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IMAGES documentaires 29/30 4ème trimestre 1997 – 1er trimestre 1998

Johan van der Keuken

JVDK revisité, par Alain Bergala.¶ J’@ %, par Jean- Paul Fargier. Van der Keuken :

moi et le village, par Annick Peigné-Giuly. ¶ Démontage du regard définitif, par Thomas Tode. ¶ Le tour d’une œuvre en 80 critiques, par Robin Devreux. Filmographie et bibliographie. Films ¶ Parti pris Le cinéma n’est pas une science exacte, chronique d’un film familial, ¶ La Quatrième génération, par François Caillat. Quelques souvenirs,

des moments partagés avec Allan Francovich, par Carmen Castillo. ¶ L’Œil intérieur, à propos de Level Five

de Chris. Marker, par Allan

Francovich. Notes de lecture IMAGES documentaires 29/30

4ème trimestre 1997 - 1er trimestre 1998 Editorial

Ce numéro double, consacré au photographe et cinéaste hollandais Johan van der Keuken est parrainé par la chaîne du cable Planète qui diffuse une grande partie de ses œuvres depuis le mois de décembre. Cette rétrospective télévisée et la sortie en salles de son dernier film, Global Village, qui a recueilli une critique élogieuse unanime, a élargi l'audience en France d'un ci­ néaste discret. Son œuvre a un caractère documentaire mais aussi philosophique et politique à travers une exi­ geante recherche formelle. C'est à tort qu 'on le considère parfois comme un cinéaste difficile. L'ambition, modeste, de cette réflexion autour de son œuvre est de donner quelques clés d'accès à ses films dont une grande partie est diffusée notamment dans les bibliothèques publiques en France. Arte également a acquis les droits de plusieurs d'entre eux et en a édité deux, Les Vacances du cinéaste et La Jungle plate. La rubrique Films présente une sélection de films, dont quatre films américains remarquables sélectionnés aux Etats généraux de Lussas en août iggj. Dans la rubrique Parti pris, est publié un texte du réalisateur François Caillât qui raconte avec humour la genèse et la réalisation de son film La Quatrième géné­ ration. Cette histoire nous a paru exemplaire. Enfin, nous publions la traduction d'un beau texte d'Allan Francovich sur Level Five de Chris. Marker. C'est l'occasion de rendre hommage à ce cinéaste américain, disparu en avril

3 dernier, qui a consacré toute sa vie et son œuvre docu­ mentaire à mettre au jour l'action des services secrets de son pays contre les forces démocratiques dans le monde. La réalisatrice chilienne Carmen Castillo évoque cet ami mystérieux dont tous ceux qui l'ont connu admiraient le courage. Qui diffusera aujourd'hui cette somme de témoi­ gnages inédits, On Company Business, qu 'Allan avait projetée à en ig8i, dont Gaumont avait alors acheté les droits et qui n 'a jamais été distribuée ? Catherine Blangonnet

4 Sommaire

Johan van der Kauken Introduction page 9 JVDK revisité, par Alain Bergala page i3 J'@ %, par Jean-Paul Fargier page 17 Van der Keuken : moi et le village, par Annick Peigné-Giuly page 3i Démontage du regard définitif, par Thomas Tode page 37 Le tour d'une œuvre en 80 critiques, par Robin Dereux page 5i Filmographie et bibliographie de Johan van der Keuken page 72

Films page 81

Parti pris Le cinéma n'est pas une science exacte, chronique d'un film familial, La Quatrième génération, par François Caillât Page 99 Quelques souvenirs, des moments partagés avec Âllan Francovich, par Carmen Castillo Page IO9 LŒil intérieur, à propos de LevelFive de Chris. Marker, par Allan Francovich Page "3

Notes de lecture page v>.'\

5 Johan van der Keuken Introduction

Johan van der Keuken est né à Amsterdam en ig38. Il s'est d'abord fait remarquer très jeune comme photo­ graphe. Puis il est entré à l'Idhec (Institut des Hautes Etudes Cinématographiques ) à Paris. Depuis, il mène en parallèle une activité de photographe et de cinéaste. En France, c'est peut-être son œuvre cinématogra­ phique qu'on connaît le mieux bien qu'aucun livre ne lui ait encore été consacré. Plusieurs de ses films sont sortis en salles depuis Le Nouvel Age glaciaire et La Forteresse blanche projetés à Paris en 1976, jusqu'au tout dernier film, Amsterdam Global Village, fin 1997. Entre ces deux dates, il n'a cessé d'être « redécouvert » par la critique française, comme l'analyse très préci­ sément Robin Dereux dans son article. Mais, alors qu'il n'a cessé, de film en film, de mener une des recherches cinématographiques contemporaines les plus éton­ nantes, son œuvre est encore largement méconnue. La programmation d'une rétrospective sur Planète de­ puis décembre 1997 a permis de faire découvrir des films, notamment ses court-métrages, qui n'avaient jusque là été montrés que dans des festivals. A l'au­ tomne 1998, c'est l'œuvre photographique de JVDK qui sera pour la première fois largement exposée à Paris. Nous republions tout d'abord dans ce numéro un texte d'Alain Bergala paru en 1985. A cette date, le der­ nier film réalisé par JVDK était Le Temps (ig83). Ce

9 texte est particulièrement intéressant car il éclairait la difficulté que l'on a toujours eu à classer JVDK parmi les « documentaristes ». La remise en cause de « la réa­ lité elle-même comme objet assuré de l'opération du filmage », cette « angoisse métaphysique sur la réalité de la réalité elle-même » que Alain Bergala discerne dansZe Temps, et qui était perceptible, mais à un de­ gré moindre, dans les films précédents, font de JVDK l'un des cinéastes contemporains « du réel » les plus passionnants. Avant cette date, en France beaucoup percevaient JVDK comme un cinéaste expérimental, au sens donné à ce terme dans les années 70. Alain Bergala le compare justement à Jean-Luc Godard et il est vrai que, comme ceux de Godard ou de Marker, autres cinéastes « essayistes », la vision des films de JVDK a été continuellement stimulante pour les spec­ tateurs qui ont eu la chance de le suivre depuis vingt ans. Cinéaste inclassable, entre documentaire et fiction, on peut le définir comme un homme de recherche, d'ex­ périmentation. Il est surtout un homme seul, un homme qui doute, n'hésitant pas avec chaque film à remettre en cause toute son œuvre. Théoricien de sa propre recherche, il semble avoir subi peu d'influences. Avec Face Value (1990 ) et surtout Amsterdam Global Village (1996 ), il a atteint une maîtrise de son art. Jean-Paul Fargier écrit à propos de ce film : « Van der Keuken semble abandonner dans son dernier film toute appa­ rence de formalisation excessive. » Vil revient ici sur l'ensemble de l'œuvre à partir de /<*§", montrant à quel point JVDK est capable, en traitant de sujets abstraits, « de penser la complexité du monde ». Deux des films fondateurs pour comprendre l'œuvre de JVDK sont L 'Enfant aveugle (1964 ) et Herman Slobbe/L'Enfantaveugle2 (1966 ). Annick Peigné-Giuly part de ce dernier pour décrire la tentation de la fiction qui traverse plusieurs films : les « mouvements de va et vient entre fiction/journal intime/documentaire, entre moi et les autres » et qui sont rassemblés dans le der­ nier, Amsterdam Global Village.

10 Thomas Tode, avait publié en Allemagne en 1992 un texte traduit ici. Il partait aussi d'une réflexion sur L'Enfant aveugle pour montrer que JVDK, par l'ob­ servation des aveugles, a élaboré « une conception complexe de l'espace » et une « théorie de la percep­ tion » qu'il a intégrées, par la suite, à son travail ciné­ matographique. Par une comparaison avec la création picturale, Thomas Tode éclaire également la recherche formelle de JVDK : les processus de construction/des­ truction, de transformation, les « états de transition », « métamorphoses permanentes » des comportements humains et des phénomènes de société, que JVDK a tenté de représenter dans ses films (« l'impact ryth­ mique de l'espace sur la forme » ) et de substituer à l'analyse et à la constatation qui les fixent et les figent. C.B.

'/« Le tour du monde en 80 je », dans Trafic n°23, automne 1997

11 JVDK revisité * par Alain Bergala

Tous les cinéastes finissent par se résigner à accepter le vieil axiome bazinien selon lequel, au cinéma, « il faudra toujours sacrifier quelque chose de la réalité à la réalité ». Chacun, en choisissant ou en trouvant son cinéma (« C'est de cette vision-là de la réalité que je vais faire mes films ») entérine d'une certaine façon ce renoncement : en élisant son approche de la réalité, le cinéaste se constitue dans le meilleur des cas en « au­ teur » mais sacrifie du même coup tout le reste de la réalité à sa réalité. Je ne vois guère que Jean-Luc Godard et Johan van der Keuken dans le cinéma contemporain, qui n'aient jamais accepté avec la conscience tranquille les consé­ quences de l'axiome bazinien, même si je suppose qu'ils sont l'un comme l'autre convaincus que Bazin avait fondamentalement raison et qu'il faudra toujours, dans un film, sacrifier quelque chose de la réalité à la réalité. Mais eux font des films et le versant de la réa­ lité auquel ils se sont trouvés contraints cinématogra- phiquement de renoncer dans un film ils n'auront de cesse de s'y confronter un de ces jours dans un autre. Ainsi JVDK, parti du documentaire, finit par filmer du théâtre, et JLG, parti de la fiction, finit par filmer des champs de blé sous l'orage et des hérissons. On peut supposer, à voir son œuvre, que si JVDK a commencé par faire des films en choisissant le docu­ mentaire plutôt que la fiction, c'est parce que la fic-

13 tion a dû lui apparaître dès le départ comme un rétré­ cissement insupportable de son champ d'action ciné­ matographique, le monde, et comme un appauvrisse­ ment inévitable de l'ambiguïté et de la richesse potentielle de la réalité non mise en scène, c'est à dire ouverte à toutes les perceptions, à toutes les échelles, à toutes les analyses et à toutes les méditations. Mais d'ordinaire il va de soi, pour un documentaliste, d'avoir une confiance inébranlable dans la « réalité de la réa­ lité », c'est la condition même d'un exercice serein de son métier. C'est de moins en moins le cas pour JVDK, si tant est que ça l'a jamais été. Le moment est sans doute venu de revisiter l'œuvre de ce cinéaste à la lu­ mière de Vers le Sud (1981-82) et de son dernier filmée Temps. Avec Vers le sud, JVDK remettait en question, en pleine maturité dans la possession de son art, cette « maîtrise » du filmage dans laquelle de tout évidence il était parvenu dès les années 70 à un degré d'excel­ lence auquel peu atteignent, même parmi les plus grand du cinéma direct. Il y remettait dans le même temps en cause le critère d'exemplarité dans le choix du filmable et y substituait avec conviction la pierre de touche de la singularité. Il se posait donc, dans ce même film, deux questions auxquelles son œuvre pré­ cédente semblait avoir magistralement répondu, la question du que filmer ? et celle du comment filmer ? La dernière phrase du film, prononcée en voix off par le cinéaste, de retour chez lui et face aux images et aux sons ramenés de ce voyage vers le Sud, ouvrait au sein du cinéma de JVDK un soupçon majeur : « c'est diffi­ cile de toucher le réel ». Reste que l'on pouvait croire encore que c'était le cinéma qui rendait cette rencontre difficile, pas le réel. Et après tout cette interrogation là, sur la captation de la réalité, était déjà présente dans ses films depuis au moins 1966 avec L'Enfant aveugle, et il fait peu de doutes aujourd'hui qu'elle devait tra­ vailler à notre insu le triptyque Nord-Sud au début des années 70 où la bonne conscience politique nous empêchait peut-être de la voir. Mais ces deux ques-

14 tions ouvertes par Vers le sud ne mettaient pas direc­ tement en cause la réalité elle-même comme objet as­ suré de l'opération du filmage. Avec Le Temps, c'est chose faite. Ce film court est une méditation fulgurante sur l'espèce humaine (le noyau familial de sa reproduction, les différences sin­ gulières et les comportements codés ) et aussi un essai sur la perception, sur la saisie de l'espace, toutes choses dont nous parlaient déjà, sous d'autres modes, ses films antérieurs. Mais avec ce film, dès les premiers plans, dès que la caméra se met à glisser dans ce travelling sans fin sur la théâtrale inconsistance des choses, s'im­ pose avec la force de l'évidence une dimension de l'œuvre de JVDK à laquelle, sans doute, on n'avait ja­ mais prêté suffisamment d'attention, celle d'une an­ goisse métaphysique sur la réalité de la réalité elle- même. Tout se passe avec ce dernier film comme si JVDK parvenait à nous dire, après 25 ans de sa vie consacrés à filmer la réalité qu'après tout la vraie ques­ tion n'était peut-être ni le que choisir dans la réalité ? ni le comment filmer ?, finalement presque anecdotiques, mais la question beaucoup plus fondamentale et an­ goissante de la nature et de la crédibilité de cette fa­ meuse réalité qui semble tout à coup faire défaut, se dérober, perdre sa consistance et défier jusqu'aux vieilles lois physiques de la gravitation et de la pesan­ teur qui nous la rendent d'ordinaire si familière. Mais après tout, et si van der Keuken avait toujours été, depuis le début, à notre insu, un cinéaste méta­ physique ?

* texte publié dans Les Films de Johan van der Keuken. sous la di­ rection de Jean-Jacques Henry, Editions Vidéo Ciné Troc, 1985.

15 J'@% par Jean-Paul Fargier

Le hasard (qu'« un coup de dés jamais n'abolira» ) fait que je regarde, sur la chaîne câblée Planète, un film de van der Keuken, / love dollars , vieux de plus de dix ans, le jour même où, pour la première fois, s'affiche dans un journal un début de réponse aux questions que pose la crise asiatique. « La crise asiatique a des inconvénients, mais aussi des avantages », titre Le Monde du samedi 27-12-97. « La tourmente qui a saisi les économies thaïlandaises, sud-coréennes et japonaises affectera les ventes dans cette partie du monde et favorisera ses exportations. Cependant elle facilite les investissements français dans ces pays ». Voilà le sous-titre. Il confirme, au pré­ sent et au futur, ce qui se profilait la veille au condi­ tionnel : « la crise en Asie pourrait être profitable aux Etats-Unis ». Autres titres du 27-u : « Les entreprises d'Extrême Orient, proies tentantes », « Les financiers américains mettent le cap sur l'Asie ». Merci Le Monde (et Anne-Marie Rocco, Babette Stern, Laurent Mauduit, Laurent Zecchini ). On com­ mence à y voir plus clair. On devine ce que la crise rapporte déjà, pourrait rapporter, rapportera sûrement, et à qui. Mais pourquoi tout ça ? Là, c'est le film de van der Keuken qui me le montre. On comprend, en le voyant, en l'écoutant, où se nouent les fils du drame, dans quels recoins obscurs... de la planète ? Non, de cer-

17 tains hommes pris (individuellement et collective­ ment ) d'une passion tenace. Les affaires, disent-ils, c'est du sport, pas une drogue, non, du sport, de la compétition de haut vol ! On ne peut plus s'en passer. Keuken fait parler les acteurs du monde financier et tous répètent le même innocent aveu : I,je... *P, désire... possède... joue... gagne... perd... jouis... $ : dollars, sigle d'un mot universellement compris, sans traduction, dans tous les langues. Credo libéraliste auquel le cinéaste oppose inlas­ sablement la liberté bafouée des pays pauvres. « En 1984, le Tiers-Monde a confié au système bancaire in­ ternational deux fois plus de fonds qu'il n'en a obte­ nus ». Merci Johan. Van der Keuken est seul. Il n'a pas d'équipe à en­ voyer au bout du monde, il doit y aller lui-même. Il n'a pas de réseau d'informations instantanées : chaque information qu'il recueille lui coûte beaucoup de temps. Il n'a pas non plus un nombre déterminé de pages à remplir chaque jour, ce qui a l'avantage de pousser à produire quotidiennement du nouveau, sous forme de nouvelles. Il se pousse lui-même. Au rythme qu'il décide. Il met donc plusieurs mois, voire plu­ sieurs années, à fourbir ses (nos) lumières. Et pour­ tant : ses films valent encore la peine d'être vus des an­ nées plus tard. En plein boum de l'or nazi en Suisse et en pleine faillite de la Corée (tiens, ça aurait un rap­ port ? ) revoir I love dollars (qui se trame à Amsterdam, à New York, à et à Genève ) est un acte riche d'enseignements. Le film paraît avoir été fait au­ jourd'hui. Il nous parle de notre présent. Ce qui ne sera sans doute pas le cas des articles du Monde dans dix ans ou même dix mois : ils ne seront alors plus utiles (ce ne sera déjà pas si mal) que pour comprendre notre passé. Cela est vrai de presque tous les films de van der Keuken : il est rare qu'ils cessent de nous interpeller au présent, même vingt ans plus tard.

18 A quoi tient leur efficacité persistante ? A leurs angles d'attaque ? A leurs instruments d'analyse ? Au combat permanent dont ils sont le spectacle ! Tout chez van der Keuken semble procéder, procède réel­ lement d'une lutte. Et d'une lutte en cours, toujours recommencée, jamais gagnée d'avance. Tout. Ses images. Sa pensée. Son montage. Ses métaphores. Ses sons. Ses voix. Sa voix. Commençons par sa voix. Comme Rouch, Godard, Wells, Truffaut ou Moretti, Johan van der Keuken est un cinéaste dont les spec­ tateurs connaissent la voix. De film en film on la re­ trouve, on a appris à l'identifier. Lente, volontaire, un peu voilée, contenant son émotion. Implacablement affirmative dans les commentaires, non moins impla­ cablement sûre de ses affirmations mais de façon plus amène dans les interviews, elle est double et unique à la fois. Elle a mis longtemps à nous présenter son corps porteur : l'homme à la caméra. Depuis quand (dans quel film ) Johan a-t-il pris l'habitude de se fil­ mer dans un miroir caméra sur l'épaule, se parlant à lui-même et s'adressant aux spectateurs ? L'autopor­ trait chez lui est une figure verbale. Une posture de la voix. C'est en tant qu'homme de paroles qu'il tient à graver une image de lui (exception qui confirme la règle : les grimaces et les coups de poings dans le vide du très swing On animal locomotion ). Mais homme de paroles, il ne l'est que pour autant que celles-ci s'im­ miscent dans des images qu'elles sont chargées de fé­ conder. Le sens est inséparable du verbe. Encore faut-il trouver aux mots un rôle qui ne les éteint pas à mesure qu'ils s'avancent dans la trame des images. C'est une question de voix, de placement de voix.

Que seraient les films de Rouch sans l'incantation vibrante et inspirée qui relie aux mythes les choses vues (gestes, objets, lieux, individus, personnages ) au fur et à mesure de leurs apparitions ? De simples do­ cuments ethnologiques, au sens pré-digéré, pré-ré-

1!) digé. Certes intéressants mais pour les spécialistes seulement. Et les scènes décousues de Deux ou trois choses que je sais d'elle, sans la voix de Godard qui les ficèlent d'entrée de jeu, ne voleraient-elles pas en éclats incompréhensibles, futiles ? C'est la voix de Rouch qui fait de lui l'Homère des Africains et chacun de ses films une Odyssée noire. C'est la voix de Godard qui propulse l'enquête sociologique (sur ce qu'on ap­ pelait alors les grands « ensembles » et que l'on nomme aujourd'hui les cités, les banlieues ) vers le roman (« noir » encore mais dans un autre sens ) en désignant des coupables, mais aussi des victimes (qui le sont d'autant plus qu'elles sont, apparemment, consentantes ). A égale distance de Rouch et de Godard, le registre vocal de van der Keuken consiste à passer sans cesse de l'enquête à la thèse sans rompre l'unité d'un dis­ cours filmique noué au plus profond d'une subjecti­ vité avouée. C'est la même voix qui se charge des deux rôles. D'un côté, elle affirme, de l'autre elle interroge. Mais forcément ses interrogations vont dans le même sens que ses affirmations. Elle quête auprès des té­ moins la confirmation d'un point de vue énoncé a priori. Le réel est prié de délivrer des confirmations. Cette attitude en elle-même aurait tout pour devenir rapidement rebutante. Mais van der Keuken réussit à en faire une force en lui insufflant de la fragilité. Chaque affirmation s'avance non comme une victoire acquise d'avance mais comme un acte de courage. Avoir le courage de ses opinions apparaît comme le moteur de toute démarche filmique van der keu- kienne. C'est renverser le principe même du film à thèse, lequel évacue tout notion de courage. Ce qui est dit Oj/fcomme commentaire pourra toujours être répété en direct en présence de l'adversaire. En ré­ ponse à ses réponses. Incroyable tout ce que ce ca­ méraman lance de derrière sa caméra à ceux qu'il filme. Les stratégies d'interviewer de van der Keuken sont sidérantes par leur esprit d'offensive, qui pour­ raient assez vite virer à l'offense, par leurs libertés de

20 ton et de fond, n'était qu'elles sont portées par une voix qui entend dialoguer avec un vis à vis d'égal à égal. Pas de mépris, pas de complexe ni d'infériorité ni de supériorité.

C'est ce principe d'égalité qui amène tôt ou tard la voix à s'incarner, à s'exposer dans un corps. L'homme qui interroge avec tant de pugnacité tranquille ban­ quiers et spéculateurs (dans Ilove dollars ) ne peut res­ ter masqué sans prendre le risque de paraître infatué, hargneux, dogmatique. Il faut faire face non seule­ ment à l'autre filmé mais aussi au spectateur. Caméra à la main. Me voici : je suis celui qui signe. Mes images ne valent que pour autant que ma voix les contre­ signe. Tout le réel qu'elle vous révèle, ma voix le contenait déjà, mieux qu'un soupçon n'enrobe une faute. Je filme comme je parle. Je vois ce que je dis. Voyez-vous ce que je vois ? Non ? Alors écoutez ma voix. Et les voix que je recueille. L'attention de van der Keuken à la voix des autres est l'autre force, l'autre richesse de ses films. La voix de L'Enfant aveugle ! Le cinéaste donne toujours à ses interlocuteurs le temps de s'exprimer. Il ne morcelle pas les discours. Les déclarations sont longues, denses, nuancées. Parfois c'est le silence qui domine chez un être, comme dans Le Nouvel Age glaciaire. Mais il va tôt ou tard, c'est sûr, se mettre à parler. Et quand il se met à parler les quelques mots qui émanent de lui sont recueillis comme un trésor. La jeune ouvrière mutique nous parle de ses rêves : elle se voit en rêve encore à l'usine, obligée à des cadences encore plus rapides. Auparavant, vers le début du film, les quelques mots d'une lettre adressée au cinéaste par elle - « cher Johan, je suis heureuse de participer à ce film, de passer à la télévision » - sont répétées plu­ sieurs fois à la suite tandis que la caméra balaie plu - sieurs fois sa chambre, qu'elle partage avec ses sœurs (ouvrières comme elle dans la même usine ), chambre qui ressemble à une chambre d'enfants mais c'est

21 exactement ce qu'elles sont, ses sœurs et elle, des en­ fants jetées trop tôt sur le marché du travail, ouvrières- enfants. Répétition des mots écrits : promesse d'une autre forme d'expression, qui ne pourra être que ver­ bale. Van der Keuken est un guetteur de paroles. Le Nouvel Age glaciaire est bâti sur l'opposition entre une famille ouvrière hollandaise de dix enfants se carac­ térisant par diverses difficultés d'élocution (le père est sourd, la mère mal entendante, une des enfants est retardée mentale, les autres sont assez mutiques ) et une communauté urbaine de péruviens très pauvres (paysans attirés par les mirages de la ville ) qui ten­ tent de s'organiser (à la faveur d'un coup d'état mili­ taire de gauche, prometteur de distribution de terres, mais des promesses aux actes il y a du chemin ) pour lutter contre la misère et la précarité de leurs habita­ tions. Et dans ce cas, la parole, la prise de parole est un de leurs moyens de lutte. La scène du vote par ac­ clamations et mains levées est significative du pou­ voir de la voix, pas seulement au sens électoral. Zoom sur le haut-parleur dont s'empare dans la masse d'une réunion quiconque veut s'exprimer, zoom qui s'ar­ rête à temps pour que ce porte-voix se trouve entouré d'une belle grappe de têtes d'hommes se dressant en­ semble contre ce qu'on leur disait être leur destin. On dirait les atomes d'une molécule se groupant au­ tour d'un nouveau noyau. La voix surgit de la masse comme un principe à la fois d'individuation et de co­ hésion, de conscience de ce que chacun est, de ce que chacun peut, de ce que chacun vaut. Dans le nuancier de toutes les voix possibles dont le cinéaste guette l'envol, le chant est bien sûr le re­ gistre le plus émouvant. La jeune Porto-Ricaine de New York (I love dollars ) qui veut être pédiatre ne trouve plus, au bout d'un moment, qu'une chanson pour exprimer son sentiment d'abandon. Les chan­ sons donnent des ailes aux nouvelles idées [L'Esprit du temps ), des voix nouvelles aux corps qui tentent de se rénover par le maquillage ludique. On est à la fin

22 des années 60 ici, et l'on assiste au basculement de toute une jeunesse dans la révolte contre l'ordre mon­ dial - moral et politique. Van der Keuken enregistre ce raz de marée en rapprochant deux types d'insur­ rections vocales : d'un côté, les slogans lancés contre les grilles des ambassades américaines (USA hors du ), de l'autre les gentils refrains des chansons rock et folk qui circulent dans les soirées marijuanna. Le cinéma de van der Keuken est régi par une éco­ nomie du Verbe. Gestion de l'abondance et des flux, de la raréfaction et des reflux. Quelques mots suffi­ sent parfois pour ouvrir une béance dans une chappe d'images. La voix d'Allende (quelques plans seule­ ment ) déchire soudain le calme et répétitif exercice des voix enfantines de La Leçon de lecture et assigne à l'acte de lire une portée politique. Dans Velocity, les mots de la rescapée d'un camp de concentration créent un appel d'air par où s'engouffre l'Histoire, que le Présent a enseveli, alors que (c'est le propos du film ) de nombreux signes pourraient y renvoyer, à condition de vouloir les voir et les interpréter. Pour forcer le présent à se souvenir du passé, le Réel à dé­ voiler ses couches de cendres encore chaudes, un coup de pouce « poétique » semble souvent néces­ saire, quand ce n'est pas un coup de force fictionnel. Et là se fait jour un autre trait particulier du cinéma de van der Keuken, son usage des métaphores. Chez lui une image du réel vaut toujours plus que la réalité qu'elle transcrit. Les œillères de l'âne de Formentera (White Caste/) deviennent un signe d'aveuglement dé­ signant le comportement des esclaves modernes tour­ nant volontairement en rond dans les usines et les magasins de la production capitaliste. Van der Keuken est un documentariste qui pense, tourne et monte ses documentaires comme du cinéma de fiction. Il sollicite constamment la dimension mé­ taphorique des plans qu'il prélève dans le Réel. La neige à Amsterdam, les rues vides de Genève, l'aqua­ rium de Hong Kong, un reflet à New York où les voi­ tures roulent tête en bas : ces images reviennent scan-

23 der le déroulement de l'enquête (I love dollars ). Elles se proposent comme des clés conceptuelles pouvant ouvrir de nombreuses portes. La neige signifie l'étouf- fement, le secret. Les rues vides, et surtout propres, renvoient à un nettoyage plus qu'urbain, organique. L'inversion d'un flux automobile dans les vitres d'un gratte-ciel signale un système de valeurs aberrant. Le grouillement sous-marin dans une cage de verre sym­ bolise un Territoire où chacun nage dans les affaires comme des poissons dans l'eau. C'est leur retour qui constitue ces plans en métaphores. Leur mise en chaîne les déréalise pour leur conférer un pouvoir de signification déterritorialisée, universelle : la neige d'Amsterdam parle aussi de Hong Kong et de New York et les rues nettoyées de Genève sont pertinentes pour penser ce qui se trame en Chine comme en Amérique. La pratique du montage de van der Keuken n'est pas très éloignée de celle d'un Pollet dans Méditerranée. Sauf que son bassin méditerranéen à lui c'est le monde. Cinéaste de fiction, van der Keuken l'est aussi par sa façon de filmer. Hyper suggestive. Ses mouvements de caméra procèdent d'une véritable mise en scène du réel. Ses prises de vue ne sont jamais une pure et simple captation du monde, elles s'avouent, par mille indices, schèmes instantanés, fruits conceptuels d'une interprétation plus que d'une contemplation. Décadrages rapides, recadrages calculés, coups de zoom répétés, dérapages lyriques amènent de force le réel à signifier ce qu'une pensée vive peut en tirer au- delà de toutes les apparences. Le réel est un objet constant de manipulations et de contre-manipula­ tions. Les films de van der Keuken n'excluent aucune forme d'interventionnisme. Par exemple : l'éclairage partiel, qui opère dans le réel des ponctions pré-dé­ terminées comme le ferait un éclairage de théâtre (dans la maison en Hollande du Nouvel Age glaciaire) ou à la façon d'un film à suspense (le parcours dans les appartements précaires de Quatre murs). Par exemple : le mouvement inversé, comme celui des gens qui re-

24 culent dans les rues d'Amsterdam [L'Espritdu temps ), semblant vouloir aller à rebours des traditions. Par exemple : les collages, telle cette superposition de boîtes d'allumettes sur des prises de vue aérienne du paysage hollandais, transformant les boîtes en bom­ bardiers de la deuxième guerre mondiale (Velocitj). Par exemple, mais cela est plus habituel chez les do- cumentaristes : la superposition sonore, telle cette musique sacrificielle (de Malher ?) posée sur regor­ gement d'un agneau à Formentera [White Castle), ce qui a pour effet, quand cette musique revient sur des images d'usine, d'en faire un symbole de la mise à mort quotidienne des ouvriers à la chaîne. Les manipulations les plus décisives (et les plus choquantes pour quelqu'un qui penserait que le ci­ néma documentaire doit enregistrer le réel tel qu'il survient devant la caméra) affectent les corps. On a l'impression troublante d'assister à des effets d'ac­ teurs. Soit que les corps filmés obéissent aux indica­ tions du filmeur, telle, dans White Castle, cette dé­ monstration d'une laque à cheveux (puis de toutes sortes de produits) par une cliente dans les allées d'un super-marché à Columbus (Ohio). Soit qu'ils s'inté­ grent dans une mise en scène complète, comme, dans L 'Esprit du temps cette sidérante imitation sur le toit d'une maison en Hollande d'une exécution capitale par chaise électrique (avec cri final, hurlement déchi­ rant - effet de voix, nous y revoilà). Parmi les moyens fictionnels van der keukiens il faut aussi compter les voix fictionnelles et, parmi elles, distinguer celles que produisent des acteurs (assez ra­ rement) et celles que les musiques introduisent. Les accents du saxo ou de la clarinette basse de Willem Breuker sont (presque toujours) à entendre comme des cris de couleurs variées : espoir, colère, indigna­ tion, joie, accusation, vengeance, tendresse, pitié, lu­ cidité, raisonnement. Le Summertime d'Albert Ayler qui vient commenter le bonheur d'un jour de prin­ temps dans les parcs d'Amsterdam dit le contraire de ce que les images captent et c'est tout aussi vrai : com-

25 ment peut-on être aussi innocemment heureux dans un temps si déchiré, dans un monde si déchirant ? Fragilité de tout instant arraché au malheur par l'ou­ bli, l'amour, la tendresse, la distance.

« Un film peut être très simple et être un moyen de libération, un moyen de se voir soi-même et de de re­ garder l'autre » proclame le cinéaste en 1968, dans un de ses premiers films, Le Chat, une sorte de manifeste pour un cinéma politique, construit sur l'opposition d'images du chat de l'auteur (qui aime les chats d'abord « parce qu'il n'existe pas de chat policier ») et d'images de répression policière. Le cinéma de van der Keuken se présente comme un cinéma de la sim­ plification : afin de penser la complexité du monde. Mais attention : simplificateur, il l'est richement. Sa variété formelle, s'autorisant toutes les figures de style, tous les procédés, répond à la diversité des sujets trai­ tés comme au niveau d'analyse que le cinéaste veut atteindre. Le passage à une vision simple des choses, c'est tout un travail. Plus que des documentaires au sens strict, ce sont des essais que van der Keuken éla­ bore. Les titres, plutôt conceptuels, de ses œuvres avouent leurs ambitions intellectuelles. L'Esprit du temps • I love dollars - Velocitj - Beauty - La Forteresse blanche - Les Vacances du cinéaste - Cuivres débridés - le Nouvel Age glaciaire - Les Palestiniens - Tempête d'images - Face value - Amsterdam Global Village... A partir d'un problème particulier, localisé, il s'agit toujours de s'élever du concret vers l'abstrait, il s'agit toujours d'atteindre une vérité capable de mettre à nu les ra­ cines spécifiques - objectives et subjectives - d'une situation. Le subjectif intéresse de plus en plus van der Keuken, depuis/ *?$ . De plus en plus il se filme et de plus en plus il filme des gens qui veulent bien lui détailler les ressorts intimes de leur action, de leur fuite en avant, de leur maintien dans le temps. Mises à nu intérieures qui vont de pair, pour que tout soit clair, avec des mises à nu extérieures (déshabillages très conceptuels).

26 Ses armes intellectuelles, il les puise dans une syn­ thèse très personnelle de christianisme et de freudo- marxisme, teintée d'écologisme. Politiquement, van der Keuken est un citoyen du monde reconverti à la valeur des villages. Au pluriel. Face au village global, il est l'homme des villages particuliers. La voix des villages dans la jungle des villes. Vil/age value pourrait être le titre de ses œuvres complètes. Ce que théorise par son titre Amsterdam Global Village - i) il y a de plus en plus de villages dans les villes ; 2) les villages du bout du monde sont désormais à notre porte ; 3) nous sommes tous des « global villageois » - est déjà au cœur de tous les films de notre ami Johan. Le clin d'œil à Mac Luhan, auteur de l'expression « global village », est un coup de chapeau bien envoyé. Lors d'un débat à Ris-Orangis, questionné sur le pourquoi du titre, je me suis aperçu que le nom de Marshall Mac Luhan ne disait plus rien à personne. Peut-être en est-il de même pour quelques lecteurs de cette revue. Rappelons donc que le canadien Marshall Mac Luhan (1911-1980) a théorisé le rôle dé­ cisif des médias dans les mutations des sociétés. Fort de son étude des bouleversements culturels, poli­ tiques, religieux, économiques, qui découlent du dé­ veloppement de l'imprimerie (La Galaxie Gutemberg), Mac Luhan a produit une batterie de descriptions et d'analyses (Pour comprendre les médias) très en vogue dans les années 60-70 (mais à vrai dire, allez y voir, toujours éclairants) mettant en évidence le rôle de la presse, du cinéma, de la radio, de la télévision et autres médias modernes dans le façonnage de nos compor­ tements d'habitants de la Galaxie électronique. Au nombre des médias, on est un peu surpris qu'il compte la monnaie. L'argent. Mais cela paraît vite évi­ dent : le mode de circulation de la valeur économique est un moyen d'échanges aux effets culturels on ne peut plus structurants. Il n'y a qu'à voir les films de Keuken : la télévision el l'argent (quotidien ou spé­ culatif) y constituent deux des pôles auxquels s'ai­ mante la vie des gens. On n'en finirait plus d'énumé-

27 rer tous les plans de téléviseurs, d'écrans cathodiques, numériques, qui scintillent dans les « villages » que sa caméra parcourt (jusqu'à constater que le Film Festival repose sur un télé-projecteur). Les plans monétaires sont encore plus nombreux. Van der Keuken est, avec FAntonioni de L'Eclipse, le cinéaste qui a le mieux filmé la dynamique boursière qui tra­ vaille et structure les âmes de notre temps. Qu'il se mette maintenant à faire un film sur le passage de l' à l'euro ne serait pas étonnant. Je ne sais pas s'il a ce projet, mais voilà un sujet pour lui. Qui, mieux que lui, pourrait nous faire voir et penser les bouleversements que ce changement de monnaie en­ tend entériner et accélérer ? Ce n'est pas tous les jours que l'on peut assister à la naissance d'un nouveau mé­ dia. Ce serait sans doute, s'il faisait ce film, son Wake après son Ulysse. Mac Luhan était un grand lecteur de Joyce. Je ne sais si Johan en est un aussi. Quoi qu'il en soit, il en est le pendant cinématographique à l'autre bout du siècle. Vingt quatre heures de la vie d'une ville (Dublin) en huit cents pages : c'était le défi au pouvoir de la littérature que Joyce lança et gagna, inventant le roman moderne (mélange de toutes les formes lit­ téraire, une par chapitre, sur fond d'improbable ré­ écriture d'un mythe ancien). Les quatre saisons d'une ville à l'ère de la mondialisation, ou les quatre coins du monde à l'heure de la « villagisation », cueillies en deux cent quarante et une minutes : c'est un défi du même ordre et d'une modernité égale, renouvelée.

Keuken, comme Joyce les genres littéraires, recycle toutes les formes de cinéma qui l'ont précédé. Toutes les combinaisons possibles des matières expressives (visuelles, sonores et même picturales) sont essayées jusqu'à l'obtention de la formule alchimique qui opère la transmutation du réel. Joyce y parvient à la fin du vrai dernier chapitre A'Ulysse en inscrivant un simple point noir (et non un mot) en réponse à une question. L'avant-dernier chapitre d'Ulysse est constitué de

28 questions et de réponses qui visent à résumer tout ce qui a eu lieu dans les seize chapitres précédents. Où ? est l'ultime question. • est la réponse. Un gros point noir, un point tellement gros qu'il ne peut être pris pour un point final (• que Joyce a eu du mal à obtenir de son imprimeur le point n'était pas assez gros ; et encore aujourd'hui, dans de nombreuses éditions, il ne figure pas toujours comme tel). Idée géniale ! Prodigieuse concentration de l'espace romanesque et réel de Dublin et de tous les autres lieux (historiques, culturels, mythiques) convoqués par la narration - en une seule figure, qui est aussi au sens strict une for­ mule magique, opératoire. • : hostie noire de l'écri­ vain œuvrant à la transsubstantiation du monde en récit/écrit et y parvenant enfin. Après quoi, le 0 - hos­ tie creuse, vide, mais pleine de promesses des Oui du monologue (nonponctué) de Molly Bloom peut re­ tentir. Le plus long film de van der Keuken contient pa­ reillement un point (est-il noir ? est-il vide ? à chacun son or philosophai), un point où tout ce qui a eu lieu depuis près de quatre heures soudain se ramasse : la séquence des corps nus copulants. Gestes sollicités, posés, mis en scène, ils opèrent une trouée dans la trame réaliste, événementielle, documentaire, don­ nent à voir son envers lumineux. Amour, sexe, plaisir, intime connaissance, échange : appeliez ça comme vous voulez, c'est un fait, il est là, répetable à l'infini, aspirant toutes les énergies, but de toutes les courses, agitations, débats, instincts de survie, pourcentage ir­ réductible de bonheur. Compression maximale de sens dans un océan de non sens. Compression maxi­ male de cinéma et de réel, de contemplation et d'in­ terprétation, de connaissance et de jubilation. Peut-on aller plus loin dans la simplification intel- lectuallo-sensorielle, dans la mise en abîme concep­ tuelle, dans la transsubstantiation artistique ? Avec des images, non, sans doute. Avec des sigles, peut- être, des sigles dans le genre I 10 $. Ce qui se joue dans cette séquence - très emblématique de l'art van

29 der keukien - pourrait alors s'écrire : J'@ %. J' c'est lui, c'est vous, c'est moi, c'est tous les « je » du monde. @ c'est la pulsion vers l'échange, la communica­ tion, la possession. % c'est le « non tout », la part infime - de ce qui s'obtient mais qui suffit quand même à faire tourner le monde. A le faire tourner envers et contre tout (malgré par exemple la crise actuelle en Asie, ce n'est pas la pre­ mière, ce n'est pas la dernière, il y en aura d'autres, elles sont prévues par I V S), si bien qu'au bout du compte, s'il y a un bout du compte, comme nous en instruit le « Coup de dés » de Mallarmé : rien n 'aura eu lieu que le lieu excepté peut-être une constellation.

Une constellation de visages. De villages.

30 Van der Keuken : moi et le village par Annick Peigné- Giuly

Il n'est pas vraiment sympathique, le héros de van der Keuken. Il a beau être aveugle, il a un regard terrible sur le monde. Et particulièrement sur les vieux. Il ne peut pas supporter qu'ils vivent encore au-delà de /p ans: « les vieux sont des déchets », dit-il à sa mère, vieille dame brave et patiente venue le chercher pour le week end dans son institution. Sa mère s'offusque, il s'en extasie. Les Noirs, non, « ce n'est pas juste qu'on repousse les Noirs ». Les Noirs, ce sont des victimes comme lui, mais aussi les seuls qui le font vibrer dans sa chambre soli­ taire. Ce garçon a une filiation particulière avec le monde, qui passe par la détresse et la liesse, bref par le blues, par le rythm'n blues. Et non par sa mère; son père, on n'en sait rien. Mais que sait-il de l'image du monde? C'est cette même confusion qui semble habiter tous les films de van der Keuken. Depuis cet « Enfant aveugle » de 1962. Pas à pas, le cinéaste (il a réalisé son premier film en io,58: Paris à l'aube) suit le jeune homme, comme lui à la recherche de sa propre image, inconnue. Ce qu'il connaît de lui, Herman, c'est sa voix, belle, grave. Ce qu'il sait de son corps, c'est que les filles ne le trouve pas beau (« Tant pis, j'ai mieux à faire dans mon lit »; dit-il en sub­ stance). Nous, on le voit, un épi dans les cheveux, les yeux dans le vague, avec cette « tache blanche » sur l'iris qui lui a fait peur enfant. Le corps maigre, un peu vin­ dicatif, un peu hésitant à s'avancer dans le monde.

31 Alors, on le suit dans les dunes de sable où il piétine, glisse, se relève... les mains dans les poches pour faire décontract'. Peu avant, il gueulait « Let's go » dans l'au­ tocar avec les autres, plus fort que les autres, en frap­ pant dans ses mains, van der Keuken lui donne le mi­ cro, c'est lui qui interroge et enregistre le monde. Il s'identifie avec cette rage de teen-ager qui hurle comme pour mieux exorciser le mal: « Phtisie, furoncles, cho­ léra, peste... » Avec lui, van der Keuken filme l'avène­ ment de la jeunesse à l'état de classe à part entière. Il écoute une musique « jeune » sur son magnétophone à bande. Il est sur l'herbe à écouter la course automobile qui passe, concentré. C'est lui qui fait le son. En mettant le jeune aveugle dans la position du re­ porter, VDK le met à sa place. Un parabole du métier de cinéaste, bien sûr, que VDK signifie ici comme un travail de recomposition de la réalité, rendu plus aigu encore quand il y a déficience des sens. « Les person­ nages qui sont handicapés, disait-il dans Les Cahiers du cinéma, sont souvent dans mes fdms parce qu'ils cassent la représentativité. Cette position un peu mar­ ginale par rapport à la normalité leur permet d'avoir une vue plus perçante sur ce que serait le normal, le réel. D'où aussi la thématique de la cécité, de la surdité, des sens bloqués, qui me semble être celle d'une lu­ cidité par rapport à une perception brisée, fragmen­ tée. » « Herman est une forme, commente van der Keuken à la dernière image du film, L'Enfant aveugle. Au re­ voir, chouette petite forme ! » Des formes, ce travail des formes, VDK le poussera en 1970 jusqu'à Beauty. Van der Keuken sort du genre documenatire pour composer un étrange film, type expérimental. Mais il nous fait entrer dans cette fiction par la porte du do­ cumentaire. Et c'est par cette même porte qu'on en sort. La beauté, c'est un garçon qu'on maquille sous nos yeux pour le « faire beau » pour le film. Visage re­ peint de blanc, lunettes noires de flic américain, che­ veux gominés. Une sorte de Michael Jackson, lancé sur la piste de son propre héroïsme. Le tout manigancé

'52 comme une toile abstraite par VDK. Images chirurgi­ cales, fragments de mises en scènes sommaires, bande son free. Cette fois-ci, il n'a pas trouvé sa forme dans la réalité. Il l'a bidouillée lui-même. La preuve, cette image finale où l'on voit l'acteur, démaquillé, tout dé­ coiffé sur une plage, tendant le micro à son enfant. Scènes de famille que l'on retrouve au centre d'un film de 1974? Les Vacances du cinéaste. Pas de tentation de fiction cette fois. Le cinéaste lui-même est le centre du film, mais « en vacance ». Qu'est-ce qu'un cinéaste en vacances quand il fdme encore ? Lui fallait-il ce prétexte pour s'approcher lui-même ? Le cinéaste est ailleurs, loin de chez lui, avec femme et enfant, dans un coin du midi de la France. L'album photo surgit tout naturellement, qui rappelle le grand-père socialiste fasciné par la photographie. L'une des premières images du cinéaste, c'est cette photo que le grand-père a prise de lui à 18 ans. Autour de la famille du cinéaste, la Provence est comme une carte postale sans légende. Avec ses paysans, ses couples de vieux un peu extra­ terrestres. Mais la photo du grand-père est là pour ins­ crire une filiation familiale absente dans L'Enfant aveugle. On est pourtant loin du film de famille. Juste au bord du journal intime, du retour sur soi qui, comme la fiction, l'éloigné un peu du documentaire. Ces mouvements de va-et-vient entre fiction/jour­ nal intime/documentaire, entre moi/les autres, sem­ blent tous rassemblés dans le dernier film fleuve de VDK, Amsterdam Global Village. Son 47ème film. Sur les traces du jeune coursier marocain qui sillonne la ville à moto en portant des photos, VDK voyage en images, du local à l'universel. Pour la première fois, il est chez lui, à Amsterdam, et il filme la Saint-Nicolas, le jour de l'an, la fête de la Reine et l'été dans les parcs. Mais ces images proches ne sont là que pour mieux appréhender le monde. Celui que l'on devient dans les traits des étrangers qui peuplent la ville. Ce jeune père bolivien, ce clodo aux pieds nus, cet homme d'af­ faires tchétchène, cette vieille femme juive... Alors tout naturellement cette monographie d'une ville aux mul-

33 tiples canaux devient un voyage. VDK remonte le fleuve de l'Histoire et des histoires de chacun. Genèses de quelques exils, de quelques exilés. Aller voir der­ rière le visage des étrangers. Derrière celui de Roberto le Bolivien, il y a un village des Andes où l'attendent les siens, sa mère, une histoire familiale qui nous le rend brutalement familier. Derrière Borz-Ali, il y a Grozni. Et les morts, dont VDK filme les corps exposés avec une tendresse infinie. Mais il y a ce qu'il dit aussi, qu'il se sent « l'un des membres de l'orchestre de la na­ ture ». Derrière le clochard, il y a un poète qui « veut tout repeindre en beauté ». Cette longue quête de l'identité des autres, de l'Autre, est d'abord un bonheur de cinéma. Mais c'est aussi comme un lien que VDK tisse entre lui et le monde. Libre de ses mouvements, libre de ses instru­ ments. Il file la pellicule comme le long d'une rivière, avec fluidité. On se laisse entraîner. La caméra effleure les quais, les fenêtres où s'apostrophent les voisines. Tiens, une femme à sa fenêtre. Elle reste là, regarde l'objectif. On dirait un personnage de fiction. On se demande ce qu'elle fait là. On ne la connaissait pas celle-là. Et brutalement, nous sommes passés derrière elle, dans l'appartement où elle referme les rideaux. L'appel de la fiction, simple, évident. Scènes d'amour jouées. Entre homme et femme, entre hommes, entre femmes. Et tout se mêle. Pour quelques minutes van der Keuken se fait le chef d'orcbestre de la nature.

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