Annales historiques de la Révolution française

369 | juillet-septembre 2012 Varia

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ahrf/12577 DOI : 10.4000/ahrf.12577 ISSN : 1952-403X

Éditeur : Armand Colin, Société des études robespierristes

Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 2012 ISBN : 978-2-200-92761-5 ISSN : 0003-4436

Référence électronique Annales historiques de la Révolution française, 369 | juillet-septembre 2012 [En ligne], mis en ligne le 01 septembre 2015, consulté le 01 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/ahrf/12577 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ahrf.12577

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SOMMAIRE

Pourquoi l’ennemi ? Alexandre Tchoudinov

Articles

Adversaire honorable ou barbare vicieux ? La perception de l’ennemi sous la Révolution et l’Empire Alan Forrest

Contestation et image anti-napoléonienne en Hollande au cours de la période napoléonienne (1806-1813) Johan Joor

La Russie et les russes dans les écrits des prisonniers de la Grande Armée, une approche comparée Marie-Pierre Rey

Les images des ennemis dans la perception des conquérants de l’Europe (1805-1812) Maya Goubina

La guerre et l’armée russe à travers la correspondance des participants français de la campagne de 1812 Nicolaï Promyslov

L’image de l’ennemi dans l’imaginaire collectif du menu peuple russe en 1812 Alexandre Tchoudinov

La Russie dans les journaux de l’Armée d’Orient (1798-1801) Evguenia Prusskaya

Guerre et politique. L’ennemi dans l’Italie révolutionnaire et napoléonienne Anna Maria Rao

Comptes rendus

Danièle PINGUÉ et Jean-Paul ROTHIOT (dir.), Les comités de surveillance. D’une création citoyenne à une institution révolutionnaire Paris, Société des études robespierristes, 2012, 246 p. Christine Le Bozec

Antoine RENGLET, Une police d’occupation ? Les comités de surveillance du Brabant sous la seconde occupation française (1794-1795) Bruxelles, Archives générales du Royaume, 2011 Danièle Pingué

Jean-Clément MARTIN, Idées reçues. La Révolution française Paris, Le cavalier Bleu éditions, 2008, 126 p. Pascal Dupuy

Guy LEMARCHAND, Paysans et seigneurs en Europe. Une histoire comparée XVIe-XIXe siècle Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, 374 p. François Antoine

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Paul CHOPELIN, Ville patriote, ville martyre Lyon, l’Église et la Révolution, 1788-1805, Paris, Letouzey et Ané, 2010, 463 p. Marie Deman

Joseph CLARKE, Commemorating the Dead in Revolutionary France. Revolution and Remembrance, 1789-1799 Cambridge, Cambridge University Press, 2007, 306 p. Jean-Clément Martin

Raphaël MICHELI, L’émotion argumentée. L’abolition de la peine de mort dans le débat parlementaire français Paris, Cerf, 2010, 488 p. Hervé Leuwers

L’éducation des sourds et muets, des aveugles et des contrefaits au siècle des Lumières, 1750-1789/ Père Gabriel Deshayes (1767-1841) et l’enseignement des sourds Philippe Marchand

June K. BURTON, Napoleon and the Woman Question. Discourses of the Other Sex in French Education, Medicine and Medical Law, 1799-1815 Lubbock (Texas), Texas Tech University Press, 2007, 288 p. Jean-Clément Martin

Paul CHENEY, Revolutionary Commerce. Globalization and the French Monarchy Cambridge, Cambridge University Press, 2010, 305 p. Silvia Marzagalli

Marc H. LERNER, A Laboratory of Liberty. The Transformation of Political Culture in Republican Switzerland, 1750-1848 Brill, Leiden & Boston, 2012, 371 p. Annie Jourdan

Raymond KUBBEN, Regeneration and Hegemony. Franco-Batavian Relations in the Revolutionary Era, 1795-1803 Leiden/Boston, Martinus Nijhoff Publishers, 2011, 787 p. Annie Jourdan

Anne MÉZIN et Vladislav RJÉOUTSKI, Les Français en Russie au siècle des Lumières. Dictionnaire des Français, Suisses, Wallons et autres francophones en Russie de Pierre le Grand а Paul Ier Centre international d'étude du XVIIIe siècle, 2011, 2 vols., 1424 p. Nikolay Promyslov

Étienne-Gabriel MORELLY, Code de la nature, édition critique par Stéphanie ROZA Paris, La ville brûle, 2011, 174 p. Claude Mazauric

Mark DARLOW et Yann ROBERT, Laya. L’Ami des lois Londres, Modern Humanities Research Association, 2011, 378 p. Michel Biard

Geneviève LAFRANCE, Qui perd gagne. Imaginaire du don et Révolution française Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2008, 360 p. Jean-Clément Martin

François MAROTIN (dir.), Révolutions au XIXe siècle. Violence et identité Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2011, 262 p. Jean-Clément Martin

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Pourquoi l’ennemi ?

Alexandre Tchoudinov

1 Pas d’ennemi, pas de nation. Cette assertion provocante peut paraître paradoxale, mais seulement au premier regard. Du moins ne contredit-elle pas la pure logique. Pour établir l’identité de quelque chose, il faut comprendre ce qui distingue cet objet des autres, et dans le cas d’une nation, ces « autres » sont des nations étrangères. C’est pourquoi Anne-Marie Thiesse commence sa recherche par l’affirmation : « Rien de plus international que la formation des identités nationales »1. Mais la comparaison avec une autre nation n’est jamais aussi frappante que dans la situation où il s’agit de l’ennemi qu’on présente non seulement comme « l’étranger », mais comme « l’antagoniste ». L’image de l’ennemi est indispensable pour formuler l’identité de la nation.

2 Si on quitte le domaine de la logique abstraite pour le champ de l’histoire, il est évident que cette idée de la nation au sens moderne, qui est apparue à l’époque de la Révolution française, ne fut conçue que par opposition à des ennemis divers. D’abord ce furent les ennemis internes, notamment les ordres privilégiés, que l’abbé Sieyès mit à part du corps de toute la nation dans Qu’est-ce que le Tiers État ? (1789), ensuite les « despotes » étrangers. Ces antithèses, qui ont duré pendant toute la période révolutionnaire, ont produit le concept de « grande Nation », un phénomène combinant l’unique et l’universel en même temps. L’unique parce que la France est la seule à avoir fait une telle Révolution ; l’universel car son expérience est tenue pour modèle de toute l’humanité. Ce « mélange inextricable » de nationalisme et d’expansionnisme universaliste, écrit Pierre Nora, « explique assez bien, au total, les retournements de la politique extérieure de la Révolution : la manière dont la déclaration de paix au monde a pu progressivement couvrir une politique d’occupation territoriale drapée dans l’expansion libératrice, et comment l’alliance avec les républiques sœurs a pu se retourner en une guerre déclarée par la France pour ensanglanter l’Europe pendant vingt ans. “Vicissitudes de la grande Nation” »2.

3 D’un autre côté, les guerres révolutionnaires et napoléoniennes stimulent à leur tour la formation des identités nationales partout où les troupes françaises arrivent, de l’Espagne à la Russie, de l’Allemagne à l’Égypte. Et pour le coup, c’est la France qui se présente comme un ennemi étranger auquel on s’oppose en formulant les traits

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particuliers de sa propre nation. C’est ainsi que Fichte décrit le caractère national allemand à l’époque de l’occupation française en 1808 : « C’est exclusivement la caractéristique générale de la germanité qui peut nous permettre d’éviter l’effondrement de notre nation par sa fusion avec l’étranger et de reconquérir un Moi reposant sur lui-même et incapable de supporter la dépendance »3.

4 L’image de l’ennemi joue donc un rôle important dans le processus de la formation des identités nationales et des nationalismes en Europe et au Proche-Orient à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. C’est pour cette raison que ce sujet a été choisi pour ce numéro de la revue. Cet ensemble d’articles a été préparé avec le soutien de la Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme et de la fondation RGNF (projet n° 11-21-08003 а/Fra2).

NOTES

1. Anne-Marie THIESSE, La création des identités nationales. Europe XVIIIe – XXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p. 11. 2. Pierre NORA, « Nation », dans Dictionnaire critique de la Révolution française. Idées, Paris, Flammarion, 1992, p. 350-351. 3. Johann Gottlieb FICHTE, Discours à la nation allemande, trad. par Alain Renaut, Paris, Imprimerie nationale, 1992, p. 54.

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Articles

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Adversaire honorable ou barbare vicieux ? La perception de l’ennemi sous la Révolution et l’Empire Honourable opponent or savage barbarian: the perception of the enemy during the Revolution and Empire

Alan Forrest

1 Le 16 juin 1809, deux jours après la bataille de Raab en Autriche, le cavalier français Jacques Chevillet décrit dans sa correspondance un des soldats de l’ennemi avec qui il avait dû combattre. C’est un homme comme lui, qui partage les mêmes réflexes, les mêmes craintes, les mêmes menus plaisirs ; il ne le dépeint pas en monstre. Mais ce qui le frappe en ce moment d’hostilité, c’est surtout la différence : la corpulence, la menace dans ses yeux, les divers comportements qui le distinguent du militaire français. Chevillet décrit ainsi le moment où il le somme de se rendre : « ce soldat s’arrêta tout à coup, me fit face en me croisant sa baïonnette ; il me répondit dans un langage croate que je ne compris pas ». Monté à cheval, le jeune Français tourne autour de lui, « ce qui [lui] donna le temps de considérer ce vilain soldat qui voulait me braver ». Et que perçoit-il devant lui ? Un homme à la fois grossier et vulnérable, brutal et peureux. « C’était un gros balourd croate tout brute, ressemblant plutôt à un sauvage qu’à un soldat ordinaire. Sa veste toute déboutonnée laissait voir sa large poitrine à découvert ; il avait la figure et le col tout noircis de crasse et de poudre, il avait perdu son chapeau, car il avait la tête nue avec une grosse chevelure noire touffue et hérissée dont une partie lui couvrait les yeux ».

2 Dans les circonstances de cette réunion malchanceuse c’est surtout un ennemi, qu’il faut tuer pour ne pas risquer d’être tué son tour. Le temps manque pour ces petits gestes qui auraient pu établir entre eux-mêmes une trace de fraternité. Comme ennemi il ne peut qu’être assommé, sinon exterminé. Chevillet conclut : « Je lui récidivai avec menace de jeter son fusil. Alors soit crainte, soit envie de se sauver, il marchait à reculons sans néanmoins cesser de me croiser sa baïonnette. Son opiniâtreté ne servait qu’à m’actionner davantage ; en deux ou trois sauts de

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mon cheval, j’arrivai sur sa gauche et l’assommai d’un furieux coup de sabre sur la tête, dont je le vis tomber sur-le-champ »1.

3 En temps de guerre, la mort d’un adversaire est un événement quotidien, et le fait de tuer un autre être humain n’évoque aucune émotion exceptionnelle. C’est la réponse qui est attendue de lui, et il n’y a aucune raison de supposer que cette tuerie le troublerait ou interromprait son sommeil. Lui-même fils de soldat, né dans la société très militarisée de La Fère en Picardie, Chevillet avait passé sa jeunesse dans l’ombre de l’armée, qu’il rêvait d’intégrer2. Mais sa description du Croate est exceptionnelle par le détail qu’elle offre, et on peut y décerner un certain intérêt, une sympathie même, pour cet homme qu’il vient de massacrer et qu’il compare à un « sauvage », intérêt né d’une expérience personnelle de la guerre et d’une nouvelle familiarité avec les habitants d’autres pays européens, même des plus lointains. Avant de passer en Autriche, le jeune trompette, qui s’était engagé à l’âge de quinze ans, avait déjà fait un voyage remarquable au service de l’Empereur, passant de la Hollande en Allemagne, de l’Italie en Autriche et en Hongrie. Ce voyage, qu’il vit presque comme un rite de passage de l’adolescence à l’âge adulte, l’expose à tout le continent européen. De plus en plus, les hommes contre qui il s’engage ne sont plus des inconnus ou des barbares à craindre ; ce sont des Européens comme lui, dont il avait rencontré les proches dans les villages qu’il avait parcourus pendant sa longue marche. Des Européens, d’ailleurs, avec qui il est possible de s’entretenir, se servant de ce qu’ils ont de langue commune.

4 Le même Chevillet raconte qu’en 1809, en Italie, près du village de Baglione, lui et un camarade avaient croisé deux hussards de l’armée autrichienne, qui, loin de s’attaquer à eux, leur avaient fait signe de s’approcher et les avaient invités à boire un coup. Chevillet a du vin du pays dans sa gourde, tandis que l’Autrichien avec qui il s’entretient tient dans sa main une bonne eau-de-vie. Au début, bien sûr, les Français restent soupçonneux, craignant un piège. Mais la curiosité et la sociabilité du soldat l’emportent, et au bout de quelques moments de tension, parlant italien et sous le regard de leurs compagnons, les deux hommes, dans une scène qui évoque la Grande Guerre, se permettent de fraterniser, chacun traversant un bras de la rivière pour gagner une petite île, terre démilitarisée, où ils passent un bon quart d’heure ensemble, buvant à la santé de l’autre. Chevillet explique dans une lettre à son père ce qui est pour lui la signification d’un moment qu’il prise beaucoup. « Alors nous bûmes chacun dans nos gourdes à la santé l’un de l’autre et nous nous offrîmes à boire réciproquement, moi du vin, et lui de l’eau-de-vie, à trois ou quatre reprises […] ». « C’est ainsi, mon père », ajoute-t-il, « qu’un trompette du 8e régiment de chasseurs à cheval, votre fils, et un hussard du régiment Marie-Thérèse, qui se font une guerre à mort, nous semblions nous réconcilier et faire la paix en buvant ensemble avec une égale confiance. De la manière dont nous nous accueillîmes, l’on eût dit que nous nous connaissions et que nous étions amis plutôt qu’ennemis ; le hussard avait été en France et il conservait de l’estime pour les Français »3.

5 Cet incident montre à quel point la vie de militaire peut, lorsque les circonstances y sont favorables, contribuer à dissoudre les animosités entre hommes et cultures, même entre adversaires. Leur volonté de se connaître résulte de leur déplacement à travers l’Europe et d’une première rencontre avec d’autres peuples et cultures, qui élargit les horizons et qui marque le soldat pour la vie. Elle affecte autant le conscrit arraché de mauvais gré à son village natal que l’officier de carrière dont la vie est caractérisée par une mobilité quasi-permanente. Aucune génération n’avait si loin voyagé que celle des

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années 1790 et 1800, années dominées par les guerres en Europe et au-delà. Aucune autre ne le ferait, d’ailleurs, au moins à cette échelle, avant la guerre de 1914-1918.

Le soldat voyageur

6 Certes, le soldat a toujours été voyageur, et le goût de l’aventure et de l’exotique figure parmi les plaisirs séculaires de la guerre. Le voyage compte parmi les raisons les plus citées par les individus d’origine aisée, qui optent pour la carrière des armes. Les voyages sont racontés d’une façon quasi-routinière dans les lettres familiales comme sur les pages des carnets et des mémoires, voyages caractérisés par la découverte et par l’aventure. Quelques-uns, comme dans toutes les générations, cherchent dans le service militaire l’occasion de s’échapper, de quitter leur famille et leur village pour la première et peut-être la seule fois de leur vie, à la découverte de l’inconnu. Cela fait de ces années de guerres révolutionnaires et napoléoniennes, soit en Europe, soit en Afrique du Nord ou dans les colonies de la Caraïbe, une ère qui privilégie le voyage et les migrations temporaires. En France, des jeunes gens qui ne se seraient jamais aventurés plus loin que la ville de marché la plus proche rencontrent des gens d’ailleurs et entendent des langues et des patois inconnus ; et, une fois au-delà des frontières, ils font la connaissance de tout un continent, ses paysages et ses grandes villes, ses châteaux et ses cathédrales, ses cultures et ses peuples. C’est grâce à la guerre qu’ils deviennent des voyageurs intrépides, grands connaisseurs de l’Europe, suivant les pas de ces femmes et ces hommes qui avaient, sous l’Ancien Régime, profité de leur situation aisée pour faire le Grand Tour et s’adonner aux plaisirs du voyage. Parmi les officiers des bataillons révolutionnaires, comme de la Grande Armée de l’Empereur, on trouve bien des individus qui eux-mêmes font cette comparaison, et qui, en lecteurs avides, empruntent à la littérature du voyage, aux auteurs voyageurs les plus connus, le style et la curiosité. Ce qui leur fournit, bien sûr, même avant le départ, des attentes, des présuppositions, une vision de ce qu’ils vont trouver dans les pays qu’ils traversent. Le soldat voyageur, tout comme son homologue civil, est influencé par les écrits des autres, de ceux, militaires et civils, qui l’ont précédé. Son récit est coloré par les réflexions qu’il a assimilées, souvent longtemps avant son départ, et qui sont déjà formulées dans son imagination.

7 Le XVIIIe est une période exceptionnelle pour le voyage, autant en France qu’ailleurs en Europe. Le Grand Tour avait été l’invention du Nord, des pays froids, commerciaux et protestants qui manquaient d’une culture latine, et qui étaient pressés par l’envie de se rapprocher de plus près de leurs racines classiques. Le romancier Anthony Burgess capte bien cet esprit. « Si le Germain ou l’Anglais ne souhaite pas s’abandonner, si peu que ce soit, à l’influence du Sud », écrit-il avec peut-être un brin d’exagération, « le danger demeure toujours qu’il retombe dans la grossièreté au mieux, la brutalité au pire »4. Les familles aristocratiques donnent le ton à une tradition de voyage et d’instruction qui privilégie surtout l’Italie, prisée par des générations élevées dans le respect de toute la civilisation de Rome et de Grèce. Mais, puisque la Grèce est trop lointaine, c’est donc en Italie qu’ils affluent, attirés par la grandeur de l’architecture des villes et par les ruines d’une civilisation disparue. Mais s’ils sont prêts à admirer ces ruines, le fait même que celles-ci ont été laissées à l’abandon leur suggère une société en pleine décadence, un pays déclinant, à l’écart de la civilisation moderne5. Les ruines de l’Antiquité sont, depuis la Renaissance, une source d’inspiration pour ceux qui

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s’identifient à une civilisation judéo-chrétienne, d’où l’attrait quasi-permanent des pays méditerranéens. D’autres villes et d’autres pays ont leurs touristes, bien sûr, notamment la France des Lumières, la Suisse et Genève, qui est perçue comme la ville de Jean-Jacques Rousseau et comme un des berceaux de la philosophie moderne. Mais l’important, c’est qu’on voyage pour regarder, pour s’instruire, pour assimiler quelques vestiges de l’esprit des peuples et de l’atmosphère des lieux. Bien sûr, l’image du Grand Tour reste liée au plaisir et à la frivolité : l’art et la littérature touristiques de l’époque sont dominés par des représentations statiques des panoramas et des curiosités visités6. Mais au cours du XVIIIe, le tourisme devient plus sérieux, plus sophistiqué. Tout voyageur veut passer pour artiste et pour ethnologue ; tous, même les plus aristocrates, subissent l’influence d’une nouvelle génération de touristes issue des mondes du commerce et de la science7.

8 Les voyageurs français sont parmi les pionniers, même s’ils ne partagent pas pleinement le goût du voyage qu’on décèle outre-Manche. Tout comme les Anglais, ils montrent une préférence pour l’Italie, avec ses antiquités et ses richesses artistiques. Ceux qui y passent après le milieu du siècle profitent du grand nombre des ouvrages qui leur ouvrent les portes des grandes villes et leur expliquent la beauté des sites archéologiques. En 1758, on publie le Voyage d’Italie de Cochin, qui déclenche, nous dit Gilles Bertrand, une tradition de « guides volumineux où dominent les récits de Richard et de Lalande, marqués par l’esprit encyclopédique » ; il est à remarquer que les gens qui s’en servent sont généralement avides de culture, et que les guides contiennent un tas de renseignements détaillés, sur l’architecture et les monuments de l’Antiquité, bien entendu, mais aussi sur les sciences, la culture et la vie artistique. Le voyage est long, coûte cher et suit généralement un parcours fixe, prédéterminé, reprenant les pas des autres. Quant aux voyageurs eux-mêmes, ils évoluent lentement. Dans les années 1760 et 1770, le voyageur traditionnel, artiste, homme de lettres ou architecte, est concurrencé par une nouvelle clientèle du monde du négoce, ainsi que par les « hommes de science », parmi lesquels Lalande et Cassini. Sous la Révolution et l’Empire, il y a encore une évolution : la tradition du voyage est reprise par des écrivains, bien sûr, tels que Chateaubriand et Mme de Staël, mais aussi par des artistes et hommes de science à la solde du gouvernement, ainsi que par ceux qui nous intéressent le plus ici, « la vaste cohorte des militaires »8. Leur regard sur les terres et les peuples qu’ils croisent dans leurs voyages est celui d’une génération de transition entre les Lumières et le Romantisme. Bien sûr ces voyages sont toujours encadrés par l’esprit de domination qu’impose l’Empire. Comme l’exprime avec une grande précision Nicolas Bourguinat, « l’on n’est pas toujours loin d’un regard ethnographique de type impérialiste, réordonnant la diversité de l’Europe conquise par rapport à la figure obligée du progrès qu’incarne la civilisation française »9.

9 Les écrits des gens de lettres sont sans doute les plus influents, avec un plus grand tirage et une meilleure distribution ; et le style plus romantique de la fin du siècle et de la période des guerres napoléoniennes ne fait qu’accroître leur popularité et leur allure. Tout comme Walter Scott du côté des Anglais, Chateaubriand et Germaine de Staël sont lus et appréciés par le grand public, parmi lesquels des militaires, officiers de la Grande Armée. Et pour cause. Ce sont des auteurs bien accessibles, rendant d’ailleurs très bien l’atmosphère dans leur description des villes ou des mœurs des pays voisins où passeront à leur tour les militaires. Prenons par exemple De l’Allemagne de Mme de Staël, dans lequel elle donne ses opinions sur les villes allemandes qu’elle avait visitées, et dont elle décrit avec une perspicacité parfois acerbe les coutumes et les mœurs. Sur

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le charme des femmes en Allemagne, par exemple, elle écrit qu’« elles cherchent à plaire par la sensibilité, à intéresser par l’imagination ; la langue de la poésie et des beaux-arts leur est connue ; elles font de la coquetterie avec de l’enthousiasme, comme on en fait en France avec de l’esprit et de la plaisanterie »10. Quel officier de la Garde pourrait ne pas être séduit par ce portrait des femmes allemandes, davantage que par cette description limpide de la politesse étouffante de la haute société viennoise ? « L’exactitude de la politesse, qui est à quelques égards une vertu, a introduit dans Vienne les plus ennuyeux usages possibles. Toute la bonne compagnie se transporte en masse d’un salon à l’autre trois ou quatre fois par semaine. On perd un certain temps pour la toilette nécessaire dans ces grandes réunions ; on en perd dans la rue, on en perd sur les escaliers, en attendant que le tour de sa voiture arrive ; on en perd en restant trois heures à table, et il est impossible, dans ces assemblées nombreuses, de rien entendre qui sorte du cercle des phrases convenues ».

10 Pour conclure, Mme de Staël offre ce jugement fulgurant. « C’est une habile invention de la médiocrité pour annuler les facultés de l’esprit, que cette exhibition journalière de tous les individus les uns aux autres. S’il était reconnu qu’il faut considérer la pensée comme une maladie contre laquelle un régime régulier est nécessaire, on ne saurait rien imaginer de mieux qu’un genre de distraction à la fois étourdissant et insipide : une telle distraction ne permet de suivre aucune idée, et transforme le langage en un gazouillement qui peut être appris aux hommes comme à des oiseaux »11.

11 De l’Allemagne est un livre à savourer, difficilement réductible à un simple guide de voyage !

Le goût de l’exotique

12 Le XVIIIe produit également le goût de l’exotique, par des cultures et des pays orientaux, du voyage en dehors du vieux continent. Parmi les auteurs les plus appréciés à cet égard est Constantin-François, comte de Volney, connu pour une série d’ouvrages, notamment pour Les ruines, ou Méditations sur la révolution des empires, paru en 1791, et son Voyage en Syrie et en Egypte, publié quatre ans plus tôt suivant le voyage de l’auteur au Levant12. Le livre impressionne par sa méthode et ses détails. Il donne des renseignements sur les divisions ethniques en Égypte, sur les pratiques religieuses, sur les lois et surtout la loi sur la propriété, sur l’agriculture, l’histoire et les monuments historiques. Le texte inclut huit gravures, cartes et plans, y compris des représentations du Sphinx et des Pyramides de Gizeh qui ont suscité un intérêt particulier ; il comprend aussi des gravures sur quelques-uns des grands sites archéologiques de la région. Le livre a connu un grand succès. Il est paru en plusieurs éditions, dont la troisième, la plus complète, est publiée en 1799, au moment même où l’expédition de Napoléon en Égypte suscite un nouvel intérêt dans le grand public. Ses lecteurs comprennent, bien sûr, des officiers et des scientifiques sur le point d’embarquer pour l’Afrique du Nord. Napoléon lui-même l’avait lu, avant son départ pour le Levant, et il ne cacha pas son admiration pour Volney et son Voyage, en déclarant dans le Moniteur que c’était « à peu près le seul livre qui n’eût pas menti »13 – évidence, s’il en faut, qu’il y a dans cette fin de siècle turbulente un niveau d’intérêt extraordinaire pour les civilisations étrangères et un transfert culturel entre le littéraire et le militaire.

13 S’il est vrai que Napoléon peut être perçu comme exceptionnel en raison de sa passion pour la lecture et de sa formation éclairée – peu de généraux avaient lu les grands

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ouvrages classiques sur l’histoire et la guerre, ou partaient en campagne avec toute une bibliothèque en renfort – la culture de l’officier était celle d’un homme lettré, civilisé, avec une certaine ouverture sur le monde.

14 Les officiers français entrent dans les autres pays d’Europe avec dans la tête certaines attentes et présupposés qui résultaient de leurs lectures. Ils s’intéressent aux travaux des champs et à l’architecture des villes, même dans les pires circonstances ; ils commentent les paysages, surtout les falaises, les défilés, les pics des montagnes, ces hauts lieux des touristes du Grand Tour, ces lieux qui inspirent un peu la crainte, voire le sens du danger. C’est une habitude qu’ils empruntent aux auteurs du XVIIIe, surtout ceux qui frôlent le romantisme. Ces paysages dramatiques se présentent comme des terres sauvages, éloignées, difficiles d’accès, un monde secret auquel le touriste s’abandonne. « L’île de Caprée, qui peut avoir environ dix milles de circuit, est partout environnée des plus hauts rochers ; on n’y aborde, ainsi que je viens de vous le dire, que par le petit port qui est en face du golfe de Naples »14. Cette phrase, du marquis de Sade, est typique de la littérature touristique de la période, et on la retrouve sous maintes formes dans les écrits de militaires, qui soulignent les aspects les plus dramatiques, les plus exotiques, les plus merveilleux des paysages qu’ils traversent. En le faisant ils satisfont les lecteurs de cette littérature du voyage qui les a accoutumés à lire des descriptions de l’exceptionnel, des vues rares, sublimes, écartées de l’expérience quotidienne. Les monuments historiques surtout sont présentés comme nus, solitaires, baignés de clair de lune. Comme ce Colisée perçu par Louis Simond dans son Voyage en Italie et en Sicile (1828) : « La lumière douce et vague qu’il répandait sur les masses caverneuses entassées autour de l’arène, ne laissait voir aucun des tristes détails de la décadence, ni rien qui rappelât la règle et le compas. Une sorte de grandeur idéale, sans couleur et presque sans forme, se montrait seule, et, au lieu d’un ouvrage artificiel composé de murs et de voûtes, on aurait cru être au fond du cratère d’un volcan éteint dont le cône escarpé s’élevait à l’entour »15.

15 Dans les mémoires militaires on trouve la même recherche de l’austère et du sublime.

Regards de militaires

16 Mais ils regardent le pays aussi en militaires, toujours conscients des effets du paysage sur leur progression et des dangers qu’il pouvait cacher. Hippolyte d’Espinchal, par exemple, décrit la route qu’il doit suivre dans sa marche avec l’œil expérimenté du soldat. « La route était fort belle, mais dangereuse », écrit-il ; « nous marchions continuellement entre deux montagnes avec une petite rivière à notre gauche ». Ce passage, ajoute-t-il, est « fort renommé par les nombreuses attaques de guérillas » dont il est témoin. Et un peu plus loin, en s’approchant de Vittoria, il exprime des inquiétudes semblables. « La route pour arriver à Vittoria est fort belle, mais resserrée jusqu’à Salinas, où se trouve une montagne rapide, dont la descente du côté de l’Espagne est douce et facile ; une plaine assez étendue se développe, mais des bois épais, avoisinant la route, offraient à l’ennemi la faculté de pouvoir dresser des embuscades et d’attaquer avec avantage »16.

17 Même en ville, ses intérêts touristiques ne peuvent pas jouir d’une autonomie totale ; sa vision reste largement militaire, affectée moins par les paysages eux-mêmes que par leur potentiel stratégique. Il ne peut jamais voyager en touriste banal, sans référence

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aux potentialités pour l’armée17. À Ségovie, par exemple, il note combien la ville est belle, placée sur une hauteur au-dessus d’une rivière ; et il continue avec tout l’enthousiasme d’un touriste qui n’a pas négligé de lire un peu d’histoire locale : « Les fortifications dont elle était entourée et une citadelle en bon état, assuraient la tranquillité de cette ville, autrefois fameuse à tant de titres et digne encore de l’attention des voyageurs par sa cathédrale et son Alcazar, bâti jadis et habité par les rois Goths, et par un aqueduc assez bien conservé, ouvrage de ce grand peuple qui a laissé partout des monuments de sa magnificence et de son immortalité. Une partie de l’Europe tire de Ségovie les meilleures laines que produise l’Espagne ; il y a aussi une fort belle manufacture de glaces et plusieurs établissements d’un grand intérêt »18.

18 Le soldat-touriste prend donc le temps de regarder et de s’informer. Le dragon Auguste Thirion, dans ses Souvenirs militaires, va plus loin ; il cherche à associer la culture et la géographie de l’Espagne avec le caractère de la guerre qu’il y rencontre, et ne cache pas son dédain pour un peuple qu’il juge mal intégré dans les mœurs européennes. Tout remonte au caractère du peuple et à ses vices, et au fait qu’il « reste étranger aux nations qui l’entourent » ; au point qu’il peut affirmer que « si l’Espagne avait été peuplée d’Allemands, de Polonais ou d’Italiens, après deux ou trois batailles gagnées, c’eût été un pays conquis dès que la capitale aurait été occupée ; mais on trouva un peuple ignorant, fanatique, sobre au milieu de l’abondance, tirant de sa sobriété, de sa manière de vivre, autant de vanité que les autres en tirent de leurs richesses, de leurs jouissances ».

19 À ses yeux l’Espagnol est suffisamment différent de l’Européen pour ne plus le compter comme tel. « C’est une erreur de la géographie que d’avoir attribué l’Espagne à l’Europe ; elle est africaine par le sang, les mœurs, le langage, la manière de vivre et de combattre ». Il l’explique avec un discours sur l’histoire de l’Espagne qui témoigne encore de ses lectures : « Les deux nations ont été trop longtemps mêlées, les Carthaginois venus d’Afrique, les Vandales passés en Afrique et revenus d’Espagne, les Maures y séjournant pendant 700 ans, pour qu’une aussi longue cohabitation, pour que ces transfusions de peuples et de coutumes n’aient pas confondu ensemble les races et leurs mœurs »19.

20 Dans son analyse on trouve des traces de Rousseau sur l’impact des climats chauds sur les peuples, et déjà l’accent mis sur ces transfusions sanguines qui préoccuperont Gobineau et les adeptes d’un darwinisme social. Pour Thirion, l’Espagnol passe déjà pour un étranger, un homme à part et autre, un homme avec tous les attributs de l’ennemi potentiel.

21 Car les réflexions de Thirion s’inspirent aussi de considérations militaires, et il offre ses observations sur l’implication de ces notations ethniques pour la conduite du combat. C’est, à son avis, l’explication qu’il faut chercher pour expliquer la guérilla et la manière inaccoutumée avec laquelle l’Espagnol fait la guerre. L’Espagnol, pour lui, « rappelle l’Arabe dévoré par le soleil, exerçant à la fois le brigandage ensanglanté et l’hospitalité, et réunissant en lui les extrêmes de la barbarie et de l’humanité ; enfin ce qui complète la ressemblance entre eux, c’est la similitude de leur manière de combattre. L’Occident attache l’honneur des armes à la précision des manœuvres, à l’immobilité des lignes, à l’opposition d’un front imperturbable à l’ennemi. Le soldat de l’Occident ne doit savoir marcher qu’en avant, et en arrivant sous le drapeau il s’est interdit de reculer. Le soldat de l’Orient, de l’Afrique, de l’Espagne s’est de tout temps affranchi de cette régularité ; pour lui, il n’y a pas de lignes ; pour lui, voltiger c’est combattre ; détruire l’ennemi, quel que soit le moyen,

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c’est le vaincre ; fuir, c’est l’attirer ou s’en préserver ; la victoire n’est pas comme en Occident à jour fixe et sur terrain donné, qu’importe qu’on ait abandonné un champ de bataille, un poste, une ville, si l’on peut y retourner le lendemain. Les idées de gloire et d’honneur qui sont l’âme des guerriers de l’Occident, sont dans l’Orient et le Midi remplacées par celle de la destruction de l’ennemi, comme seul objet de la guerre : que le trait frappe, on ne demande pas s’il a été lancé en fuyant. L’Espagnol est le Parthe de l’Europe »20.

22 Ce qu’exprime avec éloquence Thirion – et cette perception est partagée par d’autres – est à la fois une explication de la guérilla et une vision comparatiste de deux sociétés de souches radicalement différentes.

Le discours révolutionnaire

23 Ailleurs on trouve une autre conception de l’ennemi, celle du discours politique de la Révolution qui avait pris racine et contribué puissamment à la perception de l’autre. Les pages du Moniteur résonnent de ce discours qui cherche à exacerber les relations entre les Français et leurs adversaires en guerre. Ce qui est notable, c’est la concentration de cette diatribe sur le caractère de l’adversaire, le refus absolu de dénigrer ses qualités militaires. La Russie, par exemple, est attaquée pour la cruauté de ses soldats, cruauté exemplifiée par la récente campagne russe contre la Pologne et façon sans doute efficace de stimuler la rancœur du soldat français avant même son entrée en guerre21. Pour noircir les Autrichiens on peint un tableau funeste de la mentalité anti-française qu’on rencontre à Vienne. « La haine contre la France et tout ce qui porte le nom de Français [rapporte-t-on en mars 1793] est tellement à la mode que dans les cercles de la capitale où tout est affaire de ton, comme autrefois en France, on est convenu de proscrire jusqu’aux usages les plus minutieux empruntés de cette nation. On met à l’amende tous ceux qui profèrent un mot de français : les mots mêmes de Monsieur et Madame, reçus en allemand, sont proscrits »22.

24 Avec l’entrée en guerre des Espagnols, on note que cette nation avait doublement trahi la France au moment de l’insurrection à Saint-Domingue, quand ils avaient aidé les « nègres » à « massacrer » les Français au Fort Dauphin23. Le but est clair : semer le doute dans l’esprit des soldats sur la fiabilité de l’autre, sur son caractère et ses motifs et encourager l’armée à traiter l’adversaire sans compassion, à s’attaquer à lui sans réserve. En temps de révolution et face à une guerre supposée idéologique, on risque d’aller plus loin, en noircissant tout un peuple comme contre-révolutionnaire ou immoral. C’est un aspect de la propagande révolutionnaire qu’on voit d’abord en Vendée, où le discours officiel cherche à dépeindre le rebelle d’une façon qui le prive de son caractère d’homme et le réduit au rang des bêtes sauvages. On le condamne à faire partie des barbares, comparables aux loups et aux hyènes qui « rôdent » et « sautent sur leur proie », avant de la traîner dans leurs « tanières ». Ces mots ne sont pas innocents ; au contraire, ils ont des implications immédiates et très pratiques : on n’est pas obligé de donner aux bêtes la même considération qui est due à un autre être humain. Le langage qui est tenu n’indique pas seulement la hauteur du dédain du bon républicain pour son adversaire, jugé en ce cas comme un insoumis fanatisé, dupe des nobles, des royalistes comme des prêtres insermentés. Il l’autorise à le traiter plus brutalement, à le priver de ses droits de l’homme, bref à perdre ses inhibitions coutumières. Comme s’il ne suffisait pas que le Vendéen soit perçu comme un ennemi

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idéologique et un traître à la patrie, le discours des décrets, des ordres militaires et des proclamations des députés en mission le prive de son humanité24.

25 Le cas de la Vendée est exceptionnel dans le sens où il s’agit d’une guerre civile, avec toutes les haines qu’une telle guerre déchaîne. Envers les autres pays européens on reste plus modéré, même si dans les descriptions et les attributions on trouve déjà des échos de la propagande encore plus avilissante qui s’exprimera pendant la Grande Guerre, l’adversaire allemand en Belgique étant décrit comme un massacreur de bébés et un violeur en série, bref comme un monstre d’immoralité qu’on serait en droit d’exterminer. Prenons le cas peut-être le plus extrême, celui de la Grande-Bretagne, victime sans doute d’une anglophobie séculaire ranimée et exagérée pour raisons de guerre. On en décerne des traces dès la déclaration de guerre contre l’Angleterre au printemps de 1793, mais elle réapparaît avec plus d’acharnement quand Londres est soupçonné de financer les guerres des autres pays. Pour les républicains l’image de marque des Anglais est plutôt problématique, car la tradition anglophobe au XVIIIe est contrée par une autre, favorable et admirative : l’anglomanie. Ce dualisme se révèle dans un article du Moniteur consacré à l’insurrection à Toulon en septembre 1793, qui informe ses lecteurs que les nouvelles les plus récentes « feront connaître quels sont ces Anglais qui osaient se décorer du nom de philanthropes » : en effet, une partie importante de l’opinion française associe alors les Anglais à la philanthropie. L’article explique à ses lecteurs la conduite cruelle et barbare des Anglais dans le port méditerranéen. « Il existe dans la ville, assure-t-on, un tribunal militaire composé d’Anglais et d’Espagnols. Ce tribunal précipite les patriotes dans les cachots, ensuite les embarque on ne sait pour quelle destination ; on évalue le nombre de victimes à huit cent. Pierre Bayle, représentant du peuple, a été trouvé étranglé dans sa prison : on ne sait s’il s’est tué ou si ces monstres l’ont sacrifié ».

26 Preuve ultime de leur barbarie, « la guillotine a été brûlée, et les perfides qui ont livré Toulon ont le plaisir de voir pendre et rompre leurs concitoyens comme des vilains »25.

27 La principale accusation des républicains, c’est que l’Angleterre avait popularisé la guerre, l’avait rendue nationale, avec la conséquence qu’elle n’était plus seulement l’affaire de Pitt ou des élites londoniennes, mais celle de tout le peuple. Cette conviction prenait ses racines dans la notion très française de la souveraineté du peuple. Or, si à l’époque, quelques-uns croient toujours qu’il faut distinguer la population générale et son gouvernement, il n’y a aucun consensus là-dessus. Les uns acceptent l’idée que le peuple est « trompé par des proclamations mensongères et les terreurs hypocrites de son gouvernement », tout en s’assurant que « la nation anglaise, une fois éclairée par notre exemple, fera justice de ses conspirateurs en place »26. Mais pour d’autres, cette distinction est sans importance. Le fait même que l’Angleterre jouisse d’institutions constitutionnelles permet aux anglophobes de contester toute distinction entre peuple et gouvernement britanniques. C’est Bertrand Barère qui exprime le plus directement cette idée. « Pourra-t-on encore faire illusion, demande-t-il, avec la distinction usée des peuples et des gouvernements ? » En Angleterre, où le gouvernement se dit national, où le peuple, comme l’exprime si bien Barère, « a une représentation quelconque », comment soutenir que le gouvernement n’est pas représentatif du peuple entier ? « On veut sans cesse séparer le gouvernement de la nation. Eh bien, que le peuple anglais se sépare lui-même de son atroce gouvernement ! Qu’il prouve que son sang et ses trésors ne doivent pas être prodigués dans une guerre contre le droit des hommes et la liberté des nations »27.

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28 Par cette logique ce n’est plus seulement la personne de William Pitt, mais le peuple anglais tout entier, qui est visé et qui devient « l’ennemi du genre humain »28. Un ennemi, d’ailleurs, qui a des agents partout en Europe, semant la désertion, désorganisant les armées, détruisant l’économie par sa puissance bancaire, sabotant la marine, diffusant la propagande par des pamphlets ou par la presse, jouant les patriotes dans les sociétés populaires29.

29 Si les révolutionnaires stigmatisent des ennemis particuliers en les désignant comme « conspirateurs » ou « barbares », leurs adversaires deviennent aussi des ennemis- types. Les révolutionnaires donnent ainsi une image de l’autre qui leur permet de construire une contre-identité pour la France même. Le plus fréquemment, les ennemis sont dénoncés comme des brigands, des bandits, des hors-la-loi, des hommes organisés en bandes et engagés dans des activités criminelles qui privent de toute légitimité leurs revendications politiques30. Le banditisme du XVIIIe est un phénomène bien documenté, surtout dans ces vallées montagneuses et communautés autonomes qui caractérisent le sud méditerranéen et les régions frontalières des Alpes et des Pyrénées. Les bandits et les rebelles constitueraient, pour la Révolution et surtout pour les armées de Napoléon, un adversaire souvent formidable, à travers leur histoire à la fois joyeuse et ténébreuse31. Mais les comparaisons ne sont pas rigoureuses : dans le discours des républicains, le brigandage est omniprésent, on peut le trouver dans n’importe quelle insurrection ou acte de résistance au régime, et surtout dans les combats de guérilla et de la « petite guerre ». Le brigand ne jouit pas des privilèges accordés au soldat par les règles de la guerre, et sa façon de faire la guerre, se mêlant librement avec la population civile dont il fait partie, permet à l’armée française de l’identifier avec un manque de civilisation, bref avec la barbarie. Cette manière de parler de l’autre est aussi une manière de s’identifier avec les valeurs de la civilisation, et donc de se fournir une légitimation dans les faits. Comme nous le rappelle Michael Jeismann dans son étude sur la notion de l’ennemi national, « ces attributions linguistiques opposées caractérisent également la figure centrale de l’ennemi qui, depuis la Révolution jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, joua un rôle crucial dans l’élaboration de l’identité française et représente pour ainsi dire la clé de la sémantique française des oppositions nationales : les barbares »32.

30 Mais que dire des attitudes des soldats eux-mêmes ? Adoptent-ils les attitudes idéologiques de leurs hommes politiques et ne voient-ils en leurs adversaires que des hommes incultes et barbares ? En Vendée, il est vrai, les témoignages ont tendance à prendre à la lettre les dénonciations politiques et à partager les opinions les plus méprisantes quand ils parlent du mode d’engagement des contre-révolutionnaires. « Les brigands ne sont pas les hommes à faire la guerre actuellement comme nous », explique un fusilier dans une lettre à sa sœur ; « que font-ils, ils se rassemblent au nombre de dix ou douze et suivent une grande route à l’abri de quelques arbres. Voient-ils trois ou quatre pauvres volontaires qui ne sont point armés allant ou venant à l’hôpital […] ils se montrent et tâchent de les tuer pour avoir ce qu’ils ont, voilà leur beau chef-d’œuvre »33.

31 Aux yeux des républicains, les Vendéens ne sont que des rebelles, des paysans en armes, des tueurs à la solde des nobles et des prêtres. Ailleurs, on a davantage tendance à oublier la politique et juger l’adversaire d’après des critères plus strictement militaires. Car en Europe on partage une culture militaire qui est largement commune, et qui est pour beaucoup d’officiers la culture du christianisme lui-même. C’est lorsque

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l’on met le pied au-delà du vieux continent – dans les Caraïbes, par exemple, ou en Russie, parmi des nations asiatiques – qu’on s’approche de l’ennemi avec une peur exagérée. Ces gens, suppose-t-on, ne se battent pas avec les mêmes armes, ne partagent pas le même sens de l’honneur et ne respectent pas les mêmes règles de la guerre.

32 Un officier français est ainsi outré quand des soldats bashkirs, qui comptent parmi les combattants les plus féroces de la troupe russe, tirent des flèches vers ses hommes34. C’est le manque de certitude qui sème l’alarme : on ne sait plus à quoi s’attendre. Mais même la peur ne peut pas cacher une certaine admiration pour la valeur militaire de ces soldats, y compris pour des cosaques que leur réputation de sadisme et de cruauté avait précédés. Les Français reconnaissent dans leur mouvement rapide et leur maîtrise de la tactique du choc des qualités qu’ils ne peuvent que rarement égaler ; et ce sont des cavaliers superbes, montés sur les petits chevaux robustes et solides de la steppe. Napoléon lui-même semble reconnaître dans le soldat cosaque un adversaire courageux et un ennemi formidable35.

33 Si les soldats de l’Empire respectent des qualités militaires chez l’adversaire, ils sont souvent plus durs dans leur condamnation de la conduite de la population civile, au moins quand elle prend les armes et cache ou fournit les combattants. D’après leurs codes de conduite militaire, et en accord avec toutes les règles de la guerre internationalement reconnues, il faut maintenir la distinction entre militaires et civils, entre ceux qui font la guerre et ceux auxquels on doit un degré de protection. Ne pas la respecter, c’est aller vers l’aliénation et déjà franchir la ligne entre la civilisation et la barbarie ; c’est aussi exposer le civil à la vengeance de l’armée. Le soldat, soyons clairs, est à tout moment conscient de la différence, qui est à la base de ses impressions à propos d’autres pays et d’autres civilisations. Octave Levavasseur, officier d’artillerie et aide de camp du maréchal Ney, est bien placé pour observer le caractère des différents peuples, qu’il commente d’une manière parfois mordante. Dans bien des pays, il se sent rassuré, car « la civilisation des habitants m’avait paru différer peu de la civilisation française » - test toujours essentiel. « L’Allemagne, touchant à notre frontière, a dû prendre quelque chose de nos habitudes, et réciproquement. Les mœurs et les manières des peuples gagnent de proche en proche de Paris jusqu’à Varsovie ; seulement elles se modifient par le climat, par la religion, par les lois »36. Au-delà de la Pologne c’est la différence qui frappe le plus.

34 Mais le sauvage et le barbare n’impliquent pas nécessairement un pays aux marges de l’Europe ou privé de l’influence civilisatrice de Paris. Les grandes villes sont toutes représentées comme civilisées, façonnées par la main des hommes. C’est une des raisons de la stupeur qu’éprouvent les Français quand ils voient, à Moscou, les Russes brûler leur propre capitale. Et les campagnes, même proches de la France, peuvent abriter des coutumes et des superstitions barbares, ou rester sauvages et incultes, emblématiques de l’abandon et de la barbarie. En Espagne, note Levavasseur, « rien n’est semblable à ce qui se remarque ailleurs. À quatre lieues de Bayonne on se croirait à mille lieues de la France », par l’apparence même du paysage. « Peu de plaines, mais un territoire onduleux et toujours couronné à l’horizon par de hautes montagnes ; des ruisseaux aux nombreuses cascades, mais point d’usines pour les utiliser ; au sommet, des rochers, des maisons ou plutôt des nids d’aigles, construits du temps des Maures, mais, sur les flancs des coteaux, plus de ces villages ni de ces habitations éparses qui donnent au paysage l’animation et la vie ; une terre toujours prête à produire, mais jamais cultivée ; les moutons et les taureaux sauvages en foulent seuls la bruyère éternelle ; la puissance de la nature partout, la

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force de l’homme nulle part, excepté aux environs des villes, car la main nonchalante de l’Espagnol ne s’étend pas plus loin »37.

35 Cet aspect inculte, sinon désertique, de l’Espagne laisse une forte impression, celle d’un pays qui n’a pas été domestiqué par l’homme et qui reste abandonné à la barbarie. Il contribue à la notion d’une Europe divisée entre un nord avancé et un sud arriéré, une géographie imaginée qui va de soi avec le commerce et l’industrialisation, bref avec une certaine idée de la modernité.

36 Cette notion n’est en rien unique, car le monde du XVIIIe, soutenu par les idées des Lumières, est attiré par les notions de civilisation et de culture, idées qui se prêtent à une division du continent en régions avancées et arriérées, que ce soit sur le plan économique, religieux ou culturel. L’idée n’est pas sans précédent : au temps de la Renaissance, on avait affirmé que les pays méditerranéens étaient le berceau de la civilisation et de l’art. Mais c’est le XVIIIe, surtout l’Allemagne de l’Aufklärung, qui cherche à s’approprier l’idée de civilisation et à l’identifier plus étroitement avec les pays de l’Occident. L’Europe de l’est se trouve bannie de cette Europe de la culture pour être construite dans l’imaginaire de l’ouest comme un pays imparfaitement développé, un pays à mi-voie entre l’Europe du christianisme et l’empire turc, à la fois exotique et barbare.38. Le Prussien ou l’Autrichien qui y met le pied se trouve dépaysé, dans un monde largement rural, boueux, misérable, et à ses yeux très sale, dépourvu de maisons solides ou de routes bien construites, bref de toute cette implantation urbaine qu’il associe avec la civilisation. Pour le radical Georg Forster, par exemple, la Pologne se présentait comme un territoire sale et inculte, son peuple « mi-sauvage, mi-civilisé », le pays crasseux « dans le sens moral aussi que physique »39. Mais ce n’est pas que l’est qui est associé avec la pauvreté et un manque de culture. Pour l’Européen du nord, accoutumé à une culture plus urbanisée, à des moeurs plus délicates, c’est la campagne, peu dense et inculte, qui sent la barbarie – et cela partout où il passe, semble-t-il, une fois éloigné de chez lui, autant dans les pays méditerranéens qu’à l’est de l’Elbe. Le voyage peut civiliser et faire apprécier la civilisation des autres. Mais il se fait rarement sans des prédispositions et des préjugés à propos des cultures des autres. Et très souvent le voyage du militaire ne fait que confirmer des prédispositions nées dans des bribes de conversation, dans des lectures de jeunesse, ou sur une image d’Épinal offerte un jour de marché par un vendeur itinérant lors de son passage au village.

NOTES

1. Jacques CHEVILLET, Souvenirs d’un cavalier de la Grande Armée, 1800-1810, préface de Henry Houssaye, annoté par Christophe Bourachot Paris, 2004, p. 229. 2. Ibid., Présentation de Christophe Bourachot, p. 7. 3. Jacques CHEVILLET, Souvenirs, op. cit., p. 171-73. 4. Anthony BURGESS, « Le voyage en Europe », dans Anthony BURGESS et Francis HASKELL (dir.) Le Grand Siècle du voyage, Paris, 1968, p. 13. 5. Jeremy BLACK, Italy and the Grand Tour, New Haven, Connecticut, 2003, p. 7.

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6. Chloe CHARD, « Introduction », dans Chloe CHARD et Helen LANGDON (dir.), Transports : Travel, Pleasure and Imaginative Geography, 1600-1830, New Haven, Yale University Press, 1996, p. 25. 7. Gilles BERTRAND, Le Grand Tour revisité. Pour une archéologie du tourisme : le voyage des Français en Italie, milieu 18e-début 19e siècle, Rome, Publications de l’École française de Rome, 2008, p. 489. 8. Ibid., p. 10-11. 9. Nicolas BOURGUINAT, « Un temps de rupture dans l’histoire des pratiques du voyage », dans Nicolas BOURGUINAT et Sylvain VENAYRE (dir.), Voyager en Europe de Humboldt à Stendhal : contraintes nationales et tentations cosmopolites, 1790-1840, Paris, Nouveau Monde éditions, 2007, p. 15. 10. Germaine de STAËL, De l’Allemagne (1810/1813), cité dans Anthony BURGESS et Francis HASKELL, Le Grand Siècle, op. cit., p. 83. 11. Ibid., p. 89. 12. Constantin-François VOLNEY, Voyage en Syrie et en Egypte, Paris, 1787. 13. Réimpression de l’Ancien Moniteur, 5 brumaire VIII ; Anne DENEYS-TUNNEY et Henri DENEYS, introduction à Volney, Œuvres, t. III : Voyage en Syrie et en Egypte et Considérations sur la guerre des Turcs, Paris, Fayard, 1998, p. 5. 14. Chloe CHARD, Pleasure and Guilt on the Grand Tour : Travel writing and imaginative geography, 1600-1830, Manchester, Manchester University Press, 1999, p. 10. 15. Louis SIMOND, Voyage en Italie et en Sicile, Paris, 1828, vol. 1, p. 218, cité dans Chloe CHARD, Pleasure and Guilt, op. cit, p. 228. 16. Michel MOLIÈRES (dir.), Souvenirs militaires d’Hippolyte d’Espinchal, Paris, Le livre chez vous, 2005, p. 266-67. 17. Natalie PETITEAU, « Les voyages des hommes de la Grande Armée : de la vie militaire aux pratiques de la mobilité géographique », dans Nicolas BOURGUINAT et Sylvain VENAYRE, Voyager en Europe de Humboldt à Stendhal, op. cit., p. 363. 18. Ibid., p. 277. 19. Auguste THIRION, Souvenirs militaires, Paris, Librairie des deux Empires, 1998, p. 30. 20. Ibid., p. 31. 21. Réimpression de l’Ancien Moniteur, vol. 14, p. 649. 22. Moniteur, vol. 15, p. 601. 23. Ibid., vol. 22, p. 517. 24. Pour une réflexion sur les individus classés comme « brigands », voir Michael BROERS, Napoleon’s Other War : Bandits, Rebels and their Pursuers in the Age of Revolution, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 1-18. 25. Moniteur, vol. 17, p. 757. 26. Sophie WAHNICH, L’impossible citoyen : L’étranger dans le discours de la Révolution française (Paris, 1997), p. 298. 27. Ibid., p. 306. 28. Ibid., p. 281. 29. Norman HAMPSON, The Perfidy of Albion : French Perceptions of England during the , Basingstoke, 1998, p. 118-19. 30. Alan FORREST, « The ubiquitous brigand : the politics and language of repression », dans Charles J. ESDAILE (dir.), Popular Resistance in the French Wars : Patriots, Partisans and Land Pirates, Basingstoke, 2005, p. 25-43. 31. Michael BROERS, Napoleon’s Other War, p. 18. 32. Michael JEISMANN, La patrie de l’ennemi : la notion d’ennemi national et la représentation de la nation en Allemagne et en France de 1792 à 1918, Paris, CNRS, 1997, p. 127. 33. Alan FORREST, Napoleon’s Men. The Soldiers of the Revolution and Empire, Londres, Hambledon and London, 2002, p. 128.

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34. Heinrich VON ROOS, Souvenirs d’un médecin de la Grande Armée, dans Gaspard DUCQUE, Journal de marche du sous-lieutenant Ducque, présenté par Laurent Nagy, Paris, La Vouivre, 2004, p. 92. 35. Jean HANOTEAU (dir.), Memoirs of General de Caulaincourt, Duke of Vicenza, 1812-1813, [1833], London, Cassell, 1935, p. 187. 36. Octave LEVAVASSEUR, Souvenirs militaires d’Octave Levavasseur, officier d’artillerie, aide de camp du maréchal Ney, Paris, Plon-Nourrit, 1914, p. 121-22. 37. Ibid., p. 122. 38. Larry WOLFF, Inventing Eastern Europe : The Map of Civilisation on the Mind of the Enlightenment, Palo Alto, Stanford University Press, 1994, p. 4. 39. Vejas Gabriel LIULEVICIUS, The German Myth of the East, 1800 to the Present, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 51.

RÉSUMÉS

Dans le langage politique de la Révolution, les ennemis de la France sont souvent dépeints dans les termes les plus atroces, comme des terroristes barbares ou les laquais de lâches tyrans, l’identité française se construisant par opposition à celle de ses adversaires dans la guerre. Avec l’élargissement impérial du conflit, avec la création d’une armée multinationale et multilingue, cette image assez stéréotypée s’est cependant complexifiée. L’expérience de la guerre a suscité des réponses variées face à l’ennemi, qui ont pu inclure le respect et même l’amitié ; et les écrits des soldats pendant les guerres napoléoniennes suggèrent que certaines perceptions sont encore inspirées de l’idéologie révolutionnaire. Ces écrits contiennent ainsi un éventail d’opinions qui rappellent les récits de voyage du XVIIIe siècle, affichent un goût pour l’exotisme et trahissent les anciens préjugés concernant la supériorité de la civilisation européenne occidentale.

In the political language of the Revolution, France’s enemies were often portrayed in the most lurid terms, as barbarous terrorists or as the craven lackeys of tyrants, and French identity was contrasted with that of France’s opponents in war. But with the massive extension of the war during the Empire, and the creation of a multinational and multilingual army, this rather stereotyped image became diversified. The experience of war could create very different responses to the enemy, responses that included respect and even friendship ; and soldiers’ writings during the Napoleonic Wars would suggest that few still held views inspired by revolutionary ideology. Rather they contain a range of opinions reminiscent of eighteenth- century travel writings, display a taste for the exotic, and betray deeply-held prejudices about the superiority of western European civilization.

INDEX

Mots-clés : voyage, ego-documents, exotisme, soldat, adversaire, barbare

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AUTEUR

ALAN FORREST University of York Centre for Eighteenth Century Studies, The King’s Manor, Exhibition Square, York YO1 7EP, [email protected]

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Contestation et image anti- napoléonienne en Hollande au cours de la période napoléonienne (1806-1813) Protest and Anti-Napoleonic image making in Holland during the Napoleonic Period (1806-1813)

Johan Joor Traduction : Lucie Perrier

1 En 1827, six ans seulement après la mort de Napoléon à Sainte-Hélène, le mathématicien, physicien et bibliothécaire français Jean-Baptiste Pérès publia son opuscule Comme quoi Napoléon n’a jamais existé dans lequel il affirmait que feu l’Empereur n’avait jamais existé. Le « Napoléon » à propos de qui on avait tant écrit n’était, selon l’auteur, rien de plus qu’un produit de l’imagination. Le prénom Napoléon venait du grec « Apoléô », utilisé au lieu d’« Apollo », et donc du « soleil ». Le nom « Bonaparte » représentait également, de manière indirecte, le soleil, parce que « Bona parte », ou « la meilleure part » faisait allusion au « jour ». Avec ces arguments, et d’autres de la même veine, Pérès en arrivait à la conclusion que Napoléon n’était pas un personnage historique, mais une figure allégorique, à savoir une personnification du soleil1.

2 Bien que cet opuscule ait été écrit en tant que tentative fantaisiste de critiquer le travail de Charles François Dupuis, qui essayait de prouver que toutes les religions se fondaient sur une imagerie commune, et que cet écrit n’ait pas dû être pris très au sérieux, il est évident que l’idée avancée par l’auteur interpellait l’imagination. Cet ouvrage fut réimprimé plusieurs fois en France et à l’étranger, et, en Hollande, des réimpressions sortirent encore pendant une bonne partie de la deuxième moitié du XXe siècle2.

3 À l’époque de Napoléon, on ne se posa pas de questions à propos de son authenticité historique, du moins pas en Hollande3. Pourtant la possibilité qu’il soit en vie ou non

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faisait souvent l’objet de spéculations et était mise en doute. Des rumeurs sur sa mort circulaient souvent, surtout en temps de guerre. Une dépêche de la police secrète du 24 juillet 1809 dont Joseph Fouché fit part à Napoléon mentionnait des rumeurs sur la mort de l’Empereur ; elles allaient se propager à Nimègue, dans le royaume de Hollande de Louis, et, de là, se répandre dans les contrées voisines, en particulier le département de la Roër4. Le fait que l’appareil policier de Fouché n’hésitait pas à traverser les frontières officielles en dit déjà long au sujet du statut de relative indépendance du royaume de Hollande. Cependant, la mention de ces nouvelles incontrôlées dans les rapports de police de Fouché indique également qu’elles étaient prises très au sérieux par le régime. De tels bruits contribuaient à laisser des traces chez les gens, les problèmes et les faits, et, d’après les définitions générales, les rumeurs participent en tant que telles au processus de la création d’une image.

4 L’article qui suit s’interrogera sur la forme, les aspects et la signification de l’image anti-napoléonienne qui se construisit en Hollande et fit partie intégrante de la contestation à l’époque du règne de Louis (1806-1810) et au cours de l’occupation française des Pays-Bas qui s’ensuivit (1810-1813). Ces deux épisodes sont, dans l’histoire néerlandaise, connus sous le terme de « période napoléonienne ». Bien qu’à partir de la Révolution batave de 1795, on ait pu constater une forte influence française, surtout dans les domaines militaire et politique, les relations entre les Pays-Bas et la France changèrent radicalement lorsque Napoléon proclama le royaume de Hollande le 5 juin 1806, et l’avènement de Louis, un frère plus jeune, comme roi. Cette proclamation mit définitivement fin à la République batave et transforma la Hollande en un véritable état napoléonien satellite. En juillet 1810, les Pays-Bas perdirent complètement leur indépendance lorsque des troupes françaises marchèrent sur . Le roi s’enfuit le 3 juillet 1810, et, quelques jours plus tard, le pays fut intégré à l’Empire français, bien qu’une administration distincte ait été installée à Amsterdam pour les « départements néerlandais », l’ancien royaume de Hollande au nord du Rhin. L’« Incorporation » prit fin en novembre 1813, même s’il restait encore des troupes françaises disséminées, cantonnées dans des villes de garnison hollandaises jusqu’en 1814.

5 Dans l’historiographie néerlandaise, la période napoléonienne a été qualifiée pendant longtemps de période de quiétude, de paix intérieure et de grande passivité de la part des Néerlandais vis-à-vis des régimes napoléoniens successifs. Pourtant, une enquête fouillée dans les archives et documents d’origine montre que cette époque, en Hollande, ne fut pas calme du tout. La contestation y fut fréquente, largement répandue et revêtit différentes formes. Il y eut de nombreuses émeutes et autres formes d’agitation, y compris plusieurs soulèvements de grande ampleur. Les troubles d’avril 1813 dans l’ouest du pays furent même caractérisés de « guerre civile »5 par le régime. Outre l’agitation, la contestation se manifesta également sous la forme d’un refus, telle la résistance massive à la conscription, et d’une provocation que l’on peut définir comme l’expression publique du mécontentement à l’égard du régime, des décisions officielles et/ou des responsables du gouvernement, dans lequel des éléments de rébellion étaient évidents. Dans cet article cette dernière forme de contestation sera plus attentivement examinée.

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Contestation par les mots : rumeurs, déclarations séditieuses et protestations

Les rumeurs

6 La provocation pourrait se subdiviser en protestations « orales » ou « verbales », et en protestations « écrites » et « imprimées ». Techniquement, une quatrième catégorie pourrait s’y ajouter, précisément celle de la protestation « non verbale » qui s’applique à toutes sortes d’actions et gestes théâtraux et à l’utilisation consciente de symboles anti-gouvernementaux. On peut donner des exemples de plusieurs formes de contestation non verbale en Hollande dans les années napoléoniennes. Mais, dans l’article qui suit, on ne portera pas une attention particulière à ce genre de contestation.

7 Comparé à d’autres pays d’Europe, en Hollande le taux d’alphabétisation fut, assez tôt, relativement élevé. Pourtant, la communication orale restait bien entendu dans ce pays la forme dominante de transmission de l’information au début du XIXe siècle. Il en résulta que le message parlé fut automatiquement un instrument important pour la fabrication d’une image. Au début de cet article on évoque déjà les « rumeurs » en relation avec la contestation et la construction d’une image. Il n’est pas possible d’établir une quantification digne de foi sur le total des rumeurs qui circulèrent en Hollande au cours de la période napoléonienne. Mais on peut dire sans risque qu’un flux permanent de bruits courut dans le pays tout au long de la période 1806-1813.

8 À l’époque du royaume de Hollande, il y eut de nombreuses rumeurs concernant les déplorables relations conjugales de Louis et Hortense, leur projet de se séparer ou de divorcer, et, en plus de cela, le désir de Louis d’abdiquer. Ce flot de rumeurs était renforcé par les fréquents voyages de Louis à l’étranger pour prendre les eaux, afin d’améliorer son état de santé. En juillet 1807, alors que Louis était absent du pays pour se soigner, pour la troisième fois depuis qu’il était devenu roi – cette fois-là il s’était plus particulièrement rendu dans les Pyrénées –, la rumeur de son abdication devint si insistante qu’il donna l’ordre au ministre de l’Intérieur d’informer les « landdrosten » – équivalents des préfets dans l’administration de Louis – qu’ils devaient amener l’opinion publique à être plus positive en soulignant l’attachement total (« verknochtheid ») de Louis à son royaume et annoncer plus explicitement que son séjour à l’étranger n’était justifié que par un traitement médical6.

9 En période de difficultés militaires et politiques, les rumeurs se multipliaient très rapidement. C’est ce qui se passa durant le règne de Louis au printemps 1807 pendant les campagnes françaises en Prusse orientale, au cours de l’été 1808 à la suite des soulèvements en Espagne, et surtout, après l’invasion par les Anglais de l’île de Walcheren dans le département de Zélande qui débuta à la fin de juillet 1809. Au début, cette invasion anglaise n’était pas très menaçante pour le royaume de Louis parce que l’action navale visait Anvers ; la campagne militaire s’arrêta très vite du fait d’une mauvaise préparation et de la malaria endémique qui fit périr un bon nombre de marins anglais avant, pour parler au sens figuré, qu’un seul coup de feu ne soit tiré. Cependant, les débarquements anglais en Zélande causèrent tout de même une vive sensation dans tout le pays, et en particulier dans les régions du nord et de l’est du royaume où des bruits coururent à propos de l’occupation d’Amsterdam par les Anglais7.

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10 En conséquence de l’invasion anglaise, Napoléon donna l’ordre à Louis de rentrer à Paris à l’automne 1809, ce qui lança un nouveau flot incessant de bruits sur son abdication immédiate et l’arrivée d’une importante force armée française en Hollande. Des rumeurs similaires à propos d’une armée d’occupation française circulaient déjà à Amsterdam au début novembre 18098.

11 Ce flot de rumeurs se poursuivit de la même manière après l’annexion de la Hollande à l’Empire français. Comme de coutume, des bruits concernant la mort de Napoléon surgissaient fréquemment. Par deux fois, en juin 1812 à La Haye et en juin 1813 à Amsterdam, cette nouvelle se propagea, et c’est à remarquer, avec celle que Louis Napoléon était mort lui aussi9.

12 Après une période relativement calme à l’été 1812, la rumeur publique connut un regain de vigueur sans précédent à la suite des nouvelles de la déroute de la Grande Armée en Russie. En Hollande on apprit la catastrophe russe par le 29e Bulletin de la Grande Armée, dans lequel la retraite militaire française était rapportée avec des détails sur les horreurs de la traversée de la Berezina10. Ce 29e Bulletin fut officiellement publié en Hollande le 25 décembre 1812, et presque immédiatement une tempête de rumeurs se déchaîna. Les thèmes majeurs après décembre 1812 en furent bien entendu la mort de l’Empereur, l’avance des Russes et l’arrivée des Anglais. Des bruits à propos d’un débarquement imminent de troupes anglaises aux Pays-Bas circulèrent à Amersfoort en mars 1813, ce qui, dans ce cas, rendit les autorités extrêmement vigilantes parce que ces nouvelles étaient répandues principalement dans les cercles de l’élite11. Outre les rumeurs concernant la politique et l’armée, on racontait toutes sortes d’histoires lugubres et terrifiantes. De tels récits influençaient l’opinion de l’homme de la rue, comme ce bruit impressionnant qui se propagea au début de 1813 en Hollande selon lequel des blocs de sang gelé avaient dérivé vers la côte du département de l’Ems-Oriental, auparavant département de la Frise-Orientale12.

13 Le torrent de rumeurs ne se tarit jamais complètement après que les nouvelles de Moscou furent connues, bien qu’une courte accalmie ait pu être notée pendant l’été 1813. L’agitation reprit à partir de la fin août jusqu’à ce que parvienne la nouvelle de Leipzig qui, officiellement annoncée en Hollande le 3 novembre 1813, porta un coup décisif au régime. Une marée de rumeurs incessantes envahit tout le pays, et, bien qu’il n’ait pas constitué la cause principale de l’agitation, le bruit que les Pays-Bas passeraient immédiatement des mains des Français à celles des Anglais, et qu’un nouveau gouvernement serait mis en place, provoqua un rassemblement le 9 novembre 1813 à La Haye, devant la mairie ; ceci put être considéré comme un catalyseur important dans la destruction définitive du régime français. Les autorités locales parvinrent encore à apaiser ce mouvement à La Haye. Pourtant, les protestations mirent en branle une nouvelle série de soulèvements qui culminèrent au moment de la révolte à Amsterdam les 15 et 16 novembre 1813. Cette insurrection terrifia le gouverneur général Lebrun qui s’enfuit en France au petit matin du 16 novembre avec, à sa suite, tous les autres membres haut placés du Gouvernement général, l’administration centrale des départements néerlandais. La fuite de Lebrun causa immédiatement la chute totale du régime français dans la partie ouest de la Hollande ; pendant ce temps, les cosaques avançaient rapidement au nord et à l’est.

14 Le rôle joué par les rumeurs dans la contestation est un peu ambigu. La plupart du temps on n’a pas pu déterminer avec certitude si la propagation des bruits était spontanée ou consciemment destinée à créer des troubles. Le régime ne faisait pas de

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différence fondamentale entre ce qui était impulsif et ce qui était intentionnel. Ces deux aspects étaient traités comme des menaces à l’ordre public et à la sécurité de l’État. En avril 1807, le ministre de la Justice et de la Police ordonna aux organismes administratifs des départements – les « landdrosten » n’étaient pas encore installés – de procéder à un contrôle strict de l’opinion publique pour contrecarrer la divulgation de « fausses » nouvelles. Celles-ci, comme le disait très explicitement le ministre, pouvaient inquiéter « les paisibles habitants honnêtes et stimuler les esprits malveillants », et ainsi être nuisibles à « la tranquillité publique » et à « la sécurité de l’État ». Pour ce qui était de sa compétence sur ces questions, il faisait référence à ses « Instructions », qui lui donnaient la responsabilité de surveiller étroitement la presse et d’interdire la publication d’écrits séditieux13.

15 Dans la pratique, le régime était plutôt impuissant, s’agissant de faire taire les bruits. Des responsables de la police et de la justice entreprirent des enquêtes dans des lieux publics afin de déterminer d’où venaient les rumeurs, pour la plupart secrètes. Aussi ces investigations furent-elles presque toujours menées en vain. Tout à fait par hasard, on put retrouver la trace d’un suspect, comme cet aubergiste appelé Volbragt qui aurait été à l’origine de « nouvelles alarmantes », et « de sarcasmes » en juillet 180914. Le bruit de l’occupation d’Amsterdam par des soldats anglais en août de cette même année, fut, d’après certains documents, répandu par des bateliers15.

16 Devilliers Duterrage, le directeur général de la police à Amsterdam, était convaincu que le flot des « bruits les plus ridicules relativement à la personne de Sa Majesté », qui avaient commencé à circuler à la fin de décembre 1812, pouvaient être imputables aux agents du « Gouvernement anglais »16. À son avis, les négociants, et plus particulièrement les courtiers, pouvaient constituer une autre source de nouvelles « politiques » fantaisistes et peu dignes de foi. Au cours du printemps 1812 et de l’été 1813, on lui rapporta que des rumeurs à propos de l’avenir politique de la Hollande étaient colportées par des groupes « d’agioteurs »17. Du fait de l’impossibilité d’identifier les origines des bruits, la politique de répression et de châtiment du gouvernement dans le cas de cette forme de provocation ne fut pas de grande portée. Dans les exemples précités, l’auberge de Volbragt fut soumise à une surveillance renforcée de la police, alors que Volbragt lui-même, qui nia toutes les accusations, se vit menacer du retrait de sa licence d’aubergiste. Devilliers limita ses contre-mesures, en août 1813, à la fermeture obligatoire de certains cafés où les négociants avaient l’habitude de se réunir après l’heure de fermeture de la bourse. Un cas assez intéressant concernant ce point fut celui du « hoofd officier », le gouverneur suprême de Dordrecht, qui suggéra que l’on punît de la peine capitale les propagateurs de rumeurs à propos de l’invasion anglaise en juillet 1809, ce qui, comme il l’ajoutait tout de suite dans son rapport, était impossible du fait que Louis s’opposait à un traitement aussi sévère18.

Déclarations séditieuses et protestations publiques

17 Les déclarations séditieuses et protestations publiques qui comportaient des insultes vis-à-vis du gouvernement ou qui appelaient ouvertement à la résistance furent, contrairement aux rumeurs ambiguës, une forme évidente de contestation. Comme pour les bruits, il est impossible de quantifier exactement les déclarations séditieuses, d’abord parce que les énoncés critiques à l’égard de la politique dans la conversation de tous les jours échappaient naturellement au contrôle du gouvernement. Les

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expressions critiques et les protestations séditieuses en public se différenciaient des rumeurs par leurs intentions. Pourtant, elles pouvaient empiéter les unes sur les autres. L’aubergiste Volbragt, déjà cité, fut, en 1809, soupçonné par la police d’avoir, semble-t- il, été à l’origine à la fois de rumeurs et de propos injurieux à l’égard du régime.

18 En mettant à part les insultes et les menaces proférées au cours des émeutes et des révoltes, les expressions séditieuses se répandaient d’une manière plus ou moins semblable à ce qui se passait pour les bruits. Ceci signifie qu’en période de tensions politiques internationales les rapports sur des propos séditieux se multipliaient.

19 À l’époque du royaume de Hollande, l’invasion de Walcheren par les Anglais donna lieu à une multiplication d’expressions séditieuses et de protestations publiques. Plus de la moitié des rapports aux archives du ministère de la Justice et de la Police concernant ce genre de provocation dans les années 1806-1810 sont datés des mois de juillet à septembre 1809. La multitude de ces rapports reflète certainement une intensification réelle de l’agitation causée par les espérances nées de la présence de troupes anglaises. Pourtant, le renforcement du contrôle par les autorités sur l’opinion publique elle- même peut bien avoir eu un effet sur ce maximum, avec comme conséquence un système qui satisfaisait lui-même ses propres attentes. D’ailleurs on peut et on devrait apporter quelques nuances concernant l’importance réelle de l’aggravation de la contestation d’alors.

20 La plupart des rapports manquent de détails à propos du contenu des expressions séditieuses. En novembre 1807, Fouché s’inquiétait au sujet de l’agitation à La Haye, causée par l’annonce faite par Louis qu’il déménageait de cette ville pour aller à Utrecht. Dans son rapport, Fouché informa Napoléon des « hauts cris » des habitants de La Haye, sans spécifier davantage les mots réellement proférés19. Le « landdrost » de Brabant fut plus explicite dans son rapport au sujet de perturbations dans le village de Lage Zwaluwe le 2 août 1809. Dans son compte rendu au ministre de la Justice et de la Police en novembre 1809, il fit état du fait que les actes séditieux, dont le ministre avait été informé, semblaient avoir consisté en un rassemblement de quelques personnes qui avaient crié « Vive Orange ! » (« Orange Boven ! »), et avaient bu « à la damnation du roi »20. Des slogans orangistes retentirent plus souvent au cours de l’été 1809, particulièrement en Zélande et dans les îles de Hollande méridionale ou département des Bouches-de-la-Meuse (« Maasland »), du nom de cette province à l’époque du roi Louis, ces régions étant géographiquement assez proches du théâtre de la guerre. Les protestations verbales à l’époque de l’invasion par les Anglais étaient dirigées non pas seulement contre Louis, mais aussi contre Napoléon. Le 10 août 1809, le gouverneur suprême d’Amsterdam reçut l’ordre du ministre de la Justice et de la Police de surveiller d’un œil attentif un suspect en ville, lequel avait répandu des « nouvelles alarmantes » sur le débarquement des Anglais, et avait aussi parlé en termes tout à fait inappropriés de « S.M. l’Empereur Napoléon »21.

21 Pendant la période de l’annexion, une autre source d’agitation s’ajouta aux événements internationaux ; pour être précis : la conscription. Le service militaire rencontra immédiatement une opposition massive, qui se traduisit par plusieurs émeutes et une révolte ouverte à grande échelle à Amsterdam causée par le départ des premiers conscrits le 11 avril 1811. Au cours de cette révolte, des milliers de personnes manifestèrent, criant des slogans tels que « Mort aux Français ! », et « Aucun Amstellodamois ne quittera la ville ! »22. La « guerre civile » d’avril 1813 eut également pour origine le mécontentement dû à la conscription, particulièrement à propos de la

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levée de la Garde Nationale, qui obligerait, selon la rumeur, les hommes de vingt-six ans et plus à entrer dans l’armée. Outre les désordres, la conscription déclencha beaucoup de provocations, et, même sans tenir compte de l’insoumission massive, la conséquence fut que, dans la pratique, les opérations de conscription et de réquisition en Hollande s’accompagnèrent presque toujours de manifestations et d’agitation. Celle- ci pouvait prendre la forme de « cris séditieux » ou de « propos violents », et aussi de chants protestataires, comme à Rotterdam le 21 février 1813 au cours du « tirage », et à Amersfoort le 5 mars 1813 lors du départ des conscrits23.

22 Dans le cas d’Amersfoort les conscrits en partance faisaient alterner un chant traditionnel orangiste : « Qui si le prince est petit, qu’il[s] se promettent de l’agrandir », et des cris qu’ils « n’avaient du sang que pour le prince d’Orange »24.

23 Les chants étaient plus souvent utilisés pour défier le régime et pas seulement à l’occasion d’actions liées à la conscription. À Dordrecht, un groupe de musiciens des rues joua « God save the King » le 15 août 1811, date à laquelle, pour la première fois, le « Jour de Napoléon » était officiellement fêté en Hollande25.

24 En plus des rumeurs, la quantité de rapports sur des propos séditieux explosa après le 25 décembre 1812, jour où la catastrophe en Russie fut officiellement rendue publique aux Pays-Bas. La nouvelle de « l’horrible désastre » qui avait détruit la Grande Armée fit l’effet d’un coup de tonnerre sur les gens qui, depuis août 1812, avaient été abreuvés de bulletins des armées triomphants, dans lesquels avait prédominé un langage guerrier romantique et plein d’emphase. L’image de Napoléon, qui avait déjà été sérieusement abîmée après sa visite en Hollande à l’automne 1811, du fait de l’indifférence et de l’arrogance dont il avait alors fait montre au cours de réunions publiques, se désagrégea complètement. Sur la sinistre toile de fond des forces armées françaises écrasées, la vulnérabilité de Napoléon devenait tout à coup douloureusement évidente, et le public prit conscience que son empire n’était, après tout, pas éternel. C’est dans cette nouvelle perspective que les Hollandais, comme de nombreux autres peuples dans l’Europe napoléonienne, abordèrent l’année 1813. L’intérêt porté aux nouvelles évolutions militaires et politiques s’intensifia beaucoup et se mélangea à des sentiments de colère et de désespoir au sujet de la catastrophe russe, dans laquelle tant de conscrits néerlandais avaient perdu la vie26. Il touchait à la fois aux événements politiques internationaux et aussi aux problèmes d’actualité du pays. Lebrun résuma clairement la situation dans son rapport à Napoléon en janvier 1813 où il écrivit : « […] il ne laisse pas d’y avoir de l’inquiétude dans les esprits et beaucoup de politique dans les têtes »27.

25 La politique du régime pour éradiquer l’expression de la sédition ne fut pas constante. À l’époque de Louis, on ne découvrit l’identité que de quelques suspects. Ils furent mis sous surveillance étroite par la police, et parfois arrêtés. C’est ce qui advint à un fermier de Woerden, qui avait insulté le gouvernement parce que les militaires avaient réquisitionné ses chevaux pendant l’invasion des Anglais en août 1809. À titre d’avertissement, il fut emprisonné au « Château de Woerden » qui, traditionnellement, était réservé aux prisonniers politiques en Hollande28. Nicolaas Vroom, déclaré coupable de « propos séditieux et injustice » à l’égard du roi le 31 juillet 1809 à Amsterdam, fut fouetté au cours de son séjour en prison. Afin d’être libéré, il dut signer une déclaration dans laquelle il indiquait qu’il n’aurait jamais plus de conversation « contre le bon ordre et la paix publique »29. Nicolaas Selder, autre Amstellodamois, fut

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déclaré « fou » du fait de ses violentes attaques contre le régime en mars 1808, et en conséquence enfermé dans l’hôpital de la ville, qui tenait aussi lieu d’asile d’aliénés30.

26 À l’époque de l’annexion après juillet 1810, la répression devint plus dure, d’autant plus que la police avait été méthodiquement organisée et pourvue d’un service de police secrète à Amsterdam, ainsi que d’un nombre inconnu d’espions dans tout le pays. Des agents secrets opéraient dans les théâtres, les auberges, les églises, et toutes sortes d’autres lieux publics, et rendaient la police quasiment omniprésente dans la vie de tous les jours. Pour Helena Dekker, mère de huit enfants, les activités de la police secrète constituèrent un choc lorsqu’elle fut arrêtée en avril 1812 parce qu’un espion l’avait entendu proférer des insultes à l’encontre de Napoléon, au cours d’une conversation sur un bateau qui desservait Amsterdam et Leyde. Après que ses voisins eurent clarifié la situation par leurs déclarations au sujet de ses bonnes dispositions, Helena s’en tira à bon compte. Sa punition se limita à quelques jours de prison et à un avertissement officiel31. Le sort de Francis Staargaard fut cependant plus tragique. Il fut arrêté à la suite de la révolte du 11 avril 1811 à Amsterdam et condamné à mort par une commission militaire mise en place à cette occasion en tant qu’instrument de répression. Il avait été dénoncé par un espion de la police qui l’avait entendu plaisanter avec son voisin le jour du soulèvement, disant : « Si seulement je pouvais traiter Napoléon comme cela », alors qu’il nettoyait du poisson32.

Protestation et religion

27 Dans le cadre de la contestation en Hollande pendant la période napoléonienne, les pasteurs protestants occupèrent une place particulière. On le constata d’abord dans la contestation orale. Au cours du règne de Louis Napoléon, l’ancien membre du parti patriote néerlandais rapporta à Louis en février 1808 : « On indispose […] les habitants contre le gouvernement plus que V.M. s’imagine, et l’histoire de ce pays fourmille de preuves que la fermentation des esprits a toujours été fomentée et dirigée par les sermons séditieux […] »33. Bien que Valckenaer se méfiât des « prédicateurs de toutes les croyances » dans ce domaine, son souci principal concernait cependant les « prédicateurs calvinistes ». Afin d’éviter qu’ils se conduisent mal, il suggéra que l’on améliorât leurs conditions matérielles en augmentant leurs indemnités d’une part, et qu’on les soumît à une « surveillance sévère » d’autre part.

28 Louis était bien décidé à mettre les conseils de Valckenaer en pratique, mais, ainsi que Van Maanen, son ministre de la Justice et de la Police, l’indiqua dans son rapport au sujet du texte ambigu d’un sermon fait par un jeune pasteur dans le village de Velsen, également en 1808 : « il est impossible d’avoir partout et même dans les villages des personnes qui surveillent en secret les discours ou sermons du clergé »34.

29 Dans le cas précité, le pasteur de Velsen, village près de Haarlem, semblait avoir été inspiré par les nouvelles de la rébellion en Espagne. Le sermon était fondé sur une exégèse du livre des Psaumes, particulièrement le psaume 4, verset 7, qui traite de la persécution, et que Beckhout, le pasteur protestant, avait mis au goût du jour, et utilisé comme métaphore pour « l’État du midi de l’Europe […], ce qui pourrait bien réveiller les puissances qui dorment »35. Après une courte enquête, Van Maanen conclut que ce discours avait été « strictement religieux »36. Pourtant, Berkhout reçut un avertissement officiel sévère pour l’inciter à être plus prudent à l’avenir.

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30 L’invasion des Anglais à Walcheren encouragea aussi le clergé protestant à contester plus ouvertement le régime. Ceci se produisit en particulier dans le département de Zélande, plus précisément dans le village de Colijnsplaat. Là, le pasteur Klaassen fit, tous les dimanches, aussi longtemps que dura l’opération navale, d’ardentes prières pour aider « à donner la victoire aux armées britanniques »37. En avril 1810, la rumeur d’une annexion immédiate de la Hollande incita un pasteur protestant de La Haye à prêcher sur l’exil d’Israël en Égypte, le « jour de prière » officiel, en néerlandais « bededag », qui avait été décrété par Louis Napoléon. Le roi considéra ce texte comme étant trop politique et il fut vivement recommandé à l’ecclésiastique d’éviter impérativement « des sermons et expressions discutables » dans les mêmes circonstances à l’avenir38.

31 Les confrontations entre le régime et le clergé protestant devinrent plus fréquentes et plus vives à l’époque de l’annexion. Les protestations de l’Église furent rapidement canalisées en un vif mécontentement à l’égard de la conscription. Outre des objections d’ordre moral et théologique contre la guerre, il y eut également des causes pratiques à l’épanouissement de cette contestation. Ce fut le cas surtout dans la première période, avant l’introduction du bureau d’état civil en Hollande, lorsque les registres des naissances, mariages et décès étaient encore tenus par les églises, et que les pasteurs devaient apporter leur assistance dans les questions de conscription en fournissant aux conscrits leurs bulletins de naissance. Ils devaient en outre faire en sorte que les bâtiments de « leurs » églises soient utilisés par les autorités pour l’exécution des activités honnies, liées à la conscription, comme l’enregistrement, l’examen médical et le « tirage ». L’irritation à l’égard de la conscription fut davantage encore exacerbée car le régime persistait à informer le clergé protestant que son premier et plus important devoir était de garantir « l’obéissance du peuple à l’Empereur et le respect la loi », et, en outre, « de prêcher la soumission aux conscrits », comme le fit De Celles, préfet du département du Zuiderzee, en septembre 181139. Pour s’assurer de leur soutien, De Celles ordonna aux pasteurs protestants d’Utrecht d’envoyer d’avance le texte de leurs sermons au maire.

32 Tout ceci étant pris en compte, il est à peine étonnant que les critiques du clergé protestant vis-à-vis du régime et de l’Empereur se soient amplifiées à une époque où les recrutements pour l’armée étaient fréquents, comme au cours des quatre premiers mois de 1812, au moment où se préparait la campagne de Russie. On nota de l’agitation dans la partie orientale du pays au cours de ces mois, particulièrement dans les villages de Heino, Ommen et Gramsbergen, où les ecclésiastiques prêchèrent avec fougue contre la conscription et refusèrent d’établir des certificats de baptême40. Cependant, les rapports les plus alarmants pour le gouvernement concernaient la conduite rebelle du pasteur Haak qui avait présenté une suite de sermons pleins d’allusions, destinés à un grand nombre de fidèles à Amsterdam en février 1812. Dans ces homélies, une fois encore fondées sur l’exégèse de textes bibliques, Haak avait prédit la chute du « conquérant des nations », et, bien qu’il n’ait pas mentionné le nom de l’Empereur de façon explicite, il avait été facile à son auditoire attentif de comprendre que cela concernait davantage la chute de Napoléon. À la grande surprise de Devilliers Duterrage, sans qu’il en ait été informé. On fit part au gouvernement à Paris du sermon de Haak. À Paris, le fanatisme de Haak devint presque instantanément un sujet d’inquiétude pour Réal, le chef du 1er arrondissement de la Police, puis ensuite, pour le « ministre des Cultes » Bigot de Préameneu41. Ce dernier attira tout de suite l’attention

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du gouverneur général Lebrun sur « les ministres protestants » en Hollande qui sont « comme animé[s] d’un mauvais esprit et se permettent des discours propres à alarmer le Gouvernement »42. Lebrun, pour sa part, donna l’ordre à D’Alphonse, « l’Intendant de l’Intérieur », de charger les préfets de mettre en œuvre une « surveillance éclairée » à l’égard des pasteurs protestants dans leurs départements43. Devilliers tenta de rassurer ses supérieurs à Paris, mais son rapport sur Haak ne parvint pas à convaincre vraiment le ministre de la Police générale Savary. Ceci d’autant plus que, entre-temps, d’autres rapports à propos de rassemblements de « cordonniers, savetiers et autres gens du peuple » à Rotterdam avaient été envoyés à Napoléon, rassemblements au cours desquels les participants s’occupaient d’exégèses passionnées et autres « matières de religion »44. En juillet 1812, Savary consulta d’ailleurs son collègue ministre de l’Intérieur Montalivet, l’invitant à entreprendre en commun une enquête minutieuse aux Pays-Bas sur « l’existence de quelques sociétés d’enthousiastes religieux », qui paraissaient s’établir en de nombreux endroits dans le pays, dans lesquelles des « commentateurs y poussent l’exaltation et la subtilité jusqu’à trouver dans les psaumes de David des calculs de probabilité sur la durée de S.M. l’Empereur »45.

33 Les liens entre ces « sociétés d’enthousiastes religieux » et le pasteur Haak étaient loin d’être imaginaires, car, pendant la période du royaume de Hollande, Haak avait déjà attiré l’attention du ministre de la Justice et de la Police de Louis à cause des prédictions sur l’avenir de Napoléon qu’il avait faites dans plusieurs cafés d’Amsterdam en septembre 1808, fondées sur le livre des Révélations de la Bible46. À cet égard, Haak semblait être l’interprète des mouvements eschatologiques qui prenaient de l’ampleur en Hollande, comme dans d’autres parties d’Europe après 1800, pour lesquels Napoléon était lié, en utilisant l’exégèse et la numérologie, à la Fin des Temps, d’abord en tant qu’instrument divin mais, à partir de 1808 et par la suite, plus particulièrement en tant que Bête de l’Apocalypse.

34 Les résultats concrets des recherches sur les « sociétés d’enthousiastes religieux » en Hollande, furent cependant bien limités. Le préfet De Celles confirma l’information initiale au sujet de l’agitation à Rotterdam, qui, d’après lui, avait bel et bien été « un foyer de cet enthousiasme ». Il put également ajouter à cette observation que, à partir de ce centre, « quelques émanations dans plusieurs villes de la Hollande et même dans de simples bourgades » s’étaient manifestées47. Son collègue Hofstede, préfet du département des Bouches-de-l’Yssel, fut en mesure de rapporter que dans plusieurs villages de son secteur des rassemblements religieux avaient été organisés, dont certains avaient attiré plus de deux cents fidèles, et dans lesquels des textes bibliques avaient été analysés avec minutie dans un cadre fort connoté politiquement, parce que ces interprétations de textes, par leur message sous-jacent, constituaient des « consolations pour les mères sur le départ de leurs fils conscrits »48. Pour rassurer ses supérieurs, Hofstede se hâta d’ajouter que de telles réunions étaient déjà interdites par les maires.

35 D’après les maigres résultats des enquêtes, la conclusion semble justifiée que les indications de Montalivet et Savary – qui signalaient l’existence en Hollande d’un réseau largement ramifié de « sociétés d’enthousiastes religieux » politiquement dangereuses – ne reflétaient pas la réalité à l’été 1812. Il apparaît très possible que Montalivet et Savary aient été trompés dans cette affaire parce qu’ils avaient reçu des informations tronquées au sujet du fanatisme eschatologique qui se propageait aux Pays-Bas, associées à des rapports sur des rassemblements, relativement innocents d’un

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point de vue politique, de gens d’Église, dont le but était d’étudier une nouvelle liturgie et d’en discuter l’introduction, plus spécialement celle de nouveaux cantiques. La non- existence d’un réseau religieux et politique concret n’implique pas, cependant, l’absence d’une contestation politique et religieuse, largement partagée. Les rapports des préfets et d’autres renseignements montrent que les chaires, en Hollande, faisaient souvent office de tribunes pour diffuser des sermons dans lesquels des thèmes eschatologiques étaient mêlés à des sentiments anti-Français, particulièrement anti- napoléoniens. Ces sermons pleins d’allusions ont certainement produit une forte impression sur les fidèles et renforcé leur mécontentement latent, jusqu’à ce qu’il éclate en contestation ouverte.

36 Les relations entre l’Église et l’Empereur se détériorèrent considérablement au cours de la dernière année de l’annexion. La contestation verbale de la part du clergé protestant rejoignit les grandes vagues d’agitation qui submergèrent le pays après le 25 décembre 1812, et que l’on a décrit plus haut comme faisant partie des rumeurs et expressions séditieuses. Outre la contestation orale, d’autres formes de protestation s’amplifièrent, par lesquelles les hommes d’église surtout pouvaient s’exprimer. Ceci concerne précisément le refus de procéder à leurs devoirs liturgiques au cours des Te Deum, ces services religieux particuliers que le régime ordonnait de célébrer pour fêter les victoires françaises. En septembre 1813, Devilliers rapporta à Réal, par exemple, que les représentants de l’Église s’étaient massivement soustraits à la célébration des Te Deum49. En outre, il semble que des pasteurs protestants aient été les auteurs de nombreuses notes écrites contre le régime napoléonien, diffusées ou affichées en secret en de nombreux endroits. Ces notes écrites furent une forme de provocation souvent utilisée et contribuèrent à la formation de l’image en Hollande à la période napoléonienne.

La contestation écrite et imprimée

Pamphlets et affiches

37 Une forme de contestation écrite, très simple, mais efficace, consistait bien sûr à écrire à la craie une courte phrase ou un slogan sur les murs des portes de la ville, comme à Lochem le 10 mars 1813, ou sur le bâtiment du poids municipal à Leeuwarden le 10 mars de la même année. Pour ce qui est de Lochem, on ne connaît pas avec exactitude la teneur du texte écrit. Seuls d’autres détails, comme une forte récompense pour des renseignements sur les coupables, montrent que le slogan était subversif50. Dans le cas de Leeuwarden, le texte faisait référence à la fin du régime de Napoléon, indiquant que « le château impérial est à vendre en vue de démolition »51.

38 Toutefois des messages écrits, sur papier, furent bien plus souvent signalés. Ces documents écrits, que le régime de Louis appelait « libelles » ou « pasquinades », pouvaient être distribués, en secret, sous forme de tracts dans les rues, ou laissés dans des voitures ou sur les routes, dans l’espoir qu’un sympathisant les découvre, les lise, et en transmette à nouveau le contenu. Le 10 septembre 1808, sur un trottoir de La Haye, on découvrit un prospectus dont le texte séditieux critiquait très vivement le ministre des Finances Gogel et celui de la Justice et de la Police Van Maanen et annonçait qu’une révolution allait éclater très bientôt, du fait des lourds impôts et de la situation économique déplorable des ouvriers et artisans ; ce document était clairement signalé

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comme tract politique grâce à un ruban et à un texte écrit sur l’extérieur du papier plié, lequel invitait ceux qui le trouvaient à répandre l’information52.

39 Pourtant, la méthode la plus employée, c’est-à-dire la plus documentée dans les archives, fut l’affichage de notes écrites à des endroits stratégiques, dans des lieux et bâtiments fréquentés, comme la mairie, l’église, la porte de la ville ou sur des arbres ou murs au voisinage des marchés. Ces documents furent plus particulièrement désignés par le régime sous les termes « d’affiches » ou de « placards ». Les placards étaient, d’un point de vue technique, une manière primitive de disséminer l’information. Cependant l’impact de ces messages pouvait être énorme. Les placards pouvaient attirer beaucoup de monde très rapidement, et on sait que le texte affiché était lu à haute voix par ceux qui le pouvaient pour les illettrés. Une note incendiaire écrite contre Louis, placardée sur la Mauritshuis dans le centre de La Haye le 2 septembre 1808, éveilla l’attention de certains des serviteurs du gouverneur suprême car quarante personnes, au moins, se massèrent devant ce message, discutant à voix haute de son contenu53. Le texte écrit d’une satire sur Napoléon, qui fit surface au printemps 1813, se répandit à travers tout le pays en moins de huit jours54.

40 La manière dont se diffusait la contestation écrite ressemblait beaucoup à celle de la contestation orale, pourtant, comme on l’a montré dans les exemples précités, on a pu remarquer une concentration sur septembre 1808. Cette augmentation fut causée par la décision de Louis de faire de sa date d’anniversaire, le 2 septembre, une fête nationale, ce qui donnait à cette date une importance politique particulière. L’intensification de l’agitation peut pourtant être aussi liée à l’afflux croissant de bulletins d’information sur les troubles en Espagne. Dans le cas de l’affiche provocatrice de La Haye, son auteur inconnu faisait explicitement référence aux événements d’Espagne55.

41 Durant la période de l’annexion, il y eut un lien fort entre la diffusion de protestations écrites et les cycles de conscription, et, bien entendu, cette forme de contestation monta en flèche après le 25 décembre 1812. En fait, le pays fut submergé par trois vagues successives de contestation écrite et orale après cette date. Une première vague, du début janvier à la mi-février, atteignit son point culminant au moment de la découverte d’un projet de soulèvement à Amsterdam, que le régime traita comme une véritable conspiration qui fut suivie de l’exécution de deux suspects, après leur condamnation par une commission militaire spéciale le 23 février 1813. La deuxième, à partir du 15 mars, déclenchée par des nouvelles de révoltes dans les départements hanséatiques, se poursuivit jusqu’à la mi-avril 1813, quand la « guerre civile » causée par la levée de la Garde Nationale fut violemment réprimée grâce à l’aide de colonnes mobiles, et une fois encore, de commissions militaires. Enfin, une troisième vague commença à se former à partir de la fin août, et il devint impossible aux autorités de la maîtriser après que les nouvelles de « Leipzig » eurent été officiellement connues le 3 novembre 1813.

42 Une fois encore, on ne peut pas donner le nombre exact du total des tracts et affiches. Pourtant, un rapport de Devilliers à Savary du 3 février 1813 est parlant : il se réfère à la situation critique à Amsterdam en écrivant : « Nous continuons à être inondés de pamphlets et d’affiches »56. Des rapports identiques, et, au cours des vagues d’agitation, plus ou moins de façon journalière, furent envoyés par Lebrun à Napoléon. Malheureusement, dans ses rapports, Lebrun limita presque toujours ses informations à des remarques générales sur la découverte de nouveaux placards et à des observations secondaires sur leur contenu, qui était, par exemple, « injurieux », « mauvais »,

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« incendiaire », « ridicule », ou, comme en février 1813, « plein[es] de violence » et présenté non pas en prose, mais « en vers »57.

43 Néanmoins un corpus limité de textes complets put être collecté dans les archives ; il montre que, à l’époque du royaume de Hollande, le roi était le principal objet des pamphlets et des placards. Le jour de la fête nationale, le 2 septembre 1808, on découvrit une autre affiche subversive à La Haye, sur laquelle Louis était violemment attaqué. Le texte s’intitulait : « Questions au maire de La Haye, avec demande qu’il y réponde dans les journaux publics ». Conformément à ce titre, plusieurs pseudo questions étaient posées, qui recevaient, de l’auteur lui-même, des réponses immédiates. Celles-ci se composaient d’un flot d’injures dans lequel le roi était alternativement traité de « fripouille », « despote français », « scélérat », « assassin » et « tyran ». Les impôts étaient vivement critiqués dans cette affiche, tout comme l’intention de Louis de déménager pour aller dans une autre ville. De plus, il se ridiculisait par ses « attentions paternelles », lesquelles étaient largement encensées dans les journaux, et des imputations féroces s’en prenaient à son mariage désastreux et au départ pour Paris d’Hortense, qualifiée de « putain française ». L’auteur achevait son texte de manière radicale par un appel sans ambages à résister et à débarrasser le pays, par tous les moyens, du « tyran détestable »58.

44 Outre une grande agitation exprimée en paroles, l’invasion de Walcheren par les Anglais en 1809 fut à l’origine de bien des protestations écrites. La plupart de ces dernières apparurent dans les villes de la partie occidentale de la Hollande. Ces notes avaient quelques traits communs, telles des connotations religieuses, des références aux illustres ancêtres rebelles du XVIe siècle, et une requête en vue du retour des Anglais et de la restauration de la Maison d’Orange. Dans cet ordre d’idées, un placard remarquable fut un texte intitulé Au peuple des Pays-Bas, affiché le 14 août 1809 à La Haye et à Amsterdam. Le titre faisait référence à un pamphlet du XVIIIe siècle de Joan Derk van der Capellen, contre la politique de l’aristocratie, qui, de fait, était devenu le manifeste du parti des Patriotes dans les années 1780. Les « chevaliers aristocratiques » étaient de la même manière attaqués sur le placard de 1809. Néanmoins, le roi était aussi vivement critiqué, tout comme l’était le « Tyran du Monde », Napoléon. C’était sur les ordres de l’Empereur que « du sang néerlandais était répandu », comme l’expliquait l’auteur, particulièrement le sang des orphelins innocents dont Louis essayait de faire des soldats et des marins, pour, d’une part, répondre aux exigences militaires de son frère et, d’autre part, éviter l’introduction de la conscription honnie en Hollande. Le projet de Louis d’incorporer des orphelins dans l’armée avait causé une grande contestation aux Pays-Bas, dont des émeutes de grande envergure à Amsterdam et Rotterdam au début de 1809. L’auteur du placard se plaignait également des impôts ; il demandait à ses lecteurs de soutenir la Maison d’Orange, car les gens avaient été induits en erreur par les révolutionnaires bataves qui, en 1795, avaient penché pour la France, les exhortait à rétablir la splendeur passée de la Hollande, et, enfin, les appelait à la résistance armée59.

45 Pendant la période de l’annexion, la plupart des affiches prirent Napoléon pour cible. L’Empereur était présenté comme un « tyran », ou « archi-tyran », et à de nombreuses reprises comme un « démon », voire le « diable » lui-même. Dans un poème affiché à Leyde en mars 1813, qui ne comportait que six vers, Napoléon était successivement insulté : c’était une « créature maudite », une « bête assoiffée du sang des jeunes héros néerlandais », un « monstre » et « Belzébuth »60. Parfois, les auteurs faisaient référence

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à Napoléon d’une manière plus indirecte. À Amsterdam, plusieurs exemplaires d’un poème contestataire furent affichés dans toute la ville en février 1813, qui fut intégralement traduit par Devilliers et rapporté à Savary en ces termes : « L’aigle est plumé. Les plumes se sont envolées. L’Empereur est en fuite. Et nous crions : vive Orange ! »61.

46 Certains écrits protestataires étaient très longs et complexes. Eymard, le commissaire de police de La Haye, était d’ailleurs convaincu que ces poèmes contestataires devaient être écrits par « [d]es hommes capables de bien écrire »62. Comme à l’époque de Louis, de nombreuses affiches après l’annexion étaient teintées d’arrière-pensées religieuses. Un poème trouvé dans une voiture à La Haye le 21 septembre 1813 avait même été composé d’après le texte du Credo protestant, et commençait par : « Je crois en Alexandre 1er, Puissant Empereur de toutes les Russies, Protecteur de l’Europe et de Guillaume VII […] »63.

47 Le gouvernement fut très attentif à faire disparaître les placards. Dans plusieurs villes, comme à Dordrecht en décembre 1812 et janvier 1813, à des moments de tension, des patrouilles spéciales étaient envoyées pour repérer et détruire tous les messages affichés avant qu’ils ne puissent être lus64. Le gouverneur suprême de Alkmaar fut instamment prié de prélever sur les finances de la ville la somme importante de 150 florins pour que la police enquête afin de découvrir l’identité de l’auteur d’un texte contre Louis et Napoléon placardé dans toute la ville en août 180765. Le maire de Lochem annonça qu’une récompense officielle de 50 florins serait remise contre des renseignements sur le contrevenant qui avait écrit à la craie un slogan séditieux sur la porte de la ville66.

48 En dépit des efforts de nombreux policiers et autres autorités, et malgré le nombre considérable de prospectus et placards qui, d’après les nombreux rapports, semblaient s’amonceler dans la Hollande napoléonienne, presque aucun auteur ou distributeur ne fut arrêté. L’arrestation de Willem Huiskamp fut une très rare exception. Il fut appréhendé parce qu’il avait écrit quelques lignes désobligeantes pour le régime sur un bâtiment de la garde à Hardenberg en novembre 1809. Pour ce délit, la cour de justice départementale condamna Willem à être banni de Overijssel pour une période de trois ans67.

49 Le style, l’orthographe et le contenu de nombreux placards montrent toutefois que, comme le conclut aussi Eymard, la majorité de leurs auteurs appartenait à la partie instruite de la population. Le niveau de maîtrise du langage et la complexité de certains poèmes tendent même à indiquer que des écrivains professionnels et des poètes furent impliqués. Cette supposition prend davantage corps si l’on prend en considération le fait que plusieurs écrivains et poètes politiquement engagés se produisirent dans des lieux privés pour lire leur propre production, censurée par la police. Au cours des années de l’annexion, la police française fit effectivement peser des soupçons aussi sur des auteurs professionnels. Le poète Jan Frederik Helmers sembla être un des principaux suspects. Il écrivit Hollandsche Natie, ou La nation néerlandaise en 1812, œuvre dans laquelle il célébrait, d’une plume orgueilleuse, le retour à l’indépendance des Pays-Bas. Il mourut en février 1813, et d’après la rumeur, juste avant que la police n’envisage son arrestation.

50 L’association de talents littéraires et de sous-entendus religieux semble indiquer que les pasteurs protestants se sont grandement investis aussi dans ce genre de contestation. Pour Devilliers, leur implication ne faisait presque aucun doute. Dans son

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rapport à Savary à propos d’un texte complexe contre l’Empereur et la conscription, que la police trouva à Leyde en janvier 1813, et qu’un conscrit avait eu en sa possession, il déclara : « Je soupçonne […] qu’il a été composé par quelque ministre protestant fanatique et enthousiaste tel que la Hollande en renferme en fort grand nombre »68.

Documents imprimés

Opuscules

51 La quantité de documents contestataires imprimés fut très limitée pendant la période du royaume de Hollande tout comme celle de l’annexion. Pourtant, la première protestation de grande envergure contre la monarchie incarnée par Louis fut une brochure imprimée intitulée Appel au peuple batave, à quoi s’ajoutait un sous-titre verbeux : « à exprimer ouvertement ses pensées et ses souhaits en vue de l’élimination d’un étranger qui menace le pays »69. L’opuscule fut distribué en plusieurs endroits dans le pays au début d’avril 1806, lorsque Napoléon donna l’ordre à une délégation batave de se rendre à Paris, lui demandant, en tant que chef de l’État, de lui faire un rapport, Louis n’ayant pas encore été officiellement proclamé roi. La personne qui distribua les brochures procéda comme cela se faisait habituellement pour diffuser les imprimés au Pays-Bas. Des paquets d’opuscules furent envoyés à des librairies par voie fluviale ou par la route ; ils renfermaient parfois des exemplaires supplémentaires à livrer à d’autres collègues libraires en ville. Le distributeur ajoutait des bons de livraison dans lesquels on trouvait des renseignements sur l’origine de la brochure, et une suggestion de prix de vente70. Le contenu de la brochure, contrairement à ce que l’on trouvait sur certaines affiches, n’était pas orangiste, mais démocratique et républicain ; de plus, il se référait au coup d’état batave démocratique du 22 janvier 1798. Le peuple était appelé à s’organiser en « sociétés patriotiques » locales, conformes aux anciennes assemblées primaires démocratiques, et à accepter d’avoir à sa tête des « amis du peuple » pour s’opposer à la venue d’un « usurpateur étranger » et riposter face à la « ruine économique ». La métaphore d’une « inondation » destructrice fut utilisée de façon expressive pour convaincre les gens que l’avenir du pays s’engagerait sur un mauvais chemin s’ils négligeaient de résister. Le régime pouvait facilement retrouver l’auteur et le diffuseur du texte, car son nom et son adresse étaient, en toute innocence, imprimés sur l’opuscule : Maria Aletta Hulshoff, d’Amsterdam. Maria, fille d’un pasteur mennonite, était bien connue des anciens dirigeants démocrates, en particulier Samuel Wiselius et Johan Valckenaer. Ce dernier, avocat renommé, tenta même de protéger Maria après son arrestation pour éviter qu’elle soit poursuivie en essayant de faire déclarer qu’elle ne jouissait pas de toutes ses facultés mentales. Maria refusa avec colère un tel traitement car, comme elle l’affirma au cours de son procès, ceci était en contradiction flagrante avec ses visées politiques et sa tentative de faire passer l’intégralité de son message au grand jour. Louis avait pourtant ordonné, dès le début de son règne, la mise en place d’une politique de la presse plus stricte, et d’ailleurs, c’est dans le silence que le tribunal d’Amsterdam condamna Maria, le 18 juillet 1806, à deux ans d’emprisonnement en maison de correction pour avoir distribué un texte qui aurait pu être « très dommageable à la paix publique et à la sûreté de l’État »71.

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52 La nouvelle de la venue imminente d’un prince français comme nouveau chef d’état en Hollande fut à l’origine de la publication de quelques autres opuscules, mais moins extrémistes, au printemps 1806. Les auteurs de ces brochures échappèrent pourtant aux poursuites judiciaires, malgré la pression diplomatique officielle que la France exerça sur le régime batave afin qu’il soit plus actif dans ce domaine72. Cette suite de publications au printemps 1806 apparut bientôt comme la dernière recrudescence de l’impression de textes polémiques en Hollande. Les imprimeries du pays, qui avaient produit en moyenne cent trente-sept opuscules politiques dans la dernière décennie du XVIIIe siècle, s’arrêtèrent presque complètement, avec un total annuel moyen de quarante-huit opuscules au cours de la période 1806-1810. En outre, le contenu de ces documents n’était pas du tout politique : la plupart d’entre eux traitaient de thèmes religieux ou d’actualité, tels que le « désastre de Leyde », causé par l’explosion, en 1807, dans cette ville, d’un bateau chargé de poudre à canon, et la mort de Joseph Haydn en 1809. Le nombre d’opuscules réellement politiques, qui avaient été le plus important vecteur de la presse d’opinion au XVIIIe siècle, à l’époque de la République néerlandaise73, resta limité à cinq au cours du règne de Louis. Deux d’entre eux étaient tout de même ambigus, mais les trois autres s’en prenaient directement au régime de Louis. Le premier s’intitulait Doléances d’une mère de Flushing, et fut livré de façon anonyme à un éditeur de périodiques à Amsterdam en 1808, de toute évidence pour être publié dans l’un de ses magazines74. Mais l’éditeur [fut] averti par le gouverneur suprême de l’interdiction immédiate de la publication par le ministre de la Justice et de la Police qui en résulterait. Les jours suivants, on trouva quelques rares exemplaires de cet opuscule à Leyde et à d’autres endroits du département de Zélande. D’après le gouverneur suprême de Rotterdam, quelques exemplaires de la brochure avaient également circulé dans sa ville mais ils n’avaient pas été envoyés aux librairies par péniches, comme en Zélande ; ils avaient été apportés à Rotterdam, à titre privé, par des voyageurs venant d’Amsterdam75. Il est donc tout à fait possible que cette brochure ait été bien plus répandue que ne l’indiquent les rapports de police. Son impression et sa publication venaient en réaction au traité de Fontainebleau du 11 novembre 1807 qui étendait le royaume de Louis au département de Frise Orientale en contrepartie de la ville de Flushing, place forte navale en Zélande. L’auteur déplorait vivement la perte de Flushing, parce que, en premier lieu, à la suite de l’annexion par la France, les mères de cette ville seraient bientôt confrontées au danger de perdre leurs fils appelés par « l’horrible conscription tant haïe »76. Ces lamentations étaient suivies d’une tirade contre les « rois, tigres et criminels de guerre », et d’un appel véhément aux mères pour qu’elles s’opposent comme des « Furies » aux bellicistes. Dans cet opuscule, les cibles principales étaient évidemment Napoléon et la France mais Louis était également fortement critiqué. Son régime était qualifié « d’illégal » et constituait une « violation de l’indépendance des Néerlandais ». Désapprouvé non seulement pour des raisons politiques, son régime l’était aussi parce que ses impôts étaient « insupportables ».

53 Le deuxième opuscule diffusé en décembre 1808 était intitulé Triste complainte d’un pauvre orphelin. Il s’élevait également contre la conscription, ou, du moins, l’auteur s’opposait-il aux projets de Louis de prendre les orphelins et garçons pauvres dans les institutions charitables pour en faire des soldats et des marins. Dans cette brochure, Louis était présenté comme : « celui qui s’est nommé notre roi et qui opprime notre pays » ; ceci était immédiatement suivi d’un appel au peuple à résister, si nécessaire par les armes77. En passant, l’auteur attaquait également les impôts et le texte se terminait par une prière pour la chute prochaine de la « tyrannie », dans laquelle référence était

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faite au soulèvement en Espagne. La diffusion de l’opuscule semble avoir été limitée à Amsterdam. À partir de cette ville, des colis furent également envoyés par voie fluviale vers Leeuwarden, mais ils furent interceptés avant de pouvoir être vendus78.

54 Contrairement à la Triste complainte, la troisième et dernière brochure connut à nouveau une grande diffusion. Son titre était Avertissement contre la réquisition, et son contenu concernait une fois encore l’armée Dans ce cas, le texte visait un autre projet de Louis pour répondre aux exigences militaires de son frère sans mettre en place la conscription, plus particulièrement par l’organisation de la milice, qui avait toujours existé à un niveau local, sur une base nationale. Cette brochure commençait par des vers d’un poète néerlandais, Joost van den Vondel (1587-1679), dans lesquels les Néerlandais étaient décrits de façon frappante comme étant un troupeau de moutons qui, pourtant, pouvaient se transformer instantanément en troupe de lions s’ils prenaient conscience de leur condition d’esclaves. L’auteur concluait sur Louis, dont le régime était taxé « d’illégitime », et dont le but premier était de soutenir le « destructeur de l’Europe », Napoléon. Le peuple devait refuser toute collaboration à l’exécution du décret de Louis ; cette exhortation était suivie d’un appel énergique à la résistance79.

55 L’opuscule commença à se répandre dans quelques petits villages aux alentours d’Amsterdam à la fin d’avril 1809 mais rapidement on rapporta que l’on en trouvait partout en Hollande. Au début mai 1809, on en plaça des exemplaires sous les portes des maisons de plusieurs rues, la nuit, à Hertogenbosch. Pour contrer cela, le bourgmestre de cette ville fit paraître une annonce officielle dans laquelle il promettait qu’une récompense d’un montant colossal de « cent ducats d’argent »80 serait remise contre renseignements sur le distributeur. Entre-temps, le ministre de la Justice et de la Police avait entrepris une rafle nationale de grande envergure pour découvrir la source de ce texte révolutionnaire. Cette enquête fut rapidement couronnée de succès par l’arrestation le 4 mai 1809 de l’auteur et distributeur du document. L’auteur s’avéra bien connu de la police car il s’agissait de Maria Aletta Hulshoff. Cette dernière fut, cette fois-ci, condamnée à un long exil ; pourtant il est à remarquer que ce châtiment fut changé, sur ordre spécial du roi, en incarcération à durée indéterminée au Château de Woerden, cette prison politique déjà mentionnée dans cet article. Juste avant son transfert à Woerden, Maria s’évada de façon spectaculaire, après avoir changé de vêtements, après quoi elle parvint à s’enfuir pour New York, avec l’aide de Samuel Wiselius, son ancien ami démocrate.

56 Les brochures pouvaient être diffusées relativement vite dans tout le pays, d’après les rapports de la police, ce qui montre aussi le grand intérêt que le public accordait à ces textes. Le libraire Johannes Hofhout de Rotterdam indiqua à la police, qui lui rendait visite pour des enquêtes, que le stock total de deux cents exemplaires de L’appel au peuple batave, qui lui avait été envoyé le 11 avril 1809, avait été épuisé ce même jour81. Le vif intérêt que le public accordait aux textes polémiques indique que l’effondrement de la production de brochures politiques ne fut pas tant le signe d’un manque d’engagement politique ou d’un malaise littéraire, comme on le suppose dans l’historiographie traditionnelle des Pays-Bas de la période napoléonienne82, que le résultat d’une nouvelle ligne d’action gouvernementale et surtout du renforcement du contrôle de la presse, que Louis introduisit dès le début de son régime. D’après son Instruction officielle de juin 1806, le ministre de la Justice et de la Police était formellement chargé de surveiller la publication de tous les périodiques et journaux et

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d’éliminer tous les imprimés incitatifs qui constituaient une « insulte à la Société », ou qui s’en prenaient « à la sécurité de l’État »83. La censure se fit plus sévère à l’époque de l’annexion. Lebrun mit un soin particulier à contrôler la presse dès le début, et une censure préventive fut introduite en avril 1811, lorsque le décret impérial du 4 février 1810 fut également en vigueur en Hollande. Tous les imprimeurs, rédacteurs et libraires furent en conséquence obligés de se faire enregistrer et d’envoyer tous les textes qu’ils avaient l’intention d’imprimer ou de publier au préfet, à la police et aux responsables de la « Direction Générale de l’Imprimerie et de la Librairie » pour recevoir une approbation préalable84. La censure conjuguée de ces autorités fut rude. D’après un des catalogues les plus complets sur ces documents, le total des opuscules diminua encore plus après juin 1810, pour arriver à vingt pour les six derniers mois de 1810, dix en 1811, deux en 1812, et aucun en 1813, jusqu’à fin novembre, lorsque l’occupation française prit fin. De plus, une seule de ces trente-trois [sic] brochures se rapportait à une question politique ; il s’agissait plus spécifiquement de l’ordre de Napoléon de réduire à un tiers les intérêts payés sur la dette nationale néerlandaise, ce qui fut critiqué en termes plutôt modérés85. Ce document se répandit à Rotterdam et dans d’autres endroits de la partie ouest du pays en septembre 1810. Malgré son contenu relativement innocent, sa diffusion fut interdite. Les libraires firent l’objet d’inspections sur ordre de Lebrun, et il faut le remarquer, également sur ordre du commandant de l’armée française en Hollande, le maréchal Oudinot86.

57 Une source distincte d’imprimés contestataires en Hollande au cours de la période napoléonienne fut constituée par les bulletins d’information des Anglais et les brochures politiques distribuées depuis leurs navires. Ce matériel de propagande pouvait passer de la main des matelots britanniques à celle des pêcheurs néerlandais en mer, être transporté vers la côte par des marins anglais dans des canots, ou, simplement, contenu dans des récipients qui étaient envoyés par-dessus bord, dans l’espoir que le vent, les vagues et le courant les transporteraient jusqu’au rivage87. Ces méthodes de distribution de la propagande anglaise furent plus fréquemment utilisées pendant la période de l’annexion. À l’époque du royaume de Hollande, le contrôle du blocus était moins strict, et faisait que ce moyen de communication relativement ouvert entre l’Angleterre et la Hollande était une alternative valable pour l’importation illégale de bulletins d’informations, de propagande et d’imprimés anglais. Ces documents pouvaient être largués tout le long de la très vaste côte de la Mer du Nord, y compris celle des îles du Wadden au nord. Pourtant les Anglais accordaient une préférence particulière à quelques endroits pour ce faire, comme les plages des villages côtiers près de La Haye et de Rotterdam et, vers le nord, à Petten. Ce lieu avait une importance stratégique pour eux du fait que de nombreux Espagnols s’y trouvaient et travaillaient, en tant que prisonniers de guerre, aux fortifications du Helder, place forte navale d’intérêt primordial pour Napoléon. Pour donner des idées aux détenus espagnols, les goélettes anglaises croisaient près de la côte de Petten, arborant un drapeau espagnol à leur sommet, clairement au-dessus du drapeau français88.

58 Encore une fois, les détails font défaut en ce qui concerne l’ampleur de la diffusion de la propagande anglaise. Cependant il est tout à fait clair que la distribution de la propagande anglaise n’allait pas sans risques sérieux. Kruin van Regesmonter fut malheureusement arrêté et condamné à mort par une commission militaire ad hoc sur l’île de Goeree le 12 août 1812 : il était accusé « d’avoir communiqué avec l’ennemi et cherché à introduire sur le continent des libelles anglais contre la France »89.

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Gravures et caricature

59 Les gravures politiques et caricatures, dernier type de provocation et de protestation imprimées, furent également soumises à une forte pression de la censure. Au cours de la période du royaume de Hollande, la surveillance de la distribution des estampes fut une autre des tâches explicites du ministre de la Justice et de la Police, qui prit cette mission très à cœur. Du moins, c’est ce dont s’aperçut, à Amsterdam, le marchand d’art Numan qui fut arrêté en envoyé à la maison de correction en juillet 1809 parce qu’il avait fait de la réclame pour la vente d’une collection de gravures de feu le stathouder Guillaume V, mort en exil à Brunswick en 180690. Des estampes de Guillaume V sur son lit de mort firent encore surface pendant la période de l’occupation, de même que, et il faut le remarquer, un ensemble de « gravures représentant les divers événements qui ont suivi l’arrestation de Louis XVI, son portrait, celui de sa famille, leur apothéose, etc. »91. Les ventes aux enchères furent très strictement surveillées par la police car elles servaient parfois de manifestations privées pour exprimer le mécontentement vis- à-vis du régime. En juillet 1813, Devilliers rapporta à Réal que « dans plusieurs ventes publiques on a osé mettre en exposition des gravures allégoriques où le lion batave donnait la chasse au coq, emblème de la France »92.

60 Comme on l’a dit plus haut, rares sont les comptes rendus concernant de véritables caricatures. Le gouverneur suprême d’Amsterdam rapporta la découverte de quelques « pasquinades et caricatures » dans cette ville en janvier 1808, sans donner davantage de détails93. Pendant l’annexion, on signala la pose de quelques « affiches » au Change de Groningue en avril 1813, sur lesquelles des inconnus avaient également dessiné « une potence et une petite figure d’homme [autour] de laquelle est écrit le mot : Empereur »94.

61 Pourtant, une recherche plus poussée dans les catalogues de deux importantes galeries d’estampes en Hollande, la Galerie Nationale des Estampes, (ou « Rijksprentenkabinet ») à Amsterdam et l’« Atlas van Stolk » à Rotterdam, montre que l’on peut trouver davantage de caricatures politiques, qui ont circulé au cours des périodes du royaume de Hollande et de l’occupation, bien que la moisson de gravures datant de la période napoléonienne elle-même, de juin 1806 à novembre 1813, reste peu abondante95. La plupart des estampes sont d’origine étrangère, surtout britannique, parmi lesquelles plusieurs sont de James Gillray et de Thomas Rowlandson. Le thème principal des caricatures étrangères pendant le règne de Louis fut le soulèvement espagnol, et plus spécifiquement l’agitation causée par la rébellion contre Napoléon. Dans ces dessins, l’Empereur est dépeint parfois sous les traits d’un barbier, parfois d’un boucher, mais il est aussi dépersonnalisé sous l’apparence d’un animal, comme cette araignée dans un tirage datant de 180896. Les collections comportent également trois dessins, toujours de 1808, qui incluent des éléments de numérologie, et sur lesquels Napoléon est représenté comme la bête de l’Apocalypse. Ces caricatures semblaient aller très bien avec la création d’une image anti-napoléonienne en Hollande qui, comme on l’a indiqué plus haut à propos de la contestation verbale, était connotée d’un point de vue religieux et orientée sur un plan eschatologique97.

62 Outre Napoléon et la révolte en Espagne, le royaume de Hollande lui-même faisait l’objet de dessins à l’étranger, notamment à propos de la perte des colonies, du règne de Louis et de la contrebande. Dans ces caricatures, les Néerlandais étaient représentés

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parfois comme des paysans avec un visage ressemblant à un fromage, parfois sous forme de grenouilles, dans les deux cas on trouvait l’inévitable pipe à la bouche98.

63 Une des rares caricatures néerlandaises dans les collections est une gravure indécente de la reine Hortense debout, à demi nue, devant sa cheminée où brûle un feu, en compagnie d’un buste de Napoléon, et entourée de livres érotiques99. Cette illustration fait directement référence aux frasques sexuelles d’Hortense, avérées ou non, et à son mariage malheureux avec Louis, qui, nous l’avons vu, fournirent une chaîne ininterrompue de bruits et quelques placards séditieux pendant le règne de Louis.

64 Les estampes de l’étranger qui furent diffusées pendant l’occupation, visèrent principalement Napoléon. Outre les estampes anglaises, des gravures allemandes commencèrent aussi à circuler au cours de l’année 1813, parmi lesquelles un dessin de Napoléon avec, pour buste, la carte de l’Allemagne, son visage étant composé de cadavres ; il fut largement diffusé en Europe avec des variantes en 1813 et 1814100.

65 Dans les collections, les estampes néerlandaises portent toutes une date à partir de 1813, plus spécialement après octobre 1813. Une exception pourrait être un dessin de Napoléon pendant sa retraite de Russie qui représente l’Empereur avec un bas sur la tête. Ceci fait allusion à un proverbe néerlandais qui signifie être repoussé ou se faire envoyer promener. Cette gravure fait partie d’un ensemble entièrement consacré à la défaite de Napoléon en Russie, probablement publié dans un almanach. Il reste qu’elle illustre le poème de Cornelis van Marle qui, sous forme de tract, fut diffusé à la vitesse de l’éclair dans tout le pays au début février 1813, et dans lequel ce proverbe était explicitement lié à Napoléon101.

66 Après l’effondrement du régime français un changement spectaculaire se produisit dans le domaine de l’imprimerie et de la protestation imprimée. La fuite de Lebrun déclencha immédiatement une avalanche de gravures, estampes et caricatures. Au moins 40 % des estampes de la période de 1806 à 1813 dans les collections déjà mentionnées furent imprimées et diffusées après le 21 novembre 1813, jour où un nouveau Gouvernement général néerlandais fut annoncé. Ce pourcentage est deux fois plus élevé si les caricatures seules sont prises en considération. En fait, on peut avancer la même chose pour les brochures imprimées. Cette activité avait complètement cessé à partir de décembre 1812, mais, après la fuite de Lebrun, les presses typographiques explosèrent, au sens figuré, pour produire un total de cent vingt brochures au cours de la dernière semaine de novembre et du mois de décembre 1813.

67 Dans les gravures postérieures à novembre 1813, Napoléon apparaissait sous toutes les formes ridicules, animales, et en premier lieu, diaboliques. Une variation plutôt amusante sur ce thème fut une gravure aux couleurs vives, diffusée en Hollande à la fin de 1813 ou au début de 1814, sur laquelle Napoléon était présenté comme une figurine déguisée à l’aspect mi-homme, mi-diable. La poupée pouvait être habillée en « lieutenant », « général », « consul », et « empereur », au choix, et comme Napoléon s’enfuyant de Russie, avec le célèbre bas sur la tête102.

68 Certaines autres caricatures néerlandaises ne s’en prenaient pas à Napoléon, mais étaient parlantes en ce qui concerne la signification du système continental en Hollande, et visaient les fonctionnaires des douanes tant détestés103. Finalement, dans le déluge d’images contre Napoléon à la fin de 1813, apparut soudain une gravure qui visait explicitement la censure. Elle donnait à voir une grosse presse typographique,

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sur laquelle était juché un officier de police bien connu, qu’un cosaque attaquait à la lance, et un imprimeur qui brisait ses chaînes104.

69 Tout d’abord, on peut indiquer une fois encore qu’il y eut de nombreuses formes variées de contestation en Hollande au cours de la période napoléonienne. Outre une grande agitation, il y eut bien des provocations qui elles aussi se manifestèrent diversement. On rapporte qu’il y eut de la contestation orale, des protestations non verbales et des messages écrits qui se transmirent dans les rues ou furent affichés nuitamment sur des bâtiments publics, des murs et des arbres à proximité de lieux publics. Enfin la contestation se fit par l’intermédiaire d’opuscules imprimés, de gravures, de dessins et caricatures qui tournaient en dérision Napoléon, ou Louis, ou le régime français.

70 En ce qui concerne son importance, la protestation orale, à laquelle on pourrait ajouter la rumeur dans une certaine mesure et les messages écrits, prospectus et affiches, fut le type le plus significatif de provocation. Les écrits contestataires sont les mieux documentés. Les deux formes de provocation furent, du fait de leur échelle, des instruments de grande portée dans la mise en place d’une image. La contestation orale et écrite s’accrut aux moments où la tension politique internationale montait, et, à l’époque de l’incorporation, à la suite d’un cycle d’activités de conscription. L’annonce officielle de la retraite de Russie en décembre 1812 fut un moment critique. L’image d’un Napoléon invincible fut irrémédiablement abîmée, et donna lieu à un courant permanent de rumeurs, d’expressions de sédition et d’affiches. La plupart du temps, on manque de détails sur le choix exact des mots utilisés dans les écrits séditieux. Plus explicites ont été les rapports sur les cris d’acclamation ou les chants des Orangistes. Il faudrait cependant remarquer que la contestation orangiste eut, pendant longtemps, peu d’impact sur la remise en cause anti-napoléonienne dans son ensemble. À l’époque du royaume de Hollande, la contestation orangiste fut étroitement liée à l’invasion par les Anglais de Walcheren au cours de l’été 1809. Pendant la période de l’incorporation, elle fit une percée après mars 1813. La contestation écrite avait principalement pour cible Louis Napoléon, à l’époque du royaume de Hollande, et Napoléon après l’annexion. Tous deux étaient représentés comme des « tyrans » et Napoléon en particulier comme un démon ou une bête de l’Apocalypse. Les traits caractéristiques des textes documentés et conservés sont un fond religieux et une référence au courage des ancêtres combattant contre l’Espagne au XVIe siècle et à la splendeur de la République batave dans ses formes successives. Malgré un contrôle intensif de la police, les auteurs des affiches n’ont presque jamais été ni découverts ni arrêtés.

71 Cependant, le niveau littéraire et le contenu de nombreux textes indiquent que des écrivains hollandais et, surtout, des membres du clergé protestant s’engagèrent résolument dans cette forme de contestation. À l’époque de l’annexion, le régime français fit grand cas des pasteurs protestants, entre autres parce que bon nombre d’entre eux pratiquaient, semble-t-il, l’exégèse de textes bibliques qui prédisaient la chute de Napoléon. Ceci attisa le très vif sentiment anti-napoléonien latent.

72 L’impact de l’imprimerie, particulièrement pour l’impression des brochures et caricatures, resta très limité dans le processus de la création d’une image pendant l’ère napoléonienne. Ceci ne fut pas dû à l’indifférence politique mais fut la conséquence directe d’une censure stricte. Seule une petite quantité de caricatures sont mentionnées et conservées pour la période de juin 1806 à novembre 1813. La plupart d’entre elles sont d’origine étrangère. D’après les dessins qui sont gardés dans deux

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importantes galeries aux Pays-Bas, la rébellion en Espagne donna une impulsion forte à la diffusion de caricatures à partir de 1808, et les années suivantes. Référence est aussi explicitement faite à la rébellion espagnole dans plusieurs opuscules et documents de protestation écrits. Après la chute du régime français en Hollande, un déluge de brochures et de caricatures s’abattit sur le pays. Dans ces dernières, on raillait Napoléon, on le dépersonnalisait, et on le représentait de préférence sous les traits d’un démon. La production de caricatures néerlandaises connut un essor après novembre 1813. Il y eut des variations sur ce thème, parfois traité d’une manière typiquement néerlandaise. Des dessins hollandais circulèrent aussi qui s’en prenaient aux douanes et à la censure. Dans les protestations écrites, les impôts constituaient une question plus ou moins spécifique aux Pays-Bas, outre les thèmes généraux de la contestation : le roi, l’Empereur et la conscription.

73 Pour conclure, on peut dire que la provocation agit en complément aux autres formes de contestation : la provocation fut mentionnée dès les débuts de la Hollande napoléonienne, elle s’intensifia dans les moments de tension politique, et s’accrut notoirement après 1812. En outre, les thèmes de la provocation, le régime, le roi, l’Empereur, la conscription et les impôts, étaient ceux-là mêmes qui causaient l’agitation et la contestation en général. En ce qui concerne l’image de l’ennemi, Napoléon, la contestation aux Pays-Bas fut étroitement liée au courant européen de la caricature de l’Empereur, particulièrement anglais et allemand. L’image d’un Napoléon diabolique, en particulier, s’accordait bien avec la représentation de l’Empereur, créée par l’important groupe des pasteurs protestants qui alimentaient la contestation.

74 De plus, une bonne partie de l’agitation politique avait encore une coloration très traditionnelle, faisant appel à des sentiments « patriotiques » plutôt que « nationaux », ou à ceux concernant un « État-nation » moderne. Qui plus est, le répertoire et la scène étaient d’abord locaux, et souvent intimement liés aux activités locales. D’ailleurs, l’épisode français en Hollande fut symboliquement clos de différentes façons les dernières semaines de 1813. Au cours de festivités à La Haye, le 30 novembre 1813, les bouchers de la ville pendirent un mannequin déguisé en Napoléon à un croc de boucher au marché aux viandes. Quelques jours plus tard, les porteurs de tourbe de la même ville réglèrent leur compte avec l’Empereur français d’une manière qui, comme pour les bouchers, s’inspira de leur profession : ils mirent le feu à l’arc de triomphe érigé à la gloire de l’Empereur105 face à la « nouvelle église », ou en néerlandais « Nieuwe Kerk ». Tout ce qui en resta fut des cendres, et peut-être, l’idée que Napoléon n’avait jamais existé.

NOTES

1. Jean-Baptiste PÉRÈS, Comme quoi Napoléon n’a jamais existé, ou grand erratum, source d’un nombre infini d’errata à noter dans l’histoire du XIXe siècle, Paris, 1827. 2. Id., Utrecht, Stichting « De Roos », 1972. 3. L’historien néerlandais Jacob Presser, également connu pour son travail magnifique sur Napoléon (Napoleon Historie en Legende, Elsevier, Amsterdam, Brussels, London, New York, 1946)

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fait référence, dans son commentaire sur le travail de Pérès, à un ouvrage plus ancien de l’économiste politique anglais Richard Whately, publié en 1819, dans lequel Napoléon, avec plus ou moins les mêmes arguments que ceux de Pérès, était également présenté comme une « construction », dans ce cas une construction plus spécifiquement britannique, voir Jacob PRESSER, « Ten geleide », Comme quoi Napoléon n’a jamais existé […] par J.-B. Pérès, Amsterdam, Atheneum-Polak & Van Gennep, 1969, p. 17-18. 4. Bulletin Fouché, 29 juillet 1809, Ernest D’HAUTERIVE, Jean GRASSION, La Police secrète du 1er Empire Bulletins quotidiens adressés par Fouché à l’Empereur, nouvelle série, 1809-1810, Paris, R. Clavreuil, 1964, p. 127 (214). 5. Nationaal Archief (Archives Nationales), Den Haag (La Haye) (NADH), Rechtbank van Eerste Aanleg (Cour de Première Instance), Leyde, 3.03.60, Répertoire, 20, procès-verbal du 23 avril 1813 (436). 6. Circulaire du ministre de l’Intérieur (Minister van Binnenlandse Zaken), 11 juillet 1807, Noord- Hollands Archief, Haarlem (NHAH), Departmental Administration, 13, Landdrost (Police), Secret verbaal (rapport secret), 596, 13 juillet 1807. 7. Lettre du gouverneur de Smallingerland, 9 août 1809, « Tresoar », Frisian Historical and Literary Centre, Leeuwarden (FH&LCL), Departmental Administration (BRF), Landdrost and Assessors, Repertorium Verbaal (répertoire des rapports), 2912. 8. NADH, Ministerie van Justitie en Politie (ministère de la Justice et de la Police) (MJP), 2.01.10.04, Index secreet verbaal, 364, 1er novembre 1809. 9. La Haye, 29 juin 1812, NADH, Prefect Monden van de Maas (Préfet des Bouches-de-la Meuse), 3 février 1809, Indicateur, 208 (ancien 429) et Register Ingekomen Stukken (Registre de la Correspondance reçue, 202 (ancien 423)), Lettre au Commissaire Spécial, 29 juin 1812 (3158), Amsterdam, 25 juin 1813 ; Archives Nationales (AN), Paris, F7 3604, Police générale, Rapports du Directeur de la Police en Hollande (1811-1813), 25 juin 1813. 10. Voir Groninger Archieven (Archives Groningue) Groningen (GAG), Bibliotheek (Bibliothèque), Catalogus Publicaties Overheid (Catalogue des annonces officielles), 98.1, « Nouvelles des Armées », 210b, 29e Bulletin, 3 décembre 1812. 11. Rapport de la « Garde Generaal », 13 mars 1813, NHAH, Departmental Administration, 14, Prefect, Police municipale et rurale, Rapports (irrégulier), 651. 12. Voir Johanna W.A. NABER, Overheersching en Vrijwording. Geschiedenis van Nederland tijdens de Inlijving bij Frankrijk, july 1810-novembre 1813, Haarlem, T.D. Tjeenk Willink & Zoon, 1913, p. 155. 13. NADH, MJP, Index, 362, et Secreet Verbaal, 262, 23 avril 1807. 14. Ibid., Register, 366 et Secreet Confidentieel Verbaal (rapport confidentiel secret), 274, 9 août 1809. 15. Lettre du gouverneur de Smallingerland, 9 août 1809, FH&LCL, BRF, Landdrost and Assessors, 2912. 16. AN, F7 3064, Devilliers à Réal, 31 décembre 1812. 17. Ibid., Devilliers à Réal, 1er juin 1812, rép. 18 août et 14 septembre 1813. 18. Rapport du gouverneur suprême de Dordrecht, 31 juillet 1809, NADH, MJP, Register Secreet Confidentieel Verbaal, 366, 31 juillet 1809 (274). 19. Bulletin Fouché, 3 novembre 1807, Ernest D’HAUTERIVE, La Police secrète du 1er Empire : Bulletins quotidiens adressés par Fouché à l’Empereur, Tome III, 1806-1807, Paris, Perrin et Cie, 1922, p. 426 (1145). 20. NADH, MJP, Register Secreet Confidentieel Verbaal, 366, 22 novembre 1809 (269). 21. Ibid., 6 et 10 août 1809 (178 et 200). 22. AN, F7 8374, Hollande, Organisation de la police, Devilliers à Réal, 12 avril 1811. Voir également Herman Theodor COLENBRANDER (dir.), Gedenkstukken der Algemeene Geschiedenis van Nederland van 1795 tot 1840, s-Gravenhage, Martinus Nijhoff, 1905-1922, COL GS, Vol 6 (1911), p. 543

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(749). Voir également : http://inghist.nl/retroboeken/gedenkstukken, et Q. DE FLINES, Zes Pleidooien […], Amsterdam, P. Donk, 1814. 23. Rotterdam, voir AN, F7 3308, Prisons « État des individus de l’un et de l’autre sexe détenus par mesure de police administrative ou de sûreté dans les sept départements de la ci-devant Hollande », 15 mars 1813, Amersfoort, voir rapport « Garde Generaal », 8 mars 1813, NHAH, 14, Prefect, Reports (irr), 651 (148). 24. Ibid. 25. Rapport de police, 25 juin 1812, Stadsarchief Dordrecht (Archives municipales de Dordrecht) (SADORD), Administration Municipale, 4, Brievenboek (Registre des lettres du commissaire de police), 199c. 26. À peu près 15 000 soldats néerlandais furent engagés dans la Grande Armée. On ne connaît pas le nombre exact des soldats hollandais tués ou disparus au cours de la campagne de Russie. D’après des rapports de l’époque, seule une poignée de soldats revint, voir Johannes BOSSCHA, Neêrlands heldendaden te land, Vol III, Leeuwarden, G.T.N. Suringar, 1840, p. 147 et Johanna W.A. NABER, op. cit., p. 146-147. 27. AN, AF IV, Secrétairerie d’État impériale, 1725b, Correspondance (1812-1813) du Prince Archichancelier Lebrun à Napoléon, 23 janvier 1813. 28. NADH, MJP, Register, 366 et Secreet Confidentieel Verbaal, 274, 10 août 1809 (194). 29. Ibid., 31 juillet, 2 et 4 août 1809 (151, 159 et 165). 30. Ibid., Index Secreet Verbaal, 363 et Secreet Verbaal, 266 et 267, 24 mars et 11 avril 1808. 31. Rapport de Police, 23 avril 1812, SADORD, 4, 199c. 32. Q. DE FLINES, Zes pleidooien, 1814 ; voir également H.J. VERSTEEG, Van schout tot hoofdcommissaris. De politie voorheen en thans, Amsterdam, Van Holkema en Warendord, p. 148. 33. Rapport Valckenaer, 15 février 1808, COL GS, Vol 5 (1910) p. 402 (269). 34. M. Élisabeth KLUIT, Cornelis Felix van Maanen. Tot het herstel der onafhankelijkheid, Groningen/ Djakarta, J.-B. Wolters, 1954, p. 254-5. 35. Gijsbert Karel van HOGENDORP, Journal d’Adrichem, voir COL GS, Vol 5, 1910, p. 434 (note de bas de page). 36. NADH, MJP, Index Secreet Verbaal, 363, 31 août et 2 septembre 1808 (31 et 1). 37. Ibid., MJP, Index, 364, et Secreet Verbaal, 270, 7 novembre 1809. 38. Ibid., MJP, Register, 366 et Secreet Confidentieel Verbaal, 276, 28 mai 1810 (319). 39. Het Utrechts Archief, (Archives d’Utrecht), Utrecht, Sous-Préfectures Utrecht (et Amersfoort), 71-1, Index Register, 89, et correspondance reçue, 16, lettre du préfet du département du Zuiderzee, 3 septembre 1811. 40. AN, F7 3064, Devilliers à Réal, 10 février 1812, et Historisch Centrum Overijssel (Centre d’Histoire d’Overijssel), Zwolle (HCOZ), sous-préfet Deventer, 22.1, Rapport sur l’esprit anti- français des pasteurs protestants, 446. 41. Devilliers à Réal, 26 février 1812 et Devilliers à Lebrun, 20 avril 1812, COL GS, Vol 6, p. 959-960 (1256), resp. NHAH, 14, Prefect, Kerkelijke Zaken (Affaires religieuses), Mesures contre les sermons subversifs, 515, 21 avril et 6 mai 1812. 42. NHAH, 14, Prefect, 515, 21 avril 1812. 43. Ibid. 44. AN, AF IV 1725b, Lebrun à Napoléon, 3 février 1812. 45. Savary à Montalivet, 12 juillet 1812, COL GS, Vol 6, p. 326-7 (512). 46. NADH, MJP, Index Verbaal, 353, 28 septembre 1808 (172). 47. De Celles à Montalivet, 25 juillet 1812, COL GS, Vol 6, p. 328 (514). 48. HCOZ, Prefect, 20.1, Knadnotulen (projet de minutes), 7014, 26 août 1812. 49. Voir par exemple AN, F7 3064, Devilliers à Réal, 28 septembre 1813.

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50. Gelders Archief (Archives de Guelderland), Arnhem (GAA), 16, Prefect, Uitingen van ongenoegen (paroles séditieuses), 6011, rapport du sous-préfet Zutphen, 10 mars 1813. 51. En néerlandais : « Het keizerlijk kasteel is te koop om af te breeken », FH&LCL, BRF, commissaire spécial, rapports de police Leeuwarden, 4363, 27 mars-2 avril 1813. 52. En néerlandais avec des fautes : « Di t vynt maakt t rugbaar », NADH, Hof van Holland (Cour Suprême de Hollande) (HH), 3.03.01.01, Criminele Stukken (affaires criminelles), 5639, Getuigeverklaring (témoignages), 16 septembre 1808. 53. NADH, Collectie Van Maanen (archives personnelles Van Maanen), Aanwinsten 1900 (accession 1900), 34, Getuigerverklaring (témoignages), 6 septembre 1809. Lecture à voix haute, par exemple, à Amsterdam, voir AN, F7 3064, Devilliers à Réal, 8 août 1813. 54. Johanna W. A. NABER, op. cit., p. 201. 55. NADH, Collectie Van Maanen 1900, 34, témoignage, 6 septembre 1809. 56. COL GS, Vol 6, p. 601 (829). 57. Ibid., Lebrun à Napoléon, 23 février 1811, p. 120 (183). 58. NADH, HH, 3.03.01.01, Criminele Stukken, 5639, 6 septembre 1808. 59. Stadsarchief Amsterdam, Amsterdam, (SAA), Bibliothèque et NADH, MJP, Register, 366 et Secreet Confidentieel Verbaal, 274, 25 août 1809 (217). 60. AN, F7 3064, De Stassart à Réal, 12 mars 1813. 61. Ibid., Devilliers à Savary, 3 février 1813. 62. Ibid., Eymard à Savary, 2 février 1813. 63. Ibid., Devilliers à Réal, 22 septembre 1813. 64. Rapports de police 28 décembre 1812 et 1 er janvier 1813, SADORD, 4, rapports journaliers, 199a et 199b. 65. NHAH, 13, Landdrost (police), Secreet Verbaal, 596, 5 août 1807. 66. GAA, 16, Prefect, 6011, Rapport du sous-préfet Zutphen, 10 mars 1813. 67. HCOZ, Hof (cour départementale de justice) 31, Sententiën (condamnations) 58, 1er mars 1810. 68. AN, F7 3064, Devilliers à Savary, 12 janvier 1813. 69. En néerlandais : Oproeping van het Bataafsche Volk om deszelfs denkwijze en wil openlijk aan den dag te leggen tegen de overheersching door eenen vreemdeling waarmede het vaderland bedreigd wordt, voir Willem Pieter Cornelis KNUTTEL, Catalogus van de pamfletten-verzameling berustende in de koninklijke Bibliotheek, Utrecht, 1978 (1890-1920), cat. N° (« Knuttel ») 23298. 70. Johan JOOR, De Adelaar en het Lam. Onrust, opruiing en onwilligheid in Nederland ten tijde van het Koninkrijk Holland en de Inlijving bij het Franse Keizerrijk (1806-1813), Amsterdam, De Bataafsche Leeuw, 2000, p. 480-489. 71. SAA, Rechterlijk Archeif/Schout en Schepenen (Archives Judiciaires/gouverneur), 5061, Sentienboek (Registre des condamnations), 625, 18 juillet 1806. 72. KEMPER, Brieven over te tegenwoordig in omloop zijnde Geruchten, Koninklijke Bibilotheek (Bibliothèque Nationale), La Haye (KBDH), Knuttel 23297. 73. Nicolaas Cornelis Ferdinand VAN SAS, « Opiniepers en politieke cultuur », De metamorfose van Nederland. Van oude orde naar moderniteit, 1750-1900, Amsterdam, AUP, 2004, p. 209 et Willem Pieter Cornelis KNUTTEL, Catalogus van de pamfletten-verzameling, (1978), 1890-1920. 74. En néerlandais : « Klagt eener Vlissingsche Moeder », voir NADH, MJP, Secreet Verbaal, 266, 9 janvier 1808 (1). 75. Ibid., 15 février 1808 (1). 76. Voir KBDH, Knuttel, 23323. 77. En néerlandais : « Droevige klagt van een Aalmoeseniers-Weeskind », KBDH, Knuttel 23402. 78. FH&LCL, BRF, Landdrost and Assessoren, Geheim Verbaal (Rapport secret), 2914, 5 et 22 décembre 1808 et Lettre du procurator-general ; Ibid., Minuten Geheim Verbaal, 2915, 10 décembre 1808.

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79. En néerlandais « Waarschouwing tegen de Requisitie » ; voir également Johan JOOR, « History and Myth of Dutch Popular Protest in the Napoléonic Period (1806-1813) », dans Laura CRUZ, Willem FRIJHOFF (dir.), Myth in History. History in Myth, Leiden, Boston, Brill, 2009, p. 178-80. 80. NADH, MJP, Register, 366 and Secreet Confidentieel Verbaal, 273, 8 mai 1809 (104). 81. SAA, 5061, Confessieboek (Registre des confessions), 507, 17 mai 1806. 82. Voir Herman Theodor COLENBRANDER, Schimmelpenninck en koning Lodewijk, Amsterdam, Meulenhoff & Co, 1911, p. 80. 83. « Instructie voor de Directeur-Generaal van Justitie en Politie » (Ministre de la Justice et de la Police après le 28 juin 1806), 14 juin 1806, SAA, Nieuw Stedelijk Bestuur (Nouvelle administration municipale), 5053, Wethouders (Echevins), Bijlagen Notulen (minutes jointes), 231, 5 août 1806. 84. Émile ROCHE, La censure en Hollande pendant la domination française, 9 juillet 1810-16 novembre 1813, La Haye/Paris, D.A. Daamen/L. Arnette, 1923, p. 233-237. 85. Aan Mijne Lot – en Landgenooten, zie KBDH, Knuttel 23472. 86. Gemeentearchief Rotterdam (Archives municipales Rotterdam), Rotterdam, Oud Stadsarchief (ancienne administration municipale), Burgemeester en opvolgers (bourgmestre et successeurs) Resoluties (résolutions), 310, 16 septembre 1810 et suiv. 87. NHAH, Arrondissement Administrations, 15, sous-préfet Alkmaar, Publieke Orde (sécurité publique), rapports de police, 899, 11 octobre 1812. 88. AN, F7 3064, Devilliers à Réal, 30 août 1813. 89. Ibid., AF IV1724, Correspondance (1811) du prince archichancelier Lebrun à Napoléon, 19 août 1811. 90. NADH, MJP, Register, 306 et Secreet confidentieel Verbaal, 275, 7 septembre 1809 (232). 91. AN, F7 3064, Devilliers à Savary, 12 juillet 1813. 92. Ibid., Devilliers à Réal, 22 juillet 1813. 93. NADH, MJP, Index, 363 et Secreet Verbaal, 266, 8 février 1808 (232). 94. Préfet de l’Ems Occidental à Devilliers, 21 avril 1813, GAG, administration départementale, 3, Prefect, Register Uitgaande Missiven (registre du courrier envoyé), 1192 (ancien. 837), 265. 95. Voir F. MULLER, De Nederlandsche Geschiedenis in platen. Beredeneerde beschrijving van Nederlandsche Historieplaten, Zinneprenten en Historische Kaarten […] 4 delen, Amsterdam, Frederik Muller en Co, 1863-1882, (repr. Amsterdam, W. Israël, 1970). Voir également http://rijksmuseum.nl/collectie/rijksprentenkabinet/deelcolecties/frederik- muller ?lang =nl et VAN RIJN et G. VAN OMMEREN, Atlas van Stolk. Katalogus der Historie-, Spot- en Zinnenprenten betrekkelijk de Geschiedenis van Nederland […] 10 volumes, Amsterdam, Frererik Müller & Co, 1895-1933. Voir : http://www.atlasvanstolk.nl/english/index.php 96. « L’araignée corse dans sa toile », Rowlandson d’après Woodward, 12 juillet 1808, voir VAN RIJN, op. cit., cat. N° 6109. 97. VAN RIJN, cat. N° 6111, 6115 et 6116. Voir également Annie JOURDAN, « Napoléon et la caricature européenne à la source d’une légende », Napoléon… Aigle ou Ogre, Montreuil, Musée de l’Histoire vivante, s.a., 2004 (5), p. 106. 98. Voir « The Political Butcher of Spain […] », G.S. Farnham, 12 septembre 1808, VAN RIJN, cat. N° 6112. 99. F. MULLER, op. cit., 1970, cat. N° 5789 (1810). 100. Id., cat. N° 5898 ; voir aussi Annie JOURDAN, « Napoléon et la caricature européenne », s.a., 2004 (5), p. 114-115. 101. Id., cat. N° 5818. 102. VAN RIJN, cat. N° 6162. 103. F. MULLER, cat. N° 5823 et 5824. 104. Id., cat. N° 5917 ; voir aussi Johan JOOR, De Adelaar en het Lam, 2000, p. 534.

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105. Haags Gemeentearchief (Archives municipales de La Haye), La Haye, H s 373, N. J. Baake, Journaal 1802-1813, 30 novembre et 6 décembre 1813.

RÉSUMÉS

La période napoléonienne en Hollande (1806-1813) a été, comme l’ont montré certaines recherches, un moment de protestations fréquentes, nombreuses et variées. Il y eut des émeutes et d’autres formes de troubles, dont plusieurs grandes révoltes. Par-delà les troubles, la protestation s’est également manifestée par diverses formes de refus ou de contestation. Cette contribution tente ainsi de mettre en évidence les formes, les aspects et les significations de la construction de l’image anti-napoléonienne en Hollande. L’accent sera mis sur certaines formes de contestation qu’on peut subdiviser en orales, écrites et imprimées. Les protestations écrites et orales ont augmenté dans une période de tension internationale croissante et, au cours de l’annexion (1810-1813), dans un contexte de conscription ; les pasteurs protestants y ont joué un rôle spécifique. Les sources démontrent que les chaires ont souvent contribué à la diffusion de sermons dans lesquels les thèmes eschatologiques se sont mêlés à des propos anti-français, et plus particulièrement anti-napoléoniens. Les imprimés, les brochures et les gravures contestataires, de leur côté, étaient relativement rares en raison d’un contrôle strict de la presse, tout au moins jusqu’à l’effondrement du régime français en Hollande, en 1813, qui s’est accompagné d’une profusion de pamphlets et de caricatures ; la plupart de ces dernières étaient étrangères, même si certaines caricatures néerlandaises ont également circulé.

The Napoleonic period in Holland (1806-1813) was – as relative recent historical research has shown – a time of frequent, widespread and varied protest. There were many riots and other forms of unrest, including several large-scale revolts. Besides unrest the protest has also manifested itself in the forms of unwillingness and in the form of incitement. The following contribution will investigate the form, aspects and significance of anti-Napoleonic image making, which took shape in Holland as part of this protest. The focus will be on incitement, which could be subdivided into oral « or spoken » protests, « written » protests and printed « protests ». The oral and written protests increased in times of rising international tension and, during the « Annexation » (1810-1813), in the wake of a cycle of conscription activities. Within these types of protest the protestant ministers took up a special position. Information shows that the pulpits in Holland functioned often as platforms for the spreading of sermons in which eschatological themes were mixed with anti-French, especially anti-Napoleonic feelings. Printed protests, pamphlets and engravings, were relatively scarce because of a strict control of the press. The collapse of the French regime in Holland in November 1813 triggered instantly an avalanche of pamphlets and caricatures. Most caricatures were foreign. However specific Dutch caricatures against Napoleon and the Napoleonic regime were also circulating.

INDEX

Mots-clés : caricature, presse, pamphlet, Hollande, Napoléon Ier

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AUTEURS

JOHAN JOOR International Institute of Social History in Amsterdam, [email protected] or [email protected]

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La Russie et les russes dans les écrits des prisonniers de la Grande Armée, une approche comparée Russia and the Russians in the writings of prisoners of the Grande Armée. A comparative approach

Marie-Pierre Rey

1 Dans la campagne de Russie entamée en juin 18121, Napoléon emmena avec lui près de 600 000 soldats et officiers. Sur ce total, environ 60 000 à 80 000 (les sources divergent) retraversèrent le Niémen en décembre 1812 et, entre 150 000 et 200 000 hommes, souvent blessés et malades, furent faits prisonniers. Compte tenu du désordre et de l’absence de réglementation dans lesquels ces arrestations se produisirent, le destin de ces prisonniers, de plus en plus nombreux au fil de la campagne, a été très variable. Le plus souvent, c’est une mort immédiate qui attendait les soldats2 tombés entre les mains des Cosaques ou des partisans. Peu suspect de sympathie à l’égard des combattants de la Grande Armée, le général britannique Robert Wilson, alors conseiller militaire du tsar Alexandre Ier, a décrit avec épouvante et force détails les traitements barbares infligés aux prisonniers. Une fois dépouillés de leurs biens et de leurs vêtements, les prisonniers étaient soit exécutés sur place, soit enterrés vivants ou brûlés vifs3 ou bien encore, remis à des paysans qui, après les avoir torturés, les mettaient à mort en se livrant souvent à des rituels païens. D’autres sources, également contemporaines des événements, témoignent elles aussi d’actes de torture et de barbarie : « J’ai vu vendre un prisonnier français, pour vingt roubles, aux paysans qui le baptisèrent avec un chaudron d’eau bouillante et puis l’empalèrent tout vif sur un morceau de fer pointu. Quelle horreur ! Oh ! Humanité, tu en gémis. Les femmes russes tuent à coups de hache les prisonniers et les maraudeurs qui passent par leurs habitations »4.

2 Toutefois, plusieurs milliers de captifs, plus chanceux, échappèrent à ces exécutions sommaires ; rescapés de l’enfer russe, ils rentrèrent en France où un tout petit nombre d’entre eux rédigèrent des souvenirs dont certains furent publiés de leur vivant ou bien

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après leur disparition. Que nous révèlent ces textes sur le traitement dont les prisonniers furent l’objet ? que nous disent-ils sur l’Empire russe et ses habitants ? Que nous apprennent-ils sur sa population, ses mœurs, son régime ? À partir d’un premier corpus de textes, cet article se propose de donner quelques pistes de réponse qu’il s’agira d’étayer par une étude plus systématique des sources.

Les prisonniers et leurs souvenirs : retour sur une source bien spécifique

Des écrits à la tonalité particulière

3 Les écrits des prisonniers exilés sont des écrits de survivants et leurs souvenirs sont très largement empreints des traumatismes qu’ils ont vécus, qu’il s’agisse des traumatismes liés à la campagne elle-même ou des conditions éprouvantes dans lesquelles s’est déroulée leur captivité. À notre disposition se trouvent deux types de sources : tout d’abord, des lettres que de leur exil lointain, quelques prisonniers sont parvenus à écrire à leurs familles. Contemporaines de l’événement décrit, elles livrent à chaud le point de vue du captif sur le monde qui l’entoure mais elles sont souvent moins crues et plus « aseptisées » que les souvenirs : pour ne pas inquiéter les siens outre mesure, pour les épargner, le prisonnier s’autocensure, rassure et, ce faisant, livre une vérité moins dure que celle qu’il éprouve réellement. A contrario, les souvenirs ou les mémoires, seconde source disponible, se font plus directs mais ils présentent les risques liés à toute entreprise mémorielle en étant susceptibles de travestir, d’enjoliver ou de pécher par la volonté de se mettre en scène… Les récits parvenus jusqu’à nous sont très peu nombreux : peu de combattants ont été en mesure de résister aux mauvais traitements subis ; et, lorsqu’ils l’ont été, peu ont eu la capacité et a fortiori le courage et l’envie de mettre leur expérience par écrit à destination d’un public extérieur. Mais quelques témoignages s’avèrent particulièrement intéressants. On retiendra ici quatre journaux et mémoires auxquels s’ajoutera un corpus de lettres.

4 Les mémoires d’Honoré Beulay, grenadier du 36e de ligne, publiés en 1907 à Paris chez Honoré Champion, ne le furent donc pas de son vivant. Le texte a été édité par son petit-fils Joseph Beulay qui, dénichant le manuscrit dans la bibliothèque de son oncle et le trouvant passionnant, décide de le rendre public alors que le texte était initialement destiné à rester dans la sphère familiale. Honoré Beulay écrivait en effet au début de son ouvrage : « J’ai vu tout de même des choses que personne ne reverra jamais plus et dont la postérité parlera certes ; peut-être mes enfants et petits-enfants en liront-ils plus tard le récit avec intérêt ; revoyons donc nos notes et tâchons de revivre un peu tout cela pour les distraire et les instruire »5.

5 Les mémoires de Beulay constituent pour l’historien un témoignage de premier plan. Né en 1789 à Ouzouer-le-Doyen, petit village de la Beauce, âgé de 23 ans au moment de la campagne, fils de paysan, fait prisonnier le 28 novembre 1812 avec l’ensemble de la division Partouneaux, il est d’abord emprisonné à Vitebsk, puis conduit à Kostroma où il arrive le 20 septembre 1813, après huit mois de marche. Le « repos » y est de courte durée. Beulay est à Kazan le 29 octobre et y reste jusqu’au 8 novembre avant d’arriver le 15 décembre à sa destination finale, Birsk, petite ville de Bachkirie, où il restera prisonnier jusqu’au 4 août 1814. Il sera de retour en France en janvier 1815.

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6 Le témoignage de Beulay peut être enrichi par celui du médecin Désiré Fuzellier, auteur d’un Journal de captivité en Russie, 1813-18146. Le point de vue de Fuzellier diffère sensiblement de celui de Beulay. Plus jeune que Beulay, citadin, - il est né en 1794 à Abbeville et n’a que dix-huit ans au début de la campagne -, issu d’un milieu social plus aisé - son père, ancien prêtre défroqué est professeur de collège -, Désiré entreprend des études de médecine quand la campagne de Russie le rattrape. Il est donc appelé à partir en avril 1812, sera fait prisonnier le 13 janvier 1813 et envoyé vers l’Est, sur la Volga, à 600 kilomètres de l’Oural. Durant sa captivité, il apprend le russe et parviendra même à exercer la médecine. De ce fait, ses conditions de détention furent moins difficiles que celles que connut Beulay. Libéré le 18 juin 1814, il retraverse la frontière russe le 5 novembre 1814 pour rentrer en France en janvier 1815. Il reprend alors ses études de médecine à Paris et s’installera par la suite à Montreuil comme médecin. Son journal n’était pas destiné à être publié : c’est un de ses descendants, Raymond Fuzellier, qui, cent quatre-vingt ans après les faits relatés dans le journal, sera à l’origine de l’édition annotée du texte.

7 À ces deux textes, feront encore écho les Mémoires inédits du jeune officier Alexandre de Cheron7 et le Journal des campagnes et blessures de Charles-François Minod8. Ce dernier était fourrier au deuxième régiment suisse, ce qui permet de diversifier l’origine nationale et géographique de nos témoins. Enfin, ces quatre textes ont été complétés par la lecture de lettres écrites par des soldats en captivité dont celles du commandant Breton9. Plus disparates, elles n’offrent pas la même continuité dans l’analyse que les journaux intimes mais elles n’en demeurent pas moins précieuses par les impressions qu’elles livrent sur les Russes et la Russie, et en premier lieu sur les conditions dans lesquelles s’opérèrent l’arrestation des prisonniers, leur transfert vers l’Est et leur captivité.

Un éprouvant voyage vers l’Est

8 Qu’ils aient été faits prisonniers sur les champs de bataille, lors d’embuscades tendues par les cosaques ou dans des hôpitaux ou des villages où ils s’étaient arrêtés parce que trop épuisés pour suivre la Grande Armée dans sa retraite, les captifs, théoriquement placés sous escorte et sous protection de l’armée, furent conduits, le plus souvent à pied pour les soldats, parfois en voiture pour les officiers, en direction de l’Oural et de la Sibérie. Ce voyage vers l’Est qui dura plusieurs mois constitua pour la majorité d’entre eux une terrible épreuve. Tous les prisonniers ne voyagèrent pas par voie de terre. Certains furent embarqués et transportés par bateaux « car les Russes évacuèrent les malades capturés à Königsberg par voie de mer, leur évitant quelques bonnes centaines de kilomètres à pied »10. Mais y compris pour ces derniers, le périple resta difficile, en raison des conditions matérielles auxquelles les hommes étaient soumis. Désiré Fuzellier qui compta parmi ces hommes, attestera dans son Journal de Captivité en Russie 1813-1814 : « […] nous eûmes beaucoup à souffrir dans cette longue traversée : nous étions plongés dans la plus affreuse misère ; la vermine nous épuisait ; nous ne pouvions nous étendre pour reposer, tant nous étions serrés ! J’avais encore la fièvre et pour me désaltérer, je buvais de l’eau de la mer Baltique, qui, quoique peu salée, est d’un goût nauséabonde [sic]. Ajoutez-y quelques biscuits secs, voilà quelle était ma nourriture »11.

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9 Quant au commandant Auguste-Denis Hippolyte Breton qui, fait prisonnier lors du combat de Krasnoïe du18 novembre 1812, sera, lui, envoyé en Petite-Russie, avant d’être rendu à la liberté au printemps 1814 et de rentrer en France en septembre, il attestera dans des lettres à ses proches qui sont parvenues jusqu’à nous, à quel point cette marche de plusieurs mois fut dévastatrice : « Les malheureux prisonniers, mourant de faim, de fatigue et de froid, avaient presque tous été pris dans les villages que l’armée avait dépassés ou près des feux qu’elle laissait derrière elle, et qu’ils n’avaient même pas la force d’abandonner à l’approche de l’ennemi même, ayant pour la plupart les pieds gelés. Ces misérables, comme tu dois le voir, ne marchaient qu’avec une peine extrême, et, sitôt qu’ils s’arrêt aient ou tombaient de fatigue, les cosaques barbares qui nous escortaient leur criaient "Marchir12 !". Ces mots étaient accompagnés de nombreux coups de lance, et quand, définitivement, ces malheureux ne pouvaient y obéir, ils étaient inhumainement assassinés. Nous entendions les cris plaintifs et déchirants des victimes que ces cannibales étaient en train d’immoler. Ce souvenir me fait frissonner »13.

10 Durant la campagne de 1812, il n’y eut pas de plan général de déportation des prisonniers mais une gestion plutôt empirique, presque au jour le jour, des milliers de soldats captifs ; comme plusieurs d’entre eux le rapporteront ensuite, les soldats, tout comme leurs chefs d’escorte, ignoraient souvent tout de l’endroit où on les conduisait : ce n’est qu’au fil de leur périple que les captifs apprenaient que, le pouvoir ayant besoin de faire de la place pour les nouveaux prisonniers, il avait été décidé de les transférer plus loin à l’Est, ce qui les obligeait à se remettre en route. Le grenadier Beulay attestera dans ses mémoires : « À part notre misère et notre saleté, la situation à Vitebsk était supportable et nous espérions que les Russes nous y laisseraient finir l’hiver. Mais les gouvernements proches de la frontière étaient tellement bondés de prisonniers, qu’il fallait bien que les premiers venus prennent le large et cèdent la place aux nouveaux convois »14.

11 Dans les premières étapes de leur voyage forcé, les hommes dorment en prison ou dans des lieux assimilés à des prisons mais il arrive que certains, jugés inaptes à la marche, soient hospitalisés dans des dispensaires militaires ; faute de vêtements chauds, nombre de captifs meurent en route. En outre, au même moment, une épidémie de typhus fait rage dans les régions touchées par les combats ; c’est dire à quel point le transfert des prisonniers signe souvent leur arrêt de mort. Sur leur route vers l’Est, Kazan sert souvent de halte ; les hommes s’y reposent quelques jours et on les y équipe pour le froid. Le 9 octobre 1812, arrive ainsi à Kazan un groupe de 300 prisonniers. Parmi eux, une cinquantaine, jugés incapables de se remettre en route, sont aussitôt envoyés dans un hôpital militaire local pour s’y faire soigner ; les autres, dotés de bottes, de vestes de mouton, de pantalons de drap chaud et de chapeaux sont contraints de reprendre leur route en direction d’Orenbourg15. Toutefois, à partir de la fin décembre 1812, les rigueurs de l’hiver, particulièrement dur cette année-là, compliquent, voire suspendent les transferts des prisonniers vers l’Est et nombre d’entre eux achèveront leur périple dans le gouvernement-général de Kazan. Début janvier 1813, d’après les archives locales du gouvernement de Kazan, on y dénombrait 254 prisonniers ; un mois plus tard, ils sont 422 mais, si l’on prend en compte le fait qu’en février 1813, 116 décès de prisonniers y ont été enregistrés pour les deux seuls premiers mois de l’année 181316, on peut en conclure que les flux d’arrivée ont été bien supérieurs aux estimations finales. Ces arrivées se poursuivront dans les mois suivants :

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pour toute l’année 1813 on évalue à un peu plus de 2 000, le nombre de prisonniers consignés à Kazan.

12 Pour ceux des prisonniers qui, déplacés avant l’arrivée des grands froids, ont continué d’avancer vers l’Est, le transfert s’est souvent déroulé de manière chaotique. Faute de locaux en nombre suffisant pour les accueillir, les hommes sont le plus souvent hébergés chez des habitants qui, en échange d’un billet de logement, sont tenus de les accueillir et de les nourrir. Mais, mal accueillie des populations locales, cette obligation se heurte souvent à des stratégies de contournement et à des passe-droits bien décrits par Fuzellier : « Aussitôt qu’une colonne, un détachement ou un régiment est arrivé dans un endroit, le chef doit se transporter chez le diciatcki si c’est un village, chez le gorodnitch si c’est une ville de cercle, et le polismestre si c’est un chef-lieu de gouvernement. Alors on donne ordre à celui qui loge de prendre le nombre des soldats et officiers. Il fait l’énumération des maisons qui composent l’endroit, ou le quartier de la ville qui doit loger si c’est un chef-lieu de gouvernement ; prend un bâton pour frapper à chaque maison et prévient de prendre deux ou trois hommes suivant la grandeur du local. Si le maître de la maison est fortuné, il appelle le diciatcki en particulier et, lui présentant deux ou trois pietac (2 ou 3 sols), il est exempt de loger. En attendant le pauvre militaire est exposé aux injures de temps au milieu de la route. Enfin le diciatcki revient et dit : "On ne loge pas ici." Je fais cette remarque car il était triste pour tous, de se voir ainsi marchander pour quelques sols et un verre d’eau-de-vie »17.

13 Si les conditions de voyage et de séjour sont éprouvantes pour les captifs, elles le sont presque tout autant pour les « escorteurs » et ces derniers ne sont guère mieux lotis que les prisonniers qu’ils encadrent : « Notre voyage durait depuis un mois et le froid augmentait toujours. Les prisonniers et les cosaques eux-mêmes mouraient par douzaines » souligne le commandant Breton18 dans une autre lettre à sa famille. Au fil de leur transfert, les hommes ont été exposés à des souffrances indicibles. Fait prisonnier le 28 novembre 1812, Beulay précise, que pendant quatre jours, « on nous laissa exposés à toutes les rigueurs d’un hiver féroce et aux tortures de la faim »19. Et lorsqu’ils se remirent en route par moins 33, la moitié des prisonniers étaient morts en une nuit20. En route vers Vitebsk sur une route dévastée par la guerre, ils ne trouvent guère à se nourrir. « La plupart du temps, nous devions nous contenter de mâcher des racines »21. Quant à Minod, pris lors du passage de la Bérézina, il a livré un saisissant tableau de sa marche forcée vers l’Est : « Au printemps de l’année 1813, nous fûmes conduits dans l’intérieur de la Russie par détachements de 300 à 400 hommes, escortés par des cosaques réguliers et irréguliers. En général, les cosaques réguliers, qui sont de très bons cavaliers, n’étaient pas aussi barbares avec les prisonniers que les cosaques irréguliers, qui sont fantassins, armés d’une grande lance et d’un énorme fouet. Ces troupes sont barbares et les prisonniers eurent beaucoup à souffrir de leur brutalité. Les premières journées de marche dans l’intérieur furent très pénibles en raison des mauvais chemins, d’autant plus que la plupart d’entre nous avaient les pieds gelés. On les enveloppait dans toutes sortes de chiffons. Quand nous arrivions dans un village, on mettait 30 à 40 hommes dans un hangar, exposé à l’intempérie de la saison ; sans paille, l’on couchait sur la terre nue. Nous recevions pour notre subsistance deux cuillerées de gruau, de sarrasin, deux poignées de biscuit coupé par morceaux, fait avec de la farine de seigle, d’avoine, de pois et de fèves. Ce biscuit est tellement dur qu’il faut l’humecter longtemps avant de pouvoir en manger »22.

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14 Alexandre de Cheron n’est pas en reste. Fait prisonnier à Kovno (Kaunas), il atteste lui aussi les traitements barbares qu’il a subis aux côtés de ses infortunés camarades : « Les malheureux prisonniers étaient enfermés dans des cachots sans vivres et sans vêtements, dans la vermine jusqu’au cou, exposés tous les jours à la visite des Cosaques qui les battaient et les pillaient de manière ce qui échappait à l’assiduité de l’un n’échappait pas à l’autre, de sorte que les malheureux exposés à leur férocité étaient obligés de mourir de faim, de froid ou de coups. Enfin, d’après le rapport d’un officier qui se trouve dans le détachement, ils étaient quarante officiers et ils ne sont restés que trois. Jugez donc de ce que ce doit être pour les soldats, on leur refusait jusqu’à l’eau »23.

15 Dans le courant de l’année 1813, le sort des prisonniers encore en vie, - déjà sans doute moins du quart - s’améliore quelque peu. Des lettres de prisonniers mentionnent que douze kopecks par jour sont désormais attribués à chaque prisonnier ; Beulay précise qu’« en dehors du pain et de la viande, les officiers avaient droit à cinquante kopecks par jour » et que « les sous-officiers et soldats devaient en toucher quinze »24 ce qui permit aux hommes d’améliorer leur ordinaire, de se procurer chaussures et vêtements et de se débarrasser de la vermine… Le témoignage de Désiré Fuzellier va dans le même sens : il confirme avoir touché durant sa captivité une solde d’un « demi-rouble » par jour, soit un peu plus d’un franc et demi25. Toutefois, tous les prisonniers n’auraient pas bénéficié du même traitement. Fuzellier atteste avoir rencontré, alors qu’il se trouvait à Novgorod Veliki, des prisonniers auxquels il était donné « trois livres de farine et de gruau26 » mais qui ne touchaient qu’« un sou par jour ».

16 En juillet 1813, le ministère russe de la Police édicte une circulaire qui sera suivie en novembre d’un oukase impérial. Avant même la fin du conflit qui interviendra en mai 1814 avec la signature du premier traité de Paris, les deux textes offrent aux prisonniers d’origine paysanne, la possibilité d’opter pour le statut de « colons étrangers ». Libres de pratiquer leur culte, exemptés d’impôts pour cinq à six ans, les prisonniers se voient accorder un généreux subside et un lopin de terre pour les aider à s’installer dans les gouvernements-généraux de Saratov et de Ekaterinoslav27. Aux prisonniers artisans et ouvriers de métier, il est proposé de travailler dans des manufactures ou des fabriques, voire dans le bâtiment pour participer à la reconstruction des maisons et édifices détruits28 et bénéficier de contrats individuels, assortis de conditions financières avantageuses. Enfin, le gouvernement russe offre aussi aux prisonniers la possibilité de se faire naturaliser en optant pour une citoyenneté définitive provisoire de deux ou trois ans ou une citoyenneté définitive29. Ces mesures généreuses qui concernent officiers et simples soldats ont un objectif majeur : suppléer à la saignée démographique suscitée par la guerre et relancer l’économie impériale mise à mal par les dévastations. Elles seront bien accueillies : en août 1814, on évalue à un quart le nombre de prisonniers ayant choisi de devenir des sujets de l’empire russe, au titre, cependant, de la citoyenneté provisoire et non définitive pour la majorité d’entre eux ; et en 1837, on comptera à Moscou près de 1500 vétérans de la Grande Armée30.

17 Au même moment, l’État français se préoccupe lui aussi du retour de ses enfants, là encore pour des raisons essentiellement économiques et démographiques. Nommé commissaire au rapatriement, le baron Morain se rend en Russie à l’été 1814 pour y organiser les premiers retours qui se déroulent par bateaux dès l’été31. Ces rapatriements s’échelonneront jusqu’en 1816, date à laquelle certains sont encore

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mentionnés dans les archives32. C’est au sein de ces survivants, revenus de l’enfer russe, que figurent nos témoins.

L’Empire russe, terre de souffrance et de contrastes

18 Pour ces voyageurs « malgré eux », venus des confins occidentaux de l’empire et échoués pour certains dans l’Oural, voire en Sibérie, la Russie, on n’en sera pas étonné, c’est avant tout une terre de souffrance et de solitude.

Une terre de souffrance et de solitude

19 La souffrance est tout d’abord une souffrance physique et elle se confond avec les privations auxquelles les prisonniers furent durablement confrontés. La faim et le froid sont les leitmotivs des textes de souvenirs et les causes principales de la mortalité qui ravage les rangs des prisonniers. Obsessionnel, le froid est omniprésent dans le récit de Beulay et lui-même ne devra son salut qu’au fait qu’en route il est parvenu à se procurer « une cospodine, chaud manteau du pays, fait avec des peaux de mouton encore garnies de leur toison »33. Fait prisonnier et transféré à Arzamas sur la Volga, Alexandre de Cheron se plaint lui aussi du froid terrible : « 1er janvier 1814. […] Il fait un froid excessif. La Volga est gelée. On compte trente- trois degrés de froid. Les oiseaux gèlent en volant. En allant d’une maison à l’autre souvent on a le nez et les oreilles gelées. Le 1er février […] la température est insupportable »34.

20 Au froid et à la faim, s’ajoute encore, une fois les prisonniers arrivés à destination, un profond sentiment de solitude et d’isolement qui domine la plupart des lettres et des mémoires des soldats rescapés. Arrivé début décembre à Oufa, Beulay croit qu’il s’agit là du terme de son voyage ; mais peu après, il est contraint de se remettre en route alors que la population alentour se fait de plus en plus rare : « Cette fois du moins, nous nous croyions au bout de notre rouleau ! Eh bien ! pas du tout. Le 5 décembre, malgré la neige et un froid cuisant, il fallut que nous nous remettions en route, comme le Juif-Errant, pour nous enfoncer davantage encore dans ce maudit pays, où l’on ne trouvait même plus de chrétiens à qui parler »35.

21 Ce sentiment d’isolement est omniprésent dans les sources. Dans son journal de bord, de Cheron écrit de manière récurrente : « (20 septembre 1814) Village où il n’y a que deux maisons. Depuis deux jours il fait aussi froid que dans le mois de novembre en France. 21 septembre : Village. La route et les environs n’offrent que le spectacle de la plus affreuse misère ; partout des terres incultes et des villages réduits à trois ou quatre maisons et point d’habitants »36.

22 Ce sentiment d’isolement est encore accentué par le sentiment d’une distance culturelle immense séparant les soldats français, alphabétisés et chrétiens, des populations tatares et « mahométanes » (l’expression est courante sous leur plume) qu’ils côtoient dans les villages où ils sont relégués. « Depuis notre départ de Kazan, en effet, à l’exception de deux villages, l’un russe et l’autre tchérémisse, nous n’avions rencontré que des tartares »37 atteste Beulay, par ailleurs frappé par la pauvreté de ces villages et leur dénuement : « depuis longtemps déjà nous nous enfoncions dans des déserts où nous ne rencontrions que des masures de sauvages, chez qui faisaient défaut les choses les plus indispensables à la vie »38. Plus loin, il se plaindra de son quotidien

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fait de « repas sur le pouce, près de l’âtre fumeux de Tartares loqueteux et puants »39. Toutefois, Fuzellier, qui, du fait de son statut de médecin, a été en contact avec des individus plus divers, a un discours plus nuancé sur les Tatars. Il souligne que, contrairement aux Russes, ils ne boivent pas, et affirme que : « Ces peuples, quoique soumis aux Russes, sont bien plus industrieux et plus civilisés. Quoique leur nom (tartare) en impose à ceux qui ne le connaissent pas, on peut assurer que les Tatars sont doux, obligeants, quoique trompeurs. Ils vivent bien, aiment beaucoup la pâtisserie et prennent souvent du thé. Ils mangent du cheval et, pour cette raison seule, les Russes ont beaucoup de répugnance pour les Tatars. Tous les jours, matin, midi et soir, ils font leurs prières sur un drap, en lisant l’Alcoran. Ils n’ont ni jeûne, ni carême. Ils savent presque tous lire, écrire et calculer »40.

23 Mais ce jugement reste exceptionnel. Dans les récits des survivants, domine le sentiment d’une distance, voire d’une supériorité culturelle à l’égard de tous les peuples de l’Empire, y compris le peuple russe sur lequel les prisonniers français portent, comme on y reviendra plus loin, un jugement plutôt sévère. Qu’ils aient été confinés dans l’Oural, en « Petite Tatarie », en Bachkirie ou en Sibérie, tous les prisonniers ont donc éprouvé le sentiment lancinant de leur coupure du « monde civilisé » et de la monotonie de leur existence. En revanche, et ce point est important, si certains furent sollicités en fonction de leurs compétences (médecins, ébénistes…) et quelque peu rémunérés, ce qui leur permettait d’améliorer l’ordinaire, en revanche, aucun n’y fut astreint au travail forcé : c’était là un privilège non négligeable du statut de prisonnier de guerre.

24 Pays inhospitalier par son hiver interminable et son climat extrême, l’empire russe surprend aussi les prisonniers par ses dimensions (Fuzellier parcourra 4 000 kilomètres à pied, Beulay davantage !), les contrastes de ses paysages et la profusion de ses ressources naturelles. Car au printemps revenu, la nature s’anime et elle se fait généreuse.

Un pays aux ressources naturelles généreuses

25 C’est avec surprise et émotion que Fuzellier, prisonnier en « petite Tartarie », décrit la fertilité des terres, la richesse de la faune et de la flore et le caractère giboyeux des forêts. « Les canards, les oies sauvages, les bécasses, les grives, les mésanges, et une infinité d’autres gibiers affluent après la fonte des neiges. Il faut convenir que ce serait une belle contrée de la Russie, si l’hiver y était plus court et moins rigoureux. Car les denrées y sont à un prix très modéré et le sol en est très fertile »41.

26 Prisonnier dans l’Oural, Beulay découvre lui aussi une région moins inhospitalière que le rigoureux hiver ne le laissait penser. En fils de paysan originaire de la Beauce, il est sensible à la richesse d’un sol généreux en récoltes et avec le retour du printemps, il s’émerveille : « Nous avons été frappés de voir avec quelle rapidité les récoltes, confiées à la terre aussitôt après le dégel, croissaient sous l’action du soleil. En voyant onduler au souffre du zéphyr les champs de blé, d’orge et de seigle, dans les vastes plaines des environs, j’avais l’illusion des moissons du bon pays de Beauce »42.

27 Beulay aime bien manger et il égrène ses souvenirs de remarques quant à la richesse des ressources tirées de la pêche et de la chasse :

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« La viande y est de qualité supérieure, [dit-il en amateur], le poisson est exquis ; nous avions fait connaissance d’un vieux pêcheur (tatar) qui nous en fournissait tant que nous en voulions, à très bon marché. Le gibier qui pullule également est aussi à vil prix pour cette raison très simple, que les paysans n’en mangent pas ; ils ne touchent même pas au coq de bruyère. S’ils tuent lièvres et lapins, c’est uniquement pour se protéger contre leurs ravages, les dépouiller et utiliser leur fourrure »43.

28 Quant à Alexandre de Cheron, prisonnier à Cemenov, petite ville de la Volga où il arrive en septembre 1813, il souligne lui aussi avec satisfaction que « les vivres sont à bon compte ici. Il y a une grande quantité de gibiers »44.

29 Toutefois, la générosité et l’opulence de la nature ne sauraient faire oublier l’état de délabrement dans lequel se trouve le pays du fait des violences et des destructions de guerre.

Les stigmates de la guerre

30 En route vers l’exil mais plus encore, lorsque, amnistiés et libérés, ils ont repris la route pour rentrer, les prisonniers ont unanimement perçu et décrit à quel point la guerre avait été dévastatrice ; dans l’espace impérial, les stigmates du conflit sont en effet omniprésents. Évoquant son arrivée à Vitebsk, Beulay rappelle que la ville « avait eu particulièrement à souffrir de l’invasion et des nombreux combats qui s’étaient livrés aux alentours. Toutes les maisons avaient été fouillées, pillées de la cave au grenier. Je laisse à penser l’accueil que nous fit la population, massée aux portes de la ville pour nous recevoir »45.

31 Les villes, les villages, les églises incendiés par la Grande Armée sur son avancée ou par les armées russes sur leur retraite peinent à être reconstruits et en 1814, sur les théâtres des opérations, c’est encore la désolation. À Vornova46, « il restait environ huit à dix maisons, et les ruines d’un château magnifique » souligne Fuzellier. À Dorobouj, lieu de combats acharnés, le médecin observe : « Le feu avait étendu ses ravages dans les faubourgs et avait tout détruit. […] On commençait à rebâtir quelques cabanes. […] Avant d’arriver à Smolensk, nous eûmes à observer les ruines d’un faubourg qui fut tout à fait incendié en 1812. On le rétablissait alors. Ensuite, nous vîmes deux chapelles qui furent criblées de balles et de mitraille sans que les images qu’elles contenaient fussent mutilées »47.

32 En chemin vers la France, Cheron a lui aussi décrit les traces de la guerre et souligné la lenteur des reconstructions. Arrivé le 15 août 1814 à Wiazma, il écrit : « Wiazma : cette ville que je revois pour la troisième fois est très étendue. La plus grande partie en fut brûlée et principalement les maisons en brique qui sont en très grand nombre. Cette ville est loin d’être réparée quoiqu’on y travaille beaucoup. Nous y séjournâmes les 16, 17 et 18 »48.

33 Et, arrivé à Semlewo le 19, il confesse, conscient des souffrances que la guerre a infligées aux populations civiles : « Semlewo, village tellement dévasté que nous fûmes obligés de bivouaquer et n’osâmes pas pénétrer dans les affreuses maisons des habitants, quoi qu’il fit très mauvais temps. Heureusement nous avions des provisions. Il nous eût même été impossible de trouver de la farine. C’était sans doute pour nous punir que les Russes nous faisaient suivre cette route où nous trouvions à peine de quoi vivre, point de chevaux et les habitants malheureux par nous et qui ne nous avaient point pardonné »49.

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34 On le voit à cette dernière mention : les stigmates de la guerre ne sont pas seulement matériels ; ils sont également psychologiques et pèsent tant sur le comportement des Russes à l’égard des prisonniers que sur le regard porté par les captifs sur la société et l’état autocratique.

Regards croisés franco-russes

35 La plupart des sources témoignent des jugements contrastés dont les prisonniers français font l’objet de la part de la population.

Le peuple et les élites russes face aux prisonniers français

36 À l’unisson, les sources soulignent à quel point les Français sont haïs d’un peuple qui, sur leur passage, ne cesse de les poursuivre de sa vindicte et de son hostilité. À Vitebsk, Beulay et ses compagnons d’infortune doivent faire face à la colère d’une population transformée en « meute » contre laquelle l’escorte cosaque aura « toutes les peines du monde » à les protéger : « Ce n’était qu’imprécations, hurlements sauvages, menaces de mort ; les femmes surtout se faisaient remarquer par leurs accès de rage ; elles nous montraient le poing, comme de vraies furies, en nous lançant des apostrophes qui n’étaient point à l’eau de rose »50.

37 De son côté, s’approchant de Kazan, Fuzellier note dans son journal la haine populaire que les prisonniers suscitent sur leur passage51 ; il déplore aussi la rancune tenace des prêtres bien peu portés à la miséricorde et la propagande distillée par l’Église russe à l’encontre des « athées » qu’il s’efforcera, d’ailleurs, de démentir : « […] il était de l’intérêt de la nation russe d’inspirer au peuple autant d’horreur que possible contre une puissance qu’elle avait tant à redouter. Le vulgaire croyait, affirmativement, que nous étions des athées et bien d’autres absurdités que les Barons52 leur avaient fait croire. Ces crédules habitants furent bien convaincus du contraire, dès que nous pûmes nous expliquer avec eux et les dissuader : « Comment, disaient-ils, vous avez en France des églises, vous êtes baptisés, vous fêtez la Pâque, La Trinité »53 ?

38 Si les prisonniers ont à souffrir de la haine du peuple et de l’agressivité des prêtres, ils s’attirent a contrario, une certaine sympathie de la part des élites et plusieurs des survivants témoignent de comportements généreux de leur part à l’égard des captifs français. En route vers Vitebsk, Beulay est logé chez « un Polonais » qui fait préparer toutes les chambres disponibles de son vaste château et installe « les soldats et les sous- officiers dans les communs avec tout le confort possible »54. À Birsk, dans l’Oural, Beulay entre en contact « avec les principales maisons de Birsk et des alentours, et peu à peu il s’établit d’agréables relations entre les gens du pays, qui ne demandaient que cela, et les officiers français »55. À Mglin, le commandant Breton est dès son arrivée convié par le gouverneur de la ville à venir prendre le thé et à dîner56 ; quelques jours plus tard, il sera invité par un autre noble tout aussi francophile : « Un traîneau élégant me transporta lestement au sein de cette respectable famille, se composant du père, de son épouse et d’un fils âgé de dix-huit ans, le seul qui parlât passablement le français. […] Je passai dans cette agréable habitation une huitaine de jours que je trouvai bien courts, recevant les soins les plus délicats des

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hôtes bienveillants qui m’avaient fait connaître la providence pour me faire oublier une partie de mes maux »57.

39 On le mesure sans peine à la lumière de ces témoignages : la francophilie des élites a bel et bien résisté à la guerre. Pourtant, cette bienveillance à leur égard n’empêche pas les prisonniers d’émettre des jugements pour le moins sévères à l’encontre de ces mêmes élites, du peuple russe et de la société impériale dans son ensemble.

Des jugements sévères sur la société russe et son fonctionnement

40 Les sources à notre disposition foisonnent en effet de remarques et d’annotations très négatives sur la société russe, sa structure et son fonctionnement. Aux yeux de Fuzellier, le peuple russe dans son ensemble est indécis, apathique, superstitieux58 et, profondément ignorant, il ne saurait être considéré comme civilisé : « […] de tous les peuples qui composent l’empire russien, ce sont les Moscovites qui ont le moins d’éducation et qui sont le moins civilisés : car à l’exception de la noblesse russe, les libres et esclaves n’ont aucune connaissance dans les sciences et les arts, et vivent dans une ignorance honteuse »59.

41 Peu civilisés sinon barbares, les Russes sont également décrits comme asservis et incapables de secouer le joug dont ils sont victimes : « Incapables de concevoir un meilleur sort, ils courbent la tête sous la verge de leurs oppresseurs »60.

42 Les élites sont souvent décrites comme francophones et francophiles. À Oufa, Beulay est reçu avec un prisonnier médecin dans les plus riches familles de la ville et il découvre avec étonnement le poids et l’omniprésence de la culture française. L’épouse du gouverneur, excellente francophone, « elle prononçait le français avec une pureté et une intonation parfaite »61 précise Beulay, leur ouvre les portes de sa bibliothèque pour prendre le thé : « Elle nous fit remarquer que sur les rayons figuraient, au premier rang, les chefs- d'œuvre de la littérature française, depuis les maîtres du grand siècle jusqu’aux auteurs les plus récents. C’était un des luxes, une des jouissances de leur ménage de faire immédiatement venir de France et de déguster ensemble les productions nouvelles qui faisaient quelque bruit »62.

43 Ce goût pour la culture française n’est pas rare. Beulay mentionne encore que plusieurs des notables de Birsk recevaient des journaux, dont un en français, dont les colonnes « étaient remplies de nouvelles relatives aux affaires de France63 ». Et c’est à Birsk que Beulay apprendra dans ce journal en français l’abdication de Napoléon en mars 1814… Toutefois tous nos témoins ne se montrent pas si favorablement impressionnés par les élites russes. Fuzellier en particulier se montre plutôt critique à l’égard des nobles dont il juge la culture superficielle : « Ils recherchent beaucoup les étrangers afin d’observer leurs manières et de les imiter »64.

44 Cette dénonciation de l’imitation est à souligner : quelque vingt-cinq ans plus tard, on retrouvera ce même thème, tant dans la Première Lettre Philosophique de Tchaadaev (1836) que sous la plume du marquis de Custine dans La Russie en 1839. Enfin, après avoir traité des élites, plusieurs de nos sources s’attachent à décrire l’administration russe, dénonçant son hypertrophie et son inertie. À propos de la ville de Birsk, Beulay souligne : « Non seulement elle possède donc une garnison, mais elle a un commandant de place avec un nombreux état-major, et tous les fonctionnaires que comporte une sous-chancellerie. Ah ! il y en a de ces ronds de cuir ! Ce n’est du reste pas spécial à

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Birsk ; c’est une des plaies de la Russie, c’est une des causes de son piétinement sur place dans la voie de la civilisation. Menés militairement, tous ces sous-ordres laissent à leurs chefs le soin de penser pour eux ; l’esprit d’initiative leur est totalement inconnu ; ils adorent la sainte routine et ont horreur de toute innovation et de tout progrès qui dérangeraient leurs habitudes et secoueraient leur paresse »65.

45 Mais c’est la corruption au sommet de ces élites régionales qui choque les prisonniers français et cela d’autant plus qu’ils en seront eux-mêmes les victimes. Beulay verra la moitié du viatique concédé par l’empereur Alexandre Ier aux prisonniers désireux de rentrer chez eux par leurs propres moyens, lui être confisquée par le gouverneur- général66. Or, ce cas de malhonnêteté avéré semble avoir été répandu comme le rapporte Alexandre de Cheron : « Nous restâmes à Nijni-Novgorod jusqu’au 8 juillet (1814) à nous ennuyer d’autant plus que ce retard inattendu prolongeait notre captivité. Et était selon nous autant de jours enlevés au bonheur. Nous en connûmes depuis le motif. Le gouverneur savait que plusieurs des prisonniers avaient encore de l’argent. Le gouvernement leur permettait de prendre la poste à peu de frais et ordonnait au gouverneur de leur faciliter les moyens. Celui-ci, pour les y forcer, retardait notre départ. Aussi en partit-il une quinzaine dont il retint les appointements contre l’ordre de l’Empereur, ce qui fit que la plupart de ces messieurs n’ayant plus d’argent ne purent continuer leur route en poste »67.

46 Qu’ils aient été marqués au sceau du désespoir ou de l’optimisme, ces textes de rescapés de l’enfer russe constituent donc des sources de premier plan pour l’historien. Car au- delà de ce qu’ils disent des souffrances et des traumatismes endurés par ces prisonniers, c’est tout un faisceau d’images, d’impressions et de jugements souvent féroces et parfois drôles qui se dessinent sur les confins de l’empire, son système de gouvernement, ses classes sociales et son administration corrompue. Voyageurs malgré eux, les prisonniers français se sont ainsi transformés en observateurs attentifs et souvent indignés d’un régime autocratique et d’une structure socio-économique qu’en dignes enfants des Lumières et de 89, ile ne pouvaient que désapprouver, dans un douloureux jeu de miroir les ramenant sans cesse à leur propre histoire et à leurs propres valeurs.

NOTES

1. Marie-Pierre REY, L’effroyable tragédie, Une nouvelle histoire de la campagne de Russie, Paris, Flammarion, 2012. 2. Les officiers bénéficièrent parfois de conditions plus clémentes. 3. Hugh SETON-WATSON, The Russian Empire, 1801-1917, London, Clarendon Press, 1967, p. 138. 4. « Récit du lieutenant Bressoles » Revue du Souvenir Napoléonien, n° 135, 1979. Cité par Léonce BERNARD, dans Les prisonniers de guerre du Premier Empire, Paris, Christian, 2002, p. 215. 5. Honoré BEULAY, Mémoires d’un grenadier de la Grande Armée, 18 avril 1808-10 octobre 1815, de la Beauce à l’Oural par la Bérézina et d’Oufa à Ouzouer-le-Doyen, Paris, Honoré Champion, 1907, préface, p. XII.

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6. Raymond FUZELLIER, Introduction au Journal de captivité en Russie, 1813-1814, tenu par Désiré Fuzellier, médecin, p. 32. Édition numérique, Paris, Ginko éditeur, 2010. 7. Alexandre DE CHERON, Mémoires inédits sur la campagne de Russie, présentés par Robert de Vaucorbeil, Paris, Éditions Historiques Teissèdre, 2001. 8. Charles-François MINOD, Journal des campagnes et blessures, dans Combats et captivité en Russie, Mémoires et Lettres de soldats français, Paris, Librairie Historique Teissèdre, Collection du Bicentenaire de l’Épopée Impériale, 1999. 9. Commandant Auguste-Denis-Hippolyte BRETON, Lettres de ma captivité en Russie, dans Combats et captivité en Russie, Ibid. 10. Journal de captivité en Russie, 1813-1814, tenu par Désiré Fuzellier, médecin, op. cit., p. 32. 11. Ibid, p. 69. 12. C’est-à-dire en mauvais français, « marchez ! ». 13. Auguste BRETON, Lettres de ma captivité en Russie, op. cit., p. 125. 14. Honoré BEULAY, Mémoires d’un grenadier de la Grande Armée, op. cit., p. 105. 15. S.N. HOMCHENKO, « Voennoplennye armii Napoleona v Kazanskoj gubernii v 1812 - 1814 godah » dans Borodino i napoleonov skie vojny. Bitvy. Polja srazhenij. Memorialy. Materialy Mezhdunarodnoj nauchnoj konferenci,. Mozhajsk, 2008, p. 293-306. 16. Id., Références d’archives et de sources : Rossijskij Gosudarstvennyj Istoricheskij arhiv. Fond 1409, opis. 1, delo 656. Ch. 1. Feuillets 211-214 ; Nacional’nyj arhiv Respubliki Tatarstan. Fond 977 opis. « Sovet », delo 71, Ibid., Nacional p. 5-9 ; N.P. Zagoskin Istorija Imperatorskogo Kazanskogo Universiteta za pervye 100 let ego suschestvovanija, T.1. Kazan’, 1902, p. 406. (Pouvez-vous me réécrire complètement les notes de bas de page 15 et 16. Merci) 17. Journal de captivité en Russie, 1813-1814, tenu par Désiré Fuzellier, médecin, op cit., p. 70. 18. Auguste BRETON, Lettres de ma captivité en Russie op. cit., p. 129. 19. Honoré BEULAY, Mémoires d’un grenadier de la Grande Armée, op. cit., p. 92. 20. Ibid., p. 94. 21. Ibid.

22. Charles-François MINOD, Journal des campagnes et blessures, op. cit., p. 45. 23. Alexandre DE CHERON, Mémoires inédits sur la campagne de Russie, op. cit., p. 33. 24. Honoré BEULAY, Mémoires d’un grenadier de la Grande Armée, op. cit., p. 103. 25. Journal de captivité en Russie, 1813-1814, tenu par Désiré Fuzellier, médecin, op. cit., p. 47. 26. Ibid. 27. Aujourd’hui Dniepropetrovsk. 28. Sergej ISKJUL, Rokovye Gody Rossii, 1812, dokumenta’lnaja khronika, (Les années fatales de la Russie, 1812, une chronique documentaire), Petersburg, LIK, 2008, p. 313. 29. Vladlen SIROTKIN, « La campagne de Russie. Le destin des soldats de Napoléon après la défaite », Revue de l’Institut Napoléon, Paris, 1991-I, n° 156, p. 56-65. 30. Ibid. 31. Ibid. 32. Natalie PETITEAU, Lendemains d’Empire. Les soldats de Napoléon dans la France du XIXème siècle, Paris, Boutique de l’Histoire, 2003, p. 115. 33. Honoré BEULAY, Mémoires d’un grenadier de la Grande Armée, op. cit., p. 108. 34. Alexandre de CHÉRON, Mémoires inédits sur la campagne de Russie, op. cit., p. 38. 35. Honoré BEULAY, Mémoires d’un grenadier de la Grande Armée, op. cit., p. 126. 36. Alexandre de CHÉRON, Mémoires inédits sur la campagne de Russie, op. cit., p. 43. 37. Ibid. 38. Honoré BEULAY, Mémoires d’un grenadier de la Grande Armée, op.cit., p. 130. 39. Ibid, p. 162. 40. Journal de captivité en Russie, 1813-1814, tenu par Désiré Fuzellier, médecin, op. cit., p. 88.

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41. Ibid, p. 91. 42. Honoré BEULAY, Mémoires d’un grenadier de la Grande Armée, op. cit., p. 148. 43. Ibid, p. 135. 44. Alexandre de CHERON, Mémoires inédits sur la campagne de Russie, op. cit., p. 38. 45. Honoré BEULAY, Mémoires d’un grenadier de la Grande Armée, op. cit., p. 100. 46. En réalité Voronovo, un village appartenant au comte Rostopchine qui fit mettre le feu au château mentionné par Fuzellier. 47. Journal de captivité en Russie, 1813-1814, tenu par Désiré Fuzellier, médecin, op. cit., p. 103. 48. Alexandre de CHERON, Mémoires inédits sur la campagne de Russie, op. cit., p. 43. 49. Ibid, p. 43. 50. Honoré BEULAY, Mémoires d’un grenadier de la Grande Armée, op. cit., p. 100. 51. Journal de captivité en Russie, 1813-1814, tenu par Désiré Fuzellier, médecin, op. cit., p. 97. 52. C’est-à-dire les nobles propriétaires fonciers. 53. Journal de captivité en Russie, 1813-1814, Ibid, p. 81. 54. Honoré BEULAY, Mémoires d’un grenadier de la Grande Armée, op. cit., p. 98 55. Ibid, p. 135 56. Lettres de ma captivité en Russie par le commandant Breton, op. cit., p. 137. 57. Ibid. 58. On retrouve cette idée de superstition chez BEULAY, dans Mémoires d’un grenadier de la Grande Armée, op. cit., p. 148. 59. Journal de captivité en Russie, 1813-1814, tenu par Désiré Fuzellier, médecin, op. cit., p. 69. 60. Ibid, p. 75. 61. Honoré Beulay, Mémoires d’un grenadier de la Grande Armée, op. cit., p. 164. 62. Ibid, p. 162. 63. Ibid, p. 135. 64. Journal de captivité en Russie, 1813-1814 tenu par Désiré Fuzellier, médecin, op. cit., p. 74. 65. Honoré BEULAY, Mémoires d’un grenadier de la Grande Armée, op. cit., p. 130. 66. Ibid, p. 172. 67. Alexandre de CHERON, Mémoires inédits sur la campagne de Russie, op. cit., p. 40.

RÉSUMÉS

À partir d’un corpus de lettres, de souvenirs et de mémoires, l’article retrace le destin de plusieurs soldats et officiers de la Grande Armée faits prisonniers en Russie en 1812. Il s’attache à rendre compte des conditions matérielles et psychologiques dans lesquelles se déroulèrent leur déportation vers l’Est puis leur captivité, s’intéresse à leurs perceptions et leurs représentations de la société russe et du régime autocratique. Ces sources permettent de prendre la mesure des terribles souffrances et des traumatismes endurés par ces hommes ; mais elles en disent aussi beaucoup sur l’empire russe. Car sous leur plume, c’est tout un faisceau d’images, d’impressions et de jugements souvent féroces et parfois drôles, qui se dessine sur les confins de l’empire, son gouvernement, ses classes sociales et son administration corrompue.

Using a large collection of letters, recollections, and memoirs, this article traces the fate of several solders and officers of the Grande Armée who were made prisoners in Russia in 1812. It

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explains the material and psychological conditions of their deportation towards the East, their imprisonment, and offers a discussion of their perceptions and their representations of Russian society and of the autocratic regime. The sources used in this article give an account of the terrible suffering and traumatism endured by these men. At the same time, the sources reveal much about the Russian Empire. Under their plume, everything is a bundle of images, impressions, and judgments often ferocious, at times amusing, that depict the outer limits of the Empire, its government, its social classes, and its corrupt administration.

INDEX

Mots-clés : prisonnier de guerre, Russie, Russes, ego-documents, voyage, souffrance, solitude

AUTEUR

MARIE-PIERRE REY Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, Centre de recherches en histoire des Slaves, Marie- [email protected]

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Les images des ennemis dans la perception des conquérants de l’Europe (1805-1812) The Image of Enemies in the Perception of the Conquerors of Europe (1805-1812)

Maya Goubina

« Le temps était clair et doux, on entendait chanter les rossignols et le paysage invitait plutôt à une fête champêtre qu’à des combats meurtriers »1. « Il y a neuf mois, je me baignais dans les eaux du Memel ; aujourd’hui j’ai affronté les flots du Tage »2.

1 L’impact de l’époque napoléonienne dans l’évolution des perceptions mutuelles des nations européennes et, notamment, dans la formation des représentations françaises de l’Autre attire de plus en plus l’attention des spécialistes. Les guerres napoléoniennes amenaient des centaines de milliers de Français dans les différents « ailleurs » à la rencontre des armées adverses, mais aussi avec la population civile. « Arraché par la conscription à l’horizon étroit de son village natal, le fils de paysan voyait défiler devant lui les plaines monotones de l’Allemagne, les montagnes arides d’Espagne, les steppes glacées de Russie ; il découvrait Vienne, Berlin et Moscou, Venise et Madrid. Nul voyageur du XVIIIe siècle n’a parcouru un itinéraire européen comparable à celui du capitaine Coignet »3.

2 Nous nous proposons d’analyser l’image de l’ennemi ou, plutôt, les images des ennemis, qui se sont formées chez les soldats et officiers napoléoniens pendant la période choisie. Cette dernière englobant plusieurs campagnes, nous effectuerons une analyse comparative des perceptions françaises des différents peuples4. La sensibilité (parfois véritablement romantique) des « voyageurs malgré eux » – les participants des campagnes impériales – au pittoresque des terres inconnues est un thème déjà éprouvé5.

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3 Les limites chronologiques correspondent à la période où la présence massive des Français était, d’une part, indissociablement liée avec le nom d’un seul personnage historique – l’empereur Napoléon. D’autre part, pendant cette période cette présence française dans les pays européens était le fruit de la domination politique et militaire impériale, même si la guerre en Espagne en représentait une faille importante. Ce n’est, en effet, que la campagne de Russie de 1812 qui constituera le réel tournant de la fortune militaire napoléonienne sur terre et qui entraînera la défaite du régime.

4 Les objectifs de ce travail imposent certains critères de choix de documents. En premier lieu, nous utiliserons uniquement les textes qui sont contemporains des événements : la correspondance, les journaux intimes et les carnets de route6. Nous avons exclu de notre base de travail tous les écrits rédigés a posteriori même si les notes prises au jour le jour leur avaient servi de base. Afin d’essayer de capter des traces de formation des perceptions, il est indispensable d’éliminer les mémoires bien postérieurs aussi bien que les souvenirs rédigés seulement un ou deux ans après les événements décrits. En effet, les changements politiques ayant été rapides et importants, il est fort probable que les Français pouvaient décrire leurs propres impressions différemment avant et après la chute du régime napoléonien. En deuxième lieu, nous avons naturellement limité notre corpus aux écrits des Français en mettant de côté ceux de leurs alliés, y compris francophones, plus ou moins forcés de servir dans les troupes napoléoniennes. En troisième lieu, nous avons exclu les notes des prisonniers : leur statut et la durée de leur présence sur le sol étranger réduisent les possibilités de saisir les impressions et perceptions instantanées.

5 Il est, enfin, important de rappeler que plusieurs circonstances influençaient l’attitude des participants des guerres napoléoniennes. En premier lieu, il s’agit de la position des auteurs dans la hiérarchie militaire. En deuxième lieu, il faut tenir compte de la nature de leurs responsabilités et de leurs fonctions dans les armées. Il est évident que le regard d’un soldat de ligne ne sera pas le même que celui d’un chirurgien ou d’un pharmacien militaire, alors que la perception des événements et des réalités sera encore différente chez un commissaire de guerre ou chez un aide-de-camp, etc. En troisième lieu, les circonstances d’ordre purement militaire (périodes de siège ou offensives) et la position des régiments des auteurs (participation dans telle ou telle bataille ou attente dans la réserve, etc.) jouent un rôle important dans la formation de l’état d’esprit des auteurs des textes étudiés. Enfin, les circonstances d’ordre personnel (avant tout l’état de santé, mais aussi la situation familiale, etc.) ont leur impact sur la perception par les militaires des événements et des réalités.

Capacités et disponibilités pour la découverte de l’Autre

6 La découverte de l’Autre, surtout dans les conditions spécifiques des opérations militaires, exige non seulement une disponibilité d’esprit et une curiosité certaines, mais aussi des capacités bien précises. Notons que le gouvernement impérial, dans son souci d’augmenter les chances de conquête, favorisait l’aspect « découverte » de ses campagnes : la publication des dictionnaires de langues en témoigne. La consultation des catalogues de la Bibliothèque Nationale de France permet de voir les résultats de cette production, alors que les textes des égo-documents en illustrent l’usage. Pereuse

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note : « j’avais toujours dans ma poche un vocabulaire espagnol qui me permettait de me faire comprendre »7.

7 Plusieurs militaires signalent plus ou moins explicitement l’importance de la maîtrise de la langue des contrées « visitées ». Et si H.-J.-V. de Saint-Simon souligne cet aspect plutôt du point de vue des circonstances – sa maîtrise de l’espagnol lui a plusieurs fois permis d’éviter le pire8 – ses compagnons d’armes affichent une attitude qui les rapproche des voyageurs curieux. Chaque entrée dans un nouveau pays est signalée dans le journal de Choderlos de Laclos par le vocabulaire des mots les plus usités avec leur traduction en idiome local. Le vocabulaire polonais contient même des expressions et de courtes phrases9. Lors de la campagne de Prusse en 1806, M. de Tascher profite, quant à lui, des moments de calme… pour apprendre la langue du pays. « Je coule ici des jours bien tranquilles […] la pêche et l’étude de l’allemand partagent mon temps qui s’écoule sans que je m’en aperçoive »10. Deux ans plus tard – en Espagne – il regrettera de ne pas pouvoir poser des questions en visitant la ville de Burgos faute de savoir l’espagnol11. Alors qu’en 1812 J. Bréaut des Marlots essaie de profiter de sa double chance de tomber dans une maison non désertée et habitée par des francophones afin de pallier son ignorance du russe. « J’étais tombé dans une maison française d’origine […] Je priai ces dames […] de me mettre un peu au courant des usages russes »12. En outre, nombreux sont ceux qui expliquent dans leurs notes la signification des noms des lieux géographiques traversés.

8 Le complexe de supériorité est, bien entendu présent dans les écrits des Français, parfois sous une forme très explicite : le luxe et l’élégance des cafés viennois seraient « au moins à un siècle en arrière de Paris »13. Cela n’empêche cependant pas les conquérants de faire preuve de curiosité et d’une bonne capacité d’observation, voire d’objectivité. Ainsi, le même Choderlos de Laclos atteste que la ménagerie offre de meilleures conditions de vie aux animaux à Schönbrunn qu’à Paris et, plus loin, il confirme qu’à Tilsit les villages des civils sont également dévastés aux alentours du camp russe et de celui français14.

9 Soulignons, enfin, l’envie de découvrir et de décrire manifestée par les conquérants napoléoniens. La richesse de leurs textes en est la première preuve. En outre, certains militaires expriment leur déception quand les circonstances ne leur permettent pas de consacrer autant de temps qu’ils voudraient à la « visite » des lieux ; d’autres le précisent pour expliquer la brièveté de leurs notes. « Laisser la jolie petite ville d’Ips située au bord du fleuve sans la visiter fut un peu cruel pour moi, mais il fallut se conformer aux circonstances »15. Plusieurs sont, donc, conscients du rôle d’intermédiaires culturels qu’ils peuvent quasiment jouer auprès de leurs contemporains qui liront leurs lettres ou leurs carnets de routes. « Il est inutile que j’entreprenne de faire la description de cette capitale [Vienne], attendu qu’elle est déjà assez connue »16.

Contrées « visitées »

Géographie : temps, climat, saisons, paysages et routes

10 Les remarques sur le climat, le temps et les routes sont parmi les plus fréquentes dans les textes des soldats et officiers napoléoniens, qu’il s’agisse de l’effervescence des offensives ou des marches intermédiaires, voire des périodes de repos dans les bivouacs

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et dans les villes. Même si les indications sur ces sujets étaient, à l’origine, destinées à illustrer les difficultés de la vie d’un soldat, leur régularité et leur nombre dépassent le cadre d’une simple chronique quotidienne de la vie des militaires17. Les participants de la campagne de Russie signalent les spécificités du climat nordique comme, par exemple, les nuits blanches inconnues en France : « nous n’avons presque pas de nuit c’est un crépuscule d’environ deux heures »18. Les égo-documents permettent également de confirmer que les grands froids du mois de novembre n’ont été que l’apogée et non pas le seul exemple du fort impact que les conditions climatiques ont eu sur le déroulement des opérations militaires et, surtout, sur l’état d’esprit des Français en 181219.

11 Les descriptions des paysages espagnols, portugais, mais aussi de ceux de l’Europe centrale attirent l’attention du lecteur par leur style romantique : « les gorges des roches », « des vastes plaines » et les positions « riantes » des villages remplissent les notes des militaires. Certains d’entre eux vont faire des promenades en dehors des bivouacs pour découvrir d’autres paysages moins connus. Ainsi, Choderlos et Duriau vont se rendre sur les bords de la Baltique20. Si les paysages russes inspirent moins les participants de la guerre de 1812, ces derniers sont, en revanche, impressionnés par la beauté inhabituelle des routes en Russie. Le témoignage de J. Bréaut est l’un des plus impressionnants. L’image des horreurs vues sur le champ de Borodino laisse la place dans sa lettre à l’image étrangement paisible et précise de la route menant vers l’ancienne capitale russe. « Revenons sur la route de Moscou qui est un chef-d’œuvre de l’art. On peut marcher à dix voitures de front. De chaque côté il y a deux rangées d’arbres très hauts entre lesquels il y a un chemin pour les personnes à pied. Ces arbres ressemblent beaucoup aux saules pleureurs ; ils préservent en été des fortes chaleurs par leur ombrage hospitalier, et en hiver ils servent de guides quand la neige remplit les précipices qui sont fréquents, en confondant le ciel avec la surface de la terre »21.

12 Notons, en outre, qu’en 1812 les militaires français sont amenés à éprouver par leur propre expérience la véracité de l’un des stéréotypes classiques sur la Russie : celui des espaces russes à perte de vue. Enfin, les remarques concernant la faune, la flore et l’agriculture (la nature des terres et les cultures) des territoires traversés complètent les descriptions des paysages. « Les environs de la ville sont charmants, ils sont remplis de vignobles et de petits jardins »22.

Villes

13 Le succès ou la difficulté du déroulement d’une campagne militaire sont reflétés dans les égo-documents de différentes façons plus ou moins explicites. Les remarques sur la présence ou l’absence des autochtones dans les villages et les bourgs traversés est une preuve implicite de la difficulté de la campagne. En effet, ce sont les participants de la campagne de Portugal, de celle d’Espagne et de celle de Russie qui prennent rapidement l’habitude de retenir ces informations, alors que leurs compagnons d’armes qui se trouvaient en Prusse ou en Autriche ne couraient pas le risque de trouver les habitations vides. Tous les militaires sont, en revanche, unanimes dans l’application avec laquelle ils signalent toutes les étapes de leurs marches et ne manquent presque jamais d’en évoquer quelques traits caractéristiques (« jolie petite ville », « mauvais

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village »), sans parler des descriptions bien détaillées et développées des grandes villes connues.

14 L’aspect « découverte » des campagnes napoléoniennes est, en effet, surtout explicite dans les notes consacrées aux séjours dans les villes des contrées conquises. Les militaires des armées napoléoniennes décrivent l’infrastructure et l’architecture des villes, les styles de construction qui y sont adoptés. Ainsi, la ville de Dantzig est « bien bâtie d’après la méthode allemande »23. Notons que même les notes sur le séjour dans Moscou, dont la majeure partie a disparu dans les flammes dès sa reddition, témoignent de l’effort des militaires français. Le majestueux tableau de l’embrasement de l’ancienne capitale russe leur sert surtout de preuve indiscutable de caractère viscéralement autre de la mentalité russe. « C’est la plus belle horreur que j’ai vue et verrai de ma vie […] Les Russes sont de grands barbares »24. En revanche, ils tâchent de décrire Moscou où plutôt de reconstruire son image d’après ce qui en restait après l’incendie. « La ville de Moscou était grande et belle, pas aussi uniformément bâtie que Paris, mais beaucoup plus grande et ayant au moins cinq cents palais plus que Paris, des magasins immenses »25. Si les occupants de Moscou brûlée et des villes d’Espagne gangrenées par les horreurs commises par et contre la guérilla arrivent à en rédiger des descriptions pittoresques, c’est d’autant plus le cas de ceux qui « visitent » Vienne, Berlin, etc. et qui en offrent des récits de plusieurs pages. Les théâtres et les musées, les promenades et les fortifications sont plus ou moins longuement décrits, mais aussi analysés de plusieurs points de vue : leur modernité et leur confort, leur beauté et leur emplacement, leur richesse et leur histoire. Ainsi, en notant ses observations concernant les fortifications de la ville de Wurzbourg, F. Duriau fait un aveu très intéressant qui témoigne de son objectivité : « si j’osais je dirais qu’elle est imprenable (quoique ce mot soit exclu du dictionnaire français) »26.

15 Enfin, tout en rendant hommage aux lieux mémorables de la gloire des armes françaises dans les campagnes passées, les militaires des armées napoléoniennes évoquent également les lieux de gloire de leurs adversaires. « On y remarque une pyramide qui a été érigée en mémoire d’un colonel de hussards autrichiens tué dans le même endroit lors de la guerre des années VIII et IX »27. En outre, les militaires français visitent les lieux de mémoire et d’histoire de leurs ennemis, comme, par exemple, le tombeau de Marie-Thérèse à Vienne28 ou « Frédéric-Le-Grand sur son cheval de bronze » à Berlin29.

Mœurs, coutumes et caractère national

16 Il est évident que ce sont les conditions d’une « guerre civilisée » – stationnement dans les villes et les villages chez l’habitant – qui permettaient aux militaires français de mieux « découvrir » les mœurs et les coutumes locales. Les conquérants décrivent les dîners et les soirées (jeux et danses) organisés par leurs hôtes. L’extrait du carnet de J. Dumas consacré à son séjour à Vienne en hiver 1805-1806 après la bataille d’Austerlitz est particulièrement riche en témoignages de ce genre. « Vienne, le 6 [janvier] (jour des rois) – Grand dîner chez notre hôte ; nous y avons tiré le gâteau des rois. Les six demoiselles de Funtkirchen et autres dames y étaient invitées ; la soirée était charmante »30. Les histoires galantes sont une autre illustration d’une sorte d’« intégration » dont bénéficiaient les conquérants. Ces derniers font également des sorties aux théâtres, dans les promenades publiques et au musée. Par conséquent, les

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écrits des Français contiennent de nombreuses remarques, descriptions, voire réflexions sur les mœurs et coutumes des habitants des terres allemandes et autrichiennes. D’après les uns les Allemands [sic] auraient un « caractère froid, maussade même »31, les autres tout en leur accordant quelques « apparences » positives32 mettent en garde contre leur manque de franchise. Les autres encore font des comparaisons tout en évoquant la couleur locale : « Vienne est certainement préférable à Berlin. Dans la capitale de l’Allemagne du nord, on trouve trop de pipes et on boit trop de bière »33. Duriau décrit les passe-temps habituels des habitants de Berlin et de ses alentours : « pendant que les femmes boivent du thé et tricotent, les hommes fument la pipe, boivent [du] café ou [de la] bière, politiquent à toute outrance »34. Enfin, M. de Tascher est particulièrement sensible à l’esthétique vestimentaire. Son journal contient un grand nombre d’observations concernant les costumes des femmes et des hommes des contrées traversées avec, éventuellement, des remarques sur le physique des habitants. Ses notes sur la Prusse contiennent, par exemple, ses observations sur les différences entre les vêtements des femmes catholiques et ceux des femmes protestantes35.

17 Les contacts avec la population espagnole sont extrêmement complexes et, pourtant, les écrits des Français contiennent quelques informations sur cet ennemi. « Les Castillans sont superbes d’allure »36. Saint-Simon profite, en outre, d’un moment de calme dans Madrid pour mener le train de vie « ordinaire » et va au théâtre italien à quatre reprises37.

18 En 1812 l’armée russe se replie sans cesse tout en appliquant la politique de la « terre brûlée », la population civile quitte, elle aussi, les villes et les villages. Cette démarche « isolationniste » réduit les possibilités de contact encore plus qu’en Espagne. Les militaires de la Grande Armée ne manquent pas de signaler l’absence de l’aspect « sociable » de la campagne de Russie. « Nous n’avons pas vu de femmes depuis les maîtresses de poste de la Pologne, mais en revanche nous sommes grand[s] connaisseurs en incendies »38. Ainsi, en 1812 les Français sont forcés de découvrir les traits du caractère – l’opiniâtreté et la capacité de sacrifice – du peuple russe ainsi que sa mentalité autre. Les Français sont obligés de reconnaître que les Russes ont réussi à transformer cette guerre en un affrontement non pas deux empires mais deux systèmes de valeurs39. Notons, en outre, que la résistance russe et le déroulement absolument imprévu de la campagne mettent à l’épreuve le complexe de supériorité affiché par les militaires de la Grande Armée au début de l’offensive.

Culture matérielle

19 Pendant les campagnes dans les contrées où les habitants s’en fuyaient à l’approche de l’ennemi (la campagne de Russie en 1812, mais aussi celles d’Espagne et de Portugal ainsi que la première guerre de Pologne en 1807), les observations ethnographiques des Français concernaient plutôt la culture matérielle de l’« ailleurs » visité. Il est frappant que Giraud utilise l’image de cet « ailleurs » récemment découvert afin de mieux décrire ce qu’il vit chez lui. C’est en racontant son séjour à Paris qu’il signale avoir aussi bien dormi « que dans les lits des grands seigneurs polonais »40. Les participants de la campagne de Russie décrivent également beaucoup les palais de la noblesse russe qui les avaient impressionnés par leurs richesses. L’ameublement, les œuvres d’art, les bibliothèques et les caves des seigneurs moscovites sont régulièrement évoqués dans

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les écrits des militaires de la Grande Armée. Le détail des descriptions des châteaux et palais de la noblesse russe et polonaise dépasse de loin l’intérêt premier des militaires en campagne soucieux de la question du logement. C’est quand il s’agit des habitations du simple peuple que le côté pratique et l’utilité attirent davantage l’attention des militaires français et sa remarque n’est pas du tout ironique. Cependant, ces descriptions-là témoignent, elles aussi, de l’intérêt que les militaires français portent à la découverte. Ainsi certains sont capables de percevoir l’esthétique inconnue des isbas russes. « Beauté des villages, bien alignés, menuiserie en dentelle »41. D’autres observent les fonctionnalités des chaumières des montagnards portugais. « Nous y trouvâmes encore, sur des claies posées sur les poutres qui supportaient la toiture, une grande quantité de châtaignes desséchées [...] Les cheminées, dans ce pays, sont tout à fait inconnues. On a fait du feu au milieu de la pièce et la fumée se dégage à travers les tuiles creuses des toits : elle contribue ainsi à dessécher les châtaignes »42.

20 Les notes des participants de la campagne de 1812 non seulement s’inscrivent parfaitement dans la tradition de la perception française de l’architecture religieuse russe, mais en constituent le chaînon manquant43. En effet, les voyageurs occidentaux des XVIe et XVIIe siècles « à de rares exceptions près, n’ont pas su voir la beauté de cet art [religieux orthodoxe]. Affaire de sensibilité sans doute ; il faudra attendre le XIXe siècle pour le découvrir »44. Ce sont précisément les écrits des militaires de la Grande Armée qui ouvrent l’époque du véritable intérêt français envers les églises orthodoxes en en offrant de nombreuses descriptions du décor extérieur et intérieur, des clochers et des croix, des icônes et des crucifix. En analysant les textes sur la Russie et en constatant le nombre important de remarques sur la présence des églises, nous nous sommes demandés si cette attitude des militaires de la Grande Armée ne s’expliquait pas par les circonstances particulièrement pénibles de la campagne. Les moyens et les petits villages russes ne possédaient pas leur église. Les clochers à l’horizon, annonçant donc la présence d’un bourg ou d’une ville, ne ranimaient-ils chez les combattants un nouvel espoir de quartiers éventuels ? La présence ou l’absence des clochers à l’horizon avait dans les conditions sévères d’une campagne difficile, une importance vitale pour les militaires de la Grande Armée. La confirmation de notre hypothèse se trouve dans les textes des participants de la campagne d’Espagne. « On voit parfaitement d’ici Saragosse et, par le nombre de clochers et de monuments élevés, on juge que c’est une grande et belle ville »45.

Troupes ennemies et population civile victime des guerres

21 L’image des troupes et armées ennemies est présente, quoique pas très abondamment, dans les notes des Français. Choderlos de Laclos profite bien de sa présence à Tilsit en été 1807 pour observer les Russes et noter ses impressions. D’abord, il décrit la garde de l’empereur russe : sa tenue et son comportement au moment du passage de ses supérieurs. Ensuite, Choderlos n’hésite pas à s’arrêter « longtemps » pour « examiner à son aise » l’empereur russe Alexandre Ier. « Il est grand et bel homme, figure distinguée, blond, la taille forte. Pendant que je l’examinais, il lisait un papier qu’il déchira avec lenteur. Sa physionomie exprimait de l’indifférence. Alors il prit une lorgnette pour m’examiner à son tour »46. Quelques lignes plus loin, le témoin français fournit l’impression que lui a inspirée le grand-duc Constantin – le frère de l’empereur47.

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Ensuite, il va observer le camp russe sur le bord opposé du Niémen. Enfin, le soir de la même journée, Choderlos entreprend une tentative réussie pour traverser le fleuve afin de visiter le camp russe de plus près. Il décrit « l’aspect sauvage et barbare » des « fameux Kalmuks » en signalant que « ces troupes n’ont point encore donné contre les Français » et que, par conséquent, il « ignore s’ils sont aussi braves que les Cosaques »48. Enfin, il est satisfait de rencontrer un officier des troupes régulières et de s’entretenir avec lui en français. Notons que, malgré les difficultés de la campagne de 1812, les Français font preuve d’une attitude équitable et accordent à leurs adversaires des qualités militaires : avant de se replier les troupes russes se défendent avec acharnement et opiniâtreté. Les troupes prussiennes ou les armées autrichiennes – les ennemis mieux connus – ne sont pas décrites dans les textes français.

22 Enfin, il est important de noter que l’image de la population civile – victime des guerres incessantes de cette époque – est régulièrement évoquée dans les récits des héros napoléoniens. En avouant tout leur enthousiasme inspiré par la gloire des armes françaises, ils restent lucides et constatent que la guerre n’est pas le vœu de la majorité de la population qui en souffre énormément. Les réflexions de ce genre sont nombreuses dans la plupart des textes analysés avec, toutefois, une moindre présence dans les écrits datés de l’année 1812. L’inconnu de l’« ailleurs » russe et le déroulement stupéfiant de la campagne avaient décidément brouillé les repères des militaires français.

23 Cette étude montre une fois de plus que l’expérience de mobilité des soldats et des officiers des armées napoléoniennes dans le cadre des opérations militaires pouvait engendrer des pratiques de voyageur, l’écriture des textes descriptifs en étant l’une des conditions nécessaires. En effet, « c’est la manière de vivre et de penser la mobilité, d’introduire l’observation à travers la sécheresse des étapes et des faits, d’arriver à la rencontre de l’autre qui est déterminante pour une définition opératoire du voyage »49. Les conquérants napoléoniens font, en effet, preuve d’une curiosité et d’une capacité d’observation exemplaires surtout si l’on prend en compte les conditions très spécifiques de leur mobilité. Leurs écrits ne l’illustrent que trop clairement : les descriptions de la beauté de la nature et des constructions humaines sont insérées parmi les récits des événements militaires et les images terrifiantes de la guerre.

24 Une large utilisation des documents relatant la campagne de Russie nous a permis d’effectuer une analyse comparative des impressions françaises de l’ensemble des campagnes impériales. Cette approche contribue à effacer certaines tendances à séparer les études des campagnes « victorieuses » des travaux consacrés à la guerre de 1812. En effet, cette dernière est le plus souvent analysée à part ou, tout au plus, dans une optique de comparaison avec la guerre d’Espagne. Cette approche provient d’un regard sur les campagnes napoléoniennes axé sur leur déroulement et leurs résultats. Il semble, cependant, qu’afin d’apporter de nouveaux éclairages sur les mentalités de l’époque, il est temps de (re)penser les campagnes de Napoléon dans leur ensemble, autrement dit de tenter de les voir avec l’œil de leurs contemporains dans leur continuité. Cette étude est une première contribution dans cette direction. PILSJournal de marche du grenadier Pils (1804-1814)TASCHERNotes de campagnes (1806-1813)TULARDTULARDNouvelle bibliographie critique des mémoires sur l’époque napoléonienne écrits ou traduits en français,ehttp://www.theses.paris4.sorbonne.fr/ these_goubina/paris4/2007/these_goubina/html/index- frames.htmlPETITEAUBOURGUINATVENAYREVoyager en Europe de Humboldt à Stendhal.

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Contraintes nationales et tentations cosmopolites. 1790-1840PEREUSERevue rétrospectiveSAINT- SIMONCarnet Historique et LittéraireIbidCHODERLOS DE LACLOSLe fils de Laclos. Carnets de marche du commandant Choderlos de Laclos, an XIV-1814ieieLiaisons dangereusesTASCHERop. cit.IbidIbidBRÉAUT DES MARLOTSBRÉAUTLettre d’un capitaine de cuirassiers sur la campagne de Russie DENNIÉEItinéraire de l’empereur Napoléon pendant la campagne de 1812CHODERLOS DE LACLOSop. cit.Ibid.DURIAUMémoires de la Société dunkerquoise pour l’encouragement des sciences, des lettres et des artsCHODERLOS DE LACLOSop. cit.THORALBOURGUINATVENAYREop. cit.,LEDRU DES ESSARTSUn grand patriote sarthois méconnu : la vie de ce soldat courageux qui n’aimait que la paix, CHODERLOS DE LACLOSop. cit.DURIAUMémoiresop. cit.BRÉAUT DES MARLOTSop. cit.DURIAUMémoires,op. cit.,CHODERLOS DE LACLOSop. cit.GORIAÏNOW Lettres interceptées par les Russes durant la campagne de 1812Carnet de la Sabretache25BRÉAUT DES MARLOTSop. cit.26DURIAUMémoires, op. cit.27VIALCarnet de la Sabretache28CHODERLOS DE LACLOSop. cit.29LEJEUNECarnet de la Sabretache30DUMASCarnet de la Sabretache31VIALop. cit. 32GIRAUDLe carnet de campagne du commandant Giraud33GIRAUDop. cit.34DURIAUMémoires, op. cit.35DE TASCHERop. cit.36GIRAUDop. cit.37SAINT-SIMONop. cit.38Lettres interceptées [...], op. cit. 39ZEMCOVFrancuzskij ežegodnik [Annuaire français] 2006,http://annuaire-fr.narod.ru/statji/ Zemtsov-2006.html40GIRAUDop. cit.41TASCHERop. cit.42PEREUSEart. cit. 4344MERVAUDeeMERVAUDUne infinie brutalité : l’image de la Russie dans la France des XVIe et XVIIe siècles45SAINT-SIMONop. cit.46CHODERLOS DE LACLOSop. cit.47TASCHERop. cit.48CHODERLOS DE LACLOSop. cit.BOURGUINATBOURGUINATVENAYREop. cit.

NOTES

1. François PILS, Journal de marche du grenadier Pils (1804-1814), Paris, P. Ollendorff, 1895, p. 42. 2. Maurice de TASCHER, Notes de campagnes (1806-1813), Châteauroux, Société d’Imprimerie, d’Édition et des Journaux du Berry, 1932, p. 88. 3. Jean TULARD, « Préface » dans Jean TULARD, Nouvelle bibliographie critique des mémoires sur l’époque napoléonienne écrits ou traduits en français, Genève, Droz, 1991, p. 7. 4. La guerre de la 3e coalition (1805), la campagne de Prusse (1806), la première guerre de Pologne (1806-1807), la guerre d’Espagne (1807-1814), la campagne d’Autriche (1809), la campagne de Portugal (1807-1808) et la campagne de Russie (1812). 5. Voir les travaux de nos collègues russes (Vladimir. N. Zemcov, Nicolaï V. Promyslov) et français (Marie-Pierre Rey, Natalie Petiteau, etc.) ainsi que nos articles et notre thèse de doctorat disponible en ligne sur le site de l’Université Paris IV (http://www.theses.paris4.sorbonne.fr/ these_goubina/paris4/2007/these_goubina/html/index-frames.html). 6. Le travail présent se différencie en cela de l’article de Natalie Petiteau et nous verrons comment la limitation du corpus des sources aux textes strictement contemporains permet de nuancer le tableau brossé par l’historienne. En outre, nous utiliserons plus largement les égo- documents relatant la campagne de Russie. Voir Natalie PETITEAU, « Les voyages des hommes de la Grande Armée : de la vie militaire aux pratiques de la mobilité géographique » dans Nicolas

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BOURGUINAT, Sylvain VENAYRE (dir.), Voyager en Europe de Humboldt à Stendhal. Contraintes nationales et tentations cosmopolites. 1790-1840, Paris, Nouveau monde éditions, 2007. 7. PEREUSE, « Campagne de Portugal (1810-1811) », Revue rétrospective, 1889, t. X, p. 2. 8. Henri Jean Victor de SAINT-SIMON, « Carnet de campagne du duc de Saint-Simon », Carnet Historique et Littéraire, 1899, t IV, p 244- 246 ; « Campagne d’Espagne de 1808-1809 » Ibid, 1899, t IV, p. 439-441. 9. Voir Étienne Fargeau CHODERLOS DE LACLOS, Le fils de Laclos. Carnets de marche du commandant Choderlos de Laclos, an XIV-1814, Lausanne, Payot et Cie ; Paris, Fontemoing et Cie, 1912, p. 71-73. L’auteur de ces carnets est le fils de l’auteur des célèbres Liaisons dangereuses. 10. Maurice de TASCHER, op. cit., p. 23-24. Voir aussi à propos de ses efforts dans l’étude de l’allemand ; Ibid, p. 38. 11. Ibid, p. 75. 12. Jean BRÉAUT DES MARLOTS, « Lettre d’un capitaine de cuirassiers sur la campagne de Russie » dans Jean BRÉAUT, Lettre d’un capitaine de cuirassiers sur la campagne de Russie ; Pierre Paul DENNIÉE, Itinéraire de l’empereur Napoléon pendant la campagne de 1812, Paris, La Vouivre, 1997, p. 8. 13. Étienne Fargeau CHODERLOS DE LACLOS, op. cit., p. 38. 14. Ibid., p. 43-44, 121. 15. François DURIAU, « Carnet de route », Mémoires de la Société dunkerquoise pour l’encouragement des sciences, des lettres et des arts, 1907, t. 46, p. 42. 16. Étienne Fargeau CHODERLOS DE LACLOS, op. cit., p. 37. 17. Nous ne sommes donc pas d’accord avec l’opinion de Marie-Cécile Thoral qui qualifie ce sujet simplement de « chronique de la vie dans les bivouacs » tout en l’opposant aux écrits des voyageurs traditionnels qui auraient fourni des informations plus complètes (quel temps fait-il en général dans la contrée traversée dans une saison donnée, quel type de climat y règne ?) En effet, combien de vrais voyageurs de la même époque mentionnaient non seulement le temps qu’ils avaient eu la chance ou la malchance de subir, mais réussissaient aussi à fournir des renseignements plus larges sur les pays traversés ? Voir Marie-Cécile THORAL, « Sur les routes avec les hommes de Wellington : le " voyage " des militaires anglais en France en 1813-1814 », dans Nicolas BOURGUINAT, Sylvain VENAYRE (dir.), op. cit., p. 289. 18. François Roch LEDRU DES ESSARTS, Un grand patriote sarthois méconnu : la vie de ce soldat courageux qui n’aimait que la paix, Le Mans, J.-L. Bonnéry, 1988, p. 82. 19. Pour plus de détails à ce propos voir notre thèse de doctorat. 20. Étienne Fargeau CHODERLOS DE LACLOS, op. cit., p 137 ; François DURIAU, Mémoires, op. cit., t. 46, p. 49. 21. Jean BRÉAUT DES MARLOTS, op. cit., p. 6. 22. François DURIAU, Mémoires, op. cit., t. 46. p. 59. 23. Étienne Fargeau CHODERLOS DE LACLOS, op. cit., p 135-136. 24. « [Lettre de] Baurvott [...] à sa femme, à Rostock, Moscou, le 29 septembre 1812 » dans Sergěj Michajlovič GORIAÏNOW [et al.], Lettres interceptées par les Russes durant la campagne de 1812, Paris, Carnet de la Sabretache, 1913, p. 58. 25. Jean BRÉAUT DES MARLOTS, op. cit., p. 8. 26. François DURIAU, Mémoires, op. cit., t. 46, p. 45. 27. Jacques-Louis-Laurent-Augustin VIAL, « Journal d’un mois de campagne à la Grande Armée », Carnet de la Sabretache, 1901, p. 452. 28. Étienne Fargeau CHODERLOS DE LACLOS, op. cit., p. 46-47. Notons que Choderlos de Laclos le compare au mausolée du maréchal de Saxe qu’il a vu à Strasbourg. 29. C.-H. LEJEUNE, « Route faite par moi, Lejeune, à compter du 15 novembre 1805 / Souvenirs du Cavalier C.-H. Lejeune du IIe régiment de chasseurs à cheval (1805-1810) », Carnet de la Sabretache, 1910, p. 518.

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30. Jérôme DUMAS, « Journal historique de la division des grenadiers d’Oudinot », Carnet de la Sabretache, 1910, p. 557. 31. Jacques-Louis-Laurent-Augustin VIAL, op. cit., p. 454. 32. Jean-Baptiste GIRAUD, Le carnet de campagne du commandant Giraud, Paris, Téqui, 1898, p. 160-161. 33. [Lettre du capitaine Marion, beau-frère de J.-B. Giraud, Berlin, le 25 octobre 1806] Jean- Baptiste GIRAUD, op. cit., p. 125-127. 34. François DURIAU, Mémoires, op. cit., t. 46, p. 52. 35. Maurice DE TASCHER, op. cit., p. 14-15. 36. Jean-Baptiste GIRAUD, op. cit., p. 256. 37. Henri Jean Victor de SAINT-SIMON, op. cit., t. IV, p. 249-250. 38. « [Lettre de] H. Beyle à la comtesse Daru, Moscou, le 16 octobre [1812] » Lettres interceptées [...], op. cit., p. 160. 39. Vladimir. N. ZEMCOV, « Napoleon v Moskve [Napoléon à Mocou] », dans Francuzskij ežegodnik [Annuaire français] 2006, Moskva, 2006, p. 199-218 et en accès libre : http://annuaire-fr.narod.ru/ statji/Zemtsov-2006.html 40. Jean-Baptiste GIRAUD, op. cit., p. 167. 41. Maurice de TASCHER, op. cit., p. 311. 42. PEREUSE, art. cit., p. 19. 43. Voir leur analyse approfondie dans notre thèse de doctorat. 44. Michel MERVAUD, « La Russie vue par les voyageurs français du XVIe et du XVIIe siècles » dans Michel MERVAUD, Une infinie brutalité : l’image de la Russie dans la France des XVIe et XVIIe siècles, Paris, IES, 1991, p. 65. 45. Henri Jean Victor de SAINT-SIMON, op. cit., p. 246. 46. Étienne Fargeau CHODERLOS DE LACLOS, op. cit., p. 121. 47. Voir également les informations sur Constantin : Maurice de TASCHER, op. cit., p. 52. 48. Étienne Fargeau CHODERLOS DE LACLOS, op. cit., p. 122-123. 49. Nicolas BOURGUINAT, « Présentation. Un temps de rupture dans l’histoire des pratiques du voyage » dans Nicolas BOURGUINAT, Sylvain VENAYRE (dir.) op. cit., p. 10.

RÉSUMÉS

Les guerres napoléoniennes ont amené des centaines de milliers de combattants français dans les différents « ailleurs » vers la rencontre avec les Autres. Dans cet article, nous avons entrepris l’analyse comparative des écrits (la correspondance, les carnets et les journaux) des militaires français qui ont participé aux différentes campagnes impériales en 1805-1812 afin de reconstituer les éléments de la perception qu’ils eurent des Prussiens et des Russes, des Espagnols, des Portugais et des Autrichiens.

The Napoleonic Wars led hundreds of thousands of French combattants into the different « Spaces » towards a confrontation with the « Others ». In this article, author undertakes a comparative analysis of the writings (the correspondence, notebooks, and journals) of French soldiers who participated in the different imperial campaigns from 1805 to 1812, aiming to

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reconstruct aspects of their perceptions of Prussians, Russians, Spanish, Portuguese, and Austrians.

INDEX

Mots-clés : voyage, pittoresque, ego-documents, perceptions, géographie, caractères nationaux, culture matérielle

AUTEUR

MAYA GOUBINA CRLV, Paris IV, CRHS, [email protected]

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La guerre et l’armée russe à travers la correspondance des participants français de la campagne de 1812 The War and the Russian Army in the correspondence of French participants in the Campaign of 1812

Nicolaï Promyslov Traduction : Hélène Rol-Tanguy et Françoise Lyon-Caen

1 À la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, les relations entre la France et la Russie sont tendues. Le mythe d’une menace russe se répand alors en France et on le retrouve dans nombre d’ouvrages et d’articles de presse. Après l’accession au pouvoir de Napoléon Bonaparte, le gouvernement français renforce la diffusion dans de larges couches de la population de certains clichés concernant les pays étrangers. Dès qu’il devient évident que la paix de Tilsit ne durera pas et que les alliés d’hier vont bientôt reprendre les armes, c’est la presse nationale qui, pour l’essentiel, se charge, à la veille de la campagne de Russie, de préparer l’opinion française à l’idée que la guerre est inévitable1.

2 La campagne de 1812 est devenue l’un des axes de la légende napoléonienne : c’est le moment où l’empereur, jusqu’alors invaincu, subit une défaite et cette défaite marque le début de son déclin. Il existe un ensemble considérable de mémoires consacrés à la guerre de 18122, mais il n’en reste pas moins intéressant d’analyser l’impression produite par la campagne militaire et par l’armée de l’adversaire telle qu’elle apparaît dans la correspondance privée à l’époque même des opérations. Cela permettra de voir jusqu’à quel point les images stéréotypées résistent à leur confrontation avec la réalité.

3 Toute correspondance privée utilisée comme document historique présente un certain nombre de particularités : d’une part, le manque de temps et de documents conduit les auteurs à se montrer laconiques dans leurs descriptions et dans la caractérisation des événements, d’autre part la censure et l’autocensure influent fortement sur le contenu.

4 Au début de 1812, on sent déjà au sein de la société française une certaine lassitude due aux guerres permanentes, aux expéditions lointaines et aux tensions qui en résultent

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pour les forces comme pour les ressources du pays. L’empereur lui-même a conscience de cet état d’esprit lorsqu’il dit de ses maréchaux qu’ils préfèrent vivre dans le luxe de leurs palais plutôt qu’au bivouac. Le service aux armées est de moins en moins populaire, le nombre de désertions de conscrits augmente pour atteindre un pic en 1811 : le 15 février, on comptait plus de 86 000 déserteurs. Par une série de mesures administratives conjuguée avec l’efficacité de la police militaire, ce chiffre tombe à 26 000 au 1er janvier 1812, mais, le 1er février, le nombre de fugitifs remonte à près de 38 0003. Les lettres adressées aux soldats de la Grande Armée contiennent de nombreux témoignages montrant que les parents ne tenaient pas du tout à voir leurs enfants fuir le service militaire car c’est toute la famille qui pouvait en subir les conséquences. N. Starette recommande instamment à son fils, soldat au 37e de ligne, d’obéir aux officiers et de ne pas songer à déserter : « Le fils de Poirel a fait la désertion et d’autres, et la gendarmerie est tous les jours à leur poursuite, et leur jugement doit être rendu à une amende d’environ 1 000 francs et au moins 4 années de fers »4. Un certain Claude Prudhomme conseille aussi à son fils de se montrer obéissant, de suivre scrupuleusement les ordres des officiers, et surtout ceux de son capitaine5. Ainsi s’exprime la lassitude de la société devant ces guerres qui, en dehors de courtes interruptions, durent depuis vingt ans.

5 Certes, ils sont encore nombreux les jeunes gens qui brûlent du désir de servir, de gagner des galons et des décorations, ou tout simplement de voir du pays dans les rangs de l’armée. Le bruit court alors que cette dernière doit aller en Russie et, de là, peut- être en Inde. Du coup, le service militaire retrouve une certaine popularité, de même que la campagne à venir ; ces bruits se répandent largement dans la société comme dans l’armée. Le grenadier à pied Delvau écrit à ses parents le 9 juin que l’armée va en Inde ou en Égypte, et peu lui importe : il aime voyager et veut découvrir le monde. À vrai dire, ses idées sur la géographie sont très approximatives puisqu’il a écrit dans une lettre du 18 avril que l’Inde est à 1 300 lieues de Paris6. Le sergent J. Lebas pense lui aussi que le but final de la campagne engagée pourrait bien être l’Inde7.

6 À partir de 1812, le mécontentement suscité par le poids des opérations militaires, tout comme celui dirigé contre les responsables de la guerre, s’exprime de plus en plus souvent dans les lettres, puis dans les mémoires8. Ainsi le 9 juillet, Mme Ulliac écrit-elle à son mari, colonel à l’état-major général du 8e corps : « Puissent les malheureux Russes être tellement pressés par nos braves qu’ils soient enfin forcés à demander la paix ! La paix ! Que soient rendus à tant d’honnêtes gens le repos et le bonheur ! »9. N. Starette, lui, écrit à son fils que la guerre a été engagée malgré le désir de paix de l’Europe tout entière10. Et, bien que les Français se considèrent comme les vainqueurs à l’issue de la bataille du 7 septembre à Borodino, la fatigue après de longues marches et de rudes combats est immense. Dans les jours qui suivent, de nombreux régiments ne comptent plus que quelques dizaines d’hommes et les survivants se sont éparpillés dans les environs pour trouver repos et nourriture11. Après l’entrée dans Moscou, le souhait de voir se conclure la paix au plus vite revient de plus en plus souvent dans les lettres des militaires, quel que soit leur grade. Il est évident pour de nombreux combattants qu’après une si lourde défaite, après l’abandon de leur capitale, les Russes n’auront plus d’autre choix que de signer la paix. F. Ch. List, officier d’artillerie de la Garde royale hollandaise, se fait l’écho de cet état d’esprit quand il présume qu’après l’anéantissement de fait de l’armée russe sur les bords de la Moskova, « l’empereur de Russie sera bientôt obligé de demander la paix »12. Or, de temps à autre, les Français reçoivent de l’armée russe divers signaux qu’ils interprètent comme le désir des Russes

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aussi de mettre fin à la guerre. Ainsi, dans une lettre du 15 octobre, Alfred de Noailles évoque la conversation qu’un de ses officiers polonais de l’avant-garde de Murat a eue avec un officier cosaque qui exprimait son espoir d’une paix prochaine. En en ayant eu connaissance, Napoléon exprime à son tour son espoir d’une réconciliation rapide entre les deux pays13.

7 Dans une lettre à sa femme datée du 6 octobre, un certain Georges présente les pourparlers de paix comme un fait avéré14. Écrivant à l’une de ses connaissances, directeur de l’artillerie à Lille, Cl. Richard, lui-même officier d’artillerie, et qui justement s’est trouvée dans les environs de Polotsk dans le corps d’Oudinot15, exprime à son tour cet espoir ; ce témoignage montre lui aussi combien cette aspiration est répandue. Et le général Grouchy de conclure le 16 octobre dans une lettre à sa femme, écrite à la veille même du jour où le gros des forces françaises quitte Moscou : « Toute l’armée désire la paix autant qu’elle en a besoin »16. Quant au baron de Beaumont, se faisant de toute évidence l’écho de rumeurs, il suppose qu’un armistice de six mois va être proclamé et que l’armée va pouvoir prendre ses quartiers d’hiver17. Variante hautement souhaitable pour l’armée française, car elle permettrait de maintenir le statu quo jusqu’au début de la campagne suivante, de concentrer les réserves et d’espérer conclure la paix dès l’année suivante à de bonnes conditions. Mais les Français n’envisagent pas l’hypothèse – parce qu’ils la craignent trop ? – selon laquelle toutes ces conversations autour d’une paix rapide, qui reviennent régulièrement sur la ligne de front des deux armées, sont sans fondement et peut-être même encouragées par le commandement russe pour retenir les Français à Moscou le plus longtemps possible.

8 En septembre, les hommes engagés dans cette campagne sont encore pleins d’optimisme quant à son issue ; ils s’imaginent que, même si la paix n’est pas conclue, la Grande Armée pourra infliger à l’ennemi une défaite de plus. Ainsi le soldat Marchal affirme qu’apparemment les Russes ne veulent pas conclure la paix, mais qu’ils vont bientôt comprendre ce que signifie se battre avec les Français, en précisant même que Pétersbourg est l’objectif de la campagne projetée18. Le baron Exelmans pense, lui aussi, que « si les Russes ne demandent pas la paix avant la campagne prochaine, ils auront tout lieu de s’en repentir »19. Mais, à la veille de quitter Moscou, le regret que la Grande Armée, maintenue dans l’illusion de la paix à venir, s’y soit attardée aussi longtemps, transparaît dans les lettres. « Si l’on avait quitté Moscou quinze jours plus tôt, on aurait pu prévenir la catastrophe, mais l’ennemi a réussi à nous bercer d’espérances de paix pour exécuter un plan qu’il avait bien médité »20, écrit le colonel Beroldingen, attaché militaire du Wurtemberg.

9 Après le départ des troupes françaises de l’ancienne capitale russe, il devient évident que la paix ne sera probablement pas conclue dans un avenir proche et que la guerre avec la Russie va reprendre l’année suivante. Pourtant les combattants continuent de compter sur une pause dans des quartiers d’hiver établis sur le territoire de l’empire russe. Avant l’arrivée à Smolensk du gros des forces de la Grande Armée, beaucoup pensent que le centre de cantonnement sera Vilnius, ville alliée et moins éloignée de la France que Smolensk ou Vitebsk. « Si nous n’avons pas la paix nous aurons un peu de repos », écrit le comte Méjan à sa femme le 7 novembre21. Et, dans une lettre à son épouse datée du 31 octobre, le général Baraguey d’Hilliers affirme que tous les soldats espèrent la paix et que les officiers la souhaitent encore plus22. Tablant sur la durée de l’hiver russe, Playoult de Bryas compte même avoir le temps de rendre visite à sa

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femme ; il espère en effet obtenir une permission pendant que l’armée stationnera dans ses quartiers d’hiver23. Même pendant le répit à Smolensk, certains espèrent encore que, la campagne étant alors pratiquement terminée, les quartiers d’hiver seront bientôt établis. Ainsi P. F. Bauduin, colonel du 93ème régiment, juge-t-il que « si, comme il est probable, on organise le royaume de Pologne, Smolensk fera sans doute partie de la ligne de défense, comme un point important sur le Boristhène ou Dniepr ; en conséquence je présume que notre quartier d’hiver ne sera pas trop éloigné d’ici »24. À ce stade, personne n’envisage encore la possibilité d’une défaite de Napoléon, et cela d’autant moins que beaucoup de frères d’armes vont devoir passer l’hiver dans la Russie profonde, dans des camps de prisonniers.

10 Les promotions et les succès, comme d’ailleurs les échecs personnels, entrent pour beaucoup dans l’appréciation que portent les combattants sur la campagne. Delécourt, inspecteur aux revues, écrit à sa femme que le maréchal Davout aurait demandé pour lui le titre de baron, et il ajoute : « Si cela m’était accordé avec la dotation, bien entendu, il faudrait convenir que j’aurais fait une superbe campagne, puisque mon sort serait assuré avec un bel état »25. De Ribeaux se dit « fort aise d’avoir commencé [sa carrière] par une campagne difficile et pénible »26. Ce jeune homme de vingt-deux ans a déjà à son actif une assez belle carrière : sa parenté avec le comte Daru lui a valu un poste, certes pas très élevé, mais sans danger et prometteur. À cette époque, les carrières dépendent très largement de protecteurs influents, ce dont témoigne, par exemple, le grand nombre de demandes adressées au général Dumas par des parents ou des amis en faveur de leur fils27.

11 Tous ne se montrent pas aussi optimistes. Rayon, employé à la Secrétairerie d’État, exprime nettement sa lassitude. Dans une lettre à sa mère, il avoue sa crainte de devoir retourner en Russie avec la Grande Armée l’année suivante et dit son espoir que sa femme l’autorisera à refuser des missions lointaines et à rester en France28 ; puis dans une autre lettre à sa femme, il lui expose de manière encore plus explicite son désir de ne plus accomplir ces missions, même si cela doit entraîner une réduction sensible de leurs revenus, et, pour que ce rêve se réalise, il lui demande d’utiliser ses relations afin de lui obtenir un autre poste à cette même Secrétairerie29. Henri Beyle est dans les mêmes dispositions : dès le 24 août il écrit à Grenoble à son ami Félix Faure qu’il n’est pas vraiment heureux de se retrouver dans cette guerre et que « le plus beau cordon ne me semblerait pas un dédommagement de la boue où je suis enfoncé »30. Fin novembre, il annonce carrément à sa sœur Pauline qu’il aimerait retourner dans sa chère Italie et ne plus paraître à l’armée31, cela alors qu’il occupe un poste important dans l’intendance et peut juger parfaitement réussie une carrière qu’il doit à ses liens familiaux avec le comte Daru.

12 Certains sont profondément mécontents de leur situation. Le général Baraguey d’Hilliers, commandant d’une division de marche, confie à sa femme : « les emplois qu’on me donne ici ne ressemblent guère ni à de la faveur ni même à de la justice »32. Le caractère abrupt de cette déclaration tient au fait que le général a commencé à servir sous Bonaparte en Égypte et, n’étant pas monté en grade comme d’autres, il se sent oublié.

13 Les lettres de la Grande Armée n’offrent que des informations fragmentaires sur le déroulement des opérations militaires. Seule de tous les combats importants, la seconde bataille de Polotsk (18 au 20 octobre) fait l’objet d’un récit détaillé. Le capitaine Alphonse de Vergennes, aide de camp du général Doumerc, informe son père qu’au

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cours de cette bataille qui a duré trois jours, les régiments du général Wittgenstein ont repoussé le corps du maréchal Gouvion Saint-Cyr, menaçant ainsi la Grande Armée d’encerclement33. L’auteur indique assez précisément le nombre de régiments engagés de part et d’autre, ce qui n’est pas fréquent à cette date. Il affirme que l’armée française comptait près de 20 000 hommes (les chercheurs les estiment aujourd’hui à 16 ou 18 000), et l’armée russe 52 000 (les estimations aujourd’hui donnent à Wittgenstein environ 49 000 soldats, en y incluant le détachement du général Steinheil, arrivé pendant les combats). Mais Vergennes exagère considérablement les pertes de l’ennemi, en annonçant 18 000 à 20 000 morts au lieu de 8 000, attitude répandue à l’époque. On peut aussi expliquer cet écart par le fait que le champ de bataille est resté cette fois aux Russes, laissant les Français dans l’incapacité de procéder à une estimation précise des pertes ennemies.

14 En règle générale, les auteurs des lettres se limitent dans leurs récits à de vagues indications - on a donné l’assaut à des redoutes, aux murailles d’une ville ; ils peuvent encore ajouter quelques mots sur les pertes des armées ou dans les rangs de leur unité. Ainsi L. F. Cointin, sous-lieutenant au 12ème de ligne mentionne dans une lettre à sa mère du 20 septembre les trois affaires importantes auxquelles son régiment a pris part : la prise de Smolensk, la bataille de Valoutino (18 août) et celle de Borodino. À le lire, le 12ème de ligne aurait perdu rien qu’à la première près de 500 tués ou blessés 34. Les pertes varient considérablement d’une unité à l’autre, et le 15 octobre, J. Combe, sous-lieutenant au 8ème régiment de chasseurs qui fait partie du corps de cavalerie du général Grouchy, écrit à sa mère, non sans quelque dépit : « Malgré les dangers que le régiment a courus, s’étant battu régulièrement tous les jours depuis notre passage du Dniepr et ayant toujours formé l’avant-garde de l’armée, nous n’avons pas eu un seul officier tué »35. Ses regrets viennent tout simplement de ce que les promotions dépendent en premier lieu des vacances de poste et que, tant que les postes de lieutenant sont occupés, il ne peut espérer d’avancement, sauf intervention en sa faveur, ce dont il informe sa mère.

15 Les auteurs des lettres tentent souvent de comparer les pertes de leur armée avec celles de l’adversaire lors de tel ou tel combat et, en règle générale, le nombre de tués et de blessés de la Grande Armée s’avère largement inférieur aux pertes de l’armée russe. Les sources d’information sont limitées et se fondent soit sur les Bulletins de la Grande Armée, soit sur des rumeurs. Le 18ème bulletin, daté du 10 septembre, décrit assez longuement le déroulement de la bataille et conclut : « La perte de l’ennemi est énorme : douze à treize mille hommes et huit à neuf mille chevaux russes ont été comptés sur le champ de bataille ; soixante pièces de canon et cinq mille prisonniers sont restés en notre pouvoir. Nous avons eu deux mille cinq cents hommes tués et le triple de blessés. Notre perte totale peut être évaluée à dix mille hommes : celle de l’ennemi à quarante ou cinquante mille »36.

16 Ces chiffres sont très proches de ceux que l’on trouve dans les lettres. Par exemple, le général J.-L. Charrière affirme : « La bataille du 7 leur [aux Russes] coûte plus de 50 000 hommes. Malgré qu’elle fût retranchée et qu’elle occupait de très bonnes positions »37, tandis que J.-P.-M. Barriès, chef de bataillon au 17ème de ligne, écrit que les Russes en ont perdu 40 00038. Musicien au 35ème de ligne, J. Eichner conclut à sa manière tous les discours sur les pertes de l’armée russe à la bataille de la Moskova : « Les Russes ne sont nullement en état de tenir la campagne contre nous, car jamais ils ne trouveront de positions telles qu’à Smolensk et Mojaïsk »39. Surestimer les pertes de l’ennemi vise à souligner une fois de plus l’importance de la victoire et la supériorité de l’armée

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victorieuse. Quant à J.-P.-M. Barriès, il tient l’armée russe pour « cette puissance colossale qui, depuis environ douze ou quinze ans, menaçait d’envahir nos provinces, si elle n’eut eu pour barrière les mauvais chemins et la saison qui, dans ce climat, se trouve beaucoup plus précoce que dans le reste de l’Europe, ce qui n’a pas peu contribué à arrêter notre marche »40.

17 Les chefs de l’armée russe ont eux aussi recours à cette pratique, courante à l’époque, qui consiste à gonfler les pertes de l’ennemi et à sous-estimer les siennes. Dans son rapport rédigé à l’intention d’Alexandre Ier après la bataille de Borodino, M. Koutouzov écrit : « L’ennemi compte parmi les morts et les blessés 42 généraux, une foule d’officiers d’État-major et supérieurs et plus de 40 000 soldats ; en ce qui nous concerne, les pertes se montent à 25 000 hommes ; parmi eux, 13 généraux tués ou blessés »41.

18 Certaines lettres se limitent à faire état du rapport entre les pertes des deux camps en se fondant sur l’impression de l’auteur : la référence à l’expérience personnelle veut donner un poids supplémentaire à cette information auprès des lecteurs potentiels et, dans ce cas, la supériorité des Français y est affirmée de manière encore plus sensible. Tout en reconnaissant que ces derniers ont subi de lourdes pertes à Borodino, C. Van Boecop, capitaine de la Vieille Garde, affirme que selon ses propres comptes effectués sur le champ de bataille, les Russes ont eu six fois plus de pertes, mais cela sans fournir de chiffres précis42. Quant au sous-lieutenant L. F. Cointin, il dénombre huit morts russes pour un français43. Son régiment a participé à l’assaut de la batterie Kourgannaïa et il est possible qu’il appuie sur cette seule expérience l’estimation qu’il fait porter sur l’ensemble de la bataille ; il ne manque pas non plus de mentionner son régiment qui, lui aussi, a beaucoup souffert. Mais le lieutenant d’habillement du 25ème régiment, P.-L. Paradis, l’emporte sur tout le monde dans ses estimations : dans deux lettres, l’une à Mlle Geneviève Bonnegrâce du 20 septembre, l’autre à son père du 25, il affirme avoir personnellement dénombré 20 morts russes pour un français44.

19 La bataille de Borodino est un événement d’une telle importance pour la campagne de 1812 qu’elle figure encore dans les correspondances plusieurs mois après son déroulement. Ainsi, le 2 novembre, E. de Ribeaux, employé d’intendance, informe son père qu’il n’y a pas participé, mais a simplement traversé le champ de bataille huit ou dix jours plus tard. Il se contente de considérations générales sur l’héroïsme des Français et des Russes45, retenue qui s’explique probablement par son refus de décrire l’horrible spectacle qu’il a découvert là, une telle description ne pouvant qu’effrayer ses proches ou encore attirer l’attention des censeurs du Cabinet noir.

20 En France, on s’inquiète énormément du sort de parents ou d’amis partis pour cette lointaine campagne. On discute encore beaucoup aujourd’hui du degré de confiance accordé à l’information officielle donnée par les bulletins. C’est à cette époque que se répand l’expression « menteur comme un bulletin » et, que dans les lettres même des acteurs de la campagne de 1812, on trouve des témoignages de défiance à l’égard des journaux et des bulletins. Aussi, quand Paradis, cité plus haut, écrit le 20 septembre : « Tu verras bien, sans doute, le récit de cette fameuse affaire [la bataille de la Moskova] sur les journaux, mais je puis t’assurer que l’on ne saurait exagérer »46, c’est qu’il lui faut confirmer que les bulletins en effet n’exagèrent pas. Par ailleurs, on ne peut qu’adhérer à la thèse de M. Goubina selon laquelle de nombreux Français ne disposent pas d’autre source de renseignements concernant l’expédition en Russie et la Russie elle-même en dehors de ces bulletins : au début du XIXe siècle, la plupart des Français, qui ne lisent pas les ouvrages consacrés à la géographie, l’histoire et la culture de la

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Russie, se fient à la source la plus directement accessible47. Cela d’autant plus que l’affaire touche à la santé et à la vie de leurs proches dont les lettres n’arrivent qu’avec un retard considérable, parfois de plusieurs mois. Ceux qui sont restés en France sont donc prêts à croire quiconque s’efforce de les rassurer et de leur donner espoir. Voici comment la comtesse de Rémusat décrit au général C. de Nansouty l’atmosphère à Paris après l’arrivée des premières nouvelles de la grande bataille en Russie : « Après la nouvelle de cette terrible bataille [de la Moskova ] on a répandu ici des bruits de toutes les couleurs. On a encore exagéré nos pertes, et tout le monde croyait avoir à pleurer quelqu’un. Enfin les lettres particulières et le Bulletin ont rassuré bien des personnes, mais on voudrait qu’il en arrivât à toute heure »48.

21 Pourtant nul ne dispose d’informations précises sur les pertes, ni les Parisiens, ni les autorités officielles des alliés de la France. Frédéric, roi du Wurtemberg, écrit à Berthier le 18 octobre qu’il n’a aucune nouvelle de ses troupes depuis la bataille de Smolensk et qu’il ignore les pertes qu’elles ont subies à Borodino et par la suite, aussi ne sait-il pas quels renforts envoyer. Il demande simultanément que soit simplifiée la liaison avec son général de division, le baron von Scheller, pour qu’il puisse obtenir directement les renseignements concernant ses effectifs49. En effet, toutes les données sur les pertes de la Grande Armée aboutissent au Grand Quartier Général et y restent bloquées. Même les alliés les plus proches n’ont pas à connaître ces chiffres pour éviter leur divulgation qui pourrait contredire les Bulletins de la Grande Armée et nuire à la version officielle de l’histoire de la campagne.

22 Quelle que soit la bataille concernée, le rapport entre les pertes respectives connaît le même traitement. Ainsi le maréchal Berthier affirme dans une lettre du 26 octobre adressée au général Junot qu’à la bataille de Maloïaroslavets50, les Russes ont eu 7 000 à 8 000 morts, dont deux généraux, et les Français près de 2 000 morts et blessés. G. Peyrusse, officier d’intendance, estime les pertes de l’ennemi à « 8 000 tués et mis hors de combat », sans rien dire des pertes des régiments napoléoniens51. Le Bulletin n° 27, du 27 octobre, évalue, lui, les pertes françaises à 1 500 morts et blessés, celles des Russes à 6 à 7 000, dont 1 700 morts sur le champ de bataille. Il y est également précisé que l’ennemi a perdu trois généraux alors que les Français n’en ont eu qu’un, légèrement blessé52. On estime aujourd’hui que les deux armées ont eu près de 7 000 morts lors de cette bataille53.

23 Le plus souvent les accrochages avec les troupes russes qui sont évoqués sont ceux auxquels les auteurs des lettres ont personnellement pris part, et si les pertes y sont mentionnées, on y apprend aussi les récompenses reçues par les amis et les connaissances. Quant aux commandants, ils y livrent leur appréciation sur leurs unités. Début novembre, le général Compans écrit à sa femme qu’en dépit d’une participation ininterrompue aux combats, sa division continue à se conduire « toujours avec beaucoup d’ordre et de bravoure ». Le 57ème R.I. et l’artillerie de la division ont mérité un éloge particulier du Vainqueur des redoutes54. Pourtant tous les commandants n’ont pas une aussi haute opinion de leurs hommes. Contrairement à Compans, Baraguey d’Hilliers est fort mécontent de la division qu’il commande le 6 octobre 1812 : à cette date elle était en cours de formation entre Smolensk et Moscou, à partir de subdivisions de marche initialement destinées à d’autres régiments55. Dans sa lettre du 31 octobre, le général insiste sur l’état de fatigue dû aux marches forcées, sur l’insuffisance des effectifs et le manque d’expérience des hommes qui, de ce fait, pourraient prendre peur au premier accrochage avec les cosaques56. Dans une autre lettre à sa femme, il se plaint

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à nouveau de ses hommes et va jusqu’à souhaiter la dissolution de sa division dès qu’elle aura rejoint le gros des forces de la Grande Armée57, ce en quoi il ne se trompe pas : sa division sera dissoute à Smolensk, mais, parce qu’à Liakhovo, toute une brigade placée sous le commandement du général Augereau, le frère du maréchal, se sera rendue. Baraguey d’Hilliers en sera rendu responsable.

24 À travers l’évocation des nombreuses victoires des armes russes au XVIIIe siècle, plusieurs ouvrages sur la Russie publiés en Europe au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle présentent son armée comme un adversaire puissant, habile et dangereux, or c’est justement cette armée qui est à l’origine de la prétendue menace russe. Pourtant les lettres des combattants de 1812 n’en donnent que rarement une image positive. D’ailleurs, l’armée régulière n’y apparaît pas aussi souvent qu’on pourrait s’y attendre. Face à l’ennemi, les soldats de la Grande Armée insistent plutôt sur leur propre supériorité, ce qui est parfaitement naturel en temps de guerre. À la veille du début des opérations, le grenadier Delvau dessinait déjà les contours de la campagne à venir comme suit : « Nous entrerons d’abord en Russie où nous devrons nous taper un peu pour avoir le passage pour entrer plus avant »58. L’armée russe n’est donc pas pour lui un adversaire sérieux. Il arrive que les Français, pour montrer l’importance de leurs succès, signalent la supériorité numérique de l’ennemi vaincu. Ainsi, lorsqu’il raconte la bataille de Valoutino, L. Cointin affirme que « malgré qu’ils étaient le double de nous, nous les avons chassés à la baïonnette »59. Ce type de déclaration vise à convaincre les destinataires des lettres de la supériorité de la Grande Armée et prend un sens tout particulier au moment de la retraite, ce qui s’explique, puisqu’il s’agit d’une manœuvre fort peu habituelle pour les soldats de Napoléon : une retraite impliquant des forces aussi considérables, qui plus est dirigée par Napoléon en personne, s’était rarement produite précédemment. L’empereur craint que ce mouvement ne soit considéré en Europe comme le signe d’une défaite, ou, à tout le moins, d’un affaiblissement sérieux de l’Empire ; il lui faut donc atténuer cet effet potentiellement négatif. Et la correspondance privée vient conforter la propagande officielle dans cette tâche. Nos épistoliers continuent souvent, même après le début de la retraite, à parler de la supériorité de l’armée française, entre autres pour essayer de rassurer famille et amis sur leur sort personnel. Pendant la retraite qui suivit la bataille de Polotsk, « notre division, écrit A. de Vergennes, a eu de très brillantes affaires de cavalerie et plusieurs fois nous avons fait voir aux Russes que nous étions peu, mais bons »60. Les Français soulignent qu’ils sont sortis vainqueurs de toutes les rencontres avec les régiments russes : « Chaque fois qu’il leur prendra fantaisie de s’y frotter, comme ils l’ont fait le jour de notre départ de Wiasma, ils s’en souviendront et se persuaderont que chaque fois que nous nous en donnons la peine, ils auront une leçon nouvelle, mais je doute maintenant qu’ils s’y frottent »61, écrit à son tour A. Guéneau le 11 novembre.

25 Évoquant l’éventualité d’une nouvelle campagne pour l’année à venir, Ph. Granal, chirurgien aide-major de l’armée, dit sa confiance absolue dans la victoire. Dans une lettre à sa femme datée du 7 novembre, il déclare : « La campagne prochaine (s’ils ne se mettent à la raison) nous irons brûler ou leur faire brûler (s’ils l’osent) Saint- Pétersbourg »62. D’ailleurs, tout en soulignant l’importance des succès français, Jabinal, employé à la Secrétairerie d’État, affirme : « Personne ne s’attendait à voir les Français s’emparer cette année de cette ancienne capitale de la Russie »63.

26 Plus souvent que des unités russes régulières, il est question dans les lettres de ces détachements volants qui attaquent les unités isolées, les fourrageurs et les courriers

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demeurés en arrière, et qui s’emparent des convois. Les Français, qui ont pour habitude de voir dans tous ces détachements des cosaques ou des paysans, n’en comprennent pas toujours la composition réelle. La tenue des combattants peut en être l’une des causes : l’hiver, même les militaires de carrière peuvent porter des vêtements non réglementaires ; les touloupes sont très répandues, alors que, pour la plupart des Européens, ces vêtements de paysans témoignent de la sauvagerie de ceux qui les portent. En réalité, on compte dans ces détachements aussi bien des unités de l’armée régulière (cavalerie légère, dragons, chasseurs et artillerie à cheval) que des troupes irrégulières (cosaques, Bachkirs, Kalmouks).

27 En mentionnant assez souvent cosaques et paysans en armes, les lettres visent à déprécier les actions de l’armée régulière, toujours afin de rassurer les proches et de les convaincre que la vie de leurs auteurs n’est pas si menacée. Ainsi, le 14 octobre, Ytasse considère que dans l’immédiat, la Grande Armée ne s’attardera pas dans les environs de Moscou et que bientôt il pourra « prendre le chemin de la bonne France »64. C’est sans tenir compte de l’armée russe ! Le médecin E.-F. Bourbon affirme le 15 octobre que « la guerre des paysans armés, commandés par leurs seigneurs, qui tuent, harcèlent nos fourrageurs, nos convois, nos voyageurs, nous fait plus de mal que leur armée »65. Des stéréotypes répandus depuis le XVIIIe siècle, font de la férocité de ses soldats, conséquence de la barbarie russe, un trait caractéristique de cette armée et il arrive que, durant la campagne de 1812, ses participants s’en souviennent. Ainsi, à la mi- octobre, Henri Beyle qui a quitté Moscou pour Smolensk avec un grand convoi de blessés, voit son détachement attaqué par 4 000 à 5 000 Russes, pour partie troupes de ligne, pour partie paysans révoltés. Dans cette situation, nous sommes prêts, écrit-il, à « nous faire tuer jusqu’au dernier plutôt que de nous laisser prendre par des paysans qui nous tueraient lentement à coups de couteau ou de toute autre manière aimable »66. Le 10 novembre, M. J. Guillard, détaché au bureau topographique de la Grande Armée, souligne encore la cruauté des cosaques lorsqu’il évoque l’attaque de son convoi, à vingt lieues de Moscou, par deux cents d’entre eux, qui se sont emparés de tous les équipages et ont tué tous ceux qu’ils rencontraient67. P.-L. Théviôtte, aide de camp du général Sanson, le chef du service topographique à l’État-major, précise, lui, que le général Sanson aussi a disparu avec les équipages68. Ainsi se trouve confirmé un autre stéréotype concernant les troupes irrégulières russes qui, selon de nombreux auteurs des XVIIIe - XIXe siècles, sont en général composées de pillards, la menace principale venant des cosaques.

28 La tactique qu’appliquent les détachements volants, les milices d’auto-défense et d’autres détachements de ce type est souvent attribuée aux cosaques, dont les formations apparaissent comme les plus remarquables et les plus spécifiques au sein de l’armée russe. Dans son rapport du 24 octobre, rédigé à Krémenskoïé, près de Medyn, le général Lefebvre-Desnouettes informe le prince Poniatowski, son supérieur, que son avant-garde a été attaquée par des paysans armés et à cheval qui servent comme cosaques69. Le contenu de la lettre montre clairement que le général s’attache à bien distinguer les unités régulières, absentes de ce secteur à ce moment, des cosaques et des paysans en armes. Mais en fait, le 24 octobre, son unité a subi l’attaque conjointe d’un régiment commandé par A. I. Bykhalov Ier et d’un détachement de paysans menés par le chef de la police locale70.

29 On trouve dans de nombreuses lettres mention d’attaques de cosaques contre les fourrageurs et les retardataires. Dès le 20 septembre, le général Scheller écrit que

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plusieurs équipages d’officiers s’étant laissés distancer, certains sont tombés aux mains des cosaques71. Les actions des détachements volants se multiplient et, le 13 octobre, le général Junot fait savoir que « les cosaques ne laissent pas passer tout le monde »72. Dans une lettre du 16 octobre à sa femme, le général A. Guilleminot déclare qu’ils créent bien des ennuis sur les arrières de la Grande Armée, particulièrement aux fourrageurs73. Beaucoup notent encore qu’ils se dérobent à un affrontement direct avec des forces françaises importantes et préfèrent des raids rapides contre des détachements peu nombreux, ce que les Français expliquent par un manque de courage et de capacités militaires de leurs agresseurs : « Les Cosaques continuent bien à inquiéter nos fourrageurs, à rendre les communications difficiles pour les petits détachements ; mais ils sont moins terribles qu’on le croyait et n’ont pas eu la témérité de venir dans la ville [Moscou] », écrit Claude Soalhat, capitaine du génie74. Ytasse, dans une lettre du 16 octobre à son frère, fait remarquer qu’ils se tiennent tout le temps en arrière et évitent le contact avec les grandes unités françaises75. En effet, jusqu’au départ du gros des forces françaises de Moscou, les détachements volants ne s’en prennent en règle générale qu’à de petits détachements français, et ce n’est qu’à la fin du mois d’octobre que de grandes unités de l’armée russe, venues essentiellement de la cavalerie légère, engageront le combat contre de grandes unités ennemies. Pourtant, même alors, les Français persistent à ne pas voir en elles un adversaire sérieux.

30 J. J. Desvaux de Saint-Maurice, major de l’artillerie à cheval de la Garde impériale, raconte ainsi l’attaque du Quartier général par une division cosaque : « Nous avons tiré seulement 250 coups de canon et cette petite affaire était terminée vers les midis »76. En fait, il s’agit du raid lancé près de Gorodnia le matin du 25 octobre par un détachement de six régiments cosaques et un régiment de chasseurs sous le commandement d’A. V. Ilovaïski, contre un « parc » de l’artillerie de la garde et un convoi de la Grande Armée ; les cosaques ont saisi onze canons et ont failli faire prisonnier l’empereur qui se trouvait en reconnaissance dans ce secteur77. Les ouvrages publiés en Europe aux XVIIIe siècle et au début du XIX e siècle mettent toujours en avant le caractère asiatique de leur uniforme et de leur pratique de la guerre, et pendant la campagne de 1812, les Français commencent à comparer les cosaques aux Arabes que la campagne d’Égypte (1798-1801) leur a permis d’assez bien connaître. Dès 1804, il y a au sein de la Garde consulaire, puis impériale, un escadron de mamelouks issus de la garde personnelle de Bonaparte en Égypte. Aussi dans l’opinion publique française sous le 1er Empire, Arabes et mamelouks (que l’on ne distingue pas toujours) apparaissent-ils aux côtés des Tatars, comme le symbole de la sauvagerie et de la barbarie orientales. « Cosaques qui font la guerre à la manière des Mameloucks et les entourent en poussant de grands cris », note Baraguey d’Hilliers78 ; le maréchal Berthier dira la même chose à Ney79. Enfin l’empereur lui-même comparera cosaques et Arabes dans le Bulletin n° 28, probablement pour éviter un rapprochement bien inutile avec son escadron de mamelouks80.

31 Les Français ne sont donc pas prêts à reconnaître dans les actions des détachements volants une tactique mûrement réfléchie, en partie parce que la Grande Armée, qui manque de chevaux, a beaucoup de mal à leur résister. En ne voyant dans ces actions que l’effet de la sauvagerie de l’ennemi, ils se dispensent de lui opposer des réponses adéquates et de renouveler leur tactique, tout en sachant que ces actions sont la marque même des cosaques. Ainsi Lesur, qui définit dans un ouvrage les qualités de l’armée russe au combat, insiste-t-il bien sur le fait qu’ils agissent de préférence « en avant ou sur les flancs de l’armée, pour inquiéter l’ennemi, massacrer les hommes isolés, arrêter les déserteurs et dévaster le pays »81 dans les pages qu’il leur consacre. Ce

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regard quelque peu méprisant sur les détachements volants jouera par la suite un certain rôle dans les campagnes de 1813-1814. Le commandement russe utilisera l’expérience positive acquise pendant la guerre en Russie pour attaquer les arrières de l’armée française avec des unités relativement peu importantes, ce à quoi les officiers de Napoléon ne se montreront pas préparés.

32 Le repli stratégique de l’armée russe dans les profondeurs du pays, qui s’accompagne de l’incendie des villes, contribue à l’émergence d’une image négative tant de l’armée que du pays tout entier, car cette tactique ne peut s’accorder avec l’image d’un peuple civilisé. Elle était pourtant prévisible - Alexandre Ier dans un entretien avec Caulaincourt l’avait même annoncée -, mais la Grande Armée ne se montre pas vraiment prête à l’affronter. Certes elle s’adapte vite, anticipe même dans certains cas ce type d’actions. Le chirurgien Granal n’écrit-il pas que, si les Français arrivaient à Saint-Pétersbourg, les Russes seraient bien capables de brûler eux-mêmes la ville82.

33 Les participants à la campagne affirment à plusieurs reprises que cette tactique manque d’efficacité et que les Français vaincront de toute façon « ces Russes qui se sauvent toujours et qui brûlent tout, croyant nous faire mourir de faim. Mais le grand homme qui nous conduit s’en moque et l’armée française n’a pas encore jeûné, c’est-à- dire qu’on a été sans pain, mais on a trouvé de la farine, avec laquelle on faisait de la bouillie avec un peu d’eau et de sel, car il faut vous dire qu’on n’a pas encore fait de distribution, des choux et des pommes de terre nous servaient de pain », comme l’écrit le sous-lieutenant Cointin le 20 septembre, tout juste après l’incendie de Moscou83. Un même sentiment s’exprime, le 25 septembre, dans une lettre d’Eichner à son père : « Nous avons heureusement (et contre toute attente) trouvé assez de vivres pour ne pas craindre de sitôt la famine »84. Mais après le séjour prolongé à Moscou à espérer la paix, quand il devient clair que la guerre va continuer, l’appréciation de cette tactique va évoluer : Ch. Lamy, employé de l’intendance générale, écrit le 19 octobre que les Russes ont tout brûlé de Smolensk à Moscou, et que, par conséquent, tous les chevaux vont mourir de faim, ce qui mettra toute l’armée en très mauvaise position. Et il pense que ce plan vient de loin85.

34 La campagne de Russie est souvent comparée à celle d’Égypte et, avant même le début des opérations, ce pays est donné par certains comme l’un des objectifs possibles de la campagne86. Passer par la Russie pour atteindre l’Égypte n’est pas le chemin le plus court, ni le plus facile, aussi peut-on présumer que nous avons là affaire à des imaginatifs qui voient dans la campagne de Russie une nouvelle tentative de conquête de l’Orient. Il faut par conséquent appliquer une tactique équivalente à celle de 1798-179987, mais ce que le maréchal Berthier envisage dans ce contexte est loin d’être clair. Larrey, chirurgien en chef de la Garde impériale et de la Grande Armée, compare lui aussi les deux campagnes dans une lettre de novembre 1812 à sa femme, où il dit n’avoir jamais autant souffert qu’en Russie et que, de ce point de vue, les campagnes d’Égypte et d’Espagne ne peuvent absolument pas être comparées à celle en cours88. Que cette dernière apparaisse pour beaucoup comme la plus pénible relève, entre autres, d’une explication d’ordre psychologique : ceux qui ont fait la campagne d’Égypte ont vieilli et donc ont plus de mal à supporter physiquement la vie au bivouac ; mais surtout les souffrances présentes paraissent presque toujours plus terribles que celles vécues douze ou quinze ans plus tôt. Par la suite, de nombreux écrits mémoriels viendront confirmer cette appréciation.

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35 Comme on l’a constaté plus haut, il est rare de trouver dans les lettres envoyées en 1812 depuis la Grande Armée des détails sur les opérations militaires ou le déroulement de tel ou tel combat. En règle générale, leurs auteurs se contentent de vagues indications, y compris en ce qui concerne le rapport entre les pertes des deux camps ; cela vient du manque d’informations, même chez les hauts gradés, mais aussi du refus d’entrer en contradiction avec les bulletins officiels. Tous parlent bien plus souvent de leurs succès ou de leurs échecs personnels, ou encore de leurs pertes ou de leur butin. Quand, tout de même, ils en viennent à décrire des opérations, ils minimisent les forces de l’ennemi et exaltent leurs propres succès, renforçant ainsi les stéréotypes les plus répandus sur l’armée russe dans de larges couches de la population française. Le rapport des pertes dans les batailles, comme l’exposé de la tactique pratiquée, dite « des Scythes », sont là pour témoigner du peu de valeur de l’ennemi au combat ; ce dernier ne connaissant que des défaites sur le champ de bataille, craint de ce fait en permanence les affrontements directs et s’applique à n’attaquer que de petits détachements de la Grande Armée. Le manque d’efficacité au combat de l’armée russe relève de toute évidence du retard de la civilisation russe, comme en témoignent, et la participation des paysans aux actions militaires et l’utilisation des cosaques que les Français s’efforcent de présenter plutôt comme moins dangereux qu’importuns. Même les chefs mécontents de leur situation et de leurs hommes voient le danger principal pour les Français, non dans l’armée russe, mais dans le climat et dans la mauvaise qualité de la nourriture89. La correspondance privée conforte ainsi, volens nolens, bien des thèses de la propagande officielle et contribue de la sorte à renforcer dans l’opinion française et européenne l’image d’une Russie arriérée, étrangère à la civilisation.

36 Si les lettres reflètent cette image de la Russie que les époques précédentes ont ancrée dans la conscience des Européens, elles lui donnent d’autres inflexions. Tout au long du XVIIIe siècle, philosophes, hommes de lettres et voyageurs avaient accordé beaucoup d’attention au régime politique de la Russie, à son économie et à l’Église orthodoxe ; or ces thèmes ne se retrouvent qu’en pointillé dans les lettres, par manque de temps et, sans doute, de connaissances. C’est la vie quotidienne, le climat et l’armée russe qui en sont l’objet principal.

37 Les militaires en campagne manquent en effet souvent de temps pour analyser leurs impressions, aussi le plus souvent s’en tiennent-ils à constater brièvement des faits. Par ailleurs, ils se demandent rarement pourquoi ils se retrouvent dans une situation aussi pénible. La réponse à cette question viendra plus tard, dans leurs souvenirs où ils s’attarderont avec une foule de détails hauts en couleur sur les horreurs du climat russe et les conditions inhumaines de la retraite de Russie. Mais bien peu d’entre eux s’interrogeront sur les insuffisances des services d’intendance pour ce qui est du ravitaillement, de la fourniture de fourrage et de vêtements chauds ; la plupart du temps, on attribuera la rudesse des conditions de vie aux particularités du pays, explication plus simple qui permettra finalement de détourner les soupçons de la personne de l’empereur, dont le culte reste très présent dans l’armée.

38 La population civile russe est rarement évoquée, aussi le stéréotype de la férocité et de la barbarie de cette population se voit-il pratiquement tout entier concentré sur l’armée russe, et plus particulièrement sur les cosaques. F. M. Penguilly L’Haridon, intendant de la Vieille Garde, ne fait-il pas allusion à la sauvagerie du pays où se trouve alors la Grande Armée lorsqu’il écrit que dès le début il n’avait aucune envie de participer à une campagne engagée dans « un pays de loups »90 ? Et mettre le feu à ses

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propres villes, en premier lieu à Moscou, apparaît comme une preuve évidente de plus de la barbarie des Russes.

39 Tous ces facteurs - climat, incendies causés par la barbarie russe, cosaques- désignés comme les principaux vainqueurs de Napoléon, sont là pour démontrer que l’empereur des Français, après avoir vaincu l’état russe sous les auspices de son armée, a été vaincu par des phénomènes auxquels il est pratiquement impossible de s’opposer. Cette façon de voir la guerre surgit chez les soldats français au cours même de la campagne : « Les Russes ayant été battus veulent, avant de traiter avec nous, voir si nous triompherons de leur rude climat, comme nous avons triomphé d’eux […] », écrit de Moscou J. Dauxon, commissaire des guerres près la Garde impériale. Dans les derniers bulletins envoyés de Russie, Napoléon va tenter de rejeter la responsabilité de la défaite en utilisant, entre autres, les stéréotypes les plus courants ; consciemment ou non, les militaires ont apporté, à travers leurs lettres, un soutien de poids à ses justifications.

NOTES

1. Nicolaï V. PROMYSLOV, « L’image de la Russie dans Le Moniteur à la veille de la guerre de 1812 » Evropa, Mejdounarodny almanakh [Europe. Almanach international], série 6, Tioumen, 2006, p. 64-74. 2. Les chercheurs contemporains ont recensé 129 ouvrages de souvenirs concernant la campagne de Russie et quelques centaines dont les auteurs consacrent une partie de leurs mémoires à la guerre de 1812. Philip G. DWYER, « Public remembering, private reminiscing : French military memoirs and the Revolutionary and Napoleonic wars », French historical studies, vol. 33, n° 2, 2010, p. 239. 3. Jean DELMAS (dir.), Histoire militaire de la France, t. 2, de 1715 à 1871, Paris, 1992, p. 312-313. Voir aussi Alan FORREST, Conscripts and Deserters : The army and French Society during the Revolution and Empire, Oxford, Oxford University Press, 1989. 4. Lettres interceptées par les Russes durant la campagne de 1812, d’après les pièces communiquées par S. E. M. Goriainow, directeur des Archives de l’État et des Affaires étrangères de Russie, et annotées par Léon Hennet et le commandant Martin avec une introduction par Frédéric Masson, Paris, 1913, p. 5. 5. Ibid., p. 1. 6. Arthur CHUQUET, 1812. La guerre de Russie. Notes et documents, t. 1, Paris, Fontemoing, 1912, p. 6. 7. Ibid., p. 5. 8. Natalie PETITEAU, Guerriers du Premier Empire. Expériences et mémoires, Paris, Les Indes Savantes, 2011, p. 56. 9. Lettres interceptées…, op. cit., p. 5. 10. Ibid., p. 5. 11. Vladimir ZEMTSOV, « L’armée de Napoléon le 8 septembre 1812 (À propos des résultats et des suites de la bataille de Borodino) » dans L’exploit militaire des défenseurs de la Patrie : traditions, transmission, nouvelles approches, 2e partie, Vologda, 2000, p. 152-153 (en russe). 12. Lettres interceptées…, op. cit., p. 26. 13. Ibid., p. 118. 14. Ibid., p. 64. 15. Ibid., p. 334.

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16. Ibid., p. 339. 17. Ibid., p. 101. 18. Ibid., p. 34. 19. Ibid., p. 110. 20. Arthur CHUQUET, op. cit., t. 3, p. 146. 21. Lettres interceptées…, op.cit., p. 211. 22. Ibid., p. 343. 23. Ibid., p. 209. 24. Ibid., p. 213. 25. Ibid., p. 188. 26. Ibid., p. 195. 27. Ibid., p. 202-203. 28. Ibid., p. 190. 29. Ibid., p. 191. 30. Henri BEYLE, dit Stendhal, Correspondance, Paris, Gallimard, 1968, t. 1, 1800-1821, p. 657. 31. Ibid., p. 687. 32. Lettres interceptées…, op. cit., p. 343. 33. Ibid., p 196. 34. Ibid., p. 18. 35. Ibid., p. 154. 36. Moniteur Universel, 1812, n° 271. Selon les calculs effectués aujourd’hui, l’armée russe a perdu à Borodino de 45 à 50 000 hommes, et les Français près de 35 000. Encyclopédie, Moscou, 2004, art. « Guerre patriotique », p. 91 (en russe). 37. Lettres interceptées, op. cit., p. 37. 38. Ibid., p. 32. 39. Ibid., p. 36. 40. Ibid., p. 32. 41. Mikhaïl Illarionovitch KOUTOUZOV, Recueil de documents, T. IV, 1ère partie, Moscou, 1954, p. 168 (en russe). 42. Lettres interceptées, op.cit., p. 50. 43. Ibid., p. 18. 44. Ibid., p. 20 et 23. 45. Ibid., p. 194. 46. Ibid., p. 20. 47. Maya GOUBINA, « Les bulletins de l’armée napoléonienne (1805-1812) et le problème épistémologique de la constitution de l’image de la Russie », Colloque Représentation de la Russie : dire et connaître, ENS de Lyon, publication en ligne [http://www.ens-lsh.fr/labo/CID/russe/lj- goubina.htm], communication du 27 septembre 2004. 48. Lettres interceptées, op. cit., p. 46. 49. Arthur CHUQUET, op. cit., t. 1, p. 99. 50. Ibid., p. 100. 51. Lettres interceptées, op. cit., p. 294. 52. Moniteur Universel, 1812, p. 322. 53. Encyclopédie, op. cit., art. Guerre patriotique, p. 439 (en russe). 54. Lettres…, p 201. 55. Encyclopédie, op. cit., p. 48 (en russe). 56. Lettres… op. cit., p. 343. 57. Ibid, p. 344. 58. Arthur CHUQUET, op.cit., t. 1, p. 6.

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59. Lettres…, op. cit., p. 17. 60. Ibid, p. 196. 61. Ibid, p. 283. 62. Ibid, p. 210. 63. Ibid, p. 189. 64. Ibid, p. 109. 65. Ibid, p. 338. 66. Ibid, p. 242. 67. RGADA, Fonds 30, Dossier 266, folio 57. 68. Lettres…, op. cit., p. 261. 69. Arthur CHUQUET, op. cit., t. 2, p. 110. 70. A. A. VASSILIEV, « dans La bataille de Medyn, 25 octobre 1812, d’après les souvenirs de Henryk Dembinski », dans La retraite de Russie de la Grande Armée de Napoléon, Maloïaroslavets, 2000, p. 32-33 (en russe) ; Andreï I. POPOV, dans La Grande Armée en Russie. La poursuite d’un mirage, Samara, 2002, p. 395 (en russe). 71. Arthur CHUQUET, op. cit., t. 3, p. 28. 72. Lettres…, op. cit., p. 86. 73. Ibid, p. 340. 74. Ibid, p. 337. 75. Ibid, p. 169. 76. Ibid, p. 183. 77. Pour plus de détails, voir A. A. VASSILIEV, « Le Hurrah qui a sauvé Napoléon. L’escarmouche cosaque contre un convoi et la suite de l’empereur près de Gorodnia, 13/25 octobre 1812 », dans Napoléon. Légende et réalité. Matériaux issus de journées d’études et de conférences sur Napoléon (1996-1998), Moscou, 2003, p. 102-112 (en russe). 78. Lettres…, op. cit., p. 343. 79. Arthur CHUQUET, op. cit., t. 2, p. 208. 80. Moniteur Universel, 1812, n° 334. 81. Charles Louis LESUR, Des progrès de la puissance russe, depuis son origine jusqu’au commencement du XIXe siècle, Paris, 1812, p. 414. 82. Lettres…, op. cit., p. 210. 83. Ibid, p. 18. 84. Ibid, p. 36. 85. Ibid, p 168. 86. Arthur CHUQUET, op. cit., t. 1, p. 6. 87. Ibid, t. 2, p. 208. 88. Lettres…, op. cit., p. 301. 89. Ibid, p. 345. Lettre du 4 novembre de Baraguey d’Hilliers, p. 345. 90. Ibid, p. 106.

RÉSUMÉS

Quelle fut la perception de la campagne de 1812 et de l’armée russe par les soldats français ? La réponse se trouve en partie dans les lettres des soldats de Napoléon, dont leurs auteurs livrent

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leurs impressions immédiates sur leurs ennemis et la guerre. La propagande napoléonienne, et particulièrement les Bulletins de la Grande Armée, influencent grandement les perceptions des militaires. En reprenant certaines thèses des Bulletins concernant l’armée russe et la campagne de 1812 dans son ensemble, la correspondance privée paraît apporter son soutien aux justifications officielles.

This article examines the perceptions of French soldiers of the campaign of 1812, and of the Russian army. Letters from participants of Napoleon’s Russian campaign constituted the main source for this research. This source is especially interesting, because such letters contain first- hand impressions of French soldiers about their enemies and about the war itself. Napoleonic propaganda, especially bulletins of Grande Armée, made an appreciable impact on how soldiers represented the campaign of 1812 in their letters, themes about the Russian army and campaign as a whole that were echoed and confirmed by the private correspondence of soldiers.

INDEX

Mots-clés : correspondance, Russie, Moscou, opérations militaires, Borodino, armée russe

AUTEURS

NICOLAÏ PROMYSLOV Institut d’histoire universelle, Académie des sciences de Russie Leninsky prospect, Russie, [email protected]

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L’image de l’ennemi dans l’imaginaire collectif du menu peuple russe en 18121 The Image of the Enemy in the Collective Imagination of the « menu peuple » in Russia in 1812

Alexandre Tchoudinov

1 Contre qui les Russes se battent-ils en 1812 ? La question peut paraître naïve et même stupide car tout le monde sait que c’est Napoléon, l’Empereur des Français, qui attaque la Russie cette année-là, donc les Russes combattent évidemment contre les Français. Cependant il n’est pas suffisant de nommer l’ethnonyme pour répondre à cette question. Car les mêmes ethnonymes peuvent avoir différentes significations et différents contenus à des heures diverses. Par exemple, le mot russe nemetz qui signifie maintenant l’Allemand est utilisé comme un nom commun pour désigner l’étranger avant le XVIIIe siècle. Ainsi pour répondre à notre question, il nous faut comprendre premièrement non pas comment les Russes nomment leur ennemi cette époque-là, mais comment ils l’imaginent.

2 Au premier regard cette tâche n’est pas très difficile car la guerre de 1812 se reflète dans les sources nombreuses et dans la littérature de fiction, créée par les combattants eux-mêmes ou par leurs proches descendants, tels que Léon Tolstoï, l’auteur du célèbre roman Guerre et paix. Mais toute cette infinité de textes exprime seulement les idées des gens alphabétisés, tandis que la grande majorité du peuple russe (85 %) était illettrée au début du XIXe siècle2. Il n’y a donc pas beaucoup de ressources pour connaître l’attitude de la « majorité silencieuse », et la principale de ces sources, c’est la littérature orale populaire ou le folklore.

3 Un chercheur qui étudie le folklore historique de ce temps-là a des avantages considérables. D’une part, la période correspond à l’apogée des genres du folklore russe, tels que les bylines3 et les chants historiques, dont le déclin s’amorce déjà dans la seconde moitié du XIXe siècle. D’autre part, les folkloristes russes commencent à enregistrer régulièrement les textes populaires précisément dans la première moitié de

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ce siècle. Pour la période antérieure, il est plus difficile de conduire une telle recherche car il n’y a pas assez de textes enregistrés, et, pour la période postérieure, le résultat ne serait pas si instructif car le folklore historique s’y éteint. Pour l’époque de 1812, en revanche, on possède beaucoup d’excellentes pièces de folklore pour reconstruire l’imaginaire collectif de la « majorité silencieuse ».

4 La génération de 1812 fait une expérience unique en survivant à l’invasion ennemie dans les régions de Russie centrale. Depuis le Temps des troubles au début du XVIIe siècle les étrangers ne se sont pas approchés du cœur de l’état russe. Même l’invasion suédoise de Charles XII en 1708-1709 n’a touché que la périphérie de la Russie. Et voilà qu’en 1812, la Grande Armée entre à Moscou. On pourrait présumer que cette situation extraordinaire laisserait une trace spécifique dans un imaginaire collectif exprimé dans le folklore. Mais en réalité c’est tout l’inverse. C’est curieux, mais l’expérience unique de cette génération est décrite par la tradition folklorique comme un phénomène déjà bien connu par la mémoire historique du peuple. Les événements liés à l’invasion napoléonienne sont présentés dans le folklore de la même manière que les anciennes batailles menées par les Russes contre les envahisseurs passés. Les chanteurs anonymes utilisent des images traditionnelles pour décrire la trame du conflit contemporain alors même que ces images ne correspondent point à la réalité.

5 Ainsi, d’après l’ancienne tradition folklorique née à l’époque de la Russie de Kiev, chaque invasion ennemie débute par une lettre provocante du futur envahisseur adressée au souverain russe. Par exemple, voilà l’adresse du fabuleux roi tatar Idolichtché Poganoïe à Wladimir, le prince de Kiev, présentée dans la byline Ilia Mourometz et Idolichtché Poganoïe : « Il a écrit dans ses chartes manuscrites : Moi, Idolichtché, je viendrai à Kiev, Je brûlerai donc Kiev et les églises divines ; Pour que le Prince quitte son palais, Et moi, j’occupe ce palais de pierre blanc »4.

6 Plusieurs siècles plus tard, les chanteurs populaires attribuent la même démarche au roi de Suède, qui écrit prétendument une lettre pareille à la tsarine russe, évidemment Catherine II : « Établis donc les quartiers pour les miens de par tout Moscou de pierre : Pour mes glorieux brigadiers dans les maisons des nobles, Pour tous mes glorieux soldats de par tout Moscou de pierre, Et pour moi, le roi de Suède, dans le palais du souverain5 » !

7 Le début de la guerre de 1812 est exposé de même par la tradition populaire : « Le Roi Napoléon écrit à notre Tsar Blanc : "Je te prie de ne pas être en colère, Mais de me fournir des quartiers pour sept cent mille hommes À Moscou, ta capitale de granit ; Pour Messieurs les Généraux chez tes marchands, Pour moi, le Roi Napoléon, dans ton propre palais" »6.

8 La « réaction » du tsar Alexandre Ier après cette proposition de l’ennemi étranger est aussi traditionnelle que celle de son prédécesseur le prince Wladimir dans la situation pareille. Voilà ce que Wladimir fait : « Et Wladimir, le prince de Kiev, de la ville capitale, Il commence à errer autour la salle de palais, Il jette les chaudes larmes de ses yeux clairs, Et les essuie par son mouchoir de soie […] »7

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9 Dans les chants populaires sur l’an 1812, Alexandre Ier tombe aussi dans le même désespoir en ayant reçu la lettre de son adversaire : « En ce temps-là notre tsar orthodoxe Réfléchit profondément, Sa tête couronnée S’incline à la terre, Sa personne royale Change de visage […] »8

10 Si dans la plupart des bylines ce sont des preux fabuleux qui sèchent les larmes du souverain attristé en promettant de punir l’étranger insolent, dans les chants populaires à propos de 1812 on attribue ce rôle au feld-maréchal Koutouzov et au général Platov, le chef des Cosaques du Don : « Ne crains pas, notre père le tsar orthodoxe ! Nous allons rencontrer le scélérat à mi-route, À mi-route dans notre pays, Nous lui mettrons des canons de cuivre au lieu de tables, Nous lui étendrons des balles rapides au lieu de nappes, Nous lui proposerons des mitrailles de fer rouge comme entrée, Ce sont nos chers canonniers, qui vont le servir, Ce sont nos chers Cosaques, qui vont le reconduire »9.

11 Le général Platov est présenté par les auteurs des textes folkloriques comme un homme du peuple semblable au célèbre preux de la byline Ilia Mourometz le Fils de Paysan, alors qu’en réalité Platov appartient à l’aristocratie cosaque (starchina) et possède un titre de comte à partir de 1812. Le chant populaire très répandu attribue à Platov l’une des prouesses d’Ilia Mourometz, notamment une visite au chef ennemi. Dans plusieurs bylines, Ilia, habillé en pèlerin, vient chez son adversaire Idolichtché Poganoïe, dîne et bavarde avec lui incognito. Dans le folklore, Platov a recours au même trucage envers Napoléon. On dit que le cosaque vêtu en marchand est venu chez l’Empereur et a dîné avec lui alors que selon toute évidence, rien de tel ne s’est produit en réalité ; les chanteurs actualisent seulement l’ancienne byline en remplaçant les héros fabuleux par les acteurs de la guerre de 1812. Mais les moyens littéraires restent toujours les mêmes. Citons par exemple deux fragments des dialogues entre les adversaires partageant la table. Idolichtché interroge le pèlerin fictif sur le célèbre Ilia Mourometz : « Le pèlerin commence à raconter : "Eh bien ! Idolichtché Poganoïe, Nous avons à Kiev Ilia Mourometz lui-même. Sa chevelure et sa taille sont les mêmes que miens, Car nous sommes les frères baptisés par le même parrain" » 10.

12 Et voilà la conversation telle qu’elle est racontée entre Platov et Napoléon. L’Empereur demande au faux marchand de lui parler de Platov et promet de l’or pour cette information. Platov lui répond : « Il ne faut pas dépenser l’or, On peut le voir facilement : Son apparence est telle, Qu’il semble mon frère familier, Sa chevelure est châtain, Tout à fait comme la mienne »11.

13 Les récits des batailles de la guerre de 1812 dans le folklore russe contiennent les mêmes images que la narration traditionnelle des combats des Russes contre les

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anciens envahisseurs. Ainsi le chant sur la bataille de la Moskova ou bataille de Borodino actualise les images du chant plus ancien sur le célèbre Massacre de Mamaï ou la bataille de Koulikovo entre les Russes et les Tatares en 1380. En particulier, les chanteurs de 1812 utilisent l’image des têtes coupées et roulantes. Voilà le texte sur le Massacre de Mamaï : « Les têtes des nombreux preux Roulent des bons chevaux À la terre fertile »12.

14 Voici le chant sur la bataille de Borodino : « On a tiré des canons, mes frères, On a tiré des fusils, Les bonnes têtes Ont roulé des fortes épaules »13.

15 Si la vue d’une tête en train de rouler est assez habituelle pour une époque de combats à l’arme blanche, quand la décapitation par revers était un des plus sûrs moyens de tuer l’adversaire, ce récit est assez extraordinaire pour une fusillade datant de l’époque de l’arme à feu. Ainsi les chanteurs de la bataille de Borodino reproduisent non pas tant les tableaux réels que les clichés traditionnels du folklore historique des temps précédents.

16 Par conséquent, l’invasion de la Grande Armée en Russie ne se distingue pas dans l’imaginaire folklorique des invasions étrangères des époques anciennes. Le menu peuple russe la regarde à travers le prisme des images traditionnelles qui furent conservées par la mémoire collective durant plusieurs siècles. Ainsi il n’est pas étonnant que, dans le folklore russe, l’image des Français comme adversaire militaire corresponde entièrement à l’ancien archétype de l’ennemi étranger qui existait depuis le Moyen Âge. Les traits principaux de cet envahisseur archétypal sont le brigandage et l’hostilité envers la Chrétienté14.

17 Dans le cas de 1812, le premier des traits de cette image folklorique de l’ennemi est bien corrélé avec les faits. Comme l’envahisseur archétypal du folklore, les Français réels pillent, brûlent, violent et assassinent en Russie. Le maraudage des soldats de la Grande Armée est si bien connu grâce aux sources nombreuses et décrit en détail dans les ouvrages historiques qu’il n’est pas nécessaire de s’étendre sur ce sujet. Je cite seulement un fragment du chant populaire concernant cet aspect : « Oh ! Quelle grande douleur, Quel chagrin, quelle tristesse ! Le nuage terrible brouillassait Au-dessus de Moscou, notre mère. La force française est arrivée. Elle brûle et cuit, Et captive tout le monde. Elle allume les boutiques des marchandes, Les maisons des nobles et des négociants […] » 15

18 Quant au second des traits de l’envahisseur archétypal, notamment l’hostilité envers la Chrétienté, il est plus difficile d’incriminer les Français de 1812. Bien sûr, on pille spontanément des églises, comme des palais et des cabanes, mais il ne s’agit point de quelque politique de déchristianisation préméditée. Cependant cette caractéristique des Français devient centrale dans l’image qu’ils acquièrent dans l’imaginaire folklorique du peuple russe. Les chants populaires traitent de l’intention prétendue des

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Français de détruire la religion chrétienne comme la vraie cause de toute la guerre. Dans un des chants, Napoléon « annonce » une telle intention aux Cosaques : « Eh bien ! les Cosaques russes, Je vous foulerai aux pieds, Et entrerai à Moscou bâtie de pierre ; J’enlèverai les têtes des églises, Et amènerai des chevaux aux églises ! »

19 La réponse de ces Cosaques folkloriques démontre qu’ils regardent aussi la question religieuse comme centrale pour le conflit : « Toi, l’infâme, tu ne t’installeras pas Dans notre Moscou bâtie de pierre, Toi, l’infâme, tu n’enlèveras pas Les têtes d’or de nos croix »16.

20 La prétendue intention des Français de transformer des églises orthodoxes en écuries comme symbole d’un sacrilège se présente dans plusieurs textes folkloriques. Dans l’un des chants, le chef français fanfaronne tellement : « Donc je vais placer mes beaux chevaux Dans toutes les églises divines »17.

21 Dans l’autre, il menace : « […] Et je foulerai aux pieds Le commandant en chef russe, Je le foulerai aux pieds, Et accaparerai Moscou bâtie de granit, Et placerai mes aimables chevaux Aux temples et aux églises »18.

22 La destruction des églises est la plus déplorée de toutes les actions françaises par les chanteurs populaires : « Roulait-il le Français les canons de cuivre, Raillait-il le Français les fusils brillants, Il tirait-pétaradait en mère Moscou, Et c’est pour cela que Moscou prenait feu, La mère terre fertile était bien bouleversée, Les églises divines se sont ruinées, Les églises divines se sont ruinées, Les bulbes d’or ont bien roulé »19.

23 Traitant les Français en 1812 comme les ennemis de la Chrétienté, les auteurs des chants populaires utilisent paradoxalement le mot le bassourman pour nommer cette nation chrétienne. Ce mot russe, d’origine assez ancienne, remonte au mot tatar bessermene ; il désigne un fermier musulman, collecteur du tribut, à l’époque du Joug tatar. Ensuite on applique ce terme envers les ennemis musulmans, d’abord les Tatars et les Turcs. Cette dimension religieuse de l’attitude du menu peuple envers la guerre étonne beaucoup les contemporains éclairés. L’un d’eux, le gentilhomme L.A. Leslie, écrit dans son journal que les cultivateurs « se préparaient à défendre leur patrie contre les ennemis bassourmans, contre les impies envahisseurs, comme ils les traitaient eux-mêmes, bien qu’on leur explique autre chose »20.

24 La perception des Français par la majorité silencieuse, semblable à celle de l’ancien ennemi archétypal, présuppose qu’il faut les traiter justement comme la tradition instruit de traiter les envahisseurs impies. L’un des chants les plus répandus sur la guerre de 1812 raconte l’interrogatoire prétendu d’un major français par Koutouzov

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lui-même. En ayant écouté la réponse déplaisante le feld-maréchal brutalise le prisonnier de ses propres mains : « Et le prince Koutouzov se fâche contre lui ; Il frappe le major sur la gueule, Sur la gueule et sur la joue droite […] »21

25 Évidemment, cette scène détestable n’a existé que dans l’imaginaire populaire, mais ici elle est seulement l’actualisation d’un épisode semblable de la byline sur Ilia Mourometz où le preux russe interroge un Tatar captif et ensuite le jette ainsi à terre, alors que le prisonnier rend l’âme22.

26 La violence envers les prisonniers français de la part du menu peuple russe n’est pas seulement verbale, mais aussi physique. Les nombreux cas de tortures et de massacres atroces des prisonniers sont décrits dans l’historiographie, en particulier dans l’ouvrage récent de Marie-Pierre Rey23, c’est pourquoi il ne m’est pas nécessaire de les citer ici. Je voudrais seulement souligner que, d’après les témoignages des contemporains, cette terrible violence est souvent ritualisée religieusement. Les paysans font souffrir les ennemis capturés pour réaliser ainsi la sanction divine comme ils la comprennent. Dans l’imaginaire collectif de la « majorité silencieuse », la guerre de 1812 est avant tout une guerre religieuse semblable aux guerres du Moyen Âge, et on la mène avec des méthodes correspondantes.

27 Nous pouvons enfin répondre à la question posée au début de ce texte : contre qui les Russes se battent-ils en 1812 ? Il me semble que la meilleure réponse est faite par le feld-maréchal Koutouzov le 5 octobre 1812 dans sa réplique aux plaintes du général Lauriston contre le traitement barbare des Français par le peuple russe : « Il ne pouvait civiliser en trois mois une nation qui considérait l’ennemi comme pire qu’une troupe de mauraudeurs tartars sous Gengis Khan. ‑ Mais il y a tout de même une différence, répondit le général Lauriston. ‑ Peut-être, répliqua le maréchal, mais aux yeux du peuple, aucune […] » 24

28 Il ne faut évidemment pas prendre les paroles de Koutouzov au pied de la lettre car le vrai Gengis Khan n’est jamais venu en Russie. En parlant de sa troupe de mauraudeurs, le feld-maréchal désigne l’image traditionnelle de l’envahisseur impie qui a existé dans l’imaginaire collectif de la « majorité silencieuse » russe depuis les temps anciens.

NOTES

1. Je remercie cordialement Marie-Pierre Rey qui a eu la gentillesse de réviser le texte français de mon article. 2. Voir Marie-Pierre REY, L’effroyable tragédie. Une nouvelle histoire de la campagne de Russie, Paris, Flammarion, 2012, p. 24. 3. Note de la rédaction. Une byline est un chant épique apparu au Moyen Âge. 4. F. M. SELIVANOV (dir.), Byliny [Les bylines], Moscou, Sovetskaya Rossia, 1988, p. 150. 5. Istoričeskie pesni [Les chants historiques], Moscou, Rousskaya kniga, 2001, p. 216. 6. Istoričeskie pesni. Ballady. [Les chants historiques. Ballades.], Moscou, Sovremennik, 1986, p. 446. 7. F. M. SELIVANOV, Byliny, op. cit., p. 123.

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8. Istoričeskie pesni XIX veka [Les chants historiques du XIXe siècle], Leningrad, Naouka, 1973, p. 46. 9. Ibid., p 45. 10. F.M. SELIVANOV (dir.), Byliny, op. cit., p. 159. 11. Istoričeskie pesni XIX veka, op. cit., p. 90. 12. Sergueï AZBELEV (dir.), Istoričeskie pesni [Les chants d’histoire], Moscou, Rousskaya kniga, 2001, p. 53. 13. Ibid., p. 271. 14. Voir plus précisément Alexandre TCHOUDINOV, « L’image du Français dans le folklore russe » dans Alexandre STROEV (dir.), L’Image de l’Étranger, Paris, Institut d’études slaves, 2010, p. 367-374. 15. Istoričeskie pesni XIX veka, op. cit., p. 55. 16. Ibid, p. 63. 17. Ibid, p. 47. 18. Ibid, p. 62. 19. Istoričeskie pesni XIX veka, op. cit., p. 52. 20. « Rasskazy o 1812 gode (Otryvki iz dnevnika L.A. Leslie)» [« Les rapports sur 1812 (Les fragments du journal de L.A. Leslie) »] dans Smolenskaya starina, 1912, vol. 2, p. 374. 21. Istoričeskie pesni XIX veka, op. cit., p. 58. 22. Byliny, op. cit., p. 158. 23. Marie-Pierre REY, op. cit., p. 250-251. 24. Robert WILSON, Relation de la Campagne de Russie. 1812, Paris, La Vouivre, 1998, p. 116.

RÉSUMÉS

Contre qui les Russes se battent-ils en 1812 ? Il n’est pas suffisant de nommer l’ethnonyme de leur adversaire militaire pour répondre à cette question. Il faut d’abord comprendre comment ils l’imaginent. Cette communication propose d’analyser le folklore russe à propos de la guerre de 1812 pour reconstruire l’image de l’ennemi existant dans l’imaginaire collectif de la « majorité silencieuse » de la société russe de cette époque-là. Il se trouve que les traits principaux de cette image correspondent beaucoup plus à l’archétype traditionnel de l’envahisseur étranger conservé par la mémoire collective qu’aux caractéristiques des Français réels.

Who were the Russians fighting in 1812? It is not enough to name the ethnonym of their military adversary to answer this question. Rather, it is necessary to understand how these persons were imagined. This article analyzes the Russian folklore about the campaign of 1812 to reconstruct the image of the enemy in the collective imagination of the « silent majority » of Russian society at the time. The principal traits of this image correspond much more to the traditional archetype of the foreign invader conserved in the collective memory than to the real characteristics of the French.

INDEX

Mots-clés : folklore, chanson, batailles, sacrilège, prisonniers de guerre

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AUTEUR

ALEXANDRE TCHOUDINOV Institut d’histoire universelle, Académie des sciences de Russie, [email protected]

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La Russie dans les journaux de l’Armée d’Orient (1798-1801) Russia in the newspapers of the army of the Orient (1798-1801)

Evguenia Prusskaya Traduction : Lucie Perrier

1 De prime abord, l’image de la Russie dans la presse française publiée en Égypte pendant la campagne de Bonaparte – qui ne dura que trois ans (1798-1801), et à laquelle la Russie ne participa pas – est un thème qui pourrait sembler trop secondaire et peu digne d’intérêt pour la recherche. En outre, au cours des années passées, plusieurs ouvrages sont sortis à propos de la représentation de la Russie telle qu’elle apparaissait dans les principaux journaux européens1. Cependant, la question de la manière dont la Russie fut évoquée en 1798-1801 dans la presse publiée pour l’Armée d’Orient est importante et précieuse pour le chercheur du fait des conditions particulières dans lesquelles ces journaux étaient publiés. Les forces françaises en Égypte étaient soumises au blocus maritime imposé par la flotte anglaise, et, par conséquent, les Français ne recevaient que de très rares informations sur ce qui se passait en Europe. Les nouvelles leur parvenaient avec du retard, et peu souvent : seulement lorsque les navires français forçaient le blocus, ou par des bateaux neutres. Ainsi, parfois ils avaient connaissance des nouvelles par les journaux européens et par le courrier, et parfois par l’intermédiaire des Anglais, lorsque ces derniers décidaient de donner quelques renseignements à l’ennemi, habituellement sur un mode négatif. À partir de ces diverses sources, les rédacteurs des périodiques publiés pour l’Armée d’Orient tentaient de trouver ce qui, dans leurs articles, donnerait aux Français en Égypte une idée de ce qui se passait dans le monde. Et il était assez souvent fait état de la Russie dans ces nouvelles – après tout, le destin des Français en Égypte dépendait des rapports de forces entre les principales puissances européennes : la Grande Bretagne, la France et la Russie en Méditerranée orientale. Vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, l’équilibre de ces forces changea : l’alliance « Russie-France » et « Russie-Angleterre » passa de la guerre à la paix et corrélativement de la paix à la guerre. Tous ces changements eurent un écho dans les périodiques de l’Armée d’Orient et une influence sur l’image de la Russie dans la presse française en Égypte. L’analyse des contextes dans

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lesquels la Russie figura dans les pages de ces journaux nous permettra d’établir la dynamique de la perception de ce pays par les Français.

2 L’expédition française en Orient (1798-1801) est devenue un événement marquant, non seulement pour les relations entre l’Orient et l’Occident, mais également pour les affaires diplomatiques des pays d’Europe. L’invasion française en Égypte fit de la question de l’Orient un problème d’actualité primordial pour les puissances en Europe et, pendant un certain temps, transforma le Moyen Orient et le Maghreb en champ d’affrontement pour ces puissances européennes.

3 L’armée d’Orient cantonnée en Égypte était coupée de sa terre natale et fit face à de nombreuses difficultés du fait d’un climat inhabituel et d’un environnement culturel différent. C’est pourquoi Bonaparte, le commandant en chef français, mit en œuvre la publication de périodiques en langue française afin d’accroître l’esprit combatif des soldats et de les unir. En conséquence le journal Courrier de l’Égypte vit le jour, l’équivalent à l’est du Courrier de l’Armée d’Italie et du Journal de Malte2. Il parut d’août 1798 jusqu’à la fin juin 1801. Dès le début, ce journal fut sous le contrôle de Bonaparte : il nomma lui-même les rédacteurs3. Le contenu du Courrier de l’Égypte était très divers : on y publiait des ordres du jour, des nouvelles des campagnes égyptienne et syrienne, des informations d’ordre international reprises des journaux européens, des proclamations, la correspondance officielle avec le Directoire, des extraits d’ouvrages de voyageurs venus d’Europe en Orient, etc. On faisait grand cas des nouvelles en provenance des possessions françaises en Europe et des actions entreprises par les monarchies européennes contre les forces françaises.

4 Le Courrier de l’Égypte se faisait si souvent l’écho du point de vue officiel sur les affaires que, comme l’a souligné le chercheur égyptien Sami Wassef, son objectivité était très sujette à caution4. Afin d’éviter de démoraliser les soldats, le contenu du journal était choisi de façon à montrer aux Français éloignés de leur patrie que leur mission en Égypte était hautement estimée sur la scène internationale et grandement appréciée par les autochtones en Égypte. Ce journal, qui était quasiment la seule source d’information pour les soldats et les officiers en Égypte, était devenu un instrument puissant de la politique officielle du commandement de l’Armée.

5 Des nouvelles de Russie et à son sujet figuraient assez souvent dans les pages du Courrier de l’Égypte, et l’image de la Russie dans ce journal traduisit l’état des relations entre la Russie, la France et la Grande-Bretagne à cette époque.

6 La Russie fut pour la première fois évoquée dans le numéro 9 du 10 vendémiaire an VII (1er octobre 1798), à propos de nouvelles de Malte. Dans cet article, les Français décrivent les avantages qu’il y a à posséder Malte, et disent que les Russes, tout comme les Anglais et les Autrichiens, désirent ardemment s’emparer de cette île, mais que, si tel était vraiment le cas, alors la France ne pourrait jamais obtenir tous les avantages dont elle jouissait à ce moment-là. Dans cet article, on appelle Malte « Le Cap de Bonne Espérance » pour la France parce que l’invasion de Malte devait ébranler les intérêts commerciaux de l’Angleterre en Méditerranée et renforcer les liens des Français avec leurs possessions en Italie. Mais l’empereur russe Paul Ier s’intéressait aussi beaucoup à Malte. En 1797, il était devenu « Protecteur de l’Ordre maltais de Saint-Jean de Jérusalem », puis, après l’invasion française de Malte en juin 1798, les chevaliers en fuite avaient élu Paul Ier Grand Maître de l’Ordre, en décembre de la même année. Ainsi, cet article publié le 1er octobre 1798, c’est-à-dire avant que Paul Ier n’ait son nouveau titre, soulignait-il simplement combien les autres puissances d’Europe,

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particulièrement la Russie, étaient envieuses de la France et désireuses de s’emparer de Malte. C’est très typique du Courrier de l’Égypte, et il existe de nombreux articles sur les victoires françaises et les avantages retirés des campagnes militaires, et à propos des réactions d’envie des pays d’Europe.

7 Ultérieurement, dans le n° 13 du 30 vendémiaire an VII (21 octobre 1798), le thème de l’intérêt que les Russes portaient à la possession de Malte fut à nouveau abordé. Et, bien qu’il ne soit mentionné que dans une seule phrase : « On répand à Pétersbourg le bruit que l’Isle de Malte s’est donnée à la Russie », on voit clairement que les rumeurs à propos des négociations de Paul Ier avec les chevaliers de Malte inquiétaient les Français. Peut-être, afin de rendre moins négative l’impression donnée aux lecteurs à propos de l’adhésion d’un empire aussi puissant que la Russie à la coalition anti- française, on dit dans ce même numéro au sujet d’une prétendue instabilité dans ce pays : « Depuis quelques temps les nouvelles de France sont attendues ici avec impatience. L’empereur paroît très inquiet. Ses dernières ordonnances sur les honneurs à lui rendre ainsi qu’à sa famille ont excité beaucoup de murmures. L’impératrice s’est formé un cercle particulier et l’on a remarqué que plusieurs confidents de Catherine y étoient admis. Voudroit-elle marcher sur les traces de cette femme célèbre pour parvenir au suprême pouvoir » ?

8 En outre, l’instabilité dans l’empire russe est à nouveau évoquée dans le n° 28 du 25 ventôse an VII (15 mars 1798). Dans cette livraison, les nouvelles suivantes sont imprimées : « Voici ce qu’on écrit de Pétersbourg le 29 décembre 1798. On murmure beaucoup ici ; des sentiments révolutionnaires s’y sont déjà manifestés. On a trouvé sur la table de Paul Ier le billet suivant : Cosaque, es-tu encore notre ami, as-tu oublié tes promesses ? Dans les temps que tu étois repoussé par ta mère, que tu pliois sous la volonté de ses favoris, tu as promis sécurité et protection à tous les Européens amis de l’égalité et de la justice. Ne crains-tu pas que tes nombreux esclaves frappés des principes de vérité ne se réveillent d’une manière terrible, et pourquoi à Moscou particulièrement où tu crains déjà de séjourner, as-tu défendu la circulation des bonnes nouvelles. Mais tes décrets sont vains. Ton sort dépend d’un dieu plus puissant que toi ! Tu as déjà violé une partie de tes serments et de ceux que tu as fait dans ta jeunesse […] Mais nous les avons reçus […] Tu entends ce que nous voulons dire par là. Penses-y sérieusement. Il en est encore temps et rappelle-toi que tous les parjures périssent. »

9 C’est un article extrêmement curieux du fait de la manière très étrange dont il s’adresse à Paul Ier : « Cosaque ». Il fut repris par le journal le Moniteur Universel dans son numéro 110 du 20 nivôse an VII (9 janvier 1799). Peut-être était-ce une histoire vraie, et ce papier avait pu être déposé sur la table de l’empereur par ses amis, dont beaucoup d’entre eux étaient membres d’une loge maçonnique. Au XVIIIe siècle, sous le règne de la Grande Catherine, les francs-maçons russes mettaient leurs espoirs en Paul, et pensaient que sa politique serait complètement différente de celle de sa mère, et il est bien connu que, lorsque dans sa jeunesse, il voyagea en Autriche, il rendit visite à l’ordre maçonnique de ce pays, bien qu’il n’existe pas de preuve que Paul ait été franc- maçon lui-même. Mais ceci pourrait aussi être une histoire inventée, publiée dans les pages du journal français pour montrer les dispositions révolutionnaires en Russie et pour encourager les soldats français.

10 De différentes sources, on peut voir que les militaires à la tête des armées françaises, et particulièrement le commandant en chef Bonaparte, craignaient vraiment que les

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Russes puissent venir délivrer Malte, et plus tard également l’Égypte. Ainsi, dans sa lettre au Directoire, envoyée en juin 1798 après la conquête de Malte, Bonaparte faisait état d’un accord intercepté, conclu entre les chevaliers de Malte et l’empereur russe : « L’Empereur de Russie nous doit des remerciements, puisque l’occupation de Malte épargne à son trésor 400 000 roubles. Nous avons mieux entendu que lui-même les intérêts de sa nation. Cependant, si son but avait été de préparer les voies pour s’établir dans le port de Malte, Sa Majesté aurait dû, ce me semble, faire les choses un peu plus en secret, et ne pas mettre ses projets tant à découvert. Mais enfin, quoiqu’il en soit, nous avons, dans le centre de la Méditerranée, la place la plus forte de l’Europe, et il en coûtera cher à ceux qui nous délogeront »5 .

11 Cependant, en dépit de l’argumentation que Paul Ier serait bien avisé de ne pas faire la conquête de Malte, on distingue clairement la crainte de cette éventualité dans la suite des actions entreprises par Bonaparte.

12 C’est ainsi que Bonaparte tenta d’implanter une image négative des Russes dans l’esprit des Égyptiens, de la même façon que, dans ses discours aux habitants d’Égypte, Bonaparte les mit en garde contre l’établissement de liens avec les Russes. Ainsi que l’écrivit dans sa chronique l’historien égyptien de cette époque Abd-al-Rahman al- Jabarty, en novembre 1798 parut un discours écrit par les Français (bien qu’ils aient prétendu qu’il émanait de savants musulmans, de cheiks) : « Nous vous informons également que les Français – plus que le reste des nations d’Europe – ont toujours aimé les musulmans et leur nation et détesté les incroyants. Par nature, ce sont les amis de notre maître le Sultan, lui prêtant assistance en tant qu’alliés, liés à lui par une amitié et un soutien profonds. Ils aiment ses amis et exècrent ses ennemis. En conséquence, la plus vive inimitié existe entre les Français et Moscou à cause de l’hostilité ignoble et malveillante des Russes [vis-à-vis de l’Islam]. La nation française aide Sa Majesté le Sultan à prendre leur terre – s’il plaît à Dieu – ne leur en laissant aucun reste »6.

13 Dans le numéro 16 du 20 brumaire an VII (14 novembre 1798), du Courrier de l’Égypte, nous trouvons un article intitulé « Conseil de cheiks de la ville du Kaire au peuple d’Égypte », dans lequel il est écrit que les Russes « désireroient s’emparer de Ste Sophie et d’autres temples dédiés au culte d[u] vrai [] dieu pour en faire des églises consacrées aux exercices profanes de leur perverse croyance ». Il est clair que les cheiks du Caire n’ont pas écrit cette proclamation7, comme l’a souligné al-Jabarty, mais la parution de cet article dans le Courrier de l’Égypte n’est pas accidentelle : ce journal était publié en langue française, pour les Français, et ainsi avait pour but non seulement de créer l’illusion que les Égyptiens soutenaient les Français mais aussi d’établir une image négative des Russes dans l’esprit des soldats français qu’ils seraient amenés à affronter si les Russes venaient dans ce pays (ainsi que le redoutait le commandement français). En outre, vers la fin de l’été 1798, l’escadre de l’amiral Peter Oushakov partit pour la Méditerranée et Paul Ier entreprit des négociations avec le sultan ottoman. Ainsi, les inquiétudes des Français devenaient-elles fondées, particulièrement après le début du siège de Corfou par la flotte russe.

14 Nous voyons encore cette image négative de la Russie dans les publications ultérieures de 1798 et 1799, tout comme la crainte d’une invasion russe de l’Égypte. Ainsi, le n° 25 en date du 3 pluviôse an VII (22 janvier 1799) expliquait-il que les Russes proposèrent un armistice aux Ottomans à condition que les Russes puissent franchir le Bosphore et les Dardanelles à n’importe quel moment, mais les Ottomans « se préparent à défendre le passage des Dardanelles, en cas que les Russes tentent de le forcer ». C’était de la désinformation car, à ce moment-là, les flottes russe et ottomane étaient ensemble en

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opération en Méditerranée, et les Russes franchirent une fois encore ces détroits au cours de l’été 1798, et, de conserve avec les Ottomans, s’opposèrent aux forces françaises. De plus, le 5 janvier, les Ottomans et les Russes avaient signé un accord qui comportait des clauses secrètes, dont l’une d’entre elles permettait à la flotte russe de traverser librement le Bosphore et les Dardanelles. Et, bien que Bonaparte n’ait pas pu avoir connaissance de ces clauses, il était au courant des actions conjointes de leurs forces en mer Méditerranée8.

15 Dans le numéro 34, en date du 12 thermidor an VII (30 juillet 1799), on peut lire l’information selon laquelle, le 26 juillet, des navires ennemis étaient arrivés dans la baie d’Aboukir et avaient débarqué des soldats ; l’auteur de cet article ajoutait en outre qu’ils semblaient être pour moitié Turcs et pour moitié Russes. Mais, en réalité, il n’y avait pas de Russes mais plutôt des Anglais et des Ottomans ; ce que les Français affirmaient montre néanmoins qu’ils craignaient que les Russes ne viennent. En outre, le 21 juillet, Bonaparte fit paraître une proclamation à l’intention des cheiks du Caire (nous pouvons voir ce document dans la correspondance de Napoléon et aussi dans la chronique de al-Jabarty) dans laquelle il indiquait que l’ennemi était arrivé à Aboukir dans le but de conquérir l’Égypte, de ravager le pays, et qu’il y avait sur les navires de nombreux Russes « qui ont en horreur ceux qui croient à l’unité de Dieu, parce que, selon leurs mensonges, ils croient qu’il y en a trois. Mais ils ne tarderont pas à voir que ce n’est pas le nombre de dieux qui fait la force, et qu’il n’y en a qu’un seul, père de la victoire, clément et miséricordieux, combattant toujours pour les bons ». Ainsi, pour la deuxième fois, les Français essayaient-ils de répandre dans l’esprit des Égyptiens l’image négative des Russes, telle qu’elle apparaissait aussi dans le Courrier de l’Égypte.

16 Il est intéressant de noter que la Russie était alliée à l’empire ottoman, et que la ligne directrice de la politique française en Égypte consistait à mettre en lumière le fait que les Français étaient les véritables amis du sultan ottoman et qu’ils étaient venus en Égypte pour le soutenir contre les mamelouks insubordonnés. Néanmoins, la Russie est toujours présente dans les proclamations et, dans les numéros du Courrier de l’Égypte de 1798 jusqu’à la première moitié de 1800, elle est désignée comme l’ennemie des Français et, par conséquent, du sultan.

17 Le Courrier de l’Égypte donnait des informations, bien entendu non seulement sur les affaires en Méditerranée orientale mais aussi sur les questions diplomatiques et les actions menées par la seconde coalition contre la République française en Europe. Ainsi qu’il est écrit dans le numéro 16, en date du 24 brumaire an VII (14 novembre 1798), le gouvernement russe avait une grande influence sur les monarchies européennes par des pressions exercées, en particulier sur des personnes liées à l’empire ottoman. Dans le numéro 28 daté du 25 ventôse an VII (15 mars 1799), il est indiqué que l’Angleterre avait réussi à créer une coalition de plusieurs puissances, habituellement ennemies. En conséquence, la Russie se joignit à la coalition parce que, comme le disait le journal, l’Angleterre avait promis d’agrandir le territoire russe au détriment des terres ottomanes. Dans le numéro 73 du 18 messidor an VIII (6 juillet 1800), la lettre du nouveau commandant en chef en Égypte, le général Menou, fut publiée, dans laquelle il disait que seuls les Russes et les Anglais « nos ennemis » avaient forcé le sultan ottoman à rejoindre la coalition « qui depuis plusieurs années combat contre notre révolution et contre notre liberté », contre la France.

18 En général, les journaux traitent des actions menées par les forces russes en Italie et en Suisse, mais pas dans le détail. Dans le numéro 42 du 9 brumaire an VIII (31 octobre

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1799), on indique que les forces russo-autrichiennes ont envahi l’Italie alors que l’on ne s’y attendait pas et « se sont réuni[e]s à tous ceux que le fanatisme et l’habitude de leur antique servitude éloignaient de nous ». Dans le numéro 53 du 19 nivôse an VIII (9 janvier 1800), il est fait mention de la bataille russo-anglaise contre les forces franco- bataves et de la victoire de ces dernières. Dans la même livraison, on indique que le roi d’Espagne a déclaré la guerre à la Russie et que l’armée de Souvorov quitte l’Italie pour la Suisse. (Les deux premières informations étaient reprises du Journal de Francfort). Le numéro 54 du 3 pluviôse an VIII (23 janvier 1800) rapporte que les forces françaises poursuivent leur marche victorieuse en Suisse contre des forces russo-autrichiennes et qu’elles ont complètement défait les armées russo-anglaises en Hollande. Le numéro 55 du 9 pluviôse an VIII (29 janvier 1800) comportait la publication de la lettre du général Masséna à propos de ses actions et de sa victoire en Suisse sur les forces russes commandées par Rimski-Korsakov et Souvorov. Ainsi donc, les éléments donnés concernaient les campagnes européennes (en particulier la russe) de la seconde coalition, choisis de manière non pas à brosser un tableau impartial, mais à montrer les seules victoires des armées françaises. Aucune mention n’est faite des succès de l’armée de Souvorov en Italie ni de la prise de Naples par Oushakov ni de la perte de l’Italie pour les Français. Il est tout à fait typique que le Courrier de l’Égypte ne fasse état que des victoires des Français ; d’ailleurs, lorsqu’il couvrit la campagne de Syrie de Bonaparte, le Courrier de l’Égypte fit part des succès des forces françaises, bien que ceci ait été de la désinformation complète : la campagne de Syrie constitua une défaite totale pour Bonaparte. De même pour les nouvelles d’Europe : le Courrier de l’Égypte était la principale source par laquelle les soldats français apprenaient ce qui se passait en Europe, et bien sûr, l’un des objectifs principaux de ce journal était de les encourager et non de les démoraliser davantage en leur exposant les échecs français.

19 La guerre contre la France à l’époque de la seconde coalition se révéla être une immense déception pour l’empereur Paul Ier 9. Il envoya ses troupes pour rétablir le statu quo en Europe, mais ses alliés n’avaient qu’un seul désir : leur expansion territoriale. Finalement, Paul Ier quitta la coalition. Au printemps 1800, l’empereur de Russie rappela ses ambassadeurs à Londres et à Vienne. À l’automne de cette même année, l’empereur Paul Ier reçut, avec son hypersensibilité habituelle, la nouvelle de la prise de Malte par les forces anglaises qui firent de cette île leur base militaire au lieu de la rendre aux chevaliers de Malte. Ainsi, tous ces événements conduisirent à mettre un terme aux relations d’hostilité entre la Russie et la France. Après que le Premier consul eut renvoyé dans leurs foyers tous les prisonniers russes, qui avaient reçu de nouveaux uniformes et équipements aux frais de la France, les liens entre les deux pays se resserrèrent. La deuxième partie de 1800 fut marquée par des négociations entre eux à propos de leurs projets dont le but principal était de défaire l’Angleterre, et aussi par la conquête de l’Inde10. Cette alliance fut conclue de jure en 1801, mais la mort de Paul Ier l’empêcha de devenir un accord de facto.

20 Tous ces changements se traduisent dans le Courrier de l’Égypte. À partir de la deuxième moitié de 1800, nous ne trouvons, dans ce journal, aucun propos négatif relatif à la Russie et à l’empereur russe. Et même, l’image de la Russie est devenue positive. Dans le n° 79 du 15 fructidor an VIII (2 septembre 1800) fut publiée une nouvelle lettre du commandant en chef de l’armée d’Orient, le général Menou, aux soldats. Dans cette lettre, il est indiqué que la flotte russe quitte la Méditerranée et que l’Empereur Paul Ier est très mécontent que les Anglais aient interrompu l’évacuation de l’Égypte par les Français11. Est également mentionné le fait que Paul Ier avait interrogé son ambassadeur

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à propos de cette affaire mais qu’il n’en avait pas reçu de nouvelles et, en conséquence, l’empereur avait rappelé son ambassadeur à Londres, puis l’ambassadeur d’Angleterre avait également été rappelé de Pétersbourg. Dans ce même numéro on trouve des informations selon lesquelles de nombreux changements en Europe sont favorables à la France. L’une d’entre elles dit que les Russes « paraissent avoir sagement reconnu leur vrai intérêt ».

21 Le numéro 95 du 12 nivôse an IX (2 janvier 1801) faisait état de nouvelles provenant de sources neutres qui révélaient que l’empereur de Russie et le Premier consul de France étaient parvenus à un accord, que l’Angleterre avait déclaré la guerre à la Russie et que les navires russes faisaient route vers l’Angleterre. Dans le numéro 98 du 30 ventôse an IX (21 mars 1801), on informait le lecteur que les Russes avaient pris tous les navires anglais dans les ports russes et que le Premier consul Bonaparte avait renvoyé chez eux deux millions12 de prisonniers russes, sans contrepartie et avec tout leur équipement. Les livraisons n° 108 [sic] du 30 ventôse an IX (21 mars 1801) et n° 110 du 20 germinal an IX (10 avril 1801) indiquaient que l’on savait, dans différents pays, que les forces russes se battaient avec acharnement contre les Anglais.

22 L’Empereur Paul Ier fut assassiné en mars 1801 et le dernier numéro du Courrier de l’Égypte parut le 9 juin. Rien ne fut divulgué à propos de la mort de Paul I er, mais les forces françaises en Égypte étaient bel et bien dans un blocus concernant l’information. La dernière année de la présence des Français en Égypte fut très dure pour eux : les forces anglaises et ottomanes approchaient, les Égyptiens étaient très hostiles vis-à-vis des envahisseurs, ces soldats français qui avaient fait face à plusieurs révoltes d’autochtones, avaient mené l’infructueuse campagne syrienne, qui avaient souffert d’un temps chaud et de différentes maladies et étaient complètement démoralisés ; toutes ces communications sur les victoires françaises, les avantages qu’elles procuraient, l’alliance avec la Russie et les actions menées conjointement contre les Anglais, étaient destinées à soutenir les soldats.

23 Ainsi, les nouvelles de Russie et l’image de ce pays dans les pages du Courrier de l’Égypte reflétaient non seulement les relations entre deux pays, mais avaient également un but bien spécifique : d’abord, lorsque cette image fut négative, de monter les Français contre leurs ennemis russes, puis, lorsque l’image devint positive, de manifester le soutien que les Russes apportaient aux Français.

NOTES

1. Alexandre STROEV, « La Russie dans L’Esprit des journaux (années 1770-1780) / L’Esprit des journaux : un périodique européen au XVIIIe siècle », Actes du colloque Diffusion et transferts de la modernité dans l’Esprit des journaux, Bruxelles, 2009, p. 263-282 ; A. A. MITROFANOV, « Obraz Rossii v revolutsionnoj publitsistike i periodicheskoi pechati Frantsii perioda jakobinskoy diktatury » (« L’image de la Russie chez les publicistes français et dans les périodiques révolutionnaires de l’ère jacobine de la dictature »), Rossija i Frantsiya : XVIII-XX veka, n° 9, M., 2009, p. 69-99 ; Nicolaï V. PROMYSLOV, « Obraz Rossii na stranitsah gazety Moniteur nakanune voiny 1812 goda »

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(« L’image de la Russie dans les pages du journal Le Moniteur à la veille de la guerre de 1812 »), Evropa. Mezhdunarodniy almanah, n° 6, Tumen, 2006, p. 64-74 ; id., « Obraz Rossii na stranitsah gazety Le Moniteur Universel in 1811-1812 gg. » (« L’image de la Russie dans les pages du journal Le Moniteur Universel en 1811-1812 »), Rossija i Frantsiya : istoricheskiy opyt XVIII-XIX vekov, Materialy mezhdunarodnoy konferentsii, posvyashennoy 100-letiu so dnya rojdeniya AZ Manfreda, 27-29 sentyabrya 2006 g., M., 2008, p. 153-162 ; Vera A. MILCHINA, « Rossiya v katolicheskoy i protestantskoy frantsuzskoy presse (Correspondant et Semeur, 1840-1846) » (« La Russie dans la presse française catholique et protestante (Correspondant et Semeur, 1840-1846) »), Kulturnie praktiki v ideologischeskoy perspektive. Rossiya XVIII-nachalo XX veka, Venice, 1999, p. 186-203 ; K. A. MILCHEN, « Obraz Rossii na stranitsah gazety Le Moniteur Universel in 1799 godu » (« L’image de la Russie dans les pages du journal Le Moniteur Universel en 1799 »), Rossija i Frantsiya : XVIII-XX veka, n° 6, M., 2005, p. 53-68. 2. Il y eut également un autre journal publié en Égypte, La Décade Égyptienne, qui était consacrée aux relevés scientifiques des Français en Égypte. 3. Amin Sami WASSEF, L’information et la presse officielle en Égypte, Le Caire, 1975, p. 50. 4. Ibid., p. 76-78. 5. Napoléon BONAPARTE, Correspondance générale. V. La campagne d’Égypte et l’avènement. 1798-1799, n° 2547, p. 155. 6. Abd al-Rahman al-JABARTY, Histoire de l’Égypte (Ajaib al-Athar fi’l-Tarajim wa’l-Akhbar), Thomas PHILLIP et Moshe PERLMANN (eds), Stuttgart, 1994, vol. 3, p. 5 et p. 50. 7. Dans la chronique de al-Jabarty et de l’autre témoin de la conquête française – le Syrien Niquala at-Turk – à plusieurs reprises est indiqué le fait que les Français obligèrent les cheiks du Divan à signer les lettres écrites par les Français ou qu’ils écrivirent les lettres au nom des cheiks. Voir Evguenia A. PRUSSKAYA, Arabskie hroniki kak istochnik po istoorii Egipetskoj ekspeditsii Bonaparta (Chroniques arabes en tant qu’origine de l’expédition de Bonaparte en Égypte), Frantsuzskiy ezhegodnik, 2010, M., 2010, p. 286-287. 8. Napoléon BONAPARTE, Correspondance générale… op. cit., n° 3617, p. 599, n° 3717, p. 638-639. 9. Voir Oleg V. SOKOLOV, « Pervaya popetka zaklucheniya rossijsko-frantsuzkogo souza v epohu Napoleona. Bonaparte et Paul Ier » (« La première tentative pour conclure un accord russo- français à l’époque napoléonienne. Bonaparte et Paul Ier »), Rossiya-Frantsiya, 300 let ozobyh otnoshenity. M., 2010, p. 93-112. 10. Ibid., p. 111 11. Lorsque Kléber était commandant en chef en Égypte, il avait conclu un traité avec l’empire ottoman, et les Français devaient évacuer l’Égypte librement, sur leurs navires, mais les Anglais empêchèrent cette opération en ne laissant pas sortir les Français de la baie d’Alexandrie. 12. En fait, il y en eut environ six mille. Ibid., p. 101.

RÉSUMÉS

Cet article est consacré à l’image de la Russie dans le Courrier de l’Égypte, ce périodique qui informe l’armée d’Orient. L’image mouvante des Russes est montrée dans le contexte des relations franco-russes durant l’expédition d’Égypte et de Syrie. Au départ, lorsque la Russie participe à la coalition anti-française, l’empire n’a pas bonne presse, ne serait-ce que parce que l’on craint une intervention russe en Égypte. Mais quand l’empereur Paul Ier quitta la coalition et,

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plus encore, se rapprocha de Bonaparte, l’image du pays devint positive et le rôle de la Russie dans la lutte contre la Grande-Bretagne fut souligné par divers moyens.

This article explores the image of Russia in newspaper Courrier de l’Égypte, the source of the news for the Army of the Orient. The changing image of Russians is revealed in the Russian-French relationship during Bonaparte’s expedition to Egypt and Syria. At first, when Russia participated in the anti-French coalition, it was represented negatively in the newspaper, a reflection no less of the French fear of a possible Russian invasion of Egypt. Yet when the Emperor Paul I left the coalition and, moreover, became on « friendly » terms with Bonaparte, the image of the country grew more positive, and the role of Russia in the struggle against Great Britain was emphasized in every way.

INDEX

Mots-clés : Égypte, Russie, Paul Ier, Bonaparte, presse

AUTEURS

EVGUENIA PRUSSKAYA Institut d’histoire universelle, Académie des sciences de Russie, [email protected]

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Guerre et politique. L’ennemi dans l’Italie révolutionnaire et napoléonienne War and Politics. The Enemy in Revolutionary and Napoleonic Italy

Anna Maria Rao

1 L’espace italien à l’époque révolutionnaire et napoléonienne demeura un espace fragmenté, malgré la disparition de la plupart des anciens états et des dynasties anciennes, et malgré les projets d’unification politique de la péninsule élaborés par les patriotes. En 1796-1799, mis à part le Piémont et la Toscane, annexés à la France, cet espace fut surtout républicain : la République Cispadane, suivie par les Républiques Cisalpine, Ligurienne, Romaine, Napolitaine, Lucquoise. La chute de ce réseau républicain en 1799, provoquée par les forces de la deuxième coalition et marquée par toute une série de révoltes anti-françaises (les insorgenze), poussa les patriotes réfugiés en France à relancer le projet d’unification de la péninsule dans une seule république démocratique1. Le retour des Français en Italie, après la victoire de Marengo, fut suivi par une reprise de ces projets unitaires, que les Comices convoqués à Lyon par Napoléon en décembre 1801 semblèrent pouvoir mener à terme. Mais la péninsule resta partagée en plusieurs états : la deuxième République Cisalpine, devenue République italienne en 1802 et Royaume d’Italie en 1805, comprenant aussi une large partie des territoires qui avaient fait partie de la République de Venise et de l’État de l’Église ; le Royaume de Naples, confié à Joseph Bonaparte en 1806 et à Joachim Murat en 1808 ; la partie restante de l’État de l’Église, annexée à la France en mai 1809, tandis que le pouvoir temporel du pape était supprimé ; le Piémont, également annexé à la France en septembre 1802 ; la Ligurie, annexée le 4 juin 1805 ; le duché de Toscane, devenu Royaume d’Étrurie en 1801 et confié à Louis de Bourbon, uni à la France en octobre 1807 et confié en mars 1809 au gouvernement d’Élisa Bonaparte2.

2 Une situation très floue, divisée et compliquée, donc, dans laquelle le territoire de la péninsule fut le théâtre de combats entre plusieurs ennemis, dans le temps et dans l’espace. En 1793, quand les royaumes de Naples et de Sardaigne entrèrent dans la

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première coalition anti-française à côté de l’Autriche, de la Prusse, de l’Angleterre, du point de vue militaire il n’y avait qu’un seul ennemi, la France. Un ennemi redoutable, que la propagande ecclésiastique, dès 1789, et surtout après la promulgation de la Constitution civile du clergé, condamnée par le pape en 1791, décrivait comme un monstre épouvantable, impie et sanguinaire. Rome et l’État pontifical furent le centre de production et de diffusion d’une série imposante de textes manuscrits et imprimés – journaux, pamphlets, compositions poétiques – qui dessinaient le portrait affreux d’un ennemi qui n’avait même plus de traits humains, mais qui était figuré sous des formes démoniaques et bestiales. Les événements révolutionnaires étaient dénoncés par l’Église comme une punition divine contre les principes des Lumières et contre les tentatives de sécularisation entreprises par les gouvernements des états italiens pendant les dernières décennies3. Parmi les ethnotypes qui furent cristallisés par les événements révolutionnaires, le « caractère national » français, qui était généralement représenté jusqu’alors comme mou et léger, superficiel et mondain, devint le synonyme de la férocité, de la licence et de l’impiété portées à leur maximum : un « caractère » générateur de méfaits inouïs4.

3 Il n’est pas surprenant que, face au danger révolutionnaire, l’Église reprît le langage des croisades, qui avait connu un nouvel âge d’or à l’époque de la Réforme protestante, mais qui avait été progressivement mis de côté après la fin des guerres de religion des XVI-XVIIe siècles5. Le processus de « sécularisation » de l’ennemi, entamé par la paix de Westphalie, qui avait masqué, du moins en partie, sa caractérisation religieuse, fut freiné par les guerres contre-révolutionnaires, qui relancèrent l’idée d’une « guerre sainte » contre la nouvelle religion politique, et son « infidélité » idéologique6. Ce langage ne pouvait trouver son centre, sa terre d’élection qu’en Italie. Ainsi, selon le secrétaire d’État à Rome, le cardinal Francesco Saverio de Zelada, la guerre en cours en 1794 méritait « d’être égalée à la guerre du Turc, non seulement en ce qui concerne la religion, mais aussi parce qu’elle menace l’existence de tous les souverains et de tous les gouvernements »7.

4 Les patriotes qui avaient tout de suite partagé les idées révolutionnaires présentaient évidemment des images de la France et des Français tout à fait différentes de celles répandues par la propagande ecclésiastique. Leurs écrits visaient à les représenter aux yeux des populations comme des ennemis, certes, puisqu’ils arrivaient en armes contre des gouvernements légitimes, mais des « ennemis généreux », comme le proclamait Bonaparte8, des « ennemis singuliers », comme l’écrira plus tard Chateaubriand 9. Cette singularité résidait dans le fait qu’ils proclamaient venir en ennemis des tyrans et de leurs satellites, non pas des populations opprimées dont ils se prétendaient les amis véritables ; qu’ils répétaient incessamment le cri « guerre aux châteaux, paix aux chaumières » que Cambon avait lancé au club des jacobins dès la fin de 179210 ; qu’ils déclaraient venir non pas en conquérants mais en libérateurs.

5 Même avant le début de la campagne napoléonienne, dès les années 1794-1795, les agents français en Italie avaient insisté dans leur correspondance avec les ministres des affaires étrangères, sur la nécessité d’adopter des procédures diplomatiques nouvelles basées, d’un côté, sur les besoins des populations et de l’autre sur les projets des patriotes plutôt que sur les relations avec les souverains et les gouvernements, qui étaient tout à fait indignes de confiance11. Ange-Marie Eymar, dans une dépêche envoyée de Gênes le 14 juillet 1793, dénonçait tous les dangers qui entouraient la France, à cause, en particulier, du renforcement de la coalition anti-française en Italie,

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au moment même où il fallait se défendre de l’ennemi de l’intérieur, en Vendée : « L’époque d’une révolution générale dans le système social de l’Europe est arrivée. La France en a donné le signal. Puisse du sein de ma patrie s’élever un homme tel que Rousseau qui soit digne de stipuler les intérêts généraux de l’humanité ». Eymar soulignait toute la différence entre la guerre en cours et les guerres du passé : à présent le droit de s’opposer aux tyrans devait se transférer de la politique interne à la politique internationale, renouvelant entièrement les règles anciennes de la diplomatie12. Pour sa part, François Cacault, écrivant de Florence en février 1794, soutenait la nécessité pour la France d’occuper le Piémont pour pouvoir contrôler la péninsule italienne contre l’Autriche. Il rappelait à ce propos l’enseignement de l’histoire, quand Charles VIII était descendu en Italie, mais seulement pour souligner encore une fois toute la distance entre le présent et le passé : la France ne voulait plus avilir les nations, elle voulait fraterniser avec elles13. Ce contraste entre les guerres anciennes, guerres de conquête, et les guerres révolutionnaires, guerres de libération, devint un véritable refrain non seulement parmi les Français, mais aussi parmi les patriotes italiens pendant la campagne napoléonienne de 1796-1797 et pendant tout le Triennio républicain de 1796-1799.

6 Déjà le premier journal patriotique italien, le Moniteur italien politique et littéraire, publié à Monaco par le piémontais Giovanni Antonio Ranza du 3 janvier au 27 juillet 1793, avait beaucoup insisté là-dessus , et avait justement publié le rapport de Cambon sur le décret du 15 décembre 1792 proclamant « guerre aux châteaux, paix aux chaumières », qui assurait l’aide des armées françaises à tous les peuples qui voudraient lutter pour leur liberté14. Une fois la campagne d’Italie commencée, les deux journaux parmi les plus importants publiés dans les républiques-sœurs italiennes, le Termometro politico della Lombardia et le Giornale de’ patrioti d’Italia, parus à Milan en 1796-1798, devinrent les intermédiaires les plus tenaces de ces images et de ce nouveau langage diplomatique. Dès le 11 février 1797, une vingtaine de jours après sa première parution, le Giornale de’ patrioti d’Italia, commentait de façon très polémique une adresse de la Junte de défense générale pour la Confédération Cispadane « aux Peuples de la Romagne », qui célébrait l’arrivée des Français et proclamait : « Trompés jusqu’ici par ceux qui avaient intérêt à le faire, vous avez cru que les armées de France devaient être des hordes d’agresseurs brutaux, qu’ils étaient des bandes féroces de sicaires et d’assassins. Leur apparition solennelle dans votre Province d’un air de Conquérants, démentira bientôt une prévention autant odieuse et insultante ».

7 L’adresse rappelait ensuite les « droits des conquérants » de l’Antiquité, des droits « terribles », qui subjuguaient durement les peuples vaincus ; tandis qu’à présent on était en face d’un « jeune Héros, qui, en vainquant, vient vous donner la liberté, […] un exemple rare dans tous les temps, certainement unique de nos jours ». Mais l’auteur de l’article critiquait vivement ce langage, et affichait sa volonté de ne pouvoir reconnaître aucun droit à des « conquérants » : donner à Bonaparte ce titre – « un nom abhorré par la raison » – ne pouvait être que le langage de l’aristocratie ; encore une fois fallait-il rappeler avec Rousseau que « les guerres se font aux gouvernements, non pas aux peuples »15.

8 De son côté, le Termometro politico della Lombardia, dans un article publié le 19 novembre 1797 et intitulé « Vera diplomazia », prônait lui aussi la création d’une diplomatie nouvelle – une « diplomatie véritable » – fondée sur la souveraineté populaire et visant la liberté des peuples, tandis que les traités de paix conclus entre les

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tyrans ne faisaient qu’assurer leur oppression : « La seule République française a promis et fait espérer des traités, qu’on aurait cru autrefois invraisemblables et chimériques. Elle seule pourra donner la liberté aux Peuples qui […] sauront la mériter ou, du moins, leur rendre la paix »16. Le patriote napolitain Matteo Galdi qui, exilé à Milan, collaborait régulièrement au Termometro et rédigeait le Giornale de’ patrioti d’Italia, fut le principal promoteur, par ses articles et par ses écrits, de cette diplomatie nouvelle17. Dans un article publié le 28 juillet 1797, il proclamait de nouveau que les Français avaient « rétabli la véritable diplomatie en Europe », puisqu’ils avaient dit « dans toutes leurs transactions, qu’ils renonçaient à leurs conquêtes, qu’ils ne faisaient pas la guerre aux peuples, mais aux tyrans »18. Les patriotes aussi, comme l’Église, redécouvraient en partie l’esprit des croisades, mais pour faire appel à une croisade de la liberté, au nom de la nouvelle religion politique. « C’est une croisade de liberté universelle » avait proclamé Brissot le 30 décembre 1791 au club des jacobins19. Toutefois, selon Erasmo Leso, auteur d’une analyse systématique du langage du Triennio républicain italien, l’emploi du terme « croisade » est plus généralement péjoratif, réservé à la dénonciation de la propagande ecclésiastique20.

9 Les recherches lexicologiques de Leso nous donnent aussi des renseignements précieux sur les emplois du terme « ennemi » parmi les patriotes italiens du Triennio. En considérant ces emplois on voit comment les événements révolutionnaires opèrent une politisation profonde de l’image de l’ennemi. Si le renforcement des états et les guerres de l’âge moderne avaient réalisé une distinction tendanciellement assez nette entre l’ennemi « privé » (inimicus) et l’ennemi « public » (hostis), en repoussant la caractérisation de l’ennemi au-delà des frontières, malgré le caractère assez flou et perméable de celles-ci21, le conflit entre révolution et contre-révolution nourrit une image de l’ennemi qui est en même temps interne et externe, puisque les puissances étrangères en guerre peuvent s’appuyer sur les opposants politiques de l’intérieur, et inversement, comme à l’époque des guerres de religion. En particulier en Italie, le terme « ennemi » ne désigne pas tellement, ou seulement, les puissances étrangères en guerre – tour à tour les Autrichiens, les Anglais, les Russes, les Ottomans – mais plutôt tous ceux qui s’opposent à la révolution et aux principes républicains. Ainsi, « ennemi » fait plutôt partie d’un couple, le couple ami/ennemi, référé justement à ces principes. On trouve donc tour à tour des amis et des ennemis de la patrie, des hommes et des droits de l’homme, de l’humanité et de sa régénération, du bien commun et de la cause publique, de la liberté, de l’égalité, de la république, du peuple et de la souveraineté populaire. En même temps, les ennemis de l’intérieur sont présentés assez souvent comme des traîtres, vendus aux intérêts de l’Autriche, prosélytes de la tyrannie et ennemis de la liberté italienne22. D’où les appels à l’union de tous les patriotes pour réaliser « la perte des ennemis internes et externes » et « rendre libre toute l’Italie »23. Erasmo Leso voit dans ces emplois le retour à une dimension affective du terme « ennemi », qui avait été « traditionnellement politique »24. Mais il faudrait y voir plutôt l’affirmation d’un emploi politique de type nouveau, qui ne désigne plus seulement une altérité religieuse ou étatique mais surtout un clivage idéologique qu’on n’est pas encore prêt à accepter en tant que tel. C’est donc un emploi éminemment politique, dans ce sens qu’il tend à délégitimer l’adversaire politique, à le diaboliser, à le dénoncer comme traître, au service de l’étranger, et comme une menace au bien commun, à l’ordre social.

10 « Ennemis singuliers », aux yeux des patriotes italiens, les Français devaient être considérés plutôt comme des amis, comme des libérateurs et des soutiens

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indispensables dans la guerre au despotisme et dans l’affirmation des droits de l’homme. Certes, leurs arguments sur la différence entre guerres de conquête et guerre de libération furent largement démentis par la campagne d’Italie. Du reste, le Directoire et ses ministres n’étaient pas du tout prêts à vouloir à côté de la France d’autres gouvernements républicains. Comme l’écrivait le 25 juillet 1796 le ministre Delacroix, « une république démocratique piémontaise seroit pour nous un voisin beaucoup plus inquiétant qu’un roi que nous avons mis hors d’état de nuire »25.

11 Les troupes françaises en Italie pendant le Triennio continuèrent à se comporter, très souvent, comme en pays ennemi, ce qui fit l’objet de dénonciations et de récriminations véhémentes même de la part des autorités militaires et civiles françaises. En particulier Marc-Antoine Jullien, arrivé avec le général Championnet en 1799 à Naples, où il devint secrétaire du Gouvernement provisoire, attaquait violemment la conduite des troupes : « Je ne reviendrai pas sur les actes d’indiscipline et les pillages commis avant notre entrée dans Capoue. Je sais que les révoltes des paysans ont justifié, en partie, la conduite de nos soldats ; mais si les soldats pilloient et saccageoient pour venger leurs compagnons d’armes assassinés, les paysans assassinoient pour venger leurs maisons et leurs propriétés pillées et ravagées ; et les massacres et les pillages des uns, toujours motivés par les pillages et les massacres des autres, il devenait impossible de sortir d’un pareil état de désordre et d’anarchie. La vérité est que si une discipline sévère eût existé dans l’armée, si on eût respecté les personnes, les propriétés, la religion comme on avoit l’intention, et vous l’aviez solennellement promis dans vos proclamations au peuple napolitain, les agents du ci-devant roi des Deux - Siciles n’aurait pas parvenu si aisément à soulever les campagnes et nous n’aurions pas eu deux espèces d’ennemis à combattre et beaucoup de nos camarades, tués isolément, à regretter »26.

12 La chute des républiques italiennes, en 1799, déchaîna une véritable offensive des patriotes italiens et des néo-jacobins français contre la politique qui avait été menée par le Directoire en Italie, lui reprochant, justement, d’avoir traité les patriotes italiens et les populations italiennes en ennemis plutôt que comme des alliés fidèles. On lui reprocha en particulier d’avoir entravé le recrutement d’armées « nationales » dans les républiques-sœurs, ce qui leur avait empêché toute possibilité de défense militaire autonome. À Milan, par exemple, les agents du Directoire avaient entravé la formation d’une armée locale disant qu’il fallait craindre « plus les patriotes armés que les Autrichiens et les Russes »27. De la même manière en 1801, dans son Histoire de la révolution de Naples, Vincenzo Cuoco commentait avec amertume l’opposition du gouvernement français à la formation de troupes locales. Il rappelait que, quand les Français avaient dû quitter Naples pour combattre les Autrichiens dans le nord de l’Italie, le général Macdonald avait laissé en partant des petites garnisons dans le fort de Saint-Elme, dans la capitale, à Capoue et à Gaëte, ce qui aurait été tout à fait inutile « si dans l’origine on eût permis d’organiser les forces nationales : mais puisque cette faculté nous avait été interdite, les forces qu’on nous laissait étaient insuffisantes »28.

13 Il observait de manière plus générale : « Si les Français eussent permis à la république cisalpine d’organiser des forces régulières ; s’ils eussent accordé la même faculté à la république romaine, ils eussent pu résister plus longtemps, en Italie, aux efforts des Austro-Russes. S’ils n’eussent pas empêché l’organisation des forces napolitaines, ces forces eussent assuré la victoire au parti républicain. Mais la résolution que prit le Directoire de défendre la république cisalpine, la romaine et la napolitaine, avec ses seules forces, et de se défier également de ses amis et de ses ennemis, était le système d’un

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gouvernement qui voulait augmenter le nombre de ses sujets, sans savoir augmenter ses forces »29.

14 À la fin de 1799, le retour en France de Bonaparte fut salué par les patriotes italiens en exil comme l’heureuse occasion d’une reprise de la guerre de libération contre les « ennemis communs » et contre les « traîtres »30. Mais il fallait éviter les fautes qui avaient été commises pendant le Triennio. Un autre patriote napolitain, Francesco Lomonaco, assez connu pour son Rapporto al citadino Carnot, adressé au ministre de la Guerre en avril 1800 afin de soutenir une nouvelle intervention pour la libération de l’Italie et son unification politique, rappelait les vicissitudes de la République napolitaine de 1799 après le départ des troupes françaises, quand le commandant de la garnison restée à Naples, Méjan, n’avait pas voulu organiser la résistance armée des patriotes, tandis que « le son de la trombe républicaine aurait suffi à animer le courage des patriotes et à chasser l’ennemi ». Il rappelait encore une fois les proclamations lancées par Napoléon Bonaparte au début de la campagne d’Italie : « nous ferons la guerre en ennemis généreux […] »31.

15 Abandonnés par les troupes françaises, démunis, ou presque, de toute force militaire autonome, les patriotes italiens durent faire face non seulement aux ennemis de l’extérieur, les forces de la deuxième coalition, mais aussi aux révoltes qui un peu partout en Italie éclatèrent contre les Français et contre les gouvernements républicains32.

16 Du point de vue d’une réflexion sur l’image de l’ennemi, deux aspects surtout méritent d’être soulignés dans les réactions des patriotes face aux insorgenze, en particulier dans le langage adopté pour les désigner. Si, comme nous l’avons vu, le terme « ennemi » prend une signification éminemment idéologique au cours du Triennio, pour désigner l’adversaire politique, il est assez rarement employé en référence aux révoltes populaires anti ou contre révolutionnaires. Faute d’une recherche systématique dans cette direction, je me limiterai à m’appuyer sur l’exemple du Monitore napoletano, dirigé par Eleonora De Fonseca Pimentel. Ayant recours à la possibilité d’enregistrer les occurrences des termes « nemico » et/ou « inimico » dans ce journal, on voit qu’en général Eleonora emploie ce terme en référence aux puissances étrangères de la deuxième coalition et, surtout, qu’elle ne l’emploie jamais pour désigner les Insurgents. Ceux-ci ne sont jamais considérés comme « un ennemi de l’intérieur », mais comme des populations déçues dans la satisfaction de leurs besoins, qu’il faut que la cause républicaine récupère au travers de mesures législatives appropriées, telle que l’abolition de la féodalité. Dans un important article publié dans le numéro du 7 février 1799, relatant les nouvelles qui venaient des Abruzzes et du Molise sur les bandes de paysans recrutées par les agents royalistes, elle soutenait vigoureusement la nécessité d’accueillir les pétitions des patriotes qui avaient demandé de pouvoir s’armer pour la défense de la République. Au lieu de satisfaire cette exigence, on avait envoyé un corps de 3 000 soldats français pour réprimer les insurrections. Mais la répression militaire, écrivait-elle, ne ferait qu’empirer la situation : toute punition sommaire, sans distinction, ne pouvait qu’« affaiblir la démocratie ». Il fallait punir les individus, non pas les populations dans leur ensemble, puisqu'affaiblir un peuple ami signifiait s’affaiblir soi-même : « Sous la protection de la France, nous avons en commun avec elle les amis et les ennemis, sa force est notre force »33. L’emploi du terme « ennemi » pour diaboliser l’adversaire politique était donc plutôt le fait des contre-révolutionnaires et de la propagande ecclésiastique que des patriotes républicains. Ceci est d’autant plus évident si on considère le deuxième aspect sur

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lequel je voudrais attirer l’attention : le langage des images, les discours iconographiques.

17 En ce qui concerne les représentations iconographiques, les recherches précieuses de Michel Vovelle, de Christian-Marc Bosséno et d’autres, ont mis à notre disposition un corpus assez consistant d’images : mais ces images sont surtout le produit de la propagande contre-révolutionnaire, et sont la plupart d’origine anglaise, allemande, vénitienne. Il y a un déséquilibre évident entre cette production et la production française, qu’il est difficile d’attribuer à un manque d’attention des chercheurs ou aux destructions voulues par les gouvernements restaurés. Or il est bien connu que la plupart des images qui accompagnent la campagne d’Italie visent surtout à célébrer les entreprises de Napoléon Bonaparte ou, plus généralement, de l’armée française, plutôt qu’à faire de la propagande contre les Autrichiens ou contre les anciens gouvernements italiens. Dans la presse et dans les proclamations, ceux-ci sont génériquement désignés comme des tyrans ou des despotes : critiqués, voire violemment attaqués sur le plan politique, ils ne font pas l’objet de représentations insultantes et dénigrantes du point de vue physique ou moral, comme il arrive aux Français, et à Bonaparte lui-même, dans les gravures contre-révolutionnaires34. C’est seulement à l’égard de l’Église et du pape que l’on connaît, pendant la campagne d’Italie et en particulier à l’occasion du traité de Tolentino du 19 février 1797, des caricatures françaises comparables aux caricatures contre-révolutionnaires, ainsi qu’à l’égard de l’aristocratie vénitienne35. Il est peut-être excessif d’en conclure à une incapacité, ou bien à une impossibilité, des patriotes italiens de participer activement non seulement à la guerre des armes mais aussi à la guerre des images et de la propagande. Reste que l’image de l’ennemi français proposé par les estampes de la papauté et des coalisés est beaucoup plus nettement dessinée par rapport à celle de l’ennemi contre-révolutionnaire : celui-ci est beaucoup mieux représenté dans le langage des mots.

18 À la fin de la période révolutionnaire et napoléonienne, plusieurs patriotes auraient tiré de leur expérience surtout deux exigences : un gouvernement constitutionnel et l’autonomie militaire. Apprentissages politique et militaire devaient former les outils principaux permettant la reprise du projet d’unification nationale. On cite assez souvent à ce propos le témoignage du patriote vénitien Ermolao Federigo, qui est, en effet, très significatif de ce point de vue. Ami et camarade d’Ugo Foscolo, Federigo participa à la républicanisation de Venise en 1797 et devint par la suite officier de l’armée française. De cette expérience il tira la leçon que l’armée et le service militaire étaient le lieu privilégié pour la formation d’une conscience nationale, même pour ceux qui étaient obligés de se battre au service d’une puissance étrangère. Dans une lettre écrite à un ami du camp de Calais, le 22 juillet 1804, il soulignait l’importance de la participation à la campagne napoléonienne de deux petites divisions recrutées dans la République italienne. En effet, écrivait-il, grâce à ces deux petites divisions, le nom de la République italienne serait mentionné au moment de la paix générale et l’Italie se ferait une réputation en France : « Qu’importe – ajoutait-il – de servir dans telle ou telle autre armée ? Le grand objet est celui d’apprendre la guerre, qui doit être le seul métier qui puisse nous rendre libres ». Il fallait être fier du fait qu’une petite République comme la toute récente République italienne avait des troupes « presque aux deux extrémités de l’Europe » : « Si les Russes se déplacent, et bien, nous irons à leur rencontre, et notre uniforme se trouvera partout […] Je sers ma patrie quand j’apprends à faire le soldat, et même si je servais le Turc il en irait de même »36.

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19 Si la guerre avait généralement créé l’ennemi dans l’Europe moderne, dans ce témoignage, c’était plutôt l’ennemi qui créait la nation.

NOTES

1. Cf. Anna Maria RAO, Esuli. L’emigrazione politica italiana in Francia (1792-1802), Napoli, Guida, 1992. 2. Voir Carlo CAPRA, L’età rivoluzionaria e napoleonica in Italia 1796-1815, Torino, Loescher, 1978 ; Luigi MASCILLI MIGLIORINI (dir.), Italia napoleonica. Dizionario critico, Torino, Utet, 2011. 3. Sur ces textes, Vittorio Emanuele GIUNTELLA (dir.), Le dolci catene. Testi della controrivoluzione cattolica in Italia, Roma, Istituto per la Storia italiana del Risorgimento, 1988 ; Marina FORMICA et Luca LORENZETTI (dir.), Il Misogallo romano, Roma, Bulzoni, 1999 ; Luciano GUERCI, Uno spettacolo non mai più veduto nel mondo. La Rivoluzione francese come unicità e rovesciamento negli scrittori controrivoluzionari italiani (1789-1799), Torino, Utet, 2008 ; Marina FORMICA, « “Maledicite omnia opera Domini Jacobini ”. Rome et la Révolution (1790-1797) », dans Raymond HEITZ, York-Gothart MIX, Jean MONDOT, Nina BIRKNER (dir.), Gallophilie und Gallophobie in der Literatur und den Medien in Deutschland und in Italien im 18. Jahrhundert/Gallophilie et gallophobie dans la littérature et les médias en Allemagne et en Italie au XVIIIe siècle, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2011, p. 73-90. 4. Anna Maria RAO, « Les patriotes italiens et le caractère national français à l’époque révolutionnaire », dans Raymond HEITZ, York-Gothard MIX, Jean MONDOT, Nina BIRKNER (dir.), Gallophilie und Gallophobie, op. cit., p. 223-239. 5. Giovanni RICCI, « Il nemico ufficiale. Discorsi di crociata nell’Italia moderna », dans Francesca CANTÙ, Giuliana DI FEBO et Renato MORO (dir.), L’immagine del nemico. Storia, ideologia e rappresentazione tra età moderna e contemporanea, Roma, Viella, 2009, p. 41-55. Sur le rôle des rapports avec l’Islam dans la création de l’image de l’ennemi au Moyen Âge, voir Franco CARDINI, L’invenzione del nemico, Palermo, Sellerio, 2006. 6. Voir Francesca CANTÙ, Giuliana DI FEBO, Renato MORO, « Introduzione », dans L’immagine del nemico. Storia, ideologia e rappresentazione, op. cit., p. 7-20. Les nouveaux caractères des guerres de l’époque révolutionnaire ont fait l’objet d’études nombreuses, parmi lesquelles je me limite à rappeler celle de Jean-Yves GUIOMAR, L’Invention de la guerre totale XVIIIe-XXe siècle, Paris, Éditions du Félin, 2004. 7. Lettre de Zelada à Luigi Russo, nonce pontifical à Vienne, Rome, 22 janvier 1794, Archivio Storico Diocesano di Napoli, Registro dei Dispacci da Roma destinati a Mons. Luigi Rufffo Scilla Arcivescovo di Apomea, Nunzio Apostolico a Vienna, f. 21. 8. Voir plus loin la note 31. 9. « Nous sommes de singuliers ennemis », cité par Gilles BERTRAND, « Regard des voyageurs et image de l’Italie. Quelques réflexions autour de la campagne de Bonaparte », dans Jean-Paul BARBE, Roland BERNEKER (dir.), Les intellectuels européens face à la campagne d’Italie, 1796-1798, Münster, Nodus Publikationen, 1999, p. 52. 10. Bernard NABONNE, La diplomatie du Directoire et Bonaparte, d’après les papiers inédits de Reubell, Paris, La Nouvelle édition, 1951, p. 34. 11. Voir, par exemple, la correspondance de Jean Tilly de Gênes en 1793, étudiée par Pasquale VILLANI, Rivoluzione e diplomazia. Agenti francesi in Italia (1792-1798), Napoli, Vivarium, 2002, p. 78.

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12. Ibid., p. 134-135. 13. Ibid., p. 204-205. 14. Cf. Renzo DE FELICE, I giornali giacobini italiani, Milano, Feltrinelli, 1962, p. XXVIII-XXIX ; Marco CUAZ, Le nuove di Francia. L’immagine della rivoluzione francese nella stampa periodica italiana (1787-1795), Torino, Albert Meynier, 1990, p. 200-202. 15. N. 11, 23 pluviôse, 11 février 1797. Paola ZANOLI (dir.), Giornale de’ patrioti d’Italia, 3 vol., Roma, Istituto storico italiano per l’età moderna e contemporanea, 1988-1990, vol. I, p. 163. 16. Vera diplomazia, 29 brumaio V (19 novembre 1797), dans Vittorio CRISCUOLO (dir.), Termometro politico della Lombardia, vol. I, Roma, Istituto storico italiano per l’età moderna e contemporanea, 1989, p. 445-446. 17. Cf. Anna Maria RAO, « Républiques et monarchies à l’époque révolutionnaire : une diplomatie nouvelle ? », dans La République et l’Europe, Colloque Révolution et République : l’exception française, 21-26 septembre 1992, AHRF, n° 296, 1994, p. 267-278 ; Id., « Une “promenade patriotique”: la campagne d’Italie dans la presse républicaine italienne » dans Jean-Paul BARBE, Roland BERNECKER (dir.), Les intellectuels européens et la campagne d’Italie, op. cit., p. 97-114. 18. « Osservazione diplomatica », n. 83, 10 thermidor an I, 28 juillet 1797: Paola ZANOLI (dir.), Giornale de’ patrioti d’Italia, 3 vol., 1988-1990, vol. II, p. 294. 19. Albert MATHIEZ, La Révolution et les étrangers. Cosmopolitisme et défense nationale, Paris 1918, p. 61. 20. Erasmo LESO, Lingua e rivoluzione. Ricerche sul vocabolario politico italiano del Triennio rivoluzionario 1796-1799, Venezia, Istituto Veneto di Scienze Lettere ed Arti, 1991, p. 151, p. 157, p. 493. 21. Voir les essais recueillis dans L’immagine del nemico, op. cit., en particulier Jean-Claude MAIRE VIGUEUR, « Forme del conflitto e figure del nemico nel Medioevo : alcune riflessioni », p. 23-30 ; Stefano ANDRETTA, « Note sull’immagine del nemico in età moderna tra identità e alterità», p. 31-40 ; María Victoria LÓPEZ-CORDÓN CORTEZO, « Enemigos, rivales y contrarios : formas de antagonismo en los tiempos modernos », p. 57-76. 22. Voir Erasmo LESO, Lingua e rivoluzione, op. cit., p. 162-163, p. 236, p. 253. 23. Ainsi GALDI, ibid., p. 424. 24. Ibid., p. 162. 25. Décision du Directoire sur un Projet d’arrangement en Italie, 7 thermidor an IV/25 juillet 1796, dans Carlo ZAGHI, La rivoluzione francese e l’Italia. Studi e ricerche, Napoli, Cymba, 1966, p. 182. Voir aussi Bernard NABONNE, La diplomatie du Directoire, op. cit., p. 45. 26. Ministère de la Guerre, Archives Administratives, Dossier Championnet, GD 2/199, Capoue, le 1er Pluviôse an 7, Copie de la lettre du C.en Jullien, Commissaire des Guerres au C.en Championnet, général en chef de l’armée de Rome. 27. Cité par Giorgio VACCARINO, I patrioti « anarchistes » e l’idea dell’unità italiana (1796-1799), Torino, 1955, p. 56. Voir Anna Maria RAO, « Paris et les exilés italiens », dans Paris et la révolution, Préface de Michel Vovelle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1989, p. 225. 28. Je cite la traduction de Bertrand BARÈRE, Histoire de la révolution de Naples, par l’auteur du Voyage de Platon, en Italie, traduite de l’italien dans la seconde édition, Paris, chez Léopold Colli, Imprimerie de Valade, 1807, p. 337, éd. reproduite dans Anna Maria RAO et Maïté BOUYSSY (dir.), Histoire de la Révolution de Naples, Napoli, Vivarium, 2001. 29. Dans une note, il corrigeait partiellement ses accusations, en distinguant l’action de Bonaparte de celle du Directoire : « La meilleure preuve que le premier Consul ait donné de l’intérêt qu’il prend à la régénération de l’Italie, c’est d’avoir accordé à la république cisalpine le corps des Polonais », Ibid., p. 341. 30. Cf. l’Adresse du peuple d’Italie, au général Buonaparte et au Directoire exécutif, pour le solliciter de rendre à ce général le commandement de l’Armée d’Italie, pour les délivrer des Russes et des Impériaux, s.l.s.d., de l’Imprimerie de la rue de la Parcheminerie, p. 1-2 : « Vous nous y rappellerez aux vrais

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principes de liberté, dont vous nous avez vous même posé les fondements. Vous y découvrirez le traître, qui, se couvrant du masque du patriotisme, ne rougit pas de s’entendre avec nos communs ennemis, pour perdre sa patrie et pour trahir la votre. Vous y proscrirez le système insouciant de l’égoïste, qui ne connait d’autre culte, d’autre loi, ni d’autre morale que leur intérêt ». 31. Dans Vincenzo CUOCO, Saggio storico sulla Rivoluzione Napoletana del 1799 seguito dal Rapporto al citadino Carnot di Francesco Lomonaco, Bari, Laterza, 1929, p. 332, p. 352. 32. Cf. Anna Maria RAO, « Les formes de la résistance anti-napoléonienne en Italie », dans Christine PEYRARD, Francis POMPONI, Michel VOVELLE (dir.), L’administration napoléonienne en Europe Adhésions et résistances, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2008, p. 159-175. 33. Mario BATTAGLINI (dir.), Il Monitore napoletano 1799, Napoli, Guida, 1974, p. 68-72. 34. Annie DUPRAT, « La construction de la mémoire par les gravures. Carle Vernet et les Tableaux historiques des campagnes d’Italie », dans Jean-Paul BARBE, Roland BERNEKER (dir.), Les intellectuels européens face à la campagne d’Italie, op.cit., p. 199-207 ; Pascal DUPUY, « La campagne d’Italie dans les gravures anglaises sous le Directoire : diffusion et interprétations (1796-1798) », Ibid., p. 209-231 ; Christian-Marc BOSSÉNO, « La guerre des estampes », dans Mélanges de l’École Française de Rome, Italie et Méditerranée, t. 102, 2, 1990, p. 367-400. Voir les images recueillies dans Christian- Marc BOSSÉNO, Christophe DHOYEN, Michel VOVELLE, Immagini della Libertà. L’Italia in Rivoluzione 1789-1799, Roma, Editori Riuniti, 1988 et dans Giuseppina BENASSATI et Lauro ROSSI (dir.), L’Italia nella Rivoluzione 1789-1799, catalogo della mostra di Roma, Biblioteca Nazionale Centrale (6 marzo-7 aprile 1990), Bologna, Grafis Edizioni, 1990. 35. Christian-Marc BOSSÉNO, Christophe DHOYEN, Michel VOVELLE, Immagini della Libertà, op. cit., p. 112-143. 36. La lettre, citée par Franco DELLA PERUTA, Esercito e società nell’Italia napoleonica. Dalla Cisalpina al Regno d’Italia, Milano, Franco Angeli, 1988, p. 422-423, est reprise plus largement par Umberto CARPI, « Lettere e armi », dans Maria CANELLA (dir.), Armi e nazione. Dalla Repubblica Cisalpina al Regno d’Italia (1797-1814), Milano, Franco Angeli, 2009, p. 69.

RÉSUMÉS

Lors de la période révolutionnaire et napoléonienne, l’Italie fut le théâtre de combats entre divers ennemis. Pour les gouvernements des anciens États et pour les anciennes dynasties, ainsi que pour l’Église, la France fut le plus affreux et redoutable des ennemis, dépeinte comme un monstre d’impiété, contre lequel la propagande ecclésiastique relança le langage de la guerre sainte et l’esprit de croisade. Les patriotes italiens, au contraire, présentaient les Français comme des libérateurs qui venaient faire la guerre aux tyrans mais non pas aux peuples, conduisant une croisade de la liberté. Dans leurs discours les ennemis n’étaient pas les Français ni les seules puissances coalisées, de l’Angleterre à l’Autriche et à la Russie, mais plutôt les aristocrates et tous ceux qui s’opposaient aux principes révolutionnaires. Le terme « ennemi » assumait ainsi une signification non seulement militaire mais éminemment idéologique, visant à délégitimer l’adversaire politique.

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During the Revolutionary and Napoleonic periods, Italy was the scene of combat between different enemies. For the governments of former States, and for the former dynasties as well as for the Church, France was the most terrifying and redoubtable of enemies, depicted as a monster of impiety against which ecclesiastical propaganda again mobilized the language of a Holy War and the spirit of a Crusade. The Italian patriots, by contrast, presented the French as liberators who had come to make war against tyrants, not against peoples, conducting a crusade of Liberty. In their discourse, the enemy was not the French, nor the coalitions of England, Austria, and Russia, but rather the aristocrats and all those who opposed revolutionary principles. The term enemy assumed a meaning that was not only military, but eminently ideological, aiming to delegitimize the political adversary.

INDEX

Mots-clés : Italie, Napoléon Ier, aristocrates, contre-révolution, Église catholique

AUTEUR

ANNA MARIA RAO Università degli studi di Napoli, [email protected]

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Comptes rendus

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Danièle PINGUÉ et Jean-Paul ROTHIOT (dir.), Les comités de surveillance. D’une création citoyenne à une institution révolutionnaire Paris, Société des études robespierristes, 2012, 246 p.

Christine Le Bozec

RÉFÉRENCE

Danièle PINGUÉ et Jean-Paul ROTHIOT (dir.). Les comités de surveillance. D’une création citoyenne à une institution révolutionnaire, Paris, Société des études robespierristes, 2012, 246 p., ISBN 978-2-908327-84-7, 19 €.

1 Danièle Pingué et Jean-Paul Rothiot présentent les actes du colloque initié par la Société des études robespierristes, Les Comités de surveillance. D’une création citoyenne à une institution révolutionnaire. Cette rencontre qui s’est déroulée à Besançon les 13 et 14 janvier 2011 a reçu le soutien de l’université de Franche-Comté et de l’IUFM de Fort Griffon. Cette recherche se situe dans le droit fil de la journée d’étude d’Aix-en- Provence du 6 novembre 2002. Rappelons que, dès les années 1980, Michel Vovelle à Paris I et Claude Mazauric à Rouen avaient entrepris une œuvre pionnière en faisant travailler leurs étudiants de maîtrise sur le sujet. Les quinze contributions, ici rassemblées, constituent selon les auteurs « un bilan d’étape » au sein de l’enquête collective en cours sur les comités de surveillance.

2 En premier lieu, cinq communications portent sur les sources et la méthodologie. Serge Aberdam étudie les deux versions de la loi créant ces comités de surveillance, la première visant les étrangers et la seconde élargissant cette surveillance à l’ensemble des suspects ; puis il pose la question de leur rapport/insertion dans l’action du gouvernement révolutionnaire. Danièle Pingué et Jean-Paul Rothiot présentent le

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questionnaire type établi et la base de données créée pour exploiter les réponses. Ensuite Danièle Pingué fait état des sources et procédures en Haute-Saône, Jean-Paul Rothiot de son côté expose ses recherches chronologiques concernant le début et la fin des comités, le rythme de leur travail et la variation de leurs thèmes de délibérations. Enfin Philippe Bourdin étudie les motifs qui font qu’un individu se retrouve sur la liste des suspects et ce à quoi conduit le fait d’y être inscrit.

3 Trois synthèses thématiques constituent la deuxième partie de l'ouvrage. Michel Biard pose la question du croisement des comités de surveillance et des représentants en mission, s’interrogeant sur l’antériorité de l’une ou de l’autre de ces institutions. Le comité a-t-il été créé avant l’arrivée des représentants ou suscité par leur présence ? Puis Laurent Brassart en s’appuyant sur l’exemple axonais étudie l’élargissement de leurs compétences et constate qu’ils ont renforcé les autorités communales alors qu’ils étaient plutôt censés réduire leur influence. Jacques Guilhaumou et Martine Lapied, par le biais des comités, enquêtent sur les femmes, dénonciatrices et dénoncées, sur leurs motivations, et envisagent une série de questions sociales, culturelles, ethnographiques qui pourraient être posées à leur sujet grâce à ce type d’archives. Si les femmes ne dénoncent pas plus que les hommes, les auteurs rappellent que « la parole est un de leurs rares pouvoirs » mais que la réputation de « mauvaise langue des femmes » renforce « les stéréotypes sur la nature des femmes [qui] jouent pour atténuer les aspects politiques de leur engagement ».

4 La troisième partie présente six exemples régionaux. Annie Crépin étudie les comités en Seine-et-Marne, Serge Bianchi ceux de Seine-et-Oise, Samuel Guicheteau analyse ceux de Loire-Inférieure, Paul Chopelin travaille sur ceux de Lyon et Vincent Cuvilliers sur les comités de Basse-Alsace ; chaque communication présentant des spécificités et des ressemblances. Puis Fanny Panhaleux s’attache au comité de sûreté générale de Rennes pour montrer que la création de cette institution correspond à des conditions de surveillance difficiles. Enfin Annie Jourdan élargit l’étude à l’international en prenant l’exemple d’Amsterdam ; elle y montre que, contrairement à la France où les sectionnaires issus du peuple avaient pris en mains les comités, à Amsterdam, ce sont les élites qui s’emparèrent de cette nouvelle institution.

5 L’ensemble de ces travaux réunis par Danièle Pingué et Jean-Paul Rothiot enrichit l’enquête nationale qui analyse un des moyens originaux de la politisation des masses au cours de la Révolution française que furent ces éphémères comités de surveillance dont l’existence excéda à peine plus d’une année, de mars 1793 à la fin de l’an II.

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Antoine RENGLET, Une police d’occupation ? Les comités de surveillance du Brabant sous la seconde occupation française (1794-1795) Bruxelles, Archives générales du Royaume, 2011

Danièle Pingué

RÉFÉRENCE

Antoine RENGLET, Une police d’occupation ? Les comités de surveillance du Brabant sous la seconde occupation française (1794-1795), Bruxelles, Archives générales du Royaume, 2011, 185 p., ISBN 978-90-5746-362-4, 8 €.

1 Les comités de surveillance ont été longtemps les parents pauvres du renouveau de l’histoire socio-politique de la Révolution française engagé dès les années 1980. Cette lacune est aujourd’hui en passe d’être comblée comme l’atteste notamment le lancement d’une enquête collective qui a déjà donné lieu à plusieurs rencontres scientifiques. C’est à ce chantier de recherches en plein essor que se rattache le petit livre d’Antoine Renglet, issu d’un mémoire de maîtrise soutenu en 2009 à l’université catholique de Louvain. Le cadre de l’étude est l’arrondissement du Brabant sous la seconde occupation française des territoires « belges » en 1794-1795. Les institutions existantes y avaient été maintenues dans leurs prérogatives. Cependant, ayant reçu l’ordre de traiter la Belgique « en pays de conquête », sans « fraterniser » avec la population (comme cela avait été le cas lors de la première occupation en 1792-1793), les représentants du peuple auprès des armées d’occupation durent créer, à côté de ces institutions d’Ancien Régime, des organes spéciaux – tribunaux criminels et comités de surveillance – chargés de prévenir et réprimer les infractions aux lois françaises. Les comités de surveillance, formés à l’exemple de ceux qui avaient été établis en France par la loi du 21 mars 1793, n’avaient fait jusqu’à présent l’objet d’aucune étude

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spécifique. Fonctionnèrent-ils d’une manière comparable à celle de leurs « modèles français » ? Quel fut leur rôle ? Quel accueil leur fut réservé de la part de la population et des administrations d’Ancien Régime ? Organisé autour de ce questionnement, l’ouvrage se compose de neuf chapitres, au fil desquels sont abordées successivement la présentation des sources et de la méthodologie, l’histoire intérieure des comités, leurs activités et leur disparition. L’ensemble est suivi de plusieurs annexes et d’une bibliographie fort utiles.

2 Pour mener à bien sa recherche, Antoine Renglet a exploré la quasi-totalité des sources disponibles – papiers divers émanant des comités, correspondance « passive », mention des comités dans diverses sources officielles, etc. – dans une quête qui l’a mené de plusieurs dépôts d’archives locaux ou régionaux aux Archives royales de Bruxelles et nationales de Paris. Les informations recueillies étant à la fois abondantes et relativement hétérogènes, leur exploitation a associé le traitement quantitatif, avec recours à l’informatique, des données pouvant faire l’objet de statistiques (comptabilité des comités, procès-verbaux de celui d’Anvers) et l’approche qualitative du reste de la documentation.

3 Cette « plongée » dans les archives a permis d’établir que des comités avaient siégé dans cinq villes du Brabant – Anvers, Bruxelles, Louvain, Malines et Tirlemont – au cours des cinq premiers mois de l’an III ; mis en place par des arrêtés des représentants du peuple à partir du 26 fructidor an II (12 septembre 1794), ils avaient tous disparu le 1er ventôse an III (20 février 1795). Leur fonctionnement interne rappelle en tout point celui qui a pu être observé en France : assemblées au cours desquelles étaient prises les décisions ; permanences en dehors des réunions, destinées notamment à recevoir les dénonciations et à interroger les témoins ; renouvellement fréquent du bureau, formé au minimum d’un président et d’un secrétaire... Composés de sept à vingt et un citoyens dont l’attachement à la République française devait être sans faille, ils accueillirent au total, en raison de divers remaniements, 81 membres. Contrairement à ce que l’on avance parfois, l’immense majorité des commissaires étaient des patriotes locaux, huit seulement étant originaires de France. La moitié d’entre eux – 40 sur 81, dont les huit Français –, avaient déjà une expérience politique, acquise tant au sein d’institutions d’Ancien Régime (Conseil du Brabant) que dans le cadre de la « révolution brabançonne de 1789 » ou de la Révolution française. Sur le plan social, les comités se composaient pour l’essentiel d’hommes de loi, d’artisans et de marchands, avec des différences liées à la sociologie de leur localité : poids des marchands et négociants dans celui d’Anvers, importance des hommes de loi à Tirlemont, connotation « sans-culotte » à Louvain.

4 La première préoccupation des comités fut de se faire connaître. Pour assurer leur visibilité, ils développèrent une stratégie « d’occupation de l’espace public » : affichage de proclamations, indication de leur lieu de réunion (par une inscription, un drapeau, etc.), port par leurs membres d’un signe distinctif, participation officielle au déroulement, voire à l’organisation de fêtes patriotiques. Un autre de leurs objectifs en matière de communication était, comme en France, de faire connaître la loi ; il s’agissait ici de porter à la connaissance de la population les arrêtés et autres décisions des représentants en mission. Sans être clairement défini, leur ressort s’étendait, au- delà de la ville où ils siégeaient, sur un espace plus ou moins vaste (tout le nord de la province du Brabant dans le cas du comité d’Anvers). S’adaptant au niveau d’instruction des destinataires, en ville, ils affichaient les textes, tandis qu’à la

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campagne, ils les faisaient lire en public ; ils avaient soin de les traduire afin de les publier dans les deux langues parlées dans la région : le français et le néerlandais. Ils jouèrent ainsi un rôle non négligeable (certes avec plus ou moins de succès) en faveur de la « promotion de la République » auprès des habitants du Brabant et furent des relais entre les représentants en mission et cette population. Mais la surveillance était naturellement leur fonction première. La criminalité ordinaire restant du ressort des institutions d’Ancien Régime, ils n’étaient chargés, en principe, que de la police des infractions à la législation introduite par les autorités françaises. Antoine Renglet étudie longuement et avec une très grande précision ce volet de leur activité, des moyens mis en œuvre pour déceler les infractions (emploi d’agents secrets, contrôle du courrier dans les bureaux de poste, recueil de dénonciations) au déroulement des enquêtes (dont le cœur était l’interrogatoire des témoins et des suspects, mais qui donnaient lieu aussi à des recherches sur place, entraînant parfois pour les commissaires de longs déplacements) et à l’arrestation éventuelle d’auteurs de délits. Les infractions concernaient principalement quatre domaines : les assignats (refus, discrédit, utilisation ou émission de faux – 22 % des affaires traitées dans le comité d’Anvers), les vivres et l’approvisionnement, les émigrés, les « délits d’opinion ».

5 Contrairement à ceux de France, qui étaient placés sous l’autorité du Comité de sûreté générale, les comités de surveillance du Brabant et des pays conquis en général dépendaient du Comité de salut public. Mais ils n’eurent aucun rapport direct avec ce comité ni même avec la Convention. Concrètement, ils étaient soumis aux représentants en mission puis, à partir de son installation à Bruxelles en brumaire an III (novembre 1794), à l’Administration centrale et supérieure de la Belgique ; ils en recevaient des directives et leur transmettaient des rapports d’activité et diverses demandes d’information. Entre eux et avec d’autres comités de Belgique, ils entretenaient une correspondance consistant principalement en échange d’informations. Ils étaient également en rapport avec les autorités subalternes – magistrats urbains, municipalités, administrations d’arrondissement – qui notamment leur transmettaient des dénonciations. Enfin, ils devaient faire appel à l’armée pour exécuter les mandats d’amener et « fournissaient » une grande partie des prévenus déférés devant les tribunaux criminels. Ces relations avec les autres autorités furent loin d’être sereines. Elles furent même particulièrement difficiles avec les institutions d’Ancien Régime représentatives de la population locale : les municipalités reprochèrent aux comités non seulement de leur faire concurrence mais de s’immiscer dans leurs affaires sous prétexte qu’elles ne remplissaient pas leurs devoirs ; le Magistrat de Bruxelles n’hésita pas à les comparer à « l’odieux tribunal » de l’Inquisition, dont le souvenir restait vivace dans le Brabant. Ces tensions favorisèrent leur disparition. Dès frimaire an III (décembre 1794), le Comité de salut public, ayant reçu des plaintes au sujet d’arrestations « injustifiées », avait demandé aux représentants du peuple de se « hâter de détruire ces comités ». Les représentants ayant pris leur défense, ils bénéficièrent de quelques semaines de sursis, jusqu’à la promulgation de l’arrêté du 22 pluviôse an III (10 février 1795) qui ordonnait leur disparition.

6 Les comités de surveillance du Brabant eurent donc une existence éphémère (de moins de cinq mois !) au cours de laquelle ils furent très actifs. Le présent ouvrage met résolument l’accent, à juste titre, sur leur fonction de « police d’occupation ». On peut toutefois regretter qu’en dépit du point d’interrogation présent dans le titre, les autres pans de leur activité ne bénéficient pas d’une analyse aussi détaillée. En particulier,

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l’auteur ne s’interroge pas suffisamment sur le rôle de ces comités dans le processus de politisation des citoyens. De même, l’étude du personnel, indûment qualifiée de prosopographique, reste superficielle ; les sources, nous semble-t-il, permettaient de l’approfondir. On aurait aimé aussi en savoir plus, par exemple, sur les relations des comités entre eux, ou encore sur l’accueil que leur réserva la population. Il reste que, par sa thématique et les problématiques qu’il soulève (même s’il n’y répond pas toujours), le mémoire d’Antoine Renglet apporte une contribution originale à l’histoire du maintien de l’ordre public et des processus de politisation en France et en Belgique au « moment » encore mal connu de l’an III ; pour les recherches en cours sur les comités de surveillance, cette contribution est d’autant plus précieuse qu’il s’agit, à notre connaissance, de la seule publication récente sur les comités hors de France.

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Jean-Clément MARTIN, Idées reçues. La Révolution française Paris, Le cavalier Bleu éditions, 2008, 126 p.

Pascal Dupuy

RÉFÉRENCE

Jean-Clément MARTIN, Idées reçues. La Révolution française, Paris, Le cavalier Bleu éditions, 2008, 126 p., ISBN 978-2846701877, 9,30 €.

1 Il y aurait probablement matière à rédiger un ouvrage fourni sur la manière dont les dictionnaires depuis plus deux siècles ont traité dans leurs articles de la Révolution française. Mais outre ces ouvrages à caractères généraux, on trouve également un nombre important d’études thématiques dédiées uniquement aux événements de 1789 dont l’analyse serait tout aussi stimulante. Ce sont, en effet, des dizaines d’ouvrages qui sont référencés jusqu’à celui qui nous intéresse ici, que l’on songe simplement au Petit Dictionnaire… de Rivarol (1790), au Dictionnaire néologique… des Hommes de la Révolution… (1800) du Cousin Jacques « Louis Abel Beffroy de Reigny », en passant par celui du docteur Jean-François Robinet (Dictionnaire historique et biographique de la Révolution et de l’Empire, 1898), et plus près de nous le Furet-Ozouf (Dictionnaire critique de la Révolution française, 1988) et sa réédition augmentée d’articles absents de la première édition (1992) ou encore le Soboul-Gendron-Suratteau (Dictionnaire historique de la Révolution française, 1989) dont on attend toujours une mise à jour. Avec la volonté affichée de briser des « idées reçues », obsession louable de la collection, l’auteur propose en dix- neuf notices regroupées en quatre parties, de déconstruire « le prêt-à-penser » en vogue autour de la Révolution française. En 126 pages d’un livre au petit format, l’objectif paraît ambitieux. Force est de constater que Jean-Clément Martin arrive à ses fins en brisant avec érudition et précision la plupart des clichés qui sont attachés au mouvement révolutionnaire français depuis plus de deux siècles. Il combat ainsi l’idée (reçue) d’une « Révolution fille de la misère » et/ou la légende qui voudrait que et les autres philosophes des Lumières aient conduit, selon le mot de Taine,

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« l’armée philosophique », donnant ainsi naissance à la Révolution. Il conteste dans la partie « acteurs », la distribution des rôles qui veut que les campagnes soient contre- révolutionnaires, que les femmes n’aient pas participé à la Révolution ou que Robespierre en fut le souverain, en une légende établie dès Thermidor par Barras, Fouché ou Tallien. Une autre partie s’engage encore dans une tentative de contre- culture avec des chapitres refusant les affirmations qui présentent les événements révolutionnaires de 1789 comme anti-religieux, qu’ils aient fait table rase du passé ou que se soit déroulé sur le territoire vendéen un « génocide », selon une thèse défendue par certains depuis les années 1980 et que l’auteur a toujours combattue avec détermination. Enfin, Jean-Clément Martin revient sur l’héritage de la Révolution qui sous la forme d’un objet d’étude n’est pas « terminée ». Si certains points, en raison du caractère synthétique des développements, peuvent engager débats et discussions, ainsi la proposition de l’auteur de faire débuter la Révolution avec les journées des 5 et 6 octobre 1789 car « pour la première fois, la conscience d’être entré en Révolution marque la totalité des esprits, partisans et opposants », alors que cette conscience ou cette rupture nous semble antérieure, il n’en reste pas moins que cet ouvrage, s’il réussit à atteindre sa cible (son prix et son format peuvent le lui permettre) et à sortir de la sphère étroite des spécialistes, est une réussite et un essai salvateur de contre- histoire dominante.

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Guy LEMARCHAND, Paysans et seigneurs en Europe. Une histoire comparée XVIe- XIXe siècle Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, 374 p.

François Antoine

RÉFÉRENCE

Guy LEMARCHAND, Paysans et seigneurs en Europe. Une histoire comparée XVIe-XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, 374 p., ISBN 978-2-7535-1701-1, 22 €.

1 À contre-courant des tendances, voire des modes qui peuvent régner sur la science historique, Guy Lemarchand dresse un tableau magistral de l’évolution des rapports entre paysans et seigneurs. En relevant le défi d’étendre son champ d’étude à l’espace européen et sur le temps long, il examine comment différents éléments peuvent interagir entre eux pour donner des résultats d’une grande diversité. Il établit également les connexions utiles à la compréhension de la dynamique d’un processus enclenché au sortir du Moyen-Âge et qui se clôture à l’aube de la révolution russe de 1917.

2 À l’évidence, Guy Lemarchand maîtrise son sujet et veille à éviter tout raccourci ou tout schéma déterministe. Il dresse dans la première partie de son ouvrage, « Les structures de la société agraire dans l’Europe du milieu du XVIe siècle », le cadre d’une société médiévale qui connaît de nettes poussées de modernité. Dans la deuxième partie intitulée « Les grandes lignes de l’évolution de la société : reféodalisation et féodalisation 1550-1720 », l’auteur décrit le ressac du XVIIe siècle dominé principalement par les guerres et au cours duquel les inégalités se creusent avec âpreté. Dans la troisième partie « Apogée et chute du système féodal. XVIIIe-XIXe siècles », l’auteur appréhende les XVIIIe et les XIXe siècles comme un ensemble et évite subtilement de la sorte le piège de clôturer le siècle des Lumières par le « happy end »

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de la Révolution française pour plutôt pointer l’aboutissement dans l’espace européen non hexagonal d’un lent processus réformateur résultant en bonne partie du despotisme éclairé.

3 Cet opus ne se lit peut-être pas comme un roman, néanmoins le lecteur suit pas à pas l’analyse méticuleuse de l’auteur pour savoir quand, comment et qui a mis fin au féodalisme. De la poussée de la gentry d’outre-Manche au foisonnement d’haïdouks dans l’Europe du Sud-Est, nous retrouvons dans les multiples cas de figures présentés la relation triangulaire d’opposition-complémentarité entre les seigneurs, les communautés paysannes et le pouvoir central. L’urbanisme et l’économie marchande s’imposent progressivement comme des facteurs déterminants de changement. Guy Lemarchand replace avec bonheur chaque sous-ensemble dans sa diversité : de la riche aristocratie de cour aux hobereaux désargentés, des journaliers indigents aux coqs de village. En outre, il brasse les angles d’approche socio-économique, militaire ou encore religieux afin de faire percevoir au lecteur une dynamique d’ensemble remarquable de cohérence et d’unicité. La Révolution française et la fin du servage en Europe n’apparaissent pas comme des phénomènes spontanés marquant la césure entre l’Ancien Régime et la période contemporaine. Des Balkans à la façade atlantique, le régime féodal se dissout à des rythmes différenciés. Après s’être maintenu et réorganisé, il ne survit pas en Angleterre à la révolution industrielle, et en France à la catharsis révolutionnaire. Dans bon nombre d’autres pays européens, ce phénomène prendra l’allure d’une procession dansante d’Echternach marquée par des avancées, mais également de nombreux reculs.

4 En embrassant l’ensemble du Vieux-Continent, tout en reconnaissant ses diversités, Guy Lemarchand donne à son œuvre une dimension réellement européenne. L’ouvrage se présente également comme une invitation lancée à d’autres chercheurs pour enrichir cette vaste fresque, voire tenter ce même type d’aventure pour d’autres sujets. Paysans et seigneurs en Europe constitue sans aucun doute un ouvrage de référence qui se devra de figurer dans la bibliothèque de tout spécialiste, chercheur ou honnête homme qui se passionne pour l’histoire agraire.

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Paul CHOPELIN, Ville patriote, ville martyre Lyon, l’Église et la Révolution, 1788-1805, Paris, Letouzey et Ané, 2010, 463 p.

Marie Deman

RÉFÉRENCE

Paul CHOPELIN, Ville patriote, ville martyre. Lyon, l’Église et la Révolution, 1788-1805, Paris, Letouzey et Ané, 2010, 463 p., ISBN 978 2-7063-0270-1, 38,50 €.

1 Dans cet ouvrage issu de sa thèse, Paul Chopelin propose une approche nouvelle de l’histoire religieuse de Lyon en Révolution, en introduisant un paramètre supplémentaire dans son analyse : le rôle des fidèles.

2 L’auteur se penche d’abord sur la pré-révolution et dresse un tableau d’une ville encore marquée par l’héritage tridentin, sous la férule des chanoines-comtes de Lyon ; à la fin de l’Ancien Régime, cependant, elle se sécularise lentement, révélant un clivage et une inadaptation d’une partie de l’Église, notamment régulière, aux changements du temps. La présence de nombreuses confréries, dévotions et d’associations laïques plus ou moins secrètes atteste de la vitalité religieuse de Lyon et de la participation active des habitants à la vie spirituelle, préfigurant ainsi une implication dans les affaires confessionnelles durant la décennie révolutionnaire.

3 Avec les prémices de la Révolution, les relations au sein de l’Église lyonnaise se radicalisent. L’action du nouvel archevêque de Lyon, Marbeuf, à compter de 1788, confirme d’abord le choix d’épurer le clergé de la ville de ses convulsionnaires. Cette césure se confirme lors des réunions d’élection des États généraux et de rédaction des cahiers de doléances au cours desquelles les curés imposent leurs vues dans les cahiers, malgré une opposition farouche des prélats. Les autres cahiers abordent peu la question religieuse, se bornant, comme dans le reste du royaume, à réclamer une meilleure utilisation des biens ecclésiastiques par exemple. Le bref sentiment d’unité

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suscité au sein de la ville (à l’exception de l’archevêque) par la réunion des trois ordres en Assemblée constituante est l’occasion pour les populations de s’impliquer pour la première fois de la Révolution dans les affaires religieuses, notamment par le biais de prospectus de la Société philanthropique de Lyon. Mais le clergé séculier s’investit aussi dans la vie politique locale au moment des premières élections municipales. Pourtant, des incidents se multiplient rapidement entre révolutionnaires et clergé, signes d’une tension grandissante, malgré l’apparente concorde lyonnaise.

4 C’est l’application des différentes lois relatives à la Constitution civile du clergé qui précipite la scission entre les partisans et les opposants à la politique religieuse de la Révolution française. Les curés sont rapidement confrontés à la question du serment constitutionnel tout comme leurs fidèles impliqués parfois dans le choix de leur pasteur. Bien que ce ne soit pas le premier serment qu’ils aient eu à prêter, les curés se distinguent par leur prise de position rapide (tous prêtent serment et la moitié d’entre eux se rétracte dans la foulée). Très rapidement, la question du statut des réfractaires « sans paroisses » interdits d’officier et des « rétractés », soutenus pour partie par leurs ouailles, se pose, même si une partie d’entre eux sont maintenus en poste le temps de leur trouver un remplaçant. Les constitutionnels, guidés par leur nouvel évêque Lamourette posent les bases d’un culte nouveau, plus simple dans sa forme et teinté de références patriotiques, afin de se rapprocher de leurs ouailles. Les fidèles deviennent ainsi, pour l’auteur, les principaux enjeux et des acteurs de premier ordre de la politique religieuse : séduits, craints, engagés aux côtés du réfractaire ou du constitutionnel dans le fonctionnement de l’Eglise, ils multiplient les actions dans la sphère publique, parfois violemment.

5 Après les massacres du 9 septembre 1792, un temps nouveau pour l’Église de Lyon commence : défini par l’auteur comme « temps des martyrs », il se caractérise par un durcissement des lois et des conditions de vie des ecclésiastiques, qu’ils soient réfractaires (unanimes par leur refus du serment de liberté-égalité, poussés dans la clandestinité en ville ou à l’étranger, avant de revenir discrètement en ville), mais aussi constitutionnels aux prises avec une municipalité plus « jacobine ». La parenthèse de l’insurrection lyonnaise est cependant l’occasion pour eux, mais aussi pour les fidèles, de s’engager comme citoyens aux côtés des nouvelles autorités et durant le siège de la ville. Une fois l’ordre rétabli, des cultes aux formes multiples sont mis en place : cérémonies expiatoires à la mémoire du martyre de Chalier, célébrations de la Raison plus ou moins organisées, culte de l’Être Suprême, fête de l’âne destinée à laïciser l’espace public, maintien des cultes constitutionnel, réfractaire et minoritaire, malgré les procès nombreux qui aboutissent à la condamnation de non assermentés. Paul Chopelin souligne à nouveau le rôle joué par les laïcs dans l’organisation des cultes ou la protection des réfractaires.

6 Pourtant, la sortie de la Terreur, loin d’apaiser les tensions religieuses, ravive l’opposition entre réfractaires et constitutionnels, désormais concurrents dans une même paroisse et un même culte. L’application du décret du 11 prairial an III s’avère délicate. Par ailleurs, les fidèles confirment leur rôle moteur dans l’organisation du culte. Exerçant une forme de citoyenneté religieuse, ils se battent pour la réouverture des lieux de culte, soutiennent les constitutionnels, les réfractaires, constituant un maillage relationnel et logistique autour d’eux et à nouveau, les femmes occupent une place de premier plan. Mais cette période de relative tolérance prend fin avec le décret du 19 fructidor an V, ce qui a comme conséquence immédiate de relancer le culte

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clandestin, dans lequel les fidèles, notamment les jeunes, renforcent leur rôle logistique, particulièrement dans l’hébergement des prêtres. La mort de Mgr de Marbeuf plonge pourtant le clergé insermenté dans une crise engendrée par la vacance du siège, ce qui provoque une désorganisation du culte réfractaire sans que l’auteur ait pu déterminer une éventuelle implication des fidèles. Le clergé constitutionnel achève, lui, son organisation, toujours avec le soutien logistique et financier de ses fidèles. La signature du Concordat (15 juillet 1801) ne sonne pas le début de la réconciliation entre les deux clergés ; pour que celle-ci s’esquisse, il faut attendre l’action du nouvel évêque Joseph Fesch, qui s’emploie à réunifier le clergé de Lyon, non sans mal, à éteindre les derniers feux d’une religion civique et à appliquer les articles du Concordat. Là encore, Paul Chopelin souligne le rôle des fidèles dans la nouvelle Église lyonnaise. Mgr Fesch, sans doute conscient de l’importance jouée par ces croyants dans la vie religieuse de la ville pendant la Révolution, choisit de les replacer sous le contrôle du clergé et de les écarter des affaires ecclésiastiques en contrôlant notamment les fabriques.

7 Déchirée, l’Église de Lyon l’a été dès les premiers soubresauts de la Révolution française. Foyer à la fois d’un intense mouvement de réfractaires, d’un réseau organisé de prêtres constitutionnels et d’un bastion de prêtres émigrés, la ville a aussi connu une sécularisation et une baisse de la pratique religieuse, favorisées par l’anticléricalisme et les politiques religieuses. Mais ce qui ressort du riche et original ouvrage de Paul Chopelin est certainement son analyse de l’histoire religieuse de la ville portée sur et par les fidèles, qui amène à repenser le rôle de ces populations, tant attachées à leur culte, dans la régénération de l’Église de France.

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Joseph CLARKE, Commemorating the Dead in Revolutionary France. Revolution and Remembrance, 1789-1799 Cambridge, Cambridge University Press, 2007, 306 p.

Jean-Clément Martin

RÉFÉRENCE

Joseph CLARKE, Commemorating the Dead in Revolutionary France. Revolution and Remembrance, 1789-1799, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, 306 p., ISBN 978-0521189835, 43,60 €.

1 Ce livre propose une relecture iconoclaste des rapports entretenus par les Français avec la mort et le sacré pendant la Révolution française. Alors qu’il est régulièrement assuré que le divorce fut vite prononcé entre révolutionnaires et chrétiens, que la laïcisation des esprits avait gagné la partie et que l’Être suprême devait plus aux déistes qu’aux catholiques, l’auteur, s’appuyant sur les cérémonies publiques et privées, insiste, au contraire, sur la permanence de l’attention portée aux morts pendant la Révolution selon les rites religieux classiques. À côté des réflexions autour de la vertu et du culte des grands hommes, que les Lumières, au moins parisiennes, promeuvent, c’est au culte catholique, certes célébré par des curés patriotes comme Fauchet, que les Parisiens font appel pour honorer les morts de la prise de la Bastille. Ils leur donnent, à cette occasion, une pompe funèbre très au-dessus de ce que leurs appartenances sociales leur donnaient à espérer. L’égalité devant la mort passe ainsi par l’Église révolutionnaire, même si les orateurs qui interviennent alors privilégient l’idée générale de mourir pour la patrie, en circonscrivant le rôle du « peuple » hors de la politique. La chute de la Bastille devient un miracle de la Providence, les « vainqueurs » ayant été animés par le

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bras vengeur de Dieu, au risque de transformer la victoire populaire en une allégorie destinée à contenir toute référence trop hardie à la violence.

2 Cette unanimité se fissure devant les hommages rendus aux morts de la révolte de Nancy et au moment de la mort de Mirabeau. Les députés suivent plus qu’ils ne précèdent l’opinion en inhumant ce dernier dans le Panthéon, tandis que d’innombrables messes sont dites dans le pays à sa mémoire. L’entrée de Voltaire au Panthéon marque au contraire les clivages, puisque la cérémonie s’intègre dans les luttes autour de la Constitution civile du clergé et devient un acte partisan. Parmi les exemples cités, la laïcisation imposée par Quatremère de Quincy dans l’édification du Panthéon participe de ces débats, dont la complexité excède cependant une opposition simpliste entre pro- et contre-révolutionnaires. C’est ce qu’illustrent les cérémonies discordantes autour de la mort de Simoneau, comparé au Christ par Grégoire en juin 1792. La rupture entre sensibilité populaire et conviction des élites détachées de la religion est marquée après l’été 1792, surtout quand une partie de ces dernières s’engagent dans la déchristianisation. Dans cette lecture, le fait qu’il ait eu des messes en l’honneur des victimes du 10 août 1792 n’est pas négligeable.

3 Les réactions à la suite de la mort de Marat sont là aussi exemplaires, puisque la Commune et les Cordeliers obtiennent qu’il soit inhumé dans un reposoir inspiré par la sensibilité rousseauiste, refusant la grandeur du Panthéon. Marat n’y entre en 1795 qu’à la suite de démêlés avec la mémoire de Robespierre, retrouvant Rousseau, déplacé depuis Ermenonville. La commémoration unitaire est donc un échec et la majesté des hommages sombre dans les polémiques, creusant l’écart entre les attentes collectives, les objectifs militants et les manifestations d’anticléricalisme ou de déchristianisation. D’autant plus que l’auteur relève que, pour parler de Marat, le recours au sacré chrétien est visible dans les formules employées, y compris par les sans-culottes. Il conteste ainsi la notion de transferts de sacralité, ou plutôt il la module en insistant sur les reconductions de pratiques appliquées à de nouveaux objets et en montrant à quel point les réactions régionales peuvent être différentes. Les sans-culottes se signant lors des fêtes révolutionnaires, ou confondant déesse Raison et culte de l’Être suprême, renforcent les conclusions de l’auteur. La prolifération de souvenirs, de toute nature, à propos de Marat, ce qui donne raison à l’auteur, se combine pourtant avec l’exploitation politique de sa mort, ce qu’il ne retient pas assez, si bien qu’il serait plus juste de penser qu’il y ait eu contamination par le politique des pratiques et des attitudes traditionnelles des Français, conclusion qui serait finalement fort banale, applicable à toutes les époques, plutôt que de vouloir tirer une condamnation systématique de la Révolution, échouant dans un projet, à l’évidence mal défini.

4 La démonstration est convaincante jusque-là ; elle l’est moins pour la période qui suit. L’analyse des souvenirs laissés par les martyrs, comme par Robespierre, est faible et insuffisante eu égard à l’historiographie existante. C’est aussi le sentiment qui naît à la lecture de la dépanthéonisation de Marat, puis du chapitre consacré aux fêtes organisées autour du souvenir des soldats. Des oublis, comme l’absence de mention des attentions portées aux soldats de l’an II, les demandes de réouverture d’églises, sont regrettables, même si l’interprétation de la commémoration servant à répudier le passé plus qu’à commémorer les morts a des accents justes. L’auteur met en lumière des éléments importants pour comprendre la période, comme l’abandon du projet de Dusaulx visant à commémorer « les milliers de bons citoyens… massacrés » ou la mise au Panthéon d’un Rousseau, en oubliant ce qu’il a écrit à propos d’un vicaire savoyard

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et du contrat social. Cette réécriture d’une histoire de la Révolution sans Robespierre, pour laquelle la presse de droite se déchaîne contre les philosophes, n’est pas fausse, mais le parti pris de l’auteur est flagrant, même s’il n’a pas tort de souligner le peu d’attention portée aux « braves défenseurs », et en particulier à leurs veuves, par la nation, sans toutefois voir comment le sentiment national se conjugue différemment. En insistant sur le décalage avec les monuments des humbles et le nombre des veuves laissées par la Révolution, le livre se clôt sur une tonalité polémique qui risque de faire oublier l’intérêt d’une démarche à contre-courant, qui aura négligé totalement les combattants de la Contre-Révolution.

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Raphaël MICHELI, L’émotion argumentée. L’abolition de la peine de mort dans le débat parlementaire français Paris, Cerf, 2010, 488 p.

Hervé Leuwers

RÉFÉRENCE

Raphaël Micheli, L’émotion argumentée. L’abolition de la peine de mort dans le débat parlementaire français, Paris, Cerf, 2010, 488 p., ISBN 1254-9991, 20 €.

1 Ce stimulant ouvrage, réalisé par un chercheur en linguistique, invite à revenir sur quatre des principaux débats parlementaires français consacrés à l’abolition de la peine de mort (1791, 1848, 1908, 1981). Raphaël Micheli y mène successivement une réflexion théorique – démontrer en quoi les émotions peuvent faire l’objet d’une argumentation – et une étude de cas qui, sans prétendre à l’exhaustivité, réexamine certains aspects de débats sur lesquels historiens et sociologues se sont maintes fois penchés. Les grandes lignes du premier d’entre eux (1791), notamment, sont bien connues grâce aux travaux de Pierre Lascoumes, Pierrette Poncela et Pierre Lenoël (1989), Michel Pertué (1983) ou Raymonde Monnier (1999). Par ses choix disciplinaires (linguistique, mais aussi philosophie, sciences du langage, sociologie) et sa problématique, l’étude de Raphaël Micheli parvient cependant à renouveler notre regard sur ce moment fort de l’Assemblée constituante, tout comme sur les autres débats retenus.

2 Partant des travaux de Christian Plantin, l’auteur examine d’abord les liens entre argumentation et émotions ; il démontre que la « construction argumentative des émotions » peut certes renvoyer à une argumentation « par les émotions », selon une conception traditionnelle qui souligne la mobilisation pragmatique du pathos, mais

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également être une argumentation « des émotions », qui fait d’elles un objet de discussion. De manière convaincante, il soutient que l’émotion, conçue comme non dénuée d’une dimension cognitive, est « argumentable » et peut voir sa légitimité défendue ou remise en cause. Après un rappel de la place du pathos dans la rhétorique antique et une lecture critique des théories modernes de l’argumentation, il recherche les outils utiles à son étude dans les sciences du langage et propose un modèle d’analyse de « l’argumentabilité » des émotions ; il le met en œuvre dans sa seconde partie : « Le pathos dans les débats parlementaires sur l’abolition de la peine de mort ».

3 Soutenue par une approche interdisciplinaire, au sein de laquelle on peut regretter l’absence presque totale des études historiques qui auraient permis de renforcer la mise en contexte des discours, Raphaël Micheli se repose sur un corpus documentaire homogène. Afin de justifier une lecture ponctuellement diachronique, il est constitué des seuls discours d’assemblée, car l’argumentation y est développée par un ensemble cohérent de locuteurs (les députés), selon des formes et avec des objectifs spécifiques, distincts de ceux observés au palais de justice ou dans la presse. C’est dans les débats parlementaires, envisagés comme un « genre » dont l’objectif n’est pas, ou pas prioritairement, de convaincre l’adversaire politique, que l’auteur recherche ainsi la manière dont les orateurs ont essayé « de fonder par des raisons ce qu’il convient et ce qu’il ne convient pas d’éprouver » (p. 197).

4 Dans son chapitre VI, Raphaël Micheli étudie le premier débat parlementaire français sur l’abolition (30 mai - 1er juin 1791). L’analyse ne remet pas en cause la ligne de fracture connue entre les orateurs qui s’indignent du principe même de la peine capitale (Pétion, Robespierre), et les autres abolitionnistes qui, comme Le Pelletier ou Adrien Duport, préfèrent développer des arguments en lien avec l’utilitarisme ambiant. Dans la position de ces derniers, Raphaël Micheli insiste sur la dénonciation du spectacle de l’exécution, déjà signalée par Raymonde Monnier, mais sur laquelle on s’était jusqu’ici peu arrêté ; pour lui, c’est autour de ce rejet que se construit une forme essentielle du premier pathos abolitionniste. En dénonçant un « spectacle » qui rend cruel le spectateur et inspire la pitié envers le criminel, les orateurs entendent démontrer, en suscitant la peur, que la peine capitale ne remplit pas les objectifs qu’on lui assigne ; elle est à la fois inutile et dangereuse. Nul doute que la conviction est alors largement répandue, comme en témoigne la célèbre lettre de Babeuf à sa femme, en juillet 1789, où il regrette les effets néfastes des supplices sur les mœurs (« les maîtres, au lieu de nous policer, nous ont rendus barbares »). Les antiabolitionnistes défendent avec succès, quant à eux, l’utilité de la peine de mort dans le contrôle de la criminalité ; comme chez la majorité des abolitionnistes, la peur se trouve au cœur de leur argumentaire.

5 Dans les débats suivants, les émotions mises en scène se diversifient : l’effroi (1848), puis l’indignation « éclairée » (1908) devant la peine capitale pour les abolitionnistes ; la peur des effets d’une disparition de la peine de mort et la honte d’y contribuer (1848), ou la pitié envers les victimes (1908) pour leurs adversaires. Alors que la plupart des abolitionnistes de la Constituante, très marqués par l’utilitarisme, s’arrêtent peu à la question de la légitimité de la peine capitale ou ne la contestent pas, c’est autour de cette question que se cristallise le débat de 1848 ; cette fois, toute référence à la corruption par le spectacle de l’exécution s’efface devant la dénonciation de l’illégitimité de la mort donnée à une créature de Dieu avant que, en 1908, les abolitionnistes n’évoquent la responsabilité de la société dans l’apparition de

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comportements criminels. Dans un premier temps, le discours antiabolitionniste montre plus de permanence, ses défenseurs de 1848 cherchant, comme en 1791, à susciter la peur. L’argument du respect de la victime, si présent dans nos sociétés, n’apparaît cependant que dans le débat de 1908, pour rester central en 1981. Loin d’être immuables, comme on l’a parfois écrit, les arguments développés pour obtenir ou refuser l’abolition, de même que les émotions mises en œuvre ou discutées par les députés, montrent ainsi combien le débat parlementaire s’est nourri de l’évolution des contextes et des sensibilités.

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L’éducation des sourds et muets, des aveugles et des contrefaits au siècle des Lumières, 1750-1789/ Père Gabriel Deshayes (1767-1841) et l’enseignement des sourds

Philippe Marchand

RÉFÉRENCE

Jean-René PRESNEAU, L’éducation des sourds et muets, des aveugles et des contrefaits au siècle des Lumières, 1750-1789, Paris, L’Harmattan, 2010, 211 p., ISBN 978-2-296-12386-1, 20 € Jean Chéory, Père Gabriel Deshayes (1767-1841) et l’enseignement des sourds, Paris, L’Harmattan, 2010, 135 p., ISBN 978-2-296-11256-8, 13,50 €

1 L’histoire de l’éducation des sourds et muets est un chantier que les historiens laissent en friche. Voici deux ouvrages qui semblent devoir le combler.

2 Dans le premier, l’auteur, Jean-René Presneau, qui a exercé la psychologie clinique, passe d’abord en revue les préjugés dont il a fallu se défaire pour qu’émerge l’idée d’une éducation particulière des sourds et muets, des aveugles et des contrefaits. Il examine ensuite comment, une fois cette étape franchie, une demande sociale émanant de parents généralement aisés et soucieux de faire soigner leurs enfants, de philanthropes (notamment les francs-maçons) préoccupés du bien-être de leurs contemporains et d’acteurs publics se fit entendre. Sont ensuite passées en revue les différentes méthodes et techniques utilisées par ceux, tels Verdier, Haüy et Deschamps, que l’auteur appelle les instituteurs. En conclusion, il signale que les efforts d’éducation et de soins mis en œuvre par les instituteurs débouchèrent sur des résultats mitigés. Ils ont, à tout le moins, posé les bases de ce qui deviendra l’éducation spécialisée. Au final, si le livre de Jean-René Presneau apporte un éclairage intéressant sur cette question des

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débuts de l’éducation des sourds et muets, des aveugles…, on peut cependant regretter qu’il en reste au stade des généralités, faute d’enquêtes dans les archives. On regrettera aussi qu’il ne mentionne pas l’ouvrage du baron de Gerando, De l’éducation des sourds et muets de naissance (1827). Enfin, s’il est question de contrefaits dans le titre, et dans le chapitre II, ils n’apparaissent plus dans la suite de l’ouvrage.

3 Le second ouvrage est la biographie du Père Gabriel Deshayes (1767-1841), personnage méconnu de ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’enseignement des sourds. Son auteur, frère de Saint-Gabriel, a passé toute sa vie professionnelle dans l’enseignement des sourds et s’occupe actuellement de l’archivage des documents relatifs à la congrégation dont il est membre. Curé de Saint-Gildas d’Auray de 1805 à 1820, le Père Deshayes s’intéresse très tôt au sort des enfants sourds et muets de sa paroisse. En 1810, il y fonde une école pour petites filles muettes. Pour les instruire, il fait appel à une enseignante formée dans la célèbre institution parisienne créée par l’abbé de L’Épée, puis dirigée par l’abbé Sicard. Le succès est immédiat et entraîne l’admission d’un premier garçon. En 1812, pour pérenniser son offre éducative en faveur des sourds et muets, le Père Deshayes confie cette petite école aux Filles de la Sagesse dont il devient le supérieur général en 1820. C’est à partir de cette date qu’il multiplie les fondations d’écoles pour filles et garçons muets : une dizaine au total. De nombreux projets n’ont pu aboutir. Contrairement à Jean-Baptiste de la Salle dont il introduit la méthode d’enseignement chez les Filles de la Sagesse, le Père Deshayes n’est pas un théoricien. On sait cependant qu’il était très attentif à la formation du personnel enseignant et qu’il était un farouche partisan de la séparation des sexes dans ses écoles, même s’il dut parfois composer avec la réalité du terrain. Dans un dernier chapitre, l’auteur montre que les Filles de la Sagesse et les Frères de Saint-Gabriel ont poursuivi l’œuvre du Père Deshayes en France jusqu’en 1977 pour les sœurs et 2002 pour les frères. Leur œuvre se poursuit à l’étranger, en particulier en Afrique et en Inde. Si l’ouvrage de Jean Chéory a le mérite de faire revivre un acteur de l’histoire de l’enseignement des sourds et muets, on peut regretter son ton souvent hagiographique, l’absence de bibliographie et des sources d’archives consultées pour la rédaction de son livre. Enfin, pourquoi ne mentionner que les sourds dans le titre de l’ouvrage alors qu’il est constamment question des sourds et muets ?

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June K. BURTON, Napoleon and the Woman Question. Discourses of the Other Sex in French Education, Medicine and Medical Law, 1799-1815 Lubbock (Texas), Texas Tech University Press, 2007, 288 p.

Jean-Clément Martin

RÉFÉRENCE

June K. BURTON, Napoleon and the Woman Question. Discourses of the Other Sex in French Education, Medicine and Medical Law, 1799-1815, Lubbock (Texas), Texas Tech University Press, 2007, 288 p., ISBN 978-0896725591, 31,47 €

1 Ce recueil rassemble des articles publiés dans des revues ou des ouvrages collectifs autour de la « question des femmes » pendant l’Empire et vue par Napoléon. Dans une longue préface, où l’auteur expose ses principes et sa méthode, la question s’inscrit de façon précise dans les débats qui ont eu lieu essentiellement aux États-Unis, même si Michèle Perrot et Geneviève Fraisse sont citées et commentées. June Burton insiste sur sa volonté de s’intéresser aux discours et aux pratiques qui ont été mis en place dans la politique, l’éducation et la médecine, sans mettre en avant des théories globales, mais plutôt pour confronter ce qui est usuellement dit de la période impériale à propos du rapport entre les sexes avec ce qu’elle trouve dans les archives. Ce souci de coller à la complexité du réel pour ne pas déformer les interprétations des rapports entre les sexes qu’elle relève, la conduit notamment à s’inspirer des ouvrages synthétiques de Dorinda Outram et Joan Landes, pour souligner la rupture entre les périodes révolutionnaire et impériale, de Karen Offen pour privilégier une compréhension relationnelle du féminisme plutôt qu’individualiste, de Geneviève Fraisse pour

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l’attention portée à la naissance de la démocratie et aux chocs entraînés par les innovations politiques.

2 Dans cet ensemble, très bien documenté, appuyé sur des études de cas précises, le cœur de la démonstration est bien l’empereur. À la fois déterminé à ne pas laisser un rôle politique aux femmes, parce qu’il les craint, et jetant les bases d’un système éducatif et médical favorable aux femmes, jusqu’à instituer des écoles, à mettre en place un enseignement pour les accoucheurs et les sages-femmes, Napoléon est décrit comme un homme réagissant selon des attitudes du passé mais introduisant les règles de la modernité sociale. Évidemment les préoccupations militaires et démographiques de Napoléon, attendant que les femmes soient des ventres, des machines assurant la grandeur du pays par le nombre de ses soldats, sont primordiales et s’ajoutent à ses peurs enfantines devant les femmes fortes, à commencer par sa propre mère, qu’il a croisées. Le développement des statistiques combinera ainsi les attentes de l’État avec une autre façon de voir les êtres humains, hommes compris par ailleurs.

3 Alors que les hommes de la Révolution avaient pris des postures inspirées du stoïcisme, ce qui marginalisait d’autant plus les femmes jugées incapables de pareilles attitudes, ceux de l’Empire, poussés par Napoléon, adoptent, sans le vouloir ni en être conscients, des attitudes plus pragmatiques malgré leurs préjugés. Les articles concernant ainsi les jugements portés sur les femmes coupables d’infanticide, comme la relation à maints égards étonnante de la double destinée de Mme de La Fayette et de la romancière anglaise Burney d’Arblay face à la mort et à la maladie, ne prétendent pas parler de l’ensemble de la société française, mais rompent les idées reçues, permettent de saisir la complexité des itinéraires et des reconnaissances et au final donnent à voir comment « l’autre sexe » est apprécié et ses représentantes intégrées dans le tissu social. Au final, cet entre-deux permet que les mentalités changent après le refus des révolutionnaires de donner le moindre espace aux femmes et que la société du XIXe siècle mute nolens volens. Parmi les exemples nombreux, celui de l’abbé Grégoire réfléchissant sur la nécessité d’éduquer les domestiques femmes, illustre comment se réalisent les changements d’équilibre.

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Paul CHENEY, Revolutionary Commerce. Globalization and the French Monarchy Cambridge, Cambridge University Press, 2010, 305 p.

Silvia Marzagalli

RÉFÉRENCE

Paul CHENEY, Revolutionary Commerce. Globalization and the French Monarchy, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, 305 p., ISBN 978-0-674-04726-6, 45,50 €

1 Le livre de Paul Cheney analyse comment les intellectuels et les administrateurs français du XVIIIe siècle ont conçu et conceptualisé les changements provoqués par la découverte puis la colonisation des Amériques et l’expansion des échanges commerciaux qui a suivi, et les réponses qu’ils ont apportées aux défis imposés par les mutations du monde qui les entourait. En parcourant avec finesse les écrits des hommes plus ou moins connus du Siècle de lumières, le livre démontre que la perception des « progrès du commerce » et l’importance centrale prise notamment par le commerce colonial, constituent un aspect essentiel pour comprendre la pensée du XVIIIe siècle. Loin de représenter une branche cloisonnée du savoir, la « science du commerce » participe ainsi pleinement à la construction d’une vision du monde dans laquelle politique, morale et économie constituent un tout indissociable.

2 La démonstration est brillante. Dans un style concis et clair, Paul Cheney choisit avec bonheur un nombre d’auteurs ciblés, toujours contextualisés, dont il rappelle les liens avec les sphères du pouvoir et avec d’autres penseurs du XVIIIe siècle. Dans cette indispensable contextualisation, la prise en compte de la proximité entre ces théoriciens et le monde des échanges atlantiques est systématique : plus de la moitié d’entre eux sont des Parisiens, et leur appréhension de ces réalités est parfois relative. N’empêche que les discours qu’ils élaborent fournissent le cadre qui permettra de conceptualiser la situation coloniale, notamment lorsque la Révolution mettra sur le métier la question de l’esclavage : la volonté de sauvegarder la production agricole et la

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propriété s’unira alors, comme chez Barnave, à l’idée de la nécessité d’une classe intermédiaire (celle des blancs) et de la prise en compte des réalités spécifiques propres aux colonies, pour mieux nier toute légitimité aux revendications de liberté universelle.

3 La structure du livre et la démonstration qu’elle supporte sont limpides. L’analyse va droit à l’essentiel, au point que le meilleur service que l’on puisse rendre à ce type de livre pour le lecteur francophone, c’est de le traduire intégralement, plutôt que d’essayer d’en restituer les grandes lignes en quelques pages. L’ouvrage est bâti autour d’une série de chapitres qui suivent thématiquement et chronologiquement l’évolution de la pensée économique, et plus spécifiquement la place qu’elle accorde au commerce. Après avoir montré comment l’histoire du commerce ouvre vers des considérations générales sur la constitution des pays commerçants (formes politiques, structures sociales, mœurs), et comment elle informe la réflexion sur la nature du gouvernement des États (chap. I), Paul Cheney affronte la pensée de Montesquieu (chap. 2), puis démontre comment l’histoire philosophique a fourni un langage commun aux théoriciens, réformateurs et diplomates du siècle, permettant une réflexion abstraite aussi bien que son implémentation concrète (chap. 3). Il procède ensuite à l’analyse de la dramatique situation des finances françaises que les hommes du XVIIIe siècle reliaient au commerce par le biais du système de taxation, des dépenses des guerres aux enjeux coloniaux, et plus généralement à des réflexions sur l’empire d’un « climat » déterminant la constitution et la nature d’un pays (chap. 4). Après un chapitre consacré à la pensée des physiocrates (chap. 5), l’auteur se focalise sur les relations entre métropole, colonies et commerce national et sur l’évolution qui mène la « périphérie » coloniale à acquérir une place centrale à la fin de l’Ancien Régime (chap. 6), avant d’aborder les débats autour du statut des colonies et de ses habitants de la Révolution à la chute de la monarchie (chap. 7). Axés plus spécifiquement sur les colonies antillaises, ces deux derniers chapitres illustrent, à partir des jalons posés auparavant, les cadres mentaux de tous ceux qui, au Siècle de lumières, se sont penchés sur le commerce colonial, qu’ils soient négociants, colons, administrateurs et hommes au pouvoir, ou philosophes, lorsqu’il s’agit, face à l’importance acquise par les Antilles, de repenser les relations entre métropole et colonies et la place de celles-ci dans la monarchie française et dans l’économie-monde atlantique.

4 Outre l’entrée la plus évidente – en matière d’histoire des idées – l’ouvrage fournit aux historiens du commerce une analyse éclairante qui permet de replacer à leur juste place les discours et les dispositions législatives concrètes auxquels ils sont confrontés. Mais surtout, Paul Cheney réussit à nous replonger dans un univers mental dans lequel il n’y a pas de cloisonnements entre les disciplines, en passant ainsi avec aisance de l’analyse économique à la politique, voire à la morale, et des questions épistémologiques à celles de méthodologie (avec notamment de très belles pages sur l’usage de l’histoire comme méthode d’analyse des dynamiques économiques d’une société). Les chercheurs s’intéressant à l’histoire culturelle ne resteront pas insensibles à cette démarche et à cette sensibilité qui contextualise systématiquement les écrits dans les parcours de vie de leurs auteurs. Paul Cheney prend par ailleurs beaucoup de soin pour présenter les fondements, la méthodologie et les conséquences des perspectives adoptées par les principaux acteurs de ce renouveau profond de la pensée économique, voire les raisons de leur succès : celui de Montesquieu repose entre autres sur le fait qu’il a réussi à exposer de manière cohérente une série d’éléments largement partagés par son époque, retracés dans le premier chapitre de l’ouvrage. Mais surtout, le livre apporte sur chacun de ces aspects un regard original, et qui plus est, un regard

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systémique. Cet ouvrage est une très belle leçon d’histoire globale, encore plus que d’histoire atlantique.

5 Il est impossible de rendre compte de la richesse et de la pertinence des analyses menées par Paul Cheney dans ce livre foisonnant, qui n’hésite pas à secouer un certain nombre d’idées reçues, lorsqu’elles lui semblent davantage forgées par la réflexion économique des XIXe et XXe siècles que par une compréhension intime de la pensée du Siècle des lumières. Il en est ainsi, par exemple, de la caractérisation comme « mercantiliste » de la pensée du premier XVIIIe siècle, qui s’opposerait au prétendu « libéralisme » de la seconde moitié, alors que l’auteur nous démontre que ces catégories ne structuraient pas la pensée économique des contemporains.

6 Il est peut-être plus utile, pour comprendre la démarche générale de ce livre, de montrer à partir d’un exemple – ici celui du chapitre V consacré aux physiocrates – comment l’auteur procède dans la reconstitution de la globalité de la pensée du XVIIIe siècle, pour laquelle science, politique, morale et économie ne constituent que des angles d’éclairage complémentaires dans la recherche d’une intelligence globale du réel (pour des remarques sur la relecture fournie par Paul Cheney de la pensée de Montesquieu, voir le compte rendu d’ouvrage par Rebecca L. Spang sur H-France Review, Vol. 11, mars 2011, n° 86 [http://www.h-france.net/vol11reviews/vol11no86Spang.pdf], consulté le 31 mars 2012). Plus encore que l’affirmation de la centralité de l’agriculture dans l’économie, c’est l’approche méthodologique des physiocrates qui constitue d’après l’auteur leur nouveauté fondamentale : alors que l’histoire du commerce avait jusque-là fourni le matériel de base pour toute théorisation, permettant de décliner concrètement la relation entre les spécificités d’une société – ses mœurs et son climat, pour le dire comme Montesquieu – et son économie, Quesnay et ses disciples nient l’apport de l’histoire, se posant résolument, dans le système des connaissances humaines qui est à la base de l’Encyclopédie, dans le champ de la raison et pas dans celui de la mémoire. On mesure ainsi pleinement le caractère de rupture revendiqué par les partisans de cette approche, qui veulent faire de l’économie une véritable science, capable de déduire les principes du gouvernement économique des constats nés de l’observation empirique, pour aboutir à l’élaboration de lois universelles. On est ainsi aux antipodes de la conception selon laquelle la science du commerce doit s’adapter aux circonstances propres à une société, et changeantes dans le temps, en prenant donc en compte l’histoire. L’économie refuse désormais la contingence du politique pour se rattacher aux lois immuables de la nature, qui fixe les règles : le terme même de physiocratie révèle ainsi la rupture introduite par ce courant de la pensée, d’où découle naturellement une propension pour le despotisme éclairé, balayant les oppositions (notamment parlementaires) qui reposent sur l’usage de l’histoire comme source de légitimation. S’ils récusent, suivant Bodin, toute division du pouvoir, les physiocrates ne voient toutefois dans le souverain que l’interprète qui traduit en lois positives les principes du droit naturel et de la propriété qui sont, suivant Locke sur ce point, à la base de toute société. Mais l’auteur ne cède jamais à la tentation de la simplification extrême : ainsi, tout en ayant démontré le refus assumé de l’histoire, même philosophique, en tant que méthode pour les physiocrates, il signale aussitôt qu’un cinquième des articles publiés par leur principal organe de presse, les Ephémérides du citoyen, est consacré à l’histoire du commerce et au commerce colonial. De même, leur posture ne les empêche pas pour autant de s’adonner à des descriptions des « progrès du commerce » – le commerce étant conçu comme la quatrième et dernière phase de la civilisation dans une vision évolutive du processus historique qu’ils partagent avec

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d’autres. Ils dénoncent ainsi ses effets néfastes lorsque ceux-ci s’accomplissent dans le cadre d’États féodaux et fiscaux aux politiques impérialistes, qui promeuvent par exemple des compagnies à monopole. Le privilège s’associe alors à l’esprit du gain et au luxe pour produire des conséquences délétères sur le corps social, qui supporte les coûts sans en ressentir les bénéfices. De là à passer à une réflexion sur la nature du système fiscal qui devrait accompagner l’économie et le commerce, il n’y a qu’un pas qui est vite franchi par le courant physiocrate, mais cela conduit aussi chez certains, comme Roubaud, à refuser le paradigme dominant du doux commerce ou, comme chez Mirabeau, à nier un quelconque caractère positif systématique à l’empire colonial et à souligner l’impossibilité à terme, pour les métropoles européennes, de garder leurs colonies américaines dans le cadre d’un système mercantile propre à des États de type féodal, prônant ainsi implicitement un modèle dans lequel les colonies seraient insérées dans l’espace économique intégré de liberté envisagé pour la nation.

7 Outre par la profondeur de son analyse, le livre de Paul Cheney se caractérise aussi par sa qualité pédagogique, qui se manifeste non seulement par l’intelligibilité de sa présentation des questions complexes, mais aussi par les explications ponctuelles sur le système administratif ou fiscal français, marquées par une grande précision et une forte capacité de synthèse (la bulle Unigenitus ne date toutefois pas de 1721, p. 148, et le premier exclusif mitigé date de 1767 et non de 1765, p. 6). L’ouvrage offre une interprétation rafraîchissante de la manière dont les élites françaises ont repensé un monde marqué par l’essor du commerce atlantique. La prise en compte du commerce asiatique demeure épisodique, et de manière plus surprenante, les débats autour du traité Eden-Rayneval n’ont pas été évoqués. Reste que l’ouvrage est solide, et que l’auteur domine parfaitement, d’en haut, son sujet, tout en sachant prendre le temps d’analyses détaillées. Si on peut regretter l’absence d’une bibliographie, qui aurait permis de se rendre compte d’un coup d’œil de l’ampleur du corpus documentaire mis à contribution, l’index final des noms, lieux et thèmes permet de repérer les auteurs cités dans les notes finales (p. 232-289). Il y a de bons livres, et il y a des livres incontournables : l’ouvrage de Paul Cheney appartient à ces derniers.

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Marc H. LERNER, A Laboratory of Liberty. The Transformation of Political Culture in Republican Switzerland, 1750-1848 Brill, Leiden & Boston, 2012, 371 p.

Annie Jourdan

RÉFÉRENCE

Marc H. LERNER, A Laboratory of Liberty. The Transformation of Political Culture in Republican Switzerland, 1750-1848, Brill, Leiden & Boston, 2012, 371 p., ISBN 978-9004205154, 94,04 €.

1 Le livre de Marc Lerner remplit un vide évident pour quiconque s’intéresse à l’ère des révolutions. La Suisse en effet a longtemps été le parent pauvre de cette historiographie. La même chose vaut en somme pour la Belgique et la Hollande. Jusqu’à récemment, les historiens des révolutions se passionnaient fort modérément pour ces petits pays qui apparaissaient peu importants en regard de la grande Révolution française, tandis que les historiens nationaux jugeaient les événements révolutionnaires de leur propre pays justement trop peu « nationaux » et les imputaient tout simplement à l’influence française – alors que souvent, ils précédaient la Révolution française. Il y a bien sûr eu des exceptions : Éric Golay (Quand le Peuple devint roi. Mouvement populaire, politique et révolution à Genève de 1789-1794, Genève, 2001) ou (Patriots and Liberators, New York, 1979), tandis que Robert Palmer et Jacques Godechot incluaient toutes les nations européennes en révolution dans leur approche atlantique, mais ces quelques auteurs n’ont pas contribué à modifier du tout au tout le point de vue traditionnel. Progressivement, un changement s’opère qui intègre également les révolutions haïtiennes et sud-américaines, tandis qu’il n’est plus interdit de rechercher les influences des « petits » sur les « grands ». Changement qu’a bien perçu Pierre Serna, quand il pousse la logique à son acmé en inversant carrément

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la perspective (Pour quoi faire la Révolution ?, Agone, 2012, chapitre I) : ce serait des périphéries que proviendraient les défis au statu quo, et non du centre. Sans doute est- ce plus complexe, et, mieux vaudrait parler d’interactions intenses entre périphéries et centres, sans oublier de mettre en valeur l’inventivité (indéniable, mais méconnue) des périphéries. Jacques-Pierre Brissot lui-même y était sensible et avait été impressionné par ce qu’il avait vécu dans les cercles politiques de Genève où citoyens et citoyennes discutaient à loisir, avant d’être muselés par la réaction de 1782. Il le sera plus encore après son voyage d’Amérique, dont il reviendra avec des idées précises sur ce que doit être un bon gouvernement. En travaillant sur une des premières républiques modernes telle que la Suisse, Marc Lerner nous entraîne donc dans une de ces périphéries. Ses recherches témoignent tout d’abord de la richesse de l’héritage républicain suisse et de la diversité des situations dans un pays qui connaît trois sortes de gouvernement : patricien et aristocratique dans les cantons comme Berne ; républicain et corporatif à Zürich et à Bâle ; et démocratique dans les cantons intérieurs et ruraux. Y sont également décrites les avancées propres aux Lumières helvétiques et l’intense sociabilité qui les caractérise. On y retrouve dès les années 1760 les sociétés philanthropiques que l’on retrouve en Hollande, mais une vingtaine d’années plus tard seulement : Société économique ou Société pour le bien et l’utilité publique. De même y sont légion les discussions et querelles sur la vertu civique et le commerce qui serait source de corruption – ou de prospérité à condition d’être moral. En bref, les Lumières helvétiques diffèrent peu de celles du reste de l’Europe, et, surtout, ne sont pas en retard sur ces dernières. Ce premier chapitre sur les origines idéologiques de la révolution suisse est particulièrement bien informé, comme l’est du reste l’ensemble de l’ouvrage. L’auteur y rend accessibles une multitude de sources en allemand et des ouvrages importants publiés en allemand, en français et en anglais. Le second chapitre traite plus particulièrement de la révolution helvétique, de ses préparatifs notamment par l’infatigable Frédéric-César La Harpe, réfugié à Paris durant ces années. Dans ce chapitre, Marc Lerner n’accorde curieusement aucune attention aux troubles prérévolutionnaires de 1781-1782. Plusieurs affaires pourtant avaient secoué Fribourg et assez effrayé le canton pour qu’il fasse appel aux troupes de Berne. Des paysans, et plus tard la bourgeoisie, avaient dès lors protesté contre les inégalités flagrantes qu’ils découvraient dans leur gouvernement. Comme en Hollande ici aussi, les revendications se faisaient en des termes traditionnels : elles réclamaient les privilèges et libertés de leur ancienne constitution que tentait de leur subtiliser leur gouvernement, et n’introduisaient que rarement des concepts nouveaux. Or, Marc Lerner est très sensible à la continuité dans la discontinuité et au caractère non linéaire de l’histoire, et il note dans son premier chapitre combien au cours du premier XVIIIe siècle, on est encore loin de l’universalité des droits de l’homme et de l’idée que tous les individus sont dotés de tels droits. Ce silence fait sur des troubles qu’on pourrait qualifier de révolutionnaires, surtout si l’on tient compte de ce qui se passe à la même date à Genève, est donc singulier. Peut-être ces événements auraient-ils plus encore renforcé l’argument principal de l’auteur sur la difficile et inconstante avancée vers le républicanisme moderne du seul pays d’Europe qui ait conservé cette forme de gouvernement sous l’Empire et sous la Restauration (l’auteur me signale une coquille en page 12, où il faut lire : « Unlike the examples of France, the German states, or Venice and the , the Swiss cantons were distinct in that they began and ended the revolutionary period as republican states and maintained that status throughout the entire period… »). Il est vrai que l’ouvrage recouvre quasiment un siècle et qu’il était

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nécessaire de sélectionner les événements à étudier. L’étude de la révolution helvétique démontre en tout cas quels en étaient les véritables protagonistes : le Zurichois Pieter Ochs, et surtout le Vaudois La Harpe qui n’avait de cesse d’appeler le gouvernement français à envahir la Suisse et à aider les patriotes à la transformer en une république une et indivisible, dotée de la constitution élaborée par Ochs et corrigée par Merlin de Douai – dont La Harpe était un correspondant régulier. Merlin, du reste, n’était pas un partisan inconditionnel d’une Suisse indivisible et avait suggéré la création de trois républiques – ainsi que Brune le suggérera plus tard, mais en vain. C’est La Harpe qui tenait à l’unité, et c’est lui également qui tente de convaincre la France de l’inimitié de Berne et de la nécessité d’en renverser l’oligarchie. À ces fins, il en vient à accepter une invasion française tout en prônant une indépendance absolue. Fin 1797, le Directoire n’était pourtant pas décidé à intervenir directement en Helvétie. Et c’est le pays de Vaud qui lança l’initiative, tandis que Bâle acceptait de se « révolutionner ». La constitution d’Ochs y fut portée au suffrage des citoyens. Elle eut peu de succès, on le sait, surtout dans les cantons ruraux de l’arrière-pays. Eux, comme d’autres patriotes des pays voisins, considéraient que leur ancienne constitution contenait déjà les principes exportés de France. Ainsi les habitants d’Appenzell se flattaient-ils de jouir des droits de l’homme depuis pas moins de 350 ans (p. 120). Ce chapitre montre ainsi les dissensions intérieures entre Suisses, lesquels ne partageaient pas les mêmes idées de liberté et d’égalité, ou même, et c’était plus grave encore, de religion. Marc Lerner démontre ainsi que chaque canton ou presque cultivait ses idées à ce sujet. Principes qui n’étaient pas forcément modernes au sens actuel du terme. Et cette liberté doublée de démocratie, aucun n’était prêt à s’en séparer pour adopter ce qui était vu comme une constitution française – laquelle pouvait pourtant être corrigée dans les cinq ans à venir. Ces malentendus durables sont une des sources de l’échec de l’Helvétique. Les autres étant évidemment les mécontentements provoqués par les dilapidations et les contributions forcées, imposées par des agents pas toujours honnêtes et par l’occupation des troupes françaises. La thèse de Marc Lerner est donc que cohabitaient en Suisse les idées encore traditionnelles sur ce que doit être un bon gouvernement républicain, et les nouveautés initiées par les Lumières et les Révolutions américaine et française. Mais ce qu’il dévoile également, c’est combien les spécificités suisses continuèrent de jouer un rôle tout au long de la période étudiée. Même en 1848, quand fut introduit un gouvernement moderne fondé sur les droits de l’homme, ou du moins sur l’égalité en droit de tous les citoyens mâles et sur la liberté politique, l’autonomie locale et l’autogouvernement continuèrent à être invoqués. En Suisse, donc, la république une et indivisible n’a jamais pu l’emporter. De là à nier un quelconque apport de la révolution helvétique dans l’histoire de la Suisse moderne, il y a un pas que ne saurait franchir l’historien – mais que franchissent allègrement les gouvernants successifs du pays, et ce même en 1998 (p. 321 et p. 324-325). Marc Lerner apporte ici un travail passionnant sur les continuités et discontinuités dans l’histoire de la Suisse, qui permet de mieux comprendre sa configuration actuelle. Il encourage dans le même temps à poursuivre l’enquête – et éventuellement à la compléter en appliquant l’approche à une autre étude de cas.

2 De plus en plus de jeunes historiens consacrent ainsi leur thèse à des aspects sous- estimés de ces pays miniatures ou nations en devenir. En particulier à leur culture politique révolutionnaire. C’est ainsi que Silvia Arlettaz a publié d’intéressantes recherches dans Citoyens et étrangers sous la République helvétique (Genève, 2005), où elle notait les tensions entre l’universalisme révolutionnaire et le « nationalisme »

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républicain. Récemment, Brecht Deseure a soutenu une thèse sur la politique et la culture historique en Belgique durant la période française (Een bruikbaar verleden, Université d’Anvers, 2011), où il démontre de façon convaincante que l’histoire a été un enjeu de taille dans la réunion de la Belgique à la France – et non seulement l’invocation des principes universels et abstraits. Les administrateurs et commissaires se faisaient un malin plaisir de convoquer les annales du peuple belge pour motiver leur politique et apprivoiser les nouveaux Français . Et ils ne craignaient pas d’en ressortir du grenier les accessoires. L’occupation ainsi décrite s’est opérée avec plus de « douceur » et de respect pour les Belges qu’on ne le disait jusqu’ici. Les travaux d’Antoine Renglet dans un mémoire de maîtrise publié par les Archives du Royaume (Une police d’occupation ? Les comités de surveillance du Brabant sous la seconde occupation française, Bruxelles, 2011) vont dans le même sens, quand il conclut que ces comités ont su admirablement bien s’adapter aux circonstances locales. Tous ces travaux nuancent à merveille l’histoire des révolutions européennes et de la Révolution française.

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Raymond KUBBEN, Regeneration and Hegemony. Franco-Batavian Relations in the Revolutionary Era, 1795-1803 Leiden/Boston, Martinus Nijhoff Publishers, 2011, 787 p.

Annie Jourdan

RÉFÉRENCE

Raymond KUBBEN, Regeneration and Hegemony. Franco-Batavian Relations in the Revolutionary Era, 1795-1803, Leiden/Boston, Martinus Nijhoff Publishers, 2011, 787 p., ISBN 978-9004185586, 130,51 €

1 Le très gros ouvrage recensé ici est issu d’une thèse de doctorat de Raymond Kubben, étudiant en droit de l’Université de Tilbourg, où il enseigne désormais l’histoire et la théorie du droit international et des relations internationales. Entre-temps, il a codirigé un colloque portant sur le sujet, publié sous le titre In The Embrace of France. The Law of Nations and Constitutional Law in the French Satellite States of the Revolutionary and Napoleonic Age, Baden-Baden, 2008. Ce colloque réunissait des spécialistes de l’histoire révolutionnaire et du droit international. Notamment Anna Maria Rao, Marc Belissa et Fred Stevens. Les travaux de Raymond Kubben s’inspirent pour une part de ceux de Marc Belissa, qui, on le sait, est un des premiers en France à avoir réactualisé le droit des gens à l’époque révolutionnaire et dont plusieurs jeunes chercheurs cherchent à poursuivre et à corriger l’approche jugée par certains trop intellectuelle ou trop idéologique. Outre Raymond Kubben, un étudiant de David Bell a ainsi consacré sa thèse, soutenue en juin 2010, à la transformation du droit international durant la Révolution française. Edward James Kolla, puisque tel est son nom, étudie plus particulièrement les conséquences pour le droit des gens du principe révolutionnaire de souveraineté nationale. Tel n’est pas le but de Raymond Kubben qui examine de façon très détaillée les interactions entre pouvoir et droit dans les relations internationales, et plus particulièrement entre la France et les Provinces-Unies. La

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période sélectionnée lui permet de partir du traité de La Haye du 16 mai 1795 et de clore son enquête sur la paix d’Amiens. C’est dire qu’outre l’important appareil théorique qu’il présente dans le premier chapitre, il entend analyser le droit international d’après les réalités et les pratiques diplomatiques. En d’autres termes, ce qui l’intéresse, c’est le « droit en action » et les traités et conventions entre les deux nations. On cherchera donc en vain dans cet ouvrage une histoire de la politique intérieure de la nouvelle République batave. C’est la politique extérieure qui prévaut. Les maîtres mots de cette approche sont hégémonie et égalité ou réciprocité. C’est qu’avec l’invasion de la Belgique et des Provinces-Unies de 1795, la France devient hégémonique, tout au moins, sur le continent nord-européen – en attendant les victoires d’Italie et la création des républiques italiennes. La question alors est de savoir si elle respecte et respectera tout au long des ans et des aléas de la guerre l’indépendance et l’égalité des Bataves, telles qu’elles sont consignées dans le traité de La Haye. La réponse est nuancée. Lors des pourparlers en vue des traités qui suivent, la France respecte bon gré mal gré les promesses faites à son alliée et protège autant que faire se peut ses colonies et ses intérêts. Pas toujours du reste en l’invitant à assister aux négociations. Lors des préliminaires par exemple, la République française se fait fort d’agir seule et en son nom. Il faut attendre la paix d’Amiens, en 1802, pour que les Bataves soient pleinement présents en la personne de Rutger Jan Schimmelpenninck. Avant d’en arriver à cette conclusion, Raymond Kubben disserte longuement sur l’élaboration du traité de La Haye, ce qui lui permet par ailleurs de juger ce traité moins rigoureux que ce qu’on a eu jusqu’ici tendance à dire. Il y découvre des relations bilatérales plutôt équitables. La France certes exige 100 millions de florins, des territoires périphériques au sud du pays, le partage du port de Flessingue, mais ne démembre pas la république, tandis que sont promises des compensations à la paix générale et une protection des colonies contre l’ennemi commun, à savoir l’Angleterre. Voilà en bref le contenu du livre, centré donc sur les procédures et les pratiques en droit international durant la révolution. On comprendra qu’il s’agit là d’une histoire du droit et que l’historien pur et simple reste sur sa faim. Car ce dernier souhaiterait en savoir plus long sur les motifs (pourquoi exiger les territoires de Maastricht, Venlo, la Flandre hollandaise, par exemple ?) ; les discussions (qui dans la Convention est pour et qui est contre ?) ; les résultats (l’annexion de la Belgique n’en fut-elle pas facilitée et inversement la paix générale ne fut-elle pas remise à beaucoup plus tard ?). Autant de questions qui restent ici sans réponse.

2 Nombre de chapitres du livre abordent le contexte politique, et surtout diplomatique, et c’est justement à propos du contenu de ces chapitres qu’un historien de la Révolution française peut trouver à redire. C’est ainsi que sont trop peu mises en lumière les tentatives et les manigances récurrentes des patriotes hollandais pour exporter la Révolution dans leur patrie. À lire l’ouvrage, il semblerait que la Révolution française ait délibérément et, depuis toujours, décidé de créer des républiques « sœurs », alors que le plus souvent, elles ont été le fruit des circonstances et des contingences. La création inattendue de la République parthénopéenne en est un exemple éloquent. Peu au fait des travaux récents sur le Directoire et le Consulat, l’auteur caricature quelque peu les réalités françaises. On lit ainsi à la page 135, que le Directoire était paralysé et « qu’un changement constitutionnel était nécessaire » : « In consequence, General Bonaparte came to power through the brumaire coup d’état, as premier consul… » Le syllogisme est pour le moins surprenant ! Ailleurs, Raymond Kubben affirme qu’en novembre 1793, « Robespierre renonce à la politique des

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républiques sœurs » (p. 123), comme s’il avait jamais défendu une telle politique expansionniste ou hégémonique. Dans le même chapitre, Raymond Kubben dit bien pourtant que c’est aux Girondins qu’était due cette politique et qu’ils reviennent sur le devant de la scène après Thermidor. La question serait de savoir s’ils poursuivent dans ce sens ou s’ils ont compris la leçon. Ce n’est pas très clair dans le texte. Enfin, au lendemain de la mort de l’Incorruptible, « les Thermidoriens mettent fin à la dictature révolutionnaire » (p. 124), alors que les Thermidoriens en question n’abolissent qu’une chose : la loi du 22 prairial, et perpétuent le tribunal et le gouvernement révolutionnaires. Certes, l’auteur n’ambitionnait pas d’étudier dans ses détails l’histoire de la Révolution française, mais ses relations diplomatiques avec la République batave. Pourtant, même sur son sujet propre, deux points importants me paraissent négligés. Le premier est la disgrâce de Jacobus Blauw, dont Raymond Kubben (comme presque tous les historiens) attribue la cause à des contacts trop intenses avec Babeuf. Quiconque lit les missives ou les mémoires que Blauw fait parvenir en Hollande durant sa mission en Italie sera donc surpris de ne déceler aucune sympathie pour le radicalisme révolutionnaire, et pas non plus de générosité ou de sympathie pour les peuples opprimés. Contrairement à Galdi qui rêvait d’une fédération de républiques libres et égalitaires, Blauw se préoccupait exclusivement de la prospérité et du commerce néerlandais et n’affichait aucune solidarité avec les républicains italiens ou suisses. Anna Maria Rao a consacré un bel article à ce sujet dans le recueil d’actes du colloque susnommé. Mieux, en 1798, Blauw fut de nouveau inculpé pour de louches manœuvres, et finalement destitué. Le « gentilhomme paisible » était aussi peu gentilhomme qu’il était peu paisible. On souhaiterait en savoir plus à son égard. Mais ici encore, il est sans doute injuste de critiquer un auteur qui s’intéresse aux pratiques de la diplomatie, et non aux diplomates et à leurs ambitions.

3 Il est plus juste sans doute de critiquer le traitement réservé à la crise de l’été 1799. Alors que la France se débat contre l’Europe coalisée et que tombent tour à tour les républiques « sœurs », le gouvernement néerlandais envoie un émissaire à Berlin pour essayer d’obtenir la neutralité de la Hollande – et, éventuellement le retour du prince d’Orange en tant que « président ». Au même moment jaillit la menace d’une invasion anglo-russe sur les côtes de la mer du Nord. Or l’alliance de 1795 était tout à la fois offensive et défensive, et la République française attendait de son alliée une entière collaboration. Cette invasion était prévue dès juillet 1799, mais la défense batave laissait à désirer et la France se méfiait. Fouché avait été envoyé sur place pour tester le patriotisme du gouvernement allié et accélérer les préparatifs. L’invasion faillit malgré tout réussir. La place stratégique du Helder se rendit – le général Daendels en était responsable – la flotte batave fit de même – là ce sont les simples marins qui désertèrent. Pendant ce temps, l’émissaire batave était à Berlin, plaidant pour la neutralité de sa patrie. Or, sur cette quasi trahison, Raymond Kubben est peu loquace. Il reproduit sans plus le point de vue néerlandais (p. 356-369), et oublie ce qui selon lui constitue les traités : la réciprocité et le respect de la parole donnée. De fait, la France avait fort à se plaindre de son allié. Non seulement la République batave ne parvenait pas à se doter d’une constitution et, ce faisant, n’avait pas une existence politique à proprement parler – jusqu’en avril 1798 – mais ses initiatives n’étaient pas toujours sensées. Ainsi en fut-il de la bataille navale de décembre 1797 contre les Anglais qui aboutit à la défaite hollandaise de Kamperduin. Le patriote irlandais, Theobald Wolfe Tone qui était alors en Europe et qui avait des contacts intimes avec plusieurs Hollandais éminents, ne comprenait pas pourquoi le gouvernement batave avait fait

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sortir la flotte en cette saison, sans motif et sans cause. Il en concluait à la trahison, ou pour le moins, à une bévue inconcevable. Envisagée sous cet angle, la politique ultérieure de la France peut paraître bien généreuse. Elle fait montre d’une compréhension étonnante envers une alliée décidément peu fiable. Suite à l’affaire sur la neutralité, elle exigera tout de même la destitution des ministres les plus impliqués, mais poursuivra l’alliance sur le même pied. Ainsi Schimmelpenninck fut-il invité à Amiens durant les négociations et traité en partenaire à part entière.

4 Raymond Kubben conclut sur la constatation que l’hégémonie ne l’a jamais tout à fait emporté sur le droit, du moins jusqu’en 1803. L’Empire ici n’est pas traité parce qu’il inaugurerait une autre ère, celle de l’impérialisme napoléonien. Et de fait, durant les années suivantes, les partenaires et alliés eurent plus à se plaindre de celui qu’on appelait désormais Napoléon le Grand, celui-là même qui n’allait pas tarder à avaler ces « petits pâtés » (Brissot), dont faisait partie la Hollande.

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Anne MÉZIN et Vladislav RJÉOUTSKI, Les Français en Russie au siècle des Lumières. Dictionnaire des Français, Suisses, Wallons et autres francophones en Russie de Pierre le Grand а Paul Ier Centre international d'étude du XVIIIe siècle, 2011, 2 vols., 1424 p.

Nikolay Promyslov

RÉFÉRENCE

Anne MÉZIN et Vladislav RJÉOUTSKI, Les Français en Russie au siècle des Lumières. Dictionnaire des Français, Suisses, Wallons et autres francophones en Russie de Pierre le Grand а Paul Ier, Ferney-Voltaire, Centre international d'étude du XVIIIe siècle, 2011, 2 vols., 1424 p., ISBN 978-2-84559-035- 9, 160 €.

1 Au XVIIIe siècle, les liens intellectuels, économiques et culturels entre la Russie et d’autres pays européens s’intensifièrent et atteignirent un niveau jamais vu auparavant. Au cours de ce siècle, de nombreux savants, artistes, comédiens, artisans et colons de pays allemands, d’Italie, de Suisse et d’autres régions vinrent en Russie. Les émigrés francophones jouèrent un rôle important dans ces flux et dans la vie économique, scientifique et artistique de leur pays d’accueil. L’influence de la France, qui se répandit en Russie dans la deuxième moitié du siècle, favorisa cette émigration.

2 Ces dernières années, l’étude des flux migratoires intéresse particulièrement les chercheurs. Ce sujet est étroitement lié à la question de la formation de communautés savantes, de réseaux culturels et sociaux, qui sont le centre d’intérêt de nombreux chercheurs dans le monde. C’est dans ce contexte que, sous la direction d’Anne Mézin et de Vladislav Rjéoutski, un collectif d’auteurs a préparé, pendant plus de dix ans, un

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dictionnaire biographique consacré à l’émigration francophone en Russie au XVIIIe siècle. Les notices biographiques ont été rédigées par trente-quatre spécialistes du XVIIIe siècle, parmi lesquels des historiens bien connus comme Georges Dulac, Michel Mervaud, Dmitri et Irina Gouzévitch, Alexandre Stroev, Marie-Pierre Rey, Vladimir Somov, Alexandre Tchoudinov, Piotr Zaborov et quelques autres. Outre les directeurs du projet, de nombreuses notices ont aussi été signées par Julie Ollivier.

3 Les auteurs du projet avaient un objectif très ambitieux : réaliser, dans le cadre d’un dictionnaire, une enquête la plus large possible sur les Français et les Suisses francophones qui résidaient en Russie ou la visitèrent au cours du XVIIIe siècle. On voit donc, à côté d’émigrés célèbres – peintres, sculpteurs, musiciens, etc. – des noms peu ou pas du tout connus tels que des artisans ou des colons. Les notices sont consacrées aux Français et aux Suisses francophones dont la présence physique en Russie est attestée, le lecteur ne trouvera donc pas de notices sur Voltaire ou Montesquieu, même si leur influence fut importante sur la Russie du Siècle des lumières, mais il y a un article consacré à Diderot qui séjourna à Saint-Pétersbourg pendant cinq mois en 1773-1774. La question de l’appartenance nationale, très importante, fut résolue par les auteurs à l’aide d’un certain nombre de critères combinés, tels que la présence du personnage dans les listes de la « nation française » dressées par les consulats de France, l’indication sur la langue française comme langue maternelle et la naissance de la personne dans une région particulière. Les limites chronologiques de cette sélection sont le premier voyage de Pierre Ier en Europe occidentale et la fin du règne de Paul Ier (début 1801).

4 Un projet aussi vaste, recenser tous les Français qui vinrent en Russie pendant un siècle, doit se baser forcément sur un ensemble de sources très important. Pour préparer cette étude, les auteurs ont consulté des dizaines de fonds d’archives en France, Russie, Autriche, Allemagne, Suisse et Ukraine, ainsi qu’une grande quantité de sources publiées.

5 Le premier volume commence par une introduction historique. Ce texte se présente comme une vraie monographie de quelque 140 pages qui raconte l’histoire de la présence française en Russie de Pierre le Grand à la Révolution Française. Ce volume contient aussi plusieurs annexes, en tout environ 350 pages. Les annexes forment trois groupes. On retrouve premièrement les outils traditionnels tels que les listes des sources et la bibliographie. Deuxièmement, les auteurs publient plusieurs sources nominatives, telles que la liste des Français pris comme prisonniers par l’armée russe à Dantzig en 1734, la liste des colons français arrivés en Russie en 1764, celle des chevaliers du prieuré russe de l’ordre de Malte à la fin du siècle, etc. en tout huit sources. Enfin, le troisième groupe est constitué par divers index qui aident le chercheur à mieux s’orienter dans le dictionnaire et à retrouver l’information qui l’intéresse. L’index de toutes les personnes dont on peut trouver les articles dans ce dictionnaire, est aussi disponible sur le site du Centre international d’étude du XVIIIe siècle http://c18.net. Outre la table chronologique et la table des rangs russes pour la fin du XVIIIe siècle, ce sont surtout les index qui attirent l’attention. Ainsi, l’index des lieux de naissance ou de provenance permet de mieux comprendre la direction et l’importance des flux migratoires de différentes régions et villes de France en Russie. À l’aide de l’index socio-professionnel, le spécialiste pourra connaître la composition professionnelle de ces flux. Il faut aussi mentionner l’index appelé « général » qui réunit beaucoup de noms autres que les noms des Français et des Suisses

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(particulièrement ceux des nobles russes, principaux clients et employeurs des Français), de toponymes ou de notions et qui sert d’index thématique et géographique. L’utilisation de ces outils dans la recherche nous semble très prometteuse.

6 Le deuxième volume contient les notices biographiques proprement dites, dans l’ordre alphabétique. Cependant, dans le cas des familles, l’ordre est chronologique. Les auteurs se sont efforcés d’indiquer toujours, quand c’était possible, les dates de naissance et de décès, la ville d’origine de l’émigré. Les notices sont axées principalement sur le séjour de chaque personnage en Russie et ses relations dans la société russe. L’accent est mis aussi sur l’adaptation des émigrés au contexte culturel qui leur est étranger. Les idées scientifiques ou politiques des personnages tels que Diderot sont abordées de façon laconique ce qui est un plus car la place est surtout accordée aux informations qu’il est difficile de trouver dans d’autres ouvrages : par exemple, la notice sur Diderot non seulement donne des renseignements détaillés sur le séjour de Diderot à Saint-Pétersbourg, mais fournit également la liste des traductions des œuvres de Diderot en russe effectuées au XVIIIe siècle. Le dictionnaire présente avec beaucoup de détail aussi l’activité des émigrés francophones dont la carrière se déroula entièrement en Russie et qui sont pour cette raison peu connus en France, par exemple le parcours de l’architecte Nicolas Legrand, très actif à Moscou dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Les articles sur les artisans, les professeurs ou les colons venus de pays francophones en Russie présentent un intérêt certain.

7 Ce remarquable ouvrage marque une étape importante dans l’étude de la diaspora francophone et de l’influence de la culture française en Russie au XVIIIe siècle. À notre connaissance, il n’existe pour l’instant pas d’ouvrage similaire pour d’autres pays européens. Les spécialistes ont déjà commencé à utiliser ce dictionnaire, parfois en discutant de tel ou tel fait, ce qui prouve une fois de plus la valeur de cet outil biographique. Les historiens d’art, les spécialistes de l’histoire sociale, de l’histoire de la musique, de l’éducation ou de la science, les généalogistes consulteront ce dictionnaire avec beaucoup de profit. Cette édition contribue à l’étude des relations franco-russes non seulement pour le XVIIIe siècle, mais aussi pour la période postérieure, en donnant des informations sur les émigrés arrivés en Russie dans les dernières années du XVIIIe siècle et toujours actifs en Russie au XIXe.

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Étienne-Gabriel MORELLY, Code de la nature, édition critique par Stéphanie ROZA Paris, La ville brûle, 2011, 174 p.

Claude Mazauric

RÉFÉRENCE

Étienne-Gabriel MORELLY, Code de la nature, édition critique par Stéphanie ROZA, Paris, La ville brûle, 2011, 174 p., 978-2360120147, 14 €

1 Paru en 1755, le Code de la nature est un ouvrage tout à fait essentiel pour qui s’interroge sur ce que l’on appelait naguère le « pragmatisme » des Lumières : c’est-à-dire non pas une élémentaire mise en projet de simples programmes antérieurement pensés, comme le croient ceux qui rapetissent tout ce qu’ils touchent, mais la recherche d’une forme d’énonciation de ce que l’on pourrait entreprendre qui modifierait radicalement l’ordre des choses et du monde. Les constructions discursives, qui rendent compte de l’imaginaire transformateur de l’ordre social où se dévoile ce que l’on désigne d’ordinaire comme des « utopies », ressortissent de ce champ à la fois philosophique et littéraire où se révèle tout autant une poétique prophétique qu’une série d’énoncés de type juridique, institutionnel ou politique. Le Code de Morelly répond entièrement à ce dernier schéma et peut même être considéré comme un modèle de ce genre de textes qui firent le bonheur de nombre de penseurs et de lecteurs dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : on ne s’étonnera donc pas de ses rééditions successives et de la célébrité consécutive du nom de son auteur dont on savait pourtant peu de choses. Mais comme l’on ne prête qu’aux riches, « on » (le public) n’hésita pas à tenir que Morelly n’était qu’un pseudonyme, l’auteur de ce grand texte ne pouvant être qu’un grand « philosophe », La Beaumelle peut-être, plus certainement Denis Diderot dont chacun savait qu’il avait encouragé un autre grand subversif, Jean-Jacques Rousseau, le « citoyen de Genève », à rédiger son premier discours couronné en 1750 par l’Académie

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de Dijon. C’est que le Code de la nature sentait le soufre ! Dans un fort développement de sa présentation consacrée à la réception de l’ouvrage, Stéphanie Roza le rappelle opportunément. Babeuf lui-même, au Procès de Vendôme en 1797, attribuera encore à Diderot la paternité de l’œuvre majeure de Morelly.

2 La réédition de ce grand ouvrage que nous propose Stéphanie Roza, brillante et jeune philosophe autant qu’historienne attentive à bien identifier les sources de son enquête, se signale par la précision de ses analyses et la haute idée qu’elle se fait d’un texte tout à fait représentatif des audaces philosophiques du siècle dit des « Lumières ». Dans son « Introduction » (42 pages denses), Stéphanie Roza rappelle à juste titre que le chercheur écossais R. C. Coe avait établi en 1957 non seulement que Étienne Gabriel Morelly était l’auteur de l’ouvrage en question, mais qu’il n’était pas un médiocre folliculaire sorti de rien, se signalant au contraire comme l’auteur de textes qui connurent une notoriété non négligeable dès leur temps. Stéphanie Roza, sur ce plan, complète fort bien ce que nous savions de lui, même si beaucoup de données socio- biographiques touchant à Morelly demeurent encore très floues. Stéphanie Roza montre en particulier tout l’intérêt de l’autre texte de Morelly qui a contribué à fonder sa notoriété posthume, à savoir son roman publié anonymement deux ans avant le Code, en 1753, Naufrage des isles flottantes ou Basiliade du célèbre Pilpai (Pilpai étant le nom d’un supposé philosophe indien) : ici l’utopie n’a plus rien d’insulaire comme c’était le cas dans la célèbre Utopia de Thomas More, parue en 1516 et rééditée plusieurs fois au XVIIIe siècle, puisque c’est au contraire l’occident européen qui est devenu un semis d’îles égarées tandis que le lieu de la nouvelle Salente, heureuse et régénérée, est présenté comme un continent… La signification profonde du Code, paru peu après la Basiliade, s’éclaire de leur confrontation : le plan de législation imaginé par Morelly n’était pas un dispositif adapté à une situation marginale et exceptionnelle, mais au contraire se voulait un projet majeur de réorganisation de l’ordre social dominant, fondé sur la proposition que la « communauté des biens doit devenir la matrice de l’organisation sociale » face à « la propriété privée » qui en serait son « détournement ».

3 Le Code de la nature relève donc moins de la poétique que de la « théorie sociale » comme l’affirme sans hésitation Stéphanie Roza. L’exégèse à laquelle se livre l’éditrice du texte lui-même, la conduit à mettre en valeur le champ conceptuel dans lequel il s’inscrit : la vision historiciste de l’état présent de la condition humaine, les fondements philosophiques modernes du projet de réorganisation de la société, les domaines d’intervention de la « législation idéale » ; le rejet de la perspective « contractualiste » comme résultante d’une décision raisonnée des hommes socialisés se double de la reconnaissance d’une nécessité de « sociabilité » quasiment naturelle, inscrite dans la recherche de leur bien-être par les hommes eux-mêmes, etc. Stéphanie Roza en montre aussi les limites bien connues : la faiblesse de la réflexion économique, la quasi-ignorance des conflits sociaux, l’optimisme illusionniste de l’auteur : Morelly n’était pas Mably ! Il n’était pas non plus Rousseau dont l’anthropologie éminemment subversive, si fortement exposée dans le second discours paru comme le Code en 1755, se définit à l’opposé de celle de Morelly qui est continuiste et processive. Mais Stéphanie Roza défend cependant l’hypothèse d’une « proximité morale », j’ajouterais idéologique, entre les deux « plébéiens » contemporains que furent le citoyen de Genève et le roturier champenois, sujet du roi de France, quoiqu’ils ne se fussent jamais rencontrés.

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4 Reste à découvrir, amis lecteurs, si vous ne l’avez déjà fait, les quatre parties du Code de la nature : l’annotation à la fois fine, légère et précise de l’édition proposée en facilitera la lecture et la compréhension distanciée. On rappellera évidemment que la construction imaginée dans la seconde partie du traité a inspiré nombre de penseurs de l’alternative utopiste postérieure comme Cabet, Fourier, Dézamy, Morris… et bien d’autres depuis, jusque dans les révolutions contemporaines. Comment faut-il apprécier cette démarche ? Est-on confronté à l’énoncé d’une utopie communiste ? Socialiste ? Stéphanie Roza retient les deux acceptions. L’introduction porte le titre suivant : « Un programme socialiste au siècle des Lumières » mais la conclusion voit en Morelly « un précurseur du communisme ». Aujourd’hui, dans la configuration politique et idéologique de notre temps, après la riche et terrible histoire du XXe siècle, la fameuse bataille d’idées qui fit rage hier, opposant la perspective du communisme à la révolution socialiste, celle-ci étant soit la première étape de la marche au communisme qui incarnerait la visée fondatrice, ou bien le masque réformiste et régressif d’une renonciation à l’idée de transformation radicale de l’ordre social, cette controverse a perdu le plus fort de son acuité. Reste cependant à prendre la mesure d’un fait essentiel : toute critique radicale, pratique et théorique, des sociétés de classes fondées sur le primat de l’appropriation privée des survaleurs produites par le travail social, implique l’idée alternative de la communauté des biens et des travaux, ce qui établit celle-ci comme la matrice en perspective du communisme. Le reste relève de l’histoire, de la philosophie et de la politique.

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Mark DARLOW et Yann ROBERT, Laya. L’Ami des lois Londres, Modern Humanities Research Association, 2011, 378 p.

Michel Biard

RÉFÉRENCE

Mark DARLOW et Yann ROBERT, Laya. L’Ami des lois, Londres, Modern Humanities Research Association, 2011, 378 p., ISBN 9781907322440, 11,99 €

1 Ce nouveau volume de la collection Phoenix, consacrée au théâtre français du XVIIIe siècle, vient rappeler avec bonheur le rôle important joué par cette pièce de Laya au tout début de 1793, tant sur la question de la censure théâtrale que sur celle des affrontements politiques entre Girondins et Montagnards. Ce double fil conducteur n’est jamais perdu de vue par les deux auteurs, Mark Darlow (Senior Lecturer à l’Université de Cambridge) et Yann Robert (chercheur postdoctoral, auteur d’une thèse intitulée Living Theater : Politics, justice and the stage in France [1750-1800]). Ils nous donnent là une solide publication scientifique du texte de la pièce, assortie de notes indiquant les variantes des diverses éditions (trois éditions chez Maradan et neuf éditions identifiées comme des contrefaçons, le tout en 1793 ; une en 1795, une autre en 1822 et une dernière en 1824) et du manuscrit de souffleur conservé à la bibliothèque de la Comédie-Française. En annexes, on découvrira la fortune critique de la pièce dans la presse parisienne de janvier et février 1793, ainsi que les débats politiques retrouvés là aussi dans les journaux, mais également dans divers textes imprimés et dans les procès-verbaux de la Convention nationale (par l’intermédiaire des Archives parlementaires). Enfin et surtout, l’ouvrage comprend une copieuse introduction de 120 pages, fondamentale pour qui entend saisir les tenants et aboutissants des querelles suscitées par cette pièce de théâtre.

2 Après une brève présentation de Laya et de son œuvre, les auteurs évoquent les conditions des premières représentations de la pièce à Paris, au Théâtre de la Nation,

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ci-devant Théâtre-Français. Né en décembre 1761, Laya fait alors figure d’auteur peu connu (malgré deux écrits publiés en 1789) lorsque son texte est accepté par les comédiens de ce Théâtre prestigieux, le 1er décembre 1792. Si des rumeurs politiques ont pu circuler dès décembre sur cette « prétendue comédie », comme le soutiennent les Révolutions de Paris, les premières représentations ne suscitent guère de troubles. Cela étant, l’évolution même des recettes illustre l’intérêt grandissant des spectateurs, intérêt qui ne saurait être uniquement littéraire : 2 233 livres le 2 janvier 1793, 5 305 deux jours après, 6 696 le 7 et 6 624 le 10… là où, les autres jours, la reprise de pièces anciennes entraîne des recettes de 777 à 3 474 livres. Le 11 janvier, la Commune de Paris décide d’ordonner la suspension des représentations, ordre aussitôt cassé par la Convention nationale et qui n’empêche donc pas qu’une nouvelle représentation soit donnée le 12. La tentative de censure n’apparaît pas, à ce moment, comme une véritable nouveauté. En effet, la censure des théâtres, qui avait disparu grâce à la Révolution, a effectué un premier retour dès 1792. En mars de cette année, autrement dit à la veille de la déclaration de guerre, la Commune a interdit Adrien, opéra de Méhul, dans le livret duquel figuraient des parallèles flatteurs entre l’empereur romain de la lointaine Antiquité et l’empereur autrichien de la très brûlante actualité. Mieux, peu de temps auparavant, le 25 février, un député du Calvados, Henry-Larivière, était intervenu pour réclamer des mesures contre les théâtres « inciviques »… Si l’on ajoute qu’Henry-Larivière appartient à la mouvance girondine, il devient pour le moins difficile d’incriminer les seuls Montagnards et Jacobins comme responsables du retour insidieux de la censure des théâtres. Tout comme la mise à l’écart des Girondins par la force les 31 mai et 2 juin 1793 a de facto eu pour antécédents leur propre volonté d’épurer la Convention de Marat et de quelques autres Montagnards, la censure de 1793 ne saurait donc être assimilée à une sorte de coup de tonnerre dans un ciel serein. Quoi qu’il en soit, après de nouveaux troubles le 15 janvier, et bien que la pièce ne soit toujours pas interdite, la troupe du Théâtre de la Nation préfère prudemment la retirer de l’affiche. Aussi le couperet littéraire ne tombe-t-il finalement que le 31 mars 1793, alors même que l’œuvre n’est plus jouée. Comme la Convention demande à ce moment à la Commune d’interdire Mérope, tragédie de Voltaire, coupable d’avoir suscité des « applications » et donc des troubles au Théâtre Montansier, la Commune saisit l’occasion pour interdire d’un même élan Mérope et L’Ami des lois. Laya, décrété d’arrestation (à une date non indiquée dans l’ouvrage), doit se cacher pendant quinze mois pour échapper à la prison et sa pièce ne revient sur la scène que le 6 juin 1795.

3 Laya a tout d’abord prétendu que sa comédie n’avait rien de politique, là où tout un chacun en profitait pourtant pour se gausser des Jacobins, tandis que les spectateurs n’avaient aucun mal à assimiler les personnages de Duricrâne à Marat et de Nomophage (traduisez « mangeur des lois ») à Robespierre. Assimilation si aveuglante qu’Augustin Robespierre lui-même protesta contre la caricature ainsi réservée à son aîné. Selon Laya, sa pièce ne faisait que s’inscrire dans une longue tradition, celle d’Aristophane et celle de Molière, de la comédie de mœurs et de caractères. Autrement dit, ses buts n’étaient pas politiques, mais moraux ; son texte ne s’attaquait point à des hommes ou à des factions, mais à des « ridicules ». Toutefois, d’autres aspects pouvaient eux aussi susciter des réserves, des critiques, voire des troubles. En un moment où les nobles tendaient soit à disparaître des théâtres, soit à devenir la cible de satires plus ou moins féroces, Laya entendait montrer qu’un noble, à l’exemple de son baron de Versac, pouvait encore être converti par la seule force de la Raison et à terme se rallier à la Révolution. Volonté de défendre ici un théâtre « tolérant » contre un théâtre

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« militant » ? Voire… car, comme le font observer avec justesse les deux auteurs, Laya utilise bel et bien le « style dénonciateur » contre les Jacobins et crée donc une pièce militante, quand bien même il s’en défend. À cet égard, ils suggèrent un rapprochement avec Les Philosophes, comédie de Palissot dans laquelle les philosophes attaqués « sont plus criminels qu’ils ne sont ridicules : en cela ils ressemblent aux Jacobins de L’Ami des lois » (p. 68). Si l’on ajoute le contexte du procès de Louis XVI, l’un des enjeux du moment entre Montagnards et Girondins, tout plaide en faveur d’une innocence fort douteuse de Laya. Mieux, en 1814, loin de reprendre son plaidoyer en faveur d’une pièce républicaine assassinée par Montagnards et Jacobins, Laya présente L’Ami des lois comme un ouvrage qui était royaliste et qu’il avait dû déguiser sous un travestissement républicain en raison des circonstances de l’hiver 1792. De 1814 à 1822, Laya officie au Bureau des Théâtres, autrement dit devient… censeur ! Ajoutons qu’en 1817 il fait son entrée à l’Académie française. Prix de son ralliement, diront les « mauvaises langues ».

4 Au chapitre des regrets, mentionnons quelques erreurs qui auraient pu aisément être évitées dans ce travail par ailleurs passionnant (le Comité de salut public ne prend pas des décrets, mais des arrêtés ; Mamidal au lieu de Mavidal), quelques lacunes bibliographiques pour le moins surprenantes à ce niveau scientifique (pour ne citer qu’un exemple, sous la rubrique « Ouvrages récents sur le théâtre révolutionnaire », on cherche en vain les actes des divers colloques publiés ces dernières années sous la direction de Philippe Bourdin), enfin des passages qui auraient demandé à être infiniment nuancés. Passe encore que l’on évoque « l’anarchie jacobine » sous le Directoire, sans utiliser de guillemets et sans préciser à qui attribuer le stigmatisant. En revanche, que pensera du passage suivant un lecteur non averti : « à partir de 1793 seront éliminés le droit de l’accusé à la parole, les témoins et les avocats pour la défense, les jurés, et même les preuves matérielles » (p. 84-85) ? Histoire littéraire et histoire de la justice ne se rencontrent pas assez souvent, j’en conviens sans peine, mais au minimum faudrait-il prendre la précaution de consulter quelques ouvrages de référence avant d’écrire de semblables aberrations, sous peine de tout confondre.

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Geneviève LAFRANCE, Qui perd gagne. Imaginaire du don et Révolution française Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2008, 360 p.

Jean-Clément Martin

RÉFÉRENCE

Geneviève LAFRANCE, Qui perd gagne. Imaginaire du don et Révolution française, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2008, 360 p., ISBN 978-2760621312, 31 €

1 Ce livre s’inscrit dans une approche littéraire de l’époque révolutionnaire en étudiant cinq romans et quatre auteurs pour confronter la lecture qu’ils donnent des échanges, du don et de la bienfaisance, au moment où « le don » est un objet tout à fait spécifique des relations sociales et politiques en France. Ce sont donc Gabriel Sénac de Meilhan (L’Emigré), Isabelle de Charrière (Trois femmes), Joseph Fiévée (La dot de Suzette) et Germaine de Staël (Delphine et Corinne) qui servent à la démonstration. L’analyse est menée dans quatre chapitres correspondant chacun à un auteur, deux chapitres ayant été préalablement publiés sous une forme ou une autre, mais l’unité de l’ouvrage est clairement affirmée. L’approche est finement conduite, donnant la trame de chaque ouvrage éclairé par de multiples comparaisons et rapprochements. Le tout est inscrit dans une ouverture sociologique (sous la houlette de Marcel Mauss) et historique (dans les perspectives ouvertes par Catherine Duprat). Ces qualités indéniables n’empêchent pas que le lecteur ressente un malaise. Tous les exemples démontrent à partir de romans d’émigration, les permanences souterraines des valeurs liées à la charité héritées de la société pré-révolutionnaire au travers des expériences malheureuses de la période révolutionnaire, pour conclure sur l’échec des prétentions des révolutionnaires à vouloir transformer les règles sociales.

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2 Qu’il ne soit pas possible de tirer d’autres enseignements de ces livres est une évidence ; la démonstration est bien faite, solidement argumentée et tout à fait convaincante. Les exilés ont été amenés à convertir leur système de valeur en totalité pour devenir donataires alors qu’ils avaient l’habitude d’être donateurs ; ils ont dû revoir leur conception de l’honneur et les hiérarchies auxquelles ils étaient habitués. Pire, ils ont même été parfois conduits à se donner eux-mêmes en sacrifice alors que, au bout du compte, la société a bien été révolutionnée malgré eux. Cependant cette logique démonstrative voulant s’étendre à une leçon originale et générale sur la totalité de l’expérience révolutionnaire, en s’appuyant parfois sur des textes du Comité de bienfaisance, oublie dès lors, que hors de son corpus, il devient téméraire de juger de la pratique des dons sans se référer à ce qui eut lieu dans l’épaisseur du corps social. Le livre est ainsi tout à fait pertinent pour apprécier la rupture mentale et culturelle qui touche le monde de la noblesse, grande ou « seconde », quand elle est confrontée à l’émigration et à des bouleversements, ainsi que lorsqu’elle doit recourir aux nouvelles notions expérimentées pendant les années révolutionnaires. Sorties de cette lecture précise, les prétentions du livre demeurent fragiles et contestables, l’histoire sociale, économique et politique demeurant malgré tout un champ non réductible à des perspectives uniquement littéraires.

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François MAROTIN (dir.), Révolutions au XIXe siècle. Violence et identité Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2011, 262 p.

Jean-Clément Martin

RÉFÉRENCE

François MAROTIN (dir.), Révolutions au XIXe siècle. Violence et identité, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2011, 262 p., ISBN 978-2845164840, 19 €

1 Le titre ne l’indique pas assez : il recouvre un ensemble de dix-sept études littéraires consacrées à des auteurs du XIXe siècle, français à trois exceptions près, qui ont traité de la Révolution. Le thème est bien connu, mais toujours important et le concepteur de l’ouvrage souligne l’orientation commune, rendre compte des bouleversements identitaires induits par la Révolution française. Celle-ci a changé le sens de la violence, la faisant devenir accoucheuse de l’Histoire, en brisant les destinées individuelles et collectives des contemporains. Le pari du livre, inscrit dans une longue tradition interprétative qu’il aurait sans doute été souhaitable de rappeler en passant même si elle est très connue, est de considérer la littérature romanesque comme le vecteur privilégié saisi par les femmes et les hommes du XIXe siècle pour rendre compte de la violence qui les a ainsi précipités dans un autre monde. Les trois parties sont dédiées, successivement, au choc des identités, à la recherche d’identités nouvelles, héroïques ou expiatrices, et à la mutation des identités. À vrai dire, comme dans tout livre collectif, les contributions entrent plus ou moins totalement dans les cadres, la troisième partie étant à cet égard la plus hétérogène.

2 Si les cas célèbres de De Maistre, Chateaubriand, et même Michelet, vivant en quelque sorte par procuration « l’hiver » de la terreur dans son « exil » nantais, sont logiquement étudiés dans une revue destinée à un public majoritairement historien, la recension présente s’attachera à la première partie du livre qui fait la part belle au roman sentimental et au roman de l’émigration (autour de Mme de Genlis notamment).

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C’est sans doute la plus neuve, rappelant l’importance des auteures de l’époque, qui ont exprimé leur désarroi devant ce qui venait de se produire, avant d’être elles-mêmes dépassées par l’évolution de la littérature et de la politique. Il est vrai que l’intérêt proprement historien trouve son compte à comprendre comment, au fil du temps, ce traumatisme est réutilisé, souvent de façon très personnelle, comme dans le cas de Barbey : l’histoire du XIXe siècle est ainsi vue en écho à la violence initiale et fondatrice de la période révolutionnaire. Pour suivre ce recueil malgré tout disparate, la préface est essentielle, résumant littéralement les articles et éclairant le projet. Le lecteur se plaît à penser que certains articles auraient pu se lancer dans des synthèses plus convaincantes en mentionnant des travaux antérieurs, on pense bien entendu à Balzac si scruté dans ces perspectives. Dans ces limites, ce livre participe de ce courant important d’études littéraires sur l’histoire, comme le récent livre dirigé par Zbigniew Przychodniak et Gisèle Séginger (Fiction et histoire, PU de Strasbourg, 2011) qui fait une part aux révolutions, tous renouvelant ainsi les liens entre les œuvres fictionnelles et l’écriture de l’histoire, articulation étudiée également par Damien Zanone ou Natalie Petiteau à partir des mémorialistes.

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