EMILE ERCKMANN PORTRAITS D'UN IDÉALISTE Il nous est bien fâcheux de constater que cent ans après sa mort, l'écrivain, l'homme, Emile Erckmann, soit aussi mal compris. De son temps, comme il ne sortait que rarement de son fief et qu'il n'accordait aucune entrevue aux journalistes, Erckmann était souvent jugé comme un Hans Wurst (l'expression vient de lui) ou, au contraire, comme un fanatique anticlérical, antimilitariste. De nos jours, lorsqu'on s'enquiert autour de nous : «Qui est Emile Erckmann », on reçoit des réponses évasives, souvent fausses. Les jeunes lecteurs connaissent L'Ami Fritz, Le Conscrit de 1813 et le présument Alsacien, jamais Lorrain. Il existe un autre Emile plus complexe, ressemblant parfois à l'image qu'on s'en fait générale­ ment, mais dont la soif d'authenticité le mènera à douter parfois de son engagement en littérature et à définir sa propre existence, sur­ tout après 1870. Idéaliste, Emile Erckmann l'est dans sa mentalité quarante­ huitarde, dans sa tolérance, qui vient d'une parfaite connaissance de la Bible et des écrivains antiques, dans sa sensibilité Rousseauiste, qui fait une place de choix aux grands sentiments, à la morale et à une nature sublimée où l'homme retrouve la grâce. Malgré les aléas rencontrés dans sa carrière, les démêlés avec Chatrian, les humilia­ tions de l'après-1870, Emile garde sa foi dans l'humanité et la patrie, mais il perdra un peu de son ingénuité pour devenir plus méfiant, plus combatif. Pour lutter contre Gaspard Fix, il faut un docteur Laurent, pour supporter les avanies de l'occupant, il faudra devenir le brigadier Frédéric. Même si certains critiques ont moins aimé les œuvres tardives d'Erckmann-Chatrian, Emile Erckmann serait le dernier à renier ses personnages, car ils sont une parcelle de lui-même. L'enfant et le collégien de Phalsbourg On ne peut imaginer Emile Erckmann ailleurs qu'à Phalsbourg. Bien qu'il ait séjourné une grande partie de sa vie dans d'autres endroits, son enfance et sa jeunesse passées dans cette petite ville ont été si riches en contacts humains, en révélations de toutes sortes, qu'il ne cherchera pas à devenir autre chose qu'un Phals­ bourgeois. Quand il écrit à Chatrian lors de ses déplacements, il fait toujours une référence au pays. Ainsi, par exemple, en 1872, il se rend quelques jours en Normandie, mais arrivé à Granville, il se trouve nullement pressé d'aller voir la mer qui se trouve « à quatre 47 pas ». Ce même jour il est ravi de faire la connaissance d'un com­ patriote : [ ...] regardant à droite et à gauche, j'ai rencontré une physio­ nomie« juive avec laquelle je me suis tout de suite trouvé en pays de connaissance. Les juifs partent sur un bon passeport : ils sont patriotes et Alsaciens. Celui-là s'appelait Netter. Il m'a tout de suite reconnu comme Phalsbourgeois et moi je l'ai reconnu comme un bon Sa vernois. En conséquence nous avons causé de notre pays et tout de suite cinq ou six autres m'ont appelé Chatrian, ce qui ne m'a pas fait déplaisir »(1). Le biographe L. Schoumacker fait bien de remarquer que, dès que l'œuvre d'Erckmann-Chatrian sort de ses frontières de l'Est, elle est pauvre en descriptions et sentiments. Souvenirs d'un ancien chef de chantier l'isthme de Suez sont, par exemple, un bon témoi­ à gnage des travaux du canal, mais Erckmann éprouve une peine évidente à se mettre littéralement dans le bain ». La matière de ses romans et les clefs de son existence,« il faut les chercher à Phalsbourg. Un de ses premiers souvenirs est de la boutique où, dans une intime atmosphère, travaillaient côte à côte son père et sa mère, qu'il décrit dans Les Vieux de la vieille : Encore maintenant je crois sentir l'odeur des clous de girofle, du« gingembre et de la cannelle de notre boutique ; il me semble voir les pains de sucre, les paquets de chandelles au pla­ fond, les tonnes de raisins secs et de figues en sentinelle à notre porte »(2). Un autre ecnvain venu de l'autre bout de la France, Jean Giono, évoquera avec la même ferveur l'atelier de son père cor­ donnier et la blanchisserie de sa mère dont la situation privilégiée au milieu du village invite aux confidences des habitants. Les deux enfants apprendront sur le tas leur métier de raconteur. Comme le père de Giono, Philippe Erckmann était d'âge mûr, libéral et ser­ viable envers toute la communauté, ne craignant pas la controver­ se. On peut dire qu'il fut le premier maître à penser d'Emile. En dehors de son père, et déplorant l'absence de sa mère morte trop tôt, Emile trouve une famille adoptive dans ses voisins et voisines de Phalsbourg. 1) Stephen FOSTER, éd., Correspondance inédite entre Emile Erckmann et Alexandre Chatrian. Lettres de Clermont-Ferrand, CRRRlNizet,2000 [sous presse], p. 22. 2) ln Con/es et romans187 0nationaux à 1887. e/ populaires, tome 13, Paris, J.J. Pauvert - Serpenoise - TalJandier, 1988, p. 4-6. 48 Il a d'abord le capitaine Florentin et sa femme, chez lesquels Y il est en pension ; puis le rabbin Heymann, son parrain, qui l'initie aux rites et traditions juifs ; le curé Lett, qu'il côtoie à l'église le dimanche, car bien qu'Emile soit protestant, il va aussi parfois à l'église catholique avec les Florentin. On trouve aussi parmi ses modèles le professeur Perrot, principal du collège de Phalsbourg, qui lui enseigne la philosophie et l'encourage dans son choix de car­ rière ; le docteur Régnier, qui lui apprend l'anatomie ; et tous les anciens soldats d'Empire qui, comme Florentin, fréquentent le magasin et les brasseries de la Place d'armes. Ce monde éclectique et bariolé revit dans beaucoup de romans d'Erckmann-Chatrian, mais leurs enseignements et témoignages sont revus et corrigés au gré de la sensibilité d'Emile. Ainsi les récits de guerre perdent de leur forfanterie pour devenir de simples confessions, les grandes rhétoriques révolutionnaires sont remaniées et deviennent l'histoire du peuple français, et les éternels débats à propos des droits de l'homme en politique, la liberté de religion et d'instruction s'adres­ sent à un public plus averti que celui de 1789 ou de 1848. Emile a bien appris sa leçon dans les livres et dans les propos des Anciens, mais les souvenirs des journées de juin 1848 et ses désillusions après cette révolution manquée et le retour de Napoléon font que la lecture de ces récits est si actuelle que l'on s'identifie d'autant mieux avec ces humbles personnages qui n'ont certes pas bouleversé le cours de l'histoire, mais dont les aventures antihéroïques nous font méditer sur nos propres relations avec le monde extérieur. Phalsbourg, cette bourgade enfouie dans le temps, est l'archétype de la recherche de l'idéal dans ce qui touche les humains. Pierre Mac Orlan était un admirateur de l'œuvre d'Erckmann­ Chatrian. Il séjourna dans la ville d'Emile pendant les années 1930. Pendant un de ces séjours il se sent si proche des personnages du Conscrit qu'il imagine rendre visite à la tante Gredel. Voilà ce qu'il lui dit : «Je viens de la part de M. Goulden, de Phalsbourg. J'habite cette ville depuis quelques jours. Je m'y trouve bien et je dési­ rais vous le dire à vous et à Joseph Bertha. La tante Gredel m'eût répondu : «Avec toutes ces voitures aérodynamiques, comme ils disent, on ne sait plus comment on vit. Te nez, voici du gougelhof et du café; ma petite fille que voici voudrait bien aller à Paris ? Elle ira après la guerre... » - Mais, tante Gredel, c'est toujours la guerre. L'une n'est pas finie qu'une autre recommence !(3) ». 3) Crapouillot, Noël 1933, 21. p. 49 On peut facilement imaginer en l'an 2000 un autre échange de ce genre avec en plus les euros, les fax et les e-mail. Et les parfums de girofle et du kugelhopf viendraient nous tirer de cette froide réalité du vingt-et-unième siècle et nous rendre nostalgiques à notre tour. Joseph Bertha, Monsieur Goulden, Fritz Kobus prêtent leurs vies aux romans d'Erckmann-Chatrian. Mais on doit dire que la véritable inspiration d'Erckmann se trouve juste derrière la Porte de France et la Porte d'Allemagne ; c'est la nature vosgienne qu'il chante, sans jamais se lasser, tout comme Ronsard la forêt de Gastine. On n'exagère pas quand on dit qu'Emile crée et recrée le même paysage découvert dans ses promenades avec sa mère, ses compagnons de chasse et de pêche, ou en solitaire, promenades qui relient Phalsbourg et La Petite-Pierre, berceau de sa famille mater­ nelle et des Rantzau, ou Phalsbourg et Lutzelbourg. Il décrit tou­ jours avec le même émoi la Zorn dans laquelle il se baignait, les méandres de la Zinsel, les genêts, brimbelles, arbousiers, chèvre­ feuilles, bruyères, sans oublier les sapins qui tapissent les Vosges. Comme un peintre qui refait le même tableau à différentes saisons, à différentes heures, il dépeint cette nature dans toutes ses nuan­ ces : paisible, sauvage, cruelle, selon le mode poétique du conte. Emile Erckmann romantique ? Assurément ! Même si Chatrian, avec sa crinière en désordre et sa ténébreuse apparence, paraît le plus insoumis des deux hommes, Erckmann n'est ni moins roma­ nesque ni moins fougueux dans ses batailles. Sur un daguerréotype de 1847, on voit un Emile mince, chevelu, le regard sombre [photo nO 1].
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