EMILE ERCKMANN PORTRAITS D'UN IDÉALISTE

Il nous est bien fâcheux de constater que cent ans après sa mort, l'écrivain, l'homme, Emile Erckmann, soit aussi mal compris. De son temps, comme il ne sortait que rarement de son fief et qu'il n'accordait aucune entrevue aux journalistes, Erckmann était souvent jugé comme un Hans Wurst (l'expression vient de lui) ou, au contraire, comme un fanatique anticlérical, antimilitariste. De nos jours, lorsqu'on s'enquiert autour de nous : «Qui est Emile Erckmann », on reçoit des réponses évasives, souvent fausses. Les jeunes lecteurs connaissent L'Ami Fritz, Le Conscrit de 1813 et le présument Alsacien, jamais Lorrain. Il existe un autre Emile plus complexe, ressemblant parfois à l'image qu'on s'en fait générale­ ment, mais dont la soif d'authenticité le mènera à douter parfois de son engagement en littérature et à définir sa propre existence, sur­ tout après 1870. Idéaliste, Emile Erckmann l'est dans sa mentalité quarante­ huitarde, dans sa tolérance, qui vient d'une parfaite connaissance de la Bible et des écrivains antiques, dans sa sensibilité Rousseauiste, qui fait une place de choix aux grands sentiments, à la morale et à une nature sublimée où l'homme retrouve la grâce. Malgré les aléas rencontrés dans sa carrière, les démêlés avec Chatrian, les humilia­ tions de l'après-1870, Emile garde sa foi dans l'humanité et la patrie, mais il perdra un peu de son ingénuité pour devenir plus méfiant, plus combatif. Pour lutter contre Gaspard Fix, il faut un docteur Laurent, pour supporter les avanies de l'occupant, il faudra devenir le brigadier Frédéric. Même si certains critiques ont moins aimé les œuvres tardives d'Erckmann-Chatrian, Emile Erckmann serait le dernier à renier ses personnages, car ils sont une parcelle de lui-même.

L'enfant et le collégien de On ne peut imaginer Emile Erckmann ailleurs qu'à Phalsbourg. Bien qu'il ait séjourné une grande partie de sa vie dans d'autres endroits, son enfance et sa jeunesse passées dans cette petite ville ont été si riches en contacts humains, en révélations de toutes sortes, qu'il ne cherchera pas à devenir autre chose qu'un Phals­ bourgeois. Quand il écrit à Chatrian lors de ses déplacements, il fait toujours une référence au pays. Ainsi, par exemple, en 1872, il se rend quelques jours en Normandie, mais arrivé à Granville, il se trouve nullement pressé d'aller voir la mer qui se trouve « à quatre

47 pas ». Ce même jour il est ravi de faire la connaissance d'un com­ patriote : [ ...] regardant à droite et à gauche, j'ai rencontré une physio­ nomie« juive avec laquelle je me suis tout de suite trouvé en pays de connaissance. Les juifs partent sur un bon passeport : ils sont patriotes et Alsaciens. Celui-là s'appelait Netter. Il m'a tout de suite reconnu comme Phalsbourgeois et moi je l'ai reconnu comme un bon Sa vernois. En conséquence nous avons causé de notre pays et tout de suite cinq ou six autres m'ont appelé Chatrian, ce qui ne m'a pas fait déplaisir »(1). Le biographe L. Schoumacker fait bien de remarquer que, dès que l'œuvre d'Erckmann-Chatrian sort de ses frontières de l'Est, elle est pauvre en descriptions et sentiments. Souvenirs d'un ancien chef de chantier l'isthme de Suez sont, par exemple, un bon témoi­ à gnage des travaux du canal, mais Erckmann éprouve une peine évidente à se mettre littéralement dans le bain ». La matière de ses romans et les clefs de son existence,« il faut les chercher à Phalsbourg.

Un de ses premiers souvenirs est de la boutique où, dans une intime atmosphère, travaillaient côte à côte son père et sa mère, qu'il décrit dans Les Vieux de la vieille : Encore maintenant je crois sentir l'odeur des clous de girofle, du« gingembre et de la cannelle de notre boutique ; il me semble voir les pains de sucre, les paquets de chandelles au pla­ fond, les tonnes de raisins secs et de figues en sentinelle à notre porte »(2).

Un autre ecnvain venu de l'autre bout de la France, Jean Giono, évoquera avec la même ferveur l'atelier de son père cor­ donnier et la blanchisserie de sa mère dont la situation privilégiée au milieu du village invite aux confidences des habitants. Les deux enfants apprendront sur le tas leur métier de raconteur. Comme le père de Giono, Philippe Erckmann était d'âge mûr, libéral et ser­ viable envers toute la communauté, ne craignant pas la controver­ se. On peut dire qu'il fut le premier maître à penser d'Emile. En dehors de son père, et déplorant l'absence de sa mère morte trop tôt, Emile trouve une famille adoptive dans ses voisins et voisines de Phalsbourg.

1) Stephen FOSTER, éd., Correspondance inédite entre Emile Erckmann et . Lettres de Clermont-Ferrand, CRRRlNizet,2000 [sous presse], p. 22. 2) ln Con/es et romans187 0nationaux à 1887. e/ populaires, tome 13, , J.J. Pauvert - Serpenoise - TalJandier, 1988, p. 4-6.

48 Il a d'abord le capitaine Florentin et sa femme, chez lesquels Y il est en pension ; puis le rabbin Heymann, son parrain, qui l'initie aux rites et traditions juifs ; le curé Lett, qu'il côtoie à l'église le dimanche, car bien qu'Emile soit protestant, il va aussi parfois à l'église catholique avec les Florentin. On trouve aussi parmi ses modèles le professeur Perrot, principal du collège de Phalsbourg, qui lui enseigne la philosophie et l'encourage dans son choix de car­ rière ; le docteur Régnier, qui lui apprend l'anatomie ; et tous les anciens soldats d'Empire qui, comme Florentin, fréquentent le magasin et les brasseries de la Place d'armes. Ce monde éclectique et bariolé revit dans beaucoup de romans d'Erckmann-Chatrian, mais leurs enseignements et témoignages sont revus et corrigés au gré de la sensibilité d'Emile. Ainsi les récits de guerre perdent de leur forfanterie pour devenir de simples confessions, les grandes rhétoriques révolutionnaires sont remaniées et deviennent l'histoire du peuple français, et les éternels débats à propos des droits de l'homme en politique, la liberté de religion et d'instruction s'adres­ sent à un public plus averti que celui de 1789 ou de 1848. Emile a bien appris sa leçon dans les livres et dans les propos des Anciens, mais les souvenirs des journées de juin 1848 et ses désillusions après cette révolution manquée et le retour de Napoléon font que la lecture de ces récits est si actuelle que l'on s'identifie d'autant mieux avec ces humbles personnages qui n'ont certes pas bouleversé le cours de l'histoire, mais dont les aventures antihéroïques nous font méditer sur nos propres relations avec le monde extérieur. Phalsbourg, cette bourgade enfouie dans le temps, est l'archétype de la recherche de l'idéal dans ce qui touche les humains. Pierre Mac Orlan était un admirateur de l'œuvre d'Erckmann­ Chatrian. Il séjourna dans la ville d'Emile pendant les années 1930. Pendant un de ces séjours il se sent si proche des personnages du Conscrit qu'il imagine rendre visite à la tante Gredel. Voilà ce qu'il lui dit : «Je viens de la part de M. Goulden, de Phalsbourg. J'habite cette ville depuis quelques jours. Je m'y trouve bien et je dési­ rais vous le dire à vous et à Joseph Bertha. La tante Gredel m'eût répondu : «Avec toutes ces voitures aérodynamiques, comme ils disent, on ne sait plus comment on vit. Te nez, voici du gougelhof et du café; ma petite fille que voici voudrait bien aller à Paris ? Elle ira après la guerre... » - Mais, tante Gredel, c'est toujours la guerre. L'une n'est pas finie qu'une autre recommence !(3) ».

3) Crapouillot, Noël 1933, 21. p. 49 On peut facilement imaginer en l'an 2000 un autre échange de ce genre avec en plus les euros, les fax et les e-mail. Et les parfums de girofle et du kugelhopf viendraient nous tirer de cette froide réalité du vingt-et-unième siècle et nous rendre nostalgiques à notre tour. Joseph Bertha, Monsieur Goulden, Fritz Kobus prêtent leurs vies aux romans d'Erckmann-Chatrian. Mais on doit dire que la véritable inspiration d'Erckmann se trouve juste derrière la Porte de France et la Porte d'Allemagne ; c'est la nature vosgienne qu'il chante, sans jamais se lasser, tout comme Ronsard la forêt de Gastine. On n'exagère pas quand on dit qu'Emile crée et recrée le même paysage découvert dans ses promenades avec sa mère, ses compagnons de chasse et de pêche, ou en solitaire, promenades qui relient Phalsbourg et La Petite-Pierre, berceau de sa famille mater­ nelle et des Rantzau, ou Phalsbourg et Lutzelbourg. Il décrit tou­ jours avec le même émoi la Zorn dans laquelle il se baignait, les méandres de la Zinsel, les genêts, brimbelles, arbousiers, chèvre­ feuilles, bruyères, sans oublier les sapins qui tapissent les Vosges. Comme un peintre qui refait le même tableau à différentes saisons, à différentes heures, il dépeint cette nature dans toutes ses nuan­ ces : paisible, sauvage, cruelle, selon le mode poétique du conte. Emile Erckmann romantique ? Assurément ! Même si Chatrian, avec sa crinière en désordre et sa ténébreuse apparence, paraît le plus insoumis des deux hommes, Erckmann n'est ni moins roma­ nesque ni moins fougueux dans ses batailles. Sur un daguerréotype de 1847, on voit un Emile mince, chevelu, le regard sombre [photo nO 1]. Ce portrait ressemble à cette personnalité qui se démasque dans les Contes fa ntastiques et les Contes de la montagne. Emile s'est perdu plus tard dans d'autres identifications, mais il restera toujours en lui un côté Don Quichotesque, qu'il avait si bien exploité dans L'Illustre Docteur Mathéus.

Les années Fritz Kobus : Paris - Phalsbourg - Saint-Dié Dans L'Ami Fritz, Emile a décrit en partie sa vie de célibataire à Phalsbourg : le respect du patrimoine, la pêche à la ligne, les chopes à La Ville de Metz avec trois ou quatre vieux amis, tout ça, c'est bien lui. Mais alors que Fritz est un rentier sans ambition, Erckmann travaille chaque jour avec discipline. Il est loin d'être l'épicurien qu'on imagine. Le pot-au-feu et la choucroute sont plus à son goût que les gélinottes et la bisque d'écrevisses partagées par Kobus et ses amis. Quand il réside à Saint-Dié à l'époque où il envi­ sage de se marier et se caser » une fois pour toutes, il continue à travailler d'arrache-pied« et il se dit qu'une femme ne pourra sup-

50 Photo n° 1.

51 porter cette vie. Fritz n'a guère le goût de la contestation, sinon pour trancher des mérites de tel vin ou de telle variété d'asperges. Emile, au contraire, participe à la vie politique du pays, écrit la Lettre d'un électeur son député(4) dans laquelle il soutient la candi­ à dature du maire républicain, Albert Ferry (un homonyme de Jules), et discute des nouvelles de Paris avec Chatrian. Il est d'ailleurs abonné au Te mps ainsi qu'aux journaux locaux. Emile, sur ce plan­ là, est plus proche du docteur Wagner de Madame Thérèse, qu'il décrit dans le roman comme « un homme sentimental, amateur de la paix, [ .. ] se plaisant à faire des théories sur la fraternité univer­ . selle »(5), ou même le professeur Burguet du Blocus qui « n'était pas juif, mais il méritait de l'être par son esprit et ses talents extraordi­ naires »(6). Dans ces années prolifiques de 1860 à 1870 ont paru les chefs-d'œuvre d'Erckmann-Chatrian : Madame Thérèse, Histoire d'un conscrit de 1813, L'Ami Fritz, Histoire d'un paysan, Histoire d'un homme du peuple. C'est la période des vaches grasses et des caricatures d'André Gill. Au-dessus d'une charge parue en 1866, nous trouvons quatre vers plutôt innocents : « Erckmann pense sous ses lunettes, Chatrian a l'air contristé, Phénomène dont les deux têtes Sont Talent et Fraternité »(7). Plus sournoise est l'accusation de Flaubert : « ces deux cocos plébéiens »(8), plus dédaigneuse celle des Goncourt : « ces Erckmann­ Chatrian »(9). Mais tous ces fins critiques, coqueluches du second Empire, restent mi-figue, mi-raisin devant leur immense succès. Chatrian répète à Erckmann qu'importe les critiques, mais Emile, plus sensible, ne supportera jamais qu'on les attaque avec un tel acharnement. «On croit rêver »(10), dit Paul Acker, et pourtant, c'est grâce à leur refus de jouer le jeu des politiciens, courtisans de la Princesse Mathilde ou pontes de la République, que le nom d'Erckmann-Chatrian a été vénéré dans les classes populaires du monde entier. Se sachant attaqué même par les libéraux qui refu­ sent de publier Maître Gaspard Fix, Emile écrit à Chatrian :

4) Cette lettre, parue dans Le Siècle en mai 1872, est reproduite dans Contes el romans nationaux et populaires, tome 10, Paris, J.J. Pauvert - Serpenoise - Tallandier, 1988, p. 445-455. 5) Madame Th érèse, in Contes el romans nationaux el populaires, tome 6, Paris, J.J. Pauvert - Serpenoise - Tallandier, 1988, p. 6. 6) Le Blocus, in Contes et romans nationaux et populaires, tome 8, Paris, J.J. Pauvert - Serpenoise - Tallandier, 1988, p. 271. 7) Le Charivari, 11 décembre 1866. 8) Dans une lettre de Flaubert à George Sand datée du 4 décembre 1872 après que celui­ ci avait lu L'Illustre Docteur Mathéus. 9) Journal, 7 septembre 1882. 10) Paul ACKER, Erckmann-Chatrian Revue de Paris, volume 2 (15 mars 1912), p. 347-368. « »,

52 Je me doute bien que Le Rappel n'est pas pressé de publier notre« volume ; les républicains comme les autres trouvent sans doute que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire. C'est un tort, le seul moyen de se corriger de ses fautes, c'est de les reconnaître. Cet exemple de bonne foi démontre en même temps la confiance et la force. Et d'aüleurs que sont nos fautes auprès de celles des autres partis ? On ne peut nous reprocher que de l'imprudence, de l'inexpérience ; aux autres tout est à reprocher : le manque de cœur, d'humanité, l'égoïsme le plus féroce et l'obstination dans les mauvais instincts. Il me sem­ blait donc que nous n'avions qu'à gagner à notre franchise »(11). Cette franchise lui coûtera certains honneurs, qu'il méprise bien d'ailleurs, mais une telle prise de conscience sera soumise à d'autres épreuves. Les vrais amis, s'ils sont rares, seront fidèles mais divisés au moment de la brouille. La photographie suivante montre Emile Erckmann au milieu de ses amis parisiens » [photo nO 2]. Datée de 1875, elle provient de la biographie« de Benoît Guyod(12l, et l'auteur a pu identifier Jules Claretie, Edmond About, Laurent, Cham et Pichat, mais Chatrian est absent. Cette réunion nous intrigue, car nous ignorons dans quelles circonstances elle s'est effectuée. Ce portrait nous semble d'autant plus triste que bientôt ces amis seront séparés et isolés.

Photo n° 2.

11) Correspondance inédite, 63. p. 12 Georges BENOIT-GUYOD, La Vie et l'œuvre d'Erckmann-Chatrian, in Contes et romans) nationaux et populaires, tome 14, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1963, 15-268. p. 53 L'exilé : Saint-Dié - Phalsbourg Dans le poème du même nom, écrit après le traité de Francfort, Emile s'adresse à tous les Français : Ah ! que vous seriez forts si vous étiez unis Da« ns l'amour de la France et de la République, Si vous ne pensiez tous qu'à la chose publique, A vos frères captifs, à vos drapeaux ternis »(13). Ce poème, qui est l'expression même du désespoir de tous les Alsaciens-Lorrains après l'échec de 1870, marque chez Erckmann un durcissement dans son attitude envers tous ces faux républicains qui mettent privilèges et gains financiers avant la patrie. C'est pour cela qu'Erckmann-Chatrian font paraître des romans comme Le Brigadier Frédéric (1874) et Le Banni (1882) : pour faire compren­ dre à tous ceux qui veulent oublier la honte de la défaite la situa­ tion intolérable des Alsaciens-Lorrains. Le poème est accompagné d'un très beau dessin de Théophile Schuler, l'illustrateur de L'Ami Fritz, de l'Histoire d'un paysan et du Brigadier Frédéric [photo n° 3]. Schuler lui-même était Alsacien exilé à Neuchâtel et souffrait terri­ blement de son exil. Il est représenté sur le dessin la tête entre les mains, plongé, semble-t-il, dans de sombres réflexions. Emile et Alexandre, qui contemplent un feu qui expire, sont visiblement consternés. Schuler est mort très peu de temps après avoir dessiné ce portrait, inconsolé d'avoir perdu sa province. Quant à Emile, il continuera jusqu'à sa mort à espérer que l'Alsace et la reviendront à la France, mais avec de plus en plus de doutes. A cette époque André Gill fait paraître une nouvelle char­ ge(14). Cette fois Emile et Alexandre paraissent moins joviaux, mais toujours unis malgré tout, comme prouve ce dessin paru en 1880 [photo n° 4]. Dans l'article qui suit, l'auteur, qui est vraisemblable­ ment le directeur du journal, A. Cinqualbre, insiste sur le fait qu'ils sont Français avant tout. Il conclut l'article : Gill les a représentés tous deux, Erckmann-Chatrian, assis sur« le rebord d'une chope de bière. C'est une allégorie, car ils ne boivent de bière ni l'un ni l'autre. Autrefois, avant la guerre, Erckmann étonnait les consomma­ teurs par les piles de soucoupes qu'il entassait devant lui, à l'Espérance ou à Gambrinus, deux brasseries qui se font vis-à­ vis dans le faubourg Saint-Denis. Mais ces soucoupes repré­ sentaient les bocks de ceux qui buvaient à son compte.

13) L'Exilé in Contes et romans nationaux et populaires, tome 12, Paris, J.J. Pauvert - Serpenoise« - Tallandier,», 1988, p. 512. 14) Pierre et Paul [A. Cinqualbre], Erckmann-Chatrian, Paris, A. Cinqualbre, s.d. [1880], 3 p.

54 Photo n° 3.

55 ERCKMANN -CHATRIAN

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Photo nO 4.

56 Quant à Chatrian, il boit du Bordeaux comme il convient à un bon Français qui n'entend pas que le Deutsch s'introduise chez nous sous quelque forme que ce soit »(15). En vérité, Erckmann continue à boire de la bière en dépit des conseils de Chatrian, qui l'encourageait à en consommer moins pour des r�sons de santé. En mars 1880, Emile envoie une photo à Madame Jules Ferry, qui avait accusé réception d'un livre adressé à son mari [photo n° 5]. Mais avant d'envoyer cette photo, Emile en soumet trois autres à l'approbation de Chatrian, qui lui répond aussitôt : «J'ai déchiré les trois petites monstruosités que tu m'avais envoyées, et je t'adresse en échange trois portraits sérieux. Mets-y des épigraphes, signe, et expédie le tout directement à Madame Ferry. Au moins on est présentable »(16).

Photo n° 5.

15) Ibid. 16) Correspondance inédite, 183. p. 57 Chatrian reste plus que jamais protecteur de leur image de marque ; on regrette pourtant de n'avoir pas eu connaissance de ces « monstruosités ». La lettre datée du 19 mars 1880 à Madame Jules Ferry est importante également pour son contenu, car elle mentionne le célèbre Article VII : « L'article 7 n'en était pas moins une précaution excellente, et nous regrettons que le bon sens n'ait pas prévalu contre l'élo­ quence mielleuse de M. Jules Simon »(17). Comme on le sait, cet article fut adopté plus tard grâce au sup­ port des défenseurs de l'école publique et en particulier d'Erckmann­ Chatrian. Sera-ce la dernière photo d'Erckmann et Chatrian réunis ? Ils sont vêtus des costumes sombres et élégants, et portent leur matu­ rité avec dignité. Après la brouille en 1887, il faudra se résoudre à penser à eux, chacun dans son coin, puis après la mort de Chatrian en 1889, à Emile resté seul et résigné.

Erckmann par Erckmann (seul) : Lunéville Emile avait quitté To ul pour Phalsbourg en 1882. En 1889 il a dû quitter cette ville pour des raisons de visa, et choisit de s'établir à Lunéville. Il avait 67 ans, et son état de santé s'était fort détérioré. Mentalement il était resté très lucide et s'intéressait toujours à la littérature. Il consacra ses travaux à la philosophie et à la poésie sous forme de fables. Ses yeux étant fatigués, il méditait et dictait à sa gouvernante page après page de réflexions sur l'art, la société, etc. Pour des raisons que l'on ignore, il reprendra des premiers ouvrages, comme Mathéus dont il imagine une autre fin, et se met lui-même comme personnage dans des essais tardifs(18). Plusieurs de ces brouillons, certains inachevés, commencent « Au printemps de 1842, j'étais... ». Cinquante ans après, il se revoit donc dans cette mansarde qui a été le théâtre de ses premiers enthousiasmes pour la littérature. Un journaliste lorrain, Emile Hinzelin, eut le rare privilège de rendre visite à Emile Erckmann lors de son séjour à Lunéville. Il décrit le vieil écrivain dans sa maison, 111, rue d'Alsace, avec, dans la salle à manger, un portrait dédicacé de Jules Ferry. A ce moment,

17) Ibid., p. 194-195. 18) Lire Stephen FOSTER, éd., L'Etudiant et l'assassin, ou Un crime Phalsbourg à », Pays d'Alsace, cahier nO 167 bis (19« 94), p. 4-17.

58 dit Hinzelin, Emile ressemblait à un vétéran des grandes guerres avec «sa belle tête devenue toute chauve, sa barbiche toute blanche »(19). Une photographie de Petit nous donne une idée de ce qu'il décrit à l'époque [photo n° 6]. Mais ce qui nous intéresse le plus dans ces entrevues d'Emile avec Hinzelin, ce ne sont ni les commentaires sur son œuvre que l'on retrouve aiUeurs, ni les jugements parfois sentencieux qu'il porte sur Chatrian et autres contemporains, mais plutôt les anec­ dotes parfois savoureuses et inédites jusqu'alors qu'Emile se remé­ more. Il y a, par exemple, celle du père Erckmann cachant son tabac dans le grenier de la synagogue : « Mon père, en un temps lointain, avait adjoint à son commer­ ce si varié, que vous connaissez, cabinet de lecture, papier, mercerie, etc., la vente du tabac. Or, un jour, pour des raisons de fiscalité excessive, il dut cacher sa provision de tabac à pri­ ser. A qui la confier ? Le concierge de la synagogue, son ami, lui proposa de la dissimuler dans le grenier de la synagogue elle-même. Aussitôt dit, aussitôt fait. Mon père put s'endormir sur les deux oreilles et, à toute occasion, sans aller tranquille­ ment prendre, comme en un lieu d'asile, la quantité de tabac qui lui était nécessaire. Mais voici qu'un soir, il vit arriver chez lui le bon concierge tout effaré. - Monsieur Erckmann, il faut que nous déménagions tout de suite vos sacs de là-haut. - Quoi ! On nous aurait dénoncés ? - Non pas ! A quoi pensez-vous là ? Je suis seul dépositaire du secret et je sais me taire. - Hé bien ! qu'y a-t-il donc ? Il a des rats ! On parle toujours des rats d'églises. Les rats de Y synagogues ne valent pas mieux. Ils ont rongé vos sacs. Le contenu se répand à travers les fentes du plafond. Et si vous saviez combien les éternuements qui en résultent détonnent parmi les prières et les chants qui montent jusqu'au ciel !(20) » . Plus curieux encore est ce conte de Fraimbois des Trois Maires lorrains qu'Emile compare à une histoire de Rabelais. L'origine des Contes de Fraimbois est incertaine et on se demande comment Emile en prit connaissance. Qu'importe ! Hinzelin a bien fait de raconter ces anecdotes, car il nous montre un Emile en verve qui n'a pas oublié son talent de raconteur.

19) Emile HINZELIN, Erckmann-Chatrian, Paris, Ferenczi, 1922, 63. 20) Ibid., 149. p. p. 59 Vers la fin de sa vie, Emile retourne de plus en plus dans ses souvenirs et, comme Proust plus tard, il recrée le temps perdu. C'est le privilège de l'artiste qui ne part vraiment jamais de son monde de fantaisie. Dans Alsaciens et Vosgiens d'autrefois (1895), Emile fera revivre son petit monde : l'oncle Jean, la mère Hulot, lui-même sous les traits de Lucien Gérard dans Kaleb et Ko ra. Emile n'est pas parti. Ni Chatrian d'ailleurs. Ils sont là tant que nous voudrons lire leurs histoires, et en dépit de toutes les vicissi­ tudes de leur union. Emile l'a bien dit : « Les idéalistes au sein même de la misère et des humiliations dont les abreuvent souvent l'envie, la malveillance et la stupi­ dité de leurs contemporains, ne sont pas à plaindre : ils ont conscience de leur valeur »(21).

Nous ne te plaindrons pas, Emile, tu nous as bien trop appris la vie, l'amour du pays, et de la bonne littérature. Stephen FOSTER

Résumé chronologique de la vie d'Emile Erckmann 1822 : Naissance d'Emile le 20 mai à Phalsbourg. 1826 : Naissance d'Alexandre Chatrian le 18 décembre à Grand Soldat [Soldatenthal]. 1832 La mère d'Emile meurt de typhoïde. L'enfant a dix ans et devient interne au collège: de Phalsbourg. 1842-1846 : Ayant passé son baccalauréat à Paris, Emile se fixe à Paris faire son droit. 1847 : Le professeur Perrot, directeur du collège de Phalsbourg, présente Emile, de retour au pays pour cause de maladie, à Alexandre, maître d'études au collège. 1848 : Chute de la monarchie de juillet. Après avoir collaboré avec Alexandre à des écrits républicains, Emile part à Paris placer leur pièce, Georges ou Le chasseur des ruines. 1850 : Succès à de L'ALsace en 1814, pièce ensuite interdite. Emile, ayant installé Alexandre à Paris pour s'occuper de leurs œuvres, passera ensuite son temps entre Paris, où il écrit, et Phalsbourg, où il médite, s'inspire et se repose. 1859 : Le premier grand succès des auteurs, L'Illustre Docteur Mathéus, paraît en volume à la Librairie Nouvelle, et puis Hugues-Le-Loup au Constitutionnel. Leur carrière est lancée.

21) CArt et les grands idéalistes, Paris, Hetzel, 1885, 336-337. p. Photo nO 6.

61 1862 : Pierre Jules Hetzel prend les deux amis dans sa maison d'édition et publiera ensuite la quasi-totalité de leurs œuvres. 1865 : Erckmann-Chatrian commencent leurs Romans nationaux : Madame Th érèse, Histoire d'un conscrit de ]813, Waterloo, Le Blocus, Histoire d'un paysan, etc. 1870 : La France déclare la guerre à la Prusse et Erckmann quitte Phalsbourg pour Paris. La République est déclarée et Emile réintègre sa ville natale. 1872 : A l'invitation de Montézuma Goguel, Emile s'installe à l'Ermitage à Saint-Dié où il fait la connaissance d'Emma Flotat, intendante des Goguel et future compagne d'Emile. 1876 : Chatrian lance leur carrière théâtrale avec Les Amoureux de Catherine, puis L'Ami Fritz, qui déclenche l'affaire « ». 1881 Suite à une dispute avec Montézuma Goguel, Erckmann quitte Saint­ Dié et: loge brièvement à Toul avec Emma, mais tombe soudain malade. 1882 : Emile, muni d'une autorisation de séjour, retourne à Phalsbourg retrou­ ver sa santé. 1887 Dernière lettre entre Alexandre et Emile dans laquelle Alexandre dit qu'il :ne peut plus s'occuper des affaires d'Emile et maintient qu'il pensait avoir raison de partager la part d'Emile avec un collaborateur pour le théâtre. 1889 : Erckmann s'installe à Lunéville. Le Figaro publie l'article diffamatoire d'Auguste Georgel, ancien secrétaire de Chatrian aux Chemins de fer, dans lequel Emile est calomnié. Ce dernier intente un procès à Chatrian. Chatrian meurt à Villemomble le 3 septembre. 1895 : Erckmann publie ses dernières œuvres : Alsaciens et Vosgiens d'autre­ fo is et Fa bles alsaciennes et vosgiennes. 1899 : Emile meurt à Lunéville le 14 mars.

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