<<

Travail et Emploi 137 (janvier-mars 2014) Une crise sans précédent ? Expériences et contestations des restructurations (I)

......

Anne Bory et Sophie Pochic Contester et résister aux restructurations Comment s’opposer à la « fatalité du marché » ? Introduction

......

Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France.

Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV).

......

Référence électronique Anne Bory et Sophie Pochic, « Contester et résister aux restructurations », Travail et Emploi [En ligne], 137 | janvier-mars 2014, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 12 septembre 2014. URL : http:// travailemploi.revues.org/6181

Éditeur : La documentation française http://travailemploi.revues.org http://www.revues.org

Document accessible en ligne sur : http://travailemploi.revues.org/6181 Ce document est le fac-similé de l'édition papier.

Cet article a été téléchargé sur le portail Cairn (http://www.cairn.info).

Distribution électronique Cairn pour La documentation française et pour Revues.org (Centre pour l'édition électronique ouverte) © La documentation française Contester et résister aux restructurations. Comment s’opposer à la « fatalité du marché » ? Introduction Anne Bory (*), Sophie Pochic (**) (1)

Dans un contexte de récession majeure, marqué publié en 2007 (no 109) et coordonné par Marie- depuis 2008 par un ralentissement de l’économie Ange Moreau, juriste, faisait ainsi le point sur la européenne accompagné de destructions d’em‑ gestion et la régulation des restructurations, en lien plois massives, et d’une augmentation importante avec le droit national et communautaire, et les poli‑ du taux de chômage dépassant 10 % en France, tiques publiques et conventionnelles à son égard, et 25 % en Grèce et en Espagne, la revue Travail donc davantage sous l’angle du dialogue social que et emploi a décidé, fin 2012, de lancer un appel à du conflit social. La crise financière puis économique propositions sur le thème de la crise et des restruc‑ de 2008 a remis à l’agenda politique et médiatique turations (2). Si le terme de « restructurations » peut cette question des restructurations contestées dans parfois être entendu au sens large de réorgani- un cadre législatif transformé depuis la loi sur la sations des entreprises aux effets plus ou moins modernisation du marché du travail de 2008 (4) puis directs sur les effectifs (Didry, Jobert, 2011 (3)), la loi relative à la sécurisation de l’emploi de 2013 (5). l’appel à propositions l’envisageait avant tout sous Les récents débats parlementaires autour d’une loi l’angle des destructions d’emplois et des ferme‑ « Florange » destinée à faciliter la reprise de sites tures de lieux de travail. À partir d’un ancrage industriels rentables fermés par des multinationales disciplinaire en sociologie, sciences politiques et (loi en partie censurée par le Conseil constitution‑ histoire, il comportait deux angles problématiques nel (6)), ou autour de la loi sur l’économie sociale et principaux : les contestations et résistances collec‑ solidaire (7) qui examine les possibilités de reprise tives aux restructurations et les expériences de d’entreprises par des coopératives de salariés et salariés licenciés ou reclassés. Devant le nombre promeut un « droit d’information » des salariés sur de propositions reçues et surtout leur qualité, la les projets de cession, découlent du même agenda revue a décidé de consacrer deux dossiers à ce politique. thème, l’un sous l’angle plus amont et collectif des résistances aux restructurations (no 137), l’autre sous l’angle plus individuel et plus aval des expé‑ riences de perte d’emploi et des mobilisations de sans-emplois (no 138). (4) Loi n° 2008-596 du 25 juin 2008, qui introduit, entre autres, une nouvelle forme juridique de sortie de l’emploi, la Les plans sociaux, les licenciements et plus rupture conventionnelle. largement le chômage font l’objet de publications (5) La loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 contient notamment régulières dans la revue Travail et emploi depuis sa des dispositions sur une complémentaire santé, sur des dispo‑ sitifs de formation des salariés, sur des recours dérogatoires création en 1979, mais assez peu sous cet angle des à des contrats courts, et sur l’information des salariés et les contestations et des conflits sociaux qu’ils génèrent. mécanismes de négociation autour des licenciements collec‑ Le précédent dossier spécial « Restructurations », tifs et des restructurations. Sur ce dernier point, l’essentiel des dispositions revient à réduire les délais de consultation et de négociation, et à ouvrir des voies dérogatoires à la législa‑ tion antérieure sur les plans sociaux (plans de sauvegarde de l’emploi). (*) Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et (6) La loi « Florange », du nom de la ville connue pour le site économiques (Clersé), Lille 1 ; [email protected] sidérurgique détenu par le groupe Arcelor-Mittal, obligeait les (**) Centre Maurice-Halbwachs (CMH), École des hautes entreprises, en cas de cession de site, à rechercher un repreneur études en sciences sociales – École normale supérieure et à accepter une offre sérieuse. Adoptée à l’Assemblée natio‑ (EHESS-ENS) ; [email protected] nale le 24 février 2014, elle a été censurée au nom de la liberté (1) Nous tenons à remercier Sophie Béroud et Cédric Lomba de l’employeur par le Conseil constitutionnel le 27 mars 2014, pour leurs conseils avisés lors de la relecture de ce texte. les Sages ayant estimé le montant de la sanction hors de (2) L’appel était intitulé : « Une crise sans précédent ? proportion avec la gravité des manquements réprimés. Cette loi Expériences et contestations des restructurations. » donnait au juge du tribunal de commerce le droit de prononcer (3) Ces auteurs les définissent comme des « processus de réor‑ des sanctions lourdes, pouvant aller jusqu’à vingt fois le Smic ganisation de l’entreprise qui affecte[nt] son périmètre, son (salaire minimum interprofessionnel de croissance) par emploi capital, ses marchés, ses méthodes de production, son orga‑ supprimé (28 000 euros), dans la limite de 2 % du chiffre nisation du travail, les compétences de ses salariés, et qui se d’affaires. caractérise[nt] par un impact plus ou moins direct sur l’emploi, (7) Adopté en première lecture au Sénat en novembre 2013, ce tant dans son volume que dans ses dimensions qualitatives » texte est en discussion entre les deux assemblées au moment où (Didry, Jobert, 2011, p. 11). nous écrivons.

Travail et Emploi n° 137 • 5 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 5 18/06/2014 09:51:55 La « crise », aubaine ou accélérateur acquisitions, absorption, concentration, scissions, externalisation, filialisation) caractéristiques du de désindustrialisation capitalisme financier. Certains dirigeants de grands groupes gouvernant avec, comme objectif premier, La bulle immobilière étasunienne et la crise la « valeur actionnariale », stratégie légitimée par les financière qu’elle a générée se sont rapidement trans‑ sciences économiques et les analystes financiers (9), formées en accélérateurs de désindustrialisation en seraient désormais peu attachés aux entités, même Europe, avec des destructions d’emplois notables, performantes, qui les composent. Leurs décisions de même si la France a mieux résisté que d’autres pays désinvestissement dépendent de nombreux facteurs européens (Bricongne et al., 2011). Avec plus de (économies d’échelle, intégration de nouveaux 2 200 plans de sauvegarde de l’emploi (PSE), contre marchés, optimisation fiscale, etc.), mais aussi du un millier les deux années précédentes, l’année coût estimé des « départs », coûts individuels (avec 2009 est particulièrement noire. Les licenciements pendant longtemps une préférence pour les prére‑ économiques collectifs sont particulièrement suivis traites (10) financées par la collectivité et admises par par la presse, car ils génèrent souvent des conflits les syndicats, ou pour les départs volontaires avec sociaux. Continental, Lejaby, New Fabri, Goodyear, indemnités), mais aussi coûts collectifs (risque de La Redoute, Molex… évoquent désormais autant démotivation ou de conflit social, coût de la « réin‑ des marques que des images de salariés manifestant. dustrialisation » prévue dans le plan social, coûts de Ils ne forment cependant qu’une petite partie des dépollution des sites parfois). mobilités imposées par des restructurations, sorties L’industrie automobile est l’exemple paradigma‑ d’autant moins visibles et silencieuses, qu’elles tique d’un secteur où des restructurations présentées se déroulent sous forme de licenciements indivi‑ (8) par les dirigeants et experts économiques comme une duels ou de ruptures conventionnelles , de fin de « fatalité du marché » se sont banalisées depuis les contrats à durée déterminée (CDD) ou de mission années 1980 et sont utilisées de manière routinisée d’intérim, de dispositifs de préretraite ou de fail‑ et stratégique par les grands groupes internationaux lites de PME (petites et moyennes entreprises), non (Gorgeu, Mathieu, 2005). L’internationalisation et comptabilisés en tant que « licenciements » par la l’intégration des sous-traitants et fournisseurs à la statistique publique (Serverin, Valentin, 2009). La « filière automobile » ont pour effet de rendre les Dares a ainsi estimé le nombre d’emplois détruits en usines vulnérables, avec de fortes incertitudes sur France (solde entre créations et suppressions d’em‑ le maintien de l’activité de tel ou tel site et la mise plois) à 145 000 emplois en 2008, 255 000 en 2009 en concurrence des sites entre eux, notamment dans et 357 000 en 2010. les multinationales. Dans certains territoires ou dans Nous ne reviendrons pas dans ce dossier sur certains secteurs industriels (sidérurgie, automobile, les justifications économiques de ces décisions chantiers navals), la succession monotone de plans de réductions d’effectifs, et les stratégies des diri‑ de réduction des effectifs remonte parfois à plus geants qui ont pu saisir la crise de 2009 comme une de trente ans, avec des salariés ayant fait toute leur « aubaine » pour mettre en œuvre des plans de désin‑ carrière dans des secteurs en « incertitude au quoti‑ vestissement. L’analyse des modes de gestion des dien » comme la sidérurgie (Lomba, 2001 ; 2013), restructurations a été défrichée par les chercheurs ou marqués par la « routine de la crise » comme les en gestion en France, qui, au début des années chantiers navals (Sellier, 2012). 1990, ont commencé à explorer ces restructurations Ces évolutions structurelles pourraient laisser qui seraient désormais « diffuses, permanentes et penser que les salariés acceptent dans l’indigna‑ protéiformes » (Mallet, 1989 ; Mallet et al., 1997 ; tion, mais avec fatalité, ces décisions dictées « par Beaujolin, Schmidt, 2012). Avec la financiarisation le marché » (via des indicateurs financiers de des grands groupes, au sein desquels les investis‑ comparaison de sites de production entre eux, ou seurs institutionnels sont devenus des actionnaires benchmarking), face à des directions locales qui se très exigeants en matière de rentabilité à court disent souvent aussi impuissantes. Pourtant, depuis terme, se seraient développés à côté des restruc‑ 2008, l’actualité sociale française est émaillée de turations « de crise » caractéristiques des années conflits sociaux menés par des salariés d’entreprises 1970-1980 (secteurs industriels en déclin, techno‑ privées en restructuration, ce qui est lu par certains logie ou produit obsolètes, délocalisations vers des comme un retour de la conflictualité sociale et de pays à bas coûts) des restructurations « de compétiti‑ vité » ou financières depuis les années 2000 (fusion,

(9) Cf. par exemple les travaux sur les légitimations de la (8) Dont le nombre a fortement crû depuis leur création, valeur actionnariale étudiées par (Rébérioux, 2005 ; Montagne, puisqu’elles sont estimées à 191 000 en 2009, 246 000 en Sauviat, 2001). 2010, 287 000 en 2011, 320 000 en 2012, 319 000 en 2013. (10) En France, les « préretraites » ont été progressivement (source : Minni C. [2013], « Les ruptures conventionnelles de remplacées par un substitut, les « dispenses de recherche 2008 à 2012 », Dares analyses, n° 31 ; pour 2013, chiffre de d’emploi » pour chômeurs âgés, moins onéreux pour les la Direction de l’animation de la recherche, des études et des pouvoirs publics, mais également moins avantageux pour les statistiques [Dares].) bénéficiaires.

• 6 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 6 18/06/2014 09:51:55 Introduction

la « question ouvrière » dans le débat public, après (Surubaru, 2014). Dans leur rapport à cet objet très le creux des années 1980 jusqu’à 1995 (Mathieu, engageant, nous incitons enfin les chercheurs à faire 2011) (11). Ces conflits du travail seraient désormais preuve de réflexivité, afin de construire une analyse de nature plus défensive et pragmatique, autour de scientifique à côté de discours syndicaux et‑ mili la défense des acquis sociaux, des emplois ou des tants parfois trop unitaires ou à visée mémorielle, individus, et comporteraient moins de dimensions ou de créations artistiques engagées, en s’intéres‑ utopiques ou transformatrices qu’antérieurement. Si sant aux expériences de salariés peu mobilisés dans les salaires et le temps de travail sont les principaux ces luttes ou même aux cadres, soutiens actifs de motifs de conflits au travail des années 1990-2000, ces décisions de restructurations (jusqu’à un certain les contextes de suppressions d’emplois sont aussi seuil). C’est autour de ces quelques éléments que des contextes favorables aux conflits, avec 5,5 % des nous vous proposons en introduction un premier entreprises de plus de vingt personnes entre 1996 parcours de lecture des contributions rassemblées et 1998 et 6,1 % entre 2002 et 2004 qui ont connu dans le numéro. un conflit pour un motif lié à l’emploiC ( arlier, Tenret, 2007). Après la récession qui s’est étalée de 1991 à 1995, qui semblait avoir précarisé et affecté l’ensemble du salariat jusqu’aux plus stables, Quelles armes pour contester avec la dramatisation médiatique et syndicale du les restructurations ? chômage des cadres (Pochic, 2001), ces conflits sociaux en milieu ouvrier et en période de reprise La sociologie des relations professionnelles et les économique au tournant des années 1990-2000 sciences de gestion ont décrit les manières dont les marquent tant l’actualité que les sciences sociales organisations syndicales peuvent se saisir du droit (Malsan, 2001 ; Le Quentrec, Benson, 2005 ; du travail, et notamment des instances représenta‑ Vanommeslaghe, 2001). Ces premières enquêtes tives du personnel (IRP) et des règles du « dialogue donnent à voir un large éventail de contextes de restructuration, d’armes utilisées dans la mobilisa‑ social », dans les contextes de restructurations (pour tion et de revendications. une synthèse récente, cf. Didry, Jobert, 2011). Selon les contextes d’entreprise, mais aussi les contextes Ce numéro vise à poursuivre ces investigations, à juridiques nationaux, les marges de manœuvre des partir de sept contributions originales qui permettent syndicats face aux décisions patronales s’avèrent d’éclairer par le regard de l’historien, du sociologue très variables. Bernard Gazier (2005) rappelle ainsi ou de l’ethnologue les mobilisations collectives en qu’en Europe, le « régime négocié » des restruc‑ contexte de restructurations d’entreprises privées, turations, où les syndicats exercent un contrôle souvent par des approches monographiques et loca‑ effectif sur les décisions, ne se trouve que dans lisées, centrées sur un établissement et ce, à partir des pays du Nord (Allemagne, Suède, Belgique). de matériaux divers (archives, articles de presse, Si la situation française se distingue du « régime entretiens, observations in situ). Ce dossier permet de marché », caractéristique de pays libéraux où le d’approfondir plusieurs dimensions analytiques : les armes ou ressources matérielles pour contester droit du travail est faible comme l’Angleterre ou les restructurations ; les dynamiques internes à ces l’Irlande, les syndicats français n’ont qu’un droit mobilisations, permettant d’explorer les tensions de consultation dans un « régime administré », où et débats internes qui fragilisent ou renforcent le contrôle sur la responsabilité de l’employeur ces actions ; les contre-propositions ou ressources passe directement par l’administration du Travail, cognitives et morales pour contester la fatalité et indirectement par les juges chargés du respect des arguments de la fermeture ou d’abandon de des procédures légales. Même si le législateur a certaines activités « au nom du marché ». Même si souhaité progressivement renforcer les pouvoirs certaines filières industrielles ont été particulière‑ des comités d’entreprise nationaux ou européens ment touchées (automobile, métallurgie, textile), en ce domaine depuis la loi Aubry de 1993, le ce dont rend compte le numéro, nous plaidons dialogue social porte en pratique surtout sur le pour que d’autres types de restructurations plus volet social (accompagnement-reclassements) et discrètes soient aussi investigués, notamment dans rarement sur le volet économique (décisions de des secteurs moins syndiqués comme les services suppressions d’emplois). Même en cas de « restruc‑ marchands ou des PME sous-traitantes, a fortiori turations de crise », plus faciles à anticiper, les étrangères, soumises à des liens marchands fragiles syndicats se retrouvent souvent désemparés face à des pratiques délibérées de dissimulation ou de manipulation de l’information par les cadres et diri‑ (11) Des enquêtes quantitatives, comme l’enquête Reponse (Relations professionnelles et négociations d’entreprise) de geants (Beaujolin-Bellet et al., 2007). Les comités la Dares, attestent de ce retour des conflits du travail dans les d’entreprise utilisent alors souvent leur droit à une années 2000, dans des formes renouvelées, même s’ils restent contre-expertise économique et comptable comme plus fréquents dans les entreprises publiques et les administra‑ tions, milieux plus syndiqués (Béroud et al., 2008 ; Amossé et un levier pour mettre en débat la légitimité de l’ar‑ al., 2008). gumentaire économique.

Travail et Emploi n° 137 • 7 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 7 18/06/2014 09:51:55 Dans cette situation asymétrique, on trouve conjoncturel de crise (qui permet de retarder les souvent dans la littérature l’idée que les représentants licenciements, parfois pendant plusieurs années) du personnel se partageraient entre deux positions ou comme un « sas de reconversion » en cas de tranchées par rapport aux restructurations : résister fermeture (en permettant aux salariés de suivre par le conflit social (afin de sauvegarder les emplois des formations qualifiantes pendant cette période). ou de « faire payer » l’employeur) ou consentir Les syndicats italiens soutiennent massivement à accompagner le plan social (en améliorant les ce dispositif, à côté d’autres outils (départs dits conditions de départ, voire en participant aux dispo‑ « volontaires » ou préretraites), car les salariés, sitifs de reclassement). Ces attitudes sont souvent surtout peu qualifiés, les plébiscitent. En Italie, il associées aux orientations politiques des organi‑ leur offre une protection meilleure que le régime sations syndicales, avec en France une CGT (12) de chômage classique et entretient un sentiment « contestataire » et plus critique envers le néolibéra‑ de solidarité et de justice sociale, la réduction lisme, versus d’autres syndicats plus « réformistes » horaire s’appliquant à tous, sans différenciation. (CFDT, CFTC, CFE-CGC (13)) qui, par « réalisme Ce dispositif est plus rare en France, hormis dans économique », se focaliseraient désormais sur la la filière automobile, et semble moins plébiscité négociation dans l’entreprise et le renforcement de par les salariés, car il épargne souvent les cadres l’employabilité et des compétences des salariés pour et les ingénieurs. Les syndicats qui l’acceptent se les équiper face aux mobilités forcées. Pourtant, retrouvent souvent critiqués, puisqu’il baisse forte‑ les enquêtes empiriques révèlent que les syndicats ment les salaires des ouvriers, à moins d’une aide utilisent de manière pragmatique et combinée diffé‑ exceptionnelle de l’État (14). rents registres d’action syndicale (la négociation, la L’arme du droit (Israël, 2009) est-elle devenue manifestation, la grève et le recours en justice) pour la ressource ultime pour les syndicats pour contester essayer de renverser le rapport de force et parfois les restructurations, notamment en cas de ferme‑ d’obliger les employeurs à revenir à la table des tures de sites ? Plusieurs articles de ce numéro, à la négociations. Même pour la CFDT, cette partici‑ suite d’autres auteurs (Favier, 2009 ; Pélisse, 2009), pation à la gestion de l’emploi prend des tonalités évoquent ces batailles juridiques (très techniques), différentes suivant la présence et l’accessibilité de qui peuvent porter sur plusieurs fronts : contesta‑ la direction et la nature des relations sociales, qui tion de la justification économique du plan social, vont de l’amélioration des conditions de travail et de la régularité de la procédure de consultation (15), d’emploi des survivants – ceux restant dans l’entre‑ du motif de licenciement individuel, voire plainte prise suite à la restructuration, ou réemployés par pour malversation en cas de faillite frauduleuse (16). un repreneur – au simple accompagnement des Ce recours à la justice pour construire une « cause sortants, notamment les plus fragilisés (Béthoux, de l’emploi » avec différents interlocuteurs (Didry, Jobert, 2012). 1998) est un révélateur de la manière dont les syndi‑ La palette des interventions syndicales en cats se saisissent du droit, non pas uniquement en contexte de restructurations est de fait beaucoup lien avec leur identité syndicale (Willemez, 2003), plus large que le diptyque s’opposer ou consentir, mais en contexte, avec des effets de socialisation avec parfois la proposition de dispositifs d’ajuste‑ et d’apprentissage juridique et judiciaire. Dans la ment interne de l’emploi, permettant de limiter ou période récente, ces batailles juridiques défensives de retarder les licenciements, très variables selon s’attaquent souvent à des multinationales bénéfi‑ les contextes nationaux. Certains pays européens ciaires qui essayent de contourner le droit du travail comme l’Allemagne, la Belgique ou l’Italie ont par exemple particulièrement utilisé depuis 2008 le dispositif du chômage partiel ou chômage tech‑ (14) La presse française a largement commenté le « contrat nique, qui selon les estimations de l’OCDE aurait social de crise » chez Renault, signé en juin 2009 par quatre syndicats (sauf la CGT), qui demandait aux cadres et ingénieurs préservé plus de 200 000 emplois en Allemagne de participer à l’effort en renonçant à huit jours de RTT (réduc‑ pour la seule année 2009. Dans ce numéro, Mara tion du temps de travail) pour abonder un fond de solidarité Bisignano développe les usages syndicaux de la visant à mieux indemniser les ouvriers en chômage technique Cassa Integrazione Guadagni, mesure datant de (à 75 %), et pour la première fois de se mettre eux aussi au chômage partiel. L’État a accordé une mesure exceptionnelle 1941 en Italie, et devenue un pilier fondamental en 2009, afin d’augmenter l’indemnisation des ouvriers et de et consensuel de la gestion des restructurations, maintenir l’indemnisation des cadres à 100 % (prévue dans financée par des cotisations salariales et patronales, l’accord de branche). Cet accord était associé à un important auquel s’est associé l’État pour les restructu‑ plan de départs volontaires. (15) Pour rappel, le tribunal de grande instance juge les litiges rations structurelles. Elle montre comment le collectifs (contrôle de la procédure de concertation et contenu chômage partiel est utilisé comme un amortisseur du plan de reclassement) et les prud’hommes jugent les litiges individuels (jugent notamment la cause réelle et sérieuse du licenciement). (16) Cas de l’usine de papeterie Job, dans la région de (12) Confédération générale du travail. Toulouse, où un avocat spécialisé en droit des faillites poursuit (13) Confédération française démocratique du travail ; au tribunal de commerce et au tribunal correctionnel pour délit Confédération française des travailleurs chrétiens ; Confédération d’entrave et malversation des dirigeants d’un groupe allemand française de l’encadrement – Confédération générale des cadres. et le liquidateur (Le Quentrec, Benson, 2005).

• 8 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 8 18/06/2014 09:51:55 Introduction

et de se désengager de dispositifs contraignants la « médiatisation à l’envers », c’est-à-dire l’usage de reclassement ou de dépollution des sols. Il ne des médias par les salariés en lutte. Elle montre faudrait cependant pas en conclure trop hâtivement comment, dans le cas de Metaleurop (19), ces salariés à une judiciarisation (17) des relations de travail, car ont voulu se saisir d’armes pacifiques, des créations ces procédures sont longues, coûteuses et contestées artistiques sur différents supports (films documen‑ dans la durée par les employeurs. Au contraire, les taires, romans, musiques, photographies (20)), en statistiques montrent que peu de plans sociaux sont amateurs ou en collaboration avec des profession‑ portés devant les tribunaux, avec par exemple moins nels de la culture. Elle avance que ces œuvres sont de 8 % d’entre eux qui font l’objet d’un recours des « interpellations créatives » (en reprenant le aux prud’hommes en 2003 (18), taux en diminution concept de Jacques Rancière) au sens où elles visent depuis 1993 (Serverin, Valentin, 2009). La prise en à faire « entendre la voix des ouvriers » et dénoncer charge collective des restructurations, via différents la violence sociale des délocalisations dans le débat dispositifs d’indemnisation (préretraites, conven‑ public, tout en refusant l’assignation des ouvriers tions de conversion, conventions de reclassements) au statut de victimes passives. Cette réappropria‑ ou de départs dits « volontaires » évite souvent à tion des moyens de communication s’est arrêtée l’employeur le contrôle judiciaire du motif écono‑ dans le cas de Metaleurop à des formats culturels mique. La récession majeure de 2009 a-t-elle relancé « classiques », dans des espaces culturels légitimes à la hausse les conflits juridiques des plans sociaux ? (écoles, universités, musées, mairies, etc.). Mais, Nous n’avons pas les données pour répondre à cette de la même manière que la science politique s’inté‑ question, mais on peut imaginer que le fort taux de resse de plus en plus à l’usage d’internet dans les chômage, le recul des dispositifs de préretraites, et mobilisations collectives citoyennes, suite notam‑ la fréquence des restructurations financières dans ment aux révolutions arabes, on ne peut qu’inciter des multinationales rentables ont augmenté à la les spécialistes du travail à explorer les formes fois « l’intérêt à l’action » et la « valeur » financière virtuelles d’« interpellations créatives » créées à relative des demandes, pour reprendre les termes l’occasion de conflits du travail. Dans le cas de d’Évelyne Serverin et Julie Valentin. Et ce, notam‑ milieux de techniciens et cadres habitués à l’usage ment pour des salariés âgés avec de l’ancienneté des nouvelles technologies, des salariés ont cherché (ouvriers et ouvrières notamment), sans illusions sur à populariser leurs luttes via la production de blogs, leurs chances de se réinsérer sur le marché du travail. de vidéos, mettant en scène parfois avec dérision leurs situations (chants, parodies), leurs exploits Les syndicats et les coordinations de salariés ou (traversée de la France à pied ou à vélo) ou même associations d’ex-salariés n’agissent pas seuls face leurs démarches de négociation (21). L’exemple des aux restructurations d’entreprise. Les contributions salariés de Continental détaillé dans ce dossier par de ce numéro évoquent également les alliances qui Pascal Depoorter et Nathalie Frigul rappelle d’ail‑ peuvent être établies avec des acteurs externes aux leurs que les médias sont des partenaires ambigus murs de l’usine : élus politiques locaux, préfets, des mouvements sociaux : ils participent de l’image journalistes locaux ou nationaux, professionnels et de la popularisation de la lutte, mais ils peuvent et citoyens engagés, autres collectifs de salariés aussi classer ou déclasser le mouvement dans la en lutte, etc. Certains articles montrent comment hiérarchie des problèmes sociaux (22), et stigmatiser la presse locale suit pas à pas le conflit social dans les ouvriers mobilisés comme des « délinquants » en la durée, jusqu’à parfois devenir partie prenante de cas d’actes de violence ou comme des « pollueurs » la lutte face à des employeurs défaillants, notam‑ dans le cas d’industries chimiques ou métallur‑ ment dans des zones rurales. Cette médiatisation du giques (Larose, 2001). conflit peut être risquée pour certaines entreprises, car elle peut détériorer leur « image de marque » : c’est notamment le cas pour celles qui font de la RSE (responsabilité sociale des entreprises) un enjeu de communication. Elle peut néanmoins être (19) Usine de production de zinc et plomb, située à 30 km de tolérée de manière instrumentale, la popularisation Lille, dont la délocalisation a été planifiée par l’actionnaire du conflit amenant parfois des mesures dérogatoires principal, le conglomérat financier états-unien Glencore, qui souhaitait s’abstraire de toutes ses responsabilités (reclasse‑ prises par les pouvoirs publics, qui octroient des ment des licenciés et dépollution des sols). moyens supplémentaires que l’entreprise n’a ainsi (20) Plusieurs collectifs de licenciés ont monté dans les années plus à financer K( uhn, Moulin, 2012). 2000 des pièces de théâtre, coécrites avec des metteurs en scène sur le thème de la disparition des usines, réinventant une forme Dans ce numéro, Judith Hayem retourne la de « théâtre engagé » ou « théâtre populaire ». perspective et s’interroge sur ce qu’elle nomme (21) On pense par exemple au film documentaire réalisé par la fédération Mines Métallurgie CFDT sur le groupe allemand Bosch Vénissieux, « Une reconversion réussie », objet par ailleurs d’une enquête sociologique (Jobert, Meixner, 2013). (17) Au sens de mode conflictuel de production des règles (22) Même dans le cas de Radio Lorraine Cœur d’acier à passant par le recours au tribunal et la jurisprudence (Pélisse, Longwy en 1979, si les journalistes envoyés par la CGT soute‑ 2009). naient le conflit, le contenu des émissions révèle qu’ils étaient (18) Selon les calculs de ces auteurs, en 2003, sur 1 500 PSE, davantage intéressés par la « condition ouvrière » que par le seuls 121 ont fait l’objet de procédures. conflit à l’intérieur de l’usine H( ayes, 2013).

Travail et Emploi n° 137 • 9 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 9 18/06/2014 09:51:55 Ce retour des conflits sociaux dans le débat dont les sièges se situent hors de France, symboles public en France a de fait généré également des de la déterritorialisation de l’économie néolibérale interrogations sur l’usage de la violence, du sabo‑ financiarisée versus l’enracinement des classes tage et de l’illégalisme par les salariés en lutte. populaires en milieu ouvrier-rural. Seules des Assiste-t-on à une radicalisation des conflits, enquêtes attentives à l’histoire longue de l’entre‑ liée à une colère des salariés qui déborderait les prise (histoire économique, sociale et politique), organisations syndicales ? Il faut souligner tout aux différents acteurs en situation, mais aussi aux d’abord que les conflits sociaux avec séquestration différentes séquences de la mobilisation collective des cadres et dirigeants, destruction ou appropria‑ (avec ses avancées et ses reculs, ses sentiments de tion de matériels, sont rares mais médiatiques et victoire et de défaite), permettent selon nous de ne datent pas de la crise de 2008. Revenant sur comprendre dans quels contextes s’opère parfois le conflit Cellatex (23), Sophie Béroud et René une radicalisation, et pour reprendre le titre d’un Mouriaux (2001) rappellent que les actes de sabo‑ article de ce dossier, « de quoi les Conti sont-ils tage et les occupations étaient fréquents dans les le nom ? ». « grèves de crise » sur la période allant de 1975 à 1989, particulièrement dans certains secteurs (sidé‑ rurgie, chantiers navals, textile). D’ailleurs, si on Se mobiliser contre reprend la distinction de Pierre Dubois (1976), les les restructurations : quelles enquêtes réalisées sur les conflits des années 2000 dynamiques internes ? ne révèlent pas un « radicalisme planifié », ou usage stratégique de la violence, au sens d’une insubor‑ dination ouvrière qui serait justifiée politiquement, L’analyse des mouvements sociaux, qui a peu voire théorisée (désaveu du dialogue social institu‑ porté au long des années 1990 sur les conflits du tionnalisé, projet d’autogestion ou de coopératives travail, s’est intéressée aux sources et logiques des ouvrières). Ces actes témoignent plutôt d’un « radi‑ tensions internes dans ces mouvements, afin d’aller calisme explosif » ou spontané, porté par la base, au-delà de la façade souvent homogène que donnent parfois contre tout ou partie de leurs représentants à voir les organisations ou coalitions militantes à syndicaux, lorsque ces derniers se voient discrédi‑ l’extérieur – notamment aux médias, mais aussi aux tés par des négociations régressives qui ont scandé chercheurs en sciences sociales. Ainsi, plusieurs des plans successifs de restructuration et dégradé sociologues et politistes ont montré comment les progressivement les conditions de travail et de vie. rapports sociaux de classe, de sexe et de race géné‑ Les représentants syndicaux, y compris les plus raient au sein des organisations militantes et des combatifs, ont souvent tendance à vouloir contenir mouvements sociaux une division du travail mili‑ ces débordements, souvent par peur que la comba‑ tant, et comment les avis divergents trouvaient à tivité ne se retourne en stigmate auprès du patronat s’exprimer plus ou moins difficilement selon ceux local, handicapant la réinsertion de salariés désor‑ ou celles qui les portaient (pour une synthèse, cf. mais identifiés comme fauteurs de trouble. Graeme Dunezat, 2009 ; Pochic, Guillaume, 2013). Hayes (2012) avance que ces actes de désobéis‑ Lorsque les restructurations donnent lieu à sance civile peuvent être lus comme des tactiques des mobilisations, la tentation est grande pour à destination des médias et des pouvoirs publics l’observateur extérieur de se contenter de décrire locaux pour construire un « mélodrame public deux « camps » : d’un côté, des salariés mobili‑ de contestation » dans une « dramaturgie de la sés, souvent derrière une intersyndicale, défendant souffrance », théâtralisation inspirée d’autres (24) un socle unique de revendications afin de sauver mouvements sociaux . Ces séquestrations se leurs emplois ou d’obtenir de meilleures condi‑ dérouleraient notamment souvent dans des sites tions de licenciement ; de l’autre, une direction industriels dépendant de multinationales rentables souvent désincarnée, portée par des objectifs économiques et financiers. Ainsi, si l’on ‑recon (23) Usine de textile, petite PME ayant appartenu à Rhône naît aisément que le traitement médiatique des Poulenc et classée Seveso, en milieu ouvrier-rural dans les confits du travail à l’occasion de restructurations Ardennes. Après plusieurs plans de restructurations, l’annonce tend souvent à uniformiser les deux parties, le trai‑ du dépôt de bilan en 1999, un an après la reprise par un groupe autrichien, les ouvriers/ères, majoritairement CGT, rentrent tement sociologique de cet objet laisse lui aussi dans une grève dure, avec séquestration du directeur du travail parfois dans l’ombre la question de la structura‑ et du liquidateur, et finissent par mettre à exécution leur tion interne des mobilisations. Ce silence peut menace de verser de l’acide dans le ruisseau voisin, affluent s’expliquer par l’empathie de nombreux cher‑ de la Meuse. (24) Après avoir été l’apanage des conflits du travail des cheurs par rapport à leur objet et leur adhésion à années 1970, les occupations de locaux ont été utilisées dans la « cause de l’emploi » (Didry, Teissier, 1996). les années 1980 et 1990 par des « groupes protestataires à Il s’explique également par le rôle clé des repré‑ faibles ressources » comme les mouvements de sans-papiers, sentants du personnel dans les enquêtes menées : de prostitués, de sans-emplois, de stagiaires, pour construire une politique de la présence et sortir de l’invisibilité (Penissat, souvent facilitateurs (Roupnel-Fuentes, 2011), 2005). voire commanditaires de l’enquête (Le Quentrec,

• 10 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 10 18/06/2014 09:51:55 Introduction

Benson, 2005), toujours informateurs avec des les intérêts des salariés, en fonction du rapport de données précieuses sur l’entreprise et la lutte, ils force qui s’instaure dans la mobilisation. C’est ce se prêtent facilement au jeu de l’entretien, mais ont que montrent Pascal Depoorter et Nathalie Frigul, souvent à cœur de présenter la mobilisation sous au sujet de la fermeture de l’usine Continental de un jour uni et consensuel. Clairoix, en Picardie, en 2009-2010. Revenant sur Plusieurs articles de ce numéro permettent d’ou‑ l’histoire récente des relations professionnelles vrir plus avant la boîte noire de cette structuration au sein de l’usine, les deux auteurs soulignent à interne. Des monographies ont déjà analysé les quel point les efforts consentis par les salariés à débats internes, entre syndicats ou entre militants l’issue d’un accord signé par une CFTC majori‑ la plupart du temps, sur les options stratégiques taire pèsent dans le sentiment d’injustice ressenti à adopter, comme lors des restructurations de au moment de l’annonce de la fermeture, et signi‑ l’usine Perrier, où recours au droit et recours ficativement lorsque le groupe allemand ferme la à la grève constituaient deux options discutées porte à la possibilité d’une reprise fin 2008. Le (Favier, 2009) ou sur la radicalité des revendica‑ renversement du rapport de force syndical au profit tions, comme lors des profondes restructurations de la CGT, qui s’associe à un militant aguerri de qui ont concerné nombre d’entreprises argentines Lutte ouvrière, marque une inflexion forte dans en faillite suite à la crise de 2001 (Quijoux, 2012). les modes d’action : la négociation étant devenue Des enquêtes ont souligné combien la mise en impossible, c’est la grève avec occupation, puis la valeur d’une éventuelle spécificité féminine ou lutte juridique qui sont investies et, l’emploi étant d’un « sujet femme » pouvait faire l’objet d’une condamné, c’est l’obtention d’indemnités impor‑ controverse entre ouvrières en conflit, afin de tantes qui est visée. Cet article pose aussi de façon ne pas dévaloriser leur lutte ou de conserver des très nette la question des entrepreneurs de mobili‑ soutiens, parfois au prix de leurs propres intérêts sation, extérieurs aux entreprises, qui contribuent – déqualification, bas salaires, droit à l’emploi à la conception et à la conduite des luttes contre (Maruani, 1979 ; Meuret-Campfort, 2010). Dans les restructurations, et aux transferts de tactiques les cas où les femmes sont en position de mino‑ de luttes en luttes (militants politiques et syndicaux rité numérique, a fortiori sur des statuts instables, d’autres entreprises, notamment). Il montre enfin un « engrenage minoritaire » entretenu par le jeu que les mobilisations locales se déroulent parfois, des stéréotypes et la segmentation sexuée de la dans leurs modalités, contre l’avis des confédéra‑ main-d’œuvre peut entraîner une moindre mobi‑ tions syndicales. lisation des organisations syndicales à leur égard (Maruani, 1979 ; Béroud, 2013). Alexandra Oeser Si les articles de ce numéro permettent d’analy‑ et Fanny Tourraille (2012) ont récemment montré ser finement ces questions de structuration interne comment la division genrée du travail au sein d’une des mobilisations – en fonction des appartenances usine sous-traitante de l’industrie automobile, syndicales, professionnelles, des nationalités, entre ateliers et bureaux notamment, était repro‑ de l’âge et de l’ancienneté –, nous regrettons de duite et en partie réinventée dans la mobilisation, n’avoir pu publier des articles incluant à l’analyse concourant ainsi à l’invisibilisation des femmes des mobilisations les grands absents que sont les et à leur cantonnement dans des tâches d’exécu‑ salariés ne participant pas ou peu aux mobilisa‑ tion ou de care. Dans ce numéro, Vincent Gay tions et ceux soutenant les restructurations, voire revient sur les grèves de Peugeot Talbot en 1983- les organisant. Cette rareté ne doit pas surprendre. 1984 à Poissy, dans le contexte des plans sociaux En effet, nombre d’analyses de mobilisations face à massifs qui ont touché l’industrie automobile au des restructurations sont effectuées après des ferme‑ début des années 1980. Renonçant à former ses tures de sites (et non pendant les grèves, nous y ouvriers (Gay, 2013), la direction de l’entreprise reviendrons) et les chercheurs arrivent sur le terrain avait préféré, au cours des années 1970, employer alors qu’une partie des salariés s’investit intensive‑ massivement des OS (ouvriers spécialisés) immi‑ ment dans sa recherche d’emploi, ou a retrouvé un grés, vus comme une main-d’œuvre temporaire. emploi, parfois dans une autre région ou un autre L’auteur montre comment à partir d’une lutte pays. C’est significativement le cas des cadres, dont pour l’emploi confrontée à une réaction patro‑ les carrières sont marquées par une forte mobilité nale intransigeante et à des licenciements dirigés géographique et qui sont plus facilement reclas‑ prioritairement vers les travailleurs immigrés, la sés en interne dans les groupes restructurés. Par revendication de ces derniers se réoriente vers une ailleurs, ceux-ci tendent à accepter les restructu‑ aide au retour, encouragée par le gouvernement rations avec un certain fatalisme, les interprétant en place. Malgré les réticences des organisations comme les manifestations normales d’un système syndicales, navigant au sein des dissensions créées économique incontestable – cette « fatalité du entre ces dernières, les OS immigrés parviennent à marché » que refusent les salariés mobilisés –, ce imposer leurs revendications. qui explique qu’ils soient rarement en première Les débats internes peuvent également porter sur ligne des mobilisations, même s’ils peuvent les les modes d’action les plus adaptés pour défendre critiquer discrètement. Travail et Emploi n° 137 • 11 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 11 18/06/2014 09:51:56 Quelles contre-propositions reprises d’entreprise par des collectifs de salariés licenciés. Dans certains pays, comme l’Argentine ou propositions ouvrières ? il y a peu, ou à certaines périodes (années 1970 en Belgique, France ou Angleterre), former une Derrière cette façade d’un mouvement collec‑ « coopérative ouvrière (26) » semble faire partie du tif unifié par le conflit social, des tensions peuvent champ des possibles, même si la viabilité écono‑ exister entre fractions de salariés sur le contenu même mique du projet est souvent fragile (Quijoux, 2012 ; des revendications à défendre en priorité. Plusieurs Wajcman, 1983 (27)). Ces reprises partielles d’acti‑ textes reviennent sur ce passage du « revendicable » vités sous formes coopératives nécessitent des (débat interne qui articule émotions et réflexions, soutiens des banques, des commandes des grands autour notamment de l’imputation causale de groupes (pour les PME sous-traitantes), des soutiens responsabilités) au « revendiqué » (propositions populaires et externes (Caillot, 2014 (28)). Nous concrètes) selon la distinction proposée par Christian n’avons pas reçu non plus de propositions sur des de Montlibert (1989). Cette traduction dépend mobilisations dans des restructurations de secteurs fortement des contraintes de situation (systèmes de plus qualifiés, composés majoritairement de ‑tech négociation, conventions collectives, droits et règle‑ niciens et cadres, ce qui n’est d’ailleurs pas le cas ments) variables selon les contextes nationaux et dans le prochain numéro de la revue, qui portera sectoriels, et est l’objet d’un travail par les appareils sur les expériences et trajectoires de reclassement militants (les syndicats et leurs alliés, les avocats (no 138). Certains auteurs, comme Claude Didry ou experts économiques). Dans ce dossier, Nicolas (1998) ou Jean Lojkine (1999), ont avancé qu’à côté Vershueren avance que les historiens, à de rares des « contre-plans économiques » (situés au niveau exceptions près (Vigna, 2004 ; Hatzfeld, Loubet, macroéconomique, via un appel à l’action publique), 2004 ; Hatzfeld, 2003), ont peu étudié les « contre- les « contre-propositions industrielles » (au niveau propositions » portées par les collectifs d’ouvriers méso, au sens de politique économique alternative et/ou d’ouvrières en lutte. Il propose, en compa‑ d’entreprise) sont minoritaires et plutôt portées par rant quatre cas de restructurations en Belgique des cadres. Selon ces auteurs, les salariés qualifiés, entre 1959 et 1980, d’interroger leur lien avec les particulièrement dans des secteurs de technolo‑ paradigmes économiques ambiants, qui participent gie avancée (29), seraient en capacité et en position aussi de cette transformation du « revendicable » en d’ouvrir un débat informé sur la gestion de l’entre‑ « revendiqué ». Il montre ainsi comment ces projets prise, ce qui rejoint par certains aspects la thèse de la alternatifs peuvent se construire avec les organisa‑ possible transformation des cadres en une « nouvelle tions syndicales (projet de réindustrialisation ou de classe ouvrière » (Mallet, 1963). Cependant, si reconversion de sites), mais également contre elles les cadres sont souvent en capacité de mener une (comme dans le cas des mineurs italiens défendant critique des outils de gestion, encore faut-il qu’ils leur droit au reclassement sur place, contre l’idée s’engagent aux côtés du collectif mobilisé pour d’un retour au pays accepté par les syndicats belges), ou même sans elles. Ainsi, deux histoires de restruc‑ turations d’usines « de femmes » (Siemens en 1976, (26) Depuis quelques années, les coopératives connaissent un Levi’s en 1984) illustrent comment les ouvrières, regain d’intérêt, notamment de la part des pouvoirs publics, moins soutenues par des syndicalistes et militants que ce soit sous la forme de Scop (société coopérative ouvrière de production, devenue depuis 2010 Société coopérative et politiques, sont souvent obligées d’innover dans participative) ou, depuis 2001, sous la forme SCIC (société leurs contre-propositions (25), tout comme dans leurs coopérative d’intérêt collectif, qui permet une participation de modes d’action, parfois avec l’aide d’avocats, rejoi‑ collectivités territoriales, à condition de produire des biens ou gnant là différents travaux sur la prise en charge des des services d’intérêt collectif et à caractère d’utilité sociale). Le récent projet de loi sur l’Économie sociale et solidaire en est intérêts des femmes au travail. Nicolas Vershueren une illustration, directement corrélée aux politiques d’emploi. appelle en conclusion les historiens à se pencher (27) Cette enquête ethnographique réalisée par une sociologue sur le rôle des experts économiques, consultants féministe du travail décrit les difficultés de fonctionnement d’une petite coopérative, composée uniquement d’ouvrières spécialisés pour les institutions représentatives du ayant repris leur usine de chaussures menacée de fermeture personnel en France (Cristofalo, 2012) ou experts entre 1972 et 1977 en Angleterre. internes aux syndicats en Belgique (Lomba, 2013a), (28) La déléguée syndicale CGT de Lejaby, Jeanine Caillot afin de mieux comprendre de quoi s’inspirent, (2014), retrace les mobilisations contre trois plans sociaux successifs de 2003 (rachat par un groupe américain) jusqu’à comment se construisent et circulent ces contre- la coopérative « Les Atelières », créée sous forme de SCIC en propositions à une période donnée. 2012, avec l’aide d’une communicante, Muriel Pernin, émue par la situation. La concurrence sur ce créneau de la lingerie de On peut regretter évidemment que toute la palette luxe est cependant forte, l’usine d’Yssingeaux devenue sous- des contre-propositions ne soit pas explorée dans ce traitante de la Maison Lejaby (dont 100 % de la production est dossier, et notamment la question des créations ou réalisée en Tunisie) est ainsi en concurrence avec l’usine de Bourg-en-Bresse reprise sous le nom « Monnette de Paris » par la marque Princesse Tam-Tam. En mars 2014, une souscription populaire et une mobilisation médiatique, via Facebook notam‑ (25) Projets de formations requalifiantes en bureautique pour ment, permet d’éviter la liquidation judiciaire des Atelières. Siemens et de collectivisation des indemnités pour attirer des (29) À l’image de l’entreprise Neyrpic à Grenoble, ou plus repreneurs potentiels pour Levi’s. récemment de la R&D de Sanofi à Toulouse.

• 12 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 12 18/06/2014 09:51:56 Introduction

porter ces propositions alternatives et qu’ils ne choi‑ mineurs réputés combatifs. Elle montre comment sissent pas la solution de l’exit. À l’image de leur les organisations syndicales, qui avaient pendant engagement syndical, aussi « incongru » qu’il puisse près de dix ans repoussé les plans de réformes des paraître en premier lieu, l’implication de cadres aux mines d’État dans la Vallée du Jiu, cèdent finalement côtés des salariés licenciés ne découle pas mécani‑ à cette « thérapie de choc retardée » de la restruc‑ quement de la dégradation de leur situation, mais turation. Si, au niveau individuel, le départ avec réactive des dispositions à l’agir pour autrui forgées indemnités semble être pour certains, notamment les par ailleurs : bénévolat, syndicalisme étudiant, socia‑ plus jeunes et les moins « ouvriérisés », une bonne lisation religieuse (Guillaume, Pochic, 2009a). Leur opportunité pour fuir la mine et réinvestir d’autres rapport au territoire local et leur « capital d’autoch‑ projets (retourner au village, se reconvertir, partir à tonie » éclairent pourquoi certains cadres s’engagent l’étranger), ses effets au niveau collectif s’avèrent et formulent des contre-propositions permettant le dévastateurs. Les plus anciens considèrent que les maintien sur place de l’activité de production (Bory, partants se désolidarisent du collectif des mineurs, et Oeser, 2013). Une enquête sur le secteur de la presse ces derniers sont alors condamnés moralement, avec (Dupuy, 2010), durement touché par des difficultés au départ une exclusion de la communauté locale et économiques dans les années 2000, amène d’ailleurs professionnelle. Cet effet démobilisateur des plans à relativiser l’optimisme quant à l’engagement des de départs dits « volontaires », avec un groupe des cadres dans la formulation de contre-propositions. mobilisés et/ou des résignés qui accusent les sortants Certes les journalistes du Monde et de Libération de se désolidariser du collectif, rejoint des enquêtes mettent en débat la qualité des actionnaires (défen‑ réalisées dans d’autres contextes (Montlibert, dant une idéologie morale ou professionnelle contre 1989 ; Malsan, 2001). une idéologie commerciale), et leur position de salariés-actionnaires leur permet d’arriver à une déli‑ bération sur l’avenir de leur entreprise. Cependant, La face cachée leurs contre-propositions sur le plan social se des restructurations : réduisent à des plans de départs dits « volontaires » des mobilisations discrètes ? avec des indemnités élevées… Cette question des indemnités traverse plusieurs Lorsqu’elles se sont intéressées aux mobilisa‑ textes de ce dossier, que ce soit dans le cadre de tions face aux restructurations, les sciences sociales contentieux juridiques autour de plans sociaux se sont essentiellement penchées sur des entreprises (Depoorter, Frigul) ou dans le cadre de plans de du monde industriel et des conflits sociaux média‑ départs dits « volontaires » (Gay). Rachel Beaujolin tisés. L’un des enjeux de ces deux numéros était et Géraldine Schmidt (2012) interrogeaient le sens donc de donner à voir au moins partiellement des que l’on peut donner à cette demande croissante « restructurations discrètes ». Myriam Campinos- pour des indemnités : enjeu matériel (« chèque- Dubernet (2003) utilise cette expression au sujet valise » pour faciliter les transitions), enjeu de restructurations opérées par des grandes entre‑ politique (acheter la paix sociale) ou enjeu moral prises industrielles soucieuses de leur image, et et symbolique (restaurer sa dignité) ? Cet usage de ce fait assorties de mesures sociales beaucoup des indemnités comme contre-don aux mobilités plus généreuses que la moyenne, afin d’acheter contraintes, mais aussi réparation des dommages ou (30) la « paix sociale ». Mais on propose ici d’élargir pretium doloris , dépend fortement des contextes l’expression aux restructurations qui se réalisent historiques et nationaux. En Angleterre, les plans de dans la discrétion, ce qui ne veut pas dire sans voluntary redundancy ont ainsi été utilisés, notam‑ tensions ni souffrances. Avec une enquête sur le ment dans la période Thatcher, pour privatiser et géant mondial de la grande distribution Walmart, restructurer rapidement les entreprises publiques et Matthieu Hocquelet s’intéresse à des conflits certains services publics (par exemple dans l’éner‑ n’ayant pas fait l’objet d’une couverture médiatique gie, Guillaume, Pochic, 2009b). Dans ce dossier, et se situant hors de l’industrie. Il définit dans ce Maria Grecu examine ainsi comment un cas de cas les réorganisations multiformes visant à réduire restructuration majeure en Roumanie (réduction des les coûts et les effectifs comme des restructurations effectifs de 40 % en trois mois, soit plus de 15 000 discrètes, au sens où elles sont « peu visibles et diffi‑ emplois) s’est déroulé sans conflit social,via un plan cilement appréhendables, touchant autant le travail massif de départs dits « volontaires », qui a reçu une que l’emploi. L’annonce tardive ou inexistante de adhésion massive a priori surprenante de la part de réaménagements techniques et organisationnels au sein de l’entreprise, le difficile accès à des données (30) Notion juridique, littéralement « prix de la douleur ». sociales chiffrées (effectifs, rémunérations, promo‑ Romain Melot (2009) rappelle que les cadres et dirigeants tions) et un turn-over élevé mais discret, sans peuvent négocier dans le cadre de transactions individuelles, licenciements collectifs, fermetures d’établisse‑ au nom de ces « préjudices » au sens large (ralentissement de carrière, rupture avec l’environnement social et familial, perte ments ou délocalisations comme dans l’industrie, d’une situation sociale) des indemnités conséquentes, non font la particularité de ces restructurations » (dans soumises à impôt ni à cotisations sociales. ce numéro, pp. 85-86).

Travail et Emploi n° 137 • 13 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 13 18/06/2014 09:51:56 Si peu de travaux portent sur les mobilisations 2009). Il est alors nécessaire de comprendre les liées à ce type de restructurations, c’est proba‑ conditions d’emploi et de travail qui précèdent les blement en partie parce que ces mobilisations restructurations et d’envisager les organisations sont elles-mêmes discrètes et ce, pour plusieurs du travail dans leur dimension diachronique pour raisons. D’une part, dans le régime administra‑ éclairer les conditions de possibilités d’une action tif des restructurations en France, les dispositions collective dans ce contexte peu porteur. Dans l’ar‑ conventionnelles et légales permettant de contour‑ ticle de Mathieu Hocquelet, le retour sur les modes ner les obligations entourant les plans sociaux sont de management en vigueur du temps du fondateur massivement utilisées, contribuant à faire des PSE du groupe Walmart, Samuel Walton, permet de saisir une forme de « face émergée de l’iceberg ». Départs la progressive dégradation des conditions de travail volontaires, ruptures conventionnelles, accords de et d’emploi au sein de l’entreprise. Les nouveaux méthode sont autant de moyens de diluer les départs modes d’intervention des organisations syndicales dans le temps et de ne pas recourir au licenciement (stratégie de syndicalisation appelée organizing) collectif, y compris dans l’industrie. À cet égard, trouvent alors davantage de prise, pouvant s’ap‑ les accords de méthode sont parfois l’occasion de puyer sur un mécontentement larvé et ce, malgré mettre en place des structures de négociation ad hoc, une répression antisyndicale féroce. Effet indirect faisant appel à des syndicalistes de niveau fédéral ou de la crise économique, le transfert de salariés confédéral, supposés plus modérés et moins suscep‑ plus qualifiés issus de secteurs d’emplois stables tibles de mobiliser la presse que des syndicalistes (banque, informatique) vers des secteurs d’emplois locaux, car plus distanciés et socialisés à la négo‑ « bas de gamme » comme Walmart, nourrit d’ail‑ ciation de plans sociaux (Bourguignon, 2012). Pour leurs une prise de conscience des autres salariés certains salariés, le départ plus ou moins volontaire sur les droits du travail bafoués dans l’entreprise. est aussi une forme de résistance subjective aux Cela montre combien il est nécessaire d’intégrer conditions de travail dégradées – nous le verrons à l’analyse de l’action collective des salariés leurs dans le dossier du numéro 138 –, même si des dispositions biographiques, qui peuvent être réacti‑ départs volontaires massifs sont rarement interprétés vées dans certains contextes (Giraud, 2009 ; Denis, comme une forme hybride de contestation. D’autre 2012), et qui s’actualisent lors d’interactions avec part, l’action collective des salariés est souvent des syndicalistes et des travailleurs provenant bridée par la répression patronale, particulièrement d’autres secteurs. dans des secteurs peu ou pas syndiqués, comme les Soulignons que si la crise a provoqué des licen‑ services à bas coûts (commerce, services, restaura‑ ciements collectifs médiatisés, elle a également tion, etc.). Walmart en est l’archétype, puisque le entraîné nombre de restructurations touchant des premier employeur privé américain, multinationale salariés précarisés, pour qui elle n’a fait que renfor‑ implantée dans de nombreux pays, a préféré fermer cer l’instabilité du parcours. Les pertes d’emploi un supermarché au Québec en 2005 pour éviter liées au non-renouvellement des contrats d’inté‑ la propagation d’une représentation syndicale à rim et à la résiliation de contrats de sous-traitance d’autres magasins, l’absence de syndicats en interne provoquant des faillites de PME ont été bien supé‑ lui permettant notamment de maintenir les salaires rieures aux emplois détruits dans le cadre de PSE. féminins à un très bas niveau (Coutu, 2007). Objet Lors des restructurations dans l’industrie automo‑ de formations et de conseils spécifiques, les pratiques bile, la première étape de renvoi des intérimaires et antisyndicales sont ainsi monnaie courante aux États- du non-renouvellement des CDD est souvent consi‑ Unis (Julliard, 2013). Elles ne sont pas absentes en dérée par les directions des ressources humaines France, mais elles se retrouvent sous des formes insi‑ comme « inodore en matière d’emploi » (Gorgeu, dieuses (Penissat [coord.], 2013). Mathieu, 2012). De même, la fermeture d’un sous- L’existence dans les mondes du travail de traitant international ou d’une filiale étrangère est « déserts syndicaux », notamment dans les services, beaucoup moins coûteuse en termes d’image que et particulièrement dans les services à bas salaire, la fermeture d’une usine appartenant directement augmente encore les difficultés d’organisa‑ à la maison mère et située dans son pays d’origine tion collective. L’isolement des salariés (travail (Deffontaines, 2009 ; Surubaru, 2014). La faible au domicile des clients ou sur des lieux éclatés, syndicalisation et/ou l’absence d’action syndicale équipes fractionnées, emplois du temps changeants, à leur endroit, avec peu de coalitions entre sala‑ absence de lieux de réunion, etc.), l’emploi précaire riés de la maison mère et des sous-traitants, ou des (temps partiel, contrats courts, faibles protections filiales étrangères, malgré l’existence de comités collectives), les divisions entre salariés (du fait de la d’entreprise européens, mais aussi l’accoutumance hiérarchie, des tâches, de l’organisation du travail, progressive à l’instabilité des parcours profession‑ du sexe, de l’âge, de la nationalité, etc.) sont autant nels, nous paraît être une dimension à investiguer d’éléments qui rendent a priori improbable une pour comprendre l’apathie collective dans ce genre mobilisation, et sont donc susceptibles d’influencer de contexte. l’expérience d’une restructuration et son degré de Au vu des travaux existants et du contenu de ce conflictualité (Avril, 2009 ; Collovald, Mathieu, numéro, nous ne pouvons qu’espérer que de futures

• 14 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 14 18/06/2014 09:51:56 Introduction

recherches se penchent sur ces « restructurations de la fermeture de l’usine, les visages et lieux de la discrètes » afin d’étudier l’expérience des restructu‑ mobilisation, les drames privés qui s’en suivent, etc. rations des franges les plus précarisées du salariat. Cette scénarisation des restructurations industrielles Cette démarche implique très probablement de ne est souvent allée de pair avec une mise en critique du pas aborder prioritairement cet objet sous l’angle capitalisme financier et globalisé et un regard empa‑ de la conflictualité et de ne pas se restreindre aux thique sur le « monde privé des ouvriers » (Mariette, mobilisations médiatiques. 2005, reprenant la belle expression d’Olivier Schwartz [1990]). Ces réalisateurs voulaient s’ins‑ crire en rupture avec le traitement médiatique des Les restructurations en conflits : mêmes sujets ayant conduit à invisibiliser le monde un objet engageant ouvrier dans les années 1990 (Duval, 2004), sauf à insister sur de rares faits divers de violence comme des séquestrations de cadres (Hayes, 2013). Les chercheurs en sciences sociales ne sont pas les seuls à se pencher de nouveau sur les mobili‑ En plus d’un intérêt partagé pour le monde sations face aux restructurations au tournant des ouvrier et d’un rapport au terrain souvent proche, années 2000. Depuis la fin des années 1970, le chercheurs et documentaristes partagent aussi un champ artistique a ainsi régulièrement abordé même rapport à l’espace et au temps des restruc‑ les restructurations et les mobilisations, avec des turations : ils arrivent souvent après le « choc » de cycles d’intérêt assez similaires, mais souvent avec l’annonce, dont le récit ponctue de nombreux films une réactivité plus grande que les chercheurs. Et (Hatzfeld et al., 2006), tout comme les entretiens si le cinéma a lui aussi fait silence sur la condition des sociologues ou ethnologues des restructurations ouvrière au cours de la décennie 1980 (Hatzfeld, (Monjaret, 2005). L’enquête débute souvent une 2013), on observe un certain regain d’intérêt à partir fois que la mobilisation a déjà commencé, voire du milieu des années 1990, avec une perspective après la restructuration effective (fermeture partielle au moins empathique, voire militante (Mariette, ou totale), la mobilisation étant terminée, ou ayant 2005). Si les cinéastes militants des années post- pris d’autres formes. Elle démarre souvent avec 1968 cherchaient la quintessence du monde ouvrier l’aval, voire à la demande de militants soucieux de dans les usines automobiles (Hatzfeld et al., 2004), publiciser leur lutte, d’en garder une trace, d’utili‑ les auteurs des films des années 1990 et 2000 ser les chercheurs – ainsi que les photographes, les semblent la poursuivre dans les usines occupées et journalistes, les romanciers – comme porte-voix les associations de salariés licenciés. Les fermetures de leurs revendications, et occupant un rôle allant d’usines et la perte d’emploi deviennent alors les de commanditaires à facilitateurs (Ubbiali, 2006). thèmes centraux des films sur le travail (Hatzfeld Ces recherches sur les restructurations vécues par et al., 2006). Au-delà du positionnement politique les salariés sont rarement réalisées à la demande des de certains documentaristes, qui préside au choix directions d’entreprise, et encore moins financées d’un tel sujet, comme Marcel Trillat qui reven‑ par elles. Quand c’est le cas, la problématique est dique sa proximité avec le Parti communiste et la souvent centrée sur le contenu des plans sociaux, et CGT, les restructurations ont incontestablement une significativement sur les dispositifs de reclassement, dimension d’espace/temps dramatique propice au afin de valoriser le côté « social » de l’entreprise récit filmé (31), romancé (32) ou joué (33) : l’annonce concernée. Ce type de configuration matérielle donne d’ailleurs lieu à des travaux qui, même s’ils traitent de la mobilisation, manifestent un rapport (31) On peut notamment citer parmi les films récents : Olivia bien moins enchanté aux revendications des salariés Burton (2001), Les mains bleues (sur les Levi’s) ; Alain Guiraudie (2001), Ce vieux rêve qui bouge ; Jean-Michel (Malsan, 2001). On observe ainsi sur les restruc‑ Vennemani (2004), Metaleurop : Germinal 2003 ; Gérard Vidal turations un mouvement assez similaire à celui (2004), Chers camarades (sur les Chaussons) ; Jean-Marc observé dans l’ensemble de la sociologie du travail Moutout (2004), Violence des échanges en milieu tempéré ; et des entreprises au cours des années 1980 et 1990 : Mélissa Theuriau (2006), Mon usine va fermer (sur une usine textile délocalisée) ; Mariana Otero (2011), Entre nos mains (sur les contrats de recherche financés par les directions, la reprise en Scop d’une usine de lingerie par des ouvrières) ; et correspondant donc à leurs préoccupations, ont Jean-Pierre et Lily Franey (2011), Goodyear, chronique d’une donné lieu à des analyses centrées sur l’organisa‑ entreprise meurtrie ; José Alcala (2012), Les Molex. Des gens debout ; Jérôme Palteau (2013), La saga des Conti. tion du travail, des dispositifs organisationnels et (32) Par exemple Aurélie Filippetti (2003), Les derniers jours techniques innovants, les parcours de carrière, mais de la classe ouvrière, Paris, Stock ; François Bon (2004), moins sur le monde privé des ouvriers et encore Daewoo, Paris, Fayard ; Bernard Massera, Daniel Grason (2004), Chausson : une dignité ouvrière, Paris, Syllepse ; Gérard moins sur la conflictualité (Tanguy, 2011). Nombre Mordillat (2004), Les vivants et les morts, Paris, Calmann- de sociologues du travail et des organisations furent Lévy ; Pascal Dessaint (2010), Les derniers jours d’un homme, d’ailleurs parties prenantes de certaines restructu‑ Rivages & Rivages ; Sylvain Pattieu (2013), Avant de dispa- rations des années 1980 et 1990, appelées par les raître. Chronique de PSA-Aulnay, Paris, Plein jour. (33) Par exemple : 501 Blues, de Bruno Lajara, pièce montée directions « modernisation des entreprises », « réor‑ avec des ouvrières licenciées de Levi’s. ganisations » ou « changements organisationnels ».

Travail et Emploi n° 137 • 15 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 15 18/06/2014 09:51:56 Au contraire, les sociologues et historiens qui Pochic, 2011). Les nombreux travaux en sciences se sont intéressés aux restructurations depuis la de gestion qui portent sur les stratégies d’entre‑ fin des années 1990 l’ont fait à partir d’analyses prise et la gestion des restructurations, s’attachent portant sur les classes populaires et/ou les syndi‑ finalement rarement aux figures patronales oude cats. Ils semblent avoir trouvé dans les expériences direction qui les mènent (à l’exception d’études ouvrières des restructurations l’occasion d’appro‑ sur les discours de justification par les dirigeants cher le travail ouvrier, tout en s’attachant à une des restructurations, cf. par exemple pour France fraction de classes populaires mobilisée ou politisée Télécom : Palpacuer, Seignour, 2012). (Siblot, 2010), classes populaires que des travaux Mettre l’accent sur les mobilisations est ainsi antérieurs avaient contribué à visibiliser à nouveau revenu, dans la constitution de ce numéro, à se mais plutôt sous l’angle de leur atomisation (Beaud, concentrer dans bien des articles sur les acteurs Pialoux, 1999). Ces travaux renouent parfois avec syndicaux. Pourtant, ceux-ci ne sont pas présents des démarches entamées dans les années 1970 et de façon homogène dans les mondes du travail, et conciliant intérêt pour les mobilisations ouvrières le degré de conflictualité, tout comme les possibili‑ et effets des licenciements sur la sphère privée, en tés de résister à des restructurations, ne le sont pas étroite conjonction alors avec des prêtres ouvriers non plus (Denis, 2009). Y compris dans l’article (Chombart de Lauwe, 1976) ou des militants/tes de Mathieu Hocquelet, le plus proche de l’étude syndicaux/les (Borzeix, Maruani, 1982). La forte de « mobilisations discrètes » dans le monde des empathie des chercheurs à l’égard d’ouvriers et services marchands, l’acteur syndical est central, et d’ouvrières refusant des évolutions économiques la taille de l’entreprise étudiée fait que la faiblesse présentées comme inévitables et défendant, dans relative du nombre de salarié/es mobilisé/es consti‑ bien des cas, une identité et une dignité de classe, tue malgré tout un collectif. Il aurait été intéressant et leur souci de contribuer à sortir les classes popu‑ de pouvoir comparer quels rapports les chercheurs laires de l’ombre des restructurations permanentes entretiennent à leur objet et leur terrain selon qu’ils (Lomba, 2013b) transparaissent souvent dans ces étudient des mobilisations collectives face à des productions scientifiques. restructurations lourdes et de grande ampleur, et des Ces mobilisations donnent à voir, pour les cher‑ mobilisations sporadiques, moins spectaculaires, à cheurs, mais aussi pour les journalistes et pour plus petite échelle, face à des restructurations dans elles-mêmes, une figure d’ouvriers et d’ouvrières le secteur des services. Être accueilli sur le terrain mobilisé/es, ancré/es – sur le territoire et au sein de par un collectif mobilisé « prend » le chercheur très l’entreprise –, souvent confronté/es à des directions rapidement dans un réseau d’interconnaissances et distantes, voire absentes, qui semblent insaisissables l’engage souvent intensément (Naudier, Simonet, et incarnant le capitalisme financier contemporain. 2011) et ce, d’autant plus quand ce collectif offre Cette absence de « patrons » physiquement identi‑ au chercheur le visage d’une classe ouvrière homo‑ fiés lors des négociations se retrouvait au début des gène et politisée qui paraissait disparue. En est-il années 2000 dans les documentaires (Mariette, de même lorsque le chercheur est confronté à un 2005) et dans les travaux scientifiques M( onjaret, collectif plus hétérogène et peu organisé ? Arriver 2005). Elle demeure encore, dans les articles présen‑ alors que le lieu de travail a été fermé en tout ou tés dans ce numéro, tout à fait massive. Ceci peut partie et mener des entretiens avec les salariés restés s’expliquer par l’effet conjugué d’intérêts scien‑ sur place expose à une représentation nostalgique tifiques portant plutôt sur les classes populaires et non seulement du collectif mobilisé, mais du travail les syndicats, et d’effets structurels ayant éloigné lui-même. Revenir des années après, quand beau‑ les centres de décision des centres de production, coup de salariés se sont réinsérés ailleurs ou sont au sein desquels ou autour desquels se déroulent les désormais retraités, peut également produire une enquêtes. L’entrée sur le terrain par les syndicats de « amnésie collective » sur un événement représen‑ salariés ne prédispose pas les chercheurs à consacrer tant un passé révolu (Renahy, 2005). Comme nous du temps d’enquête aux cadres chargés d’organi‑ le verrons dans le prochain numéro de la revue, ser la restructuration, localement ou à distance. cette dimension donne un intérêt encore supplémen‑ Lorsque néanmoins ceux-ci s’y intéressent, la négo‑ taire, pour étudier l’« après » des restructurations, à ciation des entretiens peut être ardue, à la fois en des études portant sur des fermetures partielles, des raison de la méfiance vis-à-vis de chercheurs asso‑ reclassements avec reprise partielle de l’activité ou ciés aux syndicats, et en raison, une fois de plus, des plans sociaux « idéaux ». de la mobilité professionnelle de ces cadres, qui Mais n’anticipons pas trop. Les contributions les éloigne rapidement des sites fermés. Les rares rassemblées dans cette nouvelle livraison de travaux portant sur l’expérience des restructura‑ Travail et emploi nous semblent d’ores et déjà la tions du point de vue des cadres bénéficient d’une preuve que pour analyser les ressorts des mobilisa‑ entrée sur le terrain par la direction, à l’occasion tions dans les mondes du travail, il est fructueux, d’études portant sur d’autres objets, comme l’éga‑ voire indispensable, d’entrecroiser sociologie du lité femmes-hommes et/ou les parcours de carrière travail et sociologie politique, ou histoire sociale et en contexte de réorganisations (Guillaume, 2011 ; histoire politique. Cela permet d’articuler l’étude

• 16 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 16 18/06/2014 09:51:56 Introduction

des conditions de travail et d’emploi (histoire de certains syndicalistes dans la défense juridique, économique du site et du secteur, vagues de mais c’est surtout en raison d’une déterritorialisa‑ restructurations, profil et ancrage local de la main- tion du capital financier, susceptible de l’affranchir d’œuvre), à des dimensions plus politiques (relations des obligations légales nationales. La crise écono‑ entre syndicats, liens avec les partis politiques et mique majeure que nous connaissons, avec de très les médias, formes de politisation des salariés). faibles perspectives de reclassement des chômeurs L’approche historique contribue, en revenant sur âgés et peu qualifiés en France, rend d’ailleurs des conflits sociaux de la période 1950-1970, et sans doute plus audible par les médias et l’opi‑ même de la période creuse des années 1980, à mieux nion publique l’indignation morale des ouvriers et éclairer la spécificité et l’éventuelle nouveauté des ouvrières licencié/es, contrairement aux périodes luttes menées dans la récession actuelle, et, plutôt de croissance économique où les stéréotypes sur les que d’opposer des modèles d’actions collectives, chômeurs et leur faible appétence au travail sont de mettre en lumière les « bricolages » et réin‑ tenaces. La comparaison internationale, avec des ventions des militants en termes de répertoires exemples aussi contrastés que les États-Unis, l’Ita‑ d’action. Si l’arme du droit semble devenir en lie, la Belgique ou la Roumanie, invite également à France le rempart ultime des protections dans les réfléchir sur le rôle des organisations syndicales en années 2000, notamment dans le cas de PME indus‑ contexte, aux conditions sociétales de fabrique du trielles sous-traitantes de groupes internationaux, consentement ou, au contraire, de la rébellion face c’est peut-être en lien avec la professionnalisation aux décisions patronales de suppression d’emplois.

Bibliographie

Amossé T., Bloch-London C., Wolff L. (2008), Les en temps de crise. Trajectoires individuelles, négociations relations sociales en entreprise. Un portrait à partir des collectives et action publique, Rueil-Malmaison, Éditions enquêtes « Relations professionnelles et négociations Liaisons, pp. 127-141. d’entreprise », Paris, La Découverte, coll. « Recherches ». Borzeix A., Maruani M. (1982), Le temps des chemises. Avril C. (2009), « Une mobilisation collective dans l’aide La grève qu’elles gardent au cœur, Paris, Syros. à domicile à la lumière des pratiques et des relations de travail », Politix, n° 86, pp. 97-118. Bourguignon R. (2012), « La transparence dans la négociation des restructurations Une analyse stratégique », Beaud S., Pialoux M. (1999), Retour sur la condition Revue française de gestion, n° 220, pp. 75-86. ouvrière : enquête aux usines Peugeot de Sochaux- Montbéliard, Paris, Fayard. Bricongne J.-C., Fournier J.-M., Lapègue V., Monso O. (2011), « De la crise financière à la crise économique. Beaujolin-Bellet R., Cornolti C., Kuhn A., Moulin Y. L’impact des perturbations financières de 2007 et 2008 (2007), « L’anticipation partagée des restructurations à sur la croissance de sept pays industrialisés », Économie l’épreuve des faits », Travail et emploi, n° 109, pp. 11-23. et statistique, nº 438-440, pp. 47-77. Beaujolin-Bellet R., Schmidt G. (2012), Les Caillot J. (2014), « Lejaby : la volonté d’en découdre. restructurations d’entreprise, La Découverte, Paris, Propos recueillis par Marlène Benquet et Fanny Gallot », coll. « Repères ». Travail, genre et sociétés, n° 31, pp. 5-19. Béroud S., Mouriaux R. (2001), « Violence et sabotage Campinos-Dubernet M. (2003), « Des restructurations dans les grèves en France », in Larose C., avec Béroud S., discrètes : reconstruire l’emploi face à la mondialisation », Mouriaux R., Rahbi M., Cellatex. Quand l’acide a coulé, Paris, Syllepse, pp. 141-167. Travail et emploi, n° 95, pp. 41-57. Carlier A., Tenret E. (2007), « Des conflits du travail Béroud S., Denis J.-M., Desage G., Giraud B., Pélisse J. (2008), La lutte continue ? Les conflits du travail dans plus nombreux et plus diversifiés », Premières synthèses, la France contemporaine, Paris, Éditions du Croquant. n° 08-1.

Béroud S. (2013), « Une campagne de syndicalisation au Chombard de Lauwe P.-H. (dir.) (1976), Nous, féminin », Travail, genre et sociétés, n° 30, pp. 111-128. travailleurs licenciés, Paris, 10/18.

Béthoux É., Jobert A. (2012), « L’emploi en débat ? Collovald A., Mathieu L. (2009), « Mobilisations Dynamiques de l’action syndicale dans les entreprises en improbables et apprentissage d’un répertoire syndical », restructuration », Revue de l’Ires, n° 72, pp. 115-144. Politix, n° 86, pp. 119-143.

Bory A., Oeser A. (2013), « La crise “vue d’en bas” : Coutu M. (2007), « Licenciements collectifs et fermetures représentations et vécus des salariés licenciés après une d’entreprise au Québec : le cas de Wal-Mart », Travail et délocalisation industrielle », in Spieser C. (dir.), L’emploi emploi, n° 107, pp. 39-50.

Travail et Emploi n° 137 • 17 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 17 18/06/2014 09:51:56 Cristofalo P. (2012) « Dynamiques et limites de D. (dir.), Délocalisations, normes du travail et politique l’autonomisation de l’expertise auprès des CHSCT », d’emploi, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », Revue de l’Ires, n° 74, pp. 127-151. pp. 123-157.

Deffontaines G. (2009), « La fermeture de l’usine Matra Giraud B. (2009), « Des conflits du travail à la sociologie Automobile à Romorantin. Pour une approche critique des mobilisations : les apports d’un décloisonnement du localisme institutionnel dans les restructurations », empirique et théorique », Politix, n° 86, pp. 13-29. in Appay B., Jefferys S. (dir.), Restructurations, précarisation, valeurs, Toulouse, Octarès, coll. « Le Gorgeu A., Mathieu R. (2005), « Les restructurations travail en débats », pp. 61-74. industrielles : une fatalité du marché ? Le cas de la filière automobile en France », Revue de l’Ires, n° 47, pp. 37-58. Denis J.-M. (2012), « Marlène Benquet, Les damnées de la caisse : enquête sur une grève dans un supermarché », Gorgeu A., Mathieu R. (2012), « Les effets de la Travail et emploi, n° 132, pp. 79-81. récession sur le travail ouvrier dans la filière automobile en France : regards croisés d’ouvriers, de représentants Denis J.-M. (2009), « “Dans le nettoyage, on ne fait pas syndicaux et de médecins du travail », Les mondes du du syndicalisme comme chez Renault.” Implantation travail, n° 12, pp. 19-32. et stratégies syndicales dans le secteur du nettoyage industriel », Politix, n° 85, pp. 105-126. Guillaume C., Pochic S. (2009a), « Un engagement incongru ? Les cadres et le syndicalisme, l’exemple de Didry C., Tessier L. (1996), « La cause de l’emploi : les la CFDT », Revue française de science politique, vol. 59, usages du droit dans la contestation des plans sociaux », n° 3, pp. 535-568. Travail et emploi, n° 69, pp. 23-36. Guillaume C., Pochic S. (2009b), « Les carrières des Didry C. (1998), « Les comités d’entreprise face aux cadres au cœur des restructurations : l’ambivalence licenciements collectifs : trois registres d’argumentation », des effets de genre. L’internationalisation d’un groupe Revue française de sociologie, vol. 39, n° 3, pp. 495-534. français en Angleterre et en Hongrie », Sociologie du Didry C., Jobert A. (dir.) (2011), L’entreprise en travail, vol. 51, n° 2, pp. 275-299. restructuration. Dynamiques institutionnelles et mobilisations collectives, Rennes, Presses universitaires Guillaume C. (2011), « Les enjeux de carrière dans une de Rennes. entreprise en restructuration permanente : la face cachée du management à France Telecom », in Bouffartigue P., Dif-Praladier M., Reix F. (2012), Figures de salariés Gadea C., Pochic S. (dir.), Cadres, classes moyennes, vers CFTC en lutte. Les cas de Continental et de Nortel, Paris, l’éclatement ?, Paris, Armand Colin, coll. « Recherches », Ires/CFTC, coll. « Arguments ». pp. 116-126. Dubois P. (1976), Le sabotage dans l’industrie, Paris, Guyonvarch M., Flocco G. (2012), « La crise ne date Calmann-Lévy. pas d’hier : enquête parmi les cadres, ingénieurs et Dunezat X. (2009), « La production du désengagement techniciens (2001-2006) », Les mondes du travail, n° 12, dans les mobilisations de “sans” », in Nicourd S. (dir.), pp. 49-64. Le travail militant, Rennes, Presses universitaires de Hassoun J.-P. (2005), « “Dernières séances au palais Rennes, pp. 107-116. Brongniart” (1988 et 1998) », Ethnologie française, Dupuy C. (2010), « L’entreprise de presse en conflit. vol. 35, n° 4, pp. 627-642. Libération et Le Monde en restructuration », Travail et Hatzfeld N. (2003), « “Faire tourner l’usine sans emploi, n° 124, pp. 29-42. patron” ? Entre rêve et lutte, quelques jours singuliers à Duval J. (2004), Critique de la raison journalistique. Talbot-Poissy, en 1983 », in Georgi F. (dir), Autogestion. Les transformations de la presse économique en France, La dernière utopie ?, Paris, Publications de la Sorbonne, Paris, Seuil, coll. « Liber ». pp. 425-436.

Favier I. (2009), « Les restructurations à l’usine Perrier, Hatzfeld N., Loubet J.-L. (2004), « Les conflits Talbot, ou quand deux “cultures d’entreprise” s’affrontent sur du printemps syndical au tournant de la rigueur », le lieu de travail (1990-2000) », Le mouvement social, Vingtième siècle, n° 84, pp. 151-160. n° 228, pp. 147-162. Hatzfeld n., Michel A., Rot G. (2004), « Le travail Gay V. (2013), « Des grèves de la dignité aux luttes en représentation dans les films militants », Histoire et contre les licenciements : les travailleurs immigrés de sociétés, n° 9, pp. 118-131. Citroën et Talbot 1982-1984 », Contretemps ; disponible en ligne à l’adresse : http://www.contretemps.eu/ Hatzfeld n., Michel A., Rot G. (2006), « Le travail interventions/gr%C3%A8ves-dignit%C3%A9-luttes- au cinéma. Un réapprentissage de la curiosité sociale », contre-licenciements-travailleurs-immigr%C3%A9s- Esprit, n° 7, pp. 78-99. citro%C3%ABn-talbot-1982-1 ; consulté le 8 avril 2014. Hatzfeld N. (2013), « Figures filmiques d’ouvrières : Gazier B. (2005), « Le rôle des politiques actives de travail, genre et dignité, variations sur une triologie l’emploi dans les restructurations », in Auer P., Méda classique (1962-2011) », Clio, n° 38, pp. 79-96.

• 18 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 18 18/06/2014 09:51:56 Introduction

Hayes I. (2013), « Les limites d’une médiation militante », Maruani M. (1979), Les syndicats à l’épreuve du Actes de la recherche en sciences sociales, n° 196-197, féminisme, Paris, Syros. pp. 84-101. Mathieu L. (2011), La démocratie protestataire. Hayes G. (2012), « : situating repertoires of Mouvements sociaux et politique en France aujourd’hui, in national and global contexts », Modern Paris, Presses de Sciences Po. & Contemporary France, vol. 20, n° 2, pp. 185-201. Meixner M. (2010), « Représentation des salariés et Israel L. (2009), L’arme du droit, Paris, Presses de co-construction de l’entreprise. Une analyse comparée Sciences Po. des dynamiques de restructuration dans le secteur bancaire

Jobert A., Meixner M. (2013), « La reconversion (France, Allemagne, Royaume-Uni) », L’Homme et la industrielle de Bosch Vénissieux : action collective société, n° 175, pp. 197-224. et dynamique du dialogue social », in Spieser C. (dir.), Melot R. (2009), « Des arrangements entre soi ? Pratiques L’emploi en temps de crise, Trajectoires individuelles, et portée de la transaction en matière de licenciement », négociations collectives et action publique, Rueil- in Gomel B., Méda D., Serverin É. (dir.), L’emploi en Malmaison, Éditions Liaisons, pp. 143-160. ruptures, Paris, Dalloz, Nanterre, Presses universitaires Julliard É. (2013), « Les syndicats américains face aux de Paris-Ouest, pp. 199-210. stratégies managériales d’entrave au syndicalisme », Meuret-Campfort È. (2010), « Luttes de classes, conflits Agone, n° 50, pp. 89-114. de genre : les ouvrières de Chantelle à Nantes », Savoir/ Kuhn A., Moulin Y. (2012), « Stratégies de contestation Agir, n° 12, pp. 43-50.

et plans sociaux », Revue française de gestion, n° 220, Monjaret A. (2005), « Quand les lieux de travail pp. 87-99. ferment… », Ethnologie française, vol. 35, n° 4, Larose C., avec Béroud S., Mouriaux R. (2001), pp. 581-592. Cellatex. Quand l’acide a coulé, Paris, Syllepse. Montagne S., Sauviat C. (2001), « L’influence des Le Quentrec Y., Benson S. (2005), Un Job pour la vie, marchés financiers sur les politiques sociales des les salariés de Job en lutte (1995-2001), Paris, Syllepse. entreprises », Travail et emploi, n° 87, pp. 111-126.

Linhart D., avec Rist B., Durand E. (2002), Perte Montlibert de C. (1989), Crise économique et d’emploi, perte de soi, Paris, Érès. conflits sociaux dans la Lorraine sidérurgique, Paris, L’Harmattan. Lojkine J. (1999), « L’intervention syndicale dans la gestion : le choc de deux cultures », Revue française de Naudier D., Simonet M. (dir.) (2011), Des sociologues sociologie, vol. 40, n° 2, pp. 295-324. sans qualité ? Pratiques de recherche et engagement, Paris, La Découverte. Lomba C. (2001), L’incertitude stratégique au quotidien : trajectoire d’entreprise et pratiques de travail. Le cas de Oeser A., Tourraille F. (2012), « Politics, work and l’entreprise sidérurgique Cockerill Sambre, 1970-1998, family : gendered forms of mobilisation of working-class Thèse pour le doctorat de sociologie, EHESS. women in southern France », Modern & contemporary France, vol. 20, n° 2, pp. 203-219. Lomba C. (2013a), « Restructurations industrielles : appropriations et expropriations des savoirs ouvriers », Palpacuer F., Seignour A. (2012), « Quand rhétorique Actes de la recherche en sciences sociales, n° 196-197, managériale rime avec violence sociale. Le cas d’une pp. 34-53. restructuration dans les télécommunications », Revue Lomba C. (2013b), « Un homme est mort. Une classe joue française de gestion, n° 220, pp. 149-163. sa survie », Contretemps ; disponible en ligne à l’adresse : Pélisse J. (2009), « Judiciarisation ou juridicisation ? », http://www.contretemps.eu/interventions/homme-est- Politix, n° 86, pp. 73-96. mort-classe-joue-sa-survie ; consulté le 8 avril 2014. Penissat É. (2005), « Les occupations de locaux dans Mallet S. (1963), La nouvelle classe ouvrière, Paris, les années 1960-1970 : processus sociohistoriques de Seuil. “réinvention” d’un mode d’action », Genèses, vol. 59, Mallet L. (1989), « La détermination du sureffectif n° 2, pp. 386-393.

dans l’entreprise : démarche gestionnaire et construction Penissat É. (coord.) (2013), « Dossier : Réprimer & sociale », Travail et emploi, n° 40, pp. 22-32. domestiquer : stratégies patronales », Agone, n° 50. Mallet l., Reynès B., Teyssier F., Vicens C. (1997), Pochic S. (2001), « Chômage des cadres : quelles déstabi‑ « À quoi servent les plans sociaux ? », Travail et emploi, lisations ? », in Bouffartigue P. (dir.), Cadres. La grande n° 72, pp. 79-99. rupture, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », Malsan S. (2001), Les filles d’Alcatel. Histoire d’une pp. 189-206. reconversion industrielle, Toulouse, Octarès. Pochic S. (2011), « S’adapter aux nouvelles règles du jeu Mariette A. (2005), « Silence, on ferme », Ethnologie du capitalisme : des générations de cadres en Hongrie », française, vol. 35, n° 4, pp. 653-666. in Bouffartigue P., Gadea C., Pochic S. (dir.), Cadres,

Travail et Emploi n° 137 • 19 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 19 18/06/2014 09:51:57 classes moyennes, vers l’éclatement ?, Paris, Armand Serverin É., Valentin J. (2009), « Licenciement et Colin, coll. « Recherches », pp. 127-138. recours aux prud’hommes, questions de mesure », in Gomel B., Méda D., Serverin É. (2009), L’emploi en Pochic S., Guillaume C. (2010), « Les syndicalistes hongrois pris dans le tourbillon du marché : entre ruptures, Paris, Dalloz, Nanterre, Presses universitaires continuité des pratiques et apprentissages », in Aballéa F., de Paris-Ouest, pp. 121-138. Mias A. (dir.), Mondialisation et recomposition Siblot Y. (2010), Faire valoir ses droits et se faire des relations professionnelles, Toulouse, Octarès, entendre, Mémoire original pour l’habilitation à diriger pp. 271-284. des recherches, Université Paris-Descartes.

Pochic S., Guillaume C. (2013), « Syndicalisme et Surubaru A. (2014), La fragilité des liens marchands. représentation des intérêts des femmes au travail », in Sociologie de la sous-traitance internationale, Paris, Maruani M. (dir.), Travail et genre dans le monde. L’état Petra. des savoirs, Paris, La Découverte, pp. 480-492. Tanguy L. (2011), La sociologie du travail en France. Quijoux M. (2012), « Du “zèle” à l’autogestion : retour Enquête sur le travail des sociologues, 1950-1990, Paris, sur les usines récupérées d’Argentine », Sociologie du La Découverte. travail, vol. 54, n° 2, pp. 178-196. Ubbiali G. (2006), « Mémoire des luttes. Notes de Rébérioux A. (2005), « Les fondements microécono‑ lecture », Politix, n° 74, pp. 189-217. miques de la valeur actionnariale : une revue critique de la littérature », Revue économique, vol. 56, n° 1, Vanommeslaghe L. (2001), « Deux formes nationales pp. 51-76. d’opposition ouvrière à la délocalisation de Levi’s », Revue française de science politique, vol. 51, n° 5, Renahy N. (2005), « Une occupation d’usine, chant du cygne d’un syndicalisme villageois », Ethnologie pp. 739-762. française, vol. 35, n° 4, pp. 691-702. Vigna X. (2004), « Les ouvriers de Denain et de Longwy Roupnel-Fuentes M. (2011), Les chômeurs de Moulinex, face aux licenciements (1978-1979) », Vingtième Siècle. Paris, Presses universitaires de France. Revue d’histoire, vol. 84, n° 4, pp. 129-137.

Schwartz O. (1990), Le monde privé des ouvriers. Wajcman J. (1983), Women in control. Dilemmas of a Hommes et femmes du Nord, Paris, Presses universitaires workers co-opérative, Milton Keynes, Open University de France. Press.

Sellier P. (2012), « Travailler dans une industrie en Willemez L. (2003), « Quand les syndicats se saisissent crise(s) : le cas des ouvriers des chantiers navals de du droit », Sociétés contemporaines, vol. 52, n° 4, Saint-Nazaire », Les mondes du travail, n° 12, pp. 33-48. pp. 17-38.

• 20 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 20 18/06/2014 09:51:57 Quelles contre-propositions ouvrières lors des restructurations industrielles en Wallonie de 1959 à 1984 ? Stratégies de reconversion et paradigmes économiques Nicolas Verschueren (*)

Parcourant vingt-cinq ans de l’histoire industrielle de Wallonie, cet article offre une analyse des contre-propositions industrielles portées par les collectifs ouvriers lors des restructurations qui affectent leur secteur d’activité entre 1959 et 1984. Après, ou à côté de, l’opposition à la fermeture de leur lieu de travail, ils se sont inspirés de l’émergence ou de l’absence de nouveaux paradigmes économiques pour proposer leurs solutions originales de reclassement. Les notions de répartition économique régionale, de post-industrialisation, de tertiarisation, d’entrepreneuriat et d’économie de marché se trouvent réappropriées par les collectifs ouvriers pour formuler d’autres scénarii de reconversion, plus ou moins réalistes.

À l’automne 2011, la société Arcelor-Mittal À bien des égards, les luttes ouvrières menées lors annonçait l’arrêt de la phase à chaud de l’usine des restructurations d’entreprises ont été montrées sidérurgique de Liège. Un peu plus d’un an après dans les médias comme des combats d’arrière-garde ce premier choc, une nouvelle restructuration était et des tentatives désespérées pour sauver un emploi programmée condamnant à plus ou moins court condamné. Cette fatalité s’est insinuée progres‑ terme le site sidérurgique liégeois, symbole de l’in‑ sivement dans les colonnes des quotidiens et les dustrialisation de la Wallonie. Avec un recul d’un scripts des journaux télévisés, annonçant la ferme‑ demi-siècle, l’histoire économique et sociale de cette ture, tel un événement inévitable et imprévisible au partie de la Belgique semble se résumer à la notion même titre que les catastrophes naturelles (Clark, de restructuration qui apparaît pour la première 2011). Pourtant, à l’image des bris de machine ou fois à la fin des années 1950. Ce trait volontaire‑ des émeutes alimentaires du début de la révolution ment grossi d’une histoire morose et sinistre de la industrielle (Hobsbawm, 1952 ; Thompson, 1971 ; Wallonie met en évidence la récurrence des restructu‑ Jarrige, 2009), les conflits sociaux apparus lors des rations d’entreprise depuis l’immédiat après-guerre restructurations d’entreprises témoignent d’une prise jusqu’à aujourd’hui, longue période durant laquelle de parole ouvrière recevant un écho dans l’espace l’incertitude dans les décisions d’investissement public régional. Les formes de l’action collective dans l’industrie sidérurgique est devenue chronique – slogans, chants, arguments développés – et autres (Lomba, 2001, 2013). Les fermetures des mines manifestations de la contestation formulées par de charbon, des ateliers de confection, des manu‑ les ouvriers dépassent la simple expression d’une factures d’appareils électroniques ou des usines colère pour révéler une compréhension certaine de sidérurgiques ont pu être présentées comme un leur situation économique et sociale. processus inéluctable lié à un impératif économique. La réduction de la consommation de charbon et l’in‑ La restructuration qui secoue la branche d’acti‑ ternationalisation de certaines activités industrielles vité dans laquelle ils exercent leur profession pose devenaient par ailleurs une occasion pour s’affran‑ inévitablement la question de leur devenir dans le chir d’un emploi dangereux, éreintant et oppressant. système productif et des possibilités de réemploi L’essor de l’informatique, du secteur tertiaire et des qui s’offrent à eux. Or, reconversion industrielle moyens de communication ont contribué à sancti‑ d’un bassin d’emplois et reclassement professionnel fier cette évolution vers une société postindustrielle, individuel ne coïncident que trop rarement (Beatty, une ère nouvelle dans les étapes de la croissance Forthergill, 1996 ; Deshayes, 2010). Conscients économique dans les années 1960 (Rostow, 1962). de la situation économique de leur secteur, ces ouvriers et ouvrières sont amenés à entreprendre un processus de reconversion qui les éloigne d’un reclassement au sein d’un secteur en crise : ces (*) Center for Transatlantic Relations, SAIS, Johns Hopkins initiatives tentent de concilier reconversion indus‑ University ; [email protected] trielle des territoires et reconversion professionnelle

Travail et Emploi n° 137 • 21 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 21 18/06/2014 09:51:57 des individus (Hudson, 1994). Or, les deux proces‑ montrer l’intérêt de se pencher sur ces « contre- sus suivent souvent des lignes parallèles qui voient propositions ouvrières ». Ces quatre cas d’étude ont l’implantation d’un centre commercial avec des été sélectionnés pour donner à voir des secteurs, offres d’emplois de caissières ou de caristes s’ac‑ époques et contextes industriels différents. Les corder difficilement avec l’engagement d’anciens dimensions sectorielle et régionale de la restructu‑ tréfileurs ou de souffleurs de verre. Face à ces diffi‑ ration sont ici essentielles pour appréhender le rôle cultés, les collectifs ouvriers et leur porte-parole que les paradigmes économiques de la période ont sont rarement restés dans une simple opposition pu jouer dans ces tentatives de reconversion impul‑ à la fermeture et les exemples de propositions sées par les ouvriers. ouvrières originales de reclassement abondent dans l’histoire de l’après-deuxième-guerre-mondiale en Wallonie. Qu’il s’agisse de paysans des Pouilles Déclin charbonnier, migration devenus mineurs, d’ouvriers de l’acier issus d’une et équilibre économique régional longue lignée de sidérurgistes ou d’ouvrières de l’industrie textile sujette à délocalisations, leur Les mineurs italiens du Borinage perception des enjeux lors de la restructuration va et la crise charbonnière de 1959 au-delà de la sauvegarde de l’emploi pour envisager d’autres solutions de reclassement professionnel. Le premier cas observé s’attache à montrer Mais la mémoire collective garde peu de traces de la manière dont les mineurs italiens du Borinage ces propositions parfois restées à l’état de projets ont repris à leur compte la problématique de la inaboutis ou utopiques. « reconversion régionale » pour trouver du travail en dehors de la mine et s’assurer un reclassement Les expériences des restructurations telles que dans leur bassin d’installation. En 1959, la crise les vivent les ouvriers demeurent un territoire diffi‑ charbonnière est un véritable test pour l’équilibre cilement accessible pour l’historien, un champ politique de l’État belge et, dans une certaine d’investigation réservé aux sociologues et ethno‑ mesure, des institutions européennes (Milward, logues (Jahoda et al., 1982 ; Lafaye, 2005 ; Le 1992 ; Verschueren, 2013a). La main-d’œuvre Quentrec, Benson, 2005 ; Corteel, 2009 ; Roupnel- italienne, perçue comme une force de travail Fuentes, 2011). Mais depuis une petite dizaine temporaire qu’on aurait pu rapidement rapatrier ou d’années, la recherche historique a emboîté le pas à relocaliser, prend fait et cause pour cette dimension ces derniers en s’inspirant des actions de sauvegarde régionale de la lutte sociale. de la mémoire ouvrière lors des restructurations En 1958, l’industrie du charbon est confrontée d’entreprises dans les années 2000 (Clark, 2011 ; à la plus importante crise sectorielle de l’après- Favier, 2009). Cela ne va pas soi, la difficulté de l’interprétation historique s’intensifiant avec l’éloi‑ guerre. Les besoins en matières premières pour la gnement temporel. Pister les parcours professionnels reconstruction et la guerre de Corée, et le mythe et les expériences de la restructuration des ouvriers du déficit charbonnier en Europe entretenu par les de la mine, dans les années 1950, ou des piqueuses États-Unis dissimulent la crise de surproduction d’un atelier de confection, dans la Lorraine belge qui menace le vieux continent (Perron, 1996). des années 1980, s’avère un exercice difficile au En Belgique, l’avenir du bassin charbonnier du vu des rares documents dont l’historien dispose, Borinage est particulièrement sombre en raison de à l’inverse des sociologues qui peuvent s’appuyer son caractère mono-industriel, de ses spécificités sur les documents de cellules de reclassement ou géologiques et d’une atmosphère de dépression qui semble ne pas avoir quitté la région depuis les les associations d’anciens par exemple (Mazade, 2010). Néanmoins, des traces, matériaux de l’his‑ années 1930. La crainte d’une explosion sociale est partagée tant par le gouvernement belge – la torien, existent. Les chants ouvriers, les actions tradition de combativité des mineurs du Borinage collectives ou les options discursives produites est bien connue – que par la jeune Haute Autorité par les collectifs ouvriers, avec l’appui d’une de la Communauté européenne du charbon et de expertise économique syndicale dans certains cas l’acier qui doit faire face à la première crise sociale (Lomba, 2013), démontrent que les ouvriers ont une majeure de son existence (Verschueren, 2013a). compréhension aiguë de leur situation économique Ce contexte explique l’extrême attention accordée et sociale. Dans ce contexte, les propositions de à quelques milliers de mineurs à une époque où le reclassement ou de reconversion qu’ils soumettent chômage n’affecte guère les régions industrielles à leurs anciens employeurs, aux pouvoirs publics ou de la Communauté européenne (Milward, 1992). aux organisations syndicales illustrent plus qu’au‑ La contestation ouvrière lors de l’annonce du plan cune autre les formes d’appropriation ouvrière des de fermeture des puits du Borinage ne menace processus de restructuration. pourtant pas la stabilité sociale de l’ensemble des Dans cet article, à partir de quatre restructurations bassins industriels belges. A contrario, le faible situées dans des séquences historiques différentes soutien apporté par le reste du mouvement ouvrier (1959, 1976, 1977-1980, 1984), nous voudrions sera un indice pour les responsables politiques

• 22 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 22 18/06/2014 09:51:57 Contre-propositions ouvrières en Wallonie

belges et européens que le processus de restructu‑ Communauté européenne du charbon et de l’acier ration dans l’industrie charbonnière peut désormais (Ceca) (3). La région du Borinage devient le labo‑ être accéléré. ratoire des sociologues belges qui multiplient les études sur la situation et l’avenir de cet emblé‑ Bien qu’ils ne prennent pas la forme insurrection‑ matique bassin minier. Entre 1950 et 1962, trois nelle tant redoutée, l’annonce du déclin programmé études sociologiques sont menées pour dresser le de l’industrie charbonnière provoque des remous bilan et l’avenir du bassin minier (4). Sur la base non négligeables à l’intérieur du Borinage. Entre de ces réflexions, la Haute Autorité espère muer er le 15 février et le 1 mars 1959, les grèves, mani‑ cette restructuration en première expérience de festations, barricades et blocages de la circulation reconversion d’une vaste région industrielle. rythment le quotidien des localités minières du L’institution supranationale se présente comme Borinage (Gubbels, 1962). Les demandes de le fer de lance de la propagation des notions de reconversion et de reclassement y remplacent très reclassement, de reconversion et de réadaptation. rapidement le slogan « Non aux fermetures » omni‑ présent au début de la lutte sociale. Cette prompte Le droit au reclassement sur place, résignation quant à la disparition de l’industrie char‑ même pour les ouvriers immigrés bonnière s’explique par l’absence de nationalisation La question du « reclassement professionnel » sur des mines malgré le lancement d’une bataille du place pour les mineurs privés d’emploi émane prin‑ charbon (1), la préservation des industries belges des cipalement des ouvriers, majoritairement italiens. dommages de guerre et l’importance quantitative de Les syndicats CSC et FGTB (Confédération des la main-d’œuvre italienne censée être temporaire. syndicats chrétiens ; Fédération générale du travail De fait, l’analyse statistique de la rotation de la de Belgique) relaient cette revendication au détri‑ main-d’œuvre dans l’industrie charbonnière montre ment d’une politique de maintien de l’activité que les ouvriers belges ont, dès les années 1930, charbonnière et participent même à sa mise en tenté de trouver des échappatoires au travail minier œuvre. Comme le déclare Vital Décot, principal dans le Borinage (Bruwier, 1996). leader syndicaliste des mineurs de la région du Dans ce contexte, la problématique de la Borinage : « Nous luttons pour le reclassement. Ce « reconversion régionale » portée par les élus n’est pas pour les fosses que nous nous battons. locaux et discutée par des experts universitaires Elles n’ont jamais fait que des cadavres avec (5) vise principalement à assurer l’avenir écono‑ nous . » Avec la crise charbonnière est créé, en mique de la région. La fermeture des mines du 1962, le Directoire charbonnier qui a notamment Borinage se situe à la croisée des interrogations pour fonction de gérer les plans de fermeture et de sur la politique économique des bassins indus‑ fournir des programmes de reclassement pour les triels au lendemain de la découverte de la réalité mineurs licenciés (Evalenko, 1968, pp. 284-291). régionale et de l’échec des migrations provo‑ Cette institution, constituée de cinq personnes expertes dans le fonctionnement de l’économie du quées (Leboutte, 2008). L’échec du déplacement charbon ou dans les problèmes du travail qui lui des mineurs du Centre-Midi en France vers la sont liés, informe les organisations syndicales et Lorraine en 1954 (Reid, 1999) est tellement retentissant qu’un projet similaire n’est jamais publiquement évoqué pour le Borinage (Minon, (3) Sur l’influence des géographes français pour la prise en Demet, 1956) (2). Le dépérissement de certaines considération de la problématique régionale, voir l’inter‑ view de Michel Bonnemaison, fonctionnaire à la Ceca en régions au profit d’autres fait désormais l’objet charge de la reconversion industrielle, par Yves Conrard et de réflexions conséquentes dont le géographe Ghjiseppu Lavezzi. Entretien avec Michel Bonnemaison par Jean-François Gravier est le représentant le plus Yves Conrad et Ghjiseppu Lavezzi à Bruxelles le 12 février 2004 : http://www.eui.eu/HAEU/OralHistory/bin/CreaInt.asp?rc= connu et dont les travaux sont suivis de près à la INT704 ; consulté le 18 mars 2014. (4) Ces enquêtes sociologiques sont conçues avec une fina‑ lité pragmatique, à savoir analyser la situation économique et (1) À l’image de la France en 1945, le gouvernement belge sociale du Borinage, tirer les conséquences du déclin charbon‑ se lance dans une bataille de la production, une bataille qui nier et envisager des possibilités de reconversion régionale. est appelée à se gagner dans le secteur charbonnier. L’échec La première étude d’après-guerre est publiée dans la Revue de des projets de nationalisation lance un très mauvais signal aux l’Institut de sociologie en 1950. Une nouvelle enquête socio- mineurs belges déjà réticents à redescendre au fond en raison économique est menée quelques années plus tard par l’équipe des conditions de travail dans des mines considérées parmi les du Centre d’économie régionale de l’Institut de sociologie plus dangereuses et vétustes d’Europe. de l’Université libre de Bruxelles (ULB) et publiée en 1957. (2) En 1954, les Charbonnages de France avaient essayé de Enfin, la dernière étude est réalisée par l’Institut de sociologie déplacer 5 000 ouvriers du Centre vers les mines de Lorraine. de l’ULB avec l’appui de l’Institut de recherches économiques Il s’agissait alors du plus grand projet de relocalisation de du Hainaut et de la Société coopérative d’étude et d’assistance main-d’œuvre en France dans les années 1950. L’échec sera pour la reconversion économique des régions touchées par retentissant : seuls 387 ouvriers acceptèrent de tenter l’expé‑ les fermetures de charbonnage : Les régions du Borinage et rience. En outre, la campagne de dénonciation de ce projet par du Centre à l’heure de la reconversion, Bruxelles, Institut de les communistes autour des thèmes de la déportation ou du sociologie Solvay, 1962. service de travail obligatoire fut très efficace. (5) L’Est républicain, 19 février 1959, p. 12.

Travail et Emploi n° 137 • 23 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 23 18/06/2014 09:51:57 les ouvriers des possibilités de reclassement dans majoritairement (8). Reprenant la thématique de la les autres charbonnages du pays et des différentes répartition géographique des richesses, la lutte pour allocations (belges et européennes) auxquelles ils le devenir de la région converge avec celui de leur ont droit pour leur réemploi, leur déménagement, sort d’immigrés venus travailler temporairement etc. Si les organisations syndicales ne sont pas à dans les mines de charbon. l’origine du processus de reclassement des anciens La combinaison de la lutte pour l’emploi, de la mineurs, elles sont rapidement associées à la poli‑ défense des intérêts régionaux et des revendications tique de réinsertion des travailleurs avant d’en des ouvriers immigrés est à l’époque inédite. Si devenir, dans certains cas, l’acteur principal comme l’échec des migrations provoquées est attesté (Reid, nous le verrons pour les sidérurgistes d’Athus. 1999), la mobilisation des immigrés pour le devenir Dans cette reconfiguration économique régio‑ régional est inattendue. Cette mobilisation pour des nale, la place des immigrés italiens n’est que peu aides publiques en faveur d’un plan de redéveloppe‑ évoquée. Après la signature de l’accord belgo- ment régional devient par la suite un trait récurrent des italien du 20 juin 1946, près de 80 000 Italiens sont luttes sociales des mineurs de Belgique : les accords venus travailler dans les mines belges pour une de Zwartberg en 1966 dans le Limbourg prévoient durée de cinq ans (Morelli, 1988). La présence ainsi que chaque licencié dans l’industrie minière d’une main-d’œuvre immigrée devait faciliter le puisse être reclassé dans un autre site de production travail du gouvernement belge qui tablait sur un ou que la production du puits menacé soit maintenue retour au pays de l’ordre de 15 % et sur une mobi‑ aussi longtemps que des emplois de remplacement lité importante de ces ouvriers entre les bassins n’ont pas été créés. Bien qu’il s’agisse avant tout charbonniers belges (6). Malgré les retours en Italie d’une déclaration d’intention, ce principe devient un et les quelques départs vers les autres régions référent des luttes sociales ultérieures ; la proposition industrielles, les mineurs italiens s’installent dans d’un plan de reconversion et/ou de reclassement de la région du Borinage (André, 1972). Loin d’être la main-d’œuvre peut alors constituer le socle de la des acteurs passifs de cette évolution industrielle, revendication comme ce fut le cas lors de la fermeture ils sont le moteur de la révolte des mineurs dans le de l’entreprise de construction métallique Anglo- Borinage au cours du mois de février 1959, même Germain en 1967 dans le bassin du Centre (9). si leur participation est perçue bien différemment dans la presse. Selon les journaux conservateurs, les révoltes sont essentiellement le fait d’agita‑ Désindustrialisation, économie teurs italiens, militants communistes et socialistes de services et reclassement cherchant à déstabiliser le gouvernement démo‑ crate-chrétien (7) : ainsi, les commerçants du dans le tertiaire Borinage ne soutiennent la lutte des mineurs que par Des ouvrières en lutte contre la fermeture peur des représailles à l’encontre de leur boutique ; de l’usine Siemens en 1976 et les voyageurs protestent contre le blocage de la circulation des trams par des Italiens. Pour la Le deuxième cas d’étude s’intéresse à la fermeture presse socialiste en revanche, il s’agit avant tout en 1976 d’un atelier de réparation de relais télépho‑ d’une révolte régionale de l’ensemble du bassin, niques Siemens, également situé dans le Borinage, caractéristique des communautés minières. De symbolisant le déclin du travail manufacturier en cette façon, l’italianité des très nombreux mineurs Wallonie. Dans cet atelier travaillent majoritaire‑ est passée sous silence et la question du reclasse‑ ment des ouvrières âgées en moyenne de 21 à 25 ans ment de ces travailleurs « temporaires » évacuée. au moment de leur embauche (10). L’examen de leur Pourtant, ces Italiens craignent, à juste titre, que les mesures de reclassement pour les licenciés économiques bénéficient en priorité aux ouvriers (8) Lorsque les Italiens sont partis pour la Belgique, ils belges comme c’est le cas pour les emplois dans n’étaient bien souvent pas au fait du travail qui leur serait demandé. L’arrivée aux puits et la première descente étaient la fonction publique. Dès lors, afin de garantir leur très impressionnantes et les tentatives de retour au pays se avenir professionnel dans la région, ils font entendre multiplièrent. Les conditions de travail étaient déplorables mais leur voix jusqu’à la Haute Autorité et font de la le contrat d’engagement de cinq années les empêchait de cher‑ cher un autre métier. La fermeture des puits leur offrit ainsi en reconversion industrielle du Borinage le moyen quelque sorte une première grande opportunité de reclassement. de leur intégration dans la société belge et de leur (9) La fermeture de l’usine de matériel roulant Anglo- sortie de l’activité charbonnière, qu’ils réprouvent Germain est la première vaste restructuration d’une industrie dans la région de La Louvière, à l’exception du secteur char‑ bonnier. L’accord de licenciement prévoit notamment le reclassement du personnel au sein d’autres entreprises spécia‑ lisées dans la construction de matériel roulant ainsi que, fait (6) Archives historiques de la Ceca, CEAB 7, n° 306, notable, l’assurance de commandes importantes auprès des Fermeture de sièges au Borinage, Avis relatif à la lettre du usines de construction métallique. ministre des Affaires économiques et des Classes moyennes, (10) Institut d’histoire ouvrière économique et sociale, 27 novembre 1954. Centrale des métallurgistes de Belgique, section de Mons- (7) Le Journal de Mons et du Borinage, 19 février 1959. Borinage, farde 1, Liste du personnel, 1971.

• 24 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 24 18/06/2014 09:51:57 Contre-propositions ouvrières en Wallonie

lutte nous intéresse à trois titres. Tout d’abord, elles régionale et les contrats d’achats garantis par les ont fait de la problématique de la reconversion et de administrations publiques. la responsabilité des investisseurs le centre de leur Après l’échec des négociations entreprises par les conflit. Ensuite, il s’agit alors de l’une des premières syndicats pour éviter la restructuration, les ouvrières occupations d’usines par des ouvrières recevant une décident d’occuper l’usine à l’automne 1976 parti‑ vaste publicité, qui plus est, face à une multina‑ cipant ainsi au raz-de-marée de conflits sociaux tionale de la taille de Siemens. Leur action servira qui touche la Wallonie dans la seconde moitié des de modèle à plusieurs conflits sociaux mettant aux années 1970 (Degée, 1980). Dans un premier temps, prises des ouvrières face à un employeur invisible leur lutte est à la fois une source d’émancipation par ou despotique. Enfin, elles répondent au déclin de rapport à leur milieu familial et une découverte du l’industrie manufacturière dans leur région par des monde militant et associatif. Avec l’occupation de propositions de reclassement vers des emplois de l’usine et l’intense conflit social contre l’imposante bureau. multinationale allemande, ces ouvrières participent Les années 1960 sont marquées du sceau de la de l’héritage de lutte des « gueules noires » tout en poursuite de la production industrielle et manu‑ se positionnant en tant qu’acteur social et politique facturière et surfent en cela sur la vague fordiste dont le rôle ne se limite pas au périmètre du foyer. de l’après-guerre. Dans ce contexte, le Borinage Le lien avec la célèbre combativité des mineurs du a entamé sa reconversion avec pour ambition la Borinage trouve son origine dans certaines situations reconstitution d’un tissu industriel moderne qui familiales où le grand-père, le père, le mari ou le compense les pertes subies par la fermeture des frère ont connu l’univers particulier du travail char‑ mines de charbon. Parmi les nouvelles implan‑ bonnier. Cette référence au tempérament frondeur tations figure une usine de réparation de postes des mineurs du Borinage est également un moyen téléphoniques Siemens qui ouvre ses portes en 1970. de valoriser la lutte, d’autant que les ouvrières qui En échange d’aides publiques et de la garantie que occupent l’usine et ainsi découchent du domicile l’administration belge lui achèterait du matériel, familial, font l’objet de bien des médisances. la multinationale allemande s’engage à mettre sur Cette occupation donne lieu à la création de chants, pied pendant plusieurs années une activité produc‑ de pièces de théâtre et de spectacles qui seront diffusés tive à forte innovation technologique (11). Or l’usine dans les autres usines en occupation, dans certaines du Borinage, dont l’activité principale se limite à organisations ouvrières et dans les groupes hété‑ la réparation de relais téléphoniques désuets, n’eut rogènes de la Nouvelle Gauche (13) (Verschueren, jamais cette vocation (12). Outre l’attrait des aides 2011). Le conflit entre les ouvrières et la direction à la reconversion, l’ancienne région charbonnière de Siemens permet surtout de créer un collectif offre une main-d’œuvre féminine abondante et des ouvrières licenciées. À l’image de nombreuses de nombreuses possibilités d’apports financiers autres luttes d’ouvrières dans cette seconde moitié en provenance des pouvoirs publics locaux tels des années 1970, il ouvre la voie à un rapproche‑ que l’achat de matériel et la prise en charge de la ment entre les luttes pour l’émancipation féminine et formation du personnel. Lorsqu’elle n’a plus droit celles pour l’emploi avec, par voie de conséquence, aux aides publiques cinq ans plus tard, l’entreprise un recouvrement des problématiques de la domina‑ allemande décide de fermer son usine du Borinage tion masculine dans les foyers et à l’usine (Maruani, prétextant la non-obtention d’un contrat public 1979). Néanmoins, le rôle très important de certaines au profit de la société Bell. L’entreprise compte déléguées ouvrières et/ou syndicales (Liliane Ray jusqu’à 329 travailleurs en 1972 pour retomber à chez Siemens, Paulette Henquinet chez Levi’s) coupe 209 au moment de sa fermeture quatre ans plus en quelque sorte l’herbe sous le pied des mouvements tard (Capron, 1977). Alors qu’elle a présenté son féministes tels que les Marie Mineur (14). Les débats usine comme fondamentalement « sociale », la sur la condition et l’émancipation des femmes, bien multinationale allemande devient alors le symbole qu’évoqués lors de ces occupations d’usine, restent de l’opportunisme entrepreneurial utilisant à court secondaires par rapport aux luttes menées pour la terme et à son seul profit les aides à la reconversion sauvegarde de l’emploi.

(11) Pour l’ensemble du pays, la Confédération des syndi‑ cats chrétiens a chiffré le montant des aides publiques directes et indirectes à Siemens (achat de matériel, déduction fiscale, (13) La Nouvelle Gauche est un ensemble hétérogène d’orga‑ construction d’ateliers, formation professionnelle des ouvrières, nisations situées à l’extrême gauche du spectre politique. C’est etc.) entre 5,1 milliards et 7,6 milliards de francs belges (Centre lors de la grève des mineurs du Limbourg de 1966 que ces d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire, mouvements apparaissent pour la première fois accompagnés Archives du MOC Mons-Borinage, n° 107, conflit à Siemens, d’étudiants militants. Ils se caractérisent par un activisme poli‑ CSC, Stratégie des multinationales vis-à-vis des pouvoirs tique très important, des modes d’actions inédits et variés et la publics, le cas Siemens). recherche d’un contact immédiat avec la classe ouvrière. (12) Centre d’animation et de recherches en histoire ouvrière (14) Les Marie Mineur est un mouvement féministe apparu en et populaire, Archives du Mouvement ouvrier chrétien de Belgique en 1970 en lien avec la création des Dolle Mina en Mons-Borinage, farde n° 107, conflit à Siemens, Stratégie des Flandres. Les deux mouvements utilisent une icône ouvrière multinationales vis-à-vis des pouvoirs publics, le cas Siemens. féminine du xixe siècle comme référence historique.

Travail et Emploi n° 137 • 25 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 25 18/06/2014 09:51:57 Passer de l’atelier au bureau, l’espoir Réparant des appareils destinés aux administra‑ déçu des formations qualifiantes tions belges, les ouvrières de Siemens s’approprient Dans un second temps, lorsque la fermeture à leur niveau le discours sur la tertiarisation de du site semble inéluctable, se pose la question du l’économie. Les possibilités de reclassement dans reclassement professionnel. Pour Liliane Ray, l’industrie manufacturière se réduisent avec l’in‑ ouvrière chez Siemens et déléguée syndicale de ternationalisation d’une production à faible valeur ajoutée alors que les emplois de bureau offrent la Confédération des syndicats chrétiens (CSC), (17) rencontrée le 8 décembre 2009, il est évident que encore des opportunités de reclassement . Près de « la production était dépassée dès le début, on trois ans après le choc pétrolier de 1973, les ferme‑ servait juste à obtenir des contrats de l’administra- tures des petites entreprises manufacturières se tion pour Siemens et, nous, on pouvait se recaser succèdent en Wallonie (Cammarata, Tilly, 2001). nulle part, les filles d’atelier, on n’en voulait pas La prise de conscience du déclin manufacturier et il n’y avait plus d’emplois ailleurs ». La multi‑ n’est que rarement suivie d’un projet de reconver‑ plication des restructurations en Wallonie, leur sion vers le secteur tertiaire. Si l’on prend l’exemple expérience au sein de cet atelier sans avenir et les des restructurations dans l’industrie textile dans la faibles opportunités de reclassement qui s’offrent à seconde moitié des années 1970, on constate que les elles, incitent les ouvrières à essayer d’obtenir les couturières des entreprises Farah, Salik, Daphica et formations qualifiantes nécessaires à l’obtention Captain ne se sont pas lancées dans un processus de postes administratifs. Au lendemain du conflit de reconversion similaire. La lutte des ouvrières de social, le collectif d’occupation de l’usine est main‑ Siemens a par contre inspiré de nombreuses autres tenu pour préserver les liens affectifs qui se sont occupations d’usines en Wallonie, principalement noués. Il sert, en outre, à tenter d’obtenir une aide à dans les ateliers employant une main-d’œuvre fémi‑ la formation pour que les ouvrières puissent acqué‑ nine. Le fait que l’usine où elles travaillaient ait au rir les compétences nécessaires afin de trouver départ été destinée à assurer une partie de la recon‑ un emploi dans l’administration ou un travail de version régionale après les fermetures des mines bureau (15). Mais cette volonté de reconversion vers les a confortées dans l’idée qu’un reclassement sur le secteur tertiaire s’avère illusoire et leur manque le long terme signifiait une transition vers un autre de qualifications met un terme au projet collectif. secteur d’activité. Elles ne sont pas les seules à faire L’idée a été soutenue par certains délégués actifs ce constat. À la même époque, des sidérurgistes au sein de l’Institut supérieur de culture ouvrière entreprennent une démarche analogue au lendemain (lié à la CSC). Mais deux circonstances historiques de la fermeture de leur usine. expliquent l’échec de ce projet de reconversion. La forte mobilisation des premières semaines s’est rapidement essoufflée, signant la fin brutale de l’oc‑ La première vague cupation de l’usine à la veille des fêtes de fin d’année. de restructurations de la sidérurgie Ensuite, l’implication des organisations syndicales européenne dans le reclassement et la reconversion de la main- d’œuvre ne commence véritablement qu’un an plus La fermeture de l’usine tard, en 1977, avec la fermeture de l’usine sidérur‑ sidérurgique d’Athus en 1977 gique d’Athus et la création des cellules de l’emploi (voir infra). Par la suite, le rôle des organisations Le troisième cas porte de nouveau sur l’industrie syndicales dans la gestion des restructurations en lourde et s’intéresse à la fermeture de l’usine sidé‑ Belgique s’amplifie et se diversifie. Ainsi, trois ans rurgique d’Athus en 1977, première restructuration plus tard, lorsque l’usine de confection de jeans totale dans le secteur de l’acier. L’usine d’Athus, Salik ferme ses portes à quelques kilomètres de située aux confins méridionaux de la Belgique, chez Siemens, des experts syndicaux proposent est alors l’employeur principal de la province du diverses options aux ouvrières : coproduction avec Luxembourg et le symbole de son activité écono‑ des usines polonaises, développement d’activités de mique à une époque où les responsables politiques services à vocation sociale, puériculture, élevage de et la population se considèrent comme les lais‑ poulets, ventes au détail, etc. (16). sés-pour-compte de la Belgique. L’occupation de l’usine, la violence de certaines actions militantes, les tensions diplomatiques entre la Belgique et le Luxembourg lors de ce conflit mettent cette restruc‑ turation sur le devant de la scène médiatique en (15) La Cité, 21 août 1978. pleine période estivale, alors que les journaux (16) Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire, Fonds Salik – L’Espérance, carton 8, Séminaire peinent à remplir leurs colonnes. À la veille d’une « Sans emploi », 8 et 9 septembre 1979. En lien avec l’occupa‑ tion de l’usine Salik, des délégués syndicaux de la CSC avaient organisé une rencontre de deux jours avec des ouvrières afin de leur proposer des alternatives de reclassement possible en (17) Amsab – Instituut voor Sociale Geschiedenis, Archives rapport avec leurs qualifications et la situation industrielle du Émilienne-Brunfaut, dossier relatif à un projet pilote de forma‑ Borinage. tion professionnelle des ouvrières de Siemens, 1977.

• 26 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 26 18/06/2014 09:51:57 Contre-propositions ouvrières en Wallonie

succession de restructurations industrielles lourdes, frontières (18). Le gouvernement belge se lance alors l’économie nationale belge avait encore les reins dans une tentative de reconversion de cette région assez solides pour injecter d’importantes sommes sinistrée avec la mise en œuvre de deux programmes d’argent dans la relance industrielle régionale. inédits : une cellule de l’emploi et une société de Aussi, la médiatisation du conflit et le caractère diversification économique. La cellule de l’emploi pionnier de la restructuration expliquent-ils l’impor‑ a pour but de garantir un revenu dégressif sur trois (19) tance des moyens et des efforts consentis pour sortir ans pour le personnel licencié . Le système de les sidérurgistes de la crise sectorielle et régionale. dégressivité de ces allocations supplétives n’est pas nouveau : il a en partie été utilisé, avec le soutien L’usine sidérurgique d’Athus est atypique dans des institutions européennes, lors des premières le panorama industriel belge tant du point de vue vastes restructurations charbonnières de 1959. La géographique qu’historique. Créée en 1872, l’usine cellule de l’emploi représente un cas unique, inno‑ a prospéré parallèlement aux industries de Lorraine vant, de gestion d’une restructuration, d’autant et du Grand-Duché du Luxembourg grâce à l’exploi‑ plus significatif que son fonctionnement quotidien tation du minerai de fer lorrain. Ce positionnement est géré par quatre délégués syndicaux et vingt- géographique, pertinent à la fin du xixe siècle, perd trois anciens sidérurgistes. Outre le versement des de son intérêt un siècle plus tard avec le développe‑ allocations, elle sert de centrale de formation et de ment de la sidérurgie maritime et la croissance de placement pour d’anciens sidérurgistes d’Athus la concurrence mondiale pour les produits bruts ou avec des résultats en demi-teinte (Verschueren, semi-finis (Mény, Wright, 1985). Un siècle après 2013b). Elle crée d’ailleurs un précédent fameux, la construction du premier haut fourneau à Athus, par la suite réutilisé dans plusieurs restructura‑ l’usine sort du giron du capitalisme financier belge tions profondes : sidérurgie de Jemappes dans le Borinage et soieries Fabelta à Tubize (Tilly, 2007). pour être associée à l’usine luxembourgeoise de Selon Gérard Thiry, ancien ouvrier d’Athus et Rodange et ainsi devenir la Minière et Métallurgie délégué syndical CSC : de Rodange-Athus. Ces deux sites, séparés de quelques centaines de mètres et qui se font concur‑ « Les ouvriers qualifiés de moins de 40 ans ont été vite rence depuis une centaine d’années, vont partager reclassés. Mais pour les ouvriers qui travaillaient au un bref avenir commun entre 1973 et 1977. blooming (20), à la fonderie, au fil à béton, ils n’étaient plus qualifiés. On n’en voulait plus nulle part. C’est À l’été 1976, la situation commerciale de l’usine aussi pourquoi on s’est battu pour obtenir un impor- se détériore brusquement avec la chute de la tant volet social. » demande de ronds à béton dont la production, bien (Entretien avec Gérard Thiry, sidérurgiste à Athus, que peu rentable, est une des spécialités d’Athus. 12 décembre 2011.) Un plan d’austérité visant à réduire les pertes de À la date de la restructuration, plus de la moitié l’entreprise est mis en place mais les prix des ronds des sidérurgistes a plus de 45 ans ; les possibilités à béton poursuivent leur effondrement en raison de de reclassement sont en outre des plus limitées dans la dépression qui affecte le marché de la produc‑ un bassin d’emplois saturé par les ouvriers licen‑ tion sidérurgique. Le sort de l’usine est scellé. ciés du secteur de l’acier. Un tiers d’entre eux – des L’annonce de la fermeture tombe le 26 juillet 1977, ouvriers atteignant ou dépassant l’âge de 55 ans dans provoquant l’occupation de l’usine et une série les trois ans qui suivent la fermeture de l’usine – a d’actions de protestation diverses et médiatiques : obtenu une préretraite, système d’accompagnement opérations « ville morte », occupation de l’ambas‑ particulièrement utilisé en Belgique (Houseman, sade du Grand-Duché du Luxembourg à Bruxelles 1991). Pour les autres, les postes disponibles sont de ou encore mise à sac d’une banque locale. Durant plus en plus rares dans la sidérurgie en crise ; quant tout l’été 1977, les sidérurgistes d’Athus sont aux nouvelles entreprises venues s’installer dans au centre de la vie politique et médiatique de la la région, elles n’embauchent que peu d’anciens Belgique ; ils deviennent un des symboles du regain sidérurgistes. de la conflictualité ouvrière dans les années 1970 et, L’autre dispositif public, la société de diversi‑ plus largement, de la violence contestataire chez les fication belgo-luxembourgeoise, a pour objectif sidérurgistes de la région (Vigna, 2004). d’assainir le site de l’usine (aménagement d’espaces Première restructuration majeure de la sidérur‑ gie européenne, l’extinction des hauts fourneaux (18) Ainsi est dénommée la région sidérurgique englobant les d’Athus est annonciatrice de la crise de l’acier sur localités française, belge et luxembourgeoise d’Athus, Longwy et Rodange-Pétange. le point de sévir en Europe (Goffin et al., 1981). (19) Cette somme dégressive est ajoutée aux allocations de La province du Luxembourg perd son plus gros chômage afin que l’ouvrier licencié touche un revenu équiva‑ employeur du secteur privé et doit reclasser près lant à 100 % de son dernier salaire la première année, 90 % la deuxième année et 80 % la troisième année de chômage. de 2 000 sidérurgistes alors que de restructurations (20) Le blooming est une étape de la fabrication de l’acier qui sidérurgiques balaient toute la région des trois consiste à sortir des lingotières des produits d’acier semi-finis.

Travail et Emploi n° 137 • 27 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 27 18/06/2014 09:51:57 verts, destruction des friches industrielles, éradica‑ de transport de containers entre les grands ports tion des crassiers) et de redévelopper une activité de la mer du Nord et un espace géographique économique dans la région. Quelques entreprises qui deviendra la future grande région Saar-Lor- s’installent sur l’ancien site grâce aux aides à la Lux. Ce projet inattendu tourne à la success reconversion et une trentaine d’emplois sont créés story d’une petite société, Terminal Container, pour les anciens ouvriers de l’usine d’Athus. Ces qui de 2 000 containers traités en 1979, devient sociétés, mal constituées, profitant des subventions le plus grand port sec de la mer du Nord avec publiques, sont liquidées quelques années voire un acheminement annuel de 120 000 containers quelques mois à peine après leur création. Sur les en 2006. L’entreprise recrute vingt-sept anciens 498 travailleurs qui ont retrouvé un emploi en 1980, sidérurgistes d’Athus et voit le départ du dernier 163 ont décroché un poste dans des organismes « recasé » en 2003 (25). publics, dans l’armée ou dans l’enseignement. Une À l’image des conflits sociaux examinés précé‑ centaine d’autres sont recrutés par des entreprises demment, la stratégie des huit travailleurs d’Athus soutenues directement ou indirectement par les repose sur un triple constat. Premièrement, la pouvoirs publics (21). La relance économique régio‑ possibilité de retrouver de l’emploi dans un nale semble avoir fait long feu : les mesures prises secteur sidérurgique en crise est minime, voire par le gouvernement belge ont davantage permis quasi nulle, pour des travailleurs âgés qui pres‑ de soutenir financièrement les ouvriers licenciés sentent la possible extinction de leurs hauts que de mettre sur pied une nouvelle dynamique fourneaux depuis le milieu des années 1960. industrielle. Deuxièmement, la reconversion dans l’industrie lourde ou manufacturière locale paraît illusoire De la production aux frontières ou promise aux ouvriers plus jeunes disposant à l’échange dans le Marché commun de diplômes plus récents (Bastin, 1977). En Néanmoins, la relance a lieu quelques années dernier lieu, ces ouvriers, qui ont participé à la plus tard avec le Pôle européen de développement première usine sidérurgique transfrontalière, ont (PED) considéré à l’époque par Jacques Delors une expérience pratique du fonctionnement du comme un laboratoire de l’Europe à l’échelle un marché commun, ne serait-ce que par le trans‑ millième. L’idée directrice du pôle est de trans‑ fert des marchandises et des personnes entre la former ces trois culs-de-sac nationaux que sont Belgique et le Grand-Duché tout au long des six la Lorraine belge, la Lorraine française et le semaines de conflits. Leur discernement précoce sud-ouest du Luxembourg en un centre écono‑ anticipe au fond les projets européens de recon‑ mique européen leur permettant de surmonter la version qui fleurissent dans les années 1980. La crise sidérurgique (22). Concernant plus directe‑ société créée par les anciens d’Athus devient un ment l’usine d’Athus, une ingénieuse hypothèse exemple et un point de fixation pour une ‑régé de reconversion est imaginée par huit sidérur‑ nération économique dont le marché commun et gistes d’Athus emmenés par Paul Viot, ancien le transfrontalier devaient être les pierres angu‑ chef du service traction (23). Très rapidement, ils laires (Ait Oumeziane, 2000). Pour l’ancien chef perçoivent le potentiel géographique d’une région du service traction de l’usine sidérurgique, l’ave‑ bénéficiant d’un réseau de voies de communica‑ nir d’Athus et de sa région passe par la prise en tion hérité du passé industriel et située au cœur considération de la situation géographique idéale du marché commun au point de rencontre de trois du Sud-Luxembourg au cœur de la Communauté États membres (24). À l’instigation de Paul Viot, européenne. Au début des années 1980, l’échec de l’idée émerge de mettre à profit leur expérience plusieurs tentatives d’implantation d’entreprises professionnelle pour développer une entreprise manufacturière et de transformation métallique (Arc, Ocribel, Lord Marine, etc.) soutenues par les pouvoirs publics semble confirmer son intuition. (21) L’Avenir du Luxembourg, 30 juillet 1980. À partir de ce constat, une forme de symbiose se (22) Les résultats du Ped varient fortement d’un pays à l’autre. développe entre les initiatives publiques locales Le Sud-Luxembourg belge doit beaucoup à la réussite écono‑ et européennes de reconversion industrielle et mique du Grand-Duché. L’épisode malheureux de Daewoo en Lorraine française a également été vécu en Belgique sur une l’essor progressif du terminal de containers. plus petite échelle avec des investisseurs opportunistes : ARC, L’expérience de ces ouvriers au service traction de Lord Marine, Ocribel, etc. l’usine leur a permis de pressentir une reconver‑ (23) Ce département de l’usine était chargé de la circulation sion axée autour de l’échange et de la logistique. des trains de manœuvre (lingotières et autres contenants de métal en fusion ou solide) à l’intérieur de l’usine. Ils se sont ensuite appropriés le marketing public (24) Sur les luttes et les expériences traditionnelles et origi‑ à destination des investisseurs potentiels, qui fait nales dans la région longovicienne, voir : Hayes I. (2013), de la région des trois frontières, le carrefour des « Les limites d’une médiation militante. L’expérience de échanges commerciaux du Marché commun. Radio Lorraine Cœur d’acier, Longwy, 1979-1980 », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 196-197, pp. 84-101 ; Azzaoui B., Noiriel G. (1980), Vivre et lutter à Longwy, Paris, Maspero ; Charasse D. (1980), Lorraine Cœur d’acier, Paris, Maspero. (25) Le Soir, 16 septembre 2003.

• 28 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 28 18/06/2014 09:51:57 Contre-propositions ouvrières en Wallonie

Contractions budgétaires tés de reclassement sont minimes dans le secteur manufacturier. L’atelier de Levi’s à Arlon est la et initiative privée plus grande entreprise de confection de Wallonie au début des années 1980 et occupe 10 % de la main- L’usine Levi’s à Arlon en 1984 ou la fin d’œuvre totale de ce secteur. Quatre années après du secteur textile en Belgique la restructuration, 225 ouvrières sont toujours au Le dernier exemple, qui illustre pour la Wallonie chômage. Paulette Henquinet, ouvrière chez Levi’s l’évolution des stratégies ouvrières lors des restruc‑ et fer de lance de la mobilisation, explique le désar‑ turations industrielles au regard des mutations du roi des jeunes femmes en ces termes : contexte et du discours économique, est consacré à la fermeture de l’usine de confection Levi’s à Arlon « Nous étions surprises de la fermeture, l’usine dans l’extrême sud de la Belgique en 1984. L’histoire marchait bien, on avait la même productivité et nos jeans avaient la meilleure qualité. Pourquoi de cette usine et du conflit social qui fait suite à fermer l’usine d’Arlon et pas celles de France ou de l’annonce de sa restructuration est mal connue. Peu Flandres ? » d’archives ont été conservées, les ouvrières en lutte n’ont été que faiblement médiatisées alors que le (Entretien avec Paulette Henquinet, ouvrière et délé‑ guée syndicale CSC chez Levi’s, 18 août 2011.) contexte économique ne favorisait pas l’éclosion d’un élan social émancipateur tel celui apparu dans L’esprit combatif est pourtant bien présent. Ainsi, la seconde moitié des années 1970 (Molitor, 1978). à l’annonce de la fermeture de l’usine, les ouvrières entament rapidement un bras de fer avec la direc‑ Dernier grand atelier dans le secteur de la confec‑ tion belge de Levi’s. Les tensions sont devenues tion en Wallonie, sa disparition clôt un cycle de très fortes à cause d’un manager flamand très peu restructurations qui frappent cette industrie depuis apprécié des ouvrières. Lors des négociations, la plus de dix ans. Alors que les utopies sociales perdent direction menace ainsi de donner les noms « des de leur superbe et que le gouvernement applique mauvaises ouvrières » au nouvel investisseur en cas une politique néolibérale, marquée par un gel des (28) revenus incluant l’indexation automatique des de remous . Le conflit social rappelle des formes salaires, l’examen de la fermeture de l’usine Levi’s culturelles de la protestation qui ont marqué le apporte un éclairage saisissant sur le développement paysage socio-économique de la Belgique dans les d’une initiative ouvrière destinée à attirer les inves‑ années 1970 (Bettens, Geerkens, 2010). tisseurs potentiels et donner la priorité aux ouvrières Mais l’heure n’est plus aux occupations d’usine, licenciées de Levi’s lors de futurs recrutements. La la radicalité dans la lutte ouvrière étant peu répan‑ société américaine installe un atelier de confection due dans le mouvement ouvrier du Luxembourg à Arlon en 1970, profitant de l’importante réserve belge. En outre, l’éloignement géographique est un de main-d’œuvre féminine dans une région où les obstacle conséquent tant pour la venue de militants conflits sociaux sont peu nombreux et faiblement extérieurs que pour la circulation de l’information. radicalisés. Comme dans tous les ateliers de confec‑ À vrai dire, peu nombreuses sont les personnes véri‑ tion, les conditions de travail sont difficiles, rythmées tablement informées sur la situation des ouvrières par une cadence infernale où chaque dépassement de Levi’s. Bien qu’aucun projet d’autogestion des quotas de production par poste dégage quelque n’ait jamais été explicitement formulé et soutenu, complément de salaire. Une ouvrière explique : la question est abordée notamment lors de l’orga‑ « Je suis devenue au fil des ans, une spécialiste de la nisation d’une visite des Textiles d’Ere en 1986, pose des fermetures éclair, même si je suis polyvalente. entreprise autogérée par des ouvrières dans la Je parviens à poser entre 11 000 et 13 000 “tirettes (26)” région de Tournai. Une cinquantaine d’ouvrières par jour [sic]. Le rythme est soutenu et je n’ai jamais de Levi’s lancent alors une autoproduction de jeans eu beaucoup de temps pour bavarder ou lever le nez dans un entrepôt mais elle s’essouffle très vite par de ma machine à coudre. J’éprouve presque du soula- manque de rentabilité et de discipline (29). L’utopie gement à savoir que je vais plus travailler là… » autogestionnaire laisse place à un pessimisme (Entretien avec Francine Jacob, deuxième ouvrière croissant sur l’avenir de l’industrie manufacturière européenne en productivité de Levi’s, in Libelle, n° 81, 18 décembre 1984.) (28) Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière Au 27 septembre 1984, l’usine compte 397 et populaire, archives de la CSC du Luxembourg conservées travailleurs, presque exclusivement des femmes à Ciney, boîte 321, rapport du Conseil d’entreprise extraordi‑ d’une moyenne d’âge de 31 ans et au faible niveau naire, 17 octobre 1984. Dans le procès-verbal modifié de cette (27) réunion, la référence aux mauvaises ouvrières a été suppri‑ de qualification . Une fois encore, les possibili‑ mée (le brouillon du premier procès-verbal, présent dans les archives, comportait la mention biffée et l’information a été confirmée par Paulette Henquinet, déléguée syndicale CSC). (26) Belgicisme : fermetures éclair. (29) Pour un récit de l’intérieur sur la gestion au quotidien (27) Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière d’une usine en autoproduction par des femmes en 1977 en et populaire, archives de la CSC du Luxembourg conservées Angleterre, voir l’ouvrage de Judy Wajcman (1983), Women à Ciney, boîte 320, Lettre de Michel Hanson à Jean Devile, in control : dilemmas of a workers’ co-operative, New York, président de la Fondation André-Oleffe, 22 septembre 1987. St. Martin’s Press.

Travail et Emploi n° 137 • 29 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 29 18/06/2014 09:51:58 marquée par la rigueur néolibérale des deux légis‑ L’intérêt pour ce qui est appelé le volet économique latures libérales-chrétiennes des ministres Jean Gol de la restructuration est bien une spécificité de ce et Wilfried Martens. Cette période caractérisée par conflit social. Une des revendications principales une réduction des dépenses publiques et par une des ouvrières mobilisées est l’obtention du titre de forte modération salariale assomme littéralement propriété de l’atelier par les pouvoirs publics locaux, les organisations ouvrières qui en gardent encore malgré l’opposition de la direction américaine, afin aujourd’hui un souvenir amer. de disposer d’un bien immobilier permettant d’atti‑ rer un éventuel investisseur et qui leur servirait de La collectivisation des indemnités gage pour leur reclassement. Cette revendication pour « attirer » les repreneurs est clairement transposée dans le compromis de Pour les ouvrières de Levi’s en 1984, les options vente du bâtiment et du terrain de l’usine Levi’s économiques et professionnelles sont inexistantes. aux pouvoirs publics, sous l’appellation Idélux, Si les perspectives de reconversion régionale, dans son article 7 : « Idélux s’engage à tout mettre de l’économie de services et de l’échange ont pu en œuvre afin d’installer ou de faire installer dans fournir des alternatives crédibles aux mineurs, aux le bien vendu une entreprise […] qui recrutera son ouvrières de Siemens et aux sidérurgistes licenciés, personnel par priorité auprès du personnel employé aucune option de ce genre ne s’offre aux « filles par Levi’s dans le bien vendu et qui sera licencié par Levi’s, dans le cadre de la fermeture de l’usine de Levi’s » comme on les appelle alors. Le monde (32) politique est dans une phase de désengagement, le d’Arlon . » En outre, les représentants syndicaux « droit au reclassement » n’est plus pensé en termes de la FGTB et de la CSC se sont engagés auprès de collectifs mais sous l’angle de l’employabilité indi‑ la direction américaine à éviter tout acte de sabotage viduelle et le mouvement ouvrier entre dans une sous réserve que leur soit proposé un volet écono‑ phase d’invisibilité médiatique. Les ouvrières de mique au plan de restructuration que la direction de Levi’s n’ont donc pas l’opportunité de bénéficier San Francisco souhaite sans conflit. Les ouvrières d’une cellule de l’emploi et sont, pour la plupart, obtiennent une indemnité de licenciement équiva‑ bien trop jeunes pour obtenir un plan de préretraite lant à 90 % de leur salaire la première année et à sur une large échelle. Ce sont surtout les politiques 70 % la deuxième année (maintien de 90 % pour les d’austérité des années 1980 qui expliquent l’absence ouvrières « cheffes » de ménage). d’une cellule de l’emploi suite à la suppression Mais surtout, une part du montant obtenu est des indemnités de formation professionnelle, qui collectivisée pour être utilisée en tant que fonds d’in‑ offrent un complément aux allocations de chômage, vestissement. Cette initiative originale est critiquée des allocations de reconversion (Hegale, Layon, par le syndicat socialiste (FGTB) et considérée comme 2002) (30). En somme, il reste aux ouvrières de Levi’s une « frivolité » par les pouvoirs publics locaux. De à choisir entre se résigner à un combat ouvrier qui telles prises de position recouvrent en grande partie le serait perdu d’avance et se lancer dans l’initiative clivage politique opposant socialistes et démocrates- privée comme autre forme de réussite profession‑ chrétiens, la FGTB et l’intercommunale locale étant nelle, deux marqueurs forts des années 1980 en sur la même longueur d’onde. Ainsi, le principal Belgique. représentant syndical FGTB dans la région, Joseph En l’absence d’un acteur politique et syndical Binet, déclare aux ouvrières à propos de ce fonds soucieux de leur reclassement dans une région où d’investissement destiné à attirer de potentiels inves‑ tisseurs : « Ne vous faites pas d’illusion, le promoteur l’emploi manufacturier féminin est quasi inexis‑ (33) tant, les ouvrières créent une association à but non peut très bien ne pas vous engager . » Les indemni‑ lucratif dont la principale activité est de gérer les tés atteignent un total de 51 millions de francs belges dont 9 millions doivent être versés au fonds d’inves‑ indemnités de licenciement et de faire pression pour (34) recevoir des garanties de réemploi dans toute entre‑ tissement . L’Association des ouvrières de Levi’s prise qui viendrait s’implanter dans la région (31). a en outre conclu une convention avec les pouvoirs publics locaux pour être tenues informées de l’évo‑ lution des projets d’investissement et recevoir un traitement préférentiel. À ce titre, elles engagent (30) Il existe néanmoins dans le Sud-Luxembourg, à Weyler, une cellule de formation-reconversion créée en juin 1984, un avocat qui intervient lorsque la société italienne censée se substituer à la société de diversification belgo-luxem‑ Ferrero envisage de s’installer dans la région en bourgeoise créée au lendemain de la restructuration de l’usine 1989. Dans un premier temps, il a été contacté pour sidérurgique d’Athus. L’existence de cette cellule de forma‑ tion-reconversion explique l’absence d’une structure dédiée à l’accompagnement des licenciements chez Levi’s mais les ouvrières n’ont pas pu en profiter longtemps, car elle s’arrête (32) Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière après une année de fonctionnement. et populaire, archives de la CSC du Luxembourg conservées à (31) Le délégué socialiste de la FGTB, Joseph Binet, souhaite Ciney, boîte 196, compromis de vente entre Levi Strauss and obtenir des primes de licenciement importantes et n’accorde Co Europe S. A. et l’Association intercommunale d’équipe‑ que peu d’attention aux propositions alternatives telles que ment économique « Idélux ». d’éventuelles tentatives d’autogestion. Si la CSC y est davan‑ (33) La Meuse, 24 et 25 octobre 1984, p. 3. tage ouverte, c’est surtout la personnalité de Paulette Henquinet, (34) Soit près de 15 000 000 d’euros actuels en indemnités de déléguée CSC, qui est le moteur de la mobilisation. licenciement.

• 30 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 30 18/06/2014 09:51:58 Contre-propositions ouvrières en Wallonie

défendre les ouvrières contre la multinationale du utilisée par Charles Tilly (1984), si la musique de jean et pour représenter les intérêts du collectif des ces stratégies ouvrières est commune, les paroles ouvrières licenciées auprès des institutions locales. en sont modifiées au gré de la mise à l’agenda de Avec l’arrivée possible de Ferrero, l’Association des nouvelles prédications économiques. ouvrières licenciées se mobilise immédiatement et Précisément, le milieu des années 1970 marque fait pression sur les responsables politiques locaux une césure dans l’histoire économique de la pour qu’ils respectent leurs engagements et qu’elles deuxième partie du xxe siècle. Décennie décrite obtiennent d’être prioritaires dans le recrutement du comme une période charnière entre un avant et un personnel lors de l’implantation de l’usine à Arlon. après, c’est un no man’s land affublé des préfixes Ainsi, 106 ouvrières de Levi’s sont recrutées dans les pré- ou post- (Schulman, 2001 ; Chassaigne, 2008 ; deux années qui suivent l’arrivée de Ferrero ; il reste Kaelble, 2004). De nouvelles interprétations appa‑ alors 76 ouvrières sans emploi (35). L’éloignement raissent alors pour définir, et dans une certaine géographique du conflit chez Levi’s et le recul de la mesure, pour légitimer les transformations qui mobilisation syndicale durant cette période d’austé‑ agitent les sociétés occidentales. Les références rité ont fait de la stratégie déployée par les ouvrières à la société postindustrielle et au développement un cas atypique et isolé. À l’inverse de la cellule de d’une économie de services symbolisent ce boule‑ l’emploi chez les sidérurgistes d’Athus, leur initia‑ versement paradigmatique (Graf, Priemel, 2011). tive n’a pas fait école et reste encore aujourd’hui mal Les travaux du sociologue Daniel Bell (1976) ou connue. de l’économiste Jean Fourastié (1979) servent de cadre analytique et prospectif pour acter de la tran‑ sition du travail manuel vers le travail intellectuel et Contre-propositions ouvrières pour offrir une explication scientifique à la fin des et paradigmes économiques Trente Glorieuses. Les stratégies déployées par les ouvriers et Les contre-propositions ouvrières que nous ouvrières dans les quatre cas de figure envisagés venons de présenter nous semblent illustrer l’évo‑ dans cet article ne relèvent pas d’initiatives exté‑ lution des paradigmes économiques depuis la rieures et ont été élaborées empiriquement au gré des fin des années 1950 jusqu’au milieu des années circonstances. Pour autant, il ne faudrait pas réduire 1980. Il semble, en effet, qu’en l’absence de pers‑ ces contre-propositions aux situations sociales et pectives de reclassement crédibles, l’analyse de économiques spécifiques dans lesquelles elles s’ins‑ l’évolution des activités industrielles régionales par crivent. Un survol de quelques autres exemples de les ouvriers subissant une restructuration converge restructurations en Wallonie montre que ce type de avec l’émergence d’un discours économique domi‑ stratégie a également parfois été mis en œuvre, le nant. Ni doctrine, ni théorie arrêtée, un paradigme plus souvent avec l’appui des syndicats. Dans les économique peut être assimilé à un effet de mode quatre cas considérés ici, les structures syndicales ou, pour supprimer la connotation péjorative, à nationales semblent certes peu motrices. Mais les une modification des interprétations habituelles du organisations syndicales apprivoisent progressi‑ fonctionnement de l’économie à une période histo‑ vement les méthodes et techniques de soutien à la rique donnée. La notion s’inspire des travaux de reconversion du personnel. Ainsi, chez les ouvriers Thomas Kuhn (1962) sur l’évolution de la pensée des soieries synthétiques de Fabelta en 1981, les scientifique ; Kuhn y définit le « paradigme » comme syndicalistes FGTB et CSC présents dans la cellule un consensus partagé par les chercheurs autour de l’emploi montent une structure « création d’en‑ d’une théorie scientifique. À la différence de la treprises » pour soutenir les ouvriers licenciés qui démonstration de Kuhn, notre recherche ne tente élaborent un projet de reconversion. La participa‑ pas d’étudier la succession des paradigmes écono‑ tion syndicale à la formation et à la reconversion miques de 1959 à 1984 mais d’observer comment du personnel est loin d’avoir été systématique les ouvriers et ouvrières en sont venus à proposer mais elle a connu quelques épisodes mémorables une nouvelle lecture des transformations indus‑ en Belgique, notamment lors de la gestion de la trielles et à l’instrumentaliser dans le cadre de leur fermeture des Laminoirs de Jemappes ou de la quête de reclassement professionnel. Le renouveau restructuration de la clinique Cavell à Bruxelles paradigmatique est en ce sens une opportunité pour en 1982. Pour la première fois dans l’histoire de la surmonter une crise sectorielle profonde et un outil Belgique, les organisations syndicales deviennent dans la lutte sociale pour que la reconversion écono‑ un acteur central de la création d’entreprises et de la mique s’accorde avec le reclassement du personnel reconversion individuelle, et non plus seulement du licencié. Pour paraphraser la métaphore artistique reclassement (Tilly, 2007) ; par la suite, ils se sont investis fortement dans ce rôle d’accompagnateur

(35) Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire, archives de la CSC du Luxembourg conservées à Ciney, boîte 320, Procès-verbal de la réunion Idélux-ASBL et des responsables Ferrero, 23 novembre 1989.

Travail et Emploi n° 137 • 31 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 31 18/06/2014 09:51:58 social (36). Toutefois, la spécificité de nos quatre cas classiquement attribués au sein du dialogue social d’étude envisagés réside dans leur rapport à l’évolu‑ belge et souligne la responsabilité des pouvoirs tion des paradigmes économiques pour fonder leur publics et des employeurs. Ceci expliquerait le contre-proposition ouvrière de reconversion. succès manifeste des tentatives d’autoproduction en Belgique où la substitution de l’ouvrier à l’employeur Lorsque survient la crise charbonnière de 1958, est tour à tour perçue comme une microrévolution les syndicats ne considèrent pas à l’époque qu’ac‑ ou comme une démarche pragmatique de maintien compagner les ouvriers dans leurs trajectoires de de l’outil productif dans l’attente d’un repreneur. reconversion professionnelle fait partie de leurs missions. L’enjeu consiste alors surtout à tenter de Comme mentionné plus haut, c’est peut-être maintenir de l’activité dans les anciennes régions parce que la production chez Siemens était desti‑ industrielles wallonnes sur fond de tensions écono‑ née au secteur administratif que les ouvrières ont miques et politiques entre le Nord et le Sud du pays. cru que le travail de bureau pouvait constituer une Dans ce contexte, la Haute Autorité de la Ceca a joué échappatoire aux restructurations qui frappaient le un rôle moteur dans le revirement face au principe secteur manufacturier. La présence d’intellectuels, économique selon lequel c’était l’implantation des d’artistes et de militants de la Nouvelle Gauche entreprises qui devait déterminer le déplacement des lors de l’occupation de l’usine est peut-être aussi un populations et non l’inverse. Il est possible d’identi‑ facteur explicatif de leur engagement dans cette voie fier l’articulation entre le discours tenu sur la nécessité (Hemmerijckx, 2007). Plusieurs syndicalistes issus d’une relance industrielle régionale et les revendica‑ de régions à l’industrialisation récente prennent en tions des mineurs dans le cadre du déclin charbonnier. effet part à la lutte chez Siemens, et dans une certaine Les organisations syndicales ont très rapidement mesure, influencent la forme prise par le conflit. Plus repris ce discours, soutenu par la population boraine jeunes et plus indépendants, ils sont plus ouverts aux et les élites politiques locales. La création d’immenses nouvelles idées et stratégies de lutte. Cette mobili‑ parcs industriels au début des années 1960 témoigne sation pour le reclassement collectif dans le secteur de l’engouement pour une régénération des activités tertiaire s’avère finalement être un échec en raison productives autres que liées au charbon. Toutefois, des qualifications insuffisantes des ouvrières. Mais malgré de multiples tentatives historiographiques, le conflit Siemens a d’autres conséquences dans la l’évaluation quantitative de la reconversion des mesure où il ouvre la voie à la contestation ouvrière mineurs demeure très approximative (37). féminine qui prend des formes aussi diverses que les événements du Balai libéré en 1975 (38) ou l’autopro‑ Dans la seconde moitié des années 1970, les duction par les ouvrières chez Daphica (39). ouvrières de Siemens sont loin d’être les seules à constater la disparition de l’industrie manufac‑ Les pistes qui mènent certains sidérurgistes de turière en Wallonie. À vrai dire, l’ensemble des l’acier à la logique européenne du marché commun luttes ouvrières au cours de cette période peut se sont plus faciles à suivre. Des responsables de résumer en une crise de l’avenir et de l’identité la reconversion régionale rappellent combien le ouvrière wallonne. Mais la volonté des ouvrières marché commun et la position de carrefour euro‑ de Siemens de se reconvertir collectivement dans péen de la Province du Luxembourg peuvent être le secteur tertiaire ne se retrouve dans aucun autre des éléments moteurs d’une relance économique conflit social de l’époque. Comme dans le cas des pour Athus et ses ouvriers (40). La campagne de huit sidérurgistes d’Athus, les stratégies ouvrières communication visant à attirer les investisseurs mises en œuvre montrent que là où les conditions étrangers cible justement son argumentation autour le permettent, le changement de paradigme écono‑ de la centralité européenne de la région, au cœur de mique peut être un moteur du reclassement ouvrier. l’ancien croissant prospère qui s’étirait des Pays- La prise d’initiative des ouvriers renverse les rôles Bas à la Toscane. Dans les faits, le bassin d’emplois est saturé pour les sidérurgistes et la probabilité de pouvoir les reclasser à moyen terme dans des entreprises implantées ultérieurement, semble bien (36) Des sociologues belges travaillent actuellement sur le rôle des syndicats dans les cellules de reconversion, cf. Bingen A. (2008), Le rôle de l’accompagnateur social au sein des cellules de reconversion wallonnes, Rapport de recherche pour (38) Le Balai libéré est une entreprise de nettoyage à Louvain- la FGTB wallonne dans le cadre du projet européen Paros la-Neuve, en autogestion, lancée en 1975 après le licenciement (Professionnaliser l’accompagnement des reconversions par les symbolique du patron par les ouvrières. organisations syndicales) ; Bingen A., Cortese V., Stroobants (39) La reprise en main par les ouvrières de l’usine de laine M. (2008), Les modalités d’accompagnement des travailleurs Daphica à Tournai déclarée en faillite en 1974 représente la licenciés collectivement, Rapport de recherche réalisé pour réussite la plus accomplie d’une coopérative de production l’Institut wallon pour l’évaluation, la prospective et la statis‑ ouvrière de cette période. tique (Iweps) ; Bingen A. (2012), Licenciements collectifs et (40) Entretien avec Daniel Gheza, comptable à la Société de reconversion de la main-d’œuvre. Le cas des cellules de recon- diversification du bassin belgo-luxembourgeois (SDBL) et version wallonnes, Thèse de doctorat soutenue à l’Université employé à l’intercommunale Idélux, 18 avril 2012. Entretien libre de Bruxelles. avec Henri Demortier, employé à l’intercommunale Idélux, (37) Sur 4 059 emplois créés dans le bassin du Borinage dans 3 mars 2011. Tous deux ont contribué à la politique de relance les années 1960 et sur lesquels une étude a été menée, seule‑ économique du Sud-Luxembourg au lendemain de la fermeture ment 10 % de ces emplois sont occupés par d’anciens mineurs. de l’usine d’Athus.

• 32 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 32 18/06/2014 09:51:58 Contre-propositions ouvrières en Wallonie

faible. L’expérience professionnelle de certains confrontés aux restructurations de leur secteur cadres et ouvriers du service traction de la société industriel ont développé des stratégies variées et leur a permis de concevoir une opportunité de inédites pour les surmonter. Les quatre cas décrits reclassement. Le discours tenu par les institutions dans l’article ne sont pas représentatifs de l’en‑ européennes lors de la crise sidérurgique des années semble des stratégies mises en œuvre en Wallonie 1980 et la perspective d’un Pôle européen de déve‑ face à des restructurations et ne constituent pas loppement alimentent le potentiel de réussite du des « modèles » des réponses ouvrières auxquelles projet. L’idée d’un marché commun producteur de elles ont donné lieu. Les propositions de reconver‑ richesse a en outre l’avantage de replacer Athus au sion initiées par les ouvriers s’inscrivent dans des centre d’un appareil productif plus large, souhaité contextes économiques, sociaux et politiques variés par les hommes politiques locaux, à commencer tout en témoignant de fortes singularités. Ainsi, la par Jacques Planchard, gouverneur de la Province constitution d’une association avec l’utilisation du Luxembourg, ancien fonctionnaire en charge d’une partie des indemnités de licenciement en guise de la politique territoriale de la Ceca et instiga‑ d’appât pour un investisseur ou la tentative de requa‑ teur du plan de relance économique de la région. lification collective vers un emploi de bureau sont Le slogan « faire de trois culs-de-sac nationaux un insolites dans le dispositif contestataire des ouvriers centre européen » a parfaitement été assimilé par en Wallonie. les anciens sidérurgistes. Cette initiative serait-elle De ce parcours exploratoire des contre-proposi‑ un cas isolé de tentative de relance collective d’une tions ouvrières aux restructurations, de nombreuses activité industrielle ? Des événements similaires se zones d’ombre nécessiteraient des investigations sont pourtant produits à l’étranger (41). complémentaires. Au vu du rôle primordial des Si des perspectives nouvelles ont pu être théori‑ organisations syndicales dans le système politique quement proposées aux mineurs du Borinage, aux et le dialogue social belges, il n’est pas étonnant ouvrières de Siemens ainsi qu’aux sidérurgistes qu’elles aient pris part activement au processus de d’Athus, rien de tel pour les couturières de jeans reconversion. Mais dans la mesure où leur parti‑ Levi’s d’Arlon. Ce « rien » leur sert en quelque cipation n’a été ni linéaire, ni systématique, il sorte de moteur pour prendre la main et dévelop‑ conviendrait d’observer quel rôle jouent la mise per leur propre initiative en l’absence de soutien des en place de structures et l’intervention d’experts syndicats et des autorités locales. Les fonds publics spécialisés dans l’émergence de ces contre-proposi‑ importants disponibles pour les sidérurgistes et les tions ouvrières. Le rôle de la « Form’Action André mineurs ne le sont plus pour ces ouvrières dont les Renard » pour la sidérurgie (Lomba, 2013) ou de salaires sont en fin de compte encore considérés l’association « Aide à la reconversion » dans la comme des salaires d’appoint. région de Charleroi par l’insertion professionnelle et la création d’emplois locaux (Archipel) consti‑ Au cœur de cette décennie marquée par les tueraient des pistes pertinentes d’autant plus que gouvernements Martens-Gol inspirés des politiques ces structures sont conçues dans une perspective reaganiennes et thatchériennes, le mouvement collective de réponse à la situation des sans-emploi. ouvrier belge est en net repli et en panne d’inspira‑ Dans un second temps, il s’agirait d’examiner les tion. C’est de cette absence totale de perspective de différentes dimensions de ces contre-propositions reclassement que surgit l’idée d’utiliser l’argent du ouvrières : des plus immédiates (autoproduction fonds de licenciement afin que la force du nombre pour entretenir l’outil productif et quête d’un repre‑ leur permette de devenir des acteurs économiques neur) aux plus insolites et utopiques (création d’un disposant d’une capacité d’influence. Le résultat circuit commercial autogestionnaire parallèle au n’est pas négligeable, bien que tardif puisque une circuit traditionnel). Dans tous les cas de figure, la centaine d’ouvrières de Levi’s est reclassée dans la démarche consisterait à dépasser les effets de mode, nouvelle implantation Ferrero. tels que la vague autogestionnaire, pour accéder à une parole ouvrière qui associerait vécus au travail, * expériences de la restructuration et projections pour un avenir incertain. * *

Un quart de siècle sépare la mobilisation des mineurs du Borinage de celle des couturières d’Arlon. En vingt-cinq ans, les ouvriers et ouvrières

(41) En 1994, les mineurs gallois de la Tower Colliery avaient utilisé leur indemnité de licenciement pour racheter l’exploi‑ tation de la mine, une réminiscence des coopératives de production du xixe siècle qui s’achèvera en 2008. Voir Brigitte Pätzold (1999), « Autogestion dans une mine du pays de Galles », Le Monde diplomatique, juillet, n° 544, p.14.

Travail et Emploi n° 137 • 33 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 33 18/06/2014 09:51:58 Bibliographie

Ait Oumeziane A. (2000), « Reconversion économique Chassaigne P. (2008), Les années 1970 : fin d’un monde et construction d’un territoire transfrontalier : et origine de notre modernité, Paris, Armand Colin. l’agglomération transfrontalière du Pôle européen de Clark J. (2011), « Closing Moulinex: thoughts on développement des trois frontières (Belgique-France- the visibility and invisibility of industrial labour in Luxembourg) », Annales de géographie, n° 611, contemporary France », Modern & Contemporary pp. 65-83. France, vol. 19, n° 4, pp. 443-458. André R. (1972), « L’impact démographique de la crise Corteel D. (2009), « Fermetures d’usines : les dans une commune du Borinage, Flénu 1955-1971 », associations d’anciens salariés comme espaces de Revue de l’Institut de sociologie, n° 2, pp. 319-354. médiation originaux », Formation emploi, n° 108, Azzaoui B., Noiriel G. (1980), Vivre et lutter à Longwy, pp. 53-65. Paris, Maspero. Degee J.-L. (1980), L’évolution des luttes ouvrières en Bastin J.-C. (1977), Les travailleurs de la MMRA. Belgique, Liège, Fondation André-Renard. Potentiel de main-d’œuvre et attitudes à l’égard de la Deshayes J.-L. (2010), La conversion territoriale, formation et du reclassement, Rapport de recherche, Fondation universitaire du Luxembourg. Longwy (1978-2010). Le salariat entre paternalisme et mondialisation, Nancy, Presses universitaires de Nancy. Beatty C., Fothergill S. (1996), « Labour market adjustment in areas of chronic decline: the case of the UK Evalenko R. (1968), Régime économique de la Belgique, coalfields », Regional Studies, vol. 30, n° 7, pp. 627-640. Bruxelles-Louvain, Vander. Favier I. (2009), « Les restructurations à l’usine Perrier, Bell D. (1976), The coming of postindustrial society: a venture in social forecasting, New York, Basic Books. ou quand deux “cultures d’entreprise” s’affrontent sur le lieu de travail (1990-2000) », Mouvement social, n° 228, Bettens L., Geerkens É. (2010), « Des occupations pp. 147-162. d’usine à la médiation culturelle », in Delhalle N., Dubois J. (dir.), Le tournant des années 1970, Liège en Fieldhouse E., Hollywood E. (1999), « Life after effervescence, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, mining: hidden unemployment and changing patterns of pp. 63-82. economic activity amongst miners in England and Wales, 1981-1991 », Work, employment and society, vol. 13, Bingen A. (2008), Le rôle de l’accompagnateur social au n° 2, pp. 483-502. sein des cellules de reconversion wallonnes, Rapport de recherche pour la FGTB wallonne dans le cadre du projet Fourastié J. (1979), Les Trente Glorieuses, ou la européen Paros (Professionnaliser l’accompagnement révolution invisible de 1946 à 1975, Paris, Fayard. des reconversions par les organisations syndicales). Goffin L., Mormont M., Tibesar A. (1981), « La Bingen A., Cortese V., Stroobants M. (2008), Les fermeture de l’usine d’Athus : analyse des conséquences modalités d’accompagnement des travailleurs licenciés économiques, effets des mesures sociales et de la collectivement, Rapport de recherche réalisé pour politique de reconversion », Courrier hebdomadaire du l’Institut wallon pour l’évaluation, la prospective et la Crisp, n° 935, pp. 1-72.

statistique (Iweps). Graf R., Priemel K. (2011), « Zeitgeschichte in der Welt Bingen A. (2012), Licenciements collectifs et reconversion der Sozialwissenschaften Legitimität und Originalität de la main-d’œuvre. Le cas des cellules de reconversion einer Disziplin », Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, wallonnes, Thèse de doctorat soutenue à l’Université n° 4, pp. 479-508. libre de Bruxelles. Gubbels R. (1962), La grève, phénomène de civilisation, Bruwier M. (1996), « Connaissance historique de la Bruxelles, Institut de sociologie-Université libre de zone de reconversion (l’arrondissement de Mons) », in Bruxelles. Industrie et société en Hainaut et en Wallonie du xviie Hayes I. (2013), « Les limites d’une médiation militante. e au xx siècle : recueil d’articles de Marinette Bruwier, L’expérience de Radio Lorraine Cœur d’acier, Longwy, Bruxelles, Crédit communal, pp. 385-394. 1979-1980 », Actes de la recherche en sciences sociales, Cammarata F., Tilly P. (2001), Histoire sociale et n° 196-197, pp. 84-101. industrielle de la Wallonie, Bruxelles, EVO. Hegale M., Layon E. (2002), « De l’employabilité Capron M. (1977), « Siemens, une multinationale, à la convertibilité : vers une mobilité offensive des l’État… et des travailleuses », La Revue nouvelle, travailleurs », Revue du TEF, n° 3, pp. 15-25. mai-juin, pp. 491-492. Hemmerijckx R. (2007), « In de geest van Mei 68. Charasse D. (1980), Lorraine Cœur d’acier, Paris, Arbeidersprotest en radicaal militantisme in België », Maspero. Cahiers d’histoire du temps présent, n° 18, pp. 163-182.

• 34 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 34 18/06/2014 09:51:58 Contre-propositions ouvrières en Wallonie

Hobsbawm E. J. (1952), « The machine breakers », Past Minon P., Demet F. (1956), « Migrations provoquées et and Present, n° 1, pp. 57-70. problèmes sociaux de mobilité ouvrière », Travaux de l’Institut de sociologie de la faculté de droit de Liège. Houseman S. (1991), Industrial restructuring with job security. The case of European steel, Cambridge, Harvard Molitor M. (1978), « Social conflicts in Belgium », University Press. in Crouch C., Pizzorno A. (dir.), The resurgence of class conflict in Western Europe since , 1968 Londres, Hudson R. (1994), « Institutional change, cultural transformation and economic regeneration: myths and Macmillan, vol. 1, pp. 21-51. realities from Europe’s old industrial areas », in Amin A., Morelli A. (1988), « L’appel à la main-d’œuvre italienne Thrift N. (dir.), Globalization, institution, and regional dans les charbonnages et sa prise en charge à son arrivée development in Europe, Oxford, Oxford University en Belgique dans l’immédiat après-guerre », Revue belge Press, pp. 196-216. d’histoire contemporaine, n° 1-2, pp. 83-130.

Jahoda M., Lazarsfeld P., Zeisel H. (1982), Les Perron R. (1996), Le marché du charbon, un enjeu chômeurs de Marienthal, Paris, Éditions de Minuit. entre l’Europe et les États-Unis de 1945 à 1958, Paris,

Jarridge F. (2009), Au temps des « tueuses de bras ». Les Publications de la Sorbonne. bris de machines à l’aube de l’ère industrielle, Rennes, Reid D. (1999), The miners of Decazeville. A genealogy Presses universitaires de Rennes. of deindustrialization, New York, toExcel, 2nd edition.

Kaelble H. (2004), « Vers une histoire sociale et culturelle Rostow W. W. (1962), The stages of economic growth, de l’Europe pendant les années de l’après-prospérité », Londres, Cambridge University Press. Vingtième siècle. Revue d’histoire, octobre-décembre, n° 84, pp. 169-179. Roupnel-Fuentes M. (2011), Les chômeurs de Moulinex, Paris, Presses universitaires de France. Kuhn T. (1962), The structure of scientific revolutions, Chicago, University of Chicago Press. Schulman B. (2001), The seventies: the great shift in American culture, society and politics, Cambridge, Da Lahaye F. (2005), « Professionnels du textile : se Capo Press. construire une conscience fière », Ethnologie française, vol. 35, n° 4, pp. 703-713. Thompson E. (1971), « The moral economy of the English crowd in the eighteenth century », Past and Present, Leboutte R. (2008), Histoire économique et sociale de n° 50, pp. 76-136. la construction européenne, Bern-Bruxelles, Peter Lang. Tilly C. (1984), « Les origines de l’action collective Le Quentrec Y., Benson S. (2005), Un job pour la vie, contemporaine en France et en Grande-Bretagne », les salariés de Job en lutte (1995-2001), Paris, Syllepse. Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 4, pp. 89-108. omba L C. (2001), L’incertitude stratégique au quotidien. Tilly P. (2007), Origines et évolutions des politiques Trajectoire d’entreprise et pratiques de travail. Le cas de et des actions d’accompagnement des reconversions en l’entreprise sidérurgique Cockerill Sambre, 1970-1998, Wallonie de 1977 à 2006, Cahiers Fopes, Louvain-la- Thèse pour le doctorat de sociologie, EHESS. Neuve, Presses universitaires de Louvain. Lomba C. (2013), « Restructurations industrielles : Verschueren N. (2011), « L’expression culturelle de la appropriations et expropriations des savoirs ouvriers », contestation dans un ancien bassin minier », Mouvements, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 196-197, n° 65, pp. 67-78. pp. 34-53. Verschueren N. (2013a), Fermer les mines en construisant Maruani M. (1979), Les syndicats à l’épreuve du l’Europe. Une histoire sociale de l’intégration européenne, féminisme, Paris, Syros. Bruxelles, Peter Lang. Mazade O. (2010), La reconversion des hommes et des Verschueren N. (2013b), « Fermeture et reconversion aux territoires : le cas Metaleurop, Paris, L’Harmattan. frontières : un univers postindustriel ? Le cas d’Athus », Mény Y., Wright V. (dir) (1985), La crise de la sidérurgie Mutations. Mémoires et perspectives du bassin minier, européenne, 1974-1984, Paris, Presses universitaires de n° 6, pp. 27-38. France. Vigna X. (2004), « Les ouvriers de Denain et de Longwy Milward A. (1992), The European rescue of the nation- face aux licenciements (1978-1979), Vingtième siècle. state, Londres, Routledge. Revue d’histoire, vol. 84, n° 4, pp. 129-137.

Travail et Emploi n° 137 • 35 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 35 18/06/2014 09:51:58 Lutter pour partir ou pour rester ? Licenciements et aide au retour des travailleurs immigrés dans le conflit Talbot, 1983-1984 Vincent Gay (*)

La phase de restructurations dans l’industrie automobile à la fin des années 1970 et au début des années 1980 se traduit par une diminution massive des emplois les moins qualifiés. À l’usine Talbot de Poissy, la direction procède à des licenciements massifs, particulièrement en 1983, provoquant une grève d’un mois. Alors que le point de départ de celle-ci est le refus des licenciements, la défense de l’emploi et la survie de l’usine, l’épuisement de ces revendications conduit une partie des ouvriers spécialisés (OS) immigrés, premiers concernés par les licenciements, à réclamer une aide au retour dans leurs pays d’origine. Surgissant au milieu du conflit, cette demande oblige les différents protagonistes à se repositionner. Si les organisations syndicales sont, à des degrés divers, mal à l’aise avec une telle revendication, qui apparaît comme un renoncement à la lutte pour l’emploi, elles finissent pourtant par l’accepter. Le gouvernement de son côté y voit une opportunité ouvrant la voie à un nouveau dispositif d’aide au retour des travailleurs immigrés.

« Quelle image garder des événements Talbot ? Étudier ces licenciements et la grève qu’ils […] Des robots tentant de refouler des immigrés provoquent nécessite de les situer dans un contexte dans leur village d’origine (1) ? » En quelques mots, industriel, social et politique général, mais aussi cet extrait d’une brochure syndicale consacrée au dans l’histoire et les spécificités de cette usine. Sans conflit de l’usine Talbot en 1983-1984 synthétise les nous livrer à une analyse exhaustive du conflit, nous enjeux qui sont au cœur de cet article. voudrions éclairer certains de ses enjeux à partir d’un fait : alors que la grève débute pour la défense Après une longue période d’expansion, rendue de l’emploi et contre les licenciements, une nouvelle possible dans certaines usines par l’emploi massif revendication émerge au bout de deux semaines, à d’ouvriers immigrés, cantonnés aux métiers les plus savoir l’obtention d’une aide au retour dans leurs durs et les moins bien payés (Pitti, 2002), l’indus‑ pays d’origine pour les ouvriers immigrés. Cette trie automobile française traverse, à partir de la fin revendication n’est pas portée par les syndicats mais des années 1970, une crise et subit des restructura‑ par un groupe d’OS immigrés grévistes, et oblige tions profondes ; quel sort peut alors être réservé à la les organisations syndicales comme le gouverne‑ fraction la moins qualifiée du groupe ouvrier, et en ment à réajuster leurs stratégies respectives. Plus particulier aux ouvriers spécialisés (OS) immigrés, qu’une simple revendication, cette demande peut face aux transformations du travail ? Le groupe PSA être considérée comme un événement, au sens où (Peugeot société anonyme) est particulièrement elle produit des effets, des déplacements (Bensa, touché par les restructurations au début des années Fassin, 2002) et doit être analysée tant dans ce 1980, en premier lieu dans son usine Talbot à Poissy qu’elle produit que dans ce qu’elle dit de la situa‑ (Yvelines), où la direction souhaite se séparer d’une tion des travailleurs immigrés et de la perception de partie de ses ouvriers non qualifiés. Suite à l’an‑ leur avenir. En effet, elle reconfigure en partie les nonce par PSA de 2 905 licenciements, une grève enjeux du conflit, les positions des différents acteurs d’un mois secoue l’usine entre décembre 1983 et et les réponses à apporter aux licenciements, dès janvier 1984 et constitue un test d’importance pour lors qu’ils concernent une fraction particulière du différents acteurs : ouvriers et syndicalistes, direc‑ groupe ouvrier. D’autre part, est ici en jeu autant un tion de l’usine et gouvernement. problème propre au monde du travail – est-ce que les ouvriers peu qualifiés ont encore leur place dans (*) Université d’Évry, Laboratoire LHEST-IDHES (Laboratoire une industrie automobile en mutation ? – qu’une d’histoire économique, sociale et des techniques-Institutions question qui relève de l’État et de sa politique à et dynamiques historiques de l’économie et de la société) ; l’égard des étrangers, puisqu’à travers les licencie‑ [email protected] (1) « L’effet Talbot ou les raisons profondes d’un conflit », ments et l’aide au retour, c’est la légitimité de leur 1984, Archives interfédérales CFDT, versement 1B440. présence en France qui est interrogée. Après avoir

Travail et Emploi n° 137 • 37 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 37 18/06/2014 09:51:58 évoqué le contexte économique, industriel et social 13 500 sont ouvriers ; environ 10 800 d’entre eux de PSA et de l’usine Talbot, il s’agira donc d’ana‑ sont des ouvriers non qualifiés, alors que les OS lyser les effets de la demande d’aide au retour sur représentent 42,2 % des salariés de l’automobile différents acteurs. Nous nous intéresserons d’abord française. Ils travaillent en priorité dans des ateliers à la manière dont les grévistes considèrent cette d’assemblage (39 % de l’effectif ouvrier total), revendication : que dit-elle de leur appréhension de d’emboutissage et ferrage (18 %), et de mécanique leur avenir professionnel, de leur avenir en France (8 %). Les étrangers composent 52,3 % de l’effec‑ et du contexte social et économique auquel ils sont tif ouvrier, contre 27,5 % sur l’ensemble du groupe confrontés ? Comment le syndicalisme est-il bous‑ PSA, et 25,8 % chez Renault. Si le nombre de natio‑ culé et remis en question par une telle demande, qui nalités parmi les ouvriers étrangers est important, semble tourner le dos à la lutte pour l’emploi ? Puis, les Marocains sont majoritaires (4 402, soit 58 % nous examinerons en quoi cet événement constitue de la population étrangère), suivis des Algériens un effet d’aubaine pour le gouvernement, tenté de (792, soit 10 %), des Turcs (5 %), des Sénégalais voir en l’aide au retour un recours efficace pour (4,5 %), des Espagnols (4 %), des Portugais (4 %) éviter la mise au chômage de centaines d’ouvriers. et des Africains subsahariens. Sur l’ensemble du Nous centrerons notre étude essentiellement sur groupe ouvrier, 16,5 % ont moins de 30 ans ; 42,1 % les réactions des grévistes, des syndicalistes et des ont entre 30 et 39 ans ; 28,8 % entre 40 et 49 ans représentants ou conseillers du gouvernement, mais et 12,6 % plus de 50 ans. Dans l’usine, 87,6 % des une recherche exhaustive nécessiterait de prendre ouvriers étrangers ont un niveau d’éducation en en compte d’autres protagonistes du conflit : sala‑ deçà du primaire, 8,7 % de niveau primaire (contre riés non-grévistes, ambassades des pays d’origine, 37,5 % pour les Français), et 3,7 % de niveau secon‑ en particulier marocaine, médias, associations d’im‑ daire (62,4 % pour les Français). Les classifications migrés, administrations d’État, et, bien entendu, des emplois occupés reflètent également ces écarts : les directions de PSA et de Talbot. Cet article alors que 96 % des Marocains ont un coefficient (4) s’appuie sur des archives de différentes natures : entre 160 et 190, celui de 86 % des ouvriers français sources syndicales tirées de réunions internes, de est situé entre 180 et 255. Pour résumer, le groupe comités d’entreprise ou du matériel militant des ouvrier de Poissy est très massivement masculin organisations, ainsi que des documents de cabinets (il compte 4 % de femmes) et peu qualifié ; résul‑ ministériels (2). Des entretiens avec des acteurs du tat d’une politique de recrutement menée depuis le conflit, anciens salariés et syndicalistes de Talbot, début des années 1960, la part des étrangers y est ainsi qu’avec un ancien conseiller du Premier deux fois plus importante que dans l’ensemble du ministre, complètent les sources écrites. secteur automobile. Les trois quarts (73 %) d’entre eux ont une ancienneté de plus de dix ans. Le travail à la chaîne ou sur des postes pénibles est leur lot Talbot-Poissy : une usine marquée commun. Concentrée sur les ouvriers profession‑ par l’immigration et le syndicalisme nels et hautement qualifiés, la formation des salariés au sein de l’entreprise renforce cette situation. De indépendant fait, elle exclut la plupart des ouvriers étrangers, qui sont nombreux à être analphabètes aussi bien Si l’usine de Talbot de Poissy est marquée, en français que dans leur langue maternelle. Un comme l’ensemble de la filière automobile, par une certain consensus entre la direction de l’entreprise, période de crise, celle-ci s’y manifeste d’une façon le gouvernement, voire parmi les rédacteurs du bien particulière étant donnée la composition de rapport sur la formation des OS, décrit les ouvriers sa main-d’œuvre ; de la même manière, les formes immigrés comme un groupe vieillissant, donc que prend le conflit de 1983-1984 ne peuvent être incapable de s’adapter aux mutations en cours ; comprises que si on le situe dans l’histoire sociale pourtant, une très forte majorité des OS a moins de et syndicale de l’usine. 50 ans. Cette représentation commune va peser sur la façon de concevoir leur avenir, dans ou hors de Un rapport consacré à la formation des OS de l’entreprise. Les relations sociales présentent égale‑ Talbot en 1983 permet d’avoir une description socio‑ ment des traits spécifiques. L’usine de Poissy est en logique précise de l’usine (3). Sur 16 000 salariés, effet depuis les années 1950 un fief du syndicalisme indépendant : la Confédération française du travail (CFT), qui prend le nom de Confédération des (2) Les archives des cabinets ministériels ont été déposées syndicats libres (CSL) en 1977 (Loubet, Hatzfeld, au centre des archives contemporaines (CAC) de Pierrefitte, 2002), est à la fois un outil dans la lutte contre le au centre des archives diplomatiques de Nantes ou dans les fonds rassemblés par Patrick Weil à la Fondation nationale de syndicalisme considéré comme révolutionnaire, sciences politiques (FNSP/WE). (3) Travail et formation des ouvriers de fabrication de l’in- dustrie automobile, Rapport de la commission d’étude pour le développement de la formation des ouvriers spécialisés, (4) Les coefficients définissent la place de chaque salarié dans 7 janvier - 12 octobre 1983, CAC, versement 19960442, art. 15, les grilles de classification des entreprises, et par conséquent liasse 3. leur salaire.

• 38 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 38 18/06/2014 09:51:59 Licenciements et aide au retour dans le conflit Talbot

incarné par la CGT et la CFDT (5), et un instru‑ et de salariés, ou encore d’organisation du travail ment d’intégration coercitive pour les salariés, en (Loubet, 2001). Ces années marquent la fin des particulier les travailleurs immigrés. Pour ceux recrutements massifs de main-d’œuvre et ouvrent qui l’acceptent, la carte de la CSL permet de ne la voie au développement de la sous-traitance et de pas avoir d’ennui, d’être bien vu de ses supérieurs l’intérim (Bouquin, 2006 ; Gorgeu, Mathieu, 2005). hiérarchiques, voire de bénéficier de certains avan‑ Le groupe PSA est au premier chef concerné par tages. L’usine reste pendant longtemps à l’écart des ces changements, puisqu’en quelques années, suite conflits sociaux, y compris en mai 1968. Cependant, aux rachats de Citroën puis de Chrysler-Europe elle n’échappe pas au cycle de conflits dans l’auto‑ (anciennement Simca), il passe du statut de groupe mobile qui débute en septembre 1981. L’ensemble industriel de taille moyenne à celui de premier des constructeurs et de très nombreuses usines, en groupe européen du secteur. Cependant, ces opéra‑ province comme en région parisienne, sont alors tions n’ont pas lieu à un moment florissant. Citroën touchés par des grèves et des débrayages de durées rencontre de grosses difficultés depuis la fin des variables (Richter, Lauret, 1983). Si dans les usines années 1960 avec un effondrement de ses ventes, ce Renault et Peugeot, les revendications des ouvriers qui fait craindre un rachat par une entreprise étran‑ portent essentiellement sur les salaires, les classifi‑ gère ou une intervention de l’État ; si la situation se cations ou l’organisation du travail, chez Citroën et redresse dans la seconde moitié des années 1970, chez Talbot, au printemps 1982, les grévistes récla‑ l’harmonisation entre Peugeot et Citroën revient ment également davantage de liberté et le respect cher et nécessite donc de réduire un certain nombre de leur dignité. Contre la mainmise de la CSL et les de coûts. Quant à Chrysler-Europe, son rachat est pratiques de la direction de l’entreprise, une grève aussi lié à la peur de sa reprise par un constructeur de quatre semaines éclate en juin 1982, qui fait non étranger. Mais le groupe qui en résulte se compose seulement vaciller l’ordre patronal mais débouche de plus de 30 usines, de 220 000 salariés et produit également sur une syndicalisation massive des OS 26 modèles (Loubet, 1994) : le besoin de réaliser immigrés, surtout à la CGT et, dans une moindre des économies d’échelle et de coordonner les diffé‑ mesure, à la CFDT. Parmi eux sont désignés des rentes activités se fait d’autant plus pressant. Une délégués de chaîne, 220 à la CGT, une soixantaine diminution du nombre de salariés, plus ou moins à la CFDT. Pendant un an, l’usine est le lieu d’un importante selon les usines, est désormais d’actua‑ conflit latent et quasi permanent, notamment contre lité ; différents dispositifs permettent sa mise en l’autoritarisme des petits chefs (Loubet, Hatzfeld, œuvre : fin des embauches, non-remplacement des 2001 ; Gay, 2011) (6). Les rapports de force élec‑ départs, prêts de salariés à d’autres entreprises, toraux s’en ressentent, puisqu’entre les élections départs volontaires, préretraites, aides au départ qui précèdent la grève, en mai 1982, et celles qui pour les ouvriers immigrés, usage important du la suivent en mars 1983, dans le premier collège chômage technique. (celui des ouvriers), la CSL passe de 50,7 à 34,7 %, Le début des années 1980 se caractérise par un la CGT de 29,3 à 42,3 %, la CFDT de 5,3 à 8,2 %, la effondrement de la production et des problèmes de Confédération autonome du travail (CAT) de 6,5 à productivité qui affectent la compétitivité de PSA. 8,1 % tandis que FO réalise 3,7 % (7). Cependant, les À l’usine Talbot de Poissy, la baisse de la production menaces sur l’emploi, qui s’accentuent au cours de est plus importante que dans l’ensemble du groupe ; l’année 1983, modifient le sens même de l’action elle est de 30 % entre 1979 et 1980, avec 31 jours des salariés. chômés cette année-là, puis 59 en 1981. Malgré une légère reprise en 1982, le début de l’année 1983 montre à nouveau des signes inquiétants : 25 jours Menaces sur l’emploi, menaces sont ainsi chômés au premier semestre. Face à ces sur l’usine difficultés, la direction de PSA cherche à s’adapter à un marché au ralenti en réduisant en priorité les Entre les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979, coûts de fabrication et, partant, la masse salariale. débuts symboliques d’une crise économique La menace d’un dépôt de bilan de Talbot que fait mondiale, et jusqu’aux années 1980, l’industrie peser Jacques Calvet, président-directeur général de automobile connaît une période d’importantes PSA (Loubet, Hatzfeld, 2001) est prise au sérieux (8) mutations tant en termes de rachats et de rappro‑ tant par le gouvernement que par la CGT. Le chements entre groupes, que de nombre d’usines 12 juillet 1983 est donc annoncé un plan massif de suppressions d’emplois : Talbot doit en perdre 4 140 (9). (5) CGT : Confédération générale du travail. CFDT : Confédération française démocratique du travail. (6) Un mouvement similaire, et pour des causes semblables, a lieu quelques semaines auparavant dans l’usine Citroën (8) Entretien, réalisé en avril 2013, avec René Cessieux, d’Aulnay-sous-Bois. conseiller technique auprès du Premier ministre entre 1981 et (7) Néanmoins, sur l’ensemble des collèges, la CSL reste 1984. majoritaire avec 38,7 %, contre 36 % à la CGT et 8,9 % à la (9) « Emploi : les grosses charrettes de Talbot-Peugeot- CFDT. Citroën », Libération, 13 juillet 1983.

Travail et Emploi n° 137 • 39 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 39 18/06/2014 09:51:59 Si plusieurs usines automobiles ont été ou vont La grève : pour l’emploi, être touchées par des réductions drastiques d’effec‑ tifs, l’impact de ces plans de licenciements diffère pour l’industrie, ou pour l’avenir selon les histoires sociales et syndicales et les des OS immigrés ? caractéristiques sociologiques des entreprises. À l’usine de Talbot-Poissy se conjuguent plusieurs Plusieurs séquences se succèdent ou se super‑ difficultés : une restructuration industrielle, une posent à partir de juillet 1983. Entre l’annonce des crise commerciale marquée par une baisse de la licenciements en juillet et le mois de décembre, production et un début d’automatisation. De plus, le plan social et les propositions de l’entreprise se le profil des salariés concernés par les sureffectifs précisent, puis une grève commence, au cours de favorise, chez différents observateurs, l’idée selon laquelle apparaît la revendication d’aide au retour laquelle ils ne seraient pas adaptés aux transforma‑ des travailleurs immigrés. tions de l’appareil productif. Dès lors, se pose la question d’un traitement social des licenciements Lors du comité d’entreprise du 21 juillet 1983, prenant en compte les particularités sociologiques la direction détaille comment seront ventilées les de ces ouvriers. Suite aux décisions de PSA, les suppressions d’emplois : 1 235 mises en prére‑ analyses et orientations des deux principaux syndi‑ traite, avec l’aide du Fonds national pour l’emploi cats qui vont s’opposer aux licenciements, CGT (FNE) et 2 905 licenciements qui concernent et CFDT, divergent. La CFDT souhaite poser le uniquement les ouvriers de production. Après le problème de l’avenir de l’ensemble de la branche rejet de ses premières moutures de plan social, automobile, estimant que c’est à ce niveau que des PSA réitère sa demande de licenciements le alternatives aux destructions d’emplois peuvent 21 novembre, assortie de nouvelles propositions, être trouvées. En particulier, elle défend une réduc‑ parmi lesquelles l’assurance que le site de Poissy tion du temps de travail à l’échelle européenne, en sera sauvé. L’idée de « faciliter la réinsertion du lien avec la campagne des syndicats allemands sur personnel immigré volontaire pour le retour dans ce thème. Elle plaide également pour une action de son pays d’origine (14) » figure dès le mois de juillet reclassement sur les bassins d’emplois des usines dans le plan social présenté par la direction, et elle concernées. Elle émet des doutes sur les évaluations est de nouveau présente en septembre. Cependant, économiques de PSA, sans nécessairement remettre les suggestions relatives aux travailleurs immigrés en cause la notion de sureffectifs (10). La lutte contre se limitent au cadre fixé par l’accord franco-algé‑ les licenciements à Poissy s’inscrit donc dans un rien de 1980 (15), et à des possibilités de congés cadre plus large, celui d’une campagne pour la sans solde, même si ne sont pas exclues d’éven‑ réduction du temps de travail (11). Les analyses de tuelles opérations menées avec l’Office national la CGT insistent beaucoup plus sur la nécessité de d’immigration (16). sauver Talbot alors que le groupe PSA menacerait Entre juillet et décembre, un certain attentisme de fermer l’usine. Tout en n’évacuant pas la ques‑ règne parmi les salariés, suspendus à des décisions tion de la réduction du temps de travail, la CGT qui se prennent en dehors de l’usine et échappent exige d’abord le maintien de la marque, l’élargis‑ largement aux délégués de base qui forment l’os‑ sement des productions (pour les gammes en cours sature des organisations syndicales. Quatre heures comme pour les nouveaux modèles), la réorgani‑ de débrayage ont lieu le 24 novembre, et la CGT sation des réseaux commerciaux, de nouveaux demande l’intervention du gouvernement dans investissements et une formation professionnelle le dossier ; elle met l’accent sur le fait que toutes qui permettrait aux ouvriers de s’adapter aux muta‑ les catégories de personnels sont concernées, « de tions du travail (12). Il s’agit donc d’articuler une l’OS à l’ingénieur (17) », évoque les interrogations valorisation des atouts de Poissy à une dénoncia‑ des professionnels et des techniciens, et appelle la tion de la stratégie industrielle de PSA dont Talbot clientèle à se joindre aux salariés. Face aux risques ferait les frais depuis 1978 (13). Au-delà des revendi‑ pesant sur l’avenir du site de Poissy, la CGT cherche cations, le discours cégétiste trahit une vraie crainte de voir fermer l’usine, sentiment partagé par une partie des salariés, qui va peser dans l’appréciation des événements ultérieurs. (14) « Plan social présenté au CCE du 21 juillet 1983 », Archives interfédérales CFDT, versement 1B440. (15) Les échanges de lettres franco-algériennes du 18 septembre 1980 consacrées au retour en Algérie des travail‑ leurs algériens et de leur famille fixent un accord qui court jusqu’au 31 décembre 1983 et comporte un volet sur l’aide financière au retour des Algériens, accompagnée d’une aide à (10) « Déclaration de la CFDT au CCE du 9 septembre 1983 », la formation. Archives interfédérales CFDT, versement 1B440. (16) « Intervention de M. Collaine, président du CCE », au (11) Tract CFDT-Talbot, 3 janvier 1984, idem. CCE du 9 septembre 1983, op. cit. (12) « Talbot vivra à Poissy », tract, 4 p. de la CGT Talbot, (17) « Pour assurer votre emploi et avec un salaire décent, juin 1983, Archives URIF-CGT, versement 49J568. débrayez massivement le jeudi 24 novembre », tract du syndi‑ (13) « Déclaration de la CGT au CCE du 9 septembre 1983 », cat CGT Talbot, 24 novembre 1983, Archives URIF-CGT, Archives URIF-CGT, versement 49J568. versement 49J568.

• 40 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 40 18/06/2014 09:51:59 Licenciements et aide au retour dans le conflit Talbot

à rassembler tous les salariés autour de la défense de « fortes tendances à la délégation (22) », qui privent l’emploi, faisant l’impasse sur la réalité des catégo‑ les grévistes de la possibilité d’influer sur le cours ries visées par les licenciements. Suite au maintien du conflit. des 2 905 licenciements, la CGT, puis la CFDT, Le 17 décembre constitue un premier tour‑ proposent aux salariés de débuter une grève recon‑ nant dans la grève. Les négociations entre PSA ductible le 7 décembre. et le gouvernement aboutissent à un accord, qui Une grève et 1 905 licenciements diminue le nombre de licenciements de 2 905 à 1 905, et offre certaines garanties aux licenciés : Contrairement au conflit de 1982 où de violents toute entreprise embauchant un licencié de Talbot affrontements avaient marqué les premières heures touchera 20 000 F, chaque licencié pourra obtenir de la grève, cette fois la mobilisation démarre calme‑ une réduction de 20 000 F sur l’achat d’un véhi‑ ment, et la production du B3, l’atelier d’assemblage, cule Peugeot en cas de création d’entreprise, et une déjà central lors de la grève de 1982, est rapidement formation sera mise en œuvre, pour 100 salariés arrêtée. La désunion syndicale est déjà forte, et les au sein de l’entreprise, pour 1 300 en dehors, avec mots d’ordre relativement différents entre la CGT maintien du salaire pendant neuf à douze mois ; de et la CFDT, sans que cela n’entame pour autant la plus, 500 reclassements sont prévus. La fédération dynamique de l’occupation. Les propositions de la CFDT de la métallurgie reconnaît là une première CFDT, minoritaire (18), sur la nécessité de manifester avancée tandis que le syndicat du site appelle à en dehors de l’usine ou d’élire des comités d’ate‑ poursuivre la grève pour la suppression des 1 905 lier pour contrôler et organiser la lutte rencontrent licenciements restants (23). L’appréciation de la peu d’écho (19), la CGT ne laissant de plus que peu CGT est encore plus positive : « des solutions sont d’espace. aujourd’hui avancées qui permettent aux travail‑ La première séquence de la grève se déroule entre leurs de ne pas aller au chômage […]. Des 2 905 le 7 et le 17 décembre. Parallèlement, le gouverne‑ licenciements annoncés initialement, le chiffre a ment, en la personne de Pierre Bérégovoy, ministre chuté de 1 000. Pour les 1 905 restants, la négocia‑ des Affaires sociales, et de Jack Ralite, ministre tion doit s’ouvrir dans les prochaines heures sur délégué chargé de l’Emploi, reçoit Jacques Calvet, notamment des stages de formation profession‑ puis la CGT, le 14 décembre. Celle-ci manifeste nelle de longue durée, des reclassements avec des plutôt une certaine satisfaction au sortir de cette contrats à durée indéterminée. Ce qui est acquis, rencontre, le gouvernement s’étant voulu rassurant c’est qu’aucun travailleur de Talbot n’ira pointer à l’ANPE, ne sera au chômage. C’est un acquis d’im‑ sur la question qui est au cœur du discours cégé‑ (24) tiste : le maintien du site de Poissy. L’accord sur portance . » Le syndicat CGT de Talbot appelle la construction à Poissy de la future C28 semble donc à l’ouverture de négociations avec la direc‑ augurer de possibles négociations sur « la réduction tion de l’usine. Invitant les salariés à prendre en du temps de travail, l’avancée de l’âge de la retraite compte la nouvelle situation ouverte par l’accord PSA-gouvernement, la CGT n’évoque pas la pour‑ pour les travailleurs sur chaîne, le développement (25) de la formation, le recyclage (20) ». La question des suite de la grève . licenciements n’est pas au cœur des revendica‑ Si l’écart entre les positions des deux syndicats ne tions cégétistes, tandis que la CFDT défend le mot semble pas toujours très important, les conséquences d’ordre « zéro licenciement (21) ». Outre les revendi‑ que chacun en tire sont notables et les divergences cations, la dissension syndicale porte également sur plus ou moins latentes s’exacerbent alors. Se les formes de la lutte des salariés. La CFDT regrette confrontent deux visions des restructurations et de la en effet la façon dont est mené le début de la grève, gestion des sureffectifs à Talbot. Pour la direction de héritage selon elle des pratiques en usage pendant la CGT, la peur du dépôt de bilan a des effets sur la période d’hégémonie CFT-CSL, marquée par de l’appréciation de l’accord entre PSA et le gouverne‑ ment : il s’agit d’abord d’en atténuer les conséquences et de proposer des solutions aux salariés, y compris (18) La section CFDT de Talbot est par ailleurs animée par en dehors de l’entreprise. Mais dans l’usine, ceux des militants opposés à la ligne confédérale d’Edmond Maire, qui, parmi les salariés sont des victimes potentielles qu’ils jugent trop conciliante à l’égard du pouvoir socialiste ; cependant, le soutien de la confédération à sa section lors du conflit donnera lieu à une prise de distance entre le parti socia‑ liste et la CFDT. (22) « Contre PSA, nous voulons peser sur les décisions (19) « L’effet Talbot ou les raisons profondes d’un conflit », gouvernementales », interview de J.-P. Noual, secrétaire de la doc. cit. section CFDT, Rouge, 16 décembre 1983. (20) « Courrier fédéral n° 767, 23 décembre 1983, spécial (23) « Nous sommes sur la bonne voie… accentuons notre Talbot, Fédération de la Métallurgie CGT », Archives URIF- pression ! », tract CFDT Talbot, 18 décembre 1983, Archives CGT, versement 49J568. La CGT n’exclut donc pas que les interfédérales CFDT, versement 1B440. salariés de Talbot puissent se recycler dans une autre usine, (24) Conférence de presse fédération de la métallurgie et avec une formation à laquelle pourrait contribuer Talbot. syndicat Talbot CGT, 18 décembre 1983, Archives URIF-CGT, (21) « Les travailleurs le crient : non aux licenciements », versement 49J568. tract CFDT Talbot, 21 décembre 1983, Archives interfédérales (25) « Pour une juste appréciation », tract CGT Talbot-Poissy, CFDT, versement 1B440. 19 décembre 1983, Archives syndicat CGT PSA Poissy.

Travail et Emploi n° 137 • 41 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 41 18/06/2014 09:51:59 des licenciements (voir encadré), ont peu d’espoir pond à une évaluation des coûts d’un travailleur pour leur avenir professionnel hors de Talbot. La immigré sortant de l’emploi, soit 80 000 F pour une montée du chômage et la désindustrialisation offrent année de formation (maintien du salaire et coûts de de maigres perspectives à des ouvriers spécialisés formation), 61 000 F d’allocation-chômage pendant immigrés, peu formés, parfois illettrés, qui mani‑ un an après la formation, 45 000 F d’allocations festent souvent une peur de l’avenir et un attachement familiales pendant trente mois et 18 000 F d’aide à leur entreprise (26). Les discours gouvernementaux au logement. Après la première fêlure consécutive ou syndicaux sur leur formation et leur reconver‑ à l’accord du 17 décembre, et l’incompréhension sion paraissent donc en décalage avec l’impossibilité de la stratégie de la CGT par certains, cette confé‑ dans laquelle ils se trouvent de se projeter dans un rence de presse apparaît comme un second moment avenir professionnel. de cassure qui met en lumière des différenciations sociales, nationales ou politiques au sein du groupe ouvrier et du syndicalisme. Le rapport aux licen‑ Encadré ciements et au conflit n’est pas le même chez les Qui sont les licenciés ? délégués de chaîne, d’une part, et chez les perma‑ nents syndicaux, d’autre part, qui participent aux Les licenciés sont, pour 64 %, des agents de négociations en dehors de l’usine ; en outre, le production. Les autres se répartissent entre maga- discours cégétiste qui cherche à rassembler de siniers, ouvriers de travaux divers, peintres, contrô- l’OS à l’ingénieur muselle, aux yeux de certains leurs, personnels de restaurant, etc. Il y a parmi ouvriers, une parole spécifique dont ils s’estiment eux 20 % de Français (dont une majorité vient des porteurs et qui n’est ni réductible ni soluble dans départements et territoires d’outre-mer), 40 % de un groupe salarié qui ferait fi des différenciations (1) Marocains, 11 % de Sénégalais, 7 % d’Algériens . et des clivages. Leur rhétorique insiste donc sur la Par ailleurs, les critères de licenciements semblent arbitraires et ne correspondent pas à ceux fixés par « nécessité d’exposer le problème de l’immigré par (28) l’administration ; sont ainsi concernés des travail- l’immigré à travers les médias », et c’est en tant leurs arrêtés pour accident ou maladie, ou des sala- qu’immigrés qu’ils veulent se faire entendre. Ils ne riés handicapés ou âgés de plus de 50 ans (2). Enfin, s’adressent pas à l’entreprise mais à la France qui, 50 délégués de chaînes de la CGT et 15 de la CFDT après s’être enrichie grâce à eux, doit leur assurer figurent parmi les licenciés (3). une « réinsertion dans la dignité (29) ». Alors que la dignité, centrale dans la grève de 1982, appelait à une égalité de traitement avec l’ensemble des (1) « Courrier de l’adjoint au directeur de l’ANPE au travailleurs de France, s’opère à ce moment un président du FAS », 9 janvier 1984, Archives FNSP/WE/32. déplacement de sens, la dignité étant mobilisée en Le Fonds d’action sociale (Fas) destiné à l’origine aux travailleurs musulmans d’Algérie en métropole et à leur vue d’un avenir hors de l’usine et hors de France. famille, a été créé en 1958 lors du plan de Constantine. Cependant, ce n’est pas la première fois que l’aide Chargé à l’origine de mener une action sociale en direc‑ au retour est évoquée depuis le début de la grève. tion des migrants algériens pendant la guerre d’Algérie – il finance notamment la Sonacotra à ses débuts –, il étend Elle est mentionnée les jours précédents dans des (30) ensuite ses prérogatives à tous les migrants. L’Agence natio‑ témoignages recueillis par des journalistes , nale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (Acsé) mais aussi par le ministre délégué à l’Emploi (31), créée en 2006 en est l’héritière. voire la CGT (32). Mais ce qui est inédit ici est (2) « L’effet Talbot… », doc. cit. (3) Richter D. (1984), « Entre fracture et recomposition du l’expression publique, dans le conflit, d’une voix champ social », Alternative syndicale, n° 2, février. non autorisée, en dehors de tout appareil syndical, dont la seule revendication est l’aide au retour, hors de toute perspective de formation ou de reclasse‑ L’aide au retour et le déplacement ment. Il s’agit certes là d’un élément latent mais sa des enjeux du conflit manifestation lors d’une conférence de presse en Un second tournant, qui reste relativement modifie la portée et reconfigure en partie le conflit. minoré dans les chronologies respectives que font En effet, le fait qu’une parole revendiquée comme les syndicats des événements, déplace en partie les immigrée trouve une voie pour s’exprimer brouille enjeux du conflit. Le 23 décembre, quatre ouvriers les contours du groupe mobilisé ; les syndicalistes, immigrés, délégués de la CGT, organisent une confé‑ incarnant les travailleurs dans leur ensemble, ne sont rence de presse au cours de laquelle ils réclament, désormais plus les seuls à prendre publiquement la face au blocage de la situation, une prime de retour (27) dans leur pays de 204 000 F ; ce chiffre corres‑ (28) « Talbot : “La génération usée” demande son compte », Libération, 26 décembre 1983. (29) Texte manuscrit de la conférence de presse, doc. cit. (26) Cette dimension avait été relevée par le rapport Travail (30) « Talbot-Poissy, la nuit la plus longue », Libération, et formation des ouvriers de fabrication de l’industrie automo- 19 décembre 1983. bile, doc. cit. (31) « Talbot : Ralite prêt à aider les licenciés qui souhaitent (27) Voir le texte manuscrit de la conférence de presse du réémigrer », Libération, 22 décembre 1983. 23 décembre 1983, Centre des archives diplomatiques de (32) « Talbot, discutez avec nous », L’Humanité, 20 décembre Nantes, versement 558PO/1/322. 1983.

• 42 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 42 18/06/2014 09:51:59 Licenciements et aide au retour dans le conflit Talbot

parole puisqu’un segment du groupe ouvrier, qui La dissidence comme enjeu syndical ne se définit pas seulement par sa position dans le Après la conférence des « dissidents de la CGT », travail, la prend à son tour. Cette parole profane les tensions sont de plus en plus palpables, notam‑ témoigne de l’existence d’intérêts divergents, sinon ment entre la CGT et la CFDT. Si la première, dans antagonistes, qui traversent le groupe ouvrier, à l’usine, prétend toujours refuser les 1 905 licencie‑ rebours des approches syndicales sur la nécessaire ments, sa position est ambiguë sur la poursuite de la unité de classe. Une telle prise de position déplace grève, tandis que la CFDT, en appelant à poursuivre donc en partie les enjeux du conflit. Elle oblige l’occupation, semble recueillir l’assentiment d’une les différents protagonistes à prendre position, fait part importante des OS ; les journaux présentent entrer en scène des acteurs qui y étaient jusque-là d’ailleurs à plusieurs reprises une CFDT en train de extérieurs, et en fait même apparaître de nouveaux. damer le pion à la CGT (33), ce qui ne fait qu’exacer‑ Ainsi, le groupe désigné comme « dissidents de la ber la concurrence et les accusations réciproques. CGT » est l’objet d’un certain nombre d’attentions Une tentative de la direction pour faire reprendre médiatiques, politiques et syndicales. Cette expres‑ par le personnel d’entretien le bâtiment occupé sion des travailleurs immigrés, ou qui se présente échoue, générant une montée de violence, suivie comme telle, recèle cependant un certain nombre de l’expulsion des ouvriers de l’usine par les CRS de contradictions : alors que la revendication le 31 décembre. Pour le gouvernement et la direc‑ d’aide au retour peut passer pour un renoncement à tion de Talbot, sinon pour certains syndicalistes, le la lutte pour l’emploi, et même à la lutte tout court, conflit semble terminé : l’usine a été nettoyée et elle devient un motif de poursuite du combat, mais repeinte dès le 1er janvier. Pourtant le 3 janvier, le dans des termes distincts de ceux formulés par les B3 est réoccupé à l’appel de la CFDT, même si le directions syndicales – sauvegarde de l’entreprise nombre des grévistes présents tombe rapidement pour la CGT, zéro licenciement pour la CFDT. La à environ 200 (34). Les deux jours suivants, de très dissidence va au-delà d’un simple ressentiment violentes bagarres éclatent dans l’usine : les occu‑ vis-à-vis de la CGT ; elle témoigne d’une prise de pants doivent affronter les agressions en règle de distance avec des logiques syndicales qui seraient groupes de salariés, dirigés par la CSL, faisant de incapables de prendre en compte le devenir social très nombreux blessés. Lorsqu’ils tentent de sortir, des travailleurs immigrés, contrairement à la grève les grévistes sont accueillis par des slogans racistes de 1982 où des intérêts en partie différents entre et par la Marseillaise (35). Les anti-grévistes et la CSL syndicalistes et OS immigrés avaient pu converger. sont ce jour-là secondés par des militants d’extrême Les relations avec ce groupe de travailleurs droite du Parti des forces nouvelles (36) qui reven‑ immigrés deviennent donc un enjeu syndical, pour diquent avoir « aidé les militants de la CSL Poissy la poursuite de la grève ; quant au gouvernement et de tout le groupe Peugeot venus de Sochaux, et à l’entreprise, ils cherchent à faire émerger de Aulnay, Nanterre, Rennes, Paris, etc. à entre‑ nouveaux interlocuteurs susceptibles de représenter prendre une vaste opération de nettoyage à l’usine ceux qui, parmi les ouvriers, seraient concernés au de Poissy (37) ». Le niveau de violence incite la CGT premier chef par les licenciements. Enfin, la ques‑ et la CFDT à faire appel aux forces de l’ordre pour tion d’une aide au retour peut ouvrir la voie à une s’interposer entre les protagonistes et évacuer les négociation pour le départ d’une partie des ouvriers ouvriers grévistes de l’usine. Le 5 janvier, l’occu‑ immigrés de l’industrie française. pation et la grève se terminent donc, tandis que la direction organise la reprise du travail sous contrôle policier. Des stratégies syndicales Malgré la présence de syndicalistes lors de cette fluctuantes phase de la grève, la situation échappe largement au contrôle des organisations syndicales. Dans cette situation embrouillée, alors que les tensions La prise de parole de travailleurs immigrés ne peut être réduite à cette demande d’aide au retour. Elle doit être située dans le contexte plus général (33) Par exemple, « Talbot, l’OPA de la CFDT », Le Matin, du conflit et de l’usine de Poissy, au regard des 20 décembre 1983. (34) « L’effet Talbot… », doc. cit. modalités de mobilisation des ouvriers immigrés (35) « Les douze heures de la violence », Libération, 6 janvier et des pratiques syndicales, ainsi que des formes 1984. d’encadrement. Ce qu’ils expriment au moment du (36) Né en 1974, le PFN est pendant une dizaine d’années un conflit et dans les semaines qui suivent, interroge concurrent du Front national à l’extrême droite, tout en main‑ tenant des liens avec la droite classique. Après l’élection de les approches qu’ont les syndicats de la lutte contre François Mitterrand, il mène des actions contre le nouveau les licenciements ainsi que leur traitement de la gouvernement, et en particulier le Parti communiste, mais question de l’immigration. Cette parole immigrée disparaît ensuite lorsque le Front national connaît ses premiers autonome devient un enjeu syndical, parce qu’elle succès électoraux. (37) « Poursuivons le nettoyage », tract PFN, distribué à incarne un groupe que chaque organisation cherche Poissy le 5 janvier 1984, Archives interfédérales CFDT, à capter. versement 10B34.

Travail et Emploi n° 137 • 43 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 43 18/06/2014 09:51:59 entre CGT et CFDT et les accusations réciproques des revendications syndicales et des injonctions sont au plus fort, « qui parle ? » et « au nom de étatiques, notamment en fixant le montant de l’aide qui ? » sont des questions d’autant plus difficiles au retour, peut être compris comme leur volonté de à résoudre ; la dissidence d’ailleurs est dénoncée décider de leur propre sort, au moins une fois dans par la CGT comme une invitation aux travailleurs leur vie. Mais cela peut aussi passer pour une inté‑ immigrés à se battre seuls, voire à « s’organiser riorisation de l’inéluctabilité du rejet par la société exclusivement entre eux (38) ». Les évolutions du française, que les violences des derniers jours de la conflit produisent des déplacements dans les posi‑ grève signifieraient radicalement. tionnements syndicaux, des rapprochements et des Pendant quelques semaines, les dissidents de éloignements, souvent instables et peu durables, la CGT se trouvent donc dans une position mili‑ qui se cristallisent en partie autour de ceux qui tante inédite, instable, pendant laquelle ils agissent ont pris la parole au nom des immigrés. Suite à de leur propre chef, à une certaine distance des leur conférence de presse, ceux-ci agissent en effet consignes syndicales. Mais par la suite, certains indépendamment des structures syndicales tout en d’entre eux poursuivent une carrière syndicale étant l’objet de leurs attentions. En rupture de ban en adhérant à Force ouvrière. Si les sources ne avec la CGT, ils semblent opérer dans les derniers permettent pas de détailler cette évolution, une jours de la grève un rapprochement avec la CFDT ; série d’indices et de témoignages laisse penser celle-ci, qui dispose d’un noyau militant assez qu’elle a été rendue possible par différents acteurs, faible, espère avoir capté à travers ce rapproche‑ parmi lesquels André Bergeron, secrétaire général ment une partie de la base immigrée de l’usine, et de la confédération FO (42), la direction de Talbot (43) peut annoncer fin janvier que « quelque 35 mili‑ ou l’ambassade du Maroc en France (44), qui suit de tants immigrés “dissidents CGT” ont rencontré près les conflits de l’automobile où sont impliqués à leur demande la section CFDT, la décision est les travailleurs marocains et qui, depuis juin 1982, prise : ils adhèrent à la CFDT. Parmi eux figurent exerce des pressions pour que ses ressortissants les principaux leaders immigrés, notamment maro‑ quittent la CGT (45). cains (39) ». Ces espoirs seront finalement déçus. A posteriori, un militant de la CFDT estime que la La dissidence met donc en branle des proces‑ confiance de son syndicat à ce moment-là n’était sus qui échappent aux syndicalistes de la CGT pas justifiée, les dissidents, ou certains d’entre eux, dès lors qu’ils ne parviennent plus à organiser le essayant « de jouer une carte personnelle, […] ils conflit. En dénonçant des manœuvres de division, étaient complètement paumés dans tout ce truc, et ils expriment aussi un réel sentiment de gâchis par ils voulaient être des porte-paroles, des notables. rapport à ce qui avait commencé à se construire Et les mecs commençaient à perdre pied (40) ». syndicalement depuis le début des années 1980, Dans le même temps, l’action des dissidents ne et au capital symbolique accumulé par la CGT. Le se limite pas à l’usine de Poissy : ils tissent ainsi 3 janvier, Nora Tréhel, secrétaire de la CGT Talbot, des liens avec d’autres travailleurs immigrés mais aussi avec le collectif jeunes d’accueil de la marche pour l’égalité et contre le racisme qui s’est achevée à Paris le 3 décembre 1983, et avec lequel ils organisent une manifestation le 14 janvier (41). (42) Entretien avec M’Hammed Mharam, réalisé en février 2011. Cet ancien OS et délégué de la CGT fait partie Ce rapprochement scelle une alliance qui peut des dissidents qui passent à FO. Au sein de ce syndicat, mais apparaître contradictoire entre des travailleurs en changeant d’entreprise, il poursuit une carrière syndicale immigrés qui revendiquent une aide au retour jusqu’à siéger au comité central européen de l’entreprise qui dans leur pays d’origine et des jeunes héritiers de l’emploie. (43) Entretiens avec Nora Tréhel et Abdallah Fraiguy, respec‑ l’immigration qui demandent l’égalité des droits tivement secrétaire et délégué de la CGT Poissy, réalisés en en France. Cependant, il témoigne d’une tentative février et mai 2011. commune de porter une parole immigrée contre (44) « De la CGT à FO : la conversion des brebis égarées », Le Canard enchaîné, 7 mars 1984. un racisme ambiant qui, d’après eux, s’emparait (45) Note manuscrite d’une réunion de l’Association des alors de la société française, et se traduisait d’un travailleurs marocains de France, non datée, février ou côté par les licenciements des OS, de l’autre, mars 1984, Archives du syndicat CGT PSA Poissy. Depuis le par les crimes racistes. Le fait pour ces travail‑ milieu des années 1970, des travailleurs marocains immigrés en France qui s’engagent dans le syndicalisme sont arrêtés lors leurs d’énoncer leurs propres solutions, en dehors de leur retour au Maroc ; c’est le cas notamment d’un ouvrier de Talbot-Poissy en 1977 (entretien réalisé en octobre 2010 avec Driss Lafdil). Pendant et après les grèves de 1982, le consulat marocain intervient, via les amicales de Marocains en France (38) « La CGT à tous les travailleurs immigrés », communiqué ou d’autres associations, auprès de travailleurs marocains de de la confédération CGT, 29 décembre 1983. l’automobile pour les appeler à ne pas rejoindre les syndicats ; (39) « Circulaire de la FGM aux unions Métaux », 26 janvier il convoque également les syndicalistes pour leur enjoindre à 1984, Archives interfédérales CFDT, versement 10B34. ne pas s’occuper de politique. Pour le cas de Citroën, voir la (40) Entretien avec Michel Beaugeois, ouvrier professionnel et note des Renseignements généraux, « Des recommandations de syndicaliste CFDT, réalisé en mars 2013. l’ambassade du Maroc à ses ressortissants employés à l’usine (41) « Beurs et immigrés de Talbot défilent coude à coude », de Citroën-Aulnay », 30 novembre 1982, Archives CAC, Libération, 14 et 15 janvier 1984. versement 19960134/8.

• 44 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 44 18/06/2014 09:51:59 Licenciements et aide au retour dans le conflit Talbot

tout en défendant l’aide au retour pour ceux qui le dès 1981 (50). Talbot a, de son côté, mis précédem‑ souhaitent, insiste en effet sur l’état de division du ment en œuvre des « opérations concertées d’aide mouvement : au retour », supprimées en 1982, qui ont conduit au départ de 629 travailleurs (51). Malgré cela, « un « Et parmi nous qui luttons, c’est la division. On se certain nombre d’entreprises (publiques et privées) bagarre… mais maintenant ce n’est plus sur les mêmes accordent de manière plus ou moins occulte des motifs. C’est au plus offrant… à cause des suren‑ chères. On en rajoute au fur et à mesure. Tantôt c’est “primes au départ” qui sont parfois des aides au (52) non aux licenciements, tantôt c’est oui aux licencie‑ retour », oscillant entre 60 000 et 200 000 F. ments avec les droits estimés à 20 millions de francs. Parmi les organisations syndicales, les positions (46) Faudrait savoir ce que nous voulons au juste . » divergent. Force ouvrière estime, dès août 1983, L’attitude des « dissidents » fait aussi preuve, qu’au vu de l’énorme difficulté des salariés immi‑ pour les syndicalistes, d’un profond manque de grés à retrouver des emplois durables, les pouvoirs reconnaissance vis-à-vis de la CGT qui les a défen‑ publics doivent les aider à satisfaire leur désir de dus pendant tant d’années (47). Un sentiment de retour dans leurs pays d’origine par divers disposi‑ trahison s’ancre dans un discours où la CGT est tifs, parmi lesquels une aide financière (53). La CSL victime d’une opération, d’un complot qui vise à propose, lors de son congrès de novembre 1983, la déstabiliser la seule réelle opposition au patronat et création d’un « carnet social de départ » pour « tous à la CSL (48). les volontaires et notamment les chômeurs immi‑ grés (54) ». Pour la CGT et la CFDT, la question des L’attitude des organisations syndicales vis-à-vis aides au retour n’est pas si évidente. Le souvenir de la demande d’aide au retour est liée tant à la des mesures de Lionel Stoléru est encore frais, et pertinence de la revendication elle-même, qu’à la il n’est pas question de cautionner un dispositif façon dont elle est portée, et par qui. Aucun syndi‑ similaire. Cependant, cette revendication est peu à cat n’en exprime un rejet total, mais des nuances peu reprise, mais sous des formes qui révèlent le existent entre leurs positions ; surtout, alors que la malaise que suscite l’aide au retour parmi les syndi‑ CFDT espère capter la parole dissidente à travers cats. La CGT de Talbot et l’union locale de Poissy son engagement dans la grève et face aux tergiver‑ proposent que « sur la base du volontariat, [les sations de la CGT, cette dernière, surprise, dénonce travailleurs] se prononcent soit pour une formation, les dissidents. Mais finalement, l’aide au retour est une reconversion ou pour le retour au pays, avec des acceptée, à défaut d’être défendue avec allant, par indemnités substantielles (55) ». Bien qu’affichant un les organisations syndicales. refus des « licenciements arbitraires (56) », les syndi‑ cats cherchent désormais à trouver des solutions L’aide au retour, une revendication individuelles pour les licenciés et à répondre à leurs syndicale ? aspirations personnelles, telles que le retour avec un En 1983, le principe d’une aide au retour des pécule (57). La CGT revendique même le fait d’avoir immigrés n’est pas chose nouvelle en France. été la première à porter cette demande auprès des En 1977, Lionel Stoléru, secrétaire d’État chargé pouvoirs publics (58). Cependant, la fédération de la des Travailleurs manuels et immigrés, avait déjà métallurgie comme la confédération se montrent mis en place une telle aide ; celle-ci avait alors été critiquée et combattue par les associations de soutien aux immigrés, les partis de gauche et les (49) (50) Arrêté du 25 novembre 1981. syndicats, la CGT y voyant une « duperie ». (51) « Note relative aux opérations concertées d’aide au retour, Le nouveau gouvernement l’a annulée d’ailleurs, notamment avec l’entreprise Talbot (1980-1981) », Direction de la population et des migrations, 16 janvier 1984, Archives FNSP/WE/32. À côté des primes de licenciement d’un montant de 10 000 F, les immigrés qui acceptaient de partir avaient le choix entre une prime de 20 000 F, une prime de 16 000 F (46) « Discours de Nora Tréhel, 3 janvier 1984, dans le bâti‑ accompagnée d’une formation de trois mois, ou une formation ment B3 de Talbot-Poissy », Archives URIF-CGT, versement de neuf mois. 49J575. (52) « Note sur l’aide au retour des salariés licenciés de Talbot », (47) Voir par exemple les reproches adressés à un dissident Direction de la population et des migrations, 22 décembre 1983, dans un courrier interne : « Lettre du secrétariat du syndicat Archives FNSP/WE/32. CGT Talbot à Mohamed Chougrani », 26 janvier 1984, Archives (53) « Problème Talbot : constat, réflexion et revendications du du syndicat CGT PSA Poissy. syndicat Force ouvrière des métallurgistes de Poissy, section (48) Dans le récit du conflit par la CGT, il est fait mention de Peugeot Talbot Poissy et de l’union départementale Force « quatre syndiqués CGT en liaison avec le journal Libération ouvrière des Yvelines », 22 août 1983, Archives interfédérales [qui] organisent une conférence de presse pour mettre en cause CFDT, versement 1B440. les dirigeants de leur syndicat. Certains moyens d’information (54) Tract. Mensuel d’information de la CSL, n° 62, février interviennent directement dans le conflit. Un véritable complot 1984. contre la CGT se dessine » (« Peugeot ça suffit », tract confé‑ (55) Tract UL CGT Poissy et syndicat CGT Talbot, 24 décembre déral CGT, 4 p., janvier ou février 1984, Archives URIF-CGT, 1983, Archives URIF-CGT, versement 49J568. versement 49J568). (56) Idem. (49) « Renvoi massif des immigrés : la CGT se dresse contre (57) « Déclaration CGT Talbot », 27 décembre 1983, Archives cette politique absurde, inique et dangereuse », Le Peuple, URIF-CGT, versement 49J568. n° 1018, 15-31 juillet 1977. (58) « Peugeot ça suffit », doc. cit.

Travail et Emploi n° 137 • 45 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 45 18/06/2014 09:51:59 plus réservées et indiquent que l’aide au retour n’est retour, ne sera pas négligeable, car nul doute que les pas une revendication nationale de la CGT (59). Bien pouvoirs publics hésiteront à aller très loin pour ne pas que défendant une autre orientation dans le conflit, créer des précédents dont voudraient se saisir tous les la CFDT est interpellée également par la demande travailleurs – Français comme immigrés – pour quitter (62) d’aide au retour. Un de ses responsables et anima‑ une entreprise en cas de compression d’effectifs ». teur de la grève y voit un effet direct du conflit : Le syndicat met le doigt ici sur deux aspects importants. Qui décide du montant permettant « Quand ça s’est posé, ça a été véritablement une de quitter l’entreprise et la France, et sur quels contre-réaction au conflit lui-même […] ; ceux qui étaient impliqués ne voyaient pas d’issue, ils voyaient critères ? Les primes au départ volontaire des entre‑ très bien qu’on allait vers un échec et y’avait cette prises, si elles peuvent concerner l’ensemble des espèce de réaction qui était : on veut plus de nous, salariés de l’industrie, ne représentent-elles pas un donc on n’a pas d’autre solution que de s’en aller, risque d’impasse financière auquel le gouvernement mais il faut qu’on parte avec ce qui nous est dû. […] refusera de faire face ? Mais c’était essentiellement une réaction de colère. […] On a été percuté, on a été obligé de voir comment Dans les deux syndicats, l’expression formelle on l’intégrait ou on l’intégrait pas. La question s’est d’un refus de principe de l’aide au retour, cohabite posée de manière interne, parce qu’y compris y’avait donc avec une acceptation de la mesure, du fait de un certain nombre de militants CFDT qui commen- la demande et des impasses du conflit et, plus large‑ çaient à s’en faire l’écho. On a essayé de gérer pour ment, du contexte socio-économique. Cependant, montrer que ce type d’approches, on n’y était pas l’aide au retour ne fait pas consensus chez tous opposé si c’était vraiment le choix des gens, mais on les ouvriers immigrés, y compris les syndicalistes. faisait remarquer que les sommes demandées étaient Pour certains, « il faut tenir compte du désir. Chez incompatibles avec les marges de manœuvre des Talbot, les travailleurs ne veulent pas devenir les entreprises, que c’était une illusion et que c’était pas (60) “chômeurs de 81” avec 1 000 F par mois pour vivre. une revendication syndicale . » Si le gouvernement de gauche propose une prime, La CFDT situe également cette revendication ce n’est pas après qu’on l’aura (63) ». Mais le prin‑ dans un contexte plus général d’inquiétudes des cipe de distinction et de division qui organise l’aide immigrés liées non seulement aux diminutions d’ef‑ au retour, continue de poser problème, peut-être fectifs dans l’industrie, à la montée de la violence et même plus fortement pour les délégués maro‑ du racisme, mais aussi à « la dénonciation de l’inté‑ cains. A posteriori, certains font plutôt preuve de grisme chiite par plusieurs ministres au moment des méfiance, voire d’un rejet de la mesure, et racontent conflits de l’automobile début 1983, [les] succès avoir incité des volontaires à l’aide au retour à électoraux de l’extrême droite sur le thème de retirer leurs demandes (64). C’est ainsi qu’un des plus l’immigration, [qui] ont renforcé l’idée d’une coha‑ anciens délégués immigrés (65) de la CGT s’élève bitation quasi impossible (61) ». Le syndicat estime contre l’aide au retour qu’il assimile à un marchan‑ qu’une telle demande risque d’isoler les ouvriers de dage de sa dignité. Ce faisant, il répond directement Talbot et compromet toute possibilité d’unification aux dissidents et à la CFDT, et questionne le sens pour une lutte en faveur de la réduction du temps et la pertinence d’une parole revendiquée comme de travail. En ce sens, elle n’est pas syndicale, mais immigrée (66). Dénonçant toute tentation de création s’impose aux syndicats qui s’y rallient, tout en d’un syndicat immigré, et donc tout ce qu’il perçoit proposant, dans le cas de la CFDT, que les retours comme particulariste, il voit derrière la parole soient basés sur le volontariat et ne s’adressent pas immigrée une dévaluation du statut de travailleur : seulement aux licenciés. Par ailleurs, le syndicat « Quand j’entends au micro de la CFDT, certains souligne une autre dimension de l’aide au retour ; dire “Moi, je parle comme immigré”, ça me fait à travers la fixation par les travailleurs eux-mêmes bondir. Ça veut dire quoi ? Qu’un immigré n’a pas des montants qu’ils estiment leur être dus, les moyens intellectuels d’être responsable syndical à part entière ? Quand je m’exprime, c’est comme « les ouvriers expriment ce qu’ils mettent derrière responsable syndical de la CGT et avec tout ce que les droits acquis ; ils ne sont pas prêts à accepter des discussions de “marchands de tapis” sur des montants insuffisants. En ce sens, le rapport de force nécessaire pour obtenir satisfaction sur les revendications du

(62) « Les enjeux d’un conflit », doc. cit. (59) « Lettre d’André Sainjon à M. Mauroy », 8 janvier 1984, (63) « Quelques réflexions après la réunion du 7 février 1984 à Archives URIF-CGT, versement 49J568. la fédération CGT de la métallurgie », Secrétariat national (60) Entretien réalisé en mai 2010 avec Daniel Richter, ingé‑ CGT immigration, 15 février 1984, Archives Institut d’histoire nieur à Renault Flins, secrétaire de la fédération CFDT de la sociale-CGT, versement 105CFD32. métallurgie de la vallée de la Seine et de l’Oise au moment du (64) Entretien, réalisé en mars 2013, avec Yadih Baddouh, conflit. À ce titre, il anime le conflit aux côtés des militants ouvrier spécialisé et délégué CGT au moment du conflit. CFDT de l’usine de Poissy. (65) Il a adhéré à la CGT en 1972. (61) « Les enjeux d’un conflit », tract de la CFDT Talbot, (66) Cette tension entre parole ouvrière et parole immigrée 3 janvier 1984, Archives interfédérales CFDT, versement dans les grèves existe dès les années 1970, voire avant (Pitti, 1B440. 2001).

• 46 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 46 18/06/2014 09:51:59 Licenciements et aide au retour dans le conflit Talbot

je suis (67). » Après dix-sept ans passés dans l’usine, avant que la situation n’empire, alors que l’âge de il estime avoir conquis le droit de parler en tant que ces travailleurs leur permet d’envisager une seconde travailleur, alors que la demande d’aide au retour le carrière professionnelle et que « le temps qui passe ramènerait au seul statut d’immigré. Il y oppose le réduit les chances de réintégration au pays (70) ». droit à la formation qui démontrerait la capacité des Le gouvernement y voit là « un élément nouveau, travailleurs immigrés à évoluer, le retour marquant dont il est souhaitable de tirer le meilleur parti », l’inéluctabilité de leur sortie du groupe ouvrier. pour répondre « à une demande – aussi fugace risque-t-elle d’être », et signifier aux pays d’origine Malgré des orientations différentes face au conflit que « la demande ne provient pas seulement de la et aux licenciements, les deux syndicats finissent France, mais de leurs propres émigrés aussi (71) ». Il donc par adopter des positions relativement proches, s’agit alors, à partir de projets très vagues de « faire qui consistent à accepter des aides au retour pour les émerger des projets concrets », d’« inciter les inté‑ volontaires ; mais le volontariat, dans un contexte de ressés à les faire connaître, notamment auprès des crise et de restructurations, est une notion ambiguë, gouvernements de leurs pays (72) ». L’aide au retour qui individualise les situations, tandis que la lutte est donc pensée et présentée comme un élément dans pour l’emploi permettait de répondre collectivement la négociation, d’abord vis-à-vis des pays d’origine aux licenciements. Cette rhétorique du volontariat qui rechignent à voir revenir leurs ressortissants, et et du choix individuel se trouve également au cœur vis-à-vis des syndicats et de l’entreprise à qui l’on des réflexions et des discours gouvernementaux. peut proposer une solution moins violente que des licenciements secs ou d’hypothétiques reclasse‑ ments. À partir du cas de Talbot, le gouvernement Une voie de sortie partielle envisage donc de mettre en œuvre un nouveau dispo‑ pour le gouvernement sitif ; les propositions à faire aux salariés de Talbot sont déterminantes car elles fixeront le minimum qui Talbot est le premier conflit d’ampleur contre des pourra être accordé dans les cas ultérieurs de licen‑ (73) licenciements que le gouvernement d’union de la ciements de travailleurs immigrés . Le sort des gauche doit traiter. S’appuyant sur la demande d’aide licenciés de Talbot n’est pas envisagé comme un cas au retour, il doit dans le même temps répondre à des isolé, mais comme un précédent sur lequel bâtir un attentes contradictoires. La création d’un nouveau dispositif permettant d’envisager le départ de l’indus‑ dispositif à partir du cas de Talbot pose ensuite de trie française de 20 000 immigrés. Les échanges au nouvelles questions. sein du gouvernement concernent également l’affi‑ chage et la communication qui doivent accompagner Agir face à la demande d’aide au retour les nouvelles mesures. Où en effet situer l’aide à la réinsertion ? Relève-t-elle des politiques d’immi‑ Les dispositifs pour faire face aux licenciements gration ou des politiques industrielles et d’emploi ? collectifs sont encore balbutiants en 1983. La solu‑ Comment peut-elle être intégrée aux orientations en tion la plus souvent préconisée est la mise en place matière d’immigration, redéfinies depuis août 1983 de préretraites financées par le Fonds national dans un sens plus restrictif ? Comment marquer une pour l’emploi (68). Entre 1974 et 1983, plus de deux rupture avec l’aide au retour de Lionel Stoléru ? millions de salariés, hors sidérurgie, en ont bénéfi‑ De plus, l’aide à la réinsertion doit répondre à des cié (Cornilleau et al., 1990). L’aide au retour, qui attentes contradictoires : celles des pays d’origine ; sera finalement baptisée aide à la réinsertion (69), peut celles des « communautés immigrées » demandeuses permettre de compléter la palette de ces dispositifs d’une politique d’insertion et qui refusent une aide pour les entreprises employant de nombreux travail‑ assimilable à « la formule “Mohamed prends ta leurs immigrés. Le gouvernement se saisit donc de valise !” » (74) ; et enfin, celles d’une opinion publique la demande de certains ouvriers de Talbot pour faire française, perçue a priori comme hostile aux immi‑ de nouvelles propositions. Les ouvriers qui ont orga‑ grés, si ce n’est xénophobe. Afin d’éviter de nourrir nisé la conférence de presse du 23 décembre sont reçus au secrétariat d’État chargé de la Famille, de la Population et des Travailleurs immigrés, afin (70) Note d’Élizabeth Lion à Georgina Dufoix, ministère des que soient mieux cernées leurs doléances. La peur Affaires sociales et de la Solidarité nationale, 6 janvier 1984, de licenciements futurs est prégnante ; l’enjeu est Centre des archives diplomatiques de Nantes, 558PO1/322. de trouver rapidement des solutions individuelles (71) Note confidentielle d’Alain Gillette, directeur de cabinet au secrétariat d’État chargé de la Famille, de la Population et des Travailleurs immigrés, 6 janvier 1984, archives FNSP/ WE/32. (67) Tract spécial de la fédération métallurgie CGT, « Ma (72) Note d’Élizabeth Lion à Georgina Dufoix, doc. cit. dignité n’est pas à vendre », interview d’Abdallah Fraiguy, (73) Note confidentielle d’Alain Gillette,doc. cit. janvier 1984, Archives URIF-CGT, versement 49J568. (74) Note sur l’aide à la réinsertion dans les pays d’origine, (68) Entretien avec René Cessieux. secrétariat d’État chargé de la Famille, de la Population et (69) Sur les enjeux sémantiques et politiques des expres‑ des Travailleurs immigrés, 13 janvier 1984, Archives FNSP/ sions « aide au retour » et « aide à la réinsertion » au sein du WE/32. « Mohamed prends ta valise » fait référence à l’aide au gouvernement, voir l’interview de Georgina Dufoix, Le Monde, retour instaurée par Lionel Stoléru, assimilée souvent par ses 19 janvier 1984. critiques à une expulsion déguisée.

Travail et Emploi n° 137 • 47 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 47 18/06/2014 09:52:00 tout sentiment de rejet, le gouvernement n’entend pas dispositif. Quelle est la contrepartie de l’aide accor‑ proposer l’aide à la réinsertion comme une réponse dée par l’État ? Tout en favorisant la réinsertion des directe aux restructurations industrielles afin d’éviter travailleurs immigrés, il s’agit aussi de réduire leur qu’elle soit assimilée à l’idée de « retour-débarras » présence sur le territoire français. La remise des titres qu’il faut à tout prix éviter (75). En revanche, la présen‑ de séjour et de travail aux autorités françaises semble ter conjointement à la création du titre de séjour de alors la « contrepartie “logique” de l’octroi d’une dix ans est le signe d’une politique équilibrée suscep‑ aide publique spécifique » (81). Mais elle nécessite tible de répondre aux attentes jugées « partiellement soit des accords bilatéraux soit une loi ; les premiers contradictoires » de franges de l’opinion publique permettent d’impliquer les pays concernés mais sont française et d’une opinion publique immigrée (76). susceptibles d’essuyer un éventuel veto de leur part, sans compter que le processus a toutes les chances Les prémisses d’un nouveau d’être assez lent ; la loi est plus rapide mais n’autorise dispositif d’aide à la réinsertion pas à cibler certaines nationalités, et appelle un débat Depuis le début de l’année 1983, le gouverne‑ public que le gouvernement souhaite éviter. L’autre ment estime que sa politique d’immigration est une possibilité est de créer un « droit du retour au retour », des orientations les moins bien perçues par l’opinion qui reconnaît la possibilité d’un échec de la réinser‑ tion et n’exige donc pas des travailleurs immigrés (Weil, 1995) et opère une réorientation en la matière qui intègre un volet sur la réinsertion dans les pays qu’ils rendent leurs titres de séjour et de travail ; elle d’origine dans le cadre d’une coopération Nord- se démarque du « retour-débarras » de l’ère Stoléru et Sud (77). Un groupe de travail interministériel est rend ainsi la mesure « comestible politiquement aux yeux de la gauche et crédible aux yeux des immi‑ créé, présidé par Paul-Marc Henry, ancien ambassa‑ (82) deur, qui insiste sur « le caractère souple et novateur grés ». Comparée aux mesures du gouvernement des solutions à inventer (78) », tout en reconnaissant précédent, la nouvelle mesure ne doit donc pas heurter l’échec des procédures antérieures et l’ignorance les sentiments antiracistes de la gauche, tout en étant des pouvoirs publics sur ce qu’il convient de faire. suffisamment incitative aux yeux des premiers concer‑ De plus, les objectifs affichés de coopération avec nés. À qui doit s’adresser l’aide à la réinsertion ? Si les pays d’origine, censés marquer une différence le projet est d’abord une réponse au sort des licenciés avec les mesures du précédent gouvernement, de Talbot, son élargissement doit faciliter la gestion butent sur les réticences de ces États à accueillir d’autres restructurations d’entreprises employant des leurs ressortissants (79). Les licenciements de Talbot étrangers. Faut-il alors l’accorder seulement aux licen‑ accélèrent un processus encore balbutiant, et des ciés ou à tous les travailleurs étrangers réguliers qui en propositions plus précises font l’objet d’échanges feraient la demande ? Certes, cela renforcerait le carac‑ au cours du conflit. Les conseillers ministériels tère volontaire des demandes d’aide, l’éloignerait du édictent des principes généraux devant régir les « retour-débarras » et permettrait de traiter les situations aides au retour. Celles-ci doivent être versées à à froid, contrairement au cas de Talbot ; cependant, des volontaires, licenciés de leur entreprise et viser son coût ainsi que les réactions de l’opinion française autant que possible une réinsertion professionnelle n’incitent pas à emprunter cette voie. Quel doit être s’inscrivant dans une politique de coopération qui le sort des ayants droit ? L’objectif est de s’assurer du nécessite donc des accords bilatéraux et proscrit départ et du non-retour des immigrés licenciés ; pour toute action publique unilatérale (80). autant, le sort de leurs conjoint et enfants est tout aussi important, puisque si le conjoint reste en France, l’im‑ Au fur et à mesure que se précisent les proposi‑ migré ayant bénéficié d’une aide au retour pourrait de tions gouvernementales, de nouvelles interrogations nouveau demander à venir en France en faisant valoir surgissent, qui sont autant de signaux des problèmes le rapprochement familial. Faut-il alors privilégier « la de cadrage politique dans l’élaboration du nouveau contrainte ou simplement l’incitation (83) » par majo‑ ration de l’aide ? Enfin, suite aux premiers échanges avec les gouvernements des pays d’origine, les accords (75) Note de René Cessieux, conseiller technique auprès du bilatéraux, dont la nécessité est énoncée en 1983, se Premier ministre, et Gilles Johanet, chargé de mission auprès révèlent être une question particulièrement épineuse. du Premier ministre, adressée à Alain Gillette, 13 février 1984, Le gouvernement français se voit donc dans l’obliga‑ Archives FNSP/WE/32. tion d’édicter ses propres règles malgré les réticences, (76) Note de Gilles Johannet, chargé de mission du Premier ministre, 26 mars 1984, Archives FNSP/WE/32. une base unilatérale pouvant être un premier pas « en (77) « Lutte contre l’immigration illégale et insertion des popu‑ vue d’obtenir des bases bilatérales (84) ». lations immigrées », communication de Madame Georgina Dufoix au Conseil des ministres, 31 août 1983, Archives FNSP/ WE/17. (78) Compte rendu de la première réunion du groupe intermi‑ (81) Idem. nistériel permanent de coordination en faveur de la réinsertion, (82) « Note sur l’aide au retour » de Gilles Johannet, chargé de 10 novembre 1983, Archives FNSP/WE/32. mission auprès du Premier ministre, 3 février 1984, Archives (79) Idem. FNSP/WE/32. (80) « Note confidentielle du directeur de cabinet du secrétariat (83) Idem. d’État chargé de la Famille, de la Population et des Travailleurs (84) Note d’Élizabeth Lion à Georgina Dufoix, 29 février immigrés », 26 décembre 1983, Archives FNSP/WE/32. 1984, Archives FNSP/WE/32.

• 48 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 48 18/06/2014 09:52:00 Licenciements et aide au retour dans le conflit Talbot

Finalement, une démarche en deux temps est de l’année 1983, les conflits sont offensifs, les adoptée : un dispositif temporaire, dédié aux licen‑ ouvriers revendiquant des augmentations salariales, ciés de Talbot uniquement, est mis en place. Il servira l’amélioration des conditions de travail, des liber‑ par la suite de base à la mesure qui sera destinée tés syndicales et le respect de leur dignité. Dans aux cas de restructurations où des salariés immi‑ les usines Citroën et Talbot, les grèves de 1982 grés sont concernés. Le dispositif Talbot s’articule semblaient ainsi avoir constitué une voie d’intégra‑ autour d’une aide de 20 000 F au titre de l’entre‑ tion dans la vie sociale et syndicale française. Un an prise, d’un versement de 20 000 F par les Assedic, et demi plus tard pourtant, une partie des grévistes, et d’une aide de 17 000 à 20 000 F conditionnée par d’origine immigrée, revendique une aide pour le retrait des titres de séjour et de travail et financée quitter leur entreprise et la France. Un tel revire‑ par les budgets destinés à la formation des licenciés ment questionne les conditions du conflit antérieur de Talbot (85). Parmi ces derniers, dans un premier à Talbot, qui profite d’une configuration particulière temps, une minorité choisit de demander une aide à rendant possible une grève victorieuse. Par contre, la réinsertion ; ils sont ainsi seulement 202, six mois dès que le maintien des emplois semble perdu, après les licenciements (86) ; par la suite leur nombre l’aide au retour devient un recours. Les revendica‑ augmente, à la surprise des syndicalistes qui n’imagi‑ tions pour l’emploi, puis pour le retour alternent, se naient pas que la mesure puisse intéresser beaucoup percutent, voire entrent en concurrence, mais c’est de salariés (87). Le dispositif d’ensemble est quant à seulement quand la lutte pour l’emploi s’épuise que lui défini de la manière suivante (88) : le salarié licen‑ la demande de retour prend toute sa force et conduit à cié doit être en possession de titres de séjour et de un repositionnement des acteurs – syndicalistes, OS travail, avoir été licencié depuis moins de six mois immigrés, direction de l’entreprise, gouvernement. et avoir été salarié d’une entreprise ayant passé une Enjeu de lutte ou élément de division pour certains convention avec l’Office national d’immigration syndicalistes, elle finit pourtant par dessiner une (ONI). Il ne doit pas être ressortissant d’un pays de forme de consensus qui s’appuie sur les notions de la Communauté économique européenne (CEE) ou choix et de volontariat. Ce consensus est cependant en cours d’adhésion à cette dernière, et doit repartir ambigu dans la mesure où il pose la question de la avec son conjoint. Enfin, il doit élaborer un projet de légitimité des travailleurs immigrés en France, alors réinsertion professionnelle, validé par l’ONI. L’aide que ceux qui font de l’immigration un problème en en elle-même consiste en un versement de 20 000 F appellent également au retour des immigrés dans de la part de l’État, accompagné d’une aide au démé‑ leur pays (90). La notion de choix dans le contexte du nagement, en un versement par les Assedic, et en une début des années 1980 dissimule mal le fait que le aide de l’entreprise au moins égale à celle de l’État. retour est un produit de la pensée d’État qui fonde En moyenne, un bénéficiaire touche 90 000 F (89). Le la légitimité de la présence immigrée en France sur dispositif évoluera ensuite tout au long des années la condition de travailleur (Sayad, 2006). Les immi‑ 1980, notamment de façon à inclure les chômeurs de grés eux-mêmes, ou du moins une partie d’entre plus longue durée, l’année 1985 marquant un pic des eux, partagent cette conception, dont le retour est retours, avec le départ de 32 898 personnes. une composante essentielle, de même que les orga‑ nisations syndicales dès qu’elles ne parviennent plus à défendre l’emploi. * Par ailleurs, alors que les mesures d’aide à la * * réinsertion concernent un segment particulier du salariat, elles constituent également l’une des La grève de 1983-1984 doit être replacée dans le nombreuses modalités de prise en charge par l’État contexte du cycle de luttes des OS de l’automobile de la socialisation des coûts des restructurations qui débute en 1981 et se termine au milieu de l’année industrielles. Depuis le milieu des années 1970, 1984, au moment des licenciements chez Citroën. et plus encore avec l’aggravation de la crise, les Des phases distinctes se succèdent. Jusqu’au début gouvernements successifs ont poursuivi dans cette voie, incitant d’autant plus les entreprises à procé‑ der à des licenciements économiques alors que (85) « Relevé de décisions de la réunion interministérielle du le retrait de l’activité de certaines catégories de 2 janvier 1984 », Archives FNSP/WE/32. travailleurs est facilité (Colin et al., 1981) ; les coûts (86) « Liste des personnels licenciés par Talbot début 1984 de la politique de l’emploi en sont d’autant augmen‑ ayant déposé un prédossier de réinsertion », 19 juin 1984, CAC, tés, passant, entre 1973 et 1988, de 0,9 % à 3,5 % versement 19940732/2. (91) (87) Jean-Pierre Noual, secrétaire de la CFDT Talbot, avoue du PIB (Cornilleau et al., 1990). Les mesures s’être trompé et constate que l’aide au retour, « ça marche ». Voir « Le vertigineux succès de l’aide au retour », Le Matin, 25 juin 1985. (88) Décret du 27 avril 1984 et loi du 17 juillet 1984. (90) « Le retour, une arme à double tranchant », entretien avec (89) Note de Christian Nguyen, conseiller technique auprès du Ahsene Zehraoui, Libération, 14 et 15 janvier 1984. ministère des Affaires sociales et de la Solidarité nationale, à (91) On entend ici par dépenses pour l’emploi, l’indemnisation Charles-Henri Filippi, directeur de cabinet de Georgina Dufoix, du chômage, les préretraites et la formation professionnelle des 20 août 1984, Archives FNSP/WE/32. adultes occupés.

Travail et Emploi n° 137 • 49 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 49 18/06/2014 09:52:00 d’âge ont été particulièrement utilisées dans l’auto‑ au cours de laquelle les conflits du travail inter‑ mobile pour réduire l’effectif permanent tout au rogent les changements des équilibres politiques, long des années 1980 et 1990 ; celles relatives aux à Poissy particulièrement où, en 1983, le maire travailleurs immigrés obéissent à la même logique communiste, ancien secrétaire de la CGT de l’usine car elles évitent une partie des licenciements secs automobile, époux de la secrétaire en place, est battu tout en diminuant le nombre d’emplois stables. par un élu du Rassemblement pour la République (RPR), ancien membre de la CSL. Sans envisager D’autres aspects nécessiteraient d’être appro‑ de causalité stricte entre ce qui se déroule dans ces fondis pour saisir l’ensemble des dimensions de ce différents champs, on peut questionner leur porosité conflit, qui, des ateliers aux plus hauts sommets de et la façon dont les acteurs sont affectés. l’État, a eu des incidences sur plusieurs échelles ; ainsi, c’est chaque champ (politique, syndical, Enfin, ce conflit ne peut être appréhendé en dehors industriel, etc.) qui mériterait d’être scruté à diffé‑ du contexte politique. Les premiers succès du Front rents niveaux. Par exemple, les pratiques syndicales national et la campagne des élections municipales des délégués immigrés dans les ateliers entrent ici de 1983 témoignent de la montée en puissance nettement en tension avec celles de leurs dirigeants ; de thèses xénophobes auprès de l’électorat, qui au vu de leurs positions sociales respectives, quelle participe aux réorientations gouvernementales en cohérence trouver entre ceux qui sont en grève et matière de politique d’immigration, mais modifie ceux qui négocient ? Cette question se pose aussi aussi la perception de l’avenir des OS immigrés. Il pour les directions d’entreprise tiraillées entre les est dès lors indispensable d’envisager les positions responsables du groupe, d’une part, et ceux qui, des salariés dans un contexte qui dépasse la seule dans les usines, sont confrontés au conflit, d’autre situation économique des entreprises afin de saisir part. Le champ politique local pourrait également comment il travaille leur perception des enjeux et faire l’objet d’une étude dans cette période tendue des opportunités.

Bibliographie

Bensa A., Fassin E. (2002), « Les sciences sociales face à Loubet J.-L. (2001), Histoire de l’automobile française, l’événement », Terrain, n° 38, pp. 5-20. Paris, Seuil.

Bouquin S. (2006), La valse des écrous : travail, capital Loubet J.-L., Hatzfeld N. (2001), Les sept vies de et action collective dans l’industrie automobile, Paris, Poissy : une aventure industrielle, Paris, ETAI. Syllepse. Loubet J.-L., Hatzfeld N. (2002), « Poissy : de la CGT à la CFT, histoire d’une usine atypique », Vingtième Siècle. Colin J.-F., Gros J.-C., Verdier E., Welcomme D. (1981), Revue d’histoire, n° 73, pp. 67-81. « Politiques d’emploi : la rupture de 1977, éléments pour une analyse critique des politiques spécifiques d’emploi Pitti L. (2001), « Grèves ouvrières versus luttes de (1974-1980) », Travail et emploi, n° 10, pp. 9-22. l’immigration : une controverse entre historiens », Ethnologie française, vol. XXXVII, n° 2, pp. 465-476. Cornilleau G., Marioni P., Roguet B. (1990), « Quinze ans de politique de l’emploi », Revue de l’OFCE, n° 31, Pitti L. (2002), Ouvriers algériens à Renault-Billancourt pp. 91-120. de la guerre d’Algérie aux grèves d’OS des années 1970. Contribution à l’histoire sociale et politique des ouvriers Gay V. (2011), De la dignité à l’invisibilité : les OS étrangers en France, Thèse de doctorat d’histoire, immigrés dans les grèves de Citroën et Talbot, 1982- Université Paris-VIII. 1984, Mémoire de master 2, Paris, EHESS. Richter D., Lauret F. (1983), « Dix-huit mois de conflits Gorgeu A., Mathieu R. (2005), « Les restructurations à la chaîne », Travail, n° spécial, pp. 8-34.

industrielles : une fatalité du marché ? Le cas de la filière Sayad A. (2006), L’immigration ou les paradoxes de automobile en France », Revue de l’Ires, n° 47, Spécial l’altérité, tome 1 : L’illusion du provisoire, Paris, Raisons « Restructurations, nouveaux enjeux », pp. 37-58. d’agir.

Loubet J.-L. (1994), « PSA Peugeot-Citroën, 1973-1992. Weil P. (1995), La France et ses étrangers : l’aventure Histoire d’un groupe automobile dans les années de d’une politique de l’immigration de 1938 à nos jours, crise », Actes du Gerpisa, n° 10. Paris, Gallimard.

• 50 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 50 18/06/2014 09:52:00 De quoi les Conti sont-ils le nom ? Radicalisation des luttes sociales et restructurations financières Pascal Depoorter (*), Nathalie Frigul (**)

Cet article étudie l’un des mouvements sociaux les plus emblématiques de l’année 2009, qui s’est déroulé dans l’Oise à l’usine Continental. À partir d’une recherche encore en cours, les auteurs essayent d’appréhender les façons dont cette lutte sociale s’est construite et s’est radicalisée. Dans un premier temps, ils la resituent dans l’histoire de l’usine, des conflits antérieurs, et examinent les conditions de l’annonce de la fermeture. Ensuite, les auteurs s’intéressent aux modalités et aux moyens donnés à la lutte en se centrant sur les acteurs du mouvement. Ils analysent ainsi les éléments les plus marquants d’une critique sociale et des formes de politisation qu’elle engage. Enfin, ils tentent de saisir les ressorts de la mobilisation collective qui reposent sur un double registre, matériel et symbolique : indemnisation financière de la perte d’emploi et de salaire et réparation de la violence sociale subie à la suite d’une fermeture qui a été vécue sur le mode de l’injustice.

Depuis les manifestations musclées des sidé‑ dont la particularité est d’être portés par des mili‑ rurgistes lorrains du début des années 1980 tants très au fait des modes d’accès au traitement (Montlibert, 1989), le temps n’était plus, semble- médiatique (Mathieu, 2011). Présentés auparavant t-il, aux luttes mais à l’adaptation de l’appareil de dans la rubrique des faits divers, les fermetures production à la mondialisation (Askenazy, 2011). d’entreprises et plans sociaux alimentent dès lors En dépit de quelques mouvements épars (Béroud, les pages politiques et sociales de la presse locale Mouriaux, 2001), les décennies 1980 et 1990 et aussi nationale (1). Ce renouveau des mouve‑ marquent un recul assez net des grèves ouvrières. ments sociaux semble, à bien des égards, annoncer Néanmoins, de nouvelles formes d’action collec‑ le retour au premier plan de la question ouvrière. tive apparaissent, se caractérisant davantage par Temps fort de la protestation sociale, le conflit qui des pétitions, des débrayages et des arrêts de se développe à Continental Clairoix au printemps travail plus courts que par le passé (Béroud et 2009 constitue un épisode récent de telles luttes. al., 2008). À la fois protestataire et porteur d’une critique sociale, il se traduit par des actions « coup-de- Au tournant des années 2000, quelques poing », dont la destruction des éléments de mouvements sociaux qui attirent l’attention des mobilier à la sous-préfecture de Compiègne a été journalistes sont perçus comme des actes déses‑ le point d’orgue. Comment expliquer le caractère pérés pour le maintien de l’emploi. L’entreprise violent et « radical » de la lutte des Conti ? Cellatex dans les Ardennes a ainsi occupé la scène médiatique pendant plusieurs semaines en juillet Cette lutte s’inscrit tout d’abord dans les 2000 (Larose et al., 2001). Pour se faire entendre, premières répercussions de la crise financière et les ouvriers de cette petite usine avaient menacé de déverser de l’acide dans la Meuse. L’action mili‑ tante se situait dans la continuité des modes virils des mobilisations populaires et prenait en même temps une forme réactualisée. Ces conflits sont mis (1) La liquidation des sites industriels, sans qu’il y ait en scène et jouent sur les symboles, inspirés sans pour autant dépôt de bilan, fait ainsi une brève apparition doute par les « nouveaux mouvements sociaux » au début de la campagne présidentielle de 2002 quand le journal de vingt heures de TF1 montre les images de Lionel Jospin aux prises avec un syndicaliste de Lu. La défaite électorale du candidat socialiste est imputée à la défection du vote des classes populaires dont Le Monde tente de saisir les contours quelques mois plus tard dans un dossier documenté, «La France des oubliés », autrement dit la France des classes populaires qui subissent le plus (*) CURAPP-ESS UMR 7319 (Centre universitaire de durement les effets des mutations économiques. Depuis, recherches sur l’action publique et le politique, épistémolo‑ elles constituent un enjeu de communication politique qui gie et sciences sociales), université de Picardie Jules-Verne ; met la question du travail au cœur de la campagne prési‑ [email protected] dentielle de 2007 et place le déclin industriel au centre de (**) CURAPP-ESS UMR 7319 (Centre universitaire de celle de 2012. recherches sur l’action publique et le politique, épistémolo‑ gie et sciences sociales), université de Picardie Jules-Verne ; [email protected] Travail et Emploi n° 137 • 51 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 51 18/06/2014 09:52:00 bancaire qui a éclaté en septembre 2008 (2). L’année syndicale la progressive préférence pour la négocia‑ 2009 est marquée par une augmentation d’une tion d’entreprise et le « dialogue social » (Béroud, ampleur sans précédent du nombre de ferme‑ Yon, 2009). Le conflit qui se déroule à cette tures d’entreprises, phénomène qui se traduit par période à l’usine Continental de Clairoix apparaît un recul historique de l’emploi en France (3). Au en tout point à rebours d’une stratégie syndicale moment où se développe le conflit social à l’usine réformiste. Dès les premiers jours, le mouvement Continental, début mars, des milliers de personnes s’affranchit de la tutelle des institutions syndicales sont en train de perdre leur travail. Les intérimaires et se dote d’un comité de lutte, instance chargée de et les salariés en situation précaire qui constituent débattre des moyens donnés à un mouvement se traditionnellement « la variable d’ajustement » du présentant comme l’expression concrète d’antago‑ marché de l’emploi sont touchés les premiers. Mais nismes de classe. Faut-il alors y voir l’expression l’annonce de la fermeture de l’usine Continental par les ouvriers d’une critique « par le bas » des se distingue des cas majoritaires de faillites, car confédérations ? cette unité de production moderne affiche des taux annuels de productivité honorables et dégage un Pour comprendre la radicalisation de ce mouve‑ résultat bénéficiaire en 2008. Par la condamna‑ ment social, nous avançons dans cet article qu’il tion d’un de ses sites français, le groupe allemand faut surtout la réinscrire dans son contexte socio‑ entend, se justifie-t-il, anticiper les effets de la politique local et sa temporalité, afin de saisir les « crise » sur le marché du pneumatique en raison relations entre les salariés, leurs représentants notamment du ralentissement de la production et la direction. Ce conflit émerge dans l’une des automobile. Si cette décision est incompréhensible premières entreprises à avoir mis en place les pour les salariés locaux, elle ne permet pourtant pas accords de retour aux quarante heures en 2007, dits à elle seule d’expliquer l’ampleur et la forme de ce « travailler plus pour gagner plus », signés ici par un conflit social très médiatisé. syndicat CFTC majoritaire et la CFE-CGC. Il s’ins‑ Le contexte politique national du début de l’année crit également dans un bassin industriel marqué par 2009 entre aussi en ligne de compte. Il est carac‑ des décennies de restructurations, avec un possible térisé par de fortes mobilisations pour la défense transfert de « capital militant » (Matonti, Poupeau, du pouvoir d’achat et de l’emploi. En janvier et en 2004) et de savoirs sur les stratégies de lutte entre mars, contestant la politique gouvernementale, des usines. Dans un premier temps, nous mettrons en centaines de milliers de manifestants battent le pavé exergue les conditions locales de cette mobilisa‑ à l’appel de l’ensemble des confédérations syndi‑ tion marquée par des dissensions syndicales et des cales (CFTC, CFDT, CFE-CGC, CGT, FO, FSU, conflits sociaux antérieurs, qui contredisent l’idée Solidaires, UNSA (4)). Cependant, faute de stratégies d’une pacification des relations ouvrières. Nous claires et de perspectives données à ces journées de poursuivrons par l’étude des acteurs, internes et mobilisation, le mouvement s’essouffle. Au sein externes à l’usine, qui ont infléchi la contestation de syndicats traditionnellement contestataires, sociale en lui donnant une portée plus générale et comme la CGT ou Sud, une partie de la base s’in‑ politique de « critique sociale » (voir encadré 1) : terroge sur la volonté réelle de leurs confédérations cette radicalisation a été portée par la majorité des de maintenir un rapport de force qui commence à salariés, même ceux éloignés des organisations se construire par l’action de rue. Le bilan contro‑ syndicales, qui partageaient les mêmes sentiments versé de cette mobilisation discontinue conduit à d’humiliation et de colère. Dans un troisième temps, s’interroger sur les conséquences qu’a pour l’action en nous inspirant de la notion d’économie morale d’Edward P. Thompson (1988a), nous examinerons (2) Cette crise qui va conduire à la plus importante réces‑ les ressorts subjectifs de cette mobilisation collec‑ sion économique depuis la grande dépression des années 1930 tive qui reposent sur un double registre, matériel démarre aux États-Unis en 2007 par l’éclatement de la bulle et symbolique, de la « réparation » : compensa‑ immobilière (crise des subprimes). Elle se poursuit à l’automne 2008 par un krach boursier et la faillite de plusieurs établis‑ tion financière de la perte d’emploi et du salaire, sements financiers, dont la banque d’investissement Lehman mais bien au-delà, réparation morale qui impose la Brothers. Cette crise bancaire, qui touche bientôt le reste de la reconnaissance sociale, publique, de la légitimité planète et particulièrement l’Europe, engage les gouvernements européens et la Banque centrale européenne (BCE) à interve‑ de la lutte. nir massivement en injectant des fonds pour sauver le système bancaire. (3) Goarant C., Minni C. (coord.), Pasquereau A., Rémy V., Tovar M.-L., Debauche E., Thélot H. (2010), « Emploi, Un symbole de la « casse sociale » chômage, population active : bilan de l’année 2009 », Dares Analyses, n° 50, juillet. (4) Confédération française des travailleurs chrétiens ; Implanté à Clairoix, dans l’Oise, le site de l’usine Confédération française démocratique du travail ; Confédération Continental abrite durant un siècle une filature de française de l’encadrement – Confédération générale des soie avant de se reconvertir dans la fabrication cadres ; Confédération générale du travail ; Force ouvrière ; Fédération syndicale unitaire ; Union syndicale solidaires ; de chambres à air et de pneumatiques en 1936, à Union nationale des syndicats autonomes. la suite de son rachat par la société Englebert.

• 52 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 52 18/06/2014 09:52:00 Radicalisation des luttes sociales et restructurations financières

Encadré 1 Méthodologie d’une enquête encore en cours

L’article s’appuie sur une enquête sociologique menée depuis avril 2009, quelques semaines après le début du conflit social. Elle s’est largement appuyée sur l’observation directe qui a suivi le calendrier du mouvement : assem- blées générales sur le parking de l’usine, nombreux échanges et discussions à cette occasion avec les salariés de Continental, participation à plusieurs manifestations (Amiens, Beauvais, Compiègne, Paris, Sarreguemines), aux meetings organisés devant l’usine mais aussi à Compiègne et à Amiens, concernant le procès des sept salariés poursuivis pour les destructions commises à la sous-préfecture de Compiègne et les audiences où comparais- sait Xavier Mathieu, un des délégués de la CGT, pour avoir refusé le prélèvement de son ADN par la police. Nous sommes ainsi entrés progressivement en relation avec des anciens salariés et tous les responsables syndicaux, quelle que soit leur affiliation. La permanence de ces contacts, qui ont survécu à la liquidation de l’usine, nous a permis ensuite de réaliser une enquête quantitative (janvier 2013), à partir des listes d’adresses des anciens sala- riés (1 100 au 31 décembre 2009) détenues par le comité d’entreprise. Sa finalité est d’objectiver certaines réalités du reclassement des anciens salariés. Des entretiens ont ensuite commencé auprès des personnes qui, dans le questionnaire (390 ont été retournés (1)), ont donné leur accord pour nous rencontrer (soit une centaine d’ex-sala- riés de Continental). Ce travail de recherche s’inscrit donc dans la longue durée, temps ici nécessaire pour créer une relation de confiance entre les enquêteurs et les enquêtés. Les modalités de l’enquête ont été contraintes par la nature particulière des événements observés, qui, dans un premier temps, rendait l’entretien formel inenvisageable. Certains matériaux sont encore à l’état brut ou demandent des recoupements et ne seront donc pas traités ici (essentiellement les données ethnographiques). L’article oriente essentiellement le propos sur un contexte local de lutte qui est reconstruit, à froid, à partir des premiers entretiens réalisés entre octobre 2013 et janvier 2014 avec des élus syndicaux ayant participé au mouve- ment. Certains ont siégé au comité d’entreprise (CE) qui a été dissous définitivement fin février 2014. Quoique les principaux protagonistes du mouvement nous accordent leur confiance, quoique nos identités soient bien connues, certains salariés, très actifs dans le Comité de lutte, ont pour l’instant esquivé tout entretien, au premier chef Xavier Mathieu. Notre corpus se trouve donc à ce jour épars, non clos et informé par les différents entretiens qui ont pu aboutir. Compte tenu de son hétérogénéité actuelle, nous avons décidé de nourrir le propos de cet article des significations que les militants du Comité de lutte, constitué de syndicalistes CGT ou FO, ont donné à ce mouvement. Il laisse dans l’ombre d’autres points de vue attachés aux positions et rôles investis par certains adhérents et représentants de la CFTC, de la CFDT et de la CFE-CGC. Les entretiens utilisés ici ont été réalisés avec des membres du Comité de lutte (Michel Bonte et François Lefèvre de FO, Jacques Pichon et Patrick Lachambre de la CGT), un responsable de la CFDT (Julien Robin), de la CFTC (José Munes) et un ancien ouvrier (Robert Jaquin), qui a participé à ce mouvement social sans avoir pris part au Comité de lutte. Afin de préserver leur anonymat, nous leur avons donné un prénom et un nom fictifs. Nous avons utilisé de nombreux documents et articles de presse qui donnent des traces factuelles. En même temps, nous nous appuyons sur une recherche précédente réalisée dans le cadre d’une thèse. Elle a conduit l’un d’entre nous à rencontrer des salariés de l’entreprise Chausson, qui ont mené un long conflit social contre la fermeture de leur entreprise au milieu des années 1990. Le leader de ce mouvement, Roland Szpirko, réapparaît dans le conflit des Conti (Depoorter, 2006).

(1) Un traitement qualitatif des commentaires libres ayant accompagné les réponses au questionnaire est proposé dans l’article.

L’usine prend rapidement de l’essor et devient américain. À la fin de l’année 2008, l’usine de une entreprise majeure du Compiégnois (5), comp‑ Clairoix emploie 1 125 salariés dont 922 ouvriers tant 1 500 salariés au début des années 1960 (82 %) pour 132 Etam (Employés, techniciens (Lazzarotti, 1968, p. 327). Intégrée au groupe et agents de maîtrise) et 71 cadres (6). Malgré la Uniroyal à la fin des années 1950, elle passe sous tendance à une réduction des effectifs liée à la le contrôle de l’entreprise allemande Continental modernisation des outils de production, les recru‑ en 1979, au moment de la reprise de la totalité de tements sont nombreux durant les dernières années. l’activité pneumatique européenne du fabricant Les chiffres du bilan social montrent que 22 % des salariés sont présents dans l’entreprise depuis moins de six ans alors que la moitié des personnels a plus (5) Troisième pôle industriel de Picardie, le Compiégnois de quinze ans d’ancienneté (7). Nous retrouvons ces compte plus d’un quart d’emplois industriels, soit trois points caractéristiques dans l’enquête par questionnaires au-dessus de la moyenne d’une région pourtant placée au troisième rang régional pour l’emploi dans l’industrie. Avec, à l’époque, trois grandes usines de fabrication de pneuma‑ tiques (Continental, Dunlop et Goodyear qui vient également (6) Bilan social d’établissement, 2007-2008-2009. de fermer), la Picardie était, pour l’emploi dans ce secteur, la (7) 40 % des salariés de l’usine sont alors âgés de moins de seconde région française, derrière l’Auvergne. Pour plus de 40 ans. Dans cette usine dont l’activité nécessitait beaucoup de détails, voir Insee Picardie (2006), « Compiègne : une zone travaux de manutention, les hommes étaient fortement majo‑ d’emploi urbaine très industrialisée », in L’industrie dans les ritaires. Ils représentent alors 94 % de l’effectif total (et 96 % territoires picards, novembre, pp. 67-74. des ouvriers).

Travail et Emploi n° 137 • 53 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 53 18/06/2014 09:52:00 réalisée en janvier 2013 qui, bien que non représen‑ apaisées depuis ce moment où, agissant en « syndi‑ tative de l’ensemble des salariés, permet de préciser cat responsable », le syndicat chrétien parvint, en l’analyse. Si un tiers des salariés répondants habite 2004, à remporter les élections professionnelles ? Compiègne ou les villages voisins de Clairoix, un Cette année-là, il obtint 43 % des voix aux élec‑ second tiers est domicilié dans les communes plus tions du comité d’entreprise devant la CGT (27 %) éloignées (entre 10 et 20 kilomètres). Enfin, un troi‑ et la CFDT (26 %) et ravit à cette dernière le poste sième tiers demeure à plus de 30, voire 40 kilomètres de secrétaire grâce à une alliance avec la CFE-CGC. de l’usine. Autrement dit, la zone de recrutement La CGT, longtemps majoritaire, réussit à garder des salariés allait au-delà de l’Oise pour atteindre deux délégués. Cette redistribution des mandats était les départements de la Somme et de l’Aisne. inscrite dans l’histoire syndicale de l’entreprise, qui L’enquête donne à voir une classe ouvrière à la fois avait vu la section CGT perdre progressivement sa ancrée dans le monde rural et installée dans une position dominante au milieu des années 1990, à la histoire industrielle depuis plusieurs générations. suite du départ d’une partie de ses membres à Force Cette représentation est confortée par le faible taux ouvrière et du licenciement d’un délégué, Jean-Marc de travailleurs étrangers (4 % de l’effectif), bien en Iskin, qui fut un des animateurs d’une grande grève dessous des moyennes observables dans les usines en 1994. Les entretiens menés auprès des différents du sud de l’Oise, comme Chausson ou d’autres délégués syndicaux, quelle que soit leur affiliation, entreprises du bassin creillois voisin. Dans quel désignent les événements qui entourèrent cette contexte la fermeture de cette usine intervient-elle ? grève de 1994 comme le moteur du basculement des forces syndicales. Elle constitue un tournant dans « Travailler plus pour gagner plus ! » l’histoire de cette usine où le modèle de « dialogue social » voulu par la direction s’était imposé par le L’annonce est faite très tôt le matin du 11 mars truchement d’un syndicalisme réformiste. Il s’est 2009, par voie de presse. Elle est confirmée aux accompagné d’un « chantage à l’emploi » et de sanc‑ salariés vers 8 heures par « un grand directeur venu tions pour produire du consentement, voire d’une d’Allemagne », nous dit Robert Jaquin, 56 ans, certaine violence physique assumée par cette direc‑ ouvrier pendant trente ans, se souvenant encore tion (voir encadré 2). aujourd’hui (l’entretien a été réalisé en janvier 2014) des conditions dans lesquelles il apprend la nouvelle. En 2007, la CFTC a donc la main pour engager des « Je me rappelle comme si c’était hier. On nous négociations avec la direction concernant un accord réunit dans un grand entrepôt pour nous dire que la de quarante heures. Celui-ci est mis en œuvre dans boîte elle ferme parce qu’on est trop cher… comme un contexte où, depuis des années, l’épouvantail de cela du jour au lendemain ! […] nous réunir comme la fermeture est constamment agité par le groupe cela pour nous dire ça comme cela ! Vous auriez Continental, qui place ses sites en concurrence et en vu la tête des gens qui pleuraient, qui sortaient lutte permanentes pour leur survie – une méthode pour aller dans leur vestiaire… ça nous a fait tout que le cabinet chargé de l’expertise économique drôle ! » Cette annonce provoque un effet de sidé‑ pour le comité d’entreprise qualifiera de « véritable ration. L’information passe en boucle sur les ondes darwinisme industriel (8) ». Soumis à la pression de des radios. Très vite, le travail est arrêté. Des salariés la direction, le responsable de la CFTC négocie ce se rassemblent devant les portes de l’usine. Ils sont qu’il considère être un bon accord pour la pérenni‑ bientôt rejoints par les médias qui vont couvrir quasi sation du site : quotidiennement cet événement jusqu’à la signa‑ ture des accords entérinant le plan de sauvegarde « Si je signe un accord, je m’engage à quelque chose. Si je mets une durée de deux ans, qu’est-ce que je de l’emploi. Les conditions de la fermeture font vais gagner dans l’histoire en deux ans ? Je n’ai pas vivement réagir les ouvriers de Clairoix, qui l’inter‑ voulu mettre de date. J’ai voulu mettre le mot “pour la prètent comme une véritable trahison et y décèlent pérennité du site et des emplois”. C’est tel quel. Ça me un grand mépris de la direction à leur égard : « il y paraissait moi, plus sensé et beaucoup plus porteur avait eu beaucoup de sacrifices avant la fermeture », que de dire, on va faire un accord pour deux ans et nous dira Jacques Pichon, ouvrier, délégué CGT. Il je vous garantis l’emploi pour deux ans. Mais bien fait ici référence à l’accord organisant le retour aux sûr cet accord, je l’ai refusé pendant un an ! J’étais quarante heures de travail hebdomadaire et en vertu majoritaire, j’avais ce pouvoir de dire non pendant duquel la direction s’était engagée à maintenir la un an. […] Je m’y oppose. Travail gratuit, je dis production sur le site jusqu’en 2012. non ! J’ai dit non et la menace de la fermeture était sur mon dos à moi ! La direction me pointait du doigt Après plusieurs mois de négociations, l’accord en disant : “Il ne veut pas, il ne veut pas.” J’ai dit : de retour aux quarante heures avait été signé en “La CFTC dit non, mais propose.” […] On a signé septembre 2007 par la CFTC, le syndicat majoritaire, à une condition : vous m’embauchez les 130 intéri- et la CFE-CGC. Cet accord était mal passé dans les maires, vous donnez 100 € par mois aux salariés pour ateliers et avait fait l’objet de vives contestations de la part de la CFDT et de la CGT. Néanmoins, aucun (8) Rapport Secafi, décembre 2010 portant sur l’analyse de mouvement de grève ne s’était déclenché. Les rela‑ l’exercice 2009. A priori non public, il nous a été présenté lors tions sociales dans l’entreprise étaient-elles donc d’une entrevue avec un membre du CE.

• 54 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 54 18/06/2014 09:52:00 Radicalisation des luttes sociales et restructurations financières

Encadré 2 La grève de 1994

Le licenciement de Jean-Marc Iskin, responsable syndical CGT et militant de Lutte ouvrière, intervient en 2002 au terme de huit années de procédure judiciaire. Une décision du Conseil d’État vient alors clore une affaire qui a pour origine le déclenchement d’un conflit social en juin 1994. Revendiquant une augmentation des salaires et l’embauche en contrat à durée indéterminée d’intérimaires, les ouvriers bloquent l’usine durant une dizaine de jours. Après cet épisode, dix-neuf personnes sont licenciées, puis réintégrées quelques mois plus tard, à l’excep- tion du militant trotskiste. La direction lui reproche d’avoir « réitéré des appels au blocage de l’usine, empêchant ainsi la libre circulation des marchandises, même après que les salariés aient décidé la reprise du travail (1) ». Si, dans un premier temps, l’inspection du travail refuse le licenciement, sa hiérarchie le valide. La décision du minis- tère est ensuite cassée par le tribunal administratif. Le militant de Lutte ouvrière, ouvrier professionnel, embauché au milieu des années 1980, est finalement exclu en 2002. Mais c’est surtout un autre épisode, survenu durant ce conflit social, qui reste gravé dans les mémoires : l’intervention de vigiles sur le piquet de grève, affaire dont la presse nationale s’était fait l’écho (2). Les ouvriers décrivent une véritable « action commando » qui se déroule le 30 juin, vers 3 heures du matin, précise Patrick Lachambre (ouvrier, délégué syndical CGT à l’époque). Elle était manifestement bien préparée. Les vigiles avaient pris soin de couper les lignes téléphoniques avant de foncer sur le petit groupe d’ouvriers. Leur brutalité obligea quelques grévistes à fuir et à se jeter dans l’Oise, qui longe le parking de l’usine. D’autres eurent moins de chance et furent durement molestés, comme le rappelle Patrick Lachambre en janvier 2014 : « Le patron les a fait monter dans le camion et quand ils sont arrivés devant le portail, il y avait très peu de monde dehors. Les mecs sont sortis et ont tabassé, les copains se sont foutu la gueule dans l’eau parce qu’ils ne voulaient pas prendre des coups de matraque. Le local syndical a été broyé. J’ai un copain qui s’est fait tapé dessus, on l’a fait hospitaliser, il a eu la rate éclatée. » Le directeur de l’époque est finalement reconnu responsable de cette action violente qui, à sa façon, donne une idée de la nature des relations sociales de l’époque. Le tribunal de grande instance de Compiègne le condamne à une peine de quatre mois de prison avec sursis. À la suite de cette grève, le groupe Continental décide de baisser la production de l’usine de Clairoix, de la placer sous surveillance pendant une année et annonce un plan de licen- ciements de 149 personnes. La violence qui s’est exercée lors de ce mouvement de grève, les démêlés judiciaires qui ont suivi et les sanctions infligées par le groupe allemand ont contribué à modifier durablement les relations sociales et les alliances syndicales et, très certainement, pour la frange la plus à gauche de la CGT, à nourrir un sentiment d’injustice.

(1) Conseil d’État, décision du 26 juin 2002, n° 219940. (2) Libération, 23 février 1995.

deux heures et demie de travail en plus par semaine, continuait à recruter, ce que l’accord de 2007 dont une heure rémunérée non imposable… C’était programmait, de même qu’il prévoyait des inves‑ au moment de cette loi de Sarkozy, “Travailler plus tissements devant assurer la pérennité du site. pour gagner plus”, vous savez… On a été la première Ainsi, après une période probatoire, les fils des sala‑ entreprise à l’appliquer. » riés pouvaient espérer bénéficier d’une priorité à (Entretien avec José Munes, ouvrier, représentant l’embauche. CFTC, réalisé en janvier 2014.) « On gagnait bien quand même. Je vois, en étant La fabrique du consentement (Burawoy, 2011) toujours du matin, sans faire de nuit, je gagnais reposait ainsi, depuis des années, sur les compen‑ 2 100 €. C’est quand même pas mal en faisant sations financières de la pénibilité du travail mais quarante heures. On était arrivé à avoir beaucoup de également sur les possibilités de faire carrière dans primes. On travaillait dans les produits quand même l’usine (9) et sur la sécurité de l’emploi qu’incar‑ où il y avait beaucoup de séquelles, on acceptait… On nait la puissance du groupe allemand. L’entreprise avait une prime de chaleur au-dessus de 30 o ; quand tu travaillais le dimanche, tu avais une journée de récupération. » (9) Notre enquête sur le reclassement montre que la quasi- (Entretien avec Patrick Lachambre, militant CGT, totalité des agents de maîtrise de la production était d’anciens réalisé en janvier 2014.) ouvriers. Ils ont bénéficié des conditions « d’employabilité » (Boltanski, Chiapello, 1999) ordinairement mises en œuvre Le compromis salarial qu’incarnait à sa manière dans les phases de pérennité économique. Les possibilités la CFTC s’établissait à la fois sur des contreparties d’évolution professionnelle et de carrière s’inscrivaient ainsi matérielles et un contrat moral sur l’avenir du site. dans des processus de coproduction collective (Zimmermann, 2011) entre employeur et salariés et ces derniers y formaient Néanmoins, l’accord des quarante heures cristallisa également le projet d’assurer l’avenir de leurs enfants (Linhart, plus de tensions et de divisions syndicales qu’il n’y 2005). Les transformations productives en cours depuis la fin parut d’abord. Il ne fit pas l’unanimité. Le délégué des années 1980 sont venues fragiliser ces formes de valorisa‑ CFTC le reconnaît lui-même : « On m’a dit que je tion sociale qui semblaient acquises pour les familles ouvrières (Beaud, Pialoux, 1999). cédais à la direction, mais non, non, on gagnait sur

Travail et Emploi n° 137 • 55 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 55 18/06/2014 09:52:00 tout […]. C’était un super accord. D’ailleurs, il n’y direction] sont venus pour fermer l’usine […]. Le a pas eu de grèves… même les gens de la CFDT ont matériel, l’outil a été détérioré, sciemment. On ne suivi… » De son côté, la CFDT, selon les propos que réparait pas. Les absences n’étaient pas rempla- nous avons recueillis auprès de l’un de ses représen‑ cées, les congés non plus… » Bien plus, selon lui, tants de l’époque, disait le contraire : « Ni la CFDT les remaniements successifs de postes à la direction ni la CGT n’étaient d’accord… Quel était le gain ? de l’entreprise étaient programmés : « C’était orga- Le seul gain, on travaillait le week-end et les jours nisé. La direction a reçu des ordres de Hanovre. fériés… J’ai toujours dit qu’on perdait en fait… » Ça a duré un an et demi… Les accords n’ont fait (entretien avec Julien Robin en janvier 2014). Cet qu’aggraver le coût horaire… La CFTC n’y croyait accord a alimenté les contentieux qui sont allés pas… il faut dire que la direction la tenait un peu grandissants entre courants syndicaux. Ils ont en otage en lui rappelant qu’elle avait signé les ressurgi avec force lors de la mobilisation de 2009, quarante heures… » Ce délégué CFDT avertit les contribuant à consommer les fractures entre CGT et autres syndicats et les élus qui, bientôt, partagèrent CFTC, puis entre CGT et CFDT. son analyse : « Tout cela, nous dit Michel Bonte, ouvrier, délégué FO, lors d’un entretien réalisé en « Une stratégie pour faire fermer la boîte ! » octobre 2013, c’était orchestré, organisé de longue La position de la CFTC locale était que la crise de date, tout cela était préparé et ils ont profité de la 2009 était passagère car, précise José Munes, pour crise pour s’engouffrer dans la brèche… ils se sont cette usine française, « le carnet de commandes dit, c’est le moment ou jamais de se débarrasser de l’entreprise était plein ». Le but du groupe d’un site, c’est le moment. » Continental, poursuit-il, était certes de fermer à Les expertises commanditées par le comité d’en‑ moyen terme le site de Clairoix : « On le savait, treprise confirment les soupçons des responsables c’était une menace depuis 1994. » Mais, selon lui, syndicaux CFDT, CGT et FO : la moindre profi‑ l’usine n’aurait pas fermé aussi rapidement si le tabilité du site a été méticuleusement organisée conflit avait su trouver dans la négociation d’entre‑ pour justifier la fermeture (11). Devant le mutisme prise et dans le Code du travail les ressorts pour de la direction, les syndicats lancent une procédure entamer des procédures administratives et faire les d’alerte et attendent la réunion du comité central recours qui s’imposaient. La CFDT locale, quant à d’entreprise du 16 mars 2009 à Reims. Dès les elle, s’engagea dans une autre voie. Elle n’eut de premiers jours de mars, « des rumeurs », relayées cesse de lancer des signaux d’alerte dès qu’elle par la presse spécialisée (12), se font plus insistantes percevait des indices tangibles d’une restructura‑ sans, pour autant, être confirmées par la direction. tion à venir, réclamant des réponses de la part de Au contraire, celle-ci apporte même un démenti dans la direction. Ses délégués provoquèrent notamment, un bulletin d’information adressé le 5 mars à l’en‑ en fin d’année 2008, une réunion extraordinaire semble des personnels. « Ils nous ont menti jusqu’au du comité d’entreprise, sans toutefois obtenir la dernier moment », nous dit Jacques Pichon, délégué moindre information de la part de leur employeur. CGT. Cette stratégie de la direction est vue comme En novembre, l’un d’entre eux, nous dit Julien un acte ultime de forfaiture qui a contribué, d’après Robin, délégué syndical CFDT, avait en effet reçu les militants CGT, à alimenter la défiance envers la un courrier anonyme, envoyé sans doute par un parole patronale, à arc-bouter les positions et à radi‑ cadre du site, dans lequel se trouvait un tableau de caliser le conflit. Le syndicat majoritaire (CFTC) bord datant de janvier 2008. Ce document, qui fut se retrouve alors isolé dans ses positions. Jusqu’au publié par la presse locale dès le début du conflit (10), bout, son représentant élu s’emploie à rassurer les prévoyait l’augmentation progressive des coûts de salariés, garantissant que la direction ne peut se production de l’usine de Clairoix. Très vite, pour dédire de son « contrat moral » : ce responsable syndical, l’explication lui sembla évidente. L’accord sur les quarante heures s’inscri‑ « La CFDT dit quelque chose dans le journal, la CGT vait dans une « stratégie [qui] avait été faite pour dit la même chose, la CFE-CGC commence à percu- ter et lui [le responsable de la CFTC], à chaque fois fermer le site. La direction a commencé à inves- que je fais une intervention pour dire que ça ferme, tir, à en faire une vitrine. On était la vitrine de il tient avec la direction […]. Jusqu’au bout du bout, Continental. On avait les meilleurs outils, on avait la direction lui a fait comprendre que ce n’était la meilleure amélioration de production […] ; sur qu’une rumeur. Mais quand il est alerté, comme moi à le coup tu te dis, ben ça a l’air de bien se dérou- 6 heures du matin que Continental faisait une réunion ler ». Au service des méthodes où il était technicien, extraordinaire à 8 h 30 pour l’ouverture des livres 3 Julien Robin observait néanmoins que, parallèle‑ et 4 (13), il est devenu fou. Il est obligé de se rendre ment, rien n’était fait pour endiguer la dégradation des coûts de production, bien au contraire : « En deux ans, on a détérioré tous les coûts […]. Ils [la (11) Rapport Secafi, décembre 2009. (12) « Menace de fermeture de l’usine Continental de Clairoix », L’Usine nouvelle, 2 mars 2009. (13) C’est-à-dire l’ouverture de la procédure d’information- consultation dans le cadre de la mise en œuvre du plan de (10) Le Courrier picard, 13 mars 2009. sauvegarde de l’emploi (PSE).

• 56 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 56 18/06/2014 09:52:01 Radicalisation des luttes sociales et restructurations financières

compte que la direction ment sur les chiffres, ment sur et bientôt par Raymond Soubie, conseiller social du la stratégie. » président de la République, en marge de la manifes‑ (Entretien avec Julien Robin, délégué CFDT, réalisé tation parisienne du 25 mars. Ils demandent à l’État en janvier 2014.) de s’impliquer dans le dossier en provoquant une La médiatisation des premiers jours du conflit réunion tripartite avec la direction de Continental. participe à en faire un problème politique. Il devient Durant ce mois de mars émaillé de manifestations, alors le symbole d’une « casse sociale » menée ceux que les médias commencent à appeler les par une entreprise peu scrupuleuse, trahissant ses Conti mesurent le vaste élan de sympathie qu’ils engagements à l’égard de ses salariés qui avaient suscitent dans la population du Compiégnois et bien pourtant accepté de revenir sur des acquis sociaux au-delà. C’est dans cette période que le mouvement pour accroître la compétitivité de leur site de produc‑ se construit, consolidant ses raisons d’être. Il affine tion. Les réactions consternées de l’ensemble des aussi ses moyens d’expression et ses modes de élus locaux, quelle que soit leur appartenance poli‑ représentation. Deux noms sont bientôt associés au tique, et du gouvernement ne se font pas attendre. mouvement : Xavier Mathieu, qui devient la figure Son porte-parole, Luc Chatel, secrétaire d’État emblématique du Conti contestataire, et Roland auprès de la ministre de l’Économie, chargé notam‑ Szpirko, leader du mouvement social qui eut lieu ment de l’Industrie, qualifie même cette décision de chez Chausson, appelé en renfort. Ce dernier, perçu « trahison (14) », précisant « que si, le groupe persis‑ comme un personnage un peu énigmatique, du fait tait dans sa volonté d’une restructuration du site de de son engagement à Lutte ouvrière (LO, dont il Clairoix, il aurait à justifier devant les tribunaux de ne fait pas mystère), a tenu un rôle important dans la motivation de tels licenciements ». Le ministre la construction et la politisation du mouvement, de l’Emploi s’était déjà exprimé sur le sujet, le notamment dans la constitution d’un comité de lutte. 11 mars matin, rappelant les obligations de la firme Cette alliance de la CGT et de LO peut contribuer à allemande en matière d’information des salariés (15). expliquer comment le conflit social a pu changer de L’affaire prend aussi une dimension internationale registre, passant d’un conflit du travail à une lutte quand, au cours de la même journée, le président politique ; néanmoins elle n’explique pas les condi‑ de la République, en déplacement à Berlin, inter‑ tions sociales de cette rencontre et de l’adhésion de vient publiquement, interpellant directement la la majorité des salariés. C’est ce que nous allons Chancelière. Devant ce concert d’indignations, y maintenant analyser. compris au plus haut sommet de l’État, les salariés, délégués syndicaux CGT et FO en tête, se mobi‑ lisent, organisent plusieurs rassemblements, en Dans l’arène politique appellent aux élus et responsables politiques alors que, parallèlement, la direction confirme dans la Très rapidement, le conflit social (voir encadré presse le caractère irrévocable de sa décision (16). 3) entre pleinement dans l’arène politique et fait La perspective de la fermeture a un tel impact que craqueler le vernis de l’apparent consensus. Le les élus locaux de tous bords ouvrent les portes de rôle de la presse dans la couverture des faits a sans leurs bureaux. Les élus UMP apportent publique‑ doute contribué à lui donner une ampleur certaine ment leur soutien aux salariés, comme ici, Michel mais, de façon réciproque, le mouvement des Conti Gonnot, député de la circonscription : « D’abord, je est un exemple de la façon dont les ouvriers se suis totalement solidaire des salariés de l’entreprise sont appropriés avec habileté les codes sociaux de et de leurs représentants dont la direction se moque l’univers médiatique, réussissant à le mobiliser en depuis des mois […] ; je reste persuadé, qu’au-delà permanence autour d’actions revendicatives ou de de la crise de l’automobile qu’il subit mais dont il se meetings de soutien à leur cause. L’utilisation qu’ils sert aussi, le groupe Continental a un sinistre projet à ont faite des médias est révélatrice d’une stratégie Clairoix qu’il va falloir intelligemment contrecarrer consistant à vouloir agir directement dans le champ au plan local (17). » Les responsables syndicaux de politique (Champagne, 1984), avec pour objectif l’usine sont entendus par Claude Gewerc, socialiste, d’engager l’État à entrer dans le jeu des négocia‑ président du conseil régional de Picardie, reçus par tions avec leur direction. Philippe Marini, sénateur maire UMP de Compiègne

(14) « Lagarde choquée par la fermeture de l’usine Continental à Clairoix », L’Express.fr, 13 mars 2009. (15) « Clairoix (60). Colère chez Continental et ses 1 120 sala‑ riés sur le carreau », Le Courrier picard, 12 mars 2009. (16) « Continental “ne reviendra pas” sur sa décision », Le Courrier picard, 16 mars 2009. (17) « Continental : le sinistre projet », billet publié sur le blog de Michel Gonnot, député UMP de la circonscription Compiègne-Nord ; en ligne à l’adresse : http://gonnot.over- blog.com/article-28657369.html ; consulté le 25 mars 2014.

Travail et Emploi n° 137 • 57 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 57 18/06/2014 09:52:01 Encadré 3 Chronologie des principaux événements

11 mars 2009 : Continental annonce la fermeture de deux sites de production : Clairoix dans l’Oise et Stöcken près de Hanovre en Allemagne. Le site de Clairoix fermerait le 31 mars 2010 à la suite de deux plans de licencie- ment (octobre 2009 et mars 2010). 12 mars 2009 : Réunis en assemblée générale, les salariés décident la grève. Le site est bloqué à 20 heures. 13 mars 2009 : Publication dans la presse locale (Courrier picard) du document attestant la programmation de la « dégradation » des coûts de production qui devait justifier la fermeture de l’usine de Clairoix. Une délégation formée de responsables syndicaux est reçue au siège du conseil régional. 16 mars 2009 : Près de 800 salariés manifestent à Reims devant les locaux où se tient la réunion du comité d’entreprise. 19 mars 2009 : Journée de mobilisation nationale. La manifestation des Conti, partie de Clairoix, rejoint le cortège compiégnois. Plus de 10 000 personnes manifestent dans la cité impériale. 23 mars 2009 : Reprise du travail après onze jours de grève. 25 mars 2009 : 700 Conti (18 cars) partent manifester à Paris. Une délégation est reçue par Raymond Soubie, conseiller du président de la République. 31 mars 2009 : Une audience en référé visant à annuler le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) se tient au tribunal de Sarreguemines (siège social de Continental France). Elle est demandée par les organisations syndicales, qui, par ailleurs, boycottent la réunion du comité central d’entreprise (CCE) à Nice où la direction doit présenter les éléments du plan social. Celui-ci prévoit une indemnité d’un sixième par année d’ancienneté, sans toutefois pouvoir excéder au total vingt mois de salaire pour les plus anciens, et un congé de mobilité de cinq mois. Les organisations syndicales demandent une prime de 200 000 euros et le maintien de leur contrat de travail jusqu’en 2012. 16 avril 2009 : Le secrétaire du CE est assigné en référé devant le tribunal de Compiègne pour avoir refusé de signer la convocation au comité d’entreprise du 20 avril au cours duquel la direction informe les représentants des salariés de son intention de retirer les moules servant à la fabrication des pneus. 21 avril 2009 : Le tribunal de Sarreguemines déboute la demande d’annulation de la procédure de fermeture de l’usine. Les salariés qui étaient à la sous-préfecture de Compiègne « saccagent » des bureaux et du matériel informatique. Le même jour, le local de sécurité de l’usine est rendu inutilisable. 22 avril 2009 : L’usine de Clairoix est totalement à l’arrêt, les salariés sont placés en chômage technique. 23 avril 2009 : Plus d’un millier de salariés et leurs familles partent à Hanovre en train depuis Compiègne pour manifester devant l’assemblée générale des actionnaires. Ils sont accueillis à la gare par 1 500 salariés allemands du groupe Continental AG. Le même jour, le gouvernement annonce un projet de reprise du site par une société de Dubaï (MAG). Ce projet n’aboutit pas, Continental lui adressant une fin de non-recevoir. 27 avril 2009 : 500 Conti se rendent à Creil pour soutenir les sept salariés convoqués par le SRPJ (service régional de police judiciaire) à la suite des dégradations commises à la sous-préfecture de Compiègne. Le même jour, sur son blog, le député François-Michel Gonnot affirme, concernant la destruction du poste de garde que « les casseurs voulaient rendre – et ont rendu – l’ensemble de l’usine inutilisable. […] Les casseurs, une bande de salariés instrumentalisés par les trotskistes de Lutte ouvrière ont mené ces opérations […] de façon précise et organisée ». Xavier Mathieu lui répond : « Si François-Michel Gonnot a l’habitude de côtoyer des moutons dans son monde, qu’il sache que ce n’est pas le cas à Clairoix. Personne n’est instrumentalisé, ni manipulé. » 29 avril 2009 : Première réunion « tripartite » à Bercy et manifestation des Conti pour soutenir leurs représen- tants. Le responsable de la CFDT déclare à la presse (Courrier picard) : « Nous venons avec des revendications claires. Nous souhaitons un plan de reconversion de 48 mois, soit jusqu’en 2012, ainsi qu’un plan de départs en préretraite à 52 ans pour tous les volontaires. Enfin, nous demandons une somme de 200 000 € par ouvrier en compensation du préjudice moral subi. » 1er mai 2009 : Les Conti défilent à l’occasion de la fête du travail à Compiègne où le rassemblement est massif (plusieurs milliers de personnes). Une manifestation festive se déroule l’après-midi à Thiécourt. 6 mai 2009 : 300 à 400 salariés de Clairoix occupent l’usine de Sarreguemines afin d’obtenir un rendez-vous avec la direction allemande. Lors de l’assemblée générale du lendemain, le lancement de quatre procédures émanant de l’intersyndicale, du comité d’entreprise et du comité central d’établissement est annoncé. 12 mai 2009 : Le Courrier picard publie les premiers éléments du rapport du cabinet d’expertise, Secafi, mandaté par le comité d’entreprise. Les experts réfutent l’argument du manque de compétitivité du site pour justifier la ferme- ture, qu’ils expliquent plutôt par une « délocalisation rampante » de la production vers les pays à bas coût. La direc- tion annonce le report d’un mois de la mise en œuvre du PSE, se donnant plus de temps pour négocier les mesures d’accompagnement social des licenciements. En contrepartie, les syndicats s’engagent à retirer les procédures judiciaires en cours et acceptent une reprise du travail prévue le 2 juin après la remise en état du local de garde. 14 mai 2009 : Réunion du comité central d’entreprise à Nice. 18 mai 2009 : 600 salariés de Continental manifestent devant la Bourse de Paris.

• 58 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 58 18/06/2014 09:52:01 Radicalisation des luttes sociales et restructurations financières

27 mai 2009 : Plusieurs centaines de salariés de Continental manifestent devant le siège du Medef (Mouvement des entreprises de France) à Paris. 29 mai 2009 : Accord entre la direction et les représentants des salariés sur le contenu du plan social qui prévoit une prime extra-légale de 50 000 € pour tous les salariés, quelle que soit leur ancienneté, en sus des indem- nités légales de licenciement, et un congé de mobilité de 24 mois. 30 mai 2009 : L’assemblée générale réunie devant l’usine accepte les accords. 1er janvier 2010 : L’usine Continental de Clairoix est officiellement fermée.

La radicalisation portrait publié dans Libération le 31 août 2009, une Les premiers signes d’une radicalisation du figure modernisée du héros ouvrier, à la fois roman‑ mouvement se manifestent lors du déplacement, le tique et révolté. Or, réduire ce mouvement social 16 mars 2009, de la maire de Beauvais, future tête de à un binôme de leaders charismatiques – certes, liste aux élections régionales, accompagnée de sept Xavier Mathieu et Roland Szpirko sont les plus autres élus de l’UMP. Malmenés par les ouvriers exposés médiatiquement – ne rend pas compte des qui reprochent au gouvernement dirigé par la droite logiques et dynamiques collectives qui l’ont rendu de n’avoir pas tenu ses promesses de campagne, possible. D’autres militants mais aussi des salariés ils quittent le site prématurément, ce dont la presse non-syndiqués ont, souvent dans l’ombre, œuvré locale se fait l’écho (18). Mais le clivage politique au plus près à l’encadrement et à l’organisation des est encore plus net après les incidents survenus le actions. Certains, comme Jacques Pichon et Patrick 21 avril 2009 à la sous-préfecture de Compiègne, en Lachambre de la CGT ou François Lefèvre de Force réaction à la décision du tribunal de Sarreguemines ouvrière sont très actifs et assurent l’intendance déboutant les représentants du personnel de leur du mouvement, tandis que d’autres travaillent à la demande d’annulation du plan social et à l’impos‑ mobilisation de leurs compagnons de lutte. sibilité de tenir la réunion tripartite demandée. Le Une lutte dans la lutte : imposer « saccage » des bureaux est filmé en direct et diffusé « un syndicalisme de combat » sur les ondes dans les heures qui suivent. Peu après, la destruction du local de garde placé à l’entrée de Dès les premiers instants suivant l’annonce de l’usine et la détérioration du système de sécurité la fermeture, des tensions entre les syndicats sont constituent un point de non-retour dans le conflit visibles. Comme le dit Julien Robin en janvier 2014, puisque ces faits sanctionnent l’impossibilité maté‑ le responsable de la CFTC va très vite se trouver rielle de retourner à son poste de travail. débordé par la situation : Ces actes signent bien une seconde phase de la « La CFTC qui était majoritaire, a été complètement mobilisation. Ils marquent un engagement non discréditée, complètement discréditée. […] S’il avait seulement plus politique mais aussi ostensiblement dit : “J’ai signé l’accord mais…” Mais à chaque fois plus contestataire dans la démonstration d’usages il faisait un tract, il tenait avec la direction. Alors au symboliques de la violence. Du statut médiatique de moment où on annonce la fermeture, il n’avait plus « victime » à celui de « délinquant », le pas est très d’arme. Au début du conflit, c’était très chaud pour vite franchi. Les actes de dégradation d’éléments de lui, c’était le traître ! Il a été pris comme un traître. » mobilier de la sous-préfecture sont, en effet, aussi‑ Appelant à la discussion, le délégué CFTC ne tôt dénoncés par le gouvernement Fillon qui promet parvient pas à contenir le mouvement de la foule de poursuivre les responsables (19). Ces derniers sont rassemblée dans l’usine, lorsque le directeur du site bientôt vilipendés par une partie de la gauche et vient confirmer la nouvelle à l’équipe de l’après- certains responsables syndicaux qui voient dans la midi. Il y voit les tactiques habiles de la CGT pour présence de Roland Szpirko sur le site de Clairoix l’écarter en le rendant complice de la duperie patro‑ la main séditieuse de l’extrême gauche (20). Cette nale pour avoir signé les « quarante heures » : seconde phase du mouvement est aussi symboli‑ sée par l’émergence de Xavier Mathieu, ouvrier « Le fait de mettre “pour la pérennité du site et des cégétiste, promu porte-parole du collectif. La fasci‑ emplois” dans l’accord des quarante heures en 2007, nation de la presse pour la personnalité de celui c’est là où j’ai fait une erreur, parce que dans la tête des gens, c’était : “On a fait un accord, l’usine ne qu’elle présente comme le leader de la lutte contri‑ peut plus fermer” … et c’est là que la CGT arrive très bue également, sans nul doute, à la populariser et à fort et dit : “Je vous l’avais dit, il était dans le coup… en faire le récit. La presse construit, à l’image du il savait que l’usine allait fermer, c’est pour ça qu’il vous a fait passer à quarante heures” … Trop fort ! Ça, dans la nuit noire, dans la foule, avec les spots, (18) « La droite renvoyée à ses promesses », Le Courrier vous êtes mort, vous êtes mort. D’un seul coup, je suis picard, 17 mars 2009. presque le complice de la direction… » (19) « Fillon promet des poursuites », Libération, 23 avril 2009. (20) « L’ami d’Arlette chez les Continental », Le Journal du (Entretien avec José Munes, délégué CFTC, réalisé en dimanche, 3 mai 2009. janvier 2014.)

Travail et Emploi n° 137 • 59 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 59 18/06/2014 09:52:01 De fait, il perd irrémédiablement tout crédit franchement, moi, une stratégie, j’en avais aucune. auprès de la plupart des Conti. Michel Bonte, Je représentais la FO mais je n’avais aucune straté- délégué FO, dénonce en octobre 2013 : « C’était gie. Tu prends tout ça en pleine gueule… c’est pour une trahison complète. » François Lefèvre, tech‑ cela quand Roland est arrivé, c’est lui qui a donné la nicien qualité, autre délégué FO, explique : « Le marche à suivre. » fait d’être repassé aux quarante heures, les gens (Entretien réalisé en octobre 2013.) l’avaient en travers de la gorge. On te dit que t’es tranquille jusqu’en 2012 et un an après on ferme ! » Quant au responsable de la CFDT, il a été le premier Encadré 4 à alerter sur le risque de fermeture, mais il savait L’arrivée de Roland Szpirko : un militant n’avoir aucune chance objective de prendre le Lutte ouvrière chez les Conti « leadership » étant donné sa position hiérarchique : « Moi je faisais partie de l’encadrement. Dans une Engagé en politique depuis sa jeunesse, Roland boîte comme cela, il y a 1 000 ouvriers et ce n’est Szpirko est devenu une figure politique du départe- pas un cadre qui peut prendre la parole. » La CGT, ment de l’Oise, en particulier dans l’agglomération pour sa part, adopte une position radicale, appelant creilloise. Il est élu au conseil municipal de Creil l’ensemble du personnel à se mobiliser. Suivie par depuis 2008 et siège un temps au conseil régional Force ouvrière, elle organise une assemblée géné‑ de Picardie. Roland Szpirko arrive dans l’Oise en 1978, au moment où il est embauché comme ouvrier rale dès le matin de l’annonce de la fermeture de à l’usine Chausson (1). Militant révolutionnaire, il s’en- l’usine et tente de préparer la riposte. Toutefois, elle gage rapidement sur le plan syndical, à distance des ne dispose que d’une faible base militante, pas très confédérations (2). Mais c’est surtout durant le conflit organisée et, surtout, ne possède pas les ressources social qui se développe au moment de la fermeture pour construire un rapport de force consistant et de l’usine que cet ouvrier militant se fait connaître du durable face à la direction qui a pris les salariés de grand public (3). Renouant avec des méthodes « d’ac- cours. Le besoin des conseils d’un stratège, expé‑ tion directe » (Pigenet, 2012), les salariés de Chausson rimenté dans ce genre de conflits, explique, sur la investissent la Bourse et le plateau de France 2 (1993), forme, l’arrivée de Roland Szpirko (voir encadré 4). occupent le siège national de l’ANPE à Noisy-le-Grand ou la direction des impôts de Creil (1995). Au terme La recherche, à ce point de l’enquête, ne peut établir de trois années de combat, ils parviennent à arracher de faits convergents sur les discussions qui ont présidé un plan social que d’aucuns qualifient d’exemplaire à sa venue. La célérité avec laquelle il intervient, (Linhart et al., 2002 ; Massera, Grason, 2004). dès les premières heures, laisse supposer que des Peu médiatisée au niveau national, cette lutte relations préexistaient au mouvement. Elles étaient a néanmoins constitué une référence pour nombre assez solides pour être mobilisées dans l’urgence, de syndicalistes et notamment pour ceux de l’usine certainement par l’entremise de Jean-Marc Iskin, Continental. Xavier Mathieu y fait d’ailleurs référence dans un propos rapporté par le journal Libération : « Si qui avait gardé des contacts avec la CGT de l’usine les Chausson ont obtenu ce qu’ils ont obtenu, c’est et qui a été régulièrement présent sur le site durant grâce à lui (4). » Les journalistes commencent, en effet, le mouvement. Il n’est pas établi, par contre, que les à s’intéresser à la présence de cette figure embléma- représentants élus CGT fréquentaient les réseaux de tique de la lutte Chausson et tenant d’un syndicalisme Roland Szpirko. Xavier Mathieu est souvent décrit radical. Le problème est souvent posé en termes d’in- comme protestataire et libertaire, avec « la fibre filtration ou d’instrumentalisation des mouvements écolo ». D’autres, comme Patrick Lachambre notam‑ sociaux par des organisations d’extrême gauche. Or, la ment, sont proches du Parti communiste qui compte question n’est pas tant, ici, de savoir si Lutte ouvrière nombre d’élus dans le Compiégnois (conseiller régio‑ a « noyauté » les Conti que de se demander ce qui lui a permis d’être au cœur de cette lutte. Il s’agit alors de nal ancien député, conseillers généraux, maires). La s’interroger sur les raisons de son arrivée pour tenter présence de Roland Szpirko est d’ailleurs de nature de comprendre comment les salariés l’ont suivi. à tendre ces relations de proximité construites depuis longtemps. Néanmoins, en raison de son expérience des luttes, il apparaît comme un allié de poids, doté (1) L’entreprise Chausson de Creil était une usine de produc‑ d’un savoir-faire militant mobilisable face à une tion automobile appartenant au groupe éponyme, filiale de Renault et Peugeot. Il fut le plus grand site industriel de situation exceptionnelle devant laquelle les syndica‑ Picardie avec, dans les années 1970, près de 5 000 salariés. listes se sentent démunis. Xavier Mathieu le reconnaît (2) Après avoir été exclu de la CGT puis de la CFDT, il crée quelques mois plus tard dans la presse : « Tout seul je avec un carré de fidèles le Syndicat démocratique Chausson ne me sentais pas capable de faire face au conflit (21). » (SDC) dont l’audience culmine à 21 % des suffrages aux élections professionnelles de 1990. Michel Bonte, un des représentants de FO, approuve (3) Ce conflit touche l’ensemble du groupe Chausson cette initiative même si, au début, il est un peu réticent : mais l’essentiel des actions est mené par les salariés du site de Creil, condamné à fermer. Si quelques responsables « J’étais une quiche comme les autres… et voilà syndicaux de Gennevilliers, comme Bernard Massera, le conflit, je n’avais pas les épaules. Je vais te dire représentant au CCE, appuient cette lutte, Roland Szpirko en est, localement, l’un des principaux animateurs. (4) « Trois combats emblématiques », Libération.fr, 5 mai 2009. (21) « Un homme en colère », Libération, 31 août 2009.

• 60 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 60 18/06/2014 09:52:01 Radicalisation des luttes sociales et restructurations financières

Au-delà des étiquettes syndicales, l’engagement des Conti qui dirige le mouvement social de 2009 dans le conflit repose sur des hommes qui ont déjà est construit sur le modèle retenu à Creil en 1993 : appris à se connaître et construit des solidarités dans le travail. Quant aux représentants élus de la « C’est la stratégie de Roland. C’est tenir des assem- CFTC et de la CFDT que nous avons interviewés blées générales régulières, tenir au courant tout le monde. Ce n’est pas les syndicats, les fédérations sur ce point, la présence de Roland Szpirko fut, qui décident pour les ouvriers. C’est-à-dire que tout pour eux, une surprise. Mis devant le fait accom‑ le monde était acteur du truc, chaque ouvrier était pli, réprouvant à des degrés divers cette initiative acteur de son destin. […] Ce n’est pas moi, Jacques (Dif-Pradalier, Reix, 2012), ils apparaissent dès ou Xavier qui décidait pour l’ensemble du personnel, lors en retrait tandis que Force ouvrière est beau‑ c’était tout le monde qui décidait pour tout le monde. coup plus impliquée. C’est pour ça qu’on avait 800 personnes. Tout ça, c’est bien simple, c’est Roland qui l’a amené. » L’intégration de Roland Szpirko au Comité de lutte, votée à la quasi-unanimité en assemblée (Entretien avec Michel Bonte, représentant FO, réalisé générale, lui ouvre la possibilité de participer aux en octobre 2013.) instances de direction qu’il va contribuer à élaborer. Aussi, quand la discussion s’est engagée sur Il apporte un répertoire d’actions et une lecture poli‑ l’opportunité de recourir aux services de Roland tique de la situation. Les manifestations constituent, Szpirko, il s’agissait en réalité de débattre, pour chaque fois, à la manière de celles des Chausson reprendre les mots de Pierre Bourdieu (1984), de la dans les années 1990, de véritables démonstra‑ légitimité des moyens à employer. Devant l’enjeu tions de force. Cela est le cas, par exemple, à de la situation, la section CGT de Clairoix parvient Sarreguemines, le 6 mai 2009, pour obtenir une assez facilement à imposer le modèle d’action date de réunion avec la direction de Continental et collective proposé par Roland Szpirko : « Il avait l’État ou, un peu avant, lors du voyage à Hanovre, déjà géré un plan social chez Chausson, il a expli- le 23 avril, à l’occasion de l’assemblée générale des qué plein de choses et on est arrivé à mettre en actionnaires : place plein de choses », justifie Robert Jaquin. « L’Allemagne… c’était un grand moment ! Est-ce Durant les quatre mois que dure le conflit, un que tu crois qu’on aurait pensé à ça… qu’est-ce qui a groupe composé de plus d’une cinquantaine de pensé à ça ? C’est le petit grain de sable ! Ne serait-ce volontaires impliqués dans le comité se réunit dans que l’idée de le faire. Nous le combat, il se menait ici. les locaux du réfectoire pour discuter la straté‑ Quand il nous dit, il faut un train pour l’Allemagne, je gie de lutte et décider les actions qui sont ensuite me dis, qu’est-ce qu’il nous fait encore ? » proposées aux assemblées générales. Contestant la (Entretien avec Michel Bonte, représentant FO, réalisé représentativité établie, le Comité de lutte entend en octobre 2013.) avoir la maîtrise de l’organisation du mouvement et Le succès et la médiatisation des premières mobi‑ des négociations avec l’État. La présence d’hommes lisations galvanisent les Conti, renforçant l’idée que réfractaires aux ordres et aux instructions dictés la stratégie de Roland Szpirko est payante. « Si on « d’en haut », comme Xavier Mathieu, contribue à n’avait pas eu cet homme-là, je pense qu’on n’au- autonomiser les décisions du groupe des injonctions rait pas eu ce qu’on a obtenu », dit aujourd’hui confédérales. La création de ce comité, dès le début Robert Jaquin. du conflit, et le poids qu’il va bientôt prendre font éclater l’intersyndicale qui s’était constituée dès les Une critique par le « bas » premiers moments du conflit. Elle permet également des confédérations au militant de Lutte ouvrière d’entrer dans le jeu et de porter ce mouvement dans le champ politique. On peut observer de fortes similitudes entre la Si la CFDT et la CFTC refusent de reconnaître la lutte des salariés de Chausson du début des années légitimité de cette organisation, le représentant de 1990 et celle des Conti. La particularité du mouve‑ la CFE-CGC lui apporte son soutien et, plus globa‑ ment des ouvriers de Creil tenait tout autant à la lement, celui des cadres. radicalité des formes d’actions qu’aux façons de les organiser. Dans l’effervescence liée à la réussite L’expérience des premières semaines conduit les des opérations de début 1993, les militants du SDC Conti à prendre la mesure de la portée politique de (Syndicat démocratique Chausson) étaient parve‑ leur mouvement. Les plus engagés vont beaucoup nus à imposer aux autres organisations syndicales apprendre de leur confrontation avec ces univers du leur conception de la grève. Ils avaient pu mettre pouvoir, jusque-là totalement méconnus, et décou‑ en place des méthodes de conduite du mouvement vrir la réalité des règles de la négociation. Non rompant avec la représentativité établie, le dotant seulement leur rencontre avec le conseiller social d’un véritable organe exécutif qui poursuivait un de la présidence de la République, le 25 mars 2009, double objectif : une appropriation de la lutte par ne permet aucune avancée sur l’organisation de la les acteurs et, tout autant, son autonomisation par réunion tripartite qu’ils demandent, mais ils ont rapport aux organisations établies, soumises à l’in‑ en outre l’impression que leurs interlocuteurs font fluence des instances fédérales. Le Comité de lutte preuve d’un comportement empreint de duplicité.

Travail et Emploi n° 137 • 61 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 61 18/06/2014 09:52:01 Michel Bonte, délégué FO nous l’explique en reste l’allié objectif incontournable de tout accord octobre 2013 : « Ils nous disent qu’ils n’ont pas négocié et signé. de contact avec Continental et pendant ce temps- Si la présence de Roland Szpirko a conduit à là Continental était en réunion avec Chatel… donc tendre les rapports avec les confédérations syndi‑ voilà… et on l’a appris par des journalistes. » De cales, l’incident relaté ci-dessus officialise la même, les manœuvres des centrales syndicales au rupture. Les liens avec les grands leaders natio‑ moment de la préparation de la rencontre conduisent naux de la CGT et de FO deviennent alors des à un incident sérieux avec une base déjà soupçon‑ plus distants, voire inexistants. Seul le secrétaire neuse. Michel Bonte raconte l’épisode : général de la CFDT, François Chérèque, vient dans « On réussit à décrocher une réunion avec Raymond l’Oise soutenir ses cadres locaux un peu ébranlés Soubie. Donc, D [un des responsables de la section par la tournure des événements, mais ne se déplace FO] a un coup de téléphone et il me dit : “Michel, toi pas sur le site. La rupture, consommée dès les tu ne viens pas, H. le fédé chimie, le boss de la fédé premiers moments du conflit, apparaît au grand chimie FO nationale, il me l’a dit.” Je téléphone, je jour quelques mois plus tard en août 2009, quand lui dis : Xavier Mathieu, interviewé sur les ondes de France – C’est quoi tu veux prendre ma place ! info, utilise le terme de « racaille » pour dénoncer – Oui, je suis secrétaire de la fédé chimie, ça a été le manque de soutien des instances syndicales à la décidé. cause des ouvriers de Clairoix. Au-delà des mots – Tu viendras me le dire devant les 900 Conti que tu qui témoignent un fort ressentiment, le propos prends ma place, à moi délégué, alors que vous ne révèle surtout que la base militante se sent en nous avez jamais apporté le moindre soutien depuis le déphasage complet avec des organisations bureau‑ début du conflit. À côté, Xavier [il évoque ici l’appel reçu par Xavier cratiques qu’elle perçoit éloignées des terrains de Mathieu au même moment], c’est le patron de la fédé lutte et dont elle conteste l’approche. La lutte des chimie de la CGT. Et Xavier a démarré au quart… Conti et la mobilisation plus large qui se construit “On ne vous a jamais vus.” Dring CFDT, rebelote…. autour d’elle montrent que les luttes dites « défen‑ CFE-CGC…. Le même jour à cinq minutes d’intervalle, sives » ne se traduisent pas nécessairement par un c’était impressionnant ! Tous ces gens-là, on aurait dit repli sur soi. Les manifestations et meetings orga‑ qu’ils étaient en réunion avec je ne sais qui et tous nisés durant les trois mois de conflit sont le théâtre dans le même bureau. Ils téléphonaient un à un et ça de rencontres avec d’autres salariés en lutte, aux se trouve avec le même téléphone ! […] Nous on s’est appartenances syndicales diverses et souvent en dit, il faut leur couper l’herbe sous le pied. Et c’est ce désaccord avec leurs centrales. Ces temps forts qu’on a fait, mais crois-moi, encore aujourd’hui, c’est engagent également des militants associatifs et difficile de communiquer avec la fédé. » politiques qui dénoncent à la fois le capitalisme Les responsables fédéraux, informés avant les et la pénalisation de l’action syndicale, à la suite Conti de la réunion à l’Élysée, tentent de s’im‑ des poursuites engagées contre les sept salariés de poser à la table de négociation en déléguant un Continental pour les dégradations commises à la représentant de chaque confédération. La volonté sous-préfecture de Compiègne. des centrales syndicales est, selon les sources de Soucieux de leur indépendance, les Conti Julien Robin (responsable CFDT), de prendre la prennent soin, en dépit du désaccord de leur allié main sur un mouvement social qui leur échappe, de Lutte ouvrière, d’inviter aux événements qu’ils de contrôler Xavier Mathieu et de neutraliser l’ac‑ organisent les dirigeants locaux et nationaux des tion politique de Lutte ouvrière. Devant l’hostilité partis politiques de gauche, toutes tendances du Comité de lutte, personne ne prévoit de parti‑ confondues. Ils souhaitent neutraliser les effets ciper à la réunion de l’Élysée, à l’exception d’un d’un mouvement trop marqué à l’extrême gauche, responsable fédéral de la CFDT, mais qui préfère en offrant l’image d’un vaste rassemblement d’op‑ finalement renoncer. Cet épisode est un moment position à la majorité présidentielle. L’expérience crucial du conflit. Pour les membres de la CGT et de ce conflit est aussi un temps de socialisa‑ de FO, il vient non seulement justifier les mises tion politique qui débouche sur une critique en garde du militant de Lutte ouvrière mais lui sociale forte, portant à la fois sur les nouvelles donne également totalement raison sur la stratégie formes de la domination capitaliste et sur les à poursuivre. L’échec du projet des fédérations est structures militantes traditionnelles qui leur appa‑ vécu par les responsables locaux de la CFDT et raissent inopérantes. Un an après la fermeture, en de la CFTC comme le signal d’une impossibilité octobre 2010, alors que les salariés sont encore en de reprendre la main sur la direction du mouve‑ congé de mobilité, de nouvelles élections profes‑ ment. Dès lors, l’action syndicale procède d’un sionnelles sont organisées afin de renouveler renversement de pouvoir : la CGT et FO, minori‑ les représentants du personnel. Même si l’usine taires, tiennent, à travers le Comité de lutte et son est fermée, le contrat de travail n’est pas encore porte-parole charismatique, les rênes de la contes‑ rompu. À l’exception des salariés ayant refusé tation, tandis que la CFTC, syndicat majoritaire, d’entrer dans le dispositif de reclassement (environ

• 62 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 62 18/06/2014 09:52:01 Radicalisation des luttes sociales et restructurations financières

70 personnes), la base électorale est inchangée (22). renvoyé en janvier 2013 Éric Tallant, technicien de Les candidats de la CGT et de FO qui ont fait liste maintenance, 45 ans. commune obtiennent près de 66 % des voix aux élections au comité d’entreprise. Les syndicats qui Un monde qui s’écroule, ont été en retrait durant ce mouvement (CFTC et une injustice inacceptable CFDT) perdent la plupart de leurs représentants. Leur monde – constitué en grande partie par La CFTC, majoritaire depuis 2004, recueille 27 % l’histoire commune et collective du travail et les des voix et voit disparaître près de la moitié de valeurs qui y sont attachées – s’écroule comme son électorat, alors que la CFDT ne parvient pas un château de cartes, à l’image de ce qui s’est à franchir la barre des 10 % (7 %). Les résultats de passé ailleurs (Linhart et al., 2002 ; Burgi-Golub, ce vote donnent une écrasante majorité aux anima‑ 2002 ; Magloire, 2002 ; Fajardie, 2003 ; Goergen teurs du Comité de lutte, semblant valider à la fois et al., 2007). Dans notre recherche, le désarroi et la stratégie et les actions retenues durant le conflit. l’anéantissement sont évoqués dans de nombreux Comment le discours politique a-t-il rencontré les témoignages recueillis en marge des manifesta‑ attentes de la majorité des salariés ? tions et assemblées générales. Ils se lisent aussi dans un espace que nous avons laissé ouvert aux commentaires dans l’enquête par questionnaires Les ressorts de la mobilisation de janvier 2013 : « Le mental en a pris un coup », concède Alain Marchand, ouvrier polyvalent de Comme d’autres recherches sur la conflictualité 49 ans. « Depuis la fermeture de l’usine, ma vie sociale ont pu le montrer, lors de la fermeture des s’est effondrée, j’ai connu le divorce, l’invalidité », usines Chausson (Linhart, 2005), Cellatex (Larose confie Jean-Pierre Leullier, opérateur tringles de 42 et al., 2001) ou encore Moulinex (Roupnel-Fuentes, ans, ou encore, « Je suis rentré chez Continental par 2011), l’effet de sidération produit par l’annonce du la grande porte et je suis sorti par la petite porte ! », projet de fermeture s’accompagne d’un sentiment ironise Marc Doré, magasinier de 56 ans, trente- de duperie. Les salariés de Continental se sentent deux ans d’ancienneté. Quel bilan tirer de cette doublement trompés par une direction qui leur a fermeture ? « Pour moi c’est une grande perte, un promis de maintenir la production en contrepartie gâchis ! Retrouver un emploi comme Continental ! de l’accord de 2007 au titre duquel, pendant deux C’était dur les 3/8, les 4/6 mais on avait des primes ans, ils ont consenti des efforts supplémentaires. Ils de vacances, intéressement, mutuelle. Maintenant ne se font guère d’illusion sur l’avenir de leur site pour retrouver cela, on ne retrouvera plus jamais », même si, secrètement, ils gardent en eux un espoir, résume Robert Jaquin. Néanmoins l’unité du mouve‑ tellement cette décision leur paraît inconcevable. ment ne s’exprime pas par le champ lexical de la L’usine est en effet un outil de production moderne, souffrance. Elle est plutôt nourrie par le sentiment doté des machines les plus sophistiquées : « C’était d’injustice et l’idée insupportable d’avoir été mani‑ robotisé… c’est des trucs qui valaient des… pulé, humilié et déconsidéré socialement. C’est, Quinze jours avant on montait encore des robots pour les Conti, le « contrat moral » pour lequel ils se dans l’usine ! Je n’ai pas compris… la veille un sont engagés subjectivement dans le travail qui n’a gars se faisait embaucher dans l’usine et du jour pas été respecté : au lendemain on nous dit on ferme ! », s’indigne encore aujourd’hui Robert Jaquin, l’ancien ouvrier « Depuis le licenciement, le moral a souffert. Les de production. Il nous parle ensuite de la diffi‑ recherches sont quasiment néantes et mon âge ne culté à faire face à la fermeture et à la perte de son m’aide pas ! […] L’avenir est incertain… Les patrons emploi : « Heureusement que j’ai une femme qui veulent tout et surtout ne plus payer les efforts et les m’a soutenu ! Heureusement, parce que c’est dur sacrifices que fait un ouvrier. » à vivre… J’ai pensé plus d’une fois à sauter d’un (Philippe Perrin, ouvrier confectionneur, 56 ans, six pont… perdre son emploi, surtout Continental… ans d’ancienneté, travail posté en week-end. Enquête Passer trente ans de sa vie, c’est beaucoup hein ! » par questionnaires de janvier 2013.) Les messages qui accompagnent le retour des ques‑ « J’ai perdu 1 200 € nets par mois. […] L’Europe tionnaires réalisés dans le cadre de l’enquête sur n’aurait jamais dû exister ! La preuve : Continental le reclassement disent la même chose, un ressen‑ est parti en Roumanie sans aucun scrupule pour les timent encore très présent, qui se fige désormais, personnels qui leur ont fait gagner des bénéfices pour bien des Conti, dans l’instabilité de la préca‑ énormes ! » rité et du chômage. La blessure reste profonde et (Stéphane Pillon, cariste puis agent polyvalent, 45 térébrante, comme « une grande cicatrice ouverte ans, sept ans d’ancienneté, travail posté en week-end. pendant longtemps », note dans le questionnaire Enquête par questionnaires de janvier 2013.) Les discours dénoncent aussi bien la brutalité de (22) Le comité d’établissement poursuit son activité jusqu’en la fermeture qui les met en danger socialement et février 2014, date du licenciement des salariés protégés. économiquement que le mépris d’une direction qui

Travail et Emploi n° 137 • 63 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 63 18/06/2014 09:52:01 ne reconnaît pas le mérite attaché au travail et ne douleur, s’effondrent ; d’autres s’enfuient pour se règle pas correctement ce qu’elle doit. mettre à l’abri des regards. L’expérience sociale du mépris va rapidement se fondre en colère. Robert « C’était ma deuxième maison, j’étais bien là-bas. Jaquin explique en janvier 2014 comment il a réagi Il y avait des horaires, des inconvénients mais moi, à l’époque : Continental, moi je pensais qu’une boîte comme cela, je pensais terminer jusqu’à ma retraite là-bas. » « Au début, c’est de la colère parce que l’usine ferme (Entretien avec Robert Jaquin en janvier 2014.) et que je savais qu’elle faisait des bénéfices. Si elle était en déficit et en dépôt de bilan, OK, on aurait Au tournant des années 1990, le passage à « l’en‑ compris. Mais là on ne peut pas comprendre qu’une treprise néolibérale » (Coutrot, 1998) rend caduc boîte comme Continental, une grosse boîte comme ça le « compromis fordiste » sur lequel était fondée la elle ferme. Quand on fait des bénéfices, on ne doit pas société salariale et qui avait réussi à pacifier les rela‑ foutre en l’air des gens comme cela ! » tions de travail après la seconde guerre mondiale. Le paysage industriel est alors transformé par un L’injustice se situe, ici, à deux niveaux. Le premier mouvement de restructurations et de rachats inces‑ est celui de l’arbitraire. Pour l’ouvrier, la rentabilité sants, qui imposent un nouvel ordre productif. Le avérée de l’entreprise ne peut, en aucun cas, justifier management rappelle ainsi aux salariés que leurs la fermeture. Continental est un groupe industriel unités de production sont susceptibles, du jour au prospère qui engrange chaque année des profits lendemain, de changer de propriétaire ou de fermer conséquents. Corrélativement, cette fermeture lui purement et simplement si la rentabilité n’est pas apparaît d’autant plus illégitime que la rentabilité conforme aux attentes des conseils d’administration du site est le fruit de l’engagement productif des salariés, au risque de leur santé et de leur intégrité (Favier, 2008). Qu’est-ce qui est en jeu dans ces fermetures ? physique. Le second niveau est celui de la déloyauté à l’égard des salariés. Non seulement le groupe Comme l’a rappelé Axel Honneth (2000), le industriel ne se soucie pas du devenir de ceux qui, à travail est constitutif d’un système de reconnaissance son service depuis des années, vont perdre leur statut qui permet aux individus, à partir de la contribu‑ social, mais de plus, il leur inflige une humiliation tion qu’ils apportent, de se sentir appartenir à une publique par l’annonce brutale, sans préavis, de leur société. L’acte professionnel se trouve ainsi au cœur licenciement. Ces deux niveaux d’injustice vont d’un processus par lequel les travailleurs attendent prendre corps dans le sentiment de trahison envers en retour non seulement un salaire, établi contrac‑ les engagements contractés avec « l’accord des tuellement, mais également des marques d’estime quarante heures » : le « contrat moral » est rompu. sociale (Renault, 2004). Le consentement au travail est aussi fondé, comme le montrent les témoignages Du registre de la dignité précédents, sur des usages, des conventions, des à la lutte des classes obligations réciproques, des codes implicites, bref Peu après l’annonce faite dans l’usine, les salariés sur toute une « économie morale » pour reprendre le se retrouvent à l’extérieur et chacun tente d’avoir des fameux concept de Thompson (1988a). Les analyses informations complémentaires. Ils sont abasourdis par de l’historien britannique peuvent nous aider à pour‑ la nouvelle ; le spectre de la fermeture si souvent agité suivre la réflexion. Étudiant les révoltes populaires est devenu réalité. Robert Jaquin raconte : « On se du xviiie et début du xixe siècles en Angleterre au retrouve dehors, les gens disaient : putain tu te rends moment où se constitue le capitalisme industriel, il compte ! » La résistance, qui commence à s’organiser, propose des hypothèses qui contestent les approches trouve sa légitimité dans la conviction, bientôt parta‑ d’un marxisme vulgaire. Pour lui, les conditions gée par toutes les catégories de salariés, de devoir matérielles ne peuvent pas à elles seules expliquer se dresser ensemble contre la direction. François les raisons pour lesquelles les individus se révoltent Lefèvre, syndicaliste FO, précise en octobre 2013 : contre ceux qui les dominent. Il s’intéresse ainsi aux « Ils ont annoncé la fermeture d’usine totale. Tout le représentations, aux émotions, aux façons dont sont monde dans la même merde, les ouvriers, les Etam, appréhendées subjectivement les situations. Contre les cadres. » Lors des assemblées générales, Xavier le « réductionnisme économique », il suggère une Mathieu a souvent recours à la sémantique de la lecture plus anthropologique pour tenter de saisir dignité, appelant à la justice sociale et dénonçant le de l’intérieur les mobiles réels de ces luttes (1988a, mépris de classe. En mobilisant ainsi les répertoires de p. 31). Pour le dire autrement, les révoltes peuvent l’expérience collective, l’enjeu est, ici, de construire naître non seulement de la raréfaction des ressources un rapport de force pour « ne pas, dit-il, crever comme ou d’une baisse des moyens matériels d’existence, des chiens ». Le travail militant consiste à faire en sorte mais aussi du sentiment que les règles, normes ou que la conscience d’injustice, la « conscience de tort » engagements n’ont pas été respectés (Fassin, 2009). (Honneth, 2000) prenne une dimension sociale et poli‑ À la suite de l’annonce faite par la direction tique. Robert Jaquin la manifeste en ces termes : « C’est dans l’entrepôt, les réactions ont été, en premier comme cela la boîte, elle est fermée et on ne reviendra lieu, d’ordre émotionnel, se rappelle Robert Jaquin. pas en arrière, c’est comme cela, c’est là-haut qui a Certains ouvriers, ne parvenant pas à masquer leur décidé ! Que voulez faire à part être mécontent, casser,

• 64 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 64 18/06/2014 09:52:02 Radicalisation des luttes sociales et restructurations financières

balancer des œufs, casser… la colère c’est ça, il faut Mais cette légitimité sociale reste fragile. Elle l’exprimer ! » Mobilisant les émotions sur le registre est soumise au moindre incident susceptible de de l’indignation, de la révolte, les syndicalistes de la dégénérer ou au moindre jugement dépréciatif sur CGT leur donnent un sens collectif, et, en corollaire, se le bien-fondé de la lutte, d’autant plus que celle- sentent pleinement légitimes à conduire le mouvement ci constitue un enjeu politique de premier plan. social. C’est grâce à leur capacité à canaliser la colère Ainsi, les Conti ont-ils pu être perçus, parfois et à l’inscrire dans un schéma de compréhension et même de la part de militants, plus enclins à négo‑ d’action que les salariés ont pu se rassembler et agir cier des indemnités de licenciement substantielles dans le même sens ainsi que l’indique Robert Jaquin : qu’à lutter pour le maintien de l’emploi, contrai‑ « Après, il a bien fallu qu’on se batte. Et heureusement rement à ce qui s’est passé lors d’autres conflits, qu’on s’est battu, sinon on n’aurait pas eu tout cela, comme celui de Goodyear à Amiens notamment le congé de mobilité, les primes, les mesures d’âge, (Dif-Pradalier, Reix, 2012). Cette critique, qui l’accompagnement. » Le premier combat des syndi‑ s’appuie sur le registre moral (les ouvriers doivent calistes est donc de faire reconnaître auprès de leurs se battre pour le travail, non pour l’argent), a pu, compagnons de travail le bien-fondé de la lutte et de en corollaire, comme lors des événements surve‑ lui donner un objectif. nus à la sous-préfecture, concourir à délégitimer le mouvement. L’obtention de la prime extra- Parallèlement, comme le font observer les légale de 50 000 € et du congé de mobilité de membres du Comité de lutte lors des entretiens que deux ans a certainement aussi contribué à brouil‑ nous avons réalisés avec eux, il leur a fallu rapide‑ ler le message en présentant les Conti comme des ment être en mesure de socialiser la colère et d’éviter privilégiés. « Nous, ce qu’on voulait, c’est que tout débordement : « La colère des gens était légi- l’usine reste ouverte », se défend Michel Bonte en time mais nous, on a essayé de temporiser », précise octobre 2013 avant de poursuivre : « Le combat, Michel Bonte avant de poursuivre, « s’il y a un truc ce n’était pas les primes mais que l’usine reste qu’on a fait, c’est d’éviter la casse parce que, regarde ouverte et vive. Mais par contre, on a été vite calmé l’usine, ç’aurait été un tas de cendres ». Rappelant avec la décision du tribunal de Sarreguemines… la grande tension qui régnait à l’époque, François Là, le rouleau compresseur était en route… Donc Lefèvre dit la même chose : « C’est nous qui avons ce jugement, ça a été notre mort. » « La cause empêché les gens de tout broyer. Mais c’est vrai que de l’emploi » (Didry, Teyssier, 1996) s’est, ici, si les machines sont parties aussi belles qu’elles sont construite sur le registre moral de la « trahi‑ arrivées… si on n’avait pas été là, ça explosait. » son », du non-respect des engagements pris par la Dans ces moments de crise, le rôle des délégués, direction du groupe Continental. Si l’argument a précisent nos interlocuteurs, est de travailler à la permis de constituer un rapport de force et d’ins‑ mobilisation tout en œuvrant à contrôler au mieux crire le mouvement dans la vague de contestations la situation afin d’éviter tout incident. Comme le de 2009, aucun élément tangible, aux yeux de la montre Larose (2001) à propos de Cellatex, le syndi‑ justice, ne permettait de justifier l’annulation de la cat a un rôle de pacification d’autant plus, note-t-il, procédure de licenciement collectif. La décision que « les salariés n’ont confiance qu’en leurs luttes et du tribunal de Sarreguemines, le 22 avril 2009, ne croient qu’aux rapports de force » (p. 16). Aussi, rejetant le recours engagé par le comité d’établis‑ l’enjeu des premiers jours a été de construire un cadre sement, a non seulement ruiné les espoirs d’arrêter suffisamment structurant, à la fois pour maintenir une le plan social, mais a aussi lancé le compte à cohésion collective et se constituer en partenaires de rebours. Sans recours possible devant les juridic‑ négociation crédibles aux yeux de la direction, qui tions pour arrêter le processus de fermeture, les pouvait craindre la dégradation de son parc machines, Conti se sont alors battus pour obtenir des garan‑ et d’un État soucieux de l’ordre public. Les proces‑ ties matérielles (indemnités et congé de mobilité) sus de légitimation de l’action collective ainsi que le suffisamment étendues afin de mettre à l’abri de la sort qui lui est réservé dépendent étroitement de la précarité, le plus longtemps possible, les salariés manière dont elle se manifeste dans l’espace public les plus fragiles. Mais au-delà, une fois la ferme‑ et de l’environnement social et politique. Autrement ture entérinée, il s’agissait de faire payer le plus dit, il faut également que l’injustice soit reconnue cher possible le « mépris social » en évaluant le socialement injuste. À cet égard, le contexte de 2009 niveau de réparation du « préjudice moral » et des s’est caractérisé par un soutien populaire aux luttes dommages sociaux subis. sociales, même les plus radicales, comme le montre notamment une enquête de l’Ifop (23). L’idée d’une dette incommensurable, jamais soldée, pour reprendre l’image développée par Sylvie Malsan (2007) au sujet des ex-salariées d’Alcatel, (23) « Les Français et la séquestration des patrons », sondage attise le ressentiment et le besoin de justice sociale. réalisé par l’Ifop (Institut français d’opinion publique) en Pour les Conti, le mouvement social qui se construit avril 2009, commandité par le journal L’Humanité. Ce sondage dès mars 2009 confère progressivement à ses repré‑ note que 63 % des personnes interrogées disent comprendre les actions de séquestration des patrons ; la moitié d’entre elles les sentants une double responsabilité : promouvoir à approuvent même. la fois les attentes de réparation (matérielle) et la

Travail et Emploi n° 137 • 65 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 65 18/06/2014 09:52:02 demande de considération (symbolique) du groupe lui donne Oscar Negt (2007). Il a incarné le retour humilié. L’expression collective qui se déploie alors de la révolte ouvrière dans un contexte, rappelons- dans la sphère publique s’adosse à un éventail de le, favorable au mouvement social. La contestation revendications matérielles tout en dénonçant l’ex‑ exprimée dès janvier 2009 reste vive et prête à ploitation capitaliste qui se caractérise par un déni redescendre dans la rue. Ainsi, les manifestations du de reconnaissance et l’inégale redistribution des 1er mai, cette année-là, de mémoire de syndicaliste, bénéfices F( raser, 2005). Les propos tenus dans le ont connu une affluence jamais atteinte dans la cité questionnaire, bien après la fin du « temps chaud » impériale : du mouvement, portent encore les traces de la radi‑ calisation politique : « Il n’y a jamais eu de manifestation comme cela à Compiègne ! C’était impressionnant. Moi, j’étais « C’est une France de merde, des capitalistes à brûler devant, j’avais la chair de poule. » [… Je suis] un citoyen usé par le travail… qui se voit (Entretien avec Michel Bonte, délégué FO, réalisé en aujourd’hui comme un Kleenex. Vive les Conti ! ! ! » octobre 2013.) (Marc Maupin, opérateur de fabrication, 56 ans, dix ans d’ancienneté, travail posté en 3/8.) « Quand j’ai vu le 1er mai, je me suis dit, c’est Mai 68 qui redémarre. Je pensais qu’on redémarrait. » « Pour l’enrichissement de quelques-uns, on n’hésite (Entretien avec Jacques Pichon, délégué CGT, réalisé pas à sacrifier des centaines de familles ! ! ! » en octobre 2013.) (Lionel Toupart, dépanneur en 4/6 puis polyvalent posté en 3/8, 50 ans, quinze ans d’ancienneté.) L’expérience de l’action collective a été le support d’un processus de transformation sociale « Continental n’avait aucune raison de fermer ! C’est pour nombre d’individus qui y ont acquis une le profit ! … détruire des vies et des familles. » véritable conscience politique. Pour beaucoup, ce (Yoann Perrès, agent de production, 31 ans, neuf ans conflit a permis une découverte de la lutte collective, d’ancienneté, posté en 3/8.) aiguisant une « subjectivité rebelle » (Negt, 2007) Les Conti ont ainsi remis au goût du jour un qui a pu donner aux ouvriers le sentiment, durant lexique de luttes des classes offensif, suggérant le « temps chaud » du conflit, d’être à l’avant-garde la spoliation, l’exploitation « des patrons », « des d’un combat politique. Les Conti interviennent capitalistes », déplaçant la sémantique des injus‑ même en soutien d’autres salariés en lutte : « On tices matérielles et morales subies – « les efforts, est allés aider beaucoup de boîtes qui essayaient les sacrifices » des ouvriers non récompensés avant de s’accrocher au bateau. Tu arrivais avec cinq et après la fermeture de l’usine – sur le terrain des vestes Continental et le conflit était réglé tout de inégalités sociales – « l’enrichissement et le profit de suite », se souvient Michel Bonte. Les usages que quelques-uns » au détriment du plus grand nombre. les Conti ont faits de leur veste de travail évoquent Sans doute ces témoignages, deux ans après la une résistance qui s’est forgée dans l’expérience de fermeture, sont-ils portés par les salariés dont la lutte et figurent le renversement des rapports de l’indignation perdure au fil du temps et que ‑ l’en domination. Ornée le plus souvent d’autocollants quête, les sollicitant, participe aussi à reconstruire de la marque, cette veste n’a pas été le symbole (Monjaret, 2005). Mais ils convoquent également du travail aliéné mais celui d’une identité rebelle une mémoire du conflit médiatisée par la figure de qui cherche à recouvrer dans la lutte honneur et Xavier Mathieu. Ses discours se sont largement dignité de classe. Mais les Conti en ont été aussi appuyés sur le registre d’une critique sociale forte‑ prisonniers, comme le souligne Patrick Lachambre, ment ancrée à gauche. délégué CGT en janvier 2014 : Il faut prendre ici la mesure du rôle tout à fait central de Roland Szpirko, qui ne s’est pas réduit « Cette image de Conti, on nous l’a foutue sur les à celui de conseil. Il a contribué à la production de épaules malgré nous si tu veux, car on nous a élevés un peu trop haut, je pense. On a fait notre boulot, on cette parole radicale, qui s’est imposée au sein des a fait le boulot qu’on devait faire. Je pense que c’est Conti en lutte. Roland Szpirko a accompagné ce les autres qui n’ont pas fait leur boulot ! Parce que mouvement d’un travail militant, visant à quali‑ sinon, ça n’arriverait pas ces licenciements. Mais il y fier l’expérience des rapports sociaux de classes et en a beaucoup qui nous prennent pour beaucoup trop. à l’inscrire dans l’histoire des luttes ouvrières. Les Pour eux, ils ne nous prennent pas pour des dieux nombreuses démonstrations de force lors de mani‑ mais pas loin. » festations (24) ont ainsi permis de faire exister ce conflit social en un conflit de classes au sens que Les Conti n’ont été que des porte-paroles d’une contestation sociale qui avait commencé début 2009 avec les journées nationales de mobilisation inter‑ (24) De multiples manifestations se sont déroulées notam‑ professionnelle, mouvement resté trop éphémère, ment à Paris, Compiègne, Beauvais, Sarreguemines, Hanovre, regrette Patrick Lachambre, pour peser réellement Amiens avec les salariés de Goodyear et plusieurs meetings ont été organisés sur le parking de l’usine, devant le palais de sur la gestion de la « crise » et offrir un véritable justice d’Amiens ou de Compiègne. débouché politique.

• 66 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 66 18/06/2014 09:52:02 Radicalisation des luttes sociales et restructurations financières

* sur les transformations des classes sociales. Comme * * l’écrit Miguel Abensour (1988), elles « ne luttent pas parce qu’elles existent, elles en viennent à exister parce qu’elles luttent ». Aujourd’hui encore, La lutte des Conti ne s’est pas arrêtée en l’action collective est portée par le Comité de lutte juin 2009. Elle a connu de multiples rebondisse‑ qui, depuis la fermeture, continue de défendre les ments et se poursuit encore aujourd’hui dans une intérêts des anciens salariés. Les militants de la action engagée en premier lieu auprès du conseil CGT et de FO ont dirigé pendant trois ans le comité des prud’hommes de Compiègne, qui réunit 678 d’entreprise qui a été dissous fin février 2014. Ils plaignants. Le 31 août 2013, le groupe allemand ont accompagné la grande majorité des plaignants Continental a été condamné pour défaut de motif dans la procédure judiciaire qui s’est poursuivie en économique et pour non-respect des obligations avril 2014, avec l’audience en appel de la décision de reclassement. Le recours judiciaire des Conti, du conseil des prud’hommes de Compiègne. De au-delà de la réparation financière, a un objectif son côté, la CFTC coordonne le recours judiciaire d’ordre moral, celui de faire recouvrer aux ouvriers d’environ deux cents personnes qui continuent leur dignité par une décision de justice leur donnant de lui faire confiance, comme le dit son représen‑ raison. Leur lutte ainsi que ses modes opératoires tant, José Munes. Les différends révélés durant le et les discours militants expliquant sa légitimité ne conflit restent vifs. Des tensions existent encore s’appuient pas uniquement sur le caractère inhu‑ entre les courants syndicaux même si l’ancien main, immoral ou injuste de la perte d’emploi mais responsable de la CFDT a quitté l’arène syndicale bien sur l’illégalité des procédures et des mesures après la défaite aux élections professionnelles de de restructuration au regard du droit du travail, et 2010. Plus de la moitié des Conti est encore au sur les inégalités sociales qu’elles engendrent. Ce chômage ; certains sont en fin de droit. En l’absence discours militant, peu observé et analysé, montre de structures stables, l’enjeu a été de maintenir un que l’identité collective et son expression politique collectif qui s’est révélé actif. Toutefois, les situa‑ n’ont pas totalement disparu sous l’effet des recom‑ tions de chômage et de précarité, les mobilités positions des classes populaires et du brouillage professionnelles rendent de plus en plus aléatoires de plus en plus grand des messages politiques et les rencontres entre Conti et creusent le lit de l’iso‑ syndicaux. lement. L’action prud’homale est un des derniers Cette page d’histoire sociale écrite par les Conti supports de la mobilisation qui, indubitablement, nous invite donc à porter une réflexion plus générale s’effrite.

Bibliographie

Abensour M. (1988), « La passion d’E. P. Thompson », Bourdieu P. (1984), Questions de sociologie, Paris, préface de Thompson E. P., La formation de la classe Éditions de Minuit. ouvrière anglaise, Paris, Seuil, pp. I-XVI. Boltanski L., Chiapello È. (1999), Le nouvel esprit du Askenazy P. (2011), Les décennies aveugles. Emploi et capitalisme, Paris, Gallimard.

croissance 1970-2010, Paris, Seuil. Burawoy M. (2011), « La domination est-elle si Beaud S., Pialoux M. (1999), Retour sur la condition profonde ? Au-delà de Bourdieu et Gramsci », Actuel ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux- Marx, n° 50, pp. 166-190. Montbéliard, Paris, Fayard. Burgi-Golub N. (2002), « Exiler, désœuvrer les femmes licenciées », Travail, genre et sociétés, n° 8, pp. 105-122. Béroud S., Mouriaux R. (2001), « Violence et sabotage dans les grèves en France », in Larose C., Cellatex, quand Champagne P. (1984), « La manifestation. La production l’acide a coulé, Paris, Syllepse, pp. 141-167. de l’événement politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 52-53, pp. 19-41. Béroud S., Denis J.-M., Giraud B., Pélisse J. (2008), « Une nouvelle donne ? Regain et transformation des Coutrot T. (1998), L’entreprise néolibérale, nouvelle conflits du travail », in Amossé T., Bloch-London C., utopie capitaliste ?, Paris, La Découverte. Wolff L., Les relations sociales en entreprise, Paris, La Depoorter P. (2006), Figures de la dignité ouvrière : Découverte, pp. 223-255. enquête sur les usines Brissonneau-Chausson de Creil (1950-1996), Thèse de sociologie, université de Picardie. Béroud S., Yon K (2009), « Face à la crise, que fait le mouvement social ? Quelques éléments de réflexion sur Dif-Pradalier M., Reix F. (2012), Figures de salariés l’évitement relatif d’une stratégie de confrontation », CFTC en lutte. Les cas de Continental et de Nortel, Contretemps, n° 3 (nouvelle série), pp. 15-25. Pantin, CFTC.

Travail et Emploi n° 137 • 67 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 67 18/06/2014 09:52:02 Didry C., Tessier L. (1996), « La cause de l’emploi », Massera B., Grason D. (2004), Chausson : une dignité Travail et emploi, n° 69, pp. 23-35. ouvrière, Paris, Syllepse.

Fajardie F. (2003), Metaleurop, paroles ouvrières : Mathieu L. (2011), La démocratie protestataire. entretiens avec des ouvriers de Metaleurop, Paris, Mille Mouvements sociaux et politique en France, Paris, et une nuits. Presses de Sciences Po.

Fassin D. (2009), « Les économies morales revisitées », Matonti F., Poupeau F. (2004), « Le capital militant. Annales. Histoire, sciences sociales, n° 6, pp. 1237-1266. Essai de définition », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 155, pp. 4-11. Favier I. (2008), Perrier-Nestlé, histoire d’une absorption : histoire sociale d’une entreprise à l’heure Monjaret A. (2005), « Quand les lieux de travail des changements culturels, 1990-2000, Ivry-sur-Seine, ferment… », Ethnologie française, vol. 35, n° 4, Éditions de l’Atelier. pp. 581-592.

Fraser N. (2005), Qu’est-ce que la justice sociale ? Montlibert (de) C. (1989), Crise économique et conflits Reconnaissance et redistribution, traduit de l’anglais par sociaux, Paris, L’Harmattan. Estelle Ferrarese, Paris, La Découverte. Negt O. (2007), L’espace public oppositionnel, traduit Goergen M.-L., Levesque C., Patillon C. (2007), de l’allemand et préfacé par Alexander Neumann, Paris, Fermeture de boîtes… et après ?, Actes des rencontres Payot. de mars 2005 à la Maison des hommes et des techniques, Nantes, Éditions du Centre d’histoire du travail. Pigenet M. (2012), « L’action directe et grève générale », in Pigenet M., Tartakowsky D., Histoire des mouvements Honneth A. (2000), La lutte pour la reconnaissance, sociaux en France, Paris, La Découverte, pp. 283-293. traduit de l’allemand par Pierre Rusch, Paris, Cerf. Renault E. (2004), L’expérience de l’injustice, Paris, La Larose C., Béroud S. (collab.), Mouriaux R. (collab.), Découverte. Rabhi M. (collab.) (2001), Cellatex, quand l’acide a coulé, Paris, Syllepse. Roupnel-Fuentes M. (2011), Les chômeurs de Moulinex, Paris, Presses universitaires de France. Lazzarotti R. (1968), L’industrie et les complexes industriels dans la vallée de l’Oise, étude de géographie Thompson E. P. (1988a), « L’économie morale de la économique et humaine, Gap, Imprimerie Louis Jean. foule », in Thompson E. P., Gauthier F., Ikni G. R., La guerre du blé au xviiie siècle : la critique populaire contre Linhart D., Rist B., Durand E. (2002), Perte d’emploi, le libéralisme économique au xviiie siècle, Montreuil, perte de soi, Ramonville-Saint-Agne, Érès. Éditions de la Passion, pp. 31-92. Linhart D. (2005), « D’un monde à l’autre : la fermeture Thompson E. P. (1988b), La formation de la classe d’une entreprise », Revue de l’Ires, n° 47, pp. 81-94. ouvrière anglaise, traduit de l’anglais par Gilles Dauvé, Magloire F. (2002), Ouvrière : récit, La Tour-d’Aigues, Mireille Golaszewski et Marie-Noëlle Thibault, Paris, Éditions de l’Aube. Gallimard, Seuil.

Malsan S. (2007), « Licenciements collectifs : le prix Zimmermann B. (2011), Ce que travailler veut dire. Une d’une dette symbolique », Revue du Mauss, n° 29, sociologie des capacités et des parcours professionnels, pp. 180-206. Paris, Economica.

• 68 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 68 18/06/2014 09:52:02 Contester, retarder ou empêcher les licenciements via le chômage partiel ? Usages syndicaux de la Cassa Integrazione Guadagni en Italie Mara Bisignano (*)

En Italie, la régulation des restructurations d’entreprises est définie par un cadre réglementaire fixant les modalités de sa gestion. Le système normatif prévoit notamment la possibilité de recourir au chômage partiel afin de gérer des mutations conjoncturelles ou structurelles. Ce dispositif est alors l’instrument direct et indirect de négociation de l’emploi. L’article propose une analyse des stratégies d’utilisation du chômage partiel mises en œuvre par les syndicats au niveau de l’entreprise. À partir de deux monographies d’établissements du secteur de l’électroménager, l’article interroge les registres d’action et de justification mobilisés par les acteurs sur le rôle à attribuer au chômage partiel, ainsi que les conséquences individuelles pour les salariés. Selon que l’acteur syndical utilise le dispositif pour privilégier les sorties du marché du travail ou les sorties sur le marché du travail afin de contester, retarder ou limiter les licenciements, le chômage partiel produit des effets que l’on peut qualifierde « sas » ou « d’amortisseur ».

Autrefois circonscrites à des crises sectorielles acteurs concernés (État, patronat et syndicats) et touchant les modèles productifs des industries tradi‑ leur marge de manœuvre dans la négociation. tionnelles (textile, métallurgie, sidérurgie, etc.), Depuis la crise économique de 2007, on assiste les restructurations relèvent désormais davantage partout en Europe à une accélération et à une multi‑ d’un phénomène d’ajustement diffus et permanent plication des plans de restructuration. L’Italie ne fait des organisations à la recherche de flexibilité et de pas exception. Parallèlement, et selon une distribu‑ compétitivité (Aggeri, Pallez, 2005). En ce sens, elles représentent un processus continu par lequel tion territoriale inégale entre nord et sud du pays qui les organisations modifient leur structure interne et est liée à un développement économique fortement externe en introduisant des changements majeurs polarisé, l’Italie enregistre dans les années récentes sur la structure de l’emploi. Même s’il n’est pas une hausse continue de son taux de chômage : il possible d’établir une relation systématique entre atteint 10,7 % en 2012, soit un niveau équivalent à un processus de restructuration et une stratégie de celui de la fin des années 1990. suppression d’emplois, force est de constater les Cet article se propose dans une première partie de « impacts plus ou moins directs sur l’emploi, tant situer l’importance du recours au chômage partiel en dans son volume que dans des dimensions plus Italie et en Europe afin de s’interroger sur son rôle, qualitatives » (Didry, Jobert, 2010, p. 11). L’emploi notamment lors de la crise de 2008. Une deuxième devient alors l’enjeu au cœur de la gestion des partie sera consacrée à la présentation de deux expé‑ restructurations, surtout si elles s’accompagnent riences emblématiques de ce dispositif dans deux d’une procédure de licenciements collectifs. Trois établissements du secteur de l’électroménager. Ces considérations majeures s’imposent pour l’analyse. deux cas permettront d’interroger, en fonction de Premièrement, le cadre institutionnel et légal : le la nature de la restructuration, les stratégies collec‑ contexte réglementaire national définit les procé‑ tives et le comportement des salariés victimes de dures et les conditions de mise en œuvre d’un plan la suspension de leur activité, l’usage et la réap‑ de restructuration. Deuxièmement, le rôle joué par propriation du dispositif de chômage partiel par l’ensemble des caractéristiques sociétales dans la l’acteur syndical majoritaire dans l’établissement détermination des dispositifs d’accompagnement et les effets produits par son utilisation sur l’em‑ et/ou de prévention. In fine, le système de relations ploi. En analysant les plans de restructuration qui professionnelles, qui détermine à la fois le rôle des se sont succédé dans ces deux établissements, nous montrerons comment les syndicats s’approprient le dispositif pour contester, retarder ou empêcher les licenciements. Enfin une troisième partie s’attachera (*) IDHES-UMR 8533 (Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société), université Paris-Ouest-Nanterre à caractériser les perceptions contrastées qu’en ont La Défense ; [email protected] les salariés.

Travail et Emploi n° 137 • 69 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 69 18/06/2014 09:52:02 Le chômage partiel, un modèle du chômage partiel conjoncturel (konjunkturelle Kurzarbeit) (Eichhorst, Marx, 2009). de flexicurité dans l’emploi ? La France a également procédé à des aménagements La crise économique est souvent invoquée pour réglementaires. D’une part, en 2009, un accord natio‑ réactualiser sous un angle nouveau des dispositifs nal interprofessionnel augmente, sauf dans certains de régulation de l’emploi auparavant considérés cas particuliers, le taux d’indemnisation (qui passe comme conjoncturels. C’est le cas notamment du de 50 % à 60 % du salaire horaire brut) tandis que le contingent d’heures autorisé par salarié passe de 600 à chômage partiel qui connaît en Europe un nouvel 800 heures par an. Depuis 2010, il a été porté à 1 000 essor. Couramment considérés comme des outils heures, quelle que soit la branche professionnelle. de flexibilité quantitative interneB ( oyer, 1986 ; D’autre part, simultanément, une négociation tripartite OCDE, 1995), les dispositifs de chômage partiel a conduit en 2009 à la création de l’activité partielle sont présentés comme une alternative aux licencie‑ de longue durée (APLD) avec l’objectif d’améliorer ments dans la gestion des difficultés temporaires à la fois le niveau d’indemnisation pour les salariés rencontrées par les entreprises. De plus, l’idée selon concernés (75 % contre 60 %) et la durée de recours à laquelle le recours au chômage partiel permettrait la mesure, qui passe de trois à douze mois. Par ailleurs, de mieux répondre aux problèmes des entreprises l’employeur s’engage à ne pas déclencher dans l’im‑ nourrit l’hypothèse de la possible existence d’un médiat une procédure de licenciements économiques. compromis acceptable entre flexibilité et protection de l’emploi (Delors, Dolle, 2009). Ces solutions de Le recours au chômage partiel comme outil de régulation de l’emploi, transitoires et en apparence flexibilisation interne est présenté comme une voie à plus souples, sont parfois mobilisées afin d’éviter privilégier afin d’atténuer les impacts négatifs sur l’em‑ des restructurations productives drastiques pouvant ploi. Cette préconisation se retrouve notamment dans aboutir à des licenciements. Toutefois, elles sont les publications de l’OCDE (Organisation de coopé‑ loin de représenter une panacée pour les salariés : ration et de développement économiques) qui estime si le recours au chômage partiel en raison d’une dans ses Perspectives de l’emploi 2010 que le chômage partiel joue un rôle primordial pour limiter les suppres‑ restructuration (industrielle ou financière) a l’inté‑ sions d’emplois, voire pour préserver, dans certaines rêt d’amortir une situation temporaire de crise, il situations, les emplois sur le court terme. À partir d’une n’évite pas par défaut le risque de la perte d’emploi. série de variables telles que le taux de recours moyen Un recours au chômage partiel et l’ampleur des dispositifs nationaux, elle élabore une varié selon les pays en Europe estimation du nombre d’emplois permanents sauvés sur la période 2008-2009. À titre d’exemple, si la France Les stratégies d’usage du chômage partiel varient grâce au chômage partiel a sauvegardé près de 18 000 selon les pays et la crise a relancé le débat sur la emplois, l’Allemagne en a préservé environ 221 500 place à lui accorder dans un contexte de progression (voir graphique 1). Cependant, et tout en reconnaissant du taux de chômage et de processus diffus de restruc‑ l’intérêt du chômage partiel durant la crise, un docu‑ turations des entreprises. Dès 2008, de nombreux ment de la Commission européenne (2012) invite à la pays ont modifié leur régime de chômage partiel en prudence quant à sa capacité à représenter une alterna‑ renforçant le montant et la durée de la prestation. tive permanente au risque de licenciements collectifs C’est le cas de l’Allemagne, dont le gouverne‑ en cas de conjoncture économique défavorable. À cela ment se prononce en 2008 pour un assouplissement s’ajouterait le risque de non-viabilité économique d’un transitoire des conditions d’éligibilité et de durée tel régime de protection de l’emploi. Graphique 1 : Impact du chômage partiel sur l’emploi permanent entre 2008 et 2009

% 1,4 420 000

1,2 Différence en pourcentage de l'emploi permanent due à un programme de réduction des heures de travail 360 000 Nombre absolu d'emplois permanents sauvés (échelle de droite) 1 300 000

0,8 240 000

0,6 180 000

0,4 120 000

0,2 60 000

0 0 NOR PRT DNK FRA NLD* HON* AUT ESP CZE* DEU ITA FIN BEL * signale les pays ayant instauré un nouveau dispositif d’indemnisation du chômage partiel en réaction à la crise. Source : OCDE (2011), Perspectives de l’emploi 2010.

• 70 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 70 18/06/2014 09:52:02 USAGES SYNDICAUX DE LA CASSA INTEGRAZIONE GUADAGNI EN ITALIE

Des caractéristiques sociétales spécifiques décentralisée et au sein des commissions régio‑ permettent d’appréhender l’hétérogénéité des expé‑ nales chargées d’évaluer les causes de recours au riences nationales en matière de recours au chômage chômage partiel. De plus, dans les entreprises, les partiel. La configuration des systèmes productifs, la délégués œuvrent à l’application du dispositif et structure de l’emploi, les dispositions légales issues veillent au respect d’un principe de rotation de la ou non de la négociation interprofessionnelle et main-d’œuvre (Bisignano, 2013). de branche ou encore l’implantation syndicale (et son organisation) sont autant d’éléments à consi‑ Le chômage partiel en Italie : un pilier dérer. Le fait que ce soit le secteur industriel qui consensuel de la politique de l’emploi ait principalement expérimenté l’utilisation d’un tel En Italie, le régime de chômage partiel incarne l’un dispositif n’est pas sans incidence sur sa centralité des piliers fondamentaux de la politique économique dans les politiques publiques de l’emploi. Les pays et de l’emploi avec la Cassa integrazione guadagni qui enregistrent des recours massifs à ces disposi‑ (CIG), littéralement « caisse d’intégration des gains » tifs de modulation de l’horaire de travail sont ceux que l’on propose de traduire par « caisse de compen‑ dont les effectifs du secteur industriel (y compris la (1) sation salariale ». Elle se distingue d’un régime construction) demeurent importants . d’assurance chômage par le caractère temporaire de L’Italie est le deuxième pays de la zone euro la suspension de l’activité de travail et le centrage sur à avoir recouru massivement au chômage partiel certains secteurs d’activité. Originairement instituée après l’Allemagne. Le nombre de salariés concernés comme mesure provisoire pendant la dernière phase par au moins une heure de réduction du temps de du fascisme en 1941, elle a fini par devenir structu‑ travail au titre du chômage partiel a été de 1 407 000 relle. À sa création, elle était limitée à certains bassins en 2011, soit environ deux fois plus qu’en 2008, d’emploi du nord du pays, répondant à une volonté après avoir concerné près de 1 669 000 travailleurs politique de soutien temporaire à la grande indus‑ en 2009 (2). Sur un contingent d’environ un milliard trie : elle se proposait à la fois d’y éviter la mobilité d’heures autorisé, 527 925 773 d’heures ont été intersectorielle des salariés vers les secteurs en pleine utilisées en 2011, avec une large prédominance de expansion (par exemple l’armement) et d’y préserver l’industrie, ce qui n’est pas sans lien avec le poids l’appareil industriel d’après-guerre (Cherchi, 1958). de l’industrie italienne et une désindustrialisation Son extension, six ans plus tard, à l’ensemble du moindre qu’en France. À l’inverse, en France, l’uti‑ territoire peut davantage être interprétée comme un lisation du dispositif de chômage partiel paraît plus moyen d’accompagner le développement industriel résiduelle, malgré une progression récente. Après et de maîtriser des fluctuations conjoncturelles de une forte augmentation entre fin 2008 et 2009 du l’activité productive. Ainsi, le boom économique qui nombre d’heures utilisées au titre du chômage caractérise la décennie 1955-1965 est marqué par une partiel (près de 31 millions), ce dernier s’est stabi‑ importante transition productive qui signe l’avène‑ lisé en 2011 à 12 millions d’heures (Calavrezo, ment d’un appareil industriel spécialisé et diversifié. Lodin, 2012). Au total, si sur la période 2008-2009 Depuis son instauration, ce dispositif a permis la mesure a concerné en moyenne 260 000 salariés aux salariés mis au chômage technique, essentiel‑ par mois, cet effectif est retombé à 34 000 salariés en lement dans les moyennes et grandes entreprises, 2011 (Beauvoir, Calavrezo, 2012). D’une manière de bénéficier d’un salaire de remplacement pendant générale, le secteur industriel est dans les deux pays la cessation (complète ou partielle) temporaire de le premier utilisateur du dispositif : 85 % des heures leur activité tout en préservant leur poste de travail consommées entre 2007 et 2010 et 75 % en 2011 au sein de la même entreprise (Bisignano, 2014). pour la France, contre près de 80 % pour l’Italie. Le système de chômage partiel a donc évolué au Dans le cas italien, c’est l’importance du rôle fil du temps pour devenir une mesure politique de joué par les syndicats qui peut contribuer à expli‑ soutien de l’appareil productif et des emplois lors quer la centralité du dispositif. Fort d’un taux de de périodes de contraction de l’activité productive. syndicalisation important dans toutes les branches Depuis 1968, la législation prévoit deux modali‑ professionnelles (en moyenne 35 % des salariés), les tés d’application distinctes afin de faire face à des syndicats sont des interlocuteurs centraux dans les débats portant sur l’organisation du travail et l’em‑ situations de difficultés économiques conjonctu‑ relles ou structurelles. La première, la CIG ordinaire, ploi (Leonardi, 2003). Leur capacité d’intervention, notamment au niveau de l’entreprise, leur confère intervient pour atténuer les effets imputables à un un rôle déterminant à la fois dans la négociation ralentissement temporaire de l’activité alors que la deuxième, la CIG extraordinaire, peut être deman‑ dée pour soutenir un processus de crise d’entreprise, (1) En 2012, l’emploi industriel représente 26,2 % de l’emploi de restructuration et/ou de réorganisation. Dans le total en Italie, 24,7 % en Allemagne, et 18,7 % en France contre premier cas, la durée de recours est limitée à 52 respectivement 28,4 %, 25,5 % et 19,8 % en 2008 (Eurostat, semaines tandis que pour la CIG extraordinaire, Enquête sur les forces de travail). (2) Istituto Nazionale della Previdenza Sociale (INPS) (2011), elle varie, selon le motif d’interruption de l’activité, Rapporto Annuale, Rome. entre un an en cas de crise d’entreprise et quatre ans

Travail et Emploi n° 137 • 71 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 71 18/06/2014 09:52:02 en cas de restructuration (3). Le recours au chômage naire, son fonctionnement est garanti par des cotisations partiel devient donc un préalable à toute forme de versées par les employeurs et les salariés (6) auxquelles restructuration et de réorganisation visant à réduire s’ajoute un financement public. L’indemnisation du totalement ou partiellement le volume d’emploi : chômage partiel relève d’une institution spécifique, la construction de la CIG extraordinaire trouve son l’Institut national de prévoyance sociale (Istituto origine dans la volonté première d’accompagner des Nazionale della Previdenza Sociale, INPS) à laquelle processus de réorganisation industrielle et d’amortir sont confiés la collecte et le versement des indemni‑ des crises sectorielles (Mosley, 1996). tés pour les heures chômées. Ce régime assurantiel, hors période de crise, est loin d’être déficitaire : avant En tout état de cause, dans ces deux cas de figure, le 2008, les caisses de compensation salariale présen‑ maintien du contrat de travail est assorti d’une réduc‑ taient un solde largement positif. À titre d’illustration, tion du salaire. Certes, les salariés perçoivent une entre 2003 et 2007, les deux caisses de CIG comptaient indemnité de remplacement équivalente à 80 % du un actif cumulé de plus de 13 milliards d’euros (dont salaire qui aurait été perçu pour les heures chômées 10,855 milliards pour la CIG ordinaire et 2,4 milliards dans la limite d’un plafond révisé annuellement : en pour la CIG extraordinaire) (7). Au cours de ces cinq 2013, ce plafond mensuel est fixé à 959,22 € bruts années, les cotisations patronales annuelles au titre pour les salaires inférieurs ou égaux à 2 075,21 € de la CIG ordinaire oscillent entre 2,329 (en 2003) bruts et à 1 152,90 € pour les salaires supérieurs. De et 2,870 milliards (en 2007) d’euros tandis que les plus, cette indemnité est soumise à un prélèvement prestations versées chaque année sur la même période fiscal spécial de 5,84 %. Comparativement au régime sont comprises entre 278 (en 2007) et 516 (en 2005) d’indemnisation du chômage, la CIG ouvre droit à un millions d’euros. Parallèlement, le montant des coti‑ niveau de couverture plus important et plus long alors sations patronales et salariales perçues au titre de la même que la réforme du marché du travail mise en CIG extraordinaire progresse, passant de 826 millions œuvre par le gouvernement Monti (4) tend à un aligne‑ d’euros en 2003 à 998 millions en 2007. Les presta‑ ment des deux prestations en termes de montant. tions versées par l’INPS passent, pour leur part, de La place occupée par la CIG au sein des poli‑ 300 millions d’euros en 2003 à 424 millions en 2007. tiques de l’emploi est de facto tout à fait singulière : Ce système de protection engendre une amortisseur industriel incontestable, outil direct et flexibilité accrue (numérique, horaire et organisa‑ indirect de régulation de l’emploi et, tout à la fois, tionnelle) tout en assurant la sécurité dans l’emploi instrument de garantie salariale pour les salariés en pour les salariés assujettis à une réduction horaire. emploi et de réduction salariale pour les employeurs. Une procédure obligatoire de consultation des En raison également de son caractère structurel, le représentants syndicaux d’entreprise est en outre financement de ce dispositif demeure central pour prévue. Durant la période de mise en œuvre du comprendre sa place dans la régulation des proces‑ dispositif, les salariés, tout en conservant leur sus de fluctuations de la main-d’œuvre. De fait, la poste de travail, restent néanmoins exposés au protection de l’emploi via le maintien du contrat de risque de licenciements collectifs. En effet, si travail au sein des marchés internes fait du système dans le cadre de la CIG ordinaire aucune procé‑ de la CIG un outil concurrent au régime commun dure particulière n’est nécessaire, la demande de d’indemnisation du chômage. CIG extraordinaire est susceptible de s’accompa‑ Depuis 1975, la CIG est un régime mixte dont le gner d’une déclaration préalable de l’employeur financement relève principalement d’une logique de du nombre de salariés en sureffectif. C’est cette type assurantiel. D’après la loi n° 164 / 1975, la CIG déclaration qui peut justifier une réduction du ordinaire est financée par des cotisations patronales temps de travail (partielle ou totale, dans la limite dont le taux varie en fonction de la taille et du secteur de la durée légale du travail) établie pour chaque d’activité de l’entreprise (5). Quant à la CIG extraordi‑ unité productive. De fait, en période de chômage partiel, des mesures peuvent être prises afin de faciliter la mobilité externe des salariés, telles que (3) S’agissant de la CIG classique (hors agriculture et des primes de départs volontaires ou encore des construction), sont éligibles toutes les entreprises industrielles plans d’accompagnement à la retraite. et artisanales de plus de quinze salariés. La durée de recours ne peut excéder les trente-six mois sur un quinquennat de réfé‑ rence. En cas de crise d’entreprise, elle est fixée à douze mois (renouvelable jusqu’à vingt-quatre mois) ; en cas de restructura‑ tion / réorganisation ou de reconversion, elle est de vingt-quatre mois (deux prorogations de douze mois chacune sont possibles). (6) Depuis la loi n° 407 / 1990, la cotisation patronale est de (4) Loi n° 92/2012. 0,6 % du salaire mensuel brut et la cotisation salariale de 0,3 %. (5) Pour le secteur industriel, le taux de cotisation pour les Les entreprises employant moins de 50 salariés doivent s’ac‑ entreprises de moins de cinquante salariés est fixé à 1,90 % du quitter d’une contribution additionnelle équivalente à 3 % du salaire brut et à 2,20 % pour les entreprises de plus de cinquante montant de l’indemnité de CIG ou de 4,5 % si les effectifs sont salariés. Sont exclus du calcul les apprentis, les travailleurs en supérieurs à 50 salariés. contrat d’insertion et de réinsertion. Sauf cas de force majeure, (7) Communication générale sur la situation économique l’employeur est tenu de verser une contribution additionnelle du pays pour l’année 2008, Ministère de l’Économie et des calculée sur la base du montant de l’indemnité de CIG (de 4 % Finances, xvie législature, acte n° 3-00964, session n° 261, pour les entreprises de moins de cinquante salariés à 8 %). 30 septembre 2009.

• 72 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 72 18/06/2014 09:52:03 USAGES SYNDICAUX DE LA CASSA INTEGRAZIONE GUADAGNI EN ITALIE

La CIG, rempart contre la crise de 2008 ? Le premier mouvement coïncide avec l’amorce de Dans le cas italien, l’évolution des missions la crise. Face à ce qui alors paraissait être un ralen‑ tissement temporaire de l’activité, une augmentation remplies par la CIG doit être rapportée aux trans‑ (9) formations des systèmes productifs, des secteurs significative du volume d’heures utilisées pour d’activité ainsi qu’à l’utilisation variée qui est la modalité ordinaire de CIG (+ 395 % entre 2008 et 2009) a été enregistrée. Cette augmentation équi‑ faite du dispositif (Schenkel, Zenezini, 1986). Ainsi, les années 1980 marquent le début d’une vaut, en valeur absolue, à 71,8 millions d’heures de période de recours intensif qui contribue à amortir CIG ordinaire en 2008 et à 355,6 millions en 2009. les conséquences sociales de la baisse temporaire La CIG ordinaire enregistre ensuite une baisse de l’activité dans certains secteurs. Si plusieurs importante, de 58,3 %, sur la période 2009-2012 (de auteurs ont relevé un effet de segmentation de la 355,6 millions à 148,2 millions d’heures). main-d’œuvre et de frein à la mobilité sur le marché Le deuxième mouvement correspond au prolon‑ externe (Garonna, Panizon, 1982 ; Dardi 1983), gement de la crise et à ses conséquences désormais d’autres analyses montrent l’absence d’un lien de structurelles, d’où le recours massif à la CIG causalité entre le comportement de la main-d’œuvre extraordinaire (10). Entre 2008 et 2009, la progres‑ en CIG et la mobilité externe (Seravalli, 1986). sion approche les 140 % : la CIG extraordinaire Les modifications législatives intervenues à partir passe de 101 à 242,3 millions d’heures, ce qui repré‑ des années 1990 (nouvelles durées d’utilisation du sente 40,5 % du total des heures de chômage partiel dispositif, plafonnement du montant, élargissement consommées. Entre 2009 et 2010, on enregistre une à d’autres secteurs d’activité, etc.) (8) accompagnent nouvelle hausse de près de 70 % avec 412 millions davantage, dans la période récente, la régulation d’heures utilisées, ce qui représente 67,7 % du total des processus de restructuration et/ou de réorgani‑ des heures de CIG. Sur la période plus récente, sation. Certains auteurs considèrent que le recours 2010-2012, on constate que malgré une légère au chômage partiel a constitué pour l’Italie à la baisse des recours « extraordinaires » (- 7,8 %), leur fois le principal instrument de politique publique part reste très élevée (71,9 % du total). Le contexte adopté pour atténuer l’impact social de la crise et actuel souligne que la portée du chômage partiel un moyen de légitimer les syndicats du fait de leur dépasse largement celle d’une mesure destinée à participation à la négociation au niveau décentralisé seulement amortir les effets de la conjoncture. En (Sacchi et al., 2011, pp. 78-89 ; pour les statistiques limitant notre attention à la CIG extraordinaire, on de recours, cf. supra). constate que l’industrie demeure le principal utili‑ Parallèlement, et afin de limiter cette progression sateur du dispositif (en 2011, 79,9 % du total), suivi du taux de chômage, un recours inédit au dispositif par le bâtiment et les services. de modulation horaire a été enregistré. Globalement, pour la période 2008-2012, les deux modalités d’in‑ tervention de CIG ont été largement utilisées selon Le chômage partiel : un outil deux mouvements superposés que révèle l’exploi‑ de défense syndicale face tation des statistiques de l’INPS (voir graphique 2). aux restructurations ? Graphique 2 : Évolutions du nombre d’heures utilisées de CIG, entre 2008 et 2012 S’intéresser aux restructurations présuppose 700 000 000 de se doter d’une définition assez large, capable Total d’englober les processus qui affectent la structure 600 000 000 de l’organisation, les pratiques de travail et les rela‑ 500 000 000 tions d’emploi (Beaujolin-Bellet, Schmidt, 2012). C.I.G. extraordinaire Lorsque les restructurations impliquent également 400 000 000 des plans de suppression d’emplois, des actions collectives à l’initiative des salariés et de leurs 300 000 000 représentants sont expérimentées. Afin d’interro‑

200 000 000 ger les mécanismes de mise en œuvre d’un plan de

100 000 000 C.I.G. ordinaire

0 (9) Nous entendons par « utilisées », les heures effectivement consommées et payées au titre du chômage partiel. 2008 2009 2010 2011 2012 (10) Les statistiques traitant de la CIG extraordinaire incluent Source : Graphique construit sur la base des rapports annuels de les situations de restructuration, de réorganisation ou de crise l’INPS de 2008-2011 et du « Coordinamento Generale Statistico d’entreprise mais également un dispositif dit « CIG en déroga‑ Attuariale » (2012). tion ». Ce dispositif temporaire financé par l’État et les régions s’adresse principalement aux salariés et entreprises n’entrant pas dans le champ d’application de la CIG extraordinaire. Après autorisation administrative, il peut être élargi à titre exception‑ (8) Pour plus de détails, voir notamment Papaleoni M. et al. nel aux entreprises ayant épuisé la durée maximale autorisée de (1993). recours à la CIG.

Travail et Emploi n° 137 • 73 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 73 18/06/2014 09:52:03 restructuration prévoyant une réduction d’effectifs, ordinaire ou extraordinaire. Dans la plupart des deux monographies d’entreprises d’électroména‑ établissements de l’échantillon (près de 85 % des ger sont présentées. Elles sont issues d’un travail cas), l’analyse a révélé des recours successifs et/ou empirique conduit sur 54 établissements (voir alternés aux deux modalités de CIG sur la période encadré 1) éligibles au régime de chômage partiel. 2005-2012. La recherche a porté sur trois volets complémen‑ taires : les causes du recours au chômage partiel, Concernant l’appropriation du dispositif par son usage / son appropriation par l’acteur syndical l’acteur syndical, le travail conduit sur l’en‑ et les effets produits par l’utilisation du dispositif semble des établissements ayant recouru à la sur l’emploi. S’agissant des causes, des difficultés CIG extraordinaire a montré deux orientations économiques conjoncturelles ou une crise struc‑ différentes d’accompagnement vers le marché du turelle induisent un recours différencié à la CIG travail ou de tentative de maintien dans l’emploi.

Encadré 1 Méthodologie

Cet article s’inscrit dans un travail de recherche mené entre 2009 et 2012 auprès de 54 établissements loca- lisés dans quatre zones géographiques (nord-ouest, nord-est, centre et sud de l’Italie) et employant entre 50 et 1 500 salariés. Sans avoir la prétention de constituer un échantillon représentatif des entreprises ayant subi un plan de restructuration, la recherche se veut néanmoins transversale et couvre plusieurs secteurs d’activité présen- tant des caractéristiques socio-économiques diverses : métallurgie, automobile, plasturgie, informatique, chimie, électroménager-électronique. Chaque établissement a fait l’objet d’une série d’entretiens semi-directifs auprès de différents acteurs syndicaux, patronaux et salariés. Parallèlement, et afin de reconstruire la position syndicale sur le chômage partiel, des responsables syndicaux nationaux et territoriaux des deux principales confédérations (CGIL, Confederazione Generale Italiana del Lavoro et CISL, Confederazione Italiana Sindacato Lavoratori) et de leur fédération de la métallurgie (FIOM-CGIL [Federazione Impiegati Operai Metallurgici] et FIM-CISL [Federazione Italiana Metalmeccanici]) ont été rencontrés. Issues toutes deux de la Confederazione Generale del Lavoro (Confédération générale du travail), la CISL était à l’origine inspirée par la démocratie chrétienne alors que la CGIL était à sa création proche des courants communistes et socialistes. Le présent article retient de ce travail deux monographies d’entreprises (Bialetti et Fagor-Brandt) implantées dans le bassin d’emploi de Brescia et relevant de la branche de la métallurgie et du secteur de l’électroménager. Afin de mesurer et de caractériser l’ampleur du recours au chômage technique (partiel ou total) durant la période récente, 2008-2012, plusieurs bases de données ont été interrogées. Pour dresser une cartographie secto- rielle et territoriale des entreprises concernées par un processus de restructuration / réorganisation, deux sources ont été mobilisées : – les données produites par l’Observatoire CIG de l’INPS (Istituto Nazionale della Previdenza Sociale, Institut national de prévoyance sociale). Elles permettent d’interroger des variables d’analyse, telles que le nombre d’heures autorisées pour les ouvriers et les employés, le type d’intervention (ordinaire ou extraordinaire), selon la branche ou le bassin d’emploi ; – les données issues du « Coordinamento Generale Statistico Attuariale », qui permettent de recenser le volume d’heures effectivement utilisées sur le contingent d’heures autorisées à partir des demandes administratives trans- férées à l’INPS par les entreprises. En vertu de la centralité de la négociation sur l’emploi au niveau de l’établissement, les stratégies des acteurs syndicaux sont primordiales pour comprendre les mécanismes de régulation « multiniveaux » d’un processus de réorganisation productive. Les deux expériences de restructurations présentées ici illustrent la manière dont les élus syndicaux et les salariés s’approprient le dispositif de chômage partiel. Nous mobilisons huit entretiens semi-directifs réalisés entre avril et octobre 2011 auprès de deux catégories d’acteurs princi- pales : responsables syndicaux et salariés. Nous avons ainsi rencontré deux délégués syndicaux d’entreprise élus, respectivement membres de la FIOM (Fagor-Brandt) et de la FIM (Bialetti), ainsi que deux salariés ayant subi les processus successifs de restructuration. Nous mobilisons également quatre entretiens complémen- taires, au niveau de la branche et du territoire, avec deux responsables nationaux de la branche de la métal- lurgie appartenant à la FIOM-CGIL et à la FIM-CISL et deux responsables syndicaux territoriaux qui nous ont permis d’établir un état des lieux des établissements et des caractéristiques socio-économiques du bassin d’emploi. Enfin, plusieurs types de documents ont contribué à compléter les deux monographies : négociation des plans sociaux, accords d’entreprises, accords ministériels, communiqués de presse syndicale ou encore bilans sociaux. Les entretiens nous ont permis de dégager deux interrogations majeures relatives aux stratégies différentes des acteurs collectifs et individuels. La première porte sur l’appropriation du dispositif de chômage partiel selon que le recours présente un caractère conjoncturel (Bialetti) ou structurel (Fagor-Brandt). La deuxième concerne davan- tage les solutions envisagées en termes d’emploi pour les deux établissements, à la fois sur la période récente (2008-2012) et sur une temporalité plus longue (2005-2012), à l’aune des mesures d’anticipation ou d’accompa- gnement (programme de requalification, activité de formation,etc. ) envisagées par les délégués syndicaux dans le cadre de la négociation.

• 74 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 74 18/06/2014 09:52:03 USAGES SYNDICAUX DE LA CASSA INTEGRAZIONE GUADAGNI EN ITALIE

Indépendamment du secteur d’activité ou de la majo‑ et qualification (par exemple dans l’informatique), rité syndicale, l’ensemble des acteurs interrogés nous pouvons observer que la CIG produit à la fois manifestent leur attachement unanime au dispositif. un effet d’amortisseur sur l’emploi et, indirecte‑ Bien qu’il ne soit pas possible d’établir une relation ment, individuellement, un effet de sas. Autrement systématique, la présence d’un syndicat forte‑ dit, si le recours collectif au dispositif vise à amortir ment majoritaire influence néanmoins l’adoption une crise, cette période est parfois mise à profit par de l’une ou de l’autre des orientations collectives les salariés les plus qualifiés pour préparer un chan‑ mentionnées ci-dessus. En ce sens, les termes de gement d’emploi. la négociation ou encore la stratégie de l’établisse‑ ment sont également des variables déterminantes. En prenant en compte les trois niveaux d’analyse Tous secteurs d’activité confondus, lorsque la CISL (causes, usages, conséquences) et par le biais des (Confederazione Italiana Sindacati Lavoratori) est deux monographies d’entreprises, nous nous effor‑ majoritaire, la logique de maintien dans l’emploi cerons de tester l’hypothèse selon laquelle l’usage des salariés touchés par le dispositif se retrouve et l’appropriation du chômage partiel mis en avant dans moins de 40 % des cas observés contre les trois par la stratégie collective défendue lors de la négo‑ quarts lorsque la CGIL (Confederazione Generale ciation par l’acteur syndical influencent les effets Italiana del Lavoro) est majoritaire. induits sur l’emploi (CIG-amortisseur ou CIG-sas). Parallèlement, ce n’est pas tant le type d’entre‑ Des monographies contrastées prise que l’affiliation à une branche professionnelle d’industries en restructuration qui conditionnerait le choix d’une stratégie. La branche métal-mécanique, comparativement à Dans chacun des deux établissements analysés, la d’autres, semble ainsi constituer un cadre particu‑ stratégie syndicale a conduit à une utilisation diffé‑ lièrement propice à l’expérimentation du maintien rente de la même modalité de chômage partiel. dans l’emploi, en raison notamment d’un fort taux Pourtant, appartenant au même secteur d’acti‑ d’adhésion syndicale (près de 33 %). La branche vité, les deux établissements se rapprochent par semble avoir un effet propre, au-delà de stratégies les nombreux changements de périmètre orga‑ syndicales qui restent bien différenciées autour nisationnel et stratégique entrepris par Bialetti de l’objectif du maintien dans l’emploi (dans plus Industrie, d’une part, et par la multinationale d’un cas sur deux pour la FIM-CISL [Federazione coopérative Mondragón pour sa branche Fagor Italiana Metalmeccanici] et près de huit cas sur Electrodomésticos, d’autre part. Par ailleurs, leur dix pour la FIOM-CGIL [Federazione Impiegati ancrage territorial est identique : la province de Operai Metallurgici]). Brescia se caractérise par un développement indus‑ S’agissant des effets sur l’emploi, si la CIG peut triel et productif indéniable et un taux de chômage, incarner une forme d’intériorisation du risque de certes en hausse depuis 2008, mais qui demeure la perte d’emploi, les conséquences peuvent être bien inférieur à la moyenne nationale (6,8 % en diverses selon que la CIG est mobilisée en tant que 2012 contre 3,1 % en 2008). Afin d’appréhender réponse à un risque temporaire ou irréversible. Deux les évolutions de l’organisation productive et du cas de figure non exhaustifs peuvent se présenter volume d’emploi, l’analyse intégrera la nature des dans le cadre d’une intervention extraordinaire, processus de restructurations ainsi que le recours qui doit être demandée par l’entreprise (cf. supra). à des dispositifs légaux et conventionnels visant à Lorsque, dans un contexte de restructurations, les gérer les parcours professionnels de salariés à l’acti‑ pressions sur l’emploi sont supposées être transi‑ vité partiellement ou totalement suspendue. toires, la CIG extraordinaire peut produire un « effet Dans les deux établissements étudiés, les proces‑ d’amortisseur ». À l’inverse, lorsque les suppres‑ sus de restructuration paraissent dépendants de sions d’emplois apparaissent comme inévitables, la facteurs exogènes : la crise des marchés et la CIG extraordinaire agit comme un « sas », c’est-à- concurrence des pays émergents représentent les dire comme un dispositif qui, tout en préservant les principales causes invoquées pour légitimer des emplois des salariés pour une durée déterminée, les plans de réductions d’effectifs. Mais ils prennent place dans une situation transitoire vers le marché des formes différentes. du travail. Cette distinction doit être interprétée comme un outil heuristique permettant de déchif‑ Chez Fagor-Brandt, les restructurations succes‑ frer les conséquences du dispositif sur l’emploi. sives s’inscrivent dans une stratégie européenne de Toutefois et compte tenu de la complexité des cas fusion / acquisition tant financière que productive étudiés, il n’est pas toujours possible d’inscrire les du groupe coopératif, difficile à cerner sur le long effets de la CIG dans ces deux cas de figure. Des terme (Amado-Borthayre, 2009) mais qui, dans le effets d’aubaine, notamment liés au niveau de quali‑ cas italien, a conduit à une reconversion produc‑ fication professionnelle, peuvent être constatés pour tive partielle du site. Inversement, le cas de Bialetti certains groupes de salariés confrontés à une stra‑ relève davantage d’une stratégie d’externalisation, tégie collective de maintien dans l’emploi. Dans puis de délocalisation et enfin, de reconversion certains secteurs d’activité à haute spécialisation partielle.

Travail et Emploi n° 137 • 75 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 75 18/06/2014 09:52:03 Dans les deux cas présentés, le recours au chômage partiel n’est qu’une des conséquences Encadré 2 d’un mouvement plus large de restructuration : Climat syndical et déroulement Bialetti engage de 2008 à 2013 deux négociations des négociations sur le chômage partiel alors que chez Fagor- Brandt, pour la période 2003-2013, cinq accords Dans les deux cas analysés, le climat syndical semble avoir une incidence sur le déroulement des ont été signés. négociations. Dans le cas de Fagor-Brandt, la stra- Un tel contexte influence en partie la manière tégie unitaire a permis de fédérer l’action syndicale autour du refus des licenciements. À cet égard, la dont s’organisent les initiatives des représentants presse syndicale faisait état, dès 2006, du fait que syndicaux. Par ailleurs, l’environnement syndi‑ « les assemblées de travailleurs ont donné mandat cal lui-même joue un rôle dans les négociations. aux représentants syndicaux pour négocier la mise Dans les deux cas, les deux principales fédérations en place d’un plan industriel excluant le recours aux licenciements mais aussi pour obtenir des garanties de la métal-mécanique (FIOM et FIM), rattachées sur l’emploi, les salaires et les perspectives du site » respectivement aux confédérations syndicales (« Senza investimenti non si può garantire il futuro CGIL et CISL, bénéficient d’une solide représenta‑ di Brandt Italia », Metalfiom, Anno XV, n° 54, ottobre tivité (11). Si, dans le cas de Bialetti, les négociations 2006, p. 6). ont été conflictuelles, chez Fagor-Brandt, elles ont C’est à cette seule condition que les syndicats ont accepté d’entamer une négociation sur l’usage été menées de manière plus unitaire et dans les deux des amortisseurs sociaux nécessaires à la reprise cas, la stratégie collective adoptée a été soumise car selon la FIOM, « depuis 2001, les difficultés au vote des salariés réunis en assemblée (voir perdurent. Les travailleurs doivent affronter un encadré 2). ensemble de problèmes sans lien avec la produc- tion et la capacité productive de l’établissement » Les deux monographies reflètent deux stratégies (« Ancora difficoltà alla Brandt di Verolanuova », Metalfiom, Anno XVI, n° 57, giugno 2007, p. 7). syndicales différentes dont les effets sur l’emploi L’objectif défendu était donc de permettre « dans illustrent, d’une part, une utilisation de la CIG fonc‑ un contexte de crise industrielle sans précé- tionnant comme un « sas » et, d’autre part, comme dent, d’affronter avec des mesures alternatives et un « amortisseur ». non traumatisantes, la question des sureffectifs » (Communiqué de presse, FIOM, 16 mars 2009) en Le cas de Bialetti est caractéristique d’un proces‑ refusant les licenciements et en privilégiant des sus de restructuration dans lequel le recours à la CIG systèmes d’accompagnement vers la retraite. sert à la fois de variable d’ajustement du volume Inversement, chez Bialetti, les fortes tensions entre les équipes syndicales ont alimenté une d’emploi et de réorganisation productive. Face au controverse qui se manifestera tout au long des caractère irréversible des suppressions d’emplois, négociations. Ainsi, « la FIOM n’a jamais considéré la négociation a donné lieu également à des procé‑ comme irréversible le choix de Bialetti et a maintenu dures de licenciements collectifs et à un recours au pour toute la durée des négociations une position de refus des licenciements » considérant qu’il était chômage partiel. Dans ce cas de figure, la stratégie « immoral que des travailleurs votent sur le licencie- syndicale d’accompagnement des salariés vers le ment d’autres travailleurs » (« Licenziano e firmano marché externe du travail a conduit à une utilisation i licenziamenti… hanno proprio toccato il fondo », de la « CIG-SAS ». Metalfiom, Anno XVII, n° 62, marzo 2009, p. 5). En revanche, la FIM a toujours affirmé que « l’objectif Inversement, Fagor-Brandt incarne un cas est de sauver le travail qu’il y a, [...] d’essayer emblématique de stratégie syndicale de refus des d’obtenir de la part de l’entreprise tout ce qu’il est possible d’obtenir pour accompagner vers un licenciements et d’usage de la CIG comme tenta‑ nouvel emploi les sureffectifs. D’un côté, on a les tive pour maintenir les salariés dans leur emploi. barricades [FIOM] et d’un autre côté, la respon- Néanmoins, plusieurs dispositifs conventionnels ont sabilité de sauver les postes de travail qu’il est été mis en œuvre pour réduire le volume d’emploi : possible de sauver » (Communiqué de presse, FIM, 21 mai 2011). plans de départ volontaire et dispositifs de fin de carrière. Dans ce contexte, la mobilisation collec‑ tive autour de la CIG induit un effet d’amortisseur Le chômage partiel, « sas » pour préparer sur l’emploi en prévision d’une reprise de l’activité à la mobilité externe : le cas de Bialetti productive. Chez Bialetti (voir encadré 3), la gestion des restructuration s’est déroulée dans un contexte de (11) La spécificité de la représentation syndicale italienne négociation assez conflictuel entre les différents réside dans l’articulation entre les structures provinciales et les représentants syndicaux quant à la légitimité des plans représentants élus dans les entreprises (RSU, Rappresentenza de réorganisation annoncés par la direction. Dans les Sindacale Unitaria).

• 76 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 76 18/06/2014 09:52:03 USAGES SYNDICAUX DE LA CASSA INTEGRAZIONE GUADAGNI EN ITALIE

deux phases de restructurations connues par l’établis‑ Une telle orientation syndicale est cohérente avec sement Bialetti, les divergences syndicales ont conduit un référentiel d’action privilégiant une logique de à la conclusion d’accords signés uniquement par la sécurisation des parcours individuels. À cet effet, FIM (la FIOM s’étant positionnée contre). La négo‑ les délégués ont prôné une stratégie d’accompagne‑ ciation a été plus favorable à l’orientation promue par ment visant à renforcer l’employabilité des salariés les élus de la FIM-CISL (12) qui s’est appuyée sur le sur le marché du travail par le biais de programmes vote d’adhésion exprimée en assemblée par les sala‑ de suivi personnalisé et d’actions de formation. En riés. Si le choix de la direction de procéder à des cela, ils rejoignent la vision de la fédération sur la licenciements n’a pas été contesté, l’action syndicale place centrale à attribuer aux actions de formation a néanmoins permis de négocier un recours au lors d’une phase de restructuration. chômage partiel pour les salariés en sureffectifs. Dans ce contexte, l’usage de la CIG traduit une volonté « En ce qui concerne la formation, dans le cas des syndicale de faire appel au dispositif afin d’accompa‑ restructurations elle est nécessaire […]. En gros, gner, sur un temps plus long, la transition et la mobilité une fois que des actions de formation sont négociées, cette offre doit devenir une obligation parce qu’il est des salariés vers un nouvel emploi. bien que les travailleurs, eux aussi, s’activent pour avoir plus de chances de trouver un emploi […]. Plus le travailleur a une professionnalité élevée et plus Encadré 3 il pourra se vendre sur le marché. Quand il y a une Bialetti SA CIG, les plus qualifiés sont les premiers à partir en optant pour les démissions. Voilà l’intérêt de la forma- Bialetti Industrie est une entreprise spécialisée tion pendant ces périodes parce que si tu es formé, dans la production et la distribution de petit élec- tu augmentes les possibilités de retrouver un emploi, troménager et d’articles culinaires. Fondée en 1919, sinon tu restes en CIG. » elle emploie aujourd’hui environ 900 salariés dans le (Extrait d’entretien avec le secrétaire général de la monde. Avant 2010, le groupe était présent en Italie FIM, avril 2011.) sur deux sites, dans le Piémont et en Lombardie. Entre 2008 et 2012, le chiffre d’affaire du groupe Ainsi, le secrétaire général de la fédération, tout recule de 48,2 millions d’euros. Bialetti enregistre en reconnaissant les différences majeures entre les également, sur la même période, un fort recul de son causes de recours, se prononce très favorablement bénéfice net qui, pour 2012, est de 876 000 euros sur l’utilisation et l’utilité de la CIG : contre 2,8 millions pour 2011 (et 23,5 millions en 2008). « La CIG est un amortisseur social important aussi Dans ce contexte, les deux établissements parce que c’est le seul. À part cela, il y a l’alloca- italiens sont confrontés à une restructuration qui tion-chômage. Mais dans ce cas, on est déjà face à conduit à une délocalisation partielle et à une un licenciement. La CIG, au contraire, n’interrompt diversification de l’activité productive. La baisse pas la relation d’emploi mais la maintient […]. Donc des ventes dans un contexte de forte concurrence il s’agit là d’un instrument fondamental pour la est d’environ 27 % entre 2008 et 2010 et amène le gouvernance des variations [d’activité], des situations groupe à déclencher trois plans sociaux. Le premier impliquant la gestion des entreprises, pour gérer les concerne le site piémontais qui est définitivement difficultés que peuvent rencontrer les entreprises sans fermé en 2010 et dont la production est délocalisée les faire peser sur les travailleurs. C’est un instru- en Roumanie. Environ 120 salariés sont touchés ment de flexibilité, de gestion de la main-d’œuvre et par la fermeture de l’établissement. Parallèlement, du marché mais aussi des crises transitoires ou plus l’établissement de Brescia, qui nous intéresse ici, structurelles. Chez nous, cela a toujours bien fonc- connaît deux phases de restructuration entre 2008 tionné, c’est un instrument important qui, je crois, ne et 2012. Elles semblent étroitement liées à la forte doit pas être supprimé. » concurrence, sur le marché de l’acier, des produc- (Extrait d’entretien avec le secrétaire général de la teurs installés dans les pays émergents mais égale- FIM, avril 2011.) ment à la volonté du groupe de réduire ses coûts de production. Dans le cas de Bialetti, l’action collective La première phase de restructuration débute au s’est donc orientée vers la conclusion d’accords cours de l’année 2008 : elle coïncide avec l’externa- prévoyant une période de chômage partiel préalable lisation d’une partie de la production et la suppres- aux licenciements collectifs dans les deux phases de sion de 75 emplois. La deuxième, en 2011, corres- restructuration. pond à la cessation totale de la fabrication d’ar- ticles culinaires et à sa délocalisation en Turquie. La première, débutée en novembre 2008 pour Ce dernier plan concerne 85 salariés sur un volume externaliser une partie de la production, se conclut total de 293 travailleurs début 2011. Fin 2011, tous par une procédure de licenciements collectifs pour types de contrats confondus, les femmes repré- 75 salariés dont 56 ouvriers. Parallèlement, un sentent 49,2 % des effectifs (Bilan social). recours au chômage partiel pour restructuration a été demandé dès février 2009 pour une durée d’un an. Dans ce cas particulier, le recours au (12) Le collegium syndical est composé de six membres, dont chômage partiel a servi à « dissimuler » la condi‑ trois appartenant à la FIM. tion de chômeurs à laquelle les salariés étaient déjà

Travail et Emploi n° 137 • 77 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 77 18/06/2014 09:52:03 confrontés. D’ailleurs, un délégué syndical FIM, restructuration, celle-ci prévoit le développement responsable service clientèle étranger, ne nie pas ce d’une nouvelle activité (la fabrication de capsules risque (octobre 2011) : de café) et le redéploiement d’environ 50 salariés précédemment concernés par le plan social et qui « Je pense que parfois la CIG extraordinaire peut avaient été intégrés dans un parcours de requa‑ représenter un moyen de camouflage du chômage. lification professionnelle. Comparativement à la Lorsque la CIG a comme finalité une restructuration importante, elle ne garantit rien, seulement un peu première restructuration, elle favorise la négocia‑ plus de salaire pour les personnes. Dans notre cas, tion de dispositifs conventionnels visant, d’une part, la première CIG avait permis d’éviter que toute la à accroître l’employabilité des salariés et, d’autre production disparaisse. » part, à faciliter les départs anticipés (14). Dans ce contexte, la CIG est utilisée comme un sas, c’est- Dans le même temps, comme il le précise, une à-dire mise à profit pour encadrer et préparer la prime supplémentaire à l’indemnité de chômage mobilité des salariés vers un autre emploi. Plusieurs partiel légalement due a été négociée avec la direc‑ mesures sont donc négociées afin d’attribuer aux tion : « Attention, nous avons quand même négocié parcours de formation un rôle déterminant dans la une prime de 200 à 300 euros mensuels en plus de réinsertion professionnelle des salariés licenciés. leur indemnité moyenne de 800 euros. Ce n’est pas rien ! » Bialetti met à disposition de ses salariés plusieurs actions de formation, tandis que des primes de Quant au dialogue avec les autres élus syndicaux, requalification professionnelle de 2 500 € sont il n’a pas été sans heurt : le plan social ciblant 75 sala‑ versées aux entreprises du territoire qui recrutent riés a en effet été l’occasion d’un conflit ouvert autour les salariés en contrat à durée indéterminée (CDI) de sa légitimité. Le délégué syndical FIM explique en sur leur niveau de qualification antérieur. Au cours octobre 2011 : « Il n’y a pas eu d’unité syndicale car, des vingt-quatre mois de CIG, la stratégie syndicale selon la FIOM, il n’était pas admissible qu’une unité s’est donc concentrée sur la requalification profes‑ de production, c’est-à-dire les travailleurs, puissent sionnelle, comme le souligne le délégué FIM en être en CIG totale et licenciés. Raison pour laquelle octobre 2011 : selon eux aucun accord n’était possible. » De fait, cette première restructuration laisse entre‑ « En négociant la CIG pour vingt-quatre mois, on a laissé le temps aux salariés de trouver un autre emploi, voir une stratégie de délocalisation du groupe bien disons, une requalification professionnelle qui pouvait plus importante, qui s’est traduite, quelques années les rendre plus attractifs sur le marché du travail. » plus tard, par le transfert progressif des activi‑ tés moins rentables vers les pays à moindres coûts Sur l’opportunité de recourir au chômage partiel, salariaux. la position syndicale majoritaire a évolué depuis la première restructuration. Le délégué FIM explique : Le deuxième plan de restructuration intervenu en juin 2011 prévoit la cessation totale d’une partie « C’est par la négociation que nous avons obtenu la de l’activité et le licenciement de 85 ouvriers sur CIG pour deux ans. Le pouvoir syndical a consisté à 135 (13) ainsi que la délocalisation définitive de la dire que, même dans la pire hypothèse, il est possible de production. Cette fois, les délégués FIM, en appe‑ garantir le maintien dans l’emploi pour 50 personnes lant les salariés à se prononcer sur la viabilité de et la requalification pour les autres. S’agissant de cette requalification, moi je ne peux pas ne pas être l’accord signé avec la direction, s’assurent de la réaliste… S’ils souhaitent devenir astronautes, ça va légitimité de leur action par le biais d’un vote en être difficile. Moi, je peux leur donner un aperçu des assemblée générale, qui leur est favorable à 84,6 %. besoins du marché et s’ils sont d’accord, leur offrir les Cependant, ce referendum sera fortement contesté formations nécessaires pour les aider à se requalifier par les délégués syndicaux FIOM-CGIL, ce qu’at‑ dans ce sens. En tant que représentant syndical je leur teste cet extrait du communiqué de presse de la dis quoi faire. » FIOM du 25 mai 2011 : Si, lors de la première restructuration, le recours « 156 votants parmi lesquels 82 employés, qui ne au chômage partiel pouvait s’interpréter comme une seront pas touchés par les licenciements, se sont démarche dont l’objectif était d’assurer une période exprimés. Encore une fois, on demande aux salariés de protection dans l’emploi plus importante que les plus protégés d’ouvrir la voie au licenciement celle qu’offre le droit commun du chômage, lors de des ouvriers sans que ceci se traduise par la moindre la seconde, le choix assumé d’accompagnement des perspective future. » salariés touchés par le plan social vers le marché du Pour autant, les résultats de cette consultation travail externe traduit pour l’acteur syndical une utili‑ constituent une forme de légitimation nouvelle de sation plus « pragmatique » des périodes chômées. l’action collective. Contrairement à la précédente

(14) L’accord prévoit des primes dégressives selon la période (13) Au moment des entretiens, en octobre 2011, l’établisse‑ de départ : 17 000 € avant le 31 décembre 2011, 15 000 € de ment comptait 270 salariés dont 142 employés, 117 ouvriers et janvier à juin 2012, 10 000 € de juillet à décembre 2012. À 11 dirigeants. partir de janvier 2013, la prime n’est plus que de 7 500 €.

• 78 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 78 18/06/2014 09:52:03 USAGES SYNDICAUX DE LA CASSA INTEGRAZIONE GUADAGNI EN ITALIE

Le chômage partiel, « amortisseur » pour retarder la perte d’emploi : Encadré 4 le cas de Fagor-Brandt Fagor-Brandt À compter de 2001, l’établissement Fagor-Brandt de Brescia (dont l’origine remonte aux années 1950, Les processus de restructurations auxquels voir encadré 4) connaît une succession quasi inin‑ a été confronté l’établissement Fagor-Brandt terrompue de procédures de restructuration. On peut remontent au début des années 2000. Avant cette date, cet établissement familial (Ocean, créé en y distinguer trois périodes. 1950) était la propriété du groupe italien d’électro- La première, de septembre 2001 à mars 2003, ménager Nocivelli par l’intermédiaire de la holding coïncide avec la gestion d’une situation de crise El-fi. déclenchée par la faillite du groupe. Afin de préserver À la fin des années 1980, le groupe emploie plus l’équilibre économique et l’activité de l’entreprise, de 1 200 salariés en Italie. Il entreprend une stratégie l’État nomme un administrateur provisoire. Un an d’expansion au cours des années 1990 conduisant plus tard, le tribunal de Brescia désigne un admi‑ à la prise de contrôle de plusieurs entreprises. En 1997, le groupe compte près de 9 500 salariés en nistrateur judiciaire, ce qui conduit, en 2003, au Europe. Cette stratégie culmine avec l’acquisition rachat du site par le groupe israélien Elco dont la en 2000 du groupe Brandt et une prise de participa- coopérative basque Fagor détient 10 % du capital. tion majoritaire dans le groupe Moulinex. Au cours de cette période, le maintien dans l’emploi En 2001, le groupe traverse une grave crise de près de 860 travailleurs est garanti par le recours financière et productive qui le conduit à la faillite au dispositif de chômage partiel extraordinaire. et au rachat, en 2006, par la coopérative basque espagnole Mondragón pour sa branche Fagor Lors de la deuxième phase, d’avril 2003 à Electrodomésticos. Cette multinationale réalise en mai 2006, le nouvel acquéreur tente de développer 2011 un chiffre d’affaires de 13,7 milliards d’euros un nouveau plan industriel. Toutefois, le groupe (secteur bancaire, distribution et industrie). Fagor- Elco-Brandt se trouve confronté à des difficul‑ Brandt y concentre la production d’appareils élec- tés économiques (15) qui conduisent l’entreprise à troménagers dont l’actionnaire unique est Fagor- envisager 180 suppressions d’emplois sur les 669 group. Ce dernier compte quatorze sites de produc- salariés que compte l’établissement en avril 2005 tion en Europe et un chiffre d’affaire de 1,3 milliard (dont 155 ouvriers entre 2005 et 2007). d’euros en 2011.

En avril 2006, l’acquisition de 100 % du capital Fagor-Brandt représente un cas emblématique d’Elco-Brant par la coopérative espagnole Fagor d’une stratégie syndicale qui a cherché à retarder marque le commencement d’une troisième phase. et à amortir par un recours prolongé au chômage Le site, qui regroupe encore 650 salariés (dont 509 partiel les effets de la perte d’emploi. Afin d’évi‑ ouvriers, 120 employés) devient une filiale de Fagor- ter une procédure de licenciements collectifs, Brandt. Dès mars 2007, aux 180 suppressions de l’action syndicale s’est orientée vers la négocia‑ postes annoncées en 2005 s’en ajoutent 70, soit un tion de mesures conventionnelles alternatives dans total de 250 (dont 198 ouvriers et 52 employés) sur l’objectif de mettre en place une régulation des 636 salariés (dont 503 ouvriers et 125 employés). sureffectifs moins traumatisante qu’un retour direct Le groupe communique sur d’importants investis‑ sements cependant qu’il engage un processus de sur le marché du travail externe. Ajustement du restructuration. Une procédure de chômage partiel temps de travail, plans de requalification profession‑ mise en place entre 2008 et 2010 concerne 450 sala‑ nelle, mobilité interne, plans de départs volontaires riés sur les 575 restants ; elle prévoit notamment avec primes, accompagnement vers la retraite sont le départ de 108 salariés (accompagnement vers la les dispositifs les plus couramment mobilisés pour retraite et départs volontaires). contester les procédures de licenciement. L’utilisation du chômage partiel se poursuit Tout au long du processus de négociations, entre 2010 et 2012 pour les 463 salariés restants ; les délégués de la FIOM cherchent à défendre 26 salariés quittent l’établissement. Le recours et à maintenir l’emploi. À la suite des élections continu et alterné au chômage partiel ne s’arrête professionnelles, la FIOM est le syndicat le mieux pas, puisqu’en mai 2012 Fagor-Brandt annonce représenté avec huit délégués sur treize en 2011. Par la fin de la production d’électroménager avec la ailleurs, l’établissement enregistre un taux de syndi‑ fermeture du site d’ici juillet 2013 et la création calisation très important (près de 90 % des salariés d’une nouvelle activité productive (scooters élec‑ adhèrent à une organisation syndicale), ce qui n’est triques, recyclage d’appareils électriques, etc.) avec pas conséquence sur les enjeux de la négociation. réintégration progressive de 266 salariés sur les 437 S’inscrivant dans un référentiel d’action qui privi‑ restants. légie une logique de maintien du poste de travail, les délégués poursuivent, par leur action collective, (15) Ces difficultés sont dues à la concurrence des pays émer‑ l’objectif d’amortir sensiblement le traumatisme gents ainsi qu’au recul des ventes, notamment au Royaume-Uni. provoqué par le licenciement.

Travail et Emploi n° 137 • 79 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 79 18/06/2014 09:52:03 « Certes, il est vrai que les dispositifs comme la CIG implantées sur le territoire (16). Le délégué FIOM ont beaucoup aidé dans cette phase de crise. Il est détaille (octobre 2011) : aussi vrai qu’en Italie […], il manque une politique industrielle. Aujourd’hui, on assiste de plus en plus « Avec l’option du détachement temporaire auprès à des situations dans lesquelles des multinationales d’autres entreprises, certains, si tout se passe bien, font du shopping… dans le sens où elles viennent, peuvent être embauchés en CDI. Dans notre cas, il y a eu quatre ou cinq personnes pour qui cela a puis décident où il est convenable d’investir, puis on fonctionné. Les autres restent quand même dans l’en- ferme d’un côté, on délocalise de l’autre, et à la fin, treprise. Par exemple, il y a eu des employés qui ont aucune perspective du point de vue de l’emploi n’est expérimenté cette solution même si officiellement ils envisageable. » sont encore employés chez nous. » (Extrait d’entretien avec le secrétaire national de la La stratégie syndicale d’opposition aux procé‑ FIOM, avril 2011.) dures de licenciement s’est exprimée non seulement Plus qu’incarner une orientation collective de par un fort attachement au dispositif de chômage refus des processus de restructuration, l’action partiel mais également par la négociation de procé‑ syndicale s’inscrit plutôt dans une stratégie d’évi‑ dures de mobilité externe volontaire : tement du licenciement et d’accompagnement, « Les entreprises, surtout les multinationales, ont leur sur un registre « volontariste », des salariés ayant logique […]. Si elles pouvaient recourir tout de suite décidé de quitter l’entreprise, en préférant les aux licenciements, elles n’hésiteraient pas un instant. sorties du marché du travail – accompagnement Il est clair que pour nous, la grande bataille est d’em- vers la retraite – aux sorties sur le marché du travail pêcher le recours au licenciement et de réfléchir à des – mobilité externe. Ainsi, les organisations syndi‑ solutions moins drastiques pour les salariés. » cales prônant l’utilisation du chômage partiel afin (Extrait d’entretien avec le secrétaire national de la de gérer une crise diffèrent le risque de la perte FIOM, avril 2011.) d’emploi tout en permettant à l’entreprise d’opé‑ Les divergences entre les différentes organisa‑ rer des mutations organisationnelles et productives tions syndicales se sont notamment cristallisées sur sur une longue période. En ce sens, l’expérience ce principe du volontariat. En effet, pour la FIOM, Fagor-Brandt est symptomatique de l’utilisation syndicat majoritaire, il s’agissait d’encourager en de la CIG comme amortisseur pour l’emploi, ce priorité les départs pour les salariés pouvant faire qu’approuve le délégué FIOM, ouvrier spécialisé valoir leurs droits à la retraite à la suite de trois ans (octobre 2011) : d’indemnités alors que pour la FIM, il aurait fallu ne pas se concentrer exclusivement sur cette partie « La réduction horaire est un instrument qui donne de la force de travail. Le délégué FIOM explique quelques garanties parce que de toute façon, on part (octobre 2011) : du présupposé qu’on est tous là, on travaille moins, « La concertation a été difficile avec les autres syndi- certes… mais tous travaillent. C’est l’esprit que cats. Pour nous, mais aussi pour les travailleurs qui devrait avoir un amortisseur social… pouvoir répartir ont validé notre proposition en assemblée, le départ entre tous la réduction de salaire. » est seulement volontaire… c’est-à-dire seulement De fait, le recours continu à l’ajustement du pour ceux qui peuvent accéder à la retraite […]. Pour temps de travail a permis à la fois de sauvegarder la FIM, quand on est dans ce dispositif, vu qu’il y a des exonérations de cotisations pour les entreprises, temporairement les postes de travail et de réduire les travailleurs sont plus attractifs sur le marché du les coûts salariaux tout en étalant dans le temps travail. » le départ des salariés considérés en sureffectif. Dans les faits, les accords de 2010 prévoient La préservation des postes est en effet un objec‑ également (et comme pour Bialetti) des incitations tif mis en avant avec force par le délégué FIOM financières dégressives pour les démissions en fonc‑ (octobre 2011) : tion de la période de départ (de 12 000 € à 8 000 €). « On a réussi à donner la garantie qu’au moins tu Dans le cas de Fagor-Brandt, le recours au chômage gardes ton poste de travail. Il est clair que tu as un partiel est devenu une constante dans un processus revenu minimum chaque mois mais si tu n’avais même de gestion des restructurations qui culmine avec l’ac‑ pas ça, ce serait bien pire aujourd’hui. Notre objec- cord signé entre les parties en mai 2012. Rappelons tif depuis 2001 était de faire un accord syndical pour que l’utilisation du chômage partiel extraordinaire essayer de maintenir dans l’entreprise tout le monde intervient alors non plus pour réguler le volume des et tenter de ne laisser personne dehors. » sureffectifs mais pour une réorganisation produc‑ tive due au développement d’une nouvelle activité. Toujours afin d’assurer le maintien dans l’emploi, une autre mesure phare fait l’objet de négociations en 2009, à savoir la possibilité accordée aux salariés (16) Cette possibilité légale ouvre le droit à une exonération des cotisations pour les entreprises décidant d’embaucher ces mis en CIG d’expérimenter pendant cette période un salariés temporairement suspendus de leur activité (alinéa 3 de détachement professionnel vers d’autres entreprises l’art. 8 de la loi n° 236 / 1993).

• 80 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 80 18/06/2014 09:52:04 USAGES SYNDICAUX DE LA CASSA INTEGRAZIONE GUADAGNI EN ITALIE

L’accord entérine de fait l’interruption définitive de en avant une stratégie visant à accroître le niveau la production d’électroménager d’ici fin juillet 2013 d’employabilité des salariés licenciés ou en CIG, et le redéploiement progressif vers une autre activité la négociation aboutit à la mise en œuvre de dispo‑ de 266 salariés sur les 437 salariés que compte le site. sitifs d’accompagnement vers l’emploi : activités d’outplacement (17) pour la reconversion profession‑ Tout en déclarant une opposition ferme aux nelle et plans de requalification personnalisés. À cet licenciements, les acteurs syndicaux ont adopté une effet, deux principaux types d’action de formation position conciliante vis-à-vis de la direction dans la sont proposés aux salariés. Si le premier, par le biais négociation de dispositifs conventionnels destinés à d’un diagnostic individualisé, accompagne les sala‑ réduire le volume d’emploi. Les syndicats ont donc riés dans le choix d’un parcours de formation visant participé à un processus de restructuration « plus en à améliorer des compétences professionnelles douceur » puisqu’en acceptant une modération sala‑ spécifiques, le deuxième se propose de définir une riale, les salariés ont pu conserver leur emploi et les trajectoire de formation cohérente et adaptée aux droits attachés au contrat de travail. besoins requis par un secteur d’activité ou un métier particulier. Le chômage partiel : des D’une manière générale, les salariés accueillent perceptions variées d’un dispositif favorablement la possibilité de suivre des actions de formation dans le but de développer leur employa‑ « accepté » par les salariés bilité et y adhérent librement. Toutefois, parmi les 70 travailleurs ayant suivi Les processus de restructuration auxquels ont des actions de formation de reconversion profes‑ été confrontés les deux établissements obser‑ sionnelle avant mars 2012, certains expriment vés illustrent deux expériences emblématiques leur scepticisme quant à la possibilité qu’elles se d’utilisation du chômage partiel. Dans le cas de traduisent par une réinsertion durable sur le marché Fagor-Brandt, le recours répété à la CIG a pour du travail : objectif d’amortir – on peut parler de CIG amortis‑ seur – les conséquences sur l’emploi de la stratégie « Avant de partir, j’ai accepté comme d’autres collè- globale du groupe et d’éléments conjoncturels défa‑ gues de suivre un cours de formation professionnelle vorables au site de Brescia. Inversement, dans le cas d’aide cuisinier. Apparemment, c’est une profession de Bialetti, la CIG peut, pour les salariés concer‑ recherchée ici, sur le marché du travail, sur le terri- nés, davantage être considérée comme un sas, une toire. Mais au final, personne n’embauche, juste pour phase de transition vers le marché du travail. Les quelques heures pour des remplacements dans des causes de recours au dispositif ont un impact sur cantines, des écoles. » les stratégies collectives défendues mais égale‑ (Extrait d’entretien, ouvrière spécialisée, section ment sur les orientations syndicales prônées dans emballage, mariée, 34 ans, un enfant, octobre 2011.) les deux établissements. Incontestablement, ces Ces plans de formation s’inscrivent dans une dernières ont une influence sur les comportements démarche négociée visant à financer la mobilité individuels des salariés. Si, dans les deux cas obser‑ vers d’autres entreprises du territoire. En d’autres vés, les travailleurs soumis aux restructurations se termes, les périodes de CIG sont utilisées par les retrouvent exposés à un processus indépendant de salariés pour développer des compétences suscep‑ leur volonté, et sans réelle capacité à s’y soustraire tibles d’être valorisées sur le bassin d’emploi local. (Courpasson, 2000), une partie d’entre eux a fait le Afin de favoriser l’insertion professionnelle et par choix de s’inscrire néanmoins dans une démarche le biais d’un organisme paritaire de formation conti‑ positive vis-à-vis des actions de formation propo‑ nue, l’établissement a sollicité la collaboration de sées. Autrement dit, et bien que leur situation plusieurs partenaires institutionnels, notamment la soit conditionnée par le risque de perte d’emploi, Région, pour la définition de parcours de formation l’analyse montre que certains ont choisi d’adhérer spécifiques aux besoins du marché du travail. Le à des parcours de formation et/ou de requalifica‑ délégué FIM détaille en octobre 2011 : tion professionnelle. Ainsi, afin d’appréhender les conséquences sur le plan individuel des restructura‑ « Ces cours ont indubitablement produit une requali- tions, nous avons privilégié deux angles principaux fication ou un enrichissement professionnel. Certains d’étude : la nature des activités de formation visant à ont pu obtenir des certifications pour le contrôle numérique ou le dessin industriel, d’autres ont passé encadrer les parcours de transition ou de réinsertion le permis de conduire poids lourds. Donc, on a essayé professionnelle et l’avis des salariés sur l’utilisation d’accroître au moins pendant le temps de la CIG leur du chômage partiel. employabilité […]. Après, ceux qui sont partis ont été embauchés pour la plupart en CDD [contrat à durée Un rapport positif aux actions de formation / requalification (17) Les activités d’outplacement renvoient aux actions mises Chez Bialetti, les négociations ont été caracté‑ en œuvre par des opérateurs privés d’accompagnement au risées par une forte division syndicale. En mettant reclassement professionnel.

Travail et Emploi n° 137 • 81 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 81 18/06/2014 09:52:04 déterminée], les autres avec des contrats mensuels, Bialetti, elle doit être interprétée comme une phase quand ça va bien. Ceux qui ont trouvé un CDI sont préparatoire aux licenciements, chez Fagor-Brandt, repartis de zéro sans reconnaissance de leur ancien- elle doit l’être comme un moyen de sauvegarde, neté chez Bialetti. » même temporaire, des postes de travail. Même Dans l’établissement Fagor-Brandt, l’action s’ils ont conscience du caractère irréversible des syndicale de défense de l’emploi a d’importantes suppressions d’emplois, certains salariés de Bialetti conséquences pour les salariés. L’utilisation acceptent plutôt bien la mise en place de la CIG : continue de la CIG a pour effet d’engendrer une « La CIG n’est pas forcément mauvaise mais quand modération salariale et ce, malgré la négociation on a vu deux plans de CIG, on a compris que c’était d’une répartition équitable des heures travaillées fini […]. En même temps, quand tu es en CIG, tu es entre tous afin d’en limiter l’impact. Les menaces protégé, tu sais que tu es en contrat, je veux dire que présumées transitoires sur l’emploi constituent le le contrat te protège et il t’assure des droits comme la leitmotiv de l’action collective et expliquent l’utili‑ maladie, la retraite ou autres. » sation de la CIG comme amortisseur et ce, au même (Extrait d’entretien avec une ouvrière spécialisée, titre que l’orientation syndicale de défense de l’em‑ section emballage, mariée, 34 ans, un enfant, octobre ploi portée par la fédération. 2011.) Comme nous l’avons déjà indiqué précédem‑ Sur le plan individuel, le volet de protection ment, les syndicats encouragent la mise en œuvre garanti par le dispositif n’empêche toutefois pas de dispositifs d’accompagnement vers la retraite qui certains salariés de Bialetti d’accepter des primes de prévoient le maintien du contrat de travail pendant départ négocié (vingt salariés depuis 2011) ou anti‑ les périodes de CIG ainsi que de plans de démis‑ cipé (dix salariés). Parmi ceux-ci, selon le délégué sions volontaires. Dans ces deux cas particuliers, la FIM (octobre 2011) : négociation n’a pas abouti au déclenchement d’ac‑ tions de formation. « Les femmes représentent un bon 45 % de ceux qui sont partis et qui ont le plus de difficultés à retrou- Inversement, et s’agissant des formations desti‑ ver un emploi, aussi parce que la moyenne d’âge est nées aux autres salariés, seules celles prévoyant une de 35/40 ans et [que] cela constitue un obstacle par requalification interne ont été fortement suivies. Le rapport aux contraintes familiales […]. Pour ce que délégué FIOM précise (octobre 2011) : j’ai pu constater moi-même, les femmes sont celles qui sont les moins incitées à retrouver un travail parce « Les cours que nous faisons sont d’une durée de que dans la plupart des cas, leur travail n’est que quatre mois et ce sont des cours de perfectionnement. secondaire par rapport au revenu familial. » Au final on n’apprend rien de nouveau, on se met à jour. » Les deux plans de restructurations ont également un impact sur les collectifs de travail de salariés Confronté en 2010 à une situation juridique déro‑ pourtant non soumis à la CIG. La stratégie syndi‑ gatoire à la CIG, l’établissement propose d’autres cale, qui avait remporté en 2009 l’adhésion d’une programmes de formation organisés par la Région large majorité des travailleurs réunis en assemblée afin de soutenir d’éventuels parcours de reconver‑ générale, semble moins bien reçue en 2011, comme sion professionnelle (18). Remarquons que, dans en témoigne la baisse du taux de syndicalisation certains cas, ils ciblent certains métiers (par exemple (34 % en 2011, contre 43 % en 2009) qui affecte aide-soignante ou employé de cantine) et n’abou‑ massivement la FIM. Celle-ci perd en effet près de tissent pas toujours à un changement d’orientation 45 % de ses inscrits en passant de 114 adhérents en professionnelle : 2008 à 63 en 2011 alors que la FIOM, sur la même période, reste stable (19). « J’ai fait un cours de formation l’année dernière pour devenir agent hospitalier. Après j’ai fait un stage Inversement, l’analyse réalisée sur le cas de dans un hôpital psychiatrique et après deux mois, j’ai Fagor-Brandt montre que la CIG est perçue comme renoncé parce que c’est trop dur. Alors, j’ai décidé de une alternative positive au licenciement par les sala‑ retourner faire des frigos chez Fagor même si c’est riés en emploi : difficile de travailler à la chaîne. » (Extrait d’entretien avec une ouvrière de chaîne de « En travaillant une semaine par mois, j’arrive à montage, mariée, 51 ans, deux enfants, octobre 2011.) gagner environ 1 100 €. Ici, sur le territoire, avant, il y avait le secteur textile qui faisait travailler beau- Un dispositif de protection des coup de monde. Maintenant, il n’y a plus la grosse droits liés à la relation d’emploi entreprise qui fait travailler les petites autour et qui L’utilisation de la CIG produit, selon les cas, des effets différents sur l’emploi. Si dans le cas de (19) Dix-neuf salariés victimes du premier plan de restructura‑ tion ont décidé de contester la légitimité de leur licenciement. Dans ce cas précis, un soutien juridique individuel a été apporté (18) Le dispositif dérogatoire prévoit la participation obli‑ par la section syndicale FIOM de Brescia (« A volte ritor‑ gatoire à des formations articulées sur la base des besoins en nano i padroni delle ferriere », Metalfiom, Anno XVIII, n° 66, emploi exprimés sur le territoire. mars 2009, p. 4).

• 82 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 82 18/06/2014 09:52:04 USAGES SYNDICAUX DE LA CASSA INTEGRAZIONE GUADAGNI EN ITALIE

te permettait de retrouver comme autrefois un emploi salariés en sureffectifs. Pour autant, la manière dont facilement […]. Disons que c’est mieux de rester en l’action collective s’organise, renseigne sur l’usage CIG que sans travail du tout. » syndical du dispositif, en particulier au regard de la (Extrait d’entretien avec une ouvrière de chaîne de protection de l’emploi. montage, mariée, 51 ans, deux enfants, octobre 2011.) Si, dans le cas de Bialetti, le choix de l’entre‑ De plus, la conviction que les représentants prise de mettre un terme aux activités productives syndicaux veillent à une répartition de la réduction a conduit à la mise en place d’une stratégie d’ac‑ horaire alimente un sentiment de solidarité entre les compagnement des salariés vers le marché du salariés. travail, dans le cas de Fagor-Brandt, l’incertitude sur le devenir du site conduit à la mise en œuvre L’incertitude sur le devenir du site et sa capacité d’une gestion de l’emploi qui privilégie les sorties réelle à dépasser les difficultés conjoncturelles n’af‑ du marché du travail plutôt que les sorties sur le faiblit pas véritablement le consensus des salariés marché du travail. autour de la stratégie collective défendue lors des différentes phases de restructuration. Confrontée à l’impossibilité apparente d’éviter la suppression des postes de travail, l’action syndicale chez Bialetti s’organise essentiellement autour de * l’accompagnement des salariés tant collectivement * * qu’individuellement. Collectivement, le recours à la CIG lors de la seconde phase de restructuration traduit une volonté syndicale d’offrir aux salariés Les deux monographies permettent d’appréhen‑ une protection dans l’emploi plus longue, mise à der les enjeux collectifs et individuels d’un processus profit pour que soit organisé un accompagnement de restructuration. Au cœur des discussions avec la individualisé visant au renforcement de l’employa‑ direction, la défense de l’emploi a sensiblement bilité. Cette posture est d’ailleurs cohérente avec influencé l’orientation de l’action syndicale. Outil l’orientation portée par la FIM-CISL. Inversement, à la fois réglementaire et négocié de régulation des chez Fagor-Brandt, l’action syndicale témoigne restructurations, le chômage partiel est diverse‑ davantage d’une orientation de maintien dans l’em‑ ment appréhendé par les acteurs concernés. Il est ploi, que l’on retrouve en partie dans les discours de évident que l’emploi était au cœur des négociations. la FIOM. Sans pouvoir éviter la réduction des effec‑ Toutefois, dans les deux cas étudiés, le recours à la tifs souhaitée par le groupe, les délégués syndicaux CIG ne permet pas de consolider l’emploi existant choisissent de négocier des actions d’accompagne‑ dans la mesure où, dans le cas d’une CIG extraordi‑ ment vers la retraite et de démissions volontaires naire, l’entreprise est souvent amenée à déclarer les plutôt que des plans sociaux.

Bibliographie

Amado-Borthayre L. (2009), « Enjeux de gouver‑ Boyer R. (1986), La flexibilité du travail en Europe, nance dans une coopérative multinationale : Fagor Paris, La Découverte. Electrodomésticos face à la globalisation et à la critique Calavrezo O., Lodin F. (2012), « Le recours au chômage syndicale », Pôle Sud, n° 31, pp. 87-102. partiel entre 2007 et 2010 », Dares Analyses, n° 4. Aggeri F., Pallez F. (2005), « Restructurations, délocalisations : les nouvelles formes de l’action Calavrezo O., Beauvoir R. (2012), « Le chômage partiel territoriale », Revue de l’Ires, n° 47, pp. 235-256. en 2011 : stabilisation du recours au dispositif », Dares Analyses, n° 97. Beaujolin-Bellet R., Schmidt G. (2012), Les restructurations d’entreprises, Paris, La Découverte. Cherchi T. (1958), La cassa per l’integrazione dei guadagni degli operai dell’industria, Milan, Éditions Bisignano M. (2013), « Maintien de l’emploi et chômage Giuffré. partiel. Un modèle italien de flexicurité », Notes de l’IES, n° 31. Commission européenne (2012), La restructuration en Europe en 2011, Luxembourg, Direction générale de Bisignano M. (2014), « Formes de réglementation et de l’emploi, des affaires sociales et de l’inclusion, Office segmentation de l’emploi en Italie : le rôle et les enjeux des publications de l’Union européenne. de la caisse de compensation salariale », in Béthoux É., Koster J.-V., Monchatre S., Rey F., Tallard M., Vincent C. Courpasson D. (2000), L’action contrainte. Organisations (dir.), Emploi, formation, compétences : les régulations libérales et domination, Paris, Presses universitaires de de la relation salariale en questions, Toulouse, Octarès. France.

Travail et Emploi n° 137 • 83 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 83 18/06/2014 09:52:04 Dardi M. (1983), « Contratti di lavoro, licenziamenti e OCDE (1995), Flexible working-time: collective cassa integrazione », Rivista internazionale di scienze bargaining and government intervention, Paris, sociali, vol. 91, n° 2-3, pp. 375-401. OCDE. Didry C., Jobert A. (2010), L’entreprise en restructu- OCDE (2011), Perspective de l’emploi 2010, Paris, ration. Dynamiques institutionnelles et mobilisations OCDE. collectives, Rennes, Presses universitaires de Rennes. Papaleoni M., Del Punta R., Mariani M. (1993), La Delors J., Dolle M. (2009), Manifeste pour une politique nuova cassa integrazione guadagni e la mobilità, sociale. Investir dans le social, Paris, Odile Jacob. Padova, Cedam. Eichhorst W., Marx P. (2009), « Le chômage partiel, amortisseur social de la crise ? », Regards sur l’économie Sacchi S., Pancaldi F., Arisi C. (2011), « Gli schemi allemande, n° 90, pp. 23-30. di protezione sociale in tempi difficili : convergenza o persistente divergenza ? Un’analisi comparata dello short Garonna P., Panizon F. (1982), « Riforma della cassa time work in Austria, Germania e Italia », Rivista italiana integrazione guadagni e agenzia del lavoro », Economia di politiche pubbliche, n° 1, pp. 59-92. e Lavoro, vol. 16, n° 3, pp. 51-71. Schenkel M., Zenezini M. (1986), « Alcuni aspetti della Leonardi S. (2003), « Autonomia e unità nel sindacalismo italiano : un excursus storico », Lavoro e Diritto, Cassa Integrazione Guadagni : un’analisi empirica », vol. XVII, n° 4, pp. 633-673. Rivista internazionale di scienze sociali, Anno XCIV, n° 1, pp. 87-112. Mosley H., Krupp. T. (1996), « Short-time work in structural adjustment: European experience », European Seravalli G. (1986), Gli effetti delle integrazioni salariali journal of industrial relations, vol. 2, n° 2, pp. 131-151. sulla mobilità del lavoro, Milano, Franco Angeli.

• 84 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 84 18/06/2014 09:52:04 Grande distribution globale et contestations locales : les salariés de Walmart entre restructurations discrètes et nouvelles stratégies syndicales Mathieu Hocquelet (*)

Cet article s’appuie sur l’analyse des mutations en cours du travail, de l’emploi et du syndicalisme au sein et autour des magasins du géant de la grande distribution Walmart, aux États-Unis. Alors que l’entreprise connaît d’importantes transformations techniques et organisationnelles depuis le milieu des années 2000, on assiste à une montée de la critique sociale qui nous invite à interroger conjointement la nature des mutations du travail au sein des magasins et les registres de contestation dans cette multinationale de services dont la main-d’œuvre dans les grandes aires urbaines est essentiellement peu rémunérée et féminine. Cet article repose principalement sur une série d’entretiens de salariés des magasins et de syndicalistes du secteur ainsi que sur des observations in situ de réunions et manifestations menées par ces derniers. Par une approche diachronique, il souligne les dimensions organisationnelles et institutionnelles de la difficile émergence de formes de contestation dans une entreprise qui, en un demi-siècle, est parvenue à tenir en échec toutes les tentatives de syndicalisation de sa main-d’œuvre. La crise économique de 2008 semble être paradoxalement un facteur favorable à la contestation, via l’arrivée de nouveaux profils de travailleurs et la relance de campagnes offensives de syndicalisation se nourrissant du mécontentement social envers les multinationales et la finance.

En 1962, l’ouvrage de Michael Harrington, toires envers les femmes (Featherstone, 2004) The Retail Clerks (les employés du commerce de et peu protectrices (« easy hired, easy fired » ; détail), dresse un état des lieux de l’une des plus Ehrenreich, 2002). Walmart est souvent décrite grandes organisations syndicales du xxe siècle, la comme l’archétype de la grande entreprise Retail Clerks International Association (RCIA (1)) empruntant en matière salariale la « low road » face au développement des chaînes de maga‑ (Carré et al., 2010), pourvoyeuse de « mauvais sins en libre-service : « Aspirant au partage des emplois » (Warhurst et al., 2012) et ayant, durant valeurs, attitudes et aspirations des cols blancs, les près d’un demi-siècle, pratiqué avec succès employés de commerce se sont rapprochés des cols la chasse aux syndicats. Pourtant, au cours de bleus par les évolutions technologiques et structu‑ l’année 2012, dans un cadre institutionnel améri‑ relles. Ils n’ont ainsi jamais été considérés comme cain particulièrement défavorable aux salariés et une base syndicale prometteuse » (pp. 1-2). La aux syndicats, l’entreprise a pour la première fois même année, Samuel Walton fonde Walmart et été confrontée à des formes de contestation d’une ouvre son premier magasin de la chaîne à Rogers ampleur inédite. Comment expliquer cet essor dans l’Arkansas. Géant de la grande distribution inattendu de la conflictualité au sein des ‑ maga mondiale (2,2 millions de salariés dans plus de sins Walmart ? La crise économique de 2008 et quinze pays), coté en bourse, l’entreprise, comp‑ la critique du capitalisme financier ont-elles rendu tant aujourd’hui plus de 4 000 magasins et 1,3 plus audibles les discours des syndicats pour les million de salariés aux États-Unis, dont près de salariés de Walmart ? 60 % de femmes, est particulièrement connue À partir d’une enquête qualitative réalisée pour ses pratiques de management antisyndicales auprès des salariés des magasins du groupe (Lichtenstein, 2006 ; Coutu, 2007), discrimina‑ Walmart aux États-Unis (voir encadré 1), cet article montre que depuis 2000, l’enseigne connaît des « restructurations discrètes » (Campinos-Dubernet, (*) Centre Maurice-Halbwachs (CMH), École des hautes 2003), c’est-à-dire peu visibles et difficilement études en sciences sociales (EHESS) ; [email protected] (1) La RCIA a fusionné en 1979 avec l’Amalgamated Meat appréhendables, touchant autant le travail que Cutters (AMC) pour former l’United Food and Commercial l’emploi. L’annonce tardive ou inexistante de Workers (UFCW).

Travail et Emploi n° 137 • 85 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 85 18/06/2014 09:52:04 réaménagements techniques et organisationnels au sein de l’entreprise, le difficile accès à des Encadré 1 données sociales chiffrées (effectifs, rémuné‑ Méthodologie : étudier la contestation rations, promotions) et un turn-over élevé mais de l’intérieur et de l’extérieur discret, sans licenciements collectifs, fermetures d’établissements ou délocalisations comme dans Cette recherche est le fruit d’une enquête quali- l’industrie, font la particularité de ces restructu‑ tative s’appuyant sur une première série de vingt entretiens semi-directifs, réalisés auprès d’anciens rations. Par une contextualisation sociohistorique et actuels hourly associates, employés occupant du cadre organisationnel et syndical dans lequel des entry jobs (cashiers, stock, seller associates, ces contestations se sont produites, il s’agit, à truck unloaders, zone associates) et department travers cet article, de nous intéresser au déclen‑ managers travaillant dans des hypermarchés (Supercenters). Nous avons également interviewé chement des mobilisations nationales, autrement trois membres de l’association de défense des dit d’étudier comment les obstacles verrouillant travailleurs LAANE (Los Angeles Alliance for a New l’expression des salariés et leur mobilisation Economy), sept syndicalistes et organizers de collective ont été dépassés. l’UFCW (United Food and Commercial Workers), de la FCWA (Food Chain Workers Alliance) et de la Une meilleure compréhension des restruc‑ WWU (Warehouse Workers United) ainsi que deux chercheurs spécialistes de la branche. turations et de leurs enjeux passe par l’analyse Menée dans la périphérie de Chicago, Los articulée des transformations structurelles de Angeles et Miami en janvier et février 2010 et dans l’entreprise, des mutations organisationnelles et la périphérie de Los Angeles en avril 2013, notre des modes de contestation survenus au cours des enquête a aussi consisté en des observations in situ années 2000 au sein des hypermarchés Walmart du travail dans les grandes surfaces américaines à (Supercenters) aux États-Unis. Dans cette optique, différents horaires (les Supercenters étant le plus souvent ouverts 24 heures sur 24), de réunions nous nous intéresserons, tout au long de cet article, stratégiques entre membres des syndicats (organi- au hiatus apparu au sein de l’enseigne entre, d’un zers) et salariés adhérents à Our Walmart (leaders côté, le fait qu’elle soit exposée à la critique locaux), et de manifestations qui se sont déroulées sociale sur son marché domestique et à la néces‑ devant des magasins de l’enseigne en avril 2013, dans le sud de la Californie. Alors que les entretiens sité de communiquer auprès de multiples parties effectués en 2010 s’attachent particulièrement aux prenantes à différentes échelles – actionnaires, trajectoires professionnelles, au rapport au travail clients, élus, organisations non gouvernementales et aux mutations du travail vécues par les salariés, (ONG), communautés – et de l’autre, l’influence ceux menés en 2013 reviennent sur la naissance du mouvement de contestation ayant débouché sur la croissante du capitalisme financier et des logiques création de Our Walmart en 2012. gestionnaires dans la gouvernance de l’entreprise Les données chiffrées proviennent de rapports (Baud, Durand, 2012). internes, d’études syndicales et du Federal Bureau of Labor Statistics, obtenues en partie grâce à des Nous verrons d’abord que ces deux fronts salariés, syndicalistes, activistes et chercheurs. conduisent la direction à mener des restructura‑ Enfin, l’analyse des changements organisation- tions productives discrètes visant à améliorer la nels repose sur les témoignages recueillis lors des rentabilité de ses grands magasins tout en tentant entretiens et sur le suivi et l’entrecroisement de discussions ayant eu lieu sur les forums critiques d’éviter la diffusion des critiques internes et socié‑ les plus dynamiques depuis 2009 de salariés du tales. Malgré tout, la montée d’une conflictualité groupe (Walmart-blows.com en particulier, actif sur au sein de l’entreprise peut être lue comme le fruit la période 2008-2012 et fermé depuis). direct des mutations du travail et de l’emploi dans les magasins depuis le début des années 2000 et de la remise en question des préceptes de Sam Les principes fondateurs Walton, fondateur de l’entreprise. Ensuite, nous de la « famille » Walmart aux prises montrerons qu’en dépit de nombreux obstacles avec le capitalisme financier endogènes et exogènes, de nouvelles prises propices à la contestation émergent et semblent favoriser la diffusion d’un mouvement collec‑ Les restructurations touchant les Supercenters s’inscrivent dans un mouvement devenu permanent, tif proche des syndicats, appelé Our Walmart. Il à la fois influencé par une transformation du rapport s’agira de comprendre le contexte d’apparition global entre capital et travail (Freeman, 2007), par d’une parole collective critique des salariés envers la remise en question récente du modèle commer‑ le management de Walmart, les répertoires d’ac‑ cial du supermarché – adapté au fordisme (Moati, tions utilisés et le rôle spécifique de leurs alliés, 2001) – ainsi que par les possibilités d’augmenter syndicats comme associations. la productivité en magasin, jusqu’à présent restées

• 86 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 86 18/06/2014 09:52:04 Restructurations discrètes et stratégies syndicales chez Walmart

au second plan derrière l’optimisation de la chaîne Ce dernier est l’un des leaders du mouvement logistique (Askenazy et al., 2012). L’analyse des Our Walmart (Organization United for Respect transformations du travail et de l’emploi au sein at Walmart [OWM]), fruit d’une campagne syndi- des magasins nous amène à étudier les mutations cale lancée en début d’année 2011 par le principal des dispositifs et des actes de gestion considérés syndicat des travailleurs du commerce, l’UFCW, comme des instruments favorisant l’ordre politique visant à fédérer et à former à l’action les salariés de l’entreprise ainsi qu’à multiplier les actions locales (Boussard, Maugeri, 2003) au sein de l’organisa‑ coordonnées à l’échelle nationale. tion et de l’entreprise. Autrement dit, notre première hypothèse interroge les mutations du travail ou Le 23 novembre 2012, journée de soldes au lendemain de Thanksgiving (Black Friday), lors de restructurations productives en tant que contribu‑ laquelle le distributeur enregistre son plus impor- tion à la remise en question de l’ordre politique dans tant chiffre d’affaires de l’année, plus de 500 salariés l’entreprise. accompagnés de membres de diverses associations et syndicats se mobilisent. Selon Our Walmart, son Notre Walmart : une critique principal instigateur, près de 100 magasins Walmart des désorganisations du travail dans 46 États ont été touchés. Les salariés en grève réclament davantage d’heures de travail, une Le mouvement mené à travers la campagne planification des horaires, de meilleurs salaires, et Our Walmart depuis 2011 (voir encadré 2) laisse à dénoncent aussi le manque de respect de la part de penser, ne serait-ce que par son nom (littéralement l’encadrement. En effet, si les clients connaissent « Notre Walmart »), qu’il existe une disjonction l’enseigne pour ses prix bas, ses employés sont, pour forte entre les décisions prises par la direction et leur part, coutumiers des faibles salaires, des assu- la vision que les salariés ont de leur entreprise : rances santé au coût élevé et d’un dialogue inexistant avec la direction, adepte des représailles (retaliation). il marque ainsi une rupture entre le « eux » et le « nous » (Hoggart, 1970) et aboutit à deux visions de l’entreprise. De la sorte, il invite à analyser Samuel Walton ou le mythe de la « porte ouverte » l’évolution du rapport au travail des salariés des et du respect des « associés » magasins au regard des transformations de l’or‑ ganisation du travail depuis le début des années Walmart s’est construit sur des principes et outils 2000, période identifiée par tous les anciens sala‑ de gestion définis par son fondateur et patron charis‑ matique, Samuel Walton, tel celui rappelé par OWM riés rencontrés comme un moment charnière en dans la « Déclaration pour le respect » (Declaration matière de transformation des normes de travail et for Respect) présente sur le site de l’association (2) : d’emploi dans les magasins. « Écoutez tous les membres de votre entreprise et contribuez par tous les moyens à leur expression. » Encadré 2 Dès les années 1960, Walton met en effet en récit Des débrayages contre les bas salaires l’histoire et les valeurs de son entreprise en dressant et le manque de respect des managers un tableau idyllique des relations entre employeur et employés. Ces derniers sont rapidement rebaptisés En septembre 2012, une quinzaine de salariés du « associés » (associates) et sont mis au travail « en Supercenter Walmart de Pico Rivera, situé dans la toute amitié » (Mathis, 2007). Partisan d’un parte‑ banlieue est de Los Angeles, demande à la direction nariat entre employés et direction, Walton instaure de leur magasin que soit organisée une réunion avec une politique de la porte ouverte (Open Door Policy) l’encadrement. Pour la plupart employés de rayons, censée les autoriser à s’adresser à n’importe quel ces travailleurs souhaitent faire part à leur hiérarchie de problèmes récurrents : sous-effectif en rayons et niveau hiérarchique, quelle que soit la nature de leurs (3) managers menaçants. Face au silence de la direction problèmes . Ainsi, la gestion des magasins doit se du magasin, repoussant indéfiniment la date d’une nourrir des initiatives et suggestions des salariés éventuelle réunion, un tiers des salariés travaillant le en matière d’organisation du travail (Soderquist, matin (morning shift), soit une trentaine de salariés, 2005). Par ce récit, le dirigeant encourage ses manifeste le 4 octobre devant le magasin. Fin octobre, managers et employés à dépasser quotidiennement 160 employés du secteur du commerce participent, à l’initiative d’employés des Supercenters Walmart, à des piquets de grève et à des débrayages devant (2) http://forrespect.nationbuilder.com/sign_the_declaration ; quelques magasins du groupe dans différents États, consulté le 3 mars 2014. certains allant même, comme Colby Harris, employé (3) « Si vous avez une suggestion ou un problème, vous pouvez d’un magasin de Lancaster au Texas, jusqu’à mani- en parler à votre superviseur sans crainte de représailles. Les fester seul devant son magasin (1). problèmes peuvent être résolus plus rapidement si vous vous adressez à votre supérieur hiérarchique direct. Toutefois, si vous pensez que ce dernier en est la source ou s’il n’a pas traité votre problème avec attention, vous pouvez vous adresser à n’importe quel supérieur hiérarchique dans l’entreprise. Cette (1) Eidelson J. (2012), « The Great Walmart Walkout », The politique garantit que vous serez écouté mais pas que votre Nation. point de vue prévaudra » (Walmart [2006], Associate Benefits Book, janvier ; traduction de l’auteur). Travail et Emploi n° 137 • 87 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 87 18/06/2014 09:52:04 le rôle correspondant à leur statut dans l’entreprise technologiques (codes-barres et gestion intégrée des pour mieux répondre aux variations de l’activité en données d’achat et des commandes), a évolué vers magasin. Ce partenariat entre direction et employés la clientèle qu’il s’agit de fidéliser pour connaître est inculqué à travers une variété de programmes ses goûts et améliorer le suivi au plus juste des de formation favorisant un rapport idiosyncrasique commandes, des livraisons, des stocks et des à l’entreprise et à sa hiérarchie. En parallèle, l’en‑ volumes de main-d’œuvre. En outre, les actions en treprise se développe rapidement et les incitations justice (plus de 5 000 par an (4)), notamment celles salariales sont nombreuses : participation, bonus liées aux infractions sur le lieu de travail, se sont de performance, remises sur achat mais surtout, multipliées et sont attribuées par la nouvelle direc‑ Walton s’emploie à impliquer tous les salariés dans tion au modèle Walton (5). Enfin, l’expansion de une organisation qu’il décrit comme une entreprise l’entreprise à l’international (Durand, Wrigley, atypique, dont tous les membres sont égaux de sorte 2009), combinée aux économies d’échelle permises qu’ils n’auraient nul besoin d’un syndicat pour par le développement et la mise en œuvre des s’exprimer, et qui est donc loin du modèle taylo‑ nouvelles technologies de l’information et de la riste alors dominant d’organisation scientifique du communication (NTIC), conduit à une rationalisa‑ travail. C’est ainsi que Walton s’est rapidement tion de la gestion de la main-d’œuvre de l’enseigne défini comme un « servant leader » (Ehrenreich, sur son marché domestique. Si les principes définis 2002), un dirigeant au service de ses associés, leur par Walton sont encore présents, ils ne le sont plus, accordant confiance et responsabilités. chez les plus anciens, que par des souvenirs de À l’époque, la gestion est relativement décen‑ visites de Walton et de ses cadres en magasin. Le tralisée, puisque les magasins peuvent s’organiser pouvoir charismatique laisse place à une structure de manière différente en fonction des spécificités plus bureaucratique, dont l’objectif prioritaire est sociodémographiques de leur zone de chalandise l’amélioration de la productivité par la rationalisa‑ (Walton, Huey, 1992) ; elle est également à la discré‑ tion croissante des tâches routinières. Les principes tion du directeur et de l’encadrement du magasin, et valeurs de Walton ne sont plus valorisés auprès quasiment toujours des hommes, dont le rôle est de des nouveaux managers recrutés. Les associés se compléter ou d’adapter la politique opérationnelle mettent progressivement à considérer les outils diffusée depuis le siège de Bentonville, Arkansas. censés favoriser l’expression de leurs problèmes, Le discours conservateur adressé aux salariés et aux tels que l’Open Door Policy, au mieux comme clients, par la mise en avant de valeurs telles que la une porte tambour sans issue, au pire, comme un famille, la foi, ou le respect des traditions, se trouve piège tendu par la direction, qui, s’ils l’utilisent, donc en contradiction avec une gestion libérale des est susceptible de les identifier comme fauteurs de salariés et des points de vente (Lichtenstein, 2006). trouble (Mathis, 2007). Et lorsqu’un problème survient dans un de ses maga‑ sins, Walton l’attribue généralement aux lacunes Des « associés » orphelins et une recentralisation des managers : « Prenez soin des vôtres. Traitez-les de la gestion bien, impliquez-les, et vous ne dépenserez pas tout votre temps et votre argent à embaucher des juristes Depuis deux décennies, de nombreuses restruc‑ du travail pour lutter contre les syndicats » (Walton, turations, faillites, réductions d’effectifs, fusions, Huey, 1992, p. 130). Et en effet, faire grand cas des rachats ou expansions d’entreprises ont marqué la employés dans la communication interne a contri‑ distribution nord-américaine (Graff, 2006). Chez bué à les mobiliser avec efficacité tout en limitant Walmart, il faut attendre la fin du xxe siècle pour les contestations internes. observer un mouvement à la fois lent et beaucoup moins spectaculaire. Alors que la plupart des sala‑ Cependant, après le décès de Samuel Walton en 1992, les principes qu’il avait initialement promus riés masculins considéraient Walmart comme un s’érodent peu à peu et ont moins de prise sur le environnement propice à la construction de leur travail réel. Avec l’arrivée de Lee Scott comme carrière professionnelle (Charan, 2006), les muta‑ président-directeur général (PDG) de l’entreprise tions survenues depuis le début des années 2000 en 2000, la nouvelle direction entame un virage changent la donne. radical dans ses relations avec les salariés des magasins dont le rôle dans les activités et dans la (4) Van Riper T. (2005), « Walmart Stands up to Wave of communication de l’enseigne se restreint. Le slogan Lawsuits », Forbes, 11 octobre. de l’entreprise au cours des années 1980 « Nos (5) Parmi les principes définis par le fondateur de l’entreprise, associés font la différence » devient dans les années une certaine latitude était en effet accordée aux managers locaux jusqu’aux années 2000. Ainsi, de nombreux aspects 1990 « Des prix bas en permanence » puis au milieu ne figurant pas dans les livrets définissant la politique opéra‑ des années 2000, « Économisez, vivez mieux ». Ces tionnelle de l’entreprise étaient « à la discrétion du directeur de déplacements dans la communication du groupe magasin » : politiques commerciales, tolérance en matière de tenues vestimentaires des employés, polyvalence d’un rayon ou ont de multiples sources. Auparavant orientée en d’une fonction à l’autre, augmentations de salaire. Face à la direction des employés (Gibson, Blackwell, 1999), multiplication des litiges, ce pouvoir local a été restreint par la la communication, accompagnant les changements direction centrale.

• 88 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 88 18/06/2014 09:52:04 Restructurations discrètes et stratégies syndicales chez Walmart

Les nouveaux dirigeants estiment indispensable chargée des avantages sociaux des salariés (7). Elle de remplacer les principes de Samuel Walton qui, y signale au conseil d’administration de l’entreprise selon eux, accordent trop de latitude aux direc‑ la forte augmentation des coûts liés à l’ancienneté teurs de magasin. Ils les rendent responsables de des salariés (8) ainsi qu’aux avantages sociaux dont la publicité négative faite à l’enseigne et des litiges ils bénéficient et propose un plan de réorganisation de plus en plus nombreux dans lesquels elle est pour les réduire drastiquement. Si une telle fuite mise en cause. Les méthodes managériales passées a fait scandale une fois relayée par les principaux – vision conservatrice, pratiques particulièrement quotidiens nationaux, Chambers est néanmoins discriminatoires envers les femmes (6), trop grande promue vice-présidente du département ressources liberté accordée à l’encadrement local et abus qui humaines (People Division) et ses suggestions sont en découlent – sont dénoncées et les politiques appliquées à partir de 2006 (9). internes remaniées en conséquence. Lee Scott, Particulièrement agressive, la refonte des prin‑ pour se dédouaner, pointe alors du doigt une mino‑ cipes de gestion de la main-d’œuvre, du travail rité d’anciens managers bornés (knuckleheads) et de l’emploi a pour objectif premier la réduc‑ appliquant les méthodes dures (rogue managers), tion des coûts opérationnels. Cible prioritaire, la caractéristiques de l’ancienne école. En réponse, main-d’œuvre vieillissante est considérée par la la direction multiplie les règlements et durcit les direction comme non rentable notamment parce injonctions adressées à l’ensemble des maga‑ qu’elle revient cher en dépenses de santé alors que sins. La main-d’œuvre est pour la première fois la son efficacité n’est pas optimale. De nombreux cible directe et principale des changements opérés moyens sont mis en place pour inciter les salarié/es dont l’objectif est par ailleurs un meilleur contrôle ancien/nes à quitter l’entreprise de leur plein gré : des coûts opérationnels. La multiplication des accroître rapidement le taux de temps partiels (qui Supercenters s’accompagne ainsi d’une baisse du passe de 20 % à 30 % en un an, avec un objectif de temps dédié aux formations individuelles des mana‑ 40 % à deux ans) (10), augmenter significativement le gers. Ces Supercenters devant gérer des livraisons montant des cotisations à une couverture santé (11) et des rayons plus importants et la plupart d’entre (de manière générale et, en particulier, dans le cas eux étant ouverts en permanence, leurs department où le/la salarié/e veut inscrire son conjoint/e) ou managers (chefs de rayon) ont moins de temps à le seuil minimum d’heures travaillées par semaine consacrer aux committees chargés du recrutement, pour pouvoir y prétendre (à partir de 24 heures de la formation (sponsor) et de la sécurité au sein aujourd’hui). Parallèlement, Walmart cible ses du magasin, fonctions chères à Walton. Parmi les embauches sur de jeunes salariés en meilleure santé, principes de base promus par l’ancien dirigeant, plus productifs et ne faisant que rarement usage des l’attention portée au client est devenue prioritaire avantages sociaux auxquels ils accèdent de toute alors que le respect dû à chaque individu dans les façon plus difficilement que leurs aînés. relations entre salariés a disparu des engagements de la direction. Les employés émettent rapidement Dans cette même optique, chaque fonction des réserves, voire des critiques, face aux change‑ du magasin est repensée et inclut désormais une ments qui remettent en question ce qu’ils nomment proportion non négligeable de tâches physiques de « la culture Walton » (Mathis, 2007). manière à exclure les plus faibles. Les fonctions managériales subissent par ailleurs une refonte. Dès On ne vieillit plus chez Walmart : les pressions au 2004, l’organigramme de tous les nouveaux maga‑ départ sur les plus âgés sins est réorganisé en fonction d’une nomenclature La gestion de la main-d’œuvre en magasin est l’une des principales variables d’ajustement (7) Greenhouse S., Barbaro M. (2005), « Walmart Memo (Beaujolin-Bellet, 1998 ; Coutrot, 1998) de Suggests Ways to Cut Employees Benefit Costs », New York restructurations devenues de véritables reflexes Times, 26 octobre. inscrits dans une dynamique répétitive, permanente (8) Chambers souligne qu’un salarié ayant sept ans d’ancien‑ et protéiforme (Beaujolin-Bellet, Grima, 2009). Il neté a un coût, pour l’entreprise, qui est 55 % plus élevé qu’un salarié avec un an d’ancienneté. faut attendre fin 2005 pour que ces restructurations (9) « Out with the old Walmart’s year-long pursuit of a discrètes, opérées en magasin au nom de la réduc‑ younger, cheaper workforce », Walmart Watch report (rapport tion des coûts et de la stratégie financière, soient publié dans le cadre de la campagne Walmart Watch financée explicitées par la direction. Le New York Times par l’UFCW), 2006, 14 p. (10) En 2005, Walmart, qui avait l’un des taux de salariés à révèle en effet les détails d’un rapport rédigé par temps plein les plus élevés de la distribution (80 %), vise à le Susan Chambers, alors vice-présidente exécutive réduire à 60 % dès 2007. Leur taux de rémunération horaire, salaire et avantages sociaux inclus, s’avère significativement supérieur à celui des salariés à temps partiel. (11) Lorsque l’entreprise affirme en 2006 prendre « histori‑ (6) Au-delà de différences en matière de rémunération, la quement » en charge deux tiers des frais des employés et de hiérarchie rend alors difficile aux femmes l’accès aux fonctions leurs familles ayant souscrit à une couverture santé, ce taux est d’encadrement et aux programmes de formation des managers, redescendu depuis 2011 à 50 % des frais à hauteur de 6 % du les orientant uniquement vers des formations merchandising ou salaire annuel des employés voire, suivant la formule choisie, à relationnelles (people issues) (Mathis, 2007). 1 000 dollars de couverture.

Travail et Emploi n° 137 • 89 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 89 18/06/2014 09:52:05 des emplois refondue. De nombreux chefs de (salaried, payés au forfait, comprenant les fonc‑ rayon (department managers) auparavant considé‑ tions de haut encadrement dans les magasins) a rés comme employees deviennent des supervisors, considérablement baissé, alors que se généralise le statut de niveau supérieur qui limite leur possibi‑ statut de travailleur rémunéré à l’heure (hourly), y lité de se syndiquer selon le droit américain (voir compris pour des postes de managers. Ces salariés encadré 3). Moins nombreux, ils s’occupent de sont dès lors très précaires, sans aucune protection davantage de services et rayons et leurs emplois contre le licenciement. Certains rayons spécia‑ sont désormais à temps partiel (12). En outre, la lisés nécessitant une main-d’œuvre qualifiée, direction opère des modifications d’horaires spécialement formée, ou d’autres jugés super‑ importantes. Les department managers travaillent flus (confection, consigne, armurerie, laboratoire par exemple trois jours d’affilée suivis de trois photographique, centre optique, centre automo‑ jours de repos, sont à leur poste tous les samedis et bile, greeters (14)) ont été supprimés dans la plupart dimanches et changent toutes les semaines de shift des magasins ; d’autres ont fusionné, entraînant la (horaires de nuit, matin, après-midi). La diminution réduction du nombre de managers. Cette compres‑ du nombre de department managers par magasin sion des effectifs, des services et des fonctions conduit certains à être rétrogradés employés et hiérarchiques parmi les mieux rémunérées, requé‑ d’autres à être promus zone manager supervisors, rant des formations et compétences spécifiques une fonction rémunérée à l’heure qui remplace diminue en conséquence les possibilités de promo‑ progressivement celle d’assistant manager (chef tion au sein des magasins. De plus, comme la de secteur payé au forfait et bénéficiant d’une rémunération de chaque fonction est comprise dans meilleure couverture sociale) et couvre un nombre une fourchette, une fois le salaire plafond atteint, de rayons plus grand. Enfin, pour la majorité des la rémunération est gelée (15). Enfin, l’abandon des salariés exerçant les emplois du bas de l’échelle augmentations au mérite et la réduction des heures salariale dans l’entreprise – entry jobs – comme de travail hebdomadaires complètent l’homogénéi‑ caissier/ères, associé/es de vente et employé/es sation par le bas du travail et de l’emploi au sein chargé/es des stocks (cashiers, seller associates, des magasins. stockers), des expérimentations débouchent sur Tout en poursuivant sa croissance au cours des le chronométrage des tâches et l’adaptation des années 2000, Walmart fait face à une dégradation horaires en conséquence. La gestion automatisée majeure de son image (16). La politique sociale des horaires en fonction des flux de marchandises « low cost » menée par l’enseigne est totalement (workload driven scheduling) accroît la variabi‑ assumée puisque le nombre important d’asso‑ lité des horaires de travail (rotating shifts (13)). Les ciés qui, avec leurs enfants, dépendent de l’aide horaires fixés selon le principe du « juste à temps » publique (17), est mentionné dans les documents sont censés permettre de réduire les frais de main- officiels. Pour autant, en tant que vice-prési‑ d’œuvre tout en améliorant le service aux clients. dente du département ressources humaines, Susan L’informatisation facilite le contrôle centralisé de Chambers suggère de « clarifier et améliorer le ces changements en temps réel. Les shifts sont message à propos de la couverture santé offerte ainsi alloués par des ordinateurs du siège et non et [de] s’engager dans une campagne durable de plus par le Store Manager et l’encadrement, et les communication. Ce genre de communication nous salariés disposent d’un numéro vert à appeler en aidera à recadrer la perception que le grand public cas d’absence ou de retard. Toute absence d’au a de notre offre en matière de santé. C’est le seul moins trois jours est décomptée comme un congé moyen pour nous de l’emporter sur nos détrac‑ exceptionnel. teurs » (2005, p. 16). En raison de la lourdeur de ces prescriptions, les tâches en magasin sont de moins en moins diversi‑ fiées et réduites aux plus simples. C’est ainsi qu’en une décennie, le nombre de managers mensualisés

(14) Le greeter est une fonction emblématique de l’enseigne créée dans les années 1980 et récemment disparue. Occupée (12) Une partie de leur travail étant prise en charge par les par des employés de plus de 70 ans souhaitant compléter leur employés situés sous leur responsabilité ou par les structures retraite, elle consiste à saluer les clients à l’entrée du magasin centralisées, ils voient leurs horaires et tâches de plus en plus à toute heure. planifiés et leur temps de travail réduit. Ce type de réorganisa‑ (15) Walmart Stores Pay Plan 2013, effectif au tion est appliqué dans toutes les grandes enseignes, en France 11 novembre 2013. Document fourni par un membre de comme aux États-Unis, depuis la fin des années 1990. LAANE. (13) Un employé de rayon travaillant auparavant durant le (16) En 2003, un rapport interne souligne notamment qu’entre service du matin va travailler entre 8 heures et 17 heures durant 2 et 8 % des clients ne font plus leurs achats dans les magasins trois jours avant de travailler entre 11 heures et 20 heures. de l’enseigne en réaction à la multiplication des reportages et L’amplitude horaire pour une journée standard de neuf heures articles critiques (Faber, 2009). peut ainsi atteindre les treize heures selon les managers rencon‑ (17) Ce même rapport mentionne que 46 % des enfants des trés, leurs journées de travail débutant dans des intervalles de associés ne sont pas assurés ou bénéficient de Medicaid, un quatre heures (entre 6 et 10 heures du matin par exemple) pour programme d’assurance santé subventionné par les États et le terminer entre 15 heures et 19 heures. gouvernement fédéral destiné aux familles à faibles ressources.

• 90 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 90 18/06/2014 09:52:05 Restructurations discrètes et stratégies syndicales chez Walmart

La crise économique : accélérateur corruption dans les activités internationales du des mutations et catalyseur des tensions groupe (violation du Foreign Corrupt Practices Act au Mexique) ; doutes et révoltes sans précédent De nouveaux profils de salariés des actionnaires face à l’absence de stratégie crédible (19), aux résultats négatifs de l’activité des Dès 2008, la récession frappant les États-Unis hypermarchés sur les trois dernières années et au catalyse ces transformations. Les entretiens que faible rendement de l’action (20) comparé à celui nous avons menés en 2010 en Illinois, Floride et des principales entreprises du secteur ; multiplica‑ Californie montrent que, sur la période récente, tion des débats politiques sur la responsabilité des les profils qui ont tendance à être de plus en plus grandes sociétés (corporations) dans les inégalités souvent recrutés sont ceux d’étudiants mais aussi économiques et sociales croissantes, en lien avec d’anciens salariés du secteur bancaire, des assu‑ l’activisme politique pro-républicain des héritiers rances ou de l’administration. Contraints de Walton (21) ; et coups de projecteurs médiatiques combiner deux ou trois emplois, le plus souvent sur les manifestations de mécontentement des titulaires d’un diplôme universitaire (Bachelor ou salariés des entrepôts et magasins, y compris des Master Degree), ces nouveaux associés ont connu, sous-traitants, sur l’ensemble du territoire nord- peu avant leur embauche, une interruption brutale américain, notamment lors du Black Friday. de leur carrière. Renouvelant sa main-d’œuvre, profitant d’un turn-over de 40 % (18) (Lichtenstein, Johanson, 2011), Walmart intègre ces nouveaux Graphique 1 : Évolution comparée de la croissance profils à différents échelons hiérarchiques avec des emplois dans la grande distribution alimentaire / pour effet de nourrir les tensions internes. Dans restauration et dans le secteur privé (en %), cette période de crise économique, les nouveaux 1990-2011 arrivants font souvent preuve d’un grand zèle alors Croissance de l'emploi dans la grande distribution alimentaire et la restauration que les emplois dans la grande distribution, s’ils 135 ne sont pas épargnés, s’avèrent parmi les moins touchés par la récession qui sévit depuis 2008 130 (voir graphique 1). Généralement recrutés à temps 125 partiel, beaucoup sont en sous-emploi et tentent, en se rendant disponibles, flexibles et polyvalents, 120 Croissance de l'emploi 115 d’accéder au temps plein. Ils doivent adapter l’orga‑ dans le secteur privé nisation de leur journée de travail aux imprévus, en particulier aux aléas liés aux livraisons, aux mises 110 en rayon ou à l’encaissement. Très peu informés, 105 leur embauche ne faisant l’objet, selon les principes de l’employment at will, d’aucun contrat signé, 100 certains des associés interrogés apprennent au bout 95 de quelques semaines de travail à temps complet 90 (quarante heures hebdomadaires) qu’ils travaille‑

ront à temps partiel (d’une vingtaine à une trentaine 1 9 0 1 9 1 9 2 1 9 3 1 9 4 1 9 5 1 9 6 1 9 7 1 9 8 1 9 2 0 2 0 1 2 0 2 0 3 2 0 4 2 0 5 2 0 6 2 0 7 2 0 8 2 0 9 2 0 1 2 0 1 d’heures) et que les heures effectuées lors des Source : Bureau of Labor Statistics, 2012. premières semaines seront déduites des semaines suivantes en fonction de l’activité du magasin. Ils ne découvriront que plus tard, que l’embauche sur un emploi d’entrée à plein-temps est désormais le plus souvent réservée aux postulants acceptant de (19) Près du tiers des actionnaires externes s’est opposé aux renouvellements des mandats du PDG Mike Duke et de travailler de nuit (overnight shift). l’ancien PDG Lee Scott en tant que membre du conseil d’ad‑ ministration ; de même, Rob Walton, président du conseil 2012 : difficultés financières et fronde d’administration et Chris Williams, président du comité d’audit des actionnaires n’ont pas été reconduits dans leurs fonctions. (20) Le retour sur investissement (RSI ou ROI en anglais, Après une décennie de transformations majeures, Return On Investment) a ainsi chuté de 20 % en 2007 à 18 % en 2013 alors que le « ratio cours/bénéfices » (C/B ou PE, Price l’année 2012, qui marque les cinquante ans de l’en‑ Earning ratio) est divisé par deux entre 2004 et 2012. treprise, semble cristalliser toutes les difficultés (21) Walmart est l’un des soutiens les plus fidèles du parti (Marshall, 2012) : émergence d’affaires de républicain ; la famille Walton compte parmi ses principaux donateurs, finance la plupart des campagnes locales ou natio‑ nales de ses représentants et contribue à son expansion dans un grand nombre d’États du Sud des États-Unis (Lichtenstein, (18) En 2001, l’ancienneté moyenne était d’environ trois ans 2006). Pour autant, il s’agit là d’une relation non exclusive et huit mois avec de grandes disparités entre les femmes (entre puisqu’Hilary Clinton a siégé six ans (1986-1992) au conseil deux et trois ans en moyenne) et les hommes (entre quatre et d’administration. Au moment où son mari est élu gouverneur cinq ans en moyenne) (Drogin, 2003). Aujourd’hui, très peu de l’Arkansas, région d’origine de l’entreprise, elle devient d’employés interrogés en magasin dépassent les quatre ans la première femme nommée pour siéger parmi les quinze d’ancienneté. membres du conseil d’administration.

Travail et Emploi n° 137 • 91 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 91 18/06/2014 09:52:05 Face à ces difficultés entraînant une perte de Si l’on constate une augmentation du nombre de confiance des actionnaires institutionnels, la direction magasins (+ 8,2 %), des surfaces de vente (+ 9,8 %) tente de convaincre en multipliant les opérations et des ventes (+ 12,3 %) aux États-Unis entre 2008 sur différents fronts. Elle procède régulièrement et 2012 – Walmart tirant profit de son fort poten‑ au rachat d’actions et à leur destruction pour favo‑ tiel de développement sur le territoire américain –, riser à la fois une hausse mécanique de leur cours cela s’accompagne d’une baisse des effectifs de et une augmentation du bénéfice par action (22). Elle 1,4 % sur la même période. Les dirigeants affir‑ multiplie les acquisitions internationales à la crois‑ ment, quant à eux, que de telles compressions de sance rapide mais qui dégagent de faibles profits la main-d’œuvre n’affectent pas l’organisation des (Marshall, 2012). En outre, la pression actionnariale magasins ni le service à la clientèle. Elles parti‑ s’accentue de nouveau sur son marché domestique ciperaient au contraire au « cercle vertueux de la qui représente encore 75 % des bénéfices du groupe. productivité » – productivity loop (Marshall, Les réductions des coûts d’exploitation impliquent 2010) – en permettant à l’enseigne de proposer en magasin une productivité du travail accrue qui des prix bas, ce qui tire la fréquentation des maga‑ entraîne de sérieux problèmes organisationnels dus sins et des ventes vers le haut et contribue à une au manque de personnel. Le modèle commercial nouvelle baisse des prix. Cependant, une étude qui se redessine par défaut dans les Supercenters est menée auprès de 200 fournisseurs par le journal officiellement acté dans un projet de nouveau format spécialisé Retailing Today (23) souligne une dégra‑ de magasin censé permettre un meilleur retour sur dation de la gestion des magasins (baisse dans la investissement. qualité du référencement et dans la présence de leurs produits en rayon) sans qu’aucune mesure ne Du « cercle vertueux de la productivité » soit prise pour remédier à la situation. Pour les sala‑ à la dégradation du service au client riés, le cercle vertueux est au contraire un cercle vicieux. Le sous-effectif toujours plus impor‑ Lorsque l’on interroge les salariés les plus anciens tant entraîne une dégradation des conditions de sur les mutations de leur travail, ils estiment en travail et d’emploi, des problèmes d’absentéisme, premier lieu que, pour une quantité de travail iden‑ une augmentation de la pression des managers tique, la main-d’œuvre a décliné en magasin de près de de proximité (surveillance permanente) sur les 20 % au cours de la dernière décennie. Cette nouvelle employés les plus vulnérables pour pallier les donne implique non seulement davantage de flexibi‑ manques en main-d’œuvre à différents horaires et lité horaire, de polyvalence et d’entraide contrainte dans différents rayons. Les tensions entre collègues entre rayons et services, mais aussi de tensions avec se multiplient, qui concernent l’entraide et la quan‑ le management et la clientèle. L’évolution comparée tité de travail réalisée par chacun. Enfin, en raison des ouvertures de magasin, de l’accroissement des du manque d’employés disponibles et des pénuries surfaces de vente et des effectifs rejoint le constat des de produits en rayon, les conflits avec la clientèle salariés rencontrés (voir graphique 2). sont de plus en plus fréquents ; les employés, trop Graphique 2 : Évolution du nombre de magasins, peu nombreux, ne peuvent être présents dans tous des surfaces de vente, des ventes et de la main- les rayons et services du magasin en même temps, d’œuvre des magasins Walmart aux États-Unis, tout en mettant en rayon les marchandises pourtant 2008-2012 présentes en réserve. % 14 L’afflux de nouveaux embauchés depuis 2008 a 12,30 % contribué à nourrir les tensions avec les managers 12 et l’insatisfaction des plus anciens, qui voient les 9,80 % 10 maigres avantages et égards dont ils bénéficiaient 8,20 % auparavant progressivement disparaître : moindres 8 possibilités de promotion pour les hommes peu 6 diplômés, salaires à la baisse pour tous, moindre 4 couverture santé mais aussi, plus symboliquement, comme le souligne un manager présent depuis seize 2 Main- ans, suppression du bon d’achat donnant droit à une d'œuvre 0 dinde à Thanksgiving. De nombreux/euses salarié/es, Magasins WM Surface de Ventes États-Unis vente cumulée notamment des femmes faiblement « employables » -2 -1,40 % (mères seules, ou femmes issues des minorités -4 ethniques), se montrent tout de même résigné/es Source : UFCW (Marshall, 2012).

(22) Au troisième trimestre 2012, le contrôle de la famille Walton se renforce ; elle détient désormais 50 % d’actions alors que le nombre d’actions en circulation a fortement diminué (23) « Working with Walmart. Supplier Survey 2012 », entre 2010 et 2013. Retailing Today, décembre 2012.

• 92 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 92 18/06/2014 09:52:05 Restructurations discrètes et stratégies syndicales chez Walmart

ou reconnaissant/es de ne pas avoir été renvoyé/es elle atteint moins de 8 % contre plus de 35 % dans dans un contexte de récession majeure (24). les années 1950 (25) (Sauviat, Lizé, 2010). D’après les lois encadrant le travail aux États-Unis, aucune Mais ces nouvelles recrues apportent également, négociation avec une organisation syndicale ou en raison de leur profil, de nouvelles ressources avec des salariés ne peut aujourd’hui avoir lieu pour l’expression d’insatisfactions collectives. au sein du géant de la distribution sans que la Ceux qui proviennent d’autres secteurs (banque, direction ne l’autorise (voir encadré 3). La légis‑ télécommunications, secteur postal), peuvent lation, qui est donc plutôt favorable aux dirigeants, comparer les pratiques de management de permet à Walmart de licencier aisément des sala‑ Walmart à celles de leurs anciennes entreprises riés aux velléités revendicatives et d’organiser en à la culture syndicale ancrée. Ils travaillent aux toute quiétude des réunions internes promouvant côtés de salariés plus anciens pour lesquels la l’antisyndicalisme. En l’absence de syndicat, il perspective d’une contestation est difficilement n’existe aucune négociation d’accord collectif au imaginable, d’autant qu’ils n’ont jamais rencon‑ sein de l’entreprise. L’employeur peut décider seul tré de syndicat. Ils peuvent simplement évaluer de modifications apportées aux grilles de salaire, les transformations de l’entreprise à l’aune de la primes, promotions ou aux mesures de protection période antérieure. Alors que leur emploi chez sociale même si des lois fédérales ou propres à Walmart n’avait d’autre but que de financer leurs chaque État définissent des minima. En matière de études, de nombreux étudiants finissent par en rémunération horaire, Walmart propose des salaires faire leur activité principale faute de perspectives d’entrée légèrement supérieurs au minimum légal d’embauche à court terme dans leur domaine de dans chaque État pour en faire un argument de recru‑ spécialité. S’il n’est bien sûr pas écrit qu’une telle tement comme de légitimation de ses pratiques. Le variété de trajectoires conduise automatiquement contexte institutionnel, auquel s’ajoutent les spéci‑ à la mobilisation, leur rencontre inédite au sein ficités organisationnelles de Walmart, n’est pas des Supercenters est un catalyseur d’expression propice au déclenchement de grèves qui demeurent d’insatisfactions partagées. Elles deviennent un des événements rares. mouvement collectif organisé au niveau national par la rencontre avec une stratégie offensive de Jusqu’à présent, l’antisyndicalisme radical syndicalisation ciblée sur Walmart. pratiqué par Walmart a toujours réussi à mettre rapidement un terme à toutes les contestations, notamment par le déploiement de nombreux De nouvelles prises consultants juridiques au cours des années 1990 à la contestation dans une (Logan, 2002 ; Julliard, 2013), empêchant toutes les tentatives d’implantations locales ou, entreprise globale de service plus récemment, grâce à un turn-over élevé : l’entreprise a préféré sacrifier une partie de son Outre la dénonciation du fossé se creusant entre efficacité pour bénéficier d’une main-d’œuvre salariés et direction sur la conception du travail et plus docile. D’autres mesures, plus radicales, de l’entreprise, la campagne Our Walmart (l’ad‑ ont servi d’exemples afin de décourager toute jectif possessif n’est pas anodin) témoigne d’une nouvelle tentative de syndicalisation. Les plus volonté de prendre la parole (stand up, speak up). célèbres se sont soldées par la suppression des Cependant, Our Walmart n’est pas un mouvement rayons de boucherie traditionnelle (meat cuting spontané de salariés mais avant tout une campagne departments) de l’ensemble des magasins améri‑ de syndicalisation, appelée organizing, menée par cains en 2000 après que des salariés des rayons l’UFCW. de boucherie au Texas ont cherché à se syndiquer, et par la fermeture immédiate et définitive d’un Syndiquer un bastion de l’antisyndicalisme : magasin canadien en 2005 à Jonquière au Québec une bataille symbolique après l’obtention de l’accréditation syndicale du magasin (Coutu, 2007). Ces deux cas extrêmes de Un contexte législatif peu favorable restructurations et fermetures d’établissement par Walmart, non pour des raisons économiques mais Malgré une tradition de luttes dures, le mouve‑ bien par idéologie, s’appuient sur la faiblesse du ment syndical nord-américain s’est effrité. Depuis droit du travail nord-américain. les années 1960, la baisse de la syndicalisation de la main-d’œuvre est régulière, particulièrement dans le secteur privé où, à la fin des années 2000,

(24) En 2013, l’Illinois et la Californie figuraient, avec un taux de chômage de 9,2 % et 8,9 % (contre 4,6 % et 4,9 % en 2006) parmi les cinq États les plus touchés par le chômage après la (25) Chiffres d’autant plus bas que, dans le système nord- crise de 2008. (Source : Bureau of Labor Statistics ; http:// américain, seuls les salariés syndiqués sont couverts par les www.bls.gov/lau/lastrk13.htm, consulté le 7 avril 2014.) accords collectifs.

Travail et Emploi n° 137 • 93 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 93 18/06/2014 09:52:05 Encadré 3 Les principales lois régissant le droit du travail aux États-Unis

Le système syndical américain est moniste : une fois élu, le syndicat est le seul interlocuteur de l’employeur et la décision de rejoindre un syndicat se prend collectivement. Par ailleurs, seuls les salariés syndiqués sont couverts par les accords négociés. En 1935, le National Labor Relations Act ou loi Wagner oblige dans un premier temps tout employeur à négocier avec un syndicat dès lors qu’au moins trois salariés l’ont désigné comme leur représentant. Il interdit toute forme de discrimination à l’encontre des salariés syndiqués. En 1947, la loi Wagner est amendée. Le Labor Management Relations Act, ou loi Taft-Hartley, limite le pouvoir des syndicats qui ne peuvent plus exiger que chaque nouvel embauché soit syndiqué ; de plus, afin d’assurer l’indépendance des syndicats vis-à-vis des employeurs, ils ne peuvent accueillir dans leurs rangs des salariés en position d’autorité sur d’autres et considérés comme proches de la direction (supervisors). Les relations de travail et les conflits entre direction et syndicats sont arbitrés par leNational Labor Relations Board (NLRB), instance fédérale en charge de poursuivre chacune des parties en cas de violation de la législation et de contrôler le processus de désignation d’un syndicat. Comme indiqué ci-dessus, pour pouvoir se syndiquer, un groupe de salariés d’une même entreprise doit, au préalable, procéder au choix d’une organisation syndi- cale ; puis, 30 % des salariés doivent signer une carte d’autorisation qui indique leur volonté de se syndiquer. Le NLRB décide ensuite de l’opportunité et de l’organisation d’une élection et de son périmètre (tout ou partie des établissements de l’enseigne, tout ou partie des salariés en fonction de leur type de contrat par exemple), tous les salariés de ce périmètre ayant alors à se prononcer sur leur volonté d’être ou non représentés par le syndicat à l’origine de la procédure. Comme le soulignent Lucy apRoberts et Maud Simonet (2009), les arbitrages relatifs aux contours de l’unité de négociation ont un impact considérable sur les chances de succès d’une campagne syndicale. Le NLRB peut choisir de ne pas valider la demande si les catégories d’employés réunies (fonctions, niveaux de formation, de rémunération, conditions de travail) ne lui paraissent pas pertinentes. En cas de validation, il fixe une date pour le vote et contrôle son bon déroulement. S’il y a plus de 50 % de signataires de cartes d’autorisation, l’employeur peut reconnaître directement le syndicat mais, dans la plupart des cas, il attend la tenue d’une élection. Enfin, une fois élu, le syndicat est accrédité, généralement pour trois ans et doit, tout comme l’employeur, négocier de bonne foi des accords collectifs au cours de sa première année d’exercice. S’il ne parvient pas à conclure un accord avec la direction au bout d’un an, cette dernière n’ayant que peu d’intérêt à le faire, il perd son statut de représentant des salariés. Dans les faits, force est de constater que le droit de propriété l’emporte bien souvent sur la démocratie en entreprise et ce, depuis bien longtemps. Dans les années 1960, le shopping center, première forme de centre commercial (mall) périurbain fait son apparition ; il a pour caractéristiques de rassembler plusieurs enseignes et donc de concentrer de nombreux travailleurs. C’est pourquoi, l’enjeu de l’une des principales luttes de la RCIA concerna le droit d’approcher les salariés sans être arrêté pour violation de propriété (Harrington, 1962). De nos jours, les militants syndicaux ne sont toujours pas autorisés à démarcher dans les magasins ni à obstruer le passage des clients qui y entrent et en sortent. Ils ne peuvent s’adresser aux salariés qu’en dehors de leur lieu de travail alors que les employeurs ne se privent pas d’organiser, comme chez Walmart depuis la fin 2012, des réunions obligatoires, animées par des cadres venus spécialement du siège, pour prévenir les employés contre le « danger » que représentent les syndicats pour eux-mêmes et pour l’avenir de l’entreprise. Au même moment, chez Walmart, ont été installés des écrans dans les salles de pause, qui diffusent en permanence des messages sur les syndicats et le mouvement OWM, accusé de répandre des mensonges et proférer des calomnies à l’en- contre de l’enseigne pour rallier de nouveaux salariés à sa cause et prendre leur argent. Effet collatéral non prévu par Walmart, révélé par nos entretiens les plus récents : une telle débauche d’efforts contribue à informer les employés des critiques dont l’entreprise fait l’objet et à faire découvrir OWM à ceux qui n’en avaient pas encore entendu parler. Enfin, en matière de droit de grève, tout syndicat (défini par le NLRB comme « toute organisation ou comité auquel participent des salariés, créé dans le but principal ou secondaire de traiter avec les employeurs à propos d’abus en matière salariale notamment liés au salaire, au taux de rémunération, aux horaires ou aux conditions de travail » (1)) est censé, lorsqu’il a tenu un piquet de grève pendant au moins trente jours, demander aux salariés de signer une pétition qui lui accorde le droit de les représenter (2). Our Walmart, en tant qu’association organisée en centres locaux d’aide aux travailleurs (), est considéré comme une organisation à but non lucratif et échappe ainsi à la législation.

(1) « National Labor Relations Act », section 2 (5) ; consulté le 3 mars 2014 à l’adresse : http://www.nlrb.gov/resources/national- labor-relations-act (traduction de l’auteur). (2) National Labor Relations Board, « Recognitional » ; consulté le 5 mars 2104 à l’adresse : http://www.nlrb.gov/ rights-we-protect/whats-law/unions/recognitional-picketing-section-8b7

• 94 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 94 18/06/2014 09:52:05 Restructurations discrètes et stratégies syndicales chez Walmart

La critique sociale désamorcée et récupérée Ce collectif virtuel (29) relève en fait de l’astrotur- par la communication d’entreprise fing (30), mouvement en apparence populaire et spontané, construit de toutes pièces par l’entreprise En dépit de leur multiplication au milieu des et censé se répandre via internet. La manipula‑ années 2000, les campagnes critiques envers les tion n’est découverte par la presse qu’un an plus pratiques de Walmart s’avèrent peu efficaces. tard (31). Cette dernière révèle, par la même occa‑ Wake Up Walmart, affilié à l’UFCW, et Walmart sion, qu’un second site de défense de Walmart, Paid Watch, ONG (26) liée au SEIU (Service Employees Critics (dont l’objectif est de lever le voile sur les International Union), reposent sur de nouvelles liens financiers entre les mouvements critiquant la approches qui visent non plus un secteur ou une marque et les organisations syndicales), ainsi qu’un branche dans son ensemble mais plus directement blog, Walmarting accross America (journal en ligne certaines entreprises emblématiques (corporate d’un couple traversant les États-Unis en camping- campaign) en dénonçant leurs pratiques : Walmart car et faisant étape sur les parkings des magasins de Watch est ainsi créée, selon ses fondateurs, « dans l’enseigne), sont également administrés et rédigés le but d’étudier l’impact des grandes entreprises par des employés du groupe Edelman. sur la société afin de développer de nouveaux stan‑ dards pour des entreprises plus responsables (27) ». En outre, la multiplication des contentieux collec‑ Mais, bien que ces initiatives syndicales aient pour tifs (class actions) lancés par des salariés contre le but premier de favoriser une émulation au sein des groupe Walmart à partir des années 1990 rencontre communautés locales, elles demeurent au stade de à son tour d’importants obstacles. Tout d’abord, campagnes de relations publiques en produisant l’entreprise fait l’objet du procès pour discrimina‑ de nombreux rapports sans pour autant parvenir à tion systématique à l’égard du personnel féminin, fédérer localement les nombreux acteurs impliqués, en matière de rémunérations et de promotions, le dans la mesure où elles s’adressent aux consomma‑ plus important, en nombre de plaignantes, de toute teurs citoyens avant de cibler les employés. l’histoire des États-Unis (Featherstone, 2004). Walmart Versus Dukes, qui repose sur une exper‑ En parallèle, afin de redorer son image auprès tise sociologique réalisée par William Bielby (32), du public, l’enseigne fait appel à un cabinet spécia‑ implique 1,6 million de salariées et ex-salariées de lisé dans les relations publiques (28). Le « nouvel l’enseigne. La plainte en nom collectif est finale‑ âge de Walmart » s’ouvre sur un changement de ment déboutée par la Cour suprême en juin 2011 car communication radical, autour du développement les juges estiment que les plaignantes, employées durable et des communautés locales. L’entreprise dans différents magasins, ne peuvent toutes avoir souhaite ainsi convaincre qu’une nouvelle manière été discriminées pour le même motif (33). C’est le de vendre, qui prend en considération les dimen‑ même type d’arguments que Walmart utilise en 2006 sions sociales et environnementales de l’activité, pour se défendre dans un second procès majeur qui est possible et souhaitable. Critiqué par les porte- rassemble les plaintes de près de 200 000 anciens et parole de l’association Wake Up Walmart en 2008, actuels salariés (Braun Vs. Walmart) dénonçant le le nouveau PDG Mike Duke affirme alors qu’« on non-paiement d’heures de pause et d’heures supplé‑ ne peut créer de fausse image, d’autant moins dans mentaires. Leur demande est considérée comme un monde de transparence tel que le nôtre » (Faber, recevable par les juges de la cour de Pennsylvanie. 2009). Pourtant, quelques années auparavant, Suite à ce verdict confirmé en appel, Walmart opère Walmart a fondé, en collaboration avec l’entre‑ alors un virage radical en matière de respect de la prise de relations publiques Edelman, le groupe de législation sur les pauses, qui lui permet de mener à défense Working Families for Walmart (WFWM). bien, discrètement, ses restructurations en magasin sans risquer de s’exposer à la critique.

(29) N’ayant pas les statuts d’organisation à but non lucratif, WFWM n’est pas soumise à l’obligation de révéler ses sources de financement. Nulle part, son site internet ne mentionne ses (26) Fondée en 2005 par le CCCE (Center for Community and liens étroits avec Walmart et le groupe Edelman, de sorte que Corporate Ethics), organisation à but non lucratif. le grand public est porté à croire qu’il s’agit d’une organisation (27) Walmartwatch.com, consulté le 8 novembre 2009. Site défendant spontanément l’entreprise face aux critiques. fusionné depuis avec makingchangeatwalmart.org (30) Désigne, par la marque de pelouse synthétique (Astroturf), (28) Jusqu’alors particulièrement centralisée autour du siège des mouvements citoyens (grassroots) artificiels. de Bentonville et de l’État de l’Arkansas, la communication (31) « PR Firm Admits it’s Behind Walmart Blogs », CNN de l’entreprise est alors confiée à Daniel J. Edelman Public Money, 20 octobre 2006. Relations, notamment connu pour avoir travaillé pour l’indus‑ (32) Source : Expert report William T. Bielby, Betty Dukes et trie du tabac à la fin des années 1980 et pour Microsoft à la fin al. v. Walmart Stores Inc., 3 février 2003. Disponible en ligne des années 1990 lors des plaintes anti-trust (Daniel Edelman on à l’adresse : http://www.walmartclass.com/all_reports.html ; PR and Why it’s a Powerful Alternative to Advertising, publié consulté le 7 avril 2014. dans knowledge@emory, Emory Goizeta Business School, (33) Décision de la Cour suprême des États-Unis, Walmart 12 janvier 2005). Stores, Inc. V. Dukes et al., n° 10-277, 20 juin 2011.

Travail et Emploi n° 137 • 95 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 95 18/06/2014 09:52:06 Même si les militants syndicaux ou associatifs L’UFCW partage avec Our Walmart la volonté parviennent parfois, par leurs campagnes de mobi‑ de faire reconnaître à Walmart devant tous qu’il lisation, à atteindre leur but qui est de dénoncer les doit respecter la législation et les normes de pratiques du management et d’amener à une prise travail. Deux autres enjeux majeurs commandent de conscience des salarié/es, Walmart continue l’intérêt de l’UFCW pour OWM. D’une part, d’innover en choisissant de s’adapter rapidement l’entreprise compte 2,2 millions de salariés alors à la critique sociale. Renonçant aux infractions que huit des plus grands distributeurs améri‑ fréquemment commises et constatées à l’endroit des cains réunis (Target, Costco, Kroger, Safeway, emplois à bas salaire (Bernhardt et al., 2009) (34), Supervalu, CVS, Walgreen et Rite Aid) en repré‑ Walmart applique désormais si strictement le droit sentent un peu moins d’1,8 million. Le potentiel du travail qu’il en vient à se retourner contre ses de Walmart en matière d’adhésions syndicales propres salariés. Comme le souligne Betty, Seller est donc sans équivalent. D’autre part, les princi‑ Associate dans l’Illinois, « les salariés ont une pales enseignes les plus syndiquées de la branche heure de pause pour le repas et deux autres pauses exercent, depuis les années 2000, des pressions sur de quinze minutes. La direction insiste pour qu’on le travail et sur l’emploi, si bien que l’UFCW a les prenne. Tout manquement est puni par un renvoi. davantage cherché à retenir les salariés syndiqués Beaucoup oublient de la prendre ou la prennent qu’à fédérer de nouvelles recrues. En Californie après la cinquième heure de travail et ça c’est un par exemple, suite à la multiplication du nombre de manquement grave » (février 2013). magasins Walmart à la fin des années 1990, diffé‑ rentes chaînes déjà implantées et dont une partie Lutter contre « l’effet Walmart » sur les services : des employés est syndiquée (Ralphs, Albertsons, les enjeux pour l’UFCW Vons) dénoncent une concurrence déloyale, les bas prix pratiqués par l’enseigne de Bentonville étant, Les avertissements figurant aussi bien sur les selon eux, liés au fort turn-over et aux faibles tracts qu’en bas de page du site internet de l’as‑ salaires corrélés à l’absence de syndicat. L’« effet sociation précisent que Our Walmart a pour seul Walmart » (Fishman, 2006 ; Lichtenstein, 2006) but d’aider les salariés à améliorer leurs condi‑ opère alors. Les enseignes concurrentes syndi‑ tions de travail et d’emploi et n’a aucunement quées en viennent donc à compresser les coûts l’intention de former un syndicat représentant opérationnels, comme le leader du secteur. Suite à les salariés du groupe lors de négociations sala‑ (35) la logique de nivellement par le bas des conditions riales . L’apparition de ce message fait suite de travail et d’emploi dans les magasins, les syndi‑ à une plainte adressée le 20 novembre 2012 par cats en viennent à limiter leur action à la défense Walmart au National Labor Relations Board des intérêts des salariés déjà adhérents. Richard, (NLRB) : l’entreprise reproche en effet à l’UFCW, trésorier d’un syndicat local majeur du sud de la fondateur et principal financeur de Our Walmart, Californie, indique que la plus longue grève qui ait d’avoir enfreint le National Labor Relations Act eu lieu dans le secteur aux États-Unis s’est dérou‑ car, pendant plus de trente jours, elle a organisé lée autour de Los Angeles entre octobre 2003 et des manifestations devant les magasins et aurait février 2004. Selon lui, « les membres du syndicat cherché à être reconnue comme syndicat représen‑ ont payé un prix important mais ils ont obtenu une tatif sans passer par une pétition et par des élections amélioration de leur assurance santé et de leur (voir encadré 3). Fin janvier 2013, le verdict du pension » (février 2010). NLRB est suspendu sous réserve que l’UFCW nie publiquement ces accusations et s’engage à ne pas Toutefois, malgré cette longue grève qui a impli‑ s’impliquer dans un conflit qui atteindrait soixante qué 70 000 membres de l’UFCW répartis dans jours de piquet de grève (36). 900 magasins et l’enthousiasme affiché par notre interlocuteur, la pression exercée par les directions des enseignes sur l’UFCW l’a pourtant contrainte à accepter le principe des « deux tiers » (Carré et al., 2010) : dans l’accord signé entre les distribu‑ (34) Non-respect du salaire minimum, de la rémunération des teurs et l’UFCW, il est notamment prévu que les heures supplémentaires, des heures de pauses (notamment de la pause déjeuner), travail dépointé (off the clock), prélèvements avantages sociaux et les salaires soient garantis illégaux sur la fiche de paie,etc. pour les deux tiers de salariés les plus anciens ; le (35) « L’objectif de Our Walmart est d’aider les employés de tiers restant de nouveaux salariés est pour sa part Walmart, en tant qu’individus ou groupes d’individus, dans soumis à un régime beaucoup moins favorable. leurs démêlés avec Walmart pour tout ce qui relève du droit du travail, et de les soutenir dans les efforts qu’ils entreprennent Ainsi, leur salaire est amputé d’environ 45 %, et pour que Walmart s’engage publiquement à respecter le droit comprend une couverture santé moindre et une du travail. Our Walmart ne souhaite nullement que Walmart le part d’intéressement réduite. En outre, l’éligibilité considère comme un représentant des employés de l’enseigne, des salariés aux droits à la retraite est repoussée pas plus qu’il ne souhaite négocier avec Walmart » (traduction de l’auteur). de sept ans environ pour la plupart d’entre eux. (36) Source : http://www.nlrb.gov/news-outreach/news-story/ Enfin, une grande majorité des anciens, qui appar‑ nlrb-charge-alleging-illegal-picketing-wal-mart-held- tiennent pourtant au « haut du panier », consentent abeyance ; consulté le 5 mars 2014.

• 96 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 96 18/06/2014 09:52:06 Restructurations discrètes et stratégies syndicales chez Walmart

à une flexibilité accrue de leurs heures de travail et (mouvement Occupy et, plus récemment, Fight for acceptent un emploi à mi-temps, ce qui augmente 15 et la mobilisation des salariés des fast-foods). mécaniquement le nombre d’heures allouées aux Menée sur le terrain, la campagne Our Walmart nouveaux salariés – ceux du dernier tiers –, heures partage ainsi avec le mouvement Occupy la de travail moins coûteuses pour l’employeur rhétorique de « justice économique » (les salariés (Gibson, 2004). En réponse aux critiques, l’UFCW mobilisés arborant des t-shirts estampillés « How a affirmé avoir mis un terme à cette hémorragie the 1 % hurts the 99 % »). Elle ambitionne avant des droits, qui « se serait achevée par la disparition tout d’attirer l’attention du grand public sur des des prestations de santé et de retraite pour tous les travailleurs à bas salaires, souvent invisibles, employés (37) ». Mais il semble tout de même diffi‑ qui sont majoritairement des femmes et issus de cile, dans un tel contexte, de rallier de nouveaux minorités ethniques. La campagne Our Walmart membres. s’inscrit dans une approche pragmatique de syndi‑ Les syndicats du secteur de la distribution, tels calisation pilotée par l’UFCW ; elle combine que le SEIU et l’UFCW, animés par la volonté une impulsion nationale inspirée de groupes de de ne pas perdre leurs adhérents et l’espoir d’en défense des travailleurs pauvres (top-down advo- rallier de nouveaux, ont concentré leurs attaques cacy) avec une approche d’organizing s’appuyant sur Walmart : ils se sont ainsi interrogés sur sur les communautés locales (bottom-up) dont le les possibilités de syndicalisation des salariés but est de mobiliser des établissements implantés de Walmart (Rathke, 2005) et ont multiplié les dans des territoires politiques, économiques et campagnes critiques dénonçant l’influence socio- culturels variés. économique néfaste de l’enseigne. Une telle Fédérer des actions locales de contestation stratégie est directement liée aux bouleversements qui traversent le syndicalisme américain. En parti‑ Conscient des difficultés, voire de l’impossi‑ culier, le monopole de la plus grande centrale bilité, d’implanter à court terme un syndicat au syndicale américaine depuis 1955, l’AFL-CIO sein de Walmart, l’UFCW s’est appuyé sur le (American Federation of Labor & Congress of développement dynamique des centres d’aide aux Industrial Organizations), est remis en question ; travailleurs pauvres (worker centers), présents dans en effet, en 2005, les principaux syndicats de tout le pays. Ces centres sont pourtant nés d’un travailleurs agricoles (United Farm Workers), de rejet des organisations syndicales traditionnelles routiers (International Brotherhood of Teamsters) alors perçues comme obsolètes, bureaucratiques et et des services, dont l’UFCW et le SEIU, ont quitté inadaptées aux défis de la fin duxx e siècle. Dès les l’AFL-CIO pour former la CWF (Change to Win années 1980, ils se multiplient et permettent aux Federation), notamment en raison de désaccords travailleurs immigrés, clandestins, le plus souvent sur les orientations stratégiques. Si l’AFL-CIO des femmes occupant des emplois à bas salaire, reconnaît l’importance de la syndicalisation des de trouver du soutien et d’accéder à des services travailleurs immigrés dans les emplois faiblement tels que, par exemple, des cours d’anglais ou des rémunérés (Voss, Sherman, 2000), la CWF en consultations juridiques dans le cas de litiges fait une priorité en s’appuyant sur des stratégies du travail (Milkman, 2006 ; Bonzom, 2012). En d’organizing, c’est-à-dire en tentant de relancer concentrant avant tout leur énergie sur la défense un syndicalisme de contestation sociale (Fantasia, des travailleurs et la mise en avant de leaders sur Voss, 2003) face aux tentatives peu fructueuses de le terrain, les centres d’aide aux travailleurs sont renouvellement du syndicalisme de métier portées loin de la posture syndicale traditionnelle de négo‑ par l’AFL-CIO. La campagne OWM s’inscrit dans ciations collectives avec les employeurs. Le flou cette dynamique. juridique entourant leur statut leur confère de plus grandes possibilités d’action que les syndi‑ Quelles stratégies syndicales cats puisqu’il les autorise à manifester de manière pour infiltrer le bastion Walmart ? répétée devant les magasins ou à distribuer des Depuis la fin des années 2000, Walmart semble tracts à l’intérieur. D’autre part, le statut associatif plus exposé que jamais aux critiques extérieures permet de rallier de manière plus consensuelle de réclamant plus de justice sociale, qui s’inscrivent nouveaux membres : le soutien des membres de la dans un contexte de mise en place progressive « communauté » se joignant aux actions est davan‑ du Patient Protection and Affordable Care Act tage mis en valeur alors que l’éventuelle affiliation (PPACA ou Obamacare) au niveau fédéral et de syndicale (UFCW) est masquée. Ainsi, chargés réapparition de formes de protestations popu‑ d’entretenir un lien permanent entre les niveaux laires contre la finance et les multinationales locaux et nationaux, entre action et coordination, les militants, appelés « organizers », que nous avons rencontrés ne s’opposent pas aux figures (37) « Statement of UFCW Int’l President Doug Dority On de l’activiste, du défenseur charitable (relevant the Southern California Strike », 27 février 2004 ; consulté le 21 janvier 2013 à l’adresse : http://www.ufcw.org/2004/02/ de l’advocacy) ou du travailleur social (Chauvin, (traduction de l’auteur). 2007). Ils semblent, dans leurs pratiques comme

Travail et Emploi n° 137 • 97 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 97 18/06/2014 09:52:06 dans leurs discours, composer avec les registres de d’ailleurs moins les frictions entre salariés et ces différentes figures. organizers (Sharpe, 2004) qu’entre organizers eux- mêmes. Lors de la préparation d’une action devant Comme dans la plupart des campagnes de se dérouler devant un Supercenter, nous entendrons syndicalisation aux États-Unis (Voss, Sherman, à plusieurs reprises qu’il serait judicieux de cana‑ 2000), les financements et les orientations sont lyser le comportement enthousiaste mais jugé peu centralisés. La majorité des organizers rencon‑ professionnel de Maya, 20 ans, ex-étudiante recru‑ trés est rémunérée par les sections syndicales tée au sein de l’association de défense Jobs with locales ; quelques autres directement par l’UFCW, Justice. Ainsi, Eduardo, coordinateur de l’équipe, basée à Washington. Ces derniers sont en contact 41 ans et un parcours de délégué (steward) au sein permanent avec leur hiérarchie, du directeur de d’une entreprise locale de découpe de viande, s’en‑ campagne au directeur régional, et rendent réguliè‑ tend dire, par le pasteur d’un temple proche d’un rement compte de leurs démarches et résultats en Supercenter, dont il est venu négocier les conditions matière de recrutement et d’actions médiatiques. de la présence lors de la prochaine action : « Cela À l’aide d’outils communs à tous (tracts reçus ne doit pas être une fête. Il y a des familles qui de Washington ensuite régionalisés, c’est-à-dire souffrent derrière. Si j’interviens lors de la confé- comprenant un argumentaire national et un témoi‑ rence de presse, j’aimerais être pris au sérieux. » gnage d’un employé local), ils sont chargés de Eduardo comprend qu’il évoque le comportement repérer et de former des leaders locaux parmi les de Maya, sa manière de solliciter les salariés et salariés des magasins, autrement dit des employés d’animer les manifestations. À plusieurs reprises, capables, une fois formés, de rallier seuls de Eduardo en discute avec Jose, organizer au profil nouveaux membres (38). De même, ils doivent tenter proche du sien ; il lui demande de coacher Maya, de convaincre les pasteurs locaux et les membres dont la conduite s’apparente davantage à celle de d’associations de défense des travailleurs pauvres l’activiste amateur et idéaliste (Chauvin, 2007) qu’à de prendre part à leurs actions et d’en parler autour celle de la syndicaliste responsable. Mais elle a un d’eux. Malgré un cadrage national fort, la dimen‑ bon contact avec les jeunes salariés et, surtout, des sion locale joue un rôle majeur dans la progression compétences clés dans l’usage des réseaux sociaux de la campagne. Des réunions entre organizers, et des contacts étendus avec les autres worker salariés, activistes et coordinateurs nationaux sont centers, ce qui s’avère particulièrement utile pour ainsi régulièrement organisées à l’échelle locale réunir de nombreux manifestants lors des actions comme nationale. « shaming » devant les grandes surfaces, telles que Les militants ont des expériences variées d’enga‑ celles organisées lors du Black Friday. gement dans différentes causes. Anciens étudiants, Dans l’idéal, le modèle de l’organizing vise à le plus souvent entrés en mobilisation pour des transformer les salariés en militants de leur propre causes variées (droits civiques, droits des travail‑ cause (contrairement au modèle du syndicalisme de leurs immigrés, défense des droits des homosexuels services ou « » (39)), notamment et transgenres), certains ont été démarchés par en développant le leadership des premiers salariés l’UFCW pour mener à bien différentes campagnes, mobilisés. Respectant ces principes, les réunions notamment les plus longues et les plus importantes observées obéissent à une logique similaire. Se comme celles des agents d’entretien (« justice for déroulant toutes les deux à trois semaines ; elles ont janitors ») (Milkman, 2006). D’autres, plus clas‑ en général lieu en fin de shift, à 8 heures du matin siquement, sont d’anciens salariés de l’industrie pour les salariés de nuit, ou à 17 heures pour ceux ou du commerce devenus délégués syndicaux de jour, dans des lieux dits « neutres » par les orga- (stewards) dans une entreprise avant de s’orienter nizers (restaurant, domicile des employés). Après vers des fonctions spécifiques organizersd’ . Une avoir présenté les thèmes à discuter (prochaines telle diversité s’avère nécessaire afin d’éviter une actions locales et nationales, moyens d’approcher trop grande distance à la fois avec les employés les associés réticents), les organizers donnent la et avec les organisateurs de la campagne. Elle est parole aux salariés et notent leurs suggestions et néanmoins génératrice de tensions, principalement les points qui font débat, ponctuant les interven‑ liées à l’incertitude inhérente à une campagne s’an‑ tions de chacun d’encouragements répétés. Lors nonçant très longue (les organizers ne restant que des actions menées devant les magasins, le rituel deux ans au maximum sur une même campagne) est généralement le même. Après avoir scandé et au ton virulent. Nos observations soulignent

(39) Le syndicalisme d’affaires (business unionism) se foca‑ (38) Si dans les campagnes classiques, les organizers lise avant tout sur les intérêts et la pérennité des syndicats en distinguent trois types de salariés (leader, favorable et défavo‑ tant qu’institutions. Il s’oppose ainsi au syndicalisme de terrain rable à la campagne), ceux travaillant pour Our Walmart les (grassroots) ou « de détail » (retail), qui suit, lui, une logique classent en cinq catégories : leader, militant (activist, pouvant de remontée vers ses dirigeants (bottom up) répondant non s’exprimer devant les médias sans toutefois recruter parmi ses plus aux nécessités internes des centrales syndicales mais aux pairs), adhérent/sympathisant, possible membre (movable) et problèmes spécifiques rencontrés par les salariés sur leur lieu « anti-organisation ». de travail.

• 98 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 98 18/06/2014 09:52:06 Restructurations discrètes et stratégies syndicales chez Walmart

des slogans et distribué des tracts aux clients du plus fort taux de syndicalisation des grandes villes magasin sous l’œil de la police et d’un cadre venu américaines ni le nombre de centres d’aide aux spécialement de l’Arkansas, les salariés s’expri‑ travailleurs le plus important, syndicats et worker ment tour à tour devant une ligne de managers centers y communiquent davantage (Fine, 2006) souriants et imperturbables. Les associés grévistes et sont particulièrement bien intégrés, en grande reprennent alors en cœur les messages délivrés par partie grâce aux efforts du L. A. County Federation leurs collègues qui ont pris la parole ; les mana‑ of Labor, l’un des conseils régionaux du travail les gers des magasins invitent ensuite ces derniers à plus actifs du pays. Rassemblant différents syndi‑ s’entretenir avec eux, en tête-à-tête et au calme, cats autour des grandes métropoles, ces conseils mettant en avant la politique de la porte ouverte se chargent principalement de faire pression au affichée par Walmart. Ainsi, en incitant les salariés niveau politique pour défendre les intérêts des à passer du « nous » au « je », la direction cherche salariés. En outre, les liens entre organisations se à circonscrire le cas de chaque employé à des sont renforcés grâce à la circulation fréquente des dimensions interpersonnelles et à empêcher toute membres des unes aux autres. approche collective des problèmes rencontrés par Des laboratoires universitaires tels que l’Insti- les associés dans leur travail. A contrario, les sala‑ tute for Research on Labor and Employment de riés engagés dans le mouvement OWM soulignent l’université de Californie à Los Angeles (UCLA) unanimement s’être impliqués dans la contesta‑ jouent également un rôle majeur dans la formation tion après avoir subi diverses pressions au travail, des activistes, leur circulation entre organisations qu’ils ont ressenties au départ comme person‑ et le partage d’informations relatives aux actions nelles, généralement de la part d’un manager en à mener (Thomas, 2011). Le Downtown Labor particulier. Center (DLC) est ainsi le fruit du partenariat entre S’appuyer sur un canevas d’associations l’université, les syndicats et les worker centers. et d’universitaires engagés Ouvert en 2002 face au McArthur Park, au cœur d’un quartier rassemblant les principaux syndicats Marquée historiquement par un syndicalisme et centres d’aide aux travailleurs, mais aussi une industriel plutôt mou, Los Angeles apparaît large majorité d’immigrants latinos, en particu‑ aujourd’hui comme un laboratoire social en matière lier guatémaltèques, c’est un lieu d’animations, de mobilisations syndicale et associative autour de rencontres entre activistes, de séminaires et des emplois de services peu rémunérés. C’est de colloques. Par le biais du Center for Labor l’une des rares villes où la syndicalisation n’a pas Research and Education, il apporte son soutien reculé depuis le milieu des années 1990. Les flux aux projets collaboratifs entre syndicats, centres d’immigrants arrivant dans la région depuis les d’aide aux travailleurs et chercheurs. Son action années 1970, en majorité originaires du Mexique mobilise aujourd’hui le thème de la justice sociale, et d’Amérique centrale, ont contribué à revigo‑ repris des luttes précédemment menées auprès des rer le mouvement des travailleurs (Waldinger, employés du secteur du nettoyage et de l’hôtel‑ Der-Martirosan, 2000 ; Wells, 2000) confronté lerie. En outre, les campagnes de syndicalisation à la dégradation des salaires et des conditions de des immigrés des années 1980 et 1990 comp‑ travail. En outre, depuis les années 1980, se sont taient parmi leurs architectes de nombreux anciens développés d’étroits et denses réseaux de colla‑ ouvriers agricoles saisonniers syndiqués de l’UFW, boration entre syndicats, activistes et chercheurs United Farm Workers ; c’est, de nos jours, encore pour faire avancer les intérêts des salariés de la le cas de certains chercheurs et activistes. Ainsi, région. à l’instar de la SEIU et de Unite here, l’UFCW et OWM s’appuient sur leur expérience et le réper‑ Avec la campagne Our Walmart, l’UFCW toire d’actions de l’UFW : recherche d’alliances semble avoir adopté une approche similaire à au sein d’une large communauté, ciblage des celle des centres d’aide aux travailleurs (worker paroisses et des organisations y opérant, tentatives centers). Elle suit également la voie tracée par de former des coalitions susceptibles de permettre d’autres syndicats qui, déjà engagés dans la au mouvement syndical de dépasser les diffi‑ syndicalisation des immigrants comme la SEIU cultés d’accès aux travailleurs de Walmart et de et Unite here (40), ont, après une longue période convaincre les plus sceptiques par la mobilisation de scepticisme, opté pour des méthodes de lutte d’une variété de registres (politiques, religieux, d’organizing, après avoir observé la montée en communautaires). crédibilité des centres d’aide aux travailleurs (Milkman et al., 2010). Si Los Angeles n’a ni le Utiliser la chaîne logistique comme le chaînon manquant (40) Unite here est un syndicat représentant les intérêts des Alors que les autres grandes métropoles améri‑ travailleurs aux États-Unis et au Canada, notamment dans l’hôtellerie, l’industrie des jeux (casinos), la restauration, la caines ne bénéficient pas d’un tel réseau associatif confection, la blanchisserie. Il est particulièrement connu pour concerté, le mouvement s’est appuyé sur les carac‑ les luttes qu’il a menées dans le secteur hôtelier. téristiques locales afin de trouver des points de

Travail et Emploi n° 137 • 99 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 99 18/06/2014 09:52:06 ralliement concrets pour pouvoir mobiliser au sein * de Walmart. En Louisiane et dans le Middle West * * par exemple, les grèves en magasin ont fait suite à celles déclenchées en amont dans les entrepôts de l’entreprise et de ses fournisseurs. Les reven‑ Our Walmart apparaît comme la première étape dications des grévistes portaient notamment sur d’un processus de syndicalisation long et incertain. des problèmes récurrents du travail en entrepôt : De la pression à la productivité vécue comme un conditions sanitaires déplorables, négligences conflit interpersonnel à la contestation collective, entraînant des mises en danger des travailleurs. de l’enfermement des magasins sur eux-mêmes à Elles se sont par ailleurs ajoutées aux luttes menées une contestation globale des pratiques de la multi‑ par les différents chaînons de l’industrie agroali‑ nationale, les chantiers sont vastes et nombreux. mentaire en fonction de leurs spécificités propres : Les stratégies d’organizing récemment adoptées travail de mineurs dans l’agriculture, santé et par l’UFCW, à la suite d’autres syndicats améri‑ sécurité précaires dans l’industrie agroalimentaire, cains, pour entrer en contact avec les travailleurs intérim dans les entrepôts, temps partiel dans la de Walmart, semblent fructueuses : la première grande distribution, rémunération et pourboires grève nationale (en novembre 2012) des salariés dans la restauration (41). Ces différentes grèves ont de Walmart en 50 ans d’existence de l’entreprise contribué à catalyser les mouvements en magasin n’a pas donné lieu à des représailles directes ou en insistant sur les dimensions communes de la radicales, comme par le passé, de la part de la contestation (faible salaire, pression constante et direction ; la manifestation du 24 avril 2013, qui traitement managérial arbitraire). Dans un entre‑ s’est déroulée dans plus de 150 magasins, aurait pôt de l’Illinois, une grève de trois semaines a par ailleurs débouché sur un premier accord avec la direction relatif à une meilleure planification débouché sur la réintégration de quatre salariés (43) licenciés (42). des horaires . Pourtant, ce même 24 avril, à Paramount en Californie, nous avons pu observer Tout en démontrant qu’un mouvement de une action dénonçant les cas de représailles envers contestation pouvait émerger et obtenir gain de les salariés qui avaient manifesté lors de la grève cause, ces actions ont aussi révélé le pouvoir de novembre. Un mois plus tard, nous apprenions des salariés, non seulement au sein de chaque que l’un des manifestants présents en avril devant entité (magasin, usine, entrepôt), mais en tant le magasin, un associé ayant dix-sept ans d’ancien‑ qu’acteurs de la chaîne logistique. Bien que neté, avait été licencié. Enfin, le 19 novembre 2013, faisant l’efficacité de groupes de distribution soit dix jours avant la seconde action nationale du à l’échelle mondiale comme Walmart, celle-ci Black Friday, le Labor National Relations Board en est également le talon d’Achille (Bonacich, a pour la première fois reconnu que des menaces 2005 ; Bonacich, Wilson, 2008). Pour les syndi‑ avaient été proférées envers les salariés souhai‑ cats, elle est la « veine jugulaire » qui manquait tant faire grève (44) et qu’une vingtaine de salariés aux actions menées dans la grande distribution avaient été renvoyés abusivement dans une quin‑ pour dépasser les grèves locales (Harrington, zaine d’États ; ils réclament alors le lancement 1962) et faire prendre au mouvement une autre d’une enquête interne et la réintégration des sala‑ ampleur : ainsi, en décembre 2012, une grève riés licenciés (45). de huit jours mobilisa 600 employés parvenus à bloquer l’activité des ports jumelés de Los La mise en contexte des actions de protesta‑ Angeles / Long Beach où transite plus de la tion de novembre 2012 souligne la rencontre de moitié des produits importés d’Asie. Les ports et conditions organisationnelles (dégradation des autres zones de transport des marchandises repré‑ conditions de travail et d’emploi) et de modes sentent un atout pour les syndicats qui forment d’actions syndicales propices à la diffusion de la ainsi des coalitions de l’échelle locale à l’échelle critique sociale. Toutefois, le nombre de membres de l’organisation Our Walmart, environ 2 000 internationale (Bronfenbrenner, 2007), parfois au sein d’un même secteur d’activité (The Food Chain Workers Alliance) pour mieux coordonner (43) Cet accord reste toutefois incertain : en effet, lorsque les des actions de grande ampleur allant des produc‑ organizers présentent aux membres d’OWM cet accord comme teurs jusqu’aux consommateurs. une victoire significative, fruit des actions menées depuis plusieurs mois, la direction de Walmart dément tout lien entre les protestations et les innovations introduites récemment en matière de planning des salariés. (44) Le vice président de Walmart avait affirmé dans la presse que les salariés protestataires « pourraient en subir les consé‑ (41) The Food Chain Workers Alliance (2012), The Hands quences » (« could face consequences »). Eidelson J. (2012), that Feed Us. Challenges and Opportunities for Workers Along « The Great Walmart Walkout », The Nation, 19 décembre. the Food Chain, report, June ; disponible en ligne à l’adresse : (45) « NLRB Office of the General Counsel Authorizes http://foodchainworkers.org/wp-content/uploads/2012/06/ Complaints against Walmart, Also Finds No Merit to Other Hands-That-Feed-Us-Report.pdf ; consulté le 7 mars 2014. Charges » ; page consultée le 7 mars 2014 à l’adresse : http:// (42) Eidelson J. (2012), « The Great Walmart Walkout », The www.nlrb.gov/news-outreach/news-story/nlrb-office-general- Nation, 19 décembre. counsel-authorizes-complaints-against-walmart-also

• 100 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 100 18/06/2014 09:52:06 Restructurations discrètes et stratégies syndicales chez Walmart

en avril 2013 selon l’un des responsables de la pour dénoncer des campagnes telles Our Walmart campagne, ne représente aujourd’hui qu’entre 0,1 et celles consacrées aux fast-foods (Fast Food et 0,2 % des associés américains, un taux encore Forward et Fight for 15), toutes trois financées éminemment loin des 30 % requis pour organi‑ par les syndicats des services, a ainsi pour créa‑ ser une élection syndicale. La réapparition sur le teur l’ancien président des affaires publiques de devant de la scène politique d’un discours critique Walmart, Joseph Kefauver (47). Dans le même envers les multinationales et la finance avec le temps, son entreprise de conseil et de lobby mouvement Occupy ou d’une volonté de renforcer antisyndical auprès d’entreprises du secteur des la place des travailleurs pauvres dans la vie civique services (Parquet Public Affairs) s’attaque aux avec l’Obamacare (46) sont des facteurs externes formes de syndicalisme alternatif tout en tentant qui peuvent influencer favorablement la réception de faire pression au niveau politique pour les de ces actions de protestation. inclure dans le périmètre de la loi Wagner. Une interrogation demeure sur la capacité Le retour en août 2013 de l’UFCW, qui compte d’Our Walmart à gagner de nouveaux membres 1,3 million de membres, au sein de l’AFL-CIO tout en stabilisant en parallèle l’engagement représente pour cette dernière un apport de 10 % de ceux déjà présents alors que le turn-over de d’effectifs et d’environ 10 millions de dollars l’entreprise dépasse les 40 %. Si d’un côté, les annuels supplémentaires en cotisations syndi‑ mutations du travail et de l’emploi favorisent cales (48). Pour l’UFCW, cette affiliation peut les tensions organisationnelles en multipliant les fournir les moyens humains et matériels que néces‑ motifs potentiels d’insatisfaction, elles contri‑ site la poursuite de la campagne Our Walmart, qui buent en retour à favoriser la voie de l’exit plus semble devoir être menée sur le mode de l’orga‑ que de la voice (Hirschman, 1970). Une seconde nisation locale à long terme. La lutte pour la interrogation porte, quant à elle, sur les stratégies mobilisation des employés semble ainsi désormais de défense de Walmart, très doué pour désamor‑ bien engagée entre le mouvement syndical états- cer toute tentative de contestation. Un nouveau unien et les multinationales des services telles site internet, Worker Center Watch, lancé en 2013 Walmart et McDonald’s.

Bibliographie

apRoberts L., Simonet M. (2009), « La proposition de Bernhardt A., Milkman R., Theodore N., Heckathorn réforme de la syndicalisation aux États-Unis : un nouveau D., Auer M., Defillipis J., Gonzalez A. L., Narro V., souffle pour le salariat américain ? », Notes de l’Institut Perelshteyn J., Polson D., Spiller M. (2009), « Broken européen du salariat, n° 5. laws, unprotected workers. Violations of employment and labor laws in America’s cities », Center for urban economic Askenazy P., Berry J.-B., Carre F., Prunier-Poulmaire development, National employment law project, UCLA S., Tilly C. (2012), « Working in large food retailers in institute for research on labor and employment, 65 p. ; France and the US: the key role of institutions », Work, rapport disponible en ligne à l’adresse : http://www.labor. employment and society, vol. 26, n° 4, pp. 588-605. ucla.edu/publications/reports/brokenlaws.pdf ; consulté le 1er avril 2014. Baud C., Durand C. (2012), « Financialization, globalization and the making of profits by leading Bonacich E. (2005), « Hoisted by its own petard: retailers », Socio-economic review, vol. 10, n° 2, organizing Walmart’s logistics workers », New labor pp. 241-266. forum, vol. 44, n° 2, pp. 67-75. Bonzom M. (2012), Mobilisations et politisation Beaujolin-Bellet R., Grima F. (2009), « Mener un conflit d’immigrés latinos à Chicago et aux États-Unis, à la ouvert dans un contexte de violence : le cas des leaders lumière du mouvement du printemps 2006, Thèse de syndicaux lors de plans sociaux », communication lors doctorat en langues et littératures étrangères, sous la e du 3 Congrès de l’Association française de sociologie, direction de Donna Kesselman, université Paris-Est Paris. Créteil.

Beaujolin R. (1998), « Les engrenages de la décision de Boussard V., Maugeri S. (dir.) (2003), Du politique dans réduction des effectifs », Travail et emploi, n° 75, 1998, les organisations. Sociologies des dispositifs de gestion, pp. 19-32. Paris, L’Harmattan.

(47) Fang L. (2013), « Former Walmart Exec Leads Shadowy Smear Campaign Against Black Friday Activists », The Nation, 26 novembre. (46) Lichtenstein N. (2013), « Obamacare’s other benefit », Los (48) Elk M. (2013), « UFCW rejoins AFL-CIO », In These Angeles Times, 12 mars. Times, 8 août.

Travail et Emploi n° 137 • 101 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 101 18/06/2014 09:52:06 Bronfenbrenner K. (ed.) (2007), Global unions. Freeman R. (2007), « The Great Doubling: “The Challenging transnational capital through cross-border Challenge of the New Global Labor Market” », in campaigns, Ithaca, ILR Press/Cornell University Press. Edwards J., Crain M., Kalleberg A. L., Ending Poverty in America: How to Restore the American Dream, New Campinos-Dubernet M. (2003), « Des restructurations York, The New Press. discrètes : reconstruire l’emploi face à la mondialisation », Travail et emploi, n° 95, pp. 41-57. Gibson R. (2004), « The California grocery strike », Cultural Logic ; article disponible en ligne à l’adresse : Carre F., Tilly C., Van Klaveren M., Voss-Dahm D. http://eserver.org/clogic/2004/gibson.html ; consulté le (2010), « Retail jobs in comparative perspective », in 7 avril 2014. Gautié J., Schmitt J., Low wage-work in the wealthy world, New York, Russell Sage Foundation Publications, Gibson J. W., Blackwell C. W. (1999), « Flying high pp. 211-268. with Herb Kelleher: a profile in charismatic leadership », Journal of leadership studies, vol. 6, n° 3-4, pp. 120-137. Chambers S. (2005), « Reviewing and revising Walmart’s benefit strategy », Walmart confidential internal memo‑ Graff T. O. (2006), « Unequal competition among chains randum to the Board of Directors. of supercenters: Kmart, Target, and Walmart », The professional geographer, vol. 58, n° 1, pp. 54-64. Charan R. (2006), « Home depot’s blueprint for culture change », Harvard business review, vol. 84, n° 4, Harrington M. (1962), The retail clerks, New York, pp. 60-70. John Wiley and sons.

Chauvin S. (2007), « Le worker center et ses spectres : les Hirschman A. O. (1970), Exit, voice and loyalty: conditions d’une mobilisation collective des travailleurs responses to decline in firms, organizations, and states, précaires à Chicago », Sociologies pratiques, n° 15, Cambridge, Harvard University Press. pp. 41-54. Hoggart R. (1970), La culture du pauvre : étude sur le Coutrot T. (1998), L’entreprise néolibérale, nouvelle style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, utopie capitaliste ?, Paris, La Découverte. Éditions de Minuit.

Coutu M. (2007), « Licenciements collectifs et fermetures Julliard É. (2013), « Les syndicats américains face aux d’entreprise au Québec : le cas de Walmart », Travail et stratégies managériales d’entrave au syndicalisme », emploi, n° 107, pp. 39-50. Agone, n° 50, p. 89-114.

Drogin R. (2003), Statistical analysis of gender patterns Lichtenstein N., Johansson E. (2011), « Creating hourly in Walmart workforce, rapport du cabinet Drogin, Kakigi careers: a new vision for Walmart and the country », and Associates, dans le cadre de l’action collective Rapport pour l’organisation Jobs with Justice. Walmart Vs Dukes, Berkeley ; disponible en ligne à Lichtenstein N. (ed.) (2006), Walmart, the face of twenty- l’adresse : http://www.walmartclass.com/staticdata/ first-century capitalism, New York, The New Press. reports/r2.pdf ; consulté le 7 avril 2014. Logan J. (2002), « Consultants, lawyers, and the “union Durand C., Wrigley N. (2009), « Institutional and free” movement in the USA since the 1970s », Industrial economic determinants of transnational retailer expan‑ relations journal, vol. 33, n° 3, pp. 197-214. sion and performance: a comparative analysis of Wal-Mart and Carrefour », Environment and Planning A, Marshall J. (2012), Walmart’s labor problem: limits vol. 41, n° 7, pp. 1534-1555. to the low-road business model, rapport pour Making Change at Walmart ; disponible en ligne à l’adresse : Ehrenreich B., Nickel & Dimed: Undercover in http://makingchangeatwalmart.org/files/2012/10/ Low-Wage USA, Granta Books, 2002, 240 p. WalmartLaborProblem.pdf ; consulté le 7 avril 2014. Faber D. (real.) (2009), The New Age of Walmart, CNBC, Marshall J. (2010), The high price of low cost: the 65 min. view from the other side of Walmart’s productivity loop, Fantasia R., Voss K. (2003), Des syndicats domestiqués. Rapport pour Making Change at Walmart ; disponible Répression patronale et résistance syndicale aux États- en ligne à l’adresse : http://makingchangeatwalmart. Unis, Paris, Raisons d’Agir. org/files/2011/10/The-High-Price-of-Low-Cost.pdf ; consulté le 7 avril 2014. Featherstone L. (2004), Selling women short: the landmark battle for workers’right at Wal-Mart, New Mathis I. (2007), Transforming organizational culture: York, Basic Books. the case of Walmart, Dissertation, San Antonio, University of Texas. Fine J. (2006), Worker centers: organizing communities at the edge of the dream, Washington, Economic Policy Milkman R., Bloom J., Narro V. (ed.) (2010), Working Institute. for justice. The L. A. model of organizing and advocacy, Ithaca, ILR Press/Cornell University Press. Fishman C. (2006), The Wal-Mart effect: how the world’s most powerful company really works and how it’s Milkman R. (2006), L. A. story: immigrant workers transforming the American economy, New York, Penguin and the future of the U. S. labor movement, New York, Press. Russell Sage Foundation.

• 102 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 102 18/06/2014 09:52:07 Restructurations discrètes et stratégies syndicales chez Walmart

Moati P. (2001), L’avenir de la grande distribution, (dir.), Les conservateurs américains se mobilisent : Paris, Odile Jacob. l’autre culture contestataire, Paris, Éditions Autrement, pp. 130-141. Rathke W. (2005), « Leveraging labor’s revival: a proposal to organize Walmart », New labor forum, Voss K., Sherman R. (2000), « Breaking the iron law vol. 44, n° 2, pp. 59-66. of oligarchy: union revitalization in the American labor movement », American journal of sociology, vol. 106, Sauviat C., Lizé L. (2010), La crise du modèle social n° 2, pp. 303-349. américain, Rennes, Presses universitaires de Rennes. Waldinger R., Der-Martirosian C. (2000), « Immigrant Sharpe T. (2004), « and successful workers and American labor: challenge… or disaster? », campaigns: the dynamics of staff authority and worker in Milkman R. (ed.), Organizing immigrants. The participation in an organizing union », in Milkman challenge for unions in contemporary California, Ithaca, R., Voss K. (ed.), Rebuilding labor: organizing and ILR Press, pp. 49-80. organizers in the new union movement, Ithaca, Cornell University Press, pp. 62-87. Walton S., Huey J. (1992), Sam Walton: made in America, New York, Doubleday. Soderquist D. (2005), The Walmart way. The inside story of the success of the world, New York, Nelson Publishers. Warhurst C., Carre F., Findlay P., Tilly C. (ed.) (2012), Are bad jobs inevitable? Trends, determinants Thomas A. (2011), « Universitaires engagés et nouveaux and responses to job quality in the twenty-first century, cadres syndicaux aux États-Unis : une alliance pour Basingstoke, Palgrave Macmillan. faire face au déclin des syndicats ? », Genèses, n° 84, Wells M. J., « Immigration and unionization in the pp. 127-142. San Francisco hotel industry », in Milkman R. (ed.), Vinel J.-C. (2008), « La “famille” Walmart et la Organizing immigrants. The challenge for unions in contestation conservatrice au travail », in Huret R. contemporary California, Ithaca, ILR Press, pp. 109-129.

Travail et Emploi n° 137 • 103 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 103 18/06/2014 09:52:07 Chœurs de fondeurs : interpellations créatives et mises en mémoire (*) Judith Hayem (**)

L’article examine comment, après s’être mobilisés contre la fermeture brutale de leur usine – qui eut lieu sans plan social ni dépollution du site – les ex-salariés de Metaleurop ont continué à la contester au sein de l’association Chœurs de fondeurs. Issue d’une intersyndicale, l’association fut créée immédiatement après la fermeture. Elle fut ralliée d’emblée et de manière durable par la quasi- totalité des 830 salariés. Certains de ses membres ont entrepris de rétablir la parole des ouvriers sur ce qui avait eu lieu et de questionner, mettre en garde et proposer des alternatives aux délocalisations, en s’appuyant sur des créations artistiques. S’inspirant de la notion de « partage du sensible » chez Rancière, l’auteure qualifie cette pratique d’interpellations créatives et montre qu’elle est soutenue par une subjectivité égalitaire mais séquentielle. L’enquête sur la longue durée (2005-2010) montre en effet que les interpellations s’interrompent avec le retour des rapports hiérarchiques au sein de l’association qui se tourne alors vers des pratiques mémorielles plus classiques.

Il y a dix ans, en 2003, l’usine métallurgique de responsabilité relative à la fermeture du site. Olivier Metaleurop à Noyelles-Godault, à 30 kilomètres de Mazade (2013a) a notamment étudié l’incapacité des Lille, établie depuis 1894 dans le Pas-de-Calais sous cadres de l’entreprise, confrontés pour certains à la divers patronymes (Malfidano, Penarroya), et premier surdité de leurs interlocuteurs, frappés pour d’autres producteur de zinc et de plomb d’Europe, fut présen‑ d’une forme de déni de réalité, à prendre acte et tée comme l’une des premières usines rentables à dénoncer en temps réel le démantèlement progres‑ être fermée et délocalisée dans des pays à bas coût de sif de Metaleurop. En janvier 2003, Metaleurop SA, main-d’œuvre par un actionnaire américain ne respec‑ annonça ainsi, par la voix de cet actionnaire principal, tant pas le droit français (1). Insaisissable, la direction qu’elle ne prendrait en charge ni les frais de licencie‑ (Gaulin, 2005) laissa salariés et représentants de l’État ment des 830 salariés, ni les dépenses de dépollution sans vis-à-vis pour négocier. Comme le montrèrent du site, particulièrement lourdes dans ce type d’indus‑ par la suite plusieurs enquêtes menées par des journa‑ trie, pour ne pas compromettre sa stabilité financière. listes et des réalisateurs (voir encadré 3, pp. 110-111), Le retentissement médiatique de l’affaire, tant à aidés par les salariés et leurs avocats (2), Glencore, l’échelon local que national, fut puissant et de longue principal actionnaire, avait organisé depuis plusieurs durée. La presse nationale commenta l’événement années le démantèlement progressif de l’usine et sa pendant de longues semaines et le scandale écolo‑ mise en faillite frauduleuse afin, le moment venu, de gique (Zuindeau, Letombe, 2010), ajouté au désastre se dédouaner derrière un montage de sociétés, de toute économique local, provoqua immédiatement de nombreuses réactions politiques – notamment des Verts, très critiques sur le premier aspect, et du (*) Merci à tous les Chœurs de fondeurs et tout particulière‑ ment au « trio infernal » qui se reconnaîtra. gouvernement, de la Région et du Fonds social euro‑ (**) Université Lille-1, Clersé (Centre lillois d’études et de péen, sur le second. Ces derniers se substituèrent recherches sociologiques et économiques) ; judith.hayem@ pour partie à l’employeur dans la gestion de l’après- univ-lille1.fr fermeture, en particulier pour l’aide au reclassement (1) En 2002, les employés de Daewoo subissaient le même sort en Lorraine. Cet événement a d’ailleurs aussi fait l’objet d’un des salariés. C’est en parlant de Metaleurop que travail artistique avec les salariés (Bon, 2004). Les processus Roselyne Bachelot, alors ministre déléguée à l’Écolo‑ de délocalisation n’étaient cependant pas une nouveauté dans gie, puis Jacques Chirac, président de la République, d’autres secteurs, voir par exemple pour l’industrie textile utilisèrent avec un fort retentissement médiatique le (Surubaru, 2010). (3) (2) Plusieurs cadres de Metaleurop ont mené leur propre terme de « patrons voyous » qui a fait florès depuis. enquête sur les malversations de Glencore, maison mère de Metaleurop, et ont transmis des informations aux journalistes, ce qui leur a valu pressions et menaces mais a permis à ces (3) « Interview de Mme Roselyne Bachelot-Narquin, ministre derniers de faire éclater l’affaire (cf. par exemple La Tribune, de l’Écologie et du Développement durable, à Europe 1 le « Comment Glencore a fait main basse sur Metaleurop », 23 janvier 2003, sur la faillite de l’entreprise Metaleurop, la 30 janvier 2003 ; Le Monde, « Comment Glencore a peu à pollution du site par le plomb et sur la pollution due au naufrage peu dépecé Metaleurop », 1er mars 2003 ou encore Les Échos, du pétrolier Prestige », disponible en ligne à l’adresse : « Derrière Metaleurop, un actionnaire très discret, Glencore, le http://discours.vie-publique.fr/notices/033000310.html ; trader devenu industriel », 18 février 2003). consulté le 8 avril 2014 et Mazade (2013b). Travail et Emploi n° 137 • 105 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 105 18/06/2014 09:52:07 Encadré 1 Actions mises en œuvre par Chœurs de fondeurs

– Une longue bataille juridique pour faire reconnaître le caractère illégal du désengagement de l’employeur Metaleurop vis-à-vis de ses employés, le « lâchage » comme l’appellent les intéressés (voir encadré 2), et obtenir des dommages et intérêts. – Un engagement pour la redynamisation économique du territoire (1) : participation à l’audit des entreprises volon- taires pour la reprise du site, accompagnement à la création d’entreprises dans la région par d’anciens salariés (action étudiée par Corteel, 2009a et 2009b). – Un travail dit « d’accompagnement social » qui s’est traduit par l’appui de Chœurs de fondeurs à la cellule de reclassement de l’ANPE (Agence nationale pour l’emploi, devenue Pôle Emploi) destinée à favoriser le retour à l’emploi des anciens fondeurs (travail détaillé dans Mazade, 2005 et 2010). – Une lutte pour la reconnaissance des maladies professionnelles, notamment celles liées à l’amiante, aboutissant là-encore à un contentieux juridique (voir encadré 2). – Et enfin, plus inattendue et originale, une série d’interpellations que je qualifie de « créatives » et qui cheminent au côté de ces différentes activités.

(1) Cette initiative, postérieure à la fermeture ici, n’est pas sans rappeler l’investissement des salariés belges de Cockerill - Arcelor Mittal lors de la progressive fermeture de l’usine métallurgique de l’autre côté de la frontière, investissement qui a été décrit par Lomba (2013).

En dépit des conséquences graves sur le plan l’importance de l’usine pour ceux qui y travaillaient professionnel, personnel, familial et financier et pour son territoire d’implantation. Et ce, au-delà (Linhart et al., 2002 ; Mazade, 2010), de leur de la fermeture définitive de celle-ci. Cette réorgani‑ abandon par l’entreprise dans une région déjà sation inventive a permis aux ex-salariés de sortir du lourdement touchée par le chômage (4), les anciens cadre défensif de la première phase de lutte contre salariés se sont battus pendant près de dix ans pour les licenciements et la fermeture du site (Corteel et faire reconnaître « le préjudice moral » qu’ils avaient al., 2009) pour poursuivre la mobilisation sous des subi et démontrer que l’usine aurait pu vivre et que formes renouvelées et diversifiées (voir encadré 1). la fermeture n’était pas une fatalité. Les quatre premières tâches présentées dans l’enca‑ Après une première phase de mobilisation, orga‑ dré 1 sont explicitement désignées comme buts de nisée au travers d’une intersyndicale (CGT, FO, l’association dans ses statuts et sont organisées par des CFTC, CFDT, CFE-CGC (5)) pour tenter d’empêcher « commissions » en son sein. C’est sur la dernière, les la fermeture de l’usine (deux mois et demi d’assem‑ interpellations créatives, qui sont absentes des statuts blées générales, de manifestations, d’adresses aux mais vont occuper une place importante dans son acti‑ pouvoirs publics, d’interventions dans les médias, vité, que l’article se concentre : des œuvres littéraires, etc.), les salariés en lutte – ouvriers, personnels cinématographiques, musicales, créées par des ex-sala‑ administratifs, contremaîtres et ingénieurs (6) – se riés eux-mêmes, avec ou par des artistes de métier sont constitués, dès la signature du plan social, en ont rencontré un large écho et ont été débattues grâce une association baptisée Chœurs de fondeurs (7). à l’association ; elles visaient à faire connaître la lutte des Metaleurop et, selon leurs propres termes, faire Son ambition explicite était de pouvoir continuer le « entendre la voix des ouvriers ». J’appelle ici interpel‑ combat pour contester les licenciements et affirmer lation créative l’usage fait par les Chœurs de fondeurs de ces œuvres, non pas seulement pour « recouvrer (4) Dans le Pas-de-Calais, selon l’Insee, le chômage concerne une intégrité » (Bergeron, Doray, 2005), dénoncer 12,4 % de la population en 2003 (contre 9,8 % à l’échelle natio‑ une situation ou conserver une mémoire, mais pour nale), conséquence de la délocalisation de l’industrie textile dire soi-même la place qu’on occupe ou celle qu’on dans les années 1960 et des fermetures successives de mines dans les années 1970. La fermeture de Metaleurop impacte aussi aimerait occuper et qui n’est pas celle qu’assignent les de nombreux sous-traitants locaux dépendant de son activité. acteurs des champs médiatiques, politiques, écono‑ (5) Confédération générale du travail ; Force ouvrière ; miques, détenteurs du pouvoir de parler sur et pour les Confédération française des travailleurs chrétiens ; Confédération classes populaires (Bourdieu, 1982). Les ex-salariés qui française démocratique du travail ; Confédération française de l’encadrement - Confédération générale des cadres. pratiquent l’interpellation créative ne peuvent en effet (6) « En 2002, l’usine compte 830 salariés au total dont 40 prétendre constituer une organisation ou un processus cadres et ingénieurs [4,8 %], 333 employés, techniciens et politique à proprement parler ; cependant leurs initia‑ agents de maîtrise [40,2 %], 457 ouvriers [55 %] (dont 316 dans tives ont bien pour objectif de transformer le champ les fonderies de plomb et de zinc) » (Mazade, 2010, pp. 28-29). (7) Les statuts de l’association établis le 10 avril 2003 stipulent des possibles et en ce sens, elles touchent à la politique. que « chaque organisation syndicale représentée au CE de Ces réflexions s’inspirent des propositions de Jacques Metaleurop Nord peut proposer un membre, au moins 6 jours Rancière (2000, 2007) sur la notion de « dissensus » ouvrables avant l’Assemblée générale de création : la déléga‑ tion obtenue organise le scrutin pour désignation des autres dans le domaine artistique. Le philosophe démontre membres » ; statuts disponibles en ligne à l’adresse : http://www. en effet que la création peut susciter des « scènes choeursdefondeurs.fr/56040650, consultés le 2 février 2014. nouvelles », génératrices d’un questionnement politique.

• 106 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 106 18/06/2014 09:52:07 Les interpellations créatives des Chœurs de fondeurs

Encadré 2 Metaleurop, une bataille juridique de longue haleine

L’affaire Metaleurop a fait l’objet de deux procès distincts étudiés par Olivier Mazade (2013b) : le premier devant les tribunaux, le second devant les prud’hommes. Ils sont retracés dans le documentaire de John Paul Lepers, Jean-Michel Meurice et le DVD, Les Naufrageurs démasqués, réalisé par Attac-Romans et Chœurs de fondeurs. La question de la responsabilité sociale de l’entreprise à l’égard d’une de ses filiales, enjeu du premier procès, a fait l’objet de plusieurs décisions successives et contradictoires. Après que le 16 décembre 2004, « la cour d’appel de Douai [ait étendu] la liquidation de Metaleurop Nord au groupe Metaleurop SA [de sorte que] sa responsabilité dans la faillite industrielle de la fonderie de Noyelles-Godault est établie […], le 19 avril 2005, la Cour de cassation (Paris) annule l’extension de la liquidation judiciaire de Metaleurop Nord à sa maison mère estimant que la cour d’appel de Douai “s’était déterminée sur des motifs impropres pour [d’une part] caractériser la confusion de patri- moines entre Metaleurop Nord et Metaleurop SA” et, d’autre part, estimer que les deux sociétés entretenaient “des relations financières anormales constitutives d’une confusion du patrimoine” » (Cass. chambre commerciale, 19 avril 2005, nº 05-10094). L’opération de « restructuration artificielle », attaquée devant le tribunal de grande instance de Béthune, a par ailleurs fait l’objet d’une condamnation par l’AMF (Autorité des marchés financiers) le 18 mai 2005. Début 2006, l’association Chœurs de fondeurs entame un second procès et dépose une procédure devant le conseil des prud’hommes de Lens contre Metaleurop SA pour « licenciement abusif sans cause réelle ». Cette fois Recylex (1) est condamnée en 2008 pour « licenciement sans cause réelle ni sérieuse » et doit verser 50 000 euros à environ 600 ex-salariés. Ce jugement est confirmé en appel par la cour d’appel de Douai pour 30 000 euros en décembre 2009. Le groupe Recylex pose un recours en cassation : son pourvoi est rejeté le 28 septembre 2011, la chambre sociale confirmant le jugement (Cass. soc., 28 septembre 2011, nº 10-12278). Un troisième procès s’est ouvert très récemment : en 2013, 299 ex-salariés de Metaleurop attaquent leur employeur aux prud’hommes pour préjudice d’anxiété lié à leur exposition à l’amiante et au bouleversement de leurs conditions d’existence, avec des demandes approchant les 10 millions d’euros. Recyclex se défend par un communiqué de presse dans lequel il fait état de sa situation difficile suite aux procès successifs qui lui sont intentés (2). En l’absence de conciliation entre les parties lors des rencontres précédentes, la décision sur le préju- dice d’anxiété est toujours pendante à ce jour. Le calendrier des procédures judiciaires concernant Metaleurop Nord est disponible sur http://www.recylex.fr/ fr,actualites,calendrier-procedures-judiciaires.html (page consultée le 24 mars 2014).

(1) Recyclex est le nom qu’a pris l’entreprise après la fermeture de Metaleurop Nord. (2) Communiqué disponible en ligne à l’adresse : www.recylex.fr/download.php ?fileid =871 ; consulté le 24 mars 2014.

Si je choisis cette référence plutôt que les catégories trouvés les moyens d’empêcher les délocalisations habituelles de la sociologie ou des sciences politiques brutales, non seulement dans leur cas mais aussi dans dans l’examen de l’usage de la création, qui est loin de se d’autres. Surtout, ils affirment qu’il faut reconnaître limiter à cette seule mobilisation (Balasinski, Mathieu, l’existence des ouvriers, de l’usine et du travail, les 2006 ; Sinigaglia, 2012), c’est en raison de son adéqua‑ spécificités et les qualités de celui-ci, ses apports et tion à la posture (8) des salariés de Metaleurop. Rancière son importance pour l’industrie locale et nationale, (2000, 2007) évoque l’efficacité du « dissensus » pour et refusent le verdict économique de la fermeture désigner « non pas le conflit des idées ou des sentiments » imposée. Ils entreprennent ainsi de réinstaller de mais le « conflit de plusieurs régimes de sensorialité ». manière positive la question des ouvriers et du travail Il ajoute que c’est par là que l’art, dans le régime de industriel dans le débat national et même, au-delà des la séparation esthétique, se trouve toucher à ce qu’il frontières. J’examinerai cette volonté et interrogerai sa nomme « la politique » soit, ce qui « rompt l’évidence spécificité au regard des luttes qui l’ont précédée et de sensible de l’ordre “naturel” qui destine les individus et la conjoncture des années 2000. Comment les Chœurs les groupes au commandement ou à l’obéissance, à la de fondeurs qui pratiquent l’interpellation créative se vie publique ou à la vie privée, en les assignant d’abord représentent-ils leurs actes, leur impact, leurs enjeux ? à tel type d’espace ou de temps, à telle manière d’être, Et pourquoi interrompent-ils ces créations fin 2007 de voir et de dire » (Rancière, 2000, p. 66). alors que l’association, elle, perdure ? Avec une remarquable longévité, Chœurs de fondeurs a tenu sa En l’occurrence, les Chœurs de fondeurs dénoncent dixième assemblée générale le 9 avril 2013 (9), devant le sort qui est le leur et militent aussi pour que soient un parterre toujours dense mais dans une ambiance sensiblement distincte des premières années. (8) Nous étudierons principalement ici la subjectivité des Cet article se base sur l’examen diachronique ex-salariés et secondairement seulement, les choix artistiques des activités et du devenir de l’association mené sur et militants des artistes comme l’a fait Audrey Mariette (2005) à propos des films sur les fermetures. Les parcours des réalisa‑ teurs et des artistes qui ont travaillé sur Metaleurop présentent d’ailleurs certaines similarités avec les réalisateurs engagés (9) « Dix ans après, Chœurs de fondeurs continue de battre le contre le néolibéralisme qu’elle a étudiés. fer », La voix du Nord, 9 avril 2013.

Travail et Emploi n° 137 • 107 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 107 18/06/2014 09:52:07 la période de cinq ans (2005-2010) qu’a duré mon confiance » à Chœurs de fondeurs, et lui délèguent enquête. Il s’appuie sur vingt-trois entretiens recueil‑ notamment la bataille devant les tribunaux, se lis par l’écrivain Frédéric Fajardie (2003) juste après distinguent de ceux qui vont parfois jusqu’à consacrer l’annonce de la fermeture de l’usine ainsi que sur tout leur temps libre à l’association (voir tableau en divers travaux consacrés à l’affaire Metaleurop et à annexe). Tous les salariés licenciés ne s’étaient pas non l’association. Je mobilise également quinze entretiens plus mobilisés contre la fermeture. Les plus engagés réalisés par mes soins auprès des acteurs des mobili‑ évaluent à « 250-300 » au moins le nombre stable de sations créatives, dix autres recueillis par Corteel et « ceux qui luttent » et sont de toutes les manifestations, par Duhin (2009) (10) ainsi que l’analyse des créations présents à toutes les audiences au tribunal (14). produites et de nombreuses observations effectuées Dans les entretiens, c’est cette dichotomie entre lors des différentes assemblées générales (AG) de « ceux qui luttent » et « ceux qui ne luttent pas » qui l’association et à l’occasion d’interpellations et de exprime le choix de l’engagement. Pour les ex-sala‑ sessions de travail dans les locaux de l’association (11). riés, s’engager dans la lutte est une question de « dignité », à recouvrir et à affirmer, qui fait d’eux des membres de ce qu’ils nomment « la classe ouvrière ». Une association originale Cette affirmation mérite qu’on s’y arrête. En effet, pour une lutte de longue haleine si la question de la dignité est récurrente dans toutes les luttes contre les fermetures de site, la notion de Continuer « tous ensemble » « classe ouvrière » en tant que telle est de moins en Après la liquidation de Metaleurop qui ôte à l’inter‑ moins employée par les protagonistes. Elle réappa‑ syndicale toute représentativité, Chœurs de fondeurs raît ici pour incarner une nouvelle figure ouvrière se constitue comme un outil de combat afin notam‑ dans une période qu’avec Sylvain Lazarus (2001) ment de porter la requête de ses membres devant les je qualifierais pourtant de postclassiste. Elle exprime tribunaux – c’est là, les « piliers de l’association » la subjectivité particulière des Metaleurop dans une ne s’y trompent pas, une motivation centrale pour acception originale du terme. L’expression, appli‑ y adhérer (12). L’association (loi 1901) est lancée en quée à la situation considérée, évoque de manière avril 2003 dès qu’il devient évident que la fermeture conjointe chez un certain nombre de salariés leur (15) du site est inéluctable ; elle se définit comme « une passé d’ouvrier , leur grand-père mineur, leur association ajustée au sort des anciens Metaleurop milieu d’origine populaire ou encore l’histoire sociale […] » vouée à « [les] identifier comme [une] entité de la région. Elle ne se réfère pas principalement à un par rapport aux communes pour obtenir des locaux statut, un métier, un salaire, ou à d’autres conditions et des subventions afin d’innover, de fonctionner ». objectives de travail et de vie, puisque certains sont L’adhésion est massive (600 adhérents dès la création contremaîtres, comptables, voire ingénieurs. Elle puis rapidement 90 % des 830 ex-salariés (13)) d’autant désigne d’abord, pour tous ceux qui l’emploient, le que Chœurs de fondeurs naît dans la continuité de la choix de lutter ensemble et de refuser le sort prescrit lutte, sans laisser aux salariés le temps de se laisser par d’autres, contre « l’indignité » du renoncement à (trop) gagner par l’amertume d’un premier revers. Ils la lutte. C’est là la subjectivité commune, la décision sont seuls à pouvoir adhérer, moyennant une cotisa‑ qui fonde le collectif autant que l’antagonisme avec tion modeste de dix euros annuels. Tous ne sont pas un patron ou des actionnaires. En effet, dans l’oppo‑ des membres actifs de l’association. « Ceux qui font sition à la fermeture, dans la volonté de proposer un autre possible, les ex-salariés mobilisés se considèrent comme des égaux, membres de la « classe ouvrière » (10) Après un travail collectif dans le cadre d’un Bonus qualité et ce, quels que soient leurs statuts professionnels recherche (BQR) de l’université Paris-8, qui a donné lieu à un et hiérarchiques à l’usine et leurs origines sociales. premier article, les trois chercheuses initialement réunies pour En témoignent ces propos sur l’unité recueillis par le projet ont chacune approfondi l’un des aspects de la mobili‑ sation mais se sont communiqué les matériaux qu’elles avaient Fajardie pendant la première phase de la mobilisa‑ recueillis. Plusieurs entretiens ont été réalisés avec les mêmes tion au début 2003 : interlocuteurs au fil du temps. Contrairement àFajardie, et pour respecter l’anonymat auquel je me suis engagée auprès de « Ce qu’il faut comprendre, c’est que, c’est pas une mes interlocuteurs, les prénoms utilisés sont des pseudonymes. division ouvriers, maîtrises et cadres, la division (11) Ce travail a fait l’objet d’une contribution, sur laquelle je c’était entre ceux qui luttent et les autres. Quand vous m’appuie et dont j’utilise des extraits à plusieurs reprises dans militez, le gars d’à-côté, c’est plus un fondeur ou un cet article, au programme de recherche financé par le Puca (Plan urbanisme construction architecture) et dirigé par Bernard Eme, ingénieur, c’est un gars qui lutte avec vous. » professeur à Lille-1, sur « La citoyenneté urbaine : formes d’en‑ (Entretien recueilli par Fajardie avec Jean-Claude, 52 gagement et enjeux de solidarité » sous le titre « La mobilisation ans, ancien comptable [Fajardie, 2003, p. 35].) créative des ex-ouvriers de Metaleurop Nord ». (12) Ce paragraphe se fonde sur des notes de terrain recueillies le 18 octobre 2006 par Corteel, Duhin et moi-même et réunies dans un document unique. Propos entre guillemets tenus par (14) Dans ses notes de terrain, Duhin indique par exemple Richard, ancien ingénieur et membre du CA de l’association. qu’une centaine de personnes est présente lors des audiences (13) L’adhésion à l’association est restée stable au fil du temps. aux prud’hommes du 23 mars 2007 et du 8 juin 2007. Il faudra donc attendre l’assemblée générale de 2014 pour juger (15) Beaucoup sont entrés à l’usine à des postes peu qualifiés si l’extinction des poursuites juridiques se traduit par une désaf‑ et ont fait l’expérience d’une importante promotion profession‑ fection des membres. nelle en interne. • 108 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 108 18/06/2014 09:52:07 Les interpellations créatives des Chœurs de fondeurs

« Durant la lutte, la maîtrise a été très responsable, prédécesseurs. L’adhésion à cette acception revisitée absolument solidaire. C’est pareil pour les cadres, de l’unité de la classe ouvrière est cependant contes‑ vraiment sur les positions des ouvriers. C’est pour tée par certains. À l’instar de Mario, agent de maîtrise, ça que notre histoire est exceptionnelle. Ça, et le côté qui se souvient des différences de statut très marquées improvisé, je veux dire que les ordres n’arrivaient pas du temps de l’activité de l’usine. Selon lui, cette soli‑ d’en haut, on discutait tout, on prenait les décisions darité des cadres avec les ouvriers est conjoncturelle : entre nous, sans aucune hiérarchie d’aucune sorte. » (Entretien recueilli par Fajardie avec Gérard, 54 ans, « Quand on a fait les postes pendant trente ans, on agent de maîtrise au laboratoire de contrôle et d’ana‑ appartient vraiment à la classe ouvrière. […] Je ne lyse [Fajardie, 2003, p. 35].) crois pas aux cadres qui se sentent d’un seul coup ouvriers quand leur cul sent le bûcher […] [et] qu’on Selon eux, la lutte aurait aboli les anciennes diffé‑ n’avait jamais vus dans les grèves d’avant et qui vous rences de statut hiérarchiques et professionnelles et auraient marché dessus (18). » rendu légitime tout un chacun à prendre la parole. (Entretien recueilli par Fajardie avec Mario, 52 ans, De sorte que le « tous ensemble », traditionnellement agent de maîtrise [Fajardie, 2003, pp. 61-67].) scandé dans les manifestations depuis les mobi‑ lisations contre les retraites de 1995 et repris par Symétriquement, si l’association est présentée les Metaleurop martèle l’unité mais aussi l’égalité comme un lieu où les anciennes étiquettes doivent de place et de poids au sein du collectif militant. s’effacer pour permettre la poursuite du « tous « On est tous ensemble […]. Y’a pas de cadre, pas ensemble », on verra que le poids respectif des d’ouvrier, c’est ça qui fait notre force (16) », résume différentes confédérations et des anciennes hiérar‑ Suzy, ancienne représentante de la CFE-CGC. Cet chies professionnelles y est encore latent et va se état d’esprit s’explique par le poids de la CGT dans réaffirmer au fil du temps. Cependant, le principe l’usine, dont le discours unitaire sur les ingénieurs d’égalité va être efficace pendant plusieurs années solidaires avec les ouvriers porté par l’UGICT et connaître une mise en œuvre originale via le (Union générale des ingénieurs, cadres et techni‑ travail d’interpellations créatives. ciens de la CGT), paraît mis en acte. Il doit aussi beaucoup à Farid, chef de file incontesté de l’inter‑ L’association et ses bénévoles syndicale. Fils d’un mineur marocain, ancien leader Au local de l’association, initialement sis à la mairie de la mobilisation étudiante contre les lois Devaquet, de Noyelles-Godault, on trouve toujours trois ou quatre Farid est âgé de 36 ans au moment de la fermeture. personnes, voire plus, occupées à mettre sous pli le Agent de maîtrise à l’atelier fusion depuis 1993 bulletin semestriel de l’association, réunir les pièces après une embauche à Metaleurop en 1991, Farid est manquantes pour le dossier des prud’hommes, saisir devenu délégué syndical CGT en 1994, et assume des cotes d’archives, etc. sans compter les visites plus lui-même la déconnexion potentielle entre son statut ponctuelles des anciens salariés. Conformément à professionnel et son engagement syndical à la CGT : la composition salariale de l’usine (environ 6 % de « J’ai adhéré à la CGT parce que j’avais ces idées-là, femmes), on trouve plus d’hommes que de femmes […] j’ai pas ressenti de problèmes entre mon appar- dans l’association. La moyenne d’âge des membres tenance à la classe ouvrière et mes études ; et pas de actifs tourne autour de 50 ans, un âge légèrement supé‑ gêne non plus, quand je suis devenu agent de maîtrise, rieur à celui de l’ensemble des salariés ; une partie même si les agents de maîtrise adhèrent presque auto- d’entre eux est dispensée progressivement de recherche matiquement à la CGC. » d’emploi (19). Pour les plus jeunes, le retour à l’emploi (Entretien recueilli par Fajardie avec Farid, 36 ans, agent ou le temps consacré à la quête de celui-ci a rapidement de maîtrise à l’atelier plomb, employé comme agent de pris le pas sur les engagements associatifs. Quant aux maîtrise chez Sita [Fajardie, 2003, pp. 125-132].) ouvriers plus âgés et proches de la retraite au moment Alors que les anciens délégués de la CGT avaient de la fermeture, ils ne sont assidus qu’aux AG ou lors mauvaise presse auprès de nombreux salariés – qu’ils des opérations mémorielles (expositions, commémora‑ soient cadres ou ouvriers –, qui évoquent souvent leur tions). Les animateurs et dirigeants de l’association ont corruption, leurs luttes d’influence au sein de l’usine, en commun d’avoir souvent été des « militants » avant la leur racisme latent, voire leur proximité avec le Front fermeture (voir tableau en annexe). On retrouve parmi national (17), Farid incarne le renouveau et l’unité entre cette trentaine d’individus des ex-délégués syndicaux ou différents niveaux hiérarchiques, entre générations, et des militants associatifs, qui inscrivent leur engagement ne fait pas l’objet des soupçons qui flottaient sur ses actuel dans la continuité de leurs expériences passées. Comme le révèle le tableau en annexe, les cadres et agents de maîtrise sont largement surreprésentés

(16) Entretien recueilli par Corteel le 18 octobre 2006 avec Suzy, 52 ans, ancienne comptable, salariée en contrat à durée déterminée (CDD) par le biais du Fonds social européen (FSE) (18) Dans le livre, Mario est le seul à tenir cette position. pour le suivi de la cellule de reclassement de l’ANPE. (19) Au moment de la fermeture, la moyenne d’âge de l’en‑ (17) Metaleurop Nord est située à quelques kilomètres d’Hénin- semble des salariés est de 47 ans : 6,9 % des effectifs à reclasser Beaumont où le Front national a remporté les élections législatives ont plus de 55 ans et s’approchent d’une mesure d’âge les de 2013 avec plus de 55 % des voix. Parmi la main-d’œuvre de exonérant de recherche d’emploi ; 63,2 % ont plus de 44 ans. l’usine, on trouve des ouvriers d’origine polonaise et maghrébine. Pour plus de détails voir (Mazade, 2006, 2010). Travail et Emploi n° 137 • 109 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 109 18/06/2014 09:52:07 par rapport aux ouvriers et aux employées dans pratiques anciennes qui ont trouvé, dans la mobi‑ le conseil d’administration de l’association. Ils y lisation puis au sein de l’association, l’occasion assument notamment des tâches de comptabilité, de s’employer ou de se révéler : premières expé‑ de rédaction ou d’expertise en rapport avec leurs riences d’écriture, salvatrice pour Vladimir, agent compétences passées. Au sein de cet ensemble de maîtrise « traumatisé par la fermeture » (Knopik, plus vaste, les porteurs d’interpellation créative 2004, voir encadré 3), ou enthousiasmante pour représentent un sous-groupe fluctuant au gré des Pierre, ingénieur passionné d’histoire et d’archéolo‑ initiatives. Le trio le plus actif et le plus impro‑ gie ; documentation photographique de la destruction bable réunit trois hommes, Pierre, Vladimir et de l’usine et des actions menées par l’association Louis, soit un ingénieur, un agent de maîtrise et un pour Louis, conducteur de train qui « a commencé la ouvrier conducteur de locomotive sur le site, qui photo en même temps que sa première cigarette » ; ne se connaissaient pas avant la fermeture. Pierre enregistrement d’un disque de chansons pour faire a fait une partie de sa carrière à l’étranger et est connaître la lutte par Timothée, électricien, musicien passionné d’égyptologie quand Louis affecte à semi-professionnel ; création de films au service du l’occasion de parler ch’ti pour bien marquer sa témoignage ou pour reconstituer l’histoire du site condition ouvrière et son ancrage local. par Alain, vidéaste amateur ; acteur inattendu du Les outils artistiques choisis ne relèvent pas du documentaire qui lui est consacré pour Michel, par hasard. Il s’agit le plus souvent de passions et de exemple (voir tableau en annexe et encadré 3).

Encadré 3 Œuvres relatives à Metaleurop

1. Œuvres réalisées par ou avec des professionnels Films documentaires – Bruandel J., Michel G. (2004), Metaleurop : du chômage au braquage, film documentaire, 20 min., présenté par Benoît Duquesne pour l’émission de France 2, Complément d’enquête. Production : France 2. – Czubeck S., Lallement G. (2004), Le conflit Metaleurop, film documentaire, 1 h 18. Coproduction : Flight Production. Avant-première le 11 septembre 2004 à Roubaix. Première diffusion télévisée : 15 janvier 2005 sur France 3, Nord-Pas-de-Calais. – Czubeck S., Mournaud C. (2008), Les années de plomb, film documentaire, 52 min. Coproduction : CRRAV, France 3, Nord-Pas-de-Calais. Première diffusion : octobre 2008. – Lepers J. P. (2003), Metaleurop : l’autre guerre…, film documentaire, 1 h. Coproduction : Canal +. Première diffu- sion télévisée : avril 2003 sur Canal +. – Mazery P. (2004), Glencore : la multinationale des flibustiers de l’économie, film documentaire pourLundi inves- tigation, 39 min. Coproduction : Canal +. Première diffusion télévisée : 5 janvier 2004 sur Canal +. – Meurice J.-M., Dauriac C. (2004), L’éléphant, la fourmi et l’État. Aujourd’hui Metaleurop, demain… ?, film documen- taire, 1 h 30. Coproduction : Arte France, Cinétévé, Anthracite. Première diffusion télévisée : 2 février 2004 sur Arte. – Venemmani J.-M. (2004), Metaleurop, Germinal 2003, film documentaire, 1 h. Coproduction : Phares & Balises. Première diffusion télévisée : mars 2004 sur France 3. Livres – Betaucourt X., Loyer J.-L., Barroux S. (2006), Noir métal, au cœur de Metaleurop, Paris, Delcourt. – Dessaint P. (2010), Les derniers jours d’un homme, Paris, Rivages. Fajardie F. (2003), Metaleurop : paroles ouvrières, Paris, Mille et une nuits. Photographies – Dhaluin C. (2003), Reportage photographique sur Metaleurop, consultable sur le site de divergence images : http://www.divergence-images.com/recherche/metaleurop%20nord/ ; consulté le 24 mars 2014. 2. Œuvres réalisées par des amateurs Films documentaires – CDF, Attac-Romans (2004), Metaleurop : les naufrageurs démasqués, film documentaire, 50 min. Coproduction : CDF et Attac-Romans (diffusion Chœurs de fondeurs). Première diffusion : avant-première le 16 décembre 2004 après le délibéré du tribunal de Douai. – Fondre en chœurs, Metaleurop… 3 ans après, film documentaire collectif des ex-Metaleurop, 60 min. Production : CDF. Première diffusion lors de l’exposition Fondre en chœurs en 2006. Déposé aux Archives du monde du travail de Roubaix. – Puchband L. (2004), Metaleurop : les fondeurs se souviennent, film documentaire, 5 min. Production : CDF.

• 110 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 110 18/06/2014 09:52:08 Les interpellations créatives des Chœurs de fondeurs

Livre – Fermetures de boîtes… et après ? (2007), Actes des rencontres à la Maison des hommes et des techniques à Nantes, mars 2005, Maison des hommes et des techniques, Édition du Centre d’histoire du travail, Nantes (livre + cédérom). – Knopik S. (2004), Jour comme un autre, Lille, Éditions du Sansonnet. Photographies – Pruvost A. et D. (2006), Stanis, Jacques et les autres, Montage photos et sons d’une dizaine de minutes réalisé avec des photos de Jacques Wyart et le texte de Stanis Knopik lu par J.-C. Van Fluten, récompensé par le premier prix de la Ligue des droits de l’Homme. – Wyart J., Metaleurop 2003-2006, CD, 171 photos. – Wyart J., Conflit Metaleurop, 3 mois de lutte, CD, 830 photos. Disques de musique – Chevallier P. (2003), Métallo, CD 11 titres, Droit de cité, Mairie de Harne, Sing Studio. – Marie-Lore, Monde ouvrier, CD 2 titres enregistré et écrit par Marie-Lore, propriétaire du café-restaurant de Noyelles-Godault, situé dans la rue principale.

Les interpellations créatives Sollicité par des lecteurs ouvriers pour « donner une forme à leur mémoire (22) », Fajardie a préféré consi‑ gner leurs idées et leur ressenti sur le licenciement Plus encore que la qualité intrinsèque des œuvres, que leur faire évoquer le passé. Dans la préface de qu’elles soient amateures ou professionnelles, c’est l’ouvrage, il replace son choix dans la lignée de ses la façon dont certains Chœurs de fondeurs les études de sociologie et plus encore, dans la suite de ont nourries, présentées, débattues, commentées son passé de militant « maoïste » (Ross, 2005). Cette en de multiples occasions et devant des publics ancienne secrétaire l’a bien noté qui souligne, « je variés (lycéens, cinéphiles, magistrats, politiques, trouvais ça bien […] qu’on puisse dévoiler le fond étudiants, ouvriers et/ou syndicalistes en lutte dans des personnes […], de ce qu’ils pensent en fait, de d’autres usines et parfois même dans d’autres pays, ce que les gens pensent (23) ». L’auteur ne s’est fait etc.) qui leur confère le statut d’interpellations créa‑ ni biographe, ni représentant des ouvriers au sens tives (voir encadré 4). L’ouvrage de Fajardie (2003) où ils lui auraient délégué le soin de parler pour en est un exemple paradigmatique en regard duquel eux et à leur place au titre de sa capacité d’écri‑ je présenterai ensuite les autres œuvres et leurs vain, de son aura ou de sa légitimité. Au contraire, usages par les Chœurs de fondeurs. il offre à la parole ouvrière une modalité d’expres‑ sion autonome et adopte un rôle de messager et non Le travail des « porteurs de parole » d’interprète. Il se fait non pas porte-parole mais Metaleurop. Paroles ouvrières. Tel est le titre « porteur de paroles », selon le titre même que lui significatif donné par l’auteur de polars et de romans confèrent les ex-salariés. « Ces paroles […], ces historiques, Frédéric Fajardie (2003) au livre d’en‑ voix qui se sont élevées toutes ensemble dès le tretiens qu’il a recueillis auprès des salariés licenciés lendemain [de la fermeture] et se firent entendre de Metaleurop Nord début 2003 et dont l’intégralité toutes ensemble sans interruption », rappelle l’édi‑ des droits d’auteur a été reversée à l’association. torial du premier Écrit du Chœur (24) ; « c’est le rôle Comme le soulignait un des membres de Chœurs des intellectuels de nous aider à les porter (25) », de fondeurs, en rendant hommage à l’écrivain affirme explicitement un bénévole à l’occasion décédé en 2008, « en donnant la parole » aux gens, d’une rencontre avec des réalisateurs et l’écrivain. en s’intéressant « au sort des ex-Metaleurop, de leur Ce vocabulaire (maoïste, rôle des intellectuels) et vie, de leur lutte et de ce monde ouvrier si absent les prescriptions qui l’accompagnent dénotent une [des] médias et des préoccupations des élus (20) », et filiation avec les luttes des années 1970 M( athieu, en créant l’opportunité pour cette parole d’être diffu‑ 2009) mais on est ici face à des décisions indivi‑ sée sous la forme d’un livre, Fajardie a offert des moyens financiers aux fondeurs (21) mais il a surtout (22) L’auteur s’exprime en ces termes dans la préface du livre, proposé un ton et une manière : la prise de parole p. 15. directe et l’interpellation qui font apparaître et/ou (23) Entretien recueilli par Judith Hayem le 27 novembre perdurer de nouveaux enjeux dans le débat public. 2007 avec Marie, 55 ans, ancienne secrétaire, en recherche d’emploi. (24) Écrit du Chœur. Journal de l’association des ex-salariés de Metaleurop, n° 1. Nul hasard non plus dans le choix de (20) Extrait d’un courrier, communiqué à l’auteure et adressé l’appellation du collectif qui a bien trait à la capacité de dire à la veuve de Fajardie par Pierre, 61 ans, ancien ingénieur, à l’unisson. dispensé de recherche d’emploi. (25) Propos de Pierre, 59 ans, ancien ingénieur, recueillis par (21) Vendu 10 euros, le livre a permis à la caisse de l’associa‑ Judith Hayem lors de la rencontre organisée le 15 décembre tion d’engranger d’emblée plusieurs milliers d’euros. 2005.

Travail et Emploi n° 137 • 111 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 111 18/06/2014 09:52:08 duelles et non plus de collectifs organisés de sorte consignée dans les archives de l’association, qu’on ne saurait parler d’une « personnalisation » de témoigne du caractère co-construit du film. Forts de la lutte pour les artistes / intellectuels discrets qui leurs investigations juridiques sur les malversations s’intéressent à Chœurs de fondeurs (Mouchard, de Glencore et Metaleurop, certains cadres et ingé‑ 2009), ni d’un « établissement » pour décrire la nieurs avaient pu guider Meurice ou Lepers vers pratique de Fajardie. Moins que les artistes ce sont les interlocuteurs pertinents pour leurs enquêtes leurs œuvres en devenir et ce qu’elles pouvaient en France ou en Suisse. Enfin, la coproduction est porter qui ont mobilisé les Chœurs de fondeurs avec encore plus explicite dans le cas du documentaire la conviction que « même s’il s’agit de livres, de rigoureux produit par Attac-Romans et les Chœurs CD, de cassettes, ce qui peut paraître “ludique” est de fondeurs pour « dégager [des] propositions qui en fait porteur de nos messages, ceci donne lieu à doivent permettre d’introduire un débat (27) ». des contacts, initie des débats (26) ». Hormis Fajardie, la rencontre de ces artistes Effectivement, les six films et documentaires avec Metaleurop ne relève pas d’un engagement consacrés à Metaleurop (voir l’encadré 3) ont volontaire et au long cours aux côtés de l’associa‑ souvent été réalisés en collaboration étroite avec tion. Les réalisateurs ont probablement autant vu les ex-salariés. D’une part, parce que ceux-ci dans Metaleurop un « bon sujet », une « bonne occa‑ en sont les acteurs directs ou indirects, lorsque sion (28) » qu’une cause à défendre. Cependant les Stéphane Czubeck les suit dans toutes les AG et échanges noués avec certains ex-salariés font que toutes les manifestations, dès les premiers moments la plupart de leurs films dépassent le simple témoi‑ du conflit, ou quand Jean-Michel Vennemani gnage pour porter des thèses élaborées avec eux plante, pendant plusieurs mois, sa caméra dans autant qu’à leur endroit. Les Chœurs de fondeurs l’intimité d’une famille frappée par le licenciement, ont bien cherché à faire d’eux des « porteurs de suivant heure par heure, sans jamais intervenir, ce [leurs] paroles » et ce sont ces thèses dont ils vont qu’il advient de leur vie après la fermeture, selon explicitement se saisir pour poursuivre l’interpella‑ le principe même de l’émission Strip Tease pour tion et les débats après la sortie des films. laquelle il tourne. Mais ils sont aussi les interlocu‑ A contrario, quand les initiatives artistiques sur teurs directs des réalisateurs pendant le tournage Metaleurop se font sans leur appui, ou leur déplaisent, des films. Ainsi, plutôt que d’avoir recours à une les Chœurs de fondeurs les boycottent parfois. La voix off, Jean-Michel Meurice choisit d’intercaler pile de bandes dessinées Noir metal (Betaucourt, dans son film des plans fixes sur fond noir devant Loyer, 2006, voir encadré 3) fraîchement publiées, a lesquels les salariés de l’usine s’expriment. Seul ainsi passé toute l’exposition Fondre en chœurs orga‑ John Paul Lepers choisit, lui, d’aller interroger nisée par l’association en 2006 sous une table, sans avec impertinence les responsables de la fermeture, être proposée à la vente après que les anciens sala‑ traquant jusque dans le canton de Zug en Suisse les riés l’aient feuilletée. Cette « caricature de l’ouvrier grands patrons de Glencore et les parlementaires nordiste […] alcoolique et raciste » a déplu : « Je ne décisionnaires, dans un style qui rappelle celui de me suis pas reconnu dans l’histoire du mec qui arrive ses débuts au Vrai Journal de Karl Zéro sur Canal +. bourré au boulot qui picole dans les ateliers et [qui Certains films sont descriptifs et témoignent va pêcher] du poisson plombé », déplore un des inter‑ simplement de ce qui s’est passé (Metaleurop, viewés, même s’il admet que « ça correspond p’têt Germinal 2003 ou Le conflit Metaleurop). à une réalité chez certaines personnes (29) ». Pour le D’autres sont des films ouvertement militants, scénariste et le dessinateur, originaires de la région, construits comme des tracts ou des réquisitoires. Ils et dont la famille a été touchée par des cancers consé‑ interrogent : à quand des lois prévenant les licencie‑ cutifs à la pollution industrielle, il y avait sans doute ments ? À quel niveau prendre des mesures (national, là une réalité bonne à dire. Mais elle n’était pas celle européen, mondial) pour empêcher les délocalisa‑ que les fondeurs voulaient promouvoir. Ce n’était pas tions ? Beaucoup démontrent et expliquent ce qui a l’image d’eux-mêmes qu’ils souhaitaient voir diffu‑ eu lieu, ce qui a rendu possible un tel « lâchage » de ser. Pas plus qu’ils n’ont apprécié le second opus de l’entreprise et mettent aussi en valeur la ténacité du Czubeck sur le thème de la plombémie consécutive à combat des ex-salariés confrontés au licenciement. la pollution causée par le site industriel dans lequel le Et lorsque dans L’éléphant, la fourmi et l’État, réalisateur déploie la thèse d’une omerta : de peur de Meurice déclare : « Avec ce film, nous souhaitons perdre leur emploi si l’usine fermait, les ex-salariés dénoncer les patrons voyous et interpeller nos politiques », on retrouve là l’un des leitmotive des entretiens recueillis. Ce n’est pas une coïncidence. (27) Jacquette du DVD, Metaleurop, les naufrageurs En effet, une longue correspondance par mails démasqués. entre le réalisateur et certains Chœurs de fondeurs, (28) Czubeck a commencé à filmer la lutte par hasard en faisant des repérages pour un sujet sur la pollution, objet de son second filmLes années de plomb. (29) Propos recueillis lors de l’exposition auprès de Louis, 55 (26) Écrit du Chœur. Journal de l’association des ex-salariés ans, ancien ouvrier conducteur de locomotive dans l’entreprise, de Metaleurop, n° 1. retraité.

• 112 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 112 18/06/2014 09:52:08 Les interpellations créatives des Chœurs de fondeurs

auraient préféré faire silence sur la pollution dont alternative dans le débat. Ils rejettent tout particuliè‑ ils étaient victimes. Fait notable, si minutieusement rement le rôle de victime passive et/ou impuissante. documentées soient-elles, aucune de ces deux œuvres L’un d’entre eux le fit savoir lors du débat houleux ne parle jamais de la lutte contre la fermeture, ni de la entre militants écologistes et militants communistes mobilisation des Chœurs de fondeurs pour la recon‑ qui suivit la projection du filmLes Années de plomb naissance des maladies professionnelles, notamment au Cabaret de l’union à Roubaix le 21 novembre celles liées à la pollution au plomb et à l’amiante. Si 2005. Pierre, ancien ingénieur de Metaleurop, les ouvriers y sont interrogés comme tels, c’est en insista sur la lutte menée par les salariés contre la tant que victimes passives ou même volontaires de fermeture en mettant en avant l’impact social et la pollution. pas seulement écologique de cette dernière sur le bassin d’emploi. Il signala au public que j’enquê‑ En s’appuyant sur d’autres œuvres pour leurs tais sur les Chœurs de fondeurs, m’enjoignant à interpellations créatives, les ex-salariés ne cherchent témoigner de la situation des ex-salariés. C’est bien pas à falsifier la réalité, ils prennent une position là tout l’enjeu des interpellations créatives : ne pas

Encadré 4 Interventions et interpellations créatives des Chœurs de fondeurs, une sélection

Interventions radiophoniques des membres de CDF – 15 janvier 2004, intervention dans l’émission Passé simple avec Myriam Schelscher et Cédric Faiche ; – 12 février 2004, intervention sur RFI dans l’émission Le monde change de Patrick Champré ; – 24 janvier 2005, intervention sur Radio libertaire ; – 4 juin 2005, participation à une émission sur France culture avec Olivier Mazade, Frédéric Fajardie, Stéphane Czubeck. Déplacements des CDF, individuellement ou en groupe de 2 à 3 personnes pour accompagner et commenter des œuvres ou des événements – octobre 2003, intervention au séminaire du syndicat de la magistrature, Forum social européen, Paris ; – octobre 2003, création d’un groupe de travail avec Attac-Romans dans la perspective de réaliser Les Naufrageurs démasqués, Romans (Rhône-Alpes) ; – 18 octobre 2003, invitation à l’Ire en fête au Palais Saint-Waast dans le cadre de l’association Colères du présent, Arras (Pas-de-Calais) ; – 11 mai 2004, projection d’un documentaire à l’initiative de l’association Envie d’agir au collège Paul-Langevin : échanges avec les élèves de troisième autour de l’histoire du bassin minier à Rouvroy (Pas-de-Calais) ; – 15 mai - 15 juin 2004, exposition des photos de Metaleurop de Cédric Dhalluin au Transphotographique 2004, Lille (Nord) ; – 1er juin 2004, intervention auprès d’étudiants de Master de l’université Lille-2, en parallèle de l’exposition des photos de Cédric Dhalluin, Lille ; – décembre 2004, participation aux Bobines sociales de Belleville, autour du film Metaleurop, Germinal 2003, Paris ; – janvier 2005, Projection de Metaleurop, Germinal 2003 et présentation des photos de Cédric Dhalluin, MJC, Saint-André (Nord) ; – courant 2005, diffusion du filmLe conflit Metaleurop, avec le soutien de la Ligue des droits de l’Homme, à Boulogne le 24 février 2005, Calais le 25, Lille le 28, Arras le 3 mars, Hénin-Beaumont le 16 mars, Campagne-lès- Hesdin le 19 mars, Saint-Pol-sur-Ternoise le 25 mars, Lens le 7 octobre, Wingles le 18 octobre (Nord et Pas-de- Calais) ; – mars 2005, colloque Fermetures de boîtes… et après ?, Maison des hommes et des techniques, Nantes (Loire- Atlantique) ; – avril 2005, invitation aux journées de l’Afip (Association de formation et d’information pour le développement d’initiatives rurales), sur le thème « Nouvelles formes de mobilisation », Villeurbane (Rhône) ; – 21 avril 2005, rencontre entre les anciens salariés et Stéphane Czubeck autour de son film, auCabaret de l’union, en collaboration avec les Archives du monde du travail, Roubaix (Nord) ; – 28 avril 2005, lectures du livre de Frédéric Fajardie à Heuringhem (Pas-de-Calais) ; – décembre 2005, rencontre avec les étudiants et enseignants de la MST (maîtrise des sciences et techniques) Banlieues à l’université Paris-8 en présence de Jean-Michel Vennemani et Frédéric Fajardie, Saint-Denis (Seine- Saint-Denis) ; – 25-29 août 2005, participation des Chœurs de fondeurs et des Lustrucru (ex-salariés de l’usine de pâtes Lustucru d’Arles, Bouches-du-Rhône) à l’université du Mouvement national des chômeurs et précaires, Paris ; – 25 mars - 4 avril 2006, exposition Fondre en chœurs à Courcelles-les-Lens (Pas-de-Calais). L’exposition est très fréquentée, écoles et lycées de la région y affluent ; des lycéens de Nantes font même le déplacement ; – 1er juin 2006, concert et présentation du montage des photos de Jacques Wyart sur le texte de Stanislas Knopik, à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais) ; – 2007, intervention à l’université de Reims auprès d’étudiants d’une formation en travail social, Reims (Marne) ; – janvier 2008, intervention devant les syndicats portugais à Coïmbra (Portugal).

Travail et Emploi n° 137 • 113 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 113 18/06/2014 09:52:08 laisser confisquer de manière univoque, ni par des triple déni d’existence. D’abord, parce qu’elle journalistes, ni par des militants politiques ou des intervient si brutalement que les Metaleurop ont analystes économiques, ni même par des artistes, le sentiment d’être attaqués dans leur intégrité la pluralité du possible, qu’il soit advenu (ce qui physique. Certains parlent de « tremblement de s’est vraiment joué à la fermeture de l’usine et ce terre (31) » d’autres vont jusqu’à parler de « viol » qui aurait pourtant pu se jouer d’autre) ou encore pour décrire l’effet de cette fermeture sans « négo- à venir. Il est ici question d’une « réinvention de ciation, sans préparation, sans plan social, du la prise de parole », explique un de mes interlo‑ jour au lendemain, clac (32) ! », comme si aucune cuteurs, ou encore, au sens même de Rancière, mesure n’était nécessaire car personne ne serait en d’une « réappropriation des moyens de commu‑ réalité concerné par cette cessation d’activité. En nication ». Pour l’apprécier, examinons à présent second lieu, c’est sur le plan de leur identité que l’usage que Chœurs de fondeurs a fait des films et les Metaleurop se sentent niés. Non seulement ils autres créations (voir encadré 4) et surtout ce que perdent leur emploi et le statut qu’il leur confère les interviewés disent du sens de leur action. mais la disparition physique de leur lieu de travail, dernier fleuron de la métallurgie en Nord-Pas-de- « Réinventer la prise de parole ouvrière » Calais, qui fut au final entièrement rasé, les prive Pour la plupart des porteurs d’interpellations de tout repère objectif pour se définir aux yeux créatives, prendre la parole à la radio ou en public, du monde et de leur famille et se remémorer ce se rendre à l’université ou dans un congrès syndi‑ qu’a été leur vie. L’image qu’ils veulent donner cal ou simplement prendre le train pour traverser la en contrepoint de cet effacement est celle des France à la rencontre de collègues en lutte comme « ouvriers qui ont travaillé là-dedans, qui aiment ils le firent régulièrement entre 2003 et 2007, était ce qu’ils faisaient ! […] 80 % des ouvriers [qui] impensable avant la fermeture. Interrogés sur le sens ont travaillé dans cette usine-là […] n’iraient pas ailleurs pour tout l’or du monde. C’était leur qu’ils attribuent à leurs créations et à la diffusion et (33) au commentaire des œuvres créées, les Chœurs de usine !! » Enfin, troisième aspect du déni, ce qui fondeurs déclinent une série d’arguments que nous est dit et présenté au public de la situation privi‑ allons maintenant examiner. légie la problématique écologiste au point de leur donner le sentiment de ne pas avoir eux-mêmes Une affirmation d’existence leur place dans le tableau, comme si leur point de vue et leur sort étaient indifférents : Janvier 2008, Coïmbra. Devant un parterre de syndicalistes portugais à l’invitation desquels il « On n’a pas lutté que contre les patrons voyous et a répondu, Pierre ancien ingénieur à Metaleurop les flics : contre nous on avait les Verts. […] La télé, déclare (30) : la presse, tout le monde reprenait ce que disaient les Verts sur la pollution [du site] : pour Glencore, « Chaque fois, c’est avec une grande émotion pendant des mois ça a été du pain béni. » de revoir aujourd’hui tous ces films documen- (Entretien réalisé par Frédéric Fajardie, avec Ginette taires. […] Jean-Michel Meurice, dans un des et Claude, comptables, mari et femme [Fajardie, plus fameux films documentaires sur l’affaire 2003, p. 35].) Metaleurop-Glencore, L’éléphant, la fourmi et l’État : aujourd’hui Metaleurop, demain… ?, posait « Toujours le point de vue des Verts. Par contre, le la question des rapports entre l’État, le patron point de vue des ouvriers qui ont des familles et tout… voyou – l’éléphant, Glencore – et les salariés de Pourtant on était plus exposés que tout le monde. » Metaleurop, les 830 fourmis. Et chaque fois aussi, (Entretien recueilli par Judith Hayem le 14 novembre c’est avec une grande émotion de reprendre la 2007 avec Michel, 53 ans, ancien agent de maîtrise, parole et de dire à tous ceux qui luttent : nous, les créateur et directeur de la Scop Aced.) petites fourmis, nous sommes avec vous et redire à tous que la plus petite fourmi peut rendre fou le plus En prenant la parole en leur propre nom et à leur gros des éléphants. » propre endroit, les Metaleurop entendent manifes‑ ter leur présence et leur importance et contrer des À l’instar, des propos rapportés ci-dessus, le propos jugés « diffamatoires » ou « avilissants (34) » premier enjeu de la prise de parole est une affirma‑ tion d’existence et de capacité d’action de la part de ceux qui s’expriment ; et ce, quel que soit le (31) Entretien recueilli par Judith Hayem le 14 novembre rapport de forces initial. La prise de parole mani‑ 2007 avec Vladimir, 49 ans, ancien agent de maîtrise, en feste la volonté que ces existences ne soient pas recherche d’emploi. niées mais reconnues. Tous les entretiens indiquent (32) Entretien recueilli par Judith Hayem, le 26 novembre 2007 avec Michel, 53 ans, ancien agent de maîtrise, créateur et combien la fermeture soudaine qui s’est imposée directeur de la Scop Aced. à l’ensemble du personnel a été vécue comme un (33) Entretien recueilli par Judith Hayem le 11 décembre 2006 avec Louis, 55 ans, ancien ouvrier conducteur de locomo‑ tive sur le site, retraité. (34) Entretien recueilli par Judith Hayem le 26 novembre (30) Pour l’occasion et afin de préparer la traduction, Pierre a 2007 avec Vladimir, 49 ans, ancien agent de maîtrise, en rédigé son texte, dont il m’a remis une copie. recherche d’emploi.

• 114 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 114 18/06/2014 09:52:08 Les interpellations créatives des Chœurs de fondeurs

de manière récurrente. Ils entendent restaurer leur Tandis que Michel, héros de Metaleurop, « dignité » et celle de leur région atteintes par ce Germinal 2003, se justifie face aux critiques éven‑ qu’ils perçoivent comme des mensonges et surtout tuelles de voyeurisme et explique : comme une volonté de les faire disparaître, sinon physiquement, en tout cas intellectuellement comme « Bon y’a des gens qui l’ont plus ou moins bien pris, Germinal 2003, certains m’ont dit : “c’est du cinéma”, enjeu et objet de ce qu’il y a à penser à propos de d’autres : “ça t’a aidé”. Mais pour moi, c’est tout du la fermeture de l’usine et aussi comme personnes moins… laisser… faire montrer le mal que ça peut capables de cette pensée : faire une fermeture d’usine sur… une famille hein [il est très ému et sa voix tremble], détruire des gens « La dignité, c’est la lutte, ne pas couler, ne pas se comme ça, simplement sur des… » laisser avilir. On a montré au Nord-Pas-de-Calais et à la France qu’on était là. » (Entretien recueilli par Judith Hayem le 26 novembre 2007 avec Michel, 53 ans, ancien agent de maîtrise, (Entretien recueilli par Judith Hayem le 11 décembre créateur et directeur de la Scop Aced.) 2006 avec Richard, 60 ans, ancien ingénieur, dispensé de recherche d’emploi.) Il s’agit de rétablir le « drame humain (36) » qui se cache derrière les chiffres des licenciements et les « Tout s’explique par cette prise de parole qu’on a informations factuelles. Incarner ce drame, en se voulue les uns et les autres par rapport à la presse mettant soi-même en scène est aussi une manière de et la volonté de prendre la parole. Cette volonté de prendre la parole, de reconnaître le témoignage des faire exister ces ouvriers que l’on voudrait balayer. gens qui se sont vraiment sentis diffamés. » Notons cependant que si l’usage de l’émotion et de l’empathie est ici explicite, dans l’esprit de nos (Entretien recueilli par Judith Hayem le 11 décembre 2006 avec Pierre, 60 ans, ancien ingénieur, dispensé interlocuteurs, le propos des films et des livres de recherche d’emploi.) évoqués n’est ni misérabiliste, ni nostalgique. Tout au contraire, parler du « drame » est une moda‑ Qui plus est, en l’absence d’interlocuteurs patro‑ lité de combat, d’où les propos du protagoniste de naux, prendre la parole est une manière de contrer Metaleurop, Germinal 2003 : ce que mon interlocuteur précédent appelle, à juste titre, « la violence du non-dialogue ». « Il faut redresser la tête et même quand on est au fond du trou, y’a toujours un espoir. Parce que, quand on « La médiatisation à l’envers » est au fond du trou, y’a celui qui dit, ben soit j’me fous en l’air, soit il se fout dans l’alcool et puis il se détruit Le second enjeu de la prise de parole consiste quand même, soit il prend son courage à deux mains et à faire émerger « la vérité » sur la fermeture, son puis bon… C’est de se dire, rien n’est jamais fini (37). » processus, son impact, ses effets sur les employés et (Entretien recueilli par Judith Hayem le 14 novembre sur le territoire. Pour ce faire, et dans la continuité du 2007 avec Michel, 53 ans, ancien agent de maîtrise, conflit social initial, les membres de l’association ont créateur et directeur de la Scop Aced.) conscience qu’il faut occuper le terrain médiatique De même, l’auteur du petit livre Jour comme avec leur propre version des faits, ce que l’un d’entre un autre explique la nécessité de « parler du eux appelle « la médiatisation à l’envers (35) ». C’est drame » parce qu’il « fallait que ce soit une mise là que les outils créatifs trouvent leur utilité. Pour en garde (38) ». Il décrit une rage de dénoncer dans démontrer les rouages de l’opération réalisée par laquelle « les films, la manif [sont] du même ordre Glencore d’abord. Mais les outils créatifs servent d’action. Une arme pacifique (39) ». aussi à « montrer » les choses, les rendre visibles telles qu’elles sont vécues par les salariés. Ainsi, Cette « arme pacifique », les Chœurs de fondeurs l’un d’entre eux, musicien, qui a produit le disque entendent l’utiliser pour « alerter » afin de préve‑ Métallo au moment du conflit, explique : nir de tels licenciements. Les anciens salariés de Metaleurop ont en effet une conscience très claire « J’ai fait un disque parce que j’étais bousculé ; du caractère exceptionnel de la fermeture dont montrer la simple vie d’un ouvrier, le contexte général ils font l’objet en 2003 et mobilisent le terme de depuis 77 déjà, le chômage qui a empiré Metaleurop, « référence » ou d’« exemple » de manière récur‑ le textile, la sidérurgie. […] Faire parler de l’action rente pour en parler mais aussi pour désigner la des CDF, comme Allende les chansons pour le Chili. spécificité et la valeur de leur combat. C’est à Laisser une trace, c’est la vérité, c’est pas égocen- trique pour moi, c’est bien quand ça fait pleurer les collègues. » (36) Entretien recueilli par Judith Hayem le 14 novembre (Entretien recueilli par Judith Hayem le 14 novembre 2007 avec Michel, 53 ans, ancien agent de maîtrise, créateur et 2007 avec Thimothée, ancien ouvrier électricien, directeur de la Scop Aced. (37) Dans le film, l’ouvrier qui s’exprime passe par les étapes retravaille dans l’automobile.) successives décrites avant de se redresser et de créer sa Scop dans le but de décontaminer le site métallurgique. (38) Entretien recueilli par Judith Hayem le 25 novembre (35) Propos recueillis lors de multiples conversations infor‑ 2007 avec Vladimir, 49 ans, ancien agent de maîtrise, en melles avec Pierre, 60 ans, ancien ingénieur, dispensé de recherche d’emploi. recherche d’emploi. (39) Idem.

Travail et Emploi n° 137 • 115 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 115 18/06/2014 09:52:08 ce titre qu’ils entendent faire « œuvre de péda- de 50 ans dispensés de recherche d’emploi et les gogie (40) » en partageant leurs expériences, leurs plus jeunes en quête d’un autre emploi. acquis et leurs apprentissages et répondent aussi Ces deux groupes s’engagent à peu près au même bien aux sollicitations des entreprises confrontées moment dans des entreprises distinctes : création au même sort les années suivantes qu’aux invi‑ d’un projet de Centre du métal (Metallia), pour l’un ; tations des syndicalistes de Coïmbra (Portugal). dépôt de ce qui reste des archives de Metaleurop Ceux qui maîtrisent bien les dossiers prodiguent aux Archives du monde du travail à Roubaix, pour même des conseils extrêmement pointus sur les l’autre. modalités d’intervention du comité d’entreprise, la façon de s’adresser à la presse, de guider les En observant comment se mettent en place ces experts, de concevoir une association, etc. Il s’agit opérations, on comprend que l’égalité a fait long à chaque fois de disposer de nouveaux possibles feu et que les rapports hiérarchiques sont de retour. et de suggérer que les salariés, victimes de licen‑ L’orientation de ces nouvelles activités créatives ciements, ont toute légitimité non seulement à vers la mémoire plutôt que vers le possible découle les contester mais encore à se prononcer sur ces directement de ce changement marquant dans la derniers et sur les suites à leur donner. subjectivité collective de l’association. Par-delà la diversité des raisons évoquées, ce qui C’est l’autonomisation financière et physique de unit les interpellations créatives est la conviction de la fonction dite « d’accompagnement social » du leurs promoteurs de ne pas parler en leur seul nom, reste des activités de l’association qui a suscité les quand bien même ils agissent de manière indivi‑ premières tensions, bien que chacun reconnaisse le duelle, mais de s’exprimer dans l’intérêt collectif, travail remarquable accompli par les deux anciens celui des salariés mobilisés et, plus largement, celui délégués syndicaux qui en ont pris la responsabilité. de la société dans son ensemble. Cette « subjectiva‑ Dans ses travaux, Corteel (2009a, 2009b) analyse tion civique » (Hayem, 2010) qui autorise, suscite l’important exercice de « médiation » que ces et légitime la prise de parole et l’expression de derniers ont réalisé avec les institutions en faveur du chacun, même ceux qui n’en sont pas coutumiers retour à l’emploi des ex-salariés de Metaleurop et comme les ouvriers, est le fruit de la mobilisation met en lumière l’importance et l’originalité de cette contre la fermeture et de l’inter-reconnaissance démarche. Ce n’est donc pas la qualité du travail qu’elle a induite entre salariés. Celle-ci a donné à qui pose problème mais sa rémunération et son ceux qui avaient fait le choix de la lutte le sentiment indépendance. Alors que les membres de Chœurs d’appartenir à un collectif et d’y tenir chacun une de fondeurs sont des bénévoles (41), l’accompa‑ place égale, ce qui les légitimait à se prononcer sur gnement social a été financé par des CDD que se ce qui avait lieu, personnellement certes mais au sont partagés, sous le titre de « référents sociaux », nom de l’intérêt général. Ressource majeure de la deux anciens cadres commerciaux, Suzy et Didier, mobilisation, « cette égalité universelle parlante » ex-délégués syndicaux de la CFE-CGC. S’ils n’ont (Rancière, 1995) est cependant fragile car elle pas ménagé leur peine souvent au-delà des heures ne tient que tant que le principe d’égalité entre rémunérées, cette différence de statut a fait grincer membres de l’association se maintient lui aussi. Or quelques dents, suscitant des remarques acerbes sur l’observation de l’association sur la longue durée la façon dont certains ont su mieux tirer avantage révèle que cela n’a pas été le cas. de la situation que d’autres dans l’association (42). Il ne fait aucun doute par ailleurs que leurs anciennes fonctions les ont dotés de qualités et de compétences Coups d’arrêt à l’interpellation essentielles pour le travail à mener (Mazade, 2010). créative Reste que certains y ont vu une forme d’instrumen‑ talisation des objectifs de l’association en vue de retrouver / conserver un emploi. À y regarder de plus Fin 2007, les interpellations créatives cessent. Au près, on constate que ce sont des personnes autrefois même moment, l’association connaît deux tournants proches de la CFDT qui s’expriment de la sorte et notables dont je voudrais montrer ici l’articulation il paraît évident qu’on retrouve là la trace de rivali‑ avec cette interruption. tés et de conceptions syndicales plus anciennes. Ce Les tensions au sein de Chœurs de Fondeurs ressentiment latent s’accentue lorsque, après la fin se font vives si bien qu’insensiblement, elle se de la cellule de reclassement pilotée par l’ANPE, divise en deux groupes opposés et rivaux, autrefois la commission « accompagnement social » dont les opposés par leur appartenance (ou leur proximité) deux intéressés ont la charge prend résidence non syndicale respective à la CFE-CGC ou à la CFTC, et la CFDT. Désormais, la division est également (41) Les « référents sociaux », devenus « chargés de mission » structurée par des différences d’âge, entre les plus pour leur projet de musée, sont toujours parvenus à faire finan‑ cer par le Fonds social européen les postes qu’ils se sont créés. (42) Propos recueillis lors d’une discussion téléphonique en préparation d’une mission par Judith Hayem auprès de Richard, (40) Idem. 60 ans, ancien ingénieur, dispensé de recherche d’emploi.

• 116 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 116 18/06/2014 09:52:08 Les interpellations créatives des Chœurs de fondeurs

pas dans les locaux de Chœurs de fondeurs, mis à dispensés de recherche d’emploi, eu égard à leur sa disposition en mairie, mais dans un préfabriqué âge. situé face à l’église du village, arguant que celui-ci Le groupe de la place de l’église s’attelle quant à offre plus de confidentialité. Ce local appartient à la lui avec une grande discrétion à un projet de Centre Scop Aced (Au cœur de l’emploi durable) fondée du métal voué à parler du passé de l’usine mais par Michel, qui demeure par ailleurs membre de surtout de l’avenir des métaux et de leur usage dans Chœurs de fondeurs. Exigu et lieu de passage le monde. Le projet est porté par certains membres incessant d’anciens salariés venus papoter, ce local de Chœurs de fondeurs, triés sur le volet, et avec n’est objectivement pas plus adapté aux entretiens l’appui d’Aced. Pour le mener à bien, Suzy et Didier confidentiels que la salle privée prévue en mairie, sont parvenus à obtenir un nouveau financement du à l’écart du bureau des Chœurs de fondeurs. Mais FSE au titre de chargés d’étude. Ils espèrent s’em‑ en allant place de l’église on sait qu’on évitera de ployer durablement dans la structure si elle vient à croiser « ceux de la mairie ». Cette séparation est exister et rêvent que la démarche attire de nombreux donc vécue comme l’incarnation d’une scission. touristes et crée ainsi de nouveaux emplois dans la Or ce conflit ne parvient pas à se verbaliser et région. L’atmosphère de travail qui règne lors de la encore moins à se résoudre ouvertement au sein réalisation des deux projets manifeste symptomati‑ du conseil d’administration ou des assemblées quement que l’égalité des statuts et l’égale capacité générales. Et ce, d’autant moins que le président de penser qu’elle conférait à tous sont désormais d’honneur et ancien chef de file de l’intersyndi‑ des principes caducs. Les promoteurs du musée, cale, Farid, qui a retrouvé un emploi d’agent de Suzy, Didier et Alain m’expliquent qu’ils restent maîtrise mais dans le Sud de la France, n’assume discrets car ils craignent de se voir « piquer » une plus désormais sa fonction de conciliateur et d’ar‑ bonne idée dans un environnement régional concur‑ bitre. C’est bien là une indication que quelque chose rentiel sur le tourisme industriel : Musée de la mine s’est rompu dans l’unité du collectif et quant à la à Leuwarde, Louvre-Lens, Cockerie de Drocourt, liberté et l’égalité de parole. D’ailleurs, ceux de la etc. Surtout, ils développent en substance l’idée place de l’église se mettent dans le même temps à que « les autres » Chœurs de fondeurs ne sont pas critiquer les décisions de certains de leurs collègues « prêts à entendre la démarche globale » de ce du conseil d’administration, jugées « autoritaires et tourisme industriel, ils sont « restés sur la mémoire abusives (43) », et les rapprochent de ce qui se passait de Metaleurop Malfidano » ; « Eux, ne sont pas autrefois à l’usine. concrets, on leur présente [le projet] mais eux n’ont pas, je crois, pris conscience. » Ces extraits d’en‑ Comme pour confirmer la division, les deux tretiens (45) ne sont que quelques exemples parmi entités rivales ainsi constituées s’engagent dans d’autres de la division statutaire qui se réinstalle : deux projets patrimoniaux distincts rattachés au « nous » sommes capables de mener à bien le projet passé de Metaleurop (44). Le groupe de la mairie, de Centre du métal et de l’animer, « eux » ne le sont autour de Richard l’ingénieur, se lance dans le dépôt pas, argumentent mes interlocuteurs. Les Chœurs des archives de l’usine aux Archives du monde du de fondeurs autrefois ouvriers ou agents de maîtrise travail (AMT) à Roubaix. L’opération est officiel‑ ne s’y trompent pas, et moins encore ceux qui ont lement promue par Chœurs de fondeurs et montée pratiqué l’interpellation créative. Louis, sollicité par avec l’aide de l’archiviste en chef des AMT. Ce les promoteurs du Centre du métal, en raison de ses projet est entièrement bénévole et vise notamment talents de photographe, m’explique : à inciter la recherche en histoire sociale sur cette usine. Dans ce groupe, les cadres n’ont souvent plus « Dans le musée, t’as ceux qui gèrent et t’as ceux qui d’enjeux personnels d’emploi, étant préretraités ou trient. Donc être dans le groupe, je le fais pas. Je me suis retiré. […] C’est la mentalité Metaleurop. T’as les gens qui sont au-dessus et t’as les gens qui sont en bas. Bon moi, j’étais que l’ouvrier, j’étais au niveau le (43) Entretien recueilli par Judith Hayem le 29 novembre plus bas quoi. » 2007 avec Suzy, 56 ans, Didier, 58 ans, et Alain, plus de 60 ans, respectivement anciens acheteurs et formateur. Suzy et Didier (Entretien recueilli par Judith Hayem le 15 novembre sont en CDD financés par le FSE comme chargés de mission 2007 avec Louis, 56 ans, ancien ouvrier conducteur pour le futur centre Metallia. de locomotive sur le site, dispensé de recherche d’em‑ (44) La tension manifeste au sein de l’association et les propos ploi. Louis rejoindra finalement le projet de Centre du que je recueillais à l’époque m’ont placée dans une situation métal quand il sera avéré que les interpellations créa‑ difficile. Il me paraissait évident que seuls un dialogue et une tives n’auront plus lieu. Il n’a pas non plus participé au confrontation franche entre les deux entités pourraient sauver dépôt des archives aux AMT.) l’association dont le CA connaissait alors une « épidémie de démissions » selon les termes de Pierre. Or susciter ce débat aurait signifié rompre l’anonymat des entretiens et outrepasser mon rôle de chercheuse en me faisant arbitre et en devenant militante au sein du collectif – ce que, du reste les statuts de l’association ne permettent pas légalement. Malgré ma sympa‑ (45) Tous ces extraits sont tirés de l’entretien recueilli par thie politique pour Chœurs de fondeurs et mon amitié pour Judith Hayem le 29 novembre 2007 avec Suzy, 56 ans, Didier, plusieurs acteurs des interpellations créatives, j’ai décidé de ne 58 ans et Alain plus de 60 ans, respectivement anciens ache‑ pas intervenir. teurs et formateur.

Travail et Emploi n° 137 • 117 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 117 18/06/2014 09:52:09 À la même période, certains participants au projet salariés, logique des institutions, logique de l’écolo‑ d’archivage dénoncent un phénomène du même gie, logique des actionnaires, etc., chacune ouvrant ordre en parlant du comportement de Richard, vers différents possibles advenus ou non advenus, pilier de l’association, ancien ingénieur à l’usine, à et offrant donc la possibilité de lutter contre la l’égard de ses anciens subordonnés. Vladimir s’em‑ fermeture de Metaleurop et partant, de lutter contre porte ainsi : d’autres fermetures similaires. « Il a gardé l’usine dans la tête, il se comporte comme À l’heure actuelle, les archives de Metaleurop un chef, il se croit à l’usine, il a oublié qu’après le sont consultables à Roubaix. Aced compte plus de licenciement, on était tous pareils ! » « 100 membres dont 95 % d’anciens métallos (48) ». (Entretien recueilli par Judith Hayem le 14 novembre Metallia, le Centre du métal, reste de proportions 2007 avec Vladimir, 49 ans, ancien agent de maîtrise, modestes, et n’a pas les ressources nécessaires pour en recherche d’emploi.) embaucher ses fondateurs en CDD, mais organise À entendre la description que Robert, un de ses annuellement des manifestations « pour conserver responsables me fait du travail d’archivage, on la mémoire de Metaleurop et parler de l’avenir de (49) pourrait d’ailleurs croire qu’il décrit un protocole l’acier ». La scission de 2007 n’a entamé ni les opérationnel ayant trait au fonctionnement d’un effectifs ni la poursuite des actions juridiques en département de l’usine : ce sont les mêmes mots, cours mais le fonctionnement associatif semble être les mêmes tournures, les mêmes procédures aussi : entré dans une forme de routinisation et sa polarisa‑ tion vers les actions mémorielles s’accentue. « On a fixé un ordre de travail en se fixant sur l’organi- gramme de l’usine, l’organigramme qualité, en disant on va récupérer des documents là, là, là. […] On a * choisi un certain nombre de personnes […] agréées * * par [le leader du projet] et l’ensemble des chefs d’équipe […] sachant qu’il fallait des gens sérieux, honnêtes et confidentiels […] parce que les archives, Cette enquête au long cours révèle trois séquences c’est confidentiel[…]. » distinctes (50) : la phase défensive du combat contre (Entretien recueilli par Judith Hayem le 30 novembre la fermeture (de janvier à avril 2003) qui a mobi‑ 2007 avec Robert, 61 ans, directeur de l’atelier raffi‑ lisé un répertoire d’action classique ; la poursuite nage zinc, retraité.) du « tous ensemble » au sein de Chœurs de fondeurs avec le travail de cinq commissions et la pratique La logique choisie a du sens pour un travail d’ar‑ originale des interpellations créatives (d’avril chivage mais l’écho avec les processus du temps 2003 à avril 2007) ; puis, après 2007, la division de de l’activité de l’usine est manifeste et troublant. l’association en deux entités, sans dissolution de Loin du « tous pareils », les procédés hiérarchiques celle-ci, mais avec le retour d’un fonctionnement et statutaires sont réinstaurés et avec eux cesse la hiérarchisé et une inflexion de ses activités vers la possibilité des interpellations créatives. Que Chœurs patrimonialisation. de fondeurs se consacre à la mise en mémoire et en histoire (46) – qui n’était pas, elle non plus, dans les Qu’est-ce qui dès lors distingue l’action de statuts de l’association – participe d’une manière Chœurs de fondeurs d’expériences anciennes ou renouvelée à la manifestation positive du travail de plus récentes dans lesquelles des salariés font appel l’usine (Gimel, 2009). Il s’agit là encore de laisser aux ressorts de la création ? Portées par quelques- des traces et une forme de « vérité » sur ce qui était uns, sans anticipation initiale, les interpellations fait à Metaleurop, son importance, son intérêt. créatives ont été légitimées par l’association qui les Cependant, cette focalisation nouvelle (47) représente a soigneusement répertoriées dans l’Écrit du Chœur une forme de clôture sur le passé, qui semble désor‑ et leur a attribué un budget de fonctionnement ; mais révolu. En cela, elle se distingue nettement mais elles n’ont pas fait l’objet d’une stratégie préa‑ de la création du dissensus qui offrait, y compris lablement définie comme lors de la création de la à propos de faits passés, la capacité de mettre en Radio Lorraine Cœur d’acier initiée par la CGT au présence des politiques différentes : logique des début des années 1980, qui envoyait des journalistes

(46) L’exposition Fondre en chœurs, initiative de l’associa‑ (48) Propos du vice-président de l’association recueillis par la tion en 2006, a été un précédent dans le registre mémoriel. télévision de l’agglomération de Hénin-Carvin dans le reportage (47) La mise en valeur du patrimoine industriel répond ici, « Gros plan sur Aced Metallia » ; disponible en ligne à l’adresse : comme dans d’autres régions, à la demande des institutions http://www.iltv.fr/Services-en-ligne/Espace-documentaire/ politiques et connaît de nombreux antécédents dans le Nord de Videos/LE-JOURNAL-2013/2013_03_06_journal/Gros-plan- la France ; c’est aussi une manière de donner une attractivité sur-ACED-Metallia ; consulté le 5 juin 2013. touristique à un territoire qui se désindustrialise et d’éteindre le (49) Idem. militantisme de l’association. Voir par exemple les analyses de (50) Pour apprécier dans quelle phase nous sommes Laurent Bazin, sur Metallia (2014, à paraître) et l’épilogue de aujourd’hui, un retour sur le terrain serait nécessaire. L’examen mon rapport de recherche (Hayem, 2010) qui décrit, à la veille du nouveau site des CDF m’incite à penser que nous sommes des élections régionales, la présentation du projet par Aced en toujours dans la phase 3 : www.choeursdefondeurs.fr/, consulté présence de tous les élus de la région. le 5 juin 2013.

• 118 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 118 18/06/2014 09:52:09 Les interpellations créatives des Chœurs de fondeurs

parisiens à Longwy par exemple (Hayes, 2013). En en mémoire, et l’important enjeu de reconstruction outre, même quand l’interpellation créative s’ap‑ de soi et en donnant une ambition préventive et puie sur le travail des professionnels de la culture ou prescriptive à ses pratiques culturelles et créatives, en appelle aux « intellectuels », il ne s’agit pas pour Chœurs de fondeurs se distingue d’autres associa‑ autant de déléguer à d’autres le soin de parler pour tions de salariés qui, dans les années 2000, ont, elles soi ou de solliciter une prise de parti de la part de aussi, fait de l’expérience de l’usine et de la ferme‑ quelqu’un d’éminent mais d’utiliser la puissance de ture des créations artistiques (52). Dans une séquence diffusion de ces « porteurs de paroles ». Projections, politique où la représentativité politique et syndicale débats, lectures, expositions ou créations person‑ des ouvriers est affaiblie, où le mot « ouvrier » lui- nelles sont donc autant d’occasions saisies pour même est quasi absent du débat public, les porteurs faire connaître la pensée des Chœurs de fondeurs d’interpellations créatives se présentent comme des et proposer d’autres possibles après que le travail membres de la « classe ouvrière » – parfois en dépit initial mené en direction des journalistes et des de leur statut social réel – pour prendre la parole réalisateurs a permis de poser dans le débat public la au nom du collectif et pour prescrire l’avenir plus question de la responsabilité sociale des entreprises, encore que conserver le passé. tant en termes de délocalisation que de pollution industrielle, et surtout sans que les ouvriers soient Cependant, cette pratique inventive ne parvient oubliés ou désignés comme coupables de ce qui pas à se stabiliser dans la longue durée. Passés leur arrive. Grâce aux questions posées, aux recom‑ l’émulation et l’enthousiasme des luttes, le repli mandations formulées et aux débats ouverts, ces sur les identités professionnelles et les anciennes interpellations ont contribué, au moins localement, rivalités entre syndicalistes, mais aussi les enjeux à l’ouverture de « scènes politiques nouvelles ». Et de création d’activité professionnelle pour certains, ce, au point que l’évocation du conflit à chaque brisent la notion revisitée de « classe ouvrière » et occasion possible soit parfois saluée par les poli‑ la « subjectivité civique » qui avaient émergé. Alors tiques locaux d’un soupir éloquent : « Encore les que se cherche, avec les interpellations créatives, Chœurs de fondeurs (51) ! … » un nouveau type d’organisation et d’intervention Avec les interpellations politiques, auxquelles politique, Chœurs de fondeurs, association loi 1901 se sont joints le combat juridique et la volonté de originale et interlocutrice efficace des institutions, participer à la revitalisation du territoire, les Chœurs peine à discuter de son organisation interne et de de fondeurs ont permis que la question d’une légis‑ l’évolution de ses objectifs. Pour que perdure une lation contre les délocalisations soit aujourd’hui subjectivité collective unifiée, capable d’affirmer débattue de façon contradictoire. De ce point de vue, au présent l’existence des ouvriers, il a probable‑ la « médiatisation à l’envers » constitue une manière ment manqué à l’association, et en particulier aux inventive et efficace de prendre la mesure des enjeux porteurs d’interpellations, la possibilité de débattre contemporains de l’accès à et surtout du contenu de collectivement des principes dont ils se dotaient l’information, tout en restaurant une place pour la et de l’idée qu’ils se faisaient du collectif qu’ils parole ouvrière. En dépassant le témoignage, la mise formaient.

Bibliographie

Bergeron A., Doray B. (2005), « Les “privés d’emploi” : Corteel D. (2009a), « Lutter pour la reconversion d’un la culture pour miroir », Ethnologie française, vol. 35, site industriel et la dignité des hommes qui l’ont fait n° 4, pp. 643-652. vivre. Analyse d’expériences menées par les ex-salariés de Metaleurop Nord », in Causer J.-Y., Durand J.-P., Balasinski J., Mathieu L. (2006), Art et contestation, Gasparini W. (coord.), Les identités au travail. Analyses Rennes, Presses universitaires de Rennes. et controverses, Toulouse, Octarès, pp. 113-122. Bazin L. (2014), « Anthropologie, patrimoine industriel Corteel D. (2009b), « Fermetures d’usine : les associations et mémoire ouvrière. Vers une recontextualisation d’anciens salariés comme espaces de médiation critique », L’homme et la société, n° 192, à paraître. originaux », Formation emploi, n° 108, pp. 53-65. Bon F. (2004), Daewoo, Paris, Fayard. Corteel D., Duhin A., Hayem J. (2009), « Metaleurop : Bourdieu P. (1982), Ce que parler veut dire : l’économie “dal defensive al creativo”. Cronaca e analisi di una lotta des échanges linguistiques, Paris, Fayard. singolare », in Romittelli V., Fuori dalla società della conoscenza, Roma, Infinito, pp. 265-280.

(51) Entretien recueilli par Judith Hayem le 29 novembre (52) Par exemple et de manière non exhaustive Levi’s, 2007 avec Suzy, 56 ans, Didier, 58 ans et Alain, plus de 60 ans, Daewoo, Cellatex, Mosley, Mollex (Martin, 2001 ; Bon, 2004 ; respectivement anciens acheteurs et formateur. Bergeron, Doray, 2005).

Travail et Emploi n° 137 • 119 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 119 18/06/2014 09:52:09 Fajardie F. (2003), Metaleurop : paroles ouvrières, Paris, Metaleurop et des Houillères du Nord. », Revue de l’Ires, Mille et une nuits. n° 47, pp. 195-214.

Fermetures de boîtes… et après ? (2007), Actes des Mazade O. (2006), Le reclassement des ex-salariés de rencontres à la Maison des hommes et des techniques Metaleurop Nord : enquête quantitative, rapport de à Nantes, mars 2005, Maison des hommes et des recherche, Clersé, mars. techniques, Édition du Centre d’histoire du travail, Mazade O. (2010), La reconversion des hommes et Nantes (livre + cédérom). des territoires. Le cas Metaleurop, Paris, L’Harmattan, Gaulin M.-J. (2005), Metaleurop : une crise locale aux coll. « Logiques sociales ». causes internationales et aux conséquences nationales, Mazade O. (2013a), « L’affaire Metaleurop. Une Mémoire de maîtrise sous la direction de Robert Franck, dénonciation impossible ? », Terrains et travaux, n° 22, université Paris-I. pp. 23-38.

Gimel J. (2009), Mémoire ouvrière, mémoires d’ouvriers. Mazade O. (2013b), « “Patron voyou” : de la désignation Une analyse sociologique des pratiques mémorielles des publique à la sanction juridique. L’affaire Metaleurop », ouvriers de l’usine Metaleurop, Mémoire de maîtrise Champ pénal/Penal Field [En ligne], vol. X ; disponible à de sociologie sous la direction d’Alain Chenu, Institut l’adresse : http://champpenal.revues.org/8431 ; consulté d’études politiques de Paris. le 24 mars 2014.

Hayem J. (2010), « La mobilisation créative des Mouchard D. (2009), « L’intellectuel spécifique », in ex-ouvriers de Metaleurop Nord », Rapport de recherche Filleule O., Mathieu L., Pechu C. (dir.), Dictionnaire remis au PUCA en 2011 dans le cadre de la recherche sur des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, La citoyenneté urbaine : formes d’engagement et enjeux pp. 307-312. de solidarité dirigée par Bernard Eme, pp. 230-304. Rancière J. (2000), Le partage du sensible. Esthétique et Hayes I., (2013), « Les limites d’une médiation militante. politique, Paris, La Fabrique. L’expérience de Radio Lorraine Cœur d’acier, Longwy, Rancière J. (1995), La mésentente, Paris, Galilée. 1979-1980 », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 196-197, pp. 84-101. Rancière J. (2005), La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique. Lazarus S. (2001), « Anthropologie ouvrière et enquêtes d’usine : état des lieux et problématique », Ethnologie Rancière J. (2007), Le spectateur émancipé, Paris, La française, vol. 31, n° 3, pp. 389-400. Fabrique.

Lazarus S. (1996), Anthropologie du nom, Paris, Seuil. Ross K. (2005), Mai 68 et ses vies ultérieures, Bruxelles, Complexe-Le Monde diplomatique. Linhart D., Rist B., Durand E. (2002), Perte d’emploi, perte de soi, Paris, Erès. Sinigaglia J. (2012), Artistes, intermittents, précaires en lutte. Retour sur une mobilisation paradoxale, Nancy, Lomba C. (2013), « Restructurations industrielles : Presses universitaires de Nancy. appropriations et expropriations des savoirs ouvriers », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 196-197, Surubaru A. (2010), « De la sous-traitance à la délocalisation. Les restructurations chez DIM », in Jobert pp. 34-53. A., Didry C. (dir.), L’entreprise en restructuration. Martin C. (2001), Les mains bleues, Lille, Éditions du Dynamiques institutionnelles et mobilisations collectives, Sansonnet. Rennes, Presses universitaires de Rennes, pp. 235-248.

Mariette A. (2005), « “Silence, on ferme !” », Ethnologie Zuindeau B., Letombe G., Masson E. (2010), « Risques française, vol. 35, n° 4, pp. 653-666. de pollution et action collective dans le bassin minier (cas de Metaleurop) : défection ou prise de parole ? », in Mathieu L. (2009), Les années 70, un âge d’or des Petit O., Herbert V. (coord.), Risque environnemental et luttes ?, Paris, Textuel. action collective : Application aux risques industriels et Mazade O. (2005), « Cellules de reclassement et d’érosion côtière dans le Pas-de-Calais, Paris, Lavoisier, individualisation du traitement du chômage. Le cas de coll. « Sciences du risque et du danger », pp. 79-93.

• 120 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 120 18/06/2014 09:52:09 Les interpellations créatives des Chœurs de fondeurs

Annexe

Tableau : Le noyau des adhérents actifs de l’association Chœurs de fondeurs (CDF) (53)

Position dans Fonction en 2003 et Appartenance Âge l’association, activité Situation éléments connus du syndicale et autres Investissements Interviewé en (bénévole ou salariée), familiale parcours professionnel engagements créatifs 2003 situation professionnelle antérieur militants en 2007

Historien amateur ; Membre régulier du conseil nombreuses Non syndiqué, d’administration (CA) à Marié, 3 Ingénieur, a travaillé en interventions lors Pierre 57 étudiant militant en divers postes, bénévole. enfants Afrique, Allemagne, Italie. des projections et 1968. expositions, travail Chômeur dispensé de pour les archives. recherche d’emploi. Photos de la fermeture et de la destruction du site et de toutes les Bénévole, très actif mais Conducteur de train sur actions militantes sans responsabilité au sein le site. Ouvrier agricole à et autres de CDF ; du CA. Marié, 2 l’adolescence puis travaille Louis 52 / nombreuses enfants dans le bâtiment quelques Chômeur dispensé de interventions lors années avant d’être recherche d’emploi (rachat des projections embauché à Metaleurop . de ses trimestres en tant et expositions, qu’ouvrier agricole). participe au projet du Centre du métal, Metallia. Bénévole, a été membre du CA, démissionne en 2007. Écriture ; Après un CDD au sein de la Agent de maîtrise (parcours nombreuses Marié, 2 Scop (société coopérative Vladimir professionnel non 45 Non syndiqué. interventions lors enfants et participative) de Michel reconstitué). des projections et et en dépit de multiples expositions. démarches et projets, toujours au chômage en 2007. A composé et Chef de poste. Embauché A été un temps enregistré un album comme intérimaire à délégué syndical relatif à la lutte Metaleurop à partir de 1980 FO avant 2003, Membre bénévole de (« Métallo ») avec Marié, 2 puis électricien passe de « famille PS », l’association . Thimotée 45 son groupe semi- enfants OP1 (ouvrier qualifié de militant de la professionnel. Se En 2007 travaille dans niveau 1) à OP3 (ouvrier Confédération produit en concert l’automobile. qualifié de niveau 3) puis nationale du pendant la séquence chef de poste en 2003. logement. de lutte. Protagoniste Agent de maîtrise en Membre bénévole de de Metaleurop, 2003. A travaillé 5 ans Fils d’ouvrier l’association. Germinal 2003, dans les Houilles puis textile, petit fils nombreuses A fondé une Scop de débute comme balayeur de mineur. A été interventions lors dépollution du site après à Metaleurop en 1975, délégué syndical des projections la fermeture puis plusieurs Marié, 6 formation en physique CGT mais « a Michel 49 et expositions, autres entreprises associées enfants (susceptible de valoir une claqué la porte » en fondateur de la (laverie, démantèlement équivalence en Master 2 1978-1979, reste Scop Aced (Au d’ordinateurs), dont par validation des acquis de syndiqué et proche cœur de l’emploi certaines ferment ensuite. l’expérience), gravit tous des idées de la durable), projet de En 2007 il emploie encore les postes jusqu’à devenir CGT. Centre du métal, plusieurs personnes et agent de maîtrise en 2003. Metallia. parvient à en vivre.

(53) Sont présentées ici les principales caractéristiques des personnes interviewées pendant l’enquête. Celle-ci n’ayant pas pris la forme d’entretiens biographiques, certaines informations concernant le parcours des interviewés ne sont pas disponibles. Les infor‑ mations présentées correspondent à ce que l’interviewé a souhaité mettre en avant de son parcours pour expliquer ses engagements au moment de l’entretien.

Travail et Emploi n° 137 • 121 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 121 18/06/2014 09:52:09 Position dans Fonction en 2003 et Appartenance Âge l’association, activité Situation éléments connus du syndicale et autres Investissements Interviewé en (bénévole ou salariée), familiale parcours professionnel engagements créatifs 2003 situation professionnelle antérieur militants en 2007 Vidéaste amateur, réalisation de plusieurs films Engagé à Metaleurop dans Famille sur l’usine et de le secteur chimie puis muté d’agriculteurs. tous les montages Membre de l’association à la formation de 1979 à Information vidéos pour les bénévole. Alain / +55 1999 puis service sécurité sur l’affiliation AG, collaboration Dispensé de recherche de 1999 à 2003. Retraite syndicale non au film d’Attac, d’emploi. anticipée en 2003. disponible . a créé le logo des fondeurs, initiateur du projet de Centre du métal, Metallia. Membre du CA. Travaille enfant chez Salariée en CDD par le Penarroya pendant les FSE pour le suivi social de grandes vacances, entre à Initiatrice du projet Mariée, 1 Déléguée syndicale la cellule de reclassement Suzy Metaleurop en 1971 aux 52 de Centre du métal, enfant CGC, élue au CE. de l’ANPE de 2003 à 2007 achats, puis promotions Metallia. puis salariée en CDD par internes. Acheteuse, statut le FSE en tant que chargée cadre. d’études sur le Centre du métal à partir de 2009. Membre du CA. Salarié en CDD par le FSE Entre à Metaleurop en pour le suivi social de la 1979 comme responsable Délégué syndical Initiateur du projet Marié, 1 cellule de reclassement de Didier de gestion puis commercial 54 CGC, élu aux de Centre du métal, enfant l’ANPE de 2003 à 2007 et achats. Acheteur, statut prud’hommes. Metallia. puis salarié en CDD par le cadre. FSE en tant que chargée d’études sur le Centre du métal à partir de 2009. Famille membre de la Jeunesse agricole catholique (JAC), délégué CFTC élu au CE (sympathisant Membre bénévole du CA, CFDT), engagé Dépôt d’archives porteur de l’action en Ingénieur (parcours contre le FN à Marié, 3 aux Archives du justice et de la réactivation Richard professionnel non 57 Hénin-Beaumont, enfants monde du travail à du bassin d’emploi. reconstitué). fondateur d’une Roubaix. association d’aide Chômeur dispensé de aux handicapés, recherche d’emploi. proche du Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP). Membre bénévole. Secrétaire de direction, En 2007, CDD de quelques Dépôt d’archives assistante du directeur mois comme secrétaire Mariée, 1 aux Archives du Marie technique. Statut cadre, 51 Non syndiquée. pour Chœurs de fondeurs enfant monde du travail à mais se considère comme dans le cadre du projet de Roubaix. « ouvrière » . dépôt des archives aux Archives du monde du travail à Roubaix. Agent de maîtrise dans la chaussure puis entré à Metaleurop en CFTC, partenaire Dépôt d’archives Membre bénévole. 1979 comme OS1 puis de Richard dans aux Archives du Robert / 57 En 2007 préretraité adjoint aux expéditions, l’association d’aide monde du travail à dispensé de recherche contremaître et chef aux handicapés. Roubaix. d’emploi. d’atelier. En 2003 participe au cabinet de reclassement.

• 122 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 122 18/06/2014 09:52:09 « On est resté l’écume du métier. » Le groupe des mineurs de la Vallée du Jiu (Roumanie) disloqué par les restructurations, 1997-2013 (*) Maria Voichi¸ta Grecu (**)

« Nous avons démarré la restructuration du secteur minier et obtenu en quelques mois ce que d’autres pays ont réalisé en plusieurs dizaines d’années. » Ces mots, prononcés par le chef du gouvernement roumain en décembre 1997, évaluent quantitativement le succès des départs volontaires avec incitation financière qui se sont soldés, dans le cas du bassin de la Vallée du Jiu, par une réduction des effectifs des mines de 39 % en moins de trois mois. L’article revient sur cet événement et le resitue dans l’histoire longue des restructurations qui se sont succédé jusqu’en 2013. Il dégage des pistes d’interprétation, avec des variations d’échelle et une perspective longitudinale, pour expliquer pourquoi les mineurs ont accepté les plans de départs collectifs et comment cela a affecté, objectivement comme subjectivement, le groupe social que composent les mineurs. L’objectif de l’article est ainsi double : il s’engage dans le débat sur la part de l’« héritage » du socialisme d’État dans les transformations qu’a subies la condition ouvrière après 1989 et analyse les recompositions identitaires du groupe des mineurs sous l’angle de l’évolution de ses rapports au travail.

En tant qu’acteur collectif, les mineurs du bassin publique a mis à distance les gueules noires et en a charbonnier de la Vallée du Jiu, dans le sud-ouest de fait un “Autre” de la société roumaine » (p. 32) que la Roumanie, n’ont rien d’ordinaire. Incarnation par les chercheurs ont commencé à les étudier. Avec excellence de la classe ouvrière roumaine et porteurs le déclenchement des restructurations de l’indus‑ privilégiés de l’idéologie du socialisme d’État avant trie charbonnière en 1997, l’image de forteresse 1989, ils ont propagé leur renommée après la chute ouvrière de la Vallée du Jiu s’est rapidement estom‑ du régime par de nombreuses mobilisations collec‑ pée, dévoilant la fragilisation de ses habitants et la tives, et ont constamment fait peser la menace de dégradation de leurs conditions d’existence. Les troubles sur les différents gouvernements. recherches ont révélé une communauté locale hété‑ L’intensité, la violence et les succès relatifs de leurs rogène (Crăciun et al., 2002), divisée et fortement actions syndicales ont fait d’eux un acteur politique touchée dans son vécu par les effets négatifs du fort en Roumanie, au début des années 1990. Figure chômage de masse, des subjectivités marquées par d’exception parmi les mouvements ouvriers postso‑ des sentiments d’angoisse et de honte (Friedman, cialistes, d’ordinaire dans une position sociale et 2003, 2007) et, globalement, une classe ouvrière en politique défavorable et considérés, globalement, profonde déstructuration (Kideckel, 2002, 2008). comme impuissants (Ashwin, 1999 ; Crowley, Ost, Les journalistes tendent, eux aussi, à brosser un 2001 ; Crowley, 2004), les mineurs de la Vallée du portrait sombre de ce que certains surnomment la Jiu ont semblé, pendant un certain temps, pouvoir « Vallée des larmes » (1). tirer eux-mêmes les fils de leur destin. Comment expliquer l’effondrement brutal du Cependant, c’est au titre d’« ouvriers ordi‑ groupe social des mineurs ? Est-il aussi net et défi‑ naires », sans légitimité particulière à faire valoir nitif que les enquêtes menées jusqu’au milieu des pour être entendus (Beaud, Pialoux, 1999, p. 33 et années 2000 le laissent entrevoir ? Tout en s’ins‑ p. 435), qu’on leur a prêté une voix dans les travaux crivant dans la continuité des travaux cités, cet de sciences sociales et, notamment, d’anthropolo‑ article tente d’apporter à ces questions quelques gie. Pour reprendre les mots de Vintilă Mihăilescu éléments nouveaux d’interprétation. Partant d’un (2006), « c’est seulement après que l’opinion aspect souvent négligé, à savoir la forte propension que les mineurs ont manifestée dès le début des

(*) Je remercie particulièrement David Roze et Julien Gros pour leurs relectures et remarques précieuses. (1) Cf. « Les mineurs oubliés de la Vallée des larmes » (Die (**) École des hautes études en sciences sociales, Centre Tageszeitung, 13 janvier 2012, en version française sur Maurice-Halbwachs, Équipe Enquêtes, terrains, théories (ETT) PressEurope) ou « La vallée minière du Jiu, une catastrophe / École nationale des sciences politiques et administratives, économique et humaine » (Romania Libera, 25 février 2012, en Bucarest ; [email protected] version française dans Courrier international).

Travail et Emploi n° 137 • 123 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 123 18/06/2014 09:52:09 restructurations à répondre favorablement aux plans auparavant. De même, les activités extractives ont de départs dits « volontaires », nous montrerons subi un déclin important perdant, depuis la chute du qu’aux déterminations économiques et politiques du régime, plus de trois quarts de leur main-d’œuvre déclin minier, s’ajoutent aussi des facteurs sociaux (soit presque 200 000 personnes) (2). qui tiennent au processus même de construction du groupe ouvrier. La morphologie de ce dernier pèse comme critère ultime dans son affaiblissement et sa Encadré 1 segmentation et joue, par la suite, sur ses recompo‑ Une ethnographie de longue durée sitions identitaires. Une analyse longitudinale des sur un groupe disloqué expériences subjectives des restructurations permet de révéler leur ambivalence et de montrer comment, Cette enquête repose sur des observations en fonction des différenciations internes du groupe ethnographiques, des archives de nature variée, et des mineurs et en lien avec divers changements sur plus de soixante-dix entretiens réalisés auprès d’hommes et de femmes, qu’ils soient salarié/es de sociaux plus larges, les licenciements ont été vécus la mine (mineurs, autres ouvriers et cadres), salarié/es à la fois comme destructeurs et avantageux, comme dans d’autres entreprises locales ou sans emploi. une contrainte et une opportunité. Encore d’actua‑ Nous avons également suivi de près, dans une pers- lité aujourd’hui, les restructurations des mines de pective longitudinale, plusieurs trajectoires indivi- la Vallée du Jiu ont engendré des transformations duelles et familiales. L’enquête ethnographique de identitaires qui rendent compte aussi bien de la divi‑ longue durée, menée dans le cadre d’une recherche sion initiale du groupe ouvrier que d’un ensemble doctorale en anthropologie, s’est déroulée entre de réajustements nécessaires pour sa continuité. mai 2005 et janvier 2007. Les données recueillies avant 2005 correspondent à des stages de terrain S’appuyant sur un matériau empirique recueilli collectifs et à des enquêtes individuelles conduites lors d’enquêtes ethnographiques successives menées dans le cadre de notre formation en sociologie à entre juillet 1999 et mai 2013 (voir encadré 1), l’ana‑ l’université de Bucarest. Les retours sur le terrain lyse se développe en trois temps. La première partie postérieurs à 2007 ont complété l’enquête ethno- graphique et s’expliquent en partie par la difficulté à retrace à grands traits l’histoire récente de la Vallée laquelle nous avons été confrontée pour obtenir des du Jiu et la relative apathie des syndicats face à la données statistiques et archivistiques. Notre dernier politique spécifique de privatisation-restructuration séjour sur le terrain a eu lieu en mai 2013, lorsque des houillères. Ensuite, la deuxième partie insiste nous avons participé à un atelier franco-roumain sur la morphologie du groupe des mineurs, leur atti‑ organisé par une équipe d’architectes sur le thème tude vis-à-vis du départ volontaire s’avérant être un du patrimoine industriel. révélateur des rapports différenciés des ouvriers au travail à la mine. Enfin, la troisième partie examine la transformation des expériences subjectives de la Toutefois, à l’image de la complexité et de la variété restructuration et met l’accent sur les réaménage‑ des transitions postsocialistes (Burawoy, Verdery, ments identitaires que celles-ci laissent entrevoir. 1999 ; Dobry, 2000), cet effondrement industriel a enregistré des formes multiples et des décalages temporels significatifs selon les pays, les secteurs d’activité et les entreprises. À cet égard, le cas des Le contexte d’émergence houillères de la Vallée du Jiu s’avère intéressant à de la politique des restructurations examiner. Alors que, sous la pression internatio‑ des mines nale, dès le début des années 1990, les pays voisins comme la Hongrie, la Bulgarie ou la Pologne, certes un peu plus éloignée, commencent à prendre, non On l’a souvent fait remarquer : depuis l’effondre‑ sans difficultés et résistances, des mesures de réduc‑ ment des régimes socialistes, les ouvriers d’Europe tion d’effectifs et de privatisation des entreprises centrale et de l’Est ont été les grands « perdants » des d’État (3), la politique de restructuration économique transformations économiques (Bafoil, 2000 ; Plessz, des mines de cette vallée ne débute qu’en 1997. En 2012). Sous l’effet des chocs internes et externes ce qui concerne la privatisation, la question n’a été engendrés par la libéralisation des marchés, les soulevée que très récemment, après la division en salaires réels des ouvriers ont fondu d’un tiers, 2013 de la Compagnie nationale de la houille (CNH) pendant les années 1990, ranimant ainsi le spectre de en deux sociétés regroupant, selon leur performance la Grande Dépression (Crowley, 2004). La chute de économique, les sept mines restantes : la première la production et des emplois dans le secteur indus‑ société (la Société nationale de fermeture des mines) triel et, notamment dans l’industrie lourde, a été sévère dans tous les pays de la région. En Roumanie, la part de l’industrie dans le PIB (produit intérieur brut) a diminué considérablement entre 1990 (2) Sources : Institut national de statistique (http://statistici. et 2009, passant de 40,5 % à 24,5 %, et les effectifs insse.ro/shop/ ; Annuaire statistique de la Roumanie, 2008 et 2011), Surubaru (2007). industriels ont atteint 1,7 million de salariés en 2012, (3) Pour la Pologne, voir par exemple Bafoil (1996) ou alors qu’ils s’élevaient à 4,7 millions vingt-deux ans Dunn (2004).

• 124 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 124 18/06/2014 09:52:10 Mineurs de la Vallée du Jiu et restructurations

a pour objectif de liquider les trois mines qu’elle l’importance de la Vallée en tant que secteur indus‑ chapeaute tandis que la seconde (la Société nationale triel prioritaire de l’économie roumaine n’a eu de de la houille Petroşani) doit privatiser les autres. cesse de s’accroître (6). Traversées par d’importants enjeux politiques, L’expansion de l’industrie charbonnière avant ces particularités s’inscrivent dans une histoire 1989 ne s’est pas faite sans d’importantes contra‑ complexe et souvent opaque du bassin de la Vallée dictions. Bien que les ressources en houille de la du Jiu (4). D’innombrables scandales de corrup‑ Roumanie aient été, à la différence de celles des tion, endémique et liée au détournement des fonds autres producteurs du bloc socialiste, plus modestes publics et au pillage de l’ancien patrimoine indus‑ et réservées à la consommation interne, les moyens triel socialiste d’État, l’assombrissent et en limitent mobilisés pour l’accroissement du secteur minier la compréhension. Dans ce qui suit, nous allons nous n’ont pas été pour autant plus modérés qu’ailleurs, arrêter sur trois types de causes généralement avan‑ témoignant bien du processus d’« industrialisation cées pour expliquer le déclin minier : des facteurs à outrance » (Bafoil, 2002) si répandu dans les d’ordre économique et géopolitique qui ont joué pays de l’Est. De 1970 à 1989, le nombre de mines de manière incontestable sur la politique écono‑ du Combinat minier de la Vallée du Jiu (CMVJ) a mique de la Roumanie et sur le destin des anciennes presque doublé (s’élevant à 15 mines en 1989), et entreprises socialistes d’État ; la modification des les effectifs sont passés de 26 000 salariés à plus de rapports politiques et la disparition des alliances 60 000, concentrant 73 % de l’ensemble des salariés plus ou moins explicites entre le gouvernement et du bassin à la chute du régime (7). Les conditions les mineurs (Gledhill, 2005) ; des facteurs internes géologiques particulières du gisement ont rendu au syndicalisme minier enfin qui, selon certains l’exploitation extensive de la houille difficile et auteurs, ont dissimulé, derrière l’image d’un lobby coûteuse. À cela s’ajoutent les déficiences du puissant, des « faiblesses stratégiques » qui n’ont système d’économie planifiée, le gaspillage déme‑ fait qu’augmenter la vulnérabilité du groupe des suré lié au productivisme, qui s’est concrétisé mineurs (Kideckel, 2001). La conjonction de ces notamment par l’ouverture de puits ayant fourni très trois facteurs explique l’existence, en 1997, d’un peu de charbon (voire pas du tout), les échecs de changement des rapports de force, à la fois en défa‑ modernisation technologique et des dépenses consi‑ veur des mineurs par rapport à l’État et de ce dernier dérables dus à une main-d’œuvre pléthorique dont par rapport aux instances internationales comme le turn-over a toujours été extrêmement élevé (8). l’Union européenne et le Fonds monétaire interna‑ La dissolution juridique du CMVJ après 1989 et tional (FMI) (Sznajder, 2006). la création de la Régie autonome de la houille (RAH Des mines d’État reflets jusqu’en 1998 et CNH depuis) a renforcé la centra‑ de l’industrialisation à outrance lisation administrative des mines et les a maintenues sous le contrôle de l’État. La légère restructura‑ Depuis l’ouverture des premiers puits il y a tion organisationnelle des années 1990 n’a pas 150 ans, ce bassin que les habitants ont l’habitude entraîné une véritable rénovation : les services d’appeler « la Vallée (5) » a représenté le haut lieu externalisés sont revenus plus chers et différentes de l’extraction de la houille en Roumanie. À son activités industrielles destinées à être privatisées importance stratégique en tant que pourvoyeur prin‑ ont servi essentiellement les intérêts des mana‑ cipal de charbon du pays, se sont ajoutés différents gers et le commerce émergent de revente de vieille enjeux après la guerre. Nationalisées en 1948, les ferraille (9). La dépendance financière de la RAH à mines sont devenues le moteur principal du projet de rattrapage de modernisation du pays (Murgescu, 2010) et ont constitué un des piliers économiques (6) Sources : CNH, Baron (1998), Murgescu (2010). et idéologiques du régime socialiste. La politique (7) Sources : CNH et Archives départementales Hunedoara, accélérée d’industrialisation et la pression exercée Direction régionale de la statistique 1948-1991, Inv. 904, par l’agenda énergétique ont poussé la production Dossier 35/1990. (8) D’après les archives de la CNH, on constate que, pendant nationale de charbon de 3,9 millions de tonnes en toute la durée du régime, le volume des flux de main-d’œuvre 1950 à plus de 66 millions en 1989. Même si la sur vingt-quatre mois était généralement deux fois plus impor‑ part de la houille a baissé durant cette période de tant que la moyenne des effectifs des mines sur ces mêmes 64 % à 16 % en faveur du lignite (extrait notamment vingt-quatre mois. (9) Par exemple, les directeurs des entreprises issues de la dans les mines à ciel ouvert du bassin de l’Olténie), privatisation des anciennes usines de réparation et de produc‑ tion d’équipement minier du CMVJ ont fait l’objet, durant les années 1990 et 2000, de plusieurs enquêtes pour fraude fiscale. Ces managers sont par ailleurs accusés par les ouvriers (4) À l’exception d’une thèse en cours à l’université de l’Il‑ d’avoir dérobé les fonds des entreprises et d’avoir tiré profit linois, il n’existe pas de véritable étude d’histoire sociale ou des contrats signés avec la RAH puis la CNH en leur nom économique traitant de l’évolution du bassin après 1940. propre. En outre, il est établi que le rétrécissement de l’activité (5) Il se trouve dans la dépression de Petroşani dans les industrielle a aussi permis un autre type de profit résultant de Carpates méridionales et s’étale le long des deux affluents est la revente informelle des outils et structures métalliques auprès et ouest du Jiu, sur les rives desquels se sont développées six des nombreuses entreprises de collecte de ferraille qui ont villes avec les mines afférentes. émergé dans la Vallée.

Travail et Emploi n° 137 • 125 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 125 18/06/2014 09:52:10 l’aide publique s’est intensifiée, le renflouement président entre 1990 et 1996. Bien qu’ils ternissent périodique des mines leur permettant de survivre l’image des mineurs et contribuent ultérieurement à leurs déficits chroniques, tout en perpétuant les à leur déclin (Kideckel, 2008), ces événements effets néfastes du « syndrome de contrainte budgé‑ marquent la naissance d’un acteur syndical qui taire lâche » (Kornai, 2001). Ainsi, les arriérés de a réussi à jouer de son influence pour retarder les paiement se sont multipliés par huit entre 1993 décisions de réforme systémique des houillères. et 1996, la grande majorité (plus de 80 % en 1996) À la suite de la première grève des mineurs orga‑ concernant les obligations envers les budgets d’État nisée en mars 1990, qui s’achève avec l’acceptation et de la sécurité sociale (10). intégrale de leurs vingt-neuf revendications (15), les Des syndicats miniers influents mais nouveaux syndicats des mines s’unissent au sein passifs face aux licenciements d’une confédération qui prend le nom de Ligue des syndicats miniers de la Vallée du Jiu (LSMVJ). Selon l’avis général des chercheurs, si la compa‑ Dirigée d’une main de fer par Miron Cozma (16), raison entre l’avant et l’après-1989 dans le secteur la LSMVJ rassemble la quasi-totalité des mineurs minier révèle plus de continuités que de ruptures, (le taux de syndicalisation s’élevant, à l’époque, cela est dû dans une grande mesure à la force à plus de 95 %, selon les témoignages des anciens collective des mineurs et au rôle politique qu’ils délégués), et représente pendant sept ans différentes ont joué au début de la transition. L’histoire des autres catégories d’ouvriers et de cadres au niveau révoltes minières dans la Vallée, depuis l’affirma‑ local et national. Grâce à son influence, cette ligue tion politique d’une volonté d’autonomie régionale contribue sur le plan politique au maintien du statu ouvrière lors de la déclaration de la « République du quo et protège la RAH, à la différence, par exemple, diamant noir » en novembre et décembre 1918 (11) de ce qui se produit dans le secteur minier russe et jusqu’à la grève générale emblématique des 2 et ukrainien (Ashwin, 1999 ; Crowley, 1997), par un 3 août 1977, célèbre pour avoir fait venir Ceauşescu octroi privilégié de subventions publiques garantis‑ dans le bassin pour calmer les esprits (12), conforte sant aux mineurs la stabilité de l’emploi et un rapport l’image traditionnellement attachée aux mineurs salarial favorable. Cependant, ces succès ont été d’« aristocrates du mouvement ouvrier » (Crowley, qualifiés rétrospectivement de « réussites tactiques » 1997). C’est généralement dans la continuité de au nom de la défense des intérêts privés et collectifs cette représentation et en mettant en avant le capital immédiats, dissimulant en réalité, sur le long terme, matériel et symbolique acquis par les mineurs sous des déficiences structurelles du mouvement syndical le socialisme d’État, que plusieurs auteurs justi‑ qui n’auraient fait que renforcer la position dominée fient la propension des mineurs à l’action collective des ouvriers (Kideckel, 2001, 2002). durant les années 1990 (Kideckel, 2008 ; Vasi, L’arrivée, suite aux élections de 1996, d’un 2004). Il convient de souligner l’aspect fondateur gouvernement issu de l’opposition démocratique que prennent, pour l’ensemble des mobilisations de (avec à sa tête le Parti national paysan chrétien-démo‑ l’époque, les trois premières descentes des mineurs crate) (17), désireux de prouver sa volonté d’assumer de la Vallée sur Bucarest en janvier, février et des réformes structurelles et de se plier aux condi‑ juin 1990, appelées depuis mineriade (13). La tour‑ tions économiques exigées de la Roumanie en vue nure prise par ces événements – considérés comme de son adhésion à l’Union européenne, met au jour des exemples de politiques mises en œuvre par le à la fois les alliances politiques flottantes du mouve‑ pouvoir en place par le biais « d’autres moyens » ment syndical et la compétition extrême qui y règne (Gledhill, 2005) – et notamment, celle de la descente de juin dont la violence a été extrême (14) – révèle les mineurs sous un jour nouveau : agis‑ sant à la manière de milices populaires, ils scellent (15) Notamment l’augmentation des salaires et de différentes indemnités, la diminution du temps de travail de 48 heures à une alliance politique avec le pouvoir et, particu‑ 40 heures par semaine (plus tard, à 30 heures par semaine), et lièrement, avec Ion Iliescu, ex-cadre communiste et la baisse de l’âge de la retraite à 45 ans pour 20 ans de travail au fond de la mine. (16) Figure des plus controversées, il se fait remarquer lors des négociations avec le gouvernement en mars 1990 et devient (10) Source : archives CNH. quelques jours après leader des mineurs. Il est arrêté en 1997 (11) Je remercie Ancla Glonţ d’avoir attiré mon attention sur pour sa participation à la mineriada de juin 1990 et à celle de cet épisode peu connu qui est, par exemple, évoqué dans les septembre 1991, qui débouche sur la démission du gouverne‑ mémoires de Dominic Stanca (1935). ment. Il sort de prison en 1998 puis, accusé d’« instigation à la (12) Voir, par exemple, « Une lettre angoissée de 22 mineurs sape du pouvoir d’État » pour ces mêmes événements de 1991, roumains », Libération, 12 octobre 1977, p. 16. est de nouveau incarcéré en février 1999. Ses liens avec Ion (13) Pour un aperçu des controverses associées aux mine‑ Iliescu ont toujours été sujet à débat. Gracié par celui-ci à la fin riades, se référer à Rus (2009). de son troisième mandat présidentiel (2000-2004), il retourne (14) Les contestataires opposés au président et au gouver‑ en prison quelques jours plus tard pour être libéré définitive‑ nement, rassemblés depuis plusieurs semaines dans une ment en décembre 2007. manifestation-marathon pacifique sur la place de l’Univer‑ (17) Précisément une coalition entre, d’une part, la Convention sité, se trouvent à cette occasion réprimés avec brutalité. Le démocrate roumaine (CDR), structurée autour des libéraux, des bilan officiel dénombre 6 morts, plus de 550 blessés et 1 000 chrétiens-démocrates et de différentes associations civiques et, arrestations. d’autre part, l’Union sociale-démocrate (USD).

• 126 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 126 18/06/2014 09:52:10 Mineurs de la Vallée du Jiu et restructurations

en interne (Kideckel, 2001 ; Muntean, 2011). Si l’arrestation de Miron Cozma fragilise certainement Encadré 2 la LSMVJ et contrarie l’action collective, l’orienta‑ Modalités techniques des indemnités tion libérale et réformiste des acteurs syndicaux les de départ / allocations de chômage amène, comme dans les autres pays est-européens (Ost, 2009 ; Guillaume, Pochic, 2010) à accompa‑ La politique de restructuration a été initiée gner les privatisations plus qu’à s’y opposer. Lancé sans programme préalable, une « stratégie minière » par le Premier ministre Victor Ciorbea, avocat de n’étant esquissée qu’en 2002 et fixée par la loi en profession et ancien leader syndical d’une confédéra‑ 2004 (décision gouvernementale 615/2004). Le tion nationale, le protocole de réforme de l’industrie support légal des restructurations est fait essentiel- minière est signé au niveau national par une commis‑ lement d’ordonnances d’urgence gouvernementales sion tripartite à laquelle prennent part des partenaires (OUG 22/1997, 60/1997, 68/1998, 8 /2003, 116/2006 et 36/2013) qui précisent les conditions d’attribution syndicaux proches du gouvernement, dont la Centrale des indemnités de départ et de chômage. nationale confédérative des syndicats miniers de De 1997 à 1999, les sortants touchent douze, Roumanie qui représente les mineurs du bassin quinze ou vingt mois du salaire moyen d’un salarié de l’Olténie et non ceux de la Vallée du Jiu. Dans dans l’industrie extractive (avec un supplément de ces conditions, la LSMVJ se retrouve devant le fait trois mois octroyé par la RAH en 1997), suivant la accompli et, à l’exception d’une augmentation des tranche d’ancienneté à laquelle ils appartiennent salaires obtenue suite à la grève déclenchée dans la (entre six mois et cinq ans, entre cinq et quinze ans, Vallée en juin 1997, elle ne parvient pas à négocier de ou supérieure à quinze ans). Ces indemnités repré- protections supplémentaires en faveur des mineurs. sentent, en 1997, entre six et dix mois du salaire moyen brut d’un salarié de la CNH et entre dix et Les restructurations sont déclenchées en seize mois du salaire net d’un mineur d’abattage. septembre 1997 sur la base d’un court texte législatif En 1999, à la différence des années précédentes, le de huit articles (Ordonnance d’urgence gouverne‑ versement des indemnités de départ est échelonné mentale 22/1997) qui permet, à tous ceux qui le sur plusieurs mois, leur paiement en une seule fois étant soumis à la condition d’investir l’argent dans désirent, d’arrêter leur travail dans l’industrie char‑ une entreprise ou une association. Parallèlement, à bonnière en échange d’indemnités de départ, dont l’époque, les salariés sortants bénéficient, pendant le montant maximum s’élève à environ 2 300 $, soit neuf mois, d’indemnités de chômage variables environ dix mois du salaire moyen d’un salarié de en fonction de l’ancienneté et du métier, dont le la CNH. Appelé dans le langage courant disponibi- montant maximum s’élève à 60 % de leur ancien lizare (i. e. action de rendre disponible), ce décret salaire moyen brut au cours des trois derniers mois consacre le commencement d’une « thérapie de choc de travail. retardée » (Friedman, 2007) aux effets dévastateurs À partir de 2002, les montants des primes de pour le groupe des mineurs. En moins de trois mois, départ sont fixés par la CNH, d’abord sans tenir 15 900 salariés des mines de la Vallée, soit 39 % des compte de l’ancienneté dans l’entreprise et ensuite, à partir de 2010, selon des tranches d’ancienneté effectifs, quittent leurs postes. Depuis, la CNH a spécifiques. Ainsi, au milieu des années 2000, tous connu un même nombre de départs collectifs éche‑ les sortants reçoivent, au moment du licenciement, lonnés au fil des années (voir annexe, graphiques environ neuf et, plus tard, dix mois du salaire moyen 1 et 2). Articulé exclusivement autour des mesures brut d’un salarié de la CNH, soit presque 5 000 $ d’incitation financière et des mesures passives de en 2004 et 2005, et 7 000 $ en 2006. En 2010, les protection sociale des chômeurs (voir encadré 2), le sommes varient de 2 000 $ à 8 000 $, soit de trois à programme de restructurations s’appuie à la fois sur douze mois du salaire moyen net d’un salarié de la les contraintes exercées sur le travail et sur le choix CNH, selon l’ancienneté au travail des sortants (de un à cinq ans, de cinq à quinze ans, de quinze à délibéré des mineurs de quitter le secteur. vingt-cinq ans, et supérieure à vingt-cinq ans). À ces primes s’ajoutent, tout au long des années 2000, une somme équivalente à deux mois du salaire Disponibilizare et rapports moyen net national. Selon leur situation, les sortants différenciés au travail à la mine reçoivent ensuite entre six et douze mois d’alloca- tions de chômage (alors égales à 75 % du salaire minimum brut national) et, parallèlement, entre Après avoir brièvement analysé les ressorts treize et vingt-quatre mois d’indemnités « addition- économiques et politiques des restructurations, il nelles », variables selon les cas mais nécessaire- est important de s’interroger sur les significations ment inférieures au salaire moyen national. du consentement des mineurs au programme de départs volontaires avec indemnités (disponibili- par le gouvernement ? Quel sens donner, en outre, zare). Comment expliquer le fait que les départs à l’acceptation des licenciements de la part des dits « volontaires » prennent une telle ampleur en mineurs, sachant que, selon l’administration et les septembre 1997 alors que, quelques mois aupa‑ représentants syndicaux, elle est unanime, y compris ravant, les mineurs ont fait grève, à l’appel de la au cours de l’importante crise économique qui frappe LSMVJ, contre le plan de restructuration annoncée le bassin au tournant des années 2000 ?

Travail et Emploi n° 137 • 127 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 127 18/06/2014 09:52:10 Un consentement massif aux départs des cadres de l’administration et ponctués par volontaires a priori surprenant d’importants non-dits, ils évoquent une certaine À la fin des années 1990, les médias se servent « épuration » par rapport à une main-d’œuvre consi‑ de l’amplitude des départs collectifs pour renforcer dérée comme pléthorique : la stigmatisation des mineurs à travers des propos « Les mines étaient remplies de toutes sortes d’hommes, moralisateurs qui mettent en avant leur apparente vous vous imaginez bien qu’il fallait qu’ils partent. Il ignorance, fainéantise et goût exagéré pour l’argent. n’y avait pas d’intérêt à garder tout le monde et donc Les chercheurs, au contraire, voulant se distancier il n’y avait pas d’intérêt à s’opposer à tout départ. » d’une telle perception, remettent en question la (54 ans, mineur retraité, ancien délégué syndical, dimension « volontaire » des départs et insistent sur février 2012.) les diverses médiations qui marquent leur mise en œuvre. Laissant dans l’ombre les motivations réelles Mais la volonté, assumée de façon plus ouverte des mineurs et le caractère délibéré de leur décision par les directions, de se livrer à un tri entre les de quitter leur poste, ils soulignent les incertitudes travailleurs estimés indispensables et ceux qui sont inhérentes au commencement des restructurations, considérés comme indésirables, a dans les faits un les rumeurs abondantes concernant la fermeture effet assez limité en raison de l’absence de moyens imminente des mines, la création de nouveaux légaux pour interdire ou freiner les demandes de emplois, ou encore la réembauche des sortants dans départ. Celles-ci dépassent finalement les attentes les mêmes mines au bout d’un an (Grecu, 2002 ; des syndicats et des dirigeants ; si les tentatives pour Kideckel, 2008 ; Kideckel et al., 2000). convaincre les ouvriers de rester à la mine échouent, c’est, comme l’affirme un ancien directeur, parce Sans aucun doute, le constat de la « réussite » des qu’ils souhaitent vraiment partir : disponibilizări n’est intelligible que s’il est replacé dans sa configuration sociopolitique. D’abord, sous « Tous auraient voulu partir s’ils l’avaient pu, mais la pression européenne relative à l’attribution de moi, j’ai essayé de les arrêter. Ils ont crié au scan- l’aide d’État pour la restructuration des secteurs dale, comme quoi on voulait garder nos fauteuils et publics, les réductions d’effectifs s’imposent comme qu’on ne les laissait pas partir à cause de ça. Bon, j’ai une mesure incontournable à laquelle il faut se rési‑ dit “d’accord, vous pouvez partir”, mais j’ai discuté gner. Ensuite, ratifiées dès le début par un accord personnellement avec environ 400 personnes, jour après jour, je ne pouvais pas leur parler en groupe tripartite national, les disponibilizări en semblent puisque j’étais, entre guillemets, le représentant du d’autant plus inévitables et, dans la confusion gouvernement. C’était en vain. Après, je leur ai dit ambiante, passent pour une opportunité. D’après le que pour tous les autres, j’avais de la pitié mais pour leader actuel de la LSMVJ, les représentants syndi‑ eux non, parce que je leur avais dit de ne pas partir. caux en poste en 1997 ont manqué à leur devoir : il […]. Et ils sont repartis dans leurs villages où ils ont les accuse de ne pas avoir informé correctement les bien vécu tant qu’ils ont eu de l’argent et ensuite ils salariés et d’avoir participé, certains délibérément, sont rentrés ici sans rien. » d’autres inconsciemment, à un jeu politique obscur (58 ans, directeur successivement de deux mines entre censé fragmenter et affaiblir le mouvement ouvrier. 1996 et 2001, retraité, avril 2012.) C’est ce que dénonce d’ailleurs encore à présent un ancien mineur, représentant syndical entre 1990 Ces propos vont dans le sens d’une lecture qui et 1995, qui a décidé de partir lors de la première voit le programme de disponibilizare comme une vague de restructurations : réussite en termes de médiations sociopolitiques spécifiques, avec des syndicats que nous pouvons « Incompétents, lâches ou traîtres…, je ne sais pas supposer ouverts au principe des départs « volon‑ comment les qualifier. Tu m’as demandé si j’ai su ce taires », par crainte aussi des restructurations à qui allait venir. Non. Décidément non. Personne ne venir, aux conditions de départ supposées moins m’a dit quoi que ce soit. Je ne peux pas dire que j’étais avantageuses. Mais ils mettent également en relief encore proche de la Ligue, je l’avais quittée quand une question sous-explorée et pourtant centrale même parce que je n’étais pas d’accord avec leurs affaires, mais personne n’a dit “Hé, Costin (18), attends dans la compréhension du phénomène : la morpho‑ un peu, ne pars pas maintenant” ou…, je sais pas. » logie du groupe des mineurs. Sous l’effet des (60 ans, mineur retraité, février 2012.) restructurations, la communauté minière s’éloigne de l’image d’un tout homogène à l’intérieur duquel En outre, quelques anciens délégués interviewés les individus auraient un rapport à la mine d’une laissent entendre que les syndicats ont dû caution‑ même nature et intensité. Elle se dévoile comme ner le premier plan social, rapprochant ainsi leur un espace aux formes d’investissement et d’appar‑ position de celle prise par les directions des mines. tenance variées. Approchée dans cette perspective, À travers des témoignages plus mesurés que ceux la propension des mineurs à répondre favorable‑ ment aux disponibilizări met à mal une conception idéalisée de l’identité minière (voir encadré 3) et (18) Il convient de préciser que les extraits d’entretien ont été traduits par l’auteure et que tous les noms des mines et de prend sens sur fond de paradoxes et de divisions qui personnes citées sont fictifs. traversent la classe ouvrière roumaine.

• 128 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 128 18/06/2014 09:52:10 Mineurs de la Vallée du Jiu et restructurations

militaires, leur proportion atteint 71 % en 1954 (19)), Encadré 3 il se constitue, à partir des années 1960, de nouveaux Combien de « mineurs » dans les effectifs arrivants, principalement d’origine rurale et agri‑ des mines et les départs volontaires (1) ? cole, issus de flux migratoires incessants et massifs qui s’ajoutent aux populations anciennement instal‑ Le langage courant utilise le terme générique de lées. Même si la pression politique d’uniformisation « mineur » pour désigner tout ouvrier qui travaille à la par le travail et le logement progresse, et est bien mine, que ce soit au fond ou en surface. C’est géné- réelle, le groupe des mineurs ne cesse de se diver‑ ralement ainsi que nous l’employons dans l’article, sifier jusqu’à la veille des restructurations en raison sauf précision contraire. Il convient néanmoins de de deux phénomènes : d’une part, après la grève de souligner son sens spécifique, qui fait référence au 1977, l’amplification des recrutements, à des fins niveau maximal de qualification qu’un ouvrier peut politiques, notamment de travailleurs provenant atteindre dans le travail au fond de la mine suite des régions pauvres et moins industrialisées de l’est à un stage de formation. Pour les ouvriers, outre et du nord-est de la Roumanie (dans les départe‑ cette identification, d’autres critères de reconnais- sance doivent être pris en considération, comme ments de la Moldavie) ; d’autre part, la poursuite la maîtrise du métier et la capacité de prendre des des embauches jusqu’en 1997 étroitement liée à un (20) risques et des responsabilités aussi bien par rapport turn-over démesuré . aux tâches à réaliser que par rapport à la vie des Cette évolution, par ailleurs caractéristique, dans membres de l’équipe. ses traits principaux, des processus de formation Bien que les positions objectives dans la des classes ouvrières dans les pays est-européens hiérarchie professionnelle ouvrière puissent corres- (Bafoil, 2000), convoque, comme le rappelaient pondre à un certain niveau d’investissement dans le Gérard Althabe et Laurent Bazin (1999), la notion travail, elles rendent difficilement compte du choix de rester ou de quitter la mine. Généralement, les d’ouvrier industriel rattaché symboliquement, « mineurs » représentent moins de 20 % des ouvriers socialement et économiquement au village. Étant et leur proportion parmi les salariés qui quittent le données les spécificités du bassin charbonnier, la travail reste significative tout au long des restructu- description sociologique doit également s’intéres‑ rations. Dans la mine Zarea, par exemple, presque ser aux formes d’enracinement minier (21). Pour 18 % des sortants sont des mineurs en 1997, 13 % saisir les différentes fractions constitutives du en 2003, plus de 30 % en 2004 ou 23 % en 2010. groupe des mineurs, il est nécessaire de penser Ainsi, bien qu’il soit un signe d’intégration plus ensemble les diverses formes d’ancienneté sur le importante dans le travail minier, le fait d’avoir un territoire et dans la mine, les rapports à la mobi‑ poste au fond de la mine ou de posséder la quali- fication de mineur ne semble pas quantitativement lité géographique et les projets de vie que celle-ci influer sur les départs. sous-tend, les significations attachées au statut de mineur et au travail, et les liens socio-économiques Il faut également noter qu’il s’agit là exclusive- ment d’hommes. Les femmes, ouvrières et cadres avec le lieu d’origine. recensées en tant que salariées ayant un poste au Si quelques indications quantitatives font ressor‑ fond de la mine sont celles qui, par la nature de leur tir un premier clivage à l’intérieur du groupe lié à travail, doivent de temps à autre descendre au fond (2) l’ancienneté au travail (voir encadré 4), nos entre‑ (évaluatrices , topographes, ingénieures, etc.). tiens, doublés par la reconstitution d’une trentaine Avant les premières disponibilizări, un peu plus de 15 % des salariés étaient des femmes, ce ratio se de trajectoires individuelles, permettent d’affiner maintenant au cours des années 2000. le constat et de dégager cinq profils d’ouvriers. Loin de se structurer en une typologie statique qui opposerait différentes catégories trait pour trait, ces (1) Deux importantes limites à nos affirmations tiennent figures incarnent, d’une manière différenciée, la à la grande mobilité des personnes dans les mines et à la dynamique des ajustements sociopsychologiques, nature fragmentaire des données statistiques existantes. (2) Qui déterminent les tâches qui doivent être accomplies et établissent des normes de travail. (19) Archives départementales Hunedoara, Direction régio‑ nale de statistique Hunedoara-Deva, Dossier 3/1959. (20) Le volume total des salariés gérés par la CNH entre 1990 et 1996, en tenant compte des flux de main-d’œuvre, est deux Un révélateur de la morphologie fois plus important que la moyenne des effectifs en 1989, soit fracturée du groupe des mineurs environ 110 000 personnes. (21) Quelques données quantitatives, aussi imprécises Célébré par la propagande communiste en tant qu’elles soient, éclairent ce point. Sur un échantillon non repré‑ sentatif de 1 024 chômeurs enregistrés en 2001, Irinel Stegar que symbole incontestable de la classe ouvrière, le (2007, pp. 95-96) recense les raisons pour lesquelles les travail‑ groupe des mineurs de la Vallée a toutefois connu leurs souhaitent quitter la mine : alors que 12 % des enquêtés une évolution plus fracturée et différenciée que ce invoquent comme motif principal leur état de santé, les autres que les récits historiques ont l’habitude d’évoquer. mettent en avant la crainte des prochaines restructurations (32 %), le désir de quitter la Vallée (10 %), l’envie de partir à Amplement renouvelé après la guerre (de 1950 à l’étranger, la peur des accidents, les conditions de travail et 1958, les effectifs sont composés majoritairement de salariales, etc.

Travail et Emploi n° 137 • 129 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 129 18/06/2014 09:52:10 de positionnements et d’attitudes réclamés par la Les cinq figures suivantes se distinguent donc confrontation au milieu minier (22). Elles symbo‑ en fonction de leur degré d’enracinement dans une lisent les variations en nature et degré de l’ancrage communauté locale et du type de communauté de des ouvriers dans la Vallée et rendent compte de la rattachement (rurale-paysanne ou minière-urbaine). stabilité ou instabilité des rapports des ouvriers au Les deux premières figures représentent deux travail à la mine. « pôles de stabilité », malgré une opposition quant au rapport au travail à la mine. La troisième, tout en s’inscrivant dans une logique de stabilité, témoigne Encadré 4 d’un moindre enracinement minier quand les deux Évolution du profil des salariés dernières figures symbolisent une absence d’enra‑ qui ont quitté les mines entre 1997 cinement, vécue différemment selon l’âge et le et 2010 : un effet d’ancienneté sentiment de pouvoir, ou non, encore s’adapter au circonstancié travail dans les mines. La figure du « mineur périphérique » fait Selon les archives administratives, les deux référence à la catégorie des ouvriers momîrlani mines Zarea et Lumina comptent ensemble, au – ethnonyme local attribué aux paysans locaux er 1 janvier 1997, environ 7 380 salariés, dont 2 800 d’avant l’ouverture des mines –, qui ne se sont inté‑ ont quitté le travail entre septembre et novembre de la même année. Les salariés partis en premier sont grés dans l’industrie qu’après la seconde guerre jeunes et nouveaux dans l’industrie charbonnière : mondiale, tout en gardant leur mode de vie et leurs 75 % des salariés sortants de la mine Zarea sont activités traditionnelles (notamment l’élevage), dans la tranche d’âge 18-37 ans et ont une ancien- ainsi qu’un niveau élevé d’endogamie commu‑ neté de huit ans en moyenne. La moitié de ces sala- nautaire. Formant des communautés rurales riés a commencé à travailler à la mine après 1989 compactes, relativement séparées des espaces et 80 % d’entre eux à partir de 1986. Sans pouvoir urbains, ces ouvriers-paysans ont composé avec apprécier le nombre de ceux qui ont pu prendre leur la réalité minière à partir d’une position « périphé‑ retraite juste après leur départ de la mine, il ressort rique » qui a privilégié la distinction identitaire clairement que cela ne concerne qu’une minorité paysanne (Crăciun, 2002) au détriment de l’ap‑ d’entre eux (moins de 10-15 %). Cependant, d’après partenance à la communauté professionnelle. À nos estimations (limitées par la nature partielle des données longitudinales), l’âge et l’ancienneté au la mine, ils occupent le plus souvent les emplois travail ne sont corrélés statistiquement au départ d’entretien, emplois en surface ou dans les de la mine que pour la catégorie des plus âgés. services annexes, ce qui leur permet d’économi‑ Autrement dit, au début des restructurations, les ser leur corps, l’effort physique étant nécessaire salariés les plus anciens sont moins prédisposés dans le travail domestique, qui est leur activité à partir (ou plus disposés à rester), sans doute en principale. D’après une expression indigène, la raison de leurs faibles chances de retrouver un mine représente pour eux une « vache à lait », emploi ailleurs, de leur aspiration à continuer à un travail secondaire, source supplémentaire de cotiser pour leur retraite et, comme nous allons le revenus, leur condition ouvrière ayant à leurs yeux montrer plus loin, de leur possible ancrage local une signification plus alimentaire que sociale. (minier ou paysan). Paradoxalement, leur statut d’ouvriers à mi-temps De 1998 à 2003, la distribution des âges des ne les a pas rendus plus vulnérables au moment salariés sortants de la mine Zarea reste pratique- des restructurations, bien au contraire : lorsque les ment inchangée, tout en tenant compte de l’arrêt plans de départs des deux mines Zarea et Lumina des embauches et du vieillissement des effectifs : 50 % d’entre eux ont moins de 33 ans en 1998, sont mis en place entre 1997 et 1999, ces ouvriers- moins de 34 ans en 1999 et moins de 37,5 ans paysans semblent avoir été bien moins nombreux en 2003. Le profil change par contre à partir de à choisir de quitter leur emploi en échange d’une 2004, quand la présence de ceux âgés de plus 45 indemnité (23). ans devient majoritaire. La part des sorties vers la À l’opposé, la figure du« mineur de tradition » retraite devient depuis plus importante, voire domi- désigne les ouvriers qui se revendiquent d’une nante (environ 43 % en 2005, 50 % en 2006 et 61 % en 2010), ce qui s’explique par le vieillissement génération d’anciens et ont tendance à chercher des mineurs restés après les premiers départs (qui refuge dans une certaine « tradition minière ». étaient en moyenne déjà plus âgés) et l’introduction Ils partagent un culte du mineur et du travail à de critères de hiérarchisation des départs qui privi- la mine, un répertoire de valeurs traditionnelles légient les retraites anticipées. véhiculées par le folklore minier et une identité

(23) Seulement 12 % et 14 % des momîrlani qui travaillaient dans les deux mines de Zarea et Lumina sont partis. Les taux relatifs sont très nettement plus élevés parmi les salariés alloch‑ tones, originaires des départements de l’Olténie (37 % et 41 %) (22) L’analyse reprend et développe une idée de typologie ou de la Moldavie (53 % et 52 %), que nous retrouvons surtout proposée au début de nos recherches (Mihailescu, Grecu, 2001). parmi les catégories des deux dernières figures de la typologie.

• 130 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 130 18/06/2014 09:52:10 Mineurs de la Vallée du Jiu et restructurations

collective enracinée dans une culture de l’effort et ne se sont jamais adaptés au travail à la mine et de l’honneur appuyée historiquement sur l’image ont peu intériorisé les valeurs qui lui sont atta‑ de l’ouvrier stakhanoviste. Leur investissement chées. Ils se caractérisent principalement par une effectif et affectif dans la mine est élevé. Ces conduite d’aventurier et un désir de mobilité. hommes occupent le plus souvent des emplois Attirés par les avantages matériels du statut de à responsabilité, notamment de mineurs chefs mineur ou contraints, faute d’autres options, de de taille et trouvent dans le travail une forme de travailler à la mine, ils se sont pliés aux exigences « légitimité haute » (Schwartz, 1990, p. 311), résumée par certains par l’expression « un beau du secteur au prix d’un effort qu’ils pensaient métier à travers lequel on mesure ses propres limité dans le temps. Ils occupent des emplois forces ». Le statut de mineur est complètement variés au fond de la mine ou en surface et se intégré et représente, sans aucune équivoque, une situent généralement parmi les échelons les plus source de légitimité spécifique. Face aux restruc‑ bas de la hiérarchie ouvrière. Les restructurations turations, leur appartenance objective et subjective répondent à la fois à une volonté réelle de sortir à la communauté professionnelle les protège, la de la mine et à un esprit d’entreprise, les indem‑ perspective de quitter le travail avant la retraite nités de départ étant perçues comme une occasion étant rejetée sans hésitation. Ils sont de fait moins d’entamer quelque chose de nouveau, surtout de nombreux, en proportion, à quitter la mine à l’oc‑ partir travailler à l’étranger. On les retrouve en casion des vagues de départs volontaires. Leur grand nombre dans les premières vagues des ancrage professionnel est manifeste et n’est pas disponibilizări dès 1997 mais également dans les remis en question par d’autres logiques écono‑ miques ou familiales. On peut remarquer que les séquences ultérieures ; ils se distinguent par leur délégués syndicaux sont eux-mêmes souvent des rejet explicite du travail à la mine, qu’ils mani‑ mineurs qualifiés, plutôt âgés, qui ont tendance à festent par exemple par l’utilisation d’expressions dévaloriser le travail réalisé par les autres figures comme « je n’entre plus là-bas que si on y met moins « intégrées » et au rapport plus alimentaire des fenêtres ». Malgré les difficultés économiques et distancié à la mine. qui touchent la plupart des ouvriers qui quittent La figure du« mineur adapté » correspond aux les mines et qui se retrouvent obligés de rester ouvriers qui se distinguent par un investissement dans la Vallée, ils ne regrettent pas leur décision affectif plus restreint dans le travail à la mine. et mettent en avant une certaine aversion pour le Même si, dans un autre contexte historique, ils travail au fond. ont pu partager avec les « mineurs de tradition » La figure du « mineur déraciné » concentre les mêmes valeurs de travail, ils se révèlent plus les principales ambiguïtés et contradictions qui vulnérables une fois confrontés à l’affaiblisse‑ traversent la condition des mineurs en Roumanie. ment du statut de mineur dans la société. Leur attachement à la mine semble être davantage le Elle se caractérise par un rapport flottant et indécis fruit d’habitudes et de contraintes ; pour autant, au travail à la mine, qui est le propre d’un ensemble ils ne sont pas prêts à la quitter sans un projet bien d’ouvriers d’origine agricole qui n’ont pas pu ou défini. Face aux restructurations, leur ancrage su choisir entre leur univers social d’origine et local (professionnel ou familial) ou leur ancrage la Vallée. Cette figure est marquée par l’instabi‑ d’origine acquiert une importance capitale et lité et l’ambivalence entre deux mondes sociaux structure les réévaluations qu’ils font de leurs et symboliques différents, entre le village et la vies. Une partie des ouvriers d’origine rurale ville, entre le travail agricole et le travail minier. envisagent un retour éventuel sur leur terre natale Elle désigne aussi bien une perte d’appartenance et reconstruisent ou renforcent dans ce but les liée au lieu d’origine qu’une appartenance locale échanges socio-économiques avec leurs familles et professionnelle inachevée dans la Vallée. Les d’origine. Large et très hétérogène, cette caté‑ histoires de vie de ces hommes sont constituées gorie semble avoir comme pilier une conception pratique de la stabilité. On peut y inclure aussi de multiples hésitations, de divers changements bien des mineurs de première que de deuxième d’emploi et, parfois, de plusieurs tentatives génération, des ouvriers nés dans la Vallée ou antérieures pour quitter la mine et le bassin char‑ originaires d’autres régions, ceux qui ont pris la bonnier. C’est au moment des restructurations disponibilizare à différents moments et qui ont que cette ambiguïté se révèle pleinement avec définitivement quitté le bassin pour rentrer au des conséquences dramatiques (voir encadré 5). village, et les mineurs qui comptent travailler Nombreux parmi ceux qui ont répondu favora‑ jusqu’à la retraite ou pour une durée détermi‑ blement aux disponibilizări entre 1997 et 1999, née en fonction du temps qu’ils pensent mettre à ils ont subi douloureusement les répercussions réaliser leurs projets. de leur décision lorsqu’ils ont pris conscience de La figure du « mineur d’occasion » reflète la leur déracinement, car leur « chez moi » rêvé s’est position de certains ouvriers, souvent jeunes, qui révélé bien peu accueillant.

Travail et Emploi n° 137 • 131 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 131 18/06/2014 09:52:11 Recul de l’emploi Encadré 5 et réaménagements identitaires « Et l’idée de rentrer chez moi m’est revenue » Le bilan démographique et socio-économique des restructurations dans la Vallée du Jiu est forte‑ Dans le récit de Tinu, chaque étape de sa vie ment négatif. Le nombre de salariés des mines d’adulte est ponctuée par une phrase récurrente : « Et l’idée de rentrer chez moi m’est revenue. » Né s’élève en 2013 à environ 7 700. Mais depuis en 1959 dans l’est du pays, en Moldavie, il quitte octobre 2013, de nouvelles disponibilizări vont son village natal pour entrer au lycée industriel. réduire encore les effectifs, poussant vers la sortie Abandonnant le lycée au bout de deux ans, il se 20 % des 2 400 salariés restants des trois mines voit obligé de racheter le contrat d’apprentissage vouées à la liquidation imminente. En l’absence signé avec une entreprise qui payait ses études et de mesures véritables de créations d’emplois, part en 1978 dans la Vallée du Jiu. « En six mois, j’ai nous remarquons que trois phénomènes se sont acquitté le contrat mais je n’étais plus attiré par la accentués de manière dramatique. D’abord, le Moldavie, ici [dans la Vallée] il y avait de la tune. chômage, auquel les mineurs n’avaient jamais été […] Le boulot, c’était vraiment du boulot mais j’étais jeune…, ça m’importait peu. » Il travaille confrontés jusqu’au début des restructurations, comme ouvrier peu qualifié dans l’abattage devient une réalité endémique, s’élevant, dans jusqu’à l’explosion de 1980 de la mine de la première moitié des années 2000, à un taux Livezeni. Ouvrier ensuite sur différents chantiers global de 22 % qui cache d’importantes dispari‑ hydrotechniques du pays, il retourne chez ses tés selon les tranches d’âge (24). Ensuite, le travail parents avec lesquels il a rapidement des conflits. temporaire, précaire, mal rémunéré et souvent Il retourne dans la Vallée en 1985 et y reste. Avec informel devient la norme pour une large partie une femme au foyer et cinq enfants, sa vie n’est des familles anciennement ouvrières du bassin. pas facile. Les indemnités de départ proposées Enfin, les départs vers d’autres régions du pays ou en 1997 lui semblent être alors une solution inespérée pour payer les dettes accumulées et à l’étranger renversent l’image traditionnelle de la rentrer définitivement dans son village. Mais en Vallée de zone d’immigration en zone d’émigra‑ octobre 1999, son désarroi est profond car les tion, le bassin ayant perdu depuis 1997 plus d’un liens familiaux, garants de son projet de retour tiers de sa population (25). et leviers du partage successoral au sein de la fratrie, s’avèrent fragilisés : « Mon père est mort Cette dernière section de l’article dévoile le 18 juin…, et de crainte que je rentre et que je comment les expériences subjectives des restruc‑ fasse scandale, [mes sœurs et ma mère] m’ont turations varient dans le temps et entend montrer, envoyé la lettre quatre mois après. […] Je n’avais d’une part, les effets des disponibilizări sur la valeur pratiquement rien à exiger, un morceau de terre, que les ouvriers accordent au travail à la mine et, peut-être, pour bâtir une maison… à un moment d’autre part, les réaménagements identitaires qui donné. […] Je n’ai pas toujours été un homme s’opèrent en dehors de la mine sous l’influence de la Vallée de Jiu, j’étais aussi un homme qui d’une valorisation croissante des pratiques de avait des droits à une place là-bas, à une partie consommation. [de l’héritage]. […] Qu’est-ce qu’ils se sont dit ? Celui-là ne vient qu’une fois toutes les “je ne sais D’une trahison stigmatisée pas” combien d’années. Il vient et il part avec les sacs pleins. Y’a pas de place pour lui ici ! » En à une opportunité contrainte 1999, il travaille au noir quelques mois dans une L’importance accordée au travail à la mine au entreprise de réparation de postes de télévision. début des années 2000 se révèle au travers des Plus âgé que la moyenne des autres chômeurs, à 40 ans, il a des difficultés à trouver un travail réactions indigènes à l’égard de ceux qui l’ont salarié. Embauché après plusieurs années quitté et qui ont été appelés aussitôt disponibilizaţi d’inactivité comme ouvrier non qualifié dans la (i. e. personnes ayant été rendues disponibles). construction de tunnels, il est victime en 2006, au bout de cinq mois de travail, d’un accident Au début, la condamnation morale des vasculaire cérébral (AVC) qui le paralyse à moitié. « profiteurs » et des « paresseux » Il vit aujourd’hui, petitement, avec sa femme de sa retraite d’invalidité. Deux ans après le commencement des restruc‑ turations, en 1999, la figure du disponibilizat est investie de traits exclusivement négatifs qui éclairent la nature de la disqualification qui lui est

(24) Le taux de chômage s’élève à 38 % pour les actifs âgés de moins de 30 ans (cf. « The Jiu Valley region : multi-dimen‑ sional assement », Rapport de la Banque mondiale, mars 2004). (25) Au recensement de 2011, le bassin compte 114 665 habitants.

• 132 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 132 18/06/2014 09:52:11 Mineurs de la Vallée du Jiu et restructurations

attachée. De manière générale, tous les mineurs tions organisées sous l’égide de la toute nouvelle interviewés à l’époque (et notamment les syndica‑ Association des Disponibilizaţi (27), qui compte en listes) reprochent à leurs ex-camarades de travail 1999 environ 2 000 adhérents, ne reçoivent ainsi d’avoir choisi d’empocher les indemnités de départ. aucun soutien de la part des mineurs. Surtout, le rejet Leur hostilité explicite varie peu en intensité : dont les disponibilizaţi font l’objet lors de la grève dans le meilleur des cas, elle se réduit à des senti‑ des mineurs de janvier 1999, suite à l’annonce des ments de pitié ; dans d’autres, la condamnation de premières fermetures des mines, rend encore plus l’acte est d’ordre stratégique, la précipitation des visibles les limites de la solidarité professionnelle : disponibilizaţi à accepter l’argent proposé annu‑ lant d’emblée la possibilité d’une négociation « Ils nous regardaient avec haine, comme si on était meilleure des conditions de départ. Pour la plupart venu pour voler. Voler quoi ? Leurs sandwichs et leurs bières ? Tous nous regardaient comme si on cependant, la sanction est morale : quitter la mine était des tsiganes, prêts à prendre leur bouffe… Mais représente, à leurs yeux, une déviation par rapport nous on était avec eux, pour leurs droits, car notre à la norme de travail conçue comme attitude vie dépend aussi de l’avenir de la mine. S’ils tombent, morale et comme source d’honneur. C’est dans ce on tombe. S’ils montent, espérons qu’on monte aussi. sens que plusieurs considèrent leurs ex-camarades […] J’ai vu des anciens collègues là-bas, ils étaient comme des « profiteurs » et des « paresseux » et tous ensemble, ils bavardaient, buvaient des bières, s’auto-attribuent, en revanche, l’image de « vrais comme autrefois. Aucun d’entre eux ne m’a pas dit : mineurs » par une expression largement partagée : “Dumitre ! Viens nous rejoindre !” Ils n’ont même pas « on est resté l’écume du métier. » Ils accusent les tourné la tête vers moi, me faire un signe d’amitié, de disponibilizaţi d’avoir dérogé à une morale de plaisanterie, rien. » travail qui va plus loin que l’intérêt économique (32 ans, ancien ouvrier au fond, chargé de différents immédiat : travaux, de formation maçon, mars 2000.) « T’es mineur tant que t’es mineur. Quand tu n’aimes Ensuite, une opportunité de départ régulée plus le travail, c’est fini, t’es plus mineur, sinon pour- collectivement quoi t’es parti ? Moi, c’est comme ça que je leur parle s’ils [les disponibilizaţi] veulent savoir pourquoi je Les expériences subjectives des restructura‑ leur montre pas du respect. Depuis que je suis venu tions changent, à partir du milieu des années 2000, à la mine, je me suis toujours occupé de mon travail, sous l’effet de plusieurs phénomènes. D’abord, les j’ai pris le taureau par les cornes. Et par rapport à modifications du cadre législatif conduisent àun ceux qui n’ont pas aimé le travail, j’étais toujours contrôle accru des réductions d’effectifs. Après le au-dessus. C’est pareil maintenant… » laisser-faire non encadré et non informé de 1997, (40 ans, mineur chef de taille, mars 2000.) les décrets ultérieurs confèrent conjointement au Au tournant des années 2000, la rupture entre les ministère de l’Économie et à la CNH la capacité mineurs qui restent et ceux qui quittent leurs postes de prédéfinir le volume de suppressions d’emplois se renforce sur fond de contexte économique défa‑ en fonction des exigences budgétaires et des néces‑ vorable. La reconversion et la création d’emplois sités internes des mines. En outre, parallèlement dans le bassin se révèlent rapidement un leurre aux évaluations du nombre de salariés désireux tandis que les taux d’inflation atteignent à l’époque de partir, menées annuellement par les directions des valeurs très élevées, ce qui renforce le sentiment des disponibilizaţi d’avoir été roulés (26). Les condi‑ (27) Créée en décembre 1997 par un ancien délégué syndical tions de vie d’une grande partie des disponibilizaţi qui avait quitté le travail à la mine deux mois auparavant, l’asso‑ se dégradent visiblement ; une fois dépensées ciation fait office de porte-parole desdisponibilizaţi et présente les primes de départ qui avaient pu faire aupara‑ au gouvernement une liste de revendications. Y figurent des vant l’objet de jalousies, l’arrêt des indemnités de initiatives d’ordre législatif pour faciliter la reconversion des disponibilizaţi en petits entrepreneurs, le maintien de certains chômage (limitées à neuf mois), ainsi que le retour droits miniers durant la période d’attribution des allocations de dans la Vallée de ceux qui n’ont pas réussi à refaire chômage (un repas chaud par jour ou l’équivalent monétaire, leurs vies ailleurs, accentuent les divisions au sein les primes accordées lors des fêtes de Noël et des réductions sur les tarifs d’électricité), une communication régulière avec de l’ancien groupe des mineurs. Ainsi, malgré l’hé‑ les décideurs politiques et l’accès transparent aux informations térogénéité interne du groupe, ceux qui ont quitté les concernant, la retraite pour limite d’âge pour tous ceux qui la mine se retrouvent, au début, brutalement exclus remplissent les conditions à partir du 1er janvier 1998, ou encore de la communauté professionnelle. L’incidence l’accès prioritaire à l’embauche dans des entreprises locales et à des contrats de travail à l’étranger. L’association dispose de cette fracture sur l’action collective, désormais durant environ dix-huit mois d’un bureau dans les locaux de la divisée, est manifeste. Les premières manifesta‑ LSMVJ. Elle est ensuite obligée de déménager dans l’enceinte de la mairie de Petroşani et se retrouve peu après sans local. Elle est touchée par un manque chronique de moyens finan‑ ciers et, en janvier 2000, son président et son vice-président (26) Le taux d’inflation passe de 56,9 % en décembre 1996, à se déclarent « déçus » et « vaincus ». D’après un procès-verbal 151,4 % en décembre 1997, pour redescendre l’année suivante signé en septembre 2004, l’association est reprise, après à 40,6 %. Il se maintient au-dessus de 30 % jusqu’en 2001. plusieurs années d’inactivité, par un ancien adjoint syndical de Source : OCDE (2002), OECD Economic surveys: Romania Miron Cozma qui disparaît avec les papiers et s’installe (selon 2002, OECD Publishing. les rumeurs) à l’étranger.

Travail et Emploi n° 137 • 133 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 133 18/06/2014 09:52:11 et les syndicats, sont introduits, à partir de 2004, brut au sein de la CNH) (31). Le gouvernement et la une série de critères pour trier les départs, ce qui CNH évitent, en règle générale, les retards dans le permet à la direction de maîtriser la main-d’œuvre. paiement des salaires et des indemnités de départ, Alors que l’on a favorisé constamment les retraites tout ajournement étant aussitôt sanctionné par des anticipées (28), les autres critères sont mobilisés, grèves ou des menaces de grève. Mais par rapport de manière différenciée selon les années, en fonc‑ au dispositif de sélection des sortants, le pouvoir tion des besoins du moment : fautes graves, deux des syndicats reste limité, ce qu’illustrent les propos jours d’absence injustifiée, cumul de plus de 60 et tenus par un leader syndical actuellement en poste : 90 jours de congés médicaux pour trois diagnostics « Il est difficile de démontrer que tel ou tel salarié ne différents, refus de changer de lieu de travail suite à doit pas être inscrit sur les listes de disponibilizare. la réorganisation de l’activité, ou souhait du salarié. On a eu une action de ce genre mais on a perdu. Je ne Comme le souligne l’actuel leader de la LSMVJ, pense pas qu’on puisse parler d’un grand nombre de le départ volontaire est maintenu comme critère de salariés inscrits abusivement. La mesure a été objec- réserve ; par exemple, pour les restructurations d’oc‑ tive, le plus souvent, mais certainement, il y a eu un ou deux cas où cette mesure était contestable, enfin, en tobre 2013, son application correspond au besoin de tout cas, c’est difficile de le prouver. » retenir dans les mines une partie des ouvriers quali‑ (50 ans, ingénieur minier retraité, mai 2013.) fiés et expérimentés qui seraient autrement obligés de partir en retraite anticipée. Ce glissement vers un vécu des restructurations sur un mode plus contraignant ressort également Si ces changements laissent entrevoir une ampli‑ dans les récits recueillis auprès des mineurs. Les fication des pressions exercées sur le travail et une disponibilizări sont acceptées comme une réalité réorganisation des formes d’exercice du pouvoir au qui ne peut plus être remise en cause mais qui, en sein des mines, il serait toutefois simplificateur de revanche, acquiert graduellement le sens d’une considérer que les ouvriers perdent toute capacité opportunité, dont le montant augmente alors de résistance. Après une période d’effondrement même que le niveau de vie moyen dans la Vallée syndical entraîné par l’éclatement de la LSMVJ se détériore. La disparition définitive du terme en 1999, suite à la deuxième arrestation de Miron de disponibilizat du répertoire local en faveur Cozma, la recomposition progressive du mouve‑ de l’expression a băga ordonanţa (i. e. prendre ment minier au fil des années 2000 permet de l’ordonnance), s’associe à une interprétation des parler aujourd’hui d’un certain « regain du syndica‑ départs collectifs davantage sous l’angle des avan‑ lisme » (Ost, 2009). Selon différents représentants, tages pécuniaires. L’arrêt de l’inflation, ainsi que la diversité syndicale et la compétition interne au la relative amélioration des conditions d’indem‑ sein du mouvement minier (plus de vingt syndicats nisation des chômeurs, font de l’acte de quitter la affiliés à trois confédérations nationales) ‑ dissi mine une contrainte potentiellement profitable. En muleraient des intérêts économiques et politiques outre, les pressions sur la hausse de la productivité privés, qui nuisent aux intérêts collectifs du groupe. du travail sont mal vécues et les témoignages font apparaître que les ouvriers sont convaincus d’une Néanmoins, le taux général de syndicalisation reste détérioration des conditions de travail et d’une important, s’élevant en 2013 à environ 90 % (29). augmentation des risques d’accidents dus aux En ce qui concerne les avantages matériels, les méthodes d’exploitation employées. mineurs semblent relativement mieux protégés que les autres catégories d’ouvriers. D’une part, tout au Ainsi, aujourd’hui, la disponibilizare n’équivaut long de la décennie, le salaire de base des mineurs plus à une sortie du rang. Les restructurations ne reste nettement supérieur à la moyenne au sein du s’accompagnent plus d’exclusion ni de stigmatisa‑ secteur industriel (les écarts varient entre 50 % et tion, bien au contraire, elles font partie intégrante du 100 %) et légèrement supérieur à la moyenne de travail minier et introduisent à la fois des pressions celui de l’industrie extractive (30). D’autre part, dans et des repères en fonction desquels les ouvriers réévaluent leur vie et leur identité. les contrats collectifs, les indemnités spécifiques au travail de fond sont maintenues, ce qui rend les Enjeux de dignité : travail versus postes au fond de la mine plus attractifs financière‑ pratiques de consommation ment (le salaire moyen brut du secteur souterrain est globalement supérieur de 10 % au salaire moyen Comme le montrent bien Florence Weber (1989) ou Olivier Schwartz (1990), ce qui est toujours en jeu dans l’existence sociale des classes popu‑ (28) Un ouvrier qui a travaillé vingt ans au fond de la mine laires, c’est d’affirmer que l’on est quelqu’un. et qui est âgé de 44 ans peut bénéficier des primes de départ et Sous l’effet des transformations quantitatives et des allocations de chômage, pendant douze mois, et demander ensuite la retraite. qualitatives du travail et de l’emploi dans la Vallée (29) Les estimations du taux de syndicalisation données par les leaders syndicaux varient : il se situerait « entre 80 et 90 % », selon un des leaders, ou « au-dessus de 90 % », d’après un autre. (31) Source : CNH. Il convient de rappeler que le « mineur » (30) Source : INS (http://statistici.insse.ro/shop/). est l’ouvrier le mieux payé de la mine.

• 134 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 134 18/06/2014 09:52:11 Mineurs de la Vallée du Jiu et restructurations

du Jiu, la question de comment reconstruire sa du travail à la mine, sont quasiment absents. Les respectabilité et sa dignité en dehors de la mine seules ressources qu’ils peuvent encore mobi‑ est devenue centrale. liser sont le savoir-faire d’électricien de Gigi et leur propre force physique sur lesquels ils arrivent Perte de respectabilité et de solidarité parfois à s’appuyer pour offrir la contrepartie néces‑ des disponibilizaţi ? saire pour entamer des échanges économiques et sociaux. Leur sociabilité est extrêmement réduite Dès les premières restructurations, le problème sous l’effet conjugué du mépris, que la plupart des s’est posé d’une manière radicale, et le plus souvent voisins et des anciens collègues de travail de Gigi douloureuse, pour les disponibilizaţi. Les récits leur témoignent, et du repli sur soi. recueillis au tournant des années 2000 auprès d’une trentaine d’ouvriers qui ont quitté les mines et n’ont Cinq ans plus tard, en septembre 2005, malgré pas retrouvé d’emploi salarié stable ensuite, font la vulnérabilité économique qui caractérise toujours ressortir nettement des sentiments d’humiliation et leur condition, les propos qu’ils tiennent ne sont la conscience d’avoir perdu la légitimité sociale que plus les mêmes : le travail confère ; ils se sentent de fait marginali‑ Gigi : « Ça n’existe plus ce truc du disponibilizat d’un sés et stigmatisés. Les propos de Gigi, trentenaire et côté et le mineur de l’autre côté. Il y a, tu vois, des ancien aide-mineur, expriment bien cet état d’esprit mineurs qui sont partis [ont quitté le travail] cette (mars 2000) : année et sont déjà ou seront bientôt à la retraite, ça n’a plus rien à voir. L’argent non plus, c’est plus la « Ça me gêne pas qu’ils passent à côté de moi sans même chose du tout qu’il y a sept-huit ans. » me regarder, je m’en fous…, qu’ils répondent pas à mon salut, très bien…, mais plutôt ces idées-là, bêtes, Lena : « Ce n’est plus la même chose parce que je peux ces idées dépassées, comme quoi eux, ils sont restés me sentir supérieure, oui, même si je n’ai pas l’argent travailler à la mine, qu’ils sont quelqu’un. Non, on et je ne suis pas mineriţă [féminin du mot mineur est tous les mêmes. Ils sont restés à la mine, moi, je employé pour désigner les femmes des mineurs] suis parti, mais ça veut pas dire qu’ils ont un pied de comme beaucoup de femmes d’ici, j’ai su peut-être plus ou des cornes, ou qu’à moi, des cornes ont poussé m’en tirer mieux qu’elles… » sur ma tête puisque je suis parti. Moi, je pense que je suis toujours un être humain, il n’est pas écrit sur mon La nature des changements qui ont lieu au front que je suis un disponibilizat. » cours des années 2000 s’éclaire par la dynamique de construction des réputations dans un milieu Rentré dans son village d’origine en 1998 pour d’interconnaissance totale comme, par exemple, changer de mode de vie et de travail, Gigi est l’immeuble dans lequel Gigi et Lena habitent. Les retourné dans la Vallée à peine un an plus tard où observations ethnographiques menées après 2005 il a dû reprendre tout de zéro. Il a réussi à s’ins‑ révèlent comment mineurs et anciens mineurs, ainsi taller avec sa famille dans l’immeuble dans lequel que leurs conjointes, s’engagent quotidiennement ils avaient habité auparavant, dans l’espoir de dans la recherche et la défense de leur dignité et retrouver quelque chose de l’ancienne solidarité de la réaffirmation de soi face aux épreuves qu’ils qui caractérisait les relations professionnelles et de traversent. Parmi les éléments qu’ils mobilisent voisinage dans le milieu minier. Mais le choc qu’ils pour forcer le respect et éviter d’être confron‑ ont ressenti est considérable, à tel point que Lena, tés à la honte, deux se retrouvent en interaction, la compagne de Gigi, parle à ce moment-là d’une tantôt en rapport de complémentarité, tantôt en mort sociale : rapport d’opposition : le travail et les pratiques de « Je pourrais tomber et mourir dans la rue sans que consommation. personne ne s’en aperçoive… Mes enfants mourraient En ce qui concerne les hommes, la baisse des de faim sans qu’un seul voisin d’ici leur donne un anciennes sociabilités professionnelles, formelles et bout de pain. Didi [sa fille de 12 ans] s’est presque informelles, structurées par et à travers la mine est évanouie l’autre jour en sentant sur l’escalier l’odeur manifeste ; à cela s’ajoutent un entrecoupement des des chiftele [boulettes de viande] et j’ai dû m’humi- lieux traditionnels de sociabilité masculins et fémi‑ lier devant la porte de la voisine pour qu’elle m’en nins et un repli progressif sur l’espace domestique donne… » (voir l’étude sur les chômeurs du nord de la France, Le couple est coupé de toute forme de solidarité Schwartz, 1990). Les mineurs se retrouvent, de plus familiale, professionnelle et même de voisinage et en plus, pris dans des logiques de différenciation où vit avec ses deux enfants au gré des revenus instables le critère du travail s’efface devant les pratiques obtenus généralement par Gigi par l’acquisition et de consommation. Sous l’effet des disponibilizări la revente plus ou moins illégale de vieille ferraille et de l’affaiblissement du statut social du mineur, ainsi que par un emploi au noir dans une scierie. ils se voient moins armés symboliquement pour Les deux réalisent de véritables acrobaties pour s’en défendre leur respectabilité sur la base du travail et sortir et cherchent à tirer profit du moindre événe‑ sont souvent confrontés à des injonctions d’ordre ment qui traverse leur vie. Les rapports d’entraide matériel pour prouver leur valeur sociale. Celles-ci avec les proches, structurés antérieurement autour se traduisent notamment par les crédits à la banque

Travail et Emploi n° 137 • 135 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 135 18/06/2014 09:52:11 et à la Caisse d’entraide réciproque (institution confort matériel au détriment d’une valorisation par financière non-bancaire) que la grande majorité des le travail et s’inscrit dans un processus global caracté‑ mineurs de l’immeuble ont contractés pour pouvoir ristique des sociétés postsocialistes (Kideckel, 2008). faire des travaux dans leurs appartements et acqué‑ Cependant, il convient de noter que la « compétition rir des signes extérieurs de richesse. Le travail à la médiocre », comme dirait Daniel Miller (2001), mine n’est pas seul garant de respectabilité, comme pour l’acquisition de signes de prestige social est l’affirme par exemple, Marcel, mineur et ancien portée, pendant des années, par des individus et camarade de Gigi, après un conflit déclenché entre ménages aux ressources sociales et économiques deux hommes dans la cour de l’immeuble : comparables, qui, selon les contextes, trouvent dans le statut du mineur ou dans la nouvelle condition « On est arrivé à se bagarrer comme les femmes ! ouvrière des femmes, un rempart subjectif contre les Il n’y avait pas de ces choses avant, se manquer de failles de respectabilité. Elle maintient, en outre, dans respect entre nous comme ça et dire à un autre mineur une étroite interdépendance ce milieu d’interconnais‑ qu’il n’a pas ceci, qu’il n’a pas cela, que sa maison est un trou et ainsi de suite. Moi aussi je rame pour payer sance. Durant ces dernières années, ce « champ de les dettes, pour montrer que je ne suis pas plus bas que concurrence communautaire » (Weber, 1989) semble les autres, je pense que j’exploserais si je me prenais être mis à l’épreuve sous l’influence des migrations des mots comme ça dans la gueule. » de travail à l’étranger. C’est dans ce sens que l’on peut (33 ans, mineur, janvier 2007.) comprendre le regard que porte l’épouse de Marcel sur l’une des femmes de l’immeuble, compagne d’un Mise au travail des femmes de mineurs et collègue de travail de son mari qui, depuis cinq ans, consommation distinctive enchaîne des contrats saisonniers dans le secteur agricole en Allemagne et rapporte ainsi des salaires Les pratiques de consommations captent toute plus élevés que les mineurs : l’attention des femmes et deviennent des critères ordinaires de distinction des ménages. Les conver‑ « C’est une dame, maintenant, elle ne nous connaît sations quotidiennes font apparaître la compétition plus. Dieu nous garde, on n’arrive plus à sa cheville depuis qu’elle est partie. Quand tu l’entends parler ! continue dans ce domaine, que ce soit par rapport à la Personne n’a, tu vois, un appartement comme le sien. » nourriture, à la marque des cigarettes, aux habits ou à l’aspect et à la décoration des appartements. Avant (Épouse de Marcel, juillet 2012.) 1997, la plupart des femmes de l’immeuble étaient femmes au foyer, avec des expériences diverses, * pendant leur jeunesse, d’ouvrières qualifiées ou * * non qualifiées. Les premières restructurations ont contraint les conjointes des disponibilizaţi à chercher du travail, les options à l’époque étant, En revenant sur l’histoire des restructurations des cependant, très limitées : collecte de fruits des bois mines de la Vallée du Jiu, cet article a eu pour ambi‑ et de champignons, travail domestique ou agri‑ tion d’examiner les métamorphoses du groupe des cole payé à la journée chez les momârlani (surtout mineurs à la fois dans une perspective diachronique durant les périodes de fauchage du foin), contrats à et en variant les échelles d’analyse. Il a cherché à durée déterminée (CDD) précaires pour la munici‑ combler un écart relativement courant « entre les palité (travaux de salubrité publique, de nettoyage descriptions des ouvriers faites en termes de prolé‑ et d’entretien des cours d’eau, etc.), ou travail tariat occasionnellement conscient, actif et engagé informel et faiblement rémunéré dans les nouvelles dans l’action industrielle et la figure d’une classe de entreprises d’habillement et de confection de chaus‑ marginaux et de dépossédés en souffrance, vivant sures où elles sont soumises au pouvoir arbitraire passivement la dissolution de leurs moyens d’exis‑ des employeurs. Les années 2000 connaissent une tence et de leur identité collective » (Stenning, 2005, légère hausse du nombre d’emplois occupés par p. 989). Ce travail a permis de sonder les facteurs des femmes que les conjointes des mineurs actifs qui ont contribué à la division et à l’affaiblissement et des mineurs retraités commencent également à du groupe des mineurs, ainsi que les ressorts de sa investir : emplois de vendeuses ou d’ouvrières non continuité. D’abord, en s’intéressant tout particuliè‑ rement à la morphologie du groupe, il montre que qualifiées ou peu qualifiées dans l’habillement et la sa déstructuration, devenue manifeste à la suite du petite industrie alimentaire, situés dans la Vallée et déclenchement des restructurations, était, dans une parfois dans des petites villes limitrophes. Toujours certaine mesure, en germe dans ce que l’on pourrait précaires et peu rémunérés, ils apportent cependant appeler les contradictions du processus de forma‑ un revenu essentiel pour boucler les fins de mois, tion de la classe ouvrière en Roumanie. Protégés, d’autant que les crédits à la consommation pèsent depuis la chute du régime socialiste, par un syndicat sur les salaires des hommes. très influent, les mineurs se retrouvent néanmoins À certains égards, la centralité du souci consu‑ totalement vulnérables et désorganisés face aux mériste dans les rapports sociaux évoqués ci-dessus premières restructurations de 1997 et choisissent de conforte la thèse d’une attention croissante portée au quitter massivement le travail à la mine, dévoilant

• 136 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 136 18/06/2014 09:52:11 Mineurs de la Vallée du Jiu et restructurations

ainsi des rapports différenciés d’attachement au Ensuite, en suivant les restructurations au fil des monde minier. Alors que le poids de l’héritage du années sous l’angle double de leur configuration socialisme d’État a été invoqué notamment, dans la sociopolitique et de leur vécu subjectif, cet article littérature sociologique, en tant que variable expli‑ révèle les manières dont les mesures de réduction cative de la faiblesse du mouvement ouvrier à l’Est des effectifs participent à la sélection de la main- (Crowley, 2004 ; Ost, 2009), cette étude donne à d’œuvre et expose ainsi les sens différents que revêt voir les répercussions de cet héritage sur les formes le dicton local « la mine trie ses hommes, il n’y a d’enracinement des ouvriers dans le milieu minier. que les plus forts qui y sont restés ».

Bibliographie

Altahbe G., Bazin L. (1999), « Un paysage social (dir.), Workers after workers’ states. Labor and politics incertain : la Roumanie postcommuniste. Entretien avec in postcommunist Eastern Europe, Lanham, Rowman & Gérard Althabe », Journal des anthropologues, n° 77-78, Littlefield, pp. 219-233. pp. 127-133. Dobry M. (dir.) (2000), Democratic and capitalist Ashwin S. (1999), Russian workers: the anatomy of transitions in Eastern Europe. Lessons for the social patience, Manchester, Manchester University Press. sciences, Dordrecht, Boston, Kluwer Academic Publishers. Bafoil F. (1996), « La question silésienne : autonomie et restructuration industrielle », Le courrier des pays de Dunn E. (2004), Privatizing Poland: baby food, big l’Est, Paris, n° 413, pp. 63-75. business, and the remaking of labor, Ithaca, Cornell University Press. Bafoil F. (2000), « La classe ouvrière postcommuniste. Des “héros au pouvoir” à l’exclusion des “petites gens” », Friedman J. R. (2003), Ambiguous transitions and Genèses, n° 39, pp. 74-97. abjected selves: betrayal, entitlement, and globalization in Romania’s Jiu Valley, Thèse de doctorat, Duke Bafoil F. (2002), Après le communisme. Faillite du système soviétique, invention d’un modèle économique University (non publiée). et social en Europe de l’Est, Paris, Armand Colin. Friedman J. R. (2007), « Shame and the experience of

Baron M. (1998), Cărbune şi societate în Valea Jiului. ambivalence on the margins of the global: pathologizing Perioada interbelică, Petroşani, Editura Universitas. the past and present in Romania’s industrial wastelands », Ethos, n° 35, pp. 235-264. Beaud S., Pialoux M. (1999), Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux- Gledhill J. (2005), « States of contention: state-led Montbéliard, Paris, Fayard. political violence in postsocialist Romania », East European politics and societies, vol. 19, n° 1, pp. 76-104. Burawoy M., Verdery K. (1999), « Introduction », in Burawoy M., Verdery K. (dir.), Uncertain transition. Grecu M. (2002), « Am întalnit moldoveni care au devenit Ethnographies of change in the postsocialist world, oameni. Stigmatizarea şi apartenenţa moldovenilor la Lanham, Rowman & Littlefield, pp. 1-17. comunitatea minerească », in Crăciun M., Grecu M. V., Stan R., Lumea Văii. Unitatea minei, diversitatea Crăciun M., Grecu M. V., Stan R. (2002), Lumea Văii. minerilor, Bucarest, Paideia, pp. 65-105. Unitatea minei, diversitatea minerilor, Bucarest, Paideia. Guillaume C., Pochic S. (2010), « Les syndicalistes Crăciun M. (2002), « La umbra minei. Populaţia hongrois pris dans le tourbillon du marché : entre autohtonă din Valea Jiului », in Crăciun M., Grecu continuité des pratiques et apprentissages », in Aballéa F., M. V., Stan R., Lumea Văii. Unitatea minei, diversitatea Mias A. (dir.), Mondialisation et recomposition des minerilor, Bucarest, Paideia, pp. 107-135. relations professionnelles, Octarès, pp. 271-284. Crowley S. (1997), Hot coal, cold steel. Russian and Kideckel D. (2001), « Winning the battles, losing Ukrainian workers from the end of the Soviet Union to the the war: contradictions of Romanian labor in the postcommunist transformations, Ann Arbor, University postcommunist transformation », in Crowley S., Ost D. of Michigan Press. (dir.), Workers after workers’ states. Labor and politics Crowley S. (2004), « Explaining labor weakness in postcommunist Eastern Europe, Lanham, Rowman & in postcommunist Europe: historical legacies and Littlefield, pp. 97-120. comparative perspective », East European politics and Kideckel D. (2002), « The unmaking of an East- societies, vol. 18, n° 3, pp. 394-429. Central European working class », in Hann C. (dir.), Crowley S., Ost D. (2001), « Making sense of labor Postsocialism: ideals, ideologies and practices in weakness in postcommunism », in Crowley S., Ost D. Eurasia, London, New York, Routledge, pp. 114-132.

Travail et Emploi n° 137 • 137 •

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 137 18/06/2014 09:52:11 Kideckel D. (2008), Getting by in postsocialist Romania: Rus A. (2009), « Roumanie. Les minériades dans la labor, the body and working-class culture, Indiana mémoire des mineurs », in Heurtaux J., Pellen C. (dir.), University Press. 1989 à l’Est de l’Europe. Une mémoire controversée, La Kideckel D. et al. (2000), « A new “cult of labor” : stress Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, pp. 272-291. and crisis among Romanian workers », Sociologie Schwartz O. (1990), Le monde privé des ouvriers. Românească, No 1, pp. 142-161. Hommes et femmes du Nord, Paris, Presses universitaires Kornai J. (2001), « Obligation légale, non-exécution de France. des contrats et contrainte budgétaire lâche », in Kornai J. (textes réunis et traduits sous la dir. de Chavance Stegar I. (2007), Valea Jiului : probleme si politici B. et Vahabi M.), La transformation économique sociale, Petroşani, Editura Focus. postsocialiste. Dilemmes et décisions, Paris, Éditions de Stanca D. (1935), Intre două fronturi, 1914-1918, Cluj, la Maison des sciences de l’homme, pp. 151-163. Editura Patria. Mihăilescu V. (2006), « Faire/taire le terrain auprès des “gueules noires” de Roumanie. De la production sociale Stenning A. (2005), « Where is the postsocialist working des experts pendant le communisme et après », L’ARA, class? Working-class lives in the spaces of (post-) n° 56, pp. 32-42. socialism », Sociology, vol. 39, n° 5, pp. 983-999.

Mihailescu V., Grecu M. (2001), « Unité de la mine, Surubaru A. (2007), « Romania: labour market under diversité des mineurs. Travail partagé et partage du external pressure », in Eyraud F., Vaughan-Whitehead D. travail dans le bassin minier de Petroşani », Annuaire (dir.), The evolving world of work in the enlarged EU. de la société d’anthropologie culturelle de Roumanie, Progress and vulnerability, Geneva, International labour Bucarest, Paideia, pp. 9-18. office, pp. 399-437. Miller D. (2001), « Behind closed doors », in Miller D. Sznajder A. (2006), « Effects of EU accession on the (dir.), Home possessions. Material culture behind closed doors, Oxford, Berg, pp. 1-19. politics of privatization – the steel sector in comparative perspective », in Kutter A., Trappmann V. (dir.), Das Erbe Muntean A. (2011), Trade unions and labour relations des Beitritts. Mittel- und osteuropäische Gesellschaften in postcommunist Romania, Thèse de doctorat en nach dem Beitritt zur EU, Baden-Baden, Nomos Verlag, sociologie, soutenue à l’École nationale des sciences pp. 209-231. politiques et administratives, Bucarest (non publiée). asi Murgescu B. (2010), România şi Europa. Acumularea V I. B. (2004), « The fist of the working class: the decalajelor economice (1500-2010), Bucarest, Polirom. social movements of Jiu Valley miners in postsocialist Romania », East European politics and societies, vol. 18, Ost D. (2009), « L’après-communisme et le déclin du n° 1, pp. 132-157. syndicalisme à l’Est : leçons de Pologne et d’ailleurs », Sociologie du travail, vol. 51, n° 4, pp. 536-557. Weber F. (1989), Le travail à-côté. Étude d’ethnographie Plessz M. (2012), Le prix du marché : les générations ouvrière, Paris, Institut national de la recherche et l’emploi en Europe centrale postcommuniste, Paris, agronomique, Éditions de l’École des hautes études en Éditions Petra. sciences sociales.

Annexe

Graphique 1 : Les effectifs de la CNH, 1980-2009 Graphique 2 : La part des départs collectifs dans les (moyennes annuelles) effectifs* de la CNH (1997-2011)

70 000 45

60 000 40 35 50 000 30 40 000 25 30 000 20 15 20 000 10 10 000 5 0 0

1980 1981 1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011

Source : CNH. Source : CNH. * Y compris les effectifs de deux mines de la région de Banat (Anina et Ţebea), qui comptaient ensemble en 1997 environ 4 300 salariés.

• 138 • Travail et Emploi n° 137

(Travail et emploi) n° 137 IV.indd 138 18/06/2014 09:52:12 Travail et Emploi 137 (janvier-mars 2014) Une crise sans précédent ? Expériences et contestations des restructurations (I)

......

Bernard Gazier Catherine Spieser (dir.), L’emploi en temps de crise. Trajectoires individuelles, négociations collectives et action publique Rueil-Malmaison, Éditions Liaisons, coll. « Liaisons sociales », 2013

......

Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France.

Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV).

......

Référence électronique Bernard Gazier, « Catherine Spieser (dir.), L’emploi en temps de crise. Trajectoires individuelles, négociations collectives et action publique », Travail et Emploi [En ligne], 137 | janvier-mars 2014, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 01 août 2014. URL : http://travailemploi.revues.org/6273

Éditeur : La documentation française http://travailemploi.revues.org http://www.revues.org

Document accessible en ligne sur : http://travailemploi.revues.org/6273 Document généré automatiquement le 01 août 2014. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier.

Cet article a été téléchargé sur le portail Cairn (http://www.cairn.info).

Distribution électronique Cairn pour La documentation française et pour Revues.org (Centre pour l'édition électronique ouverte) © La documentation française Catherine Spieser (dir.), L’emploi en temps de crise. Trajectoires individuelles, négocia (...) 2

Bernard Gazier Catherine Spieser (dir.), L’emploi en temps de crise. Trajectoires individuelles, négociations collectives et action publique Rueil-Malmaison, Éditions Liaisons, coll. « Liaisons sociales », 2013

Pagination de l’édition papier : p. 139-140

1 Les onze contributions de cet ouvrage collectif dirigé par Catherine Spieser ont été écrites par des chercheurs du Centre d’études de l’emploi (CEE). Combinant analyses statistiques et enquêtes qualitatives, articulant des points de vue économique, sociologique, juridique et de sciences politiques, le livre présente un tableau très riche de la crise de l’emploi en France et en Europe et des réactions et politiques qu’elle a suscitées. Compte tenu des délais de production et de mise à disposition des données, la période couverte va le plus souvent jusqu’en 2010, mais s’étend parfois jusqu’en 2012. 2 Le recueil est composé de trois parties, précédées d’une préface par Jean-Louis Dayan, directeur du CEE, et d’une introduction par Catherine Spieser. La première partie, intitulée « L’état de la crise », propose deux analyses statistiques, l’une consacrée aux trajectoires d’emploi en France (Véronique Simonnet, Danièle Trancart et Élisabeth Danzin) et l’autre à l’évolution de la qualité du travail en Europe (Thomas Amossé et Ekaterina Kalugina). Elles encadrent deux contributions plus focalisées, l’une effectuant une comparaison entre l’Allemagne et la France à propos du chômage des femmes et des hommes (Anne Eydoux), et l’autre consacrée aux attitudes des jeunes en formation se destinant au secteur bancaire (François Sarfati et Nadège Vezinat). La seconde partie, « La bataille de l’emploi », rassemble trois textes dont les deux premiers étudient en détail deux expériences de restructurations industrielles, emblématiques l’une d’un contre-exemple (Molex, analyse d’Anne Bory et Alexandra Oeser) et l’autre d’une réussite au moins provisoire (Bosch Vénissieux, analyse d’Annette Jobert et Marie Meixner). Le dernier texte, signé par Catherine Spieser, reprend la comparaison France-Allemagne et s’intéresse à la manière dont les ajustements de l’emploi ont été négociés (ou non) dans ces deux pays. La dernière partie, « Action publique et instruments de gestion de la crise », s’ouvre sur deux analyses du chômage partiel en France (Oana Calavrezo et Richard Duhautois), puis en France et en Italie (Raphaël Dalmasso). La perspective comparative internationale s’étend à l’Europe, voire à l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique), dans la contribution de Christine Erhel et Charlotte Levionnois qui examinent les transformations des politiques de l’emploi durant les premières années de la crise. Le dernier texte propose un autre type de prise de recul, temporel cette fois : il examine, dans le cas de la France, et d’un point de vue juridique et sociologique, les transformations qui ont affecté sur quarante ans les réformes du contrat de travail et ses modalités de rupture (Raphaël Dalmasso, Bernard Gomel et Évelyne Serverin). 3 Quand on évoque une crise de l’ampleur de celle qui a commencé en 2007, le premier réflexe est de supposer une dégradation forte et généralisée de la situation économique de tous les acteurs, conduisant à des réactions de relance et de solidarité. Le principal apport de ce livre est de mettre en évidence des phénomènes bien plus complexes et différenciés, et souvent pris dans des tendances beaucoup plus longues, en ce qui concerne l’emploi en France et en Europe. 4 Les résultats inattendus sont nombreux, et présents dans chaque partie, voire dans chaque contribution. En voici quelques-uns : l’égalité ironique des taux de chômage des femmes et des hommes, qui découle du fait que c’est d’abord l’emploi masculin qui souffre ; l’amélioration paradoxale de la qualité de l’emploi en Europe au début de la crise, principalement parce que ce sont les emplois les plus précaires qui sont d’abord détruits ; les difficultés des reconversions professionnelles durant la crise, qui renvoient à des processus bien plus anciens que celle- ci ; les effets ambigus du chômage partiel qui, certes, protège les salariés mais qui contribue

Travail et Emploi, 137 | janvier-mars 2014 Catherine Spieser (dir.), L’emploi en temps de crise. Trajectoires individuelles, négocia (...) 3

souvent, dans un second temps, à aménager des licenciements simplement différés ; les inflexions des politiques publiques de l’emploi qui, modestes et temporaires, ne modifient pas une tendance à la flexibilisation déjà bien amorcée. Le livre montre ainsi qu’au-delà des chocs financiers, des reculs et stagnations économiques, la crise est un processus de différenciation souvent violent et assez opaque, qui agit comme un révélateur, de forces aussi bien que de faiblesses auparavant établies, et parfois comme un accélérateur de décompositions ou de réformes. 5 Ce tableau, finalement très sombre, n’est du reste pas complet en dépit de sa richesse : il y manque, par exemple, une analyse des emplois précaires, notamment du dérapage des contrats à durée déterminée (CDD) en France : de 70 % des entrées en emploi en 2007, ces derniers en ont représenté 80 % en 2009, sans que le taux baisse depuis, la plupart étant de très courte durée. D’autre part, il aurait été possible et utile de « cadrer » sur le plan macroéconomique l’évolution divergente des produits intérieurs bruts (PIB) des pays de la zone euro, afin de situer les transformations du marché du travail au sein des déterminants de la croissance et de la stagnation. 6 Par construction, le livre rencontre deux limites. La première est qu’il ne peut considérer que la première partie de la crise, et ne peut donc apprécier les séquences qui, on l’espère dans un futur pas trop éloigné, devraient permettre de voir le redémarrage de la croissance, qu’elle demeure ralentie ou non. D’autre part, il interroge les faits et les politiques beaucoup plus qu’il ne suggère de pistes de sortie ou même de gestion de l’emploi dans la crise. Dans la mesure où les contributions associent des économistes de tendances diverses, la tendance dominante qui se dégage du recueil est celle d’une critique des espoirs mis dans les stratégies et comportements de flexibilisation, sans toutefois qu’une voie alternative soit vraiment esquissée au-delà d’un éloge des pratiques de négociations collectives lorsqu’elles permettent de sécuriser l’emploi au prix de flexibilisations en interne. 7 Il s’agit ainsi d’un ouvrage maïeutique, renvoyant le lecteur à ses propres certitudes ou incertitudes, mais à partir d’une base remarquable d’informations et d’analyses. Échantillon exemplaire de ce que produit le Centre d’études de l’emploi, le livre est une contribution de première main et de premier ordre à un véritable débat sur l’emploi qui peine à s’instaurer en France.

Référence(s) :

Catherine Spieser (dir.), L’emploi en temps de crise. Trajectoires individuelles, négociations collectives et action publique, Rueil-Malmaison, Éditions Liaisons, coll. « Liaisons sociales », 2013, 265 p.

Pour citer cet article

Référence électronique

Bernard Gazier, « Catherine Spieser (dir.), L’emploi en temps de crise. Trajectoires individuelles, négociations collectives et action publique », Travail et Emploi [En ligne], 137 | janvier-mars 2014, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 01 août 2014. URL : http://travailemploi.revues.org/6273

Référence papier

Bernard Gazier, « Catherine Spieser (dir.), L’emploi en temps de crise. Trajectoires individuelles, négociations collectives et action publique », Travail et Emploi, 137 | 2014, 139-140.

À propos de l’auteur Bernard Gazier Université Paris-1

Travail et Emploi, 137 | janvier-mars 2014 Catherine Spieser (dir.), L’emploi en temps de crise. Trajectoires individuelles, négocia (...) 4

Droits d’auteur

© La documentation française

Travail et Emploi, 137 | janvier-mars 2014 Travail et Emploi 137 (janvier-mars 2014) Une crise sans précédent ? Expériences et contestations des restructurations (I)

......

Sylvie Célérier Anne-Chantal Hardy, Travailler à guérir : sociologie de l’objet du travail médical Rennes, Presses de l’École des hautes études en santé publique, coll. « Recherche, santé, social », 2013

......

Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France.

Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV).

......

Référence électronique Sylvie Célérier, « Anne-Chantal Hardy, Travailler à guérir : sociologie de l’objet du travail médical », Travail et Emploi [En ligne], 137 | janvier-mars 2014, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 25 septembre 2014. URL : http://travailemploi.revues.org/6277

Éditeur : La documentation française http://travailemploi.revues.org http://www.revues.org

Document accessible en ligne sur : http://travailemploi.revues.org/6277 Document généré automatiquement le 25 septembre 2014. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier.

Cet article a été téléchargé sur le portail Cairn (http://www.cairn.info).

Distribution électronique Cairn pour La documentation française et pour Revues.org (Centre pour l'édition électronique ouverte) © La documentation française Anne-Chantal Hardy, Travailler à guérir : sociologie de l’objet du travail médical 2

Sylvie Célérier Anne-Chantal Hardy, Travailler à guérir : sociologie de l’objet du travail médical Rennes, Presses de l’École des hautes études en santé publique, coll. « Recherche, santé, social », 2013

Pagination de l’édition papier : p. 140-142 1 Le livre d’Anne-Chantal Hardy nous invite à la réflexion sur des objets dont on pensait tout connaître. À la question : « que font les médecins ? », chacun répond en effet que ces professionnels guérissent ou tentent de guérir les personnes venues les consulter sur les problèmes de santé qu’elles rencontrent. Si l’on se méfie de cette expérience immédiate, les sciences humaines offrent quelques rayonnages de références essentielles où la profession médicale miroite de multiples facettes que les chercheurs ont minutieusement explorées au cours des cinquante dernières années. L’autonomie professionnelle des médecins, cette capacité à s’auto-instituer et à contrôler sa propre activité, est un des ressorts de ce large intérêt qui explique aussi le statut d’archétype régulièrement conféré à la profession médicale par les analystes des professions. Bref, on sait bien des choses sur les médecins, leurs pratiques ainsi que sur leurs patients que nous sommes tous à un moment ou l’autre de notre vie. 2 Anne-Chantal Hardy parvient cependant à rafraîchir notre regard sur cet univers si émotionnellement et conceptuellement peuplé. Elle y emploie un riche matériau empirique accumulé au cours de son expérience de recherche sur les mondes de la médecine, sur la formation professionnelle, les métiers de la coiffure ou la professionnalisation de la marine nationale. La sociologie que défend l’auteure ne s’enferme pas en effet dans les frontières du social et, ce qui s’observe ici, doit profiter de ce qui a été compris ailleurs. Au-delà de cette solide assise empirique, Anne-Chantal Hardy emprunte une voie originale pour entrer dans la profession. Elle y combine trois grands principes, rarement rassemblés, qui innervent l’ensemble de l’ouvrage en lui donnant la forme d’un développement plutôt qu’une distribution rigide entre les quatre parties qui le composent. Parties qui se font donc mutuellement écho. 3 Premier principe : une profession ne se comprend vraiment qu’en élucidant l’activité concrète de ses membres et ce qui fait sens pour eux. Ce principe, Anne-Chantal Hardy le traduit en une interrogation sur l’objet du travail médical qu’elle place au cœur de son ouvrage, dans une troisième partie qu’il faut comprendre comme un nœud dans le raisonnement. En amont, les deux premières parties ont exploré ce qui rend socialement possible, nécessaire et reproductible cet objet de travail et, en aval, la quatrième partie suit l’impact de cet objet pour ceux auxquels il s’applique, c’est-à-dire les patients. 4 La formation de l’objet médical (parties 1 et 2) est renvoyée à quelques moments clefs de l’institutionnalisation et de la transformation du groupe professionnel au cours de la première e moitié du XX siècle en France. Chaque fois, l’auteure y découvre une complexité de relations et d’enjeux qui dépasse la lutte pour la reconnaissance et pour l’autonomie que les analystes des professions privilégient dans leur compréhension de la dynamique des groupes qu’ils étudient. Il faut, nous dit Anne-Chantal Hardy, élargir ce cadre et y intégrer la variété et la complexité des relations que la profession entretient avec les acteurs institutionnels qui participent de sa (re)production sociale. Elle décrit ainsi des rapports de délégation ou d’allégeance aux pouvoirs publics avec lesquels les segments dominants de la profession collaborent pour maintenir leur position et orienter le cours et le sens de l’activité médicale. La réforme de l’internat de médecine en 1982 qui bouleverse les règles de sélection et d’affectation aux différentes spécialités en donne un exemple très convaincant. L’auteure pointe également les rapports de contrôle, voire de contrainte, qu’exerce l’assureur public, qui structurent l’activité quotidienne des médecins et fixent leurs rémunérations. Rapports de dépendance, pourrait- on ajouter, à la recherche biomédicale, domaine des laboratoires, qui échappe à la médecine praticienne, mais qui en oriente toutes les pratiques. Anne-Chantal Hardy finit de nous

Travail et Emploi, 137 | janvier-mars 2014 Anne-Chantal Hardy, Travailler à guérir : sociologie de l’objet du travail médical 3

convaincre de la (re)production sociale de la médecine en rappelant que son renouvellement enrôle aujourd’hui de plus en plus de femmes qui la transforment de l’intérieur par les valeurs qu’elles promeuvent, bien différentes de celles qui animaient les générations antérieures dominées par les hommes, notamment par leur moindre attrait pour l’exercice libéral. 5 L’activité des médecins est donc une activité déléguée, orientée, prescrite par des intérêts variés qui échappent aux professionnels et auxquels leur profession s’ajuste constamment, voire se soumet. Cette activité est ainsi pluridimensionnelle et déborde le cadre ordinaire de la rencontre des professionnels et de leurs patients que les médecins aiment à penser sur le mode du « colloque singulier » auquel ils sont chèrement attachés. Ce « colloque » est infiniment plus socialisé qu’il n’y paraît. Dans la quiétude du cabinet, quantité d’acteurs ou d’intérêts interviennent qui, pour être imperceptibles dans l’expérience immédiate, n’en sont pas moins agissants. Ce qui prévaut et guide l’action de ces professionnels ne se décide donc pas (seulement) à hauteur de leur compétence ou de leur probité – que l’auteure ne met nullement en cause –, mais dans les mouvements complexes des logiques économiques, sociales et politiques qui traversent et remodèlent constamment leur profession. L’objet du travail médical perd donc de son évidence, devient instable, mouvant, et Anne-Chantal Hardy nous invite à en poursuivre l’examen du point de vue de la guérison, objectif affiché de la profession et espoir des profanes qui recourent aux services qu’elle propose. 6 L’exploration de ce versant de l’activité médicale conduit à des constats troublants. L’objectif de guérison qui lie les deux parties en présence se traduit dans les faits par une mise à mal – « pour le bien des malades » – du corps sur lequel le professionnel agit. Les étudiants en font l’amère expérience à l’occasion du stage de deuxième année qui organise souvent leurs premiers contacts avec les corps souffrants. Cette violence des soins est patente dans les traitements des cancers dont Anne-Chantal Hardy saisit les enjeux dans le face-à-face des oncologues et des parents d’enfants atteints ; parents, plus ou moins convaincus par la nécessité de la dureté des protocoles et parents différemment traités, eux aussi, selon les dispositions sociales que les médecins croient détecter en eux. Les hiérarchies du social restent ici particulièrement actives et dessinent des itinéraires de soin bien différents selon les familles. Au fil de la réflexion, la notion de guérison se fait, elle aussi, plus incertaine jusqu’à déboucher sur une inquiétante béance entre ce que les professionnels tiennent pour guérison et ce que les malades expérimentent dans leur propre corps. Déclarés « guéris », ils sont aussi, souvent, définitivement « mutilés ». 7 L’auteure fait alors surgir deux interrogations majeures où s’entend l’influence des travaux sur la norme et la normalité de Georges Canguilhem et de Michel Foucault son élève. Elle souligne d’abord combien les « actes » de soin restent à la seule discrétion des experts qui en conservent jalousement (et obscurément) le contrôle, éthiquement abrités par une finalité de guérison dont on ne sait finalement pas grand-chose. L’auteure montre par ailleurs la puissance performative du décret de guérison que profèrent ces experts : être « guéri » ou « en rémission » équivaut en effet à se voir déclarer actif, disponible pour la production, quelle que soit l’ampleur des séquelles ou des empreintes que les « traitements » ont laissées sur les corps. Être « guéri » suppose encore que les obligations, morales aussi bien qu’économiques, de la communauté sont levées. L’opacité qui entoure les pratiques de guérison participe ainsi du partage du normal et du pathologique, partage décisif pour le malade et pour l’ensemble des membres de la communauté ; soit une forme renouvelée de biopouvoir, plus diffuse que par le passé, mais non moins contraignante. 8 Deuxième principe : les médecins sont des travailleurs (à peu près) comme les autres. Pour comprendre leurs situations de travail, Anne-Chantal Hardy engage une approche classique de sociologie du travail écartant l’hypothèse fragile d’une irréductible spécificité de ces professionnels sur laquelle débutent la plupart des travaux sur les professions. Elle s’intéresse donc à la formation des médecins, leur sélection et, plus largement, aux conditions de reproduction de leur groupe. Elle en obtient plusieurs résultats intéressants. Elle note d’abord le paradoxe d’un mode de recrutement proche de celui des grands corps de l’État, mais qui, pour l’essentiel, alimente des emplois indépendants. On voit aussi la constance des sélections

Travail et Emploi, 137 | janvier-mars 2014 Anne-Chantal Hardy, Travailler à guérir : sociologie de l’objet du travail médical 4

sociales qui privilégient les enfants des catégories supérieures et des familles de médecins ; inégalités qui persistent dans le renouvellement plus féminin de la profession. 9 L’intérêt pour les modalités de recrutement amène l’auteure à s’interroger sur le rôle qu’y prend l’université qui paraît, là encore, bien paradoxal. L’institution détient le monopole des diplômes, mais semble ne rien transmettre à ses étudiants, particulièrement lors de leurs deux concours, quand ils auraient le plus grand besoin de cette transmission. Symétriquement, elle réussit pleinement à leur apprendre à se passer d’elle et à composer par eux-mêmes les ressources qui leur sont nécessaires ; soit un apprentissage de l’autonomie forcé et coûteux pour les individus. De la formation initiale des médecins, on retient aussi la singularité de leur processus de socialisation qui enchaîne brutalement des phases de fragmentation intense du groupe par le jeu agonistique des rivalités induit par les concours et des phases de rassemblement tout aussi intenses pour ceux qui ont franchi les épreuves. 10 Considérer la médecine comme un espace de travail ordinaire oblige enfin à interroger la nature de sa contribution au processus productif. L’auteure lie cette contribution à la naissance et à l’extension des assurances sociales après la seconde guerre mondiale qui changent radicalement les conditions d’exercice de la médecine en France. Le nombre de médecins explose à cette occasion et les assurances prennent une part décisive dans leur rémunération. Qu’ils soient ou non favorables à cette évolution – Anne-Chantal Hardy rappelle en effet la vivacité des débats qui opposèrent les tenants d’une médecine libérale et ceux qui défendaient une médecine plus sociale –, tous ont pris une part active dans la production et le contrôle des corps de travailleurs que réclamait (et réclame encore) le système productif. Anne-Chantal Hardy reprend ici la puissante intuition de Talcott Parsons1 quant au rôle de la médecine dans le contrôle de la déviance que constitue la maladie. Les médecins du travail ne sont donc pas seuls engagés dans les rapports entre la santé et le travail, la médecine, au sens large, y contribue tout autant, même si son activité se tient apparemment loin des institutions de travail. 11 Dernier principe que propose l’auteure : les phénomènes ne sont jamais réductibles à une dimension unique et ils doivent leur dynamisme aux multiples traits qui constamment les traversent. S’attachant à la médecine, Anne-Chantal Hardy fait effort pour en dérouler les composantes, suivant chacune dans sa profondeur historique, sous des angles variés et depuis d’autres champs disciplinaires que la sociologie, notamment le droit. D’où son goût pour les paradoxes et les contradictions qui sont signe, pour elle, que quelque chose de décisif se tient en coulisse de la scène qu’elle observe qu’il faut impérativement saisir pour en restituer le sens. Ces paradoxes, contradictions et autres discordances contribuent à raviver ainsi notre curiosité sur des objets que les théories ont parfois excessivement figés. 12 Certains regretteront peut-être que cette méthode ne livre ni synthèse définitive ni nouveau schéma explicatif de la profession médicale. Les traces encore perceptibles de l’exercice académique d’habilitation à diriger des recherches qui est à l’origine de l’ouvrage participent peut-être aussi d’un léger désarroi du lecteur devant la multiplicité des fils tirés et entrecroisés dans l’ouvrage. On ne retient pour notre part qu’un étonnement devant l’absence de deux références qu’on pensait incontournables sur le sujet traité. Anne-Chantal Hardy reconnaît à plusieurs reprises sa dette envers Eliot Friedson et son remarquable travail sur la profession médicale2, mais elle ne cite ni le travail classique d’Haroun Jamous et Bertrand Peloille sur la reproduction des élites lors de la formation des médecins3 ni, surtout, les travaux d’Andrew Abbott4, hors une rapide citation en conclusion. 13 Or, ce dernier auteur – aujourd’hui largement mobilisé dans les travaux sur les professions – accorde lui aussi une place prépondérante aux activités concrètes des professionnels qu’il tente également de rapporter à des espaces sociaux plus larges et plus variés que l’organisation professionnelle. La conflictualité dans chacun de ces espaces joue chez lui un rôle considérable et l’on pressent qu’Anne-Chantal Hardy serait portée à nuancer, voire à contester ce postulat, elle qui souligne les sujétions et les allégeances auxquelles la profession doit son institutionnalisation. De même, Abbott s’attache à l’abstraction des savoirs qu’il considère comme la « monnaie ultime de la concurrence entre les professions » dans tous les espaces où la profession s’institue. Anne-Chantal Hardy la comprendrait plutôt dans le cadre d’un apprentissage forcé d’une autonomie qui sera ensuite contrôlée à distance par différentes

Travail et Emploi, 137 | janvier-mars 2014 Anne-Chantal Hardy, Travailler à guérir : sociologie de l’objet du travail médical 5

institutions régulatrices. Pour Abbott cependant, ces savoirs abstraits offrent aussi une solution à l’obsolescence régulière des professionnels au fil de leur carrière. N’est-ce pas là une proposition intéressante pour les praticiens du soin ? Bref, l’ouvrage d’Anne-Chantal Hardy fait espérer une suite, ce qui est bon signe. 14 Fermant l’ouvrage, on ne dispose donc pas d’une vision totalisante de la médecine, mais, certainement, d’une idée plus juste de cette profession. Son autonomie archétypale est vérifiée, mais uniquement pour la part de son activité qui la lie aux profanes, à ceux qui constituent sa matière et ses objets : les patients et leur corps. Pour les rapports avec les instances légitimantes, les sujétions et les allégeances fondées sur des coalitions de classes priment sur les luttes pour la reconnaissance. L’objet du travail médical, les notions de soin et de guérison ont perdu de leur évidence, mais on a compris l’urgence de s’y intéresser et d’éclairer, par le débat public, ce qui se fait aujourd’hui au nom de ce tourment qu’est, depuis le début de l’humanité, la guérison et qui nous concerne tous de si près.

Notes

1 Parsons T. (1955), Éléments pour une sociologie de l’action, Paris, Plon, chap. 3 : « Structure sociale et processus dynamique. Le cas de la pratique médicale moderne ». 2 Freidson E. (1984), La profession médicale, Paris, Payot (1re éd. 1970). 3 Jamous H., Peloille B. (1970), « Professions or self-perpetuated systems? Changes in the French university-hospital system », in Jackson J. A. (ed.), Professions and Professionalization, London, Cambridge University Press, pp. 109-152. 4 Abbott A. D. (1988), The system of professions: an essay on the division of expert labor, Chicago, University of Chicago Press, 452 p.

Référence(s) :

Anne-Chantal Hardy, Travailler à guérir : sociologie de l’objet du travail médical, Rennes, Presses de l’École des hautes études en santé publique, coll. « Recherche, santé, social », 2013, 301 p.

Pour citer cet article

Référence électronique

Sylvie Célérier, « Anne-Chantal Hardy, Travailler à guérir : sociologie de l’objet du travail médical », Travail et Emploi [En ligne], 137 | janvier-mars 2014, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 25 septembre 2014. URL : http://travailemploi.revues.org/6277

Référence papier

Sylvie Célérier, « Anne-Chantal Hardy, Travailler à guérir : sociologie de l’objet du travail médical », Travail et Emploi, 137 | 2014, 140-142.

À propos de l’auteur Sylvie Célérier Centre d’études de l’emploi, Centre Pierre-Naville, Université d’Évry-val-d’Essonne

Droits d’auteur

© La documentation française

Travail et Emploi, 137 | janvier-mars 2014 Travail et Emploi 137 (janvier-mars 2014) Une crise sans précédent ? Expériences et contestations des restructurations (I)

......

Arnaud Mias Marc Loriol, La construction du social. Souffrance, travail et catégorisation des usagers dans l’action publique Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2012

......

Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France.

Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV).

......

Référence électronique Arnaud Mias, « Marc Loriol, La construction du social. Souffrance, travail et catégorisation des usagers dans l’action publique », Travail et Emploi [En ligne], 137 | janvier-mars 2014, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 25 septembre 2014. URL : http://travailemploi.revues.org/6279

Éditeur : La documentation française http://travailemploi.revues.org http://www.revues.org

Document accessible en ligne sur : http://travailemploi.revues.org/6279 Document généré automatiquement le 25 septembre 2014. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier.

Cet article a été téléchargé sur le portail Cairn (http://www.cairn.info).

Distribution électronique Cairn pour La documentation française et pour Revues.org (Centre pour l'édition électronique ouverte) © La documentation française Marc Loriol, La construction du social. Souffrance, travail et catégorisation des usagers (...) 2

Arnaud Mias Marc Loriol, La construction du social. Souffrance, travail et catégorisation des usagers dans l’action publique Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2012

Pagination de l’édition papier : p. 143-144

1 Dans cet ouvrage issu de son mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Marc Loriol propose une réflexion de synthèse à partir des travaux qu’il a menés depuis vingt ans sur l’influence des milieux de travail dans la « construction du social ». Cette construction se manifeste notamment à travers la genèse d’entités cliniques en santé mentale et leur usage privilégié par certains salariés pour qualifier leur mal-être au travail. Elle fonde aussi la manière dont des fonctionnaires catégorisent les usagers qu’ils ont en face d’eux pour réaliser leur activité. Dans les deux cas, qui nourrissent les développements des chapitres 2 et 3 de l’ouvrage, Marc Loriol révèle un même travail de mise en forme de l’expérience des contraintes vécues dans l’activité et de la perception des situations de travail, qui soutient la gestion collective des difficultés rencontrées et tend à faire coïncider les pratiques quotidiennes avec les conceptions plus ou moins idéalisées que les individus se font de leur activité professionnelle. 2 En appui de ces développements, un premier chapitre trace « Les espaces du constructivisme » et revient sur les principales controverses que cette approche suscite. Marc Loriol montre clairement la distance qui sépare sa démarche du relativisme. Plutôt que d’affirmer que le monde, matériel comme social, n’existe qu’à travers les représentations que les individus s’en font, le constructivisme interroge les liens complexes, parce que circulaires, qu’entretiennent les deux ordres de réalité : si les faits objectifs contraignent les représentations et les connaissances qui s’y rapportent, le sens subjectif qui leur est attribué contribue à les altérer, à les transformer. Ce sens est le produit de processus collectifs, de schèmes, de façons de voir qui résultent eux-mêmes de constructions sociales passées, stabilisées voire cristallisées et qui agissent telles des institutions, contraignant les pensées, actions et interactions des individus. C’est ce caractère éminemment processuel et multiniveaux qui rend le social si complexe à appréhender, et qui justifie en même temps l’adoption d’une posture de recherche relevant d’un constructivisme modéré et pragmatique. Car pour Marc Loriol, l’enjeu est d’abord d’adopter la perspective méthodologique la plus efficace pour comprendre un monde social qui fonctionne comme un « ensemble de constructions sociales, plus ou moins achevées, plus ou moins abouties (donc plus ou moins contraignantes pour les individus) » (p. 34). Cela rend décisive la définition de l’objet de la recherche : dans cet ensemble inachevé et évolutif, que va-t-on considérer comme acquis ou stable, que l’on va donc se contenter d’appréhender comme un contexte contraignant ? Sur quel phénomène va-t-on concentrer l’analyse pour en retracer au contraire la genèse ? Cette définition de l’objet d’étude conduit à limiter la démarche à une des multiples perspectives constructivistes disponibles. 3 C’est ici que réside certainement l’un des apports fondamentaux de l’ouvrage de Marc Loriol à la théorie sociologique. Partant d’une « mosaïque » constructiviste, l’auteur circonscrit progressivement l’espace d’analyse à quatre perspectives : l’action collective à travers le « claim making process », l’élaboration d’une cause, d’un enjeu collectif qui sert de support aux mobilisations collectives ; la définition de la situation ; l’étiquetage et la catégorisation ; la carrière et la trajectoire. Cette typologie permet de souligner les articulations plutôt que l’opposition entre ces différentes approches constructivistes. Elle sert surtout à confirmer le pragmatisme de la méthodologie défendue : « suivant que la “construction” est plus ou moins le résultat d’un mouvement social conscient ou organisé ou le produit conflictuel de la confrontation de “définitions de la situation” divergentes, les analyses en termes de

Travail et Emploi, 137 | janvier-mars 2014 Marc Loriol, La construction du social. Souffrance, travail et catégorisation des usagers (...) 3

construction des problèmes publics ou de “définition de la situation” seront plus ou moins appropriées » (pp. 57-58). On perçoit d’ailleurs des articulations plus fortes entre certaines perspectives : « le moment clé de cette “carrière”, l’étiquetage, le diagnostic du patient comme buveur pathologique peut être l’objet d’une étude en soi. En fait, la carrière est jalonnée par des moments d’évaluation, de qualification de la personne » (p. 72). Cela étant, comme ces perspectives privilégient des méthodes d’enquête distinctes (corpus documentaire conséquent, entretiens, observation in situ ou récits de vie), un programme de recherche qui entendrait les embrasser toutes ensemble semble hors d’atteinte. 4 Le chapitre 2 articule, autour de la question des risques psychosociaux, deux de ces perspectives, la définition de la situation et le « claim making process ». Il s’agit d’abord de comprendre comment on produit du sens sur des situations de travail : « Les différents acteurs sociaux concernés par le mal-être au travail produisent, adaptent, transforment ou rejettent les différentes entités cliniques pour donner du sens à la situation à laquelle ils sont confrontés et qu’ils contribuent ainsi à faire évoluer » (p. 75). En sens inverse, Marc Loriol retrace également la genèse de différentes entités cliniques (syndrôme de fatigue chronique, stress, burn out), en portant une attention particulière au moment décisif où une nouvelle catégorie est ou non authentifiée, démontrée, justifiée, qui permet alors de proposer une nouvelle définition de la réalité. Selon les catégories, différentes tactiques de validation scientifique et sociale ont été employées, sur lesquelles l’auteur fait porter l’analyse. 5 Un même mouvement dialectique anime le troisième chapitre, consacré au travail relationnel développé par les agents publics en contact avec les « usagers » des politiques publiques (« street-level bureaucrats »). Marc Loriol montre que, pour exécuter leur travail de la façon la plus proche de la conception idéale qu’ils se font de leur activité, les salariés reconstruisent l’usager, le mettent en forme à partir de catégories de pensée qui fonctionnent comme des routines, orientent le « traitement » de la situation, restreignent le champ des activités professionnelles autorisées, des tâches légitimes, et se protègent ainsi de toute remise en cause de leur identité professionnelle. Deux groupes professionnels sont étudiés : les infirmières hospitalières et les policiers de voie publique, aux prises avec leurs « bons » malades et leurs « vrais clients »-délinquants. Les mécanismes de catégorisation des usagers, accomplis par ces « street-level bureaucrats », exercent un effet en retour sur les politiques publiques, influençant très directement leur mise en œuvre. Marc Loriol prolonge alors sa réflexion en analysant comment décideurs et praticiens ont fait des « jeunes » et des « vieux » des catégories à risque, cadrant le parcours et les expériences des personnes ainsi qualifiées. Là encore, la circularité de la construction du social se donne à voir, les réactions des usagers conduisant elles-mêmes à des ajustements, à des réorientations de ces politiques publiques. Elle se manifeste plus largement dans l’influence réciproque entre groupes professionnels et politiques publiques : si les premiers influencent la mise en œuvre et la conception des secondes, celles-ci façonnent en retour la morphologie et l’identité de ceux-là. 6 Dans cet ouvrage, Marc Loriol propose une construction théorique magistrale tout en étant très pédagogique dans son déploiement. Il réussit à rendre limpides des perspectives complexes et souvent audacieuses. Certes, certains passages paraissent plus stimulants, parce que plus originaux, que d’autres. Mais l’application du cadre analytique aux différents matériaux d’enquête traités est tout à fait convaincante et constitue un apport à la connaissance des métiers de la fonction publique. Au final, loin de tout subjectivisme, l’auteur rappelle la centralité des collectifs de travail dans l’activité professionnelle, collectifs qui viennent appuyer un jugement, une définition de la situation, une catégorisation ou un cadrage de l’interaction. Par extension, le rôle des syndicats dans cette construction du social est à plusieurs reprises souligné. Si ces collectifs sont si importants, c’est que les situations de travail se caractérisent par une profonde ambivalence. Le sens qui leur est donné, les façons de les vivre sont multiples et largement dépendantes de la définition intersubjective que les acteurs en donnent. 7 L’ouvrage représente une balise précieuse pour explorer avec recul et intelligibilité une « mosaïque constructiviste » qui peut donner l’impression de couvrir un territoire extrêmement large, voire dominant, des sciences sociales. D’où l’intérêt de la typologie qui propose

Travail et Emploi, 137 | janvier-mars 2014 Marc Loriol, La construction du social. Souffrance, travail et catégorisation des usagers (...) 4

des définitions limitées et pragmatiques – parce qu’inspirées d’une démarche de recherche empirique – des traditions constructivistes. Outre qu’il est dommage, vu l’ambition du propos, que plusieurs contributions évoquées dans ce tableau général aient été omises dans les références indiquées en bibliographie, on peut relever certains angles morts de l’impressionnante revue de littérature proposée. L’économie des conventions, et notamment la contribution d’Alain Desrosières, n’est ainsi pas située dans l’ensemble. Aucune référence n’est faite non plus à la théorie de la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud, alors même qu’est au cœur de cette approche l’idée d’une construction sociale contingente, résultat d’un travail collectif. Ce n’est pas un des moindres mérites de l’ouvrage que d’inciter ainsi son lecteur à reconsidérer le positionnement et les apports d’autres traditions et corpus théoriques à l’aune des perspectives stimulantes tracées par son auteur.

Référence(s) :

Marc Loriol, La construction du social. Souffrance, travail et catégorisation des usagers dans l’action publique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2012, 214 p.

Pour citer cet article

Référence électronique

Arnaud Mias, « Marc Loriol, La construction du social. Souffrance, travail et catégorisation des usagers dans l’action publique », Travail et Emploi [En ligne], 137 | janvier-mars 2014, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 25 septembre 2014. URL : http://travailemploi.revues.org/6279

Référence papier

Arnaud Mias, « Marc Loriol, La construction du social. Souffrance, travail et catégorisation des usagers dans l’action publique », Travail et Emploi, 137 | 2014, 143-144.

À propos de l’auteur Arnaud Mias Université de Rouen ; IDHES (UMR CNRS 8533, Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société)

Droits d’auteur

© La documentation française

Travail et Emploi, 137 | janvier-mars 2014 Travail et Emploi 137 (janvier-mars 2014) Une crise sans précédent ? Expériences et contestations des restructurations (I)

......

Anni Borzeix Christel Coton, Laurence Proteau (dir.), Les paradoxes de l’écriture : sociologie des écrits professionnels dans les institutions d’encadrement Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2012

......

Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France.

Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV).

......

Référence électronique Anni Borzeix, « Christel Coton, Laurence Proteau (dir.), Les paradoxes de l’écriture : sociologie des écrits professionnels dans les institutions d’encadrement », Travail et Emploi [En ligne], 137 | janvier-mars 2014, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 25 septembre 2014. URL : http://travailemploi.revues.org/6281

Éditeur : La documentation française http://travailemploi.revues.org http://www.revues.org

Document accessible en ligne sur : http://travailemploi.revues.org/6281 Document généré automatiquement le 25 septembre 2014. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier.

Cet article a été téléchargé sur le portail Cairn (http://www.cairn.info).

Distribution électronique Cairn pour La documentation française et pour Revues.org (Centre pour l'édition électronique ouverte) © La documentation française Christel Coton, Laurence Proteau (dir.), Les paradoxes de l’écriture : sociologie des écr (...) 2

Anni Borzeix

Christel Coton, Laurence Proteau (dir.), Les paradoxes de l’écriture : sociologie des écrits professionnels dans les institutions d’encadrement Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2012

Pagination de l’édition papier : p. 144-145

1 Les paradoxes de l’écriture est un ouvrage de sociologie des professions qui défriche, dans une perspective critique, un domaine empirique encore mal connu : celui des écrits professionnels utilisés dans les institutions d’encadrement. Une série d’excellentes monographies de métiers, richement documentées, servent une économie générale robuste. L’objet original choisi – la division sociale du travail d’écriture – illustre une thèse répandue : celle de la « montée en puissance de la logique gestionnaire » dans les administrations publiques. La cohérence de cette perspective confère au volume une unité indéniable et l’on « voit », cas après cas, comment les dispositifs d’évaluation, de contrôle, de traçabilité se multiplient, accroissant ainsi la standardisation, la formalisation et la rationalisation des procès de production et de travail. Si la thèse n’est pas entièrement nouvelle, le matériau l’est davantage. Il est passionnant. Mais la question que l’on peut se poser, celle qui permettrait de valider la thèse défendue – écrit-on plus ou autrement aujourd’hui qu’autrefois pour accomplir sa tâche quand on exerce le métier de policier, de magistrat, de greffier, de médecin et surtout, pour quoi faire ? – n’est pas vraiment traitée. Pourtant la réponse à la question va, semble-t-il, de soi, puisque les professionnels, eux, nous disent les auteurs, l’affirment et le déplorent. Faut-il s’en tenir à leur opinion et sinon, comment pourrait-on procéder ? Le parti pris dans ces textes est d’écouter parler les professionnels. Que disent-ils, que font-ils, que pensent-ils de ces écritures administratives en tout genre, peu analysées pour elles-mêmes par les chercheurs, et qui vont donc faire fonction de témoins à charge ? 2 L’ouvrage se divise en quatre grandes parties aux titres particulièrement suggestifs qui livrent d’emblée les clés de la lecture. La première, « L’écriture, un capital ambigu », décrit la conversion des officiers combattants en officiers rédacteurs (« Passer au fil de la plume », Christel Coton) et relève les ambivalences de l’écriture dans la division du travail policier (« Scribe ou scribouillard », Laurence Proteau). La seconde, intitulée « Standardisation de l’écriture et enjeux professionnels », passe en revue la rationalisation du travail policier (« Pratiques d’écriture, de tri et de traitement des plaintes », Élodie Lemaire), les transformations du métier de magistrat (« De la plume aristocratique à la plume gestionnaire », Christian Mouhanna) et celui des greffières (« Se distinguer dans un espace standardisé », Sabrina Nouiri-Mangold). Une troisième partie, « Scribes sous contrainte du droit », nous mène en prison, chez les gradés d’abord (Gaëtan Cliquennois) puis dans les unités de visite familiale (Élodie Janicaud et Camille Lancelevée), et enfin au cœur de l’assistance éducative à l’épreuve du droit des usagers (Coline Cardi et Fabien Deshayes). Avec la thématique choisie pour la quatrième partie, « Des écrits pour asseoir sa position », on croise des médecins face à la prescription (Claude Thiaudière), un substitut et son mandat de dépôt (Léonore Le Caisne) et des visiteurs de prison face à leurs rapports (Benjamin Pécoud). 3 Les coordonnateurs optent résolument pour une problématisation en termes de paradoxe : l’écriture, saisie comme un rapport social et une structure élémentaire des pratiques professionnelles, est toujours à la fois une contrainte et une ressource – pour l’activité, la mobilité, la carrière. Et si « tout se passe comme si » l’écriture était la « part d’ombre du travail, l’aspect honteux de la fonction » dans ces métiers emblématiques que sont la police, la justice et le pénitentiaire (qui servent ici de types idéaux) – métiers qui valorisent traditionnellement

Travail et Emploi, 137 | janvier-mars 2014 Christel Coton, Laurence Proteau (dir.), Les paradoxes de l’écriture : sociologie des écr (...) 3

plutôt l’oral et l’action –, si elle peut même être une « source de discrédit symbolique », elle est aussi, aujourd’hui, une condition de la mobilité professionnelle. On le voit, cet ensemble de textes représente une contribution substantielle à la sociologie des professions administratives. Car ces écrits y font toujours l’objet d’une interprétation argumentée, tâche réservée ici au sociologue : écrits-supports, écrits-symptômes, écrits-signes, considérés moins pour eux- mêmes, pour ce qu’ils « font » ou font faire, dans une perspective pragmatiste, que pour ce qu’ils révèlent. Sur quoi ? Sur les évolutions en cours dans ces métiers, sur les logiques managériales qui accompagnent la modernisation des services de l’État, sur les nouvelles formes du capital scriptural, sur l’inflation des dispositifs d’évaluation et de contrôle, sur des garanties de transparence et du respect des droits des administrés. L’activité d’encadrement « en actes », ou à réaliser – ce qu’encadrer veut dire et implique, concrètement, aujourd’hui – par le truchement de ces pratiques écrites, n’est pas vraiment le sujet examiné dans cet ouvrage. On y voit bien, en revanche, l’usage stratégique fait des ressources écrites – par les institutions comme par les agents eux-mêmes – comme autant d’instruments de classement, de placement ou de domination qui accompagnent les transformations en cours.

Référence(s) :

Christel Coton, Laurence Proteau (dir.), Les paradoxes de l’écriture : sociologie des écrits professionnels dans les institutions d’encadrement, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2012, 260 p.

Pour citer cet article

Référence électronique

Anni Borzeix, « Christel Coton, Laurence Proteau (dir.), Les paradoxes de l’écriture : sociologie des écrits professionnels dans les institutions d’encadrement », Travail et Emploi [En ligne], 137 | janvier-mars 2014, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 25 septembre 2014. URL : http:// travailemploi.revues.org/6281

Référence papier

Anni Borzeix, « Christel Coton, Laurence Proteau (dir.), Les paradoxes de l’écriture : sociologie des écrits professionnels dans les institutions d’encadrement », Travail et Emploi, 137 | 2014, 144-145.

À propos de l’auteur Anni Borzeix École polytechnique, Centre de recherche en gestion

Droits d’auteur

© La documentation française

Travail et Emploi, 137 | janvier-mars 2014