Chatrian (1848-1852)
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LES DÉBUTS D'ERCKMANN - CHATRIAN (1848-1852) I En 1847, le collège communal de Phalsbourg, dans le départe• ment de la Meurthe, avait pour principal un ancien professeur nommé Perrot, qui pendant des années y avait enseigné la rhéto• rique et la philosophie. Consciencieux, sagace, bienveillant, M. Perrot jouissait dans la contrée d'une excellente réputation de pédagogue, et nombreux étaient ses anciens élèves qui, leurs études finies,-revenaient le voir à l'occasion et gardaient avec lui des relations cordiales. Parmi ces fidèles disciples se trouvait un étudiant de troisième année à la Faculté, de Droit de Paris, qu'une fièvre typhoïde avait obligé de rentrer pour un temps dans la maison paternelle. Fils d'un ancien volontaire de la Première République retiré à Phalsbourg depuis 1801 et devenu libraire dans cette petite place forte, il avait commencé l'étude du droit en 1842, sans conviction et seulement pour complaire à son père, car une irrésistible vocation le portait vers la littérature. Cet étudiant malgré lui se nommait Emile Erckmann. Devant passer dans sa famille une longue convalescence, il espéra d'abord retrouver au pays natal les impressions et les plaisirs de son adolescence, et revivre à Phalsbourg comme il avait vécu à sa sortie du collège, époque où son père lui avait octroyé une année entière de liberté avant de l'envoyer compléter ses études dans la capitale. Cependant, il s'était vite lassé d'un genre d'existence ne convenant plus à sa nature réfléchie ni à ses instincts laborieux et il avait fini par aménager pour son usage particulier un local dans la vieille bâtisse appartenant à son père, rue des Capucins, en face du couvent désaffecté où était installé LA REVUE le collège. Il y passait la plus grande partie de son temps à écrire, dans une chambre du premier étage sommairement meublée, au milieu de ses livres. • C'était donc involontairement qu'Erckmann se retrouvait à Phalsbourg, avec beaucoup de loisirs et peu de distractions. Il aurait pu recommencer, sans rien y changer, son existence insouciante de naguère, redevenir uniquement chasseur, pêcheur, buveur de chopes, amateur de baignades dans les rivières lorraines, la Zorn et la Zinzel, ou bien, la saison froide revenue, se faire l'habitué des soirées dansantes où il rencontrerait ses anciens amis des deux sexes, ornements de la société locale. Rien de tout cela ne lui était interdit, et il est probable qu'il goûta de nouveau aux plai• sirs traditionnels de sa plantureuse province. Cependant, il ne se considérait plus comme un écolier en vacances. Agé maintenant de vingt-quatre ans, ayant l'expérience de la vie parisienne et le sentiment qu'il était grand temps de choisir une carrière, il n'abandonna pas de propos délibéré l'étude du droit, mais il en remit la poursuite à plus tard. Et puisque son état de santé l'obligeait à cette interruption, il voulut l'employer de la seule manière qui satisfît à la fois ses préférences et son ambition : la culture des lettres. La fièvre typhoïde l'avait éprouvé au physique. La guérison venue, il se voyait non sans mélancolie atteint de menues disgrâces corporelles : amaigrissement, myopie naissante, commencement de calvitie. « Je n'avais plus que la peau et les os, dit-il plus tard, et mes beaux cheveux cendrés n'existaient plus qu'à l'état de souvenir. » Au surplus, il ressentait habituellement une véritable fatigue, qui contribua à le rendre sédentaire et à le retenir de plus en plus souvent dans son « nid à rats » de la rue des Capucins, où il composa quelques pièces de théâtre dont seuls les titres nous sont connus, et qu'il ne regardait que comme des exercices pour se rompre à l'emploi du dialogue. Outre la satisfaction qu'il éprouvait à coucher des idées sur le papier, deux stimulants entretenaient son ardeur au travail : l'exemple de son frère aîné, Jules, et les encouragements de M. Perrot. Jules Erckmann venait de faire paraître, à Strasbourg, son roman Les Disciples d'Escobar, un volume de 411 pages fort médiocrement pensé et écrit. M. Perrot, toujours accueillant à « Emile, le croyait destiné à la gloire littéraire et le lui disait. C'est dans cet état d'esprit que le futur écrivain composa deux drames : LES DÉBUTS D'ERCKMANN-CHATRIAN 479 {'Inquisition et le Juif de Strasbourg; une tragi-comédie sur Schin- derhannes, le fameux brigand rhénan surnommé Jean PEcorcheur ; et auss-i deux comédies, Une soirée à Weimar et la Décentralisation- littéraire. ' Tous ces essais furent soumis par l'auteur, non sans appréhen• sion, au jugement du principal, censeur puriste et sévère qui avait pris rang dans le clan des classiques lors de la querelle surgie entre les lettrés à la représentation à'Hernani, M. Perrot, jadis, avait vertement réprimandé l'élève Erckmann, coupable d'avoir lu et fait lire un exécrable recueil de vers intitulé les Orientales, pro• clamant à ce propos des opinions qui n'annonçaient aucune indul• gence à l'égard des novateurs. Aussi Erckmann fut-il fort aise de voir que les âpres critiques de son ancien maître au sujet du nouveau style poétique ne s'étendaient pas aux œuvres en prose qu'il lui soumettait. Le jeune homme retourna donc souvent au collège, sûr d'être reçu en ami. Il ne remarqua pas, au printemps de 1847, la présence dans la vieille capucinière d'un gros garçon de vingt ans au large visage, aux yeux grands et bruns, à l'épaisse chevelure noire, pauvrement vêtu, qui le regardait passer d'un œil d'envie comme la vivante image de ce qu'il aurait voulu devenir lui-même s'il n'avait été déshérité du sort. C'était le maître d'étude Chatrian qui venait d'entrer en fonctions et allait tenter de réaliser son rêve d'ascension sociale en se préparant, selon une convention avec M. Perrot, mx premières épreuves du baccalauréat. Il était d'une famille originaire de la vallée d'Aoste, dont un membre s'était installé en Lorraine en 1715 comme ouvrier verrier. L'un de ses fils, Jean-Baptiste, était entré à la verrerie de Saint- Quirin, puis à celle de Soldatenthal, ou Grand-Soldat, près d'Abreschwiller. Le fils de celui-ci, Jean-Baptiste-Christian, finit par devenir principal concessionnaire de la verrerie de Soldaten• thal, et l'exploitait lorsque survint la Révolution française. Ce Chatrian était alors sujet du comte allemand de Linange, qui possédait en toute propriété la seigneurie de Dabo, Abreschwiller et autres lieux. Il ne s'en rallia pas moins à la France, bien avant le traité de Lunéville qui supprima les fiefs germaniques des confins d'Alsace, mais sa verrerie ne put supporter la concurrence des voi• sins et tomba en déconfiture. Pour tenter de se relever il se livra à la contrebande, mais fut découvert et subit un procès qui acheva sa ruine. De ses trois fils, les aînés partirent pour la Belgique et 480 LA REVUE s'employèrent à la verrerie du Val Saint-Lambert, près de Liège. Le dernier, Gratien, encore enfant, resta au Grand-Soldat où il mena, auprès de son père, une existence analogue à celle d'Emile Erckmann à Phalsbourg, écoutant les récits guerriers des anciens militaires de la République et de l'Empire et admirant de confiante son oncle par alliance, le capitaine Berthollin, et le vieux caporal Labadie, des grenadiers de la Garde, dont la jactance intarissable mettait à l'épreuve les auditeurs, mais sans jamais lasser l'enfant. Lorsqu'il fut en état d'aller en classe, Gratien fréquenta l'école d'Abreschwiller où il se montra bon élève, puis à l'âge de douze ans, un oncle maternel, Nicolas Restignat, le confia au fon• dateur de l'école élémentaire de Dabo, l'abbé Thony. Dans cet établissement en plein essor, il fit preuve d'intelligence et d'assi• duité, ce qui lui valut d'être emmené par son maître à Phalsbourg quand celui-ci fut nommé aumônier du collège de cette ville. Chatrian devait y suivre les cours de la classe industrielle. Cette classe fonctionnait à côté des cours réguliers et son enseignement ne faisait que prolonger celui des écoles primaires. L'instruction qu'elle dispensait comprenait le français, l'allemand, la comptabilité, des notions de géométrie et de dessin. Gratien y resta deux ans, au bout desquels l'oncle Restignat, le jugeant capable de gagner sa vie, l'envoya rejoindre ses frères au Val Saint-Lambert. Les connaissances acquises à Phalsbourg lui furent utiles, car en peu de temps il devint contremaître-comptable à la verrerie. Mais il avait les défauts de ses qualités. Honnête et laborieux, il était aussi sévère, trop sévère, puisqu'il s'emporta jusqu'à frapper un ouvrier dont il était mécontent. L'affaire tourna mal et provoqua une rixe. A la sortie des ateliers, Chatrian fut assailli par un groupe d'ouvriers furieux qui le molestèrent et voulurent le jeter dans la Meuse. Après ce scandale, la présence de Gratien à la verrerie devenait impossible. Il quitta Liège sans esprit de retour, mais en promettant à ses frères de rester en correspondance avec eux. En effet, peu de temps après, ils reçurent du jeune homme une lettre, datée du 27 janvier 1847, leur annonçant sa rentrée au collège de Phalsbourg en qualité de maître d'étude. Elle exprimait une grande reconnais• sance envers M. Perrot qui, sur sa demande, lui avait proposé cet emploi. « Une carrière nouvelle s'offre devant moi, écrivait-il, je veux devenir un homme, ou je me briserai ! » (1) (1) h. Sclioumackcr, Erchminn-Chatrian, Strasbourg,1933. Lettre citée.