean-François Sirinelli, La Ve République, Paris, PUF, 2013, p. 49. 2. Cf. Michel Margairaz, « L’ajustement périlleux entre relance, réforme et rigueur », in Serge Berstein, Pierre Milza, Jean-Louis Bianco (dir.), Les Années Mitterrand. Les années du changement (1981-1984), Paris, Perrin, 2001, pp. 333-343 ; Jean-Charles Asselain, « L’expérience socialiste face à la contrainte extérieure (1981-1983) », ibid., pp. 385-430. Sur tout cela, je me permets de renvoyer aussi à Ludivine Bantigny, La France à l’heure du monde. De 1981 à nos jours, Paris, Seuil, 2013.

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3. Voir Alec G. Hargreaves, Immigration, Race and Ethnicity in Contemporary France, London & New York, Routledge, 1995, p. 182 ; Yvan Gastaut, L’Immigration et l’Opinion en France sous la Ve République, Paris, Seuil, 2000, pp. 496-497. 4. Michelle Zancarini-Fournel, « Généalogie des rébellions urbaines en temps de crise (1971-1981) », in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 4,n° 84, 2004, pp. 119-127. 5. INA, JT de 20 heures, A2, 29 mars 1983, CAB8301190701. 6. INA, JT, FR3 Rhône-Alpes, 10 août 1983, LXC00011000. 7. INA, JT, FR3 Rhône-Alpes, 1er juillet 1983, LXC00010761. 8. INA, JT, FR3 Rhône-Alpes, 31 mars 1983, LXC00008078. 9. Idem. 10. INA, JT, FR3 Rhône-Alpes, 31 mars 1983, LXC00008078. 11. INA, JT, FR3 Rhône-Alpes, 22 mars 1983, LXC00010090. 12. INA, JT de midi, A2, 24 juin 1983, CAB8300957401. 13. INA, JT, FR3 Rhône-Alpes, 22 mars 1983, ibid. 14. INA, JT, FR3 Rhône, 2 avril 1983, LXC00010162. 15. INA, JT 20 heures, A2, 20 juin 1983, CAB8301005601. 16. INA, JT 20 heures, A2, 10 août 1983, CAB8301351401. 17. INA, JT 20 heures, A2, 29 mars 1983, CAB8301190701. 18. Xavier Vigna, L’Insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Rennes, PUR, 2007, pp. 122-131, et Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Paris, Perrin, 2012, p. 258 sq. 19. Voir Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France : XIXe-XXe siècles. Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007. 20. Voir Yvan Gastaut, op. cit., pp. 243-251. 21. Patrick Weil, La France et ses étrangers. L’aventure d’une politique de l’immigration de 1938 à nos jours, Paris, Gallimard, 1995, p. 227. 22. INA, JT 20 heures, A2, 20 juin, CAB8301005601. 23. INA, JT, FR3 Rhône-Alpes, 10 août 1983, LXC00011000. 24. INA, JT 20 heures, A2, 10 août 1983, CAB8301351401.

RÉSUMÉS

Vénissieux, été 1983. Le climat délétère qui règne sur le quartier des Minguettes pousse les habitants à profiter de la visibilité médiatique qui leur est offerte pour dénoncer les conditions de vie, les discriminations et les violences arbitraires qu’ils subissent. À l’heure où la question migratoire s’inscrit en tête de l’agenda politique, alimentant la montée du Front national, la visite de François Mitterand à Vénissieux signe un virage idéologique : le traitement par la gauche de l’immigration comme un problème.

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AUTEUR

LUDIVINE BANTIGNY Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Rouen, chercheure au Centre d’histoire de Sciences Po.

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La marche pour l’égalité des droits et contre le racisme Une tentative de dé-monstration ?

Piero-D. Galloro

1 Le 15 octobre 1983 débute la Marche pour l’égalité des droits et contre le racisme, événement central de l’histoire de l’immigration en France. Central parce que cette manifestation se voulait fondatrice d’une nouvelle conscience républicaine1 et s’inscrit dans le contexte des premières années de crise économique, de situation postcoloniale2 et de tensions liées aux luttes pour la reconnaissance3. Central également parce qu’il consacre l’irruption sur la scène politique française de jeunes, en grande partie des nationaux, dont les parents sont nés dans l’ancien empire colonial français4. 1983 restera marquée par la démarche de ces héritiers5, qui, face aux exactions subies, ont voulu révéler leur existence sociale par la non-violence. Cette volonté de désinvisibilisation trouvera son point d’acmé le 3 décembre suivant dans un rassemblement place de la Bastille, salué par un : « Bonjour à la France de toutes les couleurs » clamé par l’un des principaux initiateurs devant des dizaines de milliers de personnes rassemblées pour l’occasion. Derrière la spontanéité de cet appel universaliste, il convient de comprendre que les marcheurs de 1983 s’inscrivent dans les transformations sociales perceptibles au sein de la société française et entendent également se montrer comme les acteurs des changements sociaux à venir.

La visibilité croissante des flambées urbaines

2 Le 21 mars 1983, une perquisition à la cité Monmousseau-Herriot dans le quartier des Minguettes à Vénissieux dans le Rhône dégénère et des jeunes décident d’entamer une grève de la faim pour protester contre des poursuites judiciaires et dénoncer un sentiment de harcèlement de la part des forces de l’ordre. Les jeunes du quartier vont également, en réaction, créer une association, SOS Avenir Minguettes, dont le président, Toumi Djaija, sera blessé par un policier quelques jours plus tard. L’idée d’une marche pacifiste s’impose alors sur la base du modèle étatsunien de la lutte des Noirs pour leurs droits civiques en lien avec l’idée de non-violence inspirée par Gandhi

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et l’esprit des paysans du Larzac (que certains marcheurs ont rencontrés) et des contestataires du nucléaire de Creys-Malville en Isère ou de Plogoff en Bretagne. De manière globale, les heurts du printemps et de l’été 1983, qui servent de déclencheur au mouvement, s’inscrivent dans le prolongement plus large, au tournant des années 1970-1980, des flambées urbaines de plus en plus visibles et médiatisées6 mettant en scène l’exclusion d’une certaine jeunesse7 et qui dépassent le cadre de l’Hexagone8. De manière générale, d’un problème local, les événements de la région lyonnaise prendront une ampleur nationale.

3 Dans un premier temps, de 1981 à 1983, peu de journaux s’y intéressent de manière suivie. Les rodéos font quatre fois la Une du Progrès de Lyon qui leur consacre quelques articles dans huit éditions. Après les rodéos de 1981, seuls la presse quotidienne régionale et Le Figaro traitent du sujet. Le Figaro évoque de manière laconique, dans son édition du 23 juillet 1981, les événements du 21 en les qualifiant de « chauds », tandis que Le Monde publie deux articles, le 14 et le 23 juillet 1981, sur la question. En 1983, les manchettes de la presse et la télévision décrivent les cités lyonnaises comme des zones urbaines dangereuses et de non-droit, alors que des images tournées sur le vif par une agence locale, IM’média, créée en juin 1983, tentent de relativiser les propos des autres médias9.

4 Même si la région lyonnaise est à l’initiative des contestations, c’est de Marseille que partira la Marche le 15 octobre 1983 en direction de Paris, après l’attentat revendiqué par le groupe Charles Martel dans cette ville et qui a coûté la vie à un enfant de 11 ans. À mesure que les quelques dizaines de marcheurs évoluent à travers la France, d’Aix- en-Provence à Lyon en passant par Avignon, Orange et Vienne, des marches parallèles se mettent en place dans les localités où les marcheurs ne passent pas, comme à Toulouse, Nantes, Rennes, Le Havre ou Saint-Nazaire. Des comités d’accueil se développent pour coordonner les aspects logistiques et donner une visibilité au mouvement, tandis que des appels sont lancés vers la classe politique et les personnalités avec le soutien d’organismes comme la Cimade. Si, au départ, seule la députée socialiste et ancienne maire de Dreux est présente, c’est à Strasbourg que la reconnaissance s’affirme de manière importante avec l’apparition aux côtés des marcheurs de la ministre des Affaires sociales, Georgina Dufoix, qui servira de relais politique.

5 Elle débouchera par un accueil de quelques marcheurs par le président de la République François Mitterrand en dénonciation des violences racistes. Celles-ci sont, chez les marcheurs, de deux ordres, celui des brutalités policières et celui des conditions de vie des habitants, dont font partie les jeunes marcheurs. Ce mouvement pacifiste s’inscrit à la convergence de plusieurs facteurs sociaux.

La Marche de 1983 dans une société en mutation

6 Tout d’abord, la désindustrialisation débutée au cours des années 1960-1970 devient effective avec la crise pétrolière et, malgré l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, 1983 sonne le glas de l’engagement de l’État dans nombre de secteurs économiques. Cette tendance s’accompagne du déclin du mouvement ouvrier, de sa représentativité et de sa mobilisation dans bien des secteurs de la vie sociale notamment dans les quartiers où vivent les ouvriers10. Ces derniers sont largement issus des migrations, de moins en moins en provenance des pays limitrophes que des anciennes colonies, en

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particulier d’Afrique du Nord et subsaharienne. À l’image de potentiel se substitue celle de l’immigration comme problème social lié à la montée du chômage et à la dualisation de la société11, entre ceux qui disposent des ressources dans la société de consommation et ceux qui en sont exclus ou qui craignent de l’être12.

7 De plus, en 1983, les violences sont, en France, indissociables du contexte particulier de l’espace urbain à travers l’image des HLM et de la banlieue chantés par Renaud en 1980 et par Karim Kacel en 1982, ou la violence dénoncée par Rock Against Police. Si le terme existe depuis le XIIe siècle dans la langue française pour désigner l’espace en marge d’une ville, c’est au cours des années 1980 qu’il prendra une connotation spécifique en lien avec d’autres mots tels qu’abandon et bannissement, avec lesquels il partage une même étymologie et contre lesquels s’insurgent les jeunes qui y habitent. En France, ces nouveaux territoires hors des anciens centres historiques ont pris le relais des faubourgs, ces lieux en périphérie mal bâtis et mal habités13. Les Trente Glorieuses verront se multiplier des immeubles à forte densité d’habitants, construits en tours et barres, qui vont devenir des espaces de relégation privilégiés pour les populations issues de l’ancien empire colonial. Après la crise de 1973, les enfants de ces familles installées seront en première ligne de la nouvelle scène contestataire pour dénoncer l’absence de lieux de sociabilité14 et l’impression d’abandon des indésirables comme autant « d’assignations à résidence en fonction des revenus15 ». Avec la dualisation de la société française, une gentrification des centres urbains a conduit à l’abandon des logements de type HLM au profit de quartiers plus résidentiels par les catégories sociales les moins défavorisées, contribuant à ajouter à l’exclusion sociale une exclusion spatiale. Enfin, le sentiment de déclin d’une France de moins en moins visible dans les affaires internationales16, l’influence des décisions européennes, la poussée culturelle anglo-saxonne17 et le traumatisme des décolonisations, notamment après l’indépendance de l’Algérie, contribuent à faire émerger les questions identitaires et la peur d’une présence étrangère délétère pour l’identité française.

Effets de l’ethnicisation des rapports sociaux et de la relégation spatiale

8 Au cœur des quartiers déclassés, les tensions s’exacerbent au point de devenir visibles à l’échelle nationale avec l’embrasement des Minguettes en juillet 1981 dans le quartier de Monmousseau, mais également à Rillieux-la-Pape ou à Saint-Fons. Très rapidement, dans les mois qui suivent les premières images télévisées des rodéos jusqu’aux blessures infligées à Toumi Djaidja, des incidents similaires sont signalés en région parisienne, à Avignon ou dans l’est de la France, comme à Mulhouse ou à Metz, à Marseille ou dans le quartier du Pont Rompu de Tourcoing18. La Marche de 1983 met en évidence les conditions de vie des individus et des groupes notamment à partir du paramètre architectural omniprésent dans le paysage. Les troubles de l’année 1983 et l’initiative des marcheurs incitent les autorités à réagir et constituent de ce point de vue une étape essentielle dans le développement de la politique de la Ville depuis les années 1970 avec, en 1983, la mise en place, entre juillet et septembre, de la mission Banlieue 8919, dans le prolongement des rapports Schwartz20, Bonnemaison21 et Dubedout22. Les choix urbains des décennies précédentes seront pointés du doigt autant par les jeunes que par les autorités, dans la continuité des critiques du rapport Bonnemaison pour qui les bandes et les groupes sont un produit urbain23. « Les incidents

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qui émaillent tristement les nuits de certaines banlieues ne sont qu’une des conséquences de la ségrégation engendrée par la politique d’affairisme et de désengagement24. » L’idée que le « béton des grands ensemble est criminogène25» contribuera au développement de dispositifs spécifiques, en particulier les premiers contrats de plan État-régions pour le développement social des quartiers.

9 Il convient également de prendre conscience qu’au-delà de l’aspect architectural et urbain, l’espace conditionne l’ethnicisation des relations entre les populations qui l’habitent. La plupart des cités impliquées depuis des années et notamment en 1983 – (telle la cité de la Grapinière de Vaulx-en-Velin où se sont déroulés les premiers conflits) – ont été construites dès la fin de la guerre d’Algérie pour accueillir les supplétifs de l’armée française, tandis que la cité Simion à Villeurbanne, à l’instar des immeubles de la ZUP des Minguettes de Vénissieux, accueillent le même profil de locataires. Les journaux télévisés ne se priveront pas de rappeler la présence de plusieurs dizaines de nationalités différentes26.

10 Dans cette cohabitation entre rapatriés d’Algérie, harkis, primo-arrivants nord- africains, populations locales et Domiens, les multiples interactions sociales entre ceux qui se posent comme établis et les nouveaux venus provoquent, chez les habitants les plus anciens des quartiers, un sentiment d’envahissement face aux derniers arrivés perçus comme des intrus. Tout cela engendre des logiques d’exclusion27, dont l’étude des relations quotidiennes suffit à montrer le caractère clivant28. Elles se traduisent par la montée des votes de l’extrême droite qui vient, en 1983, de remporter la municipalité de Dreux sur la base d’un rejet de l’immigration, et par des amalgames que d’autres partis politiques cautionnent et reproduisent en consacrant la réduction de la question migratoire en France à une approche en termes de « problèmes ». Ainsi en est-il de la confusion entre les étrangers et les jeunes des banlieues (pour la plupart nés français en France), dont une partie de la classe politique dénonce « la prolifération et les chiffres impressionnants29 ». Cette catégorisation se traduit également par une série de violences et de faits d’armes qui s’ajoutent à une longue liste égrenant, depuis le début des années 1970, les exactions sur des jeunes d’origine nord-africaine30. La blessure de Toumi Djaidja va servir de point de départ à la Marche et le meurtre de Habib Grimzi dans le Bordeaux-Vinimille en sera le point d’orgue. Le sentiment d’impunité dont jouissent les auteurs de violences achève d’exaspérer les tensions entre jeunes et policiers, révélant une volonté de prendre à contre-pied la spirale mortifère par une action pacifiste.

11 Plus que cette mise en visibilité des conditions de vie, c’est la prise de conscience d’une différenciation entre populations qui émerge. Les jeunes s’insurgent contre les catégorisations construites à partir d’éléments biologiques ou culturels établis par la suite comme étant « naturellement naturelles31 », et qui servent à alimenter à leur tour les convictions de dangerosité de ces quartiers et a fortiori de leurs habitants32. La violence est analysée par nombre de contemporains de la Marche comme étant le fait de voyous, de voleurs de véhicules33, par la faute de qui les quartiers sont devenus dangereux34 et qui s’évertuent à créer les fameuses zones noires, véritables lieux de non-droit, dénoncées alors par la presse35. Les regards portés au cours des années 1970 et 1980 sur ces enfants de migrants nord-africains, et notamment de parents algériens, restent imprégnés des représentations élaborées au cours des années 1950 sur leurs propres parents, au moment de la guerre d’Algérie. Est véhiculée l’image de violence des Nord-Africains dans la presse extrémiste française qui n’hésite pas à clamer que «

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les Arabes adorent la guerre36 » ou « avec les Arabes, une seule politique est possible, celle de la trique et du coup de pied au cul37 ! ». Ce type de discours est omniprésent dans les périodes de tensions sociales, lorsque les médias contribuent à faire émerger un profil type des responsables du chaos en élaborant la figure du jeune de bande38, dangereux car violent, généralement de sexe masculin39 et surtout d’origine maghrébine40.

La marche pacifiste, une stratégie de retournement du stigmate

12 C’est donc dans une posture de retournement du stigmate que les jeunes – qui sont toujours plus nombreux à défier les forces de l’ordre – choisissent une ligne pacifiste. Ils sont soutenus par le curé Christian Delorme et le pasteur Jean Costil41. Les marcheurs clament des slogans tels que « Rengainez on arrive. La chasse est fermée », « Égalité des droits, justice pour tous », « Raciste… moi ? Jamais » ou « Différents mais égaux »42 et même « Couscous chez Mitterrand ».

13 Nous pouvons y lire un double positionnement. D’une part, le refus des violences comme révélateur d’une égalité de traitement. L’idée de violence, par sa multiplicité reste mouvante, insaisissable et changeante, d’autant plus qu’en fonction des lieux et des temporalités elle peut désigner des réalités différentes43. La première s’attache à la manifestation concrète de ce que Bessette qualifiait de crime contre les individus44, tout en pouvant être considérée d’un point de vue plus immatériel, en s’intéressant aux rapports sociaux à travers les structures45 ou les relations symboliques46. La première forme de violence, marquée dans les gestes et les corps, est facilement identifiable par ses formes directes que sont les coups et les agressions ; les crimes dits « racistes » des années précédant la Marche en sont des exemples concrets. Toutefois, les autres modalités n’en sont pas moins, en dépit de leur immatérialité apparente, des réalités sociales qu’il convient de révéler à travers l’analyse de leurs mécanismes. La violence se manifeste alors par des faits et des actions qui portent atteinte aux personnes et à leurs biens et illustre l’imposition d’un rapport de domination47 porteur de sens. Ainsi, l’analyse des discours et des actes sur les jeunes héritiers des migrations coloniales rend lisibles des pratiques de relégation. Les contrôles au faciès, la violence ordinaire48 peuvent être vus comme des formes de violence invisible propres à imposer une différenciation sociale et politique à partir de marqueurs biologiques ou cognitifs49.

14 D’autre part, en brandissant la non-violence comme étendard, les jeunes des Minguettes s’évertuent à entrer dans une logique de démonstration, dans le sens premier du terme, « monstre » (celui qui est dans la monstration, celui que l’on montre, désigne ou met à l’index). Parler de « monstres » à propos des jeunes de 1983, c’est donc s’interroger sur la construction sociale qui touche au fantastique, au mythe et à la légende, et qui affecte des individus et des groupes au sein d’une société. La définition du monstre ne peut se contenter de le limiter à son seul aspect physiologique comme continuent à le faire la plupart des dictionnaires. Il convient d’accepter sa dimension doxique, de l’ordre du sens commun, qui élargit la notion purement tératologique de monstre à toute difformité pouvant susciter le jugement50. Le monstre n’est pas à chercher dans l’exceptionnel, l’accidentel, mais dans la quotidienneté, dans cette connaissance ordinaire qui révèle les mécanismes les plus fins de cette capacité qu’ont les individus à effectuer des tractations épistémiques nécessaires pour agir en commun, et en particulier à catégoriser, abstraire, généraliser ou anticiper51. À ce propos, Robert

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Bogdan rappelle que l’étude des monstres « (…) permet de mieux comprendre certaines pratiques sociales, de retracer l’évolution du concept d’anormalité et de théoriser le regard que nous portons sur la différence52 ». Or le monstre voit sa monstruosité définie dans l’ambiguïté puisqu’il appartient au genre humain comme un « individu singulier qui n’entre pas vraiment dans la catégorie à laquelle il appartient53 ». Dès lors, plusieurs voies s’offrent à son évolution. Il peut rester monstre qui vit comme un homme mais n’y ressemble pas. Il peut aussi accéder au statut d’homme.

La banalité du commun ou les désirs déçus des marcheurs

15 En 1983, les jeunes des banlieues ont cherché à être appréhendés dans un rapport de banalité avec les autres nationaux tout en revendiquant leur appartenance aux mondes des migrations. Dans le sens étymologique, le banal, c’est ce qui est « commun ». D’abord dans son premier sens de trivial, d’ordinaire. Un second sens, plus riche, renvoie selon les dictionnaires à l’idée de participation collective – tout le monde peut en profiter –, comme dans les expressions « le commun des mortels », « le droit commun », « le dénominateur commun », etc. Cette participation collective se double d’une idée d’action menée ensemble, conjointement, comme dans faire « cause commune », « avoir quelque chose en commun », « l’intérêt commun ». Cette définition se rattache à l’origine latine « communis », qui définit les personnes qui supportent ensemble (cum) les charges (munus). Pour parvenir à l’agir en commun – qui donne le sentiment d’égalité –, il est nécessaire de montrer que le niveau ordinaire n’est pas dépassé mais qu’au contraire il existe une conformité au plus grand nombre. Or cette conformité n’a rien de naturel puisqu’elle est le produit de l’action humaine. En cela, la banalité apparaît comme le contenu d’une certaine forme de regard porté sur le réel, comme un produit d’opérations qu’il semble naturel à l’homme d’accomplir. Les initiateurs de la Marche ont eu donc recours à une mise en scène visant à établir un équilibre complexe entre la spécificité des enfants issus des migrations et leur permanence en tant que citoyens à part entière, entre êtres d’exception et gens du commun. Pour Bergson, c’est le langage qui est le vecteur de la banalité par sa puissance évocatrice. La parole, comme intention expressive et pratique, devient une substitution du symbole à la réalité54. Le langage, tels les slogans, les banderoles, donne à voir une certaine réalité, et c’est par elle que se crée l’idée de communion entre les individus, malgré les différences flagrantes de statut, de position sociale ou de niveau de richesse. « La Marche, c’était d’autres gens, pas que des Maghrébins, des filles, des garçons, de tout âge, des curés, des moines, des élèves, des clandestins (…). C’était une conjugaison de choses qui a fait qu’un groupe de personnes qui avaient entre 17 et un peu plus de 50 ans (…). C’était pas une histoire de jeunes Arabes, c’était l’histoire d’un groupe de personnes qui disaient “Halte au feu”. C’était l’un des premiers slogans de la Marche pour l’égalité et contre le racisme55. »

16 En étant accueillis avec enthousiasme le 3 décembre 1983 par des milliers de personnes, puis à l’Élysée par le représentant de l’État français, les marcheurs ont pu mettre en scène cette idée d’égalité banale qui idéalement régit les affaires publiques. Le spectacle offert (du latin spectaculum, qui lui-même provient de spectare, regarder, orienter le regard) a pris alors tout son sens. Celui d’une véritable exposition à l’attention publique qu’une partie de la population française refusait la posture de démonstration imposée

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jusque-là au détriment d’une jeunesse liée par son ascendance à la question migratoire et coloniale sur un air de Douce France orientalisé qu’entonnera le groupe Carte de Séjour quelques mois plus tard. Le désarroi d’une telle proposition est d’autant plus perceptible dans la société française de 1983 qu’il est relayé, dans les médias, par l’incapacité de nommer ce mouvement pour ce qu’il est, celui de jeunes qui cherchent à montrer qu’ils ne sont pas dans la double absence dénoncée par Abdelmalek Sayad56, mais qu’ils revendiquent leur double présence dans leur héritage migratoire et leur appartenance nationale. L’emploi, par ces mêmes médias, de vocables tels que « deuxième génération d’immigrés » pour désigner les marcheurs et la réduction de la Marche pour l’égalité des droits et contre le racisme en Marche des « Beurs57 », va prendre le contre-pied des intentions originelles et ouvrir la voie à une ré- invisibilisation durable des aspirations égalitaristes et pacifistes du mouvement.

NOTES

1. Mustapha Saha, « La Marche pour l’égalité de 1983, Une histoire inédite (Manuscrit partiel) », in Revue du MAUSS permanente, 2014. 2. Georges Balandier, « La situation coloniale, Approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, XI, 1951, p. 44-79. 3. Axel Hönneth, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Gallimard, 2013 ; Saïd Bouamama, La France, autopsie d’un mythe national, Paris, Larousse, 2008. 4. Alain Battegay, « Les “Beurs” et l’accès à l’espace public », in Esprit, 1985 ; Jean-Pierre Azéma, « La clef générationnelle », in Vingtième Siècle, n° 22, 1989, pp. 3-10. 5. Ahmed Boubeker, « Les mondes de l’immigration des héritiers. Ancrages et transmigration», in Multitudes, vol. 2, n° 49, 2012, pp. 100-110. 6. Christian Bachmann, Nicole Le Guennec, Violences urbaines. Ascension et chute des classes moyennes à travers cinquante ans de politique de la Ville, Paris, Albin Michel, 1996. 7. Piero Galloro et Antigone Mouchtouris, Jeunesse et discrimination, Presses universitaires de Lorraine, 2012. 8. Xavier De Weirt, Xavier Rousseaux, Violences juvéniles urbaines en Europe, Louvain, Presses universitaires de Louvain, 2011. 9. IM’média, Minguettes 83, paix sociale ou pacification ?, reportage de 26’, IM’média/CCI Beaubourg, 1983. 10. Alain Touraine, Michel Wieviorka, François Dubet, Le Mouvement ouvrier, Pairs, Fayard, 1984. 11. Alain Ehrenberg, La Société du malaise, Paris, Odile Jacob, 2010. 12. Vincent De Gaulejac, Frédéric Blondel, Isabel Taboada-Leonetti, La Lutte des places, Paris, Desclée de Brouwer, 2015. 13. Alain Faure, « Un faubourg, des banlieues, ou la déclinaison du rejet », in Genèses, vol. 2, no 51, 2003, pp. 48-69. 14. L’Humanité, 4 août 1981. 15. Journal officiel, débats parlementaires, Assemblée nationale, compte rendu intégral, séance du 12 novembre 1981, Loi de finances pour 1982, urbanisme et logement, intervention de Jacqueline Osselin, p. 3551.

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16. Luc Pinhas, « La francophonie, le français, son génie et son déclin », in Documents pour l’histoire du français langue étrangère et seconde, n° 40-41, 2008. 17. Nathalie Dupont, « Le cinéma américain : un impérialisme culturel ? », in Revue LISA/LISA e- journal, vol. V, n° 3, 2007, pp. 111-132. 18. Bernard Alidières, Géopolitique de l’insécurité et du Front national, Paris, Armand Colin, 2006. 19. « À propos de Banlieue 89 : entretien avec l’architecte Roland Castro », in Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 109, 2009, pp. 95-97. 20. Bertrand Schwartz, « L’insertion professionnelle et sociale des jeunes. Rapport au Premier ministre », Paris, La Documentation française, 1981. 21. Gilbert Bonnemaison, « Face à la délinquance : prévention, répression, solidarité. Rapport au Premier ministre, Commission des maires sur la sécurité », Paris, La Documentation française, 1982. 22. Hubert Dubedout, « Ensemble refaire la ville. Rapport au Premier ministre du président de la Commission nationale pour le développement social des quartiers », Paris, La Documentation française, 1983. 23. Gilbert Bonnemaison, op. cit., p. 33. 24. Journal officiel, débats parlementaires, Assemblée nationale, compte rendu intégral, séance du 12 novembre 1981, op. cit., p. 3549. 25. Paris Match, 26 août 1983. 26. Laurent Massardier, Antenne 2, Midi 2, 14 septembre 1981, 2’42. 27. Norbert Elias, John Scotson, Logiques de l’exclusion, Paris, Fayard, 1997. 28. Michelle Zancarini-Fournel, « Généalogie des rébellions urbaines en temps de crise (1971-1981) », in Vingtième Siècle – Revue d’histoire, vol. 4, n° 84, 2004, pp. 119-127. 29. Jacques Chirac, Le Monde, 15 juillet 1983. 30. Fabien Jobard, Bavures policières ? La force publique et ses usages, Paris, La Découverte, 2002. 31. Abdelmalek Sayad, « Naturels et naturalisés », in Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 99, septembre 1993, pp. 26-35. 32. Voir à ce sujet les travaux de Raymond Boudon, L’Art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses, Paris, Fayard, 1990, et les travaux spécifiques sur l’autoréalisation des prophéties de Robert Merton, Éléments de théorie et de méthode sociologique, Paris, Colin, 1998. 33. Le Figaro, 3 août 1981. 34. Le Figaro, 10 juillet 1981. 35. Le Figaro, 23 juillet 1981. 36. Minute, 1er juillet 1967. 37. Minute, 22 juin 1967. 38. L’Humanité, 5 septembre 1981. 39. L’Humanité, 5 septembre 1981. 40. Le Figaro, 23 juillet 1981. 41. Le Figaro, 23 mars 1983. 42. Michel Kokoreff, « L’imaginaire social de la Marche de 1983 », in Africultures, « La Marche en héritage – L’héritage culturel de la Marche pour l’égalité et contre le racisme (1983-2013) », vol. 1, n° 97, 2014, pp. 28-42. 43. Jean-Claude Chesnais, Histoire de la violence en Occident de 1800 à nos jours, Paris, Robert Laffont, 1981. 44. Jean-Michel Bessette, Sociologie du crime, Paris, PUF, 1982. 45. Johan Galtung, « Violence, peace and peace research », in Journal of Peace Research, vol. 6, n° 3, 1969, pp. 167-191. 46. Pierre Bourdieu, Réponses, pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, pp. 146-147 ; Slavoj Zyzek, La violenza invisibile, Milano, Rizzoli, 2007 [1992]. 47. Yves Michaud, La Violence, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 2251, 2012.

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48. Andrea Réa – Maryse Tripier, Sociologie de l’immigration, La Découverte, 2008, p. 74. 49. Frédéric Barth, Ethnic Groups and Boundaries : the Social Organisation of Culture Différence , Bergen/Oslo, Universitetsforlaget, London, George Allen and Uwin, 1969. 50. Anna Caiozzo, Anne-Emmanuelle Demartini, Monstre et imaginaire social, approches historiques, Paris, Creaphis Éditions, 2008, p. 16. 51. Michael Lynch, Scientific Practices and Ordinary Action, Cambridge, Cambridge University Press, 1993. 52. Robert Bogdan, La Fabrique des monstres. Les États-Unis et le Freak Show (1840-1940), Paris, Alma, 2013, p. 16. 53. Éric Dufour, Les Monstres au cinéma, Paris, Armand Colin, 2009, p. 14. 54. Lucien Jerphagnon, « Entre la solitude et la banalité : philosophie bergsonienne du banal », in Revue de métaphysique et de morale, n° 3, 1962, pp. 322-329. 55. Intervention de Farid L’Haoua, porte-parole et photographe de la Marche de 1983, in Piero-D. Galloro, Ahmed Boubeker (dir.), « L’héritage de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 ou les épreuves d’une affirmation publique de la diversité culturelle », table ronde 2, Médiatisation, espace public et dimension multiculturelle, colloque de Metz, 12 et 13 décembre 2013. 56. Abdelmalek Sayad, La Double Absence : des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999. 57. « La Marche des jeunes Franco-Arabes “pour l’égalité” traverse Paris – Paris sur ‘Beur’ », in Libération, 3 décembre 1983

RÉSUMÉS

Durant l’automne 1983, en allant à pied de Marseille à Paris, les acteurs de cette marche historique ont tenté de redonner des couleurs au visage d’une France blafarde, en pleine crise économique, gagnée par les démons du racisme, enflammée par une vague d’émeutes. Démarche pacifiste, cette action visait autant à exiger la reconnaissance de la place des enfants d’immigrés au sein de la société française qu’à dénoncer les clivages et la violence qui la traversent. Marcher le long des routes de France et donner la chasse à ses monstres.

AUTEUR

PIERO-D. GALLORO Maître de conférences, HDR, en sociologie, université de Lorraine, Laboratoire lorrain de sciences sociales (2L2S)

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La percée du Front National

Alec G. Hargreaves

1 La percée électorale du Front national lors des élections municipales en 1983 marque incontestablement un tournant majeur dans la vie politique de la France d’après- guerre. Jusque-là l’extrême droite, délégitimée par la collaboration sous le régime de Vichy, avait peiné à retrouver une place dans le jeu électoral. Mais, pendant la campagne pour les élections municipales de mars 1983, le parti commence à faire parler de lui et cette tendance s’accentuera au cours de l’été. L’attention se focalise surtout sur Dreux, où le parti lepéniste gagnera 17 % du vote lors du premier tour d’une élection partielle qui se tiendra au mois de septembre1. Suite à cette percée au niveau local, le FN gagnera entre 10 et 18 % du vote dans pratiquement toutes les élections nationales et européennes tenues jusqu’en 2012 et il deviendra le premier parti de France avec 28 % du vote lors des régionales de 20152. Pourquoi ce basculement intervient-il en 1983 ? Quel a été le rôle des médias dans la montée de FN ? Quelles en ont été les conséquences à long terme ?

Un terrain préparé par d’autres partis

2 Si le facteur le plus évident dans l’essor électoral du FN réside dans ses dénonciations des fléaux attribués à l’immigration, celles-ci ne suffisent pas pour expliquer la percée de 1983. Car si la stigmatisation des immigrés est fondamentale au discours du parti lepéniste depuis sa fondation en 1972, elle ne lui accorde pas le moindre profit électoral pendant les dix premières années de son existence. Pendant cette période, sans anticiper l’essor de l’extrême droite, les partis classiques lui préparent graduellement le terrain en jetant des suspicions sur les immigrés sans pour autant apporter des solutions aux problèmes qui leur sont associés et, en particulier, à celui qui, plus que tout autre, préoccupe l’électorat : la montée du chômage déclenchée par les chocs pétroliers des années 1970.

3 Quasi absente du débat politique pendant les Trente Glorieuses, l’immigration est parmi les premiers dossiers à retenir l’attention du président Giscard d’Estaing qui, dès son élection en 1974, interrompt les flux migratoires non européens dans l’espoir d’améliorer le marché de l’emploi. Sur l’avis du Conseil d’État, les regroupements

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familiaux reprendront, conformément aux obligations de la France en tant que signataire de la Convention européenne des droits de l’homme. Cependant, à partir de 1977, le gouvernement multiplie les efforts non seulement pour bloquer toute nouvelle immigration de main-d’œuvre non européenne mais aussi pour inciter ou forcer le rapatriement d’immigrés installés déjà en France, parmi lesquels les Algériens sont les premiers ciblés3. C’est l’époque de l’aide au retour, conçue pour encourager les immigrés à repartir dans leur pays, des projets de loi Bonnet-Stoléru visant à faciliter le rapatriement forcé de travailleurs immigrés sans emploi, et des expulsions administratives de jeunes délinquants étrangers, surtout algériens.

4 À gauche, pour démontrer sa solidarité avec les ouvriers français qui constituent le noyau de sa base électorale, le Parti communiste tente de freiner l’accès des immigrés aux cités de HLM des municipalités de banlieue où le Parti a ses fiefs. À la veille de Noël 1980, le maire communiste de Vitry, Paul Mercieca, avec le soutien de Georges Marchais et du Comité central du PCF, fait bloquer à l’aide d’un bulldozer l’installation à Vitry de trois cents travailleurs maliens transférés de la commune voisine de Saint-Maur. Taxé de racisme, Paul Mercieca renvoie l’accusation contre le maire giscardiste de Saint- Maur, qu’il juge coupable d’un « coup de force raciste » en raison de son rôle dans le transfert des Maliens de Saint-Maur à Vitry4. Deux mois plus tard, le maire communiste de Montigny-lès-Cormeilles, Robert Hue, sera à son tour accusé de racisme à la suite de sa dénonciation d’un Marocain soupçonné de trafic de drogue5. À quelques mois de la présidentielle de 1981, des calculs électoraux dont les immigrés font les frais sont clairement présents dans des escarmouches locales.

5 Ce thème reste secondaire au niveau national, où les élections de 1981 seront remportées par la gauche, grâce surtout à sa promesse de restaurer l’emploi en rompant avec le capitalisme et en initiant une importante politique de relance économique. Pendant la campagne électorale, les socialistes, qui tiendront l’Élysée et Matignon à partir de 1981, ont pris d’importants engagements destinés à favoriser l’insertion des populations d’origine immigrée, dont beaucoup seront mis rapidement en œuvre : droit d’association accordé aux étrangers, régularisation de 132 000 sans-papiers, abrogation de l’aide au retour, interruption des expulsions administratives, facilitation des regroupements familiaux, initiatives en faveur des quartiers défavorisés, création des zones d’éducation prioritaire (ZEPs), etc. Mais, dans le domaine qui préoccupe plus que tout autre la masse des Français, loin de baisser, le chômage ne cessera de monter.

6 Au cours de l’hiver 1982-1983, l’industrie de l’automobile est touchée par une vague de grèves où les travailleurs immigrés sont particulièrement en vue. Exaspérés par ces troubles dans un secteur phare de l’économie nationale, des ministres socialistes affirment, sans avancer la moindre preuve, que les grévistes agissent sur la base de motivations islamistes qui sont fondamentalement étrangères à la France. Selon le Premier ministre, Pierre Mauroy, les travailleurs immigrés chez Renault « sont agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec la réalité sociale française6 ». Le ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre, affirme plus spécifiquement qu’« il s’agit d’intégristes, de chi’ites », des termes qui viennent d’émerger dans le vocabulaire politique en France suite à la révolution islamiste menée par l’Ayatollah Khomeiny en Iran en 19797. Les Iraniens – chi’ites pour la plupart – sont en fait peu nombreux en France, où la majeure partie des musulmans (travailleurs immigrés maghrébins et africains assortis de leurs familles) sont des sunnites qui n’ont

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aucun lien avec les mouvements anti-occidentaux évoqués par Gaston Defferre. Certes, les socialistes se montreront dans leur ensemble beaucoup mieux disposés que la droite envers les minorités immigrées. Il n’en reste pas moins que, par le biais de ces déclarations faites en janvier 1983, des ministres socialistes se distinguent comme les premiers politiciens de marque à stigmatiser les appartenances islamiques, réelles ou présumées, d’une importante part des populations immigrées8, un thème qui sera amplement repris dans les années à venir par d’autres partis, notamment le FN, dans d’interminables débats sur l’identité nationale.

1983, année charnière

7 La médiatisation des mouvements sociaux dans l’industrie de l’automobile se mêle à un débat croissant sur le thème de l’immigration qui, pendant la campagne pour les élections municipales de mars 1983, deviendra un enjeu clé dans la lutte entre Gaston Deferre et Jean-Claude Gaudin pour la mairie de Marseille, ainsi que dans bien d’autres villes, telles que Dreux. Entre les deux tours du scrutin qui se soldera par une lourde défaite pour la gauche, un journaliste de La Semaine de l’émigration, organe de l’Amicale des Algériens en Europe, écrit : « Au fur et à mesure que la campagne électorale s’étend et que la mobilisation des électorats devient plus pressante, l’immigration – et l’insécurité ou la crise économique, ou le chômage, c’est là que réside l’inacceptable amalgame – est portée devant les feux de la rampe. Il ne se passe pas de jour sans que la télévision évoque la crise de l’automobile et montre, gros plans à l’appui, les visages des immigrés. La couverture de l’événement est, chose rare, excellente : ni les chaînes de montage, ni les meetings, ni les banderoles, ni les débrayages ne sont négligés. C’est que l’on veut à tout prix faire accréditer la thèse selon laquelle la crise de l’automobile est la faute des immigrés. De mémoire de téléspectateur, je n’ai pas vu, en dix ans, autant d’images d’immigrés à la télévision que depuis un mois9 ! » La crise de l’automobile évoquée ici est double. D’une part, les suppressions de postes dans de nombreuses usines sont symptomatiques d’un très large affaiblissement de l’économie française depuis les chocs pétroliers des années 1970, qui ont été suivis par une forte montée du chômage. D’autre part, les lois Auroux, votées par la gauche en 1982 en vue de rééquilibrer les relations sociales au sein des entreprises, provoquent des conflits dans certains secteurs, notamment celui de l’automobile, où les travailleurs (parmi lesquels de nombreux immigrés) cherchent à faire respecter par les patrons les nouveaux droits que le gouvernement vient de leur accorder.

8 Les relations entre ces deux crises sont assez paradoxales. Alors que bien des politiciens affirment que les Français seraient moins touchés par le chômage si les travailleurs immigrés étaient moins nombreux, ces derniers sont en fait les plus durement touchés par les suppressions de postes dans des secteurs tels que l’automobile, où ils avaient été massivement recrutés pendant les Trente Glorieuses. Mais, là où ils sont en fait les premières victimes du chômage, ils sont souvent perçus comme les causes de celui-ci, et cela d’autant plus durant les grèves de 1982-1983 qui ont tendance à apparaître comme autant de coups portés à un secteur phare de l’économie française.

9 C’est sur ce genre d’amalgame que joue Jean-Marie Le Pen lors de l’une de ses premières interventions télévisées, une émission de campagne électorale réalisée par le FN dans le cadre de l’accès aux médias audiovisuels prévu par le code électoral pour les formations politiques participant aux municipales de 1983. Le format adopté au début

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de l’émission, diffusée le 2 février 198310, est celui d’un simulacre d’interview dans laquelle Jean-Marie Le Pen répond à des questions posées par Roland Gaucher, présenté comme « journaliste », qui est en fait un des cofondateurs du Front national, et qui en 1984 deviendra rédacteur en chef de Minute, très proche du FN. Tout au long de cette émission de propagande, Le Pen martèle l’amalgame : « immigration-insécurité- chômage », qui est au cœur de sa campagne électorale, à l’appui de laquelle il insère non pas un vrai-faux reportage mais un extrait d’un vrai reportage télévisuel réalisé par Rachid Arhab (qui à l’époque était un des rares journalistes d’origine maghrébine à la télévision française). Rachid Arhab n’a bien entendu rien à voir avec les opinions politiques de Jean-Marie Le Pen mais, à travers cette émission de propagande, on voit la facilité avec laquelle le leader du Front national exploite la couverture médiatique des grèves qui touchent le secteur automobile depuis l’automne de 1982, dans lequel les OS immigrés – surtout maghrébins et africains – sont particulièrement en vue. En sélectionnant des clips où ces derniers apparaissent dans des postures agressives, Le Pen dénonce « le tiers monde à l’assaut de la France et de l’Europe ».

10 Dans l’immédiat, les bénéfices de cette campagne apparaissent modestes, avec l’élection de Le Pen au conseil du 20e arrondissement de Paris. Mais, six mois plus tard, le FN réalisera un score jusque-là sans précédent pour le parti en remportant 17 % des suffrages lors du premier tour d’une élection partielle à Dreux, où la section locale du RPR, bastion de la droite « classique », fait alliance avec lui pour battre la gauche au deuxième tour du scrutin. Entre-temps, un changement majeur est intervenu dans la politique économique menée par la gauche, dont les pertes électorales en mars témoignent de l’évaporation de la confiance qui lui avait été accordée deux ans auparavant. Alors que le chômage augmente durant cette période, les finances publiques et la valeur du franc n’ont cessé de se dégrader. Quelques semaines après les municipales de mars 1983, le gouvernement se trouve contraint de prendre le tournant de la rigueur, scellant l’échec de ses promesses de relance économique et démontrant son impuissance, tout comme celle du gouvernement de centre-droit qui l’a précédé, à inverser la détérioration du marché de l’emploi.

Les travailleurs immigrés au centre du débat politique

11 Le tournant de la rigueur semble constituer à bien des égards le catalyseur qui permettra au FN de réaliser sa spectaculaire percée à Dreux à l’automne de 1983. Le parti lepéniste récolte, en effet, les fruits d’une conviction qui se propage à partir de 1983 au sein d’une partie de l’électorat, selon laquelle aucune des formations politiques classiques – de droite ou de gauche – ne semble capable d’apporter de solutions aux problèmes posés par la crise économique. Jusque-là, les luttes électorales avaient été dominées par une opposition entre la gauche et la droite basée sur des lignes de clivage pensées en termes de différences entre classes sociales tournant autour de luttes entre les forces du capital et du travail. Certes, en soulevant de différentes façons la question de l’immigration face à la crise qui sévit depuis les années 1970, des politiciens de pratiquement toutes les couleurs ont infiltré dans le discours politique une dimension ethnique. Mais, là où les partis classiques traitent l’immigration comme un thème secondaire, le Front national est le seul à en faire le centre de son discours. En août 1983, parmi les Français interrogés par la Sofres, le renvoi des travailleurs immigrés chez eux est perçu comme la meilleure solution proposée pour lutter contre le

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chômage11. Désormais, l’apparente impuissance de tous les partis classiques à restaurer l’emploi permet au parti lepéniste de faire valoir sa prétention à être le seul à proposer une solution valable, en recentrant l’ensemble du débat politique sur l’immigration présentée comme la cause principale de tous les fléaux affligeant le pays. En 1981, 43 % des Français interrogés par la Sofres pensent que les notions de droite et de gauche sont pertinentes, contre 33 % qui les trouvent dépassées. En 1984, les opinions se sont inversées : pour 49 % des sondés, les notions de droite et de gauche sont dépassées, alors que seulement 37 % les trouvent encore valables, et cet écart s’accentuera par la suite12. En 1991, sur quasiment toutes les questions, la majorité des sondés trouve qu’il y a peu de différences entre la gauche et la droite, la seule exception étant celle de l’immigration, sur laquelle 61 % des interrogés affirment qu’il y a de grandes différences13. Au même moment, dans « l’idée que l’on se fait de la gauche », la protection sociale arrive en tête mais, lorsqu’on passe à ce que les sondés perçoivent comme « la réalité de la gauche » au cours des dix dernières années, c’est-à-dire depuis la victoire de la gauche en 1981, c’est l’antiracisme qui prime sur toute autre notion14. La société française et les acteurs politiques qui cherchent à la gérer sont ainsi perçus à travers une grille de lecture où les différences ethniques prennent le pas sur les clivages socio-économiques, et tout laisse penser que 1983 a été l’année charnière dans ce basculement.

Le rôle des médias

12 Quel a été le rôle des médias dans la montée électorale du Front national ? Face aux succès remportés par le parti lepéniste au niveau national à partir de 1984, certains affirmeront qu’il faut lui barrer l’accès aux médias afin de réduire sa popularité électorale. Mais l’idée selon laquelle il y aurait une corrélation directe entre la présence médiatique du FN et la popularité du parti paraît peu convaincante. À plusieurs reprises, la très large médiatisation de déclarations antisémites faites par Le Pen est suivie par une baisse, provisoire au moins, de sa popularité15. À d’autres moments, le FN est relativement peu présent dans les médias mais profite de la très forte couverture accordée à des controverses concernant les minorités arabes et musulmanes et d’autres thèmes qui sont étroitement associés à l’immigration dans le débat public. C’est le cas, par exemple, lors de l’affaire du foulard en 1989, dans la foulée de laquelle la candidate du FN remporte le deuxième tour d’une élection législative partielle à Dreux avec 61 % du vote, ou encore lors de la campagne pour le premier tour de la présidentielle de 2002, quand le thème de l’« insécurité », étroitement associé à la présence de populations d’origine immigrée, avait été massivement médiatisé16.

13 En octobre 1983, lorsque la Sofres demande pour la première fois si le FN représente un danger pour la démocratie, 43 % des sondés répondent « non » tandis que 38 % répondent « oui ». En mai 1984, les opinions sont partagées avec 44 % de « non » contre 43 % de « oui ». À partir d’octobre 1985, ceux qui voient le FN comme un danger pour la démocratie sont beaucoup plus nombreux que ceux qui sont de l’avis contraire (50 % contre 34 %) et cette tendance s’accentuera pendant les années suivantes pour atteindre 67 % contre 25 % en 198817. Simultanément, les sans-réponses chutent de 19 % en 1983 à 13 % en 1984 et à 8 % en 1988. En 1983, le parti lepéniste est relativement peu connu par le grand public, qui n’est donc guère en mesure de porter un jugement sur lui. À mesure que les Français deviennent mieux informés – grâce, essentiellement, aux

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médias –, une forte majorité d’entre eux affichent leur hostilité envers le FN, même si une importante minorité s’y rallie. L’adhérence de cette minorité aux idées de Le Pen semble être déterminée beaucoup moins par le niveau de la présence médiatique du FN que par sa focalisation sur les prétendus maux de l’immigration et sur la conviction qu’aucun autre parti n’est capable de les maîtriser.

14 Certes, le FN profite de profonds déséquilibres dans la représentation médiatique des populations d’origine immigrée qui sont déjà présents bien avant le tournant de 1983. Les immigrés sont depuis longue date cantonnés essentiellement dans des rubriques et des émissions d’informations et d’actualité, où ils tiennent notamment des rôles d’assistés, de délinquants et, depuis les chocs pétroliers des années 1970, de malvenus dans un marché de l’emploi en perte de vitesse18. Mais l’essor du FN à partir de 1983 ne serait probablement par survenu si des politiciens de pratiquement tous les bords – de gauche comme de droite – n’avait pas déjà jeté des suspicions sur les immigrés et si l’ensemble des formations politiques classiques n’avait pas fini par paraître aux yeux d’une importante partie de l’électorat toutes aussi impuissantes les unes que les autres face à la détérioration du marché de l’emploi.

Conclusion

15 Le tournant politique qui se manifeste dans le score réalisé par le Front national à Dreux au mois de septembre 1983 semble constituer à bien des égards le pendant d’un autre tournant – celui de la rigueur – que le gouvernement de la gauche a pris quelque mois plus tôt dans sa gestion des finances publiques, marquant l’échec des promesses de relance économique qui l’avaient porté au pouvoir en 1981. De façon moins abrupte, l’année 1983 constitue aussi le premier pas dans un troisième tournant politique dans la mesure où, par le biais de certains propos tenus par Pierre Mauroy et d’autres ministres socialistes, les travailleurs immigrés commencent à être repensés comme musulmans voire comme islamistes. L’absence de ce thème dans l’émission de campagne électorale diffusée de la part du Front national le 2 février, à peine quelques jours après les déclarations de Mauroy et de ses collègues, témoigne de la centralité de la question de l’emploi au moment où le parti lepéniste fait sa percée. Mais, au cours des années 1980, l’islam, perçu souvent à tort à travers le prisme de mouvements anti-occidentaux basés au Moyen-Orient, deviendra à son tour un enjeu central dans le débat entourant l’immigration, au point de faciliter le triomphe de la candidate frontiste à Dreux en décembre 1989 sur fond d’une massive médiatisation de la première affaire du foulard islamique.

16 Si les médias ont certainement une part de responsabilité dans la stigmatisation des minorités immigrées, ils n’ont tout de même pas créé les chocs pétroliers des années 1970, ni la montée du chômage et des sentiments d’insécurité provoqués par ceux-ci, ni les discours ni les actions de bien des politiciens de droite et de gauche qui, bien avant l’essor électoral du Front national, ont accusé les immigrés de causer ou d’aggraver ces problèmes. Relayés par les médias, ces discours stigmatisants sensibilisent le public au thème de l’immigration, dont le FN récoltera les fruits à partir 1983 chez une partie de l’électorat désormais convaincue qu’aucune des formations politiques classiques n’est capable de maîtriser la crise économique et le climat d’insécurité qu’elle engendre.

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NOTES

1. Corinne Bouchoux, « L’immigration ou la ‘révélation’ d’un enjeu. L’exemple de Dreux : les municipales de 1983 », in Politix, vol. 3, n° 12, 1990, pp. 47-53. 2. Les seules exceptions sont les européennes de 1999, quand le FN a été affaibli par une scission menée par Bruno Mégret, ainsi que les législatives de 2007 et les européennes de 2009, quand une partie de l’électorat lepéniste a été attirée vers la droite “classique” pendant la présidence de Nicolas Sarkozy. 3. Patrick Weil, La France et ses étrangers. L’aventure d’une politique de l’immigration de 1938 à nos jours, Paris, Seuil, collection Folio, 1991, pp. 158-211. 4. « Foyer malien à Vitry », JT de TF1, 27 décembre 1980, document de l’INA consulté le 30 septembre 2011 : http://www.ina.fr/economie-et-societe/vie-sociale/video/CAA8001946101/ foyer-malien-a-vitry.fr.html. 5. Sur le rôle du PCF, voir Martin A. Schain, « Immigration and changes in the French party system », in European Journal of Political Research, tome 16, n° 6, 1988, pp. 597-621. 6. Interview de Pierre Mauroy à Nord-Éclair, 28 janvier 1983, citée dans Catherine Wihtol de Wenden, Les Immigrés et la Politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1988, p. 360. 7. « Immigrés et islamisme : quelle mouche a piqué Mauroy et Defferre ? », in Libération, 1er février 1983. 8. Constant Hamès, « La construction de l’islam en France : du côté de la presse », in Archives des sciences sociales des religions, vol. 68, n° 1, 1989, pp. 79-92. 9. Karim Amirouche, « L’extrême droite et les autres », in La Semaine de l’émigration, 10 mars 1983, p. 5. 10. « Tribune Libre. Le Front national », France 3, 2 février 1983. 11. Sofres, Opinion publique, Paris, Seuil, 1984, p. 221. 12. Sofres, L’État de l’opinion 1992, Paris, Seuil, 1992, p. 59. 13. Sofres, L’État de l’opinion 1993, Paris, Seuil, 1993, p. 223. 14. Sofres, L’État de l’opinion 1992, op. cit., p. 68. 15. Sofres, L’Etat de l’opinion 1993, op. cit., p. 68. 16. Cyriel Lemieux, « Il n’y a plus d’insécurité en France », 3 mars 2007. 17. Sofres, L’État de l’opinion 1993, op. cit., p. 73. 18. Pierre Seguret, « Images des immigrés et de l’immigration dans la presse française », thèse doctorale, université Paul Valéry-Montpellier-III, 1981 ; Simone Bonnafous, L’Immigration prise aux mots. Les immigrés dans la presse au tournant des années 1980, Paris, Kimé, 1991 ; Édouard Mills-Afif, Filmer les immigrés. Les représentations audiovisuelles de l’immigration à la télévision française (1960-1986), Bruxelles, De Boeck/INA, 2004.

RÉSUMÉS

En 1981, le FN n’avait même pas recueilli les 500 signatures nécessaires pour présenter un candidat à l’élection présidentielle. Deux ans plus tard, il fait une percée sans précédent aux élections municipales. Face à l’échec de la gauche devant la montée du chômage, Jean-Marie Le Pen s’est employé à polariser le débat public sur son thème de prédilection : l’immigration,

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présentée comme la cause de tous les maux qui touchent le pays. Ses amalgames ont peu à peu fait mouche dans des médias friands de polémiques. Voici comment ses idées sont devenues audibles.

AUTEUR

ALEC G. HARGREAVES Professeur émérite à l’université d’État de Floride.

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1983, le tournant pas très cathodique

Édouard Mills-Affif

1 Si 1983 est un tournant, c’est d’abord et avant tout sur le plan politique, économique et sociétal. Sur le terrain économique, le tournant (de la rigueur !) a déjà eu lieu, Jacques Delors annonçant le grand virage de la gauche dès juin 1982. Des mesures hautement symboliques, telles que le blocage des salaires et l’augmentation des taxes sur les produits de grande consommation, mettent un terme à la politique de relance. Le tournant de la rigueur signifie aussi la fermeture de sites industriels et l’annonce de plans sociaux dans les gros fleurons industriels publics (mines, métallurgie, automobile), où l’on retrouve les plus gros bataillons de la main-d’œuvre immigrée. En mars 1983, Jacques Delors, ministre de l’Économie et des Finances, présente devant un Conseil des ministres extraordinaire son plan de rigueur, assorti d’une batterie de mesures entraînant une ponction de 65 milliards (de francs) sur la consommation des ménages. « On reprend ce qu’on avait donné en juin 1981 », note dans ses Mémoires Jacques Attali, le conseiller du prince alors au cœur du pouvoir mitterrandien1.

2 C’est également en mars 1983 qu’ont lieu les élections municipales : vote sanction à l’égard du gouvernement de Pierre Mauroy, poussée de l’opposition et de l’alliance RPR-UDF et montée de l’extrême droite (à Dreux, mais aussi dans certains arrondissements parisiens et dans le Sud-Est). Ce sont, enfin, les toutes premières élections où le débat sur l’immigration (en particulier sur l’immigration clandestine) devient un enjeu central de la compétition politique. Face à une gauche en quête d’une culture de gouvernement et à une extrême droite renaissant de ses cendres, la droite républicaine se radicalise et fait de l’insécurité et de l’immigration ses principaux axes de campagne. Le pouvoir « socialo-communiste », comme l’appellent alors les ténors de l’opposition, est confronté à un sérieux dilemme : comment faire accepter le tournant de la rigueur auprès des militants et des électeurs de gauche, sans donner l’impression d’un renoncement total à « l’esprit du 10 mai » ? La solution sera de faire le grand écart : d’un côté, le gouvernement sacrifie sans ménagement les soutiers de l’économie, les OS de Flins et de Billancourt, au nom du « réalisme économique », du « pragmatisme » et de la « modernisation de l’appareil productif », de l’autre, le Parti

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socialiste se fait le plus ardent défenseur des droits des immigrés, au nom des droits de l’homme et de l’antiracisme. Les questions morales sont mises en avant pour masquer le renoncement à la question sociale.

Le tournant médiatique de 1981

3 Sur le terrain audiovisuel, l’année 1983 marque le milieu d’une parenthèse de trois ans (1981-1984), au cours de laquelle les chaînes publiques (TF1, Antenne 2, FR3) ont su renouveler les traitements de l’information télévisée et ont mis à l’antenne des magazines et des documentaires de société, faisant découvrir aux téléspectateurs des univers sociaux jusque-là peu exposés médiatiquement. 1983 se situe entre deux ruptures décisives dans l’histoire de la télévision : celui de 1982 (« loi Fillioud » sur l’audiovisuel et création de la Haute Autorité) et celui de 1987 (l’année de la privatisation de TF1).

4 En 1983, le tournant médiatique sur l’immigration a déjà eu lieu. Dans la presse écrite, dans les Journaux télévisés, dans les reportages de société, tout ce qui, de près ou de loin, questionne la présence des immigrés dans la société française suscite de plus en plus la curiosité des médias, depuis l’arrivée de la gauche au pouvoir. Depuis les rodéos des Minguettes !

5 Alain Battegay et Ahmed Boubeker insistaient déjà, en 1993, dans Les Images publiques de l’immigration2, sur le fait que les émeutes de la banlieue lyonnaise en 1981 étaient l’épisode inaugural de la montée en puissance médiatique. Si la montée en Une est d’abord perceptible dans les quotidiens (Libération et Le Figaro étant les plus prolixes), les journaux télévisés de TF1 et d’Antenne 2 prennent le train en marche et se mettent à la remorque de la presse écrite. Alors que les pages « société » des grands titres de la presse couvrent les émeutes dès la mi-juillet, les journaux télévisés n’envoient des équipes sur place qu’à la rentrée de septembre. Les rodéos sont l’occasion d’expérimenter in vivo les méthodes de l’information-spectacle, encore balbutiantes, hésitantes, les journalistes ne sachant pas trop où ils mettent les pieds, ni comment se positionner par rapport à ces émeutes urbaines.

6 Un phénomène inédit en France dont chacun pensait, jusqu’ici, qu’il s’agissait d’une exclusivité « made in USA ». « Vénissieux le Bronx français ? », s’interroge Le Figaro, quelques jours après le déclenchement des premiers incidents. Les reporters de télévision se demandent à leur tour si les banlieues françaises ne seraient pas en train de prendre le chemin des ghettos noirs américains. Peur sur la ville, dans les médias de droite ; crainte d’une société à deux vitesses dans les médias de gauche. Voilà comment l’on pourrait résumer schématiquement les différents regards portés sur cette actualité d’un nouveau type. Si Battegay et Boubeker considèrent que les rodéos sont le premier grand feuilleton médiatique, symptomatique des dérives et des premiers dérapages de l’information-spectacle, il convient néanmoins de nuancer. Cela est vrai concernant le traitement de la presse, mais nettement moins si l’on examine attentivement la couverture des JT et les six reportages d’actualité tournés aux Minguettes dans le courant du mois de septembre 1981. Au total, si l’on additionne les reportages, les plateaux en direct et les lancements du présentateur en plateau, les JT de TF1 et d’Antenne 2 ont consacré, en tout et pour tout, une trentaine de minutes aux événements de la banlieue lyonnaise. On est donc encore très loin de l’hypermédiatisation du feuilleton sur « l’affaire des tchadors de Creil » à l’automne

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1989, et de celui des émeutes de Vaulx-en-Velin, en octobre 1990. Si les rodéos des Minguettes constituent un tournant sur le plan des représentations télévisuelles de l’immigration, ce n’est pas parce que cet événement a été surexposé, ou parce qu’il aurait initié une nouvelle manière de traiter les dossiers de société, mais plutôt parce que les rodéos sont l’événement déclencheur d’un tournant iconique.

Quand la banlieue s’invite au JT

7 À l’été 1981, au moment des faits, alors que nous sommes encore dans la période « état de grâce » du président Mitterrand, la Haute Autorité n’est pas encore née, mais le cordon ombilical est en train d’être coupé entre la télévision et le pouvoir. Sur Antenne 2, c’est le grand retour de Pierre Desgraupes, figure historique de « l’âge d’or » de la télévision « fenêtre sur le monde » et miroir de la société. Le premier grand chantier du nouveau patron de la Deux est la réforme des JT (Antenne 2 midi et le 20 heures). Il s’agit de donner des signaux forts du changement, de l’incarner à l’antenne, et de signifier la rupture avec la télévision giscardienne de Jean-Pierre Elkabbach et de Roger Gicquel.

8 Les journalistes de gauche ressortent des placards. Bernard Langlois est promu au journal de 13 heures. Le 29 septembre 1981, il présente le journal en direct de Vénissieux, en bas des tours. Sur ce plateau improvisé, en décor naturel, le maire et le préfet devaient jouer les premiers rôles, les habitants (en grande partie des jeunes, mais aussi des mères de famille) devaient être de simples figurants, à l’arrière-plan. En dépit des tentatives répétées de Langlois, appelant les habitants à laisser s’exprimer les autorités locales et à cesser leur vacarme incessant, il n’y a visiblement rien à faire pour calmer les esprits. Les figurants font irruption au devant de la scène et s’emparent du micro-baladeur, le préfet criant au scandale et quittant le plateau, furibond. Pendant cinq bonnes minutes, les habitants de Vénissieux vont être les seuls maîtres à bord, sans que l’antenne soit coupée. Un tel débordement est sans précédent dans toute l’histoire de la télévision française, jusque-là obnubilée par le contrôle de la parole et la maîtrise du dispositif.

9 Après s’être enfermé dans les studios tout au long des années 1970, le petit écran retrouve le chemin du terrain. Une télévision de proximité, qui assume sa fonction de médiation sociale et qui donne la parole en priorité aux citoyens anonymes plutôt qu’aux représentants des institutions ou aux corps intermédiaires. Une télévision qui prend le risque de perdre le contrôle et de se laisser déborder. Parmi les autres journalistes de gauche d’Antenne 2, il y a Marcel Trillat, arrivé en juin 1981 pour diriger le service « société » de la rédaction. Trillat est un journaliste communiste, ex- animateur de Lorraine Cœur d’acier, radio libre financée par la CGT, depuis les grèves de la sidérurgie de 1978-1979. Deux mois après les émeutes de la banlieue lyonnaise, une bavure policière a lieu à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne). Kader, un jeune de 16 ans de la cité Cousy décède à l’issue d’une garde à vue. Les jeunes du quartier contestent le traitement du drame dans les médias (selon eux trop favorable à la version policière) et réalisent un petit film amateur, une sorte de contre-enquête, pour donner leur version des faits. Marcel Trillat, qui habite Vitry, récupère la vidéo et propose d’en diffuser des extraits dans le journal de 13 heures. Cela dure quatre minutes, les images sont granuleuses, les cadrages approximatifs, mais la gouaille spontanée du témoin principal (un jeune homme d’origine maghrébine à la chevelure frisée et épaisse), interviewé sur

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un banc devant une barre d’immeubles, est une petite tornade télévisuelle. La verve joyeusement rageuse des banlieues s’invite au journal télévisé.

10 Comme on a flairé les talents d’acteur du jeune homme, celui-ci est invité sur le studio du 13 heures, présenté par Patrick Lecocq. À ses côtés, sur le plateau, Guy Gilbert, « le curé des loubards », aux cheveux longs, chemise en jean et blouson noir, et Gérard Lefèvre, l’un des chroniqueurs vedettes de la rédaction d’Antenne 2. Patrick Lecocq interpelle tout d’abord Guy Gilbert : « Ces garçons qui sont avec nous aujourd’hui sur ce studio, et qui sont vraisemblablement en train de regarder à Vitry, on a du mal à les classer, hein ? Politiquement, ils ne sont récupérés par personne, comment est-ce qu’on peut les classer ? Ce sont des voyous, des loubards, des déracinés, plus simplement ? » Guy Gilbert : « Le jeune qui est mort à Vitry était un jeune comme un autre. Ce n’était pas un loubard, ni un voyou. C’était un jeune comme un autre… » Mustapha (appelé ainsi familièrement par le présentateur) l’interrompt : « C’est les jeunes qui doivent parler, c’est nous qui devons exposer notre problème. À chaque fois qu’il y a une émission qui passe sur les jeunes, c’est toujours un psychologue machin, toujours des mecs qui connaissent rien de la jeunesse, qui vivent même pas dedans. “Ouais, je suis psychologue, je suis éducateur, je suis ça !” Comme lui là [il pointe du doigt Guy Gilbert]. » Mustapha est interrompu par Gérard Lefèvre : « Il y a quand même quelque chose d’important qui est la motivation des adultes qui essaient de vous comprendre. Le fait que vous soyez là en est une preuve supplémentaire. Il ne faut pas que vous adoptiez systématiquement une attitude de provocation ou de refus des adultes. Parce que c’est facile de dire “c’est la faute aux autres”, etc. Le problème, c’est que nous vivons tous dans la même société, que vous en acceptiez ou que vous en refusiez les règles, c’est votre problème. Nous sommes condamnés, entre guillemets, à vivre ensemble… » Mustapha : « On vit ensemble, mais toi où tu vis ? On ne vit pas ensemble pour l’instant. Tu ne vis pas à Cousy, dans les ghettos de la misère… » Gérard Lefèvre : « Mais je vis dans le même pays ! » Mustapha : « D’accord, dans le même pays, mais ça ne veut rien dire le même pays. Dans quelle classe tu vis, toi ? » Patrick Lecocq, sentant le ton monter, calme le jeu et reprend le contrôle de son plateau. En gros plan, face caméra : « Il y a de très nombreux téléspectateurs qui téléphonent en ce moment à la rédaction d’Antenne 2, certains pour témoigner leur accord et nous approuver de vous avoir invités aujourd’hui, d’autres, plus nombreux, je dois dire, pour exprimer leur total désaccord. Je voulais simplement dire qu’après les événements de Vitry, après la mort de Kader, et bien, il nous avait semblé juste de donner la parole à des gens qui, justement, n’ont jamais la parole à la télévision. »

Une lutte pour la reconnaissance dans la société française

11 Donner la parole à des gens qui ne l’ont jamais. Un défi à haut risque, Gérard Lefèvre en sort KO, et découvre, à ses dépens que, comme la sociologie, la télévision citoyenne est un sport de combat. Dernier exemple emblématique de cette télévision citoyenne, Les Dossiers de l’écran du 20 octobre 1981. Au programme ce soir-là, le film d’Yves Boisset, Dupont-Lajoie, sorti en salles en 1975 mais censuré jusque-là par le petit écran. Il s’agit donc d’une première diffusion. Après le film, comme d’habitude, un débat contradictoire. Au milieu d’experts, d’élus locaux (dont Paul Mercieca, maire communiste de Vitry-sur-Seine, après l’affaire du foyer malien démoli au bulldozer) et de Nicole Questiaux, la ministre de la Solidarité nationale, trois jeunes de la banlieue lyonnaise, qui vont faire un coup d’éclat médiatique en prenant quasiment possession

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du plateau. Le débat qui devait au départ se limiter à la question du racisme s’en échappe très vite. Le premier à se lancer dans l’arène est Nourredine3. La vingtaine, il a une coupe de cheveux à la Elvis Presley et porte une chemise blanche déboutonnée jusqu’au milieu du ventre : « S’il n’y avait pas eu les rodéos, Kamel, Mohammed et moi, on aurait jamais été présents à cette émission. » L’animateur : « Et pourquoi vous faites ça ? » Nourredine : « Ben, dites-moi, nous ça fait vingt ans qu’on est là en France… émigrés ! En vingt ans, combien de fois on a eu l’occasion de s’exprimer ? » Kamel prend le relais : « Dans tous les médias, on a vu les voitures brûler, on a dit que les jeunes de la deuxième génération provoquaient la population et tout. Mais seulement, avec les années 1980, on a découvert un nouveau problème. Le problème de tous ces jeunes de la deuxième génération. Et c’est eux qui maintenant posent un problème, soi-disant. (…) Nous, les jeunes nés ici en France, on a pas demandé à naître en France, on est nés ici. Alors je ne vois pas pourquoi on pourrait nous dire de repartir. Il n’en est pas question ! Et je ne demande qu’une seule chose, c’est qu’on nous respecte. Vous n’avez qu’à traverser toutes les banlieues, qu’elles soient lyonnaises, marseillaises ou parisiennes, de voir tous ces jeunes qui traînent comme ça. Même les municipalités refusent de les reconnaître… » L’animateur : « Et vous avez l’impression que c’est propre aux…aux… aux [il cherche désespérément un qualitatif approprié] citoyens d’origine maghrébine, et que cela concernerait moins d’autres ethnies qui seraient moins dans le collimateur ? » Kamel : « Les premiers à être sur carte (contrôlés), ce sont les jeunes Maghrébins. En plus avec un facteur très important, la guerre d’Algérie, parce que cela ne fait que dix-neuf ans qu’elle est terminée. La guerre d’Algérie, c’est ancré chez beaucoup de gens, chez beaucoup de Dupont-Lajoie. (…) Mon grand-père est venu ici en 14-18, il a été dans le premier contingent pour se battre ici en France. Il est rentré chez lui après avoir été amputé, estropié. Mon père a travaillé trente-six ans en France ! Alors je ne vois pas au nom de quoi on va, un jour, me dire de repartir, ou m’imposer un quelconque seuil de tolérance. »

12 L’égalité des droits et des chances, la reconnaissance d’un droit à la France, « J’y suis j’y reste ! », toutes les aspirations de la Marche sont déjà exprimées ici, avec clarté et éclat, sous l’œil des caméras. Comme quoi, il arrive parfois au petit écran d’être en avance sur son temps.

Une parole spectaculaire relayée par les médias

13 L’irruption soudaine de cette colère brute en train de muer en conscience politique, s’exprimant au nom d’un « nous » collectif et des valeurs de la République, préfigure l’émergence de la figure médiatique du « Beur », grande gueule rebelle à la verve à la fois rageuse et séductrice, ayant un sens aigu du show, de la représentation et de l’automise en scène. Il s’agit d’une révolution iconique : à partir des rodéos des Minguettes, la figure du jeune « Beur » de banlieue éclipse les figures traditionnelles de l’immigré, construites pendant les Trente Glorieuses et le boom migratoire des années 1960. La première génération, celle des pères, se voit, au même moment, évincée de l’économie, déclassée socialement et mise hors champ des représentations. Privées d’images susceptibles de lui redonner fierté et dignité. L’apparition des « Beurs » entraîne la disparition des immigrés.

14 Cela aboutit à ce paradoxe surprenant qui va s’amplifier au fil des années 1980 : plus l’immigration sera au centre des discours politiques et des joutes médiatiques, moins on verra les réalités quotidiennes des immigrés à la télévision. Si 1983 n’est pas un tournant médiatique, c’est néanmoins un point culminant de la médiatisation et, plus

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largement, de la visibilité croissante dans l’espace public de la deuxième génération. Entre le débat sur le « malaise des banlieues » et la délinquance urbaine, les surenchères sur l’immigration clandestine, la série de crimes racistes pendant l’été, l’onde de choc provoquée par la victoire du Front national à Dreux en septembre, la forte émotion de l’opinion suite au meurtre du Bordeaux-Vintimille en novembre, et enfin, la Marche en décembre, tous les chemins de l’actualité de 1983 semblent mener à la question de l’immigration et à ses répercussions dans la société française. Il n’est, par conséquent, pas surprenant que les médias se soient emparés de cette actualité foisonnante, aux allures de mille-feuille. Ce qui surprend, en revanche, c’est le nombre, beaucoup plus élevé en 1983 par rapport aux deux années précédentes, de reportages et de documentaires au long format prenant le temps de traiter plus en profondeur cette actualité multiforme. Antenne 2 a produit plus de la moitié de ces documents (13 s/ 22), suivi par FR3 (5/22) et TF1 (4/22). Cet intérêt grandissant de la Deux pour les thématiques touchant, de près ou de loin, la question de l’immigration est certes lié à la centralité croissante de ces questions dans le débat public, mais il est surtout le reflet des changements éditoriaux au sein de la chaîne.

15 En 1983, Pierre Desgraupes, patron d’Antenne 2 depuis près de deux ans, met en place une grille de programmes qui fait la part belle aux magazines de reportages. Après avoir réformé le JT et avoir installé à l’antenne des émissions aussi éclectiques que Cinéma cinéma, Les Enfants du rock, Aujourd’hui la vie, Aujourd’hui madame, L’Heure de vérité, Résistances, Dimanche magazine, Desgraupes entend réhabiliter le journalisme de terrain et redonner un second souffle au grand reportage. L’esprit de Cinq colonnes à la une, mais avec un nouveau ton et de nouvelles écritures. Les magazines de société sont particulièrement mis à l’honneur : Les Gens d’ici, Moi je, Remue-Méninges, Mœurs en direct, Psy show. Les cases documentaires et les magazines d’information redeviennent un enjeu de la programmation et de la compétition entre les chaînes. Cette politique des programmes porte rapidement ses fruits : avec 55 % de part d’audience en 1983, la Deux coiffe pour la première fois sa rivale TF1.

16 TF1 tente de stopper l’hémorragie (elle a perdu 17 % d’audience en un an) en imitant les recettes de Desgraupes. Alors qu’en 1982, Les Mercredi de l’information est la seule émission d’information et de reportages sur la Une, la nouvelle grille de janvier 1983 saupoudre de magazines tous les segments de la programmation. L’après-midi, après les programmes du CNDP (essentiellement des documentaires de 26 minutes), les magazines de société Presse-citron (à 18 heures), et Le Forum du mardi (à 18 h 30). Le magazine d’information Sept sur sept, présenté par Anne Sinclair, gagne en visibilité, sa diffusion étant déplacée du samedi à 22 h 40 au dimanche à 19 heures. On note également la création de deux magazines hebdomadaires sur des faits de société : Contre-enquête (le mardi à 21 h 30), et Infovision (jeudi, 21 h 45).

17 Le virage est aussi sensible sur FR3, la petite dernière. À la rentrée, la chaîne crée, en prime time, deux nouvelles cases hebdomadaires réservées aux documentaires de société : Parole donnée, produite par Claude Otzenberger, et Vendredi, produit par André Campana et Jean-Charles Eleb. Enfin, la série documentaire La Vie en face, produit par Philippe Alfonsi et Patrick Pesnot, diffusée en seconde partie de soirée, clôt le dispositif. Une collection de carnets de voyages au bout de la France et d’enquêtes de terrain, réalisés à la première personne et volontairement subjectifs. Le contexte télévisuel est favorable à la multiplication d’images du réel sur cette actualité

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foisonnante, autour de la présence des immigrés, désormais traitée comme des faits de société, et secondairement comme des faits économiques et sociaux.

18 Sur le plan des représentations audiovisuelles de l’immigration, 1983 est donc l’aboutissement d’un cycle, son débouché naturel, plus qu’un point de départ. Les journalistes de télévision n’ont pas attendu la Marche pour donner la parole aux jeunes issus de l’immigration. Ils ont su flairer ce qui était en germe dans la société et qui ne demandait qu’à éclore. Le plus frappant dans l’ensemble des témoignages de la « seconde génération » recueillis à cette période, sur le terrain ou sur les plateaux en studio, reste ce désir frénétique prise de parole de la seconde génération et cette soif pressante de reconnaissance.

NOTES

1. Jacques Attali, Verbatim, Chroniques des années 1981-1986, t. 1, Fayard, Paris, 1993. 2. Alain Battegay, Ahmed Boubeker, Les Images publiques de l’immigration, Paris, L’Harmattan, 1993. 3. C’est ainsi qu’il nous est présenté par l’animateur avant de lui donner la parole. Le fait de s’adresser familièrement à ces témoins d’un nouveau type, par leur seul prénom, deviendra une habitude sur les plateaux de télévision.

RÉSUMÉS

Les médias n’ont pas attendu l’été chaud de 1983 pour aborder la complexité de la question migratoire dans leurs colonnes et sur leurs antennes. Le traitement médiatique de l’immigration est monté en puissance depuis les premières émeutes à Vénissieux en 1981. En faisant leur apparition sur les plateaux télé, les jeunes de la deuxième génération bénéficient enfin d’une parole publique. Leurs mots à vif et leur sincérité constituent des armes dans la lutte pour la reconnaissance de leur place au sein de la société française.

AUTEUR

ÉDOUARD MILLS-AFFIF Maître de conférences en cinéma, université Paris-Diderot, et documentariste.

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Les O. S. immigrés à l’écran Les luttes de la « première génération » lors des conflits de l’automobile (1981-1984)

Stéphane Kronenberger

1 Après la Seconde Guerre mondiale, l’industrie automobile, où le taylorisme règne désormais en maître, emploie de nombreux O. S. immigrés. Recrutés en grande partie au Maroc, mais aussi dans les autres pays du Maghreb ou en Turquie, ces paysans analphabètes constituent une main-d’œuvre corvéable à merci à laquelle sont confiés les travaux pénibles et les tâches répétitives ne requérant presque aucune qualification. Or, depuis le premier choc pétrolier de 1973, la crise s’installe et se traduit dans ce secteur par un phénomène de concentration provoque de nombreuses suppressions d’emplois. Entré au capital de Citroën en 1974, Peugeot rachète définitivement l’entreprise en 1976, et fait de même deux ans plus tard avec Chrysler France (ex- Simca) bientôt rebaptisée Talbot. Ces acquisitions font notamment entrer dans son giron les usines de Poissy1 et Aulnay employant au moins une moitié d’étrangers, dont les trois quarts des ouvriers travaillent à la chaîne. Le second choc pétrolier, consécutif à la révolution iranienne de 1979, aggrave encore la situation. Dès 1977, une aide au retour de 10 000 francs est d’ailleurs proposée par le secrétaire d’État chargé des travailleurs manuels et immigrés, Lionel Stoléru, mais ce « million » ne rencontre pas le succès escompté, et la mesure est finalement abolie à la suite de l’élection de François Mitterrand.

2 À peine six mois après l’arrivée de la gauche au pouvoir, des grèves éclatent à l’automne 1981 dans le fief de Peugeot à Sochaux2 mais aussi chez Renault à Billancourt et à Sandouville. Ces mouvements sociaux se propagent au mois d’avril 1982 à une autre usine de la régie à Flins, puis à Citroën Aulnay entre le 23 avril et le 1er juin, et enfin à Talbot Poissy en juin et début juillet. Après s’être longtemps désintéressés de la contribution des travailleurs immigrés de la « première génération » à la bonne marche de l’économie française, les journaux télévisés leur offrent, lors de ces grèves, une exposition médiatique maximale, dont il est intéressant de comprendre les enjeux. Comment les reportages télévisés en particulier rendent-ils compte des aspirations de ces prolétaires venus d’ailleurs et du rapport qu’ils entretiennent avec une société française au sein de laquelle ils vivent depuis de nombreuses années ? Au diapason des

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autres médias, la télévision est une caisse de résonance de représentations négatives à propos des travailleurs immigrés : les hommes de cette génération usés et sans ressort sont ainsi abandonnés à leur triste sort après avoir été quelques années plus tôt victimes d’un racisme virulent.

3 Contrairement aux grèves du début des années 1970 chez Renault3 durant lesquelles les journalistes demeurent cantonnés aux portes des usines4, les luttes se déroulant une décennie plus tard sont l’occasion de rentrer à l’intérieur des ateliers et de filmer les immigrés dans leur labeur quotidien sur les chaînes d’assemblage, mais aussi de se faire, auprès de l’opinion, le relais de leurs aspirations. Cela est d’autant plus intéressant que ces individus se trouvent alors, après une décennie passée en France, voire davantage, à un moment charnière, tant dans leur itinéraire professionnel que dans leur vie personnelle.

Des grèves calmes et tranquilles ?

4 Les images filmées en janvier 1983 à Renault Flins laissent transparaître le caractère bon enfant de l’atmosphère régnant au sein de l’usine malgré la grève. Rendre compte de ce climat de dialogue entre la base, composée majoritairement d’ouvriers immigrés, et les agents de maîtrise ou cadres français, voire des taquineries réciproques des uns envers les autres, est loin d’être anodin5. Il s’agit de marquer le contraste avec les scènes d’affrontements physiques lors de certaines grèves de l’année précédente. Ainsi, le 3 juin 1982 se sont déroulés à l’usine Talbot de Poissy des affrontements assez violents, dont le bilan atteint une quarantaine de blessés. Ces incidents font d’ailleurs le soir même l’ouverture du journal télévisé de 20 heures et ont provoqué quelques invectives verbales à l’Assemblée nationale6. Des salariés non grévistes, membres du syndicat maison la Confédération des syndicats libres (CSL7), emmenés par le chef du personnel, ont vers 17 h 30 tenté de déloger de l’atelier qu’ils occupaient les travailleurs immigrés soutenus par la CGT. Ces derniers avaient cessé le travail pour réclamer, comme précédemment chez Citroën, certes des augmentations de salaire et l’amélioration de leur vie d’O. S., mais aussi le respect des libertés syndicales et la fin des humiliations quotidiennes dans les rapports avec l’encadrement, en un mot le respect de leur « dignité ». Au sein de ces « usines de la peur8 », l’expression des travailleurs est, en effet, de longue date confisquée par un syndicat dit « indépendant », la Confédération des syndicats libres (CSL), foncièrement anticommuniste et inféodé au patronat. La carte d’adhésion est ainsi proposée dès l’embauche et il est dans l’intérêt de l’ouvrier de l’accepter s’il désire obtenir un logement ou de l’avancement. Ce corporatisme autoritaire, mêlant carotte et bâton, se fissure cependant largement, puisque la CFDT et surtout la CGT progressent à grands pas lors des élections professionnelles, et le syndicat dirigé par Henri Krasucki accroît fortement, à partir de 1982, le nombre de ses adhérents parmi les O. S. immigrés de l’automobile9.

Les espoirs d’une intégration à la classe ouvrière française (janvier-juin 1983)

5 Face à ce « mai 68 des travailleurs immigrés », le ministre du Travail nomme comme médiateur le professeur de droit social Jean-Jacques Dupeyroux. Parvenu à faire cesser pour un temps les mouvements revendicatifs à Citroën Aulnay, puis chez Talbot Poissy,

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il promeut la mise en place de structures de dialogue et de concertation. Ces commissions sont chargées d’étudier la question des salaires, mais aussi les possibilités existantes en termes d’évolution vers le haut des carrières des O. S. de l’industrie automobile10. Entre l’été et l’automne 1982, Jean Auroux fait parallèlement adopter par le Parlement des lois modifiant profondément le code du travail et favorisant notamment la vie et l’expression des salariés dans l’entreprise. Ces grèves de l’automobile coïncident donc avec un premier aboutissement des luttes engagées près d’une décennie plus tôt à Aulnay ou Poissy par quelques syndicalistes et une poignée de militants courageux ayant pris clandestinement leur carte à la CGT ou à la CFDT, au risque de se faire passer à tabac par les nervis de la CSL en cas de dénonciation.

6 Sur le plan médiatique, le vent de liberté qui commence à souffler dans ces usines se traduit par l’apparition à la tête des ouvriers en grève, mais aussi face à la caméra, de figures nouvelles, à l’instar de Nora Tréhel la dirigeante de la CGT à l’usine Talbot de Poissy11. Son point de vue a d’autant plus de résonance et de pertinence que les reportages proposent souvent en contrepoint au téléspectateur les arguments simplistes et caricaturaux de représentants de la CSL sur la nécessité du retour à l’ordre et le rétablissement de la liberté du travail.

7 À Citroën Aulnay, un autre syndicaliste s’impose à l’écran en la personne d’Akka Ghazi. Après avoir dû prendre sa carte à la CSL durant une décennie, cet ouvrier marocain, fils de paysan, rejoint la CGT et devient dès 1982 à l’égard de l’opinion le porte-voix des O. S. en lutte pour leur dignité12. Son aura médiatique se renforce en février de l’année suivante à l’occasion de mises à pied conservatoires décidées à son encontre et celle d’une trentaine de ses camarades13. Il se retrouve d’ailleurs, le 20 mars, soit à peine cinq semaines plus tard, sur le plateau de l’émission phare de TF1 Sept sur sept, où il continue à interpréter à la perfection son rôle de « travailleur parmi les travailleurs » pour le plus grand plaisir de ses interlocuteurs. Ces derniers s’interdisent certes de mettre en exergue le conflit en cours, mais font néanmoins réagir leur invité sur la montée du racisme à l’égard des immigrés14. À son image de leader charismitique se mêle également celle d’un personnage énigmatique tentant de concilier défense des droits des travailleurs et maintien du lien avec le roi du Maroc, qui ne voit pourtant pas d’un bon œil cette agitation sociale, dont certains de ses sujets constituent l’avant-garde.

Dignité et égalité

8 Les journalistes dépêchés dans les usines tentent également de rendre compte de la soif d’expression des ouvriers eux-mêmes. La liberté de donner son avis fait, en effet, partie des acquis les plus importants de l’année 1982. Lors de la grève des peintres de l’usine Renault de Flins est, par exemple, longuement interviewé, en janvier 1983, sur le lieu même de son labeur quotidien mais en habits civils, Taleb Ould Mohamed, O. S. de 32 ans qui travaille à la régie déjà depuis 1969. Il considère d’ailleurs cet endroit comme sa « maison personnelle », qui lui permet de faire vivre, avec son modeste salaire de 6 000 francs primes comprises, sa mère, sa belle-mère, sa femme et ses 4 enfants15. On est loin de l’immigré célibataire auquel le journaliste demande s’il envisage de rentrer au pays. La figure choisie est, au contraire, celle d’un individu s’exprimant aisément en français et désirant fermement rester dans l’Hexagone. Il a d’ailleurs profité du regroupement familial pour atténuer les liens le rattachant à l’autre rive de la Méditerranée. L’O. S. peut alors exprimer son droit de bénéficier de meilleures conditions de travail, en

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décrivant les affres subits au quotidien par lui et ses collègues dans l’enfer que constituent les archaïques cabines de peinture de l’usine de Flins.

9 Cette aspiration à la dignité se double d’un désir légitime d’égalité, afin de pouvoir construire un meilleur avenir pour lui et sa famille. En témoigne d’abord la demande de refonte de la grille des rémunérations. Dans cette droite ligne est ensuite exprimée la nécessité de l’accès à la formation continue pour permettre à ceux qui en ont la volonté et les capacités de sortir par le haut du carcan de la condition d’O. S. et donc au final de se fondre dans la classe ouvrière française. Contrairement aux images associées à la grève des loyers survenue dans les foyers Sonacotra quelques années auparavant, cette séquence télévisuelle met en exergue le fait qu’il s’agirait moins d’un conflit d’immigrés que d’une revendication collective transcendant les appartenances nationales. Cet élément est réaffirmé par le protagoniste principal en excipit de l’interview, lorsqu’il indique que les huit Français de l’atelier ont également cessé le travail. Le doute sur ce point précis tente néanmoins d’être instillé dans les esprits par le pouvoir socialiste.

L’islam en question

10 En 1982 à Citroën Aulnay, « le déroulement et les lieux de la grève rendent visibles les pratiques religieuses des ouvriers16 ». Lorsque la prière s’effectue sur le parking et non plus dans l’atelier, elle a toutes les chances d’être filmée par les caméras de télévision. La demande de lieux de prière dignes de ce nom fait, en outre, partie des revendications. Lorsqu’un nouveau conflit éclate dans la même usine dès le début de l’année suivante, le gouvernement de gauche n’hésite pas à faire peser sur les revendications des O. S. immigrés la suspicion de la manipulation religieuse, pour tenter in fine de discréditer, aux yeux de l’opinion, ces mouvements sociaux à répétition. Le Premier ministre Pierre Mauroy déclare ainsi en janvier 1983 que « des travailleurs immigrés sont agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises17 ». Le ministre de l’Intérieur, Gaston Deferre, parle lui sciemment « de chiites18 » et « d’intégristes » alors que celui du Travail, Jean Auroux, évoque entre autres des « pratiques terroristes ». Les journaux télévisés diffusent tous sensiblement la même scène d’un groupe d’O. S. immigrés entourant un homme barbu ayant à la main un micro pour les haranguer en langue arabe. Mais les journalistes se rendent aussi à Aulnay pour recueillir les sentiments des uns et des autres sur les déclarations gouvernementales. Un syndicaliste évoque l’existence de « marabouts », de « hadj », qui demandent à des travailleurs de mettre la main sur le coran et de jurer fidélité à l’organisation syndicale, sous-entendu la CGT. Akka Ghazi, lui-même parfois présenté comme « l’Ayatollah d’Aulnay », s’inscrit en faux contre cette prétendue manipulation et précise que la seule présence à caractère religieux au sein de l’usine est constituée par des locaux pour la prière obtenus récemment et utilisés par une partie seulement du personnel19.

11 Pour les journalistes, l’islam demeure encore un enjeu mineur, même si les représentations qui lui sont associées sur les écrans ont été fortement modifiées à la suite des images diffusées en boucle lors de la révolution iranienne20. Pour le « marronnier » annuel proposé sur les antennes nationales ou régionales à l’occasion du ramadan, on est ainsi passé d’un reportage où une femme, gardienne des traditions, explique la raison de la célébration de l’Aïd el-Kébir à des scènes de prière collective et masculine, voire à l’égorgement du mouton21. Néanmoins, six ans avant l’affaire du

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voile de Creil, les médias choisissent encore de traiter de situations extérieures à l’Hexagone pour illustrer le phénomène du fondamentalisme musulman, comme en témoigne le lancement de l’émission hebdomadaire Sept sur sept du 6 février 1983, soit quelques jours après les déclarations de Gaston Deferre : « Voilà ce que nous avons retenu pour vous dans l’actualité de cette semaine. D’abord le débat sur les ouvriers maghrébins dans les usines d’automobiles qui seraient manipulés par des intégristes musulmans. Nous vous expliquerons ce qu’est l’intégrisme dans un pays arabe très proche de nous et récemment touché par ce phénomène, la Tunisie22. »

La « disparition » des ouvriers immigrés (juillet 1983- janvier 1984)

12 Dans la seconde moitié de l’année 1983, les caméras saisissent une sorte de descente aux enfers effective et symbolique de cette « première génération » d’O. S. immigrés pour lesquels les portes se referment les unes après les autres, ce qui ne semble leur laisser au final comme alternatives que le chômage ou le retour au pays.

13 Lors du comité central d’entreprise du 21 juillet 1983, PSA annonce plus de 7 000 suppressions d’emplois. Des débrayages spontanés ont alors lieu dans différentes usines du groupe, notamment à celle de Poissy, qui est indéniablement la plus touchée avec une perte supérieure à 4 000 emplois, se décomposant en un gros millier de départs en pré-retraite et presque 3 000 licenciements, affectant principalement les O. S. immigrés. Martine Gilson intervient en direct dans la tranche d’information de midi d’Antenne 2 et son reportage, tourné le matin même dans l’usine, insiste sur le calme des ouvriers malgré le départ annoncé d’un quart d’entre eux. Pour éviter tout affrontement mais aussi s’opposer au sacrifice de la marque Talbot, la CSL s’est, en effet, ralliée à l’arrêt de travail décrété par la CGT et la CFDT. Le slogan « Refusons les licenciements et la mort de Talbot », qui fleurit sur les murs, reflète les craintes syndicales que ces mesures prises par le nouveau PDG, Jacques Calvet, ne soient pas un simple ajustement conjoncturel mais, au contraire, une réorganisation structurelle à l’échelle du groupe qui verrait l’usine de Poissy produire à brève échéance uniquement des véhicules de la gamme Peugeot, voire fermer purement et simplement. Les ouvriers, conscients de ces enjeux, font preuve d’une grande lucidité. Alors que l’un explique que le groupe PSA ne veut plus vendre de Talbot, un autre rappelle que lui et ses camarades sont des « robots vivants » n’ayant bénéficié d’aucune formation pour affronter le chômage et réussir leur reconversion. À près de 40 ans, dont presque la moitié passée en France, il exclut cependant catégoriquement toute idée de retour au pays23. Pour la mise en œuvre de ces mesures, l’aval du gouvernement de gauche est néanmoins nécessaire. Alors que les ouvriers partent en vacances, les pouvoirs publics restent, durant de longues semaines, quasiment muets sur le sujet. Cependant, au cœur de l’été, le 3 août sur TF1, le communiste Jack Ralite, ministre délégué chargé de l’Emploi, s’oppose à ce que soit entérinée sans examen la suppression de 10 % des effectifs du groupe PSA et de 26 % de ceux de Poissy. Il annonce la nomination prochaine d’un expert24 chargé d’évaluer les difficultés réelles de l’entreprise 25. Le 12 octobre, le gouvernement accepte les pré-retraites mais refuse les licenciements en l’absence d’un plan social d’accompagnement. Le 21 novembre, la direction fait de nouvelles propositions et un Bureau d’aide à l’orientation et au reclassement du personnel Talbot et Cie, recensant tous les emplois disponibles dans la région, est ouvert. Mais

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l’inadéquation est grande entre les compétences professionnelles des O. S. immigrés et les emplois proposés, c’est pourquoi une nouvelle grève éclate le 7 décembre à Poissy à l’appel de la CGT et de la CFDT . Le 17 décembre, Jack Ralite est de retour sur le plateau de la première chaîne, quelques heures après que Matignon ait finalement annoncé son accord pour 1 905 licenciements chez Talbot, soit les deux tiers de ce que demandait initialement la direction. Devant ce qui pourrait apparaître comme un reniement du gouvernement de gauche converti à une politique de rigueur, le ministre revendique le souci de « traiter humainement les mutations technologiques » et annonce que, grâce aux possibilités de reclassement et de formation professionnelle, il existe un espoir que d’ici un an aucun ouvrier ne soit plus au chômage26. Les positions syndicales connaissent elles aussi une sérieuse inflexion, qui se traduit également par l’abandon des O. S. immigrés. Cela est bien illustré par deux interviews du secrétaire général CGT de la branche métallurgie, réalisées à cinq mois d’intervalle. André Sainjon déclare ainsi, le 19 juillet 1983, que la volonté du groupe PSA de faire disparaître Talbot constitue une « véritable provocation » et que la seule alternative s’offrant aux salariés pour défendre leur outil de travail et leurs emplois est de se mettre en grève avec l’appui de la CGT27. Le 21 décembre 1983, il tente au contraire de justifier le ralliement de sa centrale à l’accord trouvé entre le gouvernement et Jacques Calvet. Dès le 17 décembre, les plus hautes instances de la CGT n’ont en effet pas hésité à le qualifier de « compromis acceptable et positif », car son volet industriel prévoit le maintien de la marque Talbot et de ses productions. Du point de vue social, la direction de la CGT a mis de l’eau dans son vin, puisqu’elle ne conteste plus les licenciements, mais demande simplement que les situations soient étudiées cas par cas pour apporter une « réponse positive à chaque travailleur » et lui éviter ainsi le chômage28 .

Vers un affrontement entre Français et immigrés

14 La figure de Nora Tréhel, interviewée à de multiples reprises avec en arrière-plan un groupe compact de travailleurs français et immigrés agitant les drapeaux de la CGT, fait certes télévisuellement contrepoids à cette nouvelle position de la centrale exprimée par André Sainjon assis derrière son bureau en costume cravate. Mais la lutte collective qu’elle personnifie se heurte, en cette fin décembre 1983, à des velléités de sécession de certains O. S. immigrés, également militants de la CGT, qui ne croient pas à la possibilité de retrouver un emploi en cas de licenciement et souhaitent négocier, hors du syndicat, une aide au retour non plus d’1 million comme en 1977 mais de 20 millions29. La lourde porte d’atelier de l’usine Talbot de Poissy qui se referme devant les caméras pour tenir meeting à huis clos constitue non seulement une interdiction faite aux journalistes de suivre les débats internes, mais symbolise surtout les premiers ferments de division entre travailleurs français et immigrés, d’ailleurs dénoncés par la leader cégétiste dès sa sortie30.

15 L’occupation de l’usine s’étant poursuivie afin de forcer la direction et le gouvernement à revenir sur leur décision et à négocier, les forces de l’ordre évacuent les grévistes au cours de la nuit de la Saint-Sylvestre, mais ces derniers ne tardent pas à réinvestir les lieux. Ainsi, dans la matinée du 5 janvier 1984, Talbot Poissy est une nouvelle fois le théâtre de heurts violents qui font 55 blessés, dont 4 dans un état grave. Les images de dialogue entre la base et la maîtrise, filmées et mises en scène à Flins douze mois auparavant presque jour pour jour, sont bel et bien révolues. Les militants de la CSL et

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des personnes extérieures à l’usine attaquent les grévistes retranchés dans le bâtiment B 5, mais cela dépasse de beaucoup le seul enjeu de la reprise du travail. Le reportage diffusé par Antenne 2 dès son édition de la mi-journée montre ainsi parfaitement que ce face-à-face a pris les traits d’un véritable affrontement racial. Lorsqu’un travailleur immigré blessé est évacué, les assaillants crient « Les Noirs au four, les Arabes à la Seine ». Puis, revenus sur le parking et désormais retenus par un important cordon de CRS, ils entonnent La Marseillaise tout en continuant à bloquer la sortie des travailleurs immigrés31.

16 Le choc de ces images est d’autant plus grand que le traitement journalistique des différentes grèves, qui se sont succédé depuis 1981, ne s’est pas focalisé sur la question du racisme mais plutôt sur des problématiques sociales communes aux Français et aux immigrés. On demande certes aux O. S. s’ils constatent dans leur vie quotidienne une augmentation des sentiments de rejet à leur égard, alors que certains ouvriers français expriment leur désir que la priorité soit donnée à leurs propres enfants touchés par le chômage32. Mais aucun parallèle systématique n’est établi entre le blocage des usines par des travailleurs immigrés et le climat raciste qui règne en particulier en 1983, comme en témoignent les violences parfois meurtrières contre les « jeunes Maghrébins » dans les cités lors de la période estivale ou le meurtre survenu quelques mois plus tard d’un touriste algérien dans le train Bordeaux-Vintimille. Ces mouvements ne sont pas non plus directement mis en relation avec le premier succès électoral majeur du Front national lors de la municipale partielle de Dreux de septembre 1983.

Quand les fils remplacent les pères

17 Ces images d’affrontements et de haine entre Français et immigrés contrastent fortement avec l’accueil réservé un mois plus tôt aux jeunes de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, soutenus par des dizaines de milliers de personnes lors de leur arrivée dans la capitale. Sous le feu des caméras, lors des journaux de 20 heures du 3 décembre 1983, une délégation de marcheurs s’entretient avec François Mitterrand à l’Élysée33. Loin de cette apothéose médiatique sous les ors de la République, la rencontre du 16 janvier 1984 entre les marcheurs et les travailleurs en lutte, lors d’une manifestation de soutien aux grévistes de Talbot, fait l’objet d’un traitement télévisuel minimal. Quelques jours plus tôt, le sujet annonçant cet événement est d’ailleurs intitulé « Les Beurs et le retour au pays34 ». Après avoir bénéficié d’une visibilité éphémère mais réelle entre fin 1981 et début 1984, la « première génération » disparaît ainsi presque entièrement des écrans dans l’indifférence la plus totale. Dans les reportages consacrés aux O. S. et à leur éventuel retour au pays, l’attention se focalise parfois, dès l’automne 1983, davantage sur le sort réservé aux jeunes ayant grandi en France que sur celui du père de famille perçu comme inéluctable.

18 Pour bien comprendre ce phénomène, il faut se souvenir que, dans les années 1970, à l’époque du regroupement familial, les médias télévisuels ont clairement opposé, d’une part, les mères immigrées souffrant d’isolement, recluses dans leur appartement, et, d’autre part, leurs enfants qui, par le truchement de l’école de la République, entrent au contraire rapidement en contact avec leurs camarades français après un rapide passage par les classes d’apprentissage de la langue. Moins d’une décennie plus tard, leur destinée préoccupe donc toujours les journalistes, comme l’illustre un sujet de plus

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de quatre minutes diffusé le 9 septembre 1983 dans le journal de la mi-journée d’Antenne 2. Il s’agit en l’occurrence de l’interview par Martine Gilson de Saïd Benami, ouvrier marocain de Talbot Poissy sur lequel pèse la menace d’un licenciement. Ce dernier évoque ses seize années passées en France, pays dont il a contribué à accroître la richesse par son pénible labeur. Il aborde certes la difficulté qui serait la sienne de retrouver un emploi dans l’Hexagone ou dans son pays d’origine car il a déjà 40 ans. Mais il rappelle surtout que le véritable « problème » qui préoccupe les travailleurs immigrés, c’est le devenir de leurs enfants. Éduqués sur les mêmes bancs que leurs camarades français souvent depuis la maternelle, ils seraient incapables, à l’instar de sa fille de 11 ans ou de son fils de 9 ans, de s’adapter à une société marocaine dont ils ignorent presque tout, ne maîtrisant même pas l’arabe. La teneur des propos est visuellement renforcée par le cadre choisi pour l’interview, c’est-à-dire le salon familial, où derrière le père assis sur le canapé on aperçoit son fils et deux camarades35. Tout se passe comme si le protagoniste principal tentait de faire abstraction de son propre sort et consentait à se sacrifier la mort dans l’âme, mais ne pouvait se résoudre à ce que ses enfants subissent les conséquences d’un retour, qui pour eux n’en est pas un.

Conclusion

19 Dans un contexte de crise et de restructuration de l’industrie automobile se traduisant par d’importantes diminutions d’effectifs, le traitement médiatique des grèves du début de la décennie 1980 met en exergue les revendications de dignité et d’égalité des O. S. immigrés muselés et humiliés depuis tant d’années. Ce qui semble alors en marche, c’est non seulement l’inclusion de ces individus au sein de la classe ouvrière, bien que celle-ci soit en voie de passer du statut de contre-culture à celui de sous-culture. Mais aussi, plus généralement, leur intégration à une société française dans laquelle leurs enfants ont grandi. Cependant, l’année 1983 est annonciatrice de stigmatisations présentes et futures à l’égard de cette « première génération » mais aussi de leurs enfants. En contradiction totale avec les espoirs suscités lors de l’élection de François Mitterrand, le gouvernement socialiste tente dès janvier de discréditer ces luttes sociales en les réduisant à une grève de musulmans intégristes manipulés, argumentation à laquelle les médias ne sont néanmoins pas encore pleinement réactifs. Les reportages diffusés dans la seconde partie de l’année 1983 mettent parfaitement en exergue, d’une part, le fait que le tournant de la rigueur scelle définitivement l’abandon, par une gauche devenue pragmatique, des O. S. immigrés à leur triste sort et, d’autre part, les choix ambigus effectués par la CGT pour laquelle la défense des intérêts de ces prolétaires venus d’ailleurs ne constitue pas une priorité absolue. En janvier 1984, les affrontements entre Français et immigrés au cœur même de l’usine Talbot de Poissy et leur lot de propos racistes marquent symboliquement une rupture définitive avec l’opinion et l’effacement de la scène médiatique de la génération des pères. Ces derniers ne semblent alors avoir le choix qu’entre être les victimes expiatoires d’un chômage qui monte inexorablement et le retour au pays.

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NOTES

1. Jean-Louis Loubet et Nicolas Hatzfeld, Les Sept vies de Poissy. Une aventure industrielle, Boulogne- Billancourt, ETAI, 2001. 2. « Durcissement de la grève chez Peugeot Sochaux », Soir 3 du 10 novembre 1981. 3. Laure Pitti, Ouvriers algériens à Renault-Billancourt, de la guerre d’Algérie aux grèves d’OS des années 1970. Contribution à l›histoire sociale et politique des ouvriers étrangers en France, thèse de l’université de Paris-VIII, 2002. 4. « Renault grève OS », JT de 20 heures ORTF du 27 et 28 mars 1973. 5. « Conflit Renault », JT d’Antenne 2 de 20 heures du 10 janvier 1983. 6. « Incident à Poissy », JT de TF1 de 13 heures du 3 juin 1982. 7. Anciennement nommée Confédération française du travail (CFT). 8. Daniel Bouvet, L’Usine de la peur, Paris, Stock, 1975. 9. Yvan Gastaut, L’Immigration et l’Opinion en France sous la Ve République, Paris, Seuil, 2000, p. 391 et ss. 10. Claude Chetcuti, Nicolas Hatzfeld, « L’administration du Travail et les conflits collectifs : Citroën et Talbot (1982-1983) », in Travail et emploi, n° 111, juillet-septembre 2007, pp. 31-38. 11. « Poissy : réactions blocage prix et salaires », JT de TF1 de 20 heures du 14 juin 1982. 12. « Durcissement du conflit social à l’usine Citroën d’Aulnay-sous-Bois », JT de TF1 de 20 heures du 27 avril 1982. 13. « Mises à pied chez Citroën », JT d’Antenne 2 de 20 heures du 7 février 1983. 14. Sept sur sept du 20 mars 1983. 15. « Immigrés Renault Flins », JT de 13 heures d’Antenne 2 du 28 janvier 1983. 16. Vincent Gay, « Grèves saintes ou grèves ouvrières ? Le “problème musulman” dans les conflits de l’automobile 1982-1983 », in Genèses, n° 98, mars 2015 p. 114. 17. Le Monde des 29 et 31 janvier 1983 citant une interview donnée par le Premier ministre au quotidien Nord-Éclair. 18. Le chiisme est la religion d’État en Iran, alors que les Maghrébins et les Turcs sont très majoritairement d’obédience sunnite. 19. « Situation Citroën », JT d’Antenne 2 de 20 heures du 3 février 1983. 20. Thomas Deltombe, L’Islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France 1975-2005, Paris, La Découverte, 2005. 21. Édouard Mills-Affif, Filmer les immigrés. Les représentations audiovisuelles de l’immigration à la télévision française 1960-1986, Bruxelles, De Boeck, 2004, p. 250 et ss ; Stéphane Kronenberger, « Les écrans de l’immigration en Franche-Comté », in Migrations Société, vol. 26 n° 151, janvier-février 2014, pp. 105-123. 22. 7/7 du 6 février 1983. 23. « Réactions des ouvriers de l’usine Peugeot Talbot de Poissy à l’annonce du plan social », JT d’Antenne 2 de 13 heures du 21 juillet 1983. 24. Il s’agit de Jean Prada. 25. « Plateau Jack Ralite », JT de TF1 de 20 heures du 3 août 1983. 26. « Plateau Jack Ralite », JT de TF1 de 20 heures du 17 décembre 1983. 27. « Conférence de presse Sainjon », JT de TF1 de 20 heures du 19 juillet 1983. 28. « Interview Sainjon », JT de TF1 de 13 heures du 21 décembre 1983. 29. 204 000 francs. Voir Vincent Gay, « Lutter pour partir ou pour rester ? Licenciements et aide au retour des travailleurs immigrés dans le conflit Talbot 1983-1984 », in Travail et emploi, n° 137, janvier-mars 2014, pp. 37-50. 30. « Grève Talbot », JT d’Antenne 2 de 20 heures du 26 décembre 1983.

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31. « Les heurts de Poissy ce matin », JT d’Antenne 2 de 13 heures du 5 janvier 1984. 32. « Durcissement conflit Flins », JT d’Antenne 2 de 13 heures du 25 février 1983. 33. « Élysée », JT d’Antenne 2 de 20 heures du 3 décembre 1983. 34. « Les Beurs et le retour au pays », Soir 3 du 11 janvier 1984. 35. « Témoignage d’un ouvrier d’origine marocaine salarié de l’usine Talbot de Poissy », JT d’Antenne 2 de 13 heures du 9 septembre 1983.

RÉSUMÉS

Des grèves éclatent dans l’industrie automobile dès l’automne 1981, mais l’année 1983 constitue un tournant marqué par des conflits à Renault Flins, Citroën Aulnay et surtout Talbot Poissy. L’analyse des images de la couverture télévisuelle de l’événement met en exergue la volonté de la « première génération » des O. S. immigrés de revendiquer son droit à la dignité et à l’égalité. Mais l’adoption d’une politique économique de rigueur et l’attitude ambiguë de certaines centrales syndicales font voler en éclats ces aspirations légitimes à l’intégration dans la société française.

AUTEUR

STÉPHANE KRONENBERGER Post-doctorant à l’université d’Aix-Marseille (TELEMME).

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Les harkis en 1983 Discours médiatiques et représentations sociales

Abderahmen Moumen

1 Qui sont ces hommes, ces femmes, ces enfants que l’on désigne le plus souvent par le terme de harkis ? Derrière ce mot, il y a un monde confus1. Le terme « harki » est un terme générique souvent employé pour désigner tous les « musulmans français » qui s’étaient placés pour diverses raisons aux côtés de l’armée française ou de la France en général durant la guerre d’Algérie (1954-1962). Cependant, ce terme ne désigne réellement qu’une catégorie de supplétifs. Cinq catégories de formations supplétives civiles ont été créées durant ce que l’on appelait les « événements » pour contribuer au « maintien de l’ordre2 » : les groupes mobiles de police rurale (GMPR) créés en janvier 1955, dénommés ensuite les groupes mobiles de sécurité (GMS) ; les mokhaznis (ou moghaznis) chargés de la protection des Sections administratives spécialisées (SAS) ; les groupes makhzen instaurés eux aussi en 1955 ; les « assès » (gardiens) des Unités territoriales et les groupes d’autodéfense (bénévoles et pour moitié armée). Concernant les harkis, les premières harkas sont officiellement constituées en 1956. Mais le terme « harka » est antérieur à la colonisation. Il signifie, en arabe, mouvement, déplacement, mobilité voire une expédition. Militaires algériens de l’armée française ou appelés, élus, hauts fonctionnaires, officiers et notables musulmans (caïds, aghas, bachaghas) sont parfois aussi, bien malencontreusement, assimilés aux harkis, malgré des différences sociales importantes.

2 Plusieurs difficultés sont posées quant aux données démographiques et à la répartition géographique de ceux qui ont pu se réfugier en France, et ce après la guerre d’indépendance algérienne. Au final, entre 1962 et 1965, environ 42 000 supplétifs et membres de leurs familles ont été transférés en France par les autorités militaires, de même pour 5 000 à 8 000 engagés. À ces derniers s’ajoutent plusieurs milliers d’autres qui ont pu se réfugier en France clandestinement ou par leurs propres moyens. Même si, officiellement, les pouvoirs publics estiment à 66 000 le nombre d’anciens harkis et membres de leurs familles, considérés comme rapatriés, on peut finalement réévaluer ce chiffre à environ 85 000 personnes si l’on ajoute les familles non recensées par l’administration ou venues plus tardivement en France.

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3 La deuxième difficulté est relative à la répartition géographique de cette population. Alors que les regards et les représentations se focalisent sur les espaces de concentration, il n’est pas anodin de préciser que la majorité de ces familles vivent très majoritairement, et ce dès la fin des années 1960, dans des espaces diffus. Le Nord, avec ses espaces industriels, devient le premier département où elles s’implantent. Néanmoins, les médias se polarisent assez souvent sur les lieux de concentration des familles d’anciens supplétifs, espaces régis par une tutelle sociale des pouvoirs publics.

4 Durant les années 1960 et 1970, les camps ont été les lieux de prédilection des reportages audiovisuels, à l’instar de Saint-Maurice-l’Ardoise (Gard), ou de Bias (Lot-et- Garonne), deux camps ou « cités d’accueil » qui regroupent alors les chefs de famille âgés ou de famille nombreuse, les handicapés physiques ou les personnes démunies de ressources, jugées difficilement reclassables dans la société française : les fameux « irrécupérables » ou « déchets », ainsi dénommés par l’ancien ministre des Rapatriés, François Missoffe. À ces camps, s’ajoutent d’autres espaces de ségrégation ou de marginalisation sociale : plusieurs dizaines de hameaux forestiers (69 ont été recensés durant toute cette période), et de cités urbaines, comme la cité des Tilleuls à Marseille, la cité des Oliviers à Narbonne ou la cité de la Briquetterie à Amiens pour les plus connues. Enfin, les foyers Sonacotra sont aussi des espaces où de nombreuses familles d’anciens supplétifs ont résidé. Au 31 décembre 1977, 26,4 % des habitants des ensembles familiaux de la Sonacotra sont des anciens harkis. En 1981, 28 500 personnes soit 3 560 familles vivent encore dans 65 zones à forte concentration (23 hameaux ou anciens hameaux de forestage et 42 cités urbaines).

Harkis ou le flottement d’une dénomination

5 Le groupe social « harkis » est exemplaire par la difficulté à le cerner. Les pouvoirs publics ont été fortement embarrassés pour trouver le terme le plus adéquat à sa désignation, signe aussi de cette volonté étatique de catégoriser et contrôler les corps migrants3, avec des répercussions indéniables dans les représentations médiatiques de cette population. Sont-ils des immigrés, issus d’une migration politique, ou des rapatriés ? Sont-ils des Algériens ou des Français ? Par l’ordonnance du 21 juillet 19624, les Français musulmans de statut de droit local, dont bien entendu les anciens supplétifs et leurs familles, perdent la nationalité française. Pour (re)devenir français, ils se doivent d’effectuer, sur le territoire français, une déclaration recognitive de nationalité française devant un juge. Ces rapatriés, publiquement à part entière, mais dont les pratiques administratives des pouvoirs publics les classeraient plutôt entièrement à part, sont ainsi à la lisière de la situation de réfugiés. La position explicite du général de Gaulle, alors chef de l’État, ne fait que confirmer ce postulat : « Le terme de rapatriés ne s’applique évidemment pas aux musulmans : ils ne retournent pas dans la terre de leurs pères ! Dans leur cas, il ne saurait s’agir que de réfugiés5 ! » Les termes employés dans les archives des ministères des Armées, de l’Intérieur ou du secrétariat (puis du ministère) chargé des Rapatriés interpellent aussi par le flottement sémantique concernant ces « musulmans » : transfert, repliement, rapatriement, hésitant souvent entre « rapatriés musulmans » et « réfugiés musulmans ». Dans les diverses correspondances, ils sont nommés « réfugiés musulmans », « réfugiés harkis », « musulmans harkis », « musulmans réfugiés », « musulmans rapatriés » voire, pour certains, afin d’éviter toute erreur, « musulmans algériens harkis » ! Poursuivant en

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cela les catégorisations utilisées dans la presse qui tantôt incorporent les harkis dans des articles sur les rapatriés, tantôt dans d’autres traitant de l’afflux de la main- d’œuvre algérienne en France. Les diverses statistiques et autres recensements effectués par les préfectures poursuivent dans cette logique. Les anciens harkis et leurs familles sont ainsi soit incorporés dans les statistiques relatives à l’ensemble des rapatriés, mais désignés comme rapatriés musulmans ou ex-harkis, séparation est ainsi faite des rapatriés dits européens, soit avec les Algériens mais signalés comme ex- harkis.

6 La question de la dénomination de ce groupe social, finalement, est prétexte à tous les amalgames. De 1962 au début des années 1980 se succède ainsi une litanie de qualificatifs qui souligne la difficulté des pouvoirs publics à cerner cette population, et que les médias finalement reprennent. L’utilisation de certains termes n’est d’ailleurs pas sans rappeler une sémantique de l’ère coloniale où s’entremêlent ainsi des termes aux connotations à la fois politiques, juridiques, religieuses voire géographiques : après les musulmans français et/ou les Français musulmans viennent les Français de souche islamique rapatriés d’Afrique du Nord (FSIRAN), puis les Français rapatriés de confession islamique (FRCI), puis l’éphémère FMR (Français musulmans rapatriés) des années 1970-1980 et, pour terminer, à partir des années 1980 et jusqu’à nos jours, les rapatriés d’origine nord-africaine (RONA)6.

1983, les médias et les harkis : tournant ou continuité ?

7 Ce début des années 1980 constitue un moment déterminant pour le groupe social « harkis ». C’est, tout d’abord, un contexte décisif dans le basculement sémantique de cette population. Le terme de Français musulman commence à disparaître au profit du terme de « harki ». Même si ce dernier a toujours été usité, entre autres dans les médias, il tend à devenir finalement un terme de prédilection. C’est aussi une période de modification des formes de luttes et de mobilisations. Aux révoltes des camps, avec prise d’otages, séquestration de personnels d’encadrement, qui correspondaient à une époque de structures d’encadrement pesantes, séquelles d’une tutelle sociale mi- coloniale mi-militaire, succèdent finalement, et en écho aux luttes de l’immigration, les grèves de la faim et les marches.

8 L’opinion publique découvre aussi la présence des familles d’anciens supplétifs dans les banlieues. Violences et crimes racistes du début des années 1980 sont largement médiatisés, en corollaire au développement de la notion de « mal des banlieues », et concernent autant les familles de l’immigration algérienne que les familles d’anciens supplétifs. Finalement, au-delà des trajectoires historiques dissemblables, la figure du Maghrébin ou de l’Arabe transcende, dans ce contexte, ce clivage. De plus, la question tant de l’immigration que des harkis reste un enjeu dans les relations entre la France et l’Algérie, un enjeu que les médias évoquent en ce début des années 1980. En décembre 1981, le nouveau président François Mitterrand, fraîchement élu, fait une visite historique en Algérie. En 1982, en plein vingtième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie, le président algérien, Chadli Bendjedid, se rend à son tour en France lors d’une visite officielle le 17 décembre, et ce, juste après le vote d’une loi pour les rapatriés le 3 décembre 19827. Ce dernier évoque d’ailleurs dans la presse les possibilités de retour des harkis en Algérie. L’ancien responsable du FLN et premier

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président de l’Algérie indépendante, Ahmed Ben Bella, emprisonné en 1965, puis libéré en 1980 et exilé en Suisse en 1981, répond aussi à une interview à la télévision française, dans laquelle il évoque le « problème douloureux » des harkis8. La complexité de la guerre d’Algérie et des harkis est aussi médiatisée avec la publication du premier ouvrage écrit par un ancien supplétif, Saïd Ferdi. Sous le titre Un enfant dans la guerre9, ce témoignage retrace le parcours d’un enfant de 14 ans, messager du FLN, capturé par l’armée, puis enrôlé comme harki. Un récit qui met en lumière à la fois la violence de la guerre d’Algérie et la complexité des motivations d’engagement/enrôlement de ces hommes. Suite à cette publication, des articles de presse lui sont consacrés et il est invité sur les plateaux de télévision comme à l’émission Apostrophes de Bernard Pivot, consacrée à la guerre d’Algérie10. Enfin, 1983 est aussi une année où les gouvernements algérien et français signent un accord relatif aux obligations du service national, l’accord Mauroy-Taleb-Ibrahimi signé à Alger le 11 octobre 1983. Il implique que tous les jeunes hommes d’origine algérienne, issus de l’immigration ou d’anciens supplétifs, peuvent dorénavant faire le choix du service national dans l’un ou l’autre pays. Néanmoins, de manière implicite, les enfants d’anciens supplétifs sont finalement reconnus comme des Algériens11.

9 Cette perception des harkis, dans ce rapport ambigu Français/Algériens et rapatriés/ immigrés, se poursuit en 1983 sur le plan médiatique, avec, entre autres, cet article publié le 16 mai par Raymond Courrière, secrétaire d’État chargé des rapatriés depuis 1981 (il le sera jusqu’en 1986). Diffusé dans Le Monde, cet article a pour titre « Justice pour les immigrés de l’intérieur », faisant ainsi référence aux harkis qui auraient subi une injustice. En même temps, l’assimilation des harkis aux immigrés renvoie finalement aux difficultés à cerner une population aux contours encore flous, et ce plus de deux décennies après leur arrivée en France. En effectuant les recherches sur le site de l’INA pour l’année 1983, 14 sujets traitent du « problème des harkis » sur TF1, Antenne 2 et FR3. Finalement, comme dans les années précédentes, mais après une accélération en 1982 (34 sujets recensés) suite aux vingt ans de la fin de la guerre d’Algérie, la télévision traite de manière ponctuelle, en cette année 1983, de la question des harkis en France, avec environ 14 journaux télévisés, émissions ou documentaires qui évoquent ce groupe social12. Mais il s’agit plus spécifiquement de la figure du « fils de harki » qui prend progressivement une place prépondérante au sein des thématiques traitées.

L’apparition d’une nouvelle figure médiatique : le « fils de harki »

10 Les harkis, cette collectivité historique selon la terminologie de Dominique Schnapper, demeurent, en ce début des années 1980, dans une phase de revendications matérielles. Les manifestations et grèves de la faim se succèdent. Cependant, la « seconde génération » prend de l’importance dans les mesures prises par les pouvoirs publics, affirmant qu’à une question historique originelle, s’ajoute une problématique sociale. Une « seconde génération » dont il est assez difficile de dresser ou se cerner les contours, tant elle ne constitue en aucune manière un groupe démographique, statistique et social homogène. La condition des « harkis de la deuxième génération » ou de la « seconde génération » – dans un processus d’héritage construit après 1962, alors que durant la guerre d’Algérie, des hommes devenaient harkis et n’en étaient donc pas héritiers – n’est pas uniforme. Les itinéraires tant individuels que collectifs

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sont variés : entre ceux ayant transité et vécu une partie de leur vie dans des espaces de relégation (camps de transit, cités d’accueil, hameaux de forestage, cités urbaines) et ceux ayant vécu isolément ou dans des espaces dispersés ; entre ceux qui sont nés en Algérie ou dans des camps avec donc des liens beaucoup plus intimes avec cette histoire et ceux qui sont nés bien après. Parmi cette « seconde génération », le rapport à cette histoire diffère entre ceux qui la revendiquent, l’assument ou la rejettent. S’ajoutent les difficultés de l’insertion socioprofessionnelle et la relégation dans des banlieues, avec les mêmes maux sociaux que les autres habitants.

11 À compter des années 1980, les médias focalisent désormais leur attention sur les nouveaux porte-parole de cette « seconde génération » avec cette figure en construction du « fils de harki » né en Algérie à la fin des années 1950 ou dans un camp en France au début des années 1960, vivant encore en ce début des années 1980 dans un habitat marginalisé et ségrégé, et enfin, victime d’une double discrimination : perçu comme un « immigré arabe » par la société d’accueil et désigné par le stéréotype stigmatisant de « traître » ou de « fils de traître » par une partie de l’immigration algérienne. Les représentations médiatiques des harkis en 1983 insistent sur cette nouvelle figure, celle du « fils de harki ». Un premier documentaire, diffusé le 10 février 1983, traite en une heure de la question des descendants d’anciens supplétifs. Sous le jeu de mot « l’amère patrie13 », et à travers les témoignages de 10 enfants d’anciens harkis de la région de Châlons-sur-Marne, cette enquête se concentre sur les quêtes identitaires de ces jeunes, sur ce que signifie être un « enfant de harki » : les difficultés, les souffrances, les incompréhensions intergénérationnelles, leur rapport à l’Algérie, le regard sur le père, sur son choix… Dans l’émission La Vie en face du 13 septembre 1983 sur FR3, et qui a pour titre « Les immigrés sont-ils toxiques ? », les « enfants de harkis » tiennent une large place dans ce reportage d’une heure qui a pour cadre la ville de Dreux, ville qui a focalisé l’attention médiatique avec le score du candidat Front national Jean-Pierre Stirbois14. Djamila, fille d’un ancien harki, évoque l’assassinat de son père dans un bar, l’agresseur a ensuite été arrêté après une manifestation. Tandis que la famille D., le père comme les deux jeunes adultes, exprime sans réticences leurs tensions avec l’immigration algérienne et leur soutien au vote Front national.

Du jeu des stéréotypes à l’enjeu politique

12 Les stéréotypes autour de la figure du « fils de harki » sont d’ailleurs amplifiés par les nouvelles mesures gouvernementales prises en faveur des rapatriés. Pour rappel, François Mitterrand est aussi élu grâce aux voix des rapatriés d’Algérie au second tour, face à Valéry Giscard d’Estaing. Outre l’amnistie votée en 1982 ainsi qu’une nouvelle loi d’indemnisation en faveur des rapatriés, une commission « Français musulmans » est créée afin de résoudre les problèmes du groupe social « harkis ». Les nouvelles mesures proposent dorénavant un large éventail de dispositifs en faveur de cette « seconde génération » en matière de formation, d’emploi, de soutien à la scolarisation, de débouchés dans l’armée… Des structures spécifiques sont ouvertes, comme l’Institut des hautes études en 1982 à Montpellier, des centres de préparation aux concours administratifs à Carcassonne et à Caen, des écoles militaires techniques pour ces enfants et des écoles de « rééducation professionnelle ».

13 Cette « seconde génération » devient aussi un enjeu politique. Un enjeu apparu lors des élections municipales de 1983. C’est ainsi l’apparition sur la scène médiatique de

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Français musulmans ou « enfants de harkis », engagés politiquement. L’exemple de Smaïl Boufhal, élu conseiller municipal socialiste de Grand-Couronne, avec un autre enfant d’ancien supplétif, élu communiste, est mis en avant dans les médias. Dans toute la France, une dizaine de candidats, présentés comme Français musulmans ou « enfants de harkis », sont élus lors de ces échéances électorales. Cette participation « visible » aux élections deviendra plus évidente après la Marche en 1983, Convergence 84 et surtout les mouvements tels que France Plus et Sos Racisme. Néanmoins, l’on constate déjà les prémices d’un mouvement en marche vers l’implication politique, décelé et/ou accompagné par les médias.

14 La Marche pour l’égalité et contre le racisme peut aussi être perçue comme un tournant dans la médiatisation – mais aussi paradoxalement non-médiatisation – en tant que tels des « enfants de harkis ». Des descendants d’anciens supplétifs, aux côtés de jeunes issus de l’immigration algérienne ou autres, participent à cette marche. La figure de Toumi Djaidja est largement mise en avant et médiatisée. Jeune des Minguettes, issu d’une famille d’ancien supplétif, il est l’élément déclencheur de la Marche après avoir reçu une balle tirée par un policier. Bouzid Kara, un autre marcheur de la région d’Aix- en-Provence, écrira d’ailleurs par la suite un ouvrage intitulé tout simplement La Marche15, et dont un chapitre est consacré à son père et à sa famille venue d’Algérie après l’indépendance algérienne. Les crimes racistes et les discriminations constituent finalement un axe de convergence pour les « enfants de harkis » et les « enfants de l’immigration algérienne ».

Le mouvement « beur » et l’uniformisation des trajectoires historiques

15 Les médias et la télévision française en particulier ne précisent que rarement la participation de ces enfants d’anciens supplétifs, perçus ou insérés finalement au sein de l’immigration, et de plus en plus affublés du terme de « beur », terme que d’aucuns emploieront pour qualifier la Marche.

16 Exception médiatique, dans le journal d’Antenne 2 le 2 décembre 1983, le présentateur présentant la Marche et sa proche arrivée à Paris introduit le sujet des enfants de harkis, mais finalement en lien avec la question des difficultés d’intégration des enfants issus de l’immigration, cette fameuse « deuxième génération ». Le discours est assez évocateur : avec des « enfants de harkis » finalement assimilés à des « enfants d’immigrés ». « Et c’est demain que se termine la Marche pour l’égalité et contre le racisme. Les 32 jeunes marcheurs qui sont partis de Marseille le 15 octobre dernier devraient être rejoints place de la Bastille pour une grande manifestation où l’on attend près de 100 000 personnes. Le succès de cette marche organisée par de jeunes immigrés du quartier des Minguettes à Lyon est une surprise il faut bien le dire, au moins par son retentissement puisque aujourd’hui de nombreux partis de gauche et divers groupements s’associent à cette opération. Il faut pourtant reconnaître que l’initiative en revient d’abord à ces jeunes immigrés de la deuxième génération comme on les appelle, ceux qui sont nés en France et ne connaissent que ce pays. Un pays qui leur donne parfois bien peu d’occasions de s’intégrer. Il y a une illustration particulièrement dramatique de ce problème, c’est le statut des enfants de harkis. Jean-Jacques Dufour les a rencontrés dans le sud de la France. »

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17 Les harkis, et cette fameuse « seconde génération », sont ainsi complètement insérés dans ces luttes de l’immigration, dans ces luttes autour de l’égalité, contre le racisme, et pour l’acceptation de la légitimité de cette génération à vivre en France. Mis à jour de façon remarquable par l’intense médiatisation autour de la Marche, ce « mouvement beur » signe ainsi en même temps l’invisibilité globale de la « question harkis », du poids de l’histoire de la guerre d’Algérie pour cette seconde génération. Avec le terme de « Beurs », de « jeunes Beurs », la confusion est telle que l’on ne sait pas si l’on parle des « enfants de harkis » ou des « enfants de migrants algériens », effaçant ou gommant en cela les spécificités des différentes trajectoires historiques. L’obtention de la carte de séjour de dix ans contribue à lier cette marche aux revendications de l’immigration. Certains auteurs affirmeront à l’instar de Rémy Leveau dans son ouvrage sur la « beurgeoisie » que l’échec de l’affirmation en tant que « fils de harkis » dans les divers mouvements de lutte contre les discriminations comme la Marche, puis SOS Racisme et France Plus, déterminera la constitution d’un mouvement associatif spécifique « harkis » composé de descendants d’anciens supplétifs16.

Conclusion

18 La médiatisation du groupe social « harkis » en 1983 permet de déceler des permanences et des ruptures dans les représentations. Si le discours d’une population déracinée dont les doléances ne seraient toujours pas prises en compte par les pouvoirs publics se poursuit, l’image du jeune « fils de harki », en proie au racisme et à la marginalisation sociale ainsi qu’au rejet d’une partie des descendants de migrants algériens, se construit progressivement. En cela, la Marche et les discours véhiculés autour des harkis constituent sûrement un élément, voire un facteur déterminant, après la phase de la « génération beur », dans l’autonomisation progressive et le distinguo qui sera ensuite opéré, entre autres dans les discours médiatiques, entre descendants d’anciens harkis et descendants d’immigrés algériens.

NOTES

1. Fatima Besnaci-Lancou, Abderahmen Moumen, Les Harkis, Paris, Le Cavalier bleu, 2008. 2. Pour rappel, le terme de « guerre » n’était pas employé par les pouvoirs publics, il faudra attendre 1999, pour que l’État français reconnaisse officiellement la guerre d’Algérie. 3. Nicolas Lebourg, Abderahmen Moumen, Rivesaltes, le camp de la France, Perpignan, éd. Trabucaire, 2015. 4. Ordonnance n° 62-825 du 21 juillet 1962 relative à certaines dispositions concernant la nationalité française, prises en application de la loi n° 62-421 du 13 avril 1962. 5. Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Paris, Fayard, 1994. 6. Abderahmen Moumen, « Reçus en harkis, traités en parias », in Driss El Yazami, Yvan Gastaut, Naïma Yahi (dir.), Générations. Un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France, Paris, Gallimard, 2008, pp. 117-123. 7. Journal d’Antenne 2, 20 heures, 17 décembre 1982.

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8. Journal d’Antenne 2, 20 heures, 19 mars 1982. 9. Saïd Ferdi, Un enfant dans la guerre, Paris, Seuil, 1981. 10. Emission Apostrophes de Bernard Pivot, Antenne 2, 11 septembre 1981. Saïd Ferdi est invité aux côtés de Pierre Laffont, Henri Alleg, Erwan Bergot et Rachid Boudjedra. 11. Pour rappel, les anciens supplétifs n’ont pas perdu la nationalité algérienne à l’indépendance et sont donc encore considérés comme des Algériens. 12. Chiffres recensés à partir du site de l’INA. 13. Bernard Martinot (réalisateur), L’Amère Patrie, 1983. 14. Au second tour, la liste FN fusionne avec la liste RPR, alliance qui fait basculer la ville de Dreux à droite. 15. Bouzid Kara, La Marche, Paris, Sindbad, 1984. 16. Catherine Withol de Wenden, Rémy Leveau, La Beurgeoisie, Paris, CNRS éditions, 2007.

RÉSUMÉS

Groupe social formé en France en 1962, les harkis occupent une position paradoxale au sein des immigrations postcoloniales. La complexité de leur « engagement » ou « enrôlement » durant la guerre d’Algérie, leur relégation sur le territoire français, la confusion des termes employés pour les désigner conditionnent le flou qui les entoure. 1983 constitue une année décisive dans l’apparition d’une nouvelle figure dans les médias : le « fils de harki » qui, comme l’ensemble de la « deuxième génération », est mis sur le devant de la scène médiatique en ce début des années 1980.

AUTEUR

ABDERAHMEN MOUMEN Historien, chercheur associé au CRHiSM de l’université de Perpignan, chargé de mission à l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG) sur la « mémoire de la guerre d’Algérie ».

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Un fait divers dans la « chaleur et le bruit » Le meurtre de Toufik Ouannes à la télévision (9 juillet 1983)

Claire Sécail

1 Ce samedi 9 juillet 1983, l’ambiance est à la fête dans la cité des 4000 à La Courneuve, à deux jours de la fin du ramadan. Vers 20 h 30, un petit groupe d’enfants jouent au pied des barres d’immeubles. La journée a été chaude et les garçons s’amusent à allumer des pétards. Soudain, l’un d’eux titube, marche quelques mètres et s’écroule, touché par un projectile. L’enfant, Toufik Ouannes, âgé de 10 ans, meurt avant l’arrivée des secours. Les habitants de la cité, entre colère et émotion, réclament déjà de la police qu’elle déploie tous les moyens nécessaires pour retrouver le tireur meurtrier. La tension ne retombe que deux jours plus tard, le 12 juillet, quand intervient l’annonce de l’arrestation et des aveux du meurtrier. Ce père de famille de 50 ans, surveillant à la RATP, a une santé fragile. Ayant été victime d’un infarctus quelques semaines plus tôt, il explique avoir tiré avec la carabine à air comprimé de son fils pour mettre fin au chahut des enfants, excédé par le bruit des pétards qui l’empêchait de dormir. Il n’imaginait pas, raconte-t-il aux policiers, que son geste entraînerait la mort de l’enfant.

2 En pleine période estivale, à l’heure où les enfants rêvent de départ en vacances, le drame de La Courneuve fait aussitôt la Une des médias et, en premier lieu, des journaux télévisés. Comme une allumette qui craque, le fait divers réactive des inquiétudes latentes et des colères diffuses. Spectre du crime raciste intervenant dans le décor des grands ensembles, le meurtre de Toufik pouvait-il demeurer un fait divers isolé, sans ramifications politiques, sans conséquences sociales, sans effet de résonance médiatique ? En ce début des années 1980, il est désormais difficile de distinguer un fait divers d’une question de société faisant l’objet d’un traitement fait-diversier1.

3 Pour comprendre ce que ce fait divers, replacé dans son contexte social, politique et journalistique, a cristallisé, il convient de dilater la temporalité pour analyser l’affaire Toufik à la lumière de trois généalogies de récits. La première est celle des récits de meurtres d’enfants, qui permet de comprendre la force des émotions collectives provoquées par le drame de la Courneuve. La deuxième se rapporte à celle des récits de

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« crimes racistes », catégorie alors pénalement inexistante et journalistiquement flottante. Enfin, la dernière relève d’une catégorie de récits qui relève d’une montée en généralisation et d’une politisation des débats autour des émotions suscitées par les faits divers.

Récits de « meurtres d’enfants » : une catégorie journalistique stabilisée

4 En matière de récit criminel, l’âge de la victime est souvent un élément central pour comprendre le déploiement des émotions collectives autour de certains faits divers2. Le meurtre d’enfants apparaissant comme la catégorie de crime la plus intolérable, il existe une sorte de loi d’airain qui veut que plus une victime est jeune, plus elle suscite de l’empathie auprès des publics et plus l’événement criminel tend à s’imposer à l’écran. Si l’on observe la morphologie des journaux télévisés de cette mi-juillet 1983, l’affaire Toufik ne déroge pas à la règle et vient s’inscrire dans le sillage des affaires qui, depuis les années 1970 à la télévision, s’articulaient autour de la figure de l’enfant- victime. Après Brigitte Dewèvre à Bruay-en-Artois (1972), Marie-Dolorès Rambla à Marseille (affaire Ranucci, 1974) ou Philippe Bertrand à Troyes (affaire Patrick Henry, 1976), ce 10 juillet 1983, c’est au tour de Toufik Ouannes, âgé de 10 ans, de faire la Une en incarnant l’innocence sacrifiée par la bêtise ou, comme le dira le présentateur Philippe Harrouard sur Antenne 2, la « lâcheté » des hommes3.

5 Dans les années 1970, la rubrique des faits divers détenait une légitimité encore fragile à la télévision. Les responsables de l’information avaient des réticences à accorder de l’importance dans les journaux télévisés à des récits qui semblaient valoriser les comportements criminels et risquaient d’influencer en particulier les jeunes publics. Reste que les meurtres d’enfants, en raison de l’indignation qu’ils soulèvent, comportent une forme de légitimité immédiate et intrinsèque au récit. Au fond, on ne craint plus de valoriser un criminel lorsque la compassion à l’égard de sa victime est suffisamment puissante pour nourrir une forme de rejet sans nuance du « monstre- meurtrier ». Dans les années 1970, les meurtres d’enfants ont permis la valorisation de la rubrique en jouant un rôle important pour bousculer les hiérarchies éditoriales figées des JT qui faisaient passer les informations politiques et internationales avant les faits divers4.

6 Les journaux télévisés à l’occasion de la mort de Toufik ne font pas exception : l’événement fait l’ouverture des éditions de mi-journée et de soirée pendant les deux jours qui suivent le drame, les 10 et 11 juillet. Le 12 juillet, au moment de l’arrestation et des aveux du meurtrier, l’affaire quitte cependant la Une, retrouve un rang secondaire, derrière une actualité marquée par une série d’attentats en Corse, un accident mortel d’ULM ou la tension militaire au Tchad. L’affaire Toufik s’inscrit bien dans cette généalogie de meurtres d’enfants et l’âge du petit garçon est l’une des explications de la forte médiatisation du fait divers. Cependant, contrairement aux codes narratifs qui prévalent pour cette catégorie de récits, on observe des ruptures avec la mise en images classique et codifiée de ces événements. Alors même qu’il est la pierre angulaire du drame, Toufik semble finalement se dérober au récit qu’il génère. Quand, en 1976, le visage du jeune Philippe Bertrand emplissait l’écran et servait d’entrée émotionnelle directe dans le récit, le visage de Toufik apparaît finalement très peu à l’antenne, ne se glissant qu’à deux reprises et brièvement dans les reportages

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diffusés entre le 10 et le 12 juillet. Toufik n’y est d’ailleurs pas singularisé en tant que victime puisqu’il apparaît en compagnie de son frère aîné Mohamed sur la photo de famille proposée aux journalistes

7 Autre élément distinctif : l’enfant-victime n’a généralement pour identité que son seul prénom accompagné d’un vocable affectif destiné à renforcer son statut de victime : « le petit Philippe », « la petite Marie-Dolorès ». Dans le cas de Toufik, ce vocable existe (« le petit Toufik », « le jeune Toufik », « un petit garçon de 10 ans sans histoire », etc.). Mais on repère d’autres formulations qui viennent particulariser l’enfant, le rapporter à un statut plus spécifique (« enfant de La Courneuve », « enfant de Nord-Africains », « enfant d’origine algérienne », et même « un jeune Algérien » ou un « petit Algérien de La Courneuve »), qui suggèrent que Toufik Ouannes n’est pas un enfant tout à fait comme les autres. Enfin, le temps des funérailles, habituellement un moment fort des récits de meurtres d’enfants puisqu’il permet, à travers le média amplificateur qu’est la télévision, de souder et d’élargir des communautés émotionnelles, est ici totalement absent de la médiatisation. Toufik n’aura pas de funérailles télévisuelles et le deuil de cet enfant restera privé, réduit aux proches et aux voisins.

Récits de « crimes racistes » : une catégorie journalistique à géométrie variable

8 Si l’on replace l’affaire Toufik dans une seconde généalogie de récits, on observe que les journaux télévisés se montrent particulièrement prudents, voire frileux, avec la notion de « crime raciste ». Cette lecture journalistique trouve deux raisons principales. D’une part, l’incrimination de « crime raciste » n’est pas une catégorie définie dans le droit pénal. La « loi relative à la lutte contre le racisme », dite loi Pleven du 1er juillet 1972, avait consolidé l’arsenal juridique existant dans ce domaine en précisant dans le droit de la presse les infractions telles que la provocation à la haine raciale, la diffamation et l’injure raciales ,ainsi que les actes de discriminations. Hasard de l’actualité, les parlementaires français viendront compléter la loi Perven le 13 juillet 1983 – quatre jours après la mort de Toufik – en supprimant la possibilité d’exonérer l’auteur d’une discrimination raciale par un motif légitime. Mais, en matière de crime, il n’existe pas, en 1983, d’incrimination spécifique lorsqu’un acte commis comporte un mobile ou une motivation raciste. Le meurtre et l’assassinat étant déjà punis de la peine maximale, les députés français ont renoncé à venir introduire cette spécification dans le droit, arguant que cela n’avait aucune variation sur la sanction. Néanmoins, la multiplication de crimes racistes, notamment durant l’année 1983, ont poussé les parlementaires à franchir un pas supplémentaire en autorisant, par la loi du 3 janvier 1985, les associations reconnues dans le domaine de la lutte contre le racisme à se constituer partie civile dans les cas de crimes commis en raison de l’origine de la victime. Reste qu’en 1983, la légitimité de la parole associative n’est pas acquise. C’est ce que révèle la précaution de langage du présentateur Jean-Pierre Berthet lorsqu’il relaie le communiqué de l’Association de solidarité franco-arabe (ASFA, créée en 1967) tout en marquant sa distance à l’évocation d’un « drame raciste » : « Dans un communiqué, à la fin de cette matinée, l’Association de solidarité franco-arabe demande aux pouvoirs publics des mesures d’urgence afin d’enrayer, je cite, “l’engrenage de la violence qui peut conduire à de nouveaux drames racistes5”. » En d’autres termes, l’information télévisée ne fait que refléter, ici, une lacune du droit français.

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9 D’autre part, le « crime raciste », parce qu’il n’a aucune base pénale, demeure une catégorie journalistique flottante, dépendante de la sensibilité du journaliste et des informations qu’il détient au moment où il relate les faits. Cette deuxième raison vient expliquer la prudence générale des journaux télévisés. Dans le cas Toufik, les faits restent mal connus pendant les deux jours de forte intensité du drame jusqu’à l’arrestation du meurtrier. Aucun détail sur l’identité du tireur n’ayant filtré en quarante-huit heures, les journalistes ignorent les raisons de son geste meurtrier et se contentent d’égrener une multifactorialité de causes, dont les deux dominantes accréditent l’hypothèse d’un coup de folie, la chaleur et le bruit. On voit alors se déployer un discours de rationalisation de la démesure meurtrière par la mise en évidence d’éléments thermo-acoustiques. Lorsqu’elle apparaît, l’hypothèse du mobile raciste n’est jamais développée : « On ne sait toujours pas qui (...) quel homme rendu fou par le bruit, la fournaise, la haine des jeunes ou des Arabes (...) a tiré sur un enfant de 10 ans » (JT de 12 heures, A2, 10 juillet). « Cette vague de chaleur n’est certainement pas étrangère au drame qui s’est produit hier soir dans une cité HLM de La Courneuve, en Seine-Saint-Denis, dans la banlieue parisienne. La chaleur et le bruit » (JT de 13 heures, TF1, 10 juillet). « Chaleur, bruit, violence, fin du ramadan, racisme, entassement : tout a été dit depuis quarante-huit heures sur ce meurtre d’un petit garçon de 10 ans » (JT de 20 heures, A2, 11 juillet).

10 Le 12 juillet, le présentateur Hervé Chabalier invite un expert en « malfaisance des décibels » pour expliquer en quoi le bruit finit par « déboussoler des personnes déjà stressées par le rythme de vie actuelle ». Il interroge son invité : « Alors quel est le phénomène qui fait qu’à un moment donné, parce que c’est trop fort et trop longtemps, on craque6 ? » Sur le plateau, Gabriel Moser, un des pionniers de la psychologie environnementale française, membre du Laboratoire de psychologie sociale appliquée de Paris-V, semble passer un pénible moment. Entre deux aveux d’incompétence pour répondre aux questions très pointues du présentateur à propos de l’affaire Toufik, il essaie d’expliquer que le bruit n’est qu’un facteur parmi d’autres et que, s’il cristallise les exaspérations, les conditions sociales et les difficultés économiques de vie sont des éléments bien plus déterminants.

11 Il est une exception notable à cette prudence générale des journalistes de télévision : Marcel Trillat. Quand ses confrères écartent le racisme ordinaire à coups de degrés Celsius et de décibels, lui se livre sur Antenne 2 à une cinglante dénonciation du crime raciste dès le 10 juillet, sans attendre les résultats de l’enquête. Que l’affaire Toufik repose ou non sur un mobile raciste, au fond peu importe aux yeux de ce journaliste militant qui a choisi d’endosser pour l’occasion un statut d’éditorialiste afin de présenter ce qui, selon lui, doit réellement donner matière à réflexion. Soucieux d’éveiller les consciences, d’alerter les publics, de freiner la montée des actes racistes et d’attirer l’attention sur les réalités sociales et économiques des quartiers populaires, Trillat balaie la multifactorialité des causes que présentent ses confrères pour n’en retenir qu’une, celle de l’intolérance qui met en danger les relations sociales. Pour cela, il « sérialise » l’affaire Toufik en la rapprochant de crimes récents qui évoquent pour lui le même mobile : « Un coup de feu qui claque. L’un de ces petits Gavroche qui se retrouve par terre, le nez dans le ruisseau. Il est 20 h 30 environ, à La Courneuve. Un peu plus tard, dans la nuit, à 4 h 50, près du foyer de jeunes travailleurs, à Saint-Ouen, cette fois, c’est la fête. Un ouvrier martiniquais de 32 ans sort dans la rue pour uriner. Il est peut-être un peu éméché : il éclabousse la carrosserie d’une voiture. Le propriétaire du précieux véhicule sort un 6.35 et tire deux fois. Une balle dans le cœur. C’est fini. (…) Dans les deux cas, on ne sait pas trop qui a tiré.

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Dans les deux cas, cela pourrait être n’importe qui. Quelqu’un surgit quelques secondes de la nuit anonyme de l’intolérance ordinaire… racisme anti-jeune ou racisme anti-arabe, c’est la même chose… pour retourner aussitôt s’y dissimuler frileusement. (…) Alors on va maintenant sans doute trouver des explications. Vous savez bien : les banlieues surpeuplées, la crise, la canicule, le bruit, l’insécurité qui progresse et rend les gens nerveux, etc. Mais, au fait, à propos d’insécurité, un chiffre rarement cité par ceux qui brandissent cet épouvantail quand tout est bon pour quelques voix de plus aux élections : au moins 16 jeunes Maghrébins ont été assassinés en France depuis deux ans par des vigiles, des policiers ou des adeptes du 22 long rifle. Et puis il y a tous ceux qui ne passent pas à l’acte mais qui tuent à blanc avec les mots : “bougnoule”, “négro”, “pédé”, “sale jeune”… Gavroche, ce matin, s’appelle Toufik7. » L’engagement de Trillat accentue la différenciation de traitement opérée par les deux chaînes de télévision : quasi clinique et réduite au factuel sur TF1 ; une mise en récit plus émotionnelle et porteuse d’une amorce de réflexion sur l’évolution de la société sur Antenne 2.

Généalogie des récits d’une « politisation des faits divers »

12 La troisième généalogie de récits dans laquelle s’inscrit l’affaire Toufik s’apparente aux récits d’une « montée en généralisation8 » et, par porosité, d’une politisation du débat autour des émotions faits-diversières. La politisation de l’affaire Toufik repose sur trois catégories d’enjeux.

13 Plus ténu dans le cas de l’affaire Toufik, le premier enjeu est celui du débat sur les armes à feu, traité à travers deux reportages entre le 10 et le 12 juillet. Si les journalistes ont en premier lieu parlé de la « poitrine perforée par une balle9 » du jeune Toufik, « mortellement blessé d’une balle de 22 long rifle10 », il s’avère deux jours plus tard que le meurtrier René Aigueperse a utilisé une arme en vente libre, « une sorte de jouet pour grandes personnes mais qui peut être très dangereuse à courte distance (…) : une carabine à air comprimé projetant des petits plombs de type Jumbo11 », « une carabine de marque chinoise achetée à La Redoute12 ». Ainsi, la mort de Toufik se retrouve placée sous le sceau d’une tragique malchance et, pour cette raison, ne parvient pas à mettre en débat le thème de la vente d’armes à feu, alors que d’autres faits divers similaires posaient plus clairement la responsabilité des détenteurs d’armes de catégories dangereuses13.

14 Le second enjeu politique, qui n’est que partiellement posé par l’affaire Toufik, est celui de l’augmentation des violences motivées par l’intolérance et la haine à l’égard des immigrés. On l’a vu, le fait divers perd sa singularité et son autonomie pour se fondre dans le récit générique des actes de racisme à travers un procédé de sérialisation de deux drames (la mort de Toufik et celle du jeune adulte « martiniquais »). La juxtaposition de plusieurs faits autorise précisément les journalistes à développer une réflexion générale sur la société, à rendre dicibles des événements latents ou épars et à dégager l’intelligibilité des phénomènes de fond que révèle leur répétition, même si cela oblige un journaliste comme Marcel Trillat à forcer le trait pour faire entrer les faits dans des catégories prédéfinies.

15 Mais il y a des résistances à voir dans l’affaire Toufik un symbole de la lutte contre le racisme. Cette résistance provient des habitants de La Courneuve eux-mêmes qui, quelles que soient leurs origines, préfèrent afficher devant les caméras une solidarité collective, rejetant l’idée de racisme qui viendrait fragiliser davantage leur quotidien et

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contredire dans l’immédiat leur réclamation de justice plutôt que de vengeance. La seconde résistance provient des responsables politiques de gauche qui ne souhaitent pas donner du grain à moudre à la droite et à l’extrême droite en ravivant des arguments sécuritaires autour de la figure de l’immigré, quatre mois seulement après les élections municipales qui ont vu la première percée du FN et la conquête symbolique de la mairie de Dreux par une liste RPR-Front national (Jean-Pierre Stirbois devenant le premier maire-adjoint frontiste).

16 La politisation la plus développée du fait divers se produit finalement sur le troisième thème : celui des grands ensembles. Dans les titres des journaux télévisés, on ne parle d’ailleurs pas de « l’affaire Toufik » mais bien du « drame de La Courneuve ».

17 La mort de Toufik n’a pas attendu son épilogue judiciaire pour devenir le procès des grands ensembles. Le fait divers cristallise les faillites des politiques publiques en matière de logement et se retrouve au cœur d’enjeux locaux et nationaux qui ne manquent pas de se chevaucher, comme en témoigne le débat télévisé organisé le 11 juillet par Claude Sérillon, qui voit s’opposer Georgina Dufoix, secrétaire d’État à la Famille, à la Population et aux Travailleurs immigrés, à Jean Tibéri, député RPR de Paris. Le présentateur d’Antenne 2 se justifie : « La mort violente d’un enfant de 10 ans, né à La Courneuve, ce n’est pas seulement une enquête policière. (…) C’est aussi une affaire de société, c’est-à-dire de choix politiques. » Alors que les enquêteurs recherchent un coupable, le journaliste s’intéresse aux « responsables » du fait divers : « Alors ce soir, vous, madame, parce que vous êtes en charge du sort des communautés immigrées, et puis vous, monsieur, puisque vous présidez l’Office des HLM concerné, est-ce que vous ne vous sentez pas un petit peu responsables, l’un et l’autre, de ce qui s’est passé14 ? »

18 Différents reportages ont certes donné la parole aux architectes qui n’ont pas manqué de faire le procès urbanistique des grands ensembles15. Mais ces professions techniques ne suffisent pas à endosser les échecs des politiques du logement successives16. C’est donc vers les autorités politiques que les journalistes se tournent. Sur le plateau, la confrontation partisane se double d’enjeux locaux opposant la Ville de Paris à la mairie communiste de La Courneuve, puisque Jean Tibéri est également président de l’Office HLM de la Ville de Paris qui est alors propriétaire de la cité des 4000 de La Courneuve. Le contexte immédiat ne joue pas en faveur de la secrétaire d’État : même si l’enquête vient d’aboutir sur l’identification du meurtrier de Toufik, la journée a été jalonnée de violences qui ont éclaté dans la cité. Jean Tiberi en profite pour imposer sa lecture sécuritaire, utilisant le drame de La Courneuve pour défendre la nécessité de renforcer la sécurité des personnes, d’augmenter la présence policière sur le terrain et finalement pour dénoncer « la politique incohérente de l’immigration » : « À un moment on laisse entrer tout le monde, puis le lendemain on prend des mesures répressives(…). Tout ça est très grave et n’est pas très sérieux17. » Face à lui, Georgina Dufoix cherche d’abord à rappeler les réalités économiques et sociales qui fragilisent les grandes cités. Mais elle a bien du mal à ne pas entrer dans la rhétorique sécuritaire de son adversaire et finit par renvoyer l’image d’une politique gouvernementale équilibriste de l’immigration : « Les hommes et les femmes qui sont sur notre territoire, pour la majorité d’entre eux, resteront sur notre territoire. Ils ont donc besoin d’une politique particulière à leur égard, d’insertion vers l’habitat, vers l’éducation, etc. Mais nous ne pouvons pas accepter que des clandestins rentrent aujourd’hui sur notre territoire. Et, par conséquent, nous aurons une très grande fermeté à l’égard de celles et de ceux qui viennent dans notre pays pour trouver du travail, car il n’y en a pas aujourd’hui18. »

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La réponse du pouvoir politique

19 Pour désamorcer le climat sécuritaire et raciste qui s’engage et retrouver la maîtrise de l’agenda, le chef de l’État choisit d’entrer lui-même en scène. Quinze jours après le drame, François Mitterrand effectue une visite surprise de trois heures à La Courneuve, à l’abri des caméras et dans le cadre d’un déplacement en banlieue parisienne organisé par les animateurs de l’association Banlieue 8919. Les journalistes n’ayant pas été avertis, il n’existe pas d’images de la visite dans les appartements délabrés de La Courneuve20. En revanche, les caméras ont recueilli le témoignage des habitants : « On était au café et on a vu du monde. D’un coup on s’est dit il doit y avoir comme d’habitude une bagarre ou quoi que ce soit. Et on voit arriver le président, d’un coup ! C’est vraiment une surprise qu’on a eue, que le président était là. Surtout à La Courneuve, dans la situation où on se trouve à l’heure actuelle » ; « Je lui ai offert un verre, il était très content. On a pris des photos aussi ensembles Je suis très contente ». La télévision capte aussi les propos du président de la République quelques heures plus tard à la Bourse du Travail, en Seine-Saint-Denis, qui donne alors son sentiment sur l’état de délabrement des cités, soulignant « l’accueil chaleureux et les relations humaines qui, d’une façon générale, sont bonnes ». Surtout, il vient faire la promotion de son futur plan de réhabilitation des quartiers, au cœur des missions de l’association Banlieue 89 : « Donc maintenant, ce qui dépend pour une part du gouvernement – mais pas seulement du gouvernement –, il faut réhabiliter. Dans ce terme un peu compliqué qui n’est pas toujours bien perçu par l’habitant : rendre ce quartier agréable… commençons par dire “habitable” pour que… on y vive mieux… Que l’on ait envie de… comment dirais-je… d’y élever sa famille, de ne pas avoir ses enfants pratiquement abandonnés, sans véritables espaces verts, sur des terrains comme on dit “vagues”… qui sont bien vagues. Ceci est un effort de reprise en main que j’ai décidé d’entreprendre. » À la suite de cette visite, François Mitterrand créera une mission interministérielle intitulée « Banlieue 89 » : l’objectif est de lancer des consultations pour initier des projets en direction des architectes, urbanistes, paysagistes et plasticiens de rénovation afin de réhabiliter l’habitat des grands ensembles à l’horizon de l’année 198921.

20 L’explication de la mort de Toufik par un excédent de degrés Celsius prend une autre dimension à travers la mise en place immédiate d’un nouveau plan « anti-été chaud » dans les jours qui suivent. Ce plan prévoit l’adoption de 23 conventions signées avec des associations de jeunesse et d’éducation populaire, en particulier dans les quartiers sensibles des grandes métropoles (Lyon, Paris, Marseille). La Courneuve fait partie du dispositif. De ce point de vue, l’affaire Toufik n’est pas seulement héritière des périodes antérieures (années 1960-1970), quand les responsables politiques cherchaient encore à isoler leurs actions politiques des émotions collectives liées à des faits divers. Dans les années 1980, sous la pression croissante des médias et de l’opinion publique, l’autorité politique se voit désormais acculée à réagir publiquement et rapidement aux événements dramatiques de l’actualité pour montrer sa capacité à comprendre les problèmes soulevés et son souci d’y apporter une réponse institutionnelle.

Conclusion

21 L’affaire Toufik est-elle le récit de la mort d’un enfant de 10 ans, le récit de la mort d’un enfant d’origine algérienne ou le récit de la mort d’un Gavroche d’une cité de banlieue

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parisienne ? Sans doute les trois à la fois, comme le montre l’analyse des journaux télévisés. Pourtant, l’affaire ressemble à un fait divers qui aurait subi des contorsions non négligeables pour entrer dans des catégories incertaines (en particulier celle du crime raciste) ou des récits codifiés (ceux des meurtres d’enfants).

22 L’épilogue judiciaire invalide définitivement l’hypothèse du crime raciste. Lorsque René Aigueperse se présente le 21 avril 1986 devant la cour d’assises de Bobigny, il est, selon l’arrêt de renvoi, « jugé pour un acte d’homicide dépourvu de tout caractère raciste ». Pour le meurtre, il est néanmoins condamné à cinq ans d’emprisonnement, dont deux avec sursis. Un détail révèle, par ailleurs, l’ambivalence médiatique : en rappelant les circonstances du drame, les chroniqueurs judiciaires expliqueront que les enfants jouaient avec les pétards en raison de l’approche des fêtes du 14 juillet sans mentionner qu’il s’agissait de la fin du Ramadan. À l’annonce du verdict, la mère de Toufik sera également présente sur les marches du palais, soucieuse d’empêcher la foule présente de faire éclater une colère pour dénoncer l’éventuelle tolérance de la justice à l’égard des comportements racistes. Comme en 1983, elle rejette avec fermeté les tentatives de faire de son enfant un martyr de la haine raciale. Isolée, l’affaire Toufik ne saurait à elle seule constituer un tournant médiatique de la question de l’immigration en France. Cette question y est même relativement désamorcée au fil des reportages, placée sous la tutelle d’un débat sur la politique du logement et, dans une moindre mesure, celle de l’immigration. Mais resituée à l’échelle de l’année 1983, réintégrée dans une série de faits divers tragiques, elle est cependant parvenue à faire bouger des lignes non seulement émotionnelles mais également politiques22. Le 26 décembre, lorsque le présentateur Bernard Rapp propose, à l’heure des regards rétrospectifs sur l’année 1983, d’illustrer ce qu’il identifie comme les « grandes tendances » de l’année écoulée, il retient, loin des humeurs de réjouissances, ce « phénomène des plus troublants23 » qu’est le racisme. C’est à Marcel Trillat qu’a été confié le reportage. Le journaliste a choisi d’illustrer ce thème à travers l’évocation de deux faits divers ayant marqué l’année : l’affaire Toufik et le crime du Bordeaux-Vintimille, drame dont le mobile raciste ne fait, lui, aucun doute24. Choisissant de tourner son reportage dans le décor d’un train en marche, il livre son analyse, qui n’a pas varié depuis juillet : « Touché au cœur, Toufik vient mourir au pied de l’immeuble. Sur ce banc de pierre. À qui la faute ? La canicule, peut- être ? l’entassement dans ces termitières de banlieue ? le chômage ? l’insécurité ?.... Et puis la haine, le refus de côtoyer celui qui diffère. Et l’on tue pour cela de plus en plus. Trente fois en 198325. » La statistique vient ici remplir la fonction de contribuer à construire un enjeu de société que le fait divers n’avait fait qu’amorcer tout en lui donnant un point d’appui. Et de rappeler le jeune Toufik à la mémoire de chacun pour qu’un reportage puisse servir de tombe à toutes les victimes de la haine et des préjugés.

NOTES

1. Alexandre Borrell, « Faits divers et faits de société dans la médiatisation des “banlieues” au 20 heures », in Les Cahiers du journalisme, n° 17, 2007, pp. 134-145 ; « Les banlieues au “20 heures”, de la promotion des grands ensembles aux Minguettes (1954-1981). Actualité, images et nation dans

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le journal télévisé », thèse de doctorat d’histoire contemporaine de l’université d’Orléans, 2015 (dir. J. Garrigues) ; Claire Sécail, Le Crime à l’écran. Histoire du fait divers criminel à la télévision (1950-2010), Paris, Nouveau monde, 2010. 2. Anne-Claude Ambroise-Rendu, « La dangerosité du criminel sexuel sur enfant, une construction médiatique ? », in Le Temps des médias, n° 15, 2010, pp. 72-86 ; Crimes et délits. Une histoire de la violence de la Belle Époque à nos jours, Paris, Nouveau monde éditions, 2006, p. 45 et sq. 3. INA, JT de 20 heures, A2, 10 juillet 1983. 4. Claire Sécail, op. cit. 5. INA, JT de 20 heures, TF1, 10 juillet 1983. 6. INA, JT de midi, A2, 12 juillet 1983. 7. INA, JT de midi, A2, 10 juillet 1983. 8. Marine M’Sili, Le Fait divers en République. Histoire sociale de 1870 à nos jours, Paris, CNRS Éditions, 2000. 9. INA, JT de midi, A2, 10 juillet 1983. 10. Ibid. 11. INA, JT de midi, A2, 11 juillet 1983. 12. INA, JT de midi, A2, 12 juillet 1983. 13. Par exemple, le « drame de Vitry » : en février 1980, un adolescent de 15 ans est tué par un voisin lui aussi présenté comme irascible. 14. INA, JT de 23 heures, A2, 11 juillet 1983. 15. Ainsi l’architecte Bernard Barre : « Quand il y a ces vices de construction et que les conversations peuvent passer d’un logement à l’autre par ces écarts entre le plancher et les plateaux, ou par les écarts entre les voiles et les panneaux… je ne vois pas comment on peut parler de cohabitation. La cohabitation est rendue beaucoup plus difficile par l’état du bâti. C’est pas qu’une question de pluralité ethnique ou de pluralité sociale : c’est aussi une question toute bête de transmission de la vie privée de l’un chez l’autre. Le ghetto, il existe aussi architecturalement et urbainement », INA, JT de 20 heures, A2, 11 juillet 1983. 16. Annie Fourcault, « Les habits neufs de la politique de la ville depuis 1980 », in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 64, 1999, pp. 113-119. 17. INA, JT de 23 heures, A2, 11 juillet 1983. 18. Ibid. 19. Fondée en 1981 par les architectes Roland Castro et l’urbaniste Michel Cantal-Dupart. 20. François Mitterrand est coutumier d’opérations de communication discrètes destinées à provoquer le « désir par l’écriture médiatique ». Cette stratégie fondée sur un rapport de force avec les médias est notamment théorisée par les conseillers en communication du chef de l’État, Jacques Pilhan et Gérard Colé. Voir François Bazin, Le Sorcier de l’Élysée. L’histoire secrète de Jacques Pilhan, Paris, Plon, 2009. 21. « De Banlieue 89 à Jean-Louis Borloo », in Urbanisme, n° 332, 2003. 22. La cité des 4000 sera, quelques mois après le fait divers, désormais gérée par l’Office HLM de La Courneuve, ce qui permettra aux autorités locales de bénéficier des effets d’images au moment du plan de réhabilitation du quartier. 23. INA, JT de 20 heures, A2, 26 décembre 1983. 24. Le 14 novembre 1983, un touriste algérien de 26 ans, Habib Grimzi, est assassiné par défenestration alors qu’il voyageait à bord du train Bordeaux-Vintimille. Ses assassins, trois candidats au recrutement dans la Légion étrangère, n’ont pas caché le mobile raciste de leur crime perpétré, alors que se déroule la Marche pour l’égalité et contre le racisme (« Marche des Beurs »). Ils seront condamnés à la prison ferme en janvier 1986. 25. INA, JT de 20 heures, A2, 26 décembre 1983.

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RÉSUMÉS

Au mois de juillet 1983, un fait divers tragique endeuille une cité de La Courneuve et fait la Une des médias. Si l’émotion suscitée par le meurtre de Toufik Ouannes, 10 ans, est grande, les explications du geste du tireur, un habitant de la cité qu’indisposait le bruit ce soir-là, sont loin d’être unanimes. Plusieurs récits cohabitent dans le traitement médiatique de ce crime. Si son caractère raciste ne sera pas avéré, il témoigne des tensions sociales récurrentes dans les quartiers populaires face auxquelles se mobilise le pouvoir politique.

AUTEUR

CLAIRE SÉCAIL Chargée de recherche CNRS, Laboratoire Communication et politique, IRISSO (UMR 7170), CNRS/ Université Paris Dauphine, PSL Research University.

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Le meurtre du Bordeaux-Vintimille

Céline Régnard

1 Dans la nuit du 14 au 15 novembre 1983, Habib Grimzi, un jeune Algérien de 26 ans, prend le train de nuit au départ de Bordeaux à destination de Vintimille. Il vient de rendre visite à une amie et s’apprête à regagner l’Algérie. Vers minuit, trois jeunes candidats à la Légion étrangère, éméchés, repèrent sa présence dans un compartiment du train. Anselmo Elviro-Vidal, 26 ans, Marc Béani, 20 ans, et Xavier Blondel, 24 ans, bien que théoriquement sous la surveillance d’un caporal-chef, s’en prennent à Habib Grimzi. L’escalade de la violence les conduit à lui porter des coups de couteau puis à le défenestrer, à hauteur de Castelsarrasin. Parmi les 95 passagers présents, aucun ne s’interpose. Seul le contrôleur du train, Vincent Perez, tente en vain de protéger Habib Grimzi en le plaçant dans un compartiment fermé à clé, que ses agresseurs parviennent à ouvrir. Le contrôleur donne l’alerte en gare de Toulouse, constatant que le jeune Algérien n’est plus à bord du train. Sa réactivité permet l’arrestation des trois accusés, qui seront jugés devant la cour d’assises de Montauban au début de l’année 1986.

2 Ce crime est retenu dans la plupart des bilans médiatiques de l’année 19831. Sa force propre y est bien sûr pour quelque chose. Habib Grimzi, jeune homme décrit comme doux et pacifique par l’ensemble de son entourage, n’a pour seul tort que d’être algérien, et surtout d’en avoir l’air. La violence déchaînée contre lui apparaît d’autant plus insupportable qu’elle est sans motif ou plutôt que son seul motif semble porter un nom honteux : le racisme. Le mode opératoire, la défenestration, joue sans doute également un grand rôle dans cette indignation. Le corps de Grimzi, retrouvé sur le ballast, est traité comme une ordure, et le passage par-dessus bord évoque les discours haineux visant à « jeter dehors » au sens propre et au figuré, les immigrés dans cette France de 1983 où le Front national connaît ses premiers succès électoraux. Enfin, la passivité des voyageurs apparaît comme l’insupportable miroir de l’indifférence de la société française tout entière au racisme qui la gangrène.

3 Dans cette interrogation sur le rôle de l’année 1983 dans les représentations de l’immigration en France, il convient de s’arrêter un moment sur ce fait divers marquant. En effet, il n’est plus à démontrer que le fait divers est aussi un fait d’histoire2. En ce qu’il symbolise et cristallise les représentations d’une époque, le fait divers « n’apparaît pas (…) comme un incident fortuit (…) mais, au contraire, comme une

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nécessité de l’histoire ». « La mémoire sociale (…) en conserve le souvenir, surtout s’il illustre une déviance, si l’on peut dire collective, qui incarne ainsi à la fois le passé et le présent d’une communauté qui a conservé ses structures3 ». Relaté par les médias en général, et la télévision en particulier, le fait divers devient événement : « Tout se passe comme si, voulant concurrencer les pouvoirs et les institutions qui “font l’histoire”, et prenant leur relève, les médias entendaient se substituer à eux à la fois pour faire l’histoire – et l’écrire simultanément4. » Ainsi, son inscription dans une série de faits dramatiques ayant marqué l’année 1983, dont l’assassinat du jeune Toufik5, n’échappe pas à la télévision. De même, le fait qu’il ait lieu en pleine « Marche des Beurs » donne lieu à une couverture médiatique intense sur la question du racisme à la fin de l’année 1983. Enfin, face au meurtre du Bordeaux-Vintimille, l’indignation gouvernementale, largement médiatisée, place la gauche du côté du soutien des immigrés, vis-à-vis desquels elle mène par ailleurs une politique ambiguë ; la droite, quant à elle, se fait frileuse.

Le temps des assassins

4 À la télévision, le crime est relaté le 16 novembre, soit le surlendemain des faits, simultanément par les chaînes régionales et nationales6. Il bénéficie ensuite d’un traitement intense7, l’arrestation et la mise en examen des accusés apportant au jour le jour de nouveaux événements, de même que sa condamnation politique par Max Gallo, porte-parole du gouvernement, dès le 16 novembre8.

5 Dans la presse écrite nationale9, l’événement est traité à partir du 17 novembre. Le Monde publie alors dans la rubrique « Société » un article relatant les faits, intitulé « Dernier wagon », où le mot racisme n’est pas utilisé10. En complément de l’article, le verbatim de l’allocution de Max Gallo introduit le terme. Dès le lendemain, l’affaire devient politique puisque l’article du Monde est consacré aux réactions après le « crime raciste » du Bordeaux-Vintimille11. Par la suite, le traitement de la « Marche des Beurs » prend le pas sur ce qui reste, pour le quotidien du soir, un fait-divers, même s’il y est souvent fait allusion dans les articles de fond, nombreux, qui traitent du racisme à la fin de l’année 198312. Ainsi remis en contexte, il devient un événement parmi d’autres, significatif d’un problème de société.

6 Dans l’Express, l’événement est traité la semaine du 25 novembre dans une rubrique « racisme » par un article intitulé : « Un Algérien assassiné dans un train. Comment passe-t- on du vocabulaire de la haine au crime13 ? » Dans Le Nouvel Observateur, un article sur la marche intitulé « Marche ou crève » rapporte une citation d’un marcheur qui souligne la force symbolique du crime : « On a tous compris, qu’avec une gueule de bicot, diplômé ou pas, on risquait à tout moment de se faire jeter d’un train14. » Dans les news magazines, une double mise en contexte est donc manifeste : d’une part, ce fait divers est un révélateur du racisme ambiant en France ; d’autre part, il devient, pour la lutte antiraciste, un symbole de l’inacceptable.

7 Les rétrospectives de l’année 1983 dans les médias fonctionnent selon le même principe. Au journal de 20 heures, le 26 décembre, Bernard Rapp dénonce « l’un des phénomène les plus troublants : le racisme, qui s’est développé ces derniers mois15 ». Suit un reportage sur le meurtre d’Habib Grimzi. Dans son bilan de l’année 1983, Le Nouvel Observateur met en regard la Marche des Beurs et la montée de Jean-Marie Le Pen16. Cette première phase de la médiatisation se termine par la diffusion, le 2 mars 1984,

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dans un numéro de l’émission Vendredi, d’un documentaire intitulé Silence on tue17. Tourné dans les semaines qui ont suivi les faits, alors que l’instruction est en cours, il est consacré essentiellement à la question du silence des témoins du Bordeaux- Vintimille, contre lequel il s’indigne.

Le temps de la justice

8 Après un silence médiatique de près de deux ans, un second temps fort de la médiatisation de l’affaire du Bordeaux-Vintimille est celui de la justice. Celle-ci passe à deux reprises : à l’occasion du premier procès se déroulant en janvier 1986 devant la cour d’assises du Tarn-et-Garonne, puis, l’un des accusés ayant obtenu cassation pour vice de forme, lors du second procès en février 1987 devant la cour d’assises de la Haute-Garonne18.

9 Le premier procès est couvert jour après jour dans ses moindres détails. Éclairant les faits, les journalistes s’interrogent sur les causes du crime, se faisant l’écho de la stupéfaction générale. Ils confortent la thèse du crime raciste. L’expression « procès du racisme » est d’ailleurs employée à plusieurs reprises19. Le verdict – perpétuité pour les deux principaux accusés, quatorze ans de réclusion pour celui qui, plus passif, aurait retenu le poignard – suscite dans ces reportages télévisés un contentement visible.

10 Ce second temps correspond aussi à la production des premières œuvres de fiction inspirées de l’affaire du Bordeaux-Vintimille, que ce soit le roman de Ahmed Kalouaz Point kilométrique 19020, celui de Maurice Perisset, Tueurs froids21, ou, avec un impact plus fort, le film Train d’enfer réalisé par Roger Hanin22. Roger Hanin déclarera avoir voulu laisser « un témoignage, que cela ne se perde pas dans les salves comme une espèce de vague anecdote » il ajoute : « J’ai fait une analyse que je crois bien vue du racisme ordinaire23. » L’acteur-réalisateur, dont on connaît les engagements à gauche, intime du président Mitterrand, signe par cette fiction une dénonciation sans appel du racisme. Son film interprète le crime du Bordeaux-Vintimille comme un acte politique, accompli par des militants d’extrême droite. Au-delà de la dénonciation de ces discours politique, il pose la question des rapports entre immigrés et Français et met en garde contre une banalisation de la xénophobie. Le film est interdit de projection dans le Tarn-et- Garonne durant la tenue du premier procès, pour ne pas influencer les jurés. L’impact du titre est d’ailleurs supérieur à celui de l’œuvre en elle-même. De nombreux articles et reportages reprennent par la suite l’expression « train d’enfer » pour traiter de l’événement et du procès.

Le temps de la mémoire

11 Date anniversaire oblige, la troisième phase de médiatisation intervient trente ans après les faits, bien que le crime du Bordeaux-Vintimille soit rappelé à chaque fois qu’un fait divers tragique voit un individu violenté et parfois défenestré d’un train24. Il s’agit d’une phase correspondant à la mémoire de l’événement. En 2013 paraît Bordeaux- Vintimille, roman dédié à la mémoire d’Habib Grimzi25. L’auteur, Jean-Baptiste Harang, devenu écrivain à partir du début des années 1990, a d’abord été journaliste à Libération et, à ce titre, a couvert les faits et le procès en 1986. En 2013, il publie ce texte court, d’une grande efficacité, dans un style sec, sobre, direct, à partir de ses notes de l’époque. Bien qu’osant quelques hypothèses, il s’en tient aux faits de la nuit du 14

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novembre 1983. L’idée du livre est, d’après ses dires, venue d’un resurgissement de la mémoire au moment de la sortie de prison des assassins. Mais, plus encore, elle s’est imposée afin de laisser parler les faits, trente ans après, dans leur brutale simplicité et l’émotion qu’ils suscitent : « J’ai du mal à accepter de faire partie de la même espèce humaine que ces garçons » déclare-t-il lors d’une interview26.

12 L’année 2013 est aussi celle de l’histoire et de la mémoire. Le travail historique sur cet événement n’est pas nouveau. Les premières analyses reviennent à Alain Bategay et Ahmed Boubeker qui mettent en avant le rôle de cette affaire dans l’implication du gouvernement socialiste dans la Marche des Beurs à partir du 20 novembre 198327. À son tour, Yvan Gastaut analyse le crime du Bordeaux-Vintimille comme un événement emblématique des « débordements du racisme ordinaire » dans la France des années 198028. En 2013, à l’occasion de colloques ou publications sur l’histoire des années 1980, le crime du Bordeaux-Vintimille réapparaît comme un objet d’histoire29. Mais il fait également l’objet d’un processus mémoriel fort, comme en témoigne sa commémoration le 15 novembre 2013 par le gouvernement. Comme trente ans auparavant, son évocation fait office de repoussoir contre le racisme30. Le mot « racisme » fuse donc dès les premiers moments de la médiatisation du crime. On voudrait ici essayer d’interroger cette association immédiate faite par les médias. Le racisme en est-il réellement le mobile de ce crime ? Si oui, de quel racisme s’agit-il ? Un racisme « ordinaire », relevant d’un fonds d’opinion commun ? Un racisme conscient, politique, comme le suggère Roger Hanin dans son film qui décrit l’Algérien assassiné comme « une victime du racisme et du néonazisme31 » ?

Un crime raciste ?

13 La question du racisme apparaît d’emblée comme un enjeu majeur des faits, leur seule explication possible : c’est très clair pour les journalistes, de même que pour les autorités en charge de l’enquête.

14 En outre, certains faits permettent d’appuyer la thèse du racisme : selon l’Express, Anselmo Elviro-Vidal, celui qui a défenestré Grimzi, aurait déclaré devant plusieurs témoins : « Les Arabes, je ne peux pas les voir » et « moi quand je vois un raton, j’ai envie de le cogner32 ». Son acolyte, Marc Béani, fils de rapatrié, aurait alors surenchérit : « Moi aussi je les hais33. » En outre, l’un des seuls témoins a avoir parlé, Madame B., une Italienne d’une cinquantaine d’années, déclare avoir entendu les agresseurs cirer : « Ah ! Les Arabes, les Arabes34 ! »

15 Le racisme comme mobile ? Les accusés nient, et cette dénégation, si elle fait bien sûr partie d’une stratégie judicaire, est pourtant crédible par certains aspects. Le cas de Béani mérite d’être interrogé. Instable professionnellement –tour à tour charpentier, manutentionnaire, vigile –, il est décrit plusieurs fois par les experts psychiatriques comme « frisant la débilité ». D’une carrure d’athlète, il fanfaronne au tribunal, menottes aux poignets. À son propos, le procureur Brignolles déclare : « Y en a un je vous le dis tout de suite, qui n’a pas compris ce que je disais. Il n’a rien compris du tout, il ne sait même pas ce qu’est un homicide (sic.). » Il poursuit : « Les deux autres disent qu’ils ne sont pas racistes. Celui qui est né en Espagne a laissé entendre qu’il y avait une tradition méditerranéenne en Espagne35. » Elviro-Vidal, dont il est question ici, a également milité à l’extrême gauche et à l’ETA. En outre, dernier élément venant jeter le trouble, les avocats des accusés

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comptent un Noir parmi leurs rangs, comme pour convaincre les jurés qu’ils ne sont pas racistes.

16 Tous trois mettent leur acte sur le compte d’une provocation et de l’alcool, et justifient leur agression par un regard insolent. Cette thèse n’est pourtant jamais prise au sérieux par les journalistes. Ce déchaînement de violence impensable doit avoir une explication, et celle-ci, si honteuse qu’elle soit, est le racisme. Dès le surlendemain du crime, le porte-parole du gouvernement, Max Gallo, a prononcé ce mot qui, par la condamnation unanime qu’il entraîne, permet de répondre à la question lancinante de l’absurdité de ce crime. Le procureur de Montauban, représentant l’État, est le principal porte-voix de ce sentiment, relayé par la presse. Les trois accusés, niant dans un premier temps, sont donc progressivement gagnés par ce sentiment. Si Blondel et Béani continuent de nier leurs responsabilités pendant une bonne part du procès, Elviro- Vidal fait, dès le premier jour, une déclaration fracassante : « Je demande une peine maximum pour ce crime dégueulasse. » Au troisième jour du procès, tous trois ne disent plus « l’Arabe » mais « la victime », « le pauvre garçon » ou même « M. Grimzi36 ». Béani, le dernier, lors de son second procès, se cache le visage et déclare sa honte de ce qu’il a fait. Dès lors, si tout le monde s’accorde à reconnaître qu’il s’agit d’un crime raciste, la question est de savoir qui porte la responsabilité principale de cet acte : les trois accusés ou la société qui laisse se développer ce sentiment de haine ?

17 La stratégie de la défense, menée par des avocats de gauche, notamment maître Pelletier, insiste sur la seconde hypothèse : le climat de racisme ambiant donnerait lieu à de possibles débordements sur des êtres faibles. L’accusation est à la fois sociale et politique : « À force de dire que l’on veut jeter les bougnoules à la mer, il y a des jeunes gens manipulés qui les font passer par les portières des trains. » Ces derniers seraient le « produit d’une société qui secrète par endroits des comportements racistes ». De fait, charger uniquement les trois accusés serait une solution de facilité. « Je crois que le fait de donner une étiquette, c’est un meurtre raciste, est finalement réconfortant pour tout le monde, parce qu’en France, comme vous le savez, personne n’est raciste, cela simplifie considérablement les choses37 », déclare maître Pelletier avec ironie. Le procureur, au contraire, plaide la responsabilité individuelle. Il insiste sur la conscience et le plaisir de la terreur que la violence déployée a procuré aux accusés. Le racisme est l’explication qui permet de rendre intelligibles la passivité des témoins et la question de la violence pure et absurde – renforcée ici non sans ambiguïté par les mots de Roger Hanin : « Ce n’était pas un immigré », « il ne venait pas manger le pain des Français38 ». De là naît une volonté politique de le combattre qui confère une dimension politique à cette affaire.

Un enjeu politique

18 Les médias se font les porte-parole d’un discours de dénonciation du racisme. Ainsi, Le Monde publie le 4 décembre 1983 un long article intitulé « Le racisme devant la porte », assorti d’illustrations et de caricatures, dont le propos est de dénoncer la montée d’un racisme décomplexé et d’indiquer des solutions dans le traitement des questions de l’emploi, du logement, de l’école. La crise économique est pointée du doigt : elle accentue les sentiments xénophobes et n’incite pas les politiques au courage : « la simple incertitude économique a suffi à faire rentrer dans le rang beaucoup de ceux qui voulaient “changer la vie” », peut-on y lire39. L’événement donne aussi l’occasion à la presse nationale d’accorder une plus grande importance à la principale initiative antiraciste

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du moment : la Marche des Beurs40. À la télévision, le documentaire Silence on tue est à charge contre les témoins qui ont gardé le silence. De leur côté, les journaux télévisés sont unanimes dans la dénonciation de la « montée du racisme ». Dans la rétrospective qu’Antenne 2 consacre à l’année 1983, Marcel Trillat met ses convictions politiques au service du commentaire de son reportage41. Celui-ci établit le lien entre la crise économique et la montée du racisme qui profite au Front national. Après avoir rappelé les raisons économiques et historiques de la présence des immigrés en France, il dénonce à sa manière le racisme ordinaire en lisant des courriers de téléspectateurs ouvertement racistes, envoyés à Antenne 2 à l’occasion des reportages consacrés au Bordeaux-Vintimille42. Les médias ne représentent donc pas la voix de toute la société à propos de cette affaire. Ils sont le relais d’un discours politique qui ne fait pas l’unanimité dans la société française.

19 En effet, cette question est avant tout un élément central du débat politique en cette fin d’année 1983. En témoigne la rapidité de la condamnation. Outre celle de Max Gallo, déjà évoquée, citons celle de Georgina Dufoix, secrétaire d’État à la Famille à la Population et des travailleurs immigrés qui, à l’Assemblée, dénonce « un climat raciste entretenu par certains discours politiques récents ». Jean Claude Gaissot pour le PCF s’insurge contre un « crime fasciste, odieux et prémédité » et s’interroge : « jusqu’où peut conduire la campagne raciste déchaînée à des fins politiques par la droite43 ? »

20 En outre, l’événement intervient pendant la Marche pour l’égalité et contre le racisme, dite « Marche des Beurs44 ». Dans les jours qui suivent le crime et jusqu’à l’arrivée à Paris le 3 décembre 1983, de nombreux hommages sont rendus à Habib Grimzi. Jean Daniel, dans son édito du 9 décembre 1983 écrit, enthousiaste : « Donc il y a bien, pour y revenir, une véritable fête de l’antiracisme dans notre pays (…) Cette marche (…) nous a procuré quelques jours le sentiment (ou l’illusion) d’une vraie fraternité populaire. Les Français se sont sentis meilleurs, les commentateurs se sont attendris sur eux-mêmes et la gauche a enfin cru retrouver sa patrie45. » Par cette dénonciation du crime et, au delà, du racisme, la gauche trouve donc l’occasion de renouer avec sa tradition humaniste et les promesses de 1981, alors même que l’année 1983 est marquée par le retour d’une politique stricte à l’égard de l’immigration46. Elle saisit également l’occasion d’attaquer la droite sur la tiédeur de ses réactions. En effet, les déclarations des personnalités de droite sont à la fois rares et modérées, à l’exception de celles de Simone Veil qui s’en affranchit, condamnant sans appel ce qu’elle qualifie de « meurtre raciste ». Ainsi, Claude Labbé (RPR) déclare-t-il, non sans un certain embarras, à propos de la « Marche des Beurs » : « Je n’ai rien contre cette manifestation, mais ce n’est pas une initiative qui vient de nous. Un excès d’antiracisme peut aussi être dangereux. Prenez le crime du Bordeaux-Vintimille : il se trouve être raciste, mais son origine n’est pas forcément raciste47. » La récupération politique de l’événement oriente inévitablement les commentaires.

Conclusion

21 En 1973, l’assassinat à Marseille d’un traminot par un déséquilibré algérien provoquait une vague de crimes racistes restés impunis48. Dans un contexte postcolonial tendu, l’opinion française s’interrogeait alors sans complexes sur la présence immigrée. Le Nouvel Observateur titrait : « Peut-on vivre avec les Arabes ? », d’après le sondage effectué par le magazine, 65 % des Français en doutaient49. La presse ne s’embarrassait pas de convenances, tel Paris Match avec un article intitulé : « Les bicots sont-ils dangereux50 ? »

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Au début de l’année 1975, FR3, dans une série d’émissions, proposait une réflexion sur « le problème du racisme dans le Midi de la France51 ». L’idée d’un seuil de tolérance à la présence immigrée se trouvait confortée par l’exemple des meurtres marseillais. Cette médiatisation des événements de 1973 n’a que peu à voir avec celle du Bordeaux- Vintimille. Entre 1973 et 1983, l’idée d’une France raciste s’est non seulement construite, elle est devenue aussi un repoussoir. Si les médias interrogent la présence immigrée dans les années 1970, et tentent ainsi de comprendre, voire de justifier le racisme, ils se rallient globalement dans les années 1980 à la cause de l’antiracisme. Entre-temps, la seconde génération d’immigrés est née en France, la gauche a gagné les élections, le combat antiraciste a pris corps et le discours de haine des immigrés, récupéré par l’extrême droite, a été en apparence évacué du discours républicain. La médiatisation du crime du Bordeaux-Vintimille montre comment les médias peuvent servir d’espace d’expiation à une culpabilité collective devant un sentiment encore bien présent, mais inavouable.

NOTES

1. Comme celui du journal de 20 heures, Antenne 2, 26/12/1983. 2. Dans une abondante bibliographie, nous renvoyons à « Fait divers, fait d’histoire », Annales E.S.C., juillet-août 1983, pp. 821-919 ; « Le fait divers, quelle histoire ? » in Digraphe, décembre 1989, p. 107-118 ; Anne-Claude Ambroise-Rendu, Petits récits des désordres ordinaires. Les faits divers dans la presse française des débuts de la IIIe République à la Grande Guerre, Paris, Seli Arslan, 2004 ; Anne-Claude Ambroise-Rendu, Peurs privées, angoisses publiques, un siècle de violences en France, Paris, Larousse, 2001 ; Auclair Georges, Le Mana quotidien. Structures et fonctions de la chronique des faits divers, Paris, Anthropos, 1970 ; Dominique Kalifa, L’Encre et le Sang. Récits de crimes dans la France de la Belle Époque (1894-1914), Paris, Fayard, 1995 ; Marine MSili, Le Fait divers en République. Histoire sociale de 1870 à nos jours, Paris, CNRS éditions, 2000. 3. Marc Ferro, « Présentation. » « Fait divers, fait d’histoire », in Annales E.S.C., juillet-août 1983, p. 824. 4. Ibid. p. 825. 5. Voir Martine Ducousset, « Crimes racistes, une litanie de l’horreur », in L’Unité, 25/11/1983. 6. Nous avons analysé un corpus de 63 reportages télévisés ou documentaires diffusés entre le 16 novembre 1983 et le 21 février 1987 disponibles sur le site InaMediaPro.com (consulté le 18/03/2014). 7. Quinze reportages télévisés sont consacrés au crime ou à l’avancement de la procédure judiciaire entre le 16 novembre et la fin de l’année 1983. 8. Journal de 13 heures, Antenne 2, 16/11/1983. 9. Nous n’avons pas consulté la presse régionale dans le cadre de cette recherche. 10. Le Monde, 17/11/1983. 11. Le Monde 18/11/1983. 12. Notamment 23/11/1983, 2/12/1983, 3/12/1983 et 4-5/12/1983. 13. L’Express du 25/11 au 01/12/1983. 14. Le Nouvel Observateur du 25/11 au 01/12/1983. 15. Journal de 20 heures, Antenne 2, 26/12/1983.

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16. Le Nouvel Observateur, 23/12/83. 17. FR3, Silence on tue, réalisation : Jean-Charles Deniau et Philippe Haudiguet, 48 minutes, diffusé dans l’émission Vendredi le 02/03/1984. 18. On dénombre 34 reportages télévisés consacrés à la couverture du procès de Montauban entre le 21/01/1986 et le 27/01/1986 ; puis 9 reportages télévisés pour le second jugement de Marc Béani entre le 18/02/1987 et le 21/02/1987. 19. Sur FR3 Pyrénées, le reportage du 22/01/86 fait l’objet d’une présentation allant en ce sens : « Le procès du racisme a commencé ce matin. » Sur la même chaîne, dans l’émission Soir 3 du 22/01/86 le procès est qualifié de « procès symbole ». 20. Ahmed Kalouaz, Point kilométrique 190, Paris, L’Harmattan, 1986. 21. Maurice Périsset, Tueurs froids, Paris, Étiquette Noire-Encre, 1985. 22. Roger Hanin, Train d’enfer, sorti en salles le 19/12/1984. 23. Interview de Roger Hanin, supplément au DVD Train d’enfer, 2006. 24. « Des précédents tragiques sur d’autres lignes », in Le Parisien, 11/11/2000. 25. Jean-Baptiste Harang, Bordeaux-Vintimille, Paris, Grasset, 2013. 26. Interview de Jean-Baptiste Harang sur YouTube : http://www.youtube.com/watch? v=SS6IjnboPpM consultée le 15/03/2013. 27. Alain Bategay, Ahmed Boubeker, Les Images publiques de l’immigration. Médias, actualité, immigration dans la France des années 1980, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 66. 28. Yvan Gastaut, L’Immigration et l’Opinion en France sous la Ve République, Paris, Seuil 2000, pp. 362-363. 29. Voir le colloque dont est issu la présente publication : « 1983, tournant médiatique de la question de l’immigration en France », mais aussi Ludivine Bantigny, La France à l’heure du monde. De 1981 à nos jours, Paris, Seuil, 2013. 30. François Lamy, ministre de l’Égalité, des Territoires et du Logement, inaugure une plaque rappelant le meurtre de Habib Grimzi le 8 novembre 2013 à Toulouse. Voir « Le gouvernement désemparé face à l’emprise du FN », in Le Monde, 9/11/2013. 31. Ces propos sont tenus par Anne Sinclair, qui joue son propre rôle dans Train d’enfer. 32. L’Express, du 25/11 au 1er/12/83, p. 53. 33. FR3 Pyrénées, 21/01/1986 34. Silence on tue !, op. cit. 35. 20 heures, TF1, 16/11/1983. 36. 20 heures, TF1, 22/01/1986, Antenne 2 midi 23/01/1986. 37. FR3, Silence on tue !, in Vendredi, diffusé le 02/03/1984. 38. Roger Hanin, interview complémentaire au DVD Train d’enfer, 2006. 39. « Le racisme devant la porte », in Le Monde dimanche, 4/12/1983, p. 111. 40. « Les quarante apôtres de l’antiracisme », in Le Monde, 23/11/1983. 41. Marcel Trillat est un soutien de longue date du PCF et a été élu à la CGT. Ses convictions lui ont valu des déboires professionnels, dont deux évictions d’Antenne 2 en 1986 et en 1991. 42. Journal de 20 heures, Antenne 2, 26/12/1983. 43. « Les réactions après le crime raciste du Bordeaux-Vintimille », in Le Monde, 19/11/1983. 44. Il aurait même provoqué l’implication officieuse du gouvernement dans la Marche le 20 novembre. Georgina Dufoix rejoint en effet ce jour là le mouvement à Strasbourg. Ces deux événements auraient contribué à créer au sein du gouvernement un courant favorable au soutien à lutte contre le racisme. Voir Alain Battegay, Boubeker Ahmed, op. cit., p. 66. 45. Jean Daniel, « Langue de bois », in Le Nouvel observateur, édito du 9 décembre 1983. 46. Yvan Gastaut, « Français et immigrés à l’épreuve de la crise (1973-1995) », in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 4, n° 84, 2004, pp. 107-118 et p. 110. 47. « Les leaders de l’opposition à la Bastille ? », in Le Monde, 4-5/12/1983, p. 11

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48. À ce propos, voir Yvan Gastaut, L’Immigration et l’Opinion en France…, op. cit. ; « La flambée raciste de 1973 en France » Revue européenne des migrations internationales, n° 9-12, 1993, pp. 61-75 ; « Marseille, épicentre de la flambée raciste de 1973 », in Migrance, n° 24, juin 2004, pp. 20-35 ; « Marseille 1973. Une ville sous tension sur fond de chasse “à l’Arabe” », in Stéphane Mourlane, Céline Regnard (dir.), Les Batailles de Marseille. Immigration, violences et conflits, XIXe-XXe siècles, Aix- en-Provence, Presses de l’université de Provence, 2013, pp. 49-59, et la thèse en cours de Rachida Brahim (dir. L. Mucchielli/ G. Noiriel EHESS-LAMES). 49. Le Nouvel Observateur, 3 septembre 1973. 50. Paris Match, 4 septembre 1973. 51. 7, 14 et 21 janvier 1975, Mise au point, FR3.

RÉSUMÉS

Le meurtre du train de nuit Bordeaux-Vintimille en novembre 1983 a défrayé la chronique médiatique. Les motivations racistes de ce crime perpétré par trois jeunes candidats à la Légion étrangère sont rapidement mises en avant. En pleine Marche des Beurs, ce fait divers qui bouleverse l’opinion publique jette une lumière crue sur le racisme ordinaire à l’encontre des immigrés dans la société française. Il fonde en retour la croisade politique antiraciste dans laquelle s’engage la gauche, gouvernement en tête.

AUTEUR

CÉLINE RÉGNARD Maître de conférences en histoire contemporaine Aix-Marseille Université (AMU)-CNRS-UMR 7303 Telemme/IUF.

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Tchao Pantin Immigration, bas-fonds et trahison

Julien Gaertner

1 L’année cinématographique 1982 marque un changement de représentation du personnage de l’« Arabe » dans les films français. Sa désignation – qui imprègne la société autant que les dialogues de cinéma et qui se démarque parmi les différentes appellations apposées aux populations immigrées venues d’Afrique du Nord (« Maghrébins », « Algériens », « Beurs », « Nord-Africains », « musulmans », etc.) – est à entendre ici non pas comme le signifiant d’une entité objective stable, mais comme la marque d’une construction sociale qui évolue dans l’espace et dans le temps. Dans la doxa, ces « Arabes » constituent en effet la population immigrée la plus visible d’après- guerre, renvoyant implicitement au souvenir d’une époque coloniale révolue.

2 Le principal témoignage de cette transformation est celui de la visibilité de ce personnage lors de la cérémonie des Césars du mois de février 1983, laquelle consacre les films sortis l’année précédente. La Balance (Bob Swaim, 1982), qui narre le quotidien de policiers confrontés à des délinquants dont l’origine fait peu de doutes, y est sacré meilleur film – on y envoie par exemple un dealer « manger du couscous à Fresnes » –, tandis que Nathalie Baye et Philippe Léotard, qui y tiennent les rôles principaux, sont les lauréats des prix des meilleurs interprètes. L’actrice Souad Amidou, nominée pour le prix du meilleur jeune espoir féminin grâce à son rôle de prostituée dans Le Grand Frère (Francis Girod, 1982), n’est pas récompensée, mais sa présence marque néanmoins une tendance nouvelle du cinéma national, celle de l’intégration progressive à ses intrigues de personnages alors qualifiés de « Beurs ». Des personnages qu’un mouvement consacre quelques années plus tard, notamment grâce aux metteurs en scène Mahmoud Zemmouri et Mehdi Charef. Troisième mention intéressante durant cette cérémonie, celle faite au film L’Étoile du Nord (Pierre Granier-Deferre, 1982), primé pour le César de la meilleure adaptation et du meilleur second rôle féminin pour Fanny Cottençon, un long métrage qui fait référence à un Orient rêvé tout au long de son intrigue, comme le symbole d’un imaginaire colonial encore bien présent. Ces trois exemples, qui oscillent entre réussite commerciale du cinéma policier, reconnaissance progressive des personnages « beurs » et réminiscence d’un Orient fantasmé, affirment une visibilité croissante autant qu’ils permettent d’observer les prémices d’une

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crispation durable à travers la construction de stéréotypes que les cinéastes vont utiliser à longueur de pellicule.

3 En ce début des années 1980, la transformation la plus marquante, en terme de nombre de productions de longs-métrages autant qu’au regard de leur succès populaire en salles, est celle du basculement du genre des fictions dans lesquelles évoluent les personnages arabes. Peu représentés dans le cinéma policier, ils y trouvent désormais une place de choix dans une tendance qui s’affirme, paradoxalement, au moment où la gauche arrive au pouvoir. Le polar prend le pas sur les fictions engagées (Dupont Lajoie, Yves Boisset, 1975 ; Élise ou la vraie vie, Michel Drach, 1970), aussi bien que sur les comédies grand public (Les Aventures de Rabbi Jacob, Gérard Oury, 1973 ; Pétrole ! Pétrole !, Christian Gion, 1981), genres qui prévalaient jusqu’alors pour la mise en scène des « Arabes1 ». Pour Charles Tesson, cette vague de polars français est née d’ « une absence chronique de sujets dans les fictions traditionnelles, comme si le polar avait hérité naturellement du deuil de la fiction de gauche2 », et ce après l’accession de François Mitterrand au pouvoir.

4 L’année 1983 consacre le tournant pris en 1982. Le regard s’y crispe davantage avec l’immense succès public du film Le Marginal (Jacques Deray, 1983), dans lequel Jean-Paul Belmondo, dès les premières minutes, rétablit l’ordre dans les bars de Marseille fréquentés par les immigrés. Cette tendance se vérifie surtout à la sortie de Tchao Pantin, film produit et réalisé par Claude Berri, dont c’est le quinzième long métrage. Une œuvre qui s’inscrit dans la tendance amorcée par le polar au succès inattendu La Balance, lequel réalise 4,5 millions d’entrées en salles et reçoit cinq des plus importants Césars lors de la cérémonie du mois de février 1983. Un film dans lequel l’immigration maghrébine est le symbole de tous les dangers.

5 Ainsi, alors que le paysage politique hexagonal est bousculé par la percée électorale du Front national – Jean-Pierre Stirbois est élu à la mairie de Dreux le 11 septembre 1983 et les rodéos des Minguettes de 1981, associés aux jeunes Français d’origine maghrébine, ont marqué l’opinion –, les sondages révèlent l’importance nouvelle des questions ethniques3, et le cinéma français semble se mettre au diapason de ce nouvel « esprit du temps4 ». « Immigration » y devient synonyme de marginalité, de société interlope et de délinquance sur fond de trafic de drogue. Une atmosphère de bas-fonds, dont Tchao Pantin figure comme l’expression la plus achevée. Le succès à la fois public et critique du film, le fameux « rôle à contre-emploi » confié à l’humoriste Coluche autant que son omniprésence dans les médias contribuent à en faire un objet d’étude privilégié, marqueur d’un moment charnière où le racisme anti-arabe affleure sur grand écran, qui plus est sous les traits d’un défenseur des idéaux de gauche.

Un film d’auteur populaire représentatif d’un regard qui se durcit

6 Tchao Pantin arrive en salles un mois après Le Marginal, film qui frôle les 5 millions d’entrées. Dans la comédie policière de Jacques Deray, « le devant de la scène est abondamment occupé par le flic opposé au trafiquant. Un commissaire aux mœurs de voyou, qui tabasse volontiers des immigrés. Jean-Paul Belmondo semble tout fier d’incarner l’énergumène. Il n’y a vraiment pas de quoi5. » Dans Le Monde, on insiste sur l’acteur vedette et l’idéologie qu’il distille : « Belmondo est son propre cascadeur (…) il écrase à grand bruit la gueule d’un malfrat. Il entraîne les rêves vers les interdits, les putes, les traves, les pédés cuir, les squatts, les

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camés, les flambeurs, vers ces endroits crapuleux qui fleurent le fait divers (…) il titille le racisme élémentaire et c’est franchement désagréable6. » Pour faire face à cette concurrence sur le terrain de la justice menée hors des cadres légaux à l’écran, Tchao Pantin place l’a priori inoffensif Coluche en face du viril Jean-Paul Belmondo. Mais Claude Berri a trouvé la parade à la superbe de « Bebel », et son film est précédé d’une importante campagne de communication, que certains critiques ne se privent pas de souligner. Dans la revue Positif, on remarque « une opération de lancement superbement menée : fin décembre 1983, il n’était question, un peu partout, que de ce film7 ». Les bobines sont prêtes depuis le mois de juin 1983, mais Tchao Pantin voit sa sortie retardée. Claude Berri cherche une date de sortie plus proche de la cérémonie des Césars. Le producteur et réalisateur du film fait ce pari en raison du rôle à contre-emploi tenu par l’humoriste Coluche, anticipant un effet de surprise autour du clown devenu triste. Son choix est payant. Le 1er février 1984, Tchao Pantin domine le palmarès : César du meilleur acteur pour Coluche, Césars du meilleur acteur dans un second rôle et du meilleur jeune espoir masculin pour Richard Anconina, César de la meilleure photographie pour le chef-opérateur Bruno Nuytten et enfin César du meilleur son pour Gérard Lamps et Jean Labussière. Nommé dans toutes les autres catégories, le film n’obtient néanmoins pas la récompense du meilleur long-métrage attribuée conjointement à Maurice Pialat pour À nos amours et à l’Italien Ettore Scola pour ce qui est paradoxalement un des films les moins réussis de sa carrière, Le Bal. Agnès Soral, pour son interprétation d’une jeune loubarde, et Charlélie Couture, pour sa musique, passent eux aussi à côté de la récompense suprême, tout comme Claude Berri pour le scénario et le célèbre Alexandre Trauner pour les décors, pourtant grand spécialiste du réalisme social (on lui doit les décors d’Hôtel du Nord de Marcel Carné en 1938).

7 Adoubé par la profession, efficace dans les salles avec 3 826 700 entrées8, Tchao Pantin bénéficie de l’aura médiatique de Coluche, qui en assure la promotion quelques jours avant sa sortie du 21 décembre 1983. Sur le petit écran et dans les journaux, il n’est question que du fameux « rôle à contre-emploi » dans lequel il estime être à son aise. L’entretien avec la journaliste spécialiste du cinéma d’Antenne 2, France Roche, ne déroge pas à la règle. Il y est uniquement question du « clown devenu triste », jamais du scénario du film ni de son possible contenu politique9. Ce qui fait l’actualité, c’est en effet la performance d’acteur du comique préféré des Français, et non ce qu’il interprète. Cette performance, Coluche la relativisera par la suite. Il traverse alors une sévère dépression à la suite du suicide de son ami Patrick Dewaere avec la carabine qu’il lui a lui-même offerte. Mais Michel Colucci est aussi, à ce moment de sa carrière, un adepte des drogues dures, addiction qui marque ses traits et rendent nécessaires les nombreux plans du dos voûté de son personnage, masquant ainsi son visage. Le rôle de l’ombrageux et alcoolique pompiste Lambert, lui, est tristement taillé sur mesure.

Des polars et des « Arabes »

8 De sa sortie avant Noël 1983 aux récompenses de février 1984, Tchao Pantin domine l’actualité cinématographique nationale. Avec son esthétique digne du cinéma d’auteur et son casting prestigieux qui lui permet de rivaliser avec le cinéma populaire, ce long- métrage est le fruit d’une production et d’une distribution soignées, d’autant qu’il répond parfaitement à l’ambiance qui domine alors le cinéma français. En effet, ce film rediffusé régulièrement sur petit écran, cette fiction référence du cinéma hexagonal,

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s’inscrit dans le droit chemin d’une série d’œuvres portant un regard bien particulier sur les personnages arabes, lesquels y sont les représentants privilégiés du trafic de drogue, de la délinquance et d’un monde interlope dans lequel les Français ne sauraient s’aventurer sous peine d’y perdre la vie.

9 Que ce soit dans La Balance, Le Choc (Robin Davis, 1982), L’Arbalète (Sergio Gobbi, 1984), Rue Barbare (Gilles Béhat, 1984), L’Addition (Denis Amar, 1984), La Femme de mon pote (Bertrand Blier, 1983), La Vengeance du serpent à plumes (Gérard Oury, 1984), Tir à vue (Marc Angelo, 1984), Les Ripoux (Claude Zidi) ou plus tard Police (Maurice Pialat, 1985), les scénarios se répètent et « l’Arabe » se tient toujours aux marges des intrigues. La politique d’auto défense face à la menace qu’il représente devient la règle absolue de ces fictions qui distillent l’idée que les immigrés sont avant tout un mal social persistant, dont le pays doit se désintoxiquer et se débarrasser. Car dans ces polars, « tout est possible. Admissible. Les têtes d’Arabes que l’on éclate sur le pavé. Les coups de pied dans le ventre du voyou qui ne veut pas parler10 ». Ces humiliations, le spectateur les retrouve dans le film de Claude Berri, touche auteuriste en supplément. Car peu semblent s’émouvoir de la charge politique de Tchao Pantin. En témoigne la critique de l’auteur de Dupont Lajoie, le pourtant très engagé Yves Boisset, dans la tribune élogieuse du film de Claude Berri intitulée « Salut chef-d’œuvre ! », qu’il publie dans les colonnes du Figaro : « À l’aube d’une année 1984 où plusieurs films français importants vont tenter de renouer avec les ténèbres fascinantes du film noir, il n’est pas indifférent que ce soit Claude Berri qui ouvre le feu11. » Le film noir est certes à la mode, mais les blousons en cuir des loubards ont remplacé les élégants manteaux et chapeaux des films de Jean-Pierre Melville. En effet, dans chacun des cas, les films mettent en scène des quartiers miséreux, une ambiance poisseuse, un univers marginal qui est le territoire exclusif des « Arabes ». À ce jeu des ambiances malsaines, c’est Tchao Pantin qui se démarque le plus nettement, tourné uniquement de nuit et fréquemment sous une pluie glaciale.

10 C’est avec l’ensemble de ces ingrédients que Claude Berri réussit donc ce pari risqué : réaliser un film d’auteur mais aussi populaire et qui s’inscrit parfaitement dans ce que Marc Bloch désigne comme une « atmosphère mentale12 ». La campagne de promotion de Tchao Pantin jouera pleinement sur cet aspect interlope, et surtout sur sa qualité d’enquête documentée. On lit partout, comme un argument de communication répété à l’envi, que Claude Berri et son directeur de la photographie Bruno Nyutten, « trois mois avant le début du tournage, traînent ensemble dans les lieux du film, rues, bistrots et squatts, s’imprègnent des ambiances, des couleurs, des odeurs. De ces repérages en profondeur entre Belleville et République, il reste dans le film comme la texture d’une sorte de banlieue intérieure, de no man’s land cinématographique13 ».

Immigration, bas-fonds et ultraviolence

11 Tchao Pantin, c’est l’histoire d’une amitié nocturne nouée entre Lambert et Youssef Bensoussan. Le premier, ancien flic devenu pompiste taciturne, solitaire et alcoolique. Le second, jeune dealer à la dérive, sans famille ni attaches. Deux êtres paumés qui seront rattrapés par les trafiquants du quartier parisien de Belleville. La mort du jeune Bensoussan, assassiné sous les yeux de Lambert par les hommes de Rachid – tenancier d’un « bar d’immigrés » qui couvre ses activités clandestines et surtout trafic de drogue –, entraine Lambert dans une spirale de vengeance et de justice solitaire et ultraviolente. Ce qui retient avant tout l’attention des observateurs, c’est l’esthétique

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de cette œuvre dans laquelle les « Arabes » sont renvoyés aux marges de la société. Jacques Rancière le souligne : « Les bas-fonds et les marges, les victimes et les parias de la société, le racisme, les immigrés, la petite délinquance, la drogue » sont les nouveaux thèmes du cinéma français. Le philosophe qui s’est souvent intéressé aux rapports entre histoire et cinéma y voit « une certaine redéfinition du paysage populaire et de l’image populiste : la Goutte d’Or, les banlieues, les squatts, les Beurs à moto, les dealers et les revendeurs de montres volées14 ». Tchao Pantin se situe dans cet air du temps, un film dont l’atmosphère sordide se révèle être la principale qualité. Pour les Cahiers du cinéma, « la photo de Bruno Nuytten donne à cette sarabande de pantins, extrémistes dans leur autodestruction et leur asociabilité, une atmosphère de cauchemar aquatique, et rend oppressants et presque monochromes des paysages urbains souvent nocturnes et baignés par la pluie15 ».

12 C’est, en effet, exclusivement la nuit que se déroule l’action autour de Lambert et de Youssef Bensoussan. C’est aussi la nuit qu’évoluent la galerie de personnages maghrébins, tels Rachid, incarné par Mahmoud Zemmouri, et les hommes à la mine patibulaire qu’il accueille dans son bar dont la vie est rythmée par les parties de cartes au son de mélopées orientales. Pour Le Figaro, il s’agit là de « nuits blanches de cocaïne ou bariolées d’alcool, sous la lumière oblique des stations-service et celle déliquescente des flippers, de ces êtres dérivant dans des quartiers et des cités eux-mêmes à la dérive16 ». Dans Les Nouvelles littéraires, on y voit un « cinéma-blues sur fond de déglingue, de déprime, d’aubes cotonneuses, de pavés mouillés17 ». Car c’est dans ces « rues obscures et ces bars bizarres que le jeune loubard mi-juif, mi-arabe18 » se retrouve aux prises avec la mort que Rachid et son associé Mahmoud lui réservent. Cette banlieue intérieure est, en effet, le domaine exclusif des personnages arabes et le rôle de justicier solitaire endossé par Lambert, qui tire à bout portant sur ces immigrés, prend parfois des connotations racistes que les critiques soulèvent. Parsemé de scènes de violence et de règlements de comptes, le film ne fait pas l’unanimité, suscitant quelques réactions de défiance. On souligne notamment la facilité du cinéaste à représenter les Maghrébins en délinquants. Dans la revue Cinématographe, on signale que « Coluche, les lèvres scellées et le teint blême du Gabin justicier de La Horse, arpente les bars orientaux et monte sur les hauteurs de Belleville pour déloger les assassins de leur tanière. Le charme typé d’Anconina ne soulage pas Tchao Pantin de ses ambiguïtés ».

13 Positif dénonce de façon plus vive le sort fait à ces personnages immigrés : « D’un œil froid Tchao Pantin, qu’est-ce que c’est ? C’est un énième petit film français exploitant le filon du polar glauque qui ambitionne – et pourquoi l’en blâmer – de retrouver les recettes de ces succès inattendus que furent La Balance ou Tir groupé, films à budget moyen, qui se tinrent bien face aux plus grosses pièces genre Le Marginal ou La Crime. C’est un film bien ficelé… un film correctement interprété… C’est la énième description sympathisante (et presque carrément apologétique) du flingage des méchants. Lesquels sont tous arabes. Il y a un personnage mi-bon, mi-méchant qui nous précise qu’il est mi-juif mi-arabe. » Le critique tente alors une comparaison avec le livre dont est tirée cette fiction : « C’est une adaptation très fidèle d’un livre excellent (…). Toutefois le livre semble moins déplaisant que le film, les méchants ne sont pas tous arabes mais généralement métèques19. »

14 Si le scénario de Claude Berri se concentre sur les « Arabes » au détriment des métèques du livre dont il s’inspire, son insistance à l’égard de ces immigrés semble au final justifier non seulement l’autodéfense face à la menace étrangère, et en l’occurrence maghrébine, mais aussi leur élimination. Dans le troisième acte, le

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pompiste Lambert, dont on a appris les raisons de la déchéance, se transforme en justicier solitaire agissant hors de tout cadre légal face aux Maghrébins vendeurs de drogue. Mieux, il sera couvert par les forces de police qu’incarne Philippe Léotard, inspecteur qui le renseigne sur les dealers afin que Lambert les en débarrasse. Parmi les exemples des multiples « arabicides20 » qui égrènent le film, citons le moment où, non content de laisser agoniser un grossiste libanais qui fournissait Rachid après lui avoir tiré une balle dans le ventre, Coluche crache sur l’homme à terre qui se vide de son sang, avant de lui tourner le dos et de quitter les lieux sans un regard ni même un regret, mais avec le sentiment du devoir accompli. Avant cela, Lambert avait monté à quatre reprises les rues de Belleville sous une pluie battante pour y assassiner tour à tour Rachid et ses associés, et ce malgré leur fourberie et leur usage du couteau qui n’effraie pas le justicier autoproclamé. Tchao Pantin devient ainsi l’exemple le plus frappant de ce courant cinématographique dans lequel se lit le rejet d’un immigré qui ne fait plus rire, mais qui doit désormais être éliminé. Car ce que raconte Tchao Pantin, c’est aussi le fait qu’au début des années 1980, on ne moque plus l’immigré en transit en France, on craint désormais son installation. C’est ce dont semble témoigner ce glissement de genre de la comédie vers le polar à travers l’humoriste et acteur Coluche, mais pas seulement. Car, dans les bas-fonds de la société, l’immigration qui n’est plus tolérée doit vivre aux marges. Le Maghrébin n’est plus seulement hors-la-loi en raison des trafics auxquels il s’adonne, il est aussi renvoyé hors-la-France, expulsé du corps social comme un virus menaçant. L’esthétique soignée du film de Claude Berri relevée par les critiques est là pour le signifier.

Un film discriminant et trahissant les idéaux de gauche

15 Mahmoud Zemmouri, qui interprète le rôle de Rachid – le tenancier du bar clandestin et trafiquant de drogue à l’origine de la mort de Bensoussan –, se remémore la préparation du film21 : « C’est Claude Berri qui est venu un jour me voir et qui a insisté pour que je fasse Rachid dans le film Tchao Pantin aux côtés de Coluche. J’ai d’abord refusé. C’était en 1983, je me rappelle qu’il y avait à cette époque-là une espèce de froideur dans la politique française où Le Pen avait quand même atteint 20%. Et je lui ai dit : “Je ne peux quand même pas travailler dans un film où tous les Arabes sont négatifs.” Parce qu’au départ, c’était ça, et alors que Le Pen fait 20% c’est pas possible, je ne peux pas travailler dans un film pareil. Claude Berri m’a dit : “Qu’est-ce que tu trouves raciste dans le film ?” J’ai répondu : “Écoute, si tous tes personnages, qu’ils soient juifs, arabes ou chrétiens, sont tous négatifs, tous noirs dans le film, là, ok, j’accepte de tourner. Mais s’il n’y a que les Arabes qui sont négatifs dans ce film, moi j’arrête, je ne tourne pas, je refuse.” Je suis allé avec lui, on a travaillé ensemble le scénario, en disant : “Ça, ça et ça, c’est raciste, moi je peux pas travailler ça.” Il m’a écouté et il a chamboulé complètement le scénario. Coluche est devenu noir dans le film, Anconina pareil, moi pareil et puis on a dit : “Bon ok, là on marche.” »

16 À l’étude de Tchao Pantin, l’influence de celui qui réalise Prends 10 000 balles et casse-toi (1982) – film qui prend à contrepied les polars qui dominent alors le marché – apparaît néanmoins minime. Avec trente années de recul, le film de Claude Berri, au-delà de l’effet de mode propre au genre du film noir qui investit les écrans français, marque l’ancrage d’un regard qui non seulement met « l’Arabe » à distance, mais le considère comme un élément dangereux pour le corps social. Si le malheureux Youssef

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Bensoussan est un voyou sympathique, son métissage « mi-juif, mi-arabe », comme il le dit lui-même, pose néanmoins question. Ainsi, aucun élément ne vient apporter une touche d’espoir pour les immigrés dans le scénario. Cet environnement de bas-fonds est définitivement manichéen et les « Arabes » porteurs de tous les vices possibles, parmi lesquels le jeu, la prostitution, le trafic de drogue et les assassinats. Autant de stéréotypes que Tchao Pantin renforce et ancre dans l’imaginaire. Le paradoxe de Tchao pantin et de la vague de polars du début des années 1980 est que, bien que le personnage de l’immigré maghrébin soit un second rôle et qu’il reste aux marges des intrigues, il en est pourtant le moteur, car sans lui, pas de film ni d’intrigue. L’image de l’immigré maghrébin délinquant se normalise dans un cinéma français qui produit et reproduit cette même image. La conclusion en est simple : les Maghrébins y sont responsables de tous les maux, vols, viols, faits divers, drogue et quartiers infréquentables.

17 Enfin, ce qui questionne aussi dans l’œuvre de Claude Berri, c’est le rôle de l’Inspecteur Harry au cœur de Belleville, qu’endosse le personnage principal Lambert, une fois entré dans le cycle de la vengeance. Si le principe de la vengeance est une formule éprouvée au cinéma et popularisée par les westerns de Sergio Leone ou les séries B de Charles Bronson, cela n’est pas sans interroger le spectateur contemporain. Le paradoxe est en effet que, là où ces acteurs américains avaient marqué leur sympathie pour le conservatisme et le Parti républicain, le personnage de Tchao Pantin est incarné par un humoriste ayant toujours défendu des idées de gauche, voire soutenu le Parti socialiste et son candidat à l’élection présidentielle. Fondateur de l’association Restos du cœur, partisan des causes humanistes et très engagé dans la fondation de SOS Racisme, Coluche joue ici le justicier tueur d’« Arabes » sans que cela semble émouvoir journalistes, critiques et observateurs, qui ne relèveront pas cet apparent paradoxe entre engagement politique et rôle tenu à l’écran. Faut-il voir dans ce paradoxe le révélateur d’une société qui, déjà, glisse dans le rejet de « l’Arabe », et ce au-delà même des idéologies et des engagements politiques ?

Conclusion

18 À travers le film Tchao Pantin se dévoilent à la fois un moment d’histoire de la société française avec un tournant pris dans le regard porté sur les immigrés maghrébins et leurs descendants, et un glissement idéologique ici symbolisé par l’humoriste et acteur Coluche. Récemment revenu dans l’actualité, le thème de la trahison des idéaux de gauche par ceux qui sont censés être ses garants trouve, en cette année 1983, un écho particulier. Tchao Pantin ne sort en effet que quelques mois après la polémique sur les « grèves chiites » dans les usines automobiles de la région parisienne. Le ministre de l’Intérieur Gaston Deferre, qui sera soutenu par son Premier ministre Pierre Mauroy, transforme les travailleurs immigrés maghrébins en musulmans, posant la première pierre d’une nouvelle assignation identitaire qui, depuis, n’a eu de cesse de croître au point d’effacer celle de « l’Arabe ». Le film de Claude Berri, autant que le personnage incarné par Coluche, se fait le reflet d’une société qui pose un regard sans cesse plus stigmatisant : assignation spatiale qui les renvoie « hors-la-France » en raison de leurs agissements hors-la-loi, menace de contamination et de subversion auprès d’une jeunesse fragile ici incarnée par le métis Bensoussan ou la punk Agnès Soral, tous les dangers sont imputables aux « Arabes ». Ainsi, la symbolique portée par cette mise en scène des bas-fonds semble être la métaphore d’une volonté de renvoyer cet étranger

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indésirable aux frontières de notre monde à cette période charnière. Car le signal sous- jacent qui s’y lit est bien celui de la fin du mythe du retour des travailleurs immigrés, à une période où la progression électorale de l’extrême droite est significative d’une sensibilité nouvelle dans l’opinion. Le cinéma français se crispe, participant à cet imaginaire commun qui caractérise l’immigré maghrébin comme un danger pour la nation. Que ce discours soit endossé par un personnage public tel que Coluche, défenseur des politiques sociales et soutien du Parti socialiste, nous renseigne sur un glissement idéologique moins contemporain qu’il n’y paraît. Un glissement qui, comme le souligne Edgar Morin, « commence alors que les archétypes se dégradent en stéréotypes, lorsque la transfiguration du réel se change en travestissement du réel22 ».

NOTES

1. Julien Gaertner, « L’image de l’“Arabe” dans le cinéma français de 1970 à nos jours », thèse de doctorat en histoire contemporaine, universités Nice-Sophia Antipolis et Mohammed-V Agdal de Rabat, 2010. 2. Charles Tesson, Cahiers du cinéma, n° 371-372, mai 1985. 3. Yvan Gastaut, L’Immigration et l’Opinion en France sous la Ve République, Paris, Seuil, 2000. 4. L’expression est empruntée à Edgar Morin, L’Esprit du temps, Paris, Armand Colin/Institut national de l’audiovisuel, 2008. 5. Le Canard enchaîné, 2 novembre 1983. 6. Le Monde, 2 novembre 1983. 7. Positif, n° 276, février 1984. 8. Source : CB0 Box Office. Le 4 janvier, le film de Gilles Béhat, Rue barbare, prend la tête du classement du nombre d’entrées en salles à Tchao Pantin, sorti deux semaines auparavant, avec un scénario tout aussi noir. 9. Archives de l’Institut national de l’audiovisuel, Antenne 2, 18 décembre 1983. 10. Libération, 13 novembre 1982. 11. Le Figaro, 21 décembre 1983. 12. Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1997. 13. Les Nouvelles littéraires, 29 décembre 1983. 14. Cahiers du cinéma, n° 355, janvier 1984. 15. Ibid. 16. Le Figaro, 19 décembre 1983. 17. Libération, op. cit. 18. Ibid. 19. Positif, n° 276, février 1984. 20. Nous reprenons ici l’expression de Fausto Giudice, Arabicides, Paris, La Découverte, 1991. 21. Témoignage recueilli par l’auteur dans le cadre du tournage du film documentaire Nouvelle vague. Quand le cinéma prend des couleurs, de Julien Gaertner et Édouard Mills-Affif (France Télévisions/JEM Productions, 2012). Cet extrait du témoignage n’a pas été monté dans le film. 22. Edgar Morin, « Le problème des effets dangereux du cinéma », in Revue internationale de filmologie, n° 15, juillet-décembre 1953.

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RÉSUMÉS

Tchao Pantin, de Claude Berri, qui a rencontré le succès dès sa sortie en décembre 1983, est un miroir tendu à la France du début des années 1980. En pleine cristallisation des tensions sociales et raciales autour de l’immigration, la virée meurtrière de Lambert, alias Coluche dans les bas- fonds de Paris renvoie l’image d’une société française qui se clive. Face au pompiste chasseur, les immigrés deviennent menaces et prennent le visage de l’« Arabe ».

AUTEUR

JULIEN GAERTNER Docteur en Histoire contemporaine, chargé de mission à l’université Côte d’Azur (Nice), unité de recherche Migrations et Société (CNRS/IRD).

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Deux « Arabes » en vedette à la télévision Karim Kacel et Smaïn

Yvan Gastaut

1 Deux jeunes artistes, Karim Kacel et Smaïn, sauront s’illustrer et acquérir en peu de temps une notoriété inédite, qui dépasse largement le seul cadre du public « arabe » comme c’était le cas pour certains artistes auparavant1. Le succès s’offre à eux durant l’année 1983 : il sonne comme l’émergence de la part culturelle de l’immigration maghrébine à travers l’expression de la nouvelle génération née en France, porteuse d’une double identité. Dans le même esprit que l’exposition des artistes issus de l’immigration organisée la même année au Centre Georges-Pompidou et concomitante de la Marche contre le racisme et pour l’égalité, cette éclosion est le signe de l’acceptation d’une France plurielle par une partie de l’opinion2.

Karim Kacel, poète de la banlieue

2 Karim Kacel, né en 1959 dans le XIVe arrondissement de Paris, est l’aîné d’une famille algérienne installée en France durant les Trente Glorieuses. Son père est un ouvrier kabyle analphabète et sa mère originaire d’Alger. Ayant grandi au Kremlin-Bicêtre, il quitte l’école à l’âge de 16 ans et devient autodidacte, il lit beaucoup tout en pratiquant la boxe. Son souhait est de devenir éducateur. Dans le même temps, la musique le passionne : il apprend la guitare en solitaire, écrit des textes et des poèmes et s’essaie à la chanson. Le jeune homme fait d’abord chanter les enfants puis prend progressivement confiance en ses capacités. En 1982, à l’âge de 23 ans, Karim Kacel décide de s’inscrire à un télécrochet organisé par l’émission d’Antenne 2 Moi, je..., magazine de société produit par Pascale Breugnot et composé de petits documentaires sur « l’air du temps ». Le concours tourne en faveur de Karim Kacel : séduits, les téléspectateurs votent massivement pour lui et le classent premier. Tout auréolé de ce succès, il est sollicité par un directeur artistique de la maison de disques Pathé Marconi qui lui propose d’enregistrer un 45 tours. Ce sera Banlieue, qui va connaître un immense succès populaire dès le début de 1983. Kacel offre un regard de l’intérieur, celui d’un

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jeune qui éprouve son cadre de vie : « Il regarde sa ville / Tranquille / Et il attend / Il sait qu’il est fragile, difficile / Et pourtant / Il ouvre ses grands yeux / Et regarde sa banlieue / Le chômage à son âge / Ne le rend pas heureux / Cet horizon de tours, qui l’entoure / L’asphyxie / Son univers est lourd, passent les jours / Et l’ennui / Ce n’est qu’un enfant, qui rêve de grands vents / Donnez-lui de l’espace, qu’il efface ses tourments. » Cette chanson est emblématique du début des années 1980 marqué par la question des grands ensembles et des premières émeutes urbaines datant de 1981, notamment dans la banlieue lyonnaise. Face aux inquiétudes sur les dérives délinquantes des jeunes issus de l’immigration, le public adhère et apprécie cette chanson émouvante, la voix chaleureuse de son interprète au visage doux. La sensibilité et la sincérité du propos n’échappent à personne : « De café en café, avec des paumés / Il passe son temps / Il se saoule un p’tit peu, joue avec le feu / Joue au délinquant / C’est pas qu’il soit méchant / Demandez aux parents / Mettez-vous à sa place / C’est dur de faire face / Quand on a qu’dix-sept ans / Le vol des mobylettes, on fait la fête / Sur le moment / La police le guette, ses parents s’inquiètent / Comme dans un roman / Regarde, c’est ton enfant / C’est le sang de ton sang / C’est toi qui l’as nourri et jeté dans la vie / Il n’y a pas si longtemps / Hé banlieue, ne nous laisse pas vieillir / On a peur de mourir, banlieue / Hé banlieue, ta grisaille nous inspire / Que l’envie de partir, banlieue / Hé banlieue, ne nous laisse pas tomber / On a l’droit d’exister nous aussi / Banlieue… ohhh… banlieue. » Ce cri quelque peu mélancolique d’un « jeune immigré » trouve une bonne place dans la bande-son de cette époque.

3 Comme il le raconte dans une autre édition de Moi, je..., le 19 janvier 1983, intitulée « Coup de chance pour Karim », l’auteur ne fait qu’évoquer sa vie quotidienne. Il le confesse : Banlieue, c’est lui ! Les vols de mobylettes, la galère, c’est bien son histoire personnelle qui est mise en scène. Et s’il s’en est sorti, c’est grâce aux amitiés qu’il a nouées dans cet univers plutôt sombre. Dans cette émission, d’emblée, la question cruciale lui est posée : « Vous vous sentez plutôt quoi, français ou algérien ? » En guise de réponse, un grand embarras : Kacel affirme avec son accent parisien qu’il est algérien avant tout, que ses racines sont de l’autre côté de la Méditerranée, mais que sa vie est en France, sa culture est française, qu’il compose ses chansons en français et non pas dans la langue arabe, que d’ailleurs il ne connaît pas. Pourtant, si l’on retourne la pochette du disque réalisée par le photographe Jean Eckian, la face B, moins connue, est tout aussi importante pour saisir le personnage. On y découvre La chanson du Kabyle, un hommage sensible rendu à son père « descendu des montagnes » à l’âge de 12 ans pour venir travailler en France, « on l’appelait l’immigré ». L’autre part de son expérience de la double culture : à travers cette seconde face, son ambition est de préserver sa mémoire, afin que ses enfants et petits-enfants n’oublient pas que ce père « a été le premier », selon les propos tenus par l’artiste dans Moi, je...

Chanter la double identité

4 À l’heure de l’émergence de la France multiculturelle, c’est sur le thème de cette double appartenance qu’il faut valoriser Karim Kacel, les journalistes en sont alors convaincus. « Parce qu’il chante la banlieue de sa jeunesse et chante aussi son pays natal, la Kabylie de ses ancêtres, et qu’il n’est pas facile de chanter français quand on est d’origine algérienne », affirme maladroitement la présentatrice Marie-Laure Augry pour présenter Karim Kacel, qui fait l’objet d’un reportage « Coup de cœur » au Journal télévisé de 13 heures de TF1, le 6 juillet 1983. La rédaction et le service culture de TF1 ont, en effet, repéré dans le

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chanteur « beur » une figure positive de l’intégration. Karim Kacel apparaît comme le « bon client » arabe des médias : poète, calme et intégré.

5 Voilà une chanson qui apporte un témoignage positif sur ces « jeunes Beurs » qui inquiètent une partie des Français quant à leur capacité d’intégration. Après un passage à Aujourd’hui la vie le 2 mai 1983 en début d’après-midi sur Antenne 2, où il s’entretient avec Dominique Verdeilhan avant d’interpréter Banlieue, puis, à nouveau, le 7 novembre, dans une émission spéciale sur les Algériens en France à l’occasion de la visite officielle à Paris du président Chadli Benjedid, Karim Kacel se retrouve sur France 3 dans La Vie à plein temps, le 5 mai. Dans cette nouvelle émission de grande écoute, il est aux côtés de Mehdi Charef, qui vient de publier son premier roman, Le Thé au harem d’Archi Ahmed3, ayant lui aussi obtenu un important succès. Appartenant à la même génération, ayant vécu des parcours similaires marqués par les grands ensembles, la discrimination, mais aussi par l’école et les amitiés adolescentes, les deux hommes décident de collaborer lorsque le roman de Medhi Charef devient un film, Le Thé au harem d’Archimède. Sortie dans les salles en 1985, cette fresque sociale décrit la vie quotidienne d’une cité HLM de jeunes de banlieue, qu’ils soient français ou d’origine immigrée. Madjid, fils d’immigrés et aîné d’une famille nombreuse entièrement soutenue par la mère et son meilleur ami Pat, essaie de se dessiner un avenir. Malgré quelques mauvais penchants et le risque de sombrer dans la délinquance dans un contexte de désarroi généralisé, le film insiste sur les amitiés solides entre les jeunes et une certaine humanité se dégage de ces pérégrinations. Logiquement, la chanson Banlieue devient la bande-son d’un film qui sera un très grand succès. Après l’avoir entendue pendant toute l’année 1983, les Français la retrouvent dans le film de Medhi Charef en 1984.

6 Karim Kacel passe par tous les lieux qui contribuent à faire de lui un chanteur populaire, notamment le 28 avril 1984 dans l’émission la plus populaire du moment, Champs-Élysées, présentée par Michel Drucker, après avoir participé au printemps de Bourges 84 et avant d’être à l’affiche au Théâtre de la Ville et d’effectuer entre 1984 et 1986 de nombreuses tournées en France mais aussi à l’étranger.

7 Ses nouvelles chansons tentent par la suite de s’inscrire dans le répertoire classique de la chanson française, à la différence des groupes davantage portés vers une musicalité et des sons aux tonalités orientales comme le groupe Carte de séjour. En 1986, Karim Kacel reçoit successivement le prix Charles Cros pour sa chanson P’tite sœur tirée de son deuxième album 33 tours et le prix Georges Brassens. Ce succès lui vaut un nouveau passage à Champs Élysées, le 29 mars 1986. Karim Kacel retrouve le printemps de Bourges entre 1986 et 1988 : comble d’honneur, le 20 avril 1987, le président Mitterrand, en visite privée surprise depuis Latche, assiste au concert44. Le président, qui tient à le rencontrer à l’issue du concert, se déclare devant les caméras « séduit et emporté par le rythme de Kacel ». Lorsqu’il se produit à l’Olympia en 1988, il obtient le prix Édith Piaf du meilleur spectacle de l’année puis, en 1989, il reçoit des mains de Léo Ferré le prix du meilleur parolier décerné par le Petit Robert.

8 Cependant, à partir de la fin des années 1980, la mode « beur » s’étant quelque peu estompée, la carrière de Karim Kacel ne connaîtra plus autant d’éclat auprès du grand public. Si le chanteur poursuit sa carrière, sa notoriété marque le pas puis décline : ses passages en prime time se raréfient malgré la sortie de 8 albums entre 1991 (Ruses de Sioux) et 2008 (Bluesville). En 2015, il sort un nouvel album intitulé Encore un jour. On le voit, Karim Kacel n’a pas renoncé à sa carrière comme le montre un ouvrage du

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journaliste Gilbert Jouin qui retrace son parcours en 20085, année au cours de laquelle il interprète le répertoire d’un autre chanteur issu de l’immigration, Serge Reggiani.

9 Pour le grand public, Karim Kacel restera le chanteur d’un tube, emblématique de l’émergence des jeunes issus de l’immigration, à l’instar de la chanson de Renaud Deuxième génération sortie au même moment en 1983 : « J’m’appelle Slimane et j’ai 15 ans, j’vis chez mes vieux à La Courneuve... », qui illustre également les tourments de l’entre- deux identaire : « Des fois j’ me dis qu’à trois mille bornes / De ma cité y a un pays / Que j’connaîtrai sûrement jamais / Que p’t-être c’est mieux, que p’t-être c’est tant pis / Qu’là-bas aussi j’serai étranger / Qu’là-bas non plus je serai personne /Alors pour m’ sentir appartenir / A un peuple à une patrie / J’ porte autour d’ mon cou, sur mon cuir / le keffieh noir et blanc et gris / J’ me suis inventé des frangins / Des amis qui crèvent aussi. »

Smaïn ou l’incarnation comique des travailleurs immigrés

10 L’année de la révélation de Karim Kacel, 1983 est également marquée par la popularité de Smaïn dans Le Petit Théâtre de Bouvard. Programmée chaque soir de la semaine sur Antenne 2 à 19 h 45 – en access prime time – entre septembre 1982 et juin 1985, cette émission réalisée par Nino Monti se donne pour objectif d’attirer le maximum de téléspectateurs devant le journal télévisé de 20 heures de la chaîne. Envisagée au départ autour de discussions de comptoir entre Philippe Bouvard et ses invités, l’émission va finalement se fonder sur une succession de sketches loufoques pendant une quinzaine de minutes. Devant un public conquis, ces scénettes, parodies ou pastiches, souvent improvisées, sont interprétées par une multitude de jeunes comédiens prometteurs encadrés par un illustre invité. Ne manquant pas de tourner en dérision l’air du temps, Le Petit Théâtre de Bouvard trouve son public et connaît un rapide et énorme succès d’audience. En outre, le talent de cette troupe de comédiens alors peu connus contribue au succès de l’émission. Recrutés sur audition après avoir été repérés sur les différentes scènes des cabarets parisiens, ils sont les représentants d’une nouvelle génération d’humoristes devenus populaires : Muriel Robin, Mimi Mathy, Michèle Bernier, Philippe Chevalier, Régis Laspallès, Pascal Légitimus, Didier Bourdon, Bernard Campan, Bruno Gaccio, Jean-Marie Bigard ou encore Laurent Gamelon, pour les plus connus.

11 Smaïn apparaît pour la première fois à l’écran le 26 février 1983 sous le parrainage de Darry Cowl. Il interprète le rôle d’un balayeur arabe, Monsieur Ali – « Ali comment ? Ali la France » –, exalté par sa profession au point d’avoir créé un « corps de balais ». Singeant de manière outrancière l’accent arabe, son apparition s’avère convaincante. Elle se situe dans le sillage du succès des sketches de Pierre Péchin, que ce soit S’il vô plaît !, lorsqu’il incarne un travailleur immigré balayant les rues en 1974 ,ou son adaptation de La cigale et la fourmi avec l’accent arabe à partir de 1975, qui connut un immense succès. Imiter les travailleurs immigrés maghrébins continue à faire rire en ce début des années 1980 et le jeune Smaïn, à la différence de Pierre Péchin, décide de s’y employer en jouant sur son physique, ce qui plaît au public.

12 Smaïn devient un comédien régulier de cette émission durant toute l’année 1983 et se révèle ainsi au grand public. Avec Pascal Légitimus (né à Paris d’un père martiniquais et d’une mère d’origine arménienne) et Tchee (de son nom complet Tchee Meas), d’origine cambodgienne, ce jeune acteur « issu de l’immigration » âgé de 25 ans

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symbolise une certaine forme de diversité à la télévision, reflet de la France plurielle émergeante. Le 4 mars, il interprète un jeune « Beur » victime du racisme des policiers ; le 25 mars, un jeune des cités qui cherche la bagarre sur un terrain vague, ou encore, le 4 juillet, un Dom Juan dans une boîte de nuit de banlieue. Le 1er juin, il interprète un Arabe qui cherche sa route et demande la « rue Montalembert ou rue monte à l’envers ». Ainsi, indistinctement, Smaïn joue à « l’Arabe de service », qu’il soit le travailleur immigré de la première génération ou, plus crédible, le « Beur ».

13 Mais ne nous y trompons pas : à regarder l’ensemble des prestations de l’humoriste, celui-ci n’interprète pas seulement des rôles d’Arabe. Il apparaît également sous les traits d’un banquier, monsieur Lemercier, qui rétablit « l’équilibre monétaire » (en faisant tenir un billet sur la tranche en équilibre sur son front), d’un enseignant, d’un amoureux transi, d’un dragueur invétéré, d’un homosexuel, d’un patient chez un spécialiste de chirurgie esthétique ou encore de d’Artagnan et du prince charmant dans Blanche-neige et les sept nains, dans des situations non ethnicisées. Le 19 novembre, il imite Yves Montand en parodiant ses chansons sous le regard bienveillant de Bernard Haller. Dans les compositions, Smaïn fait souvent équipe avec les futurs « Inconnus » (Didier Bourdon, Pascal Légitimus, Bernard Campan et Serge Brussels), avec lesquels il monte même un groupe à l’existence éphémère, « Les Cinq ». Après une année d’omniprésence dans les petites lucarnes à l’heure du dîner, Smaïn est devenu célèbre. Le Petit Théâtre de Bouvard a été pour lui un véritable tremplin médiatique. Le contexte lui est favorable. Smaïn s’apparente ainsi, pour le grand public, à l’un de ces jeunes issus de l’immigration qui réussit grâce à son talent. Ne voulant pas s’endormir sur ses lauriers, l’acteur décide dès le début de l’année 1984 de poursuivre sa carrière d’une autre manière, en solo, profitant de cette notoriété soudaine.

De l’orphelinat aux feux de la rampe

14 Mais qui est cet « Arabe » qui « crève l’écran » en 1983 ? Smaïn Faïrouze est né en 1958 à Constantine de père et de mère inconnus, comme il le raconte dans son autobiographie publiée en 2011, Je reviens me chercher6. Après avoir été recueilli dans un orphelinat catholique de Constantine, le jeune Algérien arrive en France à l’âge de 2 ans en 1960, où il est adopté par un couple sans enfants, un balayeur algérien employé à Paris et son épouse marocaine femme de ménage : « D’origine modeste, ils regardaient avec méfiance le monde des artistes. Ils me répétaient sans cesse qu’il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus... Mais mon désir a vite eu raison de leurs conseils ! Malheureusement ils sont morts trop tôt pour pouvoir profiter de ma réussite. Mais j’espère qu’ils en auraient été fiers7. » Placé à l’école Notre-Dame puis au lycée Saint-Michel de Saint-Mandé, le jeune Smaïn Faïrouze chante au sein de la chorale des Petits Chanteurs de la renaissance avant de se passionner pendant son adolescence pour les arts du spectacle.

15 Ce n’est pas un hasard si sa carrière commence dans le café-théâtre : il se produit à partir de l’âge de 22 ans dans de modestes cabarets parisiens. On lui ferme les portes du Conservatoire mais, au cabaret, on lui demande, pour faire rire, de prendre l’accent arabe même s’il ne parle pas couramment cette langue. Comme il le précise dans son autobiographie : « Il fallait que je joue sur ma spécificité8. » En 1982, il décroche un rôle secondaire dans le film de Francis Girod Le Grand Frère, avec Gérard Depardieu et Souad Amidou : Smaïn interprète le personnage d’Ahmed dans le Marseille multiculturel du début des années 1980 où se pose la question du racisme envers les jeunes issus de

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l’immigration. Plus tard, Smaïn jouera d’autres rôles d’ « Arabe » au cinéma comme dans La Smala de Jean-Loup Hubert en 1984, Le téléphone sonne toujours deux fois ! de Jean- Pierre Vergne en 1985, Les Frères Pétard d’Hervé Palud en 1986, On peut toujours rêver de Pierre Richard en 1990 et, surtout, L’Œil au beur(re) noir de Serge Meynard en 1987, qui reçoit le César du meilleur premier film l’année suivante. Dans cette comédie, il joue le rôle principal, celui d’un « Beur » subissant diverses formes de discriminations et qui peine à vivre au quotidien à Paris en enchaînant petits boulots et déconvenues amoureuses.

16 À côté de son succès au cinéma, Smaïn excelle au même moment dans le one man show. En 1986 notamment, sa première expérience en la matière, le spectacle A Star is Beur attire un large public sur la scène du café-théâtre le Tintamarre à Paris. Plusieurs sketches tirés de ce spectacle sont diffusés à la télévision comme, par exemple, dans Aujourd’hui la vie le 10 octobre 1986 ou dans Champs-Élysées le 1er novembre9. La mise en scène de l’élocution quelque peu maladroite d’un président de la République arabe ou d’un « président beur » au fort accent arabe suscite, en particulier, l’hilarité : « Chers Françaises, chers François, vous m’avez élu au chauffage universel, je tiens à vous dire merci. » Dans les années 1990, bien ancré dans le monde du théâtre, du café-théâtre et du cinéma, Smaïn reste sur le devant de la scène, souvent invité sur les plateaux de télévision dans des émissions grand public. Que ce soit au Petit Théâtre de Bouvard, au cinéma ou sur scène, le fil rouge de l’humour de Smaïn consiste à détourner les stéréotypes en les marquant outrageusement. Il s’agit d’un humour de l’entre-deux : lorsqu’il joue à l’Arabe, c’est pour mieux accentuer les préjugés afin de les détourner ; lorsqu’il joue des rôle non ethnicisés c’est pour mieux prouver qu’un « Arabe » peut incarner n’importe qui. Fort de cette position, en 1992, il obtient un Molière et un trophée aux Victoires de la musique, tandis qu’en 1994-1995 il joue le rôle principal dans Les Fourberies de Scapin, dans une mise en scène de Jean-Luc Moreau au théâtre du Gymnase puis en tournée dans toute la France.

17 Néanmoins, sa notoriété commence à décliner à partir du début des années 2000. S’il n’a pas disparu du paysage audiovisuel et culturel français, sa présence se fait plus rare. Quelques films (Rebelote en 2004 et Mon dernier… avant le prochain en 2011), quelques pièces de théâtre qu’il met en scène lui-même (Réactions en chaîne en 2011-2012 au Théâtre Rive Gauche et en tournée, et La Ménagère apprivoisée en 2013 au théâtre l’Archipel avec Jean-Marc Longval et Éric Carrière) ne suffisent pas à maintenir le succès de Smaïn au niveau qui était le sien dans les années 1980.

Conclusion

18 Le succès de Karim Kacel et de Smaïn apparu en 1983 et développé les années suivantes s’inscrit dans le contexte de l’émergence d’une culture populaire qui prend en compte l’apport de l’immigration par le biais de jeunes artistes témoignant par leur talent de leur condition de Français d’origine immigrée. Les aspirations multiculturelles d’une partie de l’opinion sont bel et bien relayées par les médias, en particulier par la télévision : c’est la brève période du « Beur is beautiful », que l’on peut situer entre 1983 et 1989, faisant des jeunes issus de l’immigration les tenants d’un nouveau souffle créatif en France dans tous les domaines. À l’issue de cette période, à l’instar d’autres figures de ce « mouvement beur », la notoriété de Karim Kacel et, à un moindre degré, celle de Smaïn tendent à s’estomper : leurs carrières se poursuivent de manière plus

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confidentielle. Les artistes de cette génération « beur » peinent à conserver leur notoriété : est-ce le signe d’un essoufflement de leur créativité qui n’est plus en phase avec le public populaire des décennies suivantes ou celui d’une parenthèse refermée sur ces questions ? Quoi qu’il en soit, la grande popularité de ces deux artistes en 1983 informe l’historien sur le rapport de la société française à l’immigration au cours de ces « années tournantes ».

NOTES

1. Yvan Gastaut, « Chansons et chanteurs maghrébins en France (1920-1986) », in Anne Dulphy, Robert Frank, Marie-Anne Matard-Bonucci, Pascal Ory, Les Relations culturelles internationales au XXe siècle, De la diplomatie culturelle à l’acculturation, Paris, Lang, 2010. 2. Voir Naïma Yahi, « L’exil blesse mon cœur. Pour une histoire culturelle de l’immigration algérienne en France de 1962 à 1987 », thèse de doctorat en histoire, sous la direction de Benjamin Stora, université Paris-VIII Saint-Denis, 2008. 3. Mehdi Charef, Le Thé au harem d’Archi Ahmed, Paris, Mercure de France, 1983. 4. JT de la nuit TF1, 20 avril 1987 ; 19/20 France 3 le 21 avril 1987. 5. Gilbert Jouin, Karim Kacel, un gamin d’banlieue, Paris, Alban, 2008. 6. Smaïn, Je reviens me chercher, Paris, Michel Lafon, 2011. 7. Ibid. 8. Ibid., et Le Parisien, 26 mai 2011. 9. Voir le site officiel de Smaïn : http://www.smain-officiel.com/

RÉSUMÉS

Au début des années 1980, alors que le débat sur l’immigration mobilise l’opinion publique, la télévision française n’hésite pas à mettre en lumière quelques jeunes issus de l’immigration. Ainsi, de nouvelles figures apparaissent dans nos petites lucarnes peu habituées à mettre en scène des vedettes immigrées. Parmi elles, Karim Kacel et Smaïn sont la preuve d’une réelle mutation du regard et des attentes des téléspectateurs qui apprécient ces nouveaux talents programmés à des heures de grande écoute.

AUTEUR

YVAN GASTAUT Maître de conférences à l’URMIS, université de Nice, membre du comité de rédaction d’Hommes & Migrations.

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Les enfants de l’immigration au Centre Pompidou Espoirs et malentendus de la mise en scène des cultures immigrées dans la France des années 1980

Adèle Momméja

1 Le 8 janvier 1984 Jack Lang et Georgina Dufoix, respectivement ministre de la Culture et secrétaire d’État à la Famille, à la Population et aux Travailleurs immigrés, inaugurent l’exposition Les enfants de l’immigration qui se tient au Centre Pompidou jusqu’au 23 avril 1984. L’exposition présente des œuvres plastiques, des vidéos, des photographies et des sculptures qui témoignent de la vie quotidienne des « enfants d’immigrés » et des problèmes auxquels ils sont confrontés, tels que le racisme, le chômage et la vie dans les quartiers relégués. L’exposition comporte également une partie « spectacle vivant » où sont présentés des pièces de théâtres et des débats politiques sur le « vote beur » ou la « culture beur » avec des interventions de représentants des institutions. Quelques mois avant l’ouverture, le projet menaçait pourtant de péricliter en raison de difficultés financières. L’intervention de Pierre Saragoussi, membre de la Caisse des dépôts et consignations, auprès du Premier ministre Pierre Mauroy, permet d’obtenir des financements du ministère de la Culture et du Fonds d’action sociale (FAS) et de mener l’exposition à son terme. Cette inauguration en grande pompe, le soutien financier apporté par l’État et les nombreux articles que la presse nationale a consacrés à l’exposition témoignent de l’intérêt que suscite ce projet. Cet intérêt ne semble pas surprenant dans la mesure où le titre de l’exposition renvoie explicitement à un groupe social, les « enfants de l’immigration », qui fait l’objet d’une visibilité croissante depuis les émeutes de Lyon et la Marche pour l’égalité et contre le racisme.

2 Si les acteurs du débat public ne s’entendent pas sur les solutions qu’il conviendrait d’apporter au « problème » des « enfants d’immigrés », il existe peu de voix pour contester l’existence d’un tel problème. En l’intitulant Les enfants de l’immigration, les concepteurs de l’exposition posent leur pierre à l’édifice de « l’invention » de ce nouveau problème social. Ce texte propose de reconstituer le travail des différents acteurs qui ont participé à la préparation de l’exposition1. L’analyse des dilemmes auxquels ils ont été confrontés et des choix qu’ils ont faits au moment de sélectionner

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les artistes est significative du rapport que les représentants des institutions entretiennent avec ce groupe des « enfants de l’immigration » que l’exposition met à l’honneur.

Des commissaires d’exposition à la rencontre des enfants d’immigrés

3 Les premiers documents qui présentent l’exposition indiquent qu’un de ses objectifs principaux est d’ouvrir les portes de cette institution de l’art contemporain à un groupe marginalisé pour permettre son insertion dans la société française. Il s’agit d’ouvrir une scène aux « enfants d’immigrés » afin qu’ils témoignent de leurs conditions de vie et des problèmes qu’ils rencontrent au quotidien. Les commissaires de l’exposition insistent, dans les entretiens, sur l’état d’esprit d’« ouverture » qui les animait alors. Les scénographes conçoivent ainsi un espace ouvert où le public peut facilement circuler d’un espace à l’autre. De même, la partie « spectacle vivant » entend briser l’aspect solennel et austère du lieu afin d’attirer des publics peu habitués à fréquenter les musées. L’exposition est aussi conçue comme une entreprise de sensibilisation de l’opinion publique à « la réalité du pluralisme ethnique et culturel de la société française2 ». Le thème de la « rencontre » entre les « enfants d’immigrés » et la société française est régulièrement mobilisé pour expliquer le projet de l’exposition : « Permettre que ces expressions, le plus souvent cantonnées aux milieux de l’immigration, soient accessibles à un large public ; témoigner de manière vivante d’une interculturalité déjà en acte dans cette génération, tels sont les buts de cette manifestation3. »

4 Interrogés sur les raisons de cet investissement personnel et professionnel, les acteurs évoquent le contexte politique de l’époque et l’immense enthousiasme qu’a suscité l’arrivée de la gauche au pouvoir. Ils se souviennent d’une époque utopique marquée par l’espoir de transformer la société : « On n’a vraiment pas eu de difficultés. Nous étions dans un dynamisme très fort à l’époque. Il faut se souvenir de la période, tout était possible en 1983 en terme d’ouverture politique, culturelle4. » Ce souvenir d’un soudain élargissement des possibles contraste avec les analyses historiques qui associent l’année 1983 à la conversion des élites socialistes à la rigueur.

5 Dans le domaine des politiques économiques, les dirigeants socialistes prennent des mesures de rigueur budgétaire et s’alignent sur le tournant néo-libéral pris par l’ensemble des pays européen5. Dans le domaine des politiques migratoires, Georgina Dufoix, nommée Secrétaire d’État aux Travailleurs immigrés en mars 1983, dénonce l’immigration clandestine et limite les possibilités de regroupement familial. Le décalage entre ce contexte de durcissement politique et l’impression d’une ouverture des possibles s’explique par le secteur dans lequel évoluent les commissaires de l’exposition, celui de la politique culturelle. Le début des années 1980 marque l’intensification d’une politique de promotion des cultures immigrées entamée sous le mandat de Valéry Giscard d’Estaing. Cette période constitue par ailleurs, pour beaucoup d’entre eux, une étape cruciale dans leur carrière professionnelle. La commissaire de l’exposition Josée Chapelle en témoigne dans un mail de réponse à une demande d’entretien : « Je serais très heureuse de vous rencontrer et de vous parler de cette exposition qui a été un grand moment dans ma carrière professionnelle6. » Pour cette documentaliste de formation, qui n’a aucune expérience dans ce domaine, être nommée commissaire d’une exposition dans une institution mondiale de l’art

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contemporain constitue une opportunité inespérée. De même, Pierre Saragoussi – qui a joué un rôle majeur dans l’obtention de subventions publiques pour financer l’exposition en intervenant personnellement auprès du Premier ministre – vient d’être nommé membre de la Caisse des dépôts et consignations, une institution financière de premier plan alors qu’il se définit lui-même comme un « enfant de l’éducation populaire7 » qui n’appartient pas aux grands corps de l’État. Pour Josée Chapelle et Pierre Saragoussi, promouvoir le travail des artistes d’origine immigrée obéit autant à un projet artistique qu’à un engagement moral visant à offrir aux enfants d’immigrée des opportunités dont ils ont eux-mêmes bénéficié. Ils croient en la possibilité de briser les hiérarchies sociales en soutenant personnellement les projets artistiques et parfois les projets de vie des enfants d’immigrés. Ainsi, quand une jeune fille décide, au terme de l’exposition, de quitter la région de Montbéliard où elle a grandi pour s’installer à Paris, elle est soutenue par Josée Chapelle et son adjointe : « Fatima venait d’avoir 18 ans [elle montre sa photo sur le catalogue de l’exposition]. Elle m’a annoncé qu’elle restait à Paris. Comme elle ne savait pas où habiter, je l’ai accueillie chez moi durant trois mois après l’inauguration8 ». Quelques mois après l’exposition, Josée Chapelle participe également à Convergence 84, une traversée de la France à mobylette pour revendiquer la reconnaissance des enfants d’immigrés. Elle avait rencontré José Vieira et Farida Belghoul, les leaders de cette mobilisation, au cours de l’exposition où ils avaient tous les deux présenté leur travail.

Les ambiguïtés d’une reconnaissance

6 Dès l’origine, le projet dévoile son ambiguïté : il se présente à la fois comme une exposition d’œuvres d’art et comme une exploration anthropologique de la vie des enfants d’immigrés dans les banlieues française. La plupart des textes de l’époque insistent sur l’idée que ce sont autant les artistes que leur travail qui est mis à l’honneur. Le catalogue de l’exposition assimile ainsi les artistes à des « sujets » de l’exposition : « Le catalogue souhaite rendre compte de la richesse de l’expression des jeunes issus de l’immigration qui sont à la fois sujets et acteurs de la manifestation9. » Cette confusion entre les acceptions artistique et anthropologique de la culture a des conséquences sur la réception critique de l’exposition. Un rapport rédigé à la demande du Centre Pompidou décrit ainsi cette exposition comme un moment où c’est autant le travail de l’artiste que l’artiste lui-même qui s’expose : « Au premier semestre 1984, des jeunes maghrébins, portugais, asiatiques, africains exposaient / s’exposaient au Centre Georges Pompidou10 ». Ces textes montrent que les exposants ne peuvent, à l’instar des autres artistes, disparaître derrière leur œuvre d’art qui n’existe ici qu’en relation avec un discours sur l’artiste « d’origine immigré ».

7 L’absence, parmi les exposants, de certains artistes dont le travail porte pourtant sur le thème de l’immigration montre d’ailleurs qu’il est nécessaire d’être soi-même « issu de l’immigration » pour pouvoir exposer. Le cas de Antoine de Barry – un artiste plasticien qui a monté une exposition à partir de cartes d’identité de travailleurs marocains – signale que le recrutement repose en partie sur un critère ethnique. Josée Chapelle justifie dans un entretien le refus d’exposer le travail de ce plasticien : « Quand il est venu me montrer son travail, nous avons discuté et je lui ai dit qu’il n’était pas dans le sujet parce qu’il traitait de la première génération et puis c’est un artiste plasticien français, pas du tout… [silence]11. » Cet extrait montre que ce n’est pas seulement le travail de l’artiste, mais aussi sa personne qui sont au fondement de la fin de non-recevoir qui lui est

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adressée. Si cet artiste a finalement pu présenter un travail, c’est parce qu’il a collaboré avec des jeunes filles de Montbéliard, elles-mêmes « issues de l’immigration maghrébine ». Les hésitations et les silences qui ponctuent l’entretien au moment de nommer ce qui différencie le plasticien des autres exposants sont significatifs de la gêne que suscite un critère de sélection ethnique jamais nommé comme tel. Ce critère ethnique a pour conséquence de faire passer au second plan les considérations sur la qualité artistique des œuvres présentées. Un article publié dans la revue de l’association Inter Service Migrants, chargée de mettre en place la partie « spectacle vivant » de l’exposition, reconnaît que le critère esthétique n’a pas toujours été considéré comme essentiel dans la sélection des œuvres d’art : « Les [films] les plus intéressants cependant, même s’ils peuvent quelquefois être techniquement imparfaits, sont ceux qui ont été réalisés par les premiers concernés, c’est-à-dire les jeunes immigrés12. » Un autre article de cette même revue souligne les difficultés rencontrées par les membres de l’association pour trouver des œuvres d’art qui répondent à ce critère : « Pour organiser une semaine de cinéma à Beaubourg, nous avons eu quelques difficultés à répertorier des œuvres cinématographiques réunissant de réels critères esthétiques. Il n’existe pas un courant, une école de cinéma de jeunes immigrés, mais nous avons constaté que certains parmi eux avaient la trempe de cinéastes professionnels, même s’ils avaient suivi des voies détournées13. »

8 Cette difficulté à mettre la main sur une introuvable « culture immigrée » amène cette association à tenter de la faire émerger en finançant des projets artistiques en lien avec l’exploration des mondes immigrés. Inter Service Migrant a ainsi financé le film Le départ du père de Farida Belghoul, une jeune étudiante en économie. Bien que la jeune étudiante n’ait, à l’origine, aucune formation dans le maniement des techniques audiovisuelles, son projet de documentaire-fiction sur l’histoire de son père algérien intéresse l’association qui lui fournit des techniciens et du matériel pour mener à bien ce projet. Le soutien de cette association est lui-même le résultat d’une politique de subvention décidée au sommet de l’État par des experts qui préconisent d’accompagner l’expression culturelle des immigrés pour favoriser leur insertion sociale14.

Être un artiste « d’origine immigrée » : les exposants entre critique et dépendance

9 Comment les artistes qui ont participé à cette exposition ont-ils réagi à ces ambiguïtés du processus de sélection ? La réaction des artistes dépend étroitement de leur parcours biographique et de leur carrière dans le monde artistique. On peut distinguer deux types de trajectoire parmi les exposants. Le premier groupe d’exposants réunit des individus ou des collectifs auxquels les organisateurs proposent de réaliser, à l’occasion de l’exposition, des projets témoignant de leur vie quotidienne d’enfants d’immigrés dans les quartiers populaires. N’ayant suivi aucune formation artistique, ces personnes sont accompagnées, dans la réalisation de leur projet, par des artistes qui les aident à convertir sous forme d’œuvre d’art un témoignage sur leur condition de vie. Josée Chapelle distingue ainsi, parmi les exposants, les « vrais artistes » des enfants d’immigrés à qui on offre la possibilité d’être, pour la durée de l’exposition, des artistes : « On s’est trouvé comme ça avec un certain nombre de soutiens de personnes qui étaient des gens à qui on a demandé de faire des choses. Après, il y a eu des plasticiens, vraiment des artistes, Rachid Khimoune qui était le sculpteur, Mohand Amara qui a fait cette sculpture15. » C’est le cas du projet « La rupture » conçu par un groupe de jeunes femmes d’une

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association en collaboration avec l’artiste plasticien Antoine de Barry : « Six jeunes filles de 18 à 24 ans se sont regroupées à l’initiative de l’une d’elles, Leïla, avec le désir, vague au départ, de créer un livre illustré pour raconter ensemble leur vie au quotidien. Le projet d’exposition est venu concrétiser définitivement cette recherche. Antoine de Barry a été chargé de la mise en forme de ce travail pour l’exposition Les enfants de l’immigration16. » Pour ce groupe de jeunes filles, cette exposition offre une opportunité de quitter la région de Montbéliard et de fréquenter pendant quelques mois les acteurs du monde de la culture parisienne. Mais la participation à l’exposition n’est qu’une parenthèse de courte durée dans leur vie. Le cas de Malika, évoqué plus haut, constitue une exception puisque la jeune fille fait le projet de s’installer à Paris. Elle ne dispose néanmoins d’aucun réseau ni moyens financiers et reste entièrement dépendante de l’aide matérielle que lui fournissent la commissaire et son adjointe : « Je l’ai revue il n’a pas longtemps, elle est mère de famille et a trois enfants. Si elle est retournée un peu à Montbéliard, elle est restée à Paris. Par la suite, Véronique l’a prise comme nounou pour ses enfants17 ».

10 Pour un deuxième groupe d’exposants, qui ont suivi des trajectoires différentes, cette exposition présente des opportunités de carrières dans le monde artistique. Ce groupe rassemble des individus qui ont suivi une formation en art ou qui ont déjà réalisé des projets artistiques à Paris ou dans la région parisienne. C’est le cas, par exemple, de Mohand Amara et de Rachid Khimoune, deux artistes plasticiens diplômés des Beaux- Arts de Paris. Ces artistes entretiennent, à l’égard des organisateurs, un rapport ambivalent qu’on pourrait qualifier de « dépendance critique ». Le sculpteur Rachid Khimoune témoigne ainsi de la déception qu’à entraîné sa prise de conscience des véritables raisons de sa présence à l’exposition : « J’aurais bien voulu être exposé au Centre Georges-Pompidou pour mon travail et non parce que je suis enfant d’immigré18. » Dans un entretien accordé aux organisateurs pour la préparation de l’exposition, la cinéaste Farida Belghoul témoignait du même type de frustration vis-à-vis de la difficulté à faire reconnaître la qualité artistique de ses films : « Nous, les enfants d’immigrés, sommes arrivés pour les raisons que vous connaissez à produire un certain nombre de choses et, visiblement, on ne nous accorde pas encore le statut d’auteur. À l’égard de mon film, beaucoup de gens pensent que c’est l’histoire de mon père, que c’est mon histoire à moi, que le personnage du père dans le film c’est forcément, comment dirais-je, la personnalité de mon père. Or mon père joue un rôle dans le film. Quant à moi, j’ai effectué un travail qui dépasse le cadre de ma famille19. » Alors que cette jeune femme a comme ambition d’être reconnue comme un auteur capable de transformer son expérience familiale en fiction documentaire, son film est reçu comme un reportage sur l’histoire de sa famille algérienne. Dans une tribune publiée dans une revue militante le jour de l’inauguration de l’exposition, Farida Belghoul livre une vision critique de l’exposition : « Des ratons, jeunes de toutes les couleurs, exposent à Beaubourg du 18 janvier au 23 avril 1984. La formule est plaisante. Exposer à Beaubourg, de nos jours, donne le frisson et un certain cachet. Tant mieux. Nous n’allons pas cracher dans la soupe20. » Le retournement du stigmate (« nous les ratons ») et l’interpellation sur la composition du panel d’exposant (« Y a-t-il un français dans l’expo ? ») visent à rendre explicite un critère ethnique dont nous avons montré qu’il restait un non-dit dans le discours des commissaires de l’exposition. Néanmoins, cette tribune témoigne aussi des liens de dépendance entre Farida Belghoul et les représentants d’une institution culturelle qui lui a « donné sa chance ». L’expression « nous n’allons pas cracher dans la soupe » exprime le sentiment de dette qu’elle nourrit à l’égard des personnes qui lui ont offert l’opportunité de faire voir son film sur une scène majeure de l’art contemporain. La dénonciation des ambiguïtés entretenue par les commissaires

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de l’exposition s’accompagne ainsi d’une difficulté à sortir d’une dépendance à leur égard en l’absence d’autres circuits de distribution de son travail.

11 Les doutes que nourrissent les artistes sur les véritables raisons de la promotion de leur travail sont confirmés et renforcés par la réception critique de l’exposition. Commentant le dossier que la revue Im’média consacre à l’exposition 21, un journaliste du Monde s’insurge que des personnes puissent critiquer une exposition qui les met pourtant à l’honneur : « Décidément les Beurs sont de sacrés râleurs. Organisez pendant trois mois une exposition de neuf cents mètres carrés sur “les enfants de l’immigration”, artistes, chefs d’entreprise, photographe ou boxeurs. Tentez d’y associer de plain-pied ces groupes de jeunes immigrés qui se sont multipliés depuis la reconnaissance du droit d’association pour les étrangers le 1er octobre 1981. Laissez-leur la parole à travers des animations ou débats, quitte à bousculer les habitudes d’une institution qui, de la culture, pouvait avoir une vue plus étriquée. Cela n’empêche pas de nombreux exposants de distribuer un brûlot le jour même de l’inauguration en présence de M. Jack Lang, ministre de la Culture et Mme Georgina Dufoix, secrétaire d’État à la Famille, à la Population et aux Immigrés22. » Le titre d’un rapport rédigé par un chargé d’études du Centre Pompidou reprend cette idée d’un honneur fait aux enfants d’immigrés : « Les enfants de l’immigration et les honneurs de la cimaise. Radiographie d’une exposition23 ». En présentant cette exposition comme une opportunité offerte aux enfants d’immigrés, les observateurs contribuent à en faire les bénéficiaires passifs d’un honneur. Ils relativisent ainsi la qualité intrinsèque du travail des exposants au profit d’une focalisation sur leur statut d’artiste « d’origine immigrée ».

Conclusion

12 L’exposition Les enfants de l’immigration a marqué la plupart des acteurs qui y ont participé. Les liens d’amitié, d’entraide et de reconnaissance mutuelle qui se sont noués entre eux montrent que cette exposition a été, au-delà d’un projet artistique ponctuel, le lieu d’une rencontre entre les artistes « d’origine immigrée » et les représentants installés du monde de la culture. La reconstitution des choix effectués par les organisateurs au moment de sélectionner les exposants comporte néanmoins des ambiguïtés. Le critère ethnique apparaît comme central mais demeure passé sous silence, si bien que les critiques expriment des doutes sur ce qui, du talent artistique ou de l’origine immigrée des artistes, explique leur présence à l’exposition.

13 Les chercheurs n’ont pas suffisamment mis en évidence les grands effets de ces petits gestes sur les parcours biographiques des personnes qui en ont été perçues comme les bénéficiaires : en « donnant leur chance » à des individus sans rendre explicites les raisons de ces opportunités, ils ont contribué à faire émerger ce que nos proposons d’appeler une « micro politique du soupçon ». Ces soupçons concernent des individus qui font partie des groupes sociaux les plus susceptibles de subir des inégalités en raison de leur appartenance ethno-raciale. Au contraire, ils pèsent rarement sur ceux dont la présence dans les plus hautes sphères sociales ne fait pas problème, voire apparaît comme naturelle et allant de soi. Le rôle du capital social dans les phénomènes de reproduction sociale démontre pourtant combien les classes supérieures bénéficient également d’« honneurs » et de « faveurs » qui ne sont jamais nommés comme tels.

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NOTES

1. Ce travail s’appuie sur la consultation d’archives conservées au Centre Pompidou et d’entretiens rétrospectifs menés avec les principaux acteurs de l’exposition. 2. Antonio Perroti, « Étude de cas : l’exposition Les enfants de l’immigration », Strasbourg, Conseil de la coopération culturelle, division de l’enseignement scolaire, 1984. 3. Les Enfants de l’immigration, catalogue de l’exposition, Paris, Centre Pompidou, CCI, 1984. 4. Ibid. 5. Jobert Bruno, Le Tournant néo-libéral en Europe. Idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, Paris, L’Harmattan, 1994. 6. Courrier électronique de Josée Chapelle, 6 novembre 2012. 7. Entretien avec Pierre Saragoussi, 15 septembre 2013. 8. Entretien avec Josée Chapelle, 23 novembre 2012. 9. Les Enfants de l’immigration, catalogue de l’exposition, op. cit. 10. Philippe Coulaud, « Les enfants de l’immigration et les honneurs de la cimaise. Radiographie d’une exposition », Centre de création industrielle, août 1985. 11. Entretien avec Josée Chapelle, op. cit. 12. Images, spectacles musiques du monde. Revue d’animations culturelles d’inter service migrants, avril- mai-juin 1984, n° 1. 13. Images, spectacles musiques du monde. Revue d’animations culturelles d’inter service migrants, aout- septembre-octobre 1984, n° 2. 14. Voir, à ce propos, le rapport rédigé par Françoise Gaspard qui a guidé la politique culturelle en direction des populations immigrés « L’information et l’expression culturelle des communautés immigrées en France : bilan et propositions », rapport remis au Ministère de la solidarité nationale, Paris, 1982. 15. Entretien avec José Chapelle, op. cit. 16. Les Enfants de l’immigration, catalogue de l’exposition, op. cit. 17. Entretien avec Josée Chapelle, op. cit. 18. Propos rapportés par Angéline Escafré-Dublet, « État, culture, immigration. La dimension culturelle des politiques françaises d’immigration, 1958-1991 », doctorat d’histoire, sous la direction de Jean Pierre Sirinelli, IEP de Paris, 2008, p. 414. 19. Entretien audio enregistré avec Farida Belghoul, cassette audio, Service des archives du Centre Georges Pompidou, 1984. 20. Farida Belghoul, « Y’a-t-il un français dans l’expo ? », in Journal de l’agence IM’média, dossier « Les enfants de l’immigration. Le new deal culturel à Beaubourg », janvier 1984. 21. Journal de l’agence IM’média, janvier 1984, op. cit. 22. Nicolas Beaud, « Ambitions fraternelles », in Le Monde, 1er janvier 1984. 23. Philippe Coulaud, op. cit.

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RÉSUMÉS

L’exposition Les enfants de l’immigration qui s’est tenue au Centre George Pompidou entre janvier et avril 1984 avait comme objectif d’ouvrir une scène nationale aux créations artistiques d’un groupe social marginalisé. Cette exposition a offert une visibilité importante à des artistes qui interrogent, dans leurs œuvres, leur rapport à l’immigration. Les non-dits et les ambiguïtés du processus de sélection des exposants instillent néanmoins un doute sur les véritables raisons de la présence de ces artistes « d’origine immigrée » dans ce haut lieu de l’art contemporain.

AUTEUR

ADÈLE MOMMÉJA Doctorante au laboratoire Sophiapol, université Paris-Ouest Nanterre La Défense.

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La victoire de Yannick Noah à Roland-Garros Ou le rêve déçu d’une icône antiraciste

Stéphane Mourlane et Philippe Tétart

1 La victoire de Yannick Noah aux Internationaux de France de tennis est assurément l’un des grands événements de l’année 1983. Un événement sportif tout d’abord. Le 5 juin, le joueur met fin « aux années de vaches maigres du tennis français1 ». Aucun Français n’a remporté le tournoi depuis la victoire de Marcel Bernard en 1946. Plus largement, aucun ne s’est jamais imposé dans l’un des trois autres tournois dits du « Grand Chelem2 ». Enfin, sur une échelle de temps plus longue, personne n’a jamais brillé comme les Mousquetaires, vainqueurs à six reprises de la Coupe Davis entre 1927 et 1932. Aujourd’hui encore, la place occupée par cette victoire dans la mémoire collective – il est vrai entretenue par la manie commémorative des médias, par la carrière de chanteur de l’ex joueur, ses actions caritatives et son retour régulier sur les terrains3 – souligne avec force l’importance de ce haut fait, tant en 1983 que dans le cadre plus large de l’histoire sportive tricolore.

2 Un événement médiatique ensuite, vécu sur le mode de l’émotion partagée. Temps fort du calendrier sportif, Roland-Garros, diffusé en direct depuis 1978, est devenu en peu de temps une grande messe sportive cathodique dont la capacité de séduction est notamment liée à son statut de laboratoire de la télévision sportive4. L’émotion suscitée par la victoire est donc d’autant plus forte qu’ils peuvent avoir le sentiment d’être les témoins intimes et privilégiés d’un mythe en train de se forger5. Ce 5 juin précisément, 11 millions de téléspectateurs sont rivés devant leur téléviseur pour suivre la finale entre le Suédois Mats Wilander et Yannick Noah. Audience record pour un après-midi dominical. L’émotion est à son comble lorsque, aussitôt après la balle de match, Noah père et fils, faisant fi du protocole tennistique policé, se ruent l’un vers l’autre et s’étreignent au milieu du court central. Le lendemain, la presse sportive se régale de cette étreinte vouée à la postérité et de l’émotion livrée sans fard par Yannick Noah. « 17h34, la France est coupée en deux. La moitié pleure devant sa télé. L’autre moitié a les larmes aux yeux6 » lit-on dans L’Équipe. Le reste de la presse est au diapason : « Fantastique Noah » (Le Figaro), « Les Sept Glorieuses » (France Soir), « Le Bonheur de Roland-Garros »

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(L’Humanité). Même Le Monde et Libération, pourtant peu diserts et souvent critiques en matière sportive, succombent. Le premier y va par une référence au héros de Conan Doyle : « Évidemment mon cher Noah ». Le second lance « Noah is beautiful » – adaptation d’une tocade Belle Époque muée en mot d’ordre militant : « Black is beautiful »

Les sens d’une victoire

3 Cet événement marquant sur le plan sportif et médiatique donc, l’est aussi sur le plan social et politique, car la victoire de Yannick Noah souligne aussitôt la problématique de l’altérité. Elle le fait de façon d’autant plus notable que, d’une part, le joueur a été à plusieurs reprises l’objet de manifestations de rejet dont la presse s’est émue (notamment d’insultes racistes lors d’un tournoi argentin en 1982) et que, d’autre part, il lui arrive de parler de sa négritude sur un mode identitaire et revendicatif (« Je serai l’ambassadeur des Noirs. Je leur prouverai qu’un noir peut battre un blanc7 »). Les tensions politiques et sociales liées aux questions de l’immigration et du racisme, rémanentes depuis un siècle, sont alors très vives8. Au printemps 1983, une fois de plus, le débat s’envenime. En mars, la percée électorale du Front national lors du scrutin municipal de Dreux est l’un des principaux facteurs qui relancent le débat sur le thème de l’identité française menacée9. À l’Assemblée et par médias interposés, droite et gauche ferraillent souvent sur cette question.

4 Dans un tel climat, l’élévation au rang de héros national d’un sportif aux « origines mêlées » – selon une formule volontiers reprise par les médias – revêt une forte portée symbolique qui n’échappe ni au public ni aux commentateurs ni au champion lui- même. « Qui peut oublier, au lendemain de la finale des internationaux de France de tennis, que Yannick Noah, fils de Zacharie, est aussi un Noir ? », écrit Jérôme Bureau dans L’Équipe10.

5 Au printemps 1984, dans un reportage diffusé sur Antenne 2 par le magazine Résistances , Tahar Ben Jelloun revient sur cette question en commentant des images de la victoire de Yannick Noah, du rugbyman Serge Blanco et du footballeur Marius Trésor inscrivant un but lors de la demi-finale de Coupe de monde de football 1982 contre l’Allemagne. Il dit : « La France minoritaire du racisme, tout en réclamant le renvoi des immigrés chez eux, oublie des fois d’être raciste. Elle fait des exceptions sur des visages, des noms, des vainqueurs. Ils n’ont pas la peau qu’il faut et pourtant on oublie ces détails dès qu’ils gagnent, dès qu’ils font gagner la France11 ». En quelques mots l’écrivain rappelle la schizophrénie d’une partie de l’opinion, celle-là même qui porte Yannick Noah à se sentir Français dans la victoire et Camerounais dans la défaite et, quelques années après sa victoire, à avoir ce mot : « Quand on perd, la couleur redevient un défaut12 ».

6 Les enjeux liés à cette victoire dépassent donc la seule personne de Yannick Noah. Son personnage, ses origines catalysent en effet un débat qui renvoie à la question de l’immigration et du racisme. Les pages qui suivent se proposent d’observer la façon dont, dans le contexte spécifique de 1983, la presse et la télévision jouent avec la figure symbolique de Yannick Noah.

Un héros et une vedette

7 Dès le début de sa carrière, Yannick Noah fait l’objet d’une attention médiatique soutenue13. En 1978, son émergence au plus haut niveau suscite aussitôt un fantasme :

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qu’il réveille la belle endormie – la légende tennistique française – en remportant un Grand Chelem. Cette aspiration est d’autant plus forte que le numéro un français du moment, François Jauffret, à trente-six ans, est un vétéran, et que les autres joueurs en vue – Patrick Proisy, Christophe Roger-Vasselin, Gilles Moretton, Pascal Portes, Dominique Bedel – ne brillent pas au plan international. Bref, Yannick Noah peut combler un vide et redorer la saga sportive tricolore. Très vite associé à la mémoire des Mousquetaires, de Suzanne Lenglen, on le voit comme un héritier ; celui qui saura mettre un terme à longue attente d’une victoire masculine à Paris, celui qui saura redonner sa fierté à la nation.

8 Cet espoir a pour socle les qualités qu’on lui prête alors : sérieux, modestie, lucidité, enthousiasme, ambition, générosité dans l’effort et, surtout, franchise et maturité. Ces qualités, lit-on souvent, doivent être mises au service de la France. Dès la fin des années 1970 il est donc investi d’une mission de représentation. Yannick Noah, lit-on dans La Vie, dès 1978, “ représente la France14”. Et le joueur lui-même semble assumer cette responsabilité. En 1979, lors d’une rencontre de Coupe Davis contre la Suisse, affichant une posture ouvertement patriote, il s’étonne que l’un de ses adversaires, le Suisse Heinz Günthardt, « représente son pays (…) avec autant de passivité15 ». Trois ans plus tard, il déclare à L’Equipe qu’il est conscient de sa « responsabilité16 ». La plupart des journalistes font de Yannick Noah ce héros généreux dans la bataille, un héros d’autant plus sympathique que, tout combattant qu’il soit, il semble pétri d’humanité. Il apparaît comme l’antithèse d’Yvan Lendl ou de Björn Borg, présentés comme de froides machines à relancer la balle. Lui ne sera jamais « un robot (...) même s’il devient numéro un17 » . Au final, il semble proche du commun des mortels ; et cela est une autre part de l’étoffe héroïque : être comme les autres et unique à la fois, ce par quoi l’idée du modèle est plus forte encore.

9 L’héroïsme de Yannick Noah se nourrit d’une dernière facette : son vedettariat. Sous ce jour, il est sans doute, en France, la figure pionnière de la « peopolisation » des sportifs, une procédure tenant aujourd’hui de l’ordinaire, voire de la norme. En 1983, il est donc un héros et une vedette qui participe à ses premiers prime time télévisés. Les performances sportives ayant façonné sa première notoriété se doublent dès lors, selon le sociologue Patrick Mignon, d’une « mise en scène de soi qui permet la gestion d’un capital de célébrité18 ». « La presse s’intéresse alors aussi bien à son tennis qu’aux autres aspects de sa vie : son projet de mariage, ses incursions dans la publicité et dans le monde de la variété, où il se montre sous le jour d’un jeune homme aimant chanter, danser, jouer la comédie. L’aisance qu’il y montre déconcerte. On a tôt fait de l’assimiler à une “star19”. »

10 Partant de ce terreau, on comprend bien que, dans le tourbillon médiatique consécutif à la victoire du 5 juin 1983, celle-ci soit vécue sur le mode de la « consécration20 ». Les médias, unanimes, saluent le « héros21 » ou, mieux encore – selon l’expression de la journaliste Christine Ockrent dans le journal télévisé au soir de la victoire – le « héros national ». À l’heure du déjeuner, lors du journal télévisé d’Antenne 2, le présentateur Daniel Bilalian reprend la formule de L’Équipe et ajoute que la victoire de Yannick Noah « dépasse le cadre strictement sportif22 ». Quelques semaines après le « tournant de la rigueur » décidé par le gouvernement socialiste (23 mars) pour faire face à la détérioration de la situation économique, le ministre de l’Économie et des Finances, Jacques Delors déclare à son tour : « Il faut que la France se batte comme Noah ». L’Équipe en fait « l’homme le plus aimé et le plus convoité de France », un « rassembleur23 ». Le

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quotidien s’aventure même à publier cette assertion : « Pour cause de gloire médiatique, Noah offert à la reconnaissance nationale et au patrimoine, n’est plus un ‘grand noir’24 . »

Du rappel des origines aux représentations exotisées

11 Rien n’est moins sûr pourtant car l’entrée du joueur sur les radars médiatiques va d’emblée de pair avec la question de ses « origines mêlées ». Dès 1979, on l’interroge sur la façon dont il appréhende son métissage. En la matière, Noah se plaît à semer l’ambiguïté. Il prend volontiers un accent africain caricatural, le même que celui de Michel Leeb, humoriste en vogue. Lorsqu’on l’interroge sur ses origines, sur la négritude, ses réponses se partagent entre facétie, autodérision et provocation. En 1981, il publie une première autobiographie dans laquelle on lit : « Si j’ai choisi la nationalité française, c’est pour mon métier… Cette deuxième nationalité est, en fait, le résultat d’une situation professionnelle25. » On ne saurait tout à fait accréditer cet utilitarisme tant ses positions sont versatiles. Reste que ce type de déclaration propage l’idée d’une identité flottante, partagée, voire fracturée.

12 Cette dimension appelle un court aparté biographique. Yannick Noah est né en France, en 1960, à Sedan. Son père, Zacharie, Camerounais, est arrivé en France en tant qu’étudiant avant de devenir footballeur professionnel au sein du club local. Sa mère, Marie-Claire, est française. Au plan juridique, la question de sa nationalité ne se pose pas. En vertu du droit du sol et droit du sang inscrits dans la loi depuis 188926, il est français. Et pourtant, la référence au pays paternel, où il a vécu entre 3 et 11 ans, est constante, à la fois sous la forme d’une revendication (le joueur s’y réfère et parle avec émotion, par exemple, de son grand-père) et d’une assignation (la presse se complaisant dans la « camerounisation » du joueur). À la charnière des deux se dessine une image, souvent reprise, comme dans Le Monde : celle du « déraciné27 », de celui qui a « quelque peine à faire l’aller et retour entre le milieu très clinquant de (sa) vie professionnelle et (ses) origines mêlées28 ».

13 Ce fantasme médiatique du déracinement prend probablement sa source dans le fait que Yannick Noah exprime souvent son attachement, matriciel, pour le Cameroun. À l’occasion d’un séjour qu’il y fait début 1983, il évoque un « retour aux sources29 ». Sa coiffure faites de dreadlocks ou son habituel serre-poignet rouge, jaune et vert, « couleurs de sa patrie paternelle30 » agissent comme des emblèmes de la culture rastafari, du reggae (lequel connaît sa première mode en France depuis la fin des années 197031) et africaine. Le 5 juin, lors du traditionnel discours sur le court central, après la remise du trophée, Yannick Noah rend d’ailleurs un vibrant hommage au Cameroun. Mais de déracinement il n’est point question dans les propos du joueur et la presse, souvent, bascule dans la surinterprétation.

14 La victoire de Roland Garros fait donc plus que jamais ressortir la négritude du joueur. À la rubrique « signes particuliers », Le Quotidien révèle cette tendance : s’il adore la « musique » et les « copains », il est d’abord « noir32 ». Lui-même, mi-médusé mi- exaspéré, finit par le dire : « Il reste que je suis noir33. » À l’évidence, le récit médiatique laisse la place aux préjugés racialistes d’inspiration colonialiste et post-colonialiste qui, de longue date, décrivent les qualités physiques des sportifs noirs34. L’animalité du corps en est l’un des traits soulignés35. Et Yannick Noah n’y échappe pas. Noah danse « sensuel, félin et charmeur dans les nouvelles arènes au bois de Boulogne36 » lit-on dans le Nouvel Observateur. Dans Le Figaro, Jacques Chancel évoque « un superbe félin », un «

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fauve37 ». Par allusion au surnom de l’équipe de football du Cameroun, L’Humanité parle du « Lion indomptable de Roland-Garros38 ».

15 Pourtant, et paradoxalement, les journalistes semblent appréhender la double identité du champion comme un symbole et un atout dans le développement du dialogue entre les cultures. Le président François Mitterrand y voit quant à lui l’occasion d’un profit diplomatique dans le cadre de sa politique africaine. Quelques semaines après la finale, il convie le joueur à l’accompagner lors de son voyage officiel à Yaoundé. Les médias sportifs et généralistes y font largement et positivement écho jusqu’à l’automne, tirant tout le suc d’un retour sur les terres d’origine présenté sur le mode du pèlerinage.

16 Enfin, la victoire de Yannick Noah à Roland Garros est aussi présentée comme celle de l’Afrique. Il hérite là d’une autre responsabilité nationale, au nom de sa « seconde patrie », le Cameroun et, au-delà, continentale et identitaire, au nom des « noirs39 ». Nombre de journaux proposent à leurs lecteurs de suivre l’événement au Cameroun aux côtés de la famille Noah et des Camerounais, « collés à leur transistor40 », pour qui il est, selon le président Paul Biya « un sujet de fierté41 »”. Pour le Nouvel Observateur, « aucune ambiguïté n’est plus permise au moment même où le triomphe de Noah délivrait les foules d’une tension éperdue. Car il fallut bien voir alors le jeune héros se fondre dans les étincelantes noirceurs de l’effusion paternelle. L’Afrique reprenait possession des siens42 ». Quant à Libération, on y lit que sa victoire n’est « pas vraiment une victoire française », mais celle « d’un champion d’origine camerounaise43 ».

17 La question, complexe, de la négritude, des origines et in fine des responsabilités du joueur traverse donc l’ensemble du discours médiatique. Elle relève du topique. Elle relève aussi de la redite. Depuis les années 1950 en effet, les sportifs d’origine étrangère (de première génération ou non), les footballeurs en particulier, sont souvent vus au prisme d’une « revanche à prendre », entre logique de contentieux et principe victimaire qui, en toute chose, les ramène vers leur couleur, leur culture, la terre natale et la mémoire trouble du colonialisme44. Comme Zinedine Zidane un quart de siècle après lui, on attend de Yannick Noah qu’il incarne positivement cette revanche en réussissant le tour de force d’être à la fois un modèle sportif et un héros français, le fier représentant de l’immigration, l’homme de la belle quête des origines et, pourquoi pas, un co-ambassadeur de la France et de l’Afrique45. On l’attend avec une force d’autant plus grande que Yannick Noah chambarde la représentation du tennis. Le seul noir à avoir brillé avant lui se nomme Arthur Ashe, un Américain. Il a d’ailleurs été son premier mentor après l’avoir découvert lors d’une exhibition au Cameroun. En somme, Yannick Noah dérange et aimante les interrogations car il vient aussi rebattre les cartes d’un univers tennistique – et de sa représentation médiatique – où joue depuis toujours un principe d’assignation par la racialisation46. Le tennis est blanc. Noah est noir.

La fabrication d’une icône

18 Héros français et champion d’Afrique à la fois, Yannick Noah semble donc taillé pour être une figure biculturelle positive et de concorde, et, pourquoi pas, un modèle digne de la double mythologie de l’intégration républicaine et du Paris Noir, celui de Joséphine Baker, de Blaise Diagne, d’Aimé Césaire47… Contexte aidant, il peut aussi apparaître comme une figure antiraciste et sa victoire comme un emblème, un catalyseur. Le contexte invite à une telle projection.

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19 Au fil des années 1970, le militantisme antiraciste, porté de longue date par des instances comme de la Ligue des droits de l’Homme ou du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), est monté en puissance. On lui doit pour partie, à la charnière des années 1970-1980, la levée d’une nouvelle génération antiraciste48. Mais, en un temps où les discours xénophobes portés par l’extrême droite sont en plein recrudescence49 –à laquelle les stades, du moins ceux de football, n’échappent pas50 –, cette génération réinvente les codes de la prise de parole. Au militantisme un peu suranné des intellectuels de gauche, champions de l’écrit et de l’indignation pétitionnaire, elle préfère un militantisme de l’action, dans l’espace public. Affaire de rupture générationnelle – celle de la télévision contre celle de l’écrit – et de milieu aussi : ceux qui marchent pour l’égalité des chances et contre le racisme, entre octobre et décembre 1983, incarnent un nouvel univers antiraciste en ce qu’ils font l’expérience effective du racisme. Les médias ne s’y trompent pas. Ils suivent la “marche des beurs” avec attention51.

20 Yannick Noah semble pouvoir être un ambassadeur de l’antiracisme. Et cette assignation se cristallise au lendemain de sa très nette victoire en demi-finale de Roland-Garros contre son compatriote, Christophe Roger-Vasselin. Quelques jours plus tard, Le Nouvel Observateur souligne à quel point la valeur symbolique de cette victoire échappe au joueur, mais la rédaction lui assigne malgré tout une lourde responsabilité : « Ce dont Yannick n’a probablement pas conscience, c’est que sa présence dans tous les foyers français, une présence associée à une victoire française, dans le rayonnement de sa grâce et la dimension contagieuse de son charme, il aura un instant, et bien plus que d’autres, figé sur place la vague de racisme qui déferle sur le pays52. » Si l’on excepte les commentaires proprement sportifs et ceux, nombreux, relatifs à sa vie privée, rares sont alors les écarts à la règle tacite faisant de Yannick Noah la figure emblématique de l’heureux brassage français.

21 De son côté, le joueur n’apparaît toujours pas enclin à endosser ce rôle de porte- étendard de l’antiracisme. Au printemps 1983, alors que le débat fait rage autour de l’interdiction faite par le gouvernement à la fédération française de Rugby de participer à des rencontres contre l’Afrique du Sud au nom de la lutte contre l’apartheid53, Yannick Noah, qui a pourtant par le passé dénoncé la ségrégation raciale sud africaine brouille les cartes en déclarant qu’il a envie d’aller y jouer54. En mai 1983, dans le Figaro, on lit : « Il refuse, malgré les invitations très fréquentes, de se prononcer sur un sujet – l’existence d’un quelconque racisme à son encontre en France55. » Bien plus tard, il dira avoir été victime de racisme dès 197956. Longtemps après avoir déclaré qu’il se sentait concerné par les problèmes des noirs dont il est le « leader un peu malgré lui depuis qu’Ashe s’est retiré des courts57 », il devisera aussi sur son statut « d’athlète noir58 ». Au début de l’hiver 1983, il avoue avoir hésité à accepter de donner un entretien pour un numéro thématique de L’Équipe Magazine intitulé « Sport et Racisme 59 ». Il considère n’être « représentatif de personne » et ne se voit pas comme un « porte-parole ».

22 Peut-être faut-il chercher la source du détachement de Yannick Noah dans la phase difficile qu’il traverse. Après avoir déjoué une partie de l’été, exténué, il décide de s’expatrier aux États-Unis. Son départ est vécu comme une trahison, un affront à la nation. « Noah prend la fuite » lit-on dans L’Équipe60. « 54 millions de Noah trahis par Noah » renchérit Le Monde61. Six mois après avoir célébré la victoire sans aucun filtre ni recul sur sa signification, une partie des journalistes baignent toujours dans un régime d’extrapolation où la psychologie de comptoir le dispute à la déception, le deuil de l’émotion. Le Monde n’hésite pas à lancer ce jugement : Yannick Noah est en

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permanence fragilisé parce qu’il n’a pas réussi « la soudure affective entre une culture européenne et des racines africaines62« . Quant au joueur, en réponse aux questions renaissantes sur son identité, balancée entre Cameroun et France, il botte en touche : il « se sent de nulle part63 ». Sa double culture, perçue comme une force et comme la source du miracle printanier, redevient un facteur de déséquilibre. Tout autant que « Noah l’Africain » était célébré, Noah le néo-Américain est honni. Dans de telles conditions, le jeune homme – il n’a après tout que 23 ans… – peine évidemment à trouver sa place et le ton juste face à l’épineuse question du racisme.

Conclusion

23 La victoire de Noah est un événement majeur dont la temporalité n’est pas circonscrite à l’année 1983. Aussitôt mythifiée, elle se trouve inscrite dans la légende sportive nationale, à, l’instar du titre de champion du monde football en 1998. Six mois après sa victoire, il est d’ailleurs élu par L’Équipe « champion des champions 1983 ». La prégnance de ce triomphe est telle que la mémoire collective en garde un souvenir vivace et que les médias ne se lassent pas, à chaque édition de Roland-Garros, de le commémorer. Depuis, aucun autre tennisman français n’a égalé sa performance. La victoire de la franco-américaine Mary Pierce en 2000 n’a pas laissé la même empreinte dans la mémoire nationale.

24 Mais, en définitive, au-delà du champ sportif, sa portée est sans doute moindre que ce que certains augures prophétisaient en juin 1983. Bien avant le succès des footballeurs tricolores en 1998 et la mise en orbite du mythe de la France Black-Blanc-Beur, les médias croient voir dans son triomphe un « moment anti-raciste64 ». A-t-il été ? Du point de vue médiatique, s’il a été, ce fut sur le mode du rêve reçu, du fantasme et il aura été aussi éphémère que fragile. La croyance dans les vertus pacificatrices et cathartiques du sport ne résiste pas, en effet, à la vigueur des courants plus profonds qui ébranlent la société française en 1983.

25 Ce n’est que plus tard que Noah affirme son charisme avec plus de force et de portée. Entre 2005 et 2007, il devient personnalité préférée des Français (baromètre du Journal du Dimanche). Depuis la fin de sa carrière sportive, il apparaît à la fois comme plus engagé contre les discriminations sociales (avec son association Fête le Mur) et on peut noter une stabilisation positive d’une africanité qu’il a lui-même mis en scène en tant que chanteur. Ainsi, en 1991, capitaine de l’équipe de France triomphante lors de la finale de la Coupe Davis, alors qu’il vient de mettre fin à près de soixante ans sans victoire dans cette compétition, il entraîne ses joueurs derrière lui dans un tour d’honneur dansant au son premier disque, « Saga Africa ». En entonnant ce grand succès populaire sur le court du Palais des Sports de Lyon, à l’unisson avec le public, il réactive l’émotion collective de 1983 sur le mode de la double appartenance. Un symbole réactivé et, d’une certaine façon, l’annonce du mouvement plus tardif d’une France noire décomplexée65. Par la suite, les références médiatiques à la couleur de peau de Yannick Noah ne cessent de refluer. Dans le champ politique aussi on n’estime plus nécessaire de rappeler son métissage. Le 3 décembre 1996, alors qu’il vient de remporter une seconde Coupe Davis avec ses joueurs, Jacques Chirac à ce mot : « Yannick Noah, d’une certaine façon a incarné la France, il était la France dans cette épreuve. » Si l’on questionne le « figement représentationnel66 » de la victoire de 1983, elle ne se rapporte pas à un moment antiraciste mais à une fulgurante décharge d’émotion et de

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gloire nationale. Ce qui amène, en dernier ressort, à revenir sur la question d’un héroïsme qui tend, sur le temps moyen, à estomper les couleurs pour mieux compenser le manque de modèle, d’émotions positives partagées67 dans une France hantée par l’idée de son déclin68.

NOTES

1. Le Journal du Dimanche, 5 juin 1983. 2. Les autres tournois du Grand Chelem se déroulent à Wimbledon en Angleterre, Flushing Meadows au États-Unis et Melbourne en Australie. Voir Jean-Christophe Piffault, L’Invention du tennis, Paris, Les Quatre Chemins, 2007, pp. 65-72. 3. Yannick Noah a été capitaine de l’équipe de Coupe Davis en 1991 et 1996, avec deux titres à la clé, capitaine de l’équipe féminine de Fed Cup en 1997 avec, de nouveau, une victoire. Depuis l’été 2015, il a repris le capitanat de l’équipe masculine de Coupe Davis. 4. Tétart Philippe, « Roland Garros », in Agnès Chauveau, Yannick Dehée (dir.), Dictionnaire de la télévision populaire, Paris, Nouveau Monde, 2007, pp. 417-418. 5. Vigarello Georges, Du Jeu ancien au show sportif. La naissance d’un mythe, Paris, Seuil, 2002, p. 161. 6. Ibid. 7. L’Équipe, 27 novembre 1982. 8. Voir notamment Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007 ; Laurent Dornel, La France hostile. Socio- histoire de la xénophobie 1870-1914, Paris, Hachette, 2004 ; Ralph Schor, L’Opinion française et les étrangers en France, 1919-1939, Paris, Publications de la Sorbonne, 1985 ; Yvan Gastaut, L’Immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Paris, Seuil, 2000. 9. Voir Gérard Noiriel, Population, immigration et identité nationale en France (XIX-XXe siècle), Paris, Hachette, 1992. 10. L’Équipe, 6 juin 1983 11. INA, CAB8400015001 : Ben Jelloun Tahar, « Racisme décaféiné », Résistances, Antenne 2, 1er mars 1984. 12. L’Équipe Magazine, 19 novembre 1989. 13. Philippe Tétart, Sylvain Villaret, « Yannick Noah au miroir des médias (1978-1983). Un héros au pied d’argile », in Patrick Clastres, Paul Dietschy (dir.), Paume et tennis en France XVe-XXe siècle, Paris, Nouveau Monde, 2009, pp. 249-270 et « La construction médiatique d’une icône sportive : Yannick Noah (1978-1991) », in Jean-François Diana (dir.), Spectacles sportifs, dispositifs d’écriture, Nancy, Questions de communication, n° 19, 2013, pp. 137-153. 14. La Vie, 1er juin 1978. 15. L’Équipe, 16 juin 1979. 16. L’Équipe, 17 novembre 1982. 17. L’Équipe, 6 juin 1983. 18. Mignon Patrick, « Les deux performances. Ce que les médias ont fait des sportifs », in Le Temps des médias, vol. 2, n° 9, 2007, pp. 149-163. 19. L’Équipe, 17 mars 1983. 20. Le Figaro, 6 juin 1983. 21. Le Monde, 7 juin 1983.

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22. INA, CAB00047240 : « Midi 2 », Antenne 2, 6 juin 1983. 23. L’Équipe, 7 juin 1983. 24. L’Équipe, 13 juin 1983. 25. Yannick Noah, Christian Collin, Balle de Match, Paris, Solar, 1981, p. 74. 26. Voir Patrick Weil, Qu'est-ce qu'un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Paris, Gallimard, 2002. 27. Le Monde, 7 juin 1983. 28. L’Équipe, 9 septembre 1980 29. Tennis Magazine, février 1983. 30. L’Express, 3-9 juin 1983. 31. Joseph Musso, Les Pionniers du reggae en France, Noisy-le-Grand, éd. La boutique des artistes, 2010. 32. Le Quotidien, 3 juin 1983. 33. Paris-Match, 16 décembre 1983. 34. Thimothée Jobert, Champions noirs, racisme blanc : la métropole et les sportifs noirs en contexte colonial (1901-1944), Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2006, Claude Boli, « Noir désir, des années 1950 à nos jours », in Claude Boli, Yvan Gastaut, Fabrice Grognet, Allez la France. Football et immigration, Paris, Gallimard-CNHI, 2010, pp. 85-90. 35. Philippe Dewitte, « Le Noir dans l’imaginaire français », in Pascal Blanchard et al. (dir.), L'Autre et Nous. « Scènes et Types ». Anthropologues et historiens devant les représentations des populations colonisées, des ethnies, des tribus et des races depuis les conquêtes coloniales, Paris, Syros, 1995 p. 27-3 36. Nouvel Observateur, 10 juin 1983. 37. Le Figaro, 6 juin 1983. 38. L’Humanité, 6 juin 1983. 39. Voir, par exemple, Le Figaro, 11 juin 1983. 40. Libération, 7 juin 1983 41. Le Monde, 7 juin 1983. 42. Nouvel Observateur, 10 juin 1983. 43. Libération, 7 juin 1983. 44. Stéphane Beaud, Gérard Noiriel, « De l’immigration dans le football », in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 26, 1990, p. 96. 45. Pour le cas des footballeurs, Steven Apostolov, Yvan Gastaut, « Zinedine Zidane’s return to the land of his ancestors : politics, diplomacy or something else ? », in Soccer & Society, vol. 15, n° 5, 2014, pp. 685-695. 46. Pap Ndiaye, La Condition noire. Essai sur une minorité française, Paris, Calmann Lévy, 2008, p. 320 et plus généralement pp. 224-237. 47. Voir Pascal Blanchard, Éric Deroo, Gilles Manceron, Le Paris noir, Paris, Hazan, 2001 et Benoît Hopquin, Ces noirs qui ont fait la France, Paris, Calmann-Lévy, 2009. 48. Yvan Gastaut, « Générations antiracistes en France 1960-1990 », in Cahiers de la Méditerranée, vol . 61, n° 1, 2000, pp. 289-303. 49. Ralph Schor, « Parler des étrangers : les mots du Front national », in Cahiers de la Méditerranée, vol. 54, n° 1, 1997, pp. 117-137. 50. Nicolas Hourcade, « Les expressions racistes des supporters de football français depuis les années 1980 », in Claude Boli, Patrick Clastres, Marianne Lassus (dir.), Le Sport en France à l’épreuve du racisme, Paris, Nouveau Monde, 2015, pp. 105-116. 51. Abdellali Hajjat, La Marche pour l'égalité et contre le racisme, Paris, éd. Amsterdam, 2013. 52. Nouvel Observateur, 10 juin 1983

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53. Laurent Cournil, « Sport et relations internationales : le cas franco-sud-africain, Le rugby, vecteur de relations entre morale et intérêts », in Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, n° 16, 2003, pp. 75-86. 54. L’Équipe magazine, 16 avril 1983. 55. Le Figaro, 16 mai 1983. 56. L’Équipe Magazine, 19 novembre 1989. 57. La Croix, juin 1983. 58. L’Équipe, 3 décembre 1989. 59. L’Équipe magazine, 3 décembre 1983. 60. L’Équipe, 1er décembre 1983. 61. Le Monde, 1er décembre 1983. 62. Le Monde, 2 janvier 1984. 63. L’Équipe Jeune, 9 novembre 1983. 64. Yvan Gastaut, Le Métissage par le foot. L’intégration, mais jusqu’où ?, Paris, Autrement, 2008. 65. Voir Claire Diao, « Black & Noir. Idéologie ou linguistique ? », in Afropéa, n° 3, 2014, pp. 362-371. 66. Nous suivons ici les suggestions de Henri Boyer, « Stéréotype, emblème, mythe. Sémiotisation médiatique et figement représentationnel », in Mots. Les Langages du politique, n° 88, 2008, pp. 99-113. 67. Voir Jean-Pierre Albert, « Du martyr à la star. Les métamorphoses des héros nationaux », in Pierre Centlivres et al. (dir.), La Fabrique des héros, Paris, éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1999, p. 26. 68. Frank Robert, La Hantise du déclin. La France de 1914 à 2014, Paris, Belin, 2014.

RÉSUMÉS

Le 5 juin 1983, la victoire de Yannick Noah en finale du tournoi de tennis de Roland Garros fait la joie de la France entière. En pleine crise économique et sociale, confronté à la fois à la récession et à la montée du racisme que dénoncent les enfants d’immigrés, le pays s’est trouvé une icône. Si l’embrasement médiatique fait de Noah le nouveau visage d’une société réconciliée avec elle- même, le joueur lui-même paraît réticent à endosser le symbole. Une manière d’échapper aux assignations identitaires qui surdéterminent son exploit sportif.

AUTEURS

STÉPHANE MOURLANE Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université d’Aix-Marseille (UMR 7303 Telemme).

PHILIPPE TÉTART Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université du Maine (VIPS - EA4636).

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Les mémoires de la Marche pour l’égalité et contre le racisme Dans les archives du Web

Sophie Gebeil

1 À la fin de l’année 2012, dans le cadre d’un travail de thèse sur la fabrique numérique des mémoires de l’immigration maghrébine à partir des archives du Web1, nous avons souhaité étudier la façon dont la Marche de 1983 était donnée à voir sur la Toile. L’hypothèse était alors que la démocratisation de l’Internet, notamment liée au tournant participatif du Web au milieu des années 2000, offrait un nouvel espace d’expression mémoriel. À partir d’une recherche dans les archives du Web français de 2007 à février 2013, 25 dispositifs numériques ont été identifiés pour proposer des pistes de réflexion sur la fabrique numérique des mémoires de la Marche, en tant que construction sociale et, selon les termes de Denis Peschanski, « mise en récit publique d’un passé convoqué dans le présent et pour l’avenir2 ».

2 Au sein du corpus identifié, le souvenir de l’événement oscille entre entrée en militance – et parfois en politique – d’une génération incarnée par la création de SOS Racisme en 1984 et l’amertume d’une profonde désillusion face à une Marche perçue comme confisquée par le Parti socialiste à travers l’antiracisme. Dès lors, le Web constitue un espace de coexistence de la pluralité des mémoires qui met en lumière une certaine concurrence entre les « héritiers » de la Marche ainsi que des enjeux à différentes échelles. Il s’agira ici de rendre compte d’une première approche non exhaustive des mémoires en ligne de l’événement en insistant sur quelques traits saillants des mécanismes de médiation du passé concernant les temporalités, les acteurs et la participation du Web au processus de mémorialisation. Le Web contribue à la présentification de l’histoire durant le temps de la commémoration et permet à une pluralité d’acteurs mémoriels de s’exprimer. Ensuite, la mémoire de l’événement s’inscrit dans les usages publics de l’histoire3 au sein de dispositifs dans lesquels le témoin occupe une place centrale. Enfin, la polyphonie mémorielle visible en ligne reflète la pluralité des parcours militants.

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La présentification de l’histoire sur le Web à travers l’exemple de la Marche de 1983

3 La recherche des traces de la Marche de 1983 dans les archives du Web a eut lieu de décembre 2012 à février 2013. Elle s’inscrivait alors dans le cadre d’un doctorat d’histoire contemporaine visant à proposer une première approche historiographique des fonds du dépôt légal du Web géré par l’Institut national de l’audiovisuel (INA) et la Bibliothèque nationale de France (BNF) depuis la loi DADVSI de 2006, à partir de l’étude des mémoires de l’immigration maghrébine. Les enjeux épistémologiques liés à l’appréhension du dépôt légal du Web comme source renouvellent la relation que l’historien entretient avec ses archives et nécessitent une adaptation méthodologique sur laquelle il n’est pas ici possible de s’étendre4. Face à ces obstacles et dans le but d’analyser le Web en prenant en considération les individus qui agissent « derrière l’écran », nous avons élaboré une démarche qualitative qui s’appuyait sur un nombre restreint de treize dispositifs numériques mémoriels complétés par un faisceau de sources supplémentaires alors en cours de collecte. Une première recherche sur la Marche a été effectuée au sein de ce corpus comprenant les versions archivées des sites de l’association Génériques5, des médias de minorité du groupe Oumma Media6 et Kabyle.com7, du site muséal du Musée national de l’histoire de l’immigration (MHI8), les blogs de Touhami Moualek9 et de Arabe de France10 ainsi que les sites associatifs locaux d’Ancrages11, de Com’étik Diffusion12 et d’AnonymalTV 13. Or, en décembre 2012, la mémoire de la Marche, événement pourtant fondateur pour de nombreux acteurs, apparaissait comme secondaire, notamment au regard des commémorations de la Guerre d’Algérie et du 17 octobre 196114.

4 À l’approche du trentième anniversaire de la Marche, ces sites ont diffusé de nouveaux contenus sous forme de publications scientifiques15, de ressources documentaires ou pédagogiques16. Génériques a, par exemple, mis en ligne une première exposition virtuelle réalisée par l’association avec l’outil Google Open Gallery. Celle-ci concerne les luttes de l’immigration de 1972 à 1983. Présentée dans la continuité des mouvements immigrés des années 1970, la Marche de 1983 y apparaît comme le point d’orgue de la mobilisation. Ce parcours militant est présenté à travers des témoignages, dont celui de l’ancienne marcheuse Marie-Laure Mahé, et des affiches dont l’association est détentrice17. Par ailleurs, comme cela avait été le cas pour les commémorations du 17 octobre 1961, deux Webdocumentaires ont mis à l’honneur l’événement à l’image de « La Marche d’après18 » ou de « 1983-2013 : une Marche, deux générations19 ». Dans le même temps, plusieurs pages Facebook20 et blogs21 lui sont intégralement dédiés tandis que certains acteurs développent leur identité numérique22, à l’image de Toumi Djaidja23, l’un des initiateurs de la Marche. À cela vient s’ajouter la politique communicationnelle du film La Marche, réalisé par Nabil Ben Yadir avec le soutien de Djamel Debbouze. Comme cela avait été étudié par Cyril Domanico pour Indigènes en 2006, deux axes de diffusion en ligne caractérisent la promotion du film : la réalisation d’un site Web24 et la diffusion d’un dossier pédagogique 25. Dans l’ensemble, la production commémorative insiste sur l’entrée de la génération « beur » dans l’espace public et sur la personnalité des marcheurs.

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Une pluralité d’acteurs de la médiation de la Marche en ligne de 2002 à février 2013

5 À l’inverse, les contenus identifiés en février 2013 dans les archives du Web, avant le temps de la célébration, donnent à voir des acteurs disposant de moyens financiers moindres mais relayant une mémoire très nuancée et complexe de la Marche de 1983. Le Web donne ainsi accès, aux côtés des projets commémoratifs disposant d’une forte visibilité et des associations nationales, à une « mémoire par le bas », produite par des acteurs et des militants ancrés dans des territoires locaux. Le Web militant est au cœur de la mémoire de 1983. Les associations et les mouvements nationaux tels que les sites de SOS Racisme26, du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB27) mais aussi du Mouvement des Indigènes de la République (MIR28), intègrent la Marche dans leur historique ou dans leur argumentaire, même si elle ne constitue pas un sujet central. Aux côtés de ces associations d’envergure, les mémoires de 1983 sont aussi portées par un tissu associatif local bien souvent implanté dans les quartiers populaires, émanant notamment de l’agglomération lyonnaise à travers plusieurs hommages rendus à Toumi Djaidja, habitant de la cité des Minguettes29. Le site de Radio Pluriel, radio associative et acteur historique de la Marche née en 1981, propose notamment un documentaire radiophonique en ligne sur la Marche.

6 L’événement, est également abordé par les médias en ligne qui entendent proposer une information alternative, en opposition aux médias traditionnels30 jugés moins libres et trop conventionnels : la WebTV généraliste Latelelibre.fr diffuse un entretien de Malek Boutih31, les deux WebTV locales, Marsactu32 et Télé Lyon Métropole 33 proposent également deux documents audiovisuels sur la Marche pour l’égalité. Deux territoires sont particulièrement représentés : Marseille, point de départ de la Marche de 1983 et Lyon, lieu de naissance de la marche, mettant ainsi à mal une perception déterritorialisée du Web puisque la mémoire de l’événement, relayée sur un écran ouvert au monde, émane et s’ancre malgré tout dans les territoires d’origine de la Marche. De plus, aux côtés des Web-médias généralistes et locaux, les médias de minorité en ligne34 comme Oumma.com 35 et les portails destinés à la diaspora marocaine (Yabiladi.com36, Bladi.net37) accordent également une place non négligeable à la Marche.

7 Le dernier type de sites Web évoquant la Marche de 1983 rassemble les plateformes d’autopublication38, de partage de vidéos et les réseaux socionumériques. Il existe également une page Facebook consacrée intégralement au trentième anniversaire de la Marche pour l’égalité39. Sur Youtube, le groupe de rap ZEP s’est fait connaître en diffusant en ligne le clip de la chanson « Nique la France40 » qui cite la Marche de 1983.

8 À partir de la sélection de vingt-trois dispositifs, la Marche est intégrée dans un discours plus large et dont les horizons sont très divers. Le Web renforce ainsi le caractère éclaté des mémoires dans un espace virtuel où toutes les informations se juxtaposent sans hiérarchisation.

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Usages publics de la Marche en ligne : temporalités et mises en scène des témoins

9 Au sein du corpus rassemblé, la Marche est perçue comme un événement délaissé par les médias traditionnels. L’un des premiers objectifs revendiqués est de sortir l’événement de l’oubli. Les temporalités de ces dispositifs reflètent l’impact des logiques commémoratives et confirment la place centrale accordée au témoin.

10 À l’échelle des années 2000, les temps commémoratifs sont l’occasion de faire connaître l’existence de la Marche. Par exemple, pour les vingt ans de l’événement en 2003, le site Bladi.net publie une dépêche de l’AFP à ce sujet. Cependant, les temps forts de la mise en visibilité de la Marche de 1983 en ligne datent de 2009 et de 2011.

Les temps forts de la médiatisation de la Marche en ligne dans le corpus étudié de 1999 à 2013

11 Le premier correspond à la marche de 2009 associant des anciens et des nouveaux marcheurs afin de porter de nouveau la question de l’égalité des droits dans le débat public. Le second temps est lié à l’appel de Nassurdine Haidari, élu socialiste marseillais, qui a fondé en 2011 le collectif « Nous ne marcherons plus41 ! ». À partir de 2012, la Marche de 1983 est « noyée » dans les multiples marches pour l’égalité liées au projet de loi sur le mariage pour les personnes de même sexe qui occupe alors l’actualité. La seule commémoration en ligne recensée à cette période prend la forme d’une page Facebook qui bénéficie des stratégies de référencements propres aux réseaux sociaux. Son auteur, Farid Saidani, directeur de centre social, attaché territorial dans le Val d’Oise a participé à la marche de 1983 et à la marche Convergence 84 l’année suivante42 avant d’intégrer l’association SOS Racisme. Lorsque nous l’avons questionné sur ses motivations en juin 2015, il déplorait l’absence de transmission de la mémoire de la Marche auprès des plus jeunes43.

12 Au cœur de ces dispositifs, les passeurs de mémoires sont les marcheurs de 1983, acteurs-témoins de la Marche. La mise en visibilité des témoins est inégale et varie selon leur rôle dans la Marche de 1983 mais en fonction de leur propre pratique numérique. Ainsi, Toumi Djaidja et le père Christian Delorme, étant à l’initiative de la

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Marche, sont les plus visibles. Ceci s’inscrit dans la continuité de la médiatisation de la Marche en 1983, notamment à la télévision. Pour Salika Amara et Saïd Bouamama, leur visibilité est étroitement liée à leur intense activité sur la Toile. Il convient d’ajouter les témoignages d’Abdelaziz Chambi, de Farida Belghoul, de Marie-Laure Mahé et de Rachid Amghar. Ces souvenirs sont le plus souvent diffusés sous la forme d’entretiens retranscrits ou, dans une moindre mesure, filmés. Les témoins racontent leur investissement dans la Marche et les espoirs qui sont nés de son succès.

13 L’enthousiasme des récits et bien souvent associé à la dénonciation de la récupération politique par le Parti socialiste à travers la création, en 1984, de l’association SOS Racisme perçue comme un pion du PS. À ce désenchantement quasi immédiat lié au sentiment de confiscation du mouvement s’ajoute l’amer constat de la persistance de l’exclusion des enfants issus de l’immigration notamment maghrébine. Dans ces récits de vie, la Marche constitue souvent l’entrée en résistance, le fondement d’une lutte et les premiers pas dans le militantisme. Ainsi, la majorité des témoins présents dans ces dispositifs ont poursuivi l’action militante mais selon des trajectoires très diverses : Abdelaziz Chambi dirige l’Union des jeunes musulmans (UJM), Rachid Amghar s’implique dans la vie associative de son quartier du Blanc-Mesnil. Il s’agit d’un militantisme de terrain auprès des habitants des quartiers populaires à l’échelle micro- locale. Tout au plus, ces associations participent au forum social des quartiers populaires mis en place par le Mouvement de l’immigration et des banlieues. Au-delà du cadre associatif, l’engagement des marcheurs prend des formes variées au gré des personnalités et des opportunités à l’image du sociologue Saïd Bouamama, investi dans le mouvement postcolonial. Les marcheurs de 1983 apparaissent dans le corpus comme des figures héroïques discrètes, abîmées par une désillusion à la hauteur des espérances qu’avait soulevées leur implication dans la Marche pour l’égalité.

Polyphonie mémorielle de la Marche

14 Jusqu’en février 2013, le Web apparaît comme un espace de réhabilitation de la Marche dans la mémoire collective mais, au-delà de l’unanimité autour du caractère oublié de la Marche, la mémoire de l’événement est plurielle. Elle varie en fonction de son interprétation à la lumière des revendications portées par les différents acteurs. Cette pluralité s’exprime au sujet de la dénomination, de l’héritage et de l’échec de la Marche. La confiscation est souvent associée au rejet de l’expression « Marche des Beurs ». Dans notre corpus, l’expression revient dans 43 % des cas alors que 57 % privilégient la formule « Marche pour l’égalité (et contre le racisme) ». Pour les témoins, notamment Toumi Djaijda, l’appellation « Marche des Beurs » renvoie à une ethnicisation de « l’esprit de 1983 » qui noie les revendications dans la lutte antiraciste catalysée par SOS Racisme. L’expression renvoie également au traitement médiatique de l’événement centré sur la troisième génération de l’immigration maghrébine44. Ainsi, le Web militant privilégie l’expression « Marche pour l’égalité » tout comme le média de minorité Oumma.com. Ces divergences de nomination révèlent une pluralité des interprétations de la Marche liée à des enjeux de filiation. Moment fondateur, la Marche est aussi une source de légitimité. Elle est convoquée par les différents acteurs du mouvement social qui souhaitent s’inscrire dans la continuité de ce moment clé du militantisme contemporain et s’inscrit donc dans des filiations multiples.

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15 La première approche est celle de l’antiracisme universaliste incarné par SOS Racisme, dont le site fait de 1983 la première date de l’historique de l’association : « 1983 : Marche des Beurs, crime raciste Bordeaux-Vintimille45 ». Ici l’événement est à la fois central, à l’origine de l’association, sans être pour autant l’objet d’un développement important, la présentation restant assez sommaire. À l’inverse, pour les militants du MIB, la Marche est insérée dans une temporalité plus longue : depuis le 17 octobre 1961 jusqu’au mouvement de soutien aux sans-papiers.

16 Dans cette deuxième approche, la Marche est perçue comme un moment de révolte contre les violences policières46 tout en dénonçant les mouvements antiracistes décrits comme paternalistes47. Il s’agit donc aussi, plus largement, de réhabiliter les luttes de l’immigration dans la mémoire collective. Pour SOS Racisme, la Marche est un événement qui trouve son aboutissement dans la création de l’association tandis que pour le MIB, comme pour les associations locales, elle apparaît davantage comme un échec. Dans le même temps, la situation des grands ensembles, le traitement politique de l’immigration et les discriminations, trente ans après, renforcent le sentiment d’échec de la Marche. Ainsi, Abdelaziz Chambi dénonce une accentuation de l’ethnicisation des rapports sociaux depuis les années 198048.

17 Enfin, la Marche est aussi insérée dans une lecture postcoloniale49 diffusée notamment par le MIR dès 2005. Dans cette perspective, il s’agit de dénoncer la continuité des pratiques coloniales de l’État français à l’égard de populations perçues comme « non- blanches ». La vidéo du clip « Nique la France », mise en ligne sur Youtube, dénonce l’incapacité de la France à sortir du regard colonial concernant les populations issues de l’immigration. Sur un texte du marcheur et sociologue Saïd Bouamama, proche du MIR, le chanteur Saïdou dresse un tableau désenchanté du quotidien de l’exclusion dans lequel l’échec de la manifestation de 1983 symbolise l’absence d’écoute à l’égard des populations ghettoïsées. L’héritage de la Marche est ici davantage celui d’un échec sur la durée. Elle est à la fois le symbole d’une mobilisation collective mais aussi celui des difficultés rencontrées dans le dialogue avec les gouvernements successifs.

Conclusion

18 L’analyse des dispositifs mémoriels sur le Web au sujet de la Marche pour l’égalité et contre le racisme permet de constater que les acteurs de la mémoire en ligne convoquent le passé pour s’inscrire dans des modes d’action militants contemporains. Ces dispositifs relèvent davantage des usages du passé que de la volonté d’approfondir l’histoire de la Marche et sa contextualisation. Les acteurs mémoriels trouvent ainsi dans le Web un nouvel espace de mise en visibilité d’une mémoire considérée comme oubliée, facilitant ainsi la transmission et les processus de réappropriation. Finalement, malgré de réelles oppositions entre les héritiers de la Marche, le Web apparaît davantage comme un espace de coexistence dans lequel chaque acteur mémoriel tente d’exister à différentes échelles. La Toile montre ainsi une mémoire territorialisée de la Marche où les militants locaux cohabitent avec les associations et les institutions d’envergure nationale. Aux côtés des témoignages narrant l’arrivée triomphale de la Marche à Paris en décembre 1983, les archives du Web donnent aussi accès à la mémoire micro-territorialisée de la Marche qui s’inscrit dans la pratique numérique de la vie associative des quartiers urbains qui furent des lieux d’impulsion de l’événement qu’il s’agisse de Marseille ou de Lyon. La pluralité des mémoires et la récupération

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politique de la Marche témoignent plus largement de la difficulté d’édifier des événements-référents, fédérateurs et unanimes à partir de mémoires migrantes.

NOTES

1. Sophie Gebeil, « La fabrique numérique des mémoires de l’immigration maghrébine sur le Web français de 1999 à 2014 », doctorat d’histoire, dir. Maryline Crivello, Aix-Marseille Université, 2015. 2. Denis Peschanski, Mémoire et méorialisation, vol. 1 De l’absence à la représentation, 2013, Hermann, 338 p. 3. Marie-Claire Lavabre, « Usages du passé, usages de la mémoire », in Revue française de science politique, vol. 44, no 3, 1994, pp. 480-493 ; Maryline Crivello, Patrick Garcia, Nicolas Offenstadt, Concurrence des passes : usages politiques du passé dans la France contemporaine, Aix-en- Provence, France, Publications de l’université de Provence, 2006 ; Philippe Joutard, Histoire et mémoires, conflits et alliance, Paris, France, La Découverte, 2013 ; Cahiers d’histoire immédiate, n° 43, « Les usages du passé », Toulouse, Groupe de recherche en histoire immédiate, 2013 ; Le Débat, n° 177, « La culture du passé », novembre-décembre 2013. 4. Sur l’usage des archives du Web en histoire voir notamment Valérie Schafer, Benjamin Thierry, « L’ogre et la Toile, le rendez-vous de l’histoire et des archives du Web », in Socio, n° 4, 2015 ; Sophie Gebeil, « La médiation des mémoires de l’immigration maghrébine sur le Web français de 1999 à 2014 », in Les Cahiers du Numérique, Paris, 2016. 5. Génériques, www.generiques.org, versions de 1999 à février 2013, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF. 6. Essentiellement www.oumma.com, versions de 1999 à février 2013, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF et www.oummatv.tv, versions de 2008 à février 2013, in Dépôt légal du Web média, INA. 7. Kabyle.com, www.kabyle.com, versions de 2001 à février 2013, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF. 8. Musée d’Histoire de l’Immigration, www.histoire-immigration.fr, versions de 2004 à février 2013, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF. 9. Touhami Moualek, Blog à part, http://mtouhami.com puis http://mtouhami.fr, versions de 2006 à février 2013, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF. 10. www.arabesdefrance.wordpress.com, versions de 2011 à février 2013, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF. 11. Association Ancrages, www.ancrages.org, versions de 2008 à février 2013, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF. 12. Association Com’étik Diffusion, www.cometik.info, versions de 2006 à février 2013, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF. 13. Association Anonymal, www.anonymal.tv, versions de 2009 à février 2013, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF. 14. Commémorations marquées par l’essor de trois Webdocumentaires d’envergure sur le 17 octobre 1961 : Olivier Lambert et Thomas Salva, « La nuit oubliée », www.lemonde.fr/societe/ visuel/2011/10/17/la nuit-oubliee_1587567_3224.html ; Raspouteam, « 17.10.61 », http://

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www.raspouteam.org/1961/ ; Laurent Maffre et Thomas Gabison, « 127 rue de la Garenne », http://bidonville-nanterre.arte.tv, in Dépôt légal du Web média, INA. 15. Voir notamment les revues Hommes & Migrations et Migrance 16. Musée d’Histoire de l’immigration, http://www.histoire-immigration.fr/musee/collections/ la-marche-pour-l-egalite-et-contre-le-racisme, version du 13 mars 2014, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF. 17. Association Génériques, https://www.google.com/culturalinstitute/exhibit/mouvements-et- luttes-des-immigré-e-s-contre-les-discriminations-et-pour-l-égalité/AQ-5Nl1g ? hl =fr&position =11 %2C99, disponible en ligne, consulté le 10 janvier 2015. 18. Jenna Le Bras, François Hume-Ferkatadji, Lucas Roxo, 2013, http://www.lamarchedapres.com, in Dépôt légal du Web, INA. 19. Ouafia Kheniche, « Une marche, deux générations », in Franceinfo.fr, 15 octobre 2013, http:// www.franceinfo.fr/actu/societe/dossier/les-30-ans-de-la-marche-27847, Dépôt légal du Web média, INA, disponible en ligne, consulté le 14 janvier 2015. 20. Voir notamment : « 1983-2013, Trente ans de Marche de l’Égalité », https:// www.facebook.com/Marchedelegalite ; celle de Naïma Yahi, « Marche pour l’égalité et contre le racisme, 30 ans déjà », https://www.facebook.com/Marche-pour-l %C3 %A9galit %C3 %A9-et- contre-le-racisme-30-ans-d %C3 %A9j %C3 %A0-233259286834025/timeline/ ; celle de la WebTV Kaina TV, https://m.facebook.com/profile.php ?id =161994420674910 ; de l’association Le comptoir général, https://www.facebook.com/events/235400929956924/, consulté le 10 septembre 2015. 21. Blog Actualités du 30e anniversaire de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, Labex Passés dans le présent – ISP – BDIC – L'Echo des cités, http:// marcheegalite.wordpress.com/, archivée depuis le 23 juin 2013, Archives de l’internet, Dépôt légal du numérique, BNF, également disponible en ligne, consulté le 8 octobre 2015. 22. Fanny Georges, « Représentation de soi et identité numérique », in Réseaux, n° 154, vol. 2, 2009, pp. 165-193. 23. Toumi Djaidja, Site officiel, symbole et initiateur de la marche pour l’égalité de 1983, 26 novembre 2013, https://sites.google.com/site/toumidjaidja/home, disponible en ligne, consulté le 20 octobre 2015. 24. La Marche, http://jemarche.fr/, archivé depuis le 17 novembre 2013, inactif depuis mars 2014, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF. 25. Académie de Paris, Éducation nationale, « La Marche, du film à la pédagogie », 2 décembre 2013, https://www.ac-paris.fr/portail/jCMS/p1_844625/la-marche-du-film-a-la-pedagogie, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF, disponible en ligne, consulté le 10 septembre 2015. 26. SOS Racisme, http://www.sos-racisme.org/, archivé depuis le 26 août 2000, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF. 27. MIB, http://mibmib.free.fr/, archivé depuis le 13 août 2000, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF. 28. MIR, premier site Web : http://www.indigenes-republique.org/, archivé du 19 mai 2006 jusqu’au 19 août 2011, second site Web : http://www.indigenes-republique.fr/, archivé depuis le 17 décembre 2008, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF. 29. Rafika Bendermel, « Rencontre avec Toumi Djaidja, fondateur de la marche pour l’égalité et contre le racisme », Lyon BondyBlog, 4 mai 2009, http://yahoo.lyon.bondyblog.fr/news/ rencontre-avec-toumi-djaidja-fondateur-de-la-marche-pour-l-egalite-et-contre-le-racisme, version du 17 mai 2010, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF. Voir également 30. Colloque « 1983 » organisé par l’ANR ECRIN à Paris le 25 et 26 mars 2015, Paris.

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31. John Paul Lepers, « Malek Boutih, Minorité invisible », in LaTeleLibre.fr, 1er septembre 2007, http://latelelibre.fr/libre-posts/malek-boutih-minorite-invisible/, version du 10 septembre 2007, in Dépôt légal du Web média, INA. 32. Esther Griffe, « Nous ne marcherons plus », un appel pour l’égalité dans les quartiers populaires, https://marsactu.fr/nous-ne-marcherons-plus-un-appel-pour-legalite-dans-les-quartiers- populaires/, consulté le 10 mai 2013. 33. Télé Lyon Métropole, « Marche des Beurs : marche pour l’égalité ! », Dailymotion, 8 juillet 2009, http://www.dailymotion.com/video/x9syud_marche-des-beurs-marche-pour-l-egal_news, in Dépôt légal du Web média, INA, disponible en ligne, consulté le 10 septembre 2015. 34. Isabelle Rigoni, « Éditorial. Les médias des minorités ethniques. Représenter l’identité collective sur la scène publique », in Revue européenne des migrations internationales, vol. 26, n° 1, 2010, pp. 7-16. 35. Oumma.com, Nassurdine Haidari, « Nous ne marcherons plus ! », 12 novembre 2011, http:// oumma.com/Nous-ne-marcherons-plus version du 12 novembre 2011, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF, également disponible en ligne, consulté le 8 octobre 2015. 36. Ibrahima Kone, « France : des jeunes perpétuent la Marche des beurs 25 ans après », Yabiladi.com, 2 juillet 2008, http://www.yabiladi.com/article-societe-3316.html, version du 11 juillet 2009, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF ; Sylvia Zappi, « Rachid taxi », de la Marche des Beurs à 2012, la même rage pour l’égalité, http://banlieue.blog.lemonde.fr/ 2013/01/18/rachid-taxi-de-la-marche-des-beurs-a-2012-la-meme-rage-pour-legalite/, consulté le 10 mai 2013, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF. 37. Agence Français de Presse (AFP), « Il y a vingt ans, la marche des beurs », 3 décembre 2003, http://www.bladi.net/il-y-a-vingt-ans-la-marche-des-beurs.html, version du 22 décembre 2009, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF. 38. Voir notamment le blog de la journaliste Sylvia ZAPPI, « Rachid taxi, de la Marche des Beurs à 2012, la même rage pour l’égalité », Au centre, la banlieue, 18 janvier 2013, http:// banlieue.blog.lemonde.fr/2013/01/18/rachid-taxi-de-la-marche-des-beurs-a-2012-la-meme-rage- pour-legalite/, version du 24 janvier 2013, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF. 39. Farid Saidani, « 30 e anniversaire de la Marche pour l’égalité », 2013, https:// www.facebook.com/30eAnniversaireDeLaMarchePourlegalite ?fref =ts, Page aujourd’hui clôturée, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF. 40. ZEP, Zone d’éducation populaire, « Nique la France », 8 août 2010, http://www.youtube.com/ watch?v=KdA2j4oU7v8&feature=youtube_gdata_player, in Dépôt légal du Web média, INA ; Amine Bentounsi, « 30 ans après la marche des beurs Amine Bentounsi », 7 mai 2012, http:// www.dailymotion.com/video/xqno4m_30-ans-apres-la-marche-des-beurs-amine- bentounsi_news in Dépôt légal du Web média, INA. 41. Nassurdine Haidari, op. cit. 42. Farid Saidani, « Qui suis-je ? », Saidani95.blogspot.com, août 2008, https://www.blogger.com/ profile/13320014171842592683, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF. 43. Farid Saidani, conversation à distance sur Facebook : « Ne pas oublier les marcheurs de 1983 et de convergences 1984. Ce n’est qu’une page Facebook, dommage que les gens ne commentent pas. Je suis un peu déçu mais motivé », le 12 mai 2013. 44. Édouard Mills-Affif, Filmer les immigrés : les représentations audiovisuelles de l’immigration à la télévision française, 1960-1986, Bruxelles, Belgique, France, De Boeck, 2004. 45. SOS Racisme, « Historique », http://www.sos-racisme.org/sos-racisme/historique?page=2, version du 7 juillet 2005, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF, également disponible en ligne, consulté le 10 août 2015. 46. Voir également par ailleurs : Anonyme, « BNF, également disponible en ligne, consulté le 2 septembre 2015 ; et Amine Bentounsi, op. cit.

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47. Sur le militantisme immigré et anti-racisme, voir notamment : ; Yvan Gastaut, L’Immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Paris, Seuil, 2000. 48. Patrice Berger, « 25 ans de marche, et toujours pas d’égalité », 10 avril 2009, http:// www.radiopluriel.fr/spip/25-ans-de-marche-et-toujours-pas-d.html, version du 23 mai 2011, in Archives de l’Internet, Dépôt légal du numérique, BNF, également disponible en ligne, consulté le 2 septembre 2015. 49. Fiona Barclay, France’s colonial legacies memory, identity and narrative, Cardiff, University of Wales press, 2013.

RÉSUMÉS

Sur Internet, la mémoire de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 est loin d’être univoque. Trente ans après cet événement à la fois clé et quelque peu oublié de l’histoire sociale et politique française, les acteurs de la Marche continuent de porter le flambeau. Cette mémoire plurielle à l’échelle nationale et locale sert de référence à nombre d’engagements militants contemporains. De repoussoir également pour ceux qui dénoncent la récupération politique dont la Marche a fait l’objet.

AUTEUR

SOPHIE GEBEIL Docteur en histoire contemporaine (UMR 7303 Telemme CNRS-AMU, Aix-en-Provence), ATER à l’ESPé d’Aix-Marseille université, chercheure invitée à la BnF et lauréate de la bourse Pasteur Vallery-Radot 2015-2016.

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Chroniques

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Chroniques

Spécial Frontières

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Une mémoire transfrontalière Les escartons du Briançonnais

Anne-Marie Granet-Abisset

1 Longtemps connus des seuls habitants du Briançonnais qui en gardaient la mémoire ou des quelques spécialistes et érudits, les escartons du Briançonnais sont redevenus une référence pour évoquer un territoire transnational. Si cette organisation originale, vivante durant quelques siècles (entre 1343 et 1789), matérialise un exemple achevé d’organisation politique et sociale à cheval sur des territoires appartenant désormais à des nations différentes, il reste que ce système n’est pas unique au sein de l’arc alpin. Dans les territoires d’altitude aux confins des États et des royaumes mais au cœur des relations entre ces derniers, il semble être un modèle courant. N’ayant plus depuis deux siècles d’existence légale, leur prégnance mémorielle fonde en revanche leur existence patrimoniale, voire même légitime, par des rappels à l’histoire, des recompositions transfrontalières intéressantes à analyser.

Des territoires expérimentaux dans le fonctionnement

2 En 1343, en concomitance avec le début de l’inexorable construction des États, enrichies par le commerce entre France et Italie, les communautés du Briançonnais, du Queyras, du Valcluson, d’Oulx et de Château-Dauphin, soit au total 51 villages du Briançonnais et du Piémont, rachètent au dauphin Humbert II l’ensemble des droits seigneuriaux, moyennant la somme substantielle de 12000 florins-or et le versement d’une rente annuelle par chaque escarton secondaire1. Cet acte est matérialisé par la signature d’une charte, sous le sceau du dauphin2. Ce dernier, ayant vendu sa province au Roi de France, a obtenu que ce titre prestigieux marque l’association de sa province, le Dauphiné, à la couronne. Majeur, cet acte l’est pour l’avenir des communautés durant le temps de son fonctionnement. Celles-ci s’affranchissent, en effet, des redevances financières et de l’essentiel des impôts, notamment l’impôt sur les communaux et sur le cheptel, la ressource essentielle des sociétés de montagne. Les seules redevances restent la gabelle sur le sel (pour l’élevage) et la taille. En même temps, elles obtiennent des franchises municipales importantes et surtout le droit

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d’administrer leurs affaires communes, cas exemplaire de démocratie locale avant l’heure.

3 L’ensemble des chefs de famille (y compris les femmes lorsqu’elles sont veuves) élisent chaque année des consuls (2 par commune) et nomment des officiers qui agissent sous l’autorité des consuls. Leurs missions principales consistent dans l’organisation des corvées (notamment l’entretien des canaux d’irrigation et des sentiers et la prévention des risques naturels et du danger majeur des incendies) indispensables pour le bon fonctionnement de la vie collective et la nécessaire gestion de ces territoires « fragiles ». Ils ont aussi à gérer la répartition des impositions, en argent ou en nature, dont la levée des troupes et la distribution des soldats séjournant sur le territoire au sein des familles. Les consuls doivent faire l’avance des impôts à régler au roi. Pour cette raison, cette fonction théoriquement élective et alternante revient régulièrement aux familles les plus aisées. Toutes les communautés sont rassemblées dans le Grand Escarton, dont le siège est à Briançon, chargé de s’occuper des affaires au niveau de l’ensemble territorial, et plus particulièrement de défendre les intérêts communs auprès du Parlement de Grenoble et auprès du roi. C’est là le signe d’une réelle autonomie de gestion qui fonctionnera jusqu’à la Révolution française.

4 Au nom de l’abolition des privilèges lors de la nuit du 4 août 1789, ces droits particuliers, qui étaient réaffirmés à chaque changement de règne, sont supprimés. Cette décision entérine l’entrée de ces territoires dans la norme générale, et pour ces communautés, un ressentiment devant la perte de leur spécificité et de leur autonomie. Déjà un siècle auparavant, en 1713, lors d’un conflit géopolitique qui ne les concerne que de loin et du traité d’Utrecht qui redéfinit la frontière avec le Duché de Savoie, le Grand Escarton avait subi une première rupture. Les trois escartons piémontais avaient été cédés, fractionnant cet ensemble transfrontalier. Pour autant, la tradition d’autonomie reste forte et les structures de l’escarton perdurent en s’insérant dans les nouvelles, issues de l’organisation de la République et de l’Empire. Les familles qui investissaient la charge de consul assurent dans la continuité les fonctions municipales. L’organisation des corvées, dont certaines se perpétuent jusqu’aux années récentes, reste le signe du maintien actif de cette organisation et de la vitalité de la vie collective, malgré sa suppression théorique.

La mémoire d’un territoire transnational : un usage réactualisé

5 Siège de la République des Escartons durant cinq siècles et symbole de cette tradition des Républiques alpines qualifiées par les observateurs extérieurs dans leur lecture dépréciative de « petites Républiques », voire de « démocraties de la misère », le Briançonnais incarne particulièrement cette occultation et cette résurgence de la mémoire historique. Si celle-ci peut s’affirmer au sein de la population comme être reprise par les élus, c’est que ces institutions ont laissé dans la mémoire commune la conscience d’avoir été le terreau expérimental de la démocratie locale.

6 Le rappel à la tradition d’autoadministration est régulièrement revendiqué jusqu’à présent, dès lors que les populations ont l’impression que le pouvoir leur échappe ou qu’on leur impose des décisions. Il est vrai qu’au regard de la construction économique et politique des États, les territoires alpins n’ont pas cessé d’être considérés comme des

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zones périphériques, enfermées dans les cercles nationaux qui ont contribué à les marginaliser. Cette marginalisation est d’abord géographique puisque ces territoires sont situés aux abords des frontières politiques qui, durant le XXe siècle, ne cessent d’être renforcées tout en faisant l’objet de conflits autour de leur tracé. Elle est aussi économique, puisque l’évolution de l’aménagement des territoires promeut les villes et les vallées rendues plus accessibles par les routes et les chemins de fer nouvellement construits.

7 La notion de retard, miroir inversé de la modernité, est associée étroitement à ces territoires décrits comme enclavés en dépit de la construction de routes carrossables, mais dont la configuration inscrit la lenteur et les difficultés d’accès par comparaison avec les autres territoires qui participent du monde de la vitesse, innovation jamais démentie depuis le XIXe siècle. L’articulation est rapidement faite avec le maintien de formes d’archaïsme qui finissent par désigner ces territoires, dans une lecture qui reste essentiellement celle des touristes et des voyageurs. Ces montagnes « retrouvées » par ces élites urbaines européennes avec le développement du tourisme, domestiquées à leurs usages, sont ainsi enfermées dans des cercles nationaux, contribuant à les marginaliser et surtout à classer leurs habitants du côté du retard et de l’archaïsme.

8 À l’inverse dans les années récentes, alors que le tourisme est devenue une activité économique de première importance, les Alpes revendiquent leur place non plus seulement comme « terrain de jeu » pour l’Europe, selon l’expression consacrée de Leslie Stephen, ou comme « espace naturel protégé » pour des citadins en mal d’air pur, d’activité physique et de lieux de ressourcement patrimonial, mais comme modèle de régionalisation de l’espace européen, comme expérimentation de politiques transfrontalières pour des régions qui partagent la même « personnalité », et pas seulement des problèmes similaires. Dans le cadre de la nouvelle organisation économique et politique européenne, cette proximité peut être utilisée pour légitimer leur carte à jouer. La position de « gigantesque commutateur qui agit sur les connexions et les circuits » selon l’expression de Claude Raffestin3, donne aux territoires alpins une place de choix entre l’Europe du Nord et l’Europe méditerranéenne. Dire cela, c’est rappeler leur fonction essentielle comme lieu de passage au sein du continent, point de convergence, en des siècles différents, entre les deux parties dynamiques de l’Europe4 et pouvant désormais devenir centre de décision et d’impulsion : une manière de revenir sur l’idée classique qui décrit les Alpes comme une barrière infranchissable au nom des conditions géographiques difficiles. De fait, cette lecture de la montagne- barrière a toujours été portée par les populations extérieures, qu’elles pratiquent les Alpes comme terrain d’excursion et de villégiature ou qu’elles en restent éloignées. La configuration des États installe les Alpes dans une position transfrontalière favorable à de possibles recompositions territoriales liées à l’atténuation des frontières dans une Europe en construction, qui affirme par ailleurs très peu sa dimension alpine : une manière de se réinscrire au centre, de quitter les périphéries nationales pour une transnationalité centrale, mais aussi une posture en avance sur l’évolution générale des territoires, comme une avance sur l’histoire, loin des clichés qui les ont longtemps stigmatisés.

9 La modernité de cette position s’affirme face aux frilosités ou aux replis nationaux. Loin d’être partagée par l’ensemble des habitants, elle est avant tout le fait de certains acteurs, politiques et économiques. Ces derniers voient le moyen de redonner aux Alpes une place qu’ils estiment méritée, inscrivant leur démarche dans une dynamique

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novatrice5. Ces acteurs légitiment leur posture par l’appel à l’histoire, parfois la plus ancienne. Ce recours à un passé commun, parfois durablement interrompu, est clairement revendiqué comme fondement d’un futur à bâtir.

Inspiration et usages politiques d’une histoire régionale

10 On n’est plus seulement dans la revendication d’une mémoire permettant d’assumer le passé mais bien dans celle qui est conçue pour négocier le futur. Depuis les années 1990, l’Espace Mont-blanc entre Haute-Savoie, Valais et Val d’Aoste, ou les Escartons entre Briançonnais et Piémont portent ces revendications. Moins anecdotiques ou théoriques qu’il n’y paraît, ces manières de concevoir de nouveaux territoires régionaux utilisent les cadres institutionnels de l’Europe. Au sein d’une multitude de structures qui ne cesse de s’enrichir et de se diversifier, il faut citer des programmes de recherche et d’action qui ont favorisé ces mouvements et continuent à le faire, outils particulièrement incitatifs de coopération transnationale en raison des budgets extrêmement importants qui sont proposés et distribués ; les programmes Interreg6 font partie des plus connus d’entre eux. Les territoires alpins ont su profiter de ces textes pour obtenir des subventions nécessaires à des projets de développement, comme le rappelle en son temps Michel Barnier, un des initiateurs les plus enthousiastes et clairvoyants de cette politique. Dans l’introduction d’une plaquette sur les politiques de l’Union européenne en faveur de la montagne, il affirme : « Grâce au volontarisme de leurs élus et de leurs habitants, beaucoup de zones de montagnes innovent en matière de développement durable et de coopération interrégionale. Elles seront bien placées pour tirer parti des diverses aides européennes prévues pour la période 2000-2006. »

11 Plus intéressant, ces programmes se fondent également sur des pratiques vivantes. C’est le cas bien connu du travail frontalier dont les meilleurs exemples sont la zone genevoise7 ou celle du Tessin, créant une réalité transfrontalière, la seule reconnue jusqu’alors. Parfois création ex nihilo jouant de la proximité géographique et culturelle, ces nouveaux cadres veulent redonner une force à des traditions ou à des structures juridiquement éteintes.

12 Les Escartons du Briançonnais incarnent particulièrement cette éviction et cette résurgence utilisant l’histoire. Occulté pendant des décennies, le sujet des « petites Républiques » préoccupait seulement un public d’érudits et d’historiens. Leur mise en retrait allait de pair avec l’affirmation de la modernité étatique et touristique. Ce sont d’abord les associations patrimoniales qui se sont emparées du sujet en créant Le Grand Escarton, à l’occasion de la manifestation organisée autour du retour de la charte à Briançon en 1985. Cette association culturelle très vivace mène une politique de visibilité via les pages locales du Dauphiné libéré, puis de publications spécialisées. Ce rappel à l’histoire gagne en parallèle les ouvrages et guides touristiques paraissant sur le territoire, focalisant sur quelques éléments forts : la charte, la démocratie, l’autonomie, l’originalité du système et désormais le partage d’un territoire et d’une culture. En filigrane ressort l’idée d’une période de forte activité et d’intense dynamisme économique, ce qu’ont montré les études historiques. Les élus et les responsables politiques se sont emparés du sujet. Alors qu’ils ne voyaient dans les Escartons que l’image d’un passé pointant le retard de leurs territoires, ils ont trouvé là un moyen d’affirmer leur spécificité et leur place au sein de la région PACA tout en

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légitimant les réorganisations territoriales à venir. Le sentiment qu’un rapprochement avec le Piémont devient avantageux est une donnée inédite qui s’est affirmée avec les Jeux olympiques de Turin en 2006, organisés en Italie pour l’essentiel mais aussi partiellement dans le Briançonnais. Le dynamisme de la région Piémont est un argument très ferme face à l’éloignement ressenti de la métropole marseillaise. Le projet du Grand Escarton comme cadre de fonctionnement et d’application de différents programmes en sort d’autant plus renforcé. Cette reconstruction ne s’embarrasse pas toutefois d’arrangements étonnants. Ainsi, profitant de programmes patrimoniaux communs (programme Sentinelle des Alpes, sur les fortifications alpines puis programme Vauban) la Haute-Maurienne savoyarde tend à se rattacher à cet ensemble, modifiant la signification historique. Cependant, cette réécriture de l’histoire est surtout intéressante par les discours tenus pour justifier ce rattachement8.

13 Le renversement de position n’est pas seulement lié à la mode ou au goût récents pour l’histoire et le patrimoine. Cet exemple des Escartons, particulièrement éclairant d’un bricolage du temps entre passé et présent, semble correspondre à une nouvelle utilisation de l’histoire au service d’un discours sur le dynamisme de ces hautes vallées qui a comme projet de retrouver la position avantageuse, gommant les siècles de périphérie négative, associée au rappel d’une certaine autonomie. Les objectifs affichés sont clairement ceux du développement touristique, où le patrimoine et l’histoire servent avant tout de caution. Un bel exemple d’une lecture politique du passé et d’un usage économique du patrimoine, le tout au service d’une reconnaissance et de la revendication d’une place transnationale au sein de l’arc alpin.

NOTES

1. Pour plus de détails, se reporter à André-Alexandre Fauché-Prunelle, Essai sur les anciennes institutions autonomes ou populaires des Alpes cottiennes-briançonnaises, Grenoble, Paris 1856-1857, 2 vol. , et à Anne Marie Granet-Abisset, « Des “Escartons” aux Interreg. Quand le passé est utilisé pour légitimer des recompositions transnationales : l’exemple des Alpes occidentales », in Maryline Crivello, Patrick Garcia, Nicolas Offenstadt (dir.), Concurrence des passés. Usages politiques du passé dans la France contemporaine, Aix-en-Provence, PUP, 2006, pp. 59-70. 2. Cette charte est déposée aux Archives communales de la ville de Briançon. Pour le Queyras, la somme annuelle se monte à 67 livres tournois. 3. Claude Raffestin, « Les Alpes sont-elles un bien commun ? », in Martin Körner, François Walter (dir.), Quand la Montagne aussi a une histoire, Berne, Haupt, 1996, p. 114. 4. Voir ce que dit, par exemple, Roger Devos à propos de la Savoie et de la Maurienne à la fin du Moyen Âge, et plus largement la présentation faite par Paul Guichonnet et al., Histoire et civilisation des Alpes, Toulouse, Privat, 1980. 5. Voir le rôle en France d’une association comme l’Association nationale des élus de montagne (ANEM). 6. À côté des programmes Interreg, il faut citer la Convention alpine et, avant elle, la CIPRA, mais aussi le Forum alpin ou la COTRAO avec des efficacités différentes dans le partenariat entre les pays de l’Arc alpin.

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7. Raoul Blanchard, Étude économique sur la région des Alpes françaises, XII e groupement économique régional de chambre de commerce (Annecy, Chambéry, Grenoble, Nice, Digne, Vienne), Grenoble, 1922 ; voir également Philippe Veitl, L’Invention d’une région : les Alpes françaises, Grenoble, PUG, 2013. 8. En particulier les non-dits sur les rivalités traditionnelles entre Maurienne et Tarentaise, que l’évolution économique ou les derniers Jeux olympiques d’Albertville ont renforcées.

AUTEUR

ANNE-MARIE GRANET-ABISSET Université de Grenoble-Alpes (UMR 5190 LARHRA).

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Les sociétés : reflet de leurs frontières

Julie Voldoire

1 Le 27 novembre 2015, un débat organisé par le Musée national de l’histoire de l’immigration et animé par Alexis Lacroix1 réunissait Régis Debray2 et Benjamin Stora3. Cette conférence entendait répondre à la question : Comment penser la frontière ?

2 La catégorie de frontière fait l’objet de représentations antagonistes. Pour certains, les frontières symbolisent en creux le vivre-ensemble fondé sur des valeurs (politiques, linguistiques, religieuses, culturelles, etc.) partagées. Pour d’autres, les frontières ne sont qu’exclusives, elles sont le théâtre de drames humains et cristallisent des peurs collectives. Les images qui révèlent la « crise des migrants » ou plus justement la fuite éperdue de familles et de populations face à l’avancée de la guerre sont précisément venues renforcer cette association. Les frontières dites « naturelles » sont devenues des cimetières, que la photo, désormais iconique, prise par Nilufer Demir (jeune correspondante à l’agence turque DHA) d’un petit garçon syrien, kurde, Aylan Kurdi, mort échoué sur une plage turque, a dévoilés, provoquant une onde de choc dans les pays européens.

3 C’est justement parce que des antagonismes existent à son endroit que la frontière est bonne à penser. Ainsi, autour de l’exposition Frontières se tenant au Musée national de l’histoire de l’immigration du 10 novembre 2015 au 28 mai 2016, la catégorie de frontière est interrogée. Frontières géographiques, culturelles, sociales, politiques, etc. : son caractère protéiforme ne la rend pas moins saisissable et donne sens aux mondes sociaux et politiques qui l’entourent et qu’elle structure. La frontière est tour à tour créditée, remise en question, désavouée parfois. Rendant compte du caractère polymorphe de la frontière, quatre thèmes ont scandé les échanges entre Benjamin Stora et Régis Debray : la frontière et le rapport à l’Autre, la frontière aux fondements de l’égalité, la frontière comme invention de l’être ensemble national, l’Europe politique au défi des frontières.

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Frontière et altérité

4 Pour faire suite à la question liminaire (« Frontières : ordre ou désordre international4 ? ») posée par les deux commissaires de l’exposition, Yvan Gastaut et Catherine Wihtol de Wenden, plusieurs conférences débats ont eu lieu au Musée national de l’histoire de l’immigration devenu instance de réflexion autour de l’objet frontière.

5 Michel Agier5, dans une conférence intitulée « Habiter la frontière. Paysages et figures cosmopolites » (13 octobre 20156), nous a conduits à prendre au sérieux ces microcosmes – qu’il nomme « borderlands » – situés aux frontières : que voit-on dans les espaces de nos frontières ? Que signifie vivre dans des situations de frontières ? Qu’est- ce qui s’invente dans ces espaces (camps de réfugiés ou de déplacés, campements, ghettos, jungle) ? Selon Michel Agier, la frontière ritualise le rapport à l’autre et c’est en ce sens qu’elle est sinon nécessaire au moins significative.

6 Cette significativité de la frontière, dans un monde pourtant globalisé où la liberté de circulation veut s’imposer et au sein duquel les mobilités se sont effectivement accrues, a été réaffirmée par Benjamin Stora et Régis Debray. Ils sont venus asseoir une réflexion d’autant plus nécessaire que les frontières, qui sont souvent des murs (une trentaine, soit 18 000 kilomètres7), s’érigent, de plus en plus nombreuses dans le monde (le Mur des sables construit par le Maroc dans le Sahara occidental, le Mur de Rohingya en Birmanie pour l’isoler du Bangladesh, etc.), depuis la chute du Mur de Berlin (1989). La photo de Warren Richardson (photographe australien) prise à l’endroit où la Hongrie a construit un mur de 4 mètres de haut devant atteindre 175 kilomètres et le séparant de la Serbie rend compte de cette multiplication constante des murs tout en suggérant leur porosité, voire leur inutilité. Cette image d’un père faisant passer son fils à travers des fils de fer barbelés a remporté le World Press Photo 2016, rendant ainsi, en retour, hommage à Aylan Kurdi. C’est sur la distinction entre murs et frontières que Régis Debray a engagé le débat avec Benjamin Stora. Les frontières dont Régis Debray veut parler ne sont justement pas des murs. Les murs sont même la négation des frontières8. « On confond les frontières et les murs. Les frontières sont un remède contre les murs », nous dit-il. Son acception de la frontière n’est pas guerrière. La frontière a, selon lui, plusieurs atouts que l’on tend, justement parce qu’on les confond avec les murs, trop souvent à négliger. Elle permet la coexistence entre les communautés politiques, les groupes sociaux, et elle autorise à penser les singularités. Dit autrement, la frontière donne la possibilité de penser l’altérité de manière non ethnocentrique. Elle permet au voyageur de cheminer, de découvrir des mondes où « il ne se sent pas partout chez lui » (R.D.).

Frontière et égalité

7 De plus, la frontière « rend égal ce qui est inégal (…) elle est un égalisateur de puissance » (R.D.). Les frontières donnent donc en ce sens la possibilité de délimiter des zones d’influence, ce qui est d’autant plus important que les frontières se sont redéfinies et ne cessent de « se redéfinir sous nos yeux à grande vitesse » (B.S.). L’exemple pris par Benjamin Stora est celui de la France coloniale qui, il y a soixante ans, avait repoussé ses frontières jusqu’à l’Algérie, jusqu’au Mali, etc. S’il importe de penser les frontières, elles se doivent, d’une part, d’être appréhendées sur le temps long et, d’autre part, de « correspondre aux vécus des peuples » (B.S.). Les frontières qui comptent ne sont pas celles

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définies par les puissances hégémoniques. Ainsi, Benjamin Stora remet en cause le principe, défini au moment des indépendances africaines, de l’intangibilité des frontières qui, par exemple, « craque au Sahara occidental » (B.S.). Selon lui, c’est cette crispation même sur des frontières construites de manière arbitraire qui ouvre la voie à ces intégristes qui prônent une « Uma islamia » s’apparentant à une « patrie sans frontières » (B.S.).

Frontière et souveraineté nationale

8 Les deux intervenants se sont donc élevés contre le « transfrontiérisme » (R.D.). Pourtant, comme le soulignait Alexis Lacroix, citant Benjamin Stora, la génération de ce dernier « est venue à la politique après Mai 68 et (qui) en tenait pour le caractère révolu de la question nationale. Seules comptaient à nos yeux les solidarités internationales. (…) Nos maîtres à penser Bourdieu, Foucault, Derrida se projetaient et nous projetaient dans un cadre extrêmement large ». Qu’en est-il du mot d’ordre de Mai 68 : « La frontière on s’en fout » ? La réflexion sur la mobilité aux XXe et XXIe siècles serait-elle devenue indissociable d’une réflexion sur la souveraineté nationale ? Les travaux de Benjamin Stora en témoignent, lui qui a travaillé concomitamment sur l’exil9 et le nationalisme algérien10, affirmant la volonté de ceux qui « avaient dressé un emblème national contre un autre : le drapeau français » (B.S). En s’intéressant à la frontière de manière politique, on s’autorise à penser la nation, le nationalisme non pas idéologique, qui est selon les deux intervenants un nationalisme de « rétractation », mais le nationalisme politique. La conception de la nation qui est alors défendue est celle de la nation civique, qui classiquement se distingue de la nation ethnique développée par Johann Gottfried von Herder11. En filigrane des propos tenus par Régis Debray et Benjamin Stora, on voit apparaître la conception de la nation telle que définie par Ernest Renan12, à l’exception qu’outre les frontières que le territoire symbolise, la nation pour permettre le vivre- ensemble a besoin d’être quotidiennement plébiscitée. La frontière, telle qu’elle a été inventée par la Révolution française, est une invention républicaine, elle est gage de modernité. « Il peut y avoir un usage démocratique des frontières » (R.D). La frontière, parce qu’elle définit les contours, par exemple, d’une communauté politique permet de se départir des appartenances dites primaires au profit d’une appartenance commune ; en l’occurrence, l’appartenance nationale. Comme nous l’a rappelé Benjamin Stora, les austro-marxistes, et parmi eux Otto Bauer13, bien qu’attachés au principe de non- territorialité, n’ont eux-mêmes pas totalement failli sur la question nationale en tentant de l’intégrer à l’analyse de Marx sur le développement du capitalisme. Otto Bauer définit la nation comme « une communauté de caractère fondée sur une communauté de culture, issue d’une communauté de destin14 ».

La frontière, un défi pour l’Europe politique

9 C’est en Palestine que Régis Debray a pris toute la mesure de l’importance de la dimension politique de la frontière. « J’ai rencontré des gens qui aspiraient à avoir une frontière » (R.D.) et qui entretenaient l’espoir que « les bonnes frontières font les bons voisinages et l’absence de frontière fait les guerres de cent ans » (R.D.). Penser la frontière n’est pas rétrograde. En effet, le monde tel qu’il se présente à nos yeux aujourd’hui tend à affirmer à nouveau le rôle des nations souveraines. Cependant, cette « re-

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souverainisation » prend toujours le risque de voir émerger des « néo-nationalismes », tels qu’ils sont incarnés par les mouvements autonomistes ou séparatistes : catalan vis-à-vis de l’Espagne, écossais vis-à-vis de la Grande-Bretagne, etc. Ces mouvements indépendantistes cherchent à retrouver des identités perdues, les associant dès lors à un âge d’or qui n’a pourtant jamais existé. En tout état de cause, ces affirmations identitaires posent à l’Europe politique un véritable défi : « L’Europe aurait fantasmé un XXIe siècle unitaire, libéral, lisse, et on se retrouve avec une Europe du XVe siècle, c’est-à-dire l’Europe des provinces, des séparatismes et des féodalités » (R.D.). Ne pas penser la frontière reviendrait dès lors à refuser de se confronter à ce défi européen qu’est la fragmentation des identités. « La frontière est un mal nécessaire. C’est une absurdité mais il est difficile de faire sans » (R.D.).

10 La mondialisation contemporaine donne, en effet, à voir des représentations paradoxales de la frontière qui la rendent d’autant plus difficile à interpréter. Elle est espace de circulation versus espace de séparation. Certains voudraient l’aboli, d’autres la protéger. Pour ces raisons, le Musée national de l’histoire de l’immigration fait œuvre salutaire en nous invitant à explorer nos sociétés à l’aune de la richesse conceptuelle de la frontière.

NOTES

1. Essayiste et rédacteur en chef du journal Marianne. 2. Philosophe et haut fonctionnaire, auteur notamment de l’ouvrage Éloge des frontières, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2010. 3. Historien, professeur des universités à l’université Paris-13 et président du Conseil d’orientation de l’Établissement public du Palais de la Porte Dorée. Il est l’auteur d’ouvrages nombreux traitant notamment de la guerre d’Algérie et de la décolonisation. Il a récemment publié : Les Clés retrouvées. Une enfance juive à Constantine, Paris, Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2015. 4. Yvan Gastaut, Catherine Wihtol de Wenden, « Frontières : ordre ou désordre ? », in Catalogue de l’exposition - Frontières, Paris, Mangellan & Cie/Musée national de l’histoire de l’immigration, 2015, p. 11. 5. Anthropologue, directeur d’études à l’EHESS, pour éclairer la notion de frontières, voir : La Condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire, Paris, La Découverte, 2013, et Campements urbains. Du refuge naît le ghetto, Paris, Payot, 2013. 6. Cette conférence organisée par Marianne Amar s’inscrit dans le cadre de la 8 e saison des conférences de l’UniverCité. 7. Migreurop, Atlas des migrants en Europe. Géographie critique des politiques migratoires, Paris, Armand Colin, 2012. 8. On retrouve une lecture similaire dans le chapitre 1 de l’ouvrage de Michel Agier, La Condition cosmopolite, op.cit. 9. Benjamin Stora, Les Trois exils. Juifs d’Algérie, Paris, Hachette Littératures (Pluriel), 2008. 10. Benjamin Stora, Le Nationalisme algérien avant 1954, Paris, CNRS Éditions, 2010.

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11. Johann Gottfried von Herder, Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité, Paris, E.G. Levrault, 3 volumes (traduction Edgar Quinet), 1827. 12. Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? Et autres essais politiques, Paris, Presses Pocket, 1992. 13. Otto Bauer, La Question des nationalités et la social-démocratie, Paris, Arcantères éd., 1987, 2 tomes. 14. Ibid.

AUTEUR

JULIE VOLDOIRE Docteure en science politique, chercheure associée au Centre Émile-Durkheim (Sciences Po- Bordeaux).

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Chroniques

Collections

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Brève histoire du racisme en images

Magdalena Ruiz-Marmolejo

1 Au Musée national de l’histoire de l’immigration, trois types des collections dialoguent et présentent divers aspects de l’immigration en faisant résonner le témoignage ethnologique, la trace historique et la création artistique contemporaine. Parmi ces collections, trois acquisitions relevant de registres très différents permettent d’aborder les représentations d’étrangers qui peuvent êtres considérées comme racistes ou antisémites.

L’Assiette au beurre ou la satire d’une immigration invisible

2 De nos jours, être anglais à Paris n’est pas forcément visible, ni connoté. Mais, en 1903, il n’en va pas de même, comme le montre cette Une de la revue satirique L’Assiette au beurre.

3 L’Anglais représenté en buste se détache sur un fond orange vif. S’il porte un costume de ville, il semble pourtant négligé, car son bonnet d’intérieur glisse de ses cheveux filasse. Cet Anglais a les yeux clairs perdus dans le vague, les oreilles décollées et un nez extrêmement rouge contrastant avec sa longue moustache noire. Le dessin de Sancha illustre ici l’anglophobie ambiante puisqu’il le rattache sans concession à la catégorie des ivrognes. Les traits de l’homme sont exacerbés et stigmatisés. L’Anglais n’incarne pas les valeurs de décence et la sobriété prônées par la société française.

4 En ce début du XXe siècle, Paris est déjà un véritable carrefour artistique. Les artistes qui collaborent à L’Assiette au beurre viennent de tous les horizons, tels que l’Hollandais Van Dongen, l’Italien Cappiello, le Suisse Vallotton, etc. Sancha est, quant à lui, espagnol. D’abord formé à l’École des Beaux-Arts de Malaga, il est ensuite l’élève de Juan Gris, peintre cubiste. Dans ce contexte, la revue a consacré près de 1300 dessins dédiés aux diverses figures de l’étranger. Avec ce titre de Une « Les Anglais chez nous », la revue satirique exprime une appréhension présente dans la société française de l’époque. La puissance de l’Empire britannique est à la fois redoutée et tournée en dérision à la moindre occasion.

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5 Héritée de la Révolution, généralement publiée dans la presse, la caricature témoigne avec humour d’un point d’actualité ou des débats qui agitent la société française et tiennent compte de la circulation des idées. Ainsi, L’Assiette au beurre critique, entre autres, l’armée, la police, la justice, les députés, le clergé, le travailleur… Le discours est autant visuel qu’écrit, car la caricature utilise la même grammaire que le calembour graphique. Elle allégorise en employant la métaphore. Claude Lévi-Strauss explique dans La Voie des masques1 que la caricature est une forme artistique anti-canonique, mais qui reste liée aux valeurs de la société qu’elle dénonce.

6 C’est pour cette raison que la caricature est considérée comme une source d’informations privilégiée sur l’opinion publique, sur les stéréotypes, mais aussi sur les imaginaires politiques et sociaux. Christian Delporte la qualifie d’ailleurs de « forme d’expression visuelle éminemment représentative de la civilisation industrielle et de la culture de masse2 ». Les historiens ont donc été les premiers à l’étudier ; ce qui explique, par ailleurs, que les recherches sur les caricatures adoptent une démarche chronologique et, depuis les années 1970, une approche plus interdisciplinaire.

L’affiche du savon Dirtoff ou la représentation du Noir dans la publicité

7 Cette affiche présente un jeune homme de couleur en train de se laver les mains au- dessus d’un lavabo. La boîte de savon utilisée est mise en valeur au premier plan. Le dessin est accompagné d’une inscription, « pour mécaniciens automobilistes et ménagères », « nettoie tout » , qui fait écho à celle en partie supérieure « Le savon Dirtoff me blanchit ! ». Les traits grossiers, la bouche énorme, le sourire forcé et le pantalon rayé accentuent l’effet clownesque du personnage. La scène semble à la fois burlesque et presque effrayante car le savon décolore vraiment les mains de l’homme noir.

8 Comme dans d’autres publicités, telles que le chocolat Banania ou Menier – pour ne citer que les plus célèbres –, les personnes de couleur sont très présentes dans les affiches des années 1920-1930. Les productions des colonies y sont mises en valeur et montrées comme issues de terres lointaines, exotiques et peuplées de sauvages.

9 En réalité, par ces images racisées, la publicité diffuse massivement le discours impérialiste et banalise des clichés idéologiques. Ici, la noirceur de la peau est considérée comme une saleté dont il faut se débarrasser : l’homme noir singe l’homme blanc et, intrinsèquement, le considère comme un modèle dont il lui faut se rapprocher. Cette hiérarchie des hommes par la couleur de peau n’est pas sans rappeler celle des tableaux de caste où les métissages de la Nouvelle-Espagne sont décrits et classés par degrés. Ce racisme de couleur a également une origine religieuse. En effet, suite à la conquête des Amériques, la bulle papale Sublimis Deus de 1537 accorde l’humanité aux Amérindiens. De ce fait, la traite des Noirs vers les Amériques est généralisée et amplifiée. D’ailleurs, cet imaginaire raciste se trouve renforcé par les diverses expositions coloniales qui ont rythmé l’entre-deux-guerres : à Marseille en 1922, à Strasbourg en 1924 et à Paris en 1931 au Palais de la Porte Dorée.

10 L'étranger, qu'il soit immigré ou non, est donc victime de racisme. Les signes extérieurs de la personne sont les premières cibles – couleur de peau, accent, religion, tenue vestimentaire, habitude alimentaire –, et cela malgré l’adoption de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881. Le discours raciste contre les colonisés est donc

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largement véhiculé par les publicités qui à la fois reflètent l’imaginaire sociale et contribuent à le renforcer. Finalement, il faudra attendre la loi du 1er juillet 1972 pour que les injures raciste ou antisémites soient punies en France.

Les marques de l’antisémitisme captées par la photographie contemporaine

11 En travaillant à l’agence Magnum dans les années 1980, Patrick Zachmann adopte le sens de la composition. À la même époque, il s’interroge sur son propre métissage culturel et mène une enquête photographique sur les rituels et les appartenances aux communautés. Sur cette photographie, il capte en image une tombe juive dégradée par la croix gammée, dont il enregistre ainsi l’acte, à la fois volontaire et violent, porteur d’un message politique.

12 L’antisémitisme avait connu une forte virulence au XIXe siècle avec les pogroms russes et l’affaire Dreyfus, et avait abouti au nazisme et à la Shoa. Les jeunes années de Patrick Zachmann sont troublées par les groupuscules fascistes et les conflits internationaux. En France, les agressions et manifestations antisémites se multiplient… Le point d’orgue a lieu en 1980, lors de l’attentat de la synagogue de la rue Copernic à Paris.

13 Le cimetière est considéré comme un lieu sacré. Lui porter atteinte est identifié comme un acte de profanation. Il est donc possible de le rapprocher des actes iconoclastes perpétrés sur des statues ou tableaux dont ils partagent le même but : anéantir le pouvoir de ce qui est représenté.

14 Qu’ils soient liés à du fanatisme religieux ou politique, les profanations et actes d’iconoclasme sont toujours d’actualité et leur dimension s’est internationalisée. C’est donc à chacun de s’interroger sur la possibilité de conserver ce qui fait sa propre identité.

15 Force est de constater que l’histoire du racisme et de l’antisémitisme fait partie intégrante de l’histoire de France. Mais on ne naît pas raciste, on le devient. La diffusion des connaissances sur l’histoire du racisme et de l’antisémitisme et l'éducation apparaissent comme des approches essentielles dans la lutte contre ces formes de domination sur d’autres personnes. Par ailleurs, si la diversité culturelle s’avère constituante de l’humanité, le fait d’affirmer que toutes les cultures sont de même valeur est récent. Ce principe désigné par Claude Lévi-Strauss sous le terme de « relativisme culturel » doit permettre à chaque culture de se développer, de sorte que « chacune soit une contribution à la plus grande générosité des autres »3. C’est à ces missions que le Musée nationale de l’histoire de l’immigration s’attelle par la présentation et l’analyse de ses collections.

NOTES

1. Claude Levi-Strauss, La Voix des masques, Paris, Plon, 1975.

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2. Christian Delporte, « L’Afrique dans l’affiche, la publicité, le dessin de presse », in Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Laurent Gervereau (dir.), Images et Colonies (1880-1962), Paris, BDIC- ACHAC, 1993. 3. Claude Levi-Strauss, Race et histoire, Folio, Essais, Paris, 1989, (1952), p. 85

AUTEUR

MAGDALENA RUIZ-MARMOLEJO Conservatrice du patrimoine au service des collections du Musée national de l’histoire de l’immigration.

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Chroniques

Mémoires

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« Alors, tchao l’immigration ! ? »

Mogniss H. Abdallah

1 « Tiens, voilà les jeunes ! » s’étonne le comité d’accueil. « Wesh les blédards, toujours d’active ? » répliquent les visiteurs, éternels « jeunes » déjà quinquagénaires. Cet échange quelque peu incongru a lieu devant l’appartement de Saïd Bouziri à Barbès, brusquement décédé le 23 juin 2009. Les uns et les autres sont accourus pour rendre hommage à cet infatigable militant qui fut parmi les fondateurs du journal Sans Frontière, aux côtés d’anciens militants du Mouvement des travailleurs arabes (MTA) et d’acteurs d’une nouvelle scène artistique multiculturelle en plein essor, ainsi que de l’abbé Gallimardet, curé de l’église Saint-Bernard. À des degrés divers, ils ont participé à ce projet fou d’hebdomadaire fait « par et pour les immigrés », lancé en mars 1979 sous le statut d’association loi 1901. Sans moyens financiers, il est d’abord installé au siège du Centre culturel de la Goutte d’Or, 35 rue Stéphenson, qui sert aussi de librairie et de lieu d’accueil pour les enfants du quartier. Dans ce tumulte, le journal connaît une périodicité erratique avant de se stabiliser comme hebdomadaire entre 1980 à 1982, puis de redevenir mensuel. La fabrication même, numéro après numéro, relève de prouesses rocambolesques, rendues possibles par l’entregent de ses initiateurs : la maquette et le montage des pages se fait un temps dans les locaux du journal Libération, où travaille par ailleurs Hamza Bouziri, et des imprimeurs habitués aux aléas de la presse parallèle ou militante concèdent des délais importants. En attendant la mise en place en kiosques, la diffusion est elle aussi militante, et vise entre 5 et 7 000 exemplaires de vente effective, pour permettre de rembourser les frais. Un seuil atteint pour quelques numéros phares.

« On est ici chez nous1 »

2 Les relations entre militants des années 1970 et la génération du « happening beur » de la décennie suivante furent par moments heurtées et complexes. Mais l’équipe initiale du journal était déjà plurielle, multicommunautaire et intergénérationnelle. Un « bazar multiracial », où Arabes, Berbères, Noirs africains et antillais, Mauriciens, Sud- Européens et Français travaillaient en bonne intelligence. Au sein même du groupe des anciens du MTA et des agitateurs culturels dans l’immigration, prépondérant dans le

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projet initial, se trouvaient des enfants de parents immigrés parfois militants du FLN algérien, tel Farid Aïchoune, titi parigot par excellence et profil déjà bien trempé de journaliste d’investigation. Ou encore Salika Amara, de la troupe de théâtre La Kahina et future enseignante qui, dès le premier numéro de Sans Frontière, fait appel aux femmes immigrées pour témoigner sans complexe dans les colonnes du journal. À l’instar de leur classe d’âge (les 25-30 ans en 1979), ces grands frères et sœurs estiment ne pas avoir connu les mêmes difficultés, notamment scolaires, que les plus jeunes.

3 Le n° 01 du 27 mars 1979, qui met en Une : « Jeunes immigrés : la deuxième génération parle », livre une pleine page d’entretiens à bâtons rompus avec des lycéens maghrébins de Saint-Denis. Malgré un côté facétieux accentué par les illustrations photos, transparaît un certain malaise identitaire (« On est quand même français quelque part »), et surtout une inquiétude diffuse face à l’avenir, marquée par la montée de la précarité sociale et les menaces sur le statut des étrangers (projets de lois « anti-immigrés » Bonnet-Stoléru, renouvellement des cartes de séjour, etc.). Au fil des numéros, des pages « jeunes » ou « femmes » écrites à la va-comme-je-te-pousse contrastent avec la prose experte d’écrivains comme Leïla Sebbar, ou encore avec les tentatives de transcription phonographique du sabir des « zmigris ». Elles jouxtent des grands dossiers sur l’immigration, les pays d’origine, les « nouvelles colonies » et l’international, ainsi que des chroniques guide pratique des droits, un agenda culturel fourni et des petites annonces espiègles. Exemple : « J.F 25 ans cherche J.H Algérien pour mariage blanc. Motif : quitter le foyer paternel. » S’élabore aussi à tâtons des chroniques « mémoires» préfigurant une histoire de l’immigration traversant tout le XXe siècle, vue à partir d’émouvants parcours personnels. Pour les immigrés comme pour leurs enfants, l’existence ne saurait se réduire à la truelle ou à la tristesse de l’exil, elle est source d’une vie sociale et culturelle intense dont le journal se donne pour mission de rendre compte.

Entre information et mobilisation

4 Sans Frontière, qui ambitionnait de devenir un grand journal d’information, une sorte de mix entre un Libé et un France-Soir des immigrés, peine à gagner un large lectorat populaire. En revanche, il fidélise des lecteurs au-delà des réseaux antiracistes, parmi les enseignants ou les encadrants socio-éducatifs et parmi nombre de lycéens, d’étudiants et de « babas cool » français ou immigrés. Des contributeurs potentiels ? Beaucoup se contentent d’envoyer des lettres, dessins ou poèmes. D’autres passent au local prendre des paquets de journaux pour les diffuser dans leurs milieux. Il y a enfin ceux qui font le pas de rejoindre l’équipe, de façon plus ou moins durable. Certains se prévalent d’une « contre-culture spécifique », en rupture avec les cultures de l’entre-soi des parents mais aussi avec les codes militants traditionnels. Les autodésignés « lascars » de Vitry-sur-Seine ou de Nanterre proposent des chroniques sociales brutes de décoffrage en banlieue, illustrées par Last Siou, lié à la mouvance Rock Against Police. Aslak, un Gavroche de la Goutte d’Or, abonde sur la situation dans les prisons, et les crimes racistes ou sécuritaires sont dénoncés par des proches qui prennent la plume pour la première fois.

5 Pour autant, pas question de se cantonner dans une fonction de témoignage captif et victimisant.

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6 On entend interagir avec les « causes célèbres » du moment. D’où par exemple l’initiative d’un voyage à Longwy le week-end des 15–16 septembre 1979 : Sans Frontière affrète un car de 50 places avec à son bord des jeunes, des artistes de théâtre (dont « Mohamed Travolta » » et Moussa Lebkiri), pour aller soutenir les résidents en grève d’un foyer Sonacotra dans ce bastion sidérurgique lorrain qui défraie la chronique nationale. Auparavant, Sans Frontière avait donné la parole aux sidérurgistes immigrés dont personne ne parlait.

7 Sans Frontière est également présent dans le sud de la France, autour d’anciens du MTA impliqués notamment dans la grève générale contre le racisme en 1973 et dans la lutte des sans-papiers contre les circulaires Marcellin-Fontanet. Il dispose de locaux à Marseille et à Aix-en-Provence. Plusieurs événements vont y provoquer l’irruption des jeunes immigrés, filles et garçons, ainsi que des mères de famille, sur le devant de la scène publique locale. En avril 1979, une quarantaine d’enfants de 10 à 14 ans de la cité d’urgence de Bassens sont embarqués par la police, puis il y a une violente descente de police le 7 juillet dans la même cité lors d’un mariage, et le 18 octobre 1980, Lahouari Ben Mohamed, Franco-Marocain de 17 ans, est tué par un CRS lors d’un contrôle routier dans les quartiers Nord. Sans Frontière est au cœur des mobilisations et, grâce aux incessants allers-retours de Driss El Yazami et de Mustapha Mohammadi entre Marseille et Paris pour la coordination éditoriale et la fabrication du journal, il contribue à leur donner d’emblée une dimension nationale. Plusieurs dossiers « événement » y seront consacrés, livrant à l’état brut les réactions dans leur diversité, couvrant les réunions internes, etc. Le journal joue dans ces circonstances un rôle de média organique.

8 Puis, au printemps 1981 à Lyon, Christian Delorme, prêtre, Jean Costil, pasteur, et Hamid Boukrouma, jeune expulsé en sursis, démarrent une grève de la faim contre les expulsions d’enfants d’immigrés. Sollicité en amont, Sans Frontière mobilise ses réseaux et sa rédaction se transforme en Q.G. de campagne pour servir de point d’appui aux comités de soutien et à l’organisation d’un jeûne de solidarité national. Sous l’impulsion de Jean-Louis Hurst, ancien porteur de valise et journaliste à Libération, Sans Frontière – devenu hebdomadaire – publie en exclusivité l’appel « Non à la France de l’apartheid », lancé par « 51 intellectuels prêts à tout ». La mobilisation rencontre un écho presque inespéré. L’engagement des autorités ecclésiastiques en faveur des grévistes réussit à toucher la « conscience chrétienne » de Christian Bonnet, ministre de l’Intérieur, qui décide de suspendre les expulsions de jeunes immigrés à la veille du premier tour de l’élection présidentielle. Cependant, les conditions du déroulement de la grève ont suscité amertume et polémiques. Sentiment d’avoir été occultés, velléités d’autonomie contre « la mafia des tuteurs de l’immigration » (dixit Jean-Louis Hurst)... Sans Frontière publie tous les points de vue. Pour autant, le journal s’est efforcé de mettre en avant les premiers concernés : publication d’un long autorécit de Hamid Boukrouma, troisième gréviste quelque peu oublié, organisation dans ses locaux d’une grande conférence de presse de Christian Delorme en présence de jeunes actifs dans des comités anti- expulsions, couverture des rencontres pour une coordination nationale des jeunes, etc.).

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Au prisme de la « Beur génération »

9 Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, c’est l’euphorie. « Saha Gaston ! » ( « bien vu », ou « à ta santé ! ») clame en Une le journal, après l’annonce de l’arrêt des expulsions par le nouveau ministre de l’Intérieur. On croit dur comme fer à la reconnaissance par l’État d’une France multiraciale, voire multiculturelle, à un soutien institutionnel aux associations enfin reconnues et aux formes culturelles nouvelles. Sans Frontière bénéficie désormais de subventions publiques. Ses cadres historiques ont accès aux coulisses du pouvoir. Mejid Daboussi Amar, le rédacteur en chef, participe aux travaux d’une commission officielle sur « l’information et l’expression culturelle des communautés immigrées en France », dont les conclusions, publiées en 1982, qualifie « les jeunes de la deuxième génération » d’« agents du mélange des cultures », et avance des propositions pour « les aider à se remettre en jeu ».

10 L’équipe du journal s’embarque aussi dans l’aventure des radios libres. Radio Soleil Goutte d’Or (Paris) ou Radio Gazelle (Marseille) captent rapidement un auditoire populaire immigré enthousiaste. Mais cela vire rapidement à la foire d’empoigne. Nacer Kettane crée de son côté Radio Beur, au risque de réveiller des clivages arabo-berbères que le journal avait jusque-là réussi à surpasser. Des querelles de leadership amènent à son tour Sans Frontière à lancer sa propre station, Radio Soleil-Ménilmontant. Cependant, la rédaction ne parvient pas à trouver de véritable synergie éditoriale avec la dynamique radio. Au sein même de l’équipe, le directeur de publication Khali Hammoud lui reproche son côté devenu « ennuyeux », Mejid Daboussi Amar reconnaît un « ton pleureur, ici ou là », ainsi qu’un « misérabilisme » persistant. Et puis... tout travail mérite salaire ! Mohamed Nemmiche, jeune originaire du Nord qui a appris les rudiments professionnels à Sans Frontière, et y a constitué un véritable carnet d’adresses mondain à partir du standard téléphonique, lorgne aussi la grande presse, de Libé au Monde en passant par le magazine Actuel, qui s’entiche de la « mode beur » naissante.

11 Survient la Marche pour l’égalité et contre le racisme, qui part de Marseille pour arriver à Paris le 3 décembre 1983. Les récriminations sont alors temporairement mises de côté, et beaucoup coopèrent à nouveau pour assurer le suivi de l’événement qui, au départ, a laissé les médias sceptiques. Un pool multimédia est monté au pied levé en association avec d’autres journaux associatifs (dont Expression immigré(e)s- Français(e)s/FASTI, Rencar/Corbeil), des radios libres (Gazelle, Média-Soleil, Radio Beur, Trait d’Union/Lyon, Bas Canal/Roubaix, etc.) ainsi qu’avec l’agence IM’média, le collectif AVEC d’Aix-Marseille et des photographes indépendants. La périodicité et les délais de bouclage de Sans Frontière – désormais une revue mensuelle au format A4 – ne se prêtent guère à l’agit’prop. Qu’à cela ne tienne : il publie en supplément des « 4 pages », journal-tract grand format à diffusion militante. Le contenu se veut avant tout informatif et pratique (rappel de l’itinéraire de la Marche, initiatives de soutien, contacts...). Place aux brèves percutantes et aux portraits tout en empathie des marcheurs.

La tentation du repli

12 Surtout présent en soutien logistique, Sans Frontière met un bémol aux prétentions antérieures d’encadrement « idéologique », par souci de respecter les consignes des organisateurs et en particulier des jeunes qui se proclament « apolitiques ». Plane alors

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une sorte de malentendu. Deux aspects de l’exigence d’égalité se superposent sans trouver l’articulation idoine : d’un côté, l’égalité des droits entre Français et immigrés, incluant le droit de vote pour lequel milite Sans Frontière (au sein du collectif pour les droits civiques), de l’autre, l’égalité entre Français de toute origine. Une manifestation conjointe entre marcheurs et ouvriers de Talbot Poissy menacés par un plan de licenciement massif, le 12 janvier 1984 à Paris, derrière la banderole « Nous sommes tous des immigrés de Talbot », entend dépasser symboliquement ce clivage.

13 L’initiative déplaît fortement au gouvernement. D’aucuns soupçonnent Sans Frontière de virer en faveur du « repli communautaire » maghrébin. « Nous n’avons pas résolu la question fondamentale qui est posée aujourd’hui », convient Mejid Daboussi Amar dans un numéro collector pour le 5e anniversaire du journal : « Faut-il favoriser les espaces communautaires pour passer dans un deuxième stade à un échange intercommunautaire et interculturel, ou faut-il directement passer à la deuxième phase ? » Toutefois, cette interrogation s’accompagne d’un virulent plaidoyer pour l’abandon « du mot “d’immigré” qui ne veut plus rien dire, sinon plein de dégâts dans la tête ». « Les immigrés sont enfin rentrés en France », et cela ils le doivent pour beaucoup à la « Beur génération », à son énergie communicative des années 1980. « Alors, tchao l’immigration !2 ? »

14 Sans Frontière cesse de paraître comme journal fin 1984, édite quelques livres thématiques, puis tente de se relancer un an plus tard sous la forme d’un hebdomadaire d’informations générales relooké, plus professionnel, avec couleurs et publicité. Il s’intitule Baraka, « un mot qui renvoie à la chance, pimentée de réussite », et se présente comme un « hebdomadaire des “Beurs”, des “Blacks”, métis »... » célébrant « Ces gens d’en France » (titre du n° 1 du 13 mars 1986).

15 Trop ambitieux, avec un tirage initial annoncé à 120 000 exemplaires ? Trop dans l’air du temps, versatile ? Sur le même créneau du news magazine, la concurrence est rude : Georges-Marc Benamou, un communicant proche de l’Élysée, propulse simultanément Globe, et l’Amicale des Algériens en Europe publie désormais également en quadrichromie son propre magazine, Actualité de l’émigration. La formule de Baraka en tout cas ne convainc pas, et s’arrête après vingt numéros en juin 1987.

NOTES

1. Henya, « Réponse aux maires », in Sans Frontière, 9 avril 1982. 2. Sans Frontière, n° 85-86, avril 1984.

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AUTEUR

MOGNISS H. ABDALLAH Journaliste.

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Chroniques

Repérages

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Une histoire des racismes et antiracismes Entretien avec Emmanuel Debono, historien, Institut français de l'éducation, ENS Lyon

Marie Poinsot

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ses recherches portent sur les racismes et les antiracismes dans la France contemporaine. Docteur en histoire contemporaine (IEP, Paris), il est l’auteur de l’ouvrage Aux origines de l’antiracisme. La LICA, 1927-1940, Paris, CNRS Éditions, 2012.

Hommes & Migrations : L’histoire du racisme en France donne-t-elle lieu à de nombreux travaux de recherche ? Pourquoi ? Quelles sont les sources privilégiées pour étudier ces phénomènes ? Emmanuel Debono : Il existe de nombreuses recherches portant sur ce sujet, mais elles ne donnent pas souvent lieu à des publications, si bien qu’en raison des difficultés d’accès à ces travaux, on reste tributaire d’un certain nombre d’études de référence, essentielles mais limitées (on songe à celles de Pierre-André Taguieff ou de Gérard Noiriel, par exemple). L’approche historique me semble toutefois moins florissante que la perspective sociologique, qui travaille sur le présent sans véritablement intégrer l’épaisseur de l’histoire, ce qui est une erreur. Il me semble fondamental d’encourager au sein des universités les recherches des étudiants sur ce champ historique, en particulier dans le contexte actuel, où la question du racisme resurgit avec une certaine acuité. Les sources pour étudier le racisme sont nombreuses. Les archives des associations antiracistes historiques – la Ligue des droits de l'homme (LDH), la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICA), le Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP) ou SOS Racisme – attendent les historiens. Celles des syndicats également. Elles recèlent des témoignages, des études, des dossiers juridiques, des comptes rendus qui sont autant de matériaux précieux

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pour mieux approcher la réalité du racisme et de son emprise sociale au cours des dernières décennies, en France. Il y a aussi d’autres fonds publics (Justice, Intérieur, Éducation nationale…) qui ouvrent bien des horizons.

HetM : Vous parlez de racismes au pluriel. Y-aurait-il plusieurs formes de racisme ? Quels sont les critères ou les facteurs qui les distinguent ? Les racismes sont-ils seulement des opinions ou bien aussi des attitudes et des actes ? E. D. : On a coutume de parler du racisme au singulier, mais il est bien un phénomène pluriel, dans ses cibles comme dans ses expressions. La construction de la figure de l’Arabe ou de celle du Noir, en tant qu’objets de mépris et d’hostilité, s’inscrivent, par exemple, dans des histoires particulières. Elles sont portées par des dynamiques différentes. Si l’on considère, par ailleurs, un type de racisme, il faut aussi tenir compte des discontinuités pour éviter tout contresens historiques : l’antijudaïsme, lui-même évolutif, n’est pas l’antisémitisme du XIXe siècle, qui n’est pas l’antisionisme radical ou ce que certains nomment judéophobie. C’est cette diversité qu’il faut prendre en compte, même si l’on nomme le racisme au singulier, puisqu’il repose sur des ressorts communs tels que le recours aux stéréotypes, le processus d’essentialisation des individus ou encore la réification (le fait d’appréhender une personne comme une chose). Le racisme peut revêtir au moins quatre dimensions : il correspond à des attitudes (opinions, croyances…), des comportements, des discours théoriques ou idéologiques, des modes d’exclusion institutionnalisés (ségrégation, Apartheid…).

HetM : Racisme et immigration ont-ils toujours cohabité ? Si on se reporte aux années de flux migratoires importants en France, observe-t-on toujours des poussées de racisme en direction des populations immigrées ? ou de leurs descendants ? Est-ce que le contexte de la société française intervient également ? E. D. : L’immigration a toujours suscité, de longue date, des réactions de méfiance et de rejet au sein de la population française. Avant qu’elle ne soit perçue comme une menace culturelle, elle représentait d’abord un danger économique, celui d’une concurrence étrangère venant mettre en tension le marché du travail. On parle davantage, à l’origine, de xénophobie que de racisme : c’est l’étranger et la différence dont il est porteur qui font l’objet d’une mise à distance, sans qu’un processus de racialisation intervienne forcément. D’ailleurs, les déchaînements de xénophobie au tournant du XIXe siècle touchent souvent d’abord des Italiens ou des Belges, et, par la suite, des Polonais. Les migrations en provenance d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne dans le contexte de décolonisation ont profondément durci le rapport de la société française à l’immigration. Le racisme s’est davantage exprimé, d’autant que s’est progressivement précisée l’idée que l’installation de ces immigrés était définitive (loi sur le regroupement familial de 1976). L’hostilité, voire la haine, a pris pour cible des populations devenues françaises, dont les descendants peinent encore souvent, deux ou trois générations plus tard, à être véritablement considérées comme des Français à part entière. Il faut considérer le contexte sous un angle large : il y a la situation économique, mais d’autres facteurs peuvent expliquer le sentiment d’une libération, à l’heure actuelle, des attitudes xénophobes ou racistes (tensions internationales, peur face à la mondialisation, sentiment de fragilisation des valeurs républicaines…).

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HetM : Peut-on établir une géographie du racisme en France ? A-t-elle évolué sensiblement au cours des dernières décennies ? E. D. : La multiplication des facteurs anxiogènes a tendance à dilater le champ géographique du racisme, avec une emprise plus large qu’il y a quelques décennies, quand il se manifestait davantage dans la moitié Est du pays, la France industrielle qui attirait traditionnellement les populations immigrées. Avec les résultats aux dernières élections régionales, on voit bien comme la tolérance aux discours xénophobes est devenue beaucoup plus grande. Qu’il s’agisse de racisme pur ou de formes différentes ou dégradées telles que la xénophobie ou l’ethnocentrisme, on observe la progression de l’opposition du « eux » et « nous ».

HetM : Quels sont les principaux vecteurs dans la diffusion des racismes en France selon les périodes : les médias, les partis politiques, certains leaders d’opinion ou intellectuels engagés ? E. D. : Ces vecteurs ont toujours coexisté, à l’époque de la grande presse ou de la télévision. Aujourd’hui comme hier, on sait qu’un simple fait divers monté en épingle peut donner lieu à un déferlement de commentaires stigmatisants, opérant sans complexe le passage du particulier au général. Au plan des médias, Internet constitue en revanche une nouveauté, depuis une vingtaine d’années, par sa capacité à fluidifier la parole raciste, par sa force de persuasion et de diffusion. Son mode de fonctionnement supranational, échappant pour partie aux lois des pays et à celles, en France, interdisant l’expression du racisme, constitue un véritable défi, sinon un casse-tête. Internet véhicule et fait enfler les rumeurs ; il est l’outil idéal pour nourrir les théories du complot, le négationnisme ou encore les processus de radicalisation. On peut toutefois relativiser cette critique en n’oubliant pas qu’Internet est, à l’inverse, un outil d’information et d’éducation incroyable. Le combat semble parfois inégal, l’information et l’éducation sollicitant plus d’efforts que la propagande…

HetM : Les luttes antiracistes sont historiquement structurées. Quels événements fondateurs dans l’histoire de France ont réveillé l’opinion ou des groupes pour résister aux phénomènes racistes ? E. D. : Le militantisme antiraciste est né de la volonté de défendre l’égale dignité des hommes. Sous sa forme militante, intégrée au mouvement social, il s’est développé au début du XXe siècle, dans le contexte de l’affaire Dreyfus, puis surtout dans les années 1930, en opposition aux exactions dont les juifs étaient l’objet dans certains pays d’Europe centrale et orientale. Auparavant, on sait que l’anti-esclavagisme avait suscité des prises de position dans la société civile et dans le monde politique. Avec la lutte contre l’antisémitisme, l’antiracisme devient militant dans le cadre d’associations qui entendent faire la guerre aux préjugés. Il existe déjà toutefois certaines ambiguïtés : on défend volontiers l’émancipation des peuples colonisés sans s’aventurer trop loin au plan politique…

HetM : Vous avez étudié dans votre thèse “La Ligue internationale contre l’antisémitisme en France (1927-1940)”. Vous avez contribué à l’ouvrage de Gilles Manceron et d’Emmanuel Naquet, Être dreyfusard, hier et aujourd’hui, collaboration entre intellectuels et immigrés ? Les dynamiques de l’antisémitisme en France dans le passé sont-elles très différentes de celles d’aujourd’hui ? E. D. : Il y a eu une évolution incontestable de l’antisémitisme au cours du XXe siècle. L’antijudaïsme se manifestait encore au début du siècle dernier, alors qu’il ne

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constitue plus, sauf exception ultra-minoritaire, un courant actuel de la haine des juifs. L’antisionisme rassemble aujourd’hui des franges militantes assez hétéroclites au sein de la société française, à l’extrême droite, à l’extrême gauche et également chez les Français musulmans. Cet antisionisme radical remet au goût du jour certains stéréotypes antijuifs, le vocable de « sioniste » venant se substituer, de manière perverse à celui de « juif », donnant l’illusion d’une critique légitime car portant sur la situation du conflit au Proche-Orient. Il y a aussi cet antisémitisme que beaucoup récusent, ne veulent pas voir, relativisent ou nient tout simplement, au prétexte que les juifs ne seraient pas victimes de discriminations, qu’ils auraient donc un statut de « dominants », bénéficiant d’un coupable « philosémitisme d’État ». La réalité est pourtant bien là : l’antisémitisme tue en France, les adultes comme les enfants.

HetM : Vous êtes chargé d’étude « Éducation et mémoires » à l’Institut français de l’éducation et au Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (ENS-Lyon). Sur quels thèmes votre étude porte-t-elle pour améliorer la prise en compte des racismes et de l’antisémitisme dans le domaine scolaire ? E. D. : Je travaille depuis la fin de l’année 2015 sur le portail « Éduquer contre le racisme et l’antisémitisme » du ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Cet outil vise à proposer des ressources scientifiques et pédagogiques en ligne, à partir du printemps 2016, pour mieux comprendre les expressions racistes et conduire une réflexion active à ce sujet avec les élèves. Fruit d’un travail entre la Direction générale de la scolarité (DGESCO), la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme (DILCRA), Canopé et l’Institut français de l’éducation (ENS de Lyon), première réalisation du genre, le projet s’inscrit dans la grande mobilisation du gouvernement pour les valeurs de la République. Il ne faut pas s’illusionner, un portail ne résout pas tout. Mais on sait qu’il est à même de constituer une étape importante, notamment au plan de la terminologie, dans la constitution du bagage intellectuel délivré par l’institution scolaire et l’espace de réflexion libre mais exigeant qu’elle entend garantir.

AUTEUR

MARIE POINSOT Rédactrice en chef.

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Sensibiliser au racisme : des maux en mots Entretien avec Annick Metefia, intervenante pédagogique

Marie Poinsot

Hommes & Migrations : Dans quels domaines de la recherche intervenez-vous actuellement ? Annick Metefia : Après un master en 2014, j’ai commencé à travailler avec une optique de recherche-action sur le racisme en direction des professionnels (éducateurs sociaux, animateurs de clubs de prévention, etc.).

HetM : Pouvez-vous nous donner un aperçu des travaux menés en France dans le domaine du racisme et qui constituent des références pour votre intervention professionnelle ? A. M. : Il existe en France peu de travaux de recherche sur le racisme et l’antiracisme, encore moins dans le domaine portant sur la jeunesse. En terme de programmes scolaires, la plupart des questions sont abordées dans les cours d’éducation civique au collège. La Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme (Dilcra) met en place des dispositifs et la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) publie des rapports annuels sur la situation du racisme et de l’antisémitisme en France sous forme de données statistiques. De ce fait, les chercheurs manquent de données et ils sont tentés de reprendre des travaux anglo- saxons. En ce qui concerne mes interventions, je m’appuie sur les travaux sur l’antiracisme développés par Alexandra Poli, chercheuse au Cadis, et de Soline Laplanche-Servigne, chercheuse à l’IEP de Paris. Par ailleurs, dans les discours des intervenants sur le terrain, le mot « discrimination » a clairement la préférence depuis quelques années et le terme de « racisme » tend à décliner. Cette situation est liée à tout un faisceau de raisons. Tout d’abord, le mot « racisme » est perçu par beaucoup d’acteurs comme une notion accusatoire et morale. Or les acteurs de l’antiracisme sont souvent soucieux de sortir du discours moral. Le terme de « discrimination » comporte une dimension juridique qui lui confère une certaine légitimité. Il s’inscrit ainsi dans le domaine des actes et non des idéologies. Les intervenants vont faire appel le plus souvent à des événements historiques pour aborder les questions de racisme et d’antisémitisme

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avec des enfants : ils vont parler de la Shoah et des faits historiques précis pour éviter d’entrer dans les idéologies.

HetM : Les mobilisations antiracistes des années 1980 sont-elles responsables, d’une certaine manière d’une impasse dans la lutte contre le racisme en mettant l’accent sur les différences culturelles sans une critique plus générale sur l’environnement et la société globale ? A. M. : Je pense, en effet, que les lois sur les discriminations ont permis de dégager des actions juridiques beaucoup plus efficaces que la lutte contre le racisme. L’action des tribunaux pour pénaliser les actes de discrimination, les opérations de testing, l’accompagnement des victimes, notamment par l’association SOS Racisme, les résultats des procès sont relatés dans les médias régulièrement. Mais, dans cette approche des discriminations, les rapports de domination qui sont les racines idéologiques de ces situations sont évacués, comme le souligne André Taguieff quand il parle… de spectacle. Les actes de discrimination sont dénoncés mais pas les idées racistes. Les condamnations sont différentes : les peines pour injures racistes sont beaucoup moins lourdes que celles pour des faits de discrimination, financièrement et en terme d’emprisonnement. Les faits suivent, mais pas forcément les mentalités. Dans un autre domaine, les lois sur la parité hommes-femmes n’ont pas forcément fait reculer le sexisme en France. Distinguer les actes discriminant et le racisme entretient malgré tout l’idée que l’on est dans le domaine de l’opinion.

HetM : Est-ce que les jeunes sont en général mobilisés sur ces questions de racisme ? A. M. : Les jeunes sont intéressés par ces thèmes et toujours partants pour en discuter, notamment dans le milieu scolaire. Ils sont assez excités par le fait de parler de sujets qu’ils perçoivent comme un peu tabous. Dans les quartiers populaires, les intervenants se retrouvent à animer des échanges sur les expériences de racisme vécues par les jeunes. Comment transformer ces expériences en ressources productives ? Comment adopter une attitude qui ne mène pas au rejet des institutions ou de la société française ? Comment dépasser cette impression de ne pas avoir sa place légitime et comment se construire malgré tout ? Quand vous intervenez dans une classe d’un quartier favorisé, par exemple dans l’Ouest parisien, le débat est différent, parce que les élèves ne se sentent pas concernés individuellement. Comme ils font partie de la société majoritaire, ils ne comprennent pas la nature des rapports de domination et ne se perçoivent pas comme des victimes du racisme puisqu’ils n’en sont pas la cible. Les échanges vont être d’abord très convenus pour les amener à prendre conscience des effets de la société sur les minorités ethniquement ou racialement perçues.

HetM : Les enseignants sont-ils favorables à ces débats au sein de leurs classes ? A. M. : Les enseignants ne sont pas toujours très impliqués parce que ces interventions sont décidées par les chefs d’établissement ou les CPE qui sont approchés par les associations. Parfois, ils sont prévenus à la dernière minute d’une série d’interventions et peu informés. Il vaut mieux construire ces actions en amont avec eux à partir de la composition des classes pour s’appuyer sur les dynamiques entre les élèves. Ils s’impliquent alors davantage en étant plus motivés et on peut obtenir de bons échanges en respectant les règles de la politesse, la distribution de la parole, l’autorité de l’intervenant, surtout dans le contexte actuel, depuis les attentats meurtriers de janvier et de novembre 2015. Nous avons beaucoup de demandes pour des débats sur la laïcité ou la citoyenneté, notamment de la part

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d’enseignants de classes composées d’élèves nouveaux arrivants qui ont parfois des nationalités très différentes.

HetM : Quel est le registre de ces interventions en milieu scolaire ? Est-ce uniquement des conférences ou des débats ? A. M. : Il faut bien voir que, dans les classes, le temps est souvent limité à deux heures et que l’espace dévolu ne permet pas de proposer des formats mobilisant plusieurs ressources multimédia. Il s’agit d’être sur des actions les plus interactives possible pour se démarquer des formats que les élèves ont habituellement en classe. Ceux qui aiment bien remuer et s’exprimer doivent être marqués par ce type d’intervention qui aborde des situations réelles à partir de jeux de rôles ou d’ateliers où leur participation est beaucoup plus active.

HetM : Les approches sont-elles identiques dans le secteur de l’animation sociale et culturelle ? A. M. : Dans les centres sociaux et d’animation, les associations proposent également des programmes sur le racisme et l’antisémitisme dans le cadre de partenariats. Les formats sont plus ouverts et plus flexibles car ces organismes peuvent monter des opérations plus transversales à l’occasion de leur programmation. Par exemple, dans le cadre de la semaine d’éducation contre le racisme, la Ligue de l’enseignement va proposer des ateliers, des débats, des projections, à des centres qui vont composer leur programme avec ces ressources. Avec l’aide de la Ville de Paris, des associations de quartier, d’alphabétisation ou des associations culturelles vont prendre en charge des actions plus variées. Il y a en fait une profusion d’initiatives sur le terrain. J’ai observé que la direction Démocratie citoyenneté et territoires (DDCT) de la Ville de Paris a produit des boîtes à outils composées de films, d’ouvrages et de jeux qui sont disponibles pour les associations et les travailleurs sociaux qui aimeraient initier des projets. Elle organise aussi avec ces acteurs de terrain des formations ou des réunions d’échange des pratiques ou des réunions bilans pour fédérer les initiatives dans le domaine de la lutte contre les discriminations.

HetM : Quelles sont les particularités de ces approches de sensibilisation ou de prévention antiracistes ? A. M. : La vitalité et la profusion de ces initiatives de terrain montrent la forte implication des acteurs, mais les contenus sont encore très homogènes et les espaces d’expression des participants sont trop limités. Les notions de racisme, de laïcité, d’égalité et de citoyenneté qui sont diffusées et pas forcément questionnées s’inscrivent dans un contexte politique particulier, celui de l’idéologie républicaine. Ce traitement particulier de sensibilisation s’adresse aux publics comme à des producteurs potentiels des discours racistes parce qu’ils sont d’origine étrangère ou qu’ils habitent dans des quartiers populaires. Il y a donc dans ces programmes une sorte de suspicion qui se fonde sur certaines représentations de ces populations. Ces publics sont moins perçus comme des victimes potentielles du racisme que comme des populations à éduquer sur ces questions pour prévenir des situations de discrimination et de racisme selon une logique d’ethnicisation qu’a bien analysée Fabrice Dhume. Inversement, quand nous appelons certains établissements scolaires, le fait qu’il y ait peu d’élèves d’origine étrangère les autorisent à nous dire qu’il n’y a pas de racisme au sein de l’établissement et que ces projets sont inutiles. Et cela constitue un barrage à des programmes de sensibilisation sur le racisme qui concerne toute la société française. La présence du racisme en France est associée aux quartiers

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dans les périphéries urbaines où se concentrent les populations immigrées. Il faudrait donc sortir de cette logique pour rappeler que tout le monde peut être moteur ou victime de racisme et de discrimination.

HetM : Dans cette approche un peu unilatérale, comme peuvent se mettre en place des projets d’empowerment des populations touchées par le racisme ? A. M. : La question de la visibilité des populations touchées par le racisme est fondamentale. Il faudrait définir de manière plus claire qui sont les victimes du racisme en France. Sinon, la logique d’empowerment qui est plus visible dans les programmes contre le sexisme ne peut se développer. En identifiant les publics cibles, on pourra leur fournir des ressources et des démarches pour leur permettre de se mobiliser et de prendre conscience de leur rôle dans la lutte contre les actes et discours racistes. Il y a encore une trop grande distance entre l’analyse scientifique du racisme et les situations de terrain relatées par les médias. D’où l’acception du racisme comme expression des rapports de domination de la société majoritaire sur les minorités qui ne sont pas reconnues comme étant des cibles effectives. C’est tout le débat sur les statistiques ethniques qui est de nouveau posé.

AUTEUR

MARIE POINSOT Rédactrice en chef.

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L’engagement des artistes contre le racisme en France Entretien avec Jean Hurstel, ancien président du réseau Banlieue d’Europe

Marie Poinsot

Hommes & Migrations : Pouvez-vous nous rappeler votre parcours personnel ? Jean Hurstel : J’ai une formation initiale de comédien. Dans mon école, nous avions tous le rêve d’atteindre les publics populaires par le théâtre. L’idéal de ce qu’on a appelé plus tard « la démocratisation populaire ». Nous avions constaté que les publics populaires n’étaient pas présents aux représentations et que nous touchions principalement les publics d’enseignants, de notaires et de femmes de préfets. J’ai monté d’abord une pièce à Belfort, intitulée 36 68 avec des publics populaires à partir de paroles collectées, puis à Montbéliard pendant sept ans.

HetM : S’agissait-il d’intégrer les mémoires et les vécus des personnes dans une création pour la rendre plus accessible ? J. H. : C’est cela, il était question de voir comment ces démarches nouvelles de création théâtrale pouvaient prendre en compte les différences culturelles et ceux que le ministère de la Culture appelle les « publics empêchés ». De 1992 à 2003, nous avons rénové une ancienne laiterie et ouvert à Strasbourg le Théâtre des Lisières, qui a permis des confrontations entre la France et des expériences artistiques transfrontalières. J’ai toujours été fasciné par les frontières. Cela permettait de comprendre la multiculturalité à partir de la programmation autour d’un pays pendant de longs week-ends avec, par exemple, des artistes originaires de Haïti ou bien palestiniens et israéliens, etc. Nous disposions à la fois d’un restaurant, d’un bar et de musique pour s’amuser, mais il y avait aussi des débats extrêmement sérieux pendant lesquels on pouvait comparer les visions et les démarches de chaque pays invité avec les nôtres.

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HetM : Est-ce que la France avait une conscience plus aiguë des problématiques multiculturelles que ces pays des lisières, compte tenu de son histoire de l’immigration plus ancienne ? J. H. : Avec le soutien de la Commission européenne, la diversité culturelle a été un grand thème de la création en Europe, mais cela s’est terminé avec la crise économique. C’était pour nous un chantier essentiel, surtout lorsque la convention de l’Unesco a été élaborée en 2005 et qu’elle visait la protection et la promotion des diverses expressions culturelles. Si cette convention a été adoptée par une centaines de pays et avait une valeur juridique, il ne s’est rien passé en réalité.

HetM : Dans le cadre du réseau Banlieue d’Europe, avez-vous pu constater que certaines disciplines artistiques sont plus propices que d’autres pour soutenir cette diversité culturelle ? J. H. : Il y a énormément de projets théâtraux qui ont adopté ces démarches. De l’expression orale des gens jusqu’à l’expression théâtrale, il y a une continuité. Il y a également beaucoup de projets de vidéo qui apparaît comme une autre discipline privilégiée pour favoriser cette implication des publics, comme la littérature des banlieues. Peut-être la moins présente des disciplines serait les arts plastiques. Des ateliers créatifs proposent une dimension participative et se développent depuis moins d’une dizaine d’années.

HetM : Est-ce que la crise économique que vous évoquiez tout à l’heure a provoqué l’arrêt de ces projets ? J. H. : Curieusement, les crédits qui soutenaient ces projets en France étaient très largement ceux du ministère de la Ville qui ont été concentrés sur un nombre plus restreint de quartiers défavorisés. On peut voir comment, à chaque élection, les pouvoirs publics prennent de bonnes résolutions pour lutter contre la montée du racisme et du Front national sans mise en œuvre sur le terrain. Dans mon village en Alsace, où il y a peu d’immigrés mais qui a voté Front national, si on ne prend pas en compte les cultures vécues, celles, par exemple, des ouvriers, des deuxième ou troisième générations, des différentes populations, on court à la catastrophe. La confrontation de ces cultures, des modes de vie et des expressions ne peut pas être réglée seulement grâce à l’apprentissage du Français. C’est un élément fondamental sur lequel l’action artistique et culturelle doit travailler pour atténuer les tensions liées aux différences culturelles.

HetM : Pensez-vous que le domaine artistique est particulièrement actif pour lutter contre le racisme ? J. H. : Vous savez très bien que le racisme et la xénophobie sont d’abord des questions d’imaginaire et de symbolique. Pour lutter contre ces phénomènes, il faut impérativement un projet de proximité composé de discussions, de débats et de mises en forme de cette confrontation des cultures. Si ce travail n’est pas fait, les situations vont continuer à se dégrader. L’action artistique permet la reconnaissance des cultures, de leurs richesses et de leurs apports à la société locale. Le problème est de nouveau celui d’une frontière entre des altérités. Il faut voir comment on peut passer de la culture aux cultures, des représentations fantasmées et des préjugés qui habitent les gens pour aller vers un dialogue et le respect des autres.

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HetM : Pensez-vous que les artistes ont conscience de ces enjeux et veulent intervenir dans ces projets ou bien faut-il les mobiliser pour qu’ils acceptent d’y collaborer ? J. H. : C’est une question de politique culturelle. Il faut absolument que les artistes déjà investis puissent avoir les moyens de travailler et de développer leurs projets sur le long terme dans des territoires abandonnés qui ont le plus voté pour le Front national. Les artistes ne sont pas instrumentalisés par l’action culturelle, pas plus que lorsqu’ils sont devant des publics diplômés et sociologiquement favorisés. Ils sont sincèrement convaincus par ces enjeux de société comme des thèmes de création. Il ne s’agit pas de motiver ces artistes qui le sont vraiment. Il faudrait qu’ils pensent à créer un mouvement de conquête, d’avancée, et pas de résistance dans une attitude figée comme les populations l’expriment sur le terrain. J’ai toujours milité pour que les institutions culturelles marchent sur deux pieds, qu’elles marchent avec l’histoire de l’art, et aillent aussi réellement sur le terrain et sur les problèmes essentiels des publics.

HetM : Pourriez-vous nous citer des projets qui vous tiennent vraiment à cœur ? J. H. : Il y en a tellement, mais on peut évoquer la troupe de théâtre qui s’appelle Arsenic en Belgique et qui traite les représentations et les fantasmes des uns et des autres en sillonnant toutes les villes dans un camion avec un succès énorme. Ou bien à Munich, le groupe Artlab qui travaille sur le racisme en développant une sorte d’école de la deuxième chance pour les enfants d’immigrés qui arrêtent leur scolarité sans diplôme. Tous ces projets sont très performants et ils devraient stimuler des actions similaires dans d’autres contextes.

AUTEUR

MARIE POINSOT Rédactrice en chef.

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Chroniques

Kiosque

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« Mal nommer les choses… »

Mustapha Harzoune

1 Depuis les attentats de janvier puis ceux de novembre beaucoup font « leur » Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. » S’octroyant une légitimité sur le dos du gars de Belcourt, chacun y va de ses mots et de ses explications, on lance sa petite grille de lecture tel un large filet pour enfermer le monde dans les mailles serrées de la rationalité. Sur ce même mode d’inspiration camusienne, osons un écart : chercher du sens, débusquer une cohérence, une logique, à des comportements ultraminoritaires, ne serait-ce pas ajouter au malheur de l’immense majorité des populations qui, pour avoir une proximité culturelle, religieuse ou sociologique avec les terroristes, n’en partagent ni les idéaux ni les méthodes ?

2 La misère, sociale, économique, le fiasco des interventions occidentales en Afghanistan, en Irak ou en Libye ne peuvent expliquer – à eux seuls – pourquoi des hommes et des femmes décident de se faire exploser et d’entraîner avec eux des centaines de victimes, de torturer et de tuer jusque des enfants. Il faut aux crimes une justification, un sésame qui ouvre la porte du passage à l’acte, autorise l’impensable. Il faut croire et espérer, comme un dément, comme un démon. Eschatologie de l’élu et du martyr.

3 Olivier Roy écrit dans Le Monde (24 novembre) : « Si les causes de la radicalisation étaient structurelles, alors, pourquoi ne touche-t-elle qu’une frange minime et très circonscrite de ceux qui peuvent se dire musulmans en France ? Quelques milliers sur plusieurs millions. (…) Bref, ce n’est pas la “révolte de l’islam” ou celle des “musulmans”, mais un problème précis concernant deux catégories de jeunes, originaires de l’immigration en majorité, mais aussi français “de souche”. Il ne s’agit pas de la radicalisation de l’islam, mais de l’islamisation de la radicalité. »

4 Raphaël Glucksmann, sur sa page Facebook, écrit le 28 novembre : « Aucune “unité nationale” ne m'empêchera d'être un citoyen vigilant et engagé, de critiquer les atteintes aux libertés, de dénoncer telle ou telle politique étrangère ou intérieure, de m'offusquer des discriminations en France ou des conditions indignes de l'accueil (ou plutôt du non-accueil) des réfugiés ou migrants sur notre sol, MAIS (ce “mais” est pour moi crucial, vital) la bannière “Vos guerres, nos morts” et la petite musique que je sens (re)monter parmi certains d'entre nous, dans ce qui s'autodésigne comme “gauche”, sur le terrorisme présenté comme une réaction (certes condamnable et dûment condamnée) aux injustices et aux déséquilibres du monde, conséquences

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de politiques occidentales erronées ou abjectes, me laissent un goût plus qu'amer dans la bouche. »

5 Sur France Inter, le 14 novembre, Jean-Pierre Filiu demande d’« arrêter de faire le jeu des terroristes, en faisant comme s’ils nous faisaient payer ce qui doit être notre politique. (…) Ce sont des barbares qui sont extérieurs à nous et qui ne se définissent pas par rapport à nous pour ce que nous faisons mais pour ce que nous sommes. Je le dis avec une immense douleur et émotion : ce qu’ils veulent, ce sont des représailles. Ce qu’ils veulent c’est qu’aujourd’hui à Paris et en France on tue des musulmans en représailles. Qu’on arrête de chercher la politique française, ils veulent la guerre civile en France ».

« Poétique » de la haine

6 « Hé mec ! Le monde n'est pas une construction logique à la mode allemande », écrivait l’écrivain palestinien Hussein Al-Barghouti dans Lumière bleue (Sindbad, 2004). Alors ? Petit retour sur la réaction d’un écrivain, irlandais celui-là, Robert McLiam Wilson, qui, après les attentats de janvier 2015, criait, le 18, sa « rage ingouvernable » : « Je connais les gens qui ont fait ça. Je les ai rencontrés, eux et leurs pareils, à de nombreuses reprises, à Belfast. Ces gens sont les mêmes partout dans le monde. Pérou, Colombie, Belfast, Paris. Remarquable uniformité. Les deux traits dominants qu’ils partagent sont la bêtise et l’arrogance. Intellectuellement et moralement, c’est un voyage au pays du vide. Il n’y a rien. Nous sommes au cœur d’un univers de stupidité, d’une absence totale de quoi que ce soit qu’on puisse raisonnablement appeler une pensée. L’ignominie d’aujourd’hui n’a ni raison ni explication. Il n’y a pas de thèse. Pas de politique. Pas de religion. Pas même vraiment d’émotion adulte. C’est le caprice mortel d’un bambin mégalomane doté des pleines capacités de nuire d’un adulte. Je les ai rencontrés – les ignares de l’IRA et les têtes vides de l’UVF (Ulster Volunteer Force). J’imagine qu’ils sont plutôt bien assortis avec les génies du Sentier lumineux, les Einstein de Boko Haram et les Prix Nobel de l’État islamique. Ils sont crétins et abjects à un point que nous avons, pour la plupart, du mal à imaginer. »

7 Pour l’historien Paul Berman (Le Monde, 30 novembre), « nous, les modernes, croyons en la doctrine des “causes profondes”, selon laquelle de fortes pressions sociales sont toujours à l’origine de la rage meurtrière, mais les poètes de l’Antiquité ne voyaient pas les choses de cette manière. Ils considéraient la rage meurtrière comme un trait constant de la nature humaine. Ils pensaient, comme l’a écrit André Glucksmann, que “le principe destructeur nous habite”. Ou alors ils attribuaient cette fureur à des dieux irascibles dont les motivations, emportées et fantasques, ne nécessitaient aucune explication. (…) C’est la rage elle-même qui suscita leur attention, non pas ses origines ou ses causes supposées. Ils consacrèrent toute leur science, poétique, à l’examen de la fureur : à ses rythmes, ses mètres, son vocabulaire, ses nuances, ses degrés d’intensité. L’Énéide est aussi bien une traversée de la Méditerranée qu’un parcours à travers les différentes mutations de cette rage ». Pour Paul Berman, « la rage terroriste repose sur la haine, et la haine est une émotion qui est aussi un discours, en l’occurrence un discours élaboré composé de tracts, de poèmes, de chants, de sermons et de tout ce qui peut alimenter un système idéologique parfaitement huilé. Pour comprendre le discours, il faut disposer de ce que l’on pourrait appeler une “poétique” ».

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Éthique du langage

8 Comme les explications socio-économiques ou géostratégiques n’épuisent pas le mystère de la haine, pour certains, l’islam serait par essence une religion de va-t-en- guerre qui justifierait, à coups de versets et de sourates, le crime. N’étaient les souffrances des innocents, il y aurait de quoi se tordre lorsque le niveau zéro de la pensée est atteint avec autant de suffisance. Frédéric Boyer : « Sur la question des migrants, les hommes politiques français sont en dessous de tout. Et d'une façon générale, l'inculture frappe le monde politique dans son ensemble. On est dans une ère de communication littéralement indigne. Or parler, transmettre sont des actes qui engagent notre dignité. Il n'y a pas d'éthique sans langage. Parler d'une certaine façon, cela a un sens. (…) Il y a beaucoup trop de fausse érudition dans le débat français. De faux penseurs parlent de textes ou de valeurs en ignares » (le JDD, 1er novembre.)

9 Idem chez Jean-François Bayart : « Des présidents de la République, des ministres, des hauts fonctionnaires ont proféré en toute impunité des paroles indignes et anticonstitutionnelles, tandis que les médias ouvraient grand leurs antennes, leurs écrans et leurs colonnes à des plumitifs racistes ou ignorants érigés en penseurs. L’asphyxie financière de l’école, de l’université, de la recherche publique, et le poujadisme anti-intellectuel dont a fait preuve à leur encontre la droite oublieuse que la République dont elle se gargarise avait été celle des professeurs et des instituteurs, à la fin du XIXe siècle, nous a privés des moyens de comprendre ce qui est en train de nous arriver. (…) Or nous avons les dirigeants que nous élisons, et les médias que nous achetons. En bref, nous sommes responsables de ce qui nous arrive » (Libération, 15 novembre).

10 Gilles Kepel pousse aussi un coup de gueule : « J'en veux à la fois à l'université française qui a détruit complètement les études arabes au moment même où Mohamed Bouazizi s'immolait par le feu, déclenchant la révolte arabe, et à nos dirigeants. (…) Je fais une critique au vitriol de la façon dont nos élites politiques conçoivent la nation. La France (…) est gangrenée par une haute fonction publique omnisciente et inculte qui méprise l'université, notamment les études qui sont dans mon domaine. Donc, on a abouti à ce à quoi on a abouti… Le monde du renseignement s'est endormi sur ses lauriers après s'être débarrassé de Kelkal, jusqu'à Merah, et finalement il n'a pas compris le passage au djihadisme de 3e génération. Il y a aussi une incapacité à comprendre ce qui se noue dans la sédentarisation de l'islam de France, ses acteurs, le jeu des élus avec le salafisme pour avoir la paix sociale. C'est l'incapacité globale de notre élite politique » (Letemps.ch, 26 novembre).

11 Boris Cyrulnik trace un chemin de compréhension entre ce « jeu des élus » dénoncé par Gilles Kepel et la nécessité d’une « poétique » évoquée par Paul Berman. De l’inquisition au djihadisme moderne en passant par le nazisme, « c’est la même méthode » : « Des slogans sont entrés petit à petit dans la culture commune. La population s'est soumise à une représentation dépourvue de jugement. La société s'est imprégnée de ces idées. (…) Freud disait les mots désignent des choses au début, puis des choses qui ne sont pas là et c’est la fonction du symbole, et enfin ils finissent par ne plus rien désigner du réel. À ce moment-là, on se soumet à un slogan. Quand une culture ne permet pas la rencontre et le débat, on est des proies et internet démultiplie le pouvoir de ces manipulateurs. » D’où « la responsabilité de nos gouvernants qui ont abandonné culturellement les gosses de nos quartiers et les ont soumis à des manipulateurs » (Sud-Ouest, 9 janvier).

12 Le géographe Pierre Beckouche enfonce le clou : « Il y a un domaine dans lequel on dispose déjà de toutes les connaissances nécessaires pour mesurer son rôle dans ce terrorisme

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contemporain : les insuffisances de la cohésion sociale française et les échecs de l’action publique en direction des couches populaires. Cela fait trente ans que les chercheurs ont montré les erreurs de deux de nos politiques publiques : 1) une éducation nationale dont le but stratégique reste de sélectionner l’hyper-élite, celle des grandes écoles, au lieu de se consacrer, prioritairement, aux enfants déclassés – et qui se trouvent être souvent issus de familles musulmanes ; 2) un urbanisme qui concentre des populations de bas niveau social dans des territoires désormais trop vastes pour pouvoir être améliorés par les seuls élus locaux. Les interactions de ces deux erreurs rajoutent à la difficulté : les collèges, qui concentrent l’échec scolaire, réduisent d’autant l’attractivité des quartiers populaires. » Et de poursuivre : « Si leur déculturation a pu faire de Français des nihilistes radicaux, le processus touche de bien plus larges parties de notre jeunesse. Au-delà de quelques milliers d’islamistes, cette déculturation concerne sans doute des centaines de milliers de jeunes Français. Cela se traduit, quelquefois, par l’islamisme, plus souvent par l’anomie, la drogue, la délinquance, le banditisme, la marginalité. Les attentats nous révèlent quelque chose de l’islamisme ; à son tour, l’islamisme nous révèle quelque chose de plus profond sur la jeunesse française et, on l’a vu avec les élections régionales, sur son attirance pour le Front national – appel désespéré à un ordre social chaotique mais dans lequel ils ont l’illusion de pouvoir trouver une place » (Libération, 28 décembre).

Un peu de clarté, au moins

13 À « la tentation totalitaire » ne faudrait-il pas opposer une autre tentation, un autre désir, ce « désir clairement exprimé de continuer la vie commune » (Renan) ? Difficile de « trouver une place » au milieu des boules puantes et des politicailleries sur la déchéance de la nationalité. Si, à défaut de mobiliser, on était clair, au moins. Clarté à l’extérieur, comme le rappellent Jean-François Bayart (« La France est droguée à l'argent des pétromonarchies », Letemps.ch, 3 décembre), Olivier Roy, avec les ambiguïtés de la lutte contre Daech (NYTimes.com, 17 novembre ou L’Obs, 20 novembre) ou encore Gilles Kepel (Letemps.ch, 26 novembre). Kamel Daoud, dans « L’Arabie saoudite, un Daech qui a réussi », résume : « Daesh a une mère : l’invasion de l’Irak. Mais il a aussi un père : l’Arabie saoudite et son industrie idéologique. Si l’intervention occidentale a donné des raisons aux désespérés dans le monde arabe, le royaume saoudien leur a donné croyances et convictions. Si on ne comprend pas cela, on perd la guerre, même si on gagne des batailles. On tuera des djihadistes mais ils renaîtront dans de prochaines générations, et nourris des mêmes livres. Les attaques à Paris remettent sur le comptoir cette contradiction » (NYTimes, 21 novembre). Clarté à l’intérieur que de ne « pas confondre critique au nom de la démocratie et islamophobie ». Pour Zineb El Rhazoui (RMC, 15 novembre), « il faudrait que nous arrêtions d'accepter que ces pleurnichards de la stigmatisation derrière leurs burqas ou leurs barbes nous imposent leur standard radicalisé comme étant le standard de toute une identité dans ce pays. (…) Pour moi, l'islam n'est pas une race, la radicalité n'appartient à aucune race, et le dénoncer, c'est se référer à des principes démocratiques. Nous devons comprendre qu'il est temps d'arrêter de transiger sur les violations faites à la démocratie, à l'égalité hommes-femmes au nom du différentialisme culturel ».

14 Enfin, à défaut de bien « nommer les choses » et donc de sonder les entrailles des meurtriers, ne peut-on au moins poser les bonnes questions ? Pour Olivier Roy, « l’écrasement de Daech ne changera rien à cette révolte (…) de jeunes Français radicalisés, déjà entrés en dissidence [qui] cherchent une cause, un label, un grand récit pour y apposer la signature sanglante de leur révolte personnelle. (…) Le problème essentiel pour la France n’est

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donc pas le califat du désert syrien (…) c’est la révolte de ces jeunes. Et la vraie question est de savoir ce que représentent ces jeunes, s’ils sont l’avant-garde d’une guerre à venir ou au contraire les ratés d’un borborygme de l’Histoire » (Le Monde, 24 novembre).

15 Le 22 décembre (Balllast.fr), Gérard Chaliand expliquait : « L'autre jour (…) la pharmacienne me disait que les clients défilent, depuis le 13 novembre, pour prendre des calmants. Les gens se demandent ce qui va se passer ; ils ont peur. Les médias (…) rendent service à Daech ; ils font leur propagande : si je relaie six fois un crime de guerre de l'ennemi, je lui rends cinq fois service. C'est la société du spectacle. C'est minable. Mais, non, contrairement à ce que raconte Hollande, nous ne sommes pas en guerre : une guerre, ce serait comme ça tous les jours ; on est dans une situation conflictuelle. Le vieux Aron avait trouvé la seule formule intelligente qui soit, à propos du terrorisme : “Peut être considéré comme terroriste toute action dont l'impact psychologique dépasse de très loin les effets proprement physiques.” (…) L'Occident ne veut plus mourir. Voilà – on y revient – pourquoi tout le monde a peur de tout dans notre société ! Un jihadiste, c'est quoi ? Un gars entre 18 et 35 ans. Un jihadiste de 50 ans, ça n'existe pas : il est patron. Ce sont les enfants-soldats les pires : ils se croient immortels et tirent sur tout ce qui bouge. (…) La jeunesse compte beaucoup pour comprendre Daech... On ne fait que patauger dans les caillots de l'Histoire. Tout n'est que bain de sang. Notre monde est atroce. Je ne retiens qu'une seule chose, au fond : il ne faut jamais être vaincu. Tout le reste, c'est de la littérature – et nous l'oublions, en France. »

AUTEUR

MUSTAPHA HARZOUNE Journaliste.

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Chroniques

Musiques

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Les 40 ans du Centre Mandapa

François Bensignor

1 En 1975, naissait le Centre Mandapa, au cœur du XIIIe arrondissement de Paris. D’abord dédié à la danse indienne, ce lieu pionnier est l’une des rares scènes de la capitale présentant régulièrement des spectacles de musiques et danses du monde. Milena Salvini, qui l’a fondé avec son mari et le dirige, a joué un rôle primordial pour une meilleure connaissance des formes de représentations musicales, théâtrales et dansées de l’Inde en France et dans le monde. La relation privilégiée qu’elle entretient avec Ariane Mnouchkine a donné naissance à des nuits mémorables au Théâtre du Soleil, notamment consacrées aux à l’art du Kathakali et du Kûtiyattam.

2 Née à Milan d’un père italien et d’une mère française, Milena Salvini est âgée de quatre ans lorsque sa mère s’installe à Paris après le décès de son mari. Pianiste, celle-ci évolue dans l’univers des bals, des piano-bars et des cabarets de chanson. Pour la petite Milena, la voie est toute tracée : solfège, piano, puis, à 15 ans, accession au Conservatoire national de musique. Brillante élève, ses études s’achèvent en 1955 avec deux premiers prix, en contrepoint et en harmonie.

3 La jeune Milena est alors animée par deux passions : « J’ai hésité, dans ma jeunesse à me diriger vers la danse ou la musique, raconte-t-elle. Parallèlement à la musique, j’ai étudié la danse classique, ainsi que le mime. » Sa découverte, grâce au Théâtre des Nations, des spectacle de danse indienne qui incluent la musique et le jeu théâtral codé, orientera sa destinée. Entre 1957 et 1968, le Théâtre des Nations (ancien Sarah Bernhardt) présentait des auteurs et compositeurs du monde entier : Bertolt Brecht, Jerzy Grotowski, Maurice Béjart, Julian Beck, Alban Berg, etc. Mais aussi des formes traditionnelles et rituelles peu connues en Occident, comme l’opéra chinois, le Nô japonais ou le Bharata Natyam indien. « On avait l’occasion pour la première fois – c’était un événement dans l’histoire du théâtre – de voir des troupes traditionnelles venant de différents pays du monde. Découvrir la danse indienne a été pour moi un moteur. Voulant m’y intéresser de près, j’ai demandé une bourse et suis partie étudier en Inde. » De la fin 1963 à la fin 1965, Milena Salvini approche plusieurs formes de danse et décide de se spécialiser dans l’étude du Kathakali au Kerala. En 1964, elle est la première Française admise à l’école du Kalamandalam et étudie auprès du maître K. Padmanabhan Nair (1927-2007).

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4 « En Inde, les disciplines artistiques de tradition orale se transmettent de maître à disciple, de père en fils, en petite communauté, explique la danseuse. Souvent le maître a un disciple privilégié et quelques autres. Je suis restée très attachée à l’école de mon maître. Mon engagement moral était aussi de continuer à travailler avec ses disciples et de faire connaître cette institution. » En 1965, la direction du Théâtre des Nations avait été confiée à Jean- Louis Barrault. Dès son retour en France, Milena Salvini approche le metteur en scène et le convainc de faire venir la troupe du Kalamandalam constituée d’une vingtaine d’artistes. Repartie en Inde, elle y approfondit son étude de la discipline, tout en travaillant avec les artistes à l’élaboration d’un spectacle pouvant être présenté à l’international selon les critères occidentaux. « J’ai collaboré étroitement à la sélection des artistes et des pièces du répertoire extraites essentiellement du Ramayana et du Mahabharata, » explique-t-elle. Le grand spectacle de Kathakali qui en résulte est présenté au Théâtre de l’Odéon en 1967, avant d’entamer une tournée de quatre mois et demi, qui le conduit autour du monde jusqu’à Broadway, en passant par Berlin, l’Italie ou de grands festivals comme celui de Balbek.

Les modes de représentation

5 « Au XVIIe siècle, le Ramanattam (geste de Rama), forme première de Kathakali, s’opposant au théâtre de temple Krisnanattam (geste de Krisna), donna naissance à un genre de poésie dramatique, ou Attakatha, en langue populaire malayalam, conçu à partir d’épisodes spectaculaires de la littérature sacrée et épique. Spécialement destinés au théâtre, ces textes engendrèrent des personnages archétypes, lesquels, par le déploiement de moyens plastiques et corporels, recréent l’univers démesuré de la mythologie. Alors que le Krisnanattam était en grande partie masqué, le Kathakali développa un art savant du maquillage en relief dont le système ornemental associé à la symbolique des couleurs (vert : vertu ; rouge : égocentrisme ; noir : primarité) tend à rehausser les traits psychiques des personnages sans entraver la mobilité de la musculature faciale.

6 Le spectacle est toujours donné de la nuit tombante au petit matin, à l’intérieur ou à proximité d’un temple, dans une riche demeure ou en plein air sur une aire de jeu spécialement aménagée et éclairée d’une haute lampe à huile de bronze (aujourd’hui renforcée de projecteurs). Le jeu linéaire, circulaire ou statique du Kathakali se satisfait d’un espace limité (6 m/4 m environ) ; toutefois, lors de poursuites, combats, processions, les acteurs investissent les rangs des spectateurs. Le spectacle accompagne les festivités religieuses et/ou populaires, ou simplement familiales, et peut revêtir, selon les circonstances, un caractère propitiatoire. Une scène d’amour introduit généralement l’intrigue qui opposera les Asuras (titans / démons) aux Devas (déités) ; conflits, rivalités, relations amoureuses et combats sans merci sont à l’image du monde des humains. L’élément humoristique, comique (pouvant friser la caricature), reste le propre de certains types, principalement des Tatis, Karis et des gens du commun. Art de possession et de l’imaginaire mêlant raffinement et réalisme, le Kathakali est souvent mis en parallèle avec le “théâtre de la cruauté” d’Artaud par l’exaltation des sentiments et le paroxysme des situations où alternent dévotion, haine exacerbée, passion, vindicte, héroïsme, barbarie sanguinaire des châtiments laissant toutefois place à la rédemption. »

7 Le succès remporté au Théâtre des Nations inscrit Milena Salvini parmi les spécialistes du spectacle dansé tel qu’il se pratique dans tout le sous-continent indien. Elle sera alors chargée de différentes missions en Inde et en Indonésie, par l’Unesco et par le ministère de la Culture. Parallèlement, elle commence à enseigner dès le début des

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années 1970. « À la fois art martial, théâtre et art de vivre, le Khathakali me semble une excellente pratique pour les jeunes gens, dit-elle. J’y ai consacré un ouvrage, L’Histoire fabuleuse du théâtre Khathakali à travers le Ramayana. C’est une approche que je souhaitais facile, essentiellement destinée la jeunesse. »

8 Alors qu’elle recherche un lieu fixe où pouvoir donner régulièrement ses cours de Kathakali, Roger Filipuzzi, le mari de Milena, découvre un atelier rue Wurtz dans le 13e arrondissement de Paris. Architecte dans l’âme, il transformera cette quasi ruine en un lieu agréable et convivial. « Le Centre Mandapa est la conception de mon mari, explique Milena Salvini. Il a œuvré à l’acoustique du lieu. D’ailleurs, l’un des enregistrements qu’il y a réalisé, 24 Chants du Gita Govinda (Auvidis) a obtenu le Grand Prix du Disque en 1992. À nous deux, nous nous sommes partagé la tâche de développer le centre. » Roger Filipuzzi y réalise des enregistrements discographiques pour les labels Arion, Auvidis et Ocora. Milena Salvini crée l’une des premières écoles de danse indienne françaises, dont la réputation de sérieux s’est renforcée avec le temps. Aujourd’hui, entre les cours réguliers – principalement de Bharata Natyam et de Kathak – et les stages ponctuels, elle accueille chaque saison entre 100 et 150 élèves. La petite salle de spectacle du Centre Mandapa peut accueillir une centaine de spectateurs. Sa programmation est principalement consacrée aux petites compagnies de danse, de conte et à des ensembles de musiques du monde. Environ 150 spectacles sont présentés par saison.

9 « Dès l’origine de la programmation, nous avons présenté des musiques du monde, qu’elles viennent d’Afrique, d’Europe de l’Est, d’Indonésie, de Chine ou du Japon, dit Milena Salvini. Nous voulions faire découvrir des musiques rares, des artistes dont c’était souvent la première scène en France. Nous présentons de la musique seule, mais aussi accompagnée de danses, de paroles contées. Ne dit-on pas en Inde que la musique est l’art maître que l’on retrouve dans toutes les formes d’art ? » En 40 ans d’existence, le Centre Mandapa a servi de tremplin à de nombreux musiciens et danseurs. Parmi les artistes de musiques du monde qui y ont fait leurs premières armes avant d’accéder à une reconnaissance internationale, on peut citer l’Iranien Djamchid Chemirani, l’Ougandais Geoffrey Oryema, l’Algérienne Houria Aïchi ou la Chinoise Liu Fang. « Beaucoup d’artistes d’Inde qui se font remarquer dans notre salle sont programmés l’année suivante au Musée Guimet, dit la directrice du Mandapa. Nous entretenons aussi d’étroites relations avec le Théâtre du Soleil. »

10 Sa modestie l’empêche de rappeler ses initiatives pionnières. En 1985, elle et son mari organisent au Théâtre de l’Odéon Les 24 Heures du raga, événement auquel participèrent de prestigieux artistes venus de l’Inde du Nord, dont les Frères Dagar, maîtres du chant dhrupad, et le magicien de la flûte bansuri Hariprasad Chaurasia. Ses collaborations avec Ariane Mnouchkine s’inscrivent aussi à l’occasion du changement de millénaire sur ce principe, à chaque raga correspondant une heure du jour ou de la nuit. En 2011, leurs passions partagées pour l’Inde s’unissent à nouveau dans la mise en place d’une Grande nuit carnatique, dédiée cette fois au style de l’Inde du Sud. « Ariane Mnouchkine, nous a aussi permis de programmer des nuits entières de Kathakali. Et nous sommes en train de préparer une Nuit du Kûtiyattam à la Cartoucherie de Vincennes aux alentours de la Toussaint 2016. »

Un Art Intemporel

11 « De même que nombre de découvertes sont souvent le fruit du hasard, c’est grâce à la remise à jour, au début du siècle, d’un ensemble de manuscrits sur feuilles de palmier révélant treize

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pièces du dramaturge Bhasa (IIe-IIIe siècles) que l’intérêt se réveilla pour le théâtre sanskrit et son mode de représentation. Seul témoignage demeuré vivant d’un art de la scène vieux de près de deux mille ans, le Kûtiyattam allait peu à peu sortir de l’oubli. Sa redécouverte s’opéra tout d’abord au Kerala, son lieu d’origine, où il avait été miraculeusement préservé tout en restant ignoré des autres régions. Représenté en de rares occasions et pour un public élitiste ayant seul droit d’accès à l’intérieur du temple, le Kûtiyattam avait gardé ses qualités de théâtre rituel et sacré. Intacts étaient restés ses secrets et ses codes que les experts ont depuis entrepris de déchiffrer, remontant à la source de traditions de l’acteur peut-être les plus complexes de tout l’art classique indien. Ce n’est qu’en 1972 qu’un festival officiel de Kûtiyattam réunissant les derniers maîtres et leurs disciples, fut organisé à New Delhi par la Sangeet Natak Akademi, portant ainsi cette redécouverte au niveau national. »

Qu’est-ce que le Kûtiyattam ?

12 « À la fois drame rituel, théâtre épique, opéra sacré et pantomime bouffonne, le Kûtiyattam associe tous les modes d’expression. Les protagonistes du drame se différencient par le costume et la coiffe, l’ornementation, et par le maquillage et ses couleurs dominantes : caractères divins (dominante verte), caractères égocentriques (dominante rouge), caractères primaires (dominante noire). Les théâtres traditionnels du Kerala ont poussé à l’extrême l’art d’un maquillage en relief donnant l’apparence d’un masque subtilement articulé n’entravant pas la mobilité du visage. L’on traduit couramment le mot Kûtiyattam par “ensemble d’acteurs”, ou “drame concertant” (kuti : ensemble, attam : action dansée). Kûtiyattam sous-entend également une pluralité de modes de jeu : masculin et féminin – corporel et vocal – physique et plastique. Par sa globalité et son extrême exigence, il est le plus proche des concepts énoncés dans le Natya Shastra (ouvrage de référence datant du début de l’ère chrétienne) puisqu’il implique la participation conjuguée des moyens physiques et psychiques. Par son ancienneté, le Kûtiyattam domine l’histoire des arts du spectacle du Kerala, seule région de l’Inde qui a préservé des théâtres classiques intégrant l’action groupée et le solo d’acteur. Ancêtre du Kathakali (XVIIe s iècle) et d’autres spectacles de même famille, le Kûtiyattam laissa son empreinte dans la gestuelle, l’art du maquillage et du costume. »

13 Milena Salvini et son mari Roger Filipuzzi ont été très actifs dans les premiers travaux du programme de l’Unesco visant à la reconnaissance et à la préservation du patrimoine culturel immatériel. Leur film paru en 1994 sur l’art du Kûtiyattam était couronné d’un prix par l’organisation internationale. Et ils ont largement contribué à l’inscription de cet art, l’une des plus anciennes traditions encore pratiquée, sur la liste représentative du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité, lors de la toute première commission le 18 mai 2001.

14 Soutenu par la Mairie de Paris et la Drac Île-de-France, le Centre Mandapa mène un travail de proximité exemplaire, notamment en direction des plus jeunes. Durant la saison 2014-2015, il a accueilli environ 5 000 enfants, venus en matinée assister à des spectacles de conte, de pantomime, de marionnettes, de théâtre d’ombres, etc. « Nos partenaires sont des écoles maternelles et primaires, quelques collèges et des centres de loisirs, dit Milena Salvini. Nous choisissons des spectacles ludiques, ouvrant sur des cultures d’ailleurs (Afrique, Chine, Maghreb, Inde, etc.), ancrées dans des traditions. Et nous veillons à ce qu’il y ait un échange avec les enfants. Les artistes programmés vivent principalement en Île-de-France. Beaucoup d’entre eux sont immigrés et c’est notre vocation de les aider à faire connaître leurs cultures. »

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BIBLIOGRAPHIE

Spectacle :

Nuit du Kûtiyattam à la Cartoucherie de Vincennes, 31 oct. et 1er nov. 2016

Bibliographie :

L’Histoire fabuleuse du théâtre Khathakali à travers le Ramayana, Paris, éd. Jacqueline Renard, 1990.

Centre Mandapa

6 rue Wurtz – 75013 Paris

Tél. : 01 45 89 99 00 www.centre-mandapa.fr

AUTEUR

FRANÇOIS BENSIGNOR Journaliste.

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Chroniques

Cinéma

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Eurovillage Documentaire français (2015) de François Pirot

Pierre Duculot

1 À l’origine, « Eurovillage », c’est un village de vacances propret au-dessus de la côte des Fourches, près d’Herbeumont, en plein coeur des Ardennes. Un mode de tourisme semi- collectif qui a sans doute fait son temps, des installations sous-utilisées… et que l’on songe à réaffecter. Depuis janvier 2011, ces infrastructures ont été mises à disposition de la Croix-Rouge, afin d’y accueillir des demandeurs d’asile. À l’automne 2014, le cinéaste François Pirot, qui est de la région, a posé sa caméra, discrètement, dans ce centre d’accueil, pour nous en proposer une vision pleine d’humanité, qui tranche avec les discours de replis ambiants. François Pirot s’est mis dans la peau d’un observateur lambda, guidé par les valeurs de la fraternité, et a laissé de côté toutes les idées reçues véhiculées par les médias d’information. Comme tant d’autres citoyens, il a été interpellé par ce flux continu de gens qui, en dépit des risques du voyage, des mises en garde sur la face cachée du pseudo eldorado occidental, continuent d’arriver chez nous en recherche de lendemains meilleurs. Il nous épargne toute enquête géopolitique ou socioéconomique sur les raisons de l’exil, parfois évoquées au détour d’une conversation, pour se concentrer sur les gens, leur quotidien, les problèmes auxquels ils doivent faire face, et l’angoisse liée à l’attente de la décision du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides. Aucun commentaire off ne vient se superposer aux situations observées : le spectateur est assez grand pour se fonder un avis, selon son degré d’empathie.

2 Cinéaste de fiction, François Pirot a particulièrement soigné la forme, pour mieux nous faire ressentir, presque viscéralement, la détresse des migrants. On est dans le cinéma documentaire, avec des principes narratifs qui doivent bien plus au langage du septième art qu’aux codes de l’info télé. On note, d’abord, un soin tout particulier apporté aux cadres, qui font ressortir le décalage entre l’imaginaire véhiculé par ces migrants du monde entier, fuyant la tourmente et la guerre, et les paysages banals et apaisés des Ardennes. On se laisse ensuite bercer par une narration qui prend son temps, qui laisse place à la parole, mais aussi aux silences. Le tout est porté par un montage qui ménage une progression dramatique, passant du constat presque anecdotique du début à la violence de la fin, et notamment quelques demandes d’asile

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refusées, corollaires de l’obligation de quitter le centre. François Pirot ne se pose pas en juge ni en donneur de leçon. Sans pathos, il veut juste faire partager la vie ordinaire de gens qui, tout en étant loin de chez eux, sont finalement en tout point ou presque nos semblables. Et c’est sans doute la meilleure façon de nous faire appréhender un problème difficile, et de nous obliger à réfléchir à tous les discours simplistes qu’il peut véhiculer. Alors que la crise migratoire atteint son paroxysme, Eurovillage est un film plus que nécessaire.

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Brooklyn Film irlandais, britannique et canadien de John Crowley

Anaïk Vincent

1 Tout récemment multi-nominé aux Oscars, Brooklyn, le poignant drame historique du réalisateur irlandais John Crowley, adapté du roman éponyme de Colm Tóibín, s’est brillamment fait remarquer dans les plus prestigieux festivals. Irlande, années 1950, la jeune et charmante Eilis Lacey (Saoirse Ronan) quitte sa petite ville natale et part à la découverte de New York. Elle trouve refuge à Brooklyn où elle ne tarde pas à rencontrer un séduisant immigré italien qui lui fait vite oublier le mal du pays. Jusqu’au jour où un terrible événement va faire basculer sa vie. Tiraillée par les fantômes du passé et ce nouvel avenir qui s’offre à elle, Eilis va devoir faire un choix décisif.

2 Comment raconter au moyen de l’écriture cinématographique le déchirement inhérent à tout parcours migratoire ? Comment l’expérience de l’immigration transforme-t-elle profondément les individus ?

3 Il n’y a plus d’avenir pour Eilis à Enniscorthy, petite ville du Nord de l’Irlande. Employée à mi-temps dans une épicerie, elle ne supporte plus la monotonie de sa vie étriquée de provinciale. Après des adieux déchirants avec sa sœur Rose, elle embarque pour le continent américain. John Crowley saisit avec habilité et justesse l’émotion de ce moment grâce à la simplicité d’un découpage efficace et à la magistrale interprétation de Saoirse Ronan. Première étape, le célèbre centre d’immigration d’Ellis Island. Grâce aux conseils avisés d’une passagère, elle passe le contrôle avec succès. On ne s’attarde jamais, dans Brooklyn, sur le côté historique et documenté du parcours du migrant. Ce n’est pas le propos du réalisateur. L’intériorité de son héroïne est au cœur du récit.

4 La jeune femme est très vite en proie au mal du pays. Elle correspond avec sa sœur, Rose. De longs fondus enchaînés lient leur deux univers qui se télescopent le temps d’une lettre. Eilis est à cheval entre deux mondes : celui de son passé, de sa famille, et son présent dans lequel elle n’est pas encore ancrée. Cette mélancolie trouve son paroxysme lors d’un dîner caritatif en faveur d’Irlandais déshérités pour lequel elle se porte volontaire, quand un vieillard entonne avec une puissante ferveur un chant traditionnel. Le passé, les origines ne sont jamais loin.

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5 Mais, quand Eilis rencontre Tony Fiorello (Emory Cohen), un jeune americano-italien, cette triste nostalgie s’efface progressivement. Mais l’idylle s’effondre quand elle apprend subitement le décès de sa chère sœur Rose. De retour sur le sol irlandais, l’évidence de la relation amoureuse est mise en péril au profit d’une nouvelle vie qui prend ses racines dans l’héritage familial. L’expérience américaine a fait évoluer Eilis. Elle a pris confiance en elle et a adopté l’état d’esprit américain, troquant, par exemple, ses vêtements ternes pour une garde-robe clinquante. Cette subtile métamorphose est joliment mise en lumière grâce à un travail minutieux des costumiers et des accessoiristes. L’héroïne se retrouve alors déchirée entre deux identités, deux choix de vie. C’est cette ambivalence qui donne toute sa saveur à ce drame. Eilis est Irlandaise mais pourrait tout aussi bien être d’une autre nationalité. Ce qui intéresse le réalisateur c’est la profondeur et la complexité de son personnage. L’intrigue peu originale de Brooklyn aurait, on peut facilement l’imaginer, pu faire de ce film un énième mélodrame insipide si le casting n’était aussi réussi. La force de cette fiction réside en grande partie dans la qualité de l’interprétation des personnages et leur complémentarité.

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La Marcheuse Film français de Naël Marandin

Anaïk Vincent

1 La Marcheuse est le premier long-métrage du réalisateur Naël Marandin. Lin (Qiu Lan) est l’une de ces clandestines chinoises qui arpentent les trottoirs de Belleville à Paris, n’ayant d’autres alternatives que celle de se prostituer pour survivre. Hébergée, avec sa fille Cerise, par un médecin invalide à la retraite, en échange des soins qu’elle lui prodigue, elle se bat pour un avenir meilleur. Jusqu’à l’irruption d’un inconnu dans sa vie, scellant avec elle un pacte macabre qui la conduit vers le chemin tant redouté de l’expulsion.

2 Ici, l’écriture cinématographique constitue une arme pour lutter contre la discrimination et les stéréotypes. Lin habille le vieillard comme on habillerait un enfant. Ambiguïté de cette confrontation, cette interdépendance entre des deux êtres tour à tour dominés et dominant. Le vieillard a besoin de Lin physiquement et elle de lui matériellement. Sans papiers, la jeune femme est exploitée par ce riche retraité.

3 Le réalisateur nous plonge directement dans l’action, sans préambule. Le spectateur fait connaissance avec l’héroïne en l’accompagnant dans les tâches les plus prosaïques. Chez Marandin, les corps sont maltraités, malmenés, jamais esthétisés. La violence physique et psychologique suinte. Les rapports de force sont au cœur du récit. Les jeunes femmes doivent échapper aux patrouilles de police. De menace à adjuvant, les rôles se renversent quand son petit ami, policier, vient en aide à Line. Sans manichéisme, le réalisateur crée des personnages complexes, à la fois tendres et ignobles. Volontaire depuis sept ans pour une mission de Médecin du monde qui travaille auprès des prostituées chinoises, il puise son habileté à tisser la psychologie de ses protagonistes dans sa connaissance du terrain.

4 Line n’est pas seulement confrontée à l’autorité française, elle subit aussi une discrimination auprès de ses compatriotes. À Paris, plusieurs communautés chinoises se sont installées. Elle appartient à celle des Danqbei, composée d’une immigration récente venue du nord-est de la Chine, très mal acceptée par les Wenzhou, les Chinois du Sud très bien intégrés, propriétaires des commerces de Belleville. Une très belle scène met en relief ces tensions. Attablées dans un restaurant Wenzhou les jeunes

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femmes se font mettre violemment à la porte par le patron. Les héroïnes s’expriment en mandarin du Dangbei. Les scènes de rues ont été tournées sans bloquer la circulation. Volonté affirmée d’ancrer la fiction dans le réel. Ces détails très signifiants creusent un portrait hyper documenté d’une communauté méconnue. Cette fiction engagée dénonce avec dextérité les conditions de vie effroyables de ces femmes exclues et méprisées qui, chaque jour, se battent comme Lin pour survivre dans un pays qui peine à leur offrir une chance de s’intégrer. Une œuvre puissante et intelligente qui émerge dans le paysage cinématographique hexagonal.

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Chroniques

Livres

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Hassan Ben Mohamed, La Gâchette facile En collaboration avec Majid el Jarroudi, avant-propos de Toumi Djaïdja, Paris, Max Milo, 2015, 292 p., 18,90 €

Mogniss H. Abdallah

RÉFÉRENCE

En collaboration avec Majid el Jarroudi, avant-propos de Toumi Djaïdja, Paris, Max Milo, 2015, 292 p., 18,90 €.

1 Le 18 octobre 1980, veille de l’Aïd el Kébir, Lahouari Ben Mohamed, Français d’origine marocaine âgé de 17 ans, et trois de ses amis subissent un contrôle routier dans les quartiers Nord de Marseille. Les « minots » sont en règle. Mais un CRS grommelle « ce soir j’ai la gâchette facile », persiste à fouiller la boîte à gant avec le canon de son pistolet- mitrailleur Mat 49, une arme de guerre. Puis tire. Lahouari est tué sur le coup. De la cité des Flamants à la Canebière, c’est l’émoi. Les habitants, en particulier les mamans et les jeunes, manifestent avec vigueur contre cet énième « crime raciste » ou « sécuritaire ».

2 Afin de le préserver du tumulte, le petit frère Hassan, 4 ans, est un temps éloigné par sa famille. Mais, de retour à la maison, il continue à s’interroger sur l’absence de son frère et sur l’agitation ambiante. Peu à peu, il apprend, seul, ce qui s’est passé. Ainsi, au collège, en plein cours, il ouvre son livre d’histoire et tombe sur une photo avec le portrait de son frère, brandi lors de l’arrivée de la Marche pour l’égalité et contre le racisme le 3 décembre 1983 à Paris.

3 Après son service militaire, Hassan Ben Mohamed entre dans la police, d’abord comme ADS (adjoint de sécurité) en 1999 puis, plus tard, dans une BAC (brigade anti- criminalité), il se familiarise avec l’état d’esprit qui règne « de l’autre côté » et se rode aux techniques de l’enquête-investigation.

4 À l’intérieur même de l’institution policière, il entend à nouveau parler de la nuit du drame.

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5 En 2010, la venue d’un journaliste télé pour interviewer sa mère va provoquer un déclic : « Pourquoi sont-ce toujours les autres qui racontent notre histoire et qui finissent par en disposer comme bon leur semble ? » Il se met alors en tête de la reconstituer, commence par consulter les archives familiales conservées par sa mère, ce qu’il n’avait pas osé jusque là. Il apprend aussi que des amis de Lahouari avaient monté en son hommage une pièce de théâtre, « Ya Oulidi (Ô mon Fils) », mais ils n’en ont pas gardé de trace écrite. Il se lance dès lors dans sa propre enquête, bien décidé à en faire un livre, avec le soutien de son cousin entrepreneur, Majid El Jarroudi, et collecte toutes sortes de documents audio, vidéo, écrits ou photographiques.

6 Son enquête va durer cinq ans, ponctuée par l’organisation d’événements publics qui lui donnent une plus grande assurance. Il rencontre les différents protagonistes, croise les témoignages concordants des témoins, jeunes ou policiers. Il effectue des recherches dans des archives privées ou publiques, sollicite de nombreux acteurs impliqués dans l’effervescence sociale, judiciaire, politique ou culturelle suscitée par l’affaire jusqu’au procès du CRS à la gâchette facile, condamné en 1987 à dix mois de prison dont quatre avec sursis, peine assortie d’une amnistie.

7 Il y a matière à un document multimédia. Mais, par trop impatient, Hassan Ben Mohamed se concentre sur l’écriture. Variant les formes narratives, sans pathos excessif ni fioritures de style, il retrace l’évolution de son enquête jusqu’à... son éprouvante rencontre avec le meurtrier.

8 Au-delà du témoignage introspectif et de son intime conviction selon laquelle les tirs ont été délibérés et que justice n’a pas été rendue, l’auteur nous invite ainsi à une réflexion rare sur les limites de l’entre soi, bousculant des mémoires lacunaires voire défaillantes, y compris dans les milieux « militants » concernés, mais il nous invite aussi à reconsidérer l’importance des dynamiques intra-familiales dans la constitution et la préservation de la mémoire collective.

AUTEURS

MOGNISS H. ABDALLAH Journaliste.

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Arezki Métref, La Traversée du somnambule. Chroniques du mentir- vrai Préface de Boualem Sansal, Alger, éd. Koukou, 2015, 196 p.

Mustapha Harzoune

RÉFÉRENCE

Préface de Boualem Sansal, Alger, éd. Koukou, 2015, 196 p.

1 Journaliste, Arezki Métref appartient à cette génération qui a baigné dans les heures encore ensoleillées de la dictature algérienne, distribuée en courant alternatif, tantôt incongru, ennuyeux ou monstrueux. Avec d’autres, en l’occurrence avec Tahar Djaout et Abdelkrim Djaad, il participa, au tournant de la décennie 1990, à l’émergence d’« une société civile moderne » comme l’écrit le préfacier, ici à la création d’une presse en rupture – du nom de l’hebdo crée en janvier 1993 – avec le journalisme de papa. Djaout assassiné, Métref part en France. Reste cette « société civile » et les mots de Sansal, vite oubliés ici : « Qu’aurait-elle fait si la grande Europe et la puissante Amérique avaient choisi de l’aider, elle, plutôt que le pouvoir militaire et les islamistes ? Mais voilà, grandeur et puissance n’empêchent pas la myopie. »

2 Métref est aussi un écrivain, adepte de la nouvelle, du roman, de la poésie ou de l’écriture théâtrale. Ce recueil illustre à merveille combien notre homme est d’abord un littéraire. Le titre déjà. Ces chroniques données au Soir d’Algérie se nomment les « chroniques du mentir-vrai », ce qui conduit d’entrée à Aragon. Quoi de mieux que les entrailles de la fiction, où mijotent indistincts vérités et mensonges pour traduire la complexité d’une époque ou les subtilités d’une âme, rendre visible l’invisible, audible l’indicible, déposer ses tripes sur la table et faire entendre le bruit et la fureur du monde. S’il fallait s’en convaincre, l’élogieuse préface du grand Sansal finirait d’aiguiser la curiosité des moins pressés. Oui, la langue de Métref est superbe : légère, vive,

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ramassée, élancée et dans la même temps suggestive, irradiante grâce à l’originalité des formules, poétiques et journalistiques.

3 Ces chroniques, rédigées à la première personne, mêlent les souvenirs des reportages à Berlin-Est, La Havane ou Varsovie ; les rencontres, illustres, avec Derrida – « la décontraction du zazou algérois » –, Naguib Mahfouz, Jules Roy et « l’ambiguïté matricielle de la colonisation », Nicolas Guillén ou encore André Chouraqui. Il y ajoute ses goûts pour l’indispensable Albert Cossery, pour l’inspirateur, Kateb Yacine, pour Gabriel Garcia Marquez, Anna Seghers ou pour Kundera : à l’ombre de la dissidence percent les désillusions algériennes. Ici, la littérature préside même aux rencontres : Boris Vian avec une étudiante polonaise, Borges, avec une hôtesse de l’air prénommée Tessa, fille d’Amar et de Germaine, dont il devient le « légataire d’une histoire désormais orpheline ». Fausse note avec Sandra : Mozart ouvre et ferme le bal.

4 Avec Kundera, il revisite la notion d’exil, privilégiant la figure de Calypso sur celle de Pénélope, la part créatrice sur la nostalgie. D’exil il est bien sûr question ici. Une répétition avec le comédien Nafa Moualek et le metteur en scène Hama Méliani, ramène l’auteur à Rainer Maria Rilke et à quelques souvenirs de tribune avec Mohamed Dib. Le Soleil, boulevard de Ménilmontant à Paris, brille de l’éclat d’une jeune institution. Ce resucée des bistrots kabyles d’antan est devenu « moderne », « branchouille ». Le lieu évoque non seulement l’exil algérien mais aussi bien James Baldwin, Toni Morrison ou Louise Michel avant que, par on ne sait quelle pirouette, on se retrouve dans le Strasbourg des écrivains, ceux encore vivants mais menacés d’une fatwa (Salman Rushdie ou Taslima Nasreen) ceux dispensés de fatwa mais bien morts (Tahar Djaout ou Farag Fouda).

5 Du côté de l’Hay-les-Roses, on croise Assia Djebbar, dans la maison où elle vécut et qui fut un temps celle d’Elissa Rhaïs. Les brasseries parisiennes de l’exil algérien rappellent des pages de Klaus Mann. On y refait le monde. Il y a là le poète, intransigeant et tourmenté, Ahmed Azegagh, l’écrivain Sadek Aïssat, le cinéaste Azzedine Meddour où l’ami Nourredine Saadi. Ces cafés « où nous nous réunissions à plusieurs pour tenter de créer une association, pour partager la souffrance et mutualiser l’espoir !... » Pour tromper l’illusion aussi : « Ce sentiment de solitude dans les métropoles occidentales dopées à la vitesse et à la performance, c’est la première chose que j’ai ressentie quand j’ai quitté ma tribu agitée pour me jeter dans la topographie de l’illusion. » « La topographie de l’illusion »… quelle formule !

AUTEURS

MUSTAPHA HARZOUNE Journaliste.

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Brigitte Giraud, Nous serons des héros Paris, Stock, 2015, 197 p., 17,50 €

Mustapha Harzoune

RÉFÉRENCE

Paris, Stock, 2015, 197 p., 17,50 €.

1 Dans ce dernier roman, Brigitte Giraud décide de croiser bien des thèmes, bien des univers. Histoire des immigrations portugaise et algérienne, celle des rapatriés d’Algérie, famille recomposée, figure de femme immigrée, ambiguïtés des mémoires, roman de formation pour deux adolescents emberlificotés dans des identités et des mémoires troubles. Elle le fait, par petites touches. Subtiles. Délicates.

2 Lyon. Années 1970. Deux gamins se lient d’amitié. Olivier et Ahmed. Pourquoi cette attirance de l’un pour l’autre ? Quel ressort souterrain anime la mécanique de l’attraction dans les cours de récréation ? Olivier c’est Olivio, petit portugais débarqué avec sa mère fuyant la dictature de Salazar. Ahmed est algérien, hanté par la guerre d’Algérie. Le père de l’un est mort, sous la torture des hommes de la Pide, la police politique de Salazar. Le père de l’autre, torturé lui par la soldatesque française, traîne un handicap qui l’empêche de travailler. De cela Olivio et Ahmed parlent peu. L’auteure livre les informations au compte goutte, en clair-obscur. Ahmed est hanté, obsédé par la Guerre d’Algérie, au point d’imprégner leurs jeux d’une violence qui renvoie aux cruautés de ce conflit : « Nous déchargions la violence qui nous habitait » dit Olivio, « nous luttions mais nous ne savions pas contre quoi ».

3 Longtemps Olivio n’a rien su de la mort de son père et des conditions de cette mort. Il aura beau en avoir une « intuition » – on ne cache pas les vérités essentielles aux enfants – il apprendra la vérité bien plus tard, trop tard et trop loin, le silence est devenu une faille : « c’est comme si j’étais éternellement décalé ».

4 À leur arrivée, sa mère et lui, ont été aidés par un couple de refugiés politiques, Luiz et Lydia. Ils habitent un quartier où logent de nombreux rapatriés d’Algérie. Elle y rencontre Max, un pied-noir, divorcé, père de Bruno, un fils plus jeune qu’Olivio, dont il

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a la garde par intermittence. Famille recomposée avant l’heure, les relations y seront difficiles, tendues, « nous nous sentirions seuls ma mère et moi, n’étions nous que des étrangers ? » La mère se fait discrète, doublement invisible, à la maison comme au dehors où, déclassée, baragouinant un français incertain, elle fait des ménages. « Ma mère avait perdu sa légèreté. Mais elle ne voulait pas revenir à l’étape précédente, elle et moi face-à-face, seuls au monde dans un appartement, dans un pays où nous étions des étrangers. » Dans le couple se joue aussi une guéguerre des mémoires et des paradis perdus : « Leur rencontre s’était faite sur le regret de leurs mondes disparus. C’était leur seconde vie, comme on disait une seconde chance, mais avec une mémoire qui pesait lourd. » Plus lourd encore après la Révolution des œillets au Portugal et la possibilité pour les exilés, enfin libres, de retourner au pays. Si le rouge des œillets redonnent de la couleur et de la fierté à l’immigration portugaise, et singulièrement à la mère et à son fils, Max, se moque lui d’une révolution pacifique et goutte encore moins le retour en grâce du mari défunt, devenu héros national.

5 Olivio visitera sa famille au Portugal. Là il sera exclusivement le fils de son père. Il ressentira la honte de décevoir, la honte de n’être pas à la hauteur du souvenir de ce père, la honte d’être un enfant sensible, bon élève, doué, différent, irréductible aux « nous » dans lesquels, en France comme au Portugal, on voudrait l’enfermer. Avec Ahmed, ils apprennent à devenir les héros de leur propre vie, loin des trajectoires imposées et des injonctions. « Nous n’avions rien à nous reprocher, Ahmed et moi, et pourtant nous nous comportions comme des proies que l’on traque. » Restent les tentatives d’évasion. Même ratées.

AUTEURS

MUSTAPHA HARZOUNE Journaliste.

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Collectif, Dépasser la frontière Ker Editions, 2015, 155 p., 10 €

Mustapha Harzoune

RÉFÉRENCE

Ker Editions, 2015, 155 p., 10 €.

1 Ceci n’est ni un sondage, ni une étude reposant sur un échantillon précis à défaut d’être représentatif. Non, il s’agit là de l’initiative de modestes mais indispensables bibliothèques à laquelle, lecteurs et usagers, ont répondue : un concours d’écriture transfrontière organisé par les bibliothèques de Beauraing, Bièvre, Doische, Rochefort et Wellin en Belgique et Givet dans les Ardennes. Douze contributions ont été retenues, douze lauréats qui connaissent le privilège d’être publiés. Douze textes qui croisent des univers singuliers, des ambiances plus ou moins denses, des écritures tantôt scolaires tantôt originales, l’épaisseur de la démonstration y croise le trait, plus subtil et léger, de la fiction. Il n’est pas question ici de réfugiés, encore moins d’une Europe en proie à un délire obsidional. Non. « Dépasser la frontière », car tel est le thème retenu, est d’abord et souvent une expérience personnelle, individuelle, intime même, dont l’écho peut certes retentir au delà de la périphérie des existences. De quoi s’agit-il ? D’un traumatisme de l’enfance dont il faudra bien, d’une manière ou d’une autre, se libérer. De « frontières qui n’existent qu’à l’intérieur » de ce comptable retranché, tel un « autiste » derrière un mur bâti comme un refuge, mais qui pourrait céder par amour. D’espace inventé, dans lequel on s’enferme – dans son « ghetto » comme l’a montré Eddy L.Harris (Harlem, Liana Lévi, 2007) – au point d’en devenir l’esclave : « le jardin de Monsieur Victor, c’est son domaine privé (…) sa dernière raison de vivre » ! Sacralisation subjective d’un espace auquel on a parfois consacré une vie entière de sacrifices. Alors on le protège, on se protège. Il y a l’instinct du propriétaire, le souci de l’ordre et de la propreté que les apprentis sorciers de la politique savent exploiter. Quitte à prendre le risque de crever seul derrière sa haie de thuyas ! Où quand la propension à clôturer son monde signe l’incapacité à être au monde, aux autres et, in fine, à soi.

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2 Intimité encore quand, par une prouesse littéraire se jouant de la barrière du temps, deux femmes vivant l’une en 1910 l’autre en 2010, se racontent et dialoguent par delà le siècle dans le même carnet. L’enfermement (l’aliénation ?) est au féminin. Anna, femme de 1910 soumise, mariée de force, « enfermée dans une camisole cousue d’or et de soie » et, Émeline, piégée par l’existence, seule pour élever ses deux enfants, qui perd pied. Anna conseille à notre contemporaine de tomber le masque, de ne plus cacher ses faiblesses, de s’ouvrir à soi, à la vie.

3 La légèreté du propos – voir ce passage de la frontière avec 600 bouteilles de Veuve Clicquot dans le coffre – voisine avec les drames de la maladie, des frontières linguistiques entre un père et son fils, entre régions flamande et wallonne, le drame des frontières sociales dans une région à genoux depuis les fermetures des mines et autres aciéries sur fond d’histoire migratoires. Drame encore lorsque les frontières claquent sur l’amour en contrebande d’une jeune fille du village et de Djamel un Algérien. Sur fond de guerre d’Algérie, partir devient un acte de résistance.

4 Et si la frontière, avant d’être un objet d’étude historique, politique ou géostratégique était d’abord une attitude individuelle : la capacité de chacun à rester, ou non, en contact, à ne pas se replier dans son petit monde, ses petites pensées, ses petites certitudes, indifférent, quand ce n’est pas hostile, à celles et ceux qui nous entoure. La frontière à hauteur d’existence et de quotidien : actes invisibles de bravoure, actes désespérés, porte qui claque ou horizon qui recule. « Dépasser la frontière » comme pour mieux être au monde.

AUTEURS

MUSTAPHA HARZOUNE Journaliste.

Hommes & migrations, 1313 | 2016