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Images Re-vues Histoire, anthropologie et théorie de l'art

16 | 2019 Gestualité du rituel

Vasiliki Zachari (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/imagesrevues/6248 DOI : 10.4000/imagesrevues.6248 ISSN : 1778-3801

Éditeur : Centre d’Histoire et Théorie des Arts, Groupe d’Anthropologie Historique de l’Occident Médiéval, Laboratoire d’Anthropologie Sociale, UMR 8210 Anthropologie et Histoire des Mondes Antiques

Référence électronique Vasiliki Zachari (dir.), Images Re-vues, 16 | 2019, « Gestualité du rituel » [En ligne], mis en ligne le 21 décembre 2019, consulté le 03 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/imagesrevues/ 6248 ; DOI : https://doi.org/10.4000/imagesrevues.6248

Ce document a été généré automatiquement le 3 février 2021.

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SOMMAIRE

Introduction Vasiliki Zachari

Sciences en danger, revues en lutte Par le collectif des revues en lutte

Le faire et le dire Vers une anthropologie des gestes iconiques Jean-Louis Durand

Pêcheurs : les jeunes hommes et la mer Victoria Sabetai

Les tombeaux ouverts : montrer les corps saints à la fin du Moyen Âge (1460-1520) Nicolas Sarzeaud

Le Tour d’honneur Gestualité rituelle du Tour de France cycliste, des actualités cinématographiques à la télévision Adrien Barbé

La Cène, une image de la messe catholique ? Étude iconographique dans la peinture flamande, 1567-1650 Valentine Langlais

Greta Alfaro, le rituel à l’épreuve de l’animal Vincent Lecomte

Des gestes aux rythmes, nouvelles approches des formes rituelles médiévales Note critique sur Jean-Claude Schmitt, Les rythmes au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2016 Chloé Maillet et Thomas Golsenne

Varia

Le Regard du mauvais (œil) L’art roman comme bouclier de la Foi Herbert L. Kessler

Parure, parfum, pavane : le regard genré et deux Madeleine de Carlo Crivelli Vicki-Marie Petrick

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Introduction

Vasiliki Zachari

En mémoire de Jean-Louis Durand (1939-2016), grand cuisinier du . Et en guise de remerciement pour son fameux arbre-aux-viandes qui fut l’énigme au départ de l’aventure autour de l’autel.

Mes vifs remerciements vont à Thomas Galoppin, Thomas Golsenne, Despo Kritsotaki, Élise Lehoux, François Lissarrague, Chloé Maillet et Nicolas Sarzeaud pour leur aide précieuse lors de l’accomplissement de ce numéro.

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1 Qu’est-ce qu’un geste ? Faire un clin d’œil, regarder, être debout, marcher, danser, trinquer, etc., sont des actes physiques, des mouvements corporels de notre quotidien qui révèlent une manière d’être ou de faire1. Les gestes sont également compris comme des expressions du langage du corps et de la communication non verbale façonnant ainsi notre relation aux autres2. Dans le cadre d’une rencontre avec un individu par exemple, soit pour la première fois, soit régulièrement, serrer la main ou faire la bise sont les gestes de salutation les plus courants. Par ce rapprochement physique de deux individus, une connexion s’établit entre eux. Grâce aux récepteurs dont la main est dotée, il est possible, notamment, de percevoir la température, l’humidité et la texture de la main de l’autre, conditions qui permettent de comprendre dans un premier temps ses émotions et ses intentions3. La façon de serrer les mains, la durée et la fermeté du geste, l’accompagnement d’un échange de regards etc., varient selon les participants, leur origine, leur genre, leur rôle et leur relation4. De l’autre, faire la bise est un geste de salutation plus décontracté plaçant les individus dans un rapport de proximité plus grande. Les façons de faire ce geste, le terme utilisé, la quantité de bises et la joue qu’on tend en premier, pourraient indiquer l’origine de la personne qui le fait5. Certes, il n’y a pas une unique façon de faire ces gestes et la tentative de décrire les nuances des gestes d’un groupe ou même d’une seule personne s’avère une entreprise complexe. Le geste a quelque chose d’insaisissable lors de ses manifestations. De plus les gestes évoluent et s’adaptent aux besoins des sociétés qui les ont créés et les performent. Lorsque d’une situation exceptionnelle, comme une crise sanitaire, un terme se répète sans cesse autour de nous : les gestes barrières. Dans ce contexte d’urgence certains gestes, ou leur absence, servent de bouclier afin de limiter la propagation du virus et de protéger la santé de soi et des autres, comme par exemple éviter de toucher directement une autre personne en lui serrant la main ou en l’embrassant, et utiliser un mouchoir à usage unique. Produit hygiénique très populaire et très fortement utilisé actuellement, il a une histoire ancienne comme accessoire de mode et objet de luxe (morceau de tissu en dentelle ou en soie) qui servait initialement à sécher les larmes, exprimer son plaisir en le remuant dans les airs, ou tout simplement comme son nom l’indique par étymologie, à chasser les mouches6. Dans toutes ces manifestations, « faire un geste » porte plusieurs sens, liés à un contexte historique, social et culturel précis7. Les gestes révèlent une pensée, une émotion, une volonté et cette dimension signifiante est attestée dans plusieurs domaines de l’expression humaine comme la création artistique8 ou l’activité rituelle.

2 Le rituel, au sens religieux et social, est une séquence d’actes symboliques et codifiés9, un ensemble de gestes et de paroles censés être répétés de manière régulière et à l’identique de la pratique fixée par une tradition, mais aussi par innovation quand c’est necessaire, afin de rendre le rituel efficace. Le rituel a également une dimension spatio- temporelle précise : il se déroule à un certain endroit et à un certain moment, et il se caractérise par la répétition (sans signifier pour autant que tout comportement répétitif consiste en un rituel)10. La force des rites et des rituels réside dans la création de liens entre les membres du corps social, avec les puissances divines et avec tout

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autre type d’association permettant souvent le maintien de l’ordre social. Les rites sont au cœur des sociétés comme autant d’actions qui créent du sens, suscitent des émotions collectives, aident à interpréter le monde. Ainsi, un vaste champ de rituels se décline du sacré au profane, comme la prière, le sacrifice, le deuil, la supplication, mais aussi des rituels dans les domaines du sport, du travail, de la séduction, voire même quelques cas de rituels laïcs, comme l’enterrement de vie de célibataire, l’investiture d’un nouveau dirigeant politique etc. Même si certains rituels sont écartés ou disparaissent, de nouveaux rites se développent, plus adaptés aux nouveaux besoins de certaines sociétés (p. ex. le rite d’anniversaire qui s’est répandu aujourd’hui à la place des fêtes des saints)11. Dans tous les cas, il s’agit de rites qui sont caractérisés par un ensemble d’actes solennels d’ordre verbal et gestuel. L’association des paroles avec des gestes est très courante lors des pratiques rituelles, tandis que les gestes sans paroles semblent être plutôt une exception. Il suffit de prononcer la formule rituelle afin que l’acte soit constitué et accompli. Pourtant, le rôle du geste dans la performativité du rituel semble moins évident. Le geste, souvent considéré comme un « adjectif qualificatif du rituel12 », se donne d’abord à voir, même si son intention peut être pratique.

Figure 1

Georges Mérillon, Nagafc, 29 janvier 1990. Veillé funèbre au Kosovo autour du corps de Nasimi Elshani, tué lors d’une manifestation pour l’indépendance du Kosovo, 1990. Photographie argentique. © Georges Mérillon

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Figure 2

Tableau votif à figures noires attribué au Peintre de Sappho, vers 500 av. J.C. Paris, Musée du Louvre MNB 905 (BA 463). Source Wikipédia

3 Comment pourrait-on comprendre un geste en l’observant à partir d’un support visuel ? Deux cas de rituel, d’une part la lamentation, d’autre part la danse spirituelle, abordés selon leur représentation iconique fournissent à ce propos des réponses intéressantes. Le geste d’ouvrir ses bras, par exemple, n’est pas fait de la même façon et ne porte pas le même sens lors d’une lamentation funèbre que lorsqu’il s’agit d’embrasser une personne. Devant la Pietà du Kosovo (fig. 1), image mémorable des conflits déclencheurs des guerres en ex-Yougoslavie (entre 1991 et 2001), le spectateur devient témoin d’une scène extraordinaire. Les gestes de la douleur, associant par des mouvements de mains, des coiffures échevelées et des pleurs bruyants ou silencieux relevés par les expressions de visages, se concentrent autour du cadavre du défunt. Il est pleuré, entre autres, par ses jeunes sœurs et sa mère, signe de l’ordre du monde perturbé et du paradoxe révoltant d’une mort précoce et injuste. Au contraire de la célèbre Pietà, ici les bras ouverts restent vides pour accueillir la douleur et exprimer un chagrin bouleversant. Sa femme avec son fils de trois mois sont hors cadre, ce qui accentue davantage la souffrance familiale. La puissance de la lamentation est aussi frappante sur une image antique, un tableau funéraire attribué au Peintre de Sappho13 (fig. 2), où les pleureuses de la famille, grand-mère, mère, sœur, parmi d’autres membres de la famille désignés par des termes génériques inscrits dans le champ de l’image, entourent le lit de l’enfant mort, et gesticulent d’une manière similaire à celle des pleureuses de la Pietà du Kosovo avec les bras tendus vers le défunt ou levés vers le haut, touchant leur tête ou tirant leurs cheveux. Ces gestes de lamentation sont cristallisés dans la céramique attique depuis la période géométrique et demeurent immuables pendant longtemps sur des vases dont la destination, la forme et l’iconographie idéalisent le rituel funéraire. L’équivalence entre ces deux images, bien que complétement dissociées entre elles du point de vue temporel, spatiale et culturel, est manifeste. À ce propos Georges Didi-Huberman parle de mémoire gestuelle14, notamment pour des cas de mort violente. La lamentation devient par cette disposition corporelle et gestuelle l’expression d’une douleur troublante et protège en même temps

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le mort avant qu’il soit couvert par la terre, transformant ainsi la douleur en un « trésor de souffrances » et un « bien d’humanité »15.

Figure 3

La danse des 5 rythmes. © Les vies dansent

4 L’expression gestuelle dans les danses à vocation « spirituelle » offre également une piste intéressante à aborder concernant le sujet de ce numéro. Il s’agit plus précisément de cas comme la biodanza, les danses sacrées en cercle, les danses de la paix ou les danses des 5 rythmes, parmi d’autres, qui sont devenues très populaires dans les grandes villes occidentales ces dernières années. Présentées comme une réponse à l’aliénation des vies dans nos sociétés contemporaines qui nous éloigne de la nature, des autres et de nous-mêmes, ces danses, loin d’être une activité physique stricto sensu, proposent une sorte de méditation en mouvements permettant de renouer ces liens via les émotions dégagées lors de leur pratique16. Les supports visuels qui circulent pour promouvoir ces danses sont à ce propos éloquents : des paysages ou des éléments de la nature sans présence humaine attribuant une dimension sacrée à la danse, des photographies focalisées sur certaines parties du corps, comme les pieds soulignant le besoin d’ancrage et de connexion avec la terre, ou des images montrant le corps en mouvement. Dans un flyer pour la danse des 5 rythmes, l’image est remplie de personnes aux postures différentes : soit en action, ce que souligne un effet de flou, soit ancrées et donc rendues plus nettes par rapport aux autres participants (fig. 3). Quelle que soit la stratégie de communication visuelle, la technique graphique utilisée ou le choix esthétique mis en valeur (New Age, néo-chamanique, par exemple), ces images accentuent certaines postures ou gestes pour montrer qu’il y a quelque chose de plus qu’une simple danse. Fondées notamment sur l’improvisation – dépourvues de chorégraphie transcrite à l’avance et sans devoir d’apprentissage –, ces danses sont considérées plutôt comme des pratiques rituelles que des performances artistiques.

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Dans le cadre de la mise en image, le résultat visuel ne rend pas compte de l’expérience sensorielle et de l’intensité émotionnelle vécues selon les témoignages du terrain17, parce que les gestes sont figés. Les enregistrements vidéo, de l’autre, parviennent à rendre visible, au moins en partie, l’invisible de cette expérience émotive et forte en enregistrant les sons de la musique, les vibrations du rythme et le mouvement spontané en réponse à ces stimulations. Le corps avec ses gestes devient ainsi un instrument18 pour le développement personnel, le cheminement vers la liberté et le bien-être.

5 Entre photographie et vidéo, ce dernier cas soulève une question méthodologique cruciale : le rendu iconique du geste. Les pratiques rituelles, parmi d’autres manifestations, font partie des domaines d’intérêt du Patrimoine Culturel Immatériel (PCI). Comment ces pratiques, et plus précisément leur expression gestuelle, pourraient être décrites, classées et enregistrées afin de les transmettre via des supports visuels ? Certes, la question n’est pas nouvelle. Elle intrigue les chercheurs depuis longtemps qui tentent de proposer des solutions selon les moyens techniques à leur disposition19. Du dessin à la photographie et des enregistrements filmiques à la vidéo, les conditions techniques et méthodologiques varient et évoluent dans un effort par les chercheurs de proposer les solutions les plus précises possibles tout en répondant à une question commune : quel geste choisir, quelle partie du rituel mettre en avant ? Dans la quête d’exactitude afin que ces gestes puissent être reproduits dans l’avenir, la recherche d’aujourd’hui propose les algorithmes. Plus précisément, des capteurs sont installés sur certaines parties du corps afin d’enregistrer les mouvements faits lors de certaines pratiques – tant techniques qu’artistiques (comme la musique, la danse, etc.) –, les transcrire en algorithmes et pouvoir ainsi les modéliser pour leur reproduction et analyse via des supports informatiques20. Parmi les sources de données considérables à notre disposition pour aborder la question de la gestualité en contexte rituel, ce numéro se concentre sur la création artistique et la façon dont les créateurs d’images opèrent leurs choix selon le support d’image utilisé ou le contexte culturel, dans une perspective transversale et transdisciplinaire ; de la peinture aux objets à trois dimensions (tous genres confondus) et aux images filmées, chaque option détermine son terrain d’étude. Quelles seraient donc les modes d’analyse à privilégier ?

6 Quand on mène une recherche bibliographique sur ce sujet, la première constatation est que de nombreuses études sont dédiées soit au rituel21, soit aux gestes22, indépendamment l’un de l’autre et sous un grand éventail d’approches variées, linguistique, historique, kinésique, psychologique, anthropologique23, etc. En revanche, l’analyse du rituel croisé avec les gestes à travers des images est abordé moins fréquemment. Quelques études en histoire de l’art ont traité les gestes, notamment dans la peinture, comme un élément de reconnaissance d’une certaine main de créateur24, comme signe de communication non-verbale25, ou dans une perspective d’esthétique du comportement humain26. Pendant les années 1980-1990, deux volumes collectifs marquent le terrain dans les études de gestes dans l’art en abordant divers sujets depuis l’Antiquité jusqu’au XXe s., dont certaines contributions traitant de la ritualité, sans qu’elle soit explicitement la thématique principale des dossiers. D’une part, Gestures, édité par Jean-Claude Schmitt27, introduit une dimension historique dans les études sur la gestualité en focalisant les analyses sur son rôle, son développement historique, ainsi que l’évolution des idées et de l’état d’esprit associés, qui permettent de comprendre le geste comme un « fait social », selon les termes de Marcel Mauss.

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D’autre part, A cultural history of gesture28, paru quelques années plus tard, s’inscrit dans la prolongation de la pensée historique du geste comme un élément qui instruit la mentalité, ainsi que comme clé d’interprétation de codes culturels, de sensibilités, de structures et de significations de la communication symbolique. L’image rituelle29, publié en 2014, s’inspire du fameux ouvrage Art and Agency30 d’Alfred Gell, lequel avançait une théorie de l’agentivité de l’objet en prenant en considération les contextes de production et de circulation de ce dernier, en abordant les arts non-occidentaux et en questionnant les identités des objets inanimés en contexte rituel, pour situer l’image dans un système d’actions et de relations. Parmi les études où geste, rituel et image sont explicitement entremêlés, les deux suivantes méritent notre attention. Dans une conférence sur le rituel du serpent31, Aby Warburg avec sa célèbre méthode d’analyse des images démontre le passage du sacrifice au symbolisme chez les indiens Hopi à partir de l’imagerie du serpent. Le rituel est fondé sur la similitude morphologique entre le reptile et l’éclair, et lors d’une étape décisive, avec des danses en état de transe, les serpents interviennent sur la peinture rituelle dont les puissances et vertus leur sont transférées, faisant ainsi d’eux des médiateurs pour le basculement de la nature à la culture. Car dompter le serpent avec ses gestes chez les indiens Hopi, c’est maîtriser la pluie bienfaisante pour la fertilisation de la terre et la récolte de l’année suivante. Enfin, La raison des gestes32 qui a influencé plusieurs générations de chercheurs en France et en dehors du monde francophone est la somme des recherches de Jean- Claude Schmitt sur la gestualité. Au croisement de sources textuelles et iconographiques, l’auteur propose une réflexion originale en analysant la « culture du corps » au Moyen Âge selon une démarche anthropologique.

7 Les interrogations autour des figures gestuelles et rituelles dans le cadre de la présente publication émanent des travaux de Jean-Louis Durand33 et plus précisément de l’article paru dans le volume collectif Gestures34, auquel nous avons fait référence ci-dessus, que nous avons l’honneur de reproduire ici en version numérique : « Le faire et le dire. Vers une anthropologie des gestes iconiques ». La première partie du titre est un clin d’œil au fameux livre de John L. Austin, Quand dire c’est faire35, dans lequel ce dernier analysait la performativité des énoncés. En choisissant de distinguer l’acte non verbal (faire) de l’acte verbal (dire), Jean-Louis Durand souhaitait commenter la performativité de la gestualité au regard de la performativité de la parole. Mise à part la théorie des actes de langage suggérée et l’anthropologie évoquée, auxquelles nous reviendrons ci-dessous, son article se construit autour du triptyque rituel-gestes-images, les principaux axes ayant labouré le champ de ses recherches.

8 Le baptême du feu avec le rituel, et plus précisément le sacrifice et ses techniques de boucherie, fut son initiation dans un groupe possessionnel lors de son séjour en Tunisie entre 1963 et 196836. Il entreprit ensuite une thèse de 3e cycle sur le sacrifice en Grèce ancienne37 sous la direction de Jean-Pierre Vernant au Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes. Les travaux menés par ce groupe de recherches pendant les années 1970 ont abouti à la publication collective de La cuisine du sacrifice en pays grec38 avec plusieurs contributions, dont deux chapitres écrits par Jean-Louis Durand, l’un sur le traitement du corps de l’animal sacrifié39 et l’autre sur les rapports entre rite et image de point de vue spatiotemporel et gestuel40. L’analyse anthropologique de la thysia (sacrifice) grecque proposée dans cet ouvrage fait ainsi « école » 41 et marque le terrain des études concernées, restant encore, quarante ans plus tard, une des plus importantes références en la matière. Qui se penche sur le rituel, se penche inévitablement aussi sur la gestualité, comme on l’a vu, ainsi que dans d’autres

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publications contemporaines et postérieures de Jean-Louis Durand, à propos de l’action des participants aux rituels et des objets manipulés42. Ces questions sont d’autant plus intéressantes qu’elles explorent de façon originale une source de documentation peu utilisée jusqu’à présent, ou pour être plus précise, utilisée plutôt comme illustration que source per se : les images peintes sur les vases de terre cuite de production attique de la période archaïque et classique. L’image est au cœur des analyses de Jean-Louis Durand qui la considère comme « un lieu, un espace où interviennent des signes »43. Cette perspective est le fruit commun d’une collaboration de longue date avec Françoise Frontisi-Ducroux, François Lissarrague et Alain Schnapp, formant une équipe avant-gardiste44 qui a renouvelé les études sur les images antiques avec une méthode d’analyse expérimentale, fondée sur la sérialité et l’anthropologie historique. La cité des images45, référence incontournable proposant un regard innovant sur l’imagerie attique, résume les propos et les idées de cette aventure collective. Parmi ces trois aspects, rituel-gestes-images, ce sont notamment les images que Jean-Louis Durand a mises en avant. N’ayant d’accès direct ni aux rituels, ni aux gestes des Grecs anciens, il a réussi à débrayer les images qu’ils ont créées pour aborder le rituel et la gestualité via leurs transformations iconiques.

9 Pour mieux comprendre l’œuvre de Jean-Louis Durand, il est important de prendre également en considération deux volets qui jouent un rôle considérable dans sa pensée : la linguistique et l’anthropologie. Agrégé de lettres classiques, il a enseigné le grec ancien à Paris IV avant d’être recruté au CNRS comme chercheur au Centre Louis Gernet. Dans les prémices de ses publications autour des mythes et rituels du premier sacrifice (les bouphonies) centrées sur les sources textuelles, comme dans ses articles traitant les images, on peut entrevoir l’influence de la linguistique structurale et de la sémiotique, tant dans ses analyses, sa relation fine avec la langue et les subtilités de son expression (parfois insaisissable, surtout pour les allophones), que dans la création et l’organisation des séries d’images selon une logique quasi mathématique46. De surcroît, la rencontre et l’amitié tissée avec Michel Cartry, anthropologue de l’Afrique Noire, fut décisive dès le début de sa carrière académique. Mises à part les enquêtes de terrain chez les Winyé au Burkina Faso, les séminaires et les recherches scientifiques, dont des travaux de linguistique47, c’est notamment l’échange intellectuel réciproque qui a alimenté sa réflexion comparatiste entre les sociétés africaines contemporaines et la Grèce antique. Helléniste et anthropologue, toujours vêtu avec ses sandales, son parka et son keffieh en foulard, Jean-Louis Durand était ritualiste dans sa manière d’être et de vivre. Pour sa personne et son œuvre nous dédions ce numéro à sa mémoire.

10 L’objectif de ce numéro est d’aborder la polysémie des gestes à partir des images en étudiant les représentations gestuelles des rites, ainsi que des activités ritualisées et les contraintes qui se présentent pour les analyser. Les images sont-elles capables de rendre compte des séquences gestuelles dans les rituels ? Les gestes eux-mêmes ne sont-ils pas, dans certains rituels, des images ? Ne servent-ils pas, dans d’autres cas, à tracer des images ? Il sera également question des acteurs impliqués et des différenciations de gestes selon l’identité de la personne figurée. Il parait également intéressant de réfléchir sur la contextualisation de gestes, comme par exemple l’espace dans lequel ils se produisent ou les liens entre l’objet rituel et les images qu’il porte. Il convient également de porter le regard sur les rapports entre rituel et traditions, et sur la manière dont la gestualité s’invente et s’adapte aux variations rituelles. Enfin, poser la question de la performativité de la gestualité : comment un geste active et participe au processus rituel, et par quels moyens le geste devient instrument du rituel afin de le

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rendre efficace. Les images représentent-elles ou participent-elles de cette performativité du geste ? Selon les réponses apportées à certaines de ces questions par les cas d’études ici analysés, le dossier du numéro se partage en trois axes : le geste évocateur, capable de rappeler à la mémoire visuelle du spectateur le contexte rituel dont il est issu, à savoir le sacrifice grec selon l’imagerie attique du VIe et du Ve s. av. J.- C. ; le geste à regarder, afin d’aborder les aspects spectaculaires du rituel en contexte soit religieux –, les ostensions –, soit profane – le Tour de France ; enfin, les gestes d’altérité pour ce qui concerne les cas du repas eucharistique, interprété par deux groupes différentes, à savoir les animaux et les peintres flamands protestants.

Le geste évocateur : les b-sides du sacrifice

Figure 4

Cratère à figures rouges attribué au Peintre de , 470-460 av. J.-C. Naples, Museo Archeologico Nazionale 12796 (BA 206290). © Archivio fotografico della Soprintendenza Archeologica delle province di Napoli e Caserta.

11 Quand on pense au rituel du sacrifice en termes d’images pour l’Antiquité grecque, le corpus de la céramique attique est une source inestimable avec son répertoire développé en plusieurs variations48. Une image typique de la série serait celle attribuée au peintre de Pan49 (fig. 4). Sur ce vase destiné à mélanger le vin avec de l’eau lors du banquet, trois hommes gesticulent autour d’un autel allumé et d’un pilier hermaïque – statue du dieu Hermès –, deux constructions destinées à recevoir des actes rituels, indiquant l’espace sacré. Le peintre a mis en valeur l’ordre sacrificiel au complet en choisissant certains éléments parlants du rituel et en adoptant l’organisation symétrique autour de l’autel, soulignant ainsi leur valeur symbolique. La sélection des objets manipulés est très significative : le kanoun, la corbeille sacrificielle qui contient

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les graines et le couteau sacrificiel, la coupe contenant du vin pour la qui accompagne la prière et les obeloi, les broches pourvues des splagchna (viscères) exposées aux flammes de l’autel, où l’osphûs, la queue de l’animal avec les dernières vertèbres, se lève, confirmant le déroulement réussi du rituel50. Dans le champ de l’image est également représentée une paire de cornes, signe de temporalité, du temps cyclique du sacrifice qui a eu et aura lieu à l’autel51. Tous ces éléments, feu, viande, vin et graines, alignés au-dessus de l’autel, n’indiquent pas un déroulement du rituel par ordre chronologique ou hiérarchique. Il s’agit, effectivement, d’un collage très parlant où ces objets deviennent des signes soulignant la relation de l’alimentation avec l’agriculture sur la base du sacrifice, évoquant des actions différentes dans l’ordre du rituel sacrificiel52, les actions qui comptent le plus. Pour cette mise en scène, le peintre a opéré des choix éloquents qui évoquent l’organisation spatio-temporelle et gestuelle du sacrifice53.

12 Comment pourrait-on interpréter un geste, celui de porter un morceau d’animal – soit la partie d’un poisson, soit la cuisse désossée d’un bovidé – lorsque l’image est dépourvue d’éléments de spatialité ou quand ce geste devient l’unique sujet de figuration sur le vase ? Les réponses apportées selon les démarches méthodologiques, les analyses et les interprétations proposées dans les articles de Jean-Louis Durand et Victoria Sabetai publiés ici, sont à ce propos révélatrices.

13 Le sacrifice de bovidés est plus courant dans l’iconographie de la céramique attique par rapport à d’autres animaux, comme les caprins, les porcelets ou les oiseaux et les poissons dont les attestations sont rares54. Suite à l’égorgement d’un animal, chaque partie (sang, viande, os, peau etc.) était utilisée d’une manière ou d’une autre afin que rien ne soit jeté ou demeure inutilisé55. Parmi d’autres morceaux, les cuisses, dites mêria en grec ancien, étaient les parties partagées entre dieux et hommes. Après leur extraction, les os longs étaient offerts aux divinités, selon la tradition prométhéenne56. Ce qui reste de la cuisse obtient, ainsi, une forme plutôt lâche et il est souvent montré sur les vases porté par des figures humaines. Inspiré par la terminologie de la boucherie et de la cuisine française, Jean-Louis Durand invente l’expression de « gigot mou » qui restera connu dans la bibliographie francophone pour décrire ce motif57. Ce morceau de viande était destiné soit à la cuisson sur place, soit à être offert à un personnage distingué comme part d’honneur. Seule la présence du gigot mou, motif bien repérable sur la céramique attique, suffirait pour rendre explicites aux spectateurs de l’Antiquité les associations mentales avec le sacrifice, un ensemble de gestes rituels et techniques (égorgement, découpage de l’animal) décrits en quelques lignes ci-dessus. Or, la monstration du gigot ne se limite qu’à cette séquence.

14 Dans son article, Jean-Louis Durand analyse six variations de ce motif à partir d’une série d’images afin de préciser quelques connotations possibles telles qu’elles sont révélées par la gestualité. Il commence son parcours avec une scène minimaliste montrant une seule figure humaine en train de porter le gigot mou sur l’épaule, le tenant par le sabot avec ses deux mains. La série est déclinée selon les subtilités de gestes, les mains, la position du corps, les pieds en mouvement ou en arrêt, ainsi que l’identité du porteur (homme âgé ou jeune homme), le vêtement ou la nudité, la combinaison avec un autre objet, pour passer progressivement aux images à deux ou plusieurs figures humaines ou divines pour conclure sur une image où le gigot mou n’est plus porté, mais il se trouve « inactif » dans le champ de l’image. Grâce à ce regard minutieux il devient possible de préciser ces nuances de la série en abordant le dossier

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selon les schémas gestuels, leurs variantes et variations par rapport au contexte. Et face aux images difficiles à déchiffrer, l’auteur préfère ne rien dire. En suivant le fil conducteur de l’article, on arrive à comprendre les gestes dans les images comme des mises en relation visuelles chargées de significations multiples (rituelles, mythiques etc.), un montage de signes qu’on ne peut isoler pour en faire un catalogue ou un lexique, car il n’y a pas une signification unique du geste. L’objectif est d’aborder et comprendre le geste comme une « construction iconique ».

15 Déchiffrer une image sans parallèle est une affaire délicate. Tel est le cas du attique provenant de Béotie, analysé par Victoria Sabetai, montrant une transaction entre un homme âgé et des jeunes hommes qui tiennent un panier avec des poissons et des morceaux de poissons. La tentative de se fixer sur une vue et une interprétation de l’image au premier degré et de la considérer, ainsi, comme issue de la vie quotidienne, plus précisément de l’univers de la pêche, aurait supprimé toutes les subtilités de la scène, les symbolismes et les messages portés. En revanche, avec les outils méthodologiques proposés et en focalisant sur les éléments clés – le poisson (et son identification), la couronne portée par un des jeunes hommes, la différenciation d’âge et de code vestimentaire (nudité versus habillement), l’association avec la scène de l’autre face du vase (antériorité - postériorité), ainsi que les gestes particuliers (remise - réception de poissons et ) – on arrive à éclaircir le contexte précis de la scène et à décrypter l’intention du peintre. Il souhaite évoquer les aspects rituels et religieux d’une image qui vise à mettre en valeur l’importance de l’éducation et de la mêtis (ruse) pour les jeunes en commentant l’issue favorable d’une épreuve accomplie, la pêche au thon, et la fête qui suivait pour remercier les divinités. En dépit de l’état fragmentaire du vase et du dessin négligé, l’accent est mis sur la gestualité chargée d’allusions rituelles, comme le sacrifice et la divination, qui deviennent intelligibles grâce à la comparaison avec des scènes homologues du répertoire attique58.

16 À partir de deux types d’images produites au Céramique d’Athènes, soit un motif récurrent dans des séquences variées, soit une scène unique abordée et identifiée grâce au recours aux réseaux d’images, les parallèles dans d’autres séries, les deux articles montrent la manière dont fonctionnent les associations visuelles qui permettent au spectateur de décoder les subtilités évoquées et comprendre les allusions faites au sacrifice via la gestualité ; ils se lisent ainsi dans la complémentarité.

Le geste à regarder

17 Deux cas à premier vue hétéroclites, un rituel religieux et un rituel profane, portent des éclaircissements intéressants sur le rôle de la gestualité dans la pratique rituelle, notamment pour mettre en valeur son aspect spectaculaire. Les deux articles suivants, respectivement sur les reliques au Moyen Âge par Nicolas Sarzeaud, et sur une épreuve athlétique devenue mythique dans l’histoire française, le Tour de France par Adrien Barbé, posent des questions sur la façon dont les gestes fabriquent et élaborent l’acte rituel, s’inventent et s’adaptent selon les besoins du rituel, de l’expérience de voir et de leur médiation d’après les images.

18 L’ostension, une pratique rituelle très ancienne, tient une place singulière dans le répertoire liturgique du Moyen Âge. Toutefois, elle est mieux connue grâce aux descriptions détaillées dans les récits de voyageurs, des sources inestimables qui nous permettent à mieux connaitre l’organisation de l’accès aux reliques et de leur

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monstration en termes de temporalité, de spatialité et de gestualité. La relique, un objet-image et un corps-image, est pourvue d’une puissante agentivité qui met le fidèle sous la virtus et la protection saintes. Dans le cadre d’une ostension, soit publique, soit exceptionnelle, la mise en visibilité de la relique n’est pas directe, parfois elle n’est même pas une affaire simple pour le fidèle. Le pèlerin s’approche à l’objet qu’il souhaite voir étape par étape, traversant en profondeur les espaces compartimentés et hiérarchisés du sanctuaire. Lors de ce passage d’un espace à l’autre, une série de rituels s’effectuent permettant la passation au niveau suivant et l’efficacité symbolique des gestes réalisés, qui résultent à la monstration de reliques, marque un pèlerinage accompli. Un système élaboré de dispositifs ornementaux, incorporant tant des objets que le corps social, se déclenche dans ce processus pour mettre en valeur la puissance de la relique et de sa monstration. Par conséquent, le geste rituel devient lui-même ornemental en activant la visibilité de la relique et en animant son mouvement dans sa plus belle ordonnance. En isolant ce geste de monstration sur les empreintes de pèlerinage, la puissance de la relique se dédouble tant par ce que l’image fait, que par ce que le fidèle fait avec l’image.

19 Les analogies entre le modèle de pèlerinage et l’organisation du Tour de France nous semblent incontestables59, notamment au niveau du déploiement, ainsi que du rôle de la gestualité dans l’agencement du rituel. L’épreuve cycliste se déroule également progressivement, en étapes dont l’accomplissement réussi conduit à la finale, la partie la plus spectaculaire avec la descente aux Champs-Élysées et l’accueil triomphal du champion, une figure héroïque, qui porte son vêtement distinctif, le maillot jaune. L’agir rituel du Tour de France est formé par des gestes répétitifs (gestes codifiés ou conventionnels) ou spontanés (gestes techniques, coutumiers). La tradition gestuelle, même si elle est bien distincte et ancrée dans la mémoire collective, est une fabrique rituelle qui n’est pas figée mais s’adapte aux besoins émergents, comme en témoignent les changements et les appropriations qui ont vu le jour depuis sa création. La couverture médiatique de cette compétition cycliste varie et joue à chaque fois un rôle différent pour faire croître sa popularité depuis 1903. Parmi ces moyens médiatiques, de la presse à la radio et la télévision, les actualités cinématographiques accordent une place particulière à la gestualité et nous permettent ainsi de mieux comprendre leur rôle lors de cet épreuve sportive et la façon dont elles construisent le récit de cette « forme de liturgie nationale » qui a sa propre organisation spatiotemporelle et gestuelle. Dès le départ jusqu’à l’arrivée finale du Tour de France la presse filmée choisit des moments clés de la course à diffuser en mettant l’accent sur certains gestes significatifs des cyclistes et du public à communiquer aux spectateurs, poursuivant et pérennisant ainsi l’identité gestuelle et la culture visuelle du rituel de juillet. Entre ostension et épreuve cycliste, ces gestes, qui se présentent au regard, qui attirent l’attention et éveillent des réactions, accordent au rituel un caractère spectaculaire.

Gestes d’altérité : la Cène revisitée

20 La Cène, le dernier repas du Jésus avec les Douze Apôtres, est un thème courant dans l’iconographie chrétienne qui a connu plusieurs variations depuis la mosaïque de Saint- Apollinaire-le-Neuf à Ravenne jusqu’à notre ère. L’exemple le plus célèbre dans l’art est la fresque de Léonard de Vinci à Santa Maria delle Grazie à Milan, image reprise par plusieurs artistes dont certaines créations du XXe siècle ont pu faire polémique60. Les

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interprétations varient soulignant davantage soit l’aspect de trahison, soit le caractère eucharistique de la scène, selon les gestes adoptés par les participants, les objets manipulés, ainsi que les supports d’images. En suivant une démarche iconologique Valentine Langlais explore les choix opérés par les peintres flamands des XVIe et XVIIe siècles afin de s’approprier de cette image en lui attribuant un caractère rituel. L’image de la Cène est adaptée à leurs besoins en représentant d’une part Jésus emprunter la gestuelle de prêtre – la benedictio latina ou le geste d’offrir la communion aux Apôtres –, d’autre part les objets liturgiques introduits de la messe catholique. Grâce à ces appropriations iconographiques, l’image s’inscrit dans la continuité visuelle de la messe qui a lieu au temple, soit par les grands tableaux qui décorent les espaces sacrés, soit par les illustrations en taille réduite qui deviennent frontispice des livres liturgiques manipulés par les participants à la messe. Dans ce contexte de guerres de religion l’iconographie flamande de la Cène mise en image sert à reconnaître le culte eucharistique de l’église de Rome et défendre le dogme de la transsubstantiation.

21 L’image de la Cène est devenue d’une certaine façon une image archétypale de la scène du repas. Ainsi pourrait se justifier la tentation de la juxtaposer avec les images de la vidéo In Ictu Oculi de l’artiste Greta Alfaro que Vincent Lecomte analyse dans son article avec la vidéo In Praise of Beast. Deux éléments dans son installation font exception au cadre traditionnel de la Cène : la mise en scène du repas à l’extérieur dans la nature61 et l’identité des participants qui sont ici des animaux sauvages. En effet, l’artiste dresse dans un paysage déserté une table chargée de nourriture, des assiettes, des bouteilles de vin, comme s’il s’agissait d’un repas festif adressé aux humains, sauf qu’il est mis en place pour des animaux sauvages. À partir d’un plan fixe, le spectateur peut observer l’usage que les vautours sont susceptibles d’en faire, ainsi que leurs gestes de la nutrition liés à la sauvegarde et la constitution du territoire. De même, la notion du rythme et de la temporalité sont mis à l’épreuve avec l’inversion du temps long du rituel humain accéléré ici par l’action des animaux. Par ce moyen Greta Alfaro arrive à questionner le rituel, comme activité sociale, étant propre à l’homme, comme nous l’avons vu dans les articles précédents, à le présenter et le réinterpréter de point de vue de l’animal.

Conclusion

22 Lors de ce parcours, plusieurs textes ont décrit et analysé la façon dont la manifestation des actions, humaines et animales, via le gestuel construit l’espace et le temps du rituel. Cet aspect décrit un des faits sociaux qui met en branle la société en lui donnant le rythme. Le concept du rythme, comme phénomène englobant renvoyant aux mouvements continues de la nature et de l’histoire, tel qu’il est exploré dans le dernier ouvrage de Jean-Claude Schmitt, Les rythmes au Moyen Âge62, nous semble la conclusion appropriée pour ce numéro. Partant du présent vers le passé selon la méthode régressive de Marc Bloch, l’ouvrage est construit autour de six dossiers qui reprennent la forme de l’héxameron de la création divine et qui sont examinés sous deux tensions constituant les axes du rythme : idio/hétérorythmie (rythme personnel ou imposé de l’extérieur) et rythme/cadence (différence et répétition). Dans leur note critique de l’ouvrage Chloé Maillet et Thomas Golsenne soulignent quelques-uns des aspects originaux de la pensée analogique du rythme parmi les cas étudiés, dont la répétition et l’ornemantalité. L’activité sexuelle est un exemple éloquent pour mieux comprendre la

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plasticité du rythme et la façon dont le rythme féminin et liturgique étaient en corrélation dans l’anthropologie médiévale. Cette pensée rythmique du Moyen Âge permet également de relativiser l’opposition moderne entre gestes rituels et non rituels.

23 Nous avons le plaisir de publier également dans ce numéro deux articles en varia. L’article de Herbert Kessler, « Le regard du mauvais (œil) », est inédit en français et date de 2008. Il aborde un sujet qui fait partie des questions qui parcourent Images Re- vues depuis sa fondation, comme certains articles de ce numéro le montrent encore : le caractère performatif des images. Mais Herbert Kessler, grand spécialiste de l’art médiéval, l’étudie à travers un exemple très spécifique. Il s’agit d’un diptyque en ivoire flamand du XIIe siècle, représentant Jésus-Christ et saint Michel terrassant des monstres. Cet ivoire est la pièce centrale d’un dossier sur le mauvais œil, lié aux théories médiévales de la vision, mêlant foi et optique, iconographie et magie. Ainsi, dépassant l’alternative proposée par son maître Meyer Schapiro entre un art « pour les yeux » et un art « pour la doctrine », Kessler nous propose un chemin d’entrée privilégié dans la culture visuelle médiévale.

24 L’article de Vicki-Marie Petrick, spécialiste de l’image de Marie-Madeleine dans l’art italien, aborde deux images de la sainte pécheresse peintes par Carlo Crivelli dans le dernier quart du XVe siècle. Ce texte n’est pas sans liens avec le thème de ce numéro, car Petrick y aborde les relations entre l’élégance ornementale de ces deux représentations et la sociologie courtoise de la danse au Quattrocento. Il fait également écho à l’article de Kessler, puisqu’il s’intéresse au regard porté sur ces images à l’époque, mais en posant une question qui est encore assez nouvelle dans ce champ de recherche : le mélange de séduction et de sainteté, de grâce profane et de grâce sacrée, dont ces peintures de Crivelli font montre, témoigne-t-il des attendus d’un regard masculin (celui du peintre et de ses habituels commanditaires) porté sur le corps de la Madeleine, ou d’un regard féminin (celui de la commanditaire présumée d’au moins un des deux panneaux) ?

25 Last but not least, le numéro s’ouvre avec l’édito du collectif des revues en lutte dont Images Re-vues fait partie. Le texte signale les enjeux que la réforme des retraites et à la loi française de programmation pluriannuelle de la rechercher (LPPR) comportent pour l’enseignement supérieur et la recherche, ainsi que l’édition scientifique, considérés selon le modèle d’une entreprise et non d’un service public qui doit rester autonome. Les transformations proposées mettront en situation périlleuse l’ensemble du personnel, tant par les restrictions budgétaires, que par la suppression du travail collectif et l’augmentation de la concurrence dont les conséquences seront contre- productives pour l’avenir de la recherche. Images Re-vues se joint à ces voix pour exprimer son opposition à ces réformes, ainsi que sa solidarité aux travailleur·se·s en lutte.

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NOTES

1. https://www.cnrtl.fr/definition/geste. Pour l’étymologie, voir Jean-Claude SCHMITT, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, p. 32-33. La définition du geste, comme celle du rituel et de l’image, reste un vaste débat parmi les anthropologues, les sociologues et les historiens d’art. L’objectif de ce numéro n’est pas de proposer une nouvelle définition, mais d’éclaircir la façon dont les images, en divers supports, mettent en avant la gestualité en contexte rituel religieux et social, ainsi que leur signification. 2. Laetitia DOAT, Marie GLON et Isabelle LAUNAY, « Introduction » dans Marie GLON et Isabelle LAUNAY, Histoires de gestes, Paris, Actes Sud, 2012. 3. Jean BRUN, La main et l'esprit, Paris, PUF, 1963, p. 131. Pour la sensation d’une poignée de main et l’effet d’avoir les mains moites quand on expérimente une émotion intense selon des études expérimentales, voir respectivement : Jeremy N. BAILENSON, Nick YEE, Scott BRAVE, Dan MERGET & David KOSLOW, « Virtual interpersonal touch: expressing and recognizing emotions through haptic devices », Human–Computer Interaction, 22(3), 2007, p. 325-353 ; Marieke VAN DOOREN, Gert- Jan DE VRIES & Joris H. JANSSEN, « Emotional sweating across the body: Comparing 16 different skin conductance measurement locations », Physiology & behavior, 106(2), 2012, p. 298-304. Je remercie Jean-Julien Aucouturier pour ces références. 4. Ces conditions sont à prendre en considération lors des rencontres internationales afin d’éviter des incidents diplomatiques. Un geste ferme est attendu aux États-Unis, tandis qu’au Royaume-Uni le geste se fait de façon plutôt légère. Dans d’autres pays comme au Japon le geste de salutation se fait par l’inclination du haut du corps. Le geste de serrer les mains est également utilisé dans d’autres contextes comme par exemple pour féliciter, exprimer sa reconnaissance, signaler l’accord entre deux parties, ou comme signe de fair-play lors des confrontations sportives et autres. 5. Faire la bise pourrait devenir une source de confusion pour quelqu’un d’origine étrangère, comme l’évoque la vidéo humoristique de Paul Taylor : https://www.youtube.com/watch? time_continue=229&v=T-VWbV6TJxU&feature=emb_title. 6. Ned RIVAL, Histoire anecdotique de la propreté et des soins corporels, Paris, Jaques Grancher, 1986. 7. Marcel MAUSS, « Les techniques du corps » (1936), dans ibid. Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1968, p. 363 -386. Cette idée a été traitée et développée davantage par d’autres chercheurs, comme nous allons voir par la suite. 8. Par exemple pour la danse : Marie GLON et Isabelle LAUNAY, Histoires de gestes, Paris, Actes Sud, 2012. Sur le geste dans la création musicale : https://geste.hypotheses.org/ avec références aux travaux concernés. 9. La juxtaposition entre le mime et le sacrificateur analysé par Dan Sperber est à ce propos éloquente : Dan Sperber, Le symbolisme en général, Paris, Hermann, 1974. 10. Sur la notion du rituel : Victor TURNER, Le phénomène rituel. Structure et contre-structure, Paris, PUF, 1990 (1969) ; Catherine BELL, Ritual Theory, Ritual Practice, New York / Oxford, Oxford University Press, 1992 ; Michael HOUSEMAN, « Was ist ein Ritual? », dans J.-H. MARTIN et al. (éd.), Altäre. Kunst zum Niederknien, Düsseldorf, Museum Kunst Palace, 2001, p. 48-51 (paru en français dans L’Autre 3 (3), 2002, p. 533-538) ; Ibid., Le rouge e(s)t le noir. Essais sur le rituel, Toulouse, Presses universitaires le Mirail, 2012. Sur les contradictions dans les définition du rituel, voir l’article de Jack GOODY, « Against "ritual": loosely structured thoughts on a loosely defined topic » dans Sally F. MOORE et Barbara G. MYERHOFF (éd.), Secular Ritual, Amsterdam, Van Gorcum, 1977, p. 22-35.

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11. Élizabeth FLEURY (éd.), Rituels contemporains, Terrain 8, 1987. DOI : https://doi.org/10.4000/ terrain.41 ; Aurélien YANNIC (éd.), Le rituel. Les Essentiels d’Hermès, Paris, CNRS Éditions, 2009 ; Martine SEGALEN, Rites et rituels contemporains, Paris, Armand Colin, 2013 (1998). 12. Paul VEYNE « Images de divinités tenant une phiale ou patère. La libation comme “rite de passage” et non pas offrande », Mètis 5, 1-2, 1990, p. 25. 13. Musée du Louvre n° inv. MNB 905, vers 500 av. J.-C. 14. Georges DIDI-HUBERMAN, Ninfa dolorosa. Essai sur la mémoire d’un geste, Paris, Gallimard, 2019, p. 205. 15. Ibid., p. 125. Sur la lamentation dans la céramique attique, voir Alain H. SHAPIRO, « The Iconography of Mourning in Anthenian Art », American Journal of Archaeology, XCV 1991, n°4, p. 629-656 ; Marta PEDRINA, I gesti del dolore nella ceramic attica (VI-V secolo a.C.). Per un’analisi della comunicazione non verbale nel mondo greco, Venise, Instituto veneto di scienze, lettere ed arti, 2001. Sur le deuil dans les tragédies, voir Nicole LORAUX, Les mères en deuil, Paris, Édition du Seuil, 1990. 16. À propos de la biodanza et de la danse des 5 rythmes : Michael HOUSEMAN, Marie MAZZELLA DI BOSCO et Emmanuel THIBAULT, « Renaître à soi-même », Terrain, 66 | 2016, p. 62-85 (version en ligne https://journals.openedition.org/terrain/15974 consultée le 28 décembre 2019). 17. Nous remercions chaleureusement Michael Houseman et Marie Mazzella di Bosco de leur intervention au séminaire d’Images Re-vues le 11 janvier 2019, intitulée « Comment mettre en image l’expérience rituelle des danses collectives de découverte et de transformation de soi ». Sur ce terrain de recherche, voir la thèse de Marie MAZZELLA DI BOSCO Modelage des sensibilités et des interactions dans les pratiques de danse dite "libre" en région parisienne (France). Une ethonographie des danses des 5 rythmes, danse médecine, et open floor, à l’université Paris Nanterre, sous la direction de Michael Houseman. 18. Gil BARTHOLEYNS et Frédéric JOULIAN, Le corps instrument, Techniques et Culture 62, 2014. DOI : https://doi.org/10.4000/tc.7287. 19. Dans le domaine de l’art par exemple : Janig BÉGOC, Nathalie BOULOUCH et Elvan ZABUNYAN (dir.), La Performance. Entre archives et pratiques contemporaines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010. 20. Frédéric BEVILACQUA, Norbert SCHNELL, Sarah FDILI ALAOUI, « Gesture capture: Paradigms in interactive music/dance systems », Emerging Bodies: The Performance of Worldmaking in Dance and Choreography 183, 2011, p. 183-193 ; Sotiris MANITSARIS, Alina GLUSHKOVA, Frédéric BEVILACQUA, Fabien MOUTARDE, « Capture, modeling and recognition of expert technical gestures in wheel- throwing art of pottery », Journal on Computing and Cultural Heritage (JOCCH) 7 (2), 2014, p. 1-15. 21. La bibliographie est trop considérable pour la citer dans son intégralité pour les trois aspects étudiés dans ce numéro. Nous ne nous contentons qu’à quelques titres très indicatifs. Pour le rituel voir ci-dessus, note n° 9. 22. Sur la gestualité : Adam KENDON (éd.), Nonverbal communication, interaction and gesture. Selections from Semiotica, La Haye – New York, Mouton Publishers, 1981 ; David MCNEILL, Hand and Mind. What Gestures reveal about Thought, Chicago – Londres, University of Chicago Press, 1992 ; Adam KENDON, Gesture. Visible action as utterance, Cambridge, Cambridge University Press, 2004 ; David MCNEILL, Gesture and Thought, Chicago – Londres, University of Chicago Press, 2005 ; ibid., Why we gesture. The surprising Role of Hand Movements in Communication, New York, Cambridge University Press, 2016. 23. Pour une bibliographie thématique : Jean-Claude SCHMITT, « Introduction and General Bibliography », dans Jean-Claude SCHMITT (éd.), Gestures, dans History and Anthropology 1, 1984, 18-23 ; Jan BREMMER et Herman ROODENBURG, « Gestures in history: a select bibliography », dans Jan BREMMER et Herman ROODENBURG (éd.), A Cultural History of Gesture, Ithaca – New York, Cornell University Press, 1992, p. 253-260.

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24. Nous nous référons aux travaux de Giovanni Morelli qui a pu attribuer plusieurs tableaux aux peintres de la Renaissance grâce à l’étude minutieuse des détails anatomiques, des gestes etc. Cette méthode de travail a inspiré d’autres chercheurs, comme Sir John Beazley pour établir les répertoires de peintres de vases à figures noires et à figures rouges attiques. 25. André CHASTEL, Le geste dans l’art, Paris, Liana Levi, 2001. 26. Jean GALARD, La beauté du geste, Paris, Les impressions nouvelles, 1986. 27. Jean-Claude SCHMITT (éd.), Gestures, dans History and Anthropology 1, 1984. 28. Jan BREMMER et Herman ROODENBURG (éd.), A Cultural History of Gesture, Ithaca – New York, Cornell University Press, 1992. 29. Carlos FAUSTO et Carlo SEVERI, L’image rituelle, Cahiers d’anthropologie sociale 10, Paris, éditions de l’Herme, 2014. 30. Alfred GELL, Art and Agency. An anthropological theory, Oxford, Oxford University Press, 1998 (traduit par Sophie & Olivier Renaut en français L’art et ses agents. Une théorie anthropologique, Paris, Les presses du réel, 2009). 31. Cette conférence, grâce à laquelle son auteur a prouvé avoir recouvré toutes ses facultés mentales, a été prononcée le 21 avril 1923 sans être destinée à être publiée. Aby WARBURG, Le rituel du serpent, Paris, éditions Macula, 20113. 32. Jean-Claude SCHMITT, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990. 33. Un volume qui réunit ses écrits, édité par les soins de Cléo Carastro et Dominique Jaillard, sera publié prochainement : Jean-Louis DURAND, Sacrifier en Grèce et ailleurs - De l’anthropologue et du terrain (à paraître). 34. Jean-Claude SCHMITT (éd.), Gestures, dans History and Anthropology 1, 1984, p. 29-48. 35. John L. AUSTIN, Quand dire, c’est faire, Paris, Éditions du Seuil, 1970 [éd. orig. How to do things with words, Oxford, Oxford University Press, 1962 (traduit par Gilles Lane)]. 36. « Compagnonnage. Entretien avec Jean-Louis Durand », propos recueillis par Ioanna PATERA et Rénée KOCH PIETTRE, Incidence 6, Le chemin du rite. Autour de l’œuvre de Michel Cartry, 2010, p. 356. 37. Jean-Louis DURAND, Sacrifice et Labour en Grèce ancienne. Essai d’anthropologie religieuse, Paris – Rome, Éditions de la Découverte – École française de Rome, 1986. 38. Marcel DETIENNE et Jean-Pierre VERNANT, La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, Gallimard, 1979. 39. Jean-Louis DURAND, « Bêtes grecques. Propositions pour une topologie des corps à manger », dans Marcel DETIENNE et Jean-Pierre VERNANT, La cuisine du sacrifice, op.cit., p. 133-157. 40. Jean-Louis DURAND, « Du rituel comme instrumental », dans Marcel DETIENNE et Jean-Pierre VERNANT, La cuisine du sacrifice, op.cit., p. 167-181. Les dessins qui accompagnent les deux articles sont faits par François Lissarrague. 41. Le groupe de recherche autour de Marcel Detienne, Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal- Naquet est souvent cité comme « école de Paris » par les collègues étrangers, tandis que ses participants sont plutôt réticents à l’emploi de ce terme. Voir le dossier Qu’est-ce que faire école ? Regards sur « l’école de Paris » dans Cahiers « Mondes anciens » (à paraître) https:// journals.openedition.org/mondesanciens/. 42. Pour une liste détaillée de ces articles, voir les sections II. Sacrifier : espace, gestes, instruments et IV ; Gestes et rites en images dans Jean-Louis DURAND, Sacrifier en Grèce et ailleurs, op.cit. 43. Jean-Louis DURAND, « Du rituel comme instrumental », op. cit., p. 168. 44. Nous empruntons ce terme de Vincent AZOULAY et Florence GHERCHANOC « François Lissarrague, un parcours en images » dans Vasiliki ZACHARI, Élise LEHOUX et Noémie HOSOI (éd.), La cité des regards. Autour de François Lissarrague, PUR, Rennes, 2019, p. 27. 45. Claude BÉRARD et al., La cité des images. Religion et société en Grèce ancienne, Lausanne – Paris, LEP – Nathan, 1984.

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46. Les listes de catalogues de ses premiers articles constituent une sorte de « grammaire » qui permet de saisir l’organisation du corpus. Voir par exemple « Les entrailles de la cité. Lectures de signes : Propositions sur la hiéroscopie », Hephaistos 1, 1979, p. 92-108 (co-écrit avec François Lissarrague) et « Un lieu d’image. L’espace du loutérion », Hephaistos 2, 1980, p. 89-106, repris et modifié dans C. Jacob et F. Lestringant (éd.), Arts et légendes d'espaces, Paris 1981, p. 125-148 (co- écrit avec François Lissarrague). On y aperçoit l’empreinte méthodologique selon les recherches sur la proxémique d’après les sociologues américains Edward Hall et Erwing Goffman. 47. Par ex. le groupe de travail sur « Langage et rituel » (1993-2000), ainsi que la coédition d’un ouvrage collectif : Michel CARTRY, Jean-Louis DURAND et Renée KOCH PIETTRE, Architecturer l’invisible. Autels, ligatures, écritures, Turnhout, Brepols, 2009. 48. Folkert T. VAN STRATEN, Hierà kalá: Images of in Archaic and Classical Greece, Leiden & New-York, Brill, 1995 ; Jörg GEBAUER, Pompe und Thysia. Attische Tieropferdarstellungen auf schwarz- und rotfigurigen Vasen, Münster, Ugarit, 2002. 49. François LISSARRAGUE, « Naples 127 929 : histoire d’un vase », Dialoghi di Archeologia 1985, n° 1, p. 77-88. 50. Folkert T. VAN STRATEN, « The God’s Portion in Greek Sacrificial Representations: Is the Tail doing nicely? », dans Robin HÄGG, Nanno MARINATOS & Gullög NORDQUIST (éd.) Early Greek Cult Practice. Proceedings of the Fifth International Symposium at the Swedish Institute at Athens 26-29 June 1986, Stockholm, 1995, p. 51-68. 51. Vasiliki ZACHARI, « Bucrane stylisé. Au-delà de l’ornementalité » dans Gunnel EKROTH et Jan- Mathieu CARBON, From Snout to Tail. Exploring the Greek sacrificial animal from the literary, epigraphical, iconographical, archaeological and zooarcheological evidence (à paraître). 52. Jean-Louis DURAND, Sacrifice et Labour, op. cit. 53. Dans la même lignée, les peintres romains opèrent des choix analogues notamment sur les paysages sacro-idylliques. À ce propos, nous renverrons aux travaux de Stéphanie Wyler, en la remerciant pour sa présentation au séminaire d’Images Re-vues intitulée « Pour une anthropologie des gestes rituels dans les images romaines », le 9 novembre 2018. 54. Folkert T. VAN STRATEN, Hierà kalá, op. cit. 55. Gunnel EKROTH « “Don’t throw any bones in the sanctuary!” On the handling of sacred waste in cult places », dans C. MOSER & J. KNUST (éd.), Ritual matters: Material remains and ancient religion (Supplements to the Memoirs of the American Academy in Rome), Philadelphia, 2017, p. 33-55. 56. La ruse du bœuf inventée par Prométhée, selon Hésiode, consiste dans le fait qu’il a divisé les parts de l’animal sacrifié de façon inégale entre les hommes et les dieux, en leurs offrant respectivement la viande cachée sous la peau du ventre et l’os recouvert de graisse d’une belle apparence. Quand il a été demandé à de choisir la part qui lui plaisait le plus, il a compris la tromperie de Prométhée, mais décidé de jouer le jeu en choisissant la partie englobée de la graisse. Depuis lors, c’est cette partie de l’animal sacrificiel qui est destinée aux dieux pour les satisfaire. Sur les mêria : Gunnel EKROTH, « Thighs or tails? The osteological evidence as a source for Greek ritual norms », dans Pierre BRULÉ (éd.), La norme en matière religieuse en Grèce ancienne, supplément 26, Liège, 2009, p. 121-151 ; ibid. « Meat for the gods », dans Vincienne PIRENNE- DELFORGE & Francesca PRESCENDI (éd.), « Nourrir les dieux ? » Sacrifice et représentation du divin, Kernos supplément 26, Liège, 2011, p. 15-41 ; ibid. « What we would like the bones to tell us: a sacrificial wish list », dans Gunnel EKROTH & Jenny WALLENSTEN (éd.), Bones, behaviour and belief. The zooarchaeological evidence as a source for ritual practice in and beyond, Acta Instituti Atheniensis Regni Sueciae-4°, 55, Stockholm, 2013, p. 15-30.

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57. Jeu du hasard inattendu, la première attestation écrite de la recette de gigot se trouve dans l’ouvrage Le Cuisinier Durand rédigé en 1830 par Charles Durand, cuisinier des évêques d’Alès, Nîmes et Montpellier. 58. À ce propos Victoria Sabetai s’appuie sur les travaux de Jean-Louis Durand sur le sacrifice, notamment son article « Du rituel comme instrumental », op. cit. 59. Driss ABBASSI, L’Imaginaire sportif : médias et histoire dans le sport contemporain, Paris, Mare et Martin, 2007. 60. Comme par exemple l’ouvre Yo mama’s last supper (1996-2001) par l’artiste Renée Cox, ainsi que les publicités de la voiture Golf de Volkswagen et des créations de mode par Marithé et François Girbaud en 2005. 61. Comme on le voit également dans le film Jesus Christ Superstar (1973) de Norman Jewison. 62. Jean-Claude SCHMITT, Les rythmes au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2016.

INDEX

Keywords : gestures, ritual, images, agency Mots-clés : gestes, rituel, images, performativité

AUTEUR

VASILIKI ZACHARI Vasiliki Zachari est diplômée en Archéologie et Histoire de l’Art (Université d’Athènes). Sa thèse porte sur les représentations de l’autel dans la céramique attique du VIe et du Ve s. av. J.-C. (sous la direction de F. Lissarrague à l’EHESS). Membre du comité de rédaction d’Images Re-vues depuis 2009, elle a également coédité l’ouvrage collectif La cité des regards. Autour de François Lissarrague, Rennes, PUR, 2019 (avec É. Lehoux et N. Hosoi).

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Sciences en danger, revues en lutte

Par le collectif des revues en lutte

1 Pour accroitre le référencement de cet édito commun, la direction de publication de ce numéro vous invite à suivre ce lien hypertexte https:// universiteouverte.org/2020/03/05/ edito-commun/.

2 Depuis le début de l’année 2020, plus d’une centaine de revues académiques, en grande majorité issues des sciences humaines et sociales françaises, se déclarent les unes « en lutte », les autres « en grève »1. Prenant part au mouvement social en cours, leurs comités de rédaction protestent à la fois contre le projet visant les retraites, contre la réforme de l’assurance chômage adoptée à l’automne 2019 et contre les propositions contenues dans les rapports pour la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR)2. Par son ampleur et par sa forme – la grève et le vote de motions qui incitent les comités de rédaction à sortir de leur réserve habituelle –, cette mobilisation est historiquement inédite. La dynamique collective qu’elle suscite, par-delà les disciplines, les écoles et les conditions d’exercice de chacune des revues, témoigne du sentiment de révolte que provoquent ces réformes. Pour l’enseignement supérieur et la recherche, la réforme des retraites telle qu’envisagée actuellement par le gouvernement conduira à l’accroissement général des inégalités (entre hommes et femmes, entre titulaires et précaires, etc.) et à l’appauvrissement futur de toutes et tous, fonctionnaires, contractuel·le·s ou précaires. La réforme de l’assurance chômage augmentera, elle aussi, la vulnérabilité déjà difficilement supportable du très grand nombre des travailleur·euse·s précaires sur lesquel·le·s repose massivement la vie des universités et des laboratoires : ils et elles représentent d’ores et déjà plus d’un quart des effectifs d’enseignant·e·s, et encore bien davantage parmi les travailleurs et travailleuses administratif·ve·s et techniques. La

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LPPR, enfin, ne fera qu’aggraver le manque de moyens, de postes et de stabilité, et approfondir les inégalités qui minent l’enseignement supérieur et la recherche, et que deux décennies de « réformes » massivement contestées n’ont cessé d’amplifier.

Une crise organisée du service public de la recherche et des universités

3 Depuis bientôt trente ans, les gouvernements successifs contribuent à l’effritement de l’État social, au lent rognage de la fonction publique, à la dénonciation des « privilèges » gagnés dans les luttes sociales du xxe siècle, à l’affaiblissement des principes de redistribution destinés à réguler les disparités socio-économiques et géographiques. Dans l’université et la recherche, la loi relative aux libertés et responsabilités des universités, dite « loi Pécresse » (LRU, 2007) a été la pierre angulaire d’un double mouvement, apparemment contradictoire : le désengagement budgétaire de l’État conformément à une logique néolibérale et le pilotage stratégique autoritaire de la recherche par ce même État. La logique de la loi tient à ce que l’autonomie (budgétaire) proclamée masque en réalité la dérégulation des statuts, la mise en concurrence de tou·te·s contre tou·te·s et la dépendance accrue de la recherche aux intérêts économiques et industriels, remettant finalement en cause l’autonomie véritable de la recherche. Cette politique menée avec opiniâtreté au mépris des mises en garde et des revendications de la communauté des chercheur·euse·s a multiplié les agences d’évaluation et de financement supposées indépendantes, prônant une culture de la « performance », du « résultat » et de l’« excellence », tout en réduisant les crédits propres des laboratoires au profit d’une distribution ciblée des moyens, largement définie par les aléas conjoncturels (sinon les modes), ainsi que par les hiérarchies et les situations préétablies. En privilégiant un financement par projets, elle a renforcé l’inégalité de dotations entre chercheur·euse·s et a conduit à un immense gaspillage d’énergie et d’argent public : combien d’heures perdues à évaluer ou à rédiger des projets pour obtenir d’hypothétiques financements, alors que ce temps aurait pu être consacré à la recherche ou à l’enseignement ?

4 C’est peu dire, au reste, que les « gouvernants » nourrissent une obsession morbide pour les classements internationaux, dont la raison d’être est la promotion du modèle anglo-américain d’une université qui doit être gérée comme une entreprise, c’est-à-dire fonctionnant sur ses fonds propres (alimentés par des frais d’inscription appelés à augmenter), quitte à sacrifier le budget de fonctionnement et la qualité de l’encadrement. Depuis la LRU, la supposée mauvaise place des universités françaises dans ces classements est ainsi régulièrement invoquée pour tancer les chercheur·euse·s et poursuivre contre leur volonté la libéralisation de l’enseignement supérieur et de la recherche. Or ces injonctions se déploient dans un contexte de forte austérité budgétaire : rapporté au nombre d’étudiant·e·s, le budget de l’enseignement supérieur a ainsi chuté de plus de 10 % depuis 2010 ; et malgré les promesses, répétées depuis vingt ans par les différents gouvernements, de porter à 1 % du PIB l’effort budgétaire consacré à la recherche publique, celui-ci stagne toujours à 0,8 % (soit un manque de 6 milliards d’euros, une somme inférieure au crédit impôt recherche, cette niche fiscale concédée aux grands groupes industriels et de service). Dans ces conditions, les chercheur·euse·s et universitaires en France sont soumis·es à un régime qui mêle surtravail et dégradation des conditions de vie et de travail. Ils et elles sont de plus en

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plus précaires, et le restent de plus en plus longtemps, l’âge moyen du recrutement s’élevant à 35 ans. Les politiques d’austérité conduisent aussi à une réduction drastique de leurs revenus : alors que, en trente ans, les titulaires ont vu leur pouvoir d’achat chuter de 30 %, marquant ainsi un net décrochage avec le secteur privé, les travailleur·euse·s précaires connaissent une grande vulnérabilité, enchaînent contrats courts et périodes d’incertitude, et cumulent des vacations d’enseignements dont le montant se situe désormais en dessous du Smic horaire. Toutes et tous sont également de plus en plus évalué·e·s suivant des critères strictement comptables qui se limitent à dénombrer leurs publications, les contrats obtenus ou les brevets déposés, sans jamais interroger l’apport réel des connaissances produites. Ces différentes logiques font la part belle aux « entrepreneur·euse·s de carrière », au détriment d’une recherche fondamentale, collective et véritablement indépendante.

5 Les mesures annoncées dans le cadre de la LPPR poursuivent avec obstination les transformations néolibérales engagées depuis le début des années 2000, dans le sillage de l’agenda de Lisbonne élaboré par le Conseil européen, et entendent les radicaliser. Empruntés au registre managérial, les mots d’ordre sont bien connus : compétitivité, financement par projet, concentration inégalitaire des moyens, austérité budgétaire, ce qui débouche sur un développement des emplois précaires et une mise en concurrence des individus, des laboratoires, des établissements, etc. Comme l’explique sans détour le PDG du CNRS Antoine Petit en novembre 2019, il s’agit d’engager une réforme « inégalitaire et darwinienne » : la concurrence généralisée et la concentration des ressources sur une minorité d’établissements et d’individus jugés plus « performants » selon des critères gestionnaires deviennent les principes cardinaux du gouvernement de l’enseignement supérieur et de la recherche, dans le cadre de « défis sociétaux » très perméables aux priorités de l’action gouvernementale. De nombreuses enquêtes démontrent pourtant les effets délétères de telles politiques sur l’originalité des savoirs produits et sur la qualité des formations dispensées aux jeunes générations : « effet Mathieu » – processus par lequel les plus favorisés augmentent leurs avantages –, standardisation de la recherche, bureaucratisation, affaiblissement de l’autonomie académique, appauvrissement de la diversité disciplinaire, etc.

6 Toute cette politique méprise ce que les chercheurs et chercheuses savent par expérience : dans toutes les disciplines, l’activité scientifique nécessite du temps et une disponibilité intellectuelle incompatible avec l’angoisse d’une précarité parfois radicale et avec la fragmentation croissante des tâches ; elle s’exerce d’autant mieux que les équipes sont soudées alors que la compétition entre les pairs, désormais exacerbée, menace les collectifs ; et elle requiert une distance critique que la dépendance envers les hiérarchies administratives entrave. Ainsi, la communauté des chercheur·euse·s réclame avec force à la fois un engagement budgétaire à la hauteur des enjeux (en atteignant a minima l’objectif de 1 % du PIB consacré à la recherche publique) et une distribution équitable des moyens à des personnels titulaires dont le statut de fonctionnaire demeure la condition de l’indépendance et de la sincérité des résultats.

Revues scientifiques : une économie de la connaissance efficace

7 Dans ce contexte, nos revues scientifiques occupent une place singulière et paradoxale. Lieux d’un intense travail collectif de production et supports efficaces de diffusion des

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savoirs, elles tendent à être instrumentalisées et mises au service de la vision néo- managériale dominante de la recherche. L’évaluation des chercheur·euse·s, des laboratoires et des universités repose en effet désormais en grande partie sur un décompte des articles publiés dans nos revues, selon des calculs bibliométriques dont la faiblesse et les effets pervers sur le plan scientifique ont été largement documentés3. Là n’est pas le moindre paradoxe des réformes en cours : alors qu’elles placent plus que jamais les revues au cœur de ce système de la recherche gouverné par « l’excellence » bibliométrique, elles conduisent non seulement à fragiliser leur fonctionnement, mais aussi à dénaturer le travail de production scientifique qui s’y déploie.

8 C’est pourquoi, en perturbant ou en interrompant notre activité, en refusant de nous tenir à distance de ce qui se joue dans la communauté scientifique comme dans le monde social, nous souhaitons mettre en avant aussi bien ce qui fait les revues que celles et ceux qui les font. Car notre travail collectif, intellectuel et éditorial, qui permet la production et le partage des savoirs, est directement menacé par les projets de loi actuels, qui fragilisent toujours plus le service public de l’enseignement supérieur et de la recherche.

9 L’existence de nos revues relève d’une économie de la connaissance fragile, mais néanmoins efficace. Ce sont aussi des scientifiques, dont une partie conséquente sont des agents publics, qui évaluent les textes, les discutent, les acceptent ou non en fonction d’expertises approfondies, font des suggestions à leurs auteurs et leurs autrices pour rendre ces textes plus pertinents, plus complets, plus exigeants dans leur démonstration, et qui, au terme de ce long processus de relectures, de discussions et de réécritures, de délibérations collectives et d’allers-retours avec les auteur·rice·s, publient et diffusent, sous forme d’articles scientifiques, les travaux qui sont à même de contribuer à la connaissance collective. Ces textes bénéficient, en outre, du travail minutieux de vérification formelle, de mise en forme et de mise en ligne, réalisé, quand ce n’est pas par les chercheur·euse·s, par des professionnel·le·s formé·e·s aux métiers de la documentation, de l’édition et/ou du numérique, dans le cadre de statuts variés, plus ou moins précaires – du fonctionnariat au CDD, en passant par le micro- entrepreneuriat. Enfin, ce sont surtout les bibliothèques universitaires, organismes publics, qui achètent les revues à l’unité ou en bouquets via des plateformes numériques. Cette offre en ligne, gratuite pour les étudiant·e·s, les enseignant·e·s et les chercheur·euse·s, et même tout un chacun quand il s’agit de revues en accès libre sur Internet, permet une large diffusion des dernières avancées scientifiques hors du champ universitaire : grâce au travail patient et collectif mené au sein de revues savantes, les enseignant·e·s ainsi que les journalistes, les associations, les élu·e·s, les citoyen·ne·s bénéficient ainsi d’un apport substantiel et régulier de connaissances fiables et renouvelées.

10 Or, si cette économie de la connaissance assure l’enrichissement du savoir, elle rapporte toutefois peu en termes financiers. Elle est en effet adossée à une infrastructure invisible, celle du service public de la recherche.

11 C’est ce service public qui, idéalement, garantit des personnels formés, qualifiés et stables de secrétariat de rédaction.

12 C’est ce service public qui, idéalement, offre des réseaux ou des maisons d’édition, pour la numérisation, l’archivage ou la promotion des articles.

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13 C’est ce service public qui, idéalement, permet l’existence de revues scientifiques numériques de qualité en accès ouvert et entièrement gratuites.

14 C’est ce service public, enfin, qui, malgré la lente dégradation des conditions de travail des statutaires et la précarisation des jeunes enseignant·e·s et chercheur·euse·s, continue de nous offrir le temps nécessaire pour siéger dans les comités de rédaction, pour concevoir les dossiers, lire, évaluer et discuter les articles proposés.

15 Pourtant, in fine, les quelques revenus produits par les revues ne servent à rémunérer ni les scientifiques qui les font vivre, ni les travailleurs et travailleuses qui les fabriquent. L’essentiel de ces revenus va en effet aux sociétés qui diffusent ces revues sur les plateformes de publication scientifique, dont beaucoup sont privées, au sein d’un secteur éditorial très fragile. À l’international et dans l’ensemble des disciplines scientifiques au-delà des sciences humaines et sociales, la situation est encore plus complexe. Ces sociétés y distribuent une part importante du travail d’édition : d’une part, elles économisent les tâches de relecture grâce au bénévolat des universitaires qu’elles sollicitent ; d’autre part, pour financer la pratique de l’accès ouvert, elles ont recours au modèle inversé de l’« auteur-payeur ». Ainsi, la communauté scientifique et ses deniers publics payent plusieurs fois une activité dont les profits reviennent finalement à ces organisations commerciales prédatrices. Pour contrer cette marchandisation des savoirs, certaines plateformes et quelques revues ont proposé ces dernières années des dispositifs d’accès ouvert intégral, où l’auteur n’est pas payeur. Ceux-ci demandent à être renforcés et soutenus financièrement par les pouvoirs publics pour diffuser encore plus largement les savoirs scientifiques.

16 La LPPR, telle qu’annoncée, promet de saper les fondements de cette triple économie financière, scientifique et humaine, des revues. Elle frappe de plein fouet les personnels dits de soutien à la recherche, qui sont justement ceux qui permettent aux revues d’exister en tant qu’objets, en tant que produits manufacturés (même en ligne, même dans l’espace virtuel, un article est repris selon des normes typo-bibliographiques précises, mis en page et monté). Elle précarise ces personnels, substituant à l’emploi pérenne des contrats dits « de chantier », qui obligeront nos revues à épuiser leurs forces pour solliciter, via de lourds dossiers de demande, le droit de bénéficier de quelques heures du contrat de travail d’une personne spécialisée dans l’édition. C’est là poursuivre une politique cynique de diminution drastique des emplois des personnels invisibles de la chaîne éditoriale (éditeur·rice·s, secrétaires de rédaction, les chargé·e·s d’édition, traducteur·rice·s, graphistes, développeur·euse·s, personnels des imprimeurs et des plateformes de publication numérique, etc.). En effet, parmi ces derniers, les rares personnes qui bénéficient d’un CDI ou du statut de fonctionnaire, sont généralement en sous-effectif et débordées par le flux constant de parution des revues, alors même que les tâches tendent à être « mutualisées » entre plusieurs publications, doublant voire triplant le travail de chaque poste. Quant à ceux et celles qui doivent jongler entre des CDD mal payés, ils et elles sont également contraint·e·s de travailler bien plus que les heures effectivement rémunérées, alternant périodes de chômage et embauches au sein d’équipes auxquelles, à peine formé·e·s, ils et elles n’ont guère le temps de s’intégrer. C’est ce que subissent les personnels d’OpenEdition, dont près de 60 % sont contractuels, voire prestataires, alors que la plateforme est désormais devenue indispensable à la plupart de nos revues4. Les conséquences de ce système nous sont déjà connues et évoquent ce qui a été mis au jour dans le cas, notamment, de France-Télécom, de La Poste ou de l’hôpital public : surcharge de travail, détérioration

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des conditions de travail et des statuts générant souffrance, incertitude permanente, perte de sens et gaspillage des savoir-faire.

17 Enfin, privilégiant une recherche par projets assortie à des contrats limités dans le temps, diminuant drastiquement les recrutements de chercheur·euse·s titulaires, la LPPR fragilise de façon dramatique les jeunes chercheur·euse·s en quête de poste, contraint·e·s de multiplier les CDD post-doctoraux pour vivre, ou de quitter la France pour aller là où on leur propose les postes qui manquent ici, voire de quitter la recherche pour un autre métier. Or, ce sont ces jeunes chercheur·euse·s qui contribuent massivement à la production d’articles scientifiques et au renouvellement des connaissances.

Défendre l’autonomie de la recherche et de l’édition scientifique

18 Comme on l’a vu, le travail de nos revues est un patient travail de discussion, et même, osons le mot malgré ses usages actuels, d’évaluation sur des critères partagés. La transparence et la pédagogie des processus éditoriaux, puis l’évaluation des articles, leur acceptation ou leur refus, ont des conséquences majeures sur les trajectoires des chercheur·euse·s et universitaires, notamment pour celles et ceux à la recherche de postes, et le rôle joué par les revues dans ce processus est indéniable. Mais, n’en déplaise à celles et ceux qui y verraient les outils par excellence de la sélection « inégalitaire et darwinienne », nos revues ne sont pas des agences de notation destinées à établir le ranking des chercheur·euse·s, à classer les « talents » ou à mesurer les « performances ». Car le processus d’évaluation est collégial, arbitré par la délibération dans des collectifs qui visent à produire la connaissance la plus précise, la plus robuste, la mieux démontrée. Si elles n’acceptent pas tous les articles qui leur sont soumis, nos revues ne sont pas des instances d’élimination qui mettraient en œuvre des critères d’« excellence » fixés par une bureaucratie quelconque : elles sont des lieux de réflexion et d’appréciation, mais aussi de communication avec les auteurs et autrices, pour définir ce qui, au regard de leurs projets intellectuels, « fait science ». Qu’elles soient généralistes, spécialisées ou interdisciplinaires, elles contribuent à informer la communauté scientifique, et bien au-delà, des recherches en cours, mais aussi à poser de nouvelles questions, à proposer des analyses ou des interprétations inédites, à lancer des controverses. Dans le vaste écosystème des revues académiques, chaque comité de rédaction travaille à élaborer une ligne éditoriale qui nourrit l’identité de la revue et ne saurait être réduite à une conception homogène de la scientificité. Ainsi, fondé sur des pratiques collectives et sur une conception coopérative et cumulative de la recherche scientifique, l’esprit qui anime nos revues est à l’opposé de la mise en concurrence et d’une illusoire évaluation individuelle des chercheur·euse·s.

19 La coexistence de revues différentes est à ce titre indispensable : la pluralité et l’émulation sont les conditions du débat et de la confrontation, nécessaires aux progrès et à la validation des savoirs. La science s’élabore sur la contradiction, la multiplicité des approches et des écoles que, précisément, la concentration des moyens remet en cause. À l’opposé d’une conception managériale visant à faire des revues les centres de sélection et d’enregistrement d’une science uniformisée à l’échelle mondiale, c’est la capacité des différentes revues (nationales notamment) à défendre un point de vue scientifique particulier, une ligne spécifique, qui permet l’existence d’un espace

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international de points de vue, où la diversité des approches est une condition de la dynamique de la science. Ainsi, les revues scientifiques sont des instances de production et de diffusion d’une connaissance certifiée collectivement. Les articles et les dossiers qu’elles publient sont le fruit de travaux originaux : en sciences humaines et sociales, des mois de recherche dans des archives ou sur des terrains empiriques peuvent tenir en 50 000 précieux signes. Ce processus d’évaluation, de délibération collective et d’échanges entre les comités de rédaction et les auteur·rice·s occupe de longs mois de travail, de sorte que rares sont les articles publiés dans leur version initiale. Auteur·rice·s, évaluateur·rice·s, membres du comité de rédaction, secrétaires de rédaction contribuent ainsi ensemble à la fabrication d’un savoir fiable et accessible. Lieux de transmission, de traduction et de production des idées et des recherches, espaces de rencontres et de débats, nos revues continuent de garantir un savoir scientifiquement solide et intellectuellement libre, à l’abri des intérêts privés. Elles contribuent à rendre la science meilleure.

20 Le monde de la recherche est déjà structuré par une très forte concurrence. Si l’on souhaite renforcer la qualité et la diversité de la production scientifique, ce n’est donc pas de darwinisme social dont nous avons besoin, mais plutôt d’espaces de travail stables, de « milieux » structurés sans lesquels les prises de risque, les coopérations et les débats indispensables à la production et à la consolidation de la connaissance ne peuvent se produire. En imposant des réformes structurelles permanentes, un pilotage vertical et par projets, l’accélération de procédures qui ne se conçoivent plus que dans le court terme, l’accroissement de la précarité des travailleur·euse·s et des collectifs de travail, le train de réformes dans lequel s’inscrit la LPPR ne fait que déstabiliser et appauvrir le fragile écosystème des revues.

21 Se mettre en grève, se mobiliser auprès des personnels en lutte, faire paraître un numéro blanc ou contribuer, par la publication de textes collectifs ou de récits anonymes, au mouvement social en cours : par ces actes inédits, et devant le constat de la dégradation du service public de la recherche, les revues expriment leur colère et leur inquiétude. Elles montrent d’un coup l’envers du décor et tout ce qui rend possible la production et la diffusion d’un savoir à la fois indépendant (notamment des mannes industrielles), fiable (car discuté par des scientifiques de haut niveau) et neuf (c’est ce savoir qui est à la base des futurs manuels universitaires, puis scolaires). Nos revues ne doivent leur existence qu’au service public de la recherche. Parce que le service public en général, et celui de la recherche en particulier, sont menacés, nous, collectif des revues en lutte, nous opposons aux projets de réforme en cours avec la plus grande fermeté. Nous refusons la casse des formes de collaboration et d’émulation solidaire qui font la force et l’honneur du modèle français de la recherche.

NOTES

1. À la date du 19 février 2020, un mois après le début du mouvement, 131 revues ont rejoint le mouvement des revues en lutte. Elles sont recensées sur le site universiteouverte.org.

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2. Les rapports sont signés par trois groupes de travail et consacrés au « Financement de la recherche », à l’« Attractivité des emplois et carrières scientifiques » et à la « Recherche partenariale et innovation ». Ils sont disponibles sur le site du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation : https://www.enseignementsup- recherche.gouv.fr/cid145221/restitution-des-travaux-des-groupes-de-travail-pour-un-projet-de- loi-de-programmation-pluriannuelle-de-la-recherche.html. 3. Yves Gingras, Les dérives de l’évaluation de la recherche. Du bon usage de la bibliométrie, Raisons d’agir, Paris, 2014. 4. https://academia.hypotheses.org/13060.

INDEX

Mots-clés : revues en lutte, université ouverte, sciences en danger, édito commun

AUTEUR

PAR LE COLLECTIF DES REVUES EN LUTTE https://universiteouverte.org/2020/03/05/edito-commun/

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Le faire et le dire Vers une anthropologie des gestes iconiques Doing and saying towards an anthropology of gestures in imagery

Jean-Louis Durand

NOTE DE L’ÉDITEUR

L’article, initialement paru dans History and Anthropology 1, 1, 1984, p. 29-48 (volume édité par J.-C. Schmitt), est ici reproduit avec l’accord de Georges Durand. Nous le remercions de nous avoir permis cette publication et pour sa confiance. Dans sa première version, l’article est accompagné des dessins faits avec les soins de François Lissarrague. Pour la version éléctronique, nous avons choisi des photographies, sauf pour les cas où ce n’était pas possible. Nous remercions, ainsi, François Lissarrague de nous avoir permis d’inclure certains de ses dessins.

Pour Denise

Greek images are essentially anthropomorphic. For the historian of the Greek world, it is a question of extracting, from contemporary theory concerning the study of gestures, the conditions for a better understanding of what the Greek image makers depicted on the vases they painted. This essay begins by postulating a few theoretical remarks as a means of focusing on the relationship between time and gesture, between space and gesture, in Greek images. Then, one specific gesture is pinpointed and isolated in an image. The proposed itinerary is then to follow, throughout ceramic pictorial production, the

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variations that this gesture undergoes and entails according to the contextual positions where it is found. This produces an anthropological hypothesis with wider implications. Gesturing is a social coherent product; its analysis leads to the idea that a culture is a system of gestures of the “ritual” type, that this gestural open program is the basis for a possible “grammar” of Greek images. « Je ne prétends pas comprendre pourquoi comme individu j’agis comme je le fais, partant je ne saurais prétendre que je comprends les motivations d’autrui » Edmund Leach, L’unité de l’homme, « Préface », p. 8. τοῦδε γὰρ δράμημα φωτὸς Περσικὸν πρέπει μαθεῖν Eschyle, , 247.

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1 Que dire du faire ? Premier paradoxe : la spécificité du gestuel réside précisément en ce qu’il échappe à la description verbale. Percevoir les gestes pour les analyser consistera alors à les fixer de l’une ou de l’autre façon par l’image. Deuxième paradoxe : l’étude de la gestualité porte-t-elle ainsi sur de l’iconique ou du gestuel ? Difficile de sortir de cette contraction première. Allons plus loin. Qu’est-ce qu’un geste en dehors de l’image qui le fixe ? Probablement, cela n’existe pas. Il y a sans doute dans cette affaire, une sorte de paradoxe épistémologique. Fixant le geste, j’obtiens de l’iconique ; laissé au continuum qui le porte, il est insaisissable.

2 Alors, puisqu’il faut bien s’y résoudre, traitons d’un objet paradoxal : des gestes en images. Et sur ce point l’helléniste bénéficie d’un avantage que la familiarité avec le terrain n’octroie point à l’anthropologue des sociétés vivantes, exceptionnellement mis ici en situation privilégiée. La nature même des images grecques, telles qu’elles lui sont fournies par les vases, produit cet objet paradoxal qui rencontre précisément les apories de la recherche : le geste iconique. La peinture attique sur céramique a pour sujet quasi exclusif la représentation d’hommes ou des divinités anthropomorphes, seuls ou en groupe, se livrant à des occupations diverses, donc gesticulant.

3 Mais l’helléniste est rarement anthropologue et à cause de blocages théoriques dûs à la discipline elle-même, l’étude de la gestualité du monde grec ancien n’a guère produit de textes riches1. Ceci tient, une fois encore, à l’illusion de transparence2 qui obsède, pour des raisons inhérentes à la constitution historique de son savoir, le spécialiste du commentaire de cette imagerie. L’anthropologue de terrain sait que les gestes d’autrui ne sont pas transparents et, partant, s’interroge sur leur signification. Mais rencontrer l’objet geste consiste d’abord à le repérer, à le noter, donc à le fixer de façon schématique et conventionnelle sur le papier3. Si l’on tente cette fixation par des procédures langagières, il faut tout l’effort de la kinésique américaine pour mettre en place des normes de codage4. Une quantité considérable d’éléments est alors à prendre en charge et le mérite principal de la kinésique est de montrer que si la gestualité est un produit social complexe, il est relativement cohérent, de l’ordre du système. Tout devrait cependant se passer comme si ce système était linéaire, linguistique, où des signes s’articulent les uns aux autres, avec des éléments stables, faciles à isoler, sur un modèle proche de la phonétique. La réflexion américaine finira par montrer qu’il n’en est rien et que le système gestuel est toujours placé dans un contexte dont il dépend5 plus directement.

4 Les gestes sont en fait pris dans une durée dont il est impossible de les abstraire sans les modifier. Tel élément « homokinique » - comme on dirait homonymique – n’est pas

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équivalent de tel autre du point de vue du sens, le geste est donc d’abord polysémique. Il y a plus. Inscrit dans le temps, le geste peut entretenir toutes sortes de rapports avec d’autres éléments gestuels, posturaux6, linguistiques7, avec lesquels il est susceptible de faire sens et ce, même en dehors de procédures de communication. C’est précisément cet aspect, disons polyphonique, qui fait la spécificité du geste. À la limite, le mot geste est un véritable obstacle épistémologique, un mot-écran. Ce que nous appelons ainsi le produit d’une construction formelle élaborée, dont nous avons la clé, parce que nous faisons partie de l’ensemble qui la produit. « L’unité gestuelle » que nous croyons isolable en tant que telle, doit être donnée d’avance sous peine de n’être pas reconnaissable par le spectateur. L’aventure d’une équipe de chercheurs en gestualité qui plantent leur caméra dans le cadre d’un bistrot parisien pour filmer le geste de trinquer, est à cet égard instructive8. Le geste de trinquer, de heurter le verre d’un interlocuteur avant de boire dans le sien propre, n’est plus de mise dans les cafés-bars urbains et les chercheurs, caméra en place, ne savent plus que fixer sur l’image. Le brouillage de l’information est total du fait même de l’abondance des données recueillies. Si cette remarque est juste, l’helléniste reconnaît alors son privilège : les « gestes » qu’il étudie sur les vases, sont le produit de la construction sociale des Grecs eux-mêmes. Ceci à la condition de faire l’hypothèse que les gestes notés sont ceux-là mêmes du système gestuel dans lesquels les imagiers vivent, ce qui en gros ne paraît pas contestable. Alors la question reste toujours posée : que dire du faire ? Essayer de réfléchir aux contraintes de construction des images. Le geste étant de l’ordre du faire, de l’agir, on s’orientera vers les moyens que la linguistique9 s’est donnés pour questionner la catégorie langagière équivalente : le verbe. Nouveau privilège de l’helléniste, il possède dans l’arsenal de la grammaire de sa langue, la catégorie adéquate pour mettre en place un procès pris dans la durée : l’aspect. L’image fixe ne peut pas traduire le temps qui se développe, donner l’équivalent de la valeur durative. Le « geste » est donc nécessairement représenté hors-durée, de façon ponctuelle, non- durative, exactement comme l’aspect aoriste en grec représente l’action exprimée par le verbe. Perçu ainsi comme ponctuel par le spectateur de l’image, le geste n’est rien d’autre que le point de départ, d’aboutissement, de l’ensemble de la séquence qui le porte, ou encore le point éminent dans le parcours, point de reconnaissance maximum de cet ensemble là par rapport à tel autre. Tout procès gestuel saisi dans son aspect verbal d’aoriste pourra donc recevoir cette nuance, – disons emblématique –, comme on dit en français faire un geste, pour désigner une action particulièrement significative dans une circonstance donnée. La question de l’anthropologue sur le terrain – comment saisir le geste ? –, est donc résolue. L’helléniste n’a pas le choix entre croquis, cliché, image animée, choix qui au-delà du problème technique pose la question théorique de la nature de la gestualité10, la question du découpage des éléments à organiser. Seuls les gestes parfaitement organisés dans une série cohérente séquentialisée, sont parfaitement repérables et on comprend pourquoi l’analyste est porté à privilégier, aboutissant d’ailleurs à des résultats remarquables, les gestes de travail11. La moisson d’une gerbe définit, par exemple, un objet gestuel parfait. Mais rien n’autorise à isoler une séquence technique des autres séries gestuelles qui y mènent ou qui la prolongent. Elles sont mieux organisées, séquentialisées, c’est tout. Les gestes de travail minutieusement analysés dans leur développement démontrent une chose essentiellement : le caractère spécifique et analysable de la gestualité dans son ensemble.

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5 Hypothèse donc pour nos images grecques : elles produisent des gestes, découpant dans le mouvement adéquat le moment ponctuel où se reconnaît le mieux le geste montré. La peinture sur céramique est le lieu même de la production sociale des gestes grecs. Gestes dont on essaiera ici de dire – enfin – quelque chose. Posons quelques conditions de cette expérience limitée. Un geste sur l’image est fait, comme le sont tous les gestes, solitaires ou pas, si l’on veut bien y prendre garde, pour être vu. Spectateur de l’image, je dirai « il », parlant du personnage montré, je dirai « je » me mettant à la place du personnage montré, s’adressant à un partenaire inclus dans l’image ou virtuel par rapport à elle. Les contraintes graphiques de l’imagerie grecque donnent à la facialité du visage des valeurs particulières, utilisant le profil comme moyen normal de présentation12. Je/il sont tous les deux possibles, aucune adresse ne pouvant se faire au spectateur de l’image par le regard du personnage montré. Dire je/il donc et puis, qualifier du point de vue de la durée, de l’aspect et des nuances subjectives, du mode, l’action représentée. On partira ici d’un geste technique que l’on fera voyager parmi d’autres gestes en notant les variations du dire sur les changements montrés du faire13.

Variations sur un gigot mou

6 Lors du sacrifice des animaux en Grèce ancienne, les os longs des cuisses, méria, étaient extraits de la masse musculeuse pour être brûlés en l’honneur des dieux14 et ce, depuis les temps immémoriaux où Prométhée avait pour les humains fondé cet usage15. Le sabot de la bête conservé avec les os du pied, les hommes sont alors en possession d’une sorte de gigot, un gigot mou, au manche facilement repérable sur les images par son extrémité16. En cas de distribution de parts de viande, le tout peut être débité en portions plus réduites dont le traitement est variable : cuisson sur place, réservation pour un usage différé. Ou encore être offert comme part d’honneur, géras, à un personnage choisi pour être par là distingué.

Variation I : Sur le geste et l’objet

7 Ainsi à l’intérieur d’une coupe à figures noires de Salerne (fig. 1) on peut voir un acolyte nu, portant la couronne sacrificielle, cheminer vers la droite, ployé sous l’énorme cuisse, de bovidé donc, qu’il tient à deux mains. Sur son dos pend, depuis l’épaule gauche et jusqu’à terre, la forte masse flasque des viandes de la cuisse, tandis qu’à l’avant, le sabot dépasse largement depuis la cheville la prise de la main droite. Dans l’ensemble de la séquence rituelle du sacrifice, on est ici en transition entre le moment où les os, méria, ont été dégagés et où les viandes vont être traitées. C’est ce passage que présente l’image, avec le transfert spatialement rendu par le traitement des jambes et des pieds montré en mouvement.

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Figure 1

Salerne, Museo 158A, ABV 520.34 (BA 330716). Source : Greco G. et Pontradolfo A. (éds), Fratte, un insediamento etrusco-campano, 1990, p. 196, fig. 313.

8 Sur l’un des revers d’une coupe à yeux à figures rouges de Providence (fig. 2), un acolyte encore, les reins ceints d’un pagne descendant à mi-cuisses, tête couronnée, transporte de la même façon vers la gauche, une cuisse désossée tenue de la seule main gauche, à hauteur d’épaule, au-dessus du sabot. Main droite avec paume ouverte et dirigée vers l’avant, jambes et pieds en mouvement indiquent parallèlement la même transition d’un temps, d’un espace à un autre.

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Figure 2

Providence, Museum of the Rhode Island School of Design, 25.076. ARV2 57.44 (BA 200379) © Museum of the Rhode Island School of Design

Variation II : Construction spatiale

9 Soit donc un gigot mou et le geste de le porter dans une séquence rituelle de transfert. Si le porteur s’immobilise, le geste est montré différemment, comme découpé, isolé de la séquence technique du rituel. Le gigot, d’un format plus réduit, est présenté alors pendant librement en une masse informe, tenu juste au-dessous du sabot, bras mi- tendu. Le rapport du portant au porté n’est évidemment plus le même et la signification du portage a probablement changé. Ainsi sur un lécythe à figures rouges de Londres (fig. 3). Le porteur est un homme barbu et couronné, tourné vers la gauche, enveloppé dans un manteau : du drapé dépassent l’avant-bras et la masse des viandes, le bâton sur lequel le personnage s’appuie. Isolé, le porte-gigot est figé par l’image dans une posture qui confère au geste ainsi isolé des connotations qu’on peut essayer de préciser, tant sur un plan aspectuel que modal dans l’ordre de l’analogie linguistique.

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Figure 3

Londres, British Museum 1928.1-17.60. ARV2 660.68 (BA 207727). © The Trustees of the British Museum

10 Si l’on considère la séquence gestuelle dans son développement, le personnage peut ainsi commencer le geste, donner un gigot par exemple, le terminer, recevoir un gigot ou au contraire faire un geste17, au sens emblématique du terme. Il faut alors entrer dans les nuances de la modalisation, et faire intervenir des composantes d’ordre subjectif dans la forme du dire : jussif, « Prenez un gigot », épidictique18, « Voilà un [beau] gigot [que l’on m’a/qu’on lui a donné] », formules qui pourraient par exemple commenter, entre autres, adéquatement la scène.

11 Deux conséquences s’imposent alors : la polysémie est totale et seule l’intégralité de la séquence d’où est extrait notre personnage peut permettre de saisir le sens de la monstration du gigot. Le spectateur du vase connaît, lui, la/les séquences auxquelles le geste représenté renvoie puisque, isolé par le peintre, le geste du porteur doit faire sens à lui seul. L’interprétation de la scène peut ainsi comporter valablement pour le contemporain de l’image toutes ces nuances, à la fois ou successivement, dans les commentaires qu’il serait susceptible d’en fournir.

12 Ainsi sur un skyphos à figures rouges de Laon (fig. 4a-b), deux personnages sont placés dans un champ continu sur chacune des faces du vase, à la fois en relation possible et isolés dans l’espace graphique ; un jeune homme portant le gigot, un homme barbu arrêté, appuyé sur sa canne. Le jeune homme, bras droit semi-tendu, exécute le geste emblématique du porte-gigot, mais il n’est pas appuyé sur son bâton qu’il tient sur l’épaule gauche. Rien n’indique pourtant qu’il soit vu en déplacement et sur le plan de déroulement séquentiel rien ne permet donc de décider s’il vient de recevoir, ou s’il est en train d’apporter, s’il va donner, l’objet. Sur le plan de la modalisation, les formules pourraient être : « Voici un gigot [que je/qu’il porte à l’homme barbu] », encore :

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« Voici un gigot [que je viens/qu’il vient de recevoir de l’homme barbu] », s’ajoutant à celles possibles pour le lécythe de Londres, où rien ne pouvait transparaître du point de départ ou d’aboutissement de la séquence. Le geste de port-monstration est ainsi affecté d’une forte valeur de déictique relationnel. Si l’on réserve le sens : « Voici un [beau] gigot [que l’on m’a/qu’on lui a donné] », valable pour le barbu de Londres, une autre possibilité au moins se présente. Le barbu de Laon peut être considéré comme un témoin du [beau] spectacle que constitue le jeune porteur (à cause du renvoi à la/les séquences rituelles de base, connues du spectateur du vase), le personnage adulte n’étant plus dès lors le destinataire du geste. Seule la connaissance de l’ensemble peut permettre d’inclure ou non tel de ces éléments du commentaire. Il faut donc, dès ce point, admettre des programmes gestuels s’organisant en séquences ouvertes, des systèmes d’articulations très souples, mais dont la connaissance est absolument nécessaire à l’interprétation du geste isolé par/sur l’image. C’est en fonction de ces programmes que l’imagier sélectionne comme significatif tel geste par rapport à tel autre : ici le geste de transport-monstration par opposition aux autres gestes possibles, en rapport avec la séquence physiquement réalisable par un corps concret.

Figure 4a

Laon, Musée des Beaux-Arts, 37.1034. ARV2 832.32 (BA 212122). © Musée du pays de Laon

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Figure 4b

Laon, Musée des Beaux-Arts, 37.1034. ARV2 832.32 (BA 212122). © Musée du pays de Laon

13 Sur une amphore à figures rouges (fig. 5), un jeune homme, couronné et marchant vers la droite, porte de la main gauche la longue pièce de viande qui descend jusqu’à hauteur de sa cheville. L’ample vêtement drapé dégage l’épaule droite, la main largement ouverte se tend, avec le bras, vers l’arrière, la tête et le regard se tournent dans la même direction. La mise en mouvement replace le geste dans une durée séquentielle autrement suggérée, effet accentué par la mise en contradiction du regard et de la marche. Le geste de port-monstration reste le même, dirigé vers l’avant, mais la tête regardant vers l’arrière situe différemment, dans la forme du dire, et l’aspect et la modalité du geste par rapport à un point situé hors image et à préciser, un point off. L’aspect est proprement ponctuel, aoristique : « Je fais/il fait [actuellement, ici et sans autre considération] le geste de porter/montrer le [beau] gigot, venant d’un point [de la séquence non précisé, off], et allant à un autre, [off aussi] ». Le caractère jussif a disparu, éliminé par le mouvement du corps et de la tête, le déictique est lui maintenu, « En rapport avec le point off, voici le [beau] gigot que je vais porter/viens de recevoir et que je montre ». Pas du tout un instantané donc, mais une construction spatio-gestuelle précise, exigeant pour son interprétation de détail la connaissance globale du/des programmes qui peuvent comporter le port-monstration du gigot. Par l’indication du vêtement drapé librement sur l’épaule, l’imagier restreint les possibilités d’insertion séquentielle et situe le personnage dans la même série d’ensemble que les deux précédents.

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Figure 5

Boston, Museum of Fine Arts, 10.184. ARV2 553.39 (BA 206314). © Museum of Fine Arts

Variation III : Construction corporelle

14 Sur le lécythe à figures rouges d’Agrigente (fig. 6), un jeune homme nu, de longs cheveux flottants sur la nuque et les épaules, s’avance vers la droite. La main gauche est refermée sur le gigot, bras plié dans le geste de la monstration. Le bras droit se tend vers l’arrière, main ouverte, paume de face et pouce en haut. Jambes et bras s’écartent largement de l’axe du corps dénudé, de face, tandis que la tête, de profil, se retourne vers l’arrière. L’ensemble révèle clairement la construction iconique dont le centre d’intérêt s’est déplacé. Le corps dénudé est devenu l’élément fort, focalisateur de l’image, pris entre deux éléments déictiques, tête et bras droit vers la gauche, renvoyant à un point off par rapport à la scène, le geste de port-monstration du gigot exécuté du côté droit. On le voit, ici, le port figé dans sa non durée, totalement emblématisé, vient comme en plus à l’extrémité du corps, comme découpé pour lui- même et rajouté à l’ensemble. Déictique, et renvoyant comme à lui-même d’abord, non pas à un autre personnage inclus dans la séquence, mais à la/les séquences elles-mêmes mises entièrement off, et dont il est le signe gestuel.

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Figure 6

Agrigente, Museo Archeologico 26. ARV2 521.49 (BA 205855). Source : THESCRA I, pl. 30.GR548

15 On comprend peut-être alors pourquoi des objets sans mystère pris séparément mais insolites dans le rapport qu’ils entretiennent, peuvent être tenus par le même personnage. Ainsi sur un médaillon de coupe à figures rouges à Munich (fig. 7) on peut voir le jeune homme, portant couronne et les cheveux flottants sur la nuque très exactement dans la même attitude générale que celui du lécythe d’Agrigente (fig. 6), bras et jambes écartés, main gauche enserrant le manche du gigot avec le geste convenu. La droite se referme sur un cerceau de grande taille et la courte baguette qui sert à le pousser au cours du jeu. La tête tournée vers l’arrière renvoie explicitement par la direction du regard à l’extérieur de la scène dont l’espace est graphiquement circonscrit par une grecque, vers le point off dont l’ensemble dépend. Cette intervention d’un déictique clair interroge la présence des objets. À droite, le gigot, à gauche, le cerceau. Le gigot est indissociable du geste qui le porte, emblématisé avec lui, dans un moment typique de la séquence d’origine. Le cerceau ne renvoie à aucune séquence repérable. Il est simplement introduit par un geste neutre, non séquentialisé. Soit le commentaire : « Ici l’instrument du jeu des adolescents », simple constat de présence. Geste emblématique d’un côté, objet perçu avec son aura de valeurs symboliques de l’autre : la monstration de la part d’honneur du sacrifice, géras, d’un côté est combinée à l’attrait homo-érotique du jeu adolescent, le geste du port s’articulant ainsi à l’objet tenu de l’autre main. Entre les deux et comme sur le lécythe d’Agrigente (fig. 6), le corps est focalisé19 dans sa beauté juvénile : élément de focalisation, le lien de cheville porté à la jambe gauche, signe redondant, le chien précieux à l’arrière de la jambe ornée, avec un collier traité comme le bijou du garçon. Sacrifice, donc, et éros masculin une fois encore combinés sur l’image dans cette

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construction iconique de la gestualité du corps peint, comme tendu entre ces deux domaines de l’imaginaire qui s’y organise.

Figure 7

Munich, Antikensammlungen 2674. ARV2 479.326 (BA 205009). © Wikimedia Commons https://commons.wikimedia.org/wiki/ File:Eromenos_hoop_Staatliche_Antikensammlungen_2674_n2.jpg?uselang=fr

16 Pour un jeune homme nu et couronné sur une coupe à figures rouges de Londres (fig. 8), même attitude d’ensemble, même marche en avant vers la droite dans le cadre circulaire du médaillon avec, du bras gauche, le geste au gigot. Le droit, coude remonté et fléchi, porte une , main refermée sur le montant gauche. Gigot porté et lyre tenue, les deux gestes ne sont pas mis sur le même plan, pris dans un même continuum gestuel. Avant et arrière du même corps inscrits dans des séries séquentielles différentes, la relation chrono-logique de l’une avec l’autre série reste à préciser. Le port-monstration retrouve sa fonction déictique dans toute sa force, soit : « Voici un [beau] gigot », mais il désigne en même temps le porteur comme impliqué dans une/des séries où le transfert de l’instrument de musique est possible. Le cerceau du jeune homme de Munich (fig. 7), était simplement tenu, la lyre de celui de Londres est transportée, prise en effet dans une série autre. Le geste moins emblématique que celui du gigot laisse à préciser la/les insertions possibles en tant qu’instrument d’accompagnement de la voix avec les usages précis et son aura symbolique. Pédagogie du chant, concours, musical, banquet, pourraient aussi bien convenir. Le jeune homme de Munich (fig. 7) était simplement présenté entre cerceau et sacrifice. Le temps de chaque geste de celui de Londres (fig. 8), l’un plus emblématique et l’autre plus fonctionnel, situe son corps entre les deux, l’un étant inchoatif, l’autre résultatif par exemple. Soit : « Voici un [beau] gigot que je viens/il vient de recevoir grâce à une prestation à la lyre », encore : « Voici un [beau] gigot obtenu dans un sacrifice et [grâce

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auquel] je vais/il va chanter dans un banquet ». Un corps, deux gestes, deux séquences : on ne peut faire l’économie de la mise en relation.

Figure 8

Londres, British Museum E 8. ARV2 63.88 (BA 200524). © The Trustees of the British Museum

17 Si le jeune homme nu, portant gigot et lyre, tournait la tête dans le sens opposé à celui de la marche, il serait du même coup retiré de cette position simplement interséquentielle qui caractérise celui de Londres (fig. 8). Resitué avec son corps gestuellement composite, par rapport à un point off auquel renverrait le regard. C’est le cas sur une coupe à figures rouges de Bologne (fig. 9), malheureusement fragmentaire. Le geste de port-monstration dont le détail est perdu, semble sûr, à cause du gigot précisément, tendu vers la droite par la main gauche. Le déictique, – tête tournée vers l’arrière –, situe l’ensemble par rapport à un troisième point de référence. Qui fait sens, qui peut changer le statut de chaque geste, mais dont il faut bien se résoudre à ne rien dire, dans le cadre des contraintes choisies pour l’expérience présente du moins, puisqu’irrémédiablement situé hors-image.

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Figure 9

Bologne, Museo Civico Archeologico 361, ARV2 35.113 (BA 200549). © Bologne, Museo Civico Archeologico

18 Dans ce rapport nouveau, le caractère du geste à la viande peut s’altérer et perdre de son caractère emblématique, être vu dans une autre séquence. Ainsi peut-être sur un médaillon de coupe à figures rouges du Louvre (fig. 10), où le bras droit fléchi au coude, tient un objet poing vers le bas. Le geste de la viande, réduit à un simple port comme pour la lyre de Londres, Bologne et Paris, est en tout cas garanti entre autres par la figuration d’un vase récemment passé sur le marché suisse des antiquités. Sur une amphore à figures rouges (fig. 11), un jeune homme nu et couronné, cheveux flottant sur la nuque, se déplace vivement vers la droite. Il tient de la main droite, bras fléchi mais abaissé le long du corps et sur l’arrière, le manche du gigot dont la masse charnue fait angle avec l’os. L’autre objet porté est malaisé à identifier : une petite lacune empêche d’avoir une représentation exacte du geste et de ce fait, le rapport geste-objet est difficile à établir. Le port du gigot vers le bas est donc attesté par l’image. Mais l’insertion dans une/des séquences n’est pas immédiate, et postuler le caractère sacrificiel de l’objet rond non identifié suppose une homologie entre les deux gestes et le statut des deux objets, ce qui n’est pas donné. Tout dépend du rapport à établir entre l’avant et l’arrière du corps de sa construction gestuelle qui prend sens ailleurs que dans l’espace de l’image. La tête et le regard, clairement déictiques, sont tournés dans le sens inverse de la marche. Ici encore le commentateur – prudent ? – se résoudra au silence.

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Figure 10

Paris, Louvre G 17, ARV2 62.83 (BA 200519). Source : Martine DENOYELLE, Euphronios Peintre à Athènes, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1990, n° cat. 58, p. 226.

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Figure 11

Bâle, Marché, Münzen & Medaillen A.G. Auktion 56, n° 92. Pas dans Beazley. © Dessin de François Lissarrague

Variation IV : Construction séquentielle

19 Revenant au geste de port-monstration à la viande, on le confrontera dans l’image à un deuxième personnage mis en rapport certain avec le porteur. La situation, on va le voir, ne gagne guère en simplicité. Les éléments utiles à l’interprétation sont toujours figés dans le temps aoristique, ponctuel, auquel l’image ne peut échapper et c’est, encore, de l’extérieur de la scène, qu’il faudrait pouvoir reconstituer les séquences gestuelles incluant chaque protagoniste.

20 Deux personnages donc sur une œnochoé à figures rouges de Munich (fig. 12). À droite, le jeune porteur couronné, entièrement nu, tend de la main droite, devant lui, le gigot, bras demi fléchi, presqu’à l’horizontale de l’épaule. Le commentaire pourrait être, sur le geste, le même que dans le cas du barbu solitaire de Londres (fig. 3). Mais à gauche précisément, debout, tourné à droite vers le jeune homme, son équivalent est là : s’appuyant sur son bâton tenu sous l’épaule gauche, un barbu tend à hauteur du gigot son bras droit, que dénude le vêtement drapé, main ouverte, paume vers le haut, dans la direction de son jeune partenaire, pouce relevé. Les possibilités du commentaire se développe à partir de la combinaison des moments pris dans l’une et l’autre séquence gestuelle exécutée par chacun des protagonistes, et des coefficients modaux affectant chaque geste abstrait de la durée. Le barbu, à droite, montre-t-il au spectateur de l’image le porte-gigot en train de [lui] tendre l’objet, ordonne-t-il au jeune homme de le [lui] remettre, ou attend-il que le don ait lieu ? Autant de possibles parmi d’autres pour

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une telle mise en place, que rien, sinon la connaissance de l’ensemble de la/des séquences, ne permet à ce stade d’exclure.

Figure 12

Munich, Antiken Sammlungen 2449. ARV2 507.31 (BA 205693).

F0 E3 Munich, Antiken Sammlungen

21 Sur un cratère à figures rouges de Vienne (fig. 13), le jeune homme nu se tient debout à droite, tenant le grand cerceau des jeux adolescents à la main gauche. Devant lui, l’homme barbu drapé dans son long vêtement, bâton sur l’épaule. Chacun tend un bras dans le geste de port-monstration de la part de viande : la main droite du jeune homme et la gauche du barbu enserrent chacune, l’une au-dessous, l’autre au-dessus, le manche du gigot dont les chairs flasques pendent entre eux, à hauteur de genoux. Investi par la force emblématique la plus grande, le geste est donc redoublé, une fois à gauche, une fois à droite, exactement identique pour les deux partenaires. Impossible à ce stade de décider qui fait quoi, donc de produire un commentaire adéquat, la totalité des deux séquences gestuelles faisant défaut, l’image bloquant éternellement les partenaires dans cette étrange et immobile confrontation. Pour ce pur instant figé hors durée la possibilité de nuances modales est elle-même quasiment nulle, soit : « Il est affirmé ici qu’il y a geste de port-monstration du gigot, également accompli par deux personnages et sur le même objet ». Mais qui porte/montre à qui la part de viande ? À force de poser des questions insolubles, peut-être, et sans l’avoir vraiment voulu, le commentateur d’aujourd’hui aura-t-il acquis un peu d’acuité, – de pertinence ? –, dans le repérage des gestes d’autrui. Et ainsi constaté que sur toutes nos images invariablement, le sabot terminal du manche pointe vers l’extérieur, du côté opposé au jeune porteur. Pour la toute dernière, alors, un commentaire, soit : « Voici (à gauche) le gigot que je/qu’il apporte pour le barbu, voici (à droite) le gigot que m’offre/lui offre le jeune homme ».

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Le don du gigot mou, car c’est bien un don, ne serait pas à double sens, réversible. Il y aurait de ce geste destinateur et destinataire fixes, et, comme tels, repérables. Tous nos jeunes gens seraient l’un, tous nos barbus l’autre, la séquence gestuelle de référence sortant peu à peu de l’ombre du non-montré. Le sacrifice auquel elle semble s’articuler, est par ailleurs en relation avec une performance dans laquelle le jeune homme est impliqué en tant qu’acteur direct, le barbu adulte en tant que bénéficiaire ultime et différé. Performance à laquelle serait liée la production iconique du geste, aux confins du banquet, du concours musical à la lyre et de l’éros des jeunes gens.

Figure 13

Vienne, Kunsthistorisches Museum 1102, ARV2 504.5 (BA 205663). © Photothèque centre Louis Gernet

22 On aura appris, au passage, que tenir un objet en main n’est pas nécessairement faire un geste en rapport avec cet objet, que la transcription graphique ponctuelle dans l’image suppose, hors-image, une continuité en développement. Cette dernière, hors de portée de la représentation graphique, permettant seule pour le contemporain, l’intégration à une séquence connue, donc prévisible et reconnaissable : séquence gestuelle d’abord, programme plus large de gestes organisés ensuite, auxquels les images renvoient, constituant le cadre de l’intelligibilité de chaque geste isolément pris20.

23 Ainsi le contexte iconique d’un personnage, du point de vue de l’ensemble gestuel cohérent où il se trouve inséré, ne sera pas nécessairement constitué par les figurations qui l’entourent. La confrontation d’un geste et d’un ensemble non cohérent avec lui, pourra ainsi à son tour faire sens, à partir de cette hétérogénéité même. La notion de contexte, côté gestes, ne va pas de soi.

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24 Sur le col d’un cratère à figures rouges (fig. 14) par exemple, on peut voir, dans une scène dite de conversation, plusieurs jeunes et adultes différemment impliqués. Au centre de l’image, tourné vers la droite, le barbu appuyé sur le bâton et faisant le geste à la viande attendu, devant un des jeunes gens étroitement drapé, bras y compris dans son vêtement qui l’enveloppe jusqu’aux chevilles. Le barbu devrait avoir été destinataire du port-monstration de viande, or le jeune homme n’en est clairement pas le destinateur gestuel. Quel rapport l’auteur du geste de port peut-il entretenir avec cet ensemble de personnages figurés dans une scène qu’une borne gymnique, à droite, situe explicitement à la palestre ? La relation séquentielle globale entre le geste à la viande et l’ensemble figuré n’est pas donné. Si le geste fait sens avec l’ensemble, comment l’ensemble peut-il faire contexte avec le geste emblématisé ? Rien ne permet ici encore d’en décider, de dire le comment de la mise en rapport.

Figure 14

Ferrare, Museo Nazionale Archeologico di Spina T381, ARV2 589.3 (BA 207139). Source : CVA Ferrara Museo Nazionale 1, pl. 4.2.

Variation V : Sur le geste des êtres mythiques

25 Les dieux mis en image seront donc nécessairement impliqués de l’une ou l’autre façon dans un ensemble gestuel soumis aux exigences qui régissent les humains. Éros pourra ainsi interpréter le geste de transport-monstration du gigot mou et révéler en personne le fond de valeurs homo-érotiques sur lequel est produit dans l’image ce geste typique. On peut ainsi le voir sur un lécythe à figures rouges de Palerme (fig. 15), marchant ailes déployées, vers la droite, mais tête à gauche, le regard renvoyant la scène à un point off, hors du champ de l’image. À la main droite, la pièce de viande dont le sabot pointe vers l’avant. Dire la puissance d’Éros en images peut consister à le rattacher par un geste emblématique parfaitement humain, à la/les séquences où son pouvoir divin se manifeste : ici, il favorise l’obtention de la part d’honneur, géras, sacrificielle.

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Figure 15

Palerme, Collection particulière, (dépôt au musée) (BA 10536). © Photothèque centre Louis Gernet

26 Séquences auxquelles est susceptible de renvoyer le regard déictique. Corollaire : il n’y a pas d’image spécifique du mythe par opposition au « réel » de la « vie quotidienne ». Bien sûr, l’image peut souligner la distance des hommes aux dieux, en marquant par les gestes l’écart des uns aux autres. Au lieu de faire marcher Éros, l’imagier peut, en inversant les procédures caractéristiques de l’humanité, le montrer en vol. Ainsi, sur un askos à figures rouges de Ferrare (fig. 16). Le dieu est pourtant représenté le bras gauche tendu portant/montrant la pièce de viande, situé ainsi quelque part dans une séquence où le geste est possible pour les hommes, et que l’on pourrait préciser grâce à l’objet porté par le dieu de façon homologue, à la main droite, et identifiable probablement comme gâteau de sacrifice.

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Figure 16

Ferrare, Museo Archeologico Nazionale di Spina T 65 D. ARV2 814.99 (BA 210081). © Dessin de François Lissarrague

27 Totalement hors du temps humain, le mythe ne peut se transposer en images que par le biais du système gestuel des hommes du présent réinterprété dans le monde des origines. Sur un vase à figures rouges (fig. 17) aujourd’hui perdu, le vieux est en butte aux , êtres monstrueux ici vus comme des femmes ailées. Le roi aveugle, assis à la table des festins, trapéza, tient son de la main gauche et tend la droite vers les deux monstresses. La plus proche s’éloignant rapidement de la table, tend vers la seconde à gauche sa main droite, répétant le geste du vieux roi. Dans la gauche, bras vers le bas, elle porte le gigot. La seconde porte de façon identique la part de viande dans la main gauche, mais dans la droite elle tient, exécutant le geste paradigmatique de port-monstration, un deuxième gigot. Elle détourne ainsi le geste de sa valeur première de don, niant ainsi que le geste ait lieu, produisant l’équivalent d’une sorte de négation dans l’ordre de l’image. Pour fonder une narrativité, il faut en passer par le geste, sinon aucune relation, aucune grammaticalité ne peut s’exprimer dans l’image prise en elle-même. Ici il est dit que le roi est agressé, non honoré, avec le géras auquel il avait droit.

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Figure 17

Ex Collection Graham VL3 496. © Dessin de François Lissarrague

Variation VI : Sur l’objet seul

28 Dernière opération pour mettre un terme à cette expérience : détachons, du bras qui la porte, la pièce de viande au sabot, pour la placer, sans support interprétable, dans le champ de l’image. Porteur de toutes les valeurs symboliques liées au geste emblématisé le gigot pourra ainsi prendre place dans une séquence articulée à la production du geste, et donc redondant comme signe spatial, ou au contraire figurer dans une scène d’un autre type renvoyant à la/les séquences de base, fortement déictique. Nous aurons obtenu par cette séparation du geste et de l’objet, un indicateur d’espace iconique parfait.

29 Isolé dans un cercle de motifs géométriques sur le médaillon d’une coupe à figures rouges (fig. 18) apparue récemment sur le marché suisse des antiquités, un jeune homme debout. Le bras droit dégagé du long vêtement, main à la hanche, il est tourné à gauche tenant une petite bourse, dans un geste similaire à celui connu pour le gigot, et sans destinataire visible. Devant lui, le pied gauche et le coussin d’un meuble. Dans le champ à la verticale du pied, devant le personnage, est suspendu le gigot, manche tourné vers la gauche à hauteur de tête. La petite bourse contient des astragales, jeu d’osselets qui peut entrer dans le cadre de la cour homoérotique. Chargé de toutes les valeurs symboliques qui le liaient au geste emblématisé, le gigot mis comme en exergue à la scène. Le geste présentant la bourse aux astragales, ici focalisé, est ainsi situé comme en parallèle avec l’autre, celui qui permet d’exhiber la part de viande. L’indicateur d’espace en fonction de déictique rattache la scène aux séquences où il est lui-même manipulé et objet de focalisation.

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Figure 18

Hamburg, Collection privée, Koch-Harnack, op. cit. n° 111 (BA 10134). © Dessin de François Lissarrague

30 Le jeu de renvoi suggère une ultime hypothèse, pour ce qui est des objets sélectionnés par l’image comme indicateurs d’espace. Pourraient être entre autres et plus spécialement mis dans cette position, les objets clairement articulés à un geste, donc à la charge symbolique plus forte à la fois comme objet, et comme renvoyant à ce geste iconique. C’est-à-dire à la/les séquences d’ensemble d’où ils sont, geste et objets, tirés par l’image. Nouveau parcours en tous cas pour l’intelligibilité du gigot, et l’on peut raisonnablement espérer voir se tramer à partir de là d’autres réseaux de signification. Affaire à suivre donc.

31 À retenir pour l’immédiat du moins, cette idée que le geste permet une certaine grammaticalité de l’image dont il détermine la syntaxe, à la condition expresse de construire cette syntaxe dans chaque cas, de ne pas presser le cours de l’analyse. Les conditions mêmes de l’intelligibilité des gestes sur les images, conditions où se trouve placé le commentateur d’aujourd’hui, montrent que leur insertion dans des séquences prévisibles, et toujours ouvertes à la fois, est à peu près assurée. On renouvellera donc en terminant l’hypothèse que le système des gestes, comme produit social homogène est en fait un ensemble combinatoire de séquences, donc, au sens large du terme, un système rituel. Savoir une société c’est ainsi savoir la gesticuler selon les séquences réglées par le rite. Mise en images la gesticulation est ensuite modulée selon le système de valeurs de la société qui la porte. Disons-le, l’image grecque, de rite religieux ou pas, devient du fait de son anthropomorphisme même, fondamentalement rituelle. Plus que simple dispositif iconique, elle met en place, à des fins qu’il faudra définir, les situations dans lesquelles la société grecque se donne à voir, et à reconnaître, ses propres valeurs :

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un véritable « idiome rituel », dans lequel s’impliquent indissolublement, hommes et dieux21.

NOTES

1. Cf. en dernier lieu Gerhard NEUMANN, Gesten und Gebärden in der griechischen Kunst, Berlin, W. de Gruyter, 1965. 2. Voir à ce sujet les remarques que nous faisions dans un essai antérieur dont celui-ci est le prolongement, « Du rituel comme instrumental », dans Marcel DETIENNE, Jean-Pierre VERNANT et al., La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, Gallimard, 1979, p. 167-172. 3. Cf. sur le problème de la notation graphique Bernard KOECHLIN, « À propos de trois systèmes de notation des positions et mouvements du corps humain susceptibles d’intéresser l’ethnologue », Mélanges Haudricourt T. 2. Approche ethnologique, Paris, Klincksieck, 1972, p. 157-184. 4. On pense ici surtout aux travaux de Ray L. BIRDWHISTELL dont l’essentiel est repris dans Kinesis and Context. Essays on Body Motion and Communication, New York, Ballantine Books, 1970, mais aussi à l’importante contribution sur le sens des distances inter-personnelles dans les différentes cultures d’Edward T. HALL, « A system for the Notation of proxemic Behaviour », American Anthropologist 65 (5), p. 1003-1026, par exemple. 5. Le comparatisme est particulièrement efficace dans ce domaine, voir par exemple la présentation de notes comparatives sur la Sardaigne et Naples à partir de ses propres films par Diego CARPITELLA, « Expériences de démokinésique en Italie », Anthropologie de la gestuelle, anthropologie de l’image. Actes du Colloque international CNRS « La pratique de l’anthropologie aujourd’hui », atelier 8, Gestes et Images, Ivry-sur-Seine, Jeune équipe, 1982, p. 83-90. La présente analyse s’appuiera souvent sur les travaux de ce récent colloque désormais cités Anthropologie du geste, anthropologie de l’image. 6. Sur les postures et le rapport à l’espace dans les différentes cultures, cf. Edward T. HALL, The Hidden dimension, New York, Anchor Books, 1966. 7. Pour une classification très utilisée des gestes en rapport avec le plan linguistique cf. Paul EKMAN et Wallace Y. FRIESEN, « The repertoire of Nonverbal Behavior : Categories, Origins, Usage and Coding », Semiotica 1, 1969, p. 49-97. 8. L’aventure est relatée par Kathleen MODROWSKI, « Exercices pratiques : autour du comptoir d’un café », Anthropologie de la gestuelle, anthropologie de l’image, op. cit., 1982, p. 161-162. 9. Pour un répertoire des notions linguistiques utilisées ici, cf. Jean DUBOIS et al., Dictionnaire de Linguistique, Paris, Larousse, 1972. 10. Pour des propositions suggestives sur la combinaison de toutes les techniques de saisie du geste, limitées toutefois aux gestes de travail, cf. Bernard KOECHLIN, « L’ethnotechnologie : une méthode d’approche des gestes de travail des sociétés humaines », Anthropologie de la gestuelle, anthropologie de l’image, op. cit. 1982, p. 13-38. 11. Cf. les films sur la forge et la moisson commentés par leur auteur, Jean-Dominique LAJOUX, « Le marteau et la faucille, essai de comparaison visuelle de gestes de travail », Anthropologie de la gestuelle, anthropologie de l’image, op. cit. p. 69-82. 12. Sur l’opposition face/profil dans le monde grec, cf. Françoise FRONTISI-DUCROUX et Jean-Pierre VERNANT, « Figures de masque en Grèce ancienne », Journal de Psychologie, 1-2, 1983, p. 53-69.

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Sur le jeu face/profil et ses nuances dans l’image de télévision aujourd’hui, cf. Jean-Paul TERRENOIRE, « L’échange des regards comme structuration du rapport au téléspectateur : le cas du journal télévisé », Geste et image 2, 1981, p. 91-101. 13. Les figures analysées ici sont repérées comme suit. Le type du vase porteur de l’image, le style et le lieu de conservation sont précisés dans le texte. Le n° d’inventaire du musée, l’indication du n° d’ordre dans les répertoires de John D. Beazley ou à défaut, dans celui de Frank Brommer, sont reportés en fin de texte dans la table des figures. Abréviations utilisées : ABV : John D. BEAZLEY, Attic Black-figure Vase-painters, Oxford, Clarendon Press, 1956. ARV2 : John D. BEAZLEY, Attic Red-figure Vase-painters, Oxford, Clarendon Press, 19632. VL3 : Frank BROMMER, Vasenlisten zur griechischen Heldensage, Marburg, Elwert, 1973. 14. Pour une analyse d’ensemble des images de la découpe sacrificielle, voir les propositions d’un travail antérieur : « Bêtes grecques », dans Marcel DETIENNE, Jean-Pierre VERNANT et al., La cuisine du sacrifice en pays grec, op. cit., p. 133-157. 15. Sur ce mythe fondateur dans le monde grec voir la magnifique analyse de Jean-Pierre VERNANT dans La cuisine du sacrifice en pays grec, op. cit., p. 37-132. 16. Une conception différente de l’objet et de son utilisation est proposée par mon amie Gundel KOCH-HARNACK dans sa dissertation de l’Université de Hambourg désormais accessible, Knabenliebe und Tiergeschenke, ihre Bedeutung im päderastischen Erziehungssystem Athens, Berlin, Gebrüder Mann, 1983. 17. Cette formule renvoie en français à un comportement particulièrement attendu dans une situation donnée. 18. Le terme beau n’est pas proprement indispensable au commentaire. Nous le proposons […] comme un élément épidictique, ici virtuel, mais souvent présent dans l’image sous la forme de l’inscription peinte, kalos, beau, qui ne renvoie pas nécessairement à tel personnage. Nous donnerons ainsi entre crochets des éléments de commentaire moins indispensables ou simplement possibles à nos yeux. 19. Sur cette notion de focalisation utilisée par les théoriciens de la description, voir par exemple Mieke BAL, « Narration et focalisation », Narratologie, les instances du récit, Paris, Klincksiek, 1977, p. 31-46. 20. Sur cette conception de la culture comme système de modèles d’attente voir Paolo FABBRI, « Considérations sur la proxémique », Langages 10, 1968, p. 65-75. 21. Sur cette notion d’idiome rituel, voir les remarques de Erving GOFFMAN, « La ritualisation de la féminité », Actes de la recherche en sciences sociales 14, 1977, p. 34-50, reprises dans Gender Advertisements, New York, Harper & Row, 1979.

RÉSUMÉS

L’article aborde le paradoxe sur la perception et l’étude des gestes selon les images. Il analyse, plus précisément, une série de vases attiques de la période archaïque et classique montrant le gigot mou, c’est-à-dire la cuisse de l’animal sacrificiel désossée des os longs, mais avec le sabot et les os du pied. L’étude de six variations de ce motif permettent à l’auteur de mettre en valeur la polysémie d’un système de gestes, de la séquence rituelle de transfert jusqu’à son offrande comme part d’honneur, ou même son isolation dans le champ de l’image mettant ainsi le gigot mou en exergue.

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This article uses images to analyze the paradox of gestures, their perception and study. More precisely, it focuses on a series of attic vases of the archaic and classical period depicting a “soft leg”, namely the sacrificial animal’s thigh without the long bones, only with its hoof and the foot’s bone. The paper highlights the polysemie of a system of gestures according to six variations of this motif, beginning with the ritual sequence of transferring and moving to the “soft leg’s” offering as a share of honor, or even its isolation on the background of the image which highlights its presence.

INDEX

Keywords : sacrifice, thigh, gesture, attic vases Mots-clés : sacrifice, cuisse, geste, vases attiques

AUTEUR

JEAN-LOUIS DURAND Jean-Louis Durand (1939-2016) était chercheur au CNRS (UMR 8210 AnHiMA, ancien centre Louis Gernet). Helléniste et anthropologue, il a mené ses travaux notamment sur l’imagerie des vases grecs (rituel, sacrifice etc.) et il a fait du terrain en Tunisie et au Burkina Faso. Grâce à ce double regard il a alimenté la pensée comparatiste dans l’approche anthropologique de la Grèce ancienne dans le cadre de groupes de travail initiés par Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant et ensuite de sa collaboration avec l’africaniste Michel Cartry. Parmi ses publications nous citons ses contributions dans La cuisine du sacrifice en pays grec (édité par Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant en 1979), son ouvrage Sacrifice et labour en Grèce ancienne (1986), ainsi que le volume collectif Architecturer l’invisible. Autels, ligatures, écritures (2009) coédité avec Michel Cartry et Renée Koch-Piettre.

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Pêcheurs : les jeunes hommes et la mer Fishermen: The Ephebes and the Sea

Victoria Sabetai Traduction : Vasiliki Zachari

NOTE DE L’ÉDITEUR

Images Re-vues propose de publier les traductions d’articles écrits dans d’autres langues que le français afin de promouvoir la pensée autour de l’image et des problématiques qui lui sont associées. Nous remercions l’autrice, Victoria Sabetai, d’avoir accepté notre invitation de traduire son article et de le publier dans le présent numéro. Le texte initialement paru en grec (Victoria SABETAI, « Ψαράδες: οι παῖδες και η θάλασσα », dans Eurydice KEFALIDOU et Despoina TSIAFAKI (éd.), Κεραμέως παῖδες. Αντίδωρο στον Καθηγητή Μιχάλη Τιβέριο από τους μαθητές του, Thessalonique, Εταιρεία Ανδρείων Επιστημόνων, 2012, p. 49-60) est ici publié dans une nouvelle version légèrement annotée. La traductrice Vasiliki Zachari souhaite remercier Pierre Ellinger, ainsi que Jean-Noël Allard, Bérénice Gaillemin et Élise Lehoux de leur disponibilité et de leur aide précieuse pour répondre à chaque question linguistique.

Le skyphos

Figure 1

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Skyphos à figures noires, Musée de Thèbes n° 44600, Groupe CHC, face A. © Ministère de la Culture et de l’Athlétisme (Grèce) – Éphorie des Antiquités de Béotie. Caisse des recettes archéologiques/TAP Service.

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Figure 2

Skyphos à figures noires, Musée de Thèbes n° 44600, Groupe CHC, face B. © Ministère de la Culture et de l’Athlétisme (Grèce) – Éphorie des Antiquités de Béotie. Caisse des recettes archéologiques/TAP Service.

1 Le vase fragmentaire présenté ici est porteur d’une scène unique issue de l’univers des pêcheurs. Il s’agit d’un skyphos à figures noires du Groupe CHC1, trouvé dans la tombe T. 250 partiellement fouillée, située dans le cimetière d’Acraiphia2. Il est daté de 500-490 avant J.-C.3 (fig. 1-2). Le dessin est rapide, la couleur minimale et les incisions se bornent à préciser aux seuls détails essentiels. Le skyphos porte deux scènes relatives à l’univers des pêcheurs ; distinctes mais contigües, elles sont aussi liées du point de vue sémantique. Sur la face A, trois pêcheurs sont représentés marchant à grandes enjambées vers la droite (fig. 1). Ils sont vêtus de tuniques courtes, coiffés de bonnets4 et portent sur l’épaule un long bâton (asilla5). Un panier de pêche tressé (spyris) est attaché à chacune des extrémités de leurs bâtons6. Le mouvement uniforme des figures avançant toutes d’un même pas, alignées, indique qu’il s’agit d’un groupe compact. Cette accentuation du caractère collectif de l’activité représentée n’est pas fortuite. Elle est fréquente dans le Groupe CHC, en particulier dans les scènes de danse telles que, par exemple, celles qui figurent sur les autres skyphoi de la tombe T.250. Tous les vases de cette tombe fournissent une visualisation cohérente de l’idéal culturel de l’agôgê des jeunes gens (fig. 3). Bien qu’ils paraissent à première vue identiques, les pêcheurs présentent malgré tout quelques différences : les deux premiers sont des jeunes hommes, tandis que le dernier est d’âge mûr. Même si le peintre est avare de détails, il a souligné la différenciation d’âge en ajoutant une barbe. Sur la face B, un homme se penche, la main tendue, pour accueillir trois jeunes hommes nus figurés les uns à la suite des autres ; les quatre points blancs sur les cheveux du deuxième indiquent la couronne qu’il porte (fig. 2). À l’opposé de la nudité des jeunes hommes, la figure qui leur fait face, à moitié lacunaire, porte une sorte de pagne (perizôma) dont on distingue la bordure au-dessus du genou. La scène dépeint une transaction importante entre les jeunes et l’homme adulte. Elle a été représentée au centre, là où le regard du spectateur

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se focalise, donnant ainsi la clé de l’interprétation de la scène. Le jeune qui est en tête et l’homme qui lui fait face tiennent chacun un panier carré ; le premier le tient incliné pour que son contenu apparaisse - soit trois poissons dont les queues sortent sur le côté - tandis que le panier du deuxième est vide, car il se prépare à recevoir les poissons. Le rapport entre les figures en interaction est souligné par l’inclinaison de leurs torses vers l’avant. Les autres jeunes ne restent pas de simples spectateurs : le deuxième tient dans la main droite la partie inférieure d’un poisson découpé et dans la main gauche, un autre morceau qu’il observe avec attention. Le troisième tend la main gauche vers l’avant, faisant écho à celui qui se trouve devant lui. Tandis qu’il est impossible de savoir s’il tient quelque chose dans l’autre main, il est clair, en revanche, que sont dépeintes à la fois une scène antérieure et une scène postérieure, racontées sur les deux faces du vase : dans l’une, un homme mûr et deux jeunes partent pour la pêche ou en reviennent, et dans la deuxième, trois jeunes hommes nus, l’un d’entre eux couronné, remettent le produit de leurs efforts à un homme ceinturé d’un pagne (perizôma). De la sorte, les deux scènes sont connectées entre elles et forment un ensemble cohérent : elles se réfèrent à l’activité de la pêche d’une classe d’âge particulière, celle des jeunes, effectuée sous l’égide d’un homme d’âge mûr.

Figure 3

Partie des trouvailles dans le tombeau T.250 d’Akraiphie. Α-Γ skyphoi à figures noires du Groupe CHC. Δ1-Δ2 vases en forme de panier. Ε exaleiptron corinthien. ΣΤ skyphos ou coupe skyphoïde portant boutons de fleurs. Ζ fragments de skyphos à figures noires du type Α1. Η agrafe, spirales metalliques pour les cheveux. © Ministère de la Culture et de l’Athlétisme (Grèce) – Éphorie des Antiquités de Béotie. Caisse des recettes archéologiques/TAP Service.

2 Pourquoi la « mission pêche » était-elle si importante, au point d’être figurée sur un vase attique exporté vers une ville béotienne, lacustre, pour accompagner un défunt

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adulte ? Comme nous allons le voir, les scènes de notre skyphos n’illustrent pas simplement la profession de pêcheur, telles des instantanés de la vie quotidienne, mais elles transmettent des messages complexes qui explicitent l’importance de l’éducation des jeunes hommes et leur passage à la vie d’adulte par des exploits collectifs, comme par exemple la chasse maritime. Elles donnent à voir également un idéal, la mêtis des éphèbes censés se montrer astucieux s’ils souhaitent subjuguer les animaux sauvages et les forces de la nature, ici celles de la mer7. La fin de leur apprentissage se marque par une offrande de remerciement aux dieux, auxquels les éphèbes doivent offrir la dîme (dekatê) de leur butin, comme l’exigent les coutumes de la polis.

Les représentations de la pêche, du transport et de la découpe des poissons et leur signification

3 Les scènes où des pêcheurs sont peints sur les vases à figures noires et rouges sont peu fréquentes. Elles apparaissent pour la première fois à la fin de la période archaïque (vers 520 av. J.-C.)8, offrant des versions variées de la pêche, du transport et de la découpe des poissons. Les spécialistes interprètent ces trois « moments » iconographiques comme des épisodes autonomes, pris à l’intérieur de la thématique plus large de la pêche et des domaines qui lui sont associés, s’étant convertis en des sujets artistiques. Ces images ont souvent été utilisées dans l’historiographie comme des sources pour une analyse pragmatique de l’activité de la pêche dans l’Antiquité. Effectivement, les scènes livrent des détails concernant les modalités de la pêche, les outils employés etc. Néanmoins, le but des peintres n’était pas de nous renseigner sur la pêche antique en offrant des représentations anecdotiques, mais bien de créer des récits figuratifs au moyen de narrations variées dont la clé de lecture pouvait se fonder sur la forme, le caractère comique ou idéalisé, etc.

4 Dans cet article, nous soutenons que les scènes de pêche, de transport et de découpage des poissons émanent d’une base sémantique commune faisant référence à l’éducation des jeunes (paides). Des vases recélant des scènes similaires avaient des utilisations profanes et rituelles diverses qui se réfèrent aux principales étapes de la vie et aux aspects de l’identité des citoyens de la cité archaïque. Dans un deuxième temps, nous intègrerons le skyphos d’Akraiphia dans le cercle iconographique de la pêche et nous poserons la question de l’identité des pêcheurs et du destinataire de la pêche.

À la pêche

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Figure 4

Lécythe à figures noires, New York, Metropolitan Museum of Art 56.171.33. D’après J. Boardman, « Herakles at Sea », in Cain, H.-U., Gabelmann, H., and Salzmann, D. (eds.), Festschrift für Nikolaus Himmelmann, Bonn, 1989, pl. 33, nos 4-6.

5 Un lécythe provenant de Sicile (fig. 4) (520 avant J.-C.)9 porte une scène de pêche où les deux pêcheurs sont identifiés à Héraclès et Hermès, à savoir deux personnages mythiques qui incarnent la vigueur physique et l’esprit ingénieux nécessaires à l’homme pour dompter les créatures de la mer. Dans cette scène, Poséidon est représenté tenant le thynnos en tant qu’attribut et poisson emblématique, mais aussi comme victime sacrificielle en son honneur. Les chercheurs reconnaissent presque unanimement le poisson souvent tenu par Poséidon comme un thon bleu et notent que dans les sources écrites, cette association préexiste à celle du dieu accompagné de son autre animal maritime préféré, le dauphin10. Le thon, à l’instar de l’anguille, est une créature aquatique jouant un rôle particulier dans les cultes et les sacrifices11. D’ailleurs, Athénée mentionne que lors des Thynnaia, une fête qui avait lieu à Halai12, le premier thon pêché était offert à Poséidon ; cela signifie qu’il s’agissait d’une espèce de dîme (dekatê) payée au dieu de la mer, rendu ainsi favorable à l’intervention des hommes dans son royaume maritime et remercié pour les moyens de subsistance qu’il leur consentait13.

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Figure 5

Poisson votif en bronze, Sparte, Musée Archéologique 16676. D’après Ricardo OLMOS, Margarita MORENO-CONDE et al., « Animals and Plants », ThesCRA VIII 2 suppl., 2012, p. 423, cat. n° 116a, pl. 50.

6 Une réplique de thon en métal dédiée à Poséidon (inscrite et datée de la fin de la période archaïque)14 (fig. 5) constitue un important témoignage pour comprendre la valeur spécifique du thon. Cette réplique fidèle montre que diverses représentations sur les vases, habituellement considérées comme des images génériques de poissons, étaient reconnues dans l’antiquité comme appartenant à l’espèce du thon, chargée de diverses connotations religieuses et cultuelles. En général, le thon est associé aux représentations de grands poissons, mais d’autres, souvent réalistes, sont de dimensions plus modestes15. La queue crochue - comme celle des poissons de notre skyphos - est caractéristique. L’iconographie de notre vase fait donc très probablement référence à la pêche au thon, une proie que la ruse d’Hermès permettait de piéger et que la force d’Héraclès permettait d’attraper16, comme l’atteste aussi le lécythe provenant de Sicile. Il s’agissait donc d’un exploit qui convenait parfaitement aussi aux éphèbes. En passant à travers diverses épreuves, ceux-ci devaient démontrer qu’ils combinaient à la fois les qualités de l’esprit et du corps pour pouvoir s’intégrer en tant qu’hommes mûrs au sein de la communauté des citoyens. La chasse, activité organisée de caractère éducatif, cultuel et collectif, accomplie sous l’égide de la polis17, constituait une telle épreuve.

7 La pêche est une variante de la chasse. Plus précisément, la pêche au thon constituait un événement social car il s’agissait d’une entreprise collective et spectaculaire, d’échelle majeure et de caractère violent, qui nécessitait esprit collectif, collaboration à plusieurs niveaux, endurance et habileté18. Le groupe de pêche comprenait le thynnoskopos19, qui observait depuis le sommet d’une tour de guet sur la côte (thynnoskopeion) le passage du banc de thons, et les rameurs, qui encerclaient le troupeau avec leurs bateaux, ainsi que les pêcheurs, qui le piégeaient dans des filets spéciaux20. Des textes du IIe et du IIIe siècle de notre ère se réfèrent à la sagesse du thynnoskopos, tandis qu’ils comparent les poissons encerclés à une ville assiégée. Les comparaisons faites entre les hoplites morts héroïquement et les thons sont également remarquables21. Autrement dit, la pêche au thon était aussi une espèce de topos littéraire pour les auteurs, qui y puisaient comparaisons et métaphores afin d’agrémenter leurs textes. Ceci valait également pour les peintres de vases et leur fiction vasculaire22.

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En transportant et en découpant des thons : aspects du sacrifice et de la fête

8 La face A de notre skyphos s’intègre facilement au schéma iconographique des pêcheurs transportant des paniers. La face B, en revanche, avec les jeunes hommes qui offrent un panier avec trois poissons disposés à l’envers23, n’a pas de parallèles. On s’interroge par ailleurs sur l’identité du destinataire portant le perizôma ainsi que sur la raison pour laquelle les jeunes, dont l’un est couronné, sont représentés nus en train de lui offrir des poissons.

9 Nous allons rechercher le fil conducteur de notre interprétation dans un troisième type de scène avec des poissons, que nous rapprocherons implicitement à la remise des poissons sur notre skyphos. Il s’agit de scènes de découpe des thons, dont le protagoniste est un homme portant un perizôma plus ou moins court ; il découpe les poissons sur un billot, souvent en présence d’un deuxième homme ou d’un jeune garçon nu24. Cette formule iconographique est une variante des scènes de découpe de la viande. De ce fait, car elles sont homologues, les séries iconographiques de découpe du poisson et de la viande sont directement comparables25. Par exemple, sur une olpè du Groupe de Léagros (fig. 6) (510-500 avant J.-C)26, on trouve le billot, le tranchoir et le récipient pour recueillir le sang du poisson, dans ce cas un thon ; tandis que dans d’autres scènes, la cuisse de l’animal est plus précisément dépeinte27. En outre, sur une coupe attribuée au P. de Thésée (fig. 7) (505-495 avant J.-C.), des morceaux de poisson sont placés sur le billot, à la façon de morceaux de viande ailleurs représentés28. Les couronnes et les bandelettes portées par les personnages, faisant allusion au contexte festif, sont un dénominateur commun de ces scènes.

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Figure 6

Olpè à figures noires, Berlin, Antikensammlung F 1915, Groupe de Léagros. D’après CVA 7, pl. 36, 2.

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Figure 7

Coupe à figures noires, Malibu, Getty Museum no. 96.AE.96, Peintre de Thésée. D’après Stamatis PHRITZILAS, Ο ζωγράφος του Θησέα. Athènes, 2006, pl. 52.193 (A).

10 Lorsqu’elles apparaissent isolées, il est difficile d’intégrer les scènes de découpe de la viande dans un contexte sémantique plus large où elles font sens. Néanmoins, la présence de ce sujet iconographique dans des scènes narratives complexes de sacrifice – comprenant plusieurs personnages devant l’autel, pilier hermaïque et mageiros – montre que sa représentation isolée devait évoquer ce genre de scènes. Il ne s’agit donc pas de « scènes de boucherie29 ». Par extension, et bien que la découpe du thon ne se retrouve pas exactement dans les scènes de sacrifice à plusieurs personnes – par ailleurs peu fréquentes –, les scènes de découpe de poissons devaient elles aussi être reconnues par le spectateur comme étant liées au sacrifice, au culte et aux fêtes et non avec « le commerce du poisson » ou « la poissonnerie ». Par conséquent, l’homme portant le perizôma en train de découper un thon avec un couteau n’est pas un quelconque poissonnier, mais bien le mageiros, personnage qui jouait un rôle capital dans le rituel du sacrifice30.

11 Les représentations de découpe renvoient à une phase ultérieure du sacrifice, celle de la préparation pour la cuisson des victimes égorgées en vue du partage des viandes entre les participants à la fête. La présence des figures nues et couronnées exaltait le rôle des humains dans le rituel du sacrifice et accentuait le caractère festif de la scène31. Nous identifions l’homme portant le perizôma de notre skyphos au mageiros, protagoniste de la préparation du repas rituel. Il ne figure pas ici en train de découper des thons sur son billot, mais au moment où il les reçoit des mains des éphèbes. Ainsi, la scène fournit à la fois un type iconographique très rare et établit le lien entre les représentations du transport et de la découpe du thon. D’autre part, elle indique que les deux images doivent être comprises dans le contexte de l’éphébie et dans celui des actes rituels et de

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la fête. Les trois poissons reçus par le mageiros correspondent probablement à la dîme (dekatê) de la pêche, rétribution constituée d’un poisson par jeune32. Il est à noter que le chiffre significatif de trois poissons est aussi attesté dans des inscriptions se rapportant au culte héroïque33.

Figure 8

Skyphos à figures noires, Musée de Thèbes n° 44600, Groupe CHC, face B (détail). © Ministère de la Culture et de l’Athlétisme (Grèce) – Éphorie des Antiquités de Béotie. Caisse des recettes archéologiques/TAP Service.

12 L’interprétation de la figure du jeune homme couronné, en train d’examiner un morceau du corps du poisson qu’il tient, est essentielle pour la compréhension de l’image dans son contexte religieux / rituel. L’acte énigmatique qu’il accomplit n’a pas d’équivalent (fig. 8). Le corps des poissons seulement évoqué par le dessin de leur queue, tant dans le panier du premier, que dans la main du deuxième jeune homme, est peut-être une évocation indirecte du sacrifice qui a précédé. Si cela est correct, il s’agirait ici de la représentation de la divination dans le cadre du sacrifice du thon : le jeune homme tiendrait le poisson sans tête d’une main, tandis que de l’autre, il saisirait ses entrailles pour les examiner34. Comme on le sait, cette forme de divination consistait en l’inspection des entrailles de la victime égorgée. Examen préalable, elle avait pour but de vérifier que le sacrifice était favorablement reçu par les dieux et que les présages étaient propices à l’issue future des événements. Si l’examen des entrailles était considéré comme favorable, on l’indiquait avec les mots ‘hierà kalá’ ou ‘sphagia kalá’ et l’avenir ne présageait aucune contrariété35. L’examen des entrailles est devenu un sujet favori de l’imagerie de vases vers la fin du VIe-début du Ve s. av. J.-C., à savoir durant la période de confection de notre skyphos. On le trouve souvent dans les scènes de « départ de guerrier36 » sur les amphores. Sur l’une, élaborée peu de temps avant notre vase et attribuée au P. de Cléophradès37 (510 av. J.-C.) (fig. 9), un hoplite prend part à une scène de « départ ». Il accomplit de façon quasiment identique au pêcheur éphèbe de notre skyphos le geste caractéristique de l’hiéroscopie, c'est-à-dire la main levée vers les yeux et tenant un morceau des entrailles. Par contre, le jeune homme

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couronné de notre skyphos n’est pas un hoplite, mais le membre d’un groupe d’éphèbes qui vient de conduire avec succès une chasse en mer. Pour cette raison, nous pensons que le sacrifice, l’examen divinatoire préalable et l’offrande de la dîme, doivent être interprétés comme s’intégrant à la fête célébrant l’éducation des éphèbes et marquant leur passage à la vie adulte et leur intégration au corps des citoyens.

Figure 9

Amphore à figures rouges, Würzburg, Martin von Wagner-Museum HA 120, Peintre de Cléophradès. D’après CVA 2, pl. 8.1.

13 L’acte du jeune homme pourrait également être interprété comme la consommation rituelle du poisson traité, les sources écrites mentionnant aussi des offrandes sacrificielles de thons salés. Dans ce cas, le sacrifice du poisson devrait être conçu comme une offrande de nourriture, à savoir comme un cadeau qui souligne le besoin de l’homme de communiquer avec la divinité38.

14 Représenter seulement la partie inférieure des poissons renverrait alors au fait qu’ils sont acéphales dans la mesure où ils auraient déjà été nettoyés. Si le peintre avait rendu la partie supérieure de leur corps sans la tête, le spectateur aurait eu des difficultés à comprendre qu’il s’agissait de poissons. Il est à noter que l’analyse des débris de poissons migratoires, comme les thons, provenant de sanctuaires, a montré qu’ils arrivaient déjà nettoyés et préparés afin d’être cuisinés et consommés lors des repas festifs39.

15 En conclusion, l’iconographie de notre skyphos ne se réfère pas à des instantanés de la vie quotidienne, ni à n’importe quelle sorte d’achat, de vente ou de remise de marchandise. En tant que sujet artistique, elle se réfère à la cérémonie de passage qui est envisagée comme une chasse éphébique initiatique immédiatement suivie d’une célébration rituelle. Ceci explique le recours à certaines associations, telle que la

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différenciation d’âge (adulte / jeunes) et de vêtements (port de vêtements / nudité rituelle, couronnement) tout comme la mise en exergue de gestes spécifiques (hiéroscopie ou consommation rituelle, remise et réception des victimes)40. De façon succincte, la combinaison des phases de la chasse maritime « emboîte » des moments successifs, afin de permettre leur visualisation globale sur l’espace du vase41.

Questions d’interprétation et de méthode

16 Des questions plus précises s’ouvrent suite aux interprétations qui viennent d’être présentées. Si notre scène est à comprendre dans un contexte rituel, comment interpréter l’absence d’autel ou de pilier hermaïque habituellement associés aux scènes sacrificielles ? Et pourquoi seul l’un des jeunes est-il représenté couronné ? La réponse passe par une révision du sens des scènes sacrificielles et par un questionnement méthodologique plus ample portant sur la nature et la fonction des vases décorés.

17 D’après les spécialistes de l’iconographie du sacrifice, il est admis que les scènes isolées et décontextualisées de découpe des victimes égorgées ne représentent pas de scènes profanes. Néanmoins, d’autres cercles d’antiquisants, minoritaires, continuent à les aborder comme de pures représentations d’instantanés de la vie quotidienne42. Jean- Louis Durand a soutenu le premier que le contexte de signification des scènes isolées de découpe des animaux est celui du sacrifice sanglant en contexte rituel. Il a également intégré les scènes de découpe des thons dans le même contexte, puisqu’elles suivent le même schéma iconographique que les scènes de découpe de la viande et qu’elles appartiennent ainsi au même champ sémantique43. À l’inverse, selon Brian Sparkes, les scènes de découpe ne doivent pas être mises en relation avec l’iconographie du sacrifice mais plutôt avec un cycle des scènes de la vie quotidienne, datant de la période archaïque tardive et représentant des bouchers, des athlètes, des artisans, etc.44 Il appuie son argumentation sur le fait que les scènes isolées et décontextualisées de découpe de la viande ne contiennent aucun signe d’un espace sacré, en l’occurrence ni autels, ni colonnes, ni piliers hermaïques. En outre, au sein de certaines scènes « de boucherie », il note la présence de chiens, un élément iconographique qui serait d’après lui incompatible avec les représentations de sacrifice45.

18 Cependant, cette théorie ne tient pas compte de l’association des conventions iconographiques, telle la nudité des jeunes de la face B qui les assimile à des éphèbes, les couronnes qui connotent la fête, tout comme le fait que le pêcheur soit parfois remplacé par un satyre46, créature imaginaire. La présence du satyre montre que les éléments de la fabrication de l’image ont été puisés dans l’expérience de la pêche et dans le domaine de l’imaginaire. Le résultat est une construction artistique qui vise à créer une composition figurative commentant la vie quotidienne plutôt que d’en retracer et d’en inventorier les étapes. Par conséquent, les images de vases ne sont pas seulement des sources « passives » où nous pourrions puiser des « données dures » pour une analyse pragmatique, mais des œuvres ayant une logique propre, soumises à des conventions artistiques variées et mises au service « actif » d’objectifs qui restent à analyser. De cette façon, les chiens ne sont pas introduits dans la composition parce qu’ils fréquentent les boucheries, mais pour codifier la représentation en associant l’homme à son rôle de chasseur ou de citoyen ; ils partagent aussi l’iconographie des guerriers en train de faire l’hiéroscopie, ainsi que dans quelques scènes mythologiques de sacrifice47. Nous ne pouvons donc pas accepter un cadre interprétatif de

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« quotidienneté » pour les scènes de notre skyphos. Si, malgré cela, nous avions proposé une explication de type anecdotique et soutenu qu’un instantané de la vie professionnelle du pêcheur était figuré sur la face B, c’est-à-dire un acte commercial entre pêcheurs et client, nous aurions négligé les codes de la différenciation de l’âge et des vêtements des figures, le nombre des poissons offerts, et la collectivité mise en valeur dans les représentations de notre skyphos. Ajoutons que les scènes figurant des clients « à la boucherie / poissonnerie » n’existent pas, excepté dans le cas d’un exemple caricatural de Campanie48, et qui n’est ainsi pas directement comparable.

19 Le rapprochement avec des textes de nature, périodes et objectifs différents, se référant à la pêche dans des contextes variés, surtout profanes, a également contribué au classement des représentations de découpe du poisson parmi les scènes de la vie quotidienne, dites « à la poissonnerie »49. Cependant, la littérature abordant la thématique de la pêche ne s’accorde pas avec les images des vases car elle ne concerne pas toujours les thons. En outre, la liaison directe des peintures de vases avec des sources écrites variées introduit en réalité un élément externe à la recherche, qui devrait commencer par une analyse interne de la série iconographique des pêcheurs avant de tenter des rapprochements avec d’autres supports artistiques se référant à l’univers de la mer, comme la littérature, la poésie, les inscriptions, les monnaies50 etc., soumises à d’autres conventions.

20 Le poisson est à la fois un symbole et un motif littéraire à caractère varié, présent dans toutes sortes de textes anciens, eux-mêmes à analyser comme des constructions artistiques propres à un contexte avant de les aligner avec le matériel iconographique. Ni les textes, ni les images des vases ne retracent de manière simple et univoque la vie quotidienne ; ils s’expriment à travers un langage artistique devant être compris selon leurs propres termes. Les conventions artistiques qui les régissent sont élaborées selon la période, les objectifs de l’écrivain / du peintre et la tradition littéraire / artisanale à laquelle participe aussi leur public51. Tandis que les textes dans un contexte profane associent le poisson à la nourriture, les données archéologiques soulignent son rôle dans la religion et le culte52. Afin de comprendre quelle sorte de message voulait transmettre la céramique qui la représente, il faut d’abord s’interroger sur les objectifs portés par la thématique des éphèbes pêcheurs puis sur le genre d’audience à laquelle elle s’adressait. Revenant aux représentations de découpe de poissons, on ne se demandera donc pas si elles se réfèrent de manière anecdotique à la vie quotidienne, mais comment elles sont liées à l’iconographie de l’offrande sacrificielle et de la fête, c'est-à-dire aux manifestations de la vie à caractère social et religieux. Avant de recourir aux textes, nous cherchons donc à comprendre le sens des scènes à pêcheurs en les intégrant à la série iconographique à laquelle elles appartiennent.

La pêche au thon comme exploit et fête des éphèbes

21 Comme nous l’avons mentionné, les chercheurs qui classent les scènes isolées de découpe de la viande / du poisson dans le dossier iconographique de ladite « vie quotidienne » s’appuient sur le fait qu’elles n’incluent ni autels, ni piliers hermaïques. En effet, l’absence de ces éléments ne permet pas de les identifier directement comme des représentations de sacrifice, sauf si elles sont considérées comme des parties de compositions plus développées, aisément reconnaissables par le spectateur. On pourrait néanmoins objecter que ces extraits figuratifs ont évolué en scènes

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indépendantes sans connotations sacrificielles évidentes pour l’œil moderne. Quoi qu’il en soit, en figurant l’offrande de la dîme (dekatê) du thon en relation avec un acte rituel (la hiéroscopie ou la manducation rituelle), le peintre de notre skyphos a bien indiqué le contexte religieux / rituel auquel il voulait que le spectateur associe sa représentation. Pourtant, il n’a pas figuré non plus d’autel ou de pilier hermaïque. Ne visant pas à créer une scène typique de sacrifice, mais plutôt à faire de la pêche au thon un exploit des éphèbes dans une ambiance de fête, le peintre et plusieurs de ses contemporains auraient sciemment omis d’intégrer à leur composition les signes de l’espace sacré. Cet exploit était le fruit d’une procédure éducative qui visait à mettre à l’épreuve le pais et à forger son identité masculine, tandis qu’elle était validée par l’intégration du jeune homme dans le corps des citoyens à l’occasion de diverses festivités. Celles-ci marquaient l’issue favorable de l’épreuve et, par voie de conséquence, de son adolescence. Sur le skyphos d’Akraphia, l’accent est mis sur les protagonistes de l’action - les adolescents qui partent et reviennent en groupe – et sur l’issue heureuse de la chasse en mer53 - le jeune homme couronné et la dîme (dekatê) en train d’être remise. L’accent est aussi mis sur leur éducateur, le pêcheur barbu de la face A qui est identifiable au thynnoskopos, le maître de l’entreprise. Cette interprétation est confortée par une épigramme gravée sur la base d’une statue de vainqueur aux jeux olympiques, dans laquelle est mentionné l’exploit du transport rapide de poissons avec des asilla d’Argos à Tégée, c’est-à-dire à une distance de 40 km54. Dans certaines cités, la course sur une longue distance et chargée de poissons devait être considérée comme un exploit digne de mémoire, à graver sur la pierre : elle constituait une sorte d’épreuve d’adolescence. En contemplant la représentation avec les pêcheurs avançant chargés à pas rapide55, le possesseur béotien de notre skyphos se rappelait peut-être aussi l’importante distance qui sépare Akraiphia de son port (Anthedôn). La scène avec les poissons peinte sur la face B était elle aussi appropriée à la région, en Béotie, où la pêche jouait un rôle central dans l’économie et le sacrifice des anguilles était une pratique cultuelle commune56.

22 Le sujet de notre skyphos est celui de jeunes hommes qui, en tant que chasseurs maritimes accomplis, célèbrent la fin heureuse de leur éducation à l’adolescence. Les références figuratives à l’acte rituel du jeune homme couronné, à l’offrande de la dîme (dekatê) et au personnage du mageiros, établissent les signes du contexte festif de la scène, laquelle n’est pas comparable à un cliché photographique, s’agissant d’une conception artistique complexe57. Comme Sarah Peirce l’a soutenu, l’offrande sacrificielle était un sujet iconographique à caractère de présage favorable et fonctionnait comme une métaphore figurative, signifiant la fête, le festin ainsi que le don, l’honneur rendu et la grâce58. Ce genre de scènes convenait au décor des vases à boire luxueux destinés aux éphèbes commémorant l’achèvement heureux d’une étape de la vie. En second lieu, ils étaient destinés aussi aux morts prématurés, exprimant la tragédie des idéaux sociaux inaccomplis. La présence d’un seul jeune homme couronné59 sur notre vase désigne peut-être que cette figure fonctionnait comme modèle, auquel pourrait s’identifier celui qui recevait en cadeau un tel skyphos. Les hommes, alors, se trouvaient au centre de gravité visible des images de notre vase, tandis que les dieux demeuraient invisibles.

23 Le sens d’un passage indiqué par l’image est également souligné par les sphinges, élément structurel de l’iconographie des skyphoi CHC. En tant que créatures hybrides, elles conjuguent des catégories ontologiques distinctes60. Le rapport particulier des

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skyphoi de la période archaïque tardive avec l’iconographie du sacrifice, de l’éphébie et plus généralement de la fête a déjà été relevé61. En dehors des tombes, les skyphoi CHC étaient aussi consacrés dans les sanctuaires62, ce qui explique leur utilisation à la fois pour la mort et durant la vie.

24 Ces observations concernent la sociologie du vase décoré : ce dernier est utilisé dans des milieux divers, en mettant en avant des valeurs primordiales et des éléments de l’identité civique archaïque, telle que l’agôgê des jeunes. Ainsi, les vases « historiés » ne sont pas des sources neutres et passives d’où l’on pourrait extraire des éléments de la « vie réelle », mais des œuvres qui ont leur dynamique propre et transmettent des messages culturels complexes. Ils ne reflètent pas simplement la société mais ils la construisent, l’interprètent et parfois s’en moquent d’elle. Autrement dit, les vases figurés étaient autant un moyen de réfléchir sur le monde que sur soi-même63.

Conclusions

25 Nous considérons que le skyphos d’Akraiphia sert de trait d’union entre les scènes de transport et de découpe des poissons et implique que ces actions n’étaient pas considérées comme indépendantes l’une de l’autre. Elles n’avaient pas un caractère profane mais renvoyaient à deux phases d’une même activité cynégétique qui visait à l’intégration des éphèbes dans la communauté des citoyens à travers une série d’épreuves à caractère éducatif. L’objectif du peintre n’était pas de représenter une scène d’offrande sacrificielle ou un rituel de passage éphébique, mais bien de commenter l’issue heureuse de l’agôgê des jeunes, également figurée à travers l’imagerie de la pêche au thon et de la fête qui l’accompagnait64. Le sens éphébique du contenu de cette imagerie est en même temps chargé d’allusions rituelles et religieuses, ces fêtes ayant eu un caractère mixte, privé et public, profane et religieux65.

26 Si nous ouvrons notre éventail interprétatif dans cette direction, nous pouvons mieux comprendre autant les scènes de pêcheurs que la présence d’éphèbes dans d’autres scènes de la vie dite « quotidienne ». À propos des premières, il vaut la peine d’analyser le « langage » figuratif de certains peintres, comme le P. de Pan, qui représente des hommes mûrs aux côtés de jeunes pêcheurs et de chasseurs dans des scènes à nuances humoristiques66. En ce qui concerne les secondes, Hermann Pflug a déjà indiqué la relation entre les scènes d’activité artisanale avec éphèbes et le contexte de l’agôgê des jeunes hommes67.

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Figure 10

Coupe à figures rouges, Copenhague, Thorvaldsen Museum 105, Onésimos (BAPD 203386). D’après Maria Pipili, « Wearing an Other Hat: Workmen in Town and Country », dans Beth Cohen (éd.), Not the Classical Ideal: Athens and the Construction of the Other in Greek Art, Leiden, Brill, 2000, p. 171, fig. 6.8.

27 Une coupe « énigmatique » (fig. 10) représentant un jeune pêcheur portant asilla et paniers est à ce sujet particulièrement intéressante. Le pêcheur est également désigné comme bel athlète par le paquetage athlétique suspendu dans le champ de l’image et par l’inscription KALOS68. Les signes, a priori étrangers entre eux, sont caractéristiques de l’univers de la mer et de l’athlétisme et visent à l’expression de l’idéal de l’éphèbe en tant que chasseur maritime et athlète. L’idéal culturel de l’agôgê des jeunes avait une forme précise dans l’imaginaire de la période archaïque. Il prenait une forme figurative en se fondant sur les schémas iconographiques de la chasse et de l’homosexualité. Cette thématique était également porteuse de connotations aristocratiques, ce qui explique à la fois son déclin sous la démocratie, mais aussi sa diffusion en Béotie qui avait conservé une organisation politique oligarchique jusqu’au IVe s. av. J.-C.69. Les idéaux de l’agôgê cynégétique n’ont alors pas seulement une signification anthropologique et culturelle, mais aussi une dimension historico-politique particulière dans cette région.

28 Concernant plus précisément les propriétaires Akraiphiens de notre skyphos, ils auraient probablement considéré les scènes du vase comme une référence à la réussite d’une épreuve de qualité éphébique sous la forme de la chasse aquatique. La pêche dans le lac Copaïs, les expéditions de pêche au thon dans le golfe Eubéen et les fêtes liées à ces activités faisaient sans doute partie des références culturelles communes des personnes qui ont acheté ou reçu en cadeau ce skyphos.

29 Les autres skyphoi de la tombe T.250 s’inscrivent dans un contexte idéologique commun puisqu’ils sont aussi décorés d’un répertoire lié à l’agôgê de jeunes, à savoir des scènes pédérastiques et des danses de filles70. La question de l’identité du défunt ayant reçu des vases portant une telle iconographie aurait bénéficié d’une analyse ostéologique.

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Cependant, le squelette préservé en bon état, les épingles à cheveux en métal71 et les vases peints en utilisation secondaire reçus pour ses funérailles témoignent de son jeune âge. Le mort prématuré appartient à une classe d’âge et à une catégorie socio- culturelle particulière ; il devient l’objet de manipulations diverses selon la période et la région en Grèce antique. Bien que la sépulture n’ait pas été complètement fouillée, l’absence de figurines dans la sépulture montre peut-être que l'individu décédé est de sexe masculin. Les skyphoi qui lui ont été offerts combinent des sujets masculins et féminins, révélant qu’une iconographie relative à l’éducation des jeunes des deux sexes était aussi appropriée pour les hommes.

BIBLIOGRAPHIE

Abréviations

ABV : Beazley J. D., Attic Black-figure Vase-painters, Oxford, Clarendon Press, 1956

ARV2 : Beazley J. D., Attic Red-Figure Vase-Painters, 2, Oxford, Clarendon Press, 1963.

BAPD : The Beazley Archive en ligne (http://www.beazley.ox.ac.uk/index.htm)

CVA : Corpus Vasorum Antiquorum

Para : Beazley J. D., Paralipomena. Addition to Attic Black-Figure Vase-Painters and to Attic Red- Figure Vase-Painters, Oxford, Clarendon Press, 1971.

ANNEXES

Appendix : les autres vases de la tombe T.250 (fig. 3) Trois skyphoi du Groupe CHC : deux présentent une scène de danse cyclique de femmes, aulète et sphinges sur les deux faces. Le troisième skyphos porte une sphinge et une figure dansante72. Un skyphos du type A2 (couple homoérotique d’hommes)73. Un skyphos ou une coupe skyphoïde (chaîne de palmettes)74. Un exaleiptron corinthien. Trois pyxides calathoides (chaîne de boutons et languettes)75.

NOTES

1. N° d’inv. 44600. Catégorie du Héron, Groupe CHC (sous-catégorie C2). ABV 617-623. Para 306-307. CVA Athènes, Musée Archéologique 4, p. 52-63 (M. Pipili). 2. Ndt : Ancienne ville en Béotie, près du sanctuaire d’Apollon à Ptoïon. 3. Victoria SABETAI, AD 51, Chroniques B1 1996 [2001] p. 272-275, des. 7 : tombe à fosse couverte des grandes dalles, dont la moitié se trouve sous l’autoroute (avec la plupart du squelette). Fouille menée par Olia Peperaki. D’autres trouvailles : vases, spirales en métal pour les cheveux, agrafe, lame, clous (à paraitre).

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4. Maria PIPILI, « Wearing an Other Hat: Workmen in Town and Country », dans Beth COHEN (éd.), Not the Classical Ideal: Athens and the Construction of the Other in Greek Art, Leiden, Brill, 2000, p. 153-179. 5. Ndt : Bâton pour porter deux seaux en équilibre sur l’épaule. 6. CHATZEDEMETRIOU, « Η αλιεία και τα προϊόντα της στην εικονογραφία και τις φιλολογικές πηγές των αρχαϊκών και κλασικών χρόνων », dans Dimitris DIMITROPOULOS et Eudokia OLYMPITOU (éd.), Ψαρεύοντας στις ελληνικές θάλασσες : από τις μαρτυρίες του παρελθόντος στη σύγχρονη πραγματικότητα, Athènes, Ινστιτούτο Νεοελληνικών Ερευνών / Εθνικό Ίδρυμα Ερευνών, 2010, p. 37. 7. Mêtis des créatures marines : Marcel DETIENNE et Jean-Pierre VERNANT, Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Maspero, 1974, p. 32-57. Natacha LUBTCHANSKY, « Le pêcheur et la mêtis. Pêche et statut social en Italie centrale à l’époque archaïque », MÉFRA 110, 1998, p. 111-146. 8. Athena CHATZEDEMETRIOU, Παραστάσεις εργαστηρίων και εμπορίου στην εικονογραφία των αρχαïκών και κλασικών χρόνων, Athènes, TAPA, 2005, p. 124-127. Sur les pêcheurs dans l’Antiquité voir à titre indicatif : Cristina RAVARA MONTEBELLI, Halieutica. Pescatori nel mondo antico, Pesaro, Museo della marineria Washington Patrignani, 2009. 9. Athena CHATZEDEMETRIOU, « Η αλιεία και τα προϊόντα της », op. cit., fig. 10. BAPD 13789. 10. Alan H. SHAPIRO, « and the Tuna », AntCl 58, 1989, p. 40-41. 11. Parce qu’ils saignaient : Jean-Louis DURAND, « Figurativo e processo rituale », DialArch 1, 1979, p. 27-29. Le sang de l’animal sacrifié faisait partie de la part divine : Gunnel EKROTH, «Blood on the altars?», AntK 48, 2005, p. 10-11. Néanmoins, il n’était pas possible d’effectuer le sacrifice de poissons de la même manière que pour les animaux, puisqu’ils ne vivent pas en dehors de l’eau ; il faut, ainsi, les considérer comme des offrandes de nourriture. Les mots θύειν (sacrifier) et θυσία (sacrifice) ont un champ sémantique large, qui inclut les sens de l’offrande et du repas/banquet cultuel. Gunnel EKROTH, Τhe Sacrificial Rituals of Greek Hero-cults in the Archaic to the Early Hellenistic Periods, Kernos Suppl. 12, 2002, Liège, p. 287-301. « » de poissons salés : Athénée, Deipnosophistes 7, 297E-298A. Le poisson dans le culte : Gunnel EKROTH, Τhe Sacrificial Rituals, op. cit., p. 178-179. Dimitra MYLONA, Fish-eating in Greece from the Fifth Century B.C. to the Seventh Century A.D.: A Story of Impoverished Fishermen or Luxurious Fish Banquets? Oxford, Archaeopress, 2008, p. 91-99. Daniela LEFÈVRE-NOVARO, « Les sacrifices de poissons dans les sanctuaires grecs de l’Âge du Fer », Kernos 23, 2010, p. 40-41. Noëlle ICARD et Pascale LINANT DE BELLEFONDS, « Pêche », ThesCRA VI, 2012, p. 379-387. Romina CARBONI, « Unusual Sacrificial Victims: Fish and Their Value in the Context of Sacrifices », dans Patricia A. JOHNSTON, Attilio MASTROCINQUE et Sophia PAPAIOANNOU (éd.), Animals in Greek and Roman Religion and . Proceedings of the Symposium Grumentinum Grumento Nova (Potenza) 5-7 June 2013, Newcastle upon Tyne, 2016, p. 255-279. Romina CARBONI, « Sacrifici non cruenti. Alcune considerazioni sulle offerte di pesci nel linguaggio religioso del mondo Greco », Scienze dell’Antichità 23.3, 2017, p. 207-220 . Sacrifice d’anguille (en Béotie) : CHANIOTIS, « Ritual Dynamics: The Boiotian Festival of the Daidala », dans Herman F.J. HORSTMANSHOFF et al. (éd.), Kykeon. Studies in Honour of H. S. Versnel, Leiden, 2002, p. 42. 12. Ndt : Ancienne ville en Attique au bord de la mer. 13. Athénée, Deipnosophistes 7, 297E (θύειν τῷ θεῷ τὸν πρῶτον ἁλόντα θύννον). 14. Provenant de l’Amyklaion, il a été trouvé dans le voisinage du sanctuaire d’Apollon Amyklaios : Ephraim LYTLE, Marine Fisheries and the Ancient Greek Economy, (Diss, Duke University), 2006, p. 72, 380, fig. 20, fig. 21 (période contemporaine) ; Ricardo OLMOS, Margarita MORENO-CONDE et al., « Animals and Plants », ThesCRA VIII 2 suppl., 2012, p. 423, cat. n° 116a, pl. 50. 15. Alan H. SHAPIRO, « Poseidon and the Tuna », op. cit., p. 34, pl. I, fig. 2. 16. Ephraim LYTLE, Marine Fisheries, op. cit., p. 37-145.

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17. Alain SCHNAPP, « Das Bild der Jugend in der griechischen Polis », dans Giovanni LEVI et Jean- Claude SCHMITT (éd.), Geschichte der Jugend I. Von der Antike bis zum Absolutismus, Frankfurt, S. Fischer, 1996, p. 21-69. Alain SCHNAPP, Le chasseur et la cité : chasse et érotique en Grèce ancienne, Paris, Albin Michel, 1997. Judith M. BARRINGER, The Ηunt in Ancient Greece, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2001. 18. Ephraim LYTLE, Marine Fisheries, op. cit., p. 37-68. La pêche comme école de sagesse : Natacha LUBTCHANSKY, « Le pêcheur et la mêtis », op. cit. Natacha LUBTCHANSKY, « L’océan et l’au-delà : sur quelques figurations symboliques de l’eau en Etrurie », dans Anne-Marie GUIMIER-SORBETS (éd.), L’eau. Enjeux, usages et représentations, Paris, de Boccard, 2008, p. 327-328. 19. Ndt : θυννοσκόπος = qui guette les thons (Bailly). 20. Voir la note 55 ci-dessous. Le thon migre en groupe en abordant aussi les côtes. La pêche au thon était laborieuse : Thomas W. GALLANT, A Fisherman's Tale. Gent, CFBG, 1985, p. 53. Dimitra MYLONA, Fish-eating, op. cit., p. 43-49. 21. Giuseppe MASTROMARCO, « La pesca del tonno nella Grecia antica: dalla realtà quotidiana alla metafora poetica », Rivista di Cultura Classica e Medioevale 1-2, 1998, p. 229-236, 231, 235-236. Enrique García VARGAS et David FLORIDO DEL CORRAL, « The Origin and Development of Tuna Fishing Nets (Almadrabas) », dans Tønnes BEKKER-NIELSEN et Darío Bernal CASASOLA (éd.), Ancient Nets and Fishing Gear. Cádiz, Universidad de Cádiz, 2010, p. 204-227, (surt. 211-213). Thynnoskopos dans la période classique : Aristophane, Les Cavaliers, 312. 22. Sur les connotations conceptuelles du poisson dans les textes et son rôle dans une littérature de la volupté : Giuseppe MASTROMARCO, « La pesca del tonno », op. cit. Une fabrication d’image poétique semblable véhiculée par la métaphore est également constatée dans d’autres groupes de scènes de la « vie quotidienne », comme par exemple les scènes à la fontaine qui exaltent les qualités de la jeune fille idéale (Victoria SABETAI, « The Poetics of Maidenhood: Visual Constructs of Womanhood in Vase-Painting », dans Stefan SCHMIDT et John H. OAKLEY (éd.), Hermeneutik der Bilder-Beiträge zu Ikonographie und Interpretation griechischer Vasenmalerei, CVA Beih. IV. München, C.H. Beck, 2009, p. 103-114) et du sacrifice, contenant les sens de la fête et de l’éloge (Sarah PEIRCE, « Death, Revelry, and Thysia », ClAnt 12, 1993, p. 219-266). 23. Voir Para 150. Athena CHATZEDEMETRIOU, « Η αλιεία και τα προϊόντα της », op. cit., fig. 12-13. 24. Jörg GEBAUER, Pompe und Thysia. Attische Tieropferdarstellungen auf schwarz- und rotfigurigen Vasen. Münster, Ugarit, 2002, p. 338-339. Athena CHATZEDEMETRIOU, « Η αλιεία και τα προϊόντα της », op. cit., fig. 15-16. 25. Jörg GEBAUER, Pompe und Thysia, op. cit., p. 322-323. Athena CHATZEDEMETRIOU, Παραστάσεις εργαστηρίων και εμπορίου, op. cit., p. 124. 26. ABV 377.247. Athena CHATZEDEMETRIOU, « Η αλιεία και τα προϊόντα της », op. cit., p. 39, note 54, fig. 15. 27. Folkert T. VAN STRATEN, Hierà Kalá. Images of Animal Sacrifice in Archaic and Classical Greece, Leiden, Brill, 1995, p. 233-234, n° cat. V213, fig. 157. Récipient : Gunnel EKROTH, «Blood on the altars?», op. cit., p. 14-19. 28. Stamatis PHRITZILAS, Ο ζωγράφος του Θησέα. Athènes, Η εν Αθήναις Αρχαιολογική Εταιρεία, 2006, p. 102-104, pl. 52, n° cat. 193. 29. Sarah PEIRCE, « Death, Revelry, and Thysia », op. cit., p. 234-240. Jörg GEBAUER, Pompe und Thysia, op. cit., p. 340-341. À propos de deux cratères mycéniens qui représentent un homme, le couteau à la main et tenant un poisson face à une structure ressemblant à un autel représenté de manière schématique – vraisemblablement une scène de sacrifice de poisson –, voir : Susan LANGDON, « The Return of the Horse-Leader », AJA 93, 1989, p. 189-201. Au sujet d’une femme offrant poisson à une déesse sur des vases de la période archaïque issus de l’Idaion Antron voir : Kalliopi GALANAKI, «Χάλκινες ανάγλυφες ομφαλωτές φιάλες της πρώιμης αρχαϊκής περιόδου από το Ιδαίο Άντρο»,

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dans Eirini GABRILAKI, et Yannis Z. TZIFOPOULOS (éd.), Ο Μυλοπόταμος από την αρχαιότητα ως σήμερα: περιβάλλον, αρχαιολογία, ιστορία, λαογραφία, κοινωνιολογία. Πρακτικά διεθνούς συνεδρίου, vol. III, Αρχαίοι Χρόνοι, Ιδαίο Άντρο, Rethymno, Ιστορική και Λαογραφική Εταιρεία Ρεθύμνου, 2006, p. 103-110. Quant à un homme tenant un poisson devant un dieu, assis sur un relief provenant du sanctuaire de Pankrates, voir : Evgenia VIKELA, Die Weihreliefs aus dem Athener Pankrates-Heiligtum am Ilissos. Religionsgeschichtliche Bedeutung und Typologie, Berlin, Mann, 1994, p. 26, note 17 ; p. 106-107 ; p. 109 pl. 15.1. À propos d’un autel inscrit et offert à Poséidon comme remerciement pour avoir attrapé des poissons, voir : Ioannis THREPSIADES, «Θράνις», AEph 1937 Γ, p. 833-846. 30. Guy BERTHIAUME, Les rôles du mageiros, Montréal, Les presses de l’université de Montréal, 1982. John WILKINS, The Boastful Chef. The Discourse of Food in Ancient Greek Comedy, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 369-414. Les figures portant un perizôma ne sont pas des esclaves : Jörg GEBAUER, Pompe und Thysia, op. cit., p. 479-481. Selon les textes du IVe s. av. J.-C, il ne faut pas attribuer une valeur négative aux manœuvres (pêcheurs, artisans, etc) : Annie VERBANCK-PIÉRARD, « The Colors of the Acropolis: Special Techniques for Athena », dans Kenneth LAPATIN (éd.), Papers on Special Techniques in Athenian Vases, Los Angeles, J. Paul Getty Museum, 2008, p. 56-57. Fernande HÖLSCHER, « Ein Bild der Musse », dans Heide FRONING, Tonio HÖLSCHER et Harald MIELSCH (éd.) Kotinos : Festschrift für Erika Simon, Mainz/Rhein, Ph. Von Zabern, 1992, p. 211-213. 31. Heike LAXANDER, Individuum und Gemeinschaft im Fest, Münster, Scriptorium, 2000, p. 46-47. 32. L’homme couronné tient un deuxième poisson. 33. Dimitra MYLONA, Fish-eating, op. cit., p. 98. Daniela LEFÈVRE-NOVARO, « Les sacrifices de poissons », op. cit., surt. 41. 34. Sacrifices de poissons : note n° 11. Voir Daniela LEFÈVRE-NOVARO, « Les sacrifices de poissons », op. cit., p. 43-44 (divination de poisson). 35. Folkert T. VAN STRATEN, Hierà Kalá, op. cit., p. 156-157. Jörg GEBAUER, Pompe und Thysia, op. cit., p. 293-294, 341-350. 36. Une formule iconographique avec des connotations éphébiques et de passage comme un « topos » figuratif commente le passage du statut d’âge et social de l’éphèbe à celui de l’hoplite- citoyen (ἀστός) : Jörg GEBAUER, Pompe und Thysia, op. cit., p. 348-350. CVA Athènes, Musée Benaki 1, p. 17-21 [V. Sabetai]. 37. Folkert T. VAN STRATEN, Hierà Kala, op. cit., fig. 165. Jörg GEBAUER, Pompe und Thysia, op. cit., p. 342 n° cat. H2, fig. 213. Jeune homme nu tenant splachna sur des amphores et des skyphoi : Jörg GEBAUER, Pompe und Thysia, op. cit., p. 343, n° cat. H4, fig. 215. Folkert T. VAN STRATEN, Hierà Kala, op. cit., p. 157 et 239, n° cat. V247, fig. 166. Voir Jörg GEBAUER, Pompe und Thysia, op. cit., p. 348, n° cat. H22, fig. 225 (skyphos). Sur la structure des scènes d’hiéroscopie : François LISSARRAGUE, L’autre guerrier. Archers, peltastes, cavaliers dans l’imagerie attique, Paris, éditions de la Découverte, 1990, p. 55-69. 38. Athénée, Deipnosophistes 7, 298A (θύειν τάριχον). Sur les offrandes dans le cadre de la communication entre mortels et dieux : Jan VAN BAAL, « Offering, Sacrifice and Gift », Numen 23, 1976, p. 161-178. Voir note n° 11 ci-dessus. 39. Dimitra MYLONA, Fish-eating, op. cit., p. 95. Daniela LEFÈVRE-NOVARO, « Les sacrifices de poissons », op. cit., p. 46-52. 40. Sacrifices d’éphèbes : Jean-Louis DURAND et Alain SCHNAPP, « Βoucherie sacrificielle et chasses initiatiques », dans Claude BÉRARD et al., La cité des images. Religion et société en Grèce antique, Paris, Fernand Nathan, 1984, p. 49-66. Jean-Louis DURAND, « Le bœuf à la ficelle », dans Claude BÉRARD, Christiane BRON et Alessandra POMARI (éd.), Images et société en Grèce ancienne. L’iconographie comme méthode d’analyse. Lausanne, Institut d’archéologie et d’histoire ancienne, 1987, p. 227-241. 41. François LISSARRAGUE, « Naples 127 929 : histoire d’un vase », DialArch 3rd series, 3, 1985, p. 77-88, 79-81. Jörg GEBAUER, Pompe und Thysia, op. cit., p. 542-549.

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42. Sarah PEIRCE, « Death, Revelry, and Thysia », op. cit., p. 234, note n° 52. 43. Jean-Louis DURAND, « Du rituel comme instrumental », dans Marcel DETIENNE et Jean-Pierre VERNANT (éd.), La cuisine du sacrifice en pays grec. Paris, Gallimard, 1979, p. 167-181 (surt. p. 178-179). Jean-Louis DURAND, « Figurativo e processo rituale » op. cit., p. 27-29. Voir aussi Jean- Louis DURAND, « Dei tonni e degli uomini », dans Giò MARTORANA, Jean-Louis DURAND, Rosario LENTINI (éd.), Tonnara, Palerme, 1995, p. 13-18 (surtout p. 16-18). 44. Brian A. SPARKES, « A Pretty Kettle of Fish », dans John WILKINS, David HARVEY et Mike DOBSON (éd.), Food in Antiquity, Exeter, University of Exeter Press, 1995, p. 150-161. Athena CHATZEDEMETRIOU, Παραστάσεις εργαστηρίων και εμπορίου, op. cit., p. 126-127. 45. Brian A. SPARKES, « A Pretty Kettle of Fish », op. cit., p. 157. La ressemblance des billots pour découper la viande avec les artefacts d’aujourd’hui a contribué à une interprétation empirique (scènes de la « vie quotidienne »). 46. ARV2 1513.43. Athena CHATZEDEMETRIOU, « Η αλιεία και τα προϊόντα της », op. cit., fig. 9. Klaus STÄHLER, « Ein beim Angeln », Boreas 33, 2010, p. 19-30. 47. Folkert T. VAN STRATEN, Hierà Kala, op. cit., fig. 135 (Héraclès). 48. Athena CHATZEDEMETRIOU, Παραστάσεις εργαστηρίων και εμπορίου, op. cit., p. 127, pl. 56 (E36). 49. Athena CHATZEDEMETRIOU, Παραστάσεις εργαστηρίων και εμπορίου, op. cit., p. 124-127. Le classement et l’utilisation de ces termes marquent une tendance épistémologique de genre positiviste, qui favorise les questions d’ordre pragmatique. Sur l’impuissance de combiner d’une façon plausible toutes les sources sur le sacrifice : Clifford ANDO, « Afterword », dans Christopher A. FARAONE et Fred S. NAIDEN (éd.), Greek and Roman Animal Sacrifice. Ancient Victims, Modern Observers, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 195-199. 50. Combinaison de thon-éphèbe sur statère : Peter FRANKE et Max HIRMER, Die griechische Münze. München, Hirmer, 1964, pl. 198, au milieu. 51. Le poisson chez Hérodote est en rapport avec la puissance et le pouvoir, tandis qu’ailleurs avec la vie des plaisirs (voluptueuse), les cadeaux érotiques et les hétaïres. Dans la Comédie il est commenté par rapport à la classe sociale et la situation économique des acheteurs et des pêcheurs : James DAVIDSON, « Fish, Sex and Revolution in Athens », CQ 43, 1993, p. 53-66. Giuseppe MASTROMARCO, « La pesca del tonno », op. cit. John WILKINS, The Boastful Chef, op. cit., p. 293-304. La puissance de la mer et ses cétacés carnivores, soit réels, soit imaginaires, l’ont constituée en plus un « topos » littéraire et poétique signifiant la mort : John K. PAPADOPOULOS et Deborah RUSCILLO, « A Ketos in Early Athens: An Archaeology of Whales and Sea Monsters in the Greek World », AJA 106, 2002, p. 215. 52. Dimitra MYLONA, Fish-eating, op. cit., p. 91-102. Daniela LEFÈVRE-NOVARO, « Les sacrifices de poissons », op. cit. Comparer à Nanno MARINATOS, « The Function and Interpretation of the Theran Frescoes », dans Pascal DARCQUE et Jean-Claude POURSAT (éd.), L’iconographie minoenne, Athènes, École française d’Athènes 1985, p. 219-221, 230. 53. Les filets comme instrument de ruse lors de la chasse éphébique : Judith M. BARRINGER, The Ηunt, op. cit., p. 14, 51, 95-97, 117-118. Des éléments en commun entre la pêche au thon et la chasse : Giuseppe MASTROMARCO, « La pesca del tonno », op. cit., p. 232-233. Le lien entre la mer et des rites de passage : Daniela LEFÈVRE-NOVARO, « Les sacrifices de poissons », op. cit., p. 44. Comparer à Irini PAPAGEORGIOU, « On the Rites de passage in Late Cycladic Akrotiri, Thera. A Reconsideration of the Frescoes of the ‘Priestess’ and the ‘Fishermen’ of the West House », dans Susan SHERRATT (éd.), The Wall Paintings of Thera, Athènes, Thera Foundation, 2000, p. 958-969, 964-967 ; Irini PAPAGEORGIOU, « The Iconographic Subject of the Hunt in the Cyclades and Crete in the Second Millennium BC: Sounds and Echoes in the Art of Wall-painting and Vase-painting », dans Andreas G. VLACHOPOULOS (éd.), Paintbrushes: Wall-painting and Vase-painting of the Second Millennium BC in Dialogue, Athènes, Hellenic Ministry of Culture and Sports, 2018, p. 301-313,

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301-303 ; Anastasia ANGELOPOULOU (ed.), From 's World. Tenos and the Cyclades in the Mycenaean Age. Exhibition Catalogue, Tenos, Museum of Marble Crafts, 12/7/ - 14/10/2019, Athènes, Ministère de Culture, 2019, p. 164-166, no. 80. 54. Aristote, Rhétorique I, 7.30-31. Dimitra MYLONA, Fish-eating, op. cit., p. 76. Athena CHATZEDEMETRIOU, « Η αλιεία και τα προϊόντα της », op. cit., p. 38. 55. Sur les pêcheurs éphèbes qui courent en transportant des paniers voir p.ex. Para 150. ARV2 555.88. Course et chasseurs éphèbes : Jean-Louis DURAND et Alain SCHNAPP, « Βoucherie sacrificielle et chasses initiatiques », op. cit., p. 62-66. Un jeu de mots-comparaison entre l’éphèbe qui court vite et le thynnos est peut-être ici dissimulé, car le verbe θύω (et θύνω) donne l’étymologie au nom du poisson, signifiant ce qui court : Athénée, Deipnosophistes 7, 302B (ὠνομάσθη δε θύννος ἀπὸ τοῦ θύειν τε καὶ ὁρμᾱν). La subsistance en bande tant des thons ( θύννοι) que des éphèbes alimentait les comparaisons. 56. Pour une inscription hellénistique mentionnant prix de pèches et Anthédon, le port d’Akraiphia (provenance de l’inscription) : Ephraim LYTLE, « Fish Lists in the Wilderness. The Social and Economic History of a Boiotian Price Decree », Hesperia 79, 2010, p. 253-303 (surt. p. 277-283). Dimitra MYLONA, Fish-eating, op. cit., p. 44-45, 51, 54, 62. 57. Repas rituels sans sacrifice : Dimitra MYLONA, Fish-eating, op. cit., p. 98. 58. S. Peirce a approfondi la pensée innovatrice de Durand en révisant les conceptions qui soulignent la relation entre sacrifice et mort meurtrière (Sarah PEIRCE, « Death, Revelry, and Thysia », op. cit.). Comparer à Einar THOMASSEN, « Sacrifice : Ritual murder or dinner party ? », dans Michael WEDDE (éd .), Celebrations, Sanctuaries and the Vestiges of Cult Activity, Bergen, Sävedalen, 2004, p. 275-283. Kathryn MCCLYMOND, Beyond Sacred Violence. A Comparative Study of Sacrifice, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2008 (je dois cette référence à Gunnel Ekroth que je remercie pour la discussion autour du sacrifice de poissons). L’imagerie de vases comme source du sacrifice : Richard GORDON, « The Moment of Death: Art and the Ritual of Greek Sacrifice », dans Richard GORDON (éd.), Image and Value in the Graeco-Roman World. Studies in and Religious Art, Aldershot, no. II., 1996 [Reprint from I. Lanvin (éd.), World of Art: Themes of Unity and Diversity, Pennsylvania 1989, p. 567-573]. 59. Il n’y a pas de traces de couleur blanche visibles sur les têtes des autres jeunes hommes. 60. Jessica HUGHES, « Dissecting the Classical Hybrid », dans Katharina REBAY-SALISBURY et al. (éd.), Body Parts and Bodies Whole. Changing Relations and Meanings, Oxford, Oxbow Books, 2010, p. 101-110. 61. Athanasia MALAGARDIS, « Deux temps d'une fête athénienne sur un skyphos attique », AntK 28, 1985, p. 71–92. Ingeborg SCHEIBLER, « Bild und Gefäss », JdI 102, 1987, p. 71-72. Ingeborg SCHEIBLER, « Attische Skyphoi für attische Feste », AntK 43, 2000, p. 17-43. Sabrina BATTINO, Lo skyphos attico dall’iconografia alla funzione, Naples, Loffredo, 2002. 62. En Béotie et aux alentours : Alexandra ZAMBITI et Vivi VASSILOPOULOU, « Κεραμική αρχαϊκής και κλασικής περιόδου από το Λειβήθριο άντρο του Ελικώνα », dans Vasilis ARAVANTINOS (éd.), Επετηρίς της Εταιρείας Βοιωτικών Μελετών 4, τομ. A. Athènes, Εταιρεία Βοιωτικών Μελετών, 2008, p. 449-450. Georgios ZACHOS et Sonia P. DIMAKI, « Ελάτεια (Φωκίς). Ιερό Αθηνάς Κραναίας. Το αρχείο του κοινού των Φωκέων », ΑΕΘΣΕ 1, 2003, p. 886, fig. 6-7. 63. Alain SCHNAPP, « Des vases, des images et de quelques-uns de leurs usages sociaux », DialArch 3rd series 3, 1985, p. 74-75. 64. Sur les fêtes avec des repas : Dimitra MYLONA, Fish-eating, op. cit., p. 91-99. Sur les buts de l’iconographie religieuse : Annie VERBANCK-PIÉRARD, « Images et piété en Grèce classique : la contribution de l’iconographie céramique à l’étude de la religion grecque », Kernos 1, 1988, p. 223-234.

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65. Véronique DASEN et Marcel PIÉRART (éd.), Ἰδίᾳ καὶ δημοσίᾳ. Les cadres « privés » et « publics » de la religion grecque antique, Kernos Suppl. 15, 2005, Liège, CIERGA. 66. Maria PIPILI, « Wearing an Other Hat », op. cit., p. 175. 67. Hermann PFLUG, « Paides Hephaistou. Die Bilder des Berliner Erzgiesserei-Schale- anders gesehen », dans Astrid Dostert et Franziska Lang (éd.), Mittel und Wege. Zur Bedeutung von Material und Technik in der Archäologie, Münster, Bibliopolis, 2006, p. 183-218. Sur la méprise de l’artisan note n° 30. 68. ARV2 329.131. Maria PIPILI, « Wearing an Other Hat », op. cit., p. 170-172. Hermann PFLUG, « Paides Hephaistou », op. cit., p. 199, fig. 9. 69. Comparer à Natacha LUBTCHANSKY, Le cavalier tyrrhénien. Représentations équestres dans l’Italie archaïque, Rome, École française de Rome, 2005, p. 182 (Étrurie). 70. Le sujet d’« éraste-éromène », à connotations éducatives et aristocratiques, a pris une forme monumentale sur une sculpture provenant d’Akraiphia : Alain DUPLOUY, Le prestige des élites. Recherches sur les modes de reconnaissance sociale en Grèce entre les Xe et Ve siècles avant J.-C., Paris, Les Belles Lettres, 2006, p. 142-143. 71. Ioannis PAPAPOSTOLOU, « Aspects of cult in early Thermos », ΑrchΕph 149, 2010, p. 38, 45-46. 72. Comparer à CVA Basel, Antikenmuseum 1, pl. 50, p. 8-9 et 11 (500-490 av. J.-C.) [J.P. Descoeudres]. CVA Athènes, Musée National 4, pl. 54 [M. Pipili]. 73. Comparer à CVA Athènes 4, pl. 25, 3-4 [M. Pipili]. Orazio PAOLETTI, « Vasi disperse, vasi ritrovati. Osservando vecchie fotografie d’archivio », RdA 32-33, 2008-2009, p. 147-157, 148-150, pl. XXVI (les skyphoi sont similaires aux vases de la tombe T.250, provenant de fouilles illicites [Nostrakis] et probablement d’un ensemble funéraire béotien). 74. CVA Athènes 4, pl. 12, 4 [M. Pipili]. 75. Karl KILINSKI, « Contributions to the Euboean Corpus: More Black Figure Vases », AntK 37, 1994, pl. 5, 1-2 : eubéens. Mais ils sont probablement béotiens : A. D. Ure et Percy N. Ure, « Boeotian Vases in the Akademisches Kunstmuseum in Bonn », AA 1933, p. 15-16, n° 8, fig. 15.

RÉSUMÉS

L’article examine un skyphos à figures noires du Groupe CHC (500-490) avec des pêcheurs. Sur la face A, deux jeunes hommes et un homme barbu vêtus de tuniques courtes et coiffés de bonnets, marchent vers la droite tout en portant des paniers attachés aux bâtons. Sur la face B on peut voir la transaction entre un jeune homme d’un groupe de trois et d’un homme adulte vêtu de perizoma. Le premier jeune homme lui offre un panier avec trois poissons ; l’homme va les recevoir dans un panier similaire, mais vide. Les jeunes hommes sont représentés en nudité héroïque / rituelle. Le deuxième jeune homme du groupe est couronné et porte dans une main la partie inférieure d’un poisson ; il lève son autre main tenant un morceau de poisson-viande vers sa bouche. Tous les poissons (vraisemblablement des thons) sont représentés avec la queue vers le haut. En utilisant la métaphore de la chasse maritime et les célébrations qui la suivent marquant ainsi la chasse victorieuse (offrande de dekatê aux dieux et repas rituel), le peintre de ce skyphos a représenté un idéal civique et culturel, à savoir l’éducation des jeunes hommes (agôgê).

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This paper publishes a black-figured skyphos by the CHC Group (500-490 BC) depicting fishermen. Οn side A, two youths and a bearded man in short himation and cap stride to the right while carrying baskets hanging from poles. Side B depicts a transaction between the first youth of a group of three and a man in perizoma. The youth offers a basket containing three fishes to the man, who is about to receive them in a similar, but empty basket. The youths are depicted in heroic/ritual nudity. The second one in the group is wreathed and holds the lower part of a fish in one hand, while raising his other hand with a piece of fish-meat towards his face. All fish (presumably tuna) are represented with their tails up. By using the metaphor of the sea-hunt and the subsequent celebrations marking its successful completion (offering of dekatê to the gods and ritual meal), the painter of this skyphos visualized a civic and cultural ideal, namely the education of youths (agoge).

INDEX

Keywords : skyphos, fishermen, sacrifice, adolescence, Boeotia Mots-clés : skyphos, pêcheurs, sacrifice, adolescence, Béotie

AUTEURS

VICTORIA SABETAI Victoria Sabetai est directrice de recherches au Centre de recherches sur l’Antiquité à l’Académie d’Athènes, en Grèce. Sa thèse a porté sur un peintre de vases attiques du Ve s. spécialisé dans l’iconographie nuptiale : The Washing Painter. A Contribution to the Wedding and Genre Iconography in the Second Half of the Fifth Century BC (Diss. University of Cincinnati 1993, vols. I-II). Parmi ses autres publications, on peut citer deux volumes du Corpus Vasorum Antiquorum (CVA Thebes, Archaeological Museum 1 et CVA Athens, Benaki Museum 1), ainsi que l’ouvrage qu’elle a coédité avec S. Schierup, The Regional Production of Red-figure Pottery: Greece, Magna Graecia & Etruria, Gösta Enbom Monographs vol. IV, Aarhus, Aarhus University Press 2014. Elle a mené des fouilles dans une nécropole en Béotie, en Grèce, et elle a publié de nombreux articles sur l’archéologie béotienne.

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Les tombeaux ouverts : montrer les corps saints à la fin du Moyen Âge (1460-1520) Open Graves: Displaying Saints’ Bodies at the End of the Middle Ages (1460-1520)

Nicolas Sarzeaud

1 Jacques Lesaige, drapier de Douai, voyageant depuis Rome vers la Terre Sainte, raconte son excursion à Murano : le 23 mai [1519], nous allâmes nous divertir en la ville de Murano, qui est une petite ville, où il y a de belles maisons. […] On y fait tant de verres de cristal que nul ne peut y croire s’il n’y est pas allé. J’en vis faire de toute sorte. Après les avoir vus faire, nous allâmes entendre la messe en l’une des églises [San Pietro Martire]. Quand le prêtre eut dit la messe, on lui apporta des clés. Ensuite il souleva l’autel où il avait dit la messe, comme si c’était un coffre, et on nous montra dedans deux- cent-huit corps de petits saints innocents et la plupart avait encore leurs chemisettes : ils étaient entassés par couches dans l’autel et c’est quelque chose de beau. Nous fûmes tous réjouis de voir tant de si beaux jeunes saints. Après, nous revînmes à notre bateau. Et donc nous retournâmes dîner à Venise. Mais soyez sûr que j’avais bon appétit (J.L., p. 45)1.

2 De telles lignes appellent chez le lecteur contemporain des réactions anachroniques, à commencer par un vague dégoût pour la joie que Jacques raconte ressentir à voir des corps d’enfants morts. Nous laisserons ce dégoût ici ; l’expérience sensuelle et dévote de la relique est une relation aux corps des morts bien particulière2, dont ce texte nous invite à considérer l’importance, à la fin du Moyen Âge. Dans cette curieuse tombe à couvercle qui s’ouvre et se ferme à volonté3, on doute qu’il ait vu et dénombré jusqu’à deux-cent-huit corps entassés : un autre pèlerin, Jean de Tournai, passé au même sanctuaire une trentaine d’années plus tôt, évoque lui cent-cinquante innocents (J.T., f.

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98). Combien de nourrissons étaient amassés là, à quoi cela pouvait-il ressembler ? Ici, il est question de « voir », mais on devine la construction du « voir », la médiation qui entoure l’acte de montrer.

3 Les pèlerins racontent leurs périples pour aiguiller de futurs candidats au saint voyage, ils décrivent les pays traversés, leurs mœurs et les visites aux reliques des sanctuaires se trouvant sur leurs routes4. Ils donnent alors des détails sur la manière dont on les montre. En m’appuyant sur un corpus de récit de pèlerins occidentaux de la fin du Moyen Âge, je propose d’interroger les modulations de ces pratiques de monstration de reliques et leur gestualité. Dans cette enquête, voici nos informateurs, ayant réalisé leurs pèlerinages entre 1460 et 15205 et auxquels je renvoie par leurs initiales6 : Léon de Rozmital, seigneur Praguois traversant l’Europe entre 1465 et 1467, Hans von Waltheym, patricien d’Halle, en 1474, Felix Fabri, dominicain d’Ulm, en 1480 et 1483, Jérôme Münzer, médecin de Nuremberg, en 1495, Antonio de Beatis, secrétaire du cardinal d’Aragon, le suivant dans son voyage entre 1517 et 1518, Philippe de Vigneulles, bourgeois messin, en 1510, Jacques Lesaige, en 1518-1519 ainsi que le marchand valenciennois Jean de Tournai.

4 Ce dernier était parti en février 1487, pérégriner vers Rome, Jérusalem et Saint- Jacques-de-Compostelle où il arrive enfin, en janvier 1488. Là, il se confesse et fait dire une messe conclusive à son impressionnant périple. Une fois célébrée l’eucharistie, il monte par une échelle au saint Jacques sculpté qui surplombe l’autel puis descend dans la confession où le saint est enterré. Il voit le bourdon du saint pèlerin dans une chapelle de la nef, puis une clochette sonne et il emprunte un escalier vers un trésor. « Là, nous fut montré la tête de saint Jacques (J.T., f.271)7 », raconte Jean ; qu’a-t- il vu, sachant que dès le XVIe siècle on met en doute l’existence même de la relique8 ? Il ne s’attarde pas à décrire la relique, mais détaille son dispositif : il y avait dans la chapelle un des officiers de l’église qui avait une robe moitié blanche, moitié vermeille, et il dit en trois langues, à savoir en latin, en allemand et en français, tout haut, que quiconque croyait fermement que le corps de saint Jacques n’était pas enchâssé ou maçonné dans le grand autel de l’église, comme il apparaît aussi sur la lettre ou rouleau que porte l’image sur le grand autel et sur lequel il est dit et écrit en lettres romaines ‘Hic jacet [ci-gît] …’, il dit qu’il fait son pèlerinage en vain (J.T., f. 291)9.

5 Les spécialistes de l’architecture ont mis en évidence la manière dont l’espace ecclésial distribuait les autels pour faciliter la progression des fidèles d’une relique à une autre10. Dans cette progression, une série de gestes rituels concourent à l’accomplissement du pèlerinage au moins autant que le fait de voir les reliques : se déplacer d’un autel à un autre, s’agenouiller et prier, déposer un cierge, un ex-voto, toucher ou faire toucher à son bâton le corps saint. À ces gestes du pèlerin, répondent les gestes et les discours d’officiants aguerris et même polyglottes, capables de guider les nombreux pèlerins venus de tous les pays dans le sanctuaire, d’expliquer ce qui leur est montré, d’encadrer leurs pratiques de dévotion et de les inscrire dans une liturgie, de manipuler les reliquaires et les corps saints ; en somme, d’assurer la bonne médiation des reliques.

6 Ces pratiques de « monstration »11 intéressent bien sûr une histoire sociale des reliques, mais aussi une histoire des images. Jean-Claude Schmitt et Jérôme Baschet ont montré que les images médiévales étaient des images-corps et des images-objets, indissolublement12. Le constat appelle sa réciproque, tout particulièrement pour les corps saints, os, fragments d’os, textiles ou autres objets de la vie du saint ; les riches reliquaires dans lesquels ils sont insérés en font des images ostentatoires et certains de

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ces reliquaires donnent à voir leur contenu par des monstrances, insistant sur leur visualité, comme l’a montré Pierre-Olivier Dittmar13. Les pratiques de monstrations, dans leur spectre large, manifestent elles aussi la pleine nature d’images de ces corps saints. Dès lors, on trouve parmi la foule des spectateurs auxquels on montre les reliques un poste d’observation pour une histoire du voir et comme l’écrit Philippe Cordez, une histoire de l’art14.

Désir de voir et pratiques d’ostension

7 Les récits de pèlerinages sont précieux dans cette perspective, car le droit canon et les grands traités liturgiques sont peu bavards sur la monstration des reliques. Le concile de Latran IV de 1215 évoque bien pour les interdire les « ostensions à but lucratif (ostensiones venales) » d’anciennes reliques hors de leurs châsses, cependant il n’est sans doute pas question ici des liturgies d’ostension, mais plutôt des expositions de reliques dans le but de les vendre15.

8 Ce silence s’explique peut-être par la singularité de ce rituel dans le répertoire liturgique ; la consécration et l’élévation des saintes espèces se font dos aux fidèles, tandis qu’en montrant le corps saint le clergé le tourne vers les laïcs, du chœur vers la nef, voire même de l’église vers la ville. Pour autant, on ferait fausse route en associant ces pratiques à une religion populaire ou sécularisée : le pape procède lui-même à des ostensions de la sainte Face du Christ ou des chefs de Pierre et Paul à Rome, notamment à l’occasion des jubilés, à partir de 1300 (fig. 1)16. Les chroniqueurs, mais encore les archives des chapitres et des villes documentent dans certains sanctuaires de fastueuses ostensions se multipliant au cours des XIIIe et XIVe siècles, comme celles étudiées par Hartmut Kühne dans l’Allemagne de la fin du Moyen Âge17.

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Figure 1

« Le pape Sixte IV montrant la Véronique en 1475 », Fasti Christianae Regionis de Ludovico Lazzarelli, fin du XVe siècle, New Haven, Yale Univesity, Beinecke Rare Book and Manuscript Library, ms.391, f°41. D’après la base de données https://veronicaroute.com.

9 De quand peut-on dater l’émergence de ces liturgies ? Le parallèle entre l’affirmation du rituel d’élévation de l’hostie au début du XIII e siècle et la multiplication des cérémonies d’ostensions de reliques18 est sans doute un peu rapide ; des reliquaires à monstrances existent aux siècles précédents19 et la première mention d’une cérémonie d’ostensio date du XIe siècle, pour le saint Suaire de Compiègne20. Dès les VIIIe-IXe siècles un calendrier des reliques locales se met en place célébrant la depositio, la translatio ou l’elevatio de la relique21, autant de rituels dans lesquels la visibilité des reliquaires et des reliques jouait un rôle.

10 De la sorte, si on cherche à remonter l’histoire chrétienne pour identifier les prémices d’une visualité des reliques, on est tiré toujours plus amont jusqu’à l’apparition même du culte des reliques : ne les trouve-t-on pas à l’époque carolingienne, où se développe une architecture au service des reliques et la « liturgie du spectacle » décrite par Carol Heitz22 ? Ne doit-on pas remonter à l’antiquité tardive avec Georgia Frank, qui met en évidence l’importance du visuel dans l’expérience des pèlerins dès les IVe-VIe siècles23 ?

11 Une autre problématique d’historicisation émerge alors, perpendiculaire à la première : que signifie voir pour un fidèle de chacune de ces époques ? Ici, nous prenons le parti de laisser de côté ce débat pour interroger le montrer, les processus et les pratiques donnant les reliques à voir aux pèlerins. Nous nous intéresserons donc aussi bien aux monstrations informelles destinées à un petit groupe de pèlerins visitant le sanctuaire qu’au faste des grandes cérémonies d’ostensions publiques, pour comprendre comment on accède aux reliques, avec quels ornements et par quels gestes on les montre,

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comment ceux qui y assistent participent à ces épiphanies et comment l’iconographie se saisit des monstrations de reliques.

Puis-je voir vos reliques ?

12 Hans von Waltheym, traversant la Provence, souhaite voir le corps de sainte Anne, à Apt : alors que nous nous étions défaits à l'auberge à Apt, nous allâmes à l'église. Là, on m'apprit que je devais demander le doyen du chapitre. Ce que je fis ensuite. Il vint me trouver à l'église. C'est un chartreux qui a été longtemps à Rome. C'était un homme raisonnable, honnête, avec lequel je parlai en latin et je lui dis que j'étais venu de pays lointain pour la très sainte Anne. Je lui demandai donc de bien vouloir m'apporter son aide car j’aimerais voir la sainte relique, etc. Aussitôt il envoya chercher en ville quatre chanoines et quatre magistrats de la ville qui avaient les clés et nous conduisit dans une grande crypte. Là ils ouvrirent toutes les serrures et nous montrèrent la tête de sainte Anne et sa sainte dépouille et encore beaucoup d'autres objets sacrés (H.W., p. 539).

13 Si on comprend la monstration comme le processus qui satisfait le souhait du fidèle d’accéder à la relique, on doit intégrer ce premier volet de médiation, informel : pour voir une relique, il faut déjà savoir où se trouve le sanctuaire24, à quel moment elle se montre ou à qui s’adresser pour obtenir une monstration. Les hôtes des pèlerins, comme ceux de Jean de Tournai à Saint-Sernin de Toulouse25, mais aussi les guides ou les « patrons », payés par les pèlerins pour organiser le saint voyage, jouent ce rôle d’informateurs voire d’entremetteurs26.

14 Pour répondre à ces demandes, les sanctuaires mettent en place différentes stratégies organisant l'accès aux reliques. Ainsi, Philippe de Vigneulles décrit le système des ostensions rhénanes, qui ont lieu tous les sept ans à Aix-la-Chapelle. Aucune monstration des principales reliques de la cathédrale n’est possible hors de ces dates ; les magistrats s’en excusent auprès de la délégation bohémienne de Léon de Rozmital (L.R., p. 152). De même, Philippe revenant à Metz par Trêves raconte y avoir visité presque toutes les églises de la ville : « mais on ne nous montrait aucune relique, car ils les montrent en d’autres temps et saisons27 (P.V., p. 184). »

15 Inversement, dans certains sanctuaires particulièrement courus, les reliques sont accessibles très régulièrement aux fidèles ; non seulement le fastueux reliquaire des Rois Mages de Cologne est visible dans la cathédrale et une grille permet de voir son contenu28, mais les reliques font l’objet d’une monstration quotidienne (J.M.’, p. 336), système qu’on retrouve notamment pour une Vierge peinte par saint Luc à Notre-Dame de Lorette (J.L., p. 33).

16 À Apt, Hans décrit une monstration accordée au cas par cas, nécessitant une concertation avec les magistrats de la Ville qui détiennent une partie des clés. Jean de Tournai note cette pratique de partage des clés entre la Ville et le sanctuaire comme une particularité provençale29 : « En tout le pays de Provence, on ne peut voir aucun sanctuaire sans avoir avec les trésoriers des églises un homme de la justice des villes, car, comme on vous le dirait, les prévôts ou échevins des villes ont une clé des trésors (J.T., f. 276)30. » Les charges des églises médiévales ont des contours mouvants, ici Jean attribue au trésorier cette fonction de faire visiter les reliques aux pèlerins31. Ce n’est pas un mince enjeu : plus loin, Jean se plaint de la coutume « fort mauvaise et

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dangereuse », pratiquée par certains sanctuaires provençaux, de réclamer une somme d’argent aux fidèles qui veulent visiter leurs reliques32.

17 À Saint-Maximin, Hans von Waltheym souhaite voir le crâne de Marie-Madeleine. Il s’adresse à un prieur strasbourgeois qui le guide jusqu’à la crypte de la basilique où il sort de sa loge le masque-reliquaire33. Le prieur ne peut pas l’ouvrir, car les magistrats, absents, en ont les clés : par chance, le dimanche suivant se déroule une ostension publique du reliquaire, masque ouvert, laissant voir le visage de la sainte à travers un cristal. Le jour de l’ostension, après les vêpres, le prieur lui montre une dernière fois la relique (H.W., p. 500-507).

18 Dans notre corpus, trois autres chroniqueurs décrivent leurs tête-à-tête avec Marie- Madeleine, avec des modalités presque chaque fois différentes. On leur montre le reliquaire : ouvert sur l’autel principal de l’église haute et en présence de tous les fidèles (H.W., p. 502-507) ; ouvert dans la première crypte, avec un dispositif liturgique (J.T., f. 273-274) ; fermé dans la seconde crypte, sans liturgie (H.W., p. 500-501 et 506) ; ouvert dans la seconde crypte (J.M., p. 588-589, A.B., p. 247).

19 Dès lors, une typologie simple des politiques d’accès aux reliques serait inopérante, en raison de la diversité des pratiques, offrant des modulations fines d’un sanctuaire à un autre et au sein d’un même sanctuaire. Plus précisément, c’est une dichotomie entre des reliques accessibles et inaccessibles que déjouent ces exemples. C’est le paradoxe de la crypte, soulevé par Christian Sapin ; étymologiquement liées au secret, les cryptes sont pourtant dès l’époque romane des lieux d’assemblées et de circulation fréquente, comme on le voit à Saint-Maximin34. Sur ce mode, l’accès à des lieux et des reliques réputés « inaccessibles » est sans cesse négocié et les épais verrous souvent levés.

20 On peut prendre le cas classique de la Sainte-Chapelle de Paris, longtemps qualifiée de chapelle « privée » ; dans notre corpus, Jérôme Munzer est guidé par les chanoines jusqu’aux reliquaires de la Passion, dans l’église haute. Ils s’excusent de ne pas pouvoir les ouvrir en raison de l’absence du roi et du régent qui en détiennent les clés (J.M.’, p. 290-291). Comme l’a bien montré Meredith Cohen, cette chapelle n’était certainement pas une chapelle « privée » fréquentée exclusivement par le roi et ses proches35.

Les retentissantes ostensions secrètes

21 Dans notre documentation, on retrouve régulièrement un système dual de monstrations, avec d’une part les ostensions publiques, limitées à des dates fixes, et des monstrations exceptionnelles accordées à des fidèles désirant voir les reliques. On trouve ce système réglementé pour le saint Suaire de Toulouse à la fin du XIVe siècle ou pour celui de Besançon au XVIe siècle, réservant aux personnages les plus importants ou venant de loin ces ostensions qualifiées de secrete36 ; sans doute ne faut-il pas entendre ostensions « secrètes », au sens de « cachées », mais plutôt de « distinctes », « à part ». La fréquence avec laquelle on déroge à la règle, le large éventail de raisons pour lesquelles on le fait et la nature en partie publique de ces ostensiones secretes empêche là encore de les qualifier de « privées ».

22 Les dérogations sont accordées aux personnages de haut rang ; le cardinal d’Aragon se voit ouvrir des portes restées closes aux pèlerins plus modestes, celles de la Sainte- Chapelle de Chambéry par exemple (A.B., p. 208-210, au contraire de J.L., p. 8). Toutefois, nos autres témoins, clercs ou bourgeois lettrés, obtiennent aussi de multiples

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monstrations exceptionnelles, le statut de pèlerin étant dérogatoire ; ainsi Jacques Lesaige, déçu que le corps de saint Roch à Venise ne lui ait pas été montré lors de l’office dominical, s’entend répondre qu’il lui faut revenir quand il le souhaite et qu’en tant que pèlerin du saint voyage, la relique lui sera montrée (J.L., p. 44-45).

23 Ainsi, les pèlerins obtiennent régulièrement des monstrations qui leur sont réservées, mais qui loin d’être « secrètes » réunissent d’importants groupes de voyageurs (J.L., p. 160-161). Jean de Tournai assiste à ce type de cérémonie, à Rome : le pape nous fît montrer la sainte Véronique et tous les reliquaires de Rome comme on a coutume de les voir pendant la Semaine sainte, mais ce fût à huis clos, c’est-à- dire que lorsque nous, les pèlerins, étions entrés dans les églises, on fermait les huis (J.T., f. 263)37.

24 Ce privilège accordé aux seuls pèlerins, excluant les paroissiens, peut générer quelques tensions, que Jean décrit à Zadar pour le corps de saint Siméon : aussitôt que ceux de la ville virent que les prêtres allaient le montrer, aussitôt le peuple de la vallée vint à si grande force que nous ne pûmes le voir.

25 Les clercs sévissent alors : ils prirent de longs fouets et frappèrent à tort et à travers, aussi bien sur leurs visages que sur leurs têtes, et encore ils ne firent cas de rien, car il nous manquait là un très grand espace. Et donc voyant cela ils les expulsèrent jusqu’à la porte donnant sur la rue et la fermèrent avec force. Et après ils vinrent à la porte donnant dans l’église et expulsèrent ceux qui étaient dans la dite chapelle en dehors avec force (J.T., f. 107-108)38.

26 Les paroissiens n’ont-ils aucun moyen d’obtenir des ostensions exceptionnelles ? Par sa nature, notre corpus ne fait pas état de ce type de dérogations, mais elles existent ; en 1544, le chapitre de Besançon délibère sur la demande d’un des gouverneurs de la ville d’amener le saint Suaire jusque chez lui, auprès de sa femme, malade. On refuse et on décide que ça ne se fera plus39 ; dans des circonstances exceptionnelles comme la maladie d’un paroissien, des pratiques de monstration sortant du cadre ordinaire ont pu se pratiquer.

27 On distingue ainsi un nuancier de « régimes de monstrabilité » de la relique. Si on s’attachait à en faire une typologie, ce serait sous la forme d’un tableau à multiples entrées ; à qui montre-t-on la relique ? À quel moment de la journée, du calendrier ? Dans quel lieu (la crypte, une chapelle, la nef, la place de l’église, la maison d’un paroissien) ? Quelles expériences le fidèle peut-il faire de la relique (voir une image, voir le reliquaire, voir la relique nue par une grille ou une monstrance, voir la relique hors de son reliquaire, toucher la relique, etc.) ? Quel dispositif accompagne la monstration (y a-t-il une messe ou pas, des chants, des luminaires, etc.) ? Une dernière distinction nous semble particulièrement importante ; est-ce la relique qui sort de son lieu pour entrer dans l’espace des fidèles, la nef ou la place de l’église, ou est-ce le fidèle qui est autorisé par le clergé à pénétrer les espaces de la relique ?

Franchir les seuils

28 Hans von Waltheym décrit sa visite à Saint-Antoine-l’Abbaye : dans la cathédrale se trouve la sainte dépouille du fidèle et grand sauveur saint Antoine, au-dessus du maître-autel dans un cercueil décoré d'argent, d'or, de pierres précieuses, et le cercueil se trouve sur quatre hautes colonnes en pierre, si haut que l'on voit le cercueil dans l'église et la cathédrale, au-dessus du retable du

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maître-autel […]. Idem, à Saint-Antoine on montre le bras de saint Antoine : il est travaillé dans de l'or et des pierres précieuses et l'os du bras est nu, de sorte qu'on peut l'embrasser dessus et sur le côté. C'est le matin et le soir qu'on le montre, et on le met sur un autel. Dans l'abside il y a un prêtre auprès du bras (H.W., p. 466).

29 Des portes et des tentures viennent cloisonner et hiérarchiser les espaces de l’église médiévale, limitant l’accès des laïcs au chœur, aux chapelles et aux cryptes. Pour voir la plupart des reliques, la médiation d’un clerc est donc nécessaire, même s’il ne fait qu’ouvrir les portes d’une chapelle, autoriser les pèlerins à y entrer et les surveiller40. Ici, le tombeau surélevé visible depuis la nef permet une première expérience du corps de saint Antoine, le clergé contrôlant un second niveau d’intimité, plus recherché ; voir de près et toucher l’os de son bras.

30 Ce jeu de partitions s’appuie sur le système d’analogies efficaces qui fonde le culte médiéval des reliques, à l’œuvre dans notre corpus. Non seulement la dépouille d’un saint y apparaît comme le corps agissant du saint, mais un fragment de sa dépouille est désigné comme le corps du saint, si bien qu’un saint dont le corps a été loti agit à divers degrés dans plusieurs corps disséminés, ici au sein d’un même sanctuaire.

31 Dans l’église haute de Saint-Nicolas de Bari, Jean de Tournai décrit une toile peinte figurant le saint : elle « fut amenée sur le char avec le corps saint […]. » Or, « quand on ne peut descendre en bas [dans la crypte] pour saluer le saint, on allume [des luminaires] et on implore le saint devant cette peinture (J.T., f. 254)41. » Dans l’espace du sanctuaire un feuilletage des expériences de la relique s’organise, s’appuyant sur la partition de la dépouille du saint ainsi que sur des images de la relique42.

32 Si on obtient de descendre saluer saint Nicolas, on emprunte un large escalier de vingt et un degrés menant à une porte close. Une fois déverrouillée on accède, cinq marches plus bas, au chœur dans lequel le saint repose. Là se trouve un pilier ayant contenu le corps du saint : « Ce pilier est enclos de fer et il y a un verrou pour entrer dedans. Et il est dit qu’une personne qui serait en état de péché mortel ne pourrait pas y entrer, mais je n’y entrai pas (J.T., f. 254)43. » Jean de Tournai a le droit de visiter la crypte, mais n’entre pas dans le pilier.

33 Une dernière strate autour de la relique lui est accessible, deux battants d’argent sur l’autel s’ouvrent et donnent sur un nouveau seuil : on ouvre encore par terre comme une grande salière dont le couvercle est en laiton dans lequel il y a un crucifix, et par un trou ou passage, qui est environ aussi grand que paume, je regardais comme pour chercher à voir le corps du glorieux saint Nicolas, mais on n’y perçoit rien, sinon quand on a une chandelle, alors on voit tout en bas, ou avec une lampe, rendant une grande clarté, qui est pleine d’huile (f. 255r). »

34 Si Jean ne peut pas toucher directement le corps, l’huile d’une lampe descendue auprès de la relique joue ce rôle de médiatrice : on en donne à chaque pèlerin, une ampoulette et pour ma part je trouvai la manière d'en avoir trois (ibidem)44.

35 La mise en visibilité de la relique n’est qu’un moment, ici incertain, d’une progression ritualisée dans l’épaisseur du sanctuaire. Le fidèle, guidé par le médiateur et son trousseau de clés, qu’on imagine épais, franchit plusieurs seuils auxquels peuvent répondre chaque fois des stations réglées par un rituel : célébrer une messe basse sur un autel intermédiaire, déposer une offrande, toucher ou faire toucher une image ou un reliquaire secondaire. À Compostelle par exemple, le pèlerin ayant communié touche la statue de saint Jacques au-dessus de l’autel, avant de poursuivre la progression décrite

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par Jean de Tournai, passant par le corps, le bourdon et la tête du saint (J.T., f. 281). Les nombreux pèlerins se suivant à chacune de ces étapes accomplissent leur pèlerinage par une séquence de gestes qui, sans être sacramentels, présentent bien une « efficacité symbolique », selon le lexique de Claude Lévi-Strauss utilisé par Jean-Claude Schmitt45.

36 À Bari, cette visite gestualisée du fidèle, franchissant un seuil après l’autre jusqu’au corps saint, structure l’espace comme une poupée gigogne ou comme un oignon, pour reprendre la métaphore d’Alfred Gell46, le fidèle cherchant toujours à atteindre la couche suivante. Cette stratification de l’espace de la relique permet une hiérarchisation de l’accès au corps saint, matérialisant une stratigraphie et une hiérarchie sociale. À Saint-Maximin, un panneau interdit aux femmes d’entrer dans les cryptes contenant le corps de Madeleine et de ses compagnes (H.W., p. 500) ; leurs visites s’arrêtent à l’autel de saint Maximin. À Venise, le matin de l’Ascension, Jean de Tournai assiste au défilé spectaculaire de nobles femmes vénitiennes se pressant dans une chapelle contenant un crucifix miraculeux, l’un des trois jours de l’année où elles sont autorisées à y pénétrer (J.T., f. 82)47.

L’ornement en mouvement

37 Le 13 juillet 1510, à Metz, quinze cavaliers prennent la route de Luxembourg avec Philippe de Vigneulles, pour aller « au grand pardon Notre Dame à Aix en Allemagne, qui se tient tous les sept ans (P.V., p. 173) ». Durant ces festivités sont montrées quatre reliques textiles de la cathédrale d’Aix-la-Chapelle ; la tunique de la Vierge, les langes et le suaire du Christ, le linge ayant recueilli la tête de Jean-Baptiste. Au même moment, on expose aussi saint Servais à Maastricht, saint Corneille à Kornelimünster, sainte Anne à Düren. Philippe visite encore les Rois Mages et les Ursulines de Cologne avant de rentre par Trêves, soit un parcours d’environ 540 kilomètres (fig. 2). Il arrive à Aix-la- Chapelle la veille au soir de l’ostension : […] nous trouvâmes tant de monde sur le chemin que c’était chose merveilleuse. Quand nous vînmes sur la montagne au-dessus d’Aix, nous vîmes qu’il semblait que toute l’église était en feu et en flammes, par la force des lampes qui brûlaient autour de l’église et c’était presque la nuit de sorte que les lampes se voyaient mieux, et toutes les grosses cloches sonnaient ce qui était une belle chose à voir et à entendre du dessus de la montagne (p. 174)48.

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Figure 2

« La saison des reliques », carte du parcours de Philippe de Vigneulles lors des ostensions rhénanes. Openstreetmap – Nicolas Sarzeaud http://umap. openstreetmap. fr/ca/map/la-saison-des-reliques-le- voyage-de-jacques-de-vig_305546#8/50.066/6.422

38 La ville est comble : Philippe décrit la difficulté à trouver des lits disponibles dans les auberges, « l’horrible presse » dans l’église, où on n’a pas la place pour se mettre à genoux, les clercs qui utilisent des perches pour récupérer les offrandes, les compagnies de pèlerins qui se tiennent par un pan de robe et suivent l’un des leurs bourdon levé afin de rester groupés dans la marée humaine. Le groupe messin paye pour prendre place sur le balcon d’un habitant : « nous avions la vue sur la place d’un des côtés de l’église, de là nous voyions un si grand peuple sur la dite place qu’on ne voyait que des têtes et encore autant sur les maisons (P.V., p. 174-175 et 177)49. » L’église brille de feux de joie, la place est noire de monde, la musique tonne ; on va montrer les reliques.

39 Dans « L’ornement est-il animiste ? », Thomas Golsenne théorise le couple formé par l’objet puissant et son ornement : L’ornementalisation d’une forme ou d’un objet permet de leur attribuer une certaine puissance. L’ornement offre la possibilité d’animer des objets inanimés, même si ses effets sont souvent attribués, dans des cas concrets et des situations culturelles spécifiques, à une cause transcendante ou à l’objet orné. L’art chrétien médiéval, fondé en grande partie sur l’opposition entre la figure humaine et l’ornement divin, en fournit de nombreux exemples. Ce processus, Gell, [dans Art et Agency50], le nomme attribution d’agency, qu’on peut traduire ici par « animation », c’est-à-dire que l’objet ainsi animé par l’ornement se voit considéré comme un acteur vivant, entretenant des relations sociales avec son environnement. Un objet- acteur qui, grâce à l’ornement, attire à lui les regards, rayonne vers les autres : sa puissance est son champ d’attraction, l’étendue de son aura51.

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40 Les reliques sont pourvues d’une puissante agency ; à travers elles, on met le fidèle en la présence agissante de la personne sainte et de son pouvoir miraculeux, sa virtus. La ville en fête, la presse des fidèles, manifestent déjà ce champ d’attraction : un dispositif ornemental d’un faste correspondant doit l’accompagner pendant l’ostension. Après un sermon et une confession générale prononcée par un clerc depuis la galerie extérieure de la cathédrale, le rituel commence : On voit venir beaucoup de torches et de flambeaux allumés et puis viennent beaucoup de gens d’Église, tous revêtus de riches habits avec de riches croix et eau bénite et riches encensoirs d’or et d’argent, et en belle ordonnance ils viennent le long des allées [la galerie extérieure de l’église] et au milieu d’eux, du luminaire et des encensoirs, il y a deux prélats bien vêtus d’or et d’argent qui portent sur leurs épaules un long bâton rond, comme une lance, doré d’or fin, sur ce bâton est mise et posée la précieuse et digne chemise de Notre Dame et elle est pliée en plusieurs plis sur leur bâton, et ils le portent comme on porterait un reliquaire, et sur la chemise il y a un beau drap de soie et au-dessus de ce drap de soie un beau drap d’or, et ils vont ainsi cheminant en belle ordonnance jusqu’à l’un des lieux décidés, là où le sermon a été fait ; et là donc ils s’arrêtent, avec une grande révérence, découvre la chemise du drap d’or et de celui de soie et donc tout le peuple est à genoux, tête découverte et mains jointes. […] Et donc les prélats prennent la chemise qui est ainsi pliée et en grand honneur et révérence ils la laissent aller de ses plis et l’étendent de tout son long au dehors des allées sur un autre drap d’or, à la vue de chacun, et alors on dirait que tout le monde tremble en raison du grand bruit des cornets et du cri des hommes et femmes qui crient miséricorde, et il n’y a pas d’homme dont les cheveux ne se dressent pas sur la tête et dont les larmes ne viennent pas aux yeux. (P.V., p. 175-176)52.

41 On retrouve plusieurs éléments décrits ici dans d’autres ostensions de notre corpus, par exemple l’ostension du chef de Marie-Madeleine dans la crypte de Saint-Maximin : « quand on doit le montrer, on va d’abord sonner une clochette et ensuite viennent en premiers les novices et les trésoriers de l’église, tous revêtus, avec tous des torches, des chandelles allumées et de l’encens, fort honorablement, et là ils chantent l’antienne ‘Maria ergo…53’, puis font la collecte (J.T., f. 273)54 ». Ainsi on retrouve régulièrement des luminaires, des cloches et clochettes ou encore des offrandes (dons, ex-voto).

42 Parmi ces éléments, il faut naturellement insister sur le reliquaire. Pour cette enquête nous utilisons les descriptions de monstration riches de détails, mais le plus fréquemment, les pèlerins se contentent d’une phrase témoignant que le corps de tel ou tel saint leur a été montré, faisant une double assimilation : du fragment au corps entier, mais aussi de la relique à son reliquaire. En effet, nos pèlerins ne font le plus souvent aucune différence entre la monstration du reliquaire et la monstration de la relique hors de son reliquaire ; comme l’écrit Jean-Claude Schmitt, « le reliquaire fait la relique55 ». Mieux, il arrive que les pèlerins s’appesantissent sur la description d’un reliquaire sans préciser l’identité du saint qu’il accueille (par exemple A.B., p. 52-53). Plus qu’une métonymie, il y a bien une complète analogie entre la relique et son reliquaire.

43 Chaque élément de ce dispositif a reçu56 ou mériterait de recevoir une étude monographique au titre de sa participation à l’ornement des corps et images saintes médiévales ; on peut citer dans notre corpus les textes (authentiques de reliques, liste des reliquaires, textes de prières), les images57, les défenses (verrous, barres, gardes) qui protègent la relique ou l’architecture dans laquelle la relique apparaît : chacun de ces éléments accuse et manifeste l’importance et le pouvoir de la relique.

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44 Enfin, si on qualifie d’ornement tout le dispositif qui amplifie et intensifie l’animation de la relique, alors les officiants – exclusivement des clercs dans notre corpus58 – sont eux-mêmes ornementaux. Ils le sont par l’apparat et les pratiques liturgiques, chanter, encenser, mais aussi par leur pouvoir sacramentel ; notre corpus associe régulièrement les monstrations à une messe. Les difficultés de Léon de Rozmital à obtenir une monstration du corps de saint Jacques à Compostelle, à cause de l’interdit frappant la Galice (L.R., p. 257-259), confirme qu’un sacrement est généralement nécessaire pour pouvoir montrer des corps saints. Les clercs sont aussi médiateurs de la relique, racontant l’histoire du saint et de ses restes, affirmant leur authenticité de manière informelle ou dans des sermons.

45 Une partie du dispositif ornemental est présent en permanence autour de la relique, même quand personne ne la regarde. Dans la monstration, de nouveaux éléments viennent s’y ajouter, mais surtout, tout ce dispositif est mis en visibilité et en mouvement avec la relique. Les gestes des officiants, imprimant à la relique et son ornement une dynamique, concourent alors à intensifier son animation.

46 Prenons les multiples couches textiles décrites par Philippe : enveloppant ordinairement les reliques, elles s’animent dans l’ostension. La chemise de la Vierge est posée sur un bâton doré et recouverte par un drap de soie et un drap d’or, de sorte que ces deux textiles couvrent, cachent et ornent la sainte chemise. Porté par des clercs dont l’importance est signifiée par un apparat tissé d’or et d’argent, c’est tout un module qui progresse sur les coursives de la cathédrale, vers les fidèles. On retrouve ici le schéma d’un ornement par strates, ici textiles, dont la relique est le noyau.

47 À chaque lieu où il faut montrer la relique, la chemise est dépliée, ou plutôt, c’est la chemise qui se déplie elle-même, Philippe écrivant que les clercs « la laissent aller de ses plis ». Elle s’étend vers la foule, contre un drap d’or, se détachant du mur de pierre de la cathédrale. En un sens, le module textile se trouve renversé par rapport à sa position initiale ; l’or qui couvrait la relique devient support. Au repos les textiles sont pliés, ramassés les uns contre les autres ; dans l’ostension la relique tout entière, c’est- à-dire la relique et son ornement, se déplie et se déploie pour atteindre une envergure se rapportant à sa puissance.

Le geste comme ornement

48 Si le geste rituel met en mouvement l’ornement, il est lui-même ornemental. Ainsi Philippe de Vigneulles insiste sur la « belle ordonnance (p. 175-176) » du clergé qui accompagne la relique : le bel agencement du corps des clercs les uns par rapport aux autres, par rapport à la relique et la progression harmonieuse de cet ensemble.

49 Nos pèlerins décrivent rarement des processions, liturgie qui s’adresse plutôt à la communauté locale, mais on doit noter les ressemblances entre ces deux rituels activant la relique. Pour ce qui nous occupe, certaines monstrations présentent un moment processionnel, dans lequel le clergé porte la relique et son dispositif jusqu’au lieu où on les montre. À l’inverse, la procession comporte aussi une exposition de la relique dans les différents lieux où elle est transportée. Dans le cadre de ces deux rituels, le reliquaire se trouve activé par sa visibilité temporaire et animé par le mouvement des processionnaires.

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50 Comme pour la procession59, il faut souligner la dimension sociale du rituel d’ostension qui donne à voir autour de la relique les clercs en habits, les grands laïcs, les hommes en armes et les fidèles ; on retrouve tout ce monde chrétien représenté par rapport à la relique dans un livret de pèlerinage nurembergeois (fig. 3).

Figure 3

Ostension des reliques de Nuremberg à la Maison Schopperschen, 1487, gravure sur bois, Staatsarchiv de Nuremberg, Rst. Nürnberg Handschriften 399a. Wikimedia Commons.

51 Pierre-Olivier Dittmar parle d’un « pacte de visibilité » entre la relique exposée et la communauté60. Si la relique est un objet-personne animé, on doit considérer son point de vue ; il convient que la communauté se présente devant elle dans sa plus belle ordonnance. Cet ordre idéal, c’est là encore une stratification organisant la société entre ses plus éminents représentants, qui prennent place du côté de la relique et auprès d’elle, et un peuple en révérence. Mais ce peuple lui-même est un peuple idéal, expurgé : ainsi, les sindics de Chambéry ordonnent en 1514 aux « coquins et bélîtres », mais à tous ceux qui n’ont pas de métiers, de quitter la ville le jour de l’ostension61.

52 Une fois la relique portée jusqu’au lieu où elle est montrée, on ouvre les reliquaires et lève les tissus qui enveloppent la relique. Valeria Genovese a finement étudié les nombreux voiles qui séparent l’espace des laïcs et l’espace des clercs, couvrent les images, les reliquaires et les reliques62. Dès lors, le geste d’ouvrir les tentures et de dévoiler les objets prend une grande puissance sémantique, associé au déchirement du voile du temple attendu pour la fin des temps. Ainsi dans le Christ de douleurs de Meister Francke, des anges font tomber de précieux textiles devant et derrière le corps blessé du Christ, signifiant son avènement (fig. 4). Faire tomber le textile qui entoure une

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relique, c’est au sens propre et figuré une revelatio63 ; c’est donner à voir l’envers sacré du monde.

Figure 4

Maître Francke, Christ souffrant, c.1430, Hamburger Kunsthalle. Wikimedia Commons.

53 Dans l’iconographie, les reliques sont généralement manipulées dans un linge qui couvre la partie inférieure, ainsi dans les enluminures figurant la sainte Croix portée par saint Louis et le vase du saint Sang de Westimnster porté par Henri III dans les enluminures de la Chronique de Mathieu Paris 64 (fig. 5). Cette règle de ne découvrir l’objet qu’en partie est connue pour d’autres accessoires liturgiques65. À tout le moins, des gants viennent prendre le relais de l’enveloppe textile (on les voit par exemple dans l’ostension nurembergeoise, fig. 3). Ce dispositif textile manifeste la « surmatérialité » de la relique, au sens de Caroline Bynum66, jouant ici un rôle de couche protectrice : la relique ne peut se présenter au monde que protégée de son impureté.

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Figure 5

Ostension du saint Sang de Westminster par Henri III, c.1250, Chronica Majora de Mathieu Paris, Corpus Christi College, Cambridge, MS 16 II, f. 216r. Wikimedia Commons.

54 Comment l’officiant manipule-t-il la relique ? Francesca Sbardella livre une ethnographie du traitement des reliques dans des couvents augustins et carmélites. La manipulation s’y caractérise par des gestes et des séquences de gestes standardisées et un « savoir des mains » que l’autrice rapproche d’une « gestualité des savoirs techniques67 ». Une telle finesse d’analyse nous est interdite, car nos sources sont rarement précises, et nous devons nous contenter d’un départ entre de grands types de gestes.

55 Parmi eux, on pense bien sûr au geste d’élévation, rapprochant les reliques de l’eucharistie68. On le rencontre quelquefois, Jacques Le Saige parle ainsi de l’« élévation » d’une image à Lorette (J.L., p. 33). L’iconographie travaille rarement dans ce sens et reste conforme le plus souvent à l’étymologie de l’ostension, os-tendere, tendre en avant : on tend la relique non pas vers le ciel, mais vers la foule. Ainsi, dans une enluminure du guide pour les pèlerins de Rome, les Mirabilia Urbis Romae, la Véronique est montrée en hauteur, depuis la chaire de Saint-Pierre (fig. 1).

56 Le geste se fait alors plus volontiers descendant69, comme à Aix, où la chemise se déplie vers les fidèles au pied de l’église, ou encore à Düren, où Philippe décrit l’ostension du crâne de sainte Anne : [on montre] au peuple qui est en bas cette sainte tête et le prélat qui la tient la retourne, sens dessus dessous, pour montrer le sommet de la tête toute nue, et il est garni d’argent et sur la tête il y un petit plateau qui se lève, et alors il semblait que tout allait se fendre à force de jouer de la corne et de la busine [instrument à cuivre], tellement que l’on pleurait quasiment de joie (P.V., p. 179)70.

57 Si on a bien compris la description de Philippe, le renversement du crâne serti d’argent déclenche par gravité l’ouverture d’un couvercle dévoilant l’os, de sorte que comme à Aix, la relique s’ouvre toute seule. Ce geste renversant ponctue une longue séquence de gestes le préparant, avant la séquence inverse, replier, renfermer, verrouiller, repartir : l’ostension se présente comme le dépliage d’un ample et fastueux dispositif dont cette petite surface d’os est la pointe.

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58 Il faut bien parler de l’ostension comme d’une épiphanie, au sens le plus fort ; à Aix-la- Chapelle, Philippe raconte qu’au moment où la chemise se déplie, alors que le soleil est à son zénith, des témoins voient une étoile dans le ciel (P.V., p. 176), manifestant cette puissance sur-matérielle de l’acte de montrer.

Qui ne pleure pas n’est pas chrétien

59 En ouverture de son article sur les processions parisiennes flamboyantes, Jacques Chiffoleau interroge la « progressive théâtralisation des processions » : « cette théâtralisation, cette esthétisation du rituel, si sensible à la lecture même des chroniqueurs, implique en effet, me semble-t-il, la transformation de certains participants en spectateurs, c’est-à-dire la transformation de leur statut même de sujets qui ‘voient’ désormais, bien plus qu’ils ne ‘font’71. » « À la limite, tous les processionnaires deviennent spectateurs de leurs propres gestes » reprend plus loin Jacques Chiffoleau72.

60 Nos témoins voient, c’est indéniable, mais il est tout aussi indéniable qu’en voyant, ils font. Les textes s’attardent régulièrement sur la description de l’affluence des fidèles, élément qui manifeste l’importance de la relique, ainsi que sur leurs attitudes et leurs réactions.

61 « Le peuple est à genoux, la tête découverte et les mains jointes (P.V., p. 176) », d’après Philippe de Vigneulles : c’est la position de « génuflexion73 » que prennent aussi les fidèles assistant à l’ostension de la Véronique (fig. 1). Mais les fidèles ne restent pas figés dans une posture déférente : à la fin du rituel, quand la chemise se déplie ou que le crâne s’ouvre, Philippe décrit les pleurs, les cris de la foule et le son des cornes. Il ne s’agit pas uniquement des instruments des « ménestrels de la ville » : « tout le peuple jouait de leurs cornets » écrit-il (P.V., p. 173). » La foule participe activement à la puissance de cette épiphanie en manifestant son émotion, en criant ou en soufflant dans des cornes ; sa présence et ses réactions sont une fois encore ornementales.

62 Celles-ci peuvent prendre un tour qui déplaît au clergé, par exemple lorsque les fidèles jettent sur la relique des objets afin de les rapporter chargés de virtus. Lors de l’ostension du Sacro Catino de Gênes, vase dans lequel le Christ et ses disciples auraient mangé, Antonio de Beatis raconte la défense lue aux fidèles sous peine de mort de jeter des objets sur l’armoire en verre contenant le vase, de peur de le briser (A.B., p. 281). On retrouve des statuts comparables à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle pour les ostensions du saint Suaire de Besançon, montré « le plus expéditivement qu’il est possible, afin de laisser la dévotion en la maîtrise des assistants, là où si la chose est prolongée, la dévotion se perd et la confusion arrive, en raison des chapelets que l’on jette contre le saint linge pour les faire toucher, et du tumulte qui s’en suit74. »

63 Cette source tardive fait affleurer la question, absente de notre documentation, de la durée de la monstration, de la bonne maîtrise du rythme dans lequel s’enchaînent les gestes qui composent le rituel. Elle témoigne encore du souci des officiants de contrôler une émotion dévote débordante. Pour autant, il est normal que l’émotion dévote soit à la mesure de la puissance extraordinaire de la relique : il faut donc encadrer ce moment d’excès.

64 Il y a bien une injonction sociale d’être ému par la relique : Jean Gallot, décrivant le voyage des frères de Clairvaux à Rome, en 1520, et visitant le saint Suaire à Chambéry,

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écrit : « il n’est pas chrétien à mon avis celui qui, en le voyant, n’a pas de crainte en lui et ne se tait pas75. » On ajoute donc la crainte devant la puissance de la relique aux autres réactions émotionnelles qu’elle provoque. Le fidèle participant à l’émotion collective s’affirme comme partie prenante d’un corps social solidaire, celui qui n’est pas ému est exclu de cette « communauté émotionnelle76 ».

65 C’est le sens de notre obstination à qualifier d’ornemental tout ce et tous ceux qui entourent la relique dans son exposition ; la mise en visibilité de la relique met en visibilité le monde qui l’entoure. Avec la relique, la communauté s’expose à elle-même, en une représentation collective ordonnée où chacun se trouve d’une part situé socialement par rapport à la relique, mais encore amplifié par sa participation active à l’ornementalisation de la relique.

L’ostension faite image

66 Parmi les images de pèlerinage, les enseignes de plomb présentent un grand intérêt. Vendues dans les sanctuaires, elles étaient rapportées par les pèlerins. La documentation ne permet pas de dire précisément à quels types de pratiques elles donnaient lieu77, mais on sait que les fidèles faisaient toucher leurs enseignes aux reliques pour récupérer un peu de leur virtus, leur énergie miraculeuse. Leur iconographie vise à exprimer, sur une petite surface, l’identité visuelle de la relique78.

67 Parmi ces solutions visuelles, la plupart des enseignes représentent le saint dont les restes sont conservés, avec ses attributs, ou dans une scène significative de son hagiographie. Certaines jouent avec l’aspect visuel de la relique ou du reliquaire : le visage du Christ suffit à évoquer la sainte Face de Véronique conservée à Rome, les fragments de croix, les saintes maisons de la Vierge, donnent lieu à des enseignes en forme de croix et de petites maisons, le sanctuaire de Wilsnack produit des enseignes en forme trilobées pour rappeler les trois hosties sanglantes conservées dans l’église.

68 On trouve aussi un groupe d’enseignes figurant la monstration de la relique. C’est le cas pour la tunique de la Vierge d’Aix-la-Chapelle ou du saint Suaire de Chambéry-Turin, dont les enseignes représentent les officiants montrant l’objet (fig. 6 et 7). C’est un type d’iconographie qu’on retrouve aussi dans les gravures des XIVe-XVIe siècles, notamment dans les livrets de pèlerinages79, et qui semble associé aux reliques donnant lieu à de grandes ostensions à dates fixes, comme dans le cas des ostensions publiques d’Aix-la- Chapelle et de Nuremberg, mais aussi celles des linges imprimés de la Véronique à Rome et du saint Suaire à Chambéry puis à Turin ; il ne semble pas excessif de parler pour ces reliques de « reliques à monstration », leur identité étant chevillée à ce dispositif.

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Figure 6

Enseigne de pèlerinage du saint Suaire de Chambéry, XVIe siècle, médaille mentionnée par un amateur en ligne. http://www.la-detection.com/dp/message-4404.htm.

Figure 7

Enseigne de pèlerinage d’Aix-la-Chapelle figurant Marie, saints Corneille et Charlemagne, sous l’ostension de la Tunique de la Vierge, XIVe siècle, plomb, trouvée à Dordrecht, collection van Beuningen, n°0381. D’après http://kunera.nl/.

69 S’il semble assez logique que les « images-reliques » soient bien représentées dans ce groupe, on est frappé par la prégnance de reliques textiles : ainsi la plupart des suaires du Christ, imagés ou non, font l’objet d’ostensions, à Compiègne, Cadouin, Toulouse, Aix-la-Chapelle, Chambéry. S'il est encore trop tôt pour expliquer ce phénomène, la dialectique du dévoilement d'une part et les jeux liturgiques de Pâques dans lesquels des clercs jouant les saintes Femmes montraient le saint Suaire aux fidèles semblent deux pistes intéressantes pour comprendre cette surreprésentation.

70 Le saint Suaire de Chambéry-Turin est une de ces reliques ; parmi la quinzaine d’images qui le représentent, au XVIe siècle, presque toutes le figurent montré par des anges ou des clercs. Plus précisément, on représente les trois évêques qui procédaient aux

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ostensions savoyardes lors de la fête du saint Suaire, le 4 mai (fig. 6 et 8). Dans la décennie 1520, lorsque le saint Suaire de Besançon apparaît, probable copie de l’image de Chambéry, ses promoteurs cherchent non seulement à en copier l’image, mais aussi le dispositif ornemental : le nombre des officiants et le calendrier des ostensions se rapprochent du dispositif savoyard. La relique est indissociable de son régime d’ostension, de sorte que pour assurer l’efficace du suaire de Besançon, il fallait copier non seulement l’image, mais aussi les ostensions de Chambéry.

Figure 8

« Ostension du saint Suaire de Chambéry dans un Office à la Vierge », édition de Wygand Köln imprimée en 1521. Image de Julia Huguenin-Dumittan.

71 On voit ici l’importance du dispositif d’ostension dans la construction du pouvoir de la relique ; le pèlerin qui porte l’enseigne du pèlerinage de Chambéry sur laquelle on fait ostension du saint Suaire redouble son exposition. Les enseignes redoublent parfois tout le dispositif, le vêtement des officiants, les luminaires, les architectures voire même les fidèles, mais peuvent aussi se résumer à la représentation d’un clerc ou d’un ange qui expose le corps saint, isolant l’efficacité du geste de montrer.

72 La substitution d’un ange à l’officiant est fréquente pour les reliques à monstration : ainsi le frontispice d’un office pour la fête du saint Suaire de Chambéry au début du XVIe siècle présente le drap porté par un ange (fig. 9), iconographie que l’on retrouve sur une médaille figurant la tunique de la Vierge d’Aix-la-Chapelle (fig. 10). Les anges sont omniprésents et polysémiques dans les images médiévales, ils sont notamment vêtus comme des officiants portant des accessoires liturgiques, lampes, livres, encensoirs. On les retrouve régulièrement montrant les Instruments de la Passion. Maurice McNamee a étudié cette iconographie et l’a reliée au pouvoir sacramentel des clercs et à

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l’eucharistie80. En figurant ce geste de monstration réalisé par un ange vêtu en clerc, on soulignerait donc le pouvoir sacramentel du geste de monstration et la parenté entre le corps du saint et le plus saint des corps.

Figure 9

« Le saint Suaire montré par un ange », gravure imprimée d’abord à Genève par Wygand Köln, ici reprise dans un office pour la Vierge imprimé par Antoine Ranoto à Turin en 1531, Turin, Biblioteca Reale. Image de Julia Huguenin-Dumittan.

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Figure 10

Enseigne de pèlerinage d’Aix-la-Chapelle, figurant un ange portant la tunique de la Vierge, c.1500, Dortmund, Museum der Stadt, n°C5442. D’après http://kunera.nl/.

73 Dans une autre dimension, les anges porteurs d’objets sacrés, mais aussi porteurs de l’âme des défunts incarnent une dialectique du mouvement vertical ciel/terre, déposition/élévation. L’ange descend sur terre pour y manifester la présence céleste et accompagne aux cieux les ressuscités.

74 Une clé du cloître de Cadouin datant de la fin du XVe siècle 81 surprend le visiteur contemporain (fig. 11). Celui-ci aura vu le fac-simile du saint Suaire conservé dans l’abbaye, une riche étoffe brodée, mais sans image. Pourtant, ici, quatre anges tiennent un linge sur lequel se détache le corps du Christ. La clé représente-t-elle le sacré drap de Cadouin ? Il semble bien, mais le sculpteur a choisi de mettre en image la présence du Christ sur la toile aniconique de la relique. Les trois anges sont-ils en train de transporter le Christ supplicié aux Cieux, enveloppé dans le saint Suaire, sorte d’Ascension, ou bien exposent-ils aux visiteurs en contrebas le saint linge conservé dans l’abbaye, sorte d’ostension ? La bidirectionnalité proposée par cette clé sculptée signale la charge épiphanique des ostensions qui se pratiquaient alors à Cadouin ; elles sont la descente du sacré, depuis le ciel vers les fidèles, depuis l’espace sacré du chœur vers le siècle ; elles préparent la conversion et le Salut des fidèles, regards tournés vers le chœur et vers le ciel.

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Figure 11

Anges portant le saint Suaire, clé du cloître de l’abbaye de Cadouin, c.1495. Image Danielle Martinez-Michelle Fournié.

Conclusion

75 Un linge déployé, taché du sang d’un saint ou immaculé, un crâne serti d’or ou un tibia dans un reliquaire à monstrance sont autant de corps-images, étant donné le soin particulier avec lequel on organise leur visibilité. Les multiples descriptions de monstrations de reliques, rythmant les récits de pèlerins, et la précision de ces descriptions, signalent l’importance de ces pratiques par ailleurs mal renseignées par les sources canoniques et liturgiques ; elles sont fréquentes et elles sont recherchées, par les pèlerins comme par les paroissiens. On en trouve un large nuancier, des spectaculaires épiphanies publiques célébrées ponctuellement dans les sanctuaires rhénans aux visites de cryptes, menées par un clerc dont l’épais trousseau permet d’accéder au plus près du saint.

76 Nos témoins disent régulièrement avoir vu la relique « nue », le contact visuel de l’œil du fidèle avec le corps saint a donc une efficacité particulière. Jacques Lesaige qualifie les corps entassés des saints Innocents de Murano comme « quelque chose de beau » : le terme est fréquent en moyen français, il peut renvoyer à un jugement proprement esthétique ou plus général, « remarquable », « plaisant ». Il semble bien s’agir d’un rapport visuel plaisant et dévot à la relique. Dans cette enquête, nous n’avons pas isolé l’acte de voir directement la relique, cette question de la beauté propre du corps-image qu’est la relique reste donc ouverte. Il faut toutefois souligner que la description de la relique elle-même est assez rare dans ce corpus et prend le plus souvent moins de place que la description des lieux, des gestes et des objets qui l’accompagnent. Le corps saint est donc inséparable du dispositif ornemental qui le prolonge et qui amplifie son efficacité symbolique et sa puissance d’image.

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77 Lorsqu’on montre la relique, elle est entourée d’objets, mais aussi d’acteurs en mouvement, dont la gestualité contribue à animer la relique. Parmi ces acteurs, il faut considérer aussi bien ceux qui montrent que ceux qui voient et s’émeuvent. Ainsi, les participants des monstrations se donnent à voir avec les reliques, les décorant autant qu’ils sont décorés par elles. De la sorte, en hiérarchisant l’accès des fidèles aux reliques et en mettant en ordre l’assemblée des officiants et des dévots lors des monstrations, le corps social se montre à lui-même avec le corps saint.

NOTES

1. « Le 23 de may nous allasmes juer jusqua la ville de Moran, laquelle est une petite ville, ou il y a des belles maisons. […] On y faict tant de voir de cristale que nul ne le croiroit s’il ny estoit. Je en vis faire de toute sorte. Après les avoir veu faire, allasmes ouyr messe en lune des eglises. Quant le prestre eult dit messe on luy apporta des clefs. Adoncq haulcha ledit autel, ou il avoit dit messe, comme se eust esté ung coffre et nous monstra dedens deux cens et huit corps de petits innocens saincts, et le plus part avoient encoire leurs chemisettes : et estoient entassés par licts dedens ledict autel, dont c’est quelque chose de beau. Nous en fusmes tous resjouis de veoir tant de sy beaux josnes saincts. Après revinsmes a nostre nef. Et adoncq retournasmes disner a Venise. Mais soiez seur que j’avoie bon apetit. » Pour la référence, voir les abréviations note n° 6. 2. Pour une approche anthropologique de cette question lire Jean-Claude SCHMITT, Le corps des images, Paris, Gallimard, 2002, ainsi que Caroline W. BYNUM, Christian Materiality, An Essay on Religion in Late Medieval Europa, New York, Zone Book, 2015. 3. Sur la diversité des formes d’autel lire Joël PERRIN, « L’autel : fonctions, formes et éléments », dans In Situ, n° 1, 2001, http://journals.openedition.org/insitu/1049 (consulté le 28 mai 2019) : il évoque dans sa typologie l’ « autel-coffre », note n° 119, souvent en bois. On connaît des autels dont une partie ouverte ou mobile sur la face antérieure laisse voir les reliques (les autels- confessions et expositions, n.5 et §89), mais l’ouverture sommitale décrite ici est plus singulière. L’autel de San Pietro Martire de Murano ne nous est malheureusement pas conservé, l’église ayant été rebâtie. 4. Sur le genre du récit de pèlerinage, une bibliographie a été proposée par Magali CHEYNET, « La route des pèlerins, éléments bibliographique », Questes, n° 22, 2011, p. 97-104, https:// journals.openedition.org/questes/1465 (consulté le 5/08/2019). Pour un aperçu général du pèlerinage médiéval et son historiographie lire Catherine VINCENT, « Du nouveau sur le pèlerinage médiéval ? », dans Sophie CASSAGNES-BROUQUET, Amaury CHAUOU, Daniel PICHOT et Lionel ROUSSELOT (dir.), Religion et mentalités au Moyen Âge : Mélanges en l'honneur d'Hervé Martin, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, p. 379-386, http://books.openedition.org/pur/19838 (consulté le 5/08/2019). 5. Ces bornes chronologiques délimitent une étape importante dans l’affirmation d’une culture de pèlerinage, avant les bouleversements engendrés par la Réforme. Philippe Cordez les emploie et souligne leur importance notamment pour le développement des livrets de pèlerinage : Philippe CORDEZ, « Wallfahrt und Medienwettbewerb. Serialität und Formenwandel der Heiltumsverzeichnisse mit Reliquienbildern im Heiligen Römischen Reich (1460-1520) », dans Andreas TACKE (dir.), « „Ich armer sundiger Mensch“. Heiligen- und Reliquienkult am Übergang zum konfessionellen Zeitalter », Göttingen, Wallstein-Verlag, 2006, p. 37-73.

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6. Une telle enquête est permise par l’ample travail d’édition de ce type de récits, réalisé notamment en France autour de Denise Péricard-Méa. Il est facilité par la mise en ligne de la plupart de ces textes, pour cette bibliographie je privilégie ces éditions accessibles en ligne. Je ne retranscris le texte original en note que lorsque j’en propose une traduction : Léon DE ROZMITAL, « Itinéraire (1465-1467) », publié dans De la Bohême jusqu'à Compostelle. Aux sources de l'idée d'union européenne, Denise Péricard-Méa (éd.), Biarritz, Atlantica, 2008 (ci après L.R.). Hans VON WALTHEYM, « Le pèlerinage en l’an 1474 », publié dans Provence historique, Annie Faugère (trad.), t.41, 166, 1991, p. 465-551 (ci après H.W.). Le fascicule est en ligne, URL : http://provence- historique.mmsh.univ-aix.fr/n/1991/Pages/Fasc-166.aspx. Le texte original est aussi en ligne, Die Pilgerfahrt, Friedrich Emil Welti (dir.), Bern, Stämpfli, 1925, URL : https://www.nvf.ch/pdf/ waldheim_welti.pdf. Felix FABRI, « Les errances (1480-1483) », publié dans Les errances de Frère Félix, pélerin en Terre sainte, en Égypte et en Arabie, Nicole Chareyon et Jean Meyrs (éd. et trad.), Montpellier, CERCAM, 2000 (ci après F.F.). Jean DE TOURNAI, « Le voyage (1488-1489) » publié dans « Complément au récit de voyage publié aux éditions La Louve, Le Voyage de Jean de Tournai. De Valenciennes à Rome, Jérusalem et Compostelle », Fanny Blanchet-Broekaert (éd.), dans Saint-Jacques Info, http:// lodel.irevues.inist.fr/saintjacquesinfo/index.php?id=1567, consulté le 20/05/2019 (ci après J.T.). Jérôme MÜNZER, « Itinéraire (1495) » publié dans « L'itinéraire de Jérôme Münzer », Paul Amargier et Jean-Louis Charlet (trad.), dans Provence historique, t. 41, 166, 1991, p. 586-599 (ci après J.M.). Le fascicule est en ligne, URL : http://provence-historique.mmsh.univ-aix.fr/n/1991/Pages/ Fasc-166.aspx. Pour les passages hors de Provence j’utilise l’édition de Denise Péricard-Méa, De Nuremberg à Grenade et Compostelle. Itinéraire d’un médecin allemand, Biarritz, Atlantica, 2009 (ci- après J.M.’) Antonio DE BEATIS, « Voyage (1517-1518) », publié dans Voyage du cardinal d’Aragon, Madeleine Havard de la Montagne (trad.), Paris, Perrin, 1913, URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/ bpt6k110458d (ci après A.B.). Le texte original est aussi en ligne, Die reise des kardinals Luigi d'Aragona, Freiburg-im-Breisgau, Herdersche v., 1905, URL : https://archive.org/details/ diereisedeskard00pastgoog/page/n12. Philippe DE VIGNEULLES, « Chronique (1510) », publié dans Gedenkbuch des Metzer Bürgers Philippe von Vigneulles, Henri-Victor Michelant (éd.), Stuttgart, Gedruckt auf Kosten des Vereins, 1852, URL : https://archive.org/details/bub_gb_wq0LAAAAIAAJ (ci après P.V.). Jacques LESAIGE, « Voyage (1518) », publié dans Voyage de Jacques Lesaige , Romain-Hyppolite Duthilloeul (éd.), Douai, Adam d’Aubers, 1851, URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/ bpt6k1061216?rk=21459;2, consultés le 22/08/2019 (ci après J.L.). Cette enquête a bénéficié de la lecture et des précieux conseils de Philippe Cordez, Pierre-Olivier Dittmar, Didier Méhu, Alain Rauwel et Jean-Claude Schmitt. Je les en remercie vivement. 7. « Là nous fut monstré le chief de sainct Jacques (J.T., f. 291) ». 8. Denise PÉRICARD-MÉA, Compostelle et cultes de saint Jacques au Moyen Âge, Paris, PUF, 2000, p. 98-103. 9. « Il y avoit dedens ladicte cappelle ung des officiers de ladicte église lequel avoit une robe moitié blance et l'aultre moictié vermeille lequel dict en trois langaiges, c'est à scavoir en latyn, en allemant et en franchois et le dict tout hault, c'estoit que quiconques ne croioit fermement que le corpz de sainct Jacques ne soit encassé ou machonné dedens le grand autel de ladicte église et aussy comme il appert par ladicte lettre au rollet laquelle ensaigne l'ymaige quy est deseure le grant autel auquel comme dict est, est escript en lettres romaine Hic jacet ... , il dict qu'il faict son pèlerinaige en vain. »

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10. On pense aux travaux pionniers de Carol HEITZ, Recherches sur les rapports entre architecture et liturgie à l’époque carolingienne, Paris, SEVPEN, 1963. Lire aussi Paolo PIVA (dir.), Art médiéval. Les voies de l’espace liturgique, Paris, Picard, 2008, et tout particulièrement son article sur la question de l’architecture de pèlerinage : Paolo PIVA, « Le déambulatoire et les 'trajets' de pèlerinage dans les églises d'Occident (Xe-XIIe siècle) », dans Paolo PIVA (dir.), Art médiéval, op. cit., p. 80-129. 11. Pour décrire les grandes cérémonies liturgiques, la documentation latine utilise le plus souvent le terme d’« ostensiones », le moyen-français d’ « ostensions » et de « monstres de reliques » ; les pèlerins voyant une relique emploient généralement le passif « on nous a monstré ». Je choisis donc le terme de « monstration », qui intègre toutes les pratiques donnant à voir les reliques, mêmes informelles, par exemple une visite de crypte, pour réserver le terme d’« ostensions » aux grandes cérémonies liturgiques. 12. Jean-Claude SCHMITT, Le corps des images, op.cit. et Jérôme BASCHET, L’iconographie médiévale, Paris, Gallimard, 2008, notamment sur l’« image-objet » p. 22-62. 13. Pierre-Olivier DITTMAR, « Cachez ce saint que je ne saurais voir. Modifications de visibilité en contexte rituel à la fin du Moyen Age », Cahiers d'anthropologie sociale, n° 11, 2015, p. 84-99. 14. Philippe CORDEZ, « Les reliques, un champ de recherches. Problèmes anciens et nouvelles perspectives », Bulletin d’information de la Mission Historique Française en Allemagne, n° 43, 2007, p. 102-116. 15. Voir dans Giuseppe ALBERIGO (éd. et trad.), Les conciles oecuméniques, II, Paris, Cerf, 1994, p. 560-561. Le canon est issu d’un des décrets du synode de Mayence de 813, inséré dans le Décret de Gratien, André VAUCHEZ La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moye-Âge. D’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome, École française de Rome, 1988, p. 33. Pour la discussion du sens de ce canon lire notamment Hartmut KÜHNE, Ostensio Reliquarium, Untersuchungen über Entstehung, Ausbreitung, Gestalt und Funktion der Heiltumsweisungen im römisch- deutschen Regnum, Berlin-New York, De Gruyter, 2000, p. 555-563 et Philippe CORDEZ, Trésor, merveille, mémoire. Les objets des églises au Moyen Âge, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016 p. 50. 16. Étienne ANHEIM, Isabelle HEULLANT-DONAT, Emmanuelle LOPEZ, Odile REDON, « Rome et les jubilés du XIVe siècle : histoires immédiates », Médiévales, n° 40, 2001, p. 53-82, notamment p. 67-68 pour ce qui concerne la Véronique. 17. Dans son impressionnante et précieuse somme Ostensio Reliquiarum, op.cit., Hartmut Kühne fait la liste des sources pour le mode d’ostension qu’il décrit, les ostensions publiques allemandes de la fin du Moyen Âge, ch. « Die Quellen », p. 31-79. Des sources liturgiques décrivant les ostensions existent, mais elles sont locales (p. 51-55). 18. C’est notamment la thèse de Roland RECHT, Le croire et le voir. L’art des cathédrales, XIIe -XVe siècle, Paris, Gallimard, 1999, p. 99-103. 19. Gia TOUSSAINT, Kreuz und Knochen : Reliquien zur Zeit der Kreuzzüge, Berlin, Reimer, 2011, l’autrice réfute cette thèse d’une dévotion visuelle proprement gothique apparue au XIIIe siècle, p. 15-23. Sur les monstrances et la visibilité des reliques, lire aussi Pierre-Olivier DITTMAR, « Cachez ce saint », op. cit. 20. Hartmut KÜHNE, op. cit., p. 552. Le texte de 1079 évoque l’ostensio du saint Suaire à l’occasion d’une translatio d’un reliquaire à un autre, la documentation plus tardive décrit la foire autour de l’ostension du saint Suaire mais ne nous dit rien de précis sur sa liturgie ; Nicolas SARZEAUD, « Saint Suaire de Saint-Corneille de Compiègne », Inventaire des sanctuaires et lieux de pèlerinage chrétiens en France, http://sanctuaires.aibl.fr/fiche/785/saint-suaire-de-saint-corneille-de- compiegne, version du 14/10/2018, (consulté le 29/05/2019). 21. Sur le développement de ces fêtes lire Charles MERIAUX, « Fêtes et jours chômés dans le monde carolingien (VIIIe-Xe siècles) », dans Philippe DESMETTE et Philippe MARTIN (dir.), Orare aut laborare ? Fêtes de précepte et jours chômés du Moyen Âge au début du XIXe siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses

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Universitaires du Septentrion, 2017, p. 51-52, lire encore une fois Hartmut KÜHNE, op. cit., pour les pratiques ayant précédé l’ostensio p. 520-534. 22. Carol HEITZ, op. cit. 23. Georgie FRANK, The Memory of the Eyes: Pilgrims to Living Saints in Christian Late Antiquity, Berkeley, University of California Press, 2000. 24. Ce n’est pas toujours évident ; Jean de Tournai cherche l’icône de la Vierge de Philerme à Rhodes et s’enquiert du chemin auprès d’un clerc grec ne parlant pas latin ; s’en suit un dialogue de signes, où Jean montre l’image de la Vierge dans son livre d’Heures et où le clerc grec mime le chemin qui lui permet finalement de trouver l’image (J.T., f. 234v). 25. Jean de Tournai, f. 282, mentionne l’implication de son hôte dans la visite de Saint-Sernin de Toulouse et Philippe de Vigneulles, p. 182, d’un guide dans sa visite de Cologne. Sur le cas de Saint-Sernin que je n’ai pas traité ici et que visite aussi Jérôme Munzer, lire SOPHIE BROUQUET, MICHELLE FOURNIÉ, « Le Saint des Saints: le Trésor de Saint-Sernin de Toulouse », dans MICHELLE FOURNIÉ, DANIEL LE BLÉVEC, CATHERINE VINCENT (dir.), Corps saints et reliques dans le Midi, XIIe-XVe siècles, Cahiers de Fanjeaux, n° 53, 2018, p. 205-265 et notamment p. 231-234 sur l’accès des pèlerins aux reliques. Les recherches du groupe de recherche toulousain sur les reliques de saint Jacques à Sernin se poursuivent et nous en attendons avec impatience les nouveaux résultats. Je remercie Michelle Fournié pour son aide précieuse sur les dossiers de reliques toulousaines. 26. Le rôle des patrons est décrit par Felix Fabri, lire Jean MEYERS, « L’encadrement du pèlerin de Jérusalem à la fin du XVe siècle d’après l’Evagatorium de Frère Félix Fabri », dans Jean-Marie CAUCHIES (dir.), L’encadrement des pèlerins du XIIe siècle à nos jours, Bruxelles, Fac. Univ. Saint-Louis, 2010, p. 125-152. 27. « Mais on ne nous monstrait nulle relicque, car il les monstrent en d’autres temps et saixons ». 28. Plusieurs de nos pèlerins décrivent leurs expériences de ce reliquaire largement étudié (A.B., p. 104-105, L.R., p. 148-149, J.T., f. 5), lire par ex. Lisa V. CIRESI, « A liturgical study of the shrine of the Three Kings in Cologne », dans Colum HOURIHANE (dir.) Objects, images and the Word: art in the service of the liturgy, Princeton University Press, 2003, p. 202-230. 29. La pratique n’est pas proprement provençale, on la retrouve pour les suaires de Toulouse, Chambéry et Besançon par exemple, voir les documents cités note n° 36. 30. « En tout le pays de Provence on ne peult voir nulz sanctuaires sans avoir avec les thésauriers des églises ung homme de la justice des villes car comme vous diries le prévost ou eschevin des villes ont une clef des thésaures […]. » 31. Sur la charge de trésorier, lire Philippe CORDEZ, Trésor, mémoire, merveilles, op. cit. Il délimite notamment la fonction du trésorier p. 38-46. 32. Jean souhaitait visiter trois sanctuaires provençaux (Saintes-Maries de la Mer, Saint-Louis d’Arles et Saint-Gilles-du-Gard ») mais raconte : « je n’osai pas y aller parce qu’il fallait payer, selon la coutume, dix pièces d’or chacune, et je ne refusai pas tant pour la dépense et la perte d’or ou d’argent, mais parce que souvent on est examiné mais on ne sait pas par qui et il n’y a pas besoin que les étrangers sachent les choses que l’on porte et si on a de l’argent ou pas. La coutume est fort mauvaise et dangereuse, c’est assez pour meurtrir les gens […] (Nous nous partismes dudict Tarrascon le lundy XVe dudict mois pour aller aux Trois Maries, à Sainct Loys d'Alle et à Sainct Gilles lesquelz corpz sainctz je fusse volontiers allé servir mais je n'y osay aller pourtant qu'il failloit paier comme la coustume est de X pièces d'or l'une et aussy je ne le laissay point tant pour la despensse de la perte de l'or ou argent mais je le fis pourtant que souvent on est espluquiés et ne scait on de quy, il n'est nul besoing que estrangiers sachent quelle choze on porte et sy on a argent ou non. La coustume est fort maulvaise et ossy dangereuse, c'est asses pour mourdrir les gens […], J.T., f. 277) ».

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33. Sur ce type de reliquaires lire Beate FRICKE, « Visages démasqués – un nouveau type de reliquaire chez les Anjou », dans Dominic OLARIU, Le portrait individuel. Réflexions autour d'une forme de représentation, XIIIe-XVe siècles, Bern, P. Lang, 2009, p. 35-63, sur le reliquaire de Saint-Maximin, p. 44-45. Sur le contexte général de ce sanctuaire bien connu on peut lire Bernard MONTAGNES, « Le pèlerinage provençal à Marie-Madeleine au XVe siècle », Revues des sciences philosophiques et théologiques, n° 84, 2001, p. 679-695. 34. Christian SAPIN, « L’autel, son rôle et sa place dans la crypte », dans Anne BAUD (dir.), Espace ecclésial et liturgie au Moyen-Âge, Lyon, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, 2010, p. 331-346. 35. Meredith COHEN, « An Indulgence for the Visitor: The Public at the Sainte-Chapelle », Speculum, 83/4, 2008, p. 840-883. Lire aussi Mary WHITELEY, « Public and Private Space in Royal and Princely Châteaux in Late Medieval France », dans Annie RENOUX (dir.), Palais royaux et princiers au Moyen Âge, Le Mans, Université du Maine, 1996, p. 71-76. 36. La charte réglant les conditions du dépôt à Toulouse du saint Suaire de l’abbaye de Cadouin a été largement étudiée par Michelle FOURNIÉ, « Une municipalité en quête de reliques. Le saint Suaire de Cadouin et son dépôt à Toulouse à la fin du Moyen Âge », Mémoires de la Société Archéologique du Midi de la France, t. LXXI, 2011, p. 127-162, notamment p. 139. Elle est conservée aux A.M de Toulouse, cote II14/2, je cite ici la copie GG790, f. 13, limitant les dates des ostensions puis précisant : « quam amplius in anno ostendi displicatum et extensum valeat, nisi forsan dominus noster papa, reges, cardinales, duces, comites vel alie eque nobiles ac notabiles valide persone vellent dictum sanctum jocale, causa devociones secrete, videre. » Pour Besançon, on peut s’appuyer sur la synthèse d’Andrea NICOLOTTI, Le Saint Suaire de Besançon et le chevalier Othon de La Roche, Besançon, Franche-Bourgogne, 2015. Les dates d’ostension sont fixées par les délibérations capitulaires, A.D. du Doubs, G192, 8 août 1523, f. 236v° ; dès le 11 mai 1524 on mentionne une ostension pour la dame de Beaujeu accomplie « secrete » dans la sacristie de la cathédrale, f. 278v°, d’autres le sont dans les décennies suivantes (en 1540, G193, f. 588v° ; 1553, G195 f. 490r° ; 1558, G196, f. 160v° ; 1559, f. 206v°). Le 14 juin 1581, il est réaffirmé qu’on ne doit plus montrer le saint Suaire autrement que lors des deux dates coutumières, mais dès le 13 octobre il est dit que les capitulaires dérogeront au statut contraire (« derogaverunt dicto statuto ») et montreront le suaire « complicato et non extenso » (G198, f. 248r° et f. 255v°). En 1585, les chanoines statuent à nouveau : on ne refusera pas de montrer le saint Suaire aux princes et grands nobles venus de loin (« aliquos magnates nobiles aut proceres eo longuinquo ad hanc civitatem advenire. », G199, f. 6r°). 37. « Le pape nous fit monstrer le sainct Véronicle et tous les reliquaires dudict Romme comme on a acoustume de les voir en la bonne sepmaine [la Semaine sante] mais ce fut à huis clos, c'est à dire que quand nous les pèlerins estions venus dedens les églises on fermoit les huys. » 38. « Et incontinent que ceulx de la ville perçuprent que les prebstres alloient pour le moins monstrer, incontinent le peuple de ladicte vallée y vint à sy très grand force que nous ne le poviesmes veoir. […] ilz prindrent de longues escorries et se s'en vindrent frappans à tors et à travers tant parmy leur visaiges comme sur leurs testes encoires ilz n'y acomptèrent riens et nous fallit este là une très grande espace. Et adonc ce veant ilz se boutèrent jusques audict huis lequel estoit sur la rue et le fermèrent par vive force. Et après ilz s'en vindrent à l'huys de par dedens l'église et se boutèrent ceulx quy estoient en ladicte cappelle à force dehors. » 39. A.D. du Doubs, G193, f. 556, date du 25 novembre 1539. 40. La crainte des vols de reliques, étudiés pour l’époque carolingienne dans le fameux ouvrage de Patrick GEARY, Le vol des reliques au Moyen Âge, Pierre-Emmanuel Dauzat (trad.), Paris, Aubier, 1993 [1ère éd. 1978] est très présente dans notre corpus (à Saint-Maximin par exemple, H.W., p. 507). 41. « Fut amenée sur le char avec ledict corpz sainct […]. » Or, « quand on ne peult descendre en bas pour saluer ledict sainct, on allume et requiert-on ledict sainct à ceste dicte painture. »

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42. On retrouve ce système à Saint-Denis, Antonio de Beatis décrivant une sculpture en or massif représentant dans l’église haute la tête du saint conservée dans la crypte (A.B., p. 134). Philippe Cordez évoque la question de l’image des reliques dans Philippe CORDEZ, « Reliquien und ihre Bilder: Zur Ablassvermittlung und Bildreproduktion im Spätmittelalter », dans Kristin MAREK, Raphaèle PREISINGER, Marius RIMMELE et Katrin KÄRCHER (dir.), Bild und Körper im Mittelalter, Munich, Fink, 2006, p. 273-286. 43. « Lequel pillier est enclos de fer et y a ung huis pour entrer dedens. Et dict que une personne quy seroit en péchet mortel n'y polroit entrer mais je n'y entray pas […] ». 44. « On œuvre encoires par terre comme une grand sallière dont le couvercle est de layton auquel y a ung crucifix et par ledict trou ou pertuis, lequel est environ aussy grand comme ma paulme, je regarday comme pour cuider voir ledict corpz du glorieux sainct Nicolas, mais on y percoipt riens, synon quand on a de la chandeille, alors on percoipt tout en bas ainssy comme une lampe rendant grand clareté, laquelle est plaine d'huylle. […] on en donne à cescun pèlerin une ampoullette dont pour ma part je trouvay la manière d'en avoir trois. » 45. Jean-Claude SCHMITT, La raison des gestes, Paris, Gallimard, 1990, p. 82-84, applique au geste le concept de Claude LÉVI-STRAUSS, « L’efficacité symbolique », dans Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, Pion, 1958, p. 205-226. 46. C’est la métaphore qu’Alfred Gell appuie sur le Peer Gynt d’Ibsen dans sa réflexion sur « Les idoles concentriques et la personnalité fractale », Alfred GELL L'art et ses agents, trad. de l’anglais par Sophie Renaut et Olivier Renaut, Dijon, Les Presses du réel, 2009, p. 168-174. 47. La question de l’accès des femmes aux reliques a été posée par Julia Smith pour des périodes antérieures ; Julia SMITH, « Women at the tomb : Access to relic shrines in the early Middle Ages », dans Kathleen MITCHELL et Ian WOOD (dir.), The World of Gregory of Tours, Leyde, Brill, 2002, p. 163-180. Elle apparaît dans notre corpus ; voir aussi J.T., f. 41 et 58 des chapelles interdites aux femmes. Au contraire en Flandres, Antonio de Beatis note que femmes prennent soin des autels et ont la garde des reliques (A.B., p. 123). 48. « Nous partismes de Tres [Maastricht] et allaimes couchier à Ayx et trowaimes tant de monde par le chemin que c’estoit chose merveilleuse. Et quant nous vinmes sus la montaigne au dessus de Ayx, nous vimes qu’ils sembloit que toutte l’église fût en feu et en flammes, de fource des lampes qui ardoient entour de la dite église, et il estoit presque nuit, par quoy les dites lampes se moustroient mieulx et puis touttes les grosses cloches sonnoient, qui estoit belle chose à veoir et à oyr de dessus la montaigne. » 49. « Nous avions le regairt sus la plaice d’ung des coustés de la dite église, là où nous voions tant grant puple en la dite plaice que l’on ne veoit que testes et encore autant sus les maixons. » 50. Alfred GELL, op. cit. 51. Thomas GOLSENNE, « L’Ornement est-il animiste ? », Histoire de l’art et anthropologie, Paris, coédition INHA / musée du quai Branly, 2009, http://journals.openedition.org/actesbranly/282 (consulté le 7/08/2019). 52. « L’on voit venir biaulcopt de torches et de pillers allumés et puis viengnent biaulcopt de gens d’église, tous revetus en riches habis avec riches croix et yaue benoitte et riches encensiers d’or et d’airgent et tout en belle ordonnance viengnent au luing des aillées devant dites et enmey lieu d’eulx et du luminaire et des encensiers sont deux prélats bien vetus d’or et d’airgent qui pourtent sur leurs espaulles ung rond baton comme d’une lance, doré de fin or, sus lequel baton est mise et posée la précieuse et digne chemize de nostre dame et est ploiée en plusieurs plis sus leur baton et le pourtent comme on porteroit une fierte, et dessus la dite chemize y ait ung biaulx draps de soye et dessus le drapz de soye y ait ung biaulx draps d’or, et voint ainsy tous cheminant jusques à tant qu’ils viengent en belle ordonnance à l’ung des lieux ordonnés, là où le sermon ait esté fait ; et là adonque se arestent et en grande revérence, décowrent la dite chemise du drapz d’or et de celluy de soye et adoncque tout le puple est en genoulx la teste descouverte et les

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mains joinctes […]. Et adoncque les prélas prengnent la dite chemise qui est ploiée comme dit est et en grande honneur et révérence la laissent ailler de ses plois et l’étendent tout du loing au dehors dites aillées sus ung aultre drapz d’or, à la veue d’ung chacun et adoncque vous diriez que tout le monde tremble du grant bruit des cornets et du cri des hommes et femmes qui crient miséricorde et n’y ait homme que les cheveux ne luy dressent en la teste et que les lairmes ne viengnent à l’euil. » 53. L’hymne « Maria ergo accepit libram unguenti », « Marie, prit une livre d’onguents », évoque l’onction par Marie-Madeleine des pieds et des cheveux du Christ, d’après Jn, 12, 3. 54. « Quand on le doibt monstrer, on va premiers sonner une clochette et adont viennent premiers les novices et le thésaurier de ladicte église tous revestus à tout torses et chandeilles allumées avec encens fort honnorablement et là chantent cest anthienne Maria ergo ... , aussy la collecte ». 55. Jean-Claude SCHMITT, Le corps des images, Paris, Gallimard, 2002, p. 282-284. 56. Outre l’abondante littérature sur les reliquaires, on pense bien sûr à l’étude de Catherine Vincent sur les luminaires, insistant régulièrement sur leur place auprès des corps saints, Catherine VINCENT, Fiat Lux, Lumière et luminaires dans la vie religieuse en Occident du XIIIe siècle au début du XVIe siècle, Paris, Cerf, 2004. 57. Sur les écrits et les images autour des reliques, Paul Bertrand a interrogé les authentiques, c’est-à-dire les étiquettes conservées avec les reliques, Paul BERTRAND, « Authentiques de reliques : authentiques ou reliques ? », Le Moyen Age, t. CXII, n° 2, 2006, p. 363-374, en ligne : http:// www.cairn.info/revue-le-moyen-age-2006-2-page-363.htm (consulté le 04/06/2019). Philippe Cordez évoque les livrets de pèlerinage, illustrés et les images de reliques dans Philippe CORDEZ, « Wallfahrt und Medienwettbewerb », op. cit. et Philippe CORDEZ, « Reliquien und ihre Bilder », op. cit. Il évoque aussi l’implication des inventaires dans le dispositif des ostensions, Philippe CORDEZ, Trésor, mémoire, merveilles, op. cit., p. 94. 58. On connaît le cas de l’ostension de la Couronne d’épines des mains de saint Louis, mais aussi du saint Sang de Westminter porté par Henri IV, étudié par Nicholas Vincent (Nicholas VINCENT, The Holy Blood. King Henri III and the Westminster Blood Relic, Cambridge University Press, 2001, fig. 5 et 6) ; notre corpus comporte des laïcs acteurs des monstrations, mais pas de monstrations de reliques réalisées par des laïcs. 59. On pense par exemple à l’étude classique de Richard C. TREXLER, Public Life in Renaissance Florence, Londres, Cornell University Press, 1991. 60. Pierre-Olivier DITTMAR, « Cachez ce saint », op. cit., p. 97. 61. Parmi les ordres pris par la ville pour la fête du saint Suaire, dans les Délibérations du syndic de 1514 et 1519 (A.D. de Savoie, 189Edépôt80, f. 294r°) : « Item que tot home qui mestier naz et tous bellitres et coquyns doibgent vuyde laz ville et les franchisses dedans XXIIII heures sur laz payne de les forche ». 62. Valeria GENOVESE, Statue vestite e snodate. Un percorso, Pise, Edizioni della Normale, 2011, p. 45-65. 63. Lire Megan HOLMES, The Miraculous Image in Renaissance Florence, New Heaven, Yale University Press, 2013, p. 221. 64. Dans le même manuscrit, on trouve aussi une image de saint Louis montrant la sainte Croix depuis un échafaud, enveloppée dans un linge, f. 141v. 65. Guillaume Durand évoque l’ampoule de l’onction qui après sa bénédiction doit être « en partie couverte, en partie découverte (ex parte cooperta ex parte discooperta) » à l’image du corps du Christ au tombeau, à moitié nu, manifestant ses deux natures divine et humaine ; Guillelmi Duranti Rationale divinorum officiorum, Davril ANSELME et Timothy M. THIBODEAU (éd.), CCCM, t. CIX, Turnhout, Brepols, 1995, livre VI, chapitre LXXIV, 18.

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66. Caroline BYNUM, Christian Materiality. An Essay on Religion in Late Medieval Europe, Cambridge, MIT Press, p. 256-259. 67. Francesca SBARDELLA, « La fabrique des reliques. Manipulations et production de sacré dans la clôture », Conserveries mémorielles, n° 14, 2013, §11, mis en ligne le 01 juillet 2013, http:// journals.openedition.org/cm/1531 (consulté le 5/06/2019). 68. Sur ce geste voir Jean-Claude SCHMITT, La raison des gestes, op. cit., p. 346-350, mais encore Gia TOUSSAINT, Kreuz und Knochen, op. cit., p. 15-17. 69. Dans l’ouvrage de Jean-Claude SCHMITT, La raison des gestes, op. cit., le troisième chapitre traite du mouvement descendant de la main de Dieu émergeant des cieux. 70. « La clergie par ordre […] moustre au puple qui est en bais, y celui st chief et le retourne le prélat qui le tient, sens que dessus dessoubz, pour moustrer le tais de la tête toute nus, car il est tout guarni d’airgent ; mais sus la teste il y ait une petite plaitine qui se lièwe, et adont sembloit, que tout deust fendre de fource de courner et businer, tellement que l’on plouroit quasy de joye. » 71. Jacques CHIFFOLEAU, « Les processions parisiennes de 1412 : analyse d'un rituel flamboyant », Revue historique, t. 284, 1990, p. 37-76, (notamment p. 39-40). 72. Ibid., p. 73. 73. Sur la génuflexion et les autres postures de prières, lire Jean-Claude SCHMITT, La raison des gestes, op. cit., p. 295-302. 74. « Le plus espeditivement qui est possible, affin de laisser la devotion en la mémoire des assistans, là où si la chose est prolongée, la devotion se perd, et la confusion y arrive, par le moyen des chapelez que lon jette contre le saint linge pour les faire toucher, et le tumulte qu’il s’en faict », A.M. de Besançon, ms. 109, F. Guénard, Liber caeremoniarum et officiorum divinorum, p. 144, les archives capitulaires évoquent aussi en 1617 les jets de couronne de fleurs, A.D. du Doubs, G203, cité par Andrea NICOLOTTI, Le Saint Suaire de Besançon, op. cit., p. 17. 75. « Ce qu'il fut faict : et est la chose la plus digne et la plus piteuse que je veis jamais et n'est pas crestien à mon advis, que en la voyant n'a cremeur en soy et plus n'en dis », Jean GALLOT, « Voyage à Rome par dom Edme, abbé de Clairvaux », publié par AUGUSTE HARMAND, Mémoires de la Société d’agriculture, des sciences, arts et belles-lettres du département de l’Aube, année 1849/2 (p. 147-235) p. 228. 76. Sur les émotions collectives, on peut lire l’ouvrage de Barbara H. ROSENWEIN, Emotional Communities in the Early Middle Ages , Cornell University Press, 2006 ainsi que le chapitre « L’émotion commune ». Lire aussi Damien BOQUET et Piroska NAGY, « La ferveur religieuse, une émotion collective », dans Damien BOQUET et Piroska NAGY, Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans l’Occident médiéval, Paris, Seuil, 2015, p. 303-346. 77. Denis BRUNA, Enseignes de pèlerinage et enseignes profanes, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1996 et Denis BRUNA, Enseignes de plomb et autres menues chosettes du Moyen Âge, Paris, Éditions du Léopard d’or, 2006. 78. On bénéficie de surcroît d’un outil précieux pour leur étude, la base de données néerlandaise Kunera, en ligne, qui recense nombre de ces objets et que j’utilise pour cette enquête, URL : http://kunera.nl/. 79. Voir les documents collectés par Philippe CORDEZ, « Wallfahrt und Medienwettbewerb », op. cit. 80. Maurice B. MCNAMEE, Vested Angels. Eucharistic Allusions in Early Netherlandish Paintings, Louvain, Peeters, 1998. 81. Thomas BOHL, Le décor du cloître de l’abbaye de Cadouin, Mémoire de recherche de l’École du Louvre, 2010, I, p. 31-32.

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RÉSUMÉS

Plusieurs pèlerins de la fin du Moyen Âge ont écrit des récits de leurs pèlerinages, décrivant leurs visites aux reliques se trouvant sur leur route et la manière dont elles leur étaient montrées. En s'appuyant sur des textes rédigés entre 1460 et 1520, l'article interroge les modulations de ces pratiques de monstration, réalisées publiquement à des dates et des heures fixes ou occasionnellement, à la requête des pèlerins. Les reliques montrées y apparaissent comme des corps-images dont les institutions organisent avec soin la visibilité. Mais plutôt que de s'attarder sur l'apparence des reliques, les pèlerins sont surtout attentifs à la manière dont elles sont montrées, par qui et dans quels lieux, avec quels ornements, occasionnant quelle réaction chez les fidèles et chez eux-mêmes. De la sorte la relique organise autour d'elle un dispositif qui inclut des objets, des corps agissants, le corps social, s'exposant avec elle.

Many pilgrims from the late Middle Ages recounted their pilgrimage, describing their visits to the relics along their route and how they were shown to them. Based on texts written between 1460 and 1520, this paper analyses the different ways in which this monstration was taking place, publicly, at fixed times, or occasionally, on the pilgrims’ query. The displayed relics appear as body-images, whose visibility is organized by the institutions. However, rather than their appearance, pilgrims describe principally the way the relics were displayed, by whom and where, with which kind of adornment, the impression they created to the crowd and to themselves. Therefore, a display is organized around the relic, including objects, acting bodies, and society that is displayed with it.

INDEX

Mots-clés : christianisme, reliques, images saintes, reliquaire, pèlerinage Keywords : Christianism, relics, holy images, shrine, pilgrimage

AUTEUR

NICOLAS SARZEAUD Nicolas Sarzeaud est doctorant en histoire de l'art médiéval à l'EHESS sous la direction d'Étienne Anheim et Pierre-Olivier Dittmar. Il étudie la série des saints Suaires imprimés à la fin du Moyen Âge et il s'intéresse à l'esthétique de l'empreinte, à l'économie de la démultiplication de l'image sainte, ainsi qu'aux implications politiques et sociales de tels cultes. Il travaille par ailleurs sur l'usage des fac-simile dans le patrimoine contemporain.

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Le Tour d’honneur Gestualité rituelle du Tour de France cycliste, des actualités cinématographiques à la télévision The Tour of Honor. Ritual Gestures in Tour de France according to Newsreel and Television

Adrien Barbé

L’auteur souhaite remercier Thierry Bonnot et Nicolas Sarzeaud pour leurs relectures avisées.

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1 Parmi les rituels profanes, le monde du sport connaît son lot de pratiques répétitives, organisées et codifiées. Selon la définition donnée par Pascal Lardellier, le rituel est un ensemble qui « fait autorité, en prescrivant ce que doit être le déroulement du rite » ; le rite étant « instauré au sein d’un dispositif de nature spectaculaire, caractérisé par son formalisme et un ensemble de pratiques normatives, possédant une forte valeur symbolique pour ses acteurs et ses spectateurs »1. Corrélativement à sa médiatisation précoce, le Tour de France cycliste se caractérise par l’importance et l’audience de son « dispositif spectaculaire », lequel vient, année après année, fixer les règles qui définissent une certaine tradition gestuelle. En quoi peut-on dire que cette tradition appartient à la sphère du rituel ? Il nous faudra tenter, autant que faire se peut, de distinguer d’une part ce qui relève d’un usage « élastique »2, emphatique, répandu dans le langage journalistique (« le rituel de juillet »), et finalement peu signifiant du mot rituel, et d’autre part les gestes répétés finissant par acquérir une dimension irrationnelle et magique propre.

2 Depuis sa création, le Tour alimente l’épopée de ses héros, décryptée par Roland Barthes, qui, dans les années 1950, place l’événement parmi les Mythologies3 de son époque. On note que la légende du Tour est marquée par des gestes exceptionnels, ancrés dans la mémoire collective comme autant de photographies. Par exemple, lorsque Fausto Coppi tend un bidon à son rival Gino Bartali sur le Tour de France 1952, c’est l’image de l’attitude chevaleresque du jeune champion dominateur qui vient assister son aîné, dans une forme de miroir du passage de témoin qui est en train de se jouer. De même, le coup d’épaule d’Anquetil et Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, marque l’apogée de leur rivalité, et, par là-même, l’antagonisme entre « deux France » soulignée par Michel Winock : la France tournée vers l’avenir, avec le Normand Anquetil symbole d’une agriculture productiviste et modernisée, et la France des paysans de petites exploitations rurales, déboussolés par les évolutions rapides des Trente Glorieuses, dont le Limousin Poulidor se fait le porte-voix4. Bien que l’on retienne du Tour de France ses hauts faits, ses instants chevaleresques et ses drames, c’est tout d’abord en tant qu’événement cyclique qui rythme la vie sociale qu’il a pu s’imposer dans l’imaginaire national. Le Tour est, comme l’écrit Pierre Sansot, « une forme de liturgie nationale »5, avec une unité de temps (le mois de juillet), de lieu (la France et bientôt ses pays frontaliers), d’action (l’étape du Tour, délimitée par les cérémonies du départ et d’arrivée). Le Tour connaît une trame visuelle, un décor spécifique (comprenant la France rurale et montagnarde), puis des couleurs (les maillots jaunes, ou encore « la cohorte bariolée et tapageuse des voitures suiveuses »6). Enfin, de la même manière, ce ne sont pas tant les gestes exceptionnels évoqués plus haut que les gestes répétés, ceux qui ne surprennent plus le spectateur du Tour, qui forgent l’identité visuelle de la course cycliste. Au-delà de l’omniprésent mouvement,

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presque mécanique, des jambes du coureur, le geste « perçu comme exprimant une manière d’être ou de faire »7 tient une place de choix dans le récit du Tour de France cycliste. Les gestes des coureurs du Tour obéissent simultanément aux nécessités pratiques et à une logique de représentation.

3 L’étude de la culture gestuelle du Tour de France peut prendre en compte les images que livre la presse illustrée, dès les premières décennies du XXe siècle (La Vie au Grand- Air, Le Miroir des Sports, etc.). Pouvant être découpées, conservées, affichées, collées dans des recueils, ces images, pour reprendre les termes de Catherine Bertho-Lavenir, « construisent une culture visuelle, commune, en particulier, aux jeunes garçons »8 et fixent des gestes consacrés, notamment de victoire, dans l’imaginaire collectif. Mais l’image animée, à travers les reportages d’actualités cinématographiques apparus dès le Tour de France 1910, nous semble une piste tout aussi intéressante pour étudier les séquences gestuelles dans toute leur complexité. Alors que la presse illustrée spécialisée est destinée avant tout aux amateurs de cyclisme, les journaux cinématographiques, diffusés en première partie de programme avant le film, touche un public plus large. La presse filmée constitue une source précieuse pour une histoire du corps cycliste, pour peu que l’on n’oublie pas que cette même mise en image a contribué à la codification du geste. Bien sûr, la retransmission télévisée de la course ne fait qu’accentuer cette tendance : du premier reportage filmant l’arrivée triomphale à Paris de Gino Bartali en 1948 jusqu’à l’arrivée de la couleur dans les années 1970, elle poursuit cette codification.

4 C’est cette période cruciale des Trente Glorieuses qui constitue le cœur de notre étude : l’image animée, dans cette période de transition entre la presse filmée (journaux Actualités françaises, Gaumont et Éclair) et la télévision (journaux télévisés et retransmissions en direct), à la fois rend compte et participe de l’élaboration de séquences gestuelles ritualisées. Dans le même temps, la popularité du Tour de France et de champions connus de tous9 atteint son apogée, ce qui accentue la portée de ces images. Les références à la période récente pourront, à titre de comparaison, renseigner sur l’évolution de la gestualité rituelle de l’épreuve. Cette étude à partir de sources audiovisuelles, avant tout historique, n’exclut pas l’analyse des images sous l’angle anthropologique, laquelle peut nous éclairer le sens des images du Tour de France dans la société de son époque : comme l’écrit Christian Bromberger, « les spectacles sportifs consacrent et théâtralisent les valeurs fondamentales qui façonnent nos sociétés : le mérite individuel et la solidarité collective (dans les sports d'équipe), la compétition, la performance, les appartenances locales, régionales et nationales »10.

5 Les gestes considérés ici sont ceux qui, répétés, isolés systématiquement par les monteurs et placés à des moments clés du reportage filmé, acquièrent une charge symbolique particulière. Il nous faut distinguer deux niveaux de tradition gestuelle : le rituel codifié et fixé par des règles, qui se cantonne en grande partie aux cérémonies protocolaires de début et de fin d’étape, riches en gestes conventionnels ; la gestuelle installée par la tradition et l’habitude, par exemple les gestes techniques des coureurs ou encore les gestes coutumiers des spectateurs au bord de la route. Les gestes relevant de cette deuxième catégorie, sans qu’ils n’appartiennent pleinement à la sphère du rituel, peuvent prendre une épaisseur particulière qui leur permettent de s’en rapprocher. Il nous semble qu’ils sont tout aussi codifiés, quoique le code ne soit pas écrit, et méritent ainsi d’être étudiés.

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6 Pour débuter notre analyse, il est nécessaire d’étudier le temps de la cérémonie, au cours duquel les concurrents suivent le rituel consacré pour se conformer à l’image du champion. On pourra ensuite se demander en quoi l’image, et plus particulièrement la télévision, ont contribué à l’émergence d’une gestuelle traditionnelle, au cours des séquences protocolaires mais aussi durant la course elle-même. Enfin, le Tour de France se caractérise par une inclusion du public qui par des gestes récurrents, visibles ou non à l’écran, encouragés ou réprimés, participe à élaborer et à perpétuer le rituel.

De Montgeron aux Champs-Élysées : espace et temps de la cérémonie.

7 Le déroulé du Tour de France dans son ensemble connaît un ordonnancement précis, établi par l’équipe organisatrice : le joyeux départ de Paris avant d’être « délocalisé » en province ou à l’étranger après 1951 ; la « première semaine » qui sert à décanter la course ; le franchissement par le peloton des grands massifs montagneux, Pyrénées et Alpes ; l’arrivée des héros sur le vélodrome du Parc des Princes, puis à Vincennes de 1968 à 1974, et enfin, à partir de 1975, sur les Champs-Élysées. De même, chacune de la vingtaine d’étapes11 que compte le Tour forme une sorte de condensé de l’épreuve à l’échelle d’une journée, avec son départ, sa montée en puissance, son dénouement, sa cérémonie protocolaire. Le lendemain, tout recommence, tout est remis en jeu.

8 Il s’agira d’étudier les instants précédant le départ et suivant l’arrivée, qui accordent une large place au geste. Procéder de manière chronologique permettra de lister efficacement les gestes tels qu’ils apparaissent dans le protocole du Tour de France, tout en s’interrogeant sur leur signification propre.

Donner le départ

9 Le protocole distingue en réalité deux départs : l’un dit « fictif », l’autre « réel ». Le premier marque le début d’un défilé de quelques kilomètres, le plus souvent en ville. Les coureurs progressent à allure modérée sous les acclamations du public. Le départ fictif est souvent donné par une célébrité locale (sportif, vedette, notable politique local voire représentant religieux). Le départ de la première étape d’une édition du Tour est appelé « Grand Départ ». Il s’organise sur le même modèle que le départ des étapes suivantes, mais avec un dispositif cérémoniel plus lourd. Le Grand Départ peut être matérialisé par des gestes symboliques remarquables. En 1947, le célèbre boxeur Marcel Cerdan inaugure la course d’un coup de pistolet de départ, rappelant les pratiques de l’athlétisme12. Autre exemple, le ruban tricolore est coupé par un élu de Metz en 1951 (fig. 1)13. Ce geste d’inauguration classique n’est pas moins révélateur : c’est là une manière de célébrer le retour de la Moselle, un temps annexée au Troisième Reich, dans le territoire national. Le Grand Départ du Tour 1967 est lui précédé par une bénédiction du peloton par l’archevêque de Cologne Mgr. Josef Frings14. Ces trois exemples témoignent de la multiplicité des influences qui alimentent le cérémoniel du Tour. Malgré quelques originalités (au premier rang desquelles la remise du maillot jaune), il s’agit avant tout d’un agrégat de diverses séquences rituelles traditionnelles. La présence à la fois du maire et de l’ecclésiastique, l’un reproduisant les gestes propres à la cérémonie républicaine, l’autre à l’office religieux, n’est ici pas incompatible : le maire soutient un Tour méritocratique qui permet l’ascension sociale de champions

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d’extraction modeste, le prêtre vante l’ascèse et le sens du sacrifice du coureur cycliste (fig. 2). Une forme d’« union sacrée » rassemble ces figures d’autorité qui se doivent de participer à un événement populaire si rassembleur.

Figure 1

Départ inaugural à Metz. INA. Actualités françaises, journal du 12 juillet 1951 : Tour de France 1951, 1ère étape Metz- Reims.

Figure 2

Monseigneur Théas salue Louison Bobet au départ à Lourdes. INA. Actualités Françaises, journal du 15 juillet 1948 : Tour de France 1948, 8e étape Lourdes-Toulouse.

10 Ce n’est qu’après le départ réel que les coureurs peuvent accélérer, s’échapper, tenter de se départager : il marque le début de la course en tant que telle. Il a lieu en périphérie de la ville : par exemple, le départ fictif du Tour de France 1947 est donné en plein cœur de Paris, et son départ réel à Pierrefitte-sur-Seine. Contrairement au départ fictif, le signal du départ réel, très codifié, demeure le privilège du seul directeur de course15. L’analyse de Fabien Wille, étudiant un reportage du Tour 1953, nous semble une analyse pertinente de son rôle symbolique : « Jacques Goddet, organisateur de la

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compétition et garant du bon déroulement de l’épreuve, apparaît au-devant de ses troupes, tel le colonisateur de la France posant devant la banderole du Tour qui a valeur d’oriflamme »16. Aujourd’hui, le directeur de course brandit un drapeau, l’agite, puis disparaît dans la voiture de l’organisation. Ces gestes, tout en délimitant le clairement le temps dédié à la parade et le temps de la course, confortent le directeur de course en tant que figure d’autorité propre à l’épreuve.

11 On note enfin que l’image et le souvenir du passé de l’épreuve peuvent influencer durablement le cérémoniel du Tour, lequel connaît une part certaine d’autoréférentialité. Prenons le départ originel, celui du premier Tour de France : il fut donné de nuit, devant l’auberge « Au Réveil Matin » de Montgeron17 le premier juillet 1903. Cet événement reste prégnant dans la mythologie du Tour. C’est ainsi que les cyclistes, suiveurs et spectateurs de la Grande Boucle singent les gestes originels des pionniers du cycle. C’est notamment le cas en 1953, à l’occasion d’une « étape du cinquantenaire », voulue pour emprunter, entre Nantes et Bordeaux, les mêmes routes que les cyclistes de 1903. Dans le journal télévisé du 11 juillet, l’opérateur filme ces coureurs qui se préparent dans l’obscurité du petit matin, scène presque irréelle qui ressuscite l’ambiance des premières courses cycliste (fig. 3). Un journaliste apparaît, cigarette à la bouche, en train de moudre du café, geste censé symboliser le « Réveil Matin » de héros semi-endormis qui, bientôt, allaient connaître la gloire (fig. 4)18. Encore en 2003, le centenaire du Tour de France est l’occasion d’un véritable spectacle à Montgeron. Au départ de la première étape, de nombreux spectateurs et spectatrices sont grimés en Français de la Belle Époque : coiffés de chapeaux imposants, ils saluent le peloton avec une retenue bourgeoise que l’on s’imagine être celle de la France d’alors19. L’historien du sport Driss Abbassi qualifie cette tendance de « retour aux sources sur le modèle du pèlerinage, à des fins de “purification” de la compétition, auprès des héros légendaires et des lieux de mémoire qu'incarne le Tour »20 : l’imitation (voire la caricature) des protagonistes d’un Tour vu comme immaculé permet de s’évader et d’effacer pour un temps les critiques contemporaines envers une épreuve vue comme soumise aux logiques économiques et gangrénée par le dopage.

Figure 3

Jean Robic pour « l’étape du cinquantenaire ». INA. RTF, journal télévisé du 11 juillet 1953 : Tour de France 1953, 8e étape Nantes- Bordeaux.

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Figure 4

Un journaliste moud du café. INA. RTF, journal télévisé du 11 juillet 1953 : Tour de France 1953, 8e étape Nantes- Bordeaux.

De la course à la représentation

12 Une nouvelle fois, les gestes qui marquent la transition entre la course et le protocole sont signifiants. Bien entendu, c’est en premier lieu le vainqueur de la course qui retient toute l’attention et se trouve mis en lumière par le dispositif médiatique. On pense aux gestes rituels de la victoire, notamment la célébration du coureur qui, dans les derniers mètres de la course, se dresse sur son vélo et lève les bras. C’est un passage obligé dans la course cycliste, pouvant donner lieu à l’expression d’un sentiment personnel particulier. Ceux-ci sont aujourd’hui extrêmement variés : signe religieux (signe de croix), hommage à une personne disparue (doigt pointé vers le ciel, comme Richard Virenque à Saint-Flour en 2004), dédicace à un nouveau-né (Carlos Sastre muni d’une tétine en 2003 à Ax 3 Domaines), publicité (Mark Cavendish mimant un téléphone portable pour saluer son sponsor en 2009), mouvements d’humeur ou autres excentricités. Il s’agit en réalité d’une évolution plutôt récente dans le cyclisme. Dans les années 1950, il arrive qu’un coureur lève un bras, en gardant une main sur le guidon. La systématisation de la célébration d’arrivée est l’affaire des décennies suivantes ; il est possible d’émettre l’hypothèse que l’importance croissante prise par la retransmission télévisée ait accru l’audience de ce geste et, par là-même, participé à sa généralisation.

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Figure 5

La main dans les cheveux, transition vers la cérémonie. INA. RTF, journal télévisé du 11 juillet 1953 : Tour de France 1953, 8e étape Nantes- Bordeaux.

13 Un second geste a retenu notre attention : lors de l’étape Nantes-Bordeaux du Tour de France 1953, le vainqueur Nolten comme le maillot jaune Hassenforder, à peine descendus de vélo et encore suants, vont chacun se passer la main dans les cheveux devant la caméra (fig. 5)21. C’est un geste intéressant car il relève du réflexe tout en acquérant une dimension supérieure : c’est un geste réflexe car inconscient, possiblement pour enlever la sueur des cheveux ; mais c’est avant tout un geste qui marque un changement d’état pour le coureur, car il rompt la phase de concentration sur un effort désormais terminé pour se préoccuper de l’image qu’il renvoit aux photographes, aux opérateurs, et, par conséquent, au public. Pendant la course, le coureur peut afficher un rictus des plus inélégants vu comme une preuve de l’intensité de son effort et donc de son courage ; à l’inverse, la cérémonie marque le temps du sourire. Le geste de la main dans les cheveux marque cette transition : comme s’il suffisait pour être désormais « présentable » devant la caméra, il est effectué comme geste purificateur nécessaire pour être apte à se présenter sur le podium. Un coureur a poussé cette logique à l’extrême : Hugo Koblet, vainqueur suisse du Tour de France 1950, surnommé le « pédaleur de charme ». D’une élégance à toute épreuve, il prit l’habitude de sortir un peigne de la poche de son maillot pour se recoiffer sitôt la ligne d’arrivée franchie22.

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Figure 6

Perrier, précurseur du placement de produit. INA. Actualités françaises, journal du 3 juillet 1952 : Tour de France 1952, 1ere étape Brest- Rennes.

14 Enfin, dans la période spécifique de l’après-guerre, il est possible d’identifier un troisième geste rituel marquant le passage vers la séquence dédiée à la cérémonie : le vainqueur de l’étape, tel le belge Van Steenbergen victorieux à Rennes (fig. 6)23, est systématiquement filmé en train de boire au goulot de la petite bouteille ronde de la marque Perrier, aisément reconnaissable par le spectateur. Le reportage met en scène le coureur qui se désaltère et récupère de son effort avant de recevoir les honneurs. La présence de cette séquence à l’écran est très fortement encouragée du fait d’un accord avec ce sponsor. En 1955 à Bordeaux, un opérateur d’Actualités en vient même à signaler dans son compte-rendu écrit qu’exceptionnellement, le vainqueur d’étape Watgmans « ne boit pas de Perrier »24 ! Avec l’avènement de la télévision, la marque de « l’eau minérale gazeuse qui ne coupe jamais les jambes car elle est au gaz naturel »25 offre 400 francs au coureur qui boit devant les caméras26. Ce geste est réglé de manière obligatoire et précise, dans le but d’amener à croire que l’eau gazeuse constituerait une recette indispensable, presque miraculeuse, pour récupérer après l’effort. Cet exemple vient nous rappeler la publicité, qui profite de l’exposition médiatique de la cérémonie protocolaire, prend une influence majeure sur l’élaboration des séquences gestuelles, sans cesse accentuée jusqu’à aujourd’hui.

La cérémonie protocolaire

15 Une fois que le coureur, tout en commençant à récupérer de ses efforts, a réalisé ces premiers gestes rituels, commence la cérémonie protocolaire à proprement parler. Cette séquence dite « protocolaire » ne fait pas partie de la course en elle-même mais la suit immédiatement : elle fait partie de son décorum, suivant le règlement de l’épreuve ou, plus encore, la coutume suivie de façon tacite par les participants. La frontière entre règle écrite et tradition orale demeure ténue. Les reportages filmés constituent là encore une source cruciale pour fixer et reproduire ces gestes rituels : jamais éludée, la cérémonie constitue le point d’orgue du reportage. Les actualités cinématographiques, média incontournable jusque dans les années 1950, jouent un rôle majeur dans la captation des gestes cérémoniels du cycliste. Bien entendu, c’est par la suite la

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retransmission télévisée qui devient leur lieu d’expression privilégié. Nous concentrerons notre attention sur trois moments-clé du rituel de fin d’étape : le baiser de la « miss », la remise des maillots distinctifs et l’interview télévisée.

16 L’hôtesse d’arrivée, qualifiée de « miss » dans les reportages, revêt une importance cruciale dans le rituel de fin d’étape, en particulier dans les premières décennies d’après-guerre. Une ou deux jeunes filles originaires de la région, souvent vêtues d’un costume traditionnel, sont choisies pour remettre un bouquet, donner un baiser sur la joue du vainqueur de l’étape, et poser avec lui devant les photographes et cameramen27. La remise du bouquet, première récompense symbolique, est aussi l’occasion de feindre un rituel de séduction, qui met en exergue la galanterie et le pouvoir de séduction du champion cycliste. Certains se prêtent volontiers au jeu, tel l’Allemand Rudi Altig qui, vainqueur à Fribourg le 26 juin 1964, est filmé en train d’offrir à chacune des deux hôtesses l’une des fleurs de son bouquet, geste galant par excellence (fig. 7)28. Quant au baiser, le commentaire des reportages filmés le réifie à « la plus exquise des récompenses »29 ; celui qui en bénéficie est un « veinard »30. Non sans misogynie, le bref instant passé avec la miss doit apparaître comme une gratification en nature qui vient réconforter justement le coureur méritant. Nous pouvons reprendre l’analyse de l’historien du sport Thierry Terret, sensible aux problématiques liées au genre : Images de toutes les contradictions que ces jolis minois aux côtés des visages tirés et suants des coureurs. […] Le Tour offre systématiquement ces scènes où la femme, jeune et séduisante, affiche sa fraîcheur et sa docilité pour mieux rehausser le mérite du héros du jour. Le podium devient alors l’occasion d’une brève célébration de la puissance virile (fig. 8)31.

Figure 7

Rudi Altig offre une fleur à l’hôtesse. INA. ORTF, journal télévisé du 26 juillet 1964 : Tour de France 1964, 5e étape Lunéville- Fribourg.

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Figure 8

Baiser donné à Ferdi Kübler. INA. Actualités françaises, journal du 3 juillet 1947 : Tour de France 1947, 5e étape Strasbourg-Besançon.

17 Puis vient le temps de la remise des maillots distinctifs. Depuis sa création en 1919, c’est avant tout le maillot jaune qui retient l’attention des caméras. Permettant au public au bord de la route de reconnaître le leader de la course, le maillot jaune dépasse rapidement cette seule fonction pour devenir le « le plus populaire des emblèmes »32, réceptacle d’une affection de la part du public et d’une motivation pour les concurrents sans commune mesure. On doit voir le leader avec son maillot jaune, mais il est tout aussi indispensable de le voir l’enfiler. Le geste qui consiste à revêtir le maillot est assez peu élégant et implique parfois que le coureur encore suant se débatte pour enfiler les manches du paletot. Mais ce rituel revêt une importance symbolique remarquable. Cette mise en scène place le coureur dans la position du récipiendaire d’une soudaine promotion : le maillot jaune, c’est comme une seconde peau qui lui permet d’incarner sa fonction nouvelle. Cela donne ainsi au concept de victoire une corporéité particulière. Le maillot distinctif permet, comme les autres honneurs de la cérémonie protocolaire, de se démarquer de la masse des coureurs : c’est ce que montrent bien les propos du speaker du journal Gaumont-actualités, servi par une belle plume : « deux hommes, le dos courbé, s’en sont allés à l’aventure : Nolten et Le Ber. À Roubaix, on les avait oubliés, et les maillots symboliques, les fleurs et les compliments allaient à d’autres, à Antonin Rolland et Wagtmans, radieux, comme il se doit, sous le déluge d’honneurs »33. Devant le succès du maillot jaune, l’organisation du Tour décide de créer d’autres maillots honorifiques. Le maillot vert, inauguré en 1953 pour récompenser le leader du classement par points (sanctionnant la régularité), apparaît bel et bien dans les reportages, mais les caméras ne montrent pas encore, au contraire du maillot jaune, le rituel qui consiste à l’endosser. Ce sera le cas après la création en 1975 du très populaire maillot blanc à pois rouges pour honorer le coureur en tête du classement de la montagne (qui existait depuis les années 1930, mais sans signe distinctif). Comme le signale Christian Bromberger, le fait de porter « des vêtements et des accessoires singuliers contribue à cette métamorphose des apparences et des comportements qui caractérisent le temps rituel »34.

18 Depuis le milieu des années 1950, le vainqueur de l’étape et/ou le maillot jaune concluent le protocole en répondant à une interview télévisée. La gestualité de

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l’interview peut être bien plus marquée qu’un simple micro tendu. Le 24 juillet 1956 à Grenoble, le surprenant maillot jaune Roger Walkowiak, sous le coup de l’émotion, fond en larmes devant les caméras de la RTF. Le commentateur vedette Léon Zitrone va jusqu’à enlacer, dans un geste paternel quelque peu intrusif, celui qu’il nomme affectueusement « Walko », alors incapable de répondre à son interview (fig. 9)35. On repère déjà une grande proximité (qui va ici jusqu’à la proximité physique) entre les hommes de la télévision et les concurrents du Tour. Le commentateur veut par son geste représenter l’ensemble des téléspectateurs qui, dans un moment de communion émotionnelle, voudraient réconforter le champion. L’interview, peut-être plus encore par cette gestuelle que par le contenu stéréotypé du discours, doit servir d’intermédiaire entre les Français et leurs héros.

Figure 9

Roger Walkowiak enlacé par un Léon Zitrone insistant. INA. RTF, journal télévisé du 24 juillet 1956 : Tour de France 1956, 18e étape Turin- Grenoble.

Figure 10

Line Renaud aux côtés du vainqueur du Tour 1949 Fausto Coppi. INA. Actualités françaises, journal du 28 juillet 1949 : Tour de France 1949, 21e étape Nancy-Paris.

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19 Enfin, nous pouvons dire un mot de l’arrivée finale du Tour à Paris. La cérémonie reprend les grandes lignes de celle de l’arrivée d’étape, avec davantage de solennité. Le maillot jaune est remis par des personnalités politiques reconnues, du président du Conseil de la République36 Gaston Monnerville en 1947 jusqu’au Président de la République Valéry Giscard d’Estaing en 1975 lors de la première arrivée sur les Champs- Élysées. Le rôle d’hôtesse d’arrivée est tenu par une vedette appréciée des Français, ainsi Line Renaud en 1948 et 1949 (fig. 10)37. C’est aussi le temps de la célébration de la vie conjugale : un baiser et une étreinte entre un coureur et son épouse viennent rituellement matérialiser le retour glorieux au foyer, comme un soldat reviendrait de la guerre après des longues semaines d’absence. Un exemple parmi d’autres, le Français Guy Lapébie court « l’étape très douce du baiser conjugal » à l’arrivée du Tour de France 1948 qu’il a terminé à la troisième place38. Sur le vélodrome du Parc des Princes, le vainqueur effectue le traditionnel tour d’honneur, en saluant le public avant de s’éclipser. Mais c’est le final sur l’avenue des Champs-Élysées qui constitue peut-être le parangon de l’importance du rituel dans le Tour de France. L’intérêt sportif de cette étape conclusive est en effet très limité ; elle n’a de sens que du point de vue symbolique. On peut rappeler que dans la mythologie grecque, les Champs-Élysées sont le siège aux Enfers de l’âme des héros et des gens vertueux. C’est devant un monument au nom tout aussi adapté à la circonstance que les héros modernes peuvent ainsi lever les bras : l’Arc de Triomphe...

Écran et tradition du geste

20 Que faut-il retenir de ces gestes symboliques récurrents et de leur agencement ? Il faut étudier de façon plus globale la « liturgie » du Tour et les caractéristiques qui transcendent la signification individuelle d’un geste ou d’un autre. Dans le cadre d’une analyse d’images, nos exemples relèvent d’une forme de tradition du geste peut constituer une porte d’entrée pertinente.

21 Il ne faut pas voir dans les gestes mécaniques des champions cyclistes un simple « jeu » entre acteurs et public du spectacle du Tour, des gestes réalisés par réflexe, sans en comprendre la signification. Comme l’écrit Xavier Garnotel, auteur de l’étude Le peloton cycliste : ethnologie d’une culture sportive, ces gestes dénotent « un engagement passionné, une dévotion du corps et de l’âme pour l’engagement dans la carrière »39. Effectuer ces gestes, c’est s’inscrire dans une tradition : c’est ainsi que l’on se conforme à l’image du champion. Dans le Tour de France, une gestuelle caractéristique est validée et pérennisée par les acteurs qui la perpétuent. Autrement dit, le geste traditionnel, en même temps qu’il est effectué, participe de la tradition et la rend efficace.

22 L’image animée influence les gestes traditionnels du cycliste. Premièrement, la caméra leur accorde une audience plus large, et leur donne un sens (assurément, le geste sera vu par tous). Comme le déclare Gilbert Larriaga, réalisateur du Tour de France en 1977, « l'antenne, c'est le grand rendez-vous des coureurs » qui « s’installent devant la caméra »40. On le vérifie par l’apparition de nouveaux gestes récurrents dans les résumés filmés, directement adressés à la caméra, particulièrement lors des temps faibles de la course, en début d’étape : en 1953 entre Nantes et Bordeaux, un souriant Louison Bobet salue de la main la moto-image, puis un coureur au milieu du peloton lève les bras en apercevant le cameraman arrêté au bord de la route (fig. 11)41. Les coureurs ont pleinement conscience de la présence de la caméra et du rôle de celle-ci

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dans la diffusion de leur image médiatique. Il ne faut pas oublier que la télévision des premiers temps jouit d’un prestige très important auprès des Français. On peut citer les mots du journaliste de l’hebdomadaire Télé-Magazine découvrant les premières images en direct du Tour : « Les contours du sommet se dessinèrent entre le cadre vernis des récepteurs et ce col qui fut témoin des hauts faits du Tour de France »42. La télévision diffuse ces images en même temps qu’elle les met en valeur : elles apparaissent « entre le cadre vernis du récepteur » qui leur donne une noblesse particulière, due au prestige qu’a encore le téléviseur en tant qu’objet. Le rituel n’en sera que plus symboliquement puissant. Deuxièmement, les médias audiovisuels figent le rituel sur le support que constitue l’écran. L’image consacre un ordonnancement traditionnel du rite, mieux intégré par tous les acteurs. La tradition devient plus influente, car répétée inconsciemment, familière dans l’esprit du spectateur, et l’innovation n’en est que plus remarquable : rompant avec la tradition, un geste singulier sera remarqué, commenté, et sa portée renforcée. On note ainsi que le rituel de la cérémonie protocolaire, est mouvant et évolutif avant l’avènement de la télévision, est depuis de nombreuses années figé par les exigences de partenaires qui, conscients de cette audience, sont attachés à la mise en valeur de leur marque.

Figure 11

Louison Bobet salue la caméra. INA. RTF, journal télévisé du 11 juillet 1953 : Tour de France 1953, 8e étape Nantes- Bordeaux.

23 Mais on remarque que cette tradition du geste ne se limite pas au rituel de la cérémonie protocolaire. On peut par exemple s’interroger sur la récurrence de petits gestes techniques, dont témoignent les reportages filmés du Tour de France. Par exemple, les caméras de télévision placées au sommet des cols pyrénéens révèlent l’inlassable répétition des mêmes gestes : prendre la précaution de glisser sous son maillot un journal, tendu par les spectateurs, pour servir de coupe-vent lors de la descente à venir ; refermer sa fermeture éclair ; porter la main au niveau de sa chaussure (on devine que les coureurs resserrent leur cale-pied, pour un meilleur équilibre), etc. (fig. 12 à 14)43. Pour mieux comprendre en quoi le geste technique peut relever d’une gestualité rituelle, référons-nous à la définition énoncée par l’anthropologue Marcel Mauss, dans son article fondateur traitant des « techniques du corps » :

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J’appelle technique un acte traditionnel efficace (et vous voyez qu’en ceci il n’est pas différent de l’acte magique, religieux, symbolique). Il faut qu’il soit traditionnel et efficace. Il n’y a pas de technique et pas de transmission, s’il n’y a pas de tradition44.

Figure 12

« Geste du journal ». INA. RTF, journal télévisé du 2 juillet 1963 : Tour de France 1963, 11e étape Pau-Bagnères- de-Luchon.

Figure 13

« Geste de la fermeture éclair ». INA. RTF, journal télévisé du 2 juillet 1963 : Tour de France 1963, 11e étape Pau-Bagnères- de-Luchon.

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Figure 14

« Geste du cale-pied » INA. RTF, journal télévisé du 2 juillet 1963 : Tour de France 1963, 11e étape Pau-Bagnères- de-Luchon.

24 Selon Xavier Garnotel, la maîtrise de petits gestes techniques « caractérise les coureurs qui appartiennent ou non au milieu »45. Les gestes sont un facteur d’intégration au peloton cycliste : « traditionnels et efficaces », ils approchent la sphère du rituel. Vus comme la clé du professionnalisme, ils sont transmis de génération en génération de coureurs qui les répètent inlassablement.

25 Il faut insister sur le rôle de l’image, et en particulier de la télévision, dans la genèse de cette tradition gestuelle. Celle-ci n’est pas seulement une source pour l’étude de la gestualité : l’image vient elle-même l’influencer. Dans les années 1950 naît un discours médiatique sur le « style » des coureurs, s’appuyant sur l’image pour définir des canons. Le style d’un sportif est, selon la définition du Trésor de la Langue Française, une « manière d'utiliser la technique propre à telle spécialité sportive, que le pratiquant assimile à l'entraînement, pour atteindre dans l'épreuve à l'efficacité et à l'élégance du geste »46. Les hommes de la télévision adoptent un discours didactique pour que le spectateur apprenne les qualités et les défauts des coureurs, par l’observation de ce style. On voit donc que le discours sur l’effort cycliste se complexifie : bien plus qu’un simple mouvement rotatif, le style montre l’existence d’un geste à part entière, d’une « manière de faire » bien définie. On repère même deux traditions distinctes : d’une part le coureur « efficace » et « puissant » (Ferdi Kübler, Raymond Poulidor), d’autre part le coureur « élégant » et « aérien » (Hugo Koblet, Charly Gaul ou Jacques Anquetil). La course contre-la-montre47 est vue comme l’épreuve la plus « technique », réservée aux « spécialistes », dont le quintuple vainqueur du Tour Jacques Anquetil est le meilleur exemple. Jacques Ertaud, commentateur d’un documentaire réalisé avec Louis Malle pour l’émission Les coulisses de l’exploit en 1962 décrit la position du champion normand, « admirablement profilé, admirablement caréné. Ici l’effort est d’une parfaite pureté, nous rejoignons là les plus beaux gestes de l’athlétisme »48. Pour maximiser l’efficacité du geste, il est important d’adopter une position stable et aérodynamique. Mais pour le coureur qui s’inscrit dans cette tradition, la réussite finale tient autant aux avantages de l’aérodynamisme qu’à la sérénité de s’inscrire dans cette tradition du beau geste, d’avoir mis toutes les chances de son côté. La préparation de la course contre-la-montre donne lieu à une multitude de gestes dont le spectre s’étend de la

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sage précaution (vérification des freins, de la pression des pneus) à la croyance (signe de croix).

26 On voit donc que les gestes des coureurs du Tour sont à la fois techniques et « plus que techniques », réalisés inconsciemment : on peut donc dire qu’ils procèdent de « l’agir rituel » qui, selon Christoph Wulf, représente « “plus” que la réalisation d’intentions »49. Ces gestes ne sont pas seulement destinés à améliorer le rendement de l’effort cycliste, mais font partie d’un univers mental construit par l’observation, et pérennisé par l’imitation, d’une gestuelle traditionnelle.

Un rituel participatif : les gestes du public

27 La lourdeur du dispositif cérémoniel du Tour de France est à la fois une cause et une conséquence de son immense succès populaire. Une cause, puisque cette puissance symbolique de l’événement, la solennité des honneurs et la présence du fameux maillot jaune, a contribué à ce que le Tour de France distingue d’autres événements sportifs (qui connaissent tous une part de rituel : les hymnes entonnés avant les rencontres internationales, le salut des adversaires dans les arts martiaux, etc.), et atteigne une place dans l’imaginaire collectif que seuls les Jeux Olympiques peuvent prétendre à occuper. Une conséquence, puisque cet événement si populaire devient de fait incontournable pour les représentants officiels (élus, etc.) qui veulent profiter du prestige de l’épreuve et sont intégrés au cérémoniel. De même, il est tout aussi incontournable dans le cadre de la société de consommation : c’est pourquoi la publicité devient un des éléments constitutifs primordiaux du rituel du Tour de France.

28 Si nous avons jusqu’ici évoqué des gestes qui, de près ou de loin, se rattachent à la sphère du sportif (donner le départ, récompenser les efforts, etc.), c’est tout autant la sphère de l’extra-sportif qui alimente la popularité de l’épreuve. Dès 1925, se forme une caravane informelle de véhicules publicitaires parcourant les routes du Tour de France, sous l'impulsion de Paul Thévenin, responsable de la publicité du chocolat Menier. C'est en 1930, pour compenser le coût du passage au système de course par équipes nationales, que la caravane publicitaire fut instituée officiellement par les organisateurs50. Très vite, celle-ci devient aussi populaire, voire davantage, que la course en elle-même51. Le Tour de France, c’est aller au bord de la route en famille, récupérer un maximum d’échantillons publicitaires que l’on rassemble en attendant le passage des coureurs. Plutôt rare à la télévision, cette scène est régulièrement montrée par les opérateurs d’actualités cinématographiques. L’effervescence autour de la caravane se manifeste par des gestes consacrés : les animateurs de la caravane lancent les précieux gadgets à une cadence élevée ; les spectateurs saluent les véhicules et étendent le bras jusqu’à la crampe, comme si la ferveur qui anime leur geste était la condition sine qua non pour réussir une pêche miraculeuse. Le sociologue Pierre Sansot décrit à merveille le sens social de ce rituel : De leurs véhicules, les annonceurs jetaient quelques menus cadeaux : casquettes en carton, échantillons de cirage, de sirop... Les hommes, les bonnes gens, ce peuple que nous cherchons vainement à rencontrer, se conduisaient à la façon des enfants, tendant les mains suppliantes, attrapant au vol la manne céleste. Demain, l’objet le plus précieux nous serait compté ; dans l’instant présent, parce que c’était le temps de la fête, la gratuité, le don avaient supplanté l’échange marchand52.

29 Cet exemple nous amène à prendre en compte la gestuelle du public du Tour de France, qui assurément tient une place importante dans le rituel de la Grande Boucle. Le

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passage de la caravane publicitaire et les gestes associés symbolisent une certaine égalité devant le Tour, épreuve qui, selon la mise en scène médiatique de l’événement, ignore les fractures économiques et sociales de la société française.

30 L’effervescence née au passage de la caravane publicitaire se poursuit durant le passage des coureurs ; le public est animé d’une frénésie dont Georges Vigarello identifie quelques causes : « tension de l’affrontement, excitation de l’incertitude, ferveur du record, de l’exceptionnel, sentiment brutal du progrès venu de la performance ou de l’exploit »53. Le cyclisme induit une proximité unique entre spectateurs et sportifs : le public court à côté du coureur, l’encourage, l’arrose (fig. 15)... Nous avons déjà évoqué le journal tendu par les spectateurs aux concurrents au sommet des cols : ce geste permet à un journal banal, que l’on lit pour patienter avant le passage du Tour, de connaître une véritable métamorphose. En passant d’une main à l’autre, l’objet devient précieux (permettant que le coureur se protège du froid), et le spectateur a le sentiment d’être utile, de prendre part à l’épreuve. Ce dernier se retrouve « pris au jeu, impliqué dans ce moment légendaire » : il « participe au rituel »54.

Figure 15

Les spectateurs viennent en aide aux coureurs. INA. Actualités françaises, journal du 3 juillet 1947 : Tour de France 1947, 3e étape Bruxelles-Luxembourg.

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Figure 16

La RTF comme garante de l’équité de la course. INA. RTF, journal télévisé du 5 juillet 1960 : Tour de France 1960, 10e étape Mont-de- Marsan-Pau.

31 Cette excitation particulière peut aussi donner lieu à des excès des gestes anti-sportifs. Il est intéressant de constater que ces gestes ne transparaissent pas à l’écran : le cinéma et la télévision veulent en effet préserver l’intégrité de la course et censurent les débordements. Le geste le plus fameux est l’on appelle la « poussette » dans le dos des coureurs, dans le but de leur donner une impulsion positive. Elle fut prohibée dans le règlement du Tour à partir de 195155. Malgré leur absence de ce geste à l’écran, d’autres sources confirment aisément que les spectateurs font fi de cette interdiction. Le 7 juillet 1957, en plein conflit avec les organisateurs du Tour de France qui veulent garder un monopole du spectacle sportif, les opérateurs du journal Gaumont-actualités ne sont pas autorisés à suivre la course. Présents clandestinement sur les pentes du col du Galibier, les cameramen de ce résumé illicite décident alors de se venger en filmant tout au long de l’ascension une ferveur populaire qui tourne à la confusion la plus totale. Pas moins de six plans montrent les coureurs poussés dans le dos par le public, et le commentaire s’amuse à insister sur la violation des règlements : « Les retardataires avaient la chance de trouver derrière eux des spectateurs compatissants, ce qui n’était point, à première vue, d’une régularité exemplaire. Mais, si omnipotent qu’il soit, un directeur de course ne peut avoir l’œil sur tous ses gens »56. Trois ans plus tard, le journal télévisé apporte à son tour la preuve de la recrudescence de la « poussette ». Alors que le Tour de France s’approche des Pyrénées, la caméra filme un avertissement écrit accroché sur les véhicules de la RTF : « Ne poussez pas les coureurs, vous fausseriez la course. Merci ! » (fig. 16)57. Il s’agit donc là d’un comportement que l’on associe inconsciemment à l’identité du Tour de France, sans que l’écran ne participe à l’entretien de cette tradition. Ce geste qui consiste à pousser le coureur dans le dos mérite une analyse plus approfondie. D’une part, il témoigne d’une réelle empathie envers des coureurs parfois à la dérive, souffrant le martyre dans les cols du Tour. Mais nous pouvons aller plus loin, et y voir un geste magique, presque purificateur. Le geste n’est pas nécessairement destiné à aider le coureur : le spectateur cherche avant tout à « toucher » le coureur, geste d’adoration envers des champions de plus en plus vénérés. Cela participe aussi d’une émotion communicative, comme « débordante », du corps du coureur vers le spectateur. En étudiant cet « échange

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corporel » comme Marc Bloch le faisait à propos du toucher des écrouelles par les rois thaumaturges58, nous pouvons y voir la fascination pour des corps exceptionnels, dont on chercherait, au moyen du toucher, à ressentir la formidable énergie. Marc Bloch explique que le pouvoir qu’ont les rois de France de guérir les écrouelles tient à leur caractère sacré, et de la croyance des sujets en l’efficacité de l’onction de la Sainte Ampoule dans l’attribution de ce caractère. De même, la proximité physique soudaine avec un champion adulé, qui peut porter le maillot jaune qui marque aux yeux de tous son caractère auguste, crée une émotion du même ordre.

32 Le Tour de France met en mouvement de multiples acteurs qui chacun vont participer à son élaboration, puis, reproduisant les gestes, contribuent à le pérenniser. Ils forgent ce qu’on pourrait nommer l’« identité gestuelle » de la Grande Boucle. L’écran de cinéma puis de télévision fixe et relaie une gestuelle consacrée. Dans la course, s’inscrire dans une tradition du geste technique permet de s’intégrer au « milieu » : ces gestes rituels sont une manière « d’être au peloton ». C’est dans un second temps que la cérémonie protocolaire permet aux champions de se distinguer du reste du peloton en reproduisant les gestes de la victoire. Ils jouissent alors de la reconnaissance de leur mérite par le public (sur place mais aussi devant leur écran), les officiels de l’épreuve, ou encore les figures d’autorité locales. Pour reprendre une belle phrase de l’écrivain Pierre Mac Orlan, les coureurs évoluent désormais « dans le rayonnement merveilleux des yeux innombrables qui n’oublieront jamais leur image »59. Mais la prégnance du Tour dans l’imaginaire collectif vient du fait que cette métonymie ne rend pas pleinement compte du rôle actif du public : au-delà de leurs seuls « yeux innombrables », le corps des spectateurs est irréductible, et leurs gestes participent du rituel... Le terme de spectateur est en ce sens lui-même imparfait. Au passage des coureurs, le spectateur qui court à côté du coureur est lui-même impliqué corps et âme dans le cérémonial du Tour de France. Pour les Français, le champion du Tour est inaccessible de par ses exploits extraordinaires voire surhumains, et en même temps très proche, socialement, étant souvent d’extraction populaire, comme physiquement : le maillot jaune salue les spectateurs, lance un bouquet parmi la foule ; on peut l’approcher, le toucher voire l’aider. Si la gestualité est l’une des composantes essentielles de la mythologie du Tour, c’est parce qu’au-delà de ses stéréotypes, elle constitue le trait d’union entre tous ces protagonistes. Pour autant, et malgré cette tradition gestuelle ancrée par l’écran, les évolutions du Tour comme de la société peuvent mettre à mal l’efficacité du rituel et remettre en cause les codes que nous avons décrits. Le risque est alors que ces séquences du Tour de France ne résistent pas à une désacralisation et perdent leur caractère rituel. La caravane publicitaire relaie une vision positive de la consommation qui, dans la France des Trente Glorieuses, prenait tout son sens. Le geste de lancer des échantillons, de plus en plus désacralisé et vu comme un simple jet de déchet dans la nature, connaît aujourd’hui des contestations60. Le baiser de l’hôtesse d’arrivée est régulièrement dénoncé comme un archaïsme ramenant la femme au rang d’accessoire61. Enfin, au rythme des soupçons de dopage, le porteur du maillot jaune sur le podium peut être sifflé par le public, alors que le but du rituel est de consacrer sa victoire. Ainsi, les organisateurs et les médias tentent aujourd’hui au maximum de « réactiver » l’efficacité du rituel en faisant référence aussi souvent que possible à un passé glorieux.

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NOTES

1. Pascal LARDELLIER, Théorie du lien rituel. Anthropologie et communication, Paris, Éd. L’Harmattan, 2003, p. 21-22. 2. Éric MAIGRET, « Religion diffuse ou dissolution du religieux : la question des “fans” des médias », dans Pierre BRÉCHON et Jean-Paul WILLAIME (éd.), Médias et religions en miroir, Paris, PUF, 2000, p. 107. 3. Roland BARTHES, Mythologies, Paris, Éd. Seuil, 1957. 4. Michel WINOCK, Chronique des années soixante, Paris, Éd. du Seuil, 1987. 5. Pierre SANSOT, « Le Tour de France, une forme de liturgie nationale », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 86, Paris, PUF, 1989. 6. Speaker de Gaumont-actualités, journal du 2 au 7 juillet 1947 : Tour de France 1947, 1ère étape Paris-Lille. 7. TLF, http://www.cnrtl.fr/definition/geste consulté le 2 septembre 2017. 8. Catherine BERTHO-LAVENIR, « Le paysage derrière la roue : le Tour de France à la télévision », dans Évelyne COHEN, Marie-Françoise LÉVY (éd.), La Télévision dans les Trente Glorieuses, Culture et politique, Paris, CNRS éditions, 2007, p. 275. 9. À titre d’exemple, une enquête réalisée en 1956 par le sous-préfet de Pontoise auprès de 3500 jeunes appelés montre que 97 % savent donner le nom du dernier vainqueur du Tour, Louison Bobet, contre seulement 15 % celui du président du Conseil, Guy Mollet. Marianne AMAR, Nés pour courir, sport, pouvoir et rébellion (1944-1958), Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1987, p.77. 10. Christian BROMBERGER, « Les rituels du sport », Letteratura e Sport, Rome, Limina, 1995, p. 2. 11. Le Tour de France est divisé en étapes qui relient deux villes entre elles : chacune connaît son départ, son arrivée et son vainqueur. Alors qu’il n’y avait que six étapes, très longues, en 1903, le découpage standard en une vingtaine d’étapes se fixe au cours des années 1920. 12. Éclair-journal diffusé en 1947, référence 4727EJ 35468, Tour de France 1947, 1 ère étape Paris- Lille. 13. Actualités françaises, journal du 12 juillet 1951 : Tour de France 1951, 1ère étape Metz-Reims. 14. ORTF, première chaîne, journal télévisé du 22 juin 1965 : Tour de France 1965, 1 ère étape Cologne-Liège. Les ecclésiastiques sont surreprésentés dans les reportages filmés du Tour de France. Outre les nombreux curés et religieuses filmés sur le bord de la route, on note que l’évêque de Tarbes et de Lourdes prononce une messe pour les coureurs en 1948, et que le primat des Gaules Mgr. Gerlier assiste à une étape du Tour de France 1952. 15. Le directeur de course est un journaliste qui est l’organisateur principal de l’épreuve et le garant de son bon déroulé ; dans une voiture de l’organisation, il ouvre la route devant les coureurs. 16. Fabien WILLE, Le sport, un opérateur de changements dans la production médiatique : le modèle du Tour de France, Université de Nanterre Paris X, dir. Jean Mouchon, 1999, p. 220. 17. Petite ville de Seine-et-Oise, aujourd’hui dans l’Essonne. 18. RTF, journal télévisé du 11 juillet 1953 : Tour de France 1953, 8e étape Nantes-Bordeaux. 19. Film Les 100 ans du Tour de France : 1903-2003, Paris, France télévisions distribution, 2007. 20. Driss ABBASSI, L’Imaginaire sportif : médias et histoire dans le sport contemporain, Paris, Mare et Martin, 2007, p. 42. 21. RTF, journal télévisé du 11 juillet 1953 : Tour de France 1953, 8e étape Nantes-Bordeaux.

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22. Monica ACETI, Jean-François LOUDCHER, « le Mythe Koblet/Kübler (1945-1964) : entre le local et le global, une expression de la neutralité et de la modernité dans le cyclisme suisse », Sciences sociales et sport n° 2, Paris, l’Harmattan, 2009, p. 60. 23. Actualités françaises, journal du 3 juillet 1952 : Tour de France 1952, 1ere étape Brest-Rennes. 24. Dope sheet (rapport écrit de l’opérateur) du journal Gaumont-actualités, diffusé en 1955, référence 5532GJ 00008 : Tour de France, 19e étape Pau-Bordeaux. 25. Publicité de 1950, citée par Jean-Yves GUILLAIN, « Publicité et Tour de France : promotion des produits, marketing événementiel et affirmation identitaire de territoires mythiques », dans Patrick PORTE (éd.) Maillot jaune, regards sur cent ans du Tour de France, Biarritz, Atlantica, Musée national du Sport, 2003, p. 565. 26. Il s’agit là d’une forme de publicité dite clandestine : la « réclame » est en effet interdite à la télévision jusqu’en 1968. Pierre LAGRUE, Le Tour de France : reflet de l’histoire et de la société, Paris, l’Harmattan, 2004, p.136. 27. Ces jeunes filles issues de la population locale sont désormais remplacées par des hôtesses sélectionnées par les sponsors pour être présentes sur l’ensemble des étapes du parcours. Le geste consacré est alors le long baiser simultané des deux hôtesses sur chaque joue du champion, pour laisser le temps aux photographes de réaliser un cliché. Ce rôle d’apparat stéréotypé pose aujourd’hui question. 28. ORTF, journal télévisé du 26 juillet 1964 : Tour de France 1964, 5e étape Lunéville-Fribourg. 29. Gaumont-actualités, journal diffusé en juillet 1950, référence 5031GJ 00001 : Tour de France 1950, 14e étape Nîmes-Toulon. 30. « Géminiani conserve le maillot jaune et a droit à tous les privilèges que cela comporte : le veinard ! » RTF, journal télévisé du 14 juillet 1958 : Tour de France 1958, 19e étape Carpentras-Gap. 31. Thierry TERRET, « Le Tour, les hommes et les femmes, essai sur la visibilité masculine et l’invisibilité féminine », dans Patrick PORTE (éd.), Maillot jaune, op. cit., p. 228. 32. Speaker du journal Gaumont-actualités, juillet 1955, référence 5529GJ 00012 : Tour de France 1955, 4e étape Namur-Metz. 33. Gaumont-actualités, juillet 1955, référence 5529GJ 00012 : Tour de France 1955, 2e étape Dieppe- Roubaix. 34. Christian BROMBERGER, op. cit., p. 2. 35. RTF, journal télévisé du 24 juillet 1956 : Tour de France 1956, 18e étape Turin-Grenoble. 36. Chambre qui devient le Sénat en 1948. 37. Actualités françaises, journal du 28 juillet 1949 : Tour de France 1949, 21e étape Nancy-Paris. 38. Speaker des Actualités françaises, journal du 29 juillet 1948 : Tour de France 1948, 21e étape Roubaix-Paris. 39. Xavier GARNOTEL, Le Peloton cycliste : ethnologie d’une culture sportive, Paris, l’Harmattan, 2009, p. 195. 40. France Inter, interview de Gilbert Larriaga, émission Radioscopie du 14 juillet 1977. 41. RTF, journal télévisé du 11 juillet 1953 : Tour de France 1953, 8e étape Nantes-Bordeaux. 42. Télé-Magazine du 20 au 26 juillet 1958. 43. RTF, journal télévisé du 2 juillet 1963 : Tour de France 1963, 11 e étape Pau-Bagnères-de- Luchon. 44. Marcel MAUSS, « Les techniques du corps », dans journal de psychologie, XXXII, n° 3-4, 1936. 45. Xavier GARNOTEL, op. cit., p. 136. 46. TLF, https://www.cnrtl.fr/definition/style consulté le 10 décembre 2017. 47. Le contre-la-montre est un format de course consistant, pour les compétiteurs, à effectuer chacun leur tour un parcours chronométré. L’opposition entre les coureurs est donc indirecte : le

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vainqueur n’est pas celui qui franchit en premier la ligne d’arrivée mais celui qui réalise le parcours le plus rapidement. 48. Les coulisses de l’exploit, émission du 19 juin 1963. 49. Cristoph WULF, « Introduction : Rituels, performativité et dynamique des pratiques sociales », Hermès, la revue, n° 43, Paris, CNRS Editions, 2005, p. 13. 50. Paul BOURY, La France du Tour : le Tour de France, un espace sportif à géographie variable, Paris, l'Harmattan, 1997, p. 179-180. 51. Dans leur ouvrage La République du Tour de France, Jean-Luc Bœuf et Yves Léonard, vont jusqu’à affirmer que « peu lui importe, à ce public des années cinquante, de ne pas voir passer Hugo Koblet ou Louison Bobet si, le soir, il peut entendre gratuitement, en plein air, Tino Rossi ou Charles Trenet ». Jean-Luc BŒUF, Yves LÉONARD, La République du Tour de France (1903-2003), Paris, Seuil, 2003, p. 155. 52. Pierre SANSOT, « Le Tour de France, une forme de liturgie nationale », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 86, 1989, p. 95-97. 53. Georges VIGARELLO, « Stades », Jean-Jacques COURTINE (éd.), Histoire du corps, vol. 3, les mutations du regard, le XXe siècle, Paris, Éd. Points, 2011, p. 361-362. 54. Pour reprendre l’analyse pertinente de Xavier GARNOTEL, Le Peloton cycliste, op. cit., p. 201. 55. Sandrine VIOLLET, Le Tour de France cycliste : 1903-2005, Paris, L'Harmattan, 2007, p. 181. 56. Gaumont-actualités, juillet 1957, référence 5728GJ 00008 : Tour de France 1957, 10e étape Thonon-les-Bains-Briançon. 57. RTF, journal télévisé du 5 juillet 1960 : Tour de France 1960, 10e étape Mont-de-Marsan-Pau. 58. Marc BLOCH, Les Rois thaumaturges : étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, Strasbourg, Istra, 1924, p. 542. 59. Pierre Mac Orlan, Le Figaro, 7 juillet 1936, dans « Le sport, forme moderne de la fête », Les cahiers Pierre Mac Orlan, n° 10, avril 1996, p. 53. 60. https://www.lequipe.fr/Cyclisme-sur-route/Actualites/Tour-de-france-christian- prudhomme-repond-aux-accusations-de-pollution-plastique/1036447 61. http://www.leparisien.fr/societe/plus-de-miss-sur-les-podiums-du-tour-de- france-08-03-2018-7596747.php

RÉSUMÉS

Le Tour de France, épreuve cycliste la plus prestigieuse au monde, franchit très tôt les frontières de la compétition sportive pour s’affirmer comme un pan des mythologies de son époque, tel que l’a décrit Roland Barthes. Dans la mémoire collective, on ne retient pas tant des gestes exceptionnels, qu’un univers visuel familier qui se fonde sur la répétition d’une gestuelle consacrée. Un certain nombre d’images viennent à l’esprit : le glorieux champion endosse le maillot jaune sur le podium ; le coureur précautionneux glisse sous son maillot un journal tendu par un spectateur au sommet d’un col, pour se protéger du froid ; le public suppliant tend la main pour attraper au vol l’un des échantillons publicitaires de la caravane du Tour. Pour reprendre l’expression du sociologue Pierre Sansot, le Tour de France est « une forme de liturgie nationale », qui s’incarne dans des gestes cérémoniels et techniques mais aussi par les gestes du public. Dans les premières décennies d’après-guerre, les médias audiovisuels viennent fixer sur l’écran les images de cette gestualité. Si le rôle de la télévision, alors à ces débuts, semble évident

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dans ce processus, il nous faut aussi prendre en compte l’importance des actualités filmées dans la construction du récit du Tour de France : cette source d’information, incontournable jusqu’à la fin des années 1950, est depuis trop souvent oubliée. Il s’agira ici, par un travail mêlant histoire des médias et anthropologie du geste, d’étudier comment l’image animée à la fois témoigne et participe de l’élaboration de séquences gestuelles ritualisées.

The Tour de France, the world’s most prestigious cycle race, very early evolved into more than a sports competition: it became a modern myth, as described by Roland Barthes. Collective memory does not simply remember extraordinary gestures from the Tour; its mention evokes a familiar visual culture based on repeated and established body language. Many figures spontaneously come to mind: the victorious champion putting on the yellow jersey on the podium; the cautious racing cyclist slipping a newspaper inside his jersey to protect him from the cold on top of a pass, with help from a spectator; the begging audience raising hands to catch samples from the Tour’s publicitary cars. To use the expression of the sociologist Pierre Sansot, the Tour de France appears as “a form of national liturgy”, stirred by ceremonial and technical gestures but also by the audience’s activity. In the immediate decades after WWII, audiovisual medias contributed to set on screen the representation of this body language. If the role of television, then at its beginnings, seems obvious in this process, we must also consider the importance of newsreel, an essential part of information until the end of the 1950s, sunk into oblivion since, in the Tour de France’s storytelling. Using approaches from media studies and anthropology of gesture, this article focuses on how moving image records and promotes ritualised gestural sequences.

INDEX

Keywords : Tour de France, History, Cultural Anthropology, Newsreel, Television, Sport Mots-clés : Tour de France, histoire, anthropologie, actualités cinématographiques, télévision, sport

AUTEUR

ADRIEN BARBÉ Adrien Barbé, né en 1992, est conservateur stagiaire, élève de l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques. Archiviste paléographe, il est l’auteur d’une thèse d’École des chartes intitulée Fenêtre sur Tour. Le Tour de France et l’image de la société française des actualités cinématographiques aux débuts de la télévision (1947-1968), sous la direction de Christophe Gauthier et Pascal Ory, récompensée par le prix d'encouragement de l'Inathèque 2017.

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La Cène, une image de la messe catholique ? Étude iconographique dans la peinture flamande, 1567-1650 The Iconography of the Last Supper and the Rite of the Mass in Flemish Painting, 1567-1650

Valentine Langlais

1 Le repas de la Cène, partagé entre le Christ et les apôtres la veille de la crucifixion, est raconté dans les trois Évangiles synoptiques ainsi que dans l’Évangile de Jean et la Première Épître aux Corinthiens1. Il se compose de deux moments majeurs : l’annonce de la trahison de Judas et l’institution du sacrement eucharistique. Ces deux événements se déroulent suivant une succession de gestes et de paroles accomplie par le Christ. Pour instituer l’Eucharistie, le Christ « prit du pain ; et après avoir rendu grâces, il le rompit, et le donna aux disciples, en disant : Prenez, mangez, ceci est mon corps. Il prit ensuite une coupe ; et, après avoir rendu grâces, il la leur donna, en disant : Buvez-en tous ; car ceci est mon sang »2. Quant à l’annonce de la trahison de Judas, sa description diffère quelque peu entre les Évangiles. Chez Matthieu et Marc, celui qui trahira le Christ est celui qui met la main dans le plat avec lui3, tandis que chez Luc, Jésus mentionne seulement que « la main de celui qui me livre est avec moi à cette table »4. Jean donne plus de détail sur ce moment charnière. Après avoir annoncé que l’un de ses disciples le trahira, Jésus explique que le traître est celui à qui il donnera le morceau de pain trempé, et « ayant trempé le morceau, il le donna à Judas »5. Ainsi, l’épisode de la Cène repose sur une succession de gestes réalisés par le Christ qui accompagnent et concrétisent ses propos – établir l’Eucharistie et désigner le traître.

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2 Ces gestes sont au cœur de l’iconographie de la Cène. Les œuvres pouvant représenter l’un ou l’autre moment, la gestuelle du Christ joue un rôle important pour discerner quel passage est illustré. Par cette gestuelle, les artistes mettent l’accent sur la nature sacramentelle de l’épisode, en montrant l’institution de l’Eucharistie, ou sur son caractère dramatique, à travers l’annonce de la trahison. La première œuvre connue illustrant la Cène, la mosaïque de Saint-Apollinaire-le-Neuf, met en avant le sacrement eucharistique en montrant le Christ effectuant un signe de bénédiction6. Au cours du Moyen Âge, les images de la Cène se multiplient et représentent le plus souvent l’annonce de la trahison de Judas, que ce soit dans des enluminures ou dans des fresques : Jésus peut donner la bouchée de pain à Judas7, ou ce dernier met la main dans le plat8. À partir du début du XIVe siècle, l’essor iconographique de la Cène se situe en Italie, qui voit les murs de multiples réfectoires conventuels se parer de l’image de ce repas tout au long des Quattrocento et Cinquecento9. La table y est présentée sur toute la longueur de la fresque, avec les personnages assis derrière. Ces fresques représentent le plus souvent le Christ instituant l’Eucharistie, mais l’isolement fréquent de Judas au premier plan rappelle aussi l’annonce de la trahison10. La Cène de Léonard de Vinci marque un véritable tournant dans cette tradition iconographique, puisque l’artiste innove en représentant l’instant qui suit immédiatement l’annonce de la trahison, lorsque les apôtres réagissent à la déclaration de Jésus11. Au cours de la même période, dans les Pays-Bas, une seule fresque illustrant la Cène semble avoir été réalisée, celle de l’abbaye de Bijloke à Gand12. En effet, l’iconographie flamande de la Cène se développe principalement dans le domaine de la peinture de chevalet, et plus précisément, dans le cadre de retables catholiques, dont le premier exemple majeur est celui de Dieric Bouts peint en 1465-1468 (fig.1). Ce triptyque est commandé par la confrérie du Saint- Sacrement de Saint-Pierre de Louvain et y montre le Christ célébrant la première messe en bénissant une hostie qu’il tient juste au-dessus d’un calice13.

3 Par la suite, dans les Pays-Bas, si la Cène est régulièrement peinte au cours de la première moitié du XVIe siècle, elle connaît une véritable fortune iconographique à partir des années 1550-1560. Les images de la Cène se multiplient après les destructions iconoclastes de 1566 et dans un contexte de guerres de religion entre catholiques et protestants, dont la pierre de touche est le sacrement de l’Eucharistie et, par extension, le dogme de la transsubstantiation et le rite de la messe14. Ces trois points, essentiels pour le culte catholique, sont en effet fermement rejetés par les réformés15. Ce rejet se double d’une méfiance vis-à-vis des images sacrées et de leur utilisation dans le culte religieux, car elles peuvent mener les fidèles à l’idolâtrie16. Ainsi, à partir du milieu du XVIe siècle, la Cène devient l’un des épisodes religieux les plus polémiques à représenter puisque son image réunit trois points fondamentaux du catholicisme remis en cause par la Réforme : l’usage des images religieuses, la foi en la transsubstantiation, et la liturgie eucharistique employée au cours de la messe17.

4 Les représentations de la Cène se multiplient tout de même dans les milieux catholiques flamands entre le milieu du XVIe siècle et le milieu du XVIIe siècle. Comme d’autres épisodes religieux, la Cène connaît un renouvellement iconographique afin de répondre aux nouveaux préceptes du concile de Trente à propos de l’art sacré et de défendre la foi catholique et les dogmes de l’Église de Rome18. Dans le cas précis de ce repas évangélique, ces changements doivent servir à légitimer et à glorifier le Saint- Sacrement, c’est-à-dire l’Eucharistie19. À travers cet article, nous souhaitons montrer comment les artistes flamands des XVIe et XVIIe siècles réussissent à répondre à ces

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exigences en conférant un caractère sacramentel et rituel à la Cène. Suite au concile de Trente, les représentations de la Cène tendent à montrer de plus en plus clairement l’institution de l’Eucharistie20, et à souligner les liens qui unissent ce repas évangélique à la cérémonie contemporaine de la messe. Ainsi, après un rappel du contexte conflictuel et des problématiques soulevées par le rite de la messe aux XVIe et XVIIe siècles, nous souhaitons montrer comment, dans les images catholiques flamandes de la Cène, le Christ est représenté comme le premier prêtre grâce à une gestuelle précise rappelant la cérémonie de la messe. Deux moments sont privilégiés : l’institution de l’Eucharistie et la communion des apôtres. La gestuelle propre à ces deux actions sera étudiée distinctement dans deux groupes d’œuvres, les retables du Saint-Sacrement et les cycles iconographiques jésuites. Enfin, nous analyserons plusieurs éléments du décor, empruntés à la liturgie catholique, et qui participent pleinement à conférer un caractère rituel à l’image de la Cène.

I. Le rite de la messe au cœur des conflits confessionnaux

5 Parmi la multitude des gestes exécutés par le prêtre, qui apparaissent et sont codifiés au cours du Moyen Âge, ceux de la consécration sont les plus importants de la messe21. Ce rite est instauré par le Christ au cours de la Cène par la bénédiction et le partage du pain et du vin, et par les paroles « Faites ceci en mémoire de moi »22. Le prêtre, qui se place dans la continuité du Christ et des apôtres, doit reproduire la succession de gestes établie par Jésus pour réaliser le miracle de la transsubstantiation. Pour opérer l’actio sacrificii (le sacrifice) et le gratiarum actio (l’action de grâce), le prêtre « prend du pain dans ses mains saintes et vénérables », « lève les yeux au ciel », « bénit » le pain en faisant sur lui le signe de croix, le « rompt » et en « donne » les morceaux aux diacres qui succèdent aux apôtres du Christ23. Comme le décrit Jean-Claude Schmitt, en effectuant ces gestes, le prêtre prend la place du Christ, dans la mesure où il tient la même place avec son corps, ses paroles et ses gestes, et transforme le pain et le vin en corps et sang du Christ24.

6 Dans le contexte des luttes confessionnelles du XVIe siècle, ces gestes se retrouvent au centre des réflexions entamées par l’Église de Rome et le concile de Trente à propos du sacrement de l’Eucharistie et du rite de la messe25. Les théologiens catholiques affirment que les gestes et les paroles du prêtre, qui forment le cœur de la liturgie de la messe, sont institués par le Christ lui-même, ce qui leur permet de confirmer la vérité du dogme de la transsubstantiation26. Pour parer aux critiques réformées à propos de ce dogme et aux catéchismes protestants, le concile de Trente souhaite uniformiser la cérémonie de la messe sur le territoire catholique, et entreprend alors une importante campagne de révision des principaux textes liturgiques27. Parmi ces ouvrages, le catéchisme est réévalué, et une nouvelle version est rédigée par le jésuite Pierre Canisius, intitulée Somme de la doctrine chrétienne (1554)28. Il est imposé par Philippe II sur tout le territoire des Pays-Bas espagnols dès 155729. En 1571, est édité à Anvers le missel tridentin30. Il donne tous les détails essentiels pour que les prêtres puissent officier uniformément à travers le territoire catholique et célébrer le sacrement eucharistique correctement, selon les prescriptions de l’Église de Rome31. Le missel précise l’ensemble des gestes que doit exécuter le prêtre, dont ceux de la consécration,

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et détaille l’ensemble de la liturgie, notamment l’emplacement et l’usage des ustensiles liturgiques, dont la patène, le calice ou le missel, au cours de la messe32.

7 L’ensemble de cette liturgie est rejeté par les réformés, qui voient dans la figure du prêtre et dans la messe un obstacle entre les fidèles et Dieu, et « une monopolisation de la relation au monde divin », comme le souligne Frédéric Cousinié33. C’est pourquoi, lors des destructions iconoclastes de 1566 qui touchent l’ensemble des Pays-Bas, non seulement les peintures et les sculptures religieuses sont détruites, mais aussi de nombreux ustensiles liturgiques, comme les patènes et les calices, ou encore les autels34. La messe étant la cérémonie fondamentale du catholicisme et la marque de l’identité catholique35, tout est alors mis en œuvre par le gouvernement habsbourgeois pour rénover et restaurer les chapelles et les autels afin de rétablir les services religieux et célébrer à nouveau la messe selon la liturgie romaine le plus rapidement possible après ces destructions36.

8 Dans ce contexte conflictuel, la Cène paraît être l’épisode biblique le plus polémique à représenter, pourtant les images de ce repas se multiplient dès la fin des destructions iconoclastes de 1566, et ce jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Parmi les commanditaires de ces œuvres, les confréries du Saint-Sacrement et la Compagnie de Jésus sont particulièrement importantes dans la mesure où elles jouent un rôle essentiel dans la défense de l’Église catholique, et en particulier dans celle du culte du Saint-Sacrement et du dogme de la transsubstantiation.

II. L’institution de l’Eucharistie dans les retables du Saint-Sacrement

9 Les confréries du Saint-Sacrement émergent au XIIIe siècle pour garantir le culte et la fête du Corpus Christ, aussi appelée fête du Saint-Sacrement ou Fête-Dieu37. Elles se multiplient tout au long du XVIe siècle, avec l’accord du pape, pour faire face à la montée de la Réforme et maintenir le culte et la célébration du Saint-Sacrement dans toute sa splendeur38. En dehors des processions régulières qu’elles organisent, la défense du Saint-Sacrement par ces confréries passe par la richesse de leur chapelle, ornée d’un retable sur lequel figure la Cène39. Dans les Flandres, le premier de ces retables connus est celui peint par Dieric Bouts pour la confrérie de Louvain (fig. 1). Ce triptyque pose les fondements d’une tradition iconographique qui caractérise l’ensemble des retables flamands du Saint-Sacrement. Ces œuvres insistent avant tout sur le caractère sacramentel de la Cène, qui est systématiquement présentée sur le panneau central. Dans le retable de Bouts, le Christ bénit une hostie et non un morceau de pain, ce qui souligne le lien effectif entre la Cène et la célébration de la messe. Le calice, situé dans l’axe de l’hostie et de la main du Christ, renforce la dimension cultuelle de la représentation. Bouts choisit donc d’illustrer la Cène non pas comme un événement historique et un drame humain, et en offre une interprétation rituelle par la présence de Jésus célébrant la première messe40.

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Figure 1

Dieric Bouts, La Cène (panneau central du Triptyque du Saint-Sacrement), 1465-1468, huile sur panneau, 180 x 150 cm, Louvain, église Saint-Pierre (chapelle du Saint-Sacrement). © Web Gallery of Art. Source : www.wga.hu

10 Ce caractère rituel est respecté dans les différents retables du Saint-Sacrement qui sont réalisés à partir du milieu du XVIe siècle. Jan Gerritsz. Deys (fig. 2), Otto van Veen (fig. 3), puis Peter Paul Rubens41 représentent le Christ effectuant le même geste de bénédiction que dans l’œuvre de Bouts.

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Figure 2

Jan Geritsz. Deys, Triptyque du Saint-Sacrement, 1570, huile sur panneau, 210 x 169 cm, Culemborg, Musée Elisabeth Weeshuis (inv. 0570-0203). Source : http://www.collectiegelderland.nl

Figure 3

Otto van Veen, La Cène, 1592, huile sur toile, 350 x 247 cm, Anvers, cathédrale Notre-Dame. © KIK-IRPA, Bruxelles. Source : www.kikirpa.be

11 Dans ces quatre œuvres, le Christ tient une hostie ou du pain dans la main gauche et le bénit de la main droite avec un geste identique : le pouce, l’index et le majeur sont

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dépliés, tandis que l’annulaire et l’auriculaire sont repliés. Ce geste est celui de la benedictio latina42. Alors qu’il désigne la prise de parole dans l’Antiquité, à partir du Moyen Âge il est employé pour signifier l’acte de bénir. Il est alors largement attribué au Christ dans l’art religieux occidental, notamment au cours de la période moderne, contrairement à la benedictio grœca43. Ainsi, les artistes puisent dans un langage iconographique commun pour représenter Jésus en train d’instituer le sacrement de l’Eucharistie. Si ce geste n’est pas nouveau et n’est pas propre à l’iconographie de la Cène, il faut ici souligner son utilisation dans des œuvres spécifiques, les retables du Saint Sacrement, où il se dote d’une signification particulière. En effet, en représentant le Christ effectuer ce geste sur ces retables, les artistes créent une mise en abyme entre le Christ et le prêtre. Ils fixent l’image du Christ au moment crucial où il institue l’Eucharistie, et par extension, au moment où il réalise pour la première fois le miracle de la transsubstantiation. Ils évoquent alors le moment central de la messe, la consécration des espèces eucharistiques par le prêtre devant l’autel, et donc devant le retable.

12 C’est également ce geste que Rubens confère au Christ dans le dessin qu’il exécute pour la page de titre de l’édition de 1616 du Missale Romanum (fig. 4). La présence de la Cène sur la page de titre de l’une des éditions du missel révisé à la suite du concile de Trente, est particulièrement intéressante. À propos du moment de la consécration du pain et du vin, le texte juxtapose les consignes que doit suivre le prêtre avec la description des gestes et des paroles du Christ lorsqu’il institue l’Eucharistie : (il prend l’hostie) il prit le pain dans sa main sainte et vénérable (il lève les yeux vers le ciel) et leva ses yeux vers vous au ciel Dieu son Père omnipotent, vous rendant grâces (il fait un signe sur l’hostie), donna (signe de la croix) la bénédiction, le rompit, et le donna à ses disciples, disant : prenez et mangez ceci vous tous (prenant l’hostie dans les deux mains, il prononce les paroles de consécration distinctement, secrètement, et attentivement). Ceci est mon corps.44

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Figure 4

Theodoor Galle d’après Peter Paul Rubens, La Cène, page de titre du Missale Romanum, 1618 (1616), gravure, 113 x 156 mm, Londres, British Museum (inv. 1872, 0511.1083). Source : http://www.britishmuseum.org

13 Rubens semble adopter une démarche identique à celle des auteurs du missel en amalgamant la figure du Christ à celle du prêtre dans son dessin. En effet, l’artiste montre le Christ bénissant le pain et assis derrière une table préparée à la manière d’un autel – comme nous le détaillerons plus bas. Il le présente ainsi dans son rôle de prêtre célébrant l’Eucharistie, et comme le modèle à suivre par les prêtres contemporains pour célébrer la messe, et plus précisément pour consacrer le pain et le vin.

14 Le geste de la benedictio latina est donc régulièrement attribué au Christ dans les Retables du Saint-Sacrement, dans la mesure où il évoque la consécration des espèces eucharistiques, et donc la transsubstantiation, qui est au cœur des préoccupations des confréries du Saint-Sacrement. Toutefois, d’autres retables montrent Jésus effectuant un autre geste rituel. Ambrosius Francken représente le Christ tenant un riche calice en or dans ses deux mains qu’il élève au-dessus de la patène contenant les morceaux de pain consacré (fig.5). Cette attitude de Jésus évoque le rituel de l’élévation effectué par le prêtre au cours de la messe. La pratique de l’élévation de l’hostie, répandue depuis le Moyen Âge, est décrite dans le missel tridentin. Il y est mentionné qu’après avoir prononcé les paroles consécratoires et fait une génuflexion devant l’hostie, le prêtre élève celle-ci pour la montrer au peuple, puis fait de même avec le calice45. Après la bénédiction, il s’agit d’un moment important du déroulement de la messe, puisqu’il permet aux fidèles de communier visuellement avec le Corpus Christi et d’appréhender le moment le plus sacré de la messe, celui du miracle de la transsubstantiation46. Plusieurs œuvres représentent ce rituel propre à la messe catholique, comme le tableau de la Messe de saint Gilles, dans lequel le prêtre, dos aux fidèles, élève l’hostie au-dessus

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de sa tête pour la leur présenter47. La même scène est aussi représentée sur la page de titre de l’édition de 1629 du missel48.

Figure 5

Ambrosius Francken, La Cène (panneau central du Triptyque du Saint-Sacrement), 1589-1590, huile sur panneau, 275 x 240 cm, Anvers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten (inv. 136). Source : http://collectie.kmska.be

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Figure 6

Jacques Nicolaï, La Cène, vers 1650, huile sur toile, 255 x 367 cm, Namur, église Saint- Aubain. © KIK-IRPA, Bruxelles. Source : www.kikirpa.be

15 Si Ambrosius Francken a choisi de montrer l’élévation du calice, Lambert van Noort49 et Jacques Nicolaï évoquent plus probablement l’élévation de l’hostie dans leurs tableaux (fig. 6). Dans ces deux œuvres, Jésus a la même position : il élève ostensiblement l’hostie de la main droite, et tient plus bas le calice dans la main gauche. On pourrait y voir une allusion à l’enchaînement effectué par le prêtre, qui élève d’abord l’hostie avant de présenter le calice, résumé par la seule position du Christ qui tient les deux espèces en même temps.

16 Les deux gestes que sont la benedictio latina et l’élévation des espèces eucharistiques rappellent deux moments forts de la messe catholique : la réalisation du miracle de la transsubstantiation et la présentation du Corpus Christi aux fidèles. Ces gestes rituels sont attribués au Christ dans des œuvres intimement liées au culte eucharistique et à la cérémonie de la messe, que ce soit dans les retables commandés par les confréries du Saint-Sacrement ou sur les pages de titre du missel tridentin. Par le biais de cette gestuelle, les artistes et les commanditaires établissent une continuité visuelle entre le Christ et le prêtre et légitiment ainsi le rite de la messe, en montrant qu’elle est célébrée sur le modèle du Christ lui-même.

III. La communion eucharistique dans les œuvres jésuites

17 Suite à la consécration et à la présentation des espèces eucharistiques, le prêtre offre la communion aux fidèles, reproduisant le don du pain et du vin fait par le Christ aux apôtres. La communion, liée à la foi en la transsubstantiation, et les modalités de sa réception sont aussi réévaluées par l’Église de Rome. Deux points essentiels ressortent de ces questionnements : la promotion d’une communion plus régulière50 et la validité

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de la communion sous la seule espèce du pain. Ces deux pratiques marquent la spiritualité post-tridentine, et elles sont défendues autant par le concile de Trente51 que par les jésuites52. L’iconographie jésuite de la Cène est d’ailleurs marquée par ces considérations à propos de la communion, comme en témoigne la peinture de Rubens réalisée pour l’église jésuite d’Anvers, aujourd’hui connue grâce à l’esquisse conservée à Seattle (fig. 7)53.

Figure 7

Peter Paul Rubens, La Cène, 1620, huile sur panneau, 43,8 x 44,1 cm, Seattle, Art Museum, Samuel H. Kress collection (inv. 61.66). Source : http://www.seattleartmuseum.org/

18 Cette œuvre s’inscrit dans un programme iconographique complexe qui présente plusieurs événements de la vie du Christ mis en parallèle avec leurs préfigurations de l’Ancien Testament, selon le principe de la typologie54. Dans la Cène, Rubens représente le moment qui suit l’institution du sacrement de l’Eucharistie, lorsque Jésus distribue le pain rompu aux apôtres. Placé à droite de la table, le Christ tend un morceau de pain à l’apôtre assis face à lui, qui se penche en avant pour le recevoir. Si une iconographie spécifique à la communion des apôtres existe, elle est extrêmement rare et concerne surtout des œuvres italiennes du XVe siècle. Par ailleurs, ces œuvres distinguent la communion du repas de la Cène, puisque Jésus y est présenté debout offrant l’hostie à l’un des apôtres agenouillés55. La peinture de Rubens propose donc une nouvelle image de la Cène dans la peinture flamande, assimilant la communion des apôtres au repas la Cène.

19 Déjà, dans l’Evangelicæ historiæ imagines, ouvrage dirigé par le père jésuite Jérôme Nadal et publié à Anvers en 159356, la planche n°102 intitulée Sanctissimi sacramenti, et sacrificii institutio (L’Institution du sacrement et du sacrifice le plus sacré) montre le Christ effectuant

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ce même geste : il tend un morceau de pain à l’un des apôtres assis à sa droite (fig. 8). Cette planche, à travers son titre et ce geste précis du Christ, identifie l’institution de l’Eucharistie à la communion eucharistique. Dans le même ouvrage, la planche n°141 illustre le repas d’Emmaüs57 en présentant le Christ effectuant un geste identique (Fig. 9). Il tend un morceau de pain, qu’il vient de rompre, au disciple assis à gauche. Les annotations de Jérôme Nadal, qui accompagnent et commentent cette planche, expliquent clairement que le Christ « consacra la Sainte Eucharistie » à Emmaüs, que les deux disciples reconnaissent Jésus « au moment même où le Christ consacra le pain » et, enfin, qu’ils ont reçu l’Eucharistie de la main du Christ avant que celui-ci ne disparaisse58.

Figure 8

Johannes Wierix, d’après Bernardino Passeri, Sanctissimi Sacramenti, et Sacrificii institutio (L’institution du sacrement et du sacrifice le plus sacré), 1593, gravure sur bois, 232 x 145 mm, (in Jérôme Nadal, Evangelicae Historiae Imagines, Anvers, Martinus Nutius, 1593), Amsterdam, Rijksmuseum / Rijksprentenkabinet (inv. RP-P-OB-67.225). Source : www.rijksmuseum.nl/

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Figure 9

Johannes Wierix, d’après Bernardino Passeri, Eodem die apparet Iesus duobus discipulis euntibus Emaunta (Jésus apparaît à deux disciples sur le chemin d’Emmaüs), 1593, gravure, 233x146 mm, (in Jérôme Nadal, Evangelicae Historiae Imagines, Anvers, Martinus Nutius, 1593), Amsterdam, Rijksmuseum / Rijksprentenkabinet (inv. RP-P-OB-67.265). Source : www.rijksmuseum.nl/

20 Dans ces trois œuvres jésuites, l’offrande de la communion eucharistique est représentée de manière similaire. Le Christ offre un morceau de pain à l’un de ses disciples qui le reçoit directement dans la bouche. Ce dernier tient aussi ses mains en prière et a le corps légèrement penché en avant. Ensemble, ces éléments évoquent peut-être la position adoptée par les communiants lors de la messe. En effet, ceux-ci doivent effectuer une génuflexion ou s’agenouiller devant l’hostie avant de la recevoir directement dans la bouche de la main du prêtre59. Cette manière de donner et de recevoir la communion est illustrée dans le Catéchisme de Canisius60. La même scène est aussi visible dans une gravure de Johannes Wierix d’après Maarten van Heemskerck, Panem nostrum quotidianum danobis hodie (fig. 10).

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Figure 10

Johannes Wierix d’après Maarten van Heemskerck, Panem nostrum quotidianum danobis hodie (« Donne-nous notre pain quotidien »), 1569-1573, gravure, 207 x 253 mm, Amsterdam, Rijksmuseum / Rijksprentenkabinet (inv. RP-P-1900-A-21924). Source : https://www.rijksmuseum.nl

21 Par ailleurs, nous pouvons noter que dans les trois images jésuites, Jésus offre un morceau de pain, et non le calice. Ce détail pourrait évoquer la position de l’Église catholique et du concile de Trente à propos de la validité de la communion sous la seule espèce du pain61. Les jésuites défendent cette pratique qui remonte au Moyen Âge et qui est vivement critiquée par les réformés62. Pour cela, ils se fondent notamment sur le repas d’Emmaüs. Jérôme Nadal explique que par ce repas « le Christ voulait que l’Église soit claire à propos de son exemple de l’administration de l’Eucharistie sous l’espèce du pain seul »63. Le même point de vue est exprimé par Canisius64 et Cornelius a Lapide65.

22 Ainsi, tant dans la Cène de Rubens que dans les gravures de l’ Evangelicæ historiæ imagines, nous pouvons voir dans le choix du geste de la communion la volonté des jésuites d’enseigner la bonne manière de recevoir la communion eucharistique, selon les consignes du catéchisme et les usages de l’Église de Rome, et de contrer les attaques protestantes66. En montrant le Christ agir de la même manière que le prêtre, ils montrent que les pratiques propres à la messe catholique proviennent bien de l’enseignement du Christ.

23 Toutefois, dans la peinture de Rubens, l’apôtre qui reçoit la communion est identifiable à saint Pierre, grâce à ses traits distinctifs que sont la barbe et les cheveux blancs, et Jésus est sur le point de lui offrir également le calice. Or, si les laïcs peuvent communier sous la seule espèce du pain, les membres du clergé ont le privilège de pouvoir communier sous les deux espèces, le calice leur étant réservé67. Ainsi, nous pouvons supposer que saint Pierre est ici représenté comme le premier pape de l’Église de Rome,

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et que le don de l’Eucharistie sous les deux espèces peut être une allusion au don des clés de l’Église68. En offrant ainsi la communion spécifiquement à Pierre, sur le modèle de la remise des clés, le Christ fait de lui le garant de l’Église de Rome et du rite de la messe en tant que premier prêtre après lui-même. Cette hypothèse prend sens lorsque l’on considère l’ensemble du programme décoratif de l’église jésuite69. La Cène clôture le cycle iconographique sur la vie du Christ et est encadrée par deux de ses préfigurations vétérotestamentaires, la Rencontre entre Abraham et Melchisédech (fig. 11) et la Prière de Moïse entre Aaron et Hur70 (Fig. 12).

Figure 11

Peter Paul Rubens, La Rencontre entre Abraham et Melchisédech, 1620-1621, huile sur panneau, 49 x 62 cm, Paris, Musée du Louvre (inv. M.I. 963). © 2006 Musée du Louvre / Angèle Dequier. Source : http://cartelen.louvre.fr

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Figure 12

Jan Punt, d’après Peter Paul Rubens, La Prière de Moïse entre Aaron et Hur, 1751, estampe, 336 x 400 mm, Amsterdam, Rijksmuseum / Rijksprentenkabinet (inv. RP-P-OB-66.372). Source : https://www.rijksmuseum.nl

24 Ces deux épisodes préfigurent, dans l’Ancien Testament, le sacrement eucharistique et la prêtrise du Christ. Le premier est traditionnellement associé à la Cène et la communion eucharistique par le geste de l’offrande du pain et du vin par Melchisédech à Abraham71. Le concile de Trente affirme d’ailleurs que lors de la Cène, le Christ se place dans la lignée de Melchisédech et établit les apôtres « prêtres du Nouveau Testament »72. Le second épisode est plus rarement associé à la Cène, mais la position de Moïse levant ses mains en prière vers le ciel peut être ici associée au rite de l’élévation des espèces eucharistiques73. Moïse et Melchisédech sont donc présentés comme des préfigurations du Christ instituant l’Eucharistie et offrant la première communion à saint Pierre, mais aussi des prêtres contemporains.

25 Ainsi, les auteurs jésuites du programme établissent des connexions entre le Christ, ses types vétérotestamentaires, saint Pierre, qui reçoit l’Eucharistie, et les prêtres, qui célèbrent à leur tour l’Eucharistie en reproduisant les gestes et les paroles du Christ. Ces connexions reposent sur une gestuelle précise évoquant celle du prêtre lors de la messe : la communion, principalement par l’offrande du pain, et l’élévation des mains tenant les espèces eucharistiques. Ainsi, à travers ces trois œuvres, les théologiens jésuites cherchent à légitimer le sacrement eucharistique catholique, le rite de la messe et sa liturgie en montrant qu’ils sont annoncés dans l’Ancien Testament, institués par le Christ lui-même et transmis directement à saint Pierre, figure de l’Église papale.

26 Les retables du Saint-Sacrement ainsi que les œuvres jésuites sont symptomatiques d’une même volonté de conférer un caractère rituel à la Cène afin de démontrer la continuité entre ce repas historique et la messe contemporaine. Pour ce faire, les

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artistes flamands en charge de ces œuvres se fondent sur les consignes du missel et du catéchisme tridentins pour offrir une image du Christ dans sa fonction de prêtre effectuant les gestes les plus importants de la messe : la consécration des espèces eucharistiques et la communion des fidèles.

IV. Le décor liturgique de la Cène

27 La messe repose donc sur une succession de gestes effectués par le prêtre, mais aussi sur l’emploi d’un ensemble d’objets liturgiques, dont les plus importants sont l’autel, les vasa sacra, des luminaires et le missel74. Ensemble, ces éléments forment ce que Frédéric Cousinié qualifie de « système d’objets » ou « système sémiotique »75. S’ils peuvent être considérés pour eux-mêmes, indépendamment des uns des autres, ils n’ont de véritable sens que par leur fonction et leur rôle joué au sein du système auquel ils appartiennent pour rendre effective la transsubstantiation, et donc rendre possible la présence du Dieu trinitaire sur terre76. L’usage de ces objets liturgiques au cours de la messe est défendu par le concile de Trente qui explique qu’ils ont été établis par l’Église afin de permettre aux laïcs de comprendre la cérémonie de la messe et de les aider dans leur méditation sur les choses divines77.

28 Les vasa sacra, c’est-à-dire les vases sacrés comme le calice, la patène ou la pyxide, sont les ustensiles les plus importants puisqu’ils servent à contenir le vin et le pain eucharistiques. Ils doivent au moins être fabriqués en argent ; l’intérieur du calice et le dessus de la patène doivent être dorés, car ces surfaces entrent directement en contact avec les espèces sacrés, le corps et le sang du Christ78. Michiel Coxcie met en valeur l’ensemble des vasa sacra dans son Retable du Saint-Sacrement, peint en 1567, soit l’année suivant les destructions iconoclastes (fig. 13).

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Figure 13

Michiel Coxcie, La Cène (panneau central du Retable du Saint-Sacrement), 1567, huile sur panneau, 279 x 250 cm, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique (inv. 42). © Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles / photo : Grafisch Buro Lefevre, Heule. Source : https://www.fine-arts-museum.be

29 Alors que Coxcie représente l’annonce de la trahison, il donne un caractère rituel à la Cène et souligne ses liens avec la messe par la présence d’un dressoir placé derrière la table du Christ, à droite du tableau. Dessus, une luxueuse vaisselle en orfèvrerie y est exposée, composée de coupes, de pyxides et d’une aiguière. Sur la table est posée une riche pyxide ouverte, dont le couvercle repose juste à côté. Par la présence ostentatoire de cette riche vaisselle liturgique, Michiel Coxcie en défend les usages et la richesse dans le rite de la messe à la suite des destructions iconoclastes qui ont eu lieu seulement un an avant la réalisation de ce retable79.

30 Dans les œuvres postérieures, le calice est généralement le seul élément d’orfèvrerie représenté. Il présente souvent une forme similaire d’un tableau à l’autre, malgré quelques divergences dans les détails orfévrés. La forme de ces différents calices est empruntée à l’orfèvrerie liturgique contemporaine. Par exemple, le type de calice avec une tige comportant une sorte de bulbe ou de nœud et un pied polylobé (fig. 3, 5, 6, 14), reprend une forme commune aux calices de cette période80. La patène est aussi généralement posée sur la table, mais elle est d’une forme assez simple. Son contenu peut cependant varier, il s’agit soit de l’agneau pascal (fig. 2), soit du pain ou des hosties consacrées (fig. 5, 13, 14). Cette deuxième option souligne explicitement les liens entre la Cène et la messe. Par exemple, Ambrosius Francken met en valeur sur le même axe central les deux espèces eucharistiques, le calice, tenu et élevé par le Christ, et la patène, dans laquelle repose les morceaux de pain consacrés, trempant dans du vin, prêts à être distribués aux apôtres (fig. 5). Dans plusieurs retables de la fin du XVIe

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siècle, comme ceux de Frans Francken81 ou de Maarten de Vos82, nous retrouvons cette mise en valeur de la patène au centre de la table, contenant plusieurs morceaux de pain pour la communion. Cela est également le cas dans le dessin de Rubens pour l’édition de 1616 du Missale Romanum (fig. 4).

31 Dans ce dernier dessin, sont disposés de part et d’autre de la patène et du calice, deux chandeliers dont les cierges sont allumés. Un tel détail est aussi visible dans deux tableaux anonymes, l’un conservé dans l’abbaye de Saint-Trudo (fig. 14), l’autre dans le cloître des frères alexiens de Boechout83. Une autre source lumineuse apparaît fréquemment dans les images de la Cène à partir de la fin du XVIe siècle, qui est une couronne de lumières suspendue au-dessus de la table, comme dans les retables d’Otto van Veen (fig. 3), de Rubens, ou encore dans des tableaux peints par Josse van der Baren et de Peter van Mol84. Ces suspensions lumineuses sont constituées d’une structure métallique circulaire, souvent dorée, suspendue par plusieurs chaînes à un axe central, et à laquelle sont accrochés des supports contenant les bougies85.

Figure 14

Anonyme, La Cène, XVIe siècle, huile sur panneau, 48,5 x 48 cm, Sainte-Croix, abbaye Saint- Trudo. © KIK-IRPA, Bruxelles. Source : www.kikirpa.be

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Figure 15

Ambrosius Francken, Saints Paul et Barnabé désignés comme apôtres par le Saint Esprit (panneau gauche du Triptyque du Saint-Sacrement), 1589-1590, huile sur panneau, Anvers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten. Source : http://collectie.kmska.be

32 L’usage de ces luminaires, bougies et couronnes lumineuses, se développe de plus en plus au cours du Moyen Âge86, notamment dans le cadre du culte du Saint-Sacrement. La lumière est une manifestation de Dieu et du Christ87, et, de ce fait, elle est aussi associée au sacrement de l’Eucharistie, qui rend présent le Christ dans les espèces du pain et du vin88. Au cours de la messe, des bougies allumées reposent sur l’autel, illuminant le moment de la consécration des espèces eucharistiques89. Puis, au moment de l’élévation de l’hostie, est allumé un cierge spécifique, appelé « torche à lever Dieu », qui permet de souligner la solennité du moment où les fidèles sont autorisés à contempler le Corpus Christi90. Par ailleurs, en dehors des offices, se développe la pratique de laisser une veilleuse permanente où sont conservées les hosties consacrées91. Ainsi, les deux bougies posées sur la table du Christ pourraient évoquer les cierges d’autel, tels que ceux que l’on observe dans les tableaux d’intérieurs d’églises92, dans la gravure illustrant la communion du catéchisme de Canisius, ou encore sur le volet latéral gauche du retable d’Ambrosius Francken qui représente la célébration d’une messe à l’arrière-plan de la scène principale93 (fig. 15). Dans les images de la Cène, les bougies illuminent donc le moment de la première consécration des espèces par le Christ, et préfigurent celles posées sur l’autel. Quant aux couronnes lumineuses, elles sont décrites par Molanus dans son Traité des saintes images. Pour légitimer leur usage dans les églises, il utilise l’argument de la tradition depuis l’Église primitive en citant Paulin qui explique que « les autels lumineux sont couronnés de lampes en rangs serrés, jour et nuit, ils scintillent. »94 Les couronnes lumineuses suspendues au-dessus de la table du Christ évoqueraient alors cette pratique rituelle et

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donneraient l’impression que l’espace du cénacle est identique à celui d’une chapelle où se déroule la célébration de l’Eucharistie.

33 Enfin, dans toutes ces œuvres, une draperie est disposée derrière le Christ. Il peut s’agir d’un grand pan de tissu suspendu derrière ou au-dessus du Christ et de la table, (fig. 4, 6, 7, 14), d’un riche tapis orientalisant (fig. 5), ou d’un véritable baldaquin (fig. 2). Cette draperie, présente sous différentes formes, pourrait évoquer plusieurs éléments utilisés dans la liturgie catholique. D’une part, elle peut rappeler le dais, qui protège et souligne la solennité des objets dignes d’honneur, notamment le Corpus Christi lors des processions du Saint-Sacrement95, ou encore le baldaquin ou le ciborium, qui sont des dais fixes disposés au-dessus de l’autel et qui abritent l’ostensoir96. D’autre part, elle peut évoquer le rideau sombre suspendu derrière l’autel qui fait ressortir la blancheur de l’hostie au moment de l’élévation97. Dans ces deux cas, la draperie placée au-dessus ou derrière l’hostie souligne la solennité de l’espèce eucharistique et marque la présence du Corpus Christi aux yeux des fidèles. Or le Christ est lui-même l’hostie, et donc l’objet de tous les honneurs de la part des fidèles. Ainsi, les artistes, en utilisant le procédé de la draperie, glorifient la figure du Christ dans l’image de la Cène de la même manière que le Corpus Christi dans la liturgie catholique.

V. Conclusion

34 Si la Cène est l’épisode au cours duquel le Christ instaure le sacrement de l’Eucharistie, soit le sacrement de la présence divine, le rite de la messe constitue le lieu et le moment où cette présence divine est rendue possible par la transsubstantiation des espèces eucharistiques et grâce à une liturgie spécifique. Ainsi, dans un contexte religieux où le rétablissement de la foi catholique passe par celui du rite de la messe et de la liturgie catholique, l’image de la Cène devient celle de la célébration de la première messe par le Christ et les apôtres. Dès le lendemain des destructions iconoclastes, les artistes cherchent à souligner le caractère rituel de la Cène en insistant avant tout sur l’Eucharistie à travers la gestuelle du Christ, qui peut instituer ce sacrement par le geste de la benedictio latina ou offrir la communion aux apôtres. Cette gestuelle est effectuée par le Christ dans un contexte environnemental qui évoque celui d’une église catholique. C’est parce que les gestes précis du Christ sont accompagnés de tout un ensemble d’objets empruntés à la liturgie catholique, qu’ils peuvent rappeler explicitement le rite de la messe, et que la mise en abyme entre le Christ et le prêtre est effective. En effet, en établissant des ponts visuels entre l’image de la Cène et la célébration de la messe à travers les gestes et le décor, les artistes soulignent la continuité linéaire depuis Jésus jusqu’aux prêtres contemporains en les montrant agir de la même manière dans un environnement similaire. Cette démarche est entreprise avant tout dans des œuvres qui entrent en jeu dans le processus de défense et de glorification du culte eucharistique par les autorités catholiques, que ce soit les retables du Saint-Sacrement, les cycles jésuites ou encore les illustrations du Missale Romanum. Les commanditaires de ces œuvres en font des outils visuels tant pour montrer la bonne manière de célébrer la messe que pour légitimer ce rite et sa liturgie, et défendre le dogme de la transsubstantiation.

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NOTES

1. Matthieu XXVI, 17-29; Marc XIV, 17-25; Luc XXII, 14-38; Jean XIII, 21-30; I Corinthiens, XI, 23-26. 2. Mt, XXVI, 26-28 ; Mc XIV, 22-24 ; Lc XXII, 17-20 ; I Cor XI, 24-25. L’institution de l’Eucharistie est absente de l’Évangile de Jean. 3. Mt XXVI, 23 ; Mc XIV, 20. 4. Lc XXII, 21. 5. Jn, XIII, 21-26. 6. Anonyme, La Cène, début VIe siècle, mosaïque, Ravenne, Saint-Apollinaire-le-Neuf. Michael LADWEIN, « La Cène » de Léonard de Vinci : drame universel et acte de rédemption, Paris, Triades, 2005 (2004) p. 21. 7. Anonyme, La Cène, dans la Bible de Floreffe, vers 1153, enluminure, add. ms. 17738, f. 199r, Londres, British Library ; Anselmo da Campione, La Cène, vers 1185, Modèle, Cathédrale. 8. Anonyme, La Cène, dans le Livre des péricopes d’Henri II, 1007-1012, enluminure, clm. 4452, f. 105v, Munich, Bayerische Staatsbibliothek ; Anonyme, La Cène, XIe siècle, fresque, Capoue, Sant’Angelo in Formis. 9. Taddeo Gaddi, La Cène, vers 1330-1340, Florence, Santa Croce. M. LADWEIN, « La Cène » de Léonard de Vinci, op. cit., p. 24-25. Voir à ce propos : Creighton GILBERT, « Last Suppers and their Refectories », dans Charles Edward TRINKAUS, Heiko Augustinus OBERMAN (éd.), The Pursuit of Holiness in Late Medieval and Renaissance Religion, actes de conférence (Michigan, University of Michigan Conference), Leyde, Brill, 1974, p. 371-402. 10. Domenico Ghirlandaio, La Cène, vers 1480, Florence, San Marco ; Andrea del Castagno, La Cène, 1445-1450, Florence, Santa Apollonia ; Le Pérugin, La Cène, 1493-1496, Florence, Sant’Onofrio. 11. Léonard de Vinci, La Cène, 1495-1498, Milan, Santa Maria delle Grazie. 12. Anonyme, La Cène, XVIe siècle, fresque, Gand, abbaye de Bijloke. 13. Le retable est commandé durant le second centenaire de la fondation de la fête du Corpus Christ. Voir : Aloys BUTZKAMM, Bild und Frömmigkeit im 15. Jahrundert : der Sakramentsaltar von Dieric Bouts in der St.-Peters-Kirche zu Löwen, Paderborn, 1990 ; Barbara WELZEL, Abendmahlsaltäre vor der Reformation, Berlin, Gebr. Mann., 1991, p. 75-91 ; Joseph Leo KOERNER, The Reformation of the image, Chicago, University of Chicago Press, 2004, p. 344. 14. Sur l’ensemble de ces conflits à propos de l’Eucharistie, voir : Lee Palmer WANDEL, The Eucharist in the Reformation. Incarnation and Liturgy, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2006. 15. Philippe MARTIN, Le théâtre divin : une histoire de la messe, XVIe-XXe siècles, Paris, CNRS, 2010, p. 5. 16. Sergiusz MICHALSKI, The Reformation and the visual arts: the Protestant image question in Western and Eastern Europe, Londres, Routledge, 2011, p. 69. 17. André CHASTEL, « Art et liturgie », Revue de l’art, 1974, n° 24, p. 7. 18. Sur le concile de Trente et sa position vis-à-vis des images religieuses, voir : Pierre Antoine FABRE, Décréter l’image ? La XXVe session du Concile de Trente, Paris, Les Belles Lettres, 2013. 19. Marie-Hélène FROESCHLE-CHOPARD, « La Dévotion du Saint-Sacrement. Livres et confréries », dans Bernard DOMPNIER, Paola VISMARA (éd.), Confréries et dévotions dans la catholicité moderne, mi-XVe - début XIXe siècle, Rome, École française de Rome, 2008, p. 77-102. 20. Ce constat est aussi fait pour l’iconographie italienne de la Cène : Maurice E. COPE, The Venetian Chapel of the Sacrament in the Sixteenth Century, New York, London, Garland Publishing, 1979, p. 104.

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21. Jean-Claude SCHMITT, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, p. 330. Sur le déroulement de la messe, voir P. MARTIN, Le théâtre divin, op. cit., p. 15. 22. Lc XXII, 19. 23. J-C. SCHMITT, La raison des gestes, op.cit., p. 330. 24. Ibid. 25. P. MARTIN, Le théâtre divin, op. cit., p. 5-7. 26. Staale SINDING-LARSEN, Iconography and ritual: a study of analytical perspectives, Oslo, Universitetsforlaget ; New York, Columbia University Press, 1984, p. 20. 27. Le 19 juillet 1570 paraît la bulle papale Quo primum tempore, qui explique que « le concile de Trente nous a réservé l’édition et la correction des livres saints […] tant il est souhaitable que l’on pratique, dans l’Église de Dieu, une seule manière de dire l’office et un seul rite pour célébrer la messe [le Missel] ». Cité dans P. MARTIN, La théâtre divin, op. cit., p. 12. Voir également Karen Lee BOWEN, Dirck IMHOF, Christopher Plantin and engraved book illustrations in sixteenth-century Europe, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2008, p. 123-124. 28. Petrus Canisius, Summa Doctrinae Christinae, Per Quaestionestradita (sic), et in usum Christianae pueritiae nunc primum edita, Vienne, 1555. 29. Lee Palmer WANDEL, « Catechisms : Teaching the Eye to Read the World », dans Feike DIETZ, Adam MORTON, Lien ROGGEN (éd.), Illustrated religious texts in the north of Europe, 1500-1800, Farnham, Ashgate, 2014, p. 53-76. 30. K. L. BOWEN, D. IMHOF, Christopher Plantin, op. cit., p. 124. 31. P. MARTIN, La théâtre divin, op. cit., p. 12. 32. L. P. WANDEL, The Eucharist, op. cit., p. 235-239. 33. Frédéric COUSINIÉ, Le Saint des Saints. Maîtres-autels et retables parisiens du XVIIe siècle, Aix-en- Provence, Publications de l'Université de Provence, 2006, p. 9 ; P. MARTIN, Le théâtre divin, op. cit., p. 5 ; Koenraad JONCKHEERE, Antwerp art after iconoclasm: experiments in decorum, 1566-1585, Bruxelles, Mercatorfonds, 2012, p. 247 ; Frédéric TIXIER, La Monstrance eucharistique : genèse, typologie et fonctions d’un objet d’orfèvrerie, XIIIe-XVIe siècle, Rennes, Presses Universitaires de France, 2014, p. p. 242. 34. K. JONCKHEERE, Antwerp art, op. cit., p. 245-247 ; Koenraad JONCKHEERE (éd.), Michiel Coxcie (1499-1562) and the of his age, catalogue d’exposition (Louvain, M-Museum). Turnhout, Londres, H. Miller publishers, 2013, p. 128. 35. P. MARTIN, Le théâtre divin, op. cit., p. 7. 36. Guido MARNEF, Antwerp in the Age of Reformation: Underground Protestantism in a commercial Metropolis, 1550-1557, Baltimore, Londres, Johns Hopkins University Press, 1996, p. 111 ; Luc DUERLOO, « Archducal Piety and Habsbourg Power » dans Luc DUERLOO, Werner THOMAS (dir.), Albert et Isabelle, 1598-1621 : essays, catalogue d’exposition (Louvain, Musées royaux d’Art et d’Histoire). Turnhout, Brepols, 1998, p. 267 ; Andrew SPICER, « After Iconoclasm: Reconcilation and Resacralization in the Southern Netherlands, ca. 1566-85 », Sixteenth Century Journal, vol. 44, n° 2, 2013, p. 412, 413, 418. 37. F. TIXIER, La Monstrance eucharistique, op. cit., p. 79-94 ; Miri RUBIN, Corpus Christi: The Eucharist in Late Medieval Culture, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 1991 ; Miri RUBIN, « La Fête-Dieu. Naissance et développement d’une célébration médiévale », dans A. MOLINIE (dir.), Le Corps de Dieu en Fêtes, Paris, Éd. Du Cerf, 1996, p. 31-46. 38. Le pape Paul III confirme le rôle des confréries du Saint-Sacrement dans la bulle papale Bulle Domine noster Jesus Christus, rédigée en 1539. Marie-Hélène FROESCHLE-CHOPARD, « La Dévotion du Saint-Sacrement. Livres et confréries », dans Bernard DOMPNIER, Paola VISMARA (éd.), Confréries et dévotions dans la catholicité moderne, mi-XVe - début XIXe siècle, op. cit. ; Stefano SIMIZ, « Une grande cérémonie civique et dévote : la Fête-Dieu aux XVIIe et XVIII e siècles », dans Bernard DOMPNIER (dir.), Les cérémonies extraordinaires du catholicisme baroque, Clermont-Ferrand,

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Presses Universitaires Blaise-Bascal, 2009, p. 47-62 ; F. TIXIER, La Monstrance eucharistique, op. cit., p. 250-251. 39. Sur les confréries et les chapelles du Saint-Sacrement en Italie voir : M. E. COPE, The Venetian Chapel, op. cit. 40. Barbara LANE, The Altar and the Altarpiece: Sacramental themes in early netherlandish painting, New York, Londres, Mexico City, Harper and Row, 1984, p. 112 ; J.L. KOERNER, The Reformation, op. cit., p. 344. 41. Peter Paul Rubens, La Cène ( Retable du Saint-Sacrement), 1631-1632, huile sur panneau, 304 x 250 cm, Milan, Pinacothèque de la Brera (inv. 97). 42. E. FEHRENBACH, « Bénir (manière de) », dans Fernand CABROL, Henri LECLERCQ (éd.), Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, 29 vols., Paris, Letouzey et Ané, 1910, II, p. 746-758 ; Temenuzhka DIMOVA, Le langage des mains dans les arts figurés en France (1604-1795), thèse, Université de Strasbourg, Strasbourg, 2017, p. 199. 43. T. DIMOVA, Le langage des mains, op. cit., p. 199-201. 44. L. P. WANDEL, The Eucharist, op. cit., p. 237-239 (traduction de l’autrice). 45. L. P. WANDEL, The Eucharist, op. cit., p. 239. 46. Gina BEIJNE, Peter DAEL, Guus VAN DEN HOUT, Kerkzilver uit de gouden eeuw, catalogue d’exposition. (Amsterdam, Museum Amstelkring), Amsterdam, Vrienden van Museum Amstelkring, 1993, p. 9 ; F. TIXIER, La Monstrance eucharistique, op. cit., p. 37-38 ; F. COUSINIÉ, Le Saint des Saints, op. cit., p. 16. 47. Maître de Saint-Gilles, La Messe de saint Gilles, vers 1500, huile sur panneau, 62,3 x 46 cm, Londres, The National Gallery (inv. NG4681). 48. Simone van de Passe, d’après le Monogrammistre DVB, Intérieur d’église avec la célébration de l’Eucharistie (page de titre du Missale Romanum), 1629, gravure, 338 x 235 mm, Amsterdam, Rijksmuseum / Rijksprentenkabinet (inv. RP-P-OB-15.850). 49. Lambert van Noort, La Cène, 1588, huile sur panneau, 107 x 270 cm, Anvers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten (inv. 450). 50. Voir Joseph DUHR, « Communion fréquente », dans Charles BAUMGARTNER, André RAYEZ, Michel OLPHE-GALLIARD (éd.), Dictionnaire de la spiritualité ascétique et mystique, Paris, G. Beauchesnes et ses fils, 1953, tome 2, p. 1261-1273. 51. Le concile de Trente affirme la validité de la communion sous la seule espèce du pain lors de la XXIe session, le 16 juillet 1562 dans le chapitre I, « Que les Laïques, ni les Ecclésiastiques, quand ils ne consacrent pas, ne sont point obligez de droit divin, à la Communion sous les deux Espèces », et dans le chapitre III, « Que l’on reçoit, sous l’une, ou l’autre des Espèces, Jésus-Christ tout entier, & le véritable Sacrement ». L. P. WANDEL, The Eucharist, op. cit., p. 223. 52. W. Michael MAHER, « How the Jesuits used their Congregations to promote Frequent Communion », dans John Patrick DONNELLY, Michael W. MAHER (éd.), Confraternities and Catholic Reform in Italy, France and Spain, Kirksville, MO, Thomas Jefferson University Press, 1999, p. 75-96 ; John W. O’MALLEY, Saints or Devils Incarnate? Studies in Jesuit History, Leyde, Boston, Brill, 2013, p. 168-169. 53. Peter C. SUTTON, Marjorie E. WIESEMAN, Nico van HOUT, Drawn by the Brush: Oil Sketches by Peter Paul Rubens, catalogue d’exposition. (Cincinnati, Cincinnati Art Museum), New Haven, Londres, Yale University Press, 2004, cat. 10, p. 122-125. 54. Sur le programme iconographique, voir : John Rupert MARTIN, The ceiling paintings or the Jesuit Church in Antwerp. Corpus Rubenianum Ludwig Burchard, vol. 1, Bruxelles, Arcade, 1968 ; Anna KNAAP, « The Jesuit Church and its Decorative Program: Modes of Interpretation », dans Jan de JONG, Bart RAMAKERS, Frits SCHOLTEN (éd.), Rubens and the Netherlands, Zwolle, Waanders, 2006, p. 163-195 ; Anna C. KNAAP, « Meditation, Ministry, and Visual Rhetoric in Peter Paul Rubens’s Program for the Jesuit Church in Antwerp », dans John W. O’MALLEY, Gauvin Alexander BAILEY

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(éd.), The Jesuits II: Cultures, Sciences and the Arts, 1540-1773, Toronto, Buffalo, London, University of Toronto Press, 2006, p. 157-181. 55. Fra Angelico, La Communion des apôtres, 1438-1442, fresque, Florence, Museo di San Marco ; Fra Angelico, La Communion des apôtres, vers 1450, tempera sur bois, Florence, Museo di San Marco : Juste de Gand, La Communion des apôtres, 1473-1474, huile sur panneau, Urbino, Galleria nazionale delle Marche. 56. À propos de l’Evangelicæ historiæ imagines, voir : Ralph DEKONINCK, Ad imaginem : statuts, fonctions et usages de l'image dans la littérature spirituelle jésuite du XVIIe siècle, Genève, Droz, 2005, p. 233-259 ; Jérome NADAL, Frederick A. HOMANN (trad.), Walter S. MELION (intr.), Annotations and Meditations on the Gospels, 3 vols., Philadelphie, Saint Joseph’s University Press, 2003. 57. Lc XXIV, 13-32. 58. J. NADAL, F. A. HOMANN (trad.), W. S. MELION (intr.), Annotations and Meditations, op. cit., p. 96 [éd. orig. Jérôme Nadal Géronimo Nadal , Adnotationes et meditationes in Evangelia quæ in sacrosancto missæ toto anno leguntur… Anvers, Martinus Nutius II, 1595]. Dans son Commentaria in Scripturam Sacram, le jésuite Cornelius a Lapide insiste également sur le fait que le Christ consacre l’Eucharistie à Emmaüs et y offre la communion aux disciples : Cornelius a LAPIDE, The Great Commentary of Cornelius a Lapide, trad. du latin par Thomas W. Mossman, 8 vols, Edimbourg, John Grant, 1908, vol. 4, p. 517 [éd. orig. Commentaria in Scripturam Sacram, Anvers, 1616]. 59. J.-C. SCHMITT, La raison des gestes, op. cit., p. 331. La réception de l’hostie dans la bouche par le communiant apparaît au Xe siècle. Voir : Pierre-Marie GY, « Quand et pourquoi la communion dans la bouche a-t-elle remplacé la communion dans la main dans l’Église latine ? », dans Gestes et paroles dans les diverses familles liturgiques, Rome, Centro liturgico vincenziano, 1978, p. 117-122. 60. Petrus Canisius, Institutiones Christianiae Pietatis seu Parvus Catechismus Catholicorum, Anvers, 1575, p. 40-41, publié dans L. P. WANDEL, « Catechisms », op. cit., p. 72. 61. Voir note 59. 62. Enrico MAZZA, L'Action eucharistique : origine, développement, interprétation, Paris, Éd. Du Cerf, 1999, p. 255 ; Émilie KAPPLER, Les Conférences théologiques entre catholiques et protestants en France au XVIIe siècle, Paris, H. Champion, 2011, p. 185 ; L. P. WANDEL, The Eucharist, op. cit., p. 224. 63. J. NADAL, F. A. HOMANN (trad.), W. S. MELION (intr.), Annotations and Meditations, op. cit., p. 96. 64. Petrus Canisius, Le Grand Catéchisme, ou Précis de la doctrine chrétienne, 4 vols, Paris, Louis Vivès, 1873, vol. II, p. 430 [éd. orig. Summa Doctrinae Christinae, op. cit.] : Nous pouvons encore nous autoriser de l’exemple de Jésus-Christ lui-même, qui a premièrement institué ce sacrement sous les deux espèces dans la dernière cène, et l’a distribué de même à ses apôtres, mais qui ensuite se trouvant à Emmaüs avec deux de ses disciples, leur présenta l’Eucharistie sous une espèce seulement. 65. Cornelius a LAPIDE, The Great Commentary, op. cit., vol. 4, p. 517. 66. Jean Calvin considère toute expérience physique dans le culte religieux, dont la génuflexion et l’inclination de la tête devant le sacrement, comme relevant de l’idolâtrie : Jean Calvin, Van dat scuwen der afgoderie, valschen godsdienst, ende gheueynstheyt (En évitant l’idolâtrie, le faux culte et l’hypocrisie), Anvers, Theophilus Brugensis, 1554. K. JONCKHEERE, Antwerp art, op. cit., p. 174. 67. L. P. WANDEL, The Eucharist, op. cit., p. 224-225 ; K. JONCKHEERE, Antwerp art, op. cit., p. 251. 68. Mt XVI, 18-19. 69. J. R. MARTIN, The ceiling paintings, op. cit. ; A. KNAAP, « The Jesuit Church », op. cit. 70. Ex. XVII, 9-12. 71. Cet épisode est souvent représenté comme une préfiguration de la Cène dans les Biblia Pauperum du Moyen Âge. M. RUBIN, Corpus Christi, op. cit., p. 129-131.

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72. Décret du concile de Trente, XXIe session, 17 septembre 1562, chapitre I : « Dans la dernière Cène, la nuit même qu’il est livré, se déclarant Prêtre établi pour l’éternité selon l’ordre de Melchisédech, Il [Jésus] offrit à Dieu le Père, son Corps et son Sang, sous les Espèces du Pain et du Vin […] les donna à prendre à ses Apôtres qu’il établissait lors Prêtres du nouveau Testament ». L. P. WANDEL, The Eucharist, op. cit., p. 225. 73. Julius Samuel HELD, The oil sketches of Peter Paul Rubens, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1980, p. 36-37 ; A. KNAAP, « The Jesuit Church », op. cit., p. 175-178. 74. G. BEIJNE, P. DAEL, G. VAN DEN HOUT, Kerkzilver, op. cit., p. 11. 75. F. COUSINIÉ, Le Saint des Saints, op. cit., p. 10. 76. Ibid. 77. Décret du concile de Trente, XXIIe session, 17 septembre 1562, chapitre V, « Des cérémonies de la messe ». 78. G. BEIJNE, P. DAEL, G. VAN DEN HOUT, Kerkzilver, op. cit., p. 12. 79. K. JONCKHEERE, Antwerp art, op. cit., p. 245-247 ; K. JONCKHEERE (éd.), Michiel Coxcie, op. cit., p. 128. 80. Plusieurs calices de cette typologie sont conservés dans les collections belges : Calice, 1616-1617, argent, H. 23 cm, Anvers, Musée Vleeshuis (inv. 1814) ; Calice, 1640, argent doré, H. 25,5 cm, Tongerlo, abbaye Notre-Dame. 81. Frans Francken I, La Cène (revers des panneaux latéraux du Triptyque de la Vie de la Vierge et du Christ), 1580-1581, huile sur panneau, 198 x 148 cm, Gand, Museum voor Schone Kunsten (inv. S. 95). 82. Maarten de Vos , La Cène ( Retable du Saint-Sacrement), 1591-1600, huile sur panneau, 174 x 149 cm, Lierre, église Saint-Gummarus. 83. Anonyme, La Cène, 1601-1625, huile sur toile, 140 x 202 cm, Boechout, cloître des frères alexiens. 84. Josse van der Baren, La Cène, 1600, huile sur toile, 145 x 150 cm, Veltem-Beisem, église Saint- Laurent ; Peter van Mol, La Cène, 1614-1650, huile sur toile, 188 x 150 cm, Anvers, vente Bernaerts (30 avril 2001, lot 164). 85. Catherine VINCENT, Fiat Lux. Lumière et luminaires dans la vie religieuse du XIIIe au XVIe siècle, Paris, Éd. Du Cerf, 2004, p. 96. 86. C. VINCENT, Fiat Lux, op. cit., p. 98-103. 87. La métaphore lumineuse à propos du Christ est très présente dans l’Évangile de saint Jean. Jn VIII, 12 : « Jésus leur parla de nouveau, et dit : Je suis la lumière du monde ; celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie. » C. VINCENT, Fiat Lux, op. cit., p. 248-256. 88. François WALLERICH, « Du signe de sainteté à l’illumination mystique : les lumières miraculeuses de l’eucharistie (XIIe-XIIIe s.), dans Lumière(s), Villeneuve d’Ascq, IRHIS-Institut de Recherches Historiques du Septentrion (« Histoire et Littérature de l’Europe du Nord-Ouest », n°35), 2016 [en ligne], https://books.openedition.org/irhis/639?lang=en. 89. C. VINCENT, Fiat Lux, op. cit., p. 235-236. 90. F. WALLERICH, « Du signe de sainteté », op. cit., p. 4. 91. Les hosties peuvent être conservées dans une réserve eucharistique ou dans un tabernacle. C. VINCENT, Fiat Lux, op. cit., p. 222-229. 92. Paul Vredeman de Vries, Sebastiaen Vrancx (attribué à), Intérieur d’église, 1613, huile sur panneau, 69,5 x 103,5 cm, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique (inv. 4487). 93. Il s’agit de Paul et Barnabé désignés comme apôtres par le Saint-Esprit : Actes XIII, 1-4. 94. Johannes MOLANUS, Le Traité des saintes images, 2 vol., François Boespflug, Olivier Christin, Benoît Tassel (éd.), Paris, les Éditions du Cerf, 1996, vol. I, p. 242 [éd. orig. De Historia SS imaginum et picturarum pro vero earum usu contra abusus, Ingolstadt, 1594].

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95. Bernard BERTHOD, Gaël FAVIER, Elisabeth HARDOUIN-FUGIER, Dictionnaire des arts liturgiques, Châteauneuf-sur-Charente, Frémur éditions, 2015, p. 228. 96. B. BERTHOD, G. FAVIER, E. HARDOUIN-FUGIER, Dictionnaire, op. cit., p. 105, 198. 97. P. BROWE, « Die Elevation in der Messe », Jahrbuch für Liturgiewissenschaft, n°9, 1929, p. 57 ; Robert William SCRIBNER, Religion and Culture in Germany (1400-1800), Leyde, Boston, Cologne, Brill, 2001, p. 90.

RÉSUMÉS

Aux XVIe et XVIIe siècles, dans un contexte de guerres de religion opposant réformés et catholiques à propos de la question de l’Eucharistie, l’iconographie de la Cène connaît un développement important au sein de la peinture flamande. Alors que le rite de la messe et la célébration eucharistique deviennent les symboles du rétablissement, du maintien et du triomphe de la foi catholique, l’image de la Cène se dote d’un caractère rituel, représentant le repas évangélique comme la célébration de la première messe. À travers l’emprunt de certains détails à la liturgie de la messe – la gestuelle du Christ ou les objets liturgiques –, les artistes fixent l’image de Jésus dans sa fonction de prêtre. Ils établissent ainsi une continuité visuelle entre le Christ du repas évangélique peint et le prêtre célébrant la messe contemporaine. Face aux critiques protestantes, cette démarche sert à légitimer et à justifier le rite de la messe tel qu’il se déroule au sein de l’Église de Rome.

During the XVIth and XVIIth centuries, and in a context of religious struggles between Protestants and Catholics about the Eucharist, the Last Supper is more and more depicted in the Flemish painting. When the rite of the mass and the celebration of the Eucharist become the signs of preservation and triumph of the Catholic faith, painters give to the iconography of the Last Supper a ritual aspect and show the evangelical supper as the celebration of the first mass. Through the borrowing of some details to the liturgy of the mass, like Christ’s gesture or liturgical utensils, painters depict Christ as a priest. In this way, they create a visual continuity between Christ of the evangelical supper and the priest celebrating the contemporary mass. Faced with Protestant attacks, this process legitimates and justifies the rite of the mass of the Roman Church.

INDEX

Mots-clés : Cène, peinture flamande, iconographie catholique, Eucharistie, messe, rite Keywords : Last Supper, Flemish painting, Catholic iconography, Eucharist, Mass, ritual

AUTEUR

VALENTINE LANGLAIS Valentine Langlais est docteure en histoire de l’art moderne en cotutelle entre l’Université Paul Valéry, Montpellier (France) et l’UNIGE, Université de Genève (Suisse). Elle a fait sa thèse sur

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l’iconographie de la Cène dans la peinture flamande et hollandaise entre le milieu du XVIe siècle et le milieu du XVIIe siècle. Elle est également chargée de cours à l’Université Paul Valéry de Montpellier.

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Greta Alfaro, le rituel à l’épreuve de l’animal Greta Alfaro, Ritual from an Animal Point of View

Vincent Lecomte

Il serait peu curieux de savoir ce que sont les bêtes, si ce n’était pas un moyen de connaître mieux ce que nous sommes1.

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1 Le rituel est-il le propre de l’homme ? Vient-il s’ajouter à la suite – de plus en plus réduite – des indices d’une spécificité humaine ? Dominique Lestel2 souligne que le concept de société, entendue comme groupement exclusif d’humains, est une vision récente et discutable. Il paraît important d'après lui de redéfinir les activités sociales sans les limiter à celles accomplies par l'humain. Le philosophe, inspiré par plus d'un siècle d'éthologie, entend reconnaître « les sciences de l'animal comme d'authentiques sciences sociales, en interaction fructueuse avec les sciences de l'homme. La question de la culture peut dès lors être posée dans toute sa plénitude, comme celle de l'espace physique, social, individuel et comportemental par lequel l'organisme développe une expérimentation par rapport aux nécessités auxquelles il est soumis, et les fait jouer les unes contre les autres3. »

2 Les rituels que l'on trouve au sein des sociétés, faisant souvent partie des actes fondateurs ou structurants de celles-ci, en tant qu'ensemble de prescriptions, de pratiques réglées (dont le caractère sacré ou symbolique est en soi performatif), peuvent-ils être réduits à des habitudes, à des activités ou des comportements habituels, tels qu'on en rencontre fréquemment dans les sociétés animales ? Et, partant, le rituel est-il une pratique spécifiquement humaine ? La gestuelle sur laquelle le rituel se fonde peut-elle avoir le même rôle, voire revêtir le même sens que certains gestes répétés, exécutés par nombre d’animaux ? Ces actions sont-elles motivées par les mêmes intentions ? Des artistes ont soumis des objets ou des environnements ritualisés à la présence animale. Cependant il semble que, ce faisant, ils aient bien plus interrogé la forme et la force même des rituels humains qu’exploré, en pratiquant une bien singulière éthologie, des usages animaux mis en rapport avec ceux de l’homme.

Rituel humain, rituel animal ?

3 « La signification de certains comportements animaux excède la fonctionnalité adaptative4 » note Lestel. Toutefois, il précise aussitôt que le « vivant peut développer des tendances qui prennent sens rétrospectivement, et qui peuvent avoir une certaine opérationnalité prospective sans que quelque finalité que ce soit les guide pour autant5 ». Par ailleurs, la notion de rituel est-elle question d’un degré de complexité voire de conscientisation de l’acte ? Ou encore, instaurerait-elle des différences irréductibles de nature ? Et en ce cas, quelles pourraient-elles être ?

4 Ludwig Wittgenstein, s’inscrivant dans la lignée d’une philosophie des sciences de l'homme, élabore une véritable théorie du rituel. Il montre notamment l'importance de l'« instinct rituel » dans les modes de représentation, y percevant l'une des expressions de la rationalité humaine. Le philosophe entreprend de répondre à l'interrogation formulée en 1890 par James George Frazer à propos de rites primitifs dans Le Rameau d’or6 : pourquoi persiste-t-on à accomplir des rituels magiques alors qu’ils s'avèrent totalement dépourvus d’efficacité ? Selon Wittgenstein, les attitudes qui peuvent être

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qualifiées de rituelles (ou magiques) sont davantage assimilables à des postures expressives plutôt qu'à « une conception, une opinion, qu’elle soit en l’occurrence juste ou fausse7… ». Le philosophe, ayant en ligne de mire une « histoire naturelle de l’homme », avance à propos de ce dernier qu’« on pourrait presque dire [qu’il] est un animal cérémoniel8 ». S'il défend l'idée que l'homme ne peut pas percer l'esprit animal et que l'animal n'a pas accès à tous les concepts humains, il n'en déduit pas pour autant que les animaux sont dépourvus de croyances, d'émotions et des formes de langages « infraverbaux », révélant une conscience. Représentation animale et représentation humaine ne peuvent pas se confondre mais des zones de porosité, voire des formes de familiarités semblent toutefois se dessiner.

5 Cary Wolfe dans Animal Rites: American Culture, the Discourse of Species, and Posthumanist theory9, notamment, montre que l’animal hante la culture humaine et surtout cet espace symbolique qui peut donner lieu tant à la langue, aux récits, qu'aux rites qui souvent en découlent ou y sont liés. La vision que l'humain a de sa place dans le monde, c'est-à-dire de lui-même comme situé hors de l'animalité, au-delà, concourt à une « zoopoétique10 », en reposant sur des modes de création inspirés de l'animal pouvant être associés à des images et des rites précis.

6 Le rituel constitue pour l'ethnologie un objet d'étude essentiel, sur un plan théorique et empirique. Mais, pour cette science, la question de l'identification du rituel reste problématique. Comment définir le rituel ? Le terme ne peut pas être utilisé pour désigner une action qui serait en soi rituelle, mais il se réfère plutôt à un cadre contextuel spécifique. Voir par exemple dans le rituel « la seule mise en présence- absence de Dieu11 », d’une notion symbolique, considérer qu'il est susceptible « de restaurer, par sa capacité de dramatisation et de symbolisation, l'ordre social et de rétablir la position de l'individu dans la culture ou le cosmos12 » semble exclure d'emblée l'acte animal de toute possibilité d’être ritualisé. Toutefois que dire du jeu qui, chez les loutres observées par Gregory Bateson, peut prendre la fonction de régulateur social ? C’est en observant attentivement ces animaux jouer que l'anthropologue découvre que celles-ci pouvaient distinguer un combat véritable d’un simulacre de combat. Autrement dit, les loutres parvenaient à se transmettre le méta-message : « Ceci est un jeu ». Elles avaient ritualisé le combat et, en plus, elles livraient sur celui- ci un véritable discours critique.

7 Julian Huxley13, à partir d’un relevé précis de caractéristiques formelles, qualifie de rituel tout élément de comportement qui montre des stéréotypes, une fréquence régulière, et ouvre sur des dimensions significative ou symbolique14. Pour le biologiste, « la grande majorité des schèmes de comportement animal ont été soumis à un processus de ritualisation15 » par la sélection naturelle. Plus précisément, l'étude de ces comportements rituels laisse apparaître deux tendances : « d'une part, le réflexe éthologique par l'élaboration de signaux qui déclenchent l'action appropriée dans le minimum de délai, d'autre part, la production de cérémonies persistantes qui servent à renforcer le lien sexuel ou social16. »

8 Toutefois Huxley nuance ce propos en affirmant que, si les liens sont évidents entre comportements animaux et humains, persiste une différence de taille : « l'évolution biologique animale est exclusivement fondée sur la transmission génétique alors que chez homme l'évolution culturelle est fondée sur la transmission traditionnelle non-génétique17. »

9 Il repère néanmoins des modèles isomorphes dans les rites humains et animaux.

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10 Si l'on suit l'acception minimale d'Erving Goffman à propos de la situation dans laquelle le rituel est mis en œuvre, l'animal, lui aussi, effectue dans un « cadre » social des actions ritualisées : « Je soutiens que toute définition de situation est construite selon des principes d'organisation qui structurent les événements – du moins ceux qui ont un caractère social – et notre propre engagement subjectif. Le terme de « cadre » désigne ces éléments de base18 ».

11 Pour Goffman : « les études sur l’animal sont intéressantes pour nous parce qu’elles nous permettent de voir différemment : nous passons d’actes indifférenciés à des actes très localisés et très structurés (patterned), du comportement ordinaire à la dissection (breaking down) des actes (qui le composent)19 ».

12 S’il prend bien soin de les distinguer, Goffman établit toutefois des relations entre ritualisation animale et rituels humains, leur reconnaissant des structures communes. Il s’appuie sur le travail des éthologues qui réussissent à « isoler des schémas naturels20. » John Smith, l’un d’eux, repère des « interactions formalisées21 » qui organisent les gestes rituels, aussi bien chez les animaux que parmi les hommes. « Les domaines où il est possible de les observer sont souvent identiques : salutations, approches de séduction, défis et contestations22. »

13 Le rituel du repas, notamment, représente une constante, entre pratique traditionnelle et pratique moderne, mais également entre pratique animale et pratique humaine. L’éthologie a depuis longtemps remarqué que nombreux sont les exemples de groupes animaux organisés en sociétés dont les logiques relationnelles et les pratiques collectives peuvent être comparées à celles des hommes. Pour des chercheurs comme la primatologue Jane Goodall23, l'éthologue Gordon M. Burghardt24, le biologiste Marc Bekoff25, entre autres, parler de geste rituel animal ne paraît pas relever d’une projection anthropomorphique. Tout comme l’étude de rites aide à comprendre l’organisation et l’imaginaire singulier d’une société humaine, observer la manifestation du « rite animal » permet d’envisager la forme et la structuration des représentations de l’animal, et de s’ouvrir à son point de vue sur le monde.

14 Si l’éthologie, l’anthropologie, les sciences de la communication, et, d’après leurs observations, la philosophie ont tenté de rapprocher comportements rituels humains de ceux d'autres animaux, voire de mettre « à l’épreuve de l’animal » des rituels humains en analysant les rituels humains en fonction des rituels animaux, la pratique artistique contemporaine a pu également s’emparer à sa façon de ce réseau de problématiques. L’art puise fréquemment à même le répertoire corporel structuré auquel donne lieu le rite, dont la gestuelle est comparable à un véritable langage. Depuis les travaux d’éthologistes comme Karl von Frisch, Konrad Lorenz ou Niko Tinbergen, jusqu'à ceux de Kaveli Kull en zoosémiotique et aux études en neuroéthologie cognitive ou sensorielle, comme celles de Nicolas Mathevon, la représentation et la communication animales sont devenues de véritables sources d’inspiration pour nombre d’artistes. On citera, parmi bien d'autres, Jan Dibbets s’inspirant des observations de Robert Ardrey26 et de David Lack27 pour réaliser en 1969 une performance en collaboration avec un rouge-gorge, Robin Redbreast's Territory/ Sculpture, ou, dans les années 90, les diverses installations participatives d’Eduardo Kac, avec des dindes ou des chauves-souris, s’inspirant notamment des travaux de Jakob von Uexküll28. Par ailleurs certains artistes s’intéressant à la performance ont eux aussi envisagé la possibilité d’une percée du monde animal, d’un transport de l’homme

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à l’animal. Ceux-ci peuvent prendre la forme du mimétisme, ou même, d’un véritable transfert29, dépassant la simple projection pour tenter une immersion dans l’univers mental de l'animal. Il s’agit d’interroger de manière phénoménologique une manifestation corporelle, dictée par des instincts, mais qui n’en est pas moins organisée de façon significative et signifiante.

15 L’animal, le sujet observé, peut devenir un interlocuteur, voire un complice. Pour lui cette collaboration se produit bien souvent à son corps défendant. C’est le cas dans certaines performances filmées de l’artiste espagnole Greta Alfaro, soumettant différents animaux à un environnement humain afin d’observer l'usage qu'ils sont susceptibles d'en faire. Cependant, ce n’est pas véritablement une forme d’appropriation, plus ou moins incertaine, que l’artiste guette ; son intention est pour ainsi dire inverse : ses œuvres soumettent bien davantage l’homme à l’animal, en mettant ses rituels à l’épreuve d’une réinterprétation sauvage. Face à ces vidéos, le spectateur assiste à une relecture gestuelle d’éléments de l’univers humain, voyant sous un nouveau jour des codes de représentation qui lui semblaient jusque-là constituer une forme d’évidence. L'univers ritualisé de l'humain peut être ainsi relu – ou revu – par l’animal, de même que, de façon symétrique, des usages animaux peuvent l'être par le scientifique ou l’artiste. Les œuvres de Greta Alfaro laissent entrevoir une échappée à l’intérieur même de la représentation exclusivement humaine d’actions et d’objets ritualisés. Montrer des êtres non-humains évoluant sur une scène humaine en tant qu’acteurs plus conscients de leur « rôle » qu’il pourrait y paraître au premier regard, permet d’entrouvrir une issue vers d’autres sociabilités, d’autres mondes avec lesquels une interaction paraît soudain envisageable.

Manger !

16 Greta Alfaro, dès 2009, pour les vidéos In Praise of Beast et In Ictu Oculi, laisse librement intervenir, dans un espace naturel, tantôt des sangliers, tantôt des vautours, saisis en plan fixe. Instinct, urgence vitale, comportement social, rituel..., l’acte de se nourrir, dénominateur commun à tout animal – homme compris – représente également pour Alfaro une sorte de synthèse culturelle, semblant pointer l'horizon d'une réconciliation. En suivant le fil conducteur que représente pour elle la nourriture, il est aisé de comprendre que chez l’artiste espagnole les vivres révèlent le vivre.

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Figure 1

Greta Alfaro, In Praise of Beast, 2009, vidéo monocanal HD, couleur, sonore, 16:9, 15 min (photogramme), coll. de l’artiste. http://gretaalfaro.com/

17 Dans son œuvre Alfaro met en scène à plusieurs reprises une table, que celle-ci soit simple support d’un repas, ou autel. Dans In Ictu Oculi, la temporalité de la cérémonie compte parmi les éléments clés du repas traditionnel qui sont réinterprétés par des comportements et des stratégies animales. La vidéo consiste en un plan fixe en temps réel, dont la durée (dix minutes environ) est entièrement dictée par l’œuvre des vautours. Le décor est uniquement constitué d'une table paraissant dressée pour quelque agape, entourée de six chaises, l'ensemble ayant été disposé à l’orée d'un verger. Après quelques survols hors-champ – que seules leurs ombres sur le sol signalent –, les rapaces viennent se poser autour de la table, finissant par former une société nombreuse30, envahissant les lieux et dévorant un repas qui, de toute évidence, était destiné à des convives humains.

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Figure 2

Greta Alfaro, In ictu oculi, 2009, vidéo monocanal HD, couleur, sonore, 16:9, 10 min. 35 sec. (photogrammes). http://gretaalfaro.com/

Figure 3

Greta Alfaro, In ictu oculi, 2009, vidéo monocanal HD, couleur, sonore, 16:9, 10 min. 35 sec. (photogrammes). http://gretaalfaro.com/

18 Si le festin est consommé sous les yeux du spectateur par les commensaux véloces, la position, voire la place même de l’homme, est ici remise en question. Dans cette scène, son absence est d’abord, si l’on ose dire, saisissante. L’humain paraît avoir aussi déserté la réalisation, abandonnant festin et caméra aux soins d’autres instances, qu'on pourrait imaginer naturelles. Lorsque le public observe l'installation dans laquelle la vidéo est présentée, il remarque également deux photographies grand format31 qui

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semblent représenter les deux moments – le premier et le dernier photogramme du film – qui encadrent le repas. Il en déduit, observant le second cliché, que cette réunion a été le théâtre d’une grande agitation : chaises renversées, couverts et nourriture éparpillés… La vidéo vient combler le laps de temps qui sépare la prise de ces deux photographies. Ces images, dont le rapprochement peut représenter la confrontation entre l’avant et l’après, entretiennent un suspens quant aux actions qui se seraient déroulées dans l’intervalle. Les photographies paraissent témoigner d’un événement passé : une orgie gastronomique ? Son intensité se lit encore dans le relief bouleversé de cette table, cet autel du « bon goût » et de l’opulence mis à bas lors d’une débauche rituelle humaine. Le film, contre toute attente, dévoile un autre scénario, en donnant une autre explication, un autre sens ; mais il montre aussi l’irruption d’un monde parallèle, dont l’homme ne se représente qu’à peine l’existence. Comme une caméra de surveillance, statique, impartiale, la vidéo révèle rapidement la nature des hôtes de cette hypothétique et mouvementée cérémonie.

19 La gêne du spectateur est accentuée par le manque d’informations, singulièrement sur le hors-champ, dont « l’omniprésence » s'impose peu à peu. La raison et donc le sens de cette troublante incursion sont directement liés à l’environnement, au milieu, et à cette portion d’espace, imprécise, qui nous échappe et qui pourtant conditionne notre regard et notre interprétation de la scène. Le spectateur perçoit soudain le caractère absurde de cette installation (une table dressée en plein paysage déserté ; des charognards qui viennent se régaler). Le hors-champ, finalement, fait irruption sous les yeux du spectateur, et même doublement, du fait de la présence animale et du dispositif mis en place par l’artiste. C’est cet effet de télescopage soudain qui est à l’origine d’un trouble qui va grandissant. Le spectateur peut être ainsi envahi par un sentiment d’impuissance face à cette scène violente où le monde humain, ce qui le symbolise (la définition et donc les limites de la commensalité), se voit brusquement saccagé par l’irruption d’un autre ordre, régi par d’autres lois. L'arrivée des volatiles rapaces rappelle celle que met en scène Alfred Hitchcock dans Les Oiseaux32. Mais Hitchcock, se plaçant du côté des hommes, cherche davantage à lire, dans les formes de défense que ces volatiles mettent en œuvre, l’expression d’une autre logique animale, ainsi révélée en situation de confrontation. L’humain, chassé par l’oiseau, devient peu à peu une nourriture pour celui-ci. Il est déchiqueté, sa chair est à vif, il est menacé de n’être plus que de la viande.

20 Il est difficile de ne pas songer à l’installation de Kader Attia intitulée Flying rats, présentée lors de la Biennale d'art contemporain de Lyon, à la Sucrière, en 2005. Elle consistait en une volière imposante habitée par des pigeons. Leur nourriture était enfermée dans des mannequins en forme d'enfants habillés en écoliers et disposés dans cet espace qui faisait soudain penser à une cour de récréation. Les volatiles, pendant toute la durée de la manifestation, ont picoré sans retenue ces simulacres d’enfants, dont la décomposition produisait sur le public un sentiment irrépressible de gêne, voire d’indignation. L’homme, qu’il soit présent ou qu’il apparaisse de manière allusive, chez Attia comme chez Hitchcock ou Alfaro, est également chassé d’un monde qu’il s’était approprié, qu’il a envahi et modelé selon son intérêt. Mais la prolifération des oiseaux rappelle aussi, irrésistiblement, celle de l’homme lui-même. Alfaro, à l’image de la dévastation que donne à voir Hitchcock ou Attia, laisse les oiseaux déconstruire la scène humaine. À ceci près que, dans Les Oiseaux, l’homme habite toujours « son »

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territoire, même s’il s’en sent chassé, et que, dans Flying rats, à travers les mannequins, un phénomène identificatoire « donne corps » à une présence humaine.

21 Greta Alfaro a bâti une part importante de son œuvre sur le phénomène social que représente l’alimentation, et tout particulièrement sur ce que peut en offrir une forme de relecture involontaire par le geste animal, lequel, au premier abord, semble toujours violent, inapproprié33, voire répugnant. L’anthropologue Mary Douglas, dans son ouvrage intitulé De la souillure, avance qu’il est « impossible d’interpréter correctement les rites qui font appel aux excréments, au lait maternel, à la salive, etc., si l’on ignore que le corps est un symbole de la société, et que le corps humain reproduit à une petite échelle les pouvoirs et les dangers qu’on attribue à la structure sociale34 ».

22 De plus, Jean-Pierre Poulain rappelle qu'un « modèle alimentaire se présente sous la forme d'une formidable série de catégories emboîtées, imbriquées, qui sont quotidiennement utilisées par les membres d’une société – sans qu’ils en aient véritablement conscience – de façon implicite, comme "allant de soi35" ».

23 L’alimentation, en tant que « fait social total » – telle que la qualifie Marcel Mauss –, peut être considérée comme l’expression d’une véritable incarnation de la société.

24 Et c'est bel et bien ce système très codifié que Greta Alfaro entend explorer à travers son œuvre, le plus souvent – mais pas uniquement36 – avec l'aide de l'animal. Dans les deux vidéos, l'artiste donne à observer des comportements, des stratégies inspirées de divers animaux ou relevant de l’animalité en général, pour analyser des représentations et une histoire qui semblaient n’appartenir qu’à l’humanité. Le geste rituel, qui échappe soudain à toute « spécification », est ainsi échu en un improbable partage, relu d’un point de vue animal imaginé – c'est-à-dire mi supposé, mi guetté –, une façon de penser le monde, et l’être au monde, selon des critères d’appréciation « inédits » et qui pourtant, de façon intempestive, paraissent familiers. On peut être amené à se demander si, à travers ces dispositifs, elle ne tenterait pas de retrouver l’essence de ce que Mauss nomme « techniques du corps37 », entraperçues dans divers rites, dont certaines engagent ensemble les humains et les animaux38. Si pour Mauss « le corps est le premier et le plus naturel instrument de l'homme39 », l’observation de l’animal et du patrimoine gestuel qu’il met en œuvre conduit à repenser une humanité qui ne serait rien d’autre qu’une spécificité de l’animalité.

25 Dans le travail d'Alfaro, le territoire représente également un thème central, compris comme lieu à la fois physique et symbolique. La fonction animale de la nutrition est étroitement liée à celle de la sauvegarde mais aussi à la constitution du territoire, s'accompagnant chez nombre d'animaux de gestes rituels très codifiés. L'enjeu territorial est très souvent lié à la présence, la conservation ou la protection de la nourriture et l'opportunité reproductive que celle-ci suscite. Ces critères dans le choix ou l'établissement du territoire induisent des formes d'organisation ritualisées.

Le territoire de l'homme

26 Le dépouillement (au sens propre comme figuré) du dispositif d’Alfaro semble faire entrer le milieu naturel dans l’espace filmique pour y provoquer une révolution intérieure. La question du territoire est révélée ici par ce qui le justifie naturellement : l’urgence de se nourrir, l’instinct de conservation. Mais, dans cette mise à nu, c'est

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aussi du territoire de la représentation qu’il est question. Alfaro, au fil de ses œuvres, use souvent de la nourriture pour interroger autant la représentation de l’espace que l’espace de la représentation. On peut se demander si dans la vidéo In Ictu Oculi le territoire humain de la cérémonie est seulement détruit, ou s’il n’a pas perdu quelque chose de sa capacité à se construire et, même, à se produire. La scène, réduite à néant, offrant le spectacle d’une déshumanisation, loin de nier le rituel, donne à penser le sens et la nécessité même de la ritualité. Rien n’a eu lieu que les lois d’un milieu qui échappent soudainement à la maîtrise humaine. Alfaro réunit alors les éléments iconiques et matériels d’une déconstruction de nos repères, ritualisés, et d’une logique qui ne s’avère immanente que pour une société humaine.

Figure 4

Greta Alfaro, In ictu oculi, 2009, vidéo monocanal HD, couleur, sonore, 16:9, 10 min. 35 sec. (photogramme). http://gretaalfaro.com/

27 La même année qu’In Ictu Oculi, Alfaro propose In Praise of Beast mettant en scène des sangliers, autres représentants du monde sauvage, qu’on peut rattacher à un archaïsme occidental. Le principe de cette œuvre est aussi simple que celui de la précédente. Ici aussi le dispositif est sommaire : sur un sol enneigé bordé par deux arbres sans feuilles, une pièce montée à la crème, grossièrement décorée, a été déposée. Il fait nuit et la pâtisserie – qu'on dirait extraite d'une cérémonie (anniversaire ou mariage) – violemment éclairée, se détache au centre d’un petit périmètre lumineux que fixe la caméra, guettant l’arrivée des animaux. Au bout de quelques instants, deux sangliers passent soudain dans le cadre. Une œuvre, presque contemporaine de In Praise of Beast, peut lui être comparée : il s’agit d’Urban fox de Sonia Levy, réalisée en 2010. Le dispositif mis en place est cette fois encore un piège photographique s’inspirant de ceux utilisés depuis plus de vingt ans par les éthologues pour inventorier des populations animales

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et saisir des comportements qui jusque-là échappaient à l’observation humaine. L’appareil est doté d’un capteur de mouvements doublé d’un détecteur thermique. Mais cette fois il s’agit d’un renard évoluant dans un environnement urbain, qui plus est familier pour l’observé comme pour l’observant, puisqu’il s’agit du jardin de l’artiste à Londres. Ce vulpin a élu domicile dans certains quartiers de la capitale britannique, parcourant ceux-ci surtout la nuit. L’animal cryptique est saisi dans ses déplacements, ses bonds, ses arrêts, toujours dans le même espace : un mur de briques qui sépare les propriétés, devenu voie royale d’une déambulation ordinaire. On peut songer encore à l’œuvre de Christine Laquet intitulée Tir de nuit40, constituée d’images prises également de nuit dans le Parc naturel du Vercors, qui donne à voir des bêtes sauvages – des cerfs, des loups mais aussi des sangliers. Des séquences de photographies saisies par un capteur infrarouge montrent de manière saccadée ces animaux forestiers vacant à leurs activités nocturnes, sans se soucier de quelque présence humaine41.

28 Les trois œuvres, qui utilisent les outils de la science, voire de la chasse, offrent toutes l’illustration d’une attitude de plus en plus répandue dans l’art, consistant à investir d’autres champs de manière à établir des résonances, à partager des problématiques, ou à révéler des sensations communes. Sonia Lévy perçoit par exemple dans sa pratique et dans celle du scientifique une même fascination pour « le surgissement de l’animal, dans sa présence qui n’est pas perturbée par celle de l’homme42. » Dans les expériences menées par ces artistes, l’art acquiert une valeur heuristique qui donne accès à une autre forme de savoir à partir de dispositifs voisins. Mais Alfaro et Levy, quant à elles, relient étroitement manifestations dites « naturelles » et éléments « culturels » – voire cultuels pour Alfaro43. Toutefois, l’une et l’autre n’attendent pas véritablement la même chose de l’animal. La première lui demande d’investir un espace ou de s’approprier des objets humains détournés de leur usage initial afin de le percevoir autrement, alors que la seconde s’intéresse « aux relations culturelles et historiques au vivant44. » Cependant, on note chez ces deux artistes le désir de pénétrer le hors-champ de nos représentations, « un moment sans nous, où l’on ne semble plus nécessaire à la création d’une photographie ou d’une image, un monde où l’on devient le décor45. » Par ailleurs, comme Alfaro pour le sanglier ou le vautour, Lévy montre que « pour le renard, il n’y a pas une "nature" dans laquelle il habite et une "culture" de laquelle il est exclu, il y a un habitat dans lequel il vaque à ses occupations46. »

29 Si, dans le dispositif de In Praise of Beast, l’animal investigue un espace illuminé, incongru, au milieu des bois qui constituent son milieu naturel, toutefois celui-ci ne lui semble pas inhospitalier. Pourtant, la pollution lumineuse directement liée aux activités humaines, surtout celle des pays développés, a bouleversé le rythme biologique de ces animaux. À cela s’ajoute que, du fait de l’occupation croissante des sols et de l’agitation principalement diurne de l’homme, de plus en plus d’espèces ont modifié leur comportement, se mettant à vivre la nuit pour éviter les hommes47. Le sanglier a donc dû radicaliser son penchant pour la nocturnalité. Il a également été obligé de s’adapter à une modification de l’écosystème, qui a fait soudain apparaître une faune nouvelle, subissant comme lui des usages intempestifs de son milieu48.

30 Alfaro, s’inspirant donc, elle aussi, des dispositifs mis en place par les chasseurs ou les scientifiques, teste la capacité d’adaptation qui constitue l’un des caractères du suidé. Le sanglier européen, qui n’a physiologiquement parlant pas changé depuis environ 700 000 ans, s’avère être par ailleurs un véritable témoin du passé. Ancêtre du cochon, il vit depuis très longtemps non loin de l’humain – depuis l’Homo erectus –, avec lequel

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il présente des similitudes dans la physiologie digestive, cutanée et vasculaire, ayant en commun avec lui une bonne part de son schéma ADN49. Comme pour beaucoup d’espèces, son principal prédateur est justement l’homme. C’est ce dernier qui dicte sa loi à bon nombre d’êtres vivants, à commencer par leur organisation temporelle.

31 Dans ses vidéos, Alfaro renverse souvent cet ordre temporel anthropocentré. En effet, comme pour In Ictu Oculi, dans In Praise of Beast c'est l'animal qui va conférer à l'œuvre son tempo. Sans d’abord lui prêter attention, les sangliers finissent après quelques minutes par approcher prudemment cette étrange nourriture. Ils investiguent de leur hure les alentours puis le gâteau et son support50. Finalement, la curiosité et l’envie l'emportant sur la prudence, ils commencent à goûter la pâtisserie. Seulement, le gâteau n’est pas pour eux uniquement de la nourriture, et rapidement ils se roulent dans la crème onctueuse. Leurs corps se retrouvent bientôt couverts du nappage sucré qui se mêle à la neige. Les sangliers ne suivent pas la même logique que les vautours, leur façon de manger donne l’impression d’une joyeuse débauche, d’un jeu avec la nourriture. Pour le spectateur, le premier sentiment est là encore un certain malaise lié au rapport « inconvenant » voire violent entre la bête et le symbole de quiète douceur51 que représente le gâteau. Comme si venaient à entrer en collision le monde de l’enfance et celui de la bestialité la plus crue. Mais, encore une fois, le spectateur connaît un décrochage temporel. La fascination pour cet autre ordre des choses fait à nouveau place à l’acceptation du temps de l’animal et, peut-être, à la possibilité d'une percée de son univers. Progressivement une certaine empathie avec le sanglier, qui cherche simplement à se nourrir, devient envisageable.

Figure 5

Greta Alfaro, In Praise of Beast, 2009, vidéo monocanal HD, couleur, sonore, 16:9, 15 min(photogramme), coll. de l’artiste. http://gretaalfaro.com/

32 La bête mise en scène paraît d’abord l’objet d’un jeu ou d’un piège de la part de l’artiste. Mais, bien vite, l'identification – par moments dénuée de toute projection anthropomorphique – se produit ; le spectateur, détaché de l’appréciation esthétique de cette pâtisserie ostensiblement exposée, s’aperçoit qu’il partage le même désir que l’animal, celui de profiter d'un mets si appétissant. Éric Baratay, entre autres, remarque

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dans un cas de figure similaire qu’un passage par l’anthropomorphisme, inévitable, voire inaliénable, n’est pas à proscrire rigoureusement. Il envisage la possibilité de « manier un utile anthropomorphisme de questionnement, qui ne doit pas se prolonger en anthropomorphisme de conclusion52 ». Alfaro, quant à elle, engage toujours son public dans une mise au jour de son anthropomorphisme. Le titre, qu’on peut traduire par « Éloge de la bête » ou « Louange de la Bête », éclaire le retournement de point de vue que veut provoquer le film de cette performance. Alfaro, au-delà d’une fascination pour la bestialité qui semble annoncée, veut rétablir l’animal dans son bon droit en faisant valoir la légitimité de son intention. La bête à laquelle le titre fait référence est encore celle de l’Apocalypse, destinataire des louanges d’une foule idolâtre (Apocalypse 13 : 4). Dans la Bible toujours, le sanglier sort de la forêt pour venir dévorer les cultures du peuple d’Israël duquel Dieu s’est alors détourné (Psaume 80 : 14). L'artiste interroge bien là, comme elle le fera à travers des travaux ultérieurs53, une sémantique religieuse, et plus largement culturelle.

33 Le sanglier, qui a été considéré, selon les époques et les cultures, bête sacrée ou bête maligne, rejetée, peut tour à tour symboliser la fertilité, la force, le courage, mais également la luxure, l’ignorance, les basses passions. Il représente aujourd’hui, sous nos latitudes, l’animal sauvage par excellence, inquiétant et fascinant tout à la fois. Pour les Gaulois, c’est une nourriture sacrée, objet d’un rite sacrificiel ; pour les chrétiens, l’incarnation du diable ; pour les traditions hébraïques et musulmanes, un interdit alimentaire comme le cochon domestique. Actuellement, son « statut juridique54 », fluctuant selon les régions et les saisons, le fait osciller entre gibier et nuisible. Si la place que l’on donne à l’heure actuelle au vautour diffère largement de celle accordée au sanglier, comme ce dernier, le volatile, au cours de son histoire commune avec l’humain, s'est vu attribuer des caractéristiques très diverses, voire antinomiques. Nombreuses sont les civilisations à avoir été fascinées par ces rapaces et à avoir exprimé, dans leurs représentations, une vive admiration à leur égard. Ainsi, l'Égypte antique a vénéré le vautour percnoptère et, plus encore, le vautour fauve et le vautour oricou. En Afrique australe, les Hottentots considéraient le vautour percnoptère – ouri- gorab, littéralement « corbeau blanc » –, comme un animal bénéfique, puisqu’il était capable d’avertir les hommes de la présence de grands mammifères. En Inde, les Parsis, adeptes du zoroastrisme, livrent les cadavres des leurs aux vautours afin que soit évitée toute contamination des éléments sacrés que sont le feu, l'eau ou la terre par le corps impur de leurs morts. Mais le qualificatif de charognard attaché à cet oiseau, loin d’aider à reconnaître le bienfait sanitaire55 de son mode d’alimentation, en a fait une bête à abattre, au point que nombreuses sont les espèces de vautour à être actuellement en voie de disparition56.

34 Greta Alfaro joue de l'image dégradée de ces deux bêtes. Elle interroge ainsi cette règle de proximité physique mais aussi symbolique appliquée à l’animal conditionnant notre représentation et donc notre attention à celui-ci. Détournant peu à peu – selon le rythme imposé par l’animal – le spectateur de ses vidéos de tout a priori culturel, elle ouvre la voie d’une autre interprétation du geste animal, à l’écoute du simple phénomène naturel soumis brusquement à des éléments de la sphère humaine. Dans In Praise of Beast, le sauvage semble, par la présence même du gâteau, et du rituel auquel il peut être associé, pénétrer le cœur du territoire domestique. Faire son éloge, et pis encore, lui adresser des louanges, c’est le hisser au-dessus du rang d’être vivant, voire d’égal, c’est le sacrer. Toutefois, il convient de percevoir l’ironie sous-jacente résidant

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dans le fait de confronter cet animal inquiétant avec un tel gâteau, cet archétype culinaire, aux allures de caricature de la douceur et de l'abondance.

35 Cette satire vivante joue avec la confusion des frontières – comme cela est le cas dans In Ictu Oculi – pour offrir un éclairage nouveau, ou plus essentiel, sur une pratique humaine. Cette scène minimaliste est bien là pour mettre au jour un rapport paradoxal avec une animalité de laquelle l’homme veut s’extraire, se défaire. L’inquiétant étranger ne serait-il pas, de fait, l’homme qui se voudrait hors la nature ? L’animal, son déchaînement obscène, représentent alors brutalement le retour du refoulé. Ce que l’homme cherche à cacher, et même à supprimer par la dichotomie privé/public, profane/sacré, conscient/inconscient, intérieur/extérieur de ce territoire symbolique par lequel il veut se définir, c'est son refus d'une animalité irréductible, sa diabolisation. Le clair-obscur violent de cette œuvre vise, comme dans In Ictu Oculi, à renvoyer à l'absence ou l’impensé que représente ce refus.

36 Le travail d’Alfaro est surtout l’occasion de cette relecture de nos comportements et de nos représentations, voire de nos valeurs, du point de vue animal que l'artiste laisse s'exprimer plus qu'elle ne l'adopte. Mais ici, aucune volonté de simplifier, de « bêtifier » une pratique ou un objet humain en montrant l’animal se l’appropriant. Le repas recèle plusieurs niveaux de références culturelles que l’animal vient donc déconstruire plutôt que détruire, offrant une vision incongrue, et pourtant cohérente, de cette part essentielle de nos habitus. Pour mieux comprendre l’œuvre d’Alfaro, il est nécessaire d’avoir connaissance de quelques éléments essentiels de sa biographie. Son pays, et plus particulièrement sa région d'origine, exerçant sur elle une influence essentielle, représente une source d'inspiration majeure. Loin de constituer un repère parmi d’autres, qui serait presque anecdotique, il lui permet d’y puiser les éléments socio-culturels dont sont constamment « nourris » ses projets artistiques. Il s’agit, en l’occurrence, de la Navarre, entendue non seulement en tant que région, mais également en tant que patrimoine historique. L’artiste dit à ce propos : cette partie de la Navarre [..] est à la croisée de différentes cultures. On peut y observer des vestiges du catholicisme, de la culture et des mythes basques, de l'influence française et du paganisme romain57.

37 La zone géographique revêt alors la fonction de conservatoire d'une culture primordiale, berceau de ce qui pourrait être appelé « l'occidentalité ». In Ictu Oculi, notamment, est inspirée d’un souvenir d'enfance. Le festin, en effet, comme pour beaucoup de cultures, est un moment fort de la vie traditionnelle espagnole, dans laquelle il n’est pas rare que lui soit consacrée une demi-journée. Substituant les convives par des animaux, c’est en animal qu’Alfaro rejoue cette fois un rituel dont, enfant, elle se sentait partiellement mise à l’écart.

Trouble spéculaire

38 Aidée par l’animal, et singulièrement par les bêtes sauvages – vautours, sangliers – qui éveillent la méfiance, voire suscitent le rejet de l’homme, et incarnent un certain archaïsme occidental, l’artiste mène avant tout une enquête territoriale. Le territoire est aussi le lieu d’un repli et de l’observation de l'ennemi potentiel58. L’éthologie en fait la constante démonstration. Ici, c’est l’homme qui est visé ; le comportement animal de l'approche et de la nutrition interroge la scène rituelle humaine. Le territoire physique, ce coin de campagne, mais aussi cette table garnie, est doublé – ou rejoué – par le

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territoire de la représentation, qui à son tour a besoin d’un contexte, non verbal, pour se construire et fondre ensemble valeur vitale et symbolique. Cette « scène alimentaire » humaine, rituelle et archétypale – qui peut s’apparenter à la « cène59 » –, motif fondateur s’inscrivant dans un cycle de vie et de mort, dont la logique sert à penser et ordonner le monde, n’est pas, par la venue des vautours, soumis à un nouvel ordre, mais simplement pris en charge par l’animal, revu de son point de vue. Ici, Alfaro use de la figure récurrente et fantasmée de l’invasion du monde par des bêtes, dont la Bible offre de nombreux exemples60. Toutefois, loin de rendre l’animal complice ou témoin involontaire d’une quelconque chute de l’homme, elle replace le rituel du repas dans un ordre naturel. La nécessité de se nourrir amène à constituer un territoire mais conditionne également la représentation spatiale, dont l’ordonnance, est dictée par la « quête » d’indices. Selon Aldo Leopold, percevoir ces signaux comme un modèle suppose de les ordonner dans le temps plutôt que dans l’espace visuel, en les traduisant tous instantanément sur une carte spatiale. […] Quoique l’audition et l’odorat ne soient pas fondamentalement spatiaux, leur analyse temporelle crée une sorte d’équivalent pour l’espace61.

39 Leopold remarque que, chez les oiseaux mangeurs de graines et d’insectes, notamment, l’intelligence permet d’être conscient des ressources qu’offrent « des instruments extraordinaires d’intégration visuelle et auditive dont ils [suivent] les instructions pour se déplacer à travers l’espace défini grâce à une carte dessinée dans leur tête62. »

40 L'inquiétude conditionne l’instinct naturel de fondation d’un territoire. Celui-ci passe par un besoin d'assimiler l’espace, c’est-à-dire aussi bien de se le représenter et de le comprendre que de s’en nourrir. La sensibilité gustative est depuis longtemps considérée comme une qualité proprement humaine. Les réflexions de Brillat-Savarin, notamment, représentant souvent, au sujet de l'art culinaire, la caricaturale synthèse de grands débats esthétiques63, ne cessent de mettre en relation le bon goûteur et le bel esprit. « Tout ce qui vit se nourrit. Les animaux se repaissent, l’homme mange. L’homme d’esprit seul sait manger64. » Mais l’homme n’est pas le seul animal « de bon goût ». De nombreuses études mettent en évidence l’importance du goût et l’attirance pour des aliments « raffinés » chez diverses espèces – en rapport avec la singularité de leurs critères gastronomiques65. Certains animaux sont même capables d’outrepasser leur sensibilité gustative afin d’ingérer des végétaux pour leurs vertus pharmacologiques66.

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Figure 6

Greta Alfaro, In ictu oculi # 4, 2009, photographie couleur, 107 x 130 cm, coll. de l’artiste. http://gretaalfaro.com/

41 L’assimilation, dans In Ictu Oculi, n'a lieu que du côté animal : les vivres et la table, l’espace scénique, sont ravagés. Le désordre gagne, mais c’est l’ordre animal qui a gagné du terrain et finira par régner à la fin de la vidéo ; il se constate dans l’organisation même de l’espace. La nourriture « organique », « culturelle » et « spirituelle », est méthodiquement dévorée ; le rituel gastronomique et l’esthétique qui lui est attachée sont peu à peu mis à mal. Il s’agit bien là de faire « table rase ». La déconstruction animale de l’espace humain est (sciemment) recherchée par Alfaro dans plusieurs de ses œuvres. Cette déconstruction permet à l’artiste de replacer l’homme dans une histoire générale de l'animalité – comme les œuvres de Joseph Beuys peuvent également le mettre en scène – au sein de laquelle ses productions et ses représentations n’en seraient qu'un moment, une manifestation : l’anthropocentrisme vacille.

42 Greta Alfaro, dans son entreprise de relecture de l’humain par l’animal – et son animalité –, se réfère également à une figure récurrente dans l’histoire de l’art, la vanité, et singulièrement à celles du XVIIe siècle. Ainsi, à travers In Ictu Oculi, l’homme prend, par le menu, la mesure de sa propre disparition. L'environnement (un verger), le repas prêt à être consommé, la disposition de la table et des chaises, tout fait référence à la présence humaine, mais aucun homme n’apparaît jamais dans le champ. L'animal a repris possession des lieux, de et par l’acte même de la nutrition. Il ne s’agit plus de la fête épicurienne espérée, ou alors elle s’avère tout autre, considérée d’un point de vue animal. L’œuvre se fait sentence, chorégraphie d'une danse macabre. Ce « clin d’œil » qu’annonce le titre (In Ictu Oculi) est un memento mori. Il augure, telles les vanités, de la brièveté, de la fragilité de l'existence humaine. Tout doit disparaître – y compris

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l’humain –, et le plus beau des décorums, la plus fine gastronomie ne pourront pas s’opposer à cette fin « prévisible ». Semble être annoncée une vision plus apocalyptique encore que l’effacement du territoire de l'homme, dont ne subsiste que les restes, la ruine, la perte du sens de ce territoire, et, partant, l’incapacité de se comprendre et de se rassurer. Si l'homme n'a plus accès à ce mode de construction physique et symbolique, à ses rituels, il n'a plus de protection possible, pensable ; il est donc plus certainement encore voué à disparaître. Voilà la véritable tragédie qui se joue dans cette œuvre.

43 Dans l’œuvre d’Alfaro, la temporalité humaine est souvent mise à l’épreuve. Les dix minutes de In Ictu Oculi s’avèrent interminables. Le temps, même bref, de l’action animale devient peu à peu insoutenable, qu’il s’agisse de la survenue inopinée des rapaces dans le cadre, du temps passé sur leurs perchoirs de fortune ou de la rapidité avec laquelle les objets sont renversés. Le rythme imposé par les vautours accélère la remise en cause des repères et des valeurs liées au rite du repas. Leur logique comportementale – mais aussi individuelle – contrevient au temps long, cérémonial, presque sacré, du repas d’apparat qui a inspiré l'œuvre. C’est un véritable conflit temporel qu’Alfaro fait vivre à son public ; se chevauchent, se percutent ou s’échangent soudain le temps du repas, humain, culturel, le temps de l’espèce, saisi par une sorte de behaviorisme amateur, et le temps de chacun des convives – biographique ? – qui finit par apparaître comme le seul que l’on peut suivre, celui de l’acteur en scène qui efface ou plutôt « digère » tous les autres.

44 Le spectateur peut percevoir la raison qui préside à cette destruction apparente : l’animal se nourrit comme il peut, sans « façons ». Ainsi perçu, il semble indiquer malgré lui le ridicule de nos conventions, de cette nécessité de se nourrir érigée en art. Le spectateur peut toutefois difficilement se défaire de l’image de ce vandalisme animal, désacralisant, obscène. Tout se passe comme si deux logiques s’opposaient, dont l’œuvre d’Alfaro prendrait soin de provoquer le dialogue, sans espoir réel d’une résolution, d’une dialectique. Mais le spectateur échappe malgré lui, par instant du moins, à une temporalité qu’il croit naturelle. C’est l’imprédictibilité animale qui cause ce décrochage ; en cela réside aussi et surtout l’acte de création, celle d’une altérité envisageable, et, partant, d’un retour possible, de l’extérieur, sur l’œuvre humaine. Mais cette relecture animale des éléments d’une ritualité n’efface aucunement les traces de l’humanité qui en est l’auteure. Au contraire, elle l’exacerbe pour la réfléchir. Le spectateur, presque à la manière du pisteur alaskien, par exemple, (dont l’anthropologue Nastassja Martin a recueilli le témoignage dans le cadre de sa recherche doctorale67) envisage subrepticement des représentations « d’existences inappropriables qui poussent les hommes hors d’eux-mêmes […], les non-humains donnent un sens aux vies humaines68... » Avec Alfaro, nous tentons d’apercevoir – parfois en un « clin d’œil » – une histoire d’autres points de vue, et, partant, d’envisager notre histoire sous d’autres points de vue69.

45 Qui plus est, ce carnage effectué par l'animal ne fait-il pas écho à un autre carnage, dont l'homme est à l'origine, et qu'il opère en toute liberté dans cette hégémonie sans rival qu'il exerce sur la nature ? Et ces animaux qui viennent se nourrir dans les œuvres d'Alfaro, aussi violents et gaspilleurs soient-ils, représentent-ils véritablement un miroir de l'entreprise industrielle de l'élevage et l'abattage de masse ? L’artiste veut- elle suggérer qu’une large part des êtres humains, substitués par des vautours à table dans In Ictu Oculi, peuvent être eux-mêmes considérés comme des charognards, du

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simple fait qu’ils se nourrissent couramment de viande, donc d’animaux ayant été tués auparavant ? Certes, les chairs décomposées qu’est capable d’ingérer le vautour70 répugnent à l’homme, mais, chez l’un comme chez l’autre, l’exécution de la proie, préalable nécessaire à la nutrition, a été laissé aux soins d’un tiers – qui arrive de fait en premier. La mise à distance de l’acte létal n’est-elle pas une exigence reconnue par la plupart des hommes, qui en délègue la tâche à des agents voire des machines appropriées ? La vaste industrie d'élimination (physique et morale71) qui est à l’origine de la nutrition humaine peut se voir ici réinterrogée par une gestuelle animale qui, malgré son apparente violence, peut finir par apparaître bien plus acceptable, tant dans la pratique que dans le respect du vivant. L'animal a sa place dans un équilibre qui le dépasse et auquel il se soumet : l'écosystème.

46 Les animaux se retrouvent eux-mêmes classés en trois grandes catégories : sauvages, domestiques et familiers. C'est en fonction de ce classement qu'ils seront perçus comme « mangeables » ou « non mangeables ». Relevons le fait que nous ne consommons jamais des animaux qui risquent d’avoir eux-mêmes consommé de l’humain. Nous leur préférons des animaux qui se nourrissent de végétaux ou de graines. [...] De même, nous évitons les aliments pouvant avoir été en contact avec de la chair humaine, comme les asticots ou encore les loups72.

47 Le vautour, à la différence du sanglier, peut représenter l'animal de l'extériorité par excellence. Il est hors de la sphère domestique mais également hors de la sphère comestible.

48 Le carnivore respecte un ordre supérieur et ne tue ou ne consomme que selon ses besoins, à plus ou moins court terme. Ce respect peut-il, en dehors de toute référence religieuse, se rapprocher d'une forme de considération du sacré ? Peut-on envisager, comme les scientifiques acceptent aujourd'hui de considérer le rituel animal, un tel « sentiment » chez des animaux ? C'est à l'éthologue de répondre. On pourrait se demander si, en dehors de ce que symbolisent pour des humains ces animaux, Alfaro ne les a pas choisis parce qu'ils n'adhéraient pas tout à fait à une logique de chasse telle que nous la concevons : le vautour est charognard et le sanglier, omnivore, se nourrit essentiellement de racines, de graminées et de fruits issus de la forêt ou de l’agriculture humaine73. Il arrive d’ailleurs à ce dernier de se nourrir également de charognes. Ces bêtes resteraient ainsi avant tout des êtres lointains, sauvages, chassés voire dépréciés...

49 Mais l’œuvre d’art que la bête aurait « réalisée » ne peut-elle pas laisser néanmoins entrevoir une « origine animale de la culture74 », pour reprendre le titre de l’un des ouvrages de Dominique Lestel ? D'après le philosophe, la véritable révolution qui reste à opérer est celle qui verra l’avènement de l'animal-sujet : Une culture se distingue de la société par la complexité des phénomènes sociaux mis en jeu et par la transformation de l'animal impliqué en sujet […] Il n'y a pas de culture sans sujet […] et il y a des espèces de sujets chez les animaux. C'est la révolution de l'éthologie contemporaine. Qu'elle reste inaperçue, y compris chez la plupart des éthologues, est à verser sur le compte de l'ironie divine75.

50 C’est bel et bien au sujet animal, inventé ou rêvé par l’œuvre, que s’adresse Alfaro. Manipulant le corps et la figure du vautour ou du sanglier par le biais de son dispositif, elle laisse se manifester une visualisation des systèmes écologiques, comparables à des langages, reposant sur des actions codifiées, ritualisées, territorialisantes. Ajoutons avec Tim Ingold que

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« les formes culturelles seraient encodées dans le territoire de la même manière que les représentations conceptuelles sont encodées par l’intermédiaire des sons, d’après l’approche sémiologique habituelle de la signification linguistique76. »

51 L’empreinte, le marqueur, le point, le tracé sont des éléments fondateurs de l’activité humaine, mais aussi animale. Qu’elle soit manuelle ou intellectuelle, pratique, morale, politique ou scientifique, l’activité humaine prend souvent la forme d’une enquête, à partir de marques et de gestes signifiants, d’indices. Leur importance est à la fois directement héritée de notre histoire animale et de notre rapport aux autres animaux, à l’époque où l’humanité devait, essentiellement, chasser pour assurer sa subsistance77. L’anthropologue Louis Liebenberg fait le constat que « la science trouve ses racines dans le pistage, pensé comme activité collective de formulation d’hypothèses et d’interprétations de signes78 ». L’historien Carlo Ginzburg discerne un « paradigme indiciel » dans le geste « probablement le plus ancien de l’histoire intellectuelle du genre humain : celui du chasseur accroupi dans la boue qui scrute les traces d’une proie79 ». Le caractère paradigmatique du marqueur est un patrimoine commun à tous les animaux, humains compris, son décryptage nécessitant la maîtrise d’un savoir – même si l’homme les rapporte parfois à des causes qu’il perçoit comme supérieures. Ginzburg définit alors ce paradigme comme « conjectural », c'est-à-dire, pour reprendre les termes de Bertrand de Jouvenel, une « construction intellectuelle d'un futur [ou d'un ailleurs] vraisemblable80 ». Ce « savoir conjectural » que l’homme partage avec les autres animaux est aussi un instinct lui permettant de se repérer, de se nourrir, de se protéger, de comprendre. Ritualisée pour être assimilable, c’est une dynamique signifiante et structurante, un véritable penser.

52 On peut aller jusqu’à constater un véritable partage de langage, voire d’âme, au sein d’un même milieu entre le pisteur et le pisté. Dans la nature, l’homme ne se révèle pas systématiquement le prédateur ultime et absolu, jouisseur d’un monde qu’il conçoit comme lui appartenant. Il ne s’agit pas ici de la vision aristotélicienne, dans laquelle l'homme est perçu comme l'animal qui est le plus chez lui dans la nature, qui est le plus en adéquation avec elle. Bien au contraire, chez les gwich’in notamment, l’homme peut se considérer comme un animal chasseur parmi d’autres. D’après Nastassja Martin, pour cette communauté la chasse est d’abord celle d’images, visuelles mais aussi et surtout auditives ou olfactives. C’est bien de l’imago qu’il est question ici, dans le sens d’une imitation ; suivre l’animal revient à s’en faire une image sensible, la plus fidèle possible, et ce en imitant sa démarche, son langage, ses comportements… jusqu’à sembler l’incarner. « Pour entrer en relation avec les personnes non humaines convoitées, il est nécessaire de présenter quelques ressemblances, toujours avec cette même intention : se mettre en capacité d’échanger avec l’autre81. »

53 Dans ses dispositifs, Greta Alfaro soumet le spectateur à des gestes animaux dont le sens profond reste sans doute pour une grande part inaccessible. De la sorte, elle le fait rêver. Sa façon de filmer ces bêtes, de disparaître derrière des plans séquence distants, laisse libre cours à une expression animale dont l’écoute respectueuse détourne du désir de contrôle ou de capture, même du regard. C’est un rapport d’horizontalité qu’elle instaure. Mais sentir – plutôt que saisir – une signifiance animale n’est envisageable que parce qu’une certaine « réversibilité82 » semble permise83. Nastassja Martin rappelle que pour les gwich’in « les animaux sont réputés porter un jugement sur les hommes84 ». N’est-ce pas l’expression même d’une appréciation animale de pratiques humaines, certes sollicitée à l’insu de ces juges inattendus, qu’Alfaro cherche

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à montrer ? Déporter, transférer les rituels, qui sont souvent censés distinguer l’homme du reste du vivant, du côté animal, pourrait paraître à certains comme un contresens, une forme d’outrage. Mais ces mises en scène paradoxales, révélant un homme privé de ses repères et de ses rituels, ne rejoignent-elles pas en fait l’essence du rite, qui est de créer un espace magique et vivable ? S’agit-il de fonder de « nouvelles85 » représentations, d’aspirer à la découverte de nouvelles fondations, dans lesquelles l’animalité humaine est non seulement incontestable mais déterminante ?

54 Rappelons ici que certains animaux, comme le vautour justement, sont les acteurs principaux de cérémonies mortuaires organisées par l'homme. Les bouddhistes tibétains notamment, qui n'ont pas adopté les rites funéraires chinois, nourrissent soit les poissons, soit les oiseaux de proie, et surtout les vautours – dont l'extinction finit par menacer la réalisation de ce rituel – avec les corps de leurs morts86.

55 Les actions animales sont aussi et d’abord création d’images, langage iconique fait de reprises, d’instauration de rythmes, appartenant au « temps cyclique87 », et dans laquelle l’artiste opère, ou laisse opérer, comme dans le rite, un transfert. Dans cette révolution des regards et des gestes, ces animaux, convoqués au sein d’univers humains, ou devenant observateurs et praticiens de ceux-ci, pris pour modèles, ne se révèlent-ils pas encore des artistes du territoire ?

Troublante empathie

56 L’éthologue Lucy Bates88, le biologiste Carl Safina89, le neurobiologiste et philosophe Georges Chapouthier90, le docteur vétérinaire Marie-Claude Bomsel91 ou encore la sémioticienne Astrid Guillaume92, entre autres, s’accordent tous pour repérer chez les animaux des attitudes et des gestes relevant de l’empathie ou de la compassion. Frans de Waal, notamment, perçoit dans cette aptitude singulière, qu’il considère comme un précurseur du sens moral, l’expression d’un dénominateur commun reliant l’homme aux autres animaux. Le phénomène projectif, fondement et organisateur de nombreuses relations sociales, peut se ressentir de différentes manières. Des artistes comme Greta Alfaro ne prennent-ils pas le parti de l’établissement de passages, au travers même de la projection, de ponts interspécifiques capables d’éclairer, à partir de cette supposée extériorité animale, des usages qui semblaient le propre de l’humain ? Lorsque l'on regarde ces animaux qui viennent manger le repas de l'homme, il est tentant, au bout d'un certain temps, pris par une sorte de « décrochage », d'échapper à notre sphère identificatoire humaine pour atteindre, ou simplement envisager d'autres formes de rapport spéculaire.

57 L'empathie, que le public des œuvres d'Alfaro ne peut éprouver tant il est fasciné par l'expression d'une radicale altérité animale, ne se révèle-t-elle pas a posteriori, loin du carnage, dans cet espace soudain ouvert d'une autre façon de percevoir ces gestes pas moins sensés, pas moins sacrés que ceux de l'homme ? Cette empathie-là, qui n'est pas le fruit d'un anthropomorphisme béat, résultant d'une sélection humaine des bons et des mauvais animaux, ne peut-elle alors ouvrir sur ce que le philosophe Baptiste Morizot appelle de ses vœux : une « diplomatie93 » avec l'animal ? Dans une expérience qui le confronte de manière fugace au loup - autre symbole de l'animal paria - sur le plateau de Canjuers en Provence94, Morizot confie :

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« ici, le fait qu’ils nous regardent dans les yeux indique qu’ils savent quelque chose : il y a une intentionnalité cachée derrière nos yeux, comme s’il y avait quelque chose à voir, comme si nous avions vraiment une âme, trahie dans ces miroirs95. »

58 Les artistes et les penseurs de ce miroitement animal ont sans doute (r)ouvert une voie sur laquelle nous n'avons fait que quelques pas. Nous ne croisons certes jamais le regard des vautours, ou des sangliers, dans les vidéos d'Alfaro, mais, comme furtivement, nous prenons acte de l’existence d’autres rituels, d'autres modes de vie(s), et nous vivons animalement ce que nous sommes, c'est-à-dire conjointement ce que nous n'avons jamais cessé d'être et ce que nous sommes devenus.

NOTES

1. Étienne Bonnot de CONDILLAC, Traité des sensations, Traité des animaux [1755], Paris, Fayard, 1984, p. 311. 2. Dominique LESTEL, Les Origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001. 3. Ibid., p. 290. 4. Ibid, p. 293. 5. Ibid. 6. James George FRAZER, Le cycle du rameau d'or, trad. fr., Paris, Geuthner, 1890. 7. Ludwig WITTGENSTEIN, Remarques sur le Rameau d’Or de Frazer, Lausanne, L’âge d’homme, trad. fr., 1982, p. 20. 8. On peut lire ailleurs : « Je veux considérer ici l’homme comme un animal ; comme un être primitif auquel on accorde certes l’instinct mais non le raisonnement. Comme un être dans un état primitif. En effet, quelle que soit la logique qui suffise pour un moyen de communication primitif, nous n’avons pas à en avoir honte. Le langage n’est pas issu d’un raisonnement. » Ludwig WITTGENSTEIN, De la certitude, Paris, Gallimard, 1976, § 475, p. 115. 9. Cary WOLFE, Animal Rites: American Culture, the Discourse of Species, and Posthumanist theory, Chicago, The University of Chicago Press, 2003. 10. J’emprunte ici le terme au domaine des études littéraires. Anne Simon (Centre de recherches sur les arts et le langage, CNRS/EHESS) le définit ainsi : « La zoopoétique est une approche littéraire des textes fondée sur un renouvellement des interfaces avec des disciplines relevant des sciences humaines et sociales tout comme des sciences du vivant. » https:// animots.hypotheses.org, consulté le 06/08/2018. 11. Albert PIETTE, « Pour une anthropologie comparée des rituels contemporains, Rencontre avec des "batesoniens" », Terrain n° 29, 09/1997, p. 142. 12. Ibid., p. 144. 13. Cf. Julian HUXLEY, Le Comportement rituel chez l’homme et chez l’animal, tr. fr. Paris, Gallimard, 1971. 14. Plus tard, Renck et Servais, dans cette voie, suggéreront également que les comportements ritualisés chez les animaux se déploient souvent à une autre échelle que les mouvements dont ils sont issus et qu’ils ont transformés en signaux spécifiques (Jean-Luc RENCK et Véronique SERVAIS, L’Éthologie. Histoire naturelle du comportement, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 76-77). 15. Julian HUXLEY, Le Comportement rituel, op.cit., p. 9.

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16. Ibid., p.21. Huxley poursuit : « bien que l'étude du rapport stimulus-réponse constitue un aspect important de la psychologie animale il est tout à fait fallacieux d'en exagérer l'importance comme on l'a fait si souvent par le passé. Dire qu'il représente la totalité du comportement animal équivaudrait à prétendre que les salles de jeu de Las Vegas donnent une image d’ensemble des entreprises humaines. » (p. 123). 17. Ibid., p. 23. 18. Erving GOFFMAN, Les Cadres de l'expérience, Paris, Minuit, 1991, p. 9. 19. Erving GOFFMAN, La Mise en scène de la vie quotidienne (1959), trad. fr., Paris, Minuit, 1973, p. 18. 20. Ibid. 21. John SMITH, The Behavior of Communicating, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1977, p. 437. 22. Yves WINKIN, « La notion de rituel chez Goffman. De la cérémonie à la séquence », Hermès n° 43, 2005, p. 74. 23. Cf. Jane GOODALL, The Chimpanzees of Gombe: Patterns of Behavior, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1986. 24. Cf. Gordon M. BURGHARDT, The Genesis of Animal Play: Testing the Limits, Cambridge, MIT Press, 2005. 25. Cf. Marc BEKOFF, The Philosophy and Biology of Cognitive Ethology, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1997 ou Marc BEKOFF et John BYERS (éd.), Animal play: Evolutionary, Comparative, and Ecological Perspectives, Cambridge University Press, 1998. 26. Robert ARDREY, The Territorial Imperative: A Personal Inquiry into the Animal Origins of Property and Nations, New York, Atheneum, 1966. Les œuvres d’Ardrey, très populaires, ont influencé de nombreux artistes et notamment Stanley Kubrick qui s’en inspire dans l'élaboration, en 1968, de 2001 : l’Odyssée de l'espace et Orange mécanique. 27. David LACK, The Life of the Robin, Londres, Athene, 1943. 28. Jacob von UEXKÜLL, Mondes animaux et monde humain [1935], Paris, Denoël, 1965. 29. L’animal peut représenter le catalyseur de différents sentiments, allant de l'empathie à l'hostilité, voire agir comme une conscience de substitution. 30. Le vautour est une espèce plutôt solitaire, mais certaines circonstances le rendent grégaire. C’est notamment le cas lorsqu’il y a abondance d’aliments dans un lieu donné. Ils se regroupent alors, formant parfois un groupe composé de plus de dix individus. 31. Qui étaient notamment présentées dans l’espace d’exposition « Bêtes off », à la Conciergerie de Paris (2011-2012), en regard du film. 32. Alfred HITCHCOCK, Les Oiseaux, 120’, 1963. Le film a d’ailleurs inspiré des artistes comme le photographe japonais Yoshinori Mizutani, qui, pour sa série The Birds (2014-2016) notamment, donne à voir des nuées en vol ou posées sur des fils électriques, les superposant parfois afin d’amplifier encore un effet de multitude. C’est la prolifération d’oiseaux d’origine domestique, rendus à la liberté, qui lui a rappelé des scènes du film. Comme pour Hitchcock et Alfaro, la présence menaçante des oiseaux sert de déclencheur, permettant d’engager une réflexion sur la perception d’un naturel incontrôlable par la société. 33. La quête de la nourriture, rappelle Jean-Christophe Bailly, est « fille naturelle de l’hétérotrophie, et en lui supposant comme c’est l’usage un fort quotient d’avidité, dents de fauves ou de squales et piqués de rapaces… » (Jean-Christophe BAILLY, « La forme animale », Le Portique n° 23-24, 2009, https://journals.openedition.org/leportique/2426, consulté le 30 septembre 2016). 34. Mary DOUGLAS, De la souillure, Paris, Maspero, 1971. 35. Jean-Pierre POULAIN, Dictionnaire des cultures alimentaires, Paris, PUF, 2012, p. 60. Cf. également Claude FISCHER, L'Homnivore, Paris, Odile Jacob, 1990.

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36. On songera par exemple à son installation-performance European Dark Room, en 2012, dans laquelle l'artiste entreprend la métamorphose d'un bureau d'une ancienne manufacture de tabac de la banlieue madrilène datant du XVIIIe siècle. Les murs de celui-ci sont intégralement recouverts de chocolat, donnant sens au titre. La performance commence lorsqu'un système de chauffage est mis en route. La chaleur avoisine bientôt les cent degrés Celsius. La conséquence ne tarde pas : le chocolat fond, les parois du local semblant littéralement l’exsuder. 37. Marcel MAUSS, « Les techniques du corps », communication présentée à la Société de Psychologie le 17 mai 1934, publiée dans le Journal de Psychologie, XXXII, 3-4, 15 mars-15 avril 1936. 38. Il se réfère en cela à divers types de relations ritualisées qu’établissent certaines tribus australiennes avec des kangourous, des émous ou encore des chiens sauvages. 39. Marcel MAUSS, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 373. 40. Christine LAQUET, Tir de nuit, photographies, vidéo NB, 5'21'', 2012. 41. « Ces animaux – dit l’artiste – pris au piège de l’image délivrent une pose qui me renvoie à l’acte photographique lui-même. Sa violence, sa poésie, sa beauté́, de l’animal pris sur le vif, acteur et captif en même temps d’un témoignage qui, par cette technique, se rapproche de la caméra de surveillance en espace naturel ». Site officiel de l’artiste, http:// www.christinelaquet.com/videos/, consulté le 31 mars 2019. 42. Sonia LEVY, « Présences animales », Billebaude n°10, Grenoble, Glénat, 2017, p. 46. 43. Éric Baratay rappelle que les sciences sociales ont, au XX e siècle « recreusé le fossé entre "nature" et "culture", "animal" et "homme". L’une des raisons a été la nécessité de réagir, après- guerre, aux idéologies biologiques néfastes, le nazisme ayant placé des hommes en dessous de certains animaux. » Éric BARATAY, « Pour une histoire éthologique et une éthologie historique », Études rurales, n°189, 2012, p. 94. 44. Ibid. 45. Ibid. 46. Ibid. 47. Cf. notamment Kaitlyn M. GAYNOR, Cheryl E. HOJNOWSKI, Neil H. CARTER et Justin S. BRASHARES, « The influence of human disturbance on wildlife nocturnality », Science vol. 36, Juin 2018, p. 1232-1235. 48. Le vautour subit, lui aussi, des perturbations dues aux activités humaines, surtout en ce qui concerne les lieux de nidification et les collisions avec les lignes à haute tension. 49. À ce sujet, en 2016, l’Institut Salk (Californie) a donné vie en laboratoire à des embryons viables homme-cochon. Le développement de ces chimères d’un nouveau genre a été stoppé au bout d'un mois, stade auquel une cellule sur 100 000 se révélait être humaine. 50. La vue du gâteau ne va pas susciter chez les sangliers d’excitation particulière. Jacques Vauclair rappelle qu’un « stimulus visuel comme signal de nourriture […] n’est pas le plus approprié pour les vertébrés supérieurs. » (Jacques VAUCLAIR, La Cognition animale, Paris, PUF, 2004, p. 10.) 51. Qu’on pourrait également associer à la « comfort food ». 52. Éric BARATAY, « Pour une histoire éthologique », op. cit., p. 98. 53. Il s’agit de Fall On Us, And Hide Us (2011), une installation réalisée dans l’église romane du XI e siècle abandonnée du village en ruine de Bézquiz, dans la vallée de Valdorba, au cœur de la Navarre natale de l'artiste. En quête du catholicisme ancestral, mêlé au paganisme et aux influences gréco-latines, et anéanti par l'Inquisition au début du XVIIe siècle, cette œuvre consiste dans l’installation à même le sol de squelettes d'animaux en tout genre. Sur l'autel l’artiste a déposé le corps dépecé et étêté d'un agneau rappelant l'animal pascal, mais placé sur le dos, comme à l’envers, prêt à cuire. On songera également à Invención (2012), installation investissant cette fois un ancien couvent de Mexico transformé en musée. À l'intérieur de la

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partie centrale de l'église, près de l'autel désaffecté, Alfaro fit construire une petite chapelle dont la structure, conçue en plaques de plâtre, est enduite de meringue reprenant les décors dans le style baroque mexicain. Le public est invité à déguster le décor. La nourriture culturelle prend alors corps pour devenir comestible ; la production artistique est vouée à être détruite, ingérée par l’homme. 54. C’est un arrêté préfectoral, en France, qui classe le sanglier parmi les gibiers, dont la chasse est limitée par un quota, ou parmi les nuisibles - l’ampleur de leur abattage étant alors fonction des dégâts occasionnés aux cultures principalement. 55. Le vautour, en faisant disparaître les cadavres en décomposition, réduit par exemple les risques de propagation de certaines maladies. 56. Le vautour moine, acteur de In Ictu Oculi, a d’ailleurs été réimplanté en Europe. Sa protection, encadrée par une directive européenne dès 1979, a permis l'augmentation de sa population, notamment en Espagne. 57. « That area of Navarra [...] was in the cross over between different cultures. You can see the remains of Catholicism, Basque culture and , French influence and roman . » (Traduction de l’auteur). Propos recueillis par Morgan QUAINTANCE, A very crafty and tricky Contrivance, Londres, Founder & Chairman Genesis Foundation, 2013, p. 11. 58. Cf., entre autres, Robert A. HINDE, « The Biological Significance of the territories of birds », Ibis, vol. 48, 1956, p. 340-369, Bernard RICHARD, « Le Comportement territorial chez les Vertébrés », Territoire et domaine vital, Paris, Gaston Richard, 1970, p. 2-19, Aristide. H. ESSER, Behavior and Environment. The Use of Space by Animals and Men, New York-Londres, 1971. 59. La mise en scène de la table, au centre du cadre, est une incontestable référence aux conventions de la peinture, surtout des XVIe et XVIIe, comme l’illustre, entre autres, la Cène à Emmaüs du Caravage (vers 1601). 60. « Et Babylone, l’ornement des royaumes, la fière parure des Chaldéens, sera comme Sodome et Gomorrhe, que Dieu détruisit. Elle ne sera plus jamais habitée, elle ne sera plus jamais peuplée ; l’Arabe n’y dressera point sa tente, et les bergers n’y parqueront point leurs troupeaux. Les animaux du désert y prendront leur gîte, les hiboux rempliront ses maisons, les autruches en feront leur demeure et les boucs y sauteront. Les chacals hurleront dans ses palais, et les chiens sauvages dans ses maisons de plaisance. » Esaïe 13.19, Nouvelle Édition de Genève, 1979. 61. Aldo LEOPOLD, Pour la Santé de la Terre, Paris, José Corti, 2014, p. 59. 62. Ibid., p. 47. 63. Parmi les philosophes qui se penchèrent sur le sujet au XVIII e, David Hume, dans « Of the standard of taste », avait tenté de montrer comment le goût, bien que subjectif, se rapporte à des jugements établis à partir de règles entendues, mais qui peuvent être « faussées », empêchant de percevoir des choses objectivement belles. En cela tous les goûts ne se valent pas, et les êtres plus avertis sont souvent le fruit d'une formation délicate. L'appareil sensoriel humain est alors l'objet de débats virulents tentant d'énoncer un avis définitif sur la définition même du « bon goût » cf. David HUME, « Of the standard of taste », in Four dissertations, Londres, A. Millar, 1757. 64. Jean-Anthelme BRILLAT-SAVARIN, Physiologie du goût, 1848, seconde des dix réflexions placées en introduction de l’ouvrage. 65. Cf. Claude Marcel HLADIK, Sabrina KRIEF, Bruno SIMMEN et Patrick PASQUET, « Le goût n’est pas le propre de l’homme », La Recherche n° 443, 2011, p. 64-67, et aussi Claude Marcel HLADIK, Patrick PASQUET, Vicktoria DAMILOVA et Göran HELLEKANT, The Evolution of Taste Perception : psychophysics and taste nerves tell the same story in human and non-human primates, Comptes Rendus Palevol, 2. 10.1016, Elsevier, 2003. 66. Michael A. HUFFMAN, Mesfin SEIFU, « Observations on the illness and Consumption of a Possibility medicinal Plant Vernonia amygdalina by a wild Chimpanzee of the Mahale Mountains National Park Tanzania », Primates n° 30, 1989, p. 60-63.

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67. Nastassja Martin s’est intéressée aux techniques de traque et de chasse de nombreux animaux effectuées par les gwich’in, des autochtones d’une région du Nord-Ouest de l’Amérique du Nord. Sa thèse réalisée sous la direction de Philippe Descola, s’intitule Les âmes sauvages : Gwich’in, occident, environnement : rencontre des mondes en subarctique (Haut Yukon, Alaska). 68. Nastassja MARTIN, « Sur les traces des invisibles », Billebaude n°10, Grenoble, Glénat, 2017, p. 27. 69. Cf. à ce sujet : Éric BARATAY, Le Point de vue animal. Une autre version de l’histoire, Paris, Le Seuil, 2012. 70. L’appareil digestif du vautour est conçu pour la consommation d’aliments avariés. Ceux-ci sont stockés quelques heures à l’intérieur de son jabot dans lequel la nourriture connaît une première fermentation microbienne. L'intestin du volatile dispose d'une flore intestinale dense qui détruit ensuite la majeure partie des agents nocifs. 71. La psychologue Marie Le Fourn rappelle que chez les humains « tuer les animaux implique certaines règles d’abattage avec ou sans contrôle spirituel sur le « meurtre alimentaire » (selon les rites halal, casher, ou toute pratique impliquant un sacrifice suivi de prières, ou encore d’excuses adressées à l’âme ou à l’esprit de l’animal). En effet, nous ne pouvons pas nous considérer comme trop près du meurtre, intensément pulsionnel, ou de toute forme de sauvagerie, « d’ensauvagement ». Les rituels d’abattage servent alors à mettre à distance la souffrance de l’animal, c’est-à-dire à maîtriser le pulsionnel (et une certaine jouissance pouvant lui être associée) ainsi qu’à respecter certaines logiques de proximité. » Marie LE FOURN, « La rencontre de l'aliment, aliment de rencontre et représentations : comment questionner la construction du moi au travers de l'alimentation », Cliniques, 2013/2 (N° 6), p. 210. 72. Ibid., p. 209. 73. Daniel MAILLARD, Occupation et utilisation de la garrigue et du vignoble méditerranéens par le sanglier (Sus scrofa), Thèse, Aix-Marseille, 1996. 74. Dominique LESTEL, Les Origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001. 75. Ibid., p. 330. 76. Tim INGOLD, « Culture, nature, environment: steps to an ecology of life », in The Perception of the Environment. Essays on Livelihood, Dwelling and Skill, Londres, Routledge, 2000, p. 23. 77. Tim Ingold remarque que « lorsque le chasseur parle de la manière dont le caribou s’est présenté à lui, il ne cherche pas à dépeindre l’animal comme un sujet autonome et rationnel dont la capitulation aurait servi à extérioriser quelque résolution intérieure. Le récit du chasseur est une représentation vivante ; et son but est de donner forme à une sensation humaine – dans ce cas, la sensation de l’intense proximité du caribou, un autre être vivant doué de sensations. À ce moment décisif du face-à-face, le chasseur sentait la présence massive de l’animal ; il la sentait comme si son propre être était lié ou même mélangé à celui de l’animal – une sensation semblable à celle de l’amour, semblable à celle de l’acte sexuel dans le domaine des relations humaines. En racontant la chasse, il donne forme à cette sensation par le biais du langage. » (Ibid. p. 25). 78. Louis LIEBENBERG, « Les Origines de la science », Billebaude n°10, 2017, p. 12. 79. Carlo GINZBURG, « Signes, traces, pistes. Racines d'un paradigme de l'indice », Le Débat n° 6, Paris, Gallimard, 1980, p. 12. 80. Bertrand de JOUVENEL, L'Art de la conjecture, Monaco, Le Rocher, 1964, p. 31. 81. Nastassja MARTIN, « Sur les traces des invisibles », op. cit., p. 22. 82. Ibid., p. 25. 83. On songe notamment à Hemingway, qui, dans Le vieil Homme et la mer, personnifiant l’espadon, souvent visible, accorde au pêcheur et au poisson la capacité d’entrer mutuellement dans la conscience de l’autre, finissant par confondre le sort des deux êtres face à un milieu qui leur est hostile.

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84. Nastassja MARTIN, « Sur les traces des invisibles », op. cit., p. 25. 85. Le terme est ici discutable si on considère les nombreuses sociétés pour lesquelles la frontière qui sépare l’homme du reste du vivant est poreuse, voire inexistante. 86. « Dans les régions de haute altitude où le bois est rare, la crémation n'est employée que pour les lamas et les personnalités, à l'exception toutefois des plus hauts dignitaires religieux dont le corps est conservé par embaumement » (Marc MONIEZ, Christian DEWEIRDT, Monique MASSE, Le Tibet, Paris, Éditions de l'Adret, 1999, p. 278) Cf. également : Niema ASH, Flight of the Wind Horse. A Journey into Tibet, Londres, Random House, 1990. Cette cérémonie mortuaire qui a été pratiquée par certains peuples amérindiens, l'est encore aujourd'hui en Iran par les adeptes de la religion mazdéenne réformée. 87. Par opposition à la vision occidentale, selon laquelle « la succession des événements est conçue comme rectiligne ; ils s'alignent de part et d'autre de l'un d'eux tenu pour privilégié et qui sert de rapport unique pour le compte des années, que celles-ci soient antérieures ou postérieures à une donnée choisie. » Roger CAILLOIS, « Temps circulaire et temps rectiligne », Diogène n° 42, 1963, p. 3. 88. Lucy BATES, « Do Elephants Show Empathy? », Journal of Consciousness Studies, n°10–11, 2008, p. 204–25. 89. Carl SAFINA, Beyond Words: What Animals Think and Feel, New York, Henry Holt and Co., 2015. 90. Georges CHAPOUTHIER, Biologie de la mémoire, Paris, Odile Jacob, 2006. 91. Marie-Claude BOMSEL, Mon histoire naturelle : vétérinaire auprès des animaux sauvages, Paris, Arthaud, 2016. 92. Astrid GUILLAUME, « Animal : « être sensible » unanimement désensibilisé. Sémiotique du sensible », Revue trimestrielle de la Fondation Droit Animal, Éthique et Sciences, n°81, avril 2014, p. 35-37. 93. Baptiste MORIZOT, Les Diplomates, Cohabiter avec les loups sur une nouvelle carte du vivant, Marseille, Wildproject, 2016. 94. Le philosophe témoigne : « 4 h du matin, rencontre avec le loup à 40 pas, d’homme à homme. C’est absurde, mais c’est la première et plus limpide formule qui me vient à l’esprit pour la verbaliser. Impression qui devient une énigme à résoudre. » Baptiste MORIZOT, « Rencontres animales, voir un loup d’homme à homme », Vacarme n° 70, Bêtes à penser, janvier 2015, https:// vacarme.org/article2728.html, consulté le 08/01/2016. 95. Ibid. Songeons également à la formule de Waal : « La cupidité a vécu, l'empathie est de mise. Il nous faut entièrement réviser nos hypothèses sur la nature humaine. » (Propos de Frans WAAL recueillis par Pierre LE HIR, « Des animaux doués d’empathie. Une leçon de vie du primatologue Frans de Waal », Le Monde, 26 février 2010).

RÉSUMÉS

L’éthologie a depuis longtemps remarqué que nombreux sont les exemples de groupes animaux organisés en sociétés dont les logiques relationnelles et les pratiques collectives peuvent être comparées à celles des hommes. Des artistes contemporains ont envisagé un transfert entre l’homme et l’animal susceptible d’interroger la phénoménologie d’une corporéité sociale. Pour certains d’entre eux, comme Greta Alfaro, le rituel humain peut être relu – ou revu – par l’animal. Le vautour ou le sanglier se révèlent les complices involontaires d’une enquête sur des pratiques

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que l’on pourrait croire spécifiques à l’humain. Et, partant, ils permettent ainsi d’ouvrir le champ d’un patrimoine commun.

Many animal societies display relational logic and collective practices that can be compared to those of humans, as it has been noticed by ethology. Contemporary artists have considered a transfer between human and animal susceptible to question the phenomenology of a social group. For some of them, like Greta Alfaro, the human ritual can be re-read - or reviewed - through animal. The vulture or the wild boar prove to be the involontary accomplices of an investigation on practices which we could consider specific to the human being. And therefore, they so allow to open the area of a common heritage.

INDEX

Mots-clés : animal, rite, geste, corps social, performance. Keywords : animal, ritual, gesture, social body, performance.

AUTEUR

VINCENT LECOMTE Vincent Lecomte est chercheur, enseignant et artiste. Docteur en esthétique et sciences de l’art, il est membre du Centre Interdisciplinaire d’Études et de Recherches sur l’Expression Contemporaine et chargé de cours au département Arts plastiques de l’université Jean Monnet de Saint-Étienne. Sa thèse, « Un Penser animal à l’œuvre », étudie les différentes façons dont l’art convoque l’animal pour mettre en évidence une autre conscience possible du monde. Sa pratique artistique est un laboratoire permanent dans lequel le dessin, la composition sonore et l'image animée contribuent à alimenter une recherche qui se traduit et se produit sous la forme d’accrochages, d’installations, mais également de projections ou de concerts.

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Des gestes aux rythmes, nouvelles approches des formes rituelles médiévales Note critique sur Jean-Claude Schmitt, Les rythmes au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2016 From Gestures to Rythms, New Approaches on Medieval Ritual Forms. A Review of Jean-Claude Schmitt, Les rythmes au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2016.

Chloé Maillet et Thomas Golsenne

Les auteurs remercient Vassiliki Zacchari d’avoir invité Jean-Claude Schmitt durant le séminaire d’Images re-vues en 2019, et remercient cet auteur pour les années de séminaire de l’EHESS passés collectivement à discuter des hypothèses de cet ouvrage.

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1 Depuis la Raison des gestes au Moyen Âge, Jean-Claude Schmitt nous avait appris qu’il était possible de faire de l’histoire médiévale en lisant Marcel Mauss, et de comprendre que le corps et ses gestes avaient une histoire, qu’elle était certes difficilement accessible pour les périodes anciennes, mais intelligible grâce à des outils pluridisciplinaires intelligemment déployés. Ces corps si faussement familiers (et pourtant si lointains) de Rupert de Deutz, atteint de convulsions mystiques, ou de Jean Ruysbroek qui court, saute et danse dans l’ivresse spirituelle, Schmitt avait réussi à nous les faire appréhender par le croisement d’une étude d’images finement mises en séries et de textes mystiques ou de chroniques1.

2 Les dernières années du séminaire de Schmitt à l’EHESS ont été consacrées à élaborer Les rythmes au Moyen Âge, une histoire inédite, celle de la notion de rythme, dans toutes ses acceptions, de la musique à l’architecture, du calendrier aux rythmes des sphères célestes. Plus encore, cette histoire sur la longue durée montrerait un bouleversement de la notion. Entre le Moyen Âge et notre époque, le rapport du rythme au monde s’est donc inversé : le rythme au sens latin de rythmus, lié au langage et à la musique, introduisait à la totalité unifiée de l’ordre dynamique de la Création. Aujourd’hui au contraire, les rythmes caractérisent respectivement et sans rapport entre elles toutes les facettes et les strates hétérogènes de notre monde ; un monde qui n’est plus pensé comme la création divine, mais comme le produit toujours instable d’une ontogénèse permanente. Du mot rythmus au singulier, qui faisait sens dans l’harmonie de la Création, on est passé dans les langues vernaculaires aux rythmes, un mot identique, mais plus volontiers employé au pluriel et qui renvoie aux mouvements continus de la nature et de l’histoire (p. 17).

3 L’ambition de Schmitt est bien de faire un livre non sur un phénomène typiquement médiéval (on pense à la comparaison avec le grand livre sur le purgatoire de Jacques le Goff2), mais sur un phénomène englobant et transhistorique, ou plutôt, sur un concept. On pourrait dire que le rythme, c’est le temps et l’espace avant les a priori de l’entendement de Kant : un temps continu, linéaire et irréversible, un espace en trois dimensions infini. Le rythme, c’est du temps et de l’espace concret, non pas « remplis » par des corps, mais créés par des actions : déplacements, gestes, chants, formes. Cet ouvrage serait un livre de philosophie pragmatique, pré-kantien. Il est aussi nécessaire de bien mettre en exergue ce qui fait les différences et les spécificités de cette conception du temps et de l’espace et ce qu’elle apporte à de nombreux problèmes historiques. L’auteur décrit un monde médiéval holiste et analogiste, pensé comme discontinu, mais faisant sens dans une acception du monde aujourd’hui révolue3. Faisant correspondre forme et fond, il fait le lien entre micro et macro-histoire, entre l’étude détaillée d’une mosaïque ravennate pour comprendre qu’il faut penser ensemble l’espace de la basilique et l’espace figuré (Sant’Apollinare Nuovo, p. 372-373)

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et la pensée de temps cyclique et téléologique développée ailleurs dans le livre (p. 270-305).

Fig. 1

Ravenne, Sant’Apollinare Nuovo, mosaïques de la nef, VIe s. Photo Maillet

4 La procession des saintes et des saints de la basilique du temps l’empereur Justinien fait le lien entre temps présent et temps eschatologique : sa splendeur est à l’image de celle de la fin des temps qu’elle permet d’anticiper. Elle est aussi un écho à tous les rythmes liturgiques de l’église en période de culte. La succession des saintes donne une impression de répétition et de variabilité par les changements subtils dans l’ordonnancement des textiles, des ornements et des mouvements. Les gestes de procession devaient redoubler et rendre vivants ceux qui étaient représentés sur les murs de la longue basilique. Il est aussi un écho au temps précédent la conversion : la basilique avait été érigée au temps du roi ostrogoth Théodoric, arien, et considéré comme hérétique. Pourtant la procession précédente avait été laissée visible, des petites mains de l’ancienne mosaïque apparaissent encore sur les colonnes de la nouvelle. Toutes et tous ces personnages en procession, hérétiques passés, saintes et saints, fidèles et chrétiens du futur, avancent au même rythme, qui scandé par les litanies chantées égrenant les noms des saints dans le même ordre qu’ils apparaissent sur les murs.

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Figure 2

Ravenne, Sant’Apollinare Nuovo, mosaïques de la nef, le palais de Théodoric, avec des restes de mains sur les colonnes. VIe s. Photo Maillet.

5 Schmitt insiste beaucoup sur la pensée analogique (définie en prenant appui sur le travail de Philippe Descola4) pour décrire l’accord du corps humain et du monde, en un rythme commun, nommé musica en latin. La musique, ce n’est pas seulement du son, c’est l’harmonie elle-même qui se dégage de toute activité bien réglée au rythme de la création. Dès lors, le concept de rythme englobe toute action au Moyen Âge et donc tous les domaines couverts par l’étude historique. Ainsi, le choix devant la masse de documents potentiellement concernés par cette étude (tout ce qui concerne le temps, l’espace et le corps) a été de procéder par l’étude de dossiers et par problèmes. Ce n’est pas une somme, ni une synthèse, mais l’examen de problèmes anthropologiques, et l’ouverture d’un champ historiographique. Schmitt reprend la forme littéraire de l’hexameron en six journées, autant que celle de la création divine qui est pensée comme un socle historique pour l’ensemble de la population médiévale. Fidèle à Marc Bloch, il adopte une méthode régressive, nécessaire à la défamiliarisation de notre concept rythmique, partant du présent. La première journée enquête parmi les œuvres contemporaines (plus d’une centaines d’œuvres des collections du centre Pompidou comportent le terme de rythme) ; la deuxième embrasse le corps médiéval, ses danses et ses pratiques (microcosme et macrocosme) ; la troisième les rythmes du temps (des cloches de la journée à l’année liturgique) ; la quatrième les déplacements dans l’espace ; la cinquième la pensée rythmique de l’histoire (rythmes narratifs) ; et la dernière les changements de rythmes ou l’émergence de rythmes individuels (l’anniversaire), pontificaux (le jubilée de 1300) ou liés à des mouvements sociaux et corporatistes (salariat, grève).

6 Loin d’être un recueil d’études indépendantes, Les rythmes au Moyen Âge est parcouru tout du long par deux tensions, deux binarités conceptuelles qui constituent les axes du

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rythme : idio/hétérorythmie et rythme/cadence. Dans le premier axe, il s’agit de savoir si le rythme est personnel ou imposé de l’extérieur. Dans le deuxième de penser la cadence répétitive face au rythme. C’est ce qui fait la dimension politique du rythme. Barthes avait problématisé simplement cette question par un exemple vu de sa fenêtre, celui d’une mère tirant son enfant par le bras, imposant un rythme d’adulte à un corps d’enfant : Le pouvoir – la subtilité du pouvoir – passe par la dysrythmie, l’hétérorythmie5.

7 La mère tirant son enfant imposerait le rythme que l’enfant intégrerait dans son corps sans en avoir conscience, de la même façon que les moines chantant à l’unisson comme un seul homme. Au contraire, l’idiorythmie réclamée de ses vœux par Barthes peut être proposée par le rythme de la page d’un écrivain (moderne), le parcours de l’individu remarquable. Déterminer ce qui fait l’hétérorythmie partagée de la société médiévale est un des objectifs du livre. La cadence régulière semble être celle des normes hétérorythmiques qui font fonctionner ensemble la société. La cadence imposée permet la vie en communauté. Mais elle n’empêche pas pour autant une différence dans la répétition, parce que selon l’analyse fameuse de Gilles Deleuze : Les valeurs toniques et intensives agissent au contraire en créant des inégalités, des incommensurabilités, dans des durées ou des espaces métriquement égaux6.

8 L’analyse précise de certaines images, comme celle du sépulcre de Sancho Sáiz de Carrillo (p. 365), montre combien la récurrence des gestes, les femmes et hommes se tirent les cheveux en signe de douleur, s’articule avec la variation des costumes zébrés de bandes noires qui s’infléchissent en même temps que les corps pour donner la mesure de l’intensité vocale et gestuelle des lamentations, mettant en tension le couple différence-répétition.

Fig. 3

Anonyme castillan, Burgos, Pleurants sur le tombeau Sancho Sáiz de Carrilo, vers 1295, Museu nacional d’art de Catalunya. Photo Wikimedia commons.

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9 On mesure à quel point l’histoire de l’art, dans le sillage d’Erwin Panofsky, s’est fourvoyée en négligeant ces distinctions capitales. Comme le rappelle Schmitt dans sa première partie, Panofsky avait élaboré une théorie esthétique du rythme à partir du livre de Hans Kauffmann sur l’art rythmique de Dürer. Panofsky rappelle la vieille opposition entre cadence (metrum) et rythme (rhythmus), mais c’est pour la déplacer. Il n’y a pas d’un côté la répétition du même et de l’autre, la différence dans la répétition, mais le rythme est une « perception esthétique » de la cadence. Dire que la mesure et le rythme sont en fausse opposition, qu’au fond, c’est la même chose, mais seulement vu sous deux points de vue différents (metrum abstrait, rhythmus dans l’expérience sensible), c’est nier précisément une différence ontologique entre les deux concepts ; c’est penser que le rythme n’est que la traduction sensible de la mesure abstraite, c’est appliquer la « forme symbolique » cassirerienne au rythme, en en faisant un « symbole », la forme sensible d’une idée. C’est une conception platonicienne et néo- kantienne. Disant cela, non seulement Panofsky ignore que le rhythmos grec avait peu à voir avec la mesure avant Platon, comme le montrera Benvéniste, que Schmitt ne cite que trop rapidement (p. 15-16). Mais c’est aussi affirmer, d’une manière politique, que c’est l’ordre de la mesure qui intéresse Panofsky plus que le désordre du rythme. L’approche panofskyenne du rythme est typique de ce que la psychologie de la forme a fait négliger à l’étude des images et des œuvres d’art : elle normalise, elle réduit les différences, elle ramène le différent au même, le rythme à la cadence, qui en serait l’essence abstraite.

10 Dans ses analyses d’images, Schmitt s’intéresse beaucoup à certains motifs ornementaux qui semblent se répéter rythmiquement, mais jamais sans variation. Il est ici très proche (et redevable en bonne partie) des études de Jean-Claude Bonne sur l’ornementalité médiévale, lui-même fortement inspiré de la philosophie de Gilles Deleuze (cité p. 61 sq.). Différence et répétition7 formulait une virulente attaque contre l’approche traditionnelle (platonicienne). Dans la philosophie platonicienne, c’est le même qui est premier et la différence seconde. Une variation ne peut survenir qu’après ou sur une identité de base. Dans la philosophie deleuzienne, c’est la différence qui est première sur la répétition. En effet, ce qui se répète ou qui varie, ce n’est pas un concept identique premier : c’est la différence qui s’exprime dans l’écart entre 1 et 1 + 1. En arts plastiques, Deleuze invoque l’exemple de l’ornementation murale pour dire qu’elle n’illustre pas la répétition d’un même motif, mais plutôt une force de croissance au fur et à mesure que l’ornementation s’étend dans la salle, à l’instar d’une végétation sauvage. En musique, la répétition peut mener à la transe, par intensification ou accumulation de petits différentiels. Voilà comment Deleuze peut en venir à une approche anti-platonicienne du rythme comme force de croissance, comme devenir (selon Nietzsche), soit l’affirmation de la différence dans la durée, soit la création. Selon Bonne l’ornement médiéval fonctionne justement par intensité croissante dans la répétition. Schmitt reprend par exemple l’analyse du manuscrit lat. 1118 de la BNF, par Jean-Claude Bonne et Eduardo Aubert8 (p. 117-121) : les images de gestes de jongleurs, musiciens et danseurs qui accompagnent les neumes (notations musicales) de ce tonaire de la fin Xe – début XI e siècle, illustrent rythmiquement et non pas iconographiquement les huit tons de la gamme en performant ornementalement un crescendo de gestes. L’ornementation ne fait pas que décorer les pages, elle active visuellement la musique.

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11 Cependant Schmitt tire finalement assez peu parti de la philosophie deleuzienne ou de la définition pré-platonicienne du rythme comme différence dans la répétition. Schmitt ne parle pas de la suite de Fibonacci que Frédéric Bisson qualifie de « structure rythmique par excellence », car sa « progression est la répétition d’une différence constituante »9. Or, on le sait, cette suite se retrouve dans la croissance des fleurs de tournesol, des spirales des escargots et autres phénomènes naturels observables et connus au Moyen Âge. Si cette suite n’apparaît pas dans le livre c’est parce que Schmitt s’intéresse surtout à ce qui se répète dans le rythme, c'est-à-dire à ce qui produit de l’hétérorythmie, du sens social normalisé (de même que dans son livre sur les gestes, il étudiait surtout les manières dont les gestes étaient codés pour produire de la signification). Or, dans la suite de Fibonacci, le rythme ne figure pas comme structure de régularité au sens d’un retour périodique au même : le chiffre n+1 de la suite de Fibonacci est toujours différent du chiffre n.

12 Il existe aussi au Moyen Âge une autre pensée du rythme, comme croissance et différence matricielle, dont Schmitt fournit d’ailleurs plusieurs exemples. Nous voudrions insister sur ce point car il nous semble constituer la plus grande originalité de la pensée médiévale du rythme par rapport à la nôtre, et particulièrement en ce qui concerne le rapport du geste au rituel. Cette idée est intéressante pour deux raisons. D’abord, pour son aspect anthropologique : le rapprochement de la schématisation généalogique médiévale avec les analyses de Tim Ingold sur la ligne est très pertinent10 (p. 520) : à la ligne moderne qui délimite un territoire fermé et les routes qui le traversent, Ingold oppose une ligne de vie, une ligne vécue, qui ne part pas d’un espace abstrait et distinct du temps, mais une ligne espace-temps qui crée le territoire au fur et à mesure qu’il est parcouru ; par exemple chez les peuples du grand nord, les pistes ne sont pas des routes primitives, mais des tracés qui partent de l’expérience vécue : le coin aux phoques, la grande montagne, le lac, etc. De la même façon, un pèlerinage ou un voyage au Moyen Âge ne sont pas visualisés sur une carte par une ligne continue, mais par un récit qui raconte les étapes successives d’un voyage. L’autre raison est historique : l’apparition de l’horloge mécanique au milieu du XIVe siècle fait apparaître un temps mesuré indépendamment de l’expérience vécue et du déplacement dans l’espace ; au même moment, la cartographie au sens moderne commence à se répandre. Cela mène à la mécanisation du travail et à la cadence de la chaîne des usines.

13 De là on peut dire que le rythme médiéval n’est pas du tout la cadence moderne, de la même façon que la musique médiévale ne se compte pas en mesures régulières sur une portée. Le rythme, c’est bien la différence dans la répétition. Si c’est ainsi qu’est vécu le temps et l’espace au Moyen Âge, et non comme, à l’époque moderne, comme cadence qui strie l’espace par des coordonnées, cela signifie que ce que nous attribuons au rythme dans la société moderne (la musique, la peinture abstraite…) était répandu dans tous les aspects de la vie médiévale. Schmitt montre que le rythme médiéval comportait beaucoup plus de variabilité que l’époque qui succède à l’apparition de rythmes mécaniques et répétitifs. Ceci contrevient à l’idée que le culte de l’individu et de la créativité permettrait l’émergence de rythmes individuels. C’est aussi parce que l’art (le sens du rythme) n’est pas pensé seulement comme un domaine particulier, mais comme le contenu de la vie elle-même au Moyen Âge. Tout geste participe d’un rythme général de la vie et n’est pas spécifié et régulé pour une ritualité particulière.

14 Schmitt parvient comme peu de chercheurs à penser l’incorporation quotidienne du rythme, en dépassant l’idée d’obligation et de régulation, qui en reviendrait à des

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débats insolubles sur règles et transgressions. Par exemple, les danses sont à la fois condamnées (Ci nous dit), et comparées à la « danse » de Jésus la croix (rhétorique de l’inversion), pratiquée par les laïcs et les clercs pendant certaines fêtes et réputées avoir des vertus thérapeutiques (tacuinum sanitatis) (p. 164). La question de l’hétérorythmie est encore posée par l’analyse exemplaire du calendrier (troisième journée, p. 253 sqq). Source des plus grandes difficultés pour les apprentis médiévistes en raison de la superposition des modalités d’énonciation des dates (en fonction du comput, des fêtes fixes et des fêtes mobiles, comme Pâques), on peine à saisir comment les médiévaux comprenaient leur propre calendrier. Or on ne peut dissocier dans le calendrier les aspects pratiques (dates fixes en fonction de l’église universelle et des fêtes du diocèse), et symboliques : il représente l’ordre divin du temps de l’Eglise liant astrologie (images du zodiaque), temps agricole (saisons), et liturgie. Le calendrier est aussi une synthèse de multiples héritages comprenant le décompte des jours par ides, calendes et nones, le calendrier Julien et les mois romains, et commençait le 1er janvier, alors que la nouvelle année était toujours calculée à partir de Pâques (date mobile) ou de l’annonciation (25 mars). Ce livre montre la plasticité du rythme qui ne comprend pas une contrainte ou un système mais une manière de vivre par de multiples aspects selon une musique partagée.

15 Parmi d’autres exemples, Schmitt synthétise nos connaissances depuis Jean-Louis Flandrin sur une rythmicité peu compréhensible par nos contemporains qui est celle de l’activité sexuelle, répondant à une mesure du temps et à des interdits liés à la fois au rythme féminin (grossesses, allaitement, menstruations) et liturgique (pas d’activité sexuelle les jours de fêtes, au risque de mettre au monde des enfants déformés) (p. 246-249). L’histoire des rythmes sexuels est paradoxalement documentée avec précision pour certains personnages, comme le roi Charles VI, souffrant de folie, et soumis à une « érotothérapie » par ses médecins (Schmitt s’appuie sur l’étude détaillée de Bernard Guénée). On connaît donc le calendrier précis de ses nuits partagées avec épouses et concubines, et les grossesses qui s’en suivirent, et les conséquences politiques que cela pouvait avoir. Dans la même journée (la deuxième), Schmitt évoque, avec Bruno Laurioux, combien quelque chose qui nous paraît aussi personnel que l’alimentation était dépendant du rythme liturgique, alternant jours maigres et jours gras, dans une proportion qui pouvait atteindre un quart de l’année, mais de manière variable, en raison des fêtes mobiles (p. 242).

16 La manière dont il était possible de performer certains rituels (la communion par exemple), ne dépendait pas seulement de la connaissance des bons gestes aux moments précis mais de toute une anthropologie médiévale. Autrement dit, par le biais du rythme, nous comprenons que la différence moderne entre gestes rituels et non rituels était toute relative au Moyen Âge et que les moindres gestes du quotidien, que la plupart des techniques du corps y compris sexuelles, étaient soumis à une pensée rythmique, donc chargée de sens sociaux, religieux, cosmiques. Quand c’est la vie elle- même qui est rythmée, le rituel devient créateur.

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NOTES

1. Jean-Claude SCHMITT, La Raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, p. 319. 2. Jacques LE GOFF, La Naissance du purgatoire, Paris, Gallimard, 1981. 3. Même si on trouve des résurgences de l’analogisme dans les philosophies et pratiques rituelles occidentales souvent regroupées sous le terme de New Age. Michael HOUSEMAN avait montré les spécificités que leur étude pouvait apporter aux théories du rituel dans Le rouge e(s)t le noir. Essais sur le rituel, Toulouse, Presses universitaires le Mirail, 2012 ; avec Marie MAZZELA DI BOSCO et Emmanuel TIBAULT, il en a analysé les danses et la prépondérance de notions de Rythmes dans « Renaître à soi-même », Terrain, 66 | 2016, p. 62-85. https://journals.openedition.org/terrain/ 15974 (consulté le 10 novembre 2019). 4. Philippe DESCOLA, Par delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005. 5. Roland BARTHES, « Comment vivre ensemble. Simulations romanesques de quelques espaces quotidiens », Notes de cours et de séminaires au Collège de France, 1976-77, Seuil 2002, p. 40, cité par Schmitt op. cit. p. 32. 6. Gilles DELEUZE, Différence et répétition, Paris, PUF, p. 287, cité par Schmitt op. cit. p. 61. 7. Gilles DELEUZE, op.cit. 8. Jean-Claude BONNE et Eduardo AUBERT, « Quand voir fait chanter. Images et neumes dans le tonaire du ms BnF latin 1118 : entre performance et performativité », dans Alain DIERKENS, Gil BARTHOLEYNS et Thomas GOLSENNE (dir.), La performance des images, ULB, 2009, p. 225-240. 9. Frédéric BISSON, « Eléments d’arythmétique. Le rythme selon Whitehead et Deleuze », La Part de l’œil, n° 27-28, 2012-2013, p. 164-83 (173). 10. Tim INGOLD, Une brève histoire des lignes, Traduit de l’anglais par Sophie RENAUT, Paris, Zones Sensibles, 2013.

RÉSUMÉS

Les Rythmes au Moyen Âge de Jean-Claude Schmitt fait partie de ces ouvrages qui ouvrent un champ historiographique, en faisant la démonstration de la mise en perspective diachronique d’un objet apparemment aussi intangible que celui des rythmes conjoints du corps, du monde, du temps. Cette note critique vise à faire le point sur la place de cet ouvrage dans le champ des études sur la cadence et l’anthropologie des rythmes, en soulignant l’apport de l’anthropologie historique comparative.

Les rythmes au Moyen Âge de Jean-Claude Schmitt are amongst these books that can open a historiographical field, demonstrating the diachronical examination of an object which as intangible as the notion of joint rhythm of the body, of the world, and of time. This Review replaces the book in the field of studies on rhythm, underligning the use of the method of anthropological history.

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INDEX

Mots-clés : Moyen Âge, rythmes, cadence, musique, rituel, gestes, anthropologie historique Keywords : Middle Ages, rhythm, music, ritual, gestures, historical anthropology

AUTEURS

CHLOÉ MAILLET Chloé Maillet est spécialiste d’histoire du genre et de la parenté dans la culture visuelle et cléricale médiévale. Sa thèse de l’EHESS sur la parenté hagiographique médiévale sous la direction de Jean-Claude Schmitt a été publiée chez Brepols publishers en 2014. Bénéficiaire d’une bourse de recherches post-doctorales au musée du quai Branly en 2015-2016, Maillet est professeure d’histoire et théorie des arts à l’ESAD TALM Angers et participe au comité de rédaction d’Images re-vues et a dirigé plusieurs numéros, a publié des articles dans Gradhiva, Mediévales, Terrain et de nombreux ouvrages collectifs. Un ouvrage intitulé Transgenre au Moyen âge ? est à paraître aux éditions Arkhê, collection /Obliques en 2020. Louise Hervé & Chloé Maillet forment un duo artistique qui a publié Attraction Etrange (JRP Ringier, 2013), Spectacles sans objet (Editions P et Kunsthalle Aarhus, 2014), L’Iguane (Thalie Art Foundation, 2018) et présenté des expositions collectives et monographiques au Danemark, en Suisse, au Canada et en France.

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Varia

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Le Regard du mauvais (œil) L’art roman comme bouclier de la Foi Evil Eye(ing): Romanesque Art as a Shield of Faith

Herbert L. Kessler Traduction : Sophie Moiroux

NOTE DE L’ÉDITEUR

L’article a été initialement publié en anglais sous le titre « Evil Eye(ing): Romanesque Art as a Shield of Faith », dans le volume Romanesque Art and Thought in the Twelfth Century: Essays in Honor of Walter Cahn, édité par Colum HOURIHANE, (Princeton, University Park, 2008, p. 107-135). La traductrice, Sophie Moiroux, souhaite remercier Chloé Maillet, Nicolas Sarzeaud et Jean-Claude Schmitt pour leurs relectures.

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1 Dans son article de 1947, à juste titre célébré et hautement influent, intitulé « On the Aesthetic Attitude in Romanesque Art », Meyer Schapiro fait la distinction entre ce qui selon lui est « une conception esthétique de la peinture en tant qu’objet pour l’œil » et « la tradition de la peinture, principalement en tant que véhicule de doctrine1 ». Rassemblant une série de textes du XIIe siècle qui semblent confirmer ce qu’il considère comme « le moment essentiellement esthétique et séculier », Schapiro fournit une lecture attentive de la célèbre lettre de saint Bernard de Clairvaux à Guillaume de Saint Thierry, dans laquelle le théologien cistercien raille les attirances charnelles de l’art, en particulier les représentations d’animaux et de grotesques : Mais que signifient dans vos cloîtres, là où les religieux font leurs lectures, ces monstres ridicules, ces horribles beautés et ces belles horreurs2 ?

2 Il élabore alors son commentaire sur la fonction fondamentalement esthétique de l’art roman en présentant d’autres textes, tel un dialogue clunisien-cistercien anonyme qui semble succinctement soutenir que les images et autres formes de décoration d’église ne sont « pas une pratique nécessaire, mais sont considérées comme voulues pour le désir des yeux » 3, ainsi que d’autres assertions similaires par Gerhoh de Reichersberg : Si une colonne est déplacée, le bâtiment entier est menacé de la ruine. Si une image est détruite, l’œil du spectateur est extrêmement offensé4.

3 Il n’est bien sûr pas difficile de trouver des travaux qui exemplifient l’intérêt porté par saint Bernard et par d’autres, et qui paraissent témoigner de la distinction faite par Schapiro entre l’« objet pour l’œil » et le « véhicule de doctrine ». L’art roman abonde en créatures monstrueuses, et celles-ci ont été longuement examinées depuis que Schapiro a publié son étude séminale5. Les chapiteaux dans la nef de Sainte-Marie- Madeleine à Vézelay en offrent des exemples parfaits6 (fig. 1). L’un montre un serpent glissant sur une bête constituée d’un corps de bœuf et d’un torse humain se protégeant avec un globe de l’avancée d’un monstre plus traditionnel, le basilic, dont le corps ailé et serpentin est surmonté d’une tête menaçante, semblable à une chauve-souris, et pourvu d’avant-bras griffus. Sur le côté, un homme avec une énorme boule en pierre est prêt à attaquer le démon couronné. Attirant l’œil avec leur artifice imaginatif bizarre et leur combat fantaisiste, de telles images sont assurément le type de distraction spirituelle que saint Bernard a en tête. Elles ont également certainement intéressé l’auteur cistercien postérieur du Pictor in Carmine, qui soutient que l’art fondé sur la doctrine est préférable aux « centaures avec carquois, hommes sans tête souriant, ladite chimère logique » et autres images insensées dans le sanctuaire de Dieu, qui sont davantage des monstruosités difformes que des ornements, et [qui captent] le regard de nos contemporains par un plaisir non seulement vaniteux mais aussi profane7.

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Figure 1

Basilic, chapiteau de la nef, Vézelay, Sainte-Marie-Madeleine. Photographie : James Austin.

4 De plus, comme d’autres vaines productions humaines, celles-ci ont été condamnées en tant qu’idoles. Dans son commentaire sur l’interdiction des images matérielles, dans le deuxième commandement, Raban Maur souligne : Si vous formez un corps avec des membres humains et une tête de chien ou de chèvre, ou mettez deux visages sur un seul corps humain, ou encore ajoutez l’arrière-train d’un cheval ou d’un poisson à un torse humain, ceci et d’autres choses similaires ne créent pas une ressemblance mais une idole8.

5 Selon ce type de discussions, les belles difformités de saint Bernard de Clairvaux sont alors intéressantes non seulement à cause de leur attrait esthétique, mais aussi parce qu’elles posent la question de l’idolâtrie, et impliquent de facto la théologie.

6 Cet article entreprend donc de reconsidérer la distinction faite par Schapiro entre un art purement esthétique et l’art en tant que « véhicule de doctrine », en examinant en détail un diptyque en ivoire peu étudié du milieu du XIIe siècle se trouvant aujourd’hui à Florence (Museo nazionale del Bargello, fig. 2 et fig. 3), qui combine effectivement deux thèmes théologiques traditionnels centrés sur les monstres9. Le diptyque fabriqué en défense de morse est attribué à des artistes flamands et daté de vers 1150 (fig. 4), sur la base d’une comparaison entre son avers et un relief en pierre de l’église Notre-Dame à Maastricht10. John Beckwith l’attribue cependant à des artistes anglais, en se basant sur des références succinctes au Psautier de Shaftesbury (Londres, British Library, Lansdowne MS 383), au tympan de saint Michel à Moreton Valence dans le Gloucestershire et aux reliefs de la cathédrale de Chichester11. Alors que la comparaison de Beckwith avec les deux premiers est contestable, certains aspects stylistiques de ces derniers, en particulier le Christ aux traits lourds dans la scène de Béthanie, rendent

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une provenance anglaise plus convaincante. Néanmoins, à cause des différences de médium et d’échelle, toute attribution basée sur de telles associations demeure fortement spéculative et l’attribution précise reste à déterminer.

Figure 2

Le Christ terrassant les bêtes, ivoire, Florence, Museo nazionale del Bargello.

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Figure 3

S. Michel tuant le Démon, ivoire, Florence, Museo nazionale del Bargello.

Figure 4

Le Christ terrassant les bêtes, relief de pierre, portique, Maastricht, Onze Lieve Vrouwekerk. Photographie : Rijksdienst voor de Monumentenzorg, Pays-Bas.

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7 Le thème de l’avers de l’ivoire (fig. 2) ainsi que celui de la sculpture de Maastricht (fig. 4) sont évidemment basés sur le Psaume 90 (91) : Il marchera sur l’aspic et le cobra, Il foulera sans risque la vipère et le serpent12.

8 Les deux représentations du Christ terrassant un lion et un basilic se situent dans une vieille tradition latine, d’abord documentée à Ravenne au VIe siècle 13 et particulièrement populaire sur les couvertures de livre carolingiennes, comprenant les ivoires de Genoels-Elderin (Bruxelles, Musées Royaux d’Art et d’Histoire, fig. 5)14, un relief du début du IXe siècle à Oxford (Bodleian Library)15 et le grand Évangile de Lorsch de vers 810 au Vatican (Biblioteca Apostolica)16. Le sujet connaît aussi une histoire ultérieure importante sur les portails romans et du premier gothique. Il est présenté sur la Porta dei Mesi à Ferrare (fig. 6), qui peut être datée de 1135-40. Aujourd’hui très endommagé, le fragment de relief de ce portail représente le Christ, flanqué de deux anges, au-dessus d’un lion, et le « BASILLISCUS » sous la forme alternative avec une tête de coq17. Le thème apparaît à Maastricht, à Chartres, et bien sûr dans le Beau Dieu d’Amiens18. À part ces représentations traditionnelles, le chapiteau de Vézelay (fig. 1) semble être davantage une traduction du motif bien établi de la bataille spirituelle dans un registre pictural différent, plutôt qu’une forme totalement étrangère de représentation. En effet, dans l’église d’Ambroise-sur-Loire, un chapiteau du XIIIe siècle réduit la différence entre les deux thèmes en représentant un homme écrasant deux basilics serpentins, flanqué d’autres basilics à têtes humaines19.

Figure 5

Le Christ terrassant les bêtes, ivoire Genoels-Elderen, Bruxelles, Musées Royaux d’Art et d’Histoire.

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Figure 6

Le Christ terrassant les bêtes, relief de pierre de la Porta dei Mesi, portique, Ferrare, Duomo. Photographie de l’auteur.

9 Le Psaume 90 (91), poème sur la protection que Dieu accorde à ses fidèles, inclut une promesse sur l’acte de voir : Il suffit que tes yeux regardent, tu verras le salaire des impies, toi qui dis : Yahvé mon abri ! et qui fais d’Elyôn ton refuge. Le malheur ne peut fondre sur toi, ni la plaie approcher de ta tente : il a pour toi donné ordre à ses anges de te garder en toutes tes voies. Sur leurs mains ils te porteront pour qu’à la pierre ton pied ne heurte (8-12).

10 Les Enarrationes in Psalmos, très diffusées, de saint Augustin, sous-tendent la plupart des interprétations picturales. Elles commencent par assimiler le Seigneur des versets à une porte, thème issu de l’iconographie des ivoires carolingiens et de l’emplacement des sculptures à l’entrée des églises : Si nous attendons que le diable réponde, quand il nous tente de la sorte, nous entrons par la porte, comme tu l’entends dans la leçon de l’évangile. Qu’est-ce qu’entrer par la porte ? Entrer par le Christ. Il dit lui-même « Je suis la porte ». Qu’est-ce qu’entrer par le Christ ? Imiter les voies du Christ. En quoi imiterons-nous les voies du Christ ?20

11 Mais, surtout, les Enarrationes lisent le texte du Psaume comme une allégorie de la tentation du Christ, car, selon saint Matthieu (4 : 6), le diable lui-même a cité les versets 11 et 12 pour tester le Christ. Engageant l’idée directement dans l’Incarnation, elles étendent l’argument à toute charnalité humaine : Le Christ fut tenté afin que le Chrétien ne succombe pas au tentateur21.

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Figure 7

Psaume 90 (91), Psautier, Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, MS Fol. 23, fol. 107v. Photographie : The Index of Christian Art, Princeton University.

12 L’exégèse de saint Augustin est illustrée littéralement dans le Psautier de Stuttgart du début du IXe siècle (Württembergische Landesbibliothek, MS Fol. 23, fol. 107v, fig. 7)22, qui, sous les lignes du Psaume cité dans les Évangiles, présente un Christ que raillent des démons afin qu’il succombe à la gloire terrestre, représentée par des vases d’or, alors que deux anges regardent, l’un d’eux tendant un globe, de la même manière que le monstre à Vézelay (fig. 1), pour repousser les démons. En dessous, une deuxième miniature dépeint le Seigneur victorieux – vêtu d’un habit militaire romain et portant son livre ouvert comme un bouclier – se tenant à cheval sur le serpent et le lion et transperçant le premier, tandis qu’un seul ange regarde et que la Main de Dieu émerge d’un arc céleste. Dans sa lecture du Psaume, Cassiodore considère les quatre bêtes comme étant différents aspects du diable, et il est suivi en ceci par la plupart des théologiens23. L’inscription sur l’ivoire de Florence (fig. 2) s’appuie sur la tradition exégétique établie : Dieu est roi et homme, que l’image simple signe. Par lui la mort est écrasée, montrée par le serpent [et] le lion24.

13 L’ivoire est alors incontestablement un « véhicule de doctrine ». Mais il s’appuie également sur la culture de l’« objet pour les yeux », à la fois grand art et folklore. Introduire le thème du triomphe sur un diptyque d’ivoire est en soi une appropriation intelligente de la tradition des diptyques consulaires de l’Antiquité tardive, qui a aussi inspiré les sculpteurs des VIIIe/IXe siècles avec son imagerie de la victoire 25. Les couvertures de Genoels-Elderen (fig. 5) et de Lorsch en sont des exemples classiques, où le Christ assisté d’anges et victorieux des bêtes remplace les représentations du souverain flanqué de soldats et subjuguant des barbares, comme par exemple sur le

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diptyque Barberini du VIe siècle à Paris (Musée du Louvre) 26. Dans d’autres cas, l’association entre le saint triomphe et la victoire séculière est tout-à-fait réelle. Un beau saint Michel subjuguant le dragon du début du IXe siècle à Leipzig (Museum des Kunsthandwerks) est en fait sculpté à partir d’un feuillet de diptyque consulaire du Ve siècle27.

14 Le même type d’appropriation apparaît sur le feuillet-revers du diptyque de Florence (fig. 3), dont le dos est renfoncé, vraisemblablement pour accueillir une matrice à écrire en cire ou en vélin, et qui était à l’origine attachée à la plaque frontale par des lanières de cuir28. Il représente saint Michel terrassant le démon, un thème de triomphe conservé sur le fragment d’un diptyque consulaire du Ve siècle à Hambourg représentant une Victoire tuant un barbare (Staats- und Universitätsbibliothek, Cod. 93 in scrin., fig. 8). Ainsi, il perpétue lui aussi la typologie des diptyques d’ivoire comme signe de victoire et de protection.

Figure 8

La Victoire tuant un barbare, ivoire, Hambourg, Staats- und Universitätsbibliothek, Cod. 93 in scrin.

15 Le triomphe de saint Michel est lié à celui du Christ, comme dans le Sermon sur la Fête de saint Martin de León (1130-1203), un contemporain de l’ivoire, qui cite le Psaume 90 (91)29. Inspiré par les anges gardiens auxquels se réfère le Psaume, saint Michel se voit depuis longtemps octroyer le rôle de protecteur30, avant tout parce qu’il a mené la bataille eschatologique décrite dans Révélation 12. Il était typiquement vénéré dans des lieux élevés représentant le point de rencontre du ciel et de la terre – Monte Gargano et Castel Sant’Angelo, par exemple. Depuis la fin du XIIe siècle au moins, son épée et son bouclier sont des reliques dans un autre lieu, le Mont Saint-Michel31. Ainsi, dans le Sacramentaire du Mont Saint Michel du XIe siècle à New York (Pierpont Morgan Library, MS 641, fol. 155v), l’archange est placé au sommet du sabord tandis que Héraclès entre

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dans Jérusalem32, tout comme Ecclesia elle-même sur le frontispice des écrits de saint Ambroise produits à l’abbaye de Michelsberg, probablement durant la deuxième moitié du XIIe siècle et se trouvant toujours à Bamberg (Staatsbibliothek, Msc. Patr. 5, fol. 1 v, fig. 9)33. Saint Michel, avec saint Gabriel et saint Raphaël, est aussi montré combattant les démons sur le toit de l’église dans la miniature d’Ecclesia dans le grand Hortus Deliciarum de Herrade de Landsberg (olim Strasbourg, Bibliothèque de la Ville, fol. 255)34.

Figure 9

Saint Michel et des moines préparant un manuscrit, Écrits de Saint Ambroise, Bamberg, Staatsbibliothek, Msc. Patr. 5, fol. 1v.

16 L’inscription sur la plaque d’ivoire mobilise ce thème : Debout, son corps entier sous le bouclier de la foi, Saint Michel terrasse l’ennemi, l’écrase de ses pieds, et le transperce avec une lance35.

17 La traduction du Psaume 90 (91) par saint Jérôme se réfère au scuto circumdabit te veritas eius, mais semble aussi faire allusion à l’appel que lance saint Paul aux fidèles pour la bataille spirituelle à la fin des Éphésiens : Revêtez l’armure de Dieu, pour pouvoir résister aux manœuvres du diable. Car ce n’est pas contre des adversaires de sang et de chair que nous avons à lutter, mais contre les Principautés, contre les Puissances, contre les Régisseurs de ce monde de ténèbres, contre les esprits du mal qui habitent les espaces célestes… Tenez-vous donc debout, avec la Vérité pour ceinture, la Justice pour cuirasse, et pour chaussures le Zèle à propager l’Évangile de la paix ; ayez toujours en main le bouclier de la Foi, grâce auquel vous pourrez éteindre tous les traits enflammés du malin.

18 En effet, avec ses propres « ceintures » de cuir l’ivoire évoquerait justement une telle armure36.

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19 L’inscription s’appuie sur Prudence. De même, la locution « pede calcat » (il l’écrase de ses pieds) est tirée directement de la description, dans la Psychomachia, de la Foi triomphant du Veterum Cultura Deorum : [la Foi] frappe la tête de son ennemi, avec ses sourcils froncés, jette dans la poussière cette bouche qui était repue du sang des bêtes et écrase ses yeux sous ses pieds, les poussant dans la mort37.

20 L’iconographie fait elle aussi allusion au traité du Ve siècle, beaucoup lu, sur la lutte entre le bien et le mal. La version de Berne du début du Xe siècle (Burgerbibliothek, Cod. 264, p. 69, fig. 10), par exemple, conserve ce qui semble être l’iconographie chrétienne primitive originale, dans laquelle la Foi est montrée immobilisant à terre la personnification du Culte Païen avec sa jambe droite et son genou gauche, et poussant son visage contre le sol38. Un autel avec le bœuf sacrificiel à droite et une idole au sommet d’une colonne (un dieu guerrier tenant une lance et un bouclier mais dépeint nu et avec les jambes croisées pour montrer son impotence) représente le culte inefficace précédemment voué à la fausse déité. Deux siècles plus tard, l’enlumineur anglais connu sous le nom de Maître d’Alexis transforme l’ancienne imagerie pour souligner le rôle que joue la vision dans le culte païen (Londres, British Library, Cotton MS Titus D xvii, fig. 11). Il représente la Foi enfonçant une lance dans l’œil droit (caché) de l’Idolâtrie, aux cheveux ruisselant derrière sa tête et à l’œil gauche encore exposé. Au-dessus, le titulus souligne ce thème : La Foi avance et mutile les yeux39.

Figure 10

La Foi tuant le Culte Païen, manuscrit de Prudence, Berne, Burgerbibliothek, Cod. 264, p. 69.

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Figure 11

La Foi tuant l’Idolâtrie, manuscrit de Prudence, Londres, Cotton MS Titus D xvii, fol. 6.

21 Se concentrant également sur les organes du culte païen, le sculpteur du diptyque de Florence représente saint Michel transperçant la bouche du diable, qui a consommé les sacrifices sanglants (fig. 3). Il attire une attention particulière sur l’œil énorme du diable, percé d’une pupille éblouissante dirigée vers l’Ange et mise en avant par son oreille animale et ses cheveux fous et flottants, qu’il reprend avec éloquence dans le bouclier oculaire de l’ange.

22 Ce faisant, le sculpteur d’ivoire mobilise le concept du mauvais œil qui protège contre le « concupiscentia oculorum », le « désir des yeux », qui a longtemps été assimilé à l’envie et à la tentation40, considérées comme le commencement de tout péché41. Bien que le mécanisme varie grandement d’une époque à l’autre et d’un lieu à l’autre, le mauvais œil s’appuie sur le principe de similia similibus curantur, à savoir, que le même attire le même et ainsi repousse aussi le même42. Assimilée à la théorie médiévale de l’extromission, c’est-à-dire à l’idée que la vue est une émanation active de l’œil43, la représentation d’un œil est ainsi censée prévenir de l’envie ; tout d’abord en attirant l’œil désireux, puis en le repoussant avec un effet convenablement destructeur sur la personne voulant le mal.

23 Une mosaïque d’Antioche de la fin du IIe siècle, par exemple, représente l’œil attaqué de toutes parts et de toutes manières par un chien, un serpent, un scorpion, un oiseau et un chat sauvage, ainsi que par une lance et un (Antakya, Hatay Museum, fig. 12)44. Seul contact avec le spectateur, l’œil offre un bouclier qui protège quiconque entre dans la pièce, un point renforcé par l’imprécation ambiguë « ΚΑΙ ΣΥ », « toi aussi », qui a justement été interprétée comme un « sort destiné à prévenir des sorts45 ». Une

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représentation similaire du regard envieux repoussé par l’œil sur le pavement dans la basilique Hilariana à Rome est accompagnée de ces mots : Que les déités soient propices à ceux qui entrent. Tout est de Dieu qui n’a pas le mauvais œil et qui porte assistance à ceux qui espèrent en lui46.

Figure 12

Mauvais œil, pavement de mosaïque d’Antioche, Antakya, Hatay Museum. Princeton University, Department of Art and Archaeology

24 L’imagerie du mauvais œil circule largement sur des amulettes de l’Antiquité tardive, certaines d’entre elles marquées de « φθόνος » (envie ou jalousie de la bonne fortune d’autrui) ou du nom de saint Michel pour évoquer la chevalière magique que, selon le Testamentum Solomonis, l’Archange a décerné au roi de l’Ancien Testament pour le protéger dans la bataille47. Ainsi, sur un pendentif en bronze au Kelsey Museum à Ann Arbor (KM 26115, fig. 13), la représentation du mauvais œil porte l’inscription des puissants noms de Iaô (forme raccourcie de Yahvé), Sabaôth (armées du ciel), et Michel – « secours48 ». L’œil humain, montré attaqué par des serpents et des animaux, un et une lance, est le pendant de la femme démoniaque et du lion piétinés et transpercés par un guerrier sur l’avers de l’amulette portant l’inscription : « Dieu qui triomphe du Mal ».

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Figure 13

Mauvais œil, pendentif en bronze (KM 26115), Kelsey Museum of Archeology, Ann Arbor, University of Michigan.

25 Une autre médaille de bronze (percée afin de pouvoir être portée sur soi), ayant appartenu à la collection Campbell Bonner mais ne se trouvant plus à Ann Arbor (fig. 14), introduit l’œil directement sur l’image du cavalier victorieux triomphant de l’esprit malin, là encore identifié comme « Dieu qui triomphe du Mal49 ». Dans ce cas, l’œil semble en fait être une corruption du bouclier du soldat, créant – comme sur l’ivoire – un éloquent amalgame de l’œil et de l’armure protectrice.

Figure 14.

Dieu qui triomphe du Mal, amulette (anciennement, Campbell Bonner Collection, Ann Arbor Michigan). D’après Bonner.

Figure 15

Dieu qui triomphe du Mal, amulette (KM 26119), Kelsey Museum of Archeology, Ann Arbor, University of Michigan.

26 Une troisième amulette au Kelsey Museum (KM 26119, fig. 15) représente un cavalier à cheval, guidé par un ange, transperçant un monstre hybride avec une lance50. Une fois encore l’inscription « Il y a un Dieu qui triomphe des choses malignes » évoque l’avers

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du diptyque de Florence (fig. 2) qui affirme : le « Roi, Dieu et Homme, triomphe de la mort ». Ici, de plus, le verset ouvrant le Psaume 90 (91) est en fait inscrit autour de cette amulette : Qui habite le secret d’Elyôn passe la nuit à l’ombre de Shaddaï, disant à Yahvé…

27 Le Christ au ciel est effectivement représenté sur le revers, accompagné du Trisagion au-dessus de « signes en anneaux » magiques et d’un lion terrassant un serpent. L’inscription qui l’encercle indique clairement sa finalité : Sceau du Dieu vivant, préserve de tout mal celui qui porte cette amulette51.

28 Aucun œil n’est représenté dans ce cas, mais on trouve un bouclier sous forme de mandorle, qui provient en fait de l’ancien clipeus. L’aspect protecteur de la mandorle, identifiée avec la personne-même du Christ52, est perpétué dans l’illustration des versets 4-6 qui précède la Tentation et le Christ terrassant les Bêtes dans le Psautier de Stuttgart (fol. 107r, fig. 16). Situé entre les lignes faisant allusion au « bouclier qui t’entourera » et des références à la « flèche qui vole au grand jour, la peste qui marche dans les ténèbres, ou le fléau qui dévaste à midi », le Christ est représenté entouré d’un bouclier violet cerclé d’or qui, comme l’œil représenté sur le pavement d’Antioche (fig. 12) et sur les amulettes, repousse les serpents qui attaquent et les armes fourchues maniées ici par un diable53. Le Christ comme bouclier est également le thème de l’illustration du Psaume dans le célèbre Psautier d’Utrecht du IXe siècle (Bibliotheek der Rijksuniversiteit, MS 32, fol. 53v, fig. 17)54, qui est là directement placé au-dessus du vers « Scuto circumdabit te veritas eius ». Le Seigneur est représenté à cheval sur deux bêtes, transperçant l’œil du serpent avec une longue lance, et est, de manière inhabituelle, cerclé d’un bouclier ovale soutenu par des anges pour le protéger contre ceux qui font le mal qui, aux extrémités gauche et droite, pointent des flèches sur lui (une figure émergeant du ciel le couronne). La signification est claire : la personne même du Christ protège de tout mal ceux qui croient en sa divinité.

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Figure 16

Psaume 90 (91), Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, MS Fol. 23, fol. 107r. Photographie : The Index of Christian Art, Princeton University.

Figure 17

Psaume 90 (91), Psautier, Utrecht, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, MS 32, fol. 53v.

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29 Le diptyque de Florence (figs. 2 et 3) est en fait une amulette. Bien qu’il déploie des thèmes communément représentés sur de grandes couvertures de livre et dans la sculpture monumentale d’église, il est en soi un petit objet (11,4 × 5,7 cm). Le grand trou en haut de l’avers lui aurait permis de rester ouvert même porté. Alors que ce trou semble être une modification tardive, les cordes de cuir aux coins lui auraient laissé la même flexibilité55. Dans leur aspect fonctionnel aussi les ivoires élégamment sculptés sont le produit d’une tradition de la culture visuelle populaire, et non pas de la doctrine. Des tablettes de cire talismaniques survivent de l’Antiquité tardive, dont un spécimen en bois dans la Collection Moen éloquemment sculpté des noms de Souriel, Raphaël, Michel et Gabriel56, ainsi que les amulettes de Bous comprenant de manière significative des versets du Psaume 90 (91)57.

30 La miniaturisation même du sujet intensifie la force magique, comme l’atteste à la fin du XIe siècle Baudri de Bourgueil, qui note que réduire la taille du faune et du satyre sur ses propres petites tablettes prisées en ivoire diminue presque complètement le pouvoir des démons58. Le spectateur des plaques de Florence peut littéralement tenir le diable dans sa main et le fixer du regard.

31 L’imagerie, et pas seulement sa forme, doit ainsi être comprise dans ce contexte amulétique, en particulier dans le contexte du mauvais œil. S’appuyant sur des légendes concernant le basilic, le Psaume 90 (91) est lui-même interprété en termes de regard venimeux59. Dans une tradition remontant à Pline et élaborée durant le haut Moyen Âge, on considère que la seule manière de tuer un basilic est de tenir un miroir face à lui, afin que les « radii oculorum », qui sinon tueraient sa victime, lui reviennent par reflet et le détruisent lui plutôt que celle-ci. C’est précisément ce qui est représenté à Vézelay (fig. 1), où le démon semblable à un sphinx soutient un orbe afin que le basilic meure de ses propres radiations nocives60. Au siècle suivant, Thomas de Cantimpré explique complètement ce mécanisme61. Il est incorporé au Meditatio super salve regina, faussement attribué à Bernard de Clairvaux mais néanmoins de cette période62. Saint Bernard lui-même a interprété le basilic comme le porteur du mauvais œil : Après tout, comme ils disent, le basilic, le pire et le plus exécrable de tous les animaux, porte du poison dans son œil. Fais attention au désir de l’œil venimeux, le mauvais œil, l’œil envoûtant. L’envie ; en vérité, qu’est-ce qu’envier, sinon voir le mal 63 ?

32 (En fait, au moins une amulette de l’Antiquité tardive invoque le nom de « Dieu et Jésus et le Saint Esprit » pour guérir des yeux physiquement malades64. Par ailleurs, un charme irlandais du VIIIe siècle, courant dans l’Angleterre anglo-saxonne, recommande le pouvoir curatif du verset 13)65. Dans un sens, le diptyque est ainsi comme le globe sur le chapiteau de Vézelay (fig. 1) : il est destiné à faire dévier les regards envieux et, ce faisant, à protéger le croyant qui le porte.

33 Écrire, il faut le noter, se comprenait comme faisant partie de la lutte contre les forces du mal66. En effet, le mot même pour une tablette à écrire, pugillaris, évoque la bataille67, et le travail du stylet sur la cire qu’elle contient est, déjà au Ie siècle, assimilé à celui d’une épée68. Sur l’ivoire de Florence (figs. 2 et 3), le Christ et saint Michel sont tous les deux représentés en train de vaincre les démons avec des lances semblables à des stylets. La lance du Christ sous la forme de la croix, signe de son triomphe sur la mort, est – en partie à travers une allusion au Psaume 90 (91) – saluée dans la liturgie de la Semaine Sainte comme le vexillum sanctae crucis qui a rédimé le péché humain causé par l’ennemi séduisant69. Ici, la plume est littéralement plus forte que l’épée.

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34 On ne peut plus retrouver ce qui était écrit à l’intérieur de la plaque de saint Michel, ni son matériau70. Il est tout-à-fait possible que, tout comme sur les bords des amulettes chrétiennes primitives, c’est le Psaume 90 (91) qui était inscrit à l’intérieur. Après tout, au cœur même de la théorie du mal qui prévaut pour l’Église se trouve la convoitise qu’a le diable de tout ce qui est bon et sa détermination à le briser – ainsi que la lutte engagée par le Christ et ses anges pour le combattre71. À la fin de son commentaire, Cassiodore résume la vertu des versets : « Ce psaume a un pouvoir merveilleux et déroute les esprits impurs72 ». Dans le Cathach de Saint Colomba – un Psautier surnommé le « combattant » parce qu’on l’a effectivement emmené sur le terrain – l’initiale du Psaume 90 (91) est formée d’une croix transperçant un serpent (fol. 48r)73. Un motif similaire décore l’ouverture du Psaume dans le Psautier de Stuttgart (fig. 16), qui, comme beaucoup d’initiales, montre une bête hybride enchevêtrée dans le Verbe de Dieu. Plus vraisemblablement, les textes inscrits étaient fréquemment changés pour répondre à des besoins occasionnels, avec des Psaumes, des incantations ou même des images introduites en fonction de la nécessité de protéger contre la maladie, la jalousie, le danger d’un voyage, etc. Des extraits des Psaumes 30-32 sont inscrits sur un diptyque amulétique (en bois) du début du VIIe siècle retrouvé en Irlande 74. Des pamphlets médicaux de l’Antiquité tardive suggèrent justement un tel processus changeant. Par exemple, « pour un mal de gorge, écrivez sur un papier ce qui suit : …75 ».

35 Rempli de cire, le renfoncement du feuillet de saint Michel (fig. 3) – quel que soit le texte (ou l’esquisse) qui y est inscrit – mettrait en place un contraste entre d’une part les mots fixes et les images sur l’extérieur et d’autre part le caractère éphémère, et donc intermédiaire, de l’intérieur76. De cette manière, le diptyque de Florence mobiliserait le mécanisme symbolique enregistré dans l’une des images romanes les plus originales du triomphe de Dieu : la vision de l’Ange-Trinité terrassant le serpent- diable, qu’a eue Hildegarde de Bingen et qui est représentée dans le Liber divinorum operum de Lucca (Biblioteca Comunale, Cod. Lat. 1942, fol. 1v, fig. 18)77. Tandis que l’abbesse esquisse l’image sur des tablettes de cire, son compagnon Volmer – isolé de l’image et de l’auteur – la fixe sur un codex de vélin78. Le manuscrit perdu d’Hildegarde, le Liber Scivias (Wiesbaden, Landesbibliothek, Cod. I, fol. 35r), joue en fait sur l’intérieur et l’extérieur d’un diptyque, bien que d’une manière différente. Il représente Moïse dans les bras de Synagoga regardant fixement les surfaces noircies, mais ne comprenant clairement pas leur signification profonde ; comme l’explique le texte l’accompagnant, l’image de Synagogue n’a pas d’yeux « car, bien qu’elle connaisse la Loi en surface, elle ne peut en pénétrer le sens79 ». Le frontispice des écrits de saint Ambroise à Bamberg (fig. 9) utilise également une juxtaposition pleine de sens. Il représente la majorité des moines préparant un codex pour l’inscription et deux d’entre eux prêchant avec des livres ouverts. L’un est représenté travaillant sur un diptyque de cire, seule figure autorisée à regarder l’Archange alors qu’il dessine la forme de saint Michel sur un diptyque80. Le pendant de ce moine, montré en train de peindre le fronton de l’église en bas à droite de la miniature, pourrait être en train de réaliser un travail que Gerhoh (et Schapiro) considèrerait comme un simple « objet pour l’œil ». Mais l’enlumineur est occupé à une tâche équivalant et même surpassant l’écriture, qui, après tout, a besoin de la chair d’un animal (représentée juste en dessous, en train d’être préparée à cet effet). L’impression dans la cire, rappelons-le, est une métaphore commune pour l’entrée de Dieu dans le monde matériel. Une version de ce trope est au fondement d’amulettes telles que celle conservée à Ann Arbor (fig. 15)81.

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Figure 18

Vision de Hildegarde de Bingen, Liber divinorum operum, Lucca, Biblioteca comunale, Cod. lat. 1942, fol. 1v.

36 Entendu de cette manière, l’ivoire de Florence (figs. 2 et 3) mobiliserait la lutte entre le corps et l’esprit qui sous-tend tout l’art roman. Isidore de Séville a déjà fait remarquer que les démons, qui connaissent le pouvoir de la beauté sensuelle, l’utilisent pour écarter l’humanité du droit chemin. Citant la célèbre affirmation de Matthieu (5, 28) : « Quiconque regarde une femme pour la convoiter a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle », il soutient que l’idolâtrie est donc une « fornication spirituelle ». Il poursuit en soutenant que : il n’est pas capable de recevoir des choses spirituellement plaisantes celui qui n’a pas d’abord contrôlé sa cupidité. Il n’est pas capable de contempler Dieu, celui qui privilégie les désirs de ce monde. Ni n’est capable, celui dont les yeux sont obstrués de poussière, de percevoir des hautes choses82.

37 Plus tard au même siècle, Théodulf d’Orléans exprime une croyance sceptique selon laquelle : les images ne sont que des produits de la vanité des Gentils, n’ayant d’avantage que pour les yeux, qui, comme par une sorte d’ambassadeur, rappelleraient des choses qui ont eu lieu mais qui sont incapables de mobiliser la raison, et mènent donc inévitablement à l’idolâtrie – des choses spirituelles aux choses charnelles, des choses invisibles aux choses visibles, de la vérité à son image, du corps à l’ombre, de l’Esprit qui donne la vie à la lettre qui tue.

38 Le contraste mis en place dans le diptyque entre les représentations et les mots sur l’extérieur dur et la cire sombre (probablement) constamment changeante à l’intérieur œuvrerait à inverser ce cycle descendant. Blanches ou peut-être peintes83, les surfaces figurées attireraient les yeux – en particulier le diable monstrueux avec ses cheveux fous et son oreille animale, son nez crochu et son œil éblouissant – et l’aspect naissant,

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caché mais anticipé, de l’intérieur activerait les aspirations de l’âme. Bref, le diptyque fonctionne de la manière comprise par Martin de León dans son discours sur la Fête de Saint Michel : N’aie pas peur, très cher, de t’engager dans la bataille contre le dragon, parce que le Seigneur Jésus Christ viendra à ton aide. Dans les yeux humains corporels, le diable est horrible, mais dans les yeux de l’esprit son aspect terrifiant ne mérite que du mépris84.

39 L’assertion écrite déclarant que le « simplex imago » représente « Dieu, le Roi et l’homme » renforcerait le processus85. Rappelant le « Dieu qui triomphe du mal » sur les amulettes anciennes, elle renforce la croyance selon laquelle seule la foi dans le Dieu- fait-homme peut effectuer la transformation et le transfert.

40 Comme le notent Jack M. Greenstein et d’autres, le même message est encore communiqué par une autre inscription trouvée sur une douzaine d’œuvres d’art roman86. Tout d’abord rapportée vers 1095 dans un recueil de textes par Baudri de Bourgueil (qui pourrait être son auteur), elle dit : La présente image que vous percevez n’est ni Dieu ni homme, Mais celui que l’image figure est Dieu et homme87.

41 Ces versets encerclaient autrefois le relief du Christ terrassant les Bêtes sur la Porta dei Mesi (fig. 6)88. Ils sont beaucoup cités par les théologiens : non seulement par Baudri mais aussi par Gerhoh de Reichersberg dans son commentaire sur les Psaumes écrit un quart de siècle après le texte par le même important théologien et politicien de l’Église cité par Schapiro : En voyant le Christ impuissant sur la croix, admets que tu vois Dieu, reconnais pleinement que tu es en train de voir ce qui est au-dessus [la représentation physique de la Crucifixion]. Comprends que ni Dieu ni un homme cloué n’est l’image que tu perçois, mais que celui que l’image figure est Dieu et homme. Alors que tu perçois ainsi de tes yeux l’image qui-donne-la-vie de l’homme pauvre et indigent qui pend sur la croix, comprends au fond de ton cœur que tu vois le Seigneur en face, tant qu’avec une foi solide tu sais qu’il est Dieu que tu perçois comme homme. Qu’il est le divin Seigneur celui que tu vois impuissant et pauvre. Qu’il est tout puissant celui que sur la croix tu vois faible. Qu’il est la vie des morts celui que tu perçois comme mort. Qu’il est le Sauveur celui que tu vois blessé89.

42 C’est la « foi solide » de Gerhoh qui transforme la perception corporelle en une perception plus élevée, chose dont les incroyants sont incapables, eux qui voient donc toujours les images romanes comme des idoles. Cette foi est stimulée, dans ce texte et dans d’autres, à travers un processus de choses qui génèrent leurs propres antidotes : blessures/salut, mort/vie, faiblesse/puissance, pauvreté/Majesté, homme/Dieu.

43 Le plus célèbre exemplaire chrétien de ce sujet est bien sûr le serpent d’airain que Moïse a élevé dans le désert : Dieu envoya alors contre le peuple les serpents brûlants, dont la morsure fit périr beaucoup de monde en Israël. Le peuple vint dire à Moïse : « Nous avons péché en parlant contre Yahvé et contre toi. Intercède auprès de Yahvé pour qu’il éloigne de nous ces serpents ». Moïse intercéda pour le peuple et Yahvé lui répondit : « Façonne-toi un Brûlant que tu placeras sur un étendard. Quiconque aura été mordu et le regardera restera en vie ». Moïse façonna donc un serpent d’airain qu’il plaça sur l’étendard, et si un homme était mordu par quelque serpent, il regardait le serpent d’airain et restait en vie (Nombres 21 : 6-9).

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44 Dans une confrontation avec le Pharisien Nicodème, le Christ lui-même invoque cet exemple comme un signe de la croyance chrétienne dans la nouvelle relation entre Dieu et son fidèle : Si vous ne croyez pas quand je vous dis les choses de la terre, comment croirez-vous quand je vous dirai les choses du ciel ? Nul n’est monté au ciel, hormis celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme dont le ciel est la demeure. Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l’homme, afin que celui qui croit en lui ait par lui la vie éternelle. Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que celui qui croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle (Jean 3 : 12-16).

45 Le Serpent d’Airain est souvent cité durant la période iconoclaste comme preuve que Dieu n’a pas interdit toutes les images, et, plus encore, comme preuve de l’efficacité spirituelle de l’art chrétien. Bède, par exemple, soutient que : S’il était permis d’élever un serpent d’airain sur un morceau de bois afin que les Israélites qui le voient puissent vivre, pourquoi ne serait-il pas permis de rappeler à la mémoire du fidèle, par une peinture, cette exaltation de notre Seigneur Sauveur sur la croix à travers laquelle il triompha de la mort, ainsi que ses autres miracles et guérisons à travers lesquels il triompha magnifiquement du même auteur de mort90.

46 Il n’est alors pas étonnant que le motif du serpent devienne un élément standard dans les représentations carolingiennes de la Crucifixion, introduisant explicitement en termes visuels la vieille fonction apotropaïque des croix et des scènes de Crucifixion91. Le Sacramentaire de Drogon (Paris, Bib. Nat., MS lat. 9428) en offre un exemple particulièrement vif. Enluminée à Metz entre 845 et 855, la scène de Crucifixion ornant l’initiale d’une prière pour le Dimanche des Rameaux présente un énorme serpent sous la croix (fol. 43v, fig. 19). Le texte dit : Dieu éternel et tout puissant, qui, en un exemple d’humilité que la race humaine doit imiter, a fait prendre chair et subir la croix à notre sauveur, accorde-nous rapidement ce que nous pourrions mériter pour avoir des preuves de sa patience [souffrance] et être des partenaires de sa résurrection92.

Figure 19

Crucifixion, Sacramentaire de Drogon, Paris, Bib. Nat. de France, MS lat. 9428, fol. 43v.

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47 Comme le note justement Celia Chazelle, « ceux qui regardent la miniature, et voient la scène à travers le « O » ressemblant à un oculus, doivent regarder avec foi afin d’être guéris du péché ». Ce faisant, ils re-joueraient les processus impliqués dans l’acte de regarder des amulettes comme celles de Ann Arbor (figs. 13, 14, 15) qui représentent simultanément la victoire sur le mal, en particulier sur les créatures serpentines, et offrent une vision élévatrice du Dieu du ciel. En fait, la miniature est étroitement connectée à une série de cristaux et autres pierres gravées contemporaines93, parmi lesquelles plusieurs seraient des amulettes, comme par exemple un cristal de roche provenant de Saint-Denis (Londres, British Museum, fig. 20). Elles lient elles aussi la crucifixion historique à l’histoire du serpent d’airain, ainsi qu’aux bêtes terrassées du Psaume 90 (91) et à leurs représentations, qui montrent presque toujours des serpents. Depuis l’antiquité, les serpents sont les talismans les plus courants, en particulier les medici invidiae.

Figure 20

Crucifixion, cristal de roche, Londres, British Museum. British Museum

48 En s’appuyant sur ces affirmations de la théorie de l’image, le Sacramentaire de Drogon va plus loin encore que de simplement suggérer une justification des représentations matérielles dans l’Ancien Testament. Il fournit également la preuve du fait que la Chrétienté détient un droit unique à produire de l’art sacré. En incluant la figure proéminente de Nicodème assis à droite94, la scène dans l’initiale évoque un second épisode impliquant le serpent d’airain rapporté dans le deuxième livre des Rois, selon lequel Ezéchias a dû détruire le bronze salvifique donné par Dieu parce que les Juifs, toujours enclins aux « choses sur la terre » plutôt qu’aux « choses du ciel », se sont mis à le vénérer :

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[Il] mit en pièces le serpent d’airain que Moïse avait fabriqué. Jusqu’à ce temps-là, en effet, les Israélites lui offraient des sacrifices ; on l’appelait Nehushtân (2 Rois 18 : 4).

49 En effet, dans son commentaire sur cet épisode, Raban Maur souligne la différence entre la perception juive « charnelle » de l’étendard que Dieu leur a fourni et l’appréhension spirituelle chrétienne du même simulacre en tant que « typum Salvatoris95 ». En suivant l’introduction dans l’Ordus romanus qui cite le Psaume 90 (91) pour figurer le Christ comme un bouclier contre l’assaut du diable à travers l’étendard de victoire de la Crucifixion96, il élabore la relation avec le serpent d’airain : Dieu, toi qui as ordonné à ton serviteur Moïse d’élever un serpent d’airain […] dans le but de délivrer ces âmes infectées par un venin létal, afin que quiconque s’étant vu affligé une blessure meurtrière puisse se tourner vers lui et échapper à ce venin mortel, et acquérir une vie pleine de santé : signifie-toi toi-même loin dans le futur, lorsque pour la santé de ta créature, tu seras levé sur le gibet de la croix, afin que celui que le diable aura capturé avec les armes de l’envie, ta souffrance désirable le rappellera à son pays, accorde-nous […] que nous puissions échapper avec ton aide aux pièges du diable et méritions de participer à la vie éternelle. Toi, qui vis avec le Père97.

50 L’arme du diable est l’envie. Le bouclier du Christ est son humanité qui rachète les hommes et sa divinité qui sauve les fidèles.

Figure 21

Moïse et le Serpent d’Airain, vitrail, Saint-Denis. D’après Grodecki.

51 Gérard de Cambrai incorpore la typologie du serpent d’airain dans son sermon au Conseil d’Arras, défendant les images, notamment en réaffirmant que « quiconque regarde le Christ à travers une image de la passion du Fils de Dieu peut être guéri du poison du vieil ennemi », reliant l’affirmation directement au serpent d’airain98. À l’époque où est sculpté l’ivoire de Florence, l’abbé Suger rend cet ensemble d’idées explicite dans un des rondeaux qu’il introduit dans son église de Saint-Denis (fig. 21)99.

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Élevé au sommet d’une colonne au centre, Nehushtân apparaît ici sous forme de basilic, avec sa tête de mammifère, ses ailes et sa longue queue serpentine similaires à la créature du chapiteau de Vézelay (fig. 1) ou au serpent sous les pieds du Christ sur la plaque d’ivoire (fig. 2), mais rendu en une fine pièce de ferronnerie d’un caractère distinctement islamique100. Niché dans les ailes de ce « roi des serpents » se trouve un Crucifix, de couleur verte et travaillé avec des rinceaux pour suggérer son pouvoir de donner la vie. Sous la colonne se trouvent les quatre créatures du Psaume 90 (91), la plus proéminente étant le basilic, le visage à présent au sol, comme Idolatria dans la Psychomachia (fig. 10). La légende fait remarquer que : Tout comme le serpent d’airain fait périr tous les serpents, Le Christ, élevé sur la croix, fait périr ses ennemis101.

52 Le vitrail de Suger évoque la défense des images élaborée par Rupert de Deutz à l’encontre d’un sceptique juif. Suger cite des précédents en faveur des images dans l’Ancien Testament, dont le Serpent d’Airain, et rattache sa défense des images directement à l’Incarnation, en soutenant que : même si la ressemblance inanimée d’un serpent peut guérir ceux qui la regardent du venin des serpents, combien plus puissante est l’image de Dieu qui guérit des vices et des péchés102 ?

53 Contrairement aux Juifs, Rupert soutient qu’il est permis aux Chrétiens d’avoir des représentations matérielles car dans le Christ c’est Dieu que l’on voit et, dans sa forme visible, il est crucifié et triomphe ainsi du Diable : Je fais et adore une humble ressemblance de Dieu le Très Haut, qui est devenu un Homme. Car je l’adore humblement pendu sur la croix, celui dont la gloire est méprisée par ce roi des fils de l’orgueil régnant sur le ciel103.

54 Une fois encore, c’est la foi dans les deux natures du Christ qui est entendue pour distinguer les images chrétiennes de toutes les autres et pour leur donner leur pouvoir. Saint Augustin a préparé l’argument dans son interprétation du Psaume, mettant en contraste la vue physique pour conclure que : Il apparut sous la forme qu’ont vue ceux qui L’ont crucifié. Nous ne L’avons pas vu, mais nous avons cru. Ils avaient des yeux, n’en avons-nous pas ? Oui, nous aussi avons les yeux du cœur, mais jusqu’ici nous voyons au travers de la foi, pas par la vue104.

55 Soutenant que « toute personne ayant une foi forte est entourée de la protection divine », Cassiodore promeut lui aussi la croyance dans la nature duelle du Christ en tant que pré-requis pour bannir le vice : Subjuguer de telles créatures féroces n’était possible que pour Lui qui est connu comme étant dans sa divinité coéternel et consubstantiel avec le Père105.

56 Saint Martin de León développe le thème. À la fin de son sermon sur la Fête de Saint Michel dans lequel il cite le Psaume 90 (91) et assimile l’humanité du Christ à un bouclier interposé entre nous et sa divinité, il rappelle à ses lecteurs que la prière au Dieu-fait-homme est une arme contre l’ennemi invisible106. Lire les Psaumes a un effet apotropaïque selon Saint Martin, tout comme l’est méditer sur des images telles que celle du diptyque de Florence107.

57 Regarder des créatures monstrueuses d’un type si souvent représenté dans l’art roman, en particulier lorsqu’elles sont juxtaposées à des représentations du Christ et de ses saints comme sur le diptyque de Florence (figs. 2 et 3), permet d’établir une comparaison essentielle entre l’idole et la vraie image et donc entre l’idolâtrie et la

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vénération véritable108. Pierre Lombard, un contemporain de saint Bernard de Clairvaux et de Suger, élabore ainsi la distinction que Raban Maur a déjà faite entre les monstruosités inventées par les humains, qui sont considérées de facto comme des idoles, et les représentations des choses réelles du monde faites par Dieu. Commentant l’interdiction mosaïque dans les termes de 1 Corinthiens 8, Pierre Lombard soutient que : Une idole est quelque chose dont l’œil ne peut voir l’aspect, mais dont l’esprit a imaginé l’existence. Par exemple, si quelqu’un forme des membres humains avec la tête d’un chien ou d’une chèvre, ou met deux têtes sur un corps humain, de ces façons il ne fabrique pas une image mais une idole109.

58 Dans le rondeau de Suger par exemple (fig. 21), le rendu du « serpent » biblique en une pièce de ferronnerie islamique avec une queue d’or brillante et sa place au sommet d’une colonne évoque une idole (voir fig. 10)110. De plus, invoquant la déclaration « Tu n’auras pas d’autre dieu devant moi » (Exode 20 : 3) – souvent considérée comme faisant partie de l’interdiction des images – Pierre Lombard poursuit en reliant directement l’argument avec la mystérieuse fusion de la chair et de l’esprit chez le Christ, de la même manière que Suger. Suivant son raisonnement, les composites monstrueux créés par les humains qu’il peut voir dans l’art autour de lui sont totalement dissemblables des images évoquant l’amalgame mystérieux qui constitue la Trinité : Ce sont les trois commandements de la première table, appartenant à Dieu. Le premier d’entre eux, sur l’adoration de Dieu, appartient au Père, dans lequel il y a l’unité et l’autorité. Le second au Fils, dans lequel il est co-égal. Le troisième au Saint Esprit, est uni à tous les deux111.

59 Le « désir des yeux » qui mène inévitablement à l’envie idolâtre est donc dans l’esprit de Pierre Lombard enchevêtré de manière complexe avec la doctrine. Les monstruosités faites par les hommes peuvent mettre en avant la valeur des vraies images de Dieu, qui engendrent une nostalgie spirituelle permettant de subvertir la charnalité essentielle de l’humanité.

60 C’est certainement aussi un message du Pictor in Carmine, qui s’ouvre sur une critique des « images insensées » et des « monstruosités difformes » et poursuit : Occuper les esprits et les yeux des fidèles de façon plus charmante et plus utile. Car puisque les yeux de nos contemporains sont susceptibles d’être attirés par un plaisir non seulement vide, mais aussi profane […] je pense excusable la concession qu’ils devraient apprécier au moins cette classe d’images qui, en tant que livres des laïcs, peut suggérer des choses divines aux incultes et exalter les érudits vers l’amour des écritures112.

61 La même vue sous-tend le texte utilisé par Schapiro : De belles images, des sculptures variées, toutes ornées d’or, de beaux tissus précieux, de beaux tissages de couleurs variées, de belles fenêtres précieuses, des vitres de saphir, des chapes et des chasubles brodés d’or, des calices d’or et ornés de bijoux, des lettres d’or dans des livres : tout cela n’est pas demandé pour des besoins pratiques mais pour le désir des yeux.

62 En opposant les vitres de saphir113, disons, à des fenêtres ordinaires, le texte n’écarte pas simplement le concupiscentia oculorum. Il octroie plutôt à l’attirance esthétique un usage doctrinal, comme le fait le verrier de Suger lorsqu’il distingue les Chrétiens, à gauche, qui vénèrent l’image du vrai Dieu, des Israélites qui, manquant de foi dans le fils unique de Dieu, ne sont pas guéris du poison du serpent.

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63 Tout comme les objets précieux avec leur brillant de surface qui selon l’illustrateur du Psautier de Stuttgart (fig. 7) pourraient tenter même le Christ, les belles choses séparent les gens de vraie foi de tous les autres, pour qui les images matérielles ne sont que des idoles. Là encore la puissante image de Suger rappelle Rupert qui, dans son dialogue avec le Juif, résume la théologie de l’image de la manière suivante : Ainsi, quiconque fait et adore des idoles païennes, fait et adore des mensonges. Cependant, quiconque fait et adore une image de Jésus Christ qui a été crucifié pour le salut du monde, fait la vérité et adore la vérité114.

64 Dans le rondeau de Suger (fig. 21), Moïse, sous les traits du Christ, fait remarquer la vraie signification du Serpent d’Airain aux croyants derrière lui qui, comme le dirait Raban, comprennent sa signification spirituelle, alors que les Juifs aveugles ne le voient que comme Nehushtân et le vénèrent comme une idole. Il faut noter ici que tant les Juifs que les Musulmans sont regardés comme idolâtres durant le haut Moyen Âge. Une glose sur le distique Nec deus/nec homo dans un manuscrit du XIIIe siècle (Cod. lat. 1578, fol. 46r), par exemple, affirme éloquemment que le titulus est destiné à servir « contre les païens, les Juifs et les Sarrasins, qui disent que nous vénérons des idoles115 ». En évoquant les idoles à travers la ferronnerie islamique et les spectateurs juifs, le rondeau du Serpent d’Airain de Suger (fig. 21) met en avant la nature spéciale des images chrétiennes, ou plutôt de la manière chrétienne de voir des images. Seuls les gens à la foi vraie peuvent voir en elles la révélation chrétienne majeure, et c’est cette révélation qui les inocule contre le vice diabolique de l’idolâtrie116. Fonctionnant largement à l’instar de leurs opposés, les monstres sculptés romans que Thomas Dale a brillamment commentés rendent les vices impotents tout d’abord en tentant puis en détournant le spectateur117. Les images du vrai Dieu préviennent du plus insidieux de tous les vices, la vénération de faux dieux.

65 Beate Fricke révèle la part importante jouée par les idoles païennes et leur vénération sur l’émergence de la théorie des représentations tridimensionnelles et des images après les disputes sur les images aux VIIIe et IXe siècles118. La peur de l’idolâtrie continue à hanter l’art chrétien bien après que la question semble avoir été réglée, en particulier pendant le XIe siècle lorsque la sculpture en pierre – forme type de l’image du culte païen – devient une expression artistique chrétienne courante119. Ainsi, tout comme Théodulf qui a rejeté l’art comme une vanité des Gentils, Bernard d’Angers fait de même lorsque, vers 1020, il pose pour la première fois les yeux sur une statue de saint Gérald : il l’assimile à l’ancienne vénération des dieux païens, puis à l’adoration du diable, et enfin la déclare simplement une idole : Aux gens érudits ceci pourrait sembler plein de superstition, si ce n’est illégal, car il semble que les rites des dieux des anciennes cultures, ou plutôt les rites des démons, soient en train d’être observés […]. Frère, que penses-tu de cette idole ? Jupiter ou Mars se considéreraient-ils eux-mêmes indignes d’une telle statue120 ?

66 À peu près à la même époque, Gérard de Cambrai ressent toujours qu’il doit défendre les images du Christ Crucifié contre ceux qui soutiennent qu’elles sont des choses faites par des mains humaines pour être vénérées. Confronté au Juif incroyant un siècle plus tard, Rupert affirme de manière originale que les images chrétiennes ne sont pas des idoles parce qu’elles représentent la vérité chrétienne fondamentale disant que Dieu a pris forme humaine, et que ce serait plutôt ceci qui provoquerait l’envie du diable121. Dans son Victoria verbi Dei, il va jusqu’à désigner le triomphe de saint Michel sur le diable en partie comme un aspect de la victoire chrétienne sur le culte des idoles :

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Et maintenant [saint Michel] réussit partout à traîner [Satan] hors des temples et des chapelles des idoles, où nos ancêtres les vénéraient122.

67 Les idoles viennent aussi à l’esprit de saint Bernard de Clairvaux, et à celui de Gerhoh, ainsi que dans les pensées du glossateur du XIII e siècle du distique Nec deus. Et la réponse persiste. Dans un dialogue entre un Chrétien et un Juif qui a prétendument lieu à Majorque en 1276, dans lequel sont intégrés les arguments de Baudri et d’autres théologiens prédominants, on peut lire : Le Juif dit : « Comment pouvez-vous dire cela ? N’est-il pas vrai que vos églises sont pleines d’idoles et d’images et que vous leur allumez des bougies et les vénérez ? ». À quoi Ingetus répond : « Nous n’adorons pas les idoles ni les images, mais nous adorons Dieu le Père au ciel et son Fils unique, Jésus Christ notre Seigneur, qui vit avec lui en harmonie et règne dans l’éternité. Nous n’adorons pas ces images que vous voyez dans les églises, mais la sainte mère Église les expose comme une sorte de miroir, afin qu’en les voyant avec des yeux corporels ils les voient avec les yeux de l’esprit, et soit remémorée la passion du Christ qui a souffert pour notre salut et pour la rédemption de l’humanité » 123.

68 Ce texte tardif capte pleinement les processus incarnés dans l’art roman, en distillant les arguments promulgués par nombre de théologiens du XIIe siècle, dont Baudri de Bourgueil : Ainsi, puisque la perception morale de l’humanité est ternie par le poids de sa nature humaine, voyant maintenant à travers un miroir sombre, la divinité de Dieu ne peut être comprise comme elle le devrait. À cause de cela elle tourne son œil intellectuel vers l’humanité du Christ où elle se réfléchit. Car Dieu a été fait homme124.

69 De manière similaire au « sort destiné à prévenir des sorts » dans la mosaïque du mauvais œil d’Antioche (fig. 12), la sculpture, les reliefs d’ivoire et les peintures exploitent la réponse fondamentale aux images en tant qu’idoles en retournant le danger de l’idolâtrie sur lui-même. Tout comme une représentation littérale de l’omniprésent dispositif apotropaïque est censée repousser le regard d’une personne envieuse, de même l’image matérielle du Christ, en évoquant une idole, détourne le regard charnel, « comme une sorte de miroir », le renvoyant vers les yeux de l’esprit du fidèle qui le regarde et y est transformé en son opposé. Ainsi qu’Isidore l’a déjà noté, une telle attirance pour les belles choses pourrait en fait repousser le plaisir idolâtre : « La jalousie repousse l’envie » 125.

70 Ce processus dynamique de détournement est incorporé dans la miniature de la Tentation du Christ du Psautier de Stuttgart (fig. 7), en opposant l’attrait des objets sur le sol au miroir convexe tendu par des anges sur la droite, coloré en bleu clair et encadré d’or d’une manière qui rappelle la mandorle sur le recto du folio (fig. 16). Interposé entre le spectateur et le Christ lui-même, ce miroir est à la fois un bouclier et une image, comme l’est l’objet similaire que tient Nicodème dans la miniature de la Crucifixion dans le Sacramentaire de Drogon (fig. 19). C’est en conversation avec Nicodème, comme Chazelle l’a bien noté126, que le Christ a assimilé sa crucifixion imminente au serpent d’airain, annonçant avec mille ans d’avance le Juif avec lequel Rupert discutera des images127. Reconnaissant l’éventail d’identifications proposé pour cet objet déconcertant, dont une patène et un bouclier, Chazelle conclut que l’objet rond est « probablement un orbe ou un disque désignant la terre [...] emblématique du matérialisme du vieil homme et de son incapacité à comprendre le sens spirituel des mots de Jésus ». Une interprétation en tant que miroir (ou composite de ces objets) est encore plus valide car elle sert d’intermédiaire entre entendement physique et

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entendement spirituel, repoussant une compréhension purement charnelle de la Crucifixion et, simultanément, invoquant une perception plus élevée.

71 Les miroirs montrés dans les manuscrits carolingiens sont comme les disques de verre et les pierres polies montées dans les plaques miniatures, datant de la première période islamique, qui représentent le sanctuaire de la Torah entouré d’évocations aniconiques de la présence divine telles que le Ménorah128. L’une d’elles, un linteau de pierre de la synagogue byzantine à Nawa, pourrait même inclure un mauvais œil129. L’interaction de la présence divine et de la non-visibilité sur ces inserts réfléchissants, avec la matière et la mémoire, est magnifiquement décrite en 870 (quelques années seulement après que le Psautier de Stuttgart et le Sacramentaire de Drogon sont enluminés) par Bernard, le pèlerin franc en Terre Sainte, qui à son retour se souvient des « pierres de marbre carrées » qu’il a vues à Gethsémané, « d’un raffinement tel que l’on pouvait y apercevoir toutes les choses que l’on puisse possiblement espérer voir comme sur un miroir130 ». Les pierres miroitantes sont également utilisées pour figurer le sacré dans l’Islam131. Il est tout-à-fait plausible que les Chrétiens Occidentaux s’appuient sur cette tradition, en particulier durant la période des Croisades, et soient en compétition avec les œuvres d’art roman.

72 Le miroir en tant qu’objet par excellence du désir oculaire est développé comme un thème du voir spirituel plus tard au Moyen Âge. Dans le Psautier de la Trinité du XIIIe siècle, par exemple, le visage du Christ est remplacé par une forme semblable à un miroir pour indiquer l’invisibilité132. Sur le pinacle du retable Baroncelli (San Diego Museum of Art), Giotto représente deux anges utilisant des miroirs, respectivement pour capter l’impression et pour la bloquer alors qu’ils s’approchent de Dieu le Père, tandis que d’autres se protègent les yeux avec leurs mains levées133. Le parallèle aux représentations plus anciennes le plus frappant se trouve toutefois dans le retable de Massa Marittima d’Ambrogio Lorenzetti de 1335-1337 (Palazzo Municipale)134, qui montre la personnification de la Foi – ailée comme l’ange dans le Psautier de Stuttgart (fig. 7), et de façon très similaire à Nicodème dans le Sacramentaire de Drogon, tenant sur son genou un grand miroir tourné vers le spectateur (fig. 19). La Trinité est visible sur ce qui était à l’origine une surface argentée, avec le Père et le Fils représentés dans un double portrait semblable à Janus, et la colombe du Saint Esprit (à l’origine) peinte sur la surface métallique réflexive pour réaliser non seulement la célèbre métaphore de Paul dans 1 Corinthiens 13 : 12, mais aussi la référence dans la longue liste de démonstrations de foi dans Hébreux 11 : 1 qui commence par « La foi est la garantie des biens que l’on espère, la preuve des réalités qu’on ne voit pas135 ».

73 Tout en confirmant l’importance du motif pour la production de l’art, ces exemples tardifs ne mettent en avant que l’aspect particulier du miroir dans les représentations plus anciennes dans lesquelles il n’est pas encore intégré avec l’image elle-même mais demeure une métaphore discrète du processus par lequel l’art est regardé. N’étant encore qu’un signe de vérités non-vues, le miroir ou la pierre polie fonctionnent durant la période romane avant tout comme une figure du potentiel de faire dévier que peut avoir l'art, comme sur le chapiteau de Vézelay (fig. 1) où l’orbe protège du regard fatal du démon, thématisant le danger inhérent qu’il y a à regarder la sculpture et, ce faisant, activant la contemplation supérieure, purement mentale. Bernard d’Angers conserve un aperçu d’une telle réciprocité dans sa description de la rencontre initiale avec le culte de la statue de saint Gérald :

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placée au-dessus de l’autel, glorieusement façonnée de l’or le plus pur et des pierres les plus précieuses. C’était une image faite avec une telle précision selon la forme humaine, qu’elle semblait voir avec son regard attentif et observateur les très nombreux paysans qui la voyaient, et doucement accorder avec ses yeux réfléchissants les prières de ceux priant devant elle136.

74 Dans son compte-rendu du remarquable essai de Schapiro, Michael Camille pressent que « ce qui semble une réponse médiévale purement esthétique est en fait codé avec une série complexe de croyances et d’associations » 137. Parmi ces croyances et ces associations, je soutiendrais qu’il y a fondamentalement, en effet, celle du « mauvais œil » qui doit être ajoutée aux autres modèles médiévaux qui existent côte-à-côte avec lui pour regarder l’art138, par exemple l’icône comme une membrane à travers laquelle le spectateur peut communiquer avec Dieu, ou encore l’idée selon laquelle les images impriment l’âme à la manière du sceau sur la cire. Ce paradigme du mauvais œil ne s’appuie pas sur la séparation de l’« objet pour les yeux » et du « véhicule de doctrine » de Schapiro, mais plutôt sur une interaction réflexive entre les deux selon le principe de similia similibus curantur, entre les monstres fascinants et le lustre physique que saint Bernard de Clairvaux entend comme étant si séduisants (et donc dangereux), et la théologie codée dans les livres139. Regarder l’art roman est une psychomachia, une bataille pour l’âme du spectateur que le Maître d’Alexis capture brillamment dans sa version de la Foi triomphant de l’Idolâtrie (fig. 11), avec son œil pris pour cible à la manière des anciennes images du mauvais œil, et que Gerhoh comprend lorsqu’il affirme que « si une image est détruite, l’œil du spectateur est extrêmement offensé ». C’est en effet à travers leur fascination même que des œuvres telles que le chapiteau de Vézelay (fig. 1), le diptyque de Florence (figs. 2 et 3) et le vitrail de Saint-Denis (fig. 21) mobilisent le spectateur dans cette lutte, que seule la foi dans le Fils unique de Dieu peut gagner, offrant ce que Éphésiens appelle l’« armure de Dieu, pour pouvoir résister aux manœuvres du diable ». Cassiodore l’a peut-être formulé mieux que quiconque dans son interprétation du Psaume 90 (91) : Le diable se retire vaincu par les moyens mêmes par lesquels il chercha à nous tenter140.

NOTES

1. Meyer SCHAPIRO, Art and Thought : Issued in Honor of Dr. Ananda K. Coomaraswamy on the Occasion of His 70th Birthday, Londres, Iyer, K. B., Luzac & Co, 1947, p. 130-150 ; réimprimé in Meyer SCHAPIRO, Romanesque Art : Selected Papers, New York, George Braziller, 1977, p. 1-27. Dans sa contribution sur « Formalism » dans Conrad RUDOLPH (éd.), A Companion to Medieval Art: Romanesque and Gothic in Northern Europe (Blackwell Companions to Art History), Oxford, Blackwell, 2006, Linda Seidel semble écarter les affirmations de Schapiro comme un « espiègle tour de force d’observation et de citation » (p. 122). La réception de cet essai a cependant généralement été tout à fait sérieuse, et dans les Charles Eliot Norton Lectures de Schapiro (1967) éditées par Seidel elle-même et publiées récemment, la distinction entre les « fonctions liturgiques dans l’art » et « une liberté d’imagination » trouvée dans « la présence de nombreux thèmes de la vie courante » est répétée (Meyer SCHAPIRO, Romanesque Architectural Sculpture, Chicago, University of Chicago Press, 2006,

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p. 33). Au sujet de la préséance générale qu’accorde Schapiro à la fantaisie artistique sur le contrôle ecclésiastique, voir Thomas CROW, The Intelligence of Art, Chapel Hill et Londres, University of North Carolina Press, 1999, p. 1-23. 2. « Ceterum in claustris, coram legentibus fratribus, quid facit illa ridicula monstruositas, mira quedam deformis formositas ac formosa deformitas » (J. Leclercq et H. Rochais, Sancti Bernardi Opera, Rome, 1963, Vol. 3, p. 282 ; Conrad RUDOLPH (tr.), The “Things of greater importance” : Bernard of Clairvaux’s Apologia and the Medieval Attitude Toward Art, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1990). Voir Thomas DALE, « Monsters, Corporeal Deformities, and Phantasms in the Cloister of St- Michel-de-Cuxa », Art Bulletin 83, 2001, p. 402-36 ; Xavier BARRAL I ALTET, Contre l’art roman ? Essai sur un passé réinventé, Paris, Fayard, 2006. 3. « Pulchrae picturae, variae celaturae, utraeque auro decoratae, pulchra et pretiosa pallia, pulchra tapetia variis coloribus depicta, pulchrae et pretiosae fenestrae, vitreae saphiratae, cappae et casulae aurifrigiatae, calices aurei et gemmati, in libris aureae litterae. Haec omnia non necessarius usus, sed oculorum concupiscentia requirit » (Edmond MARTÈNE et Ursin DURAND, Thesaurus novus anecdotorum, Paris, Lutetiae Parisiorum, 1717, Vol. 5, col. 1584). 4. « Alia enim vice columnarum sustentant istud aedificium ; alia vice picturarum decentem praebent ornatum. Si columna movetur tota aedificatio ruinam minatur. Si pictura deletur, oculus intuentium valde offenditur » (Jacques-Paul MIGNE (éd.), Patrologia Latina, Paris, Migne, 194, col. 1242-43 – édition dorénavant référée comme « Migne PL »). 5. Michael CAMILLE, Image on the Edge : The Margins of Medieval Art, Cambridge, Mass., et Londres, Reaktion books, 1992 (trad. fr. par Béatrice et Jean-Claude BONNE : Images dans les marges, aux limites de l’art medieval, Gallimard, 1997) ; Nurith KENAAN-KEDAR, Marginal Sculpture in Medieval France : Toward the Deciphering of an Enigmatic Pictorial Language, Brookfield, Vt., Scolar press, 1995 ; Ilene FORSYTH, « The Monumental Arts of the Romanesque Period : Recent Research ; the Romanesque Cloister », dans Elizabeth PARKER et Mary SHEPARD (éds.), The Cloisters : Studies in Honor of the Fiftieth Anniversary, New York, Metropolitan Museum of Art : International center of medieval art, 1992, p. 3-25 ; Thomas DALE, « Monsters », op.cit. 6. Kirk AMBROSE, The Nave Sculpture of Vézelay : The Art of Monastic Viewing, Toronto, Pontifical institute of mediaeval studies, 2006. 7. « Dolens in sanctuario Dei fieri picturarum ineptias et defor(m)ia quedam portenta magis quam ornamenta, optabam si fieri posset mentes oculosque fidelium honestius et utilius occupare. Cum enim nostri temporis oculi non solum uana sed etiam profana sepius uoluptate capiantur […] », Montague R. JAMES (tr.), « Pictor in Carmine », Archaeologia 94, 1951, p. 141-66 ; Karl-August WIRTH, Pictor in Carmine. Ein Typologisches Handbuch aus der Zeit um 1200, Berlin, G. Mann, 2006). 8. « Ut si quis humanis membris caput canis aut arietis formet, vel rursum in uno hominis habitu duas facies fingat, aut humano pectori postremas partes equi et piscis adjungat. Haec et his similia qui facit, non similitudinem, sed idolum facit » (H. Maurus, Commentarium in Exodum libri quatuor, Livre 2, Chap. 12 ; Migne PL 108, col. 95). 9. Adolf GOLDSCHMIDT, Die Elfenbeinskulpturen aus der Romanischen Zeit XI.-XIII. Jahrhundert, Berlin, B. Cassirer, 1918, Vol. 1, p. 15 ; Alice BAIRD, « The Shrine of S. Hadelin, Vise », Burlington Magazine 31, 1917, p. 20-21 ; Philippe VERDIER, « The Twelfth-Century Chasse of St. Ode from Amay », Wallraf-Richartz-Jahrbuch 42, 1981, p. 7-94 (aux p. 68-69) ; Jack M. GREENSTEIN, « On Alberti’s ‘Sign’ : Vision and Composition in Quattrocento Painting », Art Bulletin 79, 1997, p. 669-698. 10. Raphael LIGTENBERG, Die romanische Plastik in den nördlichen Niederlanden, Freiburg, St. Paulus- Druckerei, 1916, p. 46-50 ; Elizabeth den Hartog, Romanesque Sculpture in Maastricht, Maastricht, Bonnefantenmuseum, 2002, p. 464-465. Voir aussi Beat BRENK, « Die Werkstätten der Maastrichter Bauplastik des 12. Jahrhunderts », Wallraf-Richartz-Jahrbuch 38, 1976, p. 46-63. 11. John BECKWITH, Ivory Carvings in Early Medieval England, Londres, H. Miller and Medcalf, 1972, p. 36 et 76.

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12. Super aspidem et basiliscum ambulabit, Et conculcabit leonem et draconem. L’auteur traduit à la deuxième personne du singulier, nous avons rétabli la troisième personne, NDT. 13. Spiro K. KOSTOF, The Orthodox Baptistery of Ravenna, New Haven et Londres, Yale university press, 1965 ; Herbert L. KESSLER, « Margin and Metaphor », dans Christine B. VERZAR et Gil FISHHOF (éds.), Pictorial Languages and their Meanings – Liber Amicorum in honor of Nurith Kenaan-Kedar, Tel Aviv, Tel Aviv University, 2006, p. 141-152. 14. Adolf GOLDSCHMIDT, Die Elfenbeinskulpturen aus der Zeit der Karolingischen und Sächsischen Kaiser, 8–11. Jahrhundert, Berlin, Denkmäler der deutschen Kunst, 1918, Vol. 1, p. 8-9 ; Carol L. NEUMAN DE VEGVAR, « The Origin of the Genoels-Elderin Ivories », Gesta 29, 1990, p. 8-24. Le coq sur l’ivoire figure le basilic qui est souvent représenté avec l’avant d’un coq, sa crête symbolisant la couronne qui lui revient en tant que « rex serpentium ». À Vézelay, un autre chapiteau de la nef dépeint le basilic sous cette forme, face à un homme chevauchant un monstre avec un visage humain, des jambes de grillon et un corps et une queue de poisson. Comme dans la fig. 1, un homme tend une balle ou un bol pour se protéger de la créature. Voir Marianne SAMMER, Der Basilisk. Zur Natur- und Bedeutungsgeschichte eines Fabeltieres im Abendland, Munich, Literatur in Bayern, 1998, p. 63-71 et passim. 15. Adolf GOLDSCHMIDT, Elfenbeinskulpturen aus der Zeit der Karolingischen und Sächsischen Kaiser, op.cit., Vol. 1, p. 10 ; In the Beginning was the Word : Bibles before the Year 1000. Catalogue d’exposition, Washington D.C., The Arthur M. Sackler Gallery, 2006, p. 308-309. 16. Adolf GOLDSCHMIDT, Elfenbeinskulpturen aus der Zeit der Karolingischen und Sächsischen Kaiser, op.cit., Vol. 1, p. 13-14 ; Wolfgang BRAUNFELS, The Lorsch Gospels, New York, George Braziller, 1967. 17. Trude KRAUTHEIMER-HESS, « The Original Porta dei mesi at Ferrara and the Art of Niccolo », Art Bulletin 26, 1944, p. 152-74 ; C.hristine V. BORNSTEIN, Portals and Politics in the Early Italian City-State : The Sculpture of Nicholaus in Context, Parme, Università degli Studi di Parma, Istituto di storia dell'arte, Centro di Studi Medievali, 1988, p. 103-120 ; Le formelle del Maestro dei Mesi di Ferrara (Atti della giornata di studio), Ferrare, Museo della Catedrale, 2002, p. 14-15. Voir aussi Yves CHRISTE, « Le portail de Beaulieu. Étude iconographique et stylistique », Bulletin archéologique n.s. 6, 1970, p. 57-76 ; Calvin B. KENDALL, The Allegory of the Church : Romanesque Portals and their Verse Inscriptions, Toronto, Buffalo et Londres, University of Toronto Press, 1998, p. 225-226 et passim ; Herbert L. KESSLER, Neither God nor Man : Texts, Pictures, and the Anxiety of Medieval Art, Freiburg im Breisgau, Rombach Druck und Verlagshaus, 2007. 18. Wilhelm SCHLINK, Der Beau-Dieu von Amiens, Das Christusbild der gotischen Kathedrale, Frankfort et Leipzig, Insel, 1991, p. 24-57 ; Herbert L. KESSLER, « Margin and Metaphor », op cit. 19. Marianne SAMMER, Der Basilisk, op.cit., p. 67. 20. « Si autem attendamus quid responderit diabolo, ut hoc et nos respondeamus, quando similiter tentat ; intramus per januam, sicut audistis lectionem Evangelii. Quid est enim intrare per januam ? Intrare per Christum. Ipse enim dixit, Ego sum janua. Quid est autem intrare per Christum ? Imitari vias Christi. In quo imitaturi sumus vias Christi ? » (Saint Augustin, Enarrationes in Psalmos, In Psalmum xc, Sermo 1 ; Eligius DEKKERS et Jean FRAIPONT, Corpus Christianorum Series Latina (CCSL) 39, Turnhout, Brepols, 1956, p. 1254). [L’auteur n’avait pas traduit le début du texte que nous avons rétabli ici pour plus de clarté, NDT]. 21. « Psalmus iste est de quo Dominum nostrum Jesum Christum diabolus tentare ausus est. Audiamus ergo, ut possimus instructi resistere tentatori, non praesumentes in nobis, sed in ipso qui prior tentatus est, ne nos in tentatione vinceremur. Illi enim tentatio non erat necessaria : tentatio Christi, nostra doctrina est. Si autem attendamus quid responderit diabolo, ut hoc et nos respondeamus, quando similiter tentat » (Migne PL 37, col. 1149). L’exégèse augustinienne était inscrite directement dans les tituli du Psaume, comme dans le Cathach de saint Columba du début du VIIe siècle (Dublin, Royal Irish

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Academy, MS 12.r33) ; Jonathan J. G. ALEXANDER, Insular Manuscripts. 6th to the 9th Century, Londres, Harvey Miller, 1978, p. 28-29 ; Carol A. FARR, The Book of Kells, its function and audience, Londres, British Library et Toronto, University of Toronto Press, 1997, p. 74-75. 22. Florentine MÜTHERICH, Bonifatius FISCHER, et al., Der Stuttgarter Bilderpsalter, Bibl. Fol. 23, Württembergishe Landesbibliothek, Stuttgart, Stuttgart, E. Schreiber, 1965-68. Voir aussi les articles importants suivants : Kathleen M. OPENSHAW, « The Battle between Christ and Satan in the Tiberius Psalter », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes 52, 1989, p. 14-33, et Kathleen M. OPENSHAW, « Weapons of the Daily Battle : Images of the Conquest of Evil in the Early Medieval Psalter », Art Bulletin 75, 1993, p. 17-38. 23. « Nam omnia ista nomina diabolo congruenter aptatur : aspis est, dum occulte percutit, basiliscus cum palam uenena disseminat, leo dum persequitur innocents, draco cum neglegentes impia uoracitate deglutit » (CASSIODORE, Expositio psalmorum, Marc Adriaen (éd.), Turnhout, Brepols, 1958, p. 834). 24. REX DEUS EST ET HOMO QUEM SIMPLEX SIGNAT IMAGO. QUO MORS EST STRATA SERPENTE LEONE NOTATA. (Adolf GOLDSCHMIDT, Elfenbeinskulpturen aus der Romanischen Zeit der Karolingischen und Sächsischen Kaiser, op.cit. ; Philippe VERDIER, « Twelfth-Century Chasse », op.cit., p. 68 ; Jack M. GREENSTEIN, « On Alberti’s ‘Sign’ », op.cit., p. 675-76). 25. Joseph DEÉR, « Ein Doppelbildnis Karls des Grossen », dans Forschungen zur Kunstgeschichte und Christlichen Archäologie, Baden-Baden, Verlag für Kunst und Wissenschaft, 1953, Vol. 2, p. 103-56 ; Éliane VERGNOLLE, « Un carnet de modèles de l’an mil originaire de Saint-Benoît-sur-Loire (Paris, B.N. lat. 83187 + Roma, Vat. Reg. lat. 596) », Arte medievale 2, 1984, p. 23-56). 26. Werner TELESKO, « Studien zu den Bildquellen des sogenannten Barberini-Diptychons (Paris, Musée du Louvre) », Römische historische Mitteilungen 41, 1999, p. 371-404. Le conflit était un thème particulièrement persistant sur les ivoires. Une autre plaque dans le Bargello représente un souverain au faîte de ses ennemis enfonçant sa lance, non pas une fois mais deux, dans la bouche de l’un et dans l’oreille de l’autre (Adolf GOLDSCHMIDT, Elfenbeinskulpturen aus der Zeit der Karolingischen und Sächsischen Kaiser, op.cit., Vol. 1, p. 12 ; Joseph DEÉR, « Doppelbildness », op.cit.). Une troisième plaque du IXe siècle à Paris (Musée Cluny) présente un homme transperçant un lion dans la bouche avec une lance et d’autres scènes de combat (Adolf GOLDSCHMIDT, Elfenbeinskulpturen aus der Zeit der Karolingischen und Sächsischen Kaiser, op.cit., Vol. 1, p. 156-157). 27. Adolf GOLDSCHMIDT, Elfenbeinskulpturen aus der Zeit der Karolingischen und Sächsischen Kaiser, op.cit., Vol. 1, p. 12-13 ; Danielle GABORIT-CHOPIN, Ivoires du Moyen Âge, Fribourg, Office du livre, 1978, p. 50. Voir Robert W. BALDWIN, « ‘I slaughter barbarians’ : Triumph as a Mode in Medieval Christian Art », Konsthistorisk Tidskrift 59, 1990, p. 225-42. 28. Deux lanières de cuir semblables à des rubans, dont des restes subsistent, passaient à travers des ouvertures rectangulaires dans l’épaisseur de chaque plaque, et étaient fixées au dos de chacune d’entre elles. De plus, deux cordes de cuir plus fines et rondes passaient dans les coins intérieurs des plaques et étaient attachées de la même manière aux dos. Celles-ci se trouvent encore sur la plaque de saint Michel mais elles ont mené à la dégradation des deux coins gauches de l’ivoire du Christ, soit parce qu’elles ont affaibli la plaque, soit parce qu’elles comprenaient un matériau précieux qui a été cassé. De surcroît, deux lanières de cuir passant à travers l’épaisseur et soutenues par des épingles (pour lesquelles des trous sont visibles à CALCAT et à CORPO sur la plaque de saint Michel), et attachées de la même manière que les autres, étaient déployées pour garder le diptyque fermé. Des décolorations correspondantes sur la plaque du Christ ne suffisent pas pour reconstruire le mécanisme. 29. « De hac pugna multo antea in Psalmo Propheta gratulabundus dicebat Christo : Super aspidem, inquit, et basiliscum ambulabis ; et conculcabis leonem et draconem. Aspidem dixit mortem, basiliscum peccatum, leonem diabolum, et draconem infernum. Congrue siquidem ista nomina diabolo sunt aptata, quae tamen omnia sub pedibus Domini nostri Jesu Christi in ejus glorioso adventu fuerunt prostrata. Super

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quippe aspidem ambulavit, quia resurgens a mortuis mortem destruxit ; super basiliscum ambulavit, quia nullum omnino peccatum fecit ; Leonem conculcavit, quia diabolum qui habebat mortis imperium, vicit, et captivum flammis tradidit, ac vinculis inferni religavit » (Migne PL 209, col. 39). 30. Dans le Psautier Tiberius (Londres, Brit. Lib., MS Cotton Tiberius, C.vi), la Tentation du Christ (fol. 10v) est liée à saint Michel en train de vaincre le dragon à travers la caractérisation du diable (fol. 16r). Voir Kathleen M. OPENSHAW, « The Battle between Christ and Satan », op.cit., p. 26. 31. Jean LAPORTE, « L’épée et le bouclier dits ‘de Saint-Michel’ », dans Raymonde FOREVILLE (éd.), Millénaire monastique du Mont Saint-Michel, Paris, P. Lethielleux, 1967, Vol. 2, p. 397-410. 32. Danielle GABORIT-CHOPIN, Robert FOSSIER, Quitterie CAZES, et al., La France Romane, au temps des premiers Capétiens (987-1152), Catalogue d’exposition, Paris, Musée du Louvre, Hazan, 2005, p. 326. Le folio 66v du même manuscrit orne l’initiale D de Deus avec une image du Christ terrassant un lion et un énorme basilic. 33. Christopher CLARKSON, « Some Representations of the Book and Book-Making from the Earliest Codex Forms to Jost Amman », dans John L. SHARPE et Kimberly VAN KAMPEN (éds.), The Bible as Book : The Manuscript Tradition, Londres, British library, New Castle (De.), Oak Knoll Press, 1998, p. 197-203. 34. Rosalie B. GREEN et al., Herrard of Hohenbourg : Hortus Deliciarum, Londres et Leiden, Brill, 1979. 35. « SUB FIDEI SCUTO MICAHEL STANS CORPORE TUTO HOSTEM PROSTERNIT PEDE CALCAT CUSPIDE PUNGIT ». 36. Le bouclier de Saint Michel était à l’origine orné d’ombons, mais ceux-ci sont aujourd’hui presque complètement altérés par l’usure. 37. Ecce lacessentem conlatis viribus audet Prima ferire Fidem Veterum Cultura Deorum. Illa hostile caput phalerataque tempora vittis Altior insurgens labefactat, et ora cruore De pecudum statiata solo adplicat et pede calcat Elisos in morte oculos (tr. Henry J. THOMSON, Prudentius, Londres, 1949-1953, vol. 1, p. 280-281). 38. Richard STETTINER, Die illustierten Handschriften des Prudentius, Berlin, 1895-1915 ; Otto HOMBURGER, Die illustrierten Handschriften der Burgerbibliothek Bern, Bern, Burgerbibliothek, 1962 ; Beate FRICKE, « Fallen Idols and Risen Saints : Western Attitudes towards the Worship of Images and the ‘cultura veterum deorum’ », dans Anne MCCLANAN et J.effrey JOHNSON (éds.), Negating the Image : Case Studies in Iconoclasm, Londres, Ashgate Pub Co, 2006, p. 67-95. Les thèmes de Prudence et d’un souverain à cheval sur un serpent étaient rassemblés dans un livre de croquis du XIe siècle (voir Éliane VERGNOLLE, « Carnet de modèles », op.cit.). 39. « Fides pr[a]emit et fo[e]dit occulos ». 40. Voir, par exemple, le Sermon 27 de Hildebert de Lavardin dans lequel les choses extérieures vues par les yeux, l’or et l’argent par exemple, sont opposées à la beauté intérieure de Dieu (Migne PL 171, col. 467-471, particulièrement col. 469). 41. Comme le font encore entendre les locutions « mauvais œil », « evil eye », « malocchio » et autres désignations, le mauvais œil était toujours au singulier. La littérature sur le sujet est vaste (voir Tobin SIEBERS, The Mirror of Medusa, Berkeley, Los Angeles et Londres, University of California Press, 1983 ; Pierre Bettez GRAVEL, The Malevolent Eye : An Essay on the Evil Eye, Fertility and the Concept of Mana, New York, Washington D.C., Paris, P. Lang, 1995, p. 3-9 ; Matthew DICKIE, « The Fathers of the Church and the Evil Eye », dans Henry MAGUIRE (éd.), Byzantine Magic, Washington, D.C., Dumbarton Oaks et Harvard University Press, 1995, p. 9-34 ; Fergus KELLY, « ‘The Evil Eye’ in Early Irish Literature and Law », Celtica 24, 2003, p. 1-39 ; Finbarr B. Flood, « Image Against Nature : Spolia as Apotropaia in Byzantium and the dar al-Islam », Medieval History Journal 9, 2006, p. 143-166.

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42. L’argument a été appliqué de manière générale aux gargouilles gothiques (voir Ruth MELLINKOFF, Averting Demons : The Protective Power of Medieval Visual Motifs and Themes, Los Angeles, Wipf & Stock, 2004, p. 46-47). 43. Voir Cynthia HAHN, « Visio Dei : Changes in Medieval Visuality », dans Robert NELSON (éd.), Visuality Before and Beyond the Renaissance : Seeing as Others Saw, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 169-196, et Cynthia HAHN, « Vision » in A Companion to Medieval Art, op.cit., p. 44-64. 44. Richard STILLWELL, « Catalogue of Mosaics », dans Antioch-on-the-Orontes, III (The Excavations 1937-39), Princeton, Princeton University Press,1951, p. 182, et Doro LEVI, « The Evil Eye and the Lucky Hunchback », p. 220-232 ; Andrew STEWART, Art, Desire, and the Body in Ancient Greece, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 227-228. 45. Doro LEVI, « Evil Eye », op.cit., p. 226. 46. « Intrantibus Hic Deos Propitios Et Basilicae Hilarianae ». Voir Franz DÖLGER, ‘Ιχθύς, Das Fisch-symbol in frühchristlicher Zeit, Vol. 4, Münster, 1932, Pl. ccxc ; Cabrol et Leclerc, DCAL, Vol. 12.2, cols. 1936-37 ; Carlo PAVOLINI, « La basilica Hilariana », Bollettino di Archeologia, 1990, p. 171-176. 47. Chester C. MCCOWN (éd.), The Testament of Solomon, Leipzig, J. C. Hinrichs, 1922. Voir James RUSSELL, « The Evil Eye in Early Byzantine Society », XVI Internationaler Byzantinistenkongress. Akten, Vienne, Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 1982, Vol. 2 : 3, p. 540-546, et James RUSSELL, « Archaeological Context of Magic in the Early Byzantine Period », dans Henry MAGUIRE (éd.), Byzantine Magic, op.cit., p. 39. 48. Campbell BONNER, « Two Studies in Syncretistic Amulets », Proceedings of the American Philosophical Society 85, 1942, p. 466-71 ; Lesley HARDING, « Amulet Collection Works its Magic at Taubman and at Kelsey », The University [du Michigan] Record, 5 Novembre 2001. Sur la datation de ces amulettes et d’autres similaires, voir Jeffrey SPIER, « Medieval Byzantine Amulets and their Tradition », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes 56, 1993, p. 25-62 ; Spier est en faveur d’une datation aux VIe/VIIe siècles. 49. Campbell BONNER, « Two Studies », op.cit., p. 471. 50. Campbell BONNER, « Two Studies », op.cit., p. 469-70 ; Lesley HARDING, « Amulet Collection », op.cit., No.32. 51. Beaucoup de thèmes de l’Antiquité tardive furent perpétués durant la période byzantine moyenne sur des talismans contemporains de l’ivoire de Florence. Un anneau à Houston (Menil Museum) porte le Psaume 90 (91) inscrit sur sa boucle par exemple. Saint Michel est dépeint sur un camée de jaspe sanguin à Ephèse et sur une amulette à St. Petersbourg (voir Jeffrey SPIER, « Medieval Byzantine Amulets », op. cit., p. 54 et 59). Au moins un d’entre eux, un pendendif en émail au Louvre (OA 6276), tout comme le feuillet de Florence, traduit l’imagerie généralement humble sur un support luxueux (ibid., p. 56). L’histoire en Occident est moins claire. Mais en dépit de l’opposition de l’Église à la magie, les amulettes textuelles circulaient largement et le Testament de Salomon était connu. Voir Don C. SKEMER, Binding Words : Textual Amulets in the Middle Ages, University Park, Pa., Pennsylvania State University Press, 2006, ainsi que Richard KIECKHEFER « Did Magic have a Renaissance ? An Historiographic Question Revisited » et Nicolas WEILL-PAROT, « Contriving Classical References for Talismanic Magic in the Middle Ages and the Early Renaissance », dans Charles BURNETT et William F. RYAN (éds). Magic and the Classical Tradition, Londres, The Warburg Institute, 2006. 52. Par exemple, par Cassiodore : « Scutum istud humanum illam partem tantum ex qua opponitur, tegit : clypeus uero diuinus undique nos quasi murali munitione circumdat atque defendit » (Cassiodore, Expositio in Psalmos, 90.4, ed.cit., p. 831). 53. Florentine MÜTHERICH, Bonifatius FISCHER, et al., Stuttgarter Bilderpsalter, op.cit., p. 121 ; voir Kathleen M. OPENSHAW, « The Battle Between Christ and Satan », op.cit., p. 27-28. 54. Sur la vaste littérature, voir Koert VAN DER HORST, « The Utrecht Psalter : Picturing the Psalms of David », dans Koert VAN DER HORST, William NOEL et Wilhemina WÜSTEFELD (éds.), The Utrecht

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Psalter in Medieval Art, Utrecht, HES publ., 1996, p. 22-84 ; sur la datation et le contexte historique, Celia CHAZELLE, The Crucified God in the Carolingian Era : Theology and Art of Christ’s Passion, Cambridge, Cambridge University Press, 2001. 55. Le trou pourrait avoir été percé après que les coins aient été cassés, afin de remplir sa fonction originale. 56. Pieter J. SIJPESTEIN, « Objects with Script in the Moen Collection », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 42, 1981, p. 112 ; William BRASHEAR, « À propos des tablettes magiques », dans Élisabeth LALOU (éd.), Les tablettes à écrire de l’antiquité à l’époque moderne, actes du colloque international du Centre National de la Recherche Scientifique, Paris, Institut de France, 10-11 octobre 1990, Turnhout, Brepols, 1992, p. 129-158, à p. 152. 57. William BRASHEAR, « Lesefrüchte », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 50, 1983, p. 101, et William BRASHEAR, « À propos des tablettes magiques », op.cit., p. 152. Voir aussi Don C. SKEMER, Binding Words, op.cit., p. 44. 58. Sic, sed placata deitate, dolatile lignum Artificis stadium transtulit in modicum. Vos igitur tabulae Faunorum uos Satirorum, Factae poene nichil, ludus abhinc eritis. (Jean-Yves TILLIETTE, Baudri de Bourgueil, Poèmes, Paris, les Belles Lettres, 1998-2002, Vol. 1, p. 36). 59. Marianne SAMMER, Der Basilisk, op.cit., p. 63-74. 60. Pour une discussion de la magie dans les chapitaux romans, voir Elizabeth VALDEZ DEL ÁLAMO, « The Saint’s Capital, Talisman in the Cloister », dans Stephen LAMIA et Elizabeth VALDEZ DEL ÁLAMO (éds.), Decorations for the Holy Dead : Visual Embellishments on Tombs and Shrines of Saints, Turnhout, Brepols, 2002, p. 111-128. 61. « Radii oculorum basilisci corrumpunt spiritum visibilem hominis, quo corrupto corrumpunter alii spiritus, qui a cerebro et vita cordis descendunt : et sic homo moritur » (T. Cantimpratensis, H. Boese (éd.), Liber de natura rerum, Part. 1, Livre 8, Berlin et New York, W. de Gruyter, 1973, Chap. 4, p. 278-279. Voir Marianne SAMMER, Der Basilisk, op.cit., p. 30-32. 62. « Non dubito, Domina, quod si nostras aspexeris miserias, non poterit tua miseratio suum retardare effectum. Mirabiles, necnon amabiles sunt tuorum radii oculorum, quibus nos allicis ad amorem, et ad plenam ducis salutem, ne venenatos oculos basilisci timeamus. O Evae oculi venenati, cur non offertis vos oculis Virginis, si vultis perfectam recipere medicinam ? nam suorum radii oculorum et claritas expellit tenebras, daemonum effugat catervas, purgat mentium vitia, corda congelata accendit, et demum ad coelestia trahit. O beati, Domina, quos viderint oculi tui ! Hos ergo oculos, benigna Domina, ad nos converte » (Migne PL 149, col. 589). 63. « Sermon xiii : At basiliscus, ut aiunt, venenum in oculo gerit, pessimum animal, et prae omnibus exsecrabile. Nosse cupis oculum venenatum, oculum nequam, oculum fascinantem ? Invidiam cogitato. Quid vero invidere, nisi malum videre est ? » (Migne PL 183, col. 237). Voir Thomas DALE, « Monsters », op.cit., p. 428. 64. Cabrol et Leclerc, DCAL, Vol. 12, col. 1938. 65. John H. GRATTAN et Charles SINGER, Anglo-Saxon Magic and Medicine, Londres, Oxford University Press, 1952, p. 107, cité par Kathleen M. OPENSHAW, « Weapons of the daily battle », op.cit., n.65. 66. Voir Conrad RUDOLPH, Violence and Daily Life : Reading, Art and Polemic in the Citeaux ‘Moralia in Job’, Princeton, Princeton University Press, 1997. 67. Voir Migne PL 174, col. 900. 68. Richard H. ROUSE et Mary A. ROUSE, « The Vocabulary of Wax Tablets », Harvard Library Bulletin 1, 1990, p. 12-19. 69. « Exaudi me miserum et indignum prostratum ante oculos tuae benignissimae Majestatis adorantem te, et benedicentem nomen tuum sanctum atque terribile, et concede mihi te puro corde sapere, te laudare, te praedicare, et per vexillum istud sanctae crucis, quam hodie in tuo nomine adoraturus adveni, mentem

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meam corpusque sanctifica, scuto fidei tuae me circumtege, galeam salutis mihi impone, gladio spiritali me accinge, ut contra hostem nequissimum bellaturus et tuo muniar miserationis auxilio, et salutiferae crucis vexillo : cunctique tuo sancto nomine insigniti ab hostis perfidi sint incursione securi per te Jesu Christe » (Cyrille VOGEL et Reinhard ELZE (éd.), Le pontifical romano-germanique, Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, 1963-72, Vol. 2, p. 91). 70. Le bord formant un renfoncement ne suit que les trois côtés extérieurs de la plaque de saint Michel et est très fin. Des éraflures indiquent que la surface a été préparée pour supporter quelque chose, vraisemblablement de la cire, mais peut-être simplement de la colle pour insérer du vélin. 71. Sur les initiales et leurs fonctions apotropaïques, voir Laura KENDRICK, Animating the Letter : The Figurative Embodiment of Writing from Late Antiquity to the Renaissance, Columbus, Ohio, Ohio State University Press, 1999, en particulier p. 124-125. 72. « Mirabilis uirtus psalmi hius, quae immundos spiritus fugat » (Cassiodore, Expositio psalmorum, ed.cit., p. 835 ; tr. Patrick G. WALSH, Cassiodorus : Explanation of the Psalms, New York, Paulist Press, 1991, p. 387). 73. Jonathan J. G. ALEXANDER, Insular Manuscript, op.cit., fig. 5. 74. Michelle BROWN, « The Role of the Wax Tablet in Medieval Literacy : A Reconsideration in Light of a Recent Find from York », The British Library Journal 29, 1994, p. 1-16 ; Élisabeth LALOU, Tablettes à écrire, op. cit., p. 256 ; Paul E. DUTTON, Charlemagne’s Mustache : And other cultural clusters of a dark age, New York, Basingstoke, Palgrave, 2004, p. 69-92. 75. Doro LEVI, « Evil Eye », op.cit., p. 222. 76. Ce n’est peut-être pas entièrement une coïncidence si le thème du Christ terrassant les bêtes a survécu dans nombre de livres de modèles ; voir Éliane VERGNOLLE, « Carnet de modèles », op.cit., et Richard LAUFNER et Peter KLEIN, Trierer Apokalypse, Graz, Akademische Druck-u Verlagsanstalt, 1975, p. 151-153. L’aspect apotropaïque du sujet pourrait avoir été ce qui a engendé sa réplication continue. 77. Voir Richard K. EMMERSON, « The Representation of Antichrist in Hildegard of Bingen’s Scivias : Image, Word, Commentary, and Visionary Experience », Gesta 41, 2002, p. 95-110. 78. Dans la Bible tardive en images de Holkham (British Library, Add. MS 47682, fol. 27 v), les Pharisiens sont représentés avec des phylactères aux formes de diptyques, les surfaces de cire noire symbolisant la cécité juive ; voir Ruth MELINKOFF, « The Round Topped Tablets of the Law : Sacred Symbol and Emblem of Evil », Jewish Art 1, 1974, p. 28-43 ; Michelle BROWN, « Role of the Wax Tablet », op.cit., p. 10. 79. « […] quoniam legem dei quam divino praecepto et divina inspectione accepit. Exterius quidem nouit, sed eam interius non tetigit ». 80. Comme l’a fait remarquer Christopher Clarkson, la représentation est anormale dans la série, « à moins qu’elle ne représente le développement des idées ou des instructions » (« Some Representations », op. cit., p. 201-202). 81. Michel PASTOUREAU, « Les sceaux et la fonction sociale des images », dans Jérôme BASCHET et Jean-Claude SCHMITT (éd.), L’Image : Fonctions et usages des images dans l’occident medieval. Actes du 6e International workshop on medieval societies, Centre Ettore Majorana, Erice, Sicile, 17-23 octobre 1992, Paris, le Léopard d’Or, 1996, p. 275-308 ; Brigitte BEDOS-REZAK, « Medieval Identity : A Sign and a Concept », The American Historical Review 105, 2000, p. 1489-1533. 82. « Non posse quempiam spiritualia bella suscipere, nisi prius carnis edomuerit cupiditates. Non potest ad contemplandum Deum mens esse libera, quae desideriis hujus mundi et cupiditatibus inhiat. Neque enim alta conspicere poterit oculus quem pulvis claudit » (Isidore de Séville, Sententiae, 39 : 14, Pierre Cazier (éd.), Turnhout, Brepols, 1998, p. 173). 83. La coiffe ornementale de l’aile gauche de saint Michel semble encore conserver des traces de couleur.

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84. « Ne timeatis ergo, dilectissimi, cum dracone committere bellum, quoniam Dominus Jesus Christus veniet vobis in auxilium. In oculis carnalium hominum diabolus terribilis est ; in oculis vero spiritalium terror ejus vilis est » (Migne PL 209, 46). 85. « Simplex » est un mot souvent utilisé dans la spéculation trinitaire, par exemple, dans Saint Augustin, De civitate Dei, Livre 11, Chap. 10. 86. Jack M. GREENSTEIN, « On Alberti’s ‘Sign’ », op.cit. 87. Phyllis ABRAHAMS, Les œuvres poétiques de Baudri de Bourgueil 1046-1130. Édition critique publiée d’après le manuscrit du Vatican, Paris, Reims, impr. Monce, Paris, libr. ancienne Honoré Champion, 1926 ; Jean-Yves TILLIETTE, Baudri, op.cit., Vol. 1, p. 132. Voir. Ragne BUGGE, « Effigiem Christi, qui transis, semper honora. Verses Condemning the Cult of Sacred Images in Art and Literature », Acta ad Archaeologiam et Artium Historiam Pertinentia 6, 1975, p. 127-139 ; Robert FAVREAU, Épigraphie médiévale, Turnhout, Brepols, 1997, p. 276-280 ; Arwed ARNULF, Versus ad Picturas : Studien zur Titulusdichtung als Quellengattung der Kunstgeschichte von der Antike bis zum Hochmittelalter, Berlin, Munich, Deutscher Kunstverlag, 1997, p. 273-282 ; Kessler, Idols of the true God, op.cit. 88. Selon F. Borsetti dans son Historia Almi Ferrariae Gymnasii, publié par typ. B. Pomatelli à Ferrare en 1735 (Vol. 2, p. 360), le distique était écrit en demi-cercle autour de la lunette : NEC DEUS EST NEC HOMO PRAESENS QUAM CERNIS IMAGO SED DEUS EST & HOMO QUEM SIGNAT IMAGO. (Trude KRAUTHEIMER-HESS, « The Original Porta dei mesi », op. cit. ; Bornstein, Portals and Politics, op.cit.). 89. « Et tu videns in cruce Christum pauperem et egenum, confitere te vidisse Dominum, intelligens videlicet supra id quod vides. Intellige, quia Nec Deus est, nec homo pendens, quam cernis imago, sed Deus est et homo, quem certa figurat imago. Dum igitur oculis cernis hominis pauperis et egeni pendentis in cruce vivificam imaginem, intellige intus in corde te videre Dominum facie ad faciem, dum sana fide sapis illum esse Deum, quem cernis hominem ; esse Dominum divitem, quem cernis egenum et pauperem ; esse omnipotentem, cujus in cruce vides infirmitatem ; esse vitam mortuorum, quem cernis mortuum ; esse Salvatorem, quem cernis vulneratum » (version étendue de la traduction de Jack M. GREENSTEIN, « On Alberti’s ‘Sign’ », op.cit., p. 675). [C’est l’auteur qui souligne, NDT]. 90. Bède le Vénérable, De Templo, ii (CCSL, 119a.212), David Hurst (éd.), Turnhout, Brepols, 1969) ; Paul MEYVAERT (tr.), « Bede and the Church Paintings in Wearmouth-Jarrow », Anglo-Saxon England 8, 1979, p. 63-84. 91. Marie-Christine SEPIÈRE, L’Image d’un Dieu souffrant. IXe-Xe siècle : aux origines du crucifix, Paris, Les Éd. du Cerf, 1994. 92. Celia CHAZELLE, « An Exemplum of Humility: The Crucifixion Image in the Drogo Sacramentary », dans Elizabeth SEARS et Thelma THOMAS (éd.), Reading Medieval Images: The Art Historian and the Object, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2002, p. 27-35. 93. Voir Genevra KORNBLUTH, Engraved Gems of the Carolingian Empire, University Park, Philadelphie, Pennsylvania State University Press, 1995, p. 100-106 et passim. 94. Celia CHAZELLE, « An Exemplum of Humility », op cit., p. 32-33. 95. « Recte ergo Ezechias serpentem, cui adolebant filii Israel incensum, et quem ipse confregit, Nohestan vocavit, quia in Domino Deo Israel, non in aeneo serpente, ipse speravit. Siquidem Nohestan interpretatur Aes eorum, ut quem illi pro numine colebant in dictis ejus, metallum eum esse, non Deum, agnoscerent. Et quia Ezechias in hoc, quod excelsa dissipavit, et statuas contrivit, atque succidit lucos, nec non et omnia simulacra comminuit, Salvatoris typum tenet ; interpretatur enim Ezechias apprehendens Dominum, vel fortitudo Domini, in eo ipso utique, quod illum serpentem aeneum, quem Moyses fecit, comminuit, Redemptoris nostri figuram convenienter tenet. Non solum enim Dominus noster ac Redemptor, de quo per Prophetam dicitur : “Dominus fortis, Dominus potens in praelio,” idola gentium contrivit, et omnia simulacra eorum dissipavit, quatenus unius Dei omnipotentis notitiam haberent, ejusque cultui digne manciparentur : quin ipsam litteram legis Mosaicae, quam ille populus legalis assidua lectione resonabat,

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ac pro magno habebat, contrivit, ac sensum spiritalem in ea intelligere docuit » (Chap. 18 ; Migne PL 109, col. 252). 96. Cyrille VOGEL et Reinhard ELZE (éd.), Pontifical romano-germanique, op.cit., Vol. 2, p. 31. 97. « Deus qui Moysi famulo tuo in via squalentis heremi serpentem aeneum in media populi multitudine ad liberendas letali viro infestas animas exaltare jussisti ; ut si quis mortifero vulnere inflictus ad eum respiceret, et venenum exiciale evaderet, et optatae salutis vitam adipisceret. Significans teipsum futura post curricula pro tui salute plasmatis, crucis extollendum patibulo, ut quos diabolus armis invidiae captivaverat, tua desiderabilis passio ad patriam revocaret. Concede tam mihi misero et peccatori, quam omnibus tuo cruore mercatis, qui hodie sanctam passionem tuam supplices venerantur, lignumque vitae adorant, ut diabolicas insidias, te adjuvante vincamus et aeternae vitae participes esse mereamur. Qui cum Patre vivis » (Cyrille VOGEL et Reinhard ELZE (éd.), Pontifical romano-germanique, op.cit., Vol. 2, p. 91 ; Rachel FULTON, From Judgment to Passion : Devotion to Christ & the Virgin Mary, 800-1200, New York, Columbia University Press, 2003, p. 85-86. Voir aussi Rupert de Deutz : « Nous passons [...] du diable à Dieu, de l’ennemi au Père, du souverain qui n’est ni Dieu ni homme à notre Roi qui est Dieu et homme » (« transivimus de diabolo ad Deum, de hoste ad patrem, de tyranno, qui nec Deus nec homo est, ad regem nostrum qui Deus est et homo ») (Liber de divinis officiis, Livre 6, Chap. 26, Migne PL 169-170). 98. « De imaginibus, quae, ecclesiis fiunt, ratio citius perpenditur, si ex Veteri Testamento aliqua similitudo trahatur. Gradiens namque populus Israel per desertum aliquando ignitorum serpentium morsibus ad mortem vulnerabantur, super quod consultus Dominus jussit, aeneum et alto stipite levari, quem percussi respicientes cito sanabantur. Et nos de Egypto carnalis conversationis per desertum mundani exsilii, supernae promissionis tendentes per respectum mediatoris in cruce pendentis antiqui hostis venenum a cordibus nostris evacuamus. Qui enim Christum per imaginem filii Dei ac passionem conspexerit, ipse antiqui hostis venena evadere poterit. Hoc certe indicant verba ipsius Domini dicentis : “Sicut exaltavit Moyses serpentem in deserto, ita exaltari oportet filium hominis.” Apte autem aeneus serpens ligno suspensus est, ut Dominus et in serpente mortuus et in aere, aeternus, mortuus videlicet per humilitatem, aeneus per divinitatem. Est vero alia hujus, ecclesia et ilitterati, quod per scripturas non possunt intueri, hoc per quedam picturae liniamenta contemplantur, id est Christum in ea humilitate qua pro nobis pati et mori voluit. Dum hanc speciem venerantur, Christum in cruce ascendentem, Christum in cruce passum, in cruce morientem, Christum solum, non opus manuum hominum, adorant. Non enim truncus ligneus adoratur, sed per illam visibilem imaginem mens interior hominis excitatur, in qua Christi passio et mors pro nobis suscepta tanquam in menbrana cordis inscribitur, ut in se unusquisque recognoscat, quanta suo redemptori debeat » (Acta synodi Atrebatensis in Manichaeos, Chap. 13 (Migne PL 142, col. 1304-07). Voir Brian STOCK, The Implications of Literacy : Written Language and Models of Interpretation in the Eleventh and Twelfth Centuries, Princeton, Princeton University Press, 1983, p. 128-29 ; Rachel FULTON, From Judgment to Passion, op.cit., p. 83-87. 99. Suger, Abbot Suger on the Church of St.-Denis and Its Art Treasures, Erwin Panofsky (éd.), 2ème éd., Princeton, Princeton University Press, 1979 ; Louis GRODECKI, Études sur les vitraux de Suger à Saint Denis (XIIe siècle), Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 1995 ; Jean-Claude BONNE, « Pensée de l’art et pensée théologique dans les écrits de Suger », dans Christian DESCAMPS (éd.), Artistes et philosophes : Educateurs ?, Paris, Centre Georges Pompidou, 1994, p. 13-50 ; Herbert L. KESSLER, « The Function of Vitrum Vestitum and the Use of Materia Saphirorum in Suger’s St. Denis », dans Jérôme BASCHET et Jean-Claude SCHMITT, L’Image, op. cit., p. 179-203. 100. Voir, par exemple, le « Griffon de Pise ». 101. « Sicut serpentes serpens necat aeneus omnes Sicut exatus hostes necat in cruce Christus » (Suger, Abbot Suger, op.cit., p. 76). 102. « Si enim serpentem aeneum pro signo positum percussi aspicientes sanabantur, non utique serpentem uiuentem, sed inanimatam serpentis similitudinem, quanto magis ego signum hoc aspiciens de quo, ut iam supra memini » (Maria Lodovica ARDUINI, Rhaban HAACKE (éd.), Ruperto di Deutz e la

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controversia tra Cristiani ed Ebrei nel secolo XII con testo critico dell’Anulus seu dialogus inter Christianum et Iudaeum, Rome, Istituto Storico Italiano per il Medio Evo, 1979, p. 235). 103. « Ego simitudinem facio et adoro humilitatem Dei altissimi, qui cum sit homo, ipse altissimus est… dum ego illius in cruce pendentis adoro humilitatem, cuius ille rex filiorum superbiae regnantem in caelo contempsit maiestatem » (Maria Lodovica ARDUINI, Rhaban HAACKE (éd.), Ruperto di Deutz, op.cit., p. 232). 104. « Tali visu visus est, quali qui viderunt, crucifixerunt : ecce qui viderunt, crucifixerunt ; nos non vidimus, et credidimus. Illi oculos habebant, nos non habemus ? Imo et nos cordis habemus ; sed per fidem adhuc videmus » (Saint Augustin, Enarrationes in Psalmos, In Psalmum xc, Sermo 2,13, ed.cit., p. 1277). 105. « Omnem fidelissimum diuina protectione uallari […] Solus enim tam ferocia ualuit subdere, qui Patri coaeternus et consubstantialis secundum diuinitatem probatur existere » (Cassiodorus, Expositio psalmorum, ed.cit., p. 829 et 834 ; Patrick G. WALSH, Cassiodorus, tr.cit., p. 385). 106. « Scutum ante faciem suam […] id est humanitate divinitatem abscondit, aut velut caudam humanitatis ante faciem divinitatis objecit » (Migne PL 209, col. 41), « Daemonia oratione vincuntur » (Migne PL 209, col. 46). 107. Au sujet des icônes apotropaïques et d’un certain nombre de rencontres médiévales impliquant des yeux, voir Jean-Marie Sansterre, « Omnes qui coram hac imagine genua flexerint […] La vénération d’images de saints et de la Vierge d’après les textes écrits en Angleterre du milieu du XIe aux premières décennies du XIIIe siècle », Cahiers de civilisation médiévale Xe–XIIe siècles 49, 2006, p. 257-298. 108. Bruno REUDENBACH, « Visualizing holy bodies : Observations on body-part reliquaries », dans Colum HOURIHANE (éd.), Romanesque Art and thought in the twelfth century : Essays in honor of Walter Cahn, Princeton (N.J.), Princeton University, University Park (Pa.), Penn State University Press, 2008, volume dans lequel le présent article a été publié [NDT]. 109. « Primum, in prima tabula est ; Non habebis Deos alienos ; non facies tibi sculptile, neque omnem similitudinem, etc. Haec Origenes dicit duo mandata ; sed Augustinus, unum ; hoc enim ipsum quod dixerat, Non habebis Deos alienos, perfectius explicat cum prohibet coli figmenta, scilicet, idolum vel similitudinem alicujus rei ; quae duo Origenes ita dicit distare, ut idolum sit quod nihil habet simile sui ; similitudo vero, quod habet speciem alicujus rei ; ut, verbi gratia, si quis in auro vel in ligno vel alia re faciat speciem serpentis vel avis vel alterius rei, et statuat ad adorandum, non idolum sed similitudinem fecit. Qui vero facit speciem quam non vidit oculus, sed animus sibi finxit ; ut si quis humanis membris caput canis, vel arietis formet, vel in uno habitu hominis duas facies, non similitudinem, sed idolum facit, quia facit quod non habet aliquid simile sui. Ideo dicit Apostolus : Quia idolum nihil est in mundo. Non enim aliqua ex rebus constantibus assumitur species, sed quod mens otiosa et curiosa reperit. Similitudo vero est, cum aliquid ex his quae sunt vel in coelo, vel in terra, vel aquis formatur. Augustinus vero ita exponit illud : Idolum nihil est in mundo, id est, inter creaturas mundi non est forma idoli, materiam enim formavit Deus, sed stultitia hominum formam dedit. Quaecumque facta sunt, naturaliter facta sunt per Verbum, sed forma hominis in idolo non est facta per Verbum, sicut peccatum non est factum per Verbum, sed est nihil, et nihil fiunt homines cum peccant. Sed quaeritur quomodo hic dicatur forma idoli non esse facta per Verbum, cum alibi legatur : Omnis forma, omnis compago, omnis concordia partium facta est per Verbum. Hoc autem a diversis varie solvitur. Quidam enim dicunt omnem formam, et quidquid est, a Deo esse in quantum est, et formam idoli in quantum est vel in quantum forma est, a Deo esse, sed non in quantum idoli est, id est, posita ad adorandum. In hoc enim non est creatura, sed perversio creaturae. Sicut illud quod peccatum est, in quantum peccatum est, nihil est ; et homines cum peccant, nihil fiunt, quia ab illo qui vere est, separantur. Unde Hieronymus : Quod ex Deo non est, qui solus vere est, non esse dicitur. Ideoque peccatum quod nos a vero esse abducit, nihil esse vel non esse dicitur. Alii vero dicunt omnem formam, quae scilicet naturaliter est, et omne quod naturaliter est, esse a Deo ; sed forma idoli non est naturaliter, quia naturae justitiae non servit. Id enim naturaliter esse dicitur, quod simplici naturae justitiae quae Deus est, militat, non resultat, et naturam creatam non vitiat » (Migne PL 191, col. 160).

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110. Dans une reprise de l’imagerie de Prudence, par example, l’Hortus Deliciarum (fol. 200 r) dépeint l’« Idolâtrie Païenne » tenant une colonne sur laquelle est représenté un homme nu avec un bouclier et une lance, flanqué d’une chèvre et d’un agneau, affrontant la « Foi » et d’autres vertus (Green, Hortus Deliciarum, op.cit., Pl. 111). Le motif du serpent d’airain sur une colonne est devenu assez courant (voir les émaux mosans, Luzern, Kofler-Truninger Collection). 111. « Secundum praeceptum est, Exod. 20 : Non assumes nomen Dei tui in vanum, quod est dicere, secundum litteram, non jurabis pro nihilo nomen Dei. Allegorice vero praecipitur, ut non putes creaturam esse Christum Dei Filium, quia omnis creatura vanitati subjecta ; sed aequalem Patri. Tertium vero praeceptum : Memento ut diem sabbati sanctifices, ubi secundum litteram praecipitur sabbati observantia. Allegorice vero, ut requiem et hic a vitiis, et in futuro in Dei contemplatione expectes ex Spiritu sancto, id est, ex charitate et dono Dei, non quod Spiritus sanctus sine Patre et Filio hoc operetur. Accepit utique Ecclesia hoc donum, ut in Spiritu sancto fiat remissio peccatorum. Quam remissionem cum Trinitas faciat, proprie tamen ad Spiritum sanctum dicitur pertinere, quia ipse est Spiritus adoptionis filiorum. Ipse Patris et Filii amor et connexio vel communitas. Ideoque justificatio nostra et requies ei attribuitur saepius. Haec sunt tria mandata primae tabulae, ad Deum pertinentia. Et primum quidem, quod est de uno Deo colendo, pertinet ad Patrem, in quo est unitas vel auctoritas ; secundum ad Filium, in quo coaequalitas ; tertium ad Spiritum sanctum, in quo est utriusque communitas » (Migne PL 192, col. 831). Ailleurs dans le Sententiae, Pierre Lombard répète la distinction entre l’idole monstrueuse et la vraie image et élabore plus loin les affirmations au sujet des deux natures : « Similitudo vero est cum aliquid ex his quae sunt, vel in coelo, vel in terra, vel in aquis formatur. Et scimus quia nullus Deus est nisi unus. Hoc dicit ne putetur esse Deus in idolo. Unus enim tantum Deus est Pater, Filius, et Spiritus sanctus, id est ipsa Trinitas unus Deus est, nullaque fit partium in Deitatis unitate divisio. Non enim Deus Pater pars est Dei. Tres enim personae sunt, Pater, et Filius, et Spiritus sanctus. Et hi tres quia unius substantiae sunt, unum sunt, et summe unum sunt, quia ibi nulla naturarum, nulla est diversitas voluntatum » (Migne PL 191, col. 1602-03). 112. Montague R. JAMES (tr.), « Pictor in Carmine », op. cit., p. 141 ; Karl-August WIRTH, Pictor in Carmine, op.cit., p. 109. 113. Sur la signification spirituelle du matériau bleu foncé lui-même, voir Jean-Claude BONNE, « Pensée de l’art », op. cit. ; Herbert L. KESSLER, « Function of Vitrum Vestitum », op. cit. 114. « Qui autem simulacrum Iesu Christi crucifixi pro salute mundi facit et adorat, ueritatem facit, ueritatem adorat » (Maria Lodovica ARDUINI, Rhaban HAACKE (éd.), Ruperto di Deutz, op. cit., p. 233). 115. « Contra Judaios, hereticos, et Saracenos qui dicunt nos adorare idola » (Arwed ARNULF, Versus ad Picturas, op.cit. et Kessler, Idols of the true God, op. cit.). 116. Cité dans son intégralité en note 101. 117. Thomas DALE, « Monsters », op. cit. 118. Beate FRICKE, « Fallen Idols and Raisen Saints », op. cit. 119. Voir ici Meyer SCHAPIRO, Romanesque Architectural Sculpture, op. cit., p. 3-33. 120. « Quod cum sapientibus videatur haud iniuria esse superstitiosum, videtur enim quasi prisce culture deorum vel potius demoniorum servari ritus, mihi quoque stulto nihilominus res perversa legique christiane contraria visa nimis fuit…. Quid tibi, frater, de ydolo ? An Iuppiter sive Mars tali statua se indignos estimassent ? » (Bernard d’Angers, Liber miraculorum sancte Fidis : edizione critica e commento, 1 : 13, Luca Robertini (éd.), Spolèté, Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo, 1994, p. 112-13 ; Pamela SHEINGORN (tr.), The Book of Sainte Foy, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1995, p. 77 ; voir aussi Beate FRICKE, Ecce Fides. Die Statue von Conques, Götzdendienst und Bildkultur im Westen, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 2007). 121. Voir note 102. 122. « Et nunc eumdem de templis vel delubris idolorum, ubi a nobis gentibus colebatur, protrahere praevaluit pugnando contra illum » (Migne PL 169, col. 1233).

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123. « Dixit Iudeus : “Quomodo hoc dicere potestis ? Nonne ecclesie vestre ydolis et simulacris tote plene sunt, et ipsis luminaria facitis et ea adoratis ?” Respondit Ingetis : “Non adoramus ydolas nec ymagines, sed adoramus deum celi patrem et unigentum filium eius, dominum nostrum Yesum Christum, qui secum et spiritu sancto unanimiter vivit et regnat in secula seculorum. Et has ymagines, quas videtis in ecclesiis, non adoramus, sed sancta mater ecclesia in modum speculi ipsas ponit, ut eas videntes oculi corporales videant oculi cordis, et recordentur de passione Christi qui passus fuit pro salute nostra et pro redemptione humani generis » (Ora LIMOR (éd.), Die Disputationen zu Ceuta (1179) und Mallorca (1286). Zwei antijüdische Schriften aus dem mittelalterlichen Genua, (MGH. Quellen zur Geistesgeschichte des Mittelalters, Vol. 15), Munich, Monumenta Germaniae historica, 1994, p. 290). 124. « Quoniam ergo infirmus hominis intellectus ex sui ipsius humanitate ponderosa hebetatus, videns nunc per speculum in aenigmate, Dei non potest divinitatem, ut dignum est comprehendere ; ad illam quae sua est, Christi humanitatem oculum suum intellectualem reflectat » (De visitatione infirmorum, Migne PL 40, col. 1153). 125. « Daemones, scientes pulchritudinem esse animae castitatem et per hanc hominem angelicis meritis e quibus illi lapsi sunt coaequari, liuore perculsi inuidiae, iniciunt per sensus corporis opus desideriumque libidinis quatenus a caelestibus deorsum deiectuam animam pertrahant, secumque, quod uincerint gloriantes, ad tartara ducant » (saint Isidore de Séville, Cazier, Sententiae, 39.22, ed.cit., p. 175). 126. Celia CHAZELLE, « An Exemplum of Humility », op.cit., p. 32. 127. Maria Lodovica ARDUINI, Rhaban HAACKE (éd.), Ruperto di Deutz, op.cit., p. 234-235 ; Jean-Claude SCHMITT, La conversion d’Hermann le Juif : Autobiographie, histoire et fiction, Paris, Points, 2003, p. 161-173 et passim. 128. Finbarr B. FLOOD, « Light in Stone : the Commemoration of the Prophet in Umayyad Architecture », dans Jeremy JOHNS (éd.), Bayt al-Maqdis Part Two : Jerusalem and Early Islam, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 311-359. 129. Finbarr B. FLOOD, « Light in Stone », op.cit., p. 329-30, le relie à des inscriptions dans des positions similaires qui déclarent « il n’y a qu’un seul Dieu » – un thème se retrouvant, bien sûr, sur des amulettes contemporaines. 130. « Denique in valle Gethsamani, vidimus eiusdem subtilitatis marmoreos lapides quadratos, ut in eis veluti in speculo omnia quecumque voluerit homo conspicari posit » (Titus TOBLER et Augustus MOLINIER (éds.), Itinera Hierosolymitana et descriptions terrae sanctae bellis sacris anteriora et Latina lingua exarata, Genève, typ. J.-G. Fick, 1879, Vol. 13, p. 309-320 ; P. Dutton (tr.), dans Carolingian Civilization : A Reader, 2ème éd., Peterborough, Ont., Broadview Press, 2004, p. 472-504. Voir Michael MCCORMICK, Origins of the European Economy : Communications and Culture A.D. 300-900, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 134-138 et passim. 131. Finbarr B. FLOOD, « Light in Stone », op. cit. 132. Herbert L. KESSLER, « Turning a Blind Eye : Medieval Art and the Dynamics of Contemplation », dans Jeffrey HAMBURGER et Anne-Marie BOUCHÉ (éd.), Mind’s Eye: Art and Theological Argument in the Middle Ages, Princeton, Princeton University Press, 2006, p. 413-439, et « Christ’s Dazzling Dark Face », dans Gerhard WOLF, A. Rosa CALDERONI MASETTI, Colette DUFOUR BOZZI (éd.), Mandylion: on the ‘Sacred Face’, from Byzantium to Genoa, New Hampton, NY, Atelier Books & Art, 2007. 133. Les pèlerins tendaient des miroirs face aux reliques et aux images afin de fixer l’aura de Dieu sur leurs surfaces. Un « miroir Heiltum » du XVe siècle, à Aix-la-Chapelle, juxtaposait un portrait du Christ circonscrit dans une forme de clipeus à un miroir circulaire en insert. Voir Heinrich SCHWARZ, « The Mirror of the Artist and the Mirror of the Devout », dans Studies in the History of Art Dedicated to William E. Suida on his Eightieth Birthday, Londres, Phaidon Press for the Samuel H. Kress Foundation, 1959, p. 90-105 ; Samuel Y. EDGERTON, « Brunelleschi’s Mirror, Alberti’s Window, and Galileo’s ‘Perspective Tube’ », Historia, Ciências, Saúde – Manguinhos 13 (supplément), 2006, p. 151-179.

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134. Howard HIBBARD, « A Representation of Fides by Ambrogio Lorenzetti », Art Bulletin 39, 1957, p. 137-138 ; Norman MULLER, « Reflections in a Mirror : Ambrogio Lorenzetti’s Depiction of the Trinity », Art Bulletin 61, 1979, p. 101-102 ; Diana NORMAN, « ‘In the Beginning Was the Word’ : An Altarpiece by Ambrogio Lorenzetti for the Augustinian Hermits of Massa Marittima », Zeitschrift für Kunstgeschichte 58, 1995, p. 478-503. 135. Pour le contexte augustinien spécifique, voir Diana NORMAN, « In the Beginning Was the Word », op. cit., p. 497 et passim., Sharon DALE, « Ambrogio Lorenzetti’s Maestà et Massa Marittima », Source: Notes in the History of Art 8, 1989, p. 6-11. 136. Pris entre les deux passages cités en note 120 : « […] cum primitus sancti Geraldi statuam super altare positam perspexerim, auro purissimo ac lapidibus pretiosissimis insignem et ita ad humane figure vultum expresse effigiatam, ut plerisque rusticis videntes se perspicati intuitu videatur videre oculisque reverberantibus precantium vobis aliquando placidus favere » (Bernard d’Angers, Liber miraculorum, 1 : 13, éd. cit., p. 112 ; Pamela SHEINGORN (tr.), The Book of Ste. Foy, op. cit., p. 77). 137. Michael CAMILLE, « How New York Stole the Idea of Romanesque Art : Medieval, Modern and Postmodern in Meyer Schapiro », Oxford Art Journal 17, 1994, p. 65-75. 138. Pour le côté byzantin de la même médaille, voir maintenant Eunice D. MAGUIRE et Henry MAGUIRE, Other Icons : Art and Power in Byzantine Secular Culture, Princeton, Princeton University Press, 2007. Les Maguire commencent leur discussion avec la diatribe de Bernard de Clairvaux contre l’art profane, qu’ils illustrent avec un chapiteau de Saint-Pierre à Moissac, orné de basilics entrelacés (p. 4, fig. 2). 139. Alors que Bernard de Clairvaux avait compris le mécanisme du mauvais œil, il ne semble pas lui-même l’avoir appliqué directement à l’art qu’il discutait dans l’Apologia, car il s’intéressait là au contexte monastique. 140. « Mirabilis uirtus psalmi hius, quae immundos spiritus fugat. Nam unde tentare diabolus uoluit, inde a nobis superatus abscedit » (Expositio psalmorum, ed.cit., p. 835 ; Patrick G. WALSH, Cassiodorus, tr. cit., p. 387).

RÉSUMÉS

Cet article reconsidère la distinction faite par Meyer Schapiro entre l’art en tant qu’objet esthétique (« objet pour l’œil ») et l’art en tant que « véhicule de doctrine ». Il étudie en particulier un triptyque en ivoire du XIIe siècle (actuellement au Museo nazionale del Bargello à Florence) où figure d’une part le Christ terrassant les bêtes et d’autre part saint Michel tuant le Démon. D’après son analyse du paradigme du mauvais œil dans l’art médiéval, qui protège contre le « désir des yeux », l’auteur avance que ce paradigme s’appuie sur une interaction réflexive entre les deux modèles présentés par Schapiro et conclut en disant que : « Regarder l’art roman est une psychomachia, une bataille pour l’âme du spectateur ».

This article looks over Meyer Schapiro's distinction between art as an aesthetic object ("object for the eye") and art as a "vehicle of doctrine". More precisely, it examines a XIIth century ivory triptych (currently at the Museo Nazionale del Bargello in Florence), where on one side Christ bombarded the animals and on the other St Michael killed the Demon. According to his analysis of the paradigm of the evil eye in medieval art, as a protection against the "desire of the eyes", the author proposes that this paradigm is based on a reflexive interaction between the two

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models presented by Schapiro and concludes by saying that "to look at Romanesque art is a psychomachia, a battle for the soul of the spectator".

INDEX

Keywords : seeing, evil eye, romanesque art, theology, Middle Ages Mots-clés : regarder, mauvais œil, art roman, théologie, Moyen-Âge

AUTEURS

HERBERT L. KESSLER Herbert L. Kessler est professeur émérite en Histoire de l’Art. Il a enseigné à la Johns Hopkins University (Baltimore) de 1976 à 2013 et il a obtenu plusieurs postes de professeur invité à l’étranger. Parmi ses nombreuses publications : Seeing Medieval Art (Toronto, University of Toronto Press, 2004, traduction française : L’œil médiéval, Paris, Editions Klincksieck, 2015, Version révisée et augmentée : Experiencing Medieval Art, Toronto, University of Toronto Press, à paraître en 2019), Neither God nor Man. Texts, Pictures, and the Anxiety of Medieval Art (Quellen zur Kunst) (Freiburg im Breisgau, Rombach Druck und Verlagshaus, 2007), Studies in Pictorial Narrative (Londres, Pindar Press, 1994), Spiritual Seeing: Picturing God’s Invisibility in Medieval Art (Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2000), Old St. Peter’s and Church Decoration in Medieval Italy (Spoleto, Centro italiano di Studi sull’alto medioevo, 2002).

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Parure, parfum, pavane : le regard genré et deux Madeleine de Carlo Crivelli Finery, perfume, pavane: gendered gaze and two Mary Madgalens by Carlo Crivelli

Vicki-Marie Petrick

Je tiens à remercier Gwladys LeCuff, Nicolas Sarzeaud, Guillaume Cassegrain et Thomas Golsenne pour leurs précieuses relectures, aussi bien qu’Antonio Montefusco, et Sylvain Piron pour leurs apports linguistiques. Un travail sur la Madeleine dans les Pietà de Crivelli attendra un autre article.

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1 Deux Marie-Madeleine, peintes par Carlo Crivelli entre 1470 et 1492 nous surprennent par leur regard qui croise celui du spectateur de façon bien inhabituelle : un regard en coin, un regard séducteur. Luxe ostentatoire et grâces maniérées – spécialités de ce peintre de la ligne gothique et des atours mondains – viennent compléter la mise de ces images de la sainte pécheresse qui se serait convertie en oignant les pieds du Christ avec son parfum, ses larmes, les aurait essuyés avec ses cheveux. Après avoir été son fidèle disciple pendant la Passion, elle fut récompensée en étant le premier témoin de la Résurrection. Après les événements bibliques, la légende apocryphe rapporte qu’elle aurait vécu au désert dans le dénuement et la privation, en extase quotidienne, habillée par ses seuls cheveux. Chacune de ces Madeleine de Crivelli se trouvait à l’origine dans une église reculée de l’Italie marchisane : Montefiore dell’Aso pour la première (fig. 1), Carpegna pour la deuxième (fig. 2), loin des grands foyers de la production artistique de l’Italie d’alors, tels Florence ou Venise. Après avoir quitté sa Venise natale – à cause d’un scandale d’enlèvement adultère1 – Crivelli eut à pratiquer sa profession dans ces Marches voisines, où un certain nombre de ses compères avait déjà laissé des traces de leur talent. Avec Iacobello da Fiore et Giovanni Bellini à Pesaro ou Gentile da Fabriano à Valleromita, par exemple, nous pourrions peut-être même parler d’un cercle artistique vénéto-marchisan2.

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Fig. 1

Carlo Crivelli, S. Marie-Madeleine, détail du Polyptyque de San Francesco de Montefiore, entre 1470 et 1473, tempera sur bois, 174 x 54 cm, Montefiore del’Aso, S. Lucia Cliché Sailko, Wikimedia Commons

2 Là, Crivelli poursuivra une carrière marquée par le succès auprès des plus grandes familles de la région à travers la deuxième moitié du Quattrocento3. À la fin des années 1460, début des années 1470, Crivelli reçoit la commande d’un polyptyque, aujourd’hui démembré, pour l’église des franciscains de Montefiore dell’Aso4. Il s’engage alors dans une réflexion sur l’image de la sainte qui est déjà, on le verra, étonnante. Puis vers 1492, le Vénitien reçoit une commande pour formuler à nouveau une version de la peccatrix. Il s’agit cette fois d’un panneau individuel et d’une Madeleine qui n’a jamais partagé la vedette avec d’autres saints.

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Fig. 2

Carlo Crivelli, S. Marie-Madeleine, 1492, tempera sur bois, 152 x 49 cm, Rijsksmuseum, Amsterdam cliché Sailko, Wikimedia Commons

3 Ici Crivelli se souvient clairement de sa première version, mais les années écoulées lui ont apporté une vision plus précise et offert une élaboration plastique plus approfondie. Ni le caractère typiquement crivellesque de ces deux Madeleine ni leur apparition dans un environnement franciscain ne sont étonnants. La piété tout d’amour fervent de la Madeleine, si attachée à la Passion, était parfaitement en harmonie avec le charisme des disciples de François d’Assise. De plus, les frères mineurs ont été à la pointe de l’iconographie magdaléenne dès le Duecento sur leurs croix peintes.

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Fig. 3

Guido da Siena, Dossal N°7 (Vierge à l’Enfant avec Saints), v. 1270, tempera sur bois, 96×186 cm, Pinacoteca nazionale, Sienne cliché Sailko, Wikimedia Commons

4 Puis, en 1270, Guido da Siena l’associe à François dans le Dossal n° 7 (fig. 3), le premier exemple de ce type d’objet qui nous soit parvenu. Par la suite l’évocation par les franciscains de la sainte à Assise même, dans la basilique inférieure, dès les premières années du Trecento, a marqué les esprits pour des générations. Les fidèles qui piétinaient devant l’accès aux reliques de François5 ne pouvaient oublier la belle Madeleine extatique aux cheveux dorés, veillant du haut de sa lunette (fig. 4), tandis qu’ils attendaient de parvenir au but de leur pèlerinage.

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Fig. 4

Giotto, S. Marie-Madeleine en extase, v. 1308, fresque, Chapelle de la Madeleine, Basilique Inférieure, Assise Cliché World Gallery of Art

5 La Madeleine dans la Pietà (Onction) (fig. 5) de Pesaro – elle aussi dans les Marches – témoigne d’une autre formulation franciscaine de la sainte figurée en train d’oindre le corps du Christ mort, et ceci vers 1476, c’est-à-dire en plein dans les années de notre enquête.

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Fig. 5

Giovanni Bellini, Pietà (Onction), v. 1476, tempera et huile sur bois, 107 x 84 cm, Pinacoteca Vaticana, Rome cliché Sailko, Wikimedia Commons

La Madeleine de Montefiore

6 Le polyptyque dont cette Madeleine faisait partie est aujourd’hui démembré. Une reconstitution récente par Thomas Golsenne suppose une Vierge à l’Enfant au milieu flanquée par Catherine d’Alexandrie, Pierre à gauche, puis par François et la Madeleine à droite. Sur un registre supérieur, chaque saint est couronné par une figure en buste. Un franciscain qui pourrait être Duns Scot6 couronne Catherine ; Claire d’Assise, Pierre ; une Pietà, la Vierge, un panneau perdu, François ; et Louis de Toulouse, Marie- Madeleine (fig. 6).

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Fig. 6

Reconstitution du Polyptyque de Montefiore dell’Aso, démembré D’après T. Golsenne, Carlo Crivelli et le matérialisme mystique du Quattrocento

Parure et parfum

7 Tout à fait à droite, donc, aux côtés de François, sur fond d’or, Madeleine se tient dignement, son manteau rouge et vert à la main, mais est montrée au demeurant immobile en strict profil, selon la formule typique des portraits de jeunes filles à marier, depuis la supposée Ginevra d’Este de Pisanello de 1435-40 jusqu’à la Jeune fille en jaune d’Alesso Baldovinetti de 1465 (fig. 7).

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Fig. 7

Alesso Baldovinetti, Portrait de jeune fille en jaune, 1465, tempera sur bois, 62,9 x 40,6 cm. National Gallery, Londres cliché Erwin Jurschitza, Wikimedia Commons

8 Comme dans ce dernier exemple, sa position met en valeur sa manche en broderies élaborées, le long bras et les doigts délicats. Ces doigts longilignes, comme le corps de la sainte, tiennent son manteau de telle façon qu’elle montre un pied délicat chaussé d’une sandale. Son corsage ouvragé d’or est par contraste bien luxueux et met en valeur la taille fine et les seins sous sa camicia transparente. Sa paume supporte, plus qu’elle ne le tient, son vase de parfum. Vase étrangement représenté car il n’est pas peint mais au contraire simplement ciselé, encore de profil, à même le fond d’or. Le hiératisme de la figure est contredit par le regard en coin de la sainte qui happe le nôtre tandis que ses cheveux châtains semblent désordonnés par une brise7. Ce détail l’éloigne de l’apparence des jeunes filles modèles que je viens de citer, dont la coiffure élaborée relevait les cheveux au-dessus de la nuque. Les cheveux magdaléens, le long du dos, sont tenus en une seule queue de cheval par un simple ruban qui semble pouvoir se défaire à tout moment. Sa voilette minimale est toute aussi transparente que la camicia, tenue en place par une couronne de perles avec un rubis au front. La science iconographique pourrait répertorier des symboles tout faits et des sources bibliques plus ou moins explicites : par exemple, le verset bien connu de Proverbes 31, 10, qui déclare la valeur d’une femme vertueuse : mulierem fortem quis inveniet procul et de ultimis finibus pretium eius (« Qui peut trouver une femme forte ? Elle a bien plus de prix que ce qui vient des extrémités », qui est traduit tantôt par rubis, tantôt par perles). Ces bijoux couronnent une chevelure qui est, selon Paul dans I Cor, 11, 15 une gloire autant qu’un voile : mulier vero si comam nutriat gloria est illi quoniam capilli pro velamine ei dati sunt (« tandis que si une femme entretient sa chevelure, c’est une gloire pour elle parce que les cheveux lui ont été donnés en guise de voile »). Son regard pourrait encore rappeler les paroles de Salomon dans le Cantique des Cantiques 4,9, sur l’Épouse, dont elle est une incarnation : Vulnerasti cor meum, soror mea, sponsa ; vulnerasti cor meum in uno oculorum tuorum (« Tu m’as blessé le cœur, ma sœur fiancée, tu m’as ravi le cœur par un

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seul de tes regards »). Ronald Lightbown a repéré, de la même façon, le sens du phénix sur sa manche qui renaît comme le Christ8, résurrection dont la Madeleine fut le témoin privilégié. Cet oiseau serait présenté ici, petite image dans l’image9, selon la coutume de représenter une armoirie sur une manche amovible que l’on retrouve dans le portrait en profil de la jeune femme par Baldovinetti (fig. 7).

9 Lightbown est par contre moins sensible à la piste qui m’intéresse plus, un ressort qui sera repensé par la suite dans la Madeleine de Carpegna (fig. 2) : si le phénix renait d’un feu, Marie-Madeleine, lors de sa conversion, est embrasée d’amour. Grégoire le Grand écrit d’elle : « […] l’âme de l’homme qui ne cherche pas la vision de son Créateur est tristement dure, parce qu’en elle-même elle reste froide. Mais si elle commence à brûler du désir de poursuivre celui qu’elle aime, elle se fond au feu de l’amour [...]. L’âme est abattue, la lumière même lui pèse, et dans ce feu, elle est décapée de la rouille de ses péchés, et le cœur embrasé, tel de l’or terni à l’usage, retrouve son bel éclat à travers le brasier. »10 Le phénix, comme Lightbown l’a remarqué, est un oiseau qui renaît d’un nid enflammé d’épices11. En fait, il s’agissait, selon Hérodote, de la myrrhe12, un des parfums de la Madeleine, selon le franciscain Ubertin de Casale13, un parfum en goutte, qui pleure comme la dolente myrrhophore au tombeau du Christ. C’est l’odeur qui parfume les seins de l’Épouse14. Il s’agit donc de la Madeleine elle-même. Le symbole renforce son identité christique15. Elle est depuis le Moyen Âge dénommée l’amica, la dilectrix de l’homme-dieu16, voire sa Sponsa selon le Cantique des Cantiques17. En effet, ces manches figuraient avec d’autres cadeaux vestimentaires, dans les trousseaux des jeunes épouses, offertes par leur promis, par exemple18. Les manches figuraient dans les romans courtois d’un autre siècle, où les chevaliers portaient celle de la demoiselle aimée comme un gage, en son honneur19. Thomas Golsenne a très bien démontré que c’est précisément pour un milieu bercé de ce genre d’usages courtois et fastueux que peint Crivelli20. À Venise, on faisait sans doute parfumer ce type de manche21. Mais ce n’est pas tout. En fait, tout se passe comme si l’image mise en abîme sur la manche d’un côté figurait le parfum impossible à rendre, qui se diffuserait depuis le récipient tenu par l’autre main. Il faut regarder tout d’abord de près ce vase si particulier (fig. 1b).

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Fig. 1b

Carlo Crivelli, S. Marie-Madeleine, montefiore dell’Aso (détail)

10 Les évangiles synoptiques parlent d’un vase d’albâtre22. Pourtant, le fait de représenter l’attribut le plus insigne de Marie-Madeleine comme un objet fait en or connaît une longue tradition qui remonte au moins au dossal de Guido da Siena en 1270 (fig. 3), principalement en milieu franciscain. Ciseler le vase dans la feuille d’or du fond n’est pas non plus sans précédent. Crivelli aurait pu voir un exemple à Valleromita peint par Gentile da Fabriano (fig. 8), même si celui-ci est bien plus orné en pinacles délicats, à la façon d’un reliquaire.

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Fig. 8

Gentile da Fabriano, Marie-Madeleine, détail du Polyptyque de Valleromita, v. 1405-1410, tempera sur bois, 117 x 40 cm, Pinacoteca di Brera, Milan DR

11 Un peu plus tard, Michele di Matteo cisèle lui aussi de nouveau un vase tenu par la Madeleine dans le Polyptyque de sainte Hélène (fig. 9).

Fig. 9

Michele di Matteo, détail du Polyptyque de sainte Hélène, après 1427, tempera sur bois, Galleria de l’Accademia, Venise DR

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12 Cette formule est donc connue dans le milieu des frères mineurs et dans le contexte vénéto-marchisan. Thomas Golsenne a parfaitement montré comment les fonds d’or fonctionnent dans l’œuvre de Crivelli, dans la lignée des icônes byzantines où l’or figure la présence divine, au point que l’on pouvait s’y référer comme à la « lumière ». Il est clair que c’est le cas ici, étant donné que Crivelli utilise la même technique pour figurer le nimbe des saints partout dans ce retable, celui de la Madeleine incluse23. Dans le Sermo attribué à Odon de Cluny, le plus répandu sur Marie-Madeleine, figure un mot qui revient comme un leitmotiv : fundere, c’est-à-dire, se diffuser, mot qui s’applique et à la lumière et au parfum24. Suite à l’analyse qu’en fait Dominique Iogna-Prat, j’ai démontré l’existence d’une tradition, dans des mouvances franciscanisantes, d’une Madeleine au vase doré, dont les rayons peuvent aussi être une façon de figurer le parfum qui s’en dégage, qui a selon l’Évangile, rempli la maison de son odeur25. Par glissement, selon la Légende Dorée, la sainte prédicatrice avait une parole parfumée, dont la fragrance convertit ses audiences païennes26. Elle est ici en effet jumelée avec Catherine d’Alexandrie, autre femme qui prêche avec une éloquence telle qu’elle fait convertir les gentils au christianisme, au culte du vrai Dieu – qui est lumière. De la même façon, la « seconde Madeleine », Marguerite de Cortone, est décrite comme « un véritable vase de sainteté » abondant en lumière et parfum27. Le compagnon de Madeleine dans le retable, immédiatement à sa gauche, est François lui-même qui montre sa plaie au côté qui saigne. Le référent en est bien sûr le sang du Christ dont François est la nouvelle incarnation. Ce sang serait donc, comme le Sang christique, un sang parfumé28, un sang qui attire à Dieu. Le manteau rouge de la Madeleine apparaît comme un vestige de ses robes rouges du siècle précédent, semblant toutes teintes en sang christique, comme si elles s’écoulaient des plaies sacrées29. On peut discerner une longue tradition plastique de cette pensée figurative quand on regarde comment vase et plaie sont associés en remontant aussi loin que 1270 où Guido da Siena fait rimer cette plaie franciscaine avec le vase doré (fig. 3). Pour montrer que cette réflexion recouvre les aires temporelles et géographiques qui nous concernent, on peut se référer aux parallèles structuraux qu’en fait un autre Vénitien dans les Marches franciscaines, Giovanni Bellini, vers 1476 (fig. 5).

13 La simplicité du vase peint par Crivelli contraste avec les vêtements précieusement travaillés, voire orfévrés, de la sainte. Si la figure du phénix est une façon de reprendre le feu d’amour qui embrase la Madeleine, ces flammes la purifient et transforment ces scories en or. C’est une façon de comprendre ce corsage ouvragé de broderies en métal doré. Crivelli simplifie le profil du vase par rapport à ce qu’il a dû voir dans la peinture de Gentile da Fabriano à Valleromita (fig. 8), où le vase prend, celui-là, la vraie forme d’un reliquaire. Tout se passe comme si le travail fin qui serait approprié pour un reliquaire du parfum de la Madeleine30 se glissait du vase vers les tissus et ornements qui parent son corps. Et Madeleine est bien un vase – vase de sainteté comme tous les élus mais surtout en tant que femme et femme identifiée d’abord par le vase qu’elle porte. Un hymne chante « De bassin devenue coupe / Passée de la fange à la lumière / Transposée en vase de gloire »31. C’est comme si elle devenait sa propre fiole de parfum, ou pour reprendre les termes de Thomas Golsenne, elle devenait son propre reliquaire32. Le phénix communique ainsi la fragrance de myrrhe, qui, comme des seins de la Sponsa, s’en échapperait. Crivelli utilise régulièrement les habits précieux pour transcrire la sainteté, la beauté intérieure et extérieure des élus de la cour céleste, et leur noblesse spirituelle. Ici les robes splendides de Marie-Madeleine et Catherine

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d’Alexandrie se mettent mutuellement en valeur : la modestie de l’une (la hauteur du col est digne d’une jeune fille sage comme celle de Baldovinetti, fig. 7) accentue la transparence au niveau des seins et le décolleté de l’autre. Ensemble, les deux parures mettent en valeur le dénuement des figures masculines de Pierre et de François. Une dialectique de l’habit fastueux versus l’habit ascétique est déjà mise en place par Guido da Siena deux siècles plus tôt quand il oppose la bure de François et le cilice de Jean- Baptiste aux stries flamboyantes de rouge et d’or de la Madeleine et de Jean l’Évangéliste (fig. 3). Ici le contraste se joue entre les saints masculins austères au centre et les saintes féminines à l’extérieur, habillées de toilettes fastueuses.

14 Quelques détails viennent brouiller pourtant cette symétrie entre les deux saintes, notamment le pied de la myrrhophore qui s’aperçoit depuis l’ourlet rouge et or de son manteau. Celui-ci n’est pourtant pas habillé d’un escarpin pointu d’une finesse toute curiale, mais plutôt de la sandale que portent les frères mineurs en signe de leur vœu de pauvreté. Or la sainte courtisane est surmontée dans le polyptyque par Louis de Toulouse, ce prince de famille angevine (dynastie qui était placée sous la protection particulière de Marie-Madeleine33) qui a refusé la couronne de Naples pour embrasser une vie de frère rigoriste jusqu’à ce qu’il soit frustré dans son désir de pauvreté absolue en étant nommé évêque.

Fig. 10

Simone Martini, Saint Louis de Toulouse, v. 1317, tempera sur bois, 200 x 138 cm, Museo di Capodimonte, Naples cliché Erwin Jurschitza, Wikimedia Commons

15 Crivelli suit l’iconographie traditionnelle mise en place depuis Simone Martini, contemporain de la canonisation du jeune ascète vers 1317 (fig. 10), c’est-à-dire en le figurant avec son manteau d’évêque qui recouvre une bure franciscaine. L’opposition

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entre magnificence d’un côté (l’éclat des atours de la Madeleine) et dénuement (la sandale de Dame Pauvreté) de l’autre est claire. Quant à Louis de Toulouse, les codes de sa représentation sont bien ancrés depuis le Trecento, mais si Carlo Crivelli avait pu voir le panneau de Martini, ou bien n’importe quelle autre de ses œuvres, il en aurait sûrement été ravi. Le Siennois – avec son travail minutieux d’orfèvrerie, de reliefs en gesso, de poinçonnage, de vêtements somptueux, ajoutés à un luxe tout courtois et une ligne nerveuse et gothique – aurait sans aucun doute eu de quoi plaire au Vénitien. Des routes relient Ascoli Piceno, où il était installé dans la Marche d’Ancône, à Sienne, à Naples ou encore à Assise où l’on retrouve un ensemble de figures bien similaires de la main de Simone à l’entrée de la Chapelle Saint-Martin dans la basilique inférieure. Ici aussi se rassemblent, entre autres, Claire d’Assise, Catherine d’Alexandrie, Marie- Madeleine et Louis de Toulouse. Un voyage à Assise n’est pas du tout impossible. Visiter les images de la maison-mère de l’ordre pourrait même s’imposer à un peintre si relié à leur patronage34, peut-être avant d’entamer un imposant retable à leur demande. Bien sûr, en tant que haut lieu d’imagerie dans la péninsule et pèlerinage extrêmement populaire, il aurait pu y aller à n’importe quel moment de sa carrière ou même dès sa première jeunesse en tant que pèlerin. Il est une autre raison de faire le lien entre ce qui se voit à Assise de la main de Simone Martini et à Montefiore dell’Aso de celle de Carlo Crivelli. Dans cette église se trouve le tombeau du prélat Gentile da Partino qui a justement supporté les frais de la chapelle Saint-Martin dans la basilique inférieure, et le retable crivellesque serait à la fois une digne continuation de son œuvre de mécène artistique et un tribut à ce cardinal35.

Vase et grâce

16 On peut voir un souvenir de la chapelle d’Assise dans la façon dont Marie-Madeleine tient son vase (fig. 11).

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Fig. 11

Simone Martini, Marie Madeleine , détail v. 1315-17, fresque, Chapelle de Saint Martin, Basilique Inférieure, Assise cliché Wikimedia Commons

17 Chez Simone c’est un geste quelque peu maladroit, une tentative d’in scorcio en quelque sorte. Chez Crivelli les mains maniérées de la Madeleine n’ont aucune gaucherie : elles sont tout d’harmonie avec un vase immatériel. Dans les deux cas, pourtant, il s’agit d’une façon bizarre de placer doigts et mains. En ce sens, l’une pouvait inspirer l’autre. La différence d’interprétation pouvait être due à cette métamorphose des mœurs au cours du Quattrocento analysée par Paul Hills36. Les nouvelles règles de civilité voulaient que l’on manipule certains contenants, par exemple les verres de vin, de façon à réprimer toute inélégance, toute balourdise, et à manifester une sprezzatura dans le mouvement corporel. Si le changement est dû à l’avènement du verre, l’épicentre de la production de cette matière (et du parfum par ailleurs37) est bien la patrie de notre peintre. Comme tout Vénitien il était bien familier avec la délicatesse et la grâce – nous y reviendrons – avec lesquelles il faut manipuler de tels objets. Or ici ce n’est pas un vase de verre à l’image de celui que représente un Antonello de Messine à ses débuts vénitiens (fig. 12) : il est figuré de façon encore plus immatérielle.

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Fig. 12

Antonello de Messine, Pala de San Cassiano, 1475-1476, huile sur bois, panneau central : 115 x 135 cm, panneau de gauche 55,9 x 35 cm, panneau de droite 56,8 x 35,6 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne Cliché Google Art Project

18 Il semble sans consistance, parfaitement sans substance et il faut bien une prise « pleine de grâce » pour manier un contenant qui est une espèce d’anti-objet, un non- objet en apesanteur. Chez la Madeleine crivellesque, la grâce physique va de pair avec la grâce métaphysique, quand on réfléchit aux paroles de Raban Maur qui s’extasie, citant le livre des Proverbes, sur « la grâce de ses lèvres » ou sur ses charmes et de sa beauté plus généralement38. Aussi, ayant quitté sa vie de pécheresse, c’est encore la grâce qui la caractérise, non seulement pleine de grâce mais trop-pleine. Il s’agit du passage d’inspiration paulinienne dans la Légende Dorée, souvent appliqué à ce personnage : « Après sa conversion, elle fut magnifique par la surabondance de la grâce, car là où avait abondé le péché, surabonda la grâce »39. Cette grâce s’aperçoit encore dans le petit geste du pied de la pécheresse, telle que l’imagine Crivelli. Elle le montre. Geste assez scandaleux qui possède en quelque sorte la même tonalité que la camicia transparente sur ses seins 40, comme la voilette qui ne cache pas du tout une chevelure abondante prête à se défaire avec ce vent qui la soulève. Le semi-nudité de ce pied que nous montre la courtisane pénitente, dans ce contexte visuel, porte une signification bien différente que celle du pied de la chaste Catherine emmitouflée dans ses habits opaques.

La séduction et la tradition visuelle magdaléenne

19 Le regard en coin, regard aguicheur vient parachever cet effet de grâce surabondante qui saisit l’œil du spectateur déjà pris par les rets « fractaux »41 des broderies de son

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corsage. Ses beaux yeux, selon Bernardin, font partie de ses façons de pécher : « Togli il quarto modo di peccare, cioè cogli occhi. Imperò che ella aveva bellissimi occhi e sempre mai gli balestrava » (« Retire la quatrième façon de pécher, à savoir avec les yeux. Car elle avait de fort beaux yeux et jamais elle ne les dardait »)42 ou bien encore « Degli occhi vani, col balestrare in qua e in là » (« des yeux vaniteux, dardant ça et là »). Dans le mot balestrare il y a certes l’idée des regards « jetés » ici et là, errant donc, mais aussi un regard qui frappe comme une flèche, qui blesse (balestrare vient de balestra, l’arbalète). L’on songe justement à l’œil de la Sponsa qui blesse le cœur de son amant, dans la citation du Cantique que l’on a vue plus haut, lnerasti cor meum, soror mea, sponsa ; vulnerasti cor meum in uno oculorum tuorum (« Tu m’as blessé le cœur, ma sœur fiancée, tu m’as ravi le cœur par un seul de tes regards », Cantique des Cantiques 4,9). C’est un lieu commun des moralistes qui fustigent les demoiselles ne tenant pas leur regard modestement baissé. Ce regard s’intègre dans une dynamique de séduction du spectateur.

Fig. 13

Maître de la Madeleine, Marie Madeleine entourée de huit scènes de sa vie, v. 1285, tempera et or sur bois, 178 × 90 cm, Galleria de l’Accademia, Florence cliché Sailko, Wikimedia Commons

20 C’est une même dynamique que suit l’iconographie magdaléenne dans l’Italie médiévale depuis le panneau florentin du Maître de la Madeleine de 1285 (fig. 13) et bien développé à Assise où, en toute probabilité, Carlo Crivelli a dû se rendre. Il s’agit d’un éros anagogique qui s’appuie sur la particularité de la sainte peccatrix, transportant le spectateur des beautés matérielles vers les beautés immatérielles comme autant de voiles – ici déjà si transparents – dionysiens43 qui s’enlèvent comme dans un effeuillage sacré.

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La Madeleine de Carpegna

21 Vers 1492 une pensée similaire anime une autre Madeleine en pied (fig. 2). Que s’est-il passé dans la réflexion plastique derrière la représentation de la sainte depuis au moins vingt ans ? La comparaison – et le contraste – sont riches de sens.

Parfum et parure : vingt ans après

22 La Madeleine carpegnate est fort proche de la Madeleine montefioraine : un beau corps dans des robes recherchées et raffinées, des mouvements élégants, une belle et abondante chevelure animée par le vent. On retrouve ici encore un regard en coin qui attrape le spectateur. Comme la précédente, celle-ci provient d’une église franciscaine. Cette fois-ci les moyens sont en toute probabilité fournis par une dame du grand monde, une comtesse locale, Caterina, originaire de la famille noble des Sardini et qui vouait un culte tout particulier à la courtisane pénitente44, qui selon des légendes destinées à une bien longue vie avait le même rang social qu’elle45. La différence majeure entre les deux images résulte de cette piété : cette fois il n’y a pas de panneaux conjugués dans un réseau de sens comme dans un retable traditionnel et, de marginale, Madeleine est devenue centrale. La sainte est le seul objet de vénération et doit porter seule le sens dévotionnel de sa pala. C’est peut-être la raison pour laquelle la plupart des motifs et dispositifs y sont comparables, mais plus élaborés, voire plus extrêmes.

23 Le regard qui, selon l'accusation de Bernardin de Sienne, balestrava, qui darde, est souligné par un trait noir sur la paupière, comme du maquillage46. Le front est haut, ses fins sourcils sont épilés au dernier degré et ses cheveux sont passés de châtains à blonds. La teinture est très fréquente pour les dames italiennes d’alors, nonobstant les reproches du prédicateur. Coiffée de façon extravagante, elle porte un diadème qui est, comme la bordure de son auréole, en relief, tissé dans les tresses d’une ligne sinueuse, serpentine même et qui semble se mouvoir à la faveur d’une « brise invisible », warburgienne47. Ses bouclettes n’ont rien de naturelle, en contraste avec celles de Montefiore. Comme pour souligner cet effet d’artificialité, la broderie de la manche fait rimer vrilles métalliques et cheveux ondulés. Il n’y a pas cette fois de phénix qui décore la manche, toujours amovible et prête à s’offrir à un galant. Pourtant le thème du parfum se prolonge, car sur l’épaule apparaît un relief de rose stylisée. Les stries semblent figurer, par la lumière dorée, une nouvelle fois, le parfum qui se dégage du vase. Le peintre continue de représenter l’odeur du contenu à (sa) gauche et le contenant à (sa) droite, comme à Montefiore. Il va pourtant plus loin. Car si l’épaule gauche porte une rose en broderies dorées, fleur que l’artiste représente en léger relief, une rose vive et d’autres fleurs pendent juste au-dessus de son épaule droite et du vase de parfum. Du côté droit du tableau sont accrochées quelques petites fleurs mais qui se sont tournées vers le fond du tableau. La rime visuelle entre les vrilles de la fleur à l’épaule gauche et les boucles que les encadrent, intègre, par extension, la chevelure dans le réseau des signes visualisant les odeurs48. D’autant plus que les tresses ondulantes de sa droite font écho à l’anse courbée de son vase de parfum. Sur son corsage il n’y a plus d’arabesques abstraites, mais encore des fleurs exubérantes49 qui épousent la forme de ses seins, tels les seins parfumés de la Sponsa. Les boutons qui ne ferment pas le corsage sur la poitrine, et même sa ceinture étaient en pratique souvent parfumés50. Même le nez pointu et retourné typique des saintes de Crivelli se trouve ici

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quelque peu exagéré au niveau des narines, comme si la courtisane respirait ces saintes fragrances. Elles lui sont offertes autant qu’elle les offrent, à l’image du va-et-vient entre le spectateur, le fond illusionniste du tableau et sa surface. Les pastiglie a relievo – technique qui est partie intégrante du répertoire formel de ce peintre et souvent indiquée comme signe d’une régression artistique – sont présentes ici en abondance, notamment sur le costume de la sainte : les attaches et bordures de sa manche où siège la rose ; les boutons et liseré de son corsage ; la boucle et la décoration de sa ceinture ; son diadème et le rebord de son auréole. Bien loin d’être rétrogrades, ces pastiglie a relievo font, au contraire, partie de la sophistication du tableau et de son fonctionnement cultuel.

24 Ces protubérances seraient plutôt une façon de représenter une offrande à la présence du saint dans une image de culte. Les guirlandes, comme dans tant de ses œuvres, fonctionneraient de la même façon, comme des dons pour honorer le ou la saint·e figuré·e51. Les reliefs se cantonnent largement ici à la toilette, glissant du cadeau typique (manche, boucle de ceinture, diadème) du client amoureux à une courtisane , ou de fiancé à fiancée, à l’offrande de piété pour une sainte. Dans chaque cas, il s’agirait d’une sorte d’échange entre la figure peinte et son spectateur par le truchement de la surface du tableau, dont la Madeleine semble, par son pied gauche, prête à sortir. Comme dans les icônes qui ont tant influencé la pensée du peintre sur son métier, cette sainte possède une présence réelle, voire active. Ses mèches flottantes se superposent au gesso qui entoure son nimbe : elles ressortent donc du tableau en trompe-l’œil pour donner l’illusion de voltiger dans l’espace du spectateur, effet accentué encore par le diadème, lui aussi en relief. Active, la Madeleine l’est aussi en recherchant l’attention du spectateur avec son regard dirigé vers l’extérieur, en coin, le regard de tentatrice dont parle Bernardin.

25 Un autre usage de la pastiglia a relievo se trouve dans son vase à parfum (fig. 2b).

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Fig. 2b

Carlo Crivelli, S. Marie-Madeleine, Rijksmusem, Amsterdam (détail)

26 Alors que le corps de celui-ci est en feuille d’or, comme le fond (entre plusieurs strates52), couvercle et anse sont en gesso moulé. Il s’agit ici d’une des différences fondamentales avec le retable de Montefiore. Le vase de la Madeleine de Montefiore s’introduit dans le fond d’or, dans la « lumière » sacrée, tout comme son nimbe. À Carpegna, ces dorures se projettent dans l’espace du dévot. Crivelli a utilisé le relief pour les anses, à l’endroit où le vase peut être manié. Je ne connais pas d’autre image du vase de la Madeleine en Italie avec une anse, d’autant moins une anse en relief53. D’ailleurs, la sainte n’utilise pas l’anse pour manier le vase, mais au contraire, elle semble l’offrir au spectateur qui peut alors le saisir par ce moyen. À Assise, le vase de la Madeleine de Simone Martini, lui aussi, se tend vers le spectateur en dehors de son encadrement de colonnettes, par le biais de cette prise in scorcio (fig. 11).

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Fig. 14

Maître de la Madone di Alvito, S. Marie-Madeleine et Imago Pietatis, fresque, chiesa della Madonna della Sanità, Alatri, Colleprata Cliché Threecharlie, Wikimedia Commons

27 Plus proche dans le temps de notre œuvre, vers 1460, le Maître de la Madone d’Alvito (fig. 14) donne à voir, avec un illusionnisme imparfaitement maîtrisé, une Madeleine qui tend le vase vers le Christ dans le compartiment voisin, traversant ainsi l’espace du spectateur. Quelques trente ans plus tard, Crivelli, en représentant un couvercle et une anse tridimensionnels, concrets, offre par illusion tactile la possibilité de saisir et d’ouvrir au moins virtuellement le vase par le ou la dévôt·e devant l’autel.

28 J’ai pu démontrer ailleurs54 combien dans l’orbite vénéto-marchisane les matériaux utilisés par les artistes pour représenter le vase de la Madeleine pouvaient aussi fonctionner comme des espèces d’ex-voto. Dans la sacra conversazione de la Pala San Cassiano peinte entièrement à l’huile (fig. 12) par exemple, Antonello de Messine utilise le vase comme un trait virtuose, associant la transparence du verre (cristallo de Murano) à la transparence de l’huile qu’il contient. Or l’huile figure le parfum que la Madeleine offre alors à la Vierge aussi bien que l’huile-médium qu’Antonello offre à son tour par le biais de son métier. Dans une réponse à cette huile votive, Bellini, dans les Marches, à Pesaro (fig. 5), peint une Pietà, une Onction, ajoutant de l’huile à sa tempera. À Pesaro, ce nouveau médium permet au peintre vénitien de faire une sorte d’image miraculeuse qui saigne, à partir de la plaie du côté. Comme sa Pietà de Brera (fig. 15) « qui pourrait pleurer », selon la signature sur le cartellino, il s’agirait d’un panneau doté de présence, d'une image de culte. Comme avec les pastiglie a rilievo de Crivelli, l’huile de Bellini se projette hors de la surface, laisse des traits en épaisseur, comme si le liquide visqueux suintait vraiment de la chair christique, du panneau de bois qui était

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le support de cette apparition, dans un échange sacramentel avec le spectateur qui s’en trouve, à son tour, oint.

Fig. 15

Giovanni Bellini, Pietà, v. 1470, tempera sur bois, 86 x 107 cm, Pinacoteca di Brera, Milan Cliché Eloquence, Wikimedia Commons

29 Tout ceci s’insère parfaitement dans une longue tradition vénitienne d’un côté, et de l’autre, dans une tradition franciscaine encore plus ancienne55. Cette double tradition tend à faire glisser l’haptique vers l’optique. Comme le dit Thomas Golsenne ailleurs par rapport à la ligne crivellesque : « […] une sensibilité tactile, la conversion de l’œil en doigt. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que le faire du peintre relève lui-même de ce régime tactile. En effet à bien y regarder, en se collant quasiment contre la surface du tableau, quand l’œil se met à avoir des sensations tactiles, c’est tout un système de hachures très fines qui apparaît, une sorte de moirage imperceptible qui recouvre toute la surface peinte. »56. Le toucher est un thème d’autant plus pertinent pour Marie- Madeleine qu’elle est souvent décrite ou représentée touchant le Christ, à partir du moment de sa conversion quand elle l’oint. Ensuite, le moment fort de son histoire est précisément l’interdit de ce contact physique après la résurrection lors du Noli me tangere. Ces deux tableaux de Crivelli tournent autour du toucher d’une façon comparable. Dans le premier, personne sauf la Madeleine ne peut entrer en contact avec ce vase sans substance, insaisissable, sauf par les yeux, au spectateur. On songe à la dynamique derrière le Noli me tangere quand la sainte est censée ne témoigner que visuellement de la résurrection de ce corps tant aimé qu’elle ne peut plus toucher. Dans le polyptyque, Crivelli lui rend le privilège de sa première intimité avec le Christ, en transférant la fonction de témoin oculaire chez le dévot devant l’autel. Dans le deuxième tableau, à Carpegna, est proposée une invitation plastiquement explicite à

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s’emparer (du moins par une pensée dévote) du vase, à soulever le couvercle et ainsi humer le saint parfum de Marie-Madeleine.

Pavane : la Madeleine terpsichoréenne

30 Le binôme haptique et optique entre dans cet échange avec la Madeleine par un autre moyen. Regardons encore ce pied qui pointe en dehors du cadre peint. Avec la position de l’autre pied, la Madeleine esquisse comme une position chorégraphique. Le genou de la même jambe est fléchi sous le manteau. Tout son corps vu de trois-quarts, à la grande différence du profile hiératique de la Montefioraine, semble se contorsionner comme un ressort. Les ondulations de ses boucles en entrelacs viennent souligner cette torsion57. On le sait, la grâce fut une marque de sa jeune beauté58. Cette qualité apparaît ici de façon plus élaborée que chez la Madeleine de 1470-73 précisément à cause de ce sens de mouvement. Même sa façon de tenir son vase est encore plus maniérée que dans le panneau de Montefiore. Le mouvement l’envahit et elle semble prête à sortir de son cadre, comme ses accessoires le font déjà, et à entrer dans la danse. La danse dans la peinture du xve siècle italien a notamment été abordée par Michael Baxandall en premier59, puis par des travaux plus récents de, par exemple, Olivia Powell et Sharon Fermor et plus généralement dans la culture du Quattrocento par Jennifer Nevile60. À ce sujet, il est de mise de se concentrer sur le milieu florentin avec Alberti comme point de repère. Bien que ce dernier s’impose pour la théorie de la peinture quattrocentesque, sa pensée classicisante peut être parfois difficilement applicable au Vénitien et ses valeurs visuelles tardo-gothiques.61 Quand l’humaniste se réfère à la peinture par exemple c’est largement dans le contexte de ses recommandations quant à l’istoria62. Or ici aucune narration ne vient contextualiser cette unique figure en pied. Seule, elle n’est pas campée dans une composition groupée. Une des prescriptions albertiennes est pourtant bien pertinente ici. Il nous dit que les gestes comportant le plus de grazia sont ceux qui se lèvent vers le haut. Ainsi justement notre sainte soulève du bout des doigts son manteau pour montrer son pied qui se prépare à quitter le sol. De l’autre main elle porte (à peine) son vase de parfum vers les fleurs qui représentent les odeurs qui s’en exhalent en apesanteur. La pointe du couvercle souligne ce mouvement vers le haut. Olivia Powell nous indique que les maitres de danse de la moitié du Quattrocento pensaient de la même façon, favorisant « un atto de aiereoso presenza et rilevato movimento colla propria persona […] »63 (« un geste aérien de présence et un mouvement élevé de sa propre personne »). À droite, quelques mèches s’envolent, mues encore une fois par une espèce de brise invisible, encore quasi-warburgienne. La survivance est pourtant moins celle d’une antique nymphe que de la Madeleine de Montefiore. Dans les deux cas la chevelure de la sainte est comme agitée par un souffle. L’on pense à celui qui éteint la chandelle dans la Pietà de Crivelli au Brera, et soulève encore une magnifique chevelure magdaléenne, l’Esprit Saint. Elle est en effet animée par la grâce divine.

31 Ici, point de ménade extatique de ses origines iconographiques64. Dans ses gestes on voit un écho aux mots de Léonard : « Les membres et le corps doivent s’adapter avec grâce à l’action que tu veux faire faire à la figure ; si tu veux qu’elle soit jolie, fais-lui les membres élégants et déliés sans trop de muscles65 ». Si le sens du mouvement est subtil, c’est en raison de sa haute naissance. Une démarche naturelle mais harmonieuse et quelque peu stylisée caractérisait la danse des élites, qui régulait le corps, le maîtrisait. La danse curiale n’était pas ostentatoire66. Ici la cortegiana semble esquisser le sempio, simple pas vers l’avant67. En effet, dans les peintures contemporaines, une gestualité

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accusée dans la danse, de grands bonds par exemple, était l’apanage des femmes de basse extraction, ou encore celles qui font un mauvais usage de leur corps telle Salomé68. Guglielmo Ebreo se plaint des gens de basse extraction qui dansent lubriquement dans la convoitise charnelle. Il nous enjoint de danser avec virtù69 Étaient réservés à la dame de lignage, onesta, des gestes contenus, un maintien tout en retenue, avec ses vêtements qui ne montrent que peu les effets de son mouvement70. En effet, la discipline et le contrôle de la danse sont des techniques du corps qui domptent ainsi les instincts effrénés que la Madeleine a subis dans sa vie de pécheresse avant sa conversion à la vie de grâce71. Ainsi on perçoit, comme avec un œil quattrocentesque, les mouvements corporels de la Madeleine qui traduisent les mouvements de son âme, par une comparaison avec une gestualité de la danse mondaine et profane72. Marie- Madeleine fait le lien entre le profane et le sacré, précisément à cause de sa vie avant la conversion. Par le biais de celle-ci, elle est souvent associée à la musique et la danse dans les contrées plus au nord. Le drame sacré de la Madeleine Digby, texte du xve siècle anglais, par exemple, la montre dansant à la limite du dévergondage. Plus tard, pour représenter un moment similaire de sa biographie, Lucas van Leyden gravera la danse de Marie-Madeleine. Lightbown fait justement l'hypothèse d'une inspiration septentrionale pour la Madeleine de Montefiore, et utilise une Madeleine de Lucas van Leyden comme exemple73. Il y eut en outre des danses nommées d’après la sainte pécheresse74. On peut d’ailleurs en trouver parfois des traces en Italie. Deux images trecentesques font accompagner la sainte par des instruments de musique conjugués avec le mouvement75. Celle de Spinello Aretino était un étendard utilisé en procession, donc en mouvement planifié ; celle de Luca di Tommè la montre en extase, soulevée par les anges, les boucles remués par l’animation céleste. Un lieu commun des traités de danse du Quattrocento est le rôle que tient la musique en réglant l’esprit76. Si cela peut paraître ténu, dans le récit anonyme du Quattrocento Conversione di Maria Maddalena et resurrezione di Lazzaro, la courtisane fustige sa sœur qui l’importune car elle a déjà préparé la fête en chanson, musique et danse77. Toute cortigiana onestà d’ailleurs, surtout en milieu vénitien, était associée à la musique et donc à la danse78.

32 La voie qui rattache la Madeleine à la danse est aussi indirecte. Elle est souvent comparée à David son aïeul, par Ubertin de Casale par exemple, en ce qu’il fut adultère, et aussi en ce qu’il fut associé à l’onction79. Le cou de la belle est comme les tours du roi oint (la racine étymologique de son nom « Migdal » se rapporte en hébreu à son château, en référence à sa naissance noble80), selon le Cantique. David a aussi dansé devant l’arche de l’alliance. Le roi est invoqué comme exemple de danseur vertueux dans des traités de danse du Quattrocento81. Connue elle aussi pour sa danse sacrée, cette autre Marie, la sœur de Moïse, avatar de la Madeleine, est présente en pleine action, tambourin en main, dans la chapelle de la Madeleine à Assise. Chez les artistes italiens en général et Crivelli en particulier et plus spécifiquement en ce qui concerne la Madeleine de Carpegna, on peut parler de danse. Rappelons d’abord que Dürer, en visitant Venise, veut être gentilhomme-peintre comme les autres de son métier dans la Sérénissime. Il se met alors à apprendre à danser82. D’ailleurs l’importance de la danse dans les cours italiennes de cette époque ne peut pas être exagérée et c’est bien pour ce milieu que Crivelli peint en général. Cet artiste vénitien, chevalier honorifique, aurait-il lui aussi dansé, tout comme les artistes que Dürer voulait prendre en modèle83 ? En tout cas il est difficile d’imaginer que la comtesse de Carpegna, comme toute dame de cour, n’eût pas été entraînée à la danse depuis son plus jeune âge84. C’était une formation de longue durée qui apprenait à maintenir le corps même en dehors du temps de la

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musique – la mise en scène corporelle n’en finissait jamais85. Les minauderies magdaléennes exacerbent peut-être quelque peu cette façon d’apparaître, mais l’instruction qui en est la cause devait être bien familière à la comtesse et aux nobles familles de Carpegna qui venaient vénérer la sainte courtisane. Par ailleurs la danse, comme tous les accoutrements de la Madeleine traditionnelle, peuvent se lire de deux façons. Les habits sont ceux d’une courtisane ou simplement d’une dame de cour, ou bien d’une élue dans la cour céleste. Le parfum est celui qui attirait des amants ou bien celui qui fut offert au Seigneur, pour ensuite émaner de ses paroles prédicatrices. Les cheveux aussi sont un appât féminin ou bien un don de soi à Dieu et réciproquement un don de Dieu pour couvrir une nudité elle aussi ambiguë (fig. 4). Tout dispositif magdaléen fonctionne sur ce dédoublement du sens de ses signes iconographiques, de cette ambiguïté de signification. La danse, elle aussi, serait, soit impudique soit vertueuse, selon le caractère de celui ou celle qui s’y engage86.

33 Les balli étaient souvent organisés en lien avec la sorte de tournoi87 dont l’audience de Crivelli raffolait88, les dames y portaient leurs plus beaux atours, notamment des manches précieuses89. Les salles de danse étaient, tout comme la pièce où frétille notre Madeleine, tendus de beaux tissus90. Un lieu commun pour décrire les dames en bassa danza était de les regarder comme une vision venue droit du ciel91. Et cette Madeleine est bien une vision entr’aperçue de la cour céleste. Ses pieds se posent sur le sol marbré. Celui-ci est un avatar de ces panneaux analysés par G. Didi-Huberman qui figurent l’Incarnation christique, dont la Madeleine est une initiée intime92. Rougeâtre, il est aussi une rémanence de la Pierre de l’Onction, sur laquelle le Christ mort a reçu la myrrhe et l’aloès de la Madeleine93. Il n’est pas interdit d’y voir simplement, en même temps, le sol en marbre d’un palazzo, le support même des pas de danse94. Chez la sainte pécheresse en particulier, il n’y a aucune contradiction. Le sol et la plinthe marbrée d’ailleurs encadrent son pied et son mollet. Sa limite supérieure souligne précisément le genou fléchi pour le passo entamé, la répétition ondulante de séraphins en dessous semble représenter la suite du mouvement. Leur entrelacs qui se lèvent et puis retombent rappelle le pas chorégraphique de l’ondeggiare95. Quand le bout du pied quitte l’espace peint pour l’espace du spectateur, il pointe la signature sur un cartellino du peintre. Il fonctionne de la même manière que la main de Jean qui pointe le nom Giovanni sur le cartellino signé de la Pietà de Brera de Giovanni Bellini (fig. 15). C’était bien le jeu d’interaction entre le membre corporel du saint peint et le cartellino qui garantissait l’efficacité de l’image sacrée, voire miraculeuse « qui pourrait pleurer »96. Il est fort approprié qu’une peinture de la Pietà pleure. Ici, chez la sainte courtisane à la cour céleste, il s’agit d’une peinture qui pourrait danser. Or la danse est un art marqué par le contact, par le toucher. Jennifer Nevile a bien montré que le contact était un élément majeur de ces balli dont les participants et les spectateurs avaient une conscience aiguë97. Aussi, celles-ci mimaient les relations galantes et amoureuses entre homme et femme98, tout comme la Madeleine toute en leggiadria ici représentée avec son regard vezzoso. Ce dernier terme pouvait s’appliquer à une femme qui avait conscience de sa beauté99, autant que d’une peinture100. Parés de leur plus beaux atours, les danseurs tombaient dans les flammes de l’amour par le jeu des regards croisés101. Ce regard en coin de la sainte, ce regard qui attire et qui happe, che balestrava, est aussi un regard dont les paupières et les pupilles semblent descendre. En effet, les instructeurs de danse recommandaient aux jeunes demoiselles de bien garder leurs yeux baissés102. Mais si cette pala était installée à la hauteur d’un autel, l’œil de la sainte aurait tout à fait été en mesure de croiser celui ou celle qui viendrait la vénérer, la désirer, selon la

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vieille dynamique dévotionnelle franciscaine de la Madeleine. Les pastiglie, comme signes du va-et-vient votif, par le biais de la surface du tableau, aident à faire glisser la personne de la Madeleine dans l’espace du spectateur, de la dévote, de l’amoureux. Elle séduit celui ou celle qui vient la vénérer avec une invitation à toucher l’anse et le couvercle de son vase (on pourrait ajouter que si elle s’apprête à offrir son vase au Seigneur, la danse pouvait aussi être une mise en scène d’un cadeau – des épices odorantes par exemple – à offrir au seigneur103). Ces pastiglie grossissent au fur et à mesure de la carrière de Crivelli, et nous voilà en 1492 et vers la fin de sa vie en 1495. S’agit-il d’une invitation à saisir le corps de la sainte ? Comme l’anse du vase ? Défaire ces cheveux par ce diadème, défaire ces manches, cette boucle de ceinture, les boutons de son corsage ? J’ai analysé ailleurs une longue tradition d’un corps à corps virtuel entre le spectateur courtois et la Madeleine en pied, mise en place dès 1285104. Cette Madeleine pourrait être une reformulation quattrocentesque de celle-ci. En tout état de cause, par le biais de sa manche, gage d’amour, par le biais de son diadème, par la fermeture de sa ceinture, les boutons de son corsage, elle semble inviter le spectateur à se joindre à elle dans cette danse de son ancêtre adultère David devant le tabernacle, dans une danse de cour d’une courtisane céleste.

L’œil de Caterina

34 Jusque-là nous avons eu une lecture présumant une approche, si je puis dire, hétéronormative de ces deux Madeleine qui séduisent un spectateur masculin par le jeu de leurs yeux et la mise en scène de leur corps. Or nous avons aussi beaucoup insisté sur la possibilité que ce soit une femme qui ait commandité la Madeleine carpegnate. L’œil du Quattrocento, selon Michael Baxandall, le fait a été souvent remarqué, est un œil normatif donc masculin par défaut. Quid donc d’un regard féminin surtout sur la Madeleine de 1492 ?

Un regard féminin au Quattrocento

35 Le sujet d’un regard spécifiquement féminin à la Renaissance mériterait sa propre étude, et un sujet aussi vaste ne peut être exploré à fond dans ces quelques pages. Il est malaisé, même aujourd’hui, de cerner quel est ce regard féminin en soi, qui serait plus ou moins libre du regard masculin normatif, lequel depuis la nuit des temps, a tant encadré les images de toutes sortes105. On pourrait bien sûr théoriser un regard féminin dans le cas peut-être d’une religieuse qui peint pour son propre couvent, telle Plautilla Nelli, par exemple. Mais en dehors d’un cas de figure de ce type, peut-on réellement parler d’un regard spécifiquement féminin sur l’image d’une femme ? Traquer sa présence fugitive dans l’œil du Quattrocento risque l’anachronisme non-arassien. Il y a des terrains qui se sont révélés prometteurs : Les études du mécénat féminin ouvrent cette voie, mais ne se penchent pas forcément sur le comment du voir féminin. Certain·e·s chercheur·se·s ont bien relevé le défi. Victoria Ehrlich a porté son attention sur le regard féminin adressé à un contenu mythologique dans la peinture du Quattrocento106. Adrian W. B. Randolph a étudié les deschi da parto, par exemple, pour approfondir la notion en regardant des objets qui se destinaient à une audience de femmes et qui circulaient entre femmes. Il a raison d’appeler le sujet une terra incognita107, nous faisant part de ses doutes quant à la quête des styles cognitifs des hommes qui on produit ou les femmes qui ont manié et contemplé ces objets108. La

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question est d’autant plus épineuse ici que la femme représentée se doit d’être attirante pour les hommes, et qu’elle fut imaginée par un homme. Encore sa vita voulait-elle qu’elle ait péché avec ce même beau corps avec des hommes, donc fut un objet de leur convoitise par le biais de regard. Comment concilier tout cela avec la commanditaire de cette représentation ? J’offrirai ici quelques possibilités de penser le regard féminin sur la Madeleine carpegnate : pensée et pratiques dévotes, pensée et pratiques vestimentaires, pratiques kinesthésiques.

36 Dans un premier temps, donc, parlons du bref passage chez Michael Baxandall qui aborde l’imagination dévote de la jeune fille. Des textes de nature religieuse imprimaient sur elle des pensées pieuses109. Or, un des buts des images des saint·e·s est d’inculquer de bons modèles aux âmes impressionnables qui les porteraient par la suite dans leur esprit et leur cœur pour inspirer la piété, les bonnes mœurs et actions. Il fallait entrer par sympathie dans l’image et en avoir le sentiment de bien connaître celles et ceux que la peuplent. Marie-Madeleine est nommée comme un de ces personnages. Cette attitude est ancrée de longue date, remontant aux pratiques dévotionnelles médiévales, particulièrement recommandées aux femmes en milieu franciscain en Italie110. Il n’est pas difficile de voir dans cette image de la Madeleine un modèle tout plein de grâces saintes et mondaines qui convenait à la contemplation de cette commanditaire, une comtesse, elle aussi donc dame de cour. La Madeleine semble incarner à elle seule toutes les qualités dont une femme doit se doter, que cela soit selon l’œil féminin selon le point de vue formulé par Alessandra Strozzi, qui cherche la virtù dans la grâce et la démarche111, ou qui seront un peu plus tard recommandées à la donna di palazzo par Baldassare Castiglione, dont la grâce est le leitmotiv112. Elle se tient donc comme un miroir idéal pour Caterina. Elle fonctionne comme une inspiration pour elle dans la vie de palais d’ici-bas qu’elle doit vivre en tant que comtesse, et dans l’au-delà pour un exemple de sainteté féminine. Il est vrai aussi que pour une femme mariée et mère, la Madeleine serait un modèle plus accessible pour Caterina qu’une quelconque vierge martyre. Comme la Madeleine, c’est une femme qui a connu le beau monde et tous ses plaisirs, le lit (en l’occurrence matrimonial de la commanditaire) inclus.

37 Suivant cette ligne de pensée nous pourrons aussi revenir sur la façon dont Crivelli souligne la réalité des accessoires de vêtements de cette Madeleine : boutons, boucle de ceinture, diadème, manche. Or ces parures ne sont pas toujours que des cadeaux d’un amant à sa dame telle la peccatrix dans sa vie antérieure, ni seulement des éléments de trousseau de mariage. Nous avons dit que ce sont, et Crivelli l’accentue par son usage des pastiglie a relievo, autant d’offrandes de dévôt·e·s à une idole chrétienne, telles que Thomas Golsenne l’analyse. Pour ne prendre qu’un exemple citons la dame Ysabecta qui offrait des vêtements précieux à une statue de Jésus et l’autre Marie113. Une pratique apparentée serait celle des poupées saintes114. Tout comme les lectures dévotionnelles, les bambini étaient censés inculquer la piété chez la jeune fille à marier115. Bien que cet aspect soit primordial, il n’empêche que des vêtements, parfois de rechange même, faisaient partie de leur attrait116. On décrit les atours des petits personnages par exemple ainsi : « enfant vêtu de velours cramoisi, d’un petit manteau de brocard vert, avec les manches de sa chamarre brodées de perles »117. On songe immanquablement aux parures crivellesques. En l’occurrence, au moins une version des ces poupées représentait Marie-Madeleine habillée de satin rouge, brodée de perles118. Aux côtés des belles manches, les poupées se trouvaient dans les trousseaux

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des jeunes filles et se passaient de mère en fille119. Les agréments de la toilette de la Madeleine en relief rappellent l’acte cultuel d’habiller les figures des saintes images autant que les saintes poupées120. Ces gestes dévotionnels revenaient, d’ailleurs, souvent aux mains des femmes121. Quand il s’agit d’une poupée-statuette de la Vierge, l’autre Marie, on lui boucle les cheveux122, on la parfume même123. Ce n’est pas sans rappeler la toilette – au sens inclusif de soins de visage, de parfum, de parure – de la bien soignée Madeleine carpegnate. Et ce même genre de toilette – des atours somptueux à la chevelure coiffée, le tout parfumé – aurait bien correspondu au genre de celles de la Comtesse de Carpegna. Richard Trexler n’hésite d’ailleurs pas à dire de ces jeune filles du grand monde, parées pour paraître en vêtements coûtant qui sait combien de florins, qu’elles étaient elles-mêmes autant de poupées sacrées124.

38 Le lien entre femmes et vêtements est fort étroit dans l’anthropologie de cette société depuis bien de siècles déjà. Dans la pensée chrétienne, n’est-ce pas de la faute d’Ėve si on les porte, se découvrant nu·e·s ? Il revenait à la mère de l’espèce humaine de filer la laine en tant que punition pour sa faute, au même titre que d’enfanter dans la douleur. Dans l’imagerie mariale, souvent la Mère de Dieu, elle aussi, file. Cette association allait de soi puisque la mère tisse l’enfant dans son ventre et le Christ a pris sa chair à elle comme un vêtement125. Une telle notion s’insérait bien dans la pensée paulinienne qui parle du corps de péché et du corps glorieux en en nous exhortant à se dévêtir de l’un et à revêtir l’autre126. L’équivalence corps-étoffe sera particulièrement reprise et développée par les Franciscains127. On compte bien des survivances de cette association jusqu’à aujourd’hui dans le mot « tissu » qui désigne à la fois le drap et le réseau de cellules qui composent un organe. Or dans la pensée de cette société la femme était au corps ce que l’homme était à l’esprit. Un regard féminin aurait des rapports avec l’étoffe que ne comprendrait pas un homme. Ce lien entre la femme et le vêtement allait plus loin dans le vécu quotidien. Pour Castiglione la donna di palazzo se devait de savoir s’habiller pour se mettre en valeur, mais le courtisan constate aussi que les femmes sont naturellement douées pour les arrangements de leur toilette128. Les hommes se plaignaient des dépenses vestimentaires pour leur jeunes femmes et les lois somptuaires s’en mêlaient. Or Marie-Madeleine particulièrement, en tant que femme vezzosa, coquette, était l’exemple-type de la femme trop prise (selon les estimations masculines) par le plaisir de ses vêtements, le péché de la vanité129, inhérent à la faiblesse innée du genre féminin en général. Et pourtant il fallait qu’une femme du monde les portent comme signes de sa propre valeur sociale130. Une femme de l’élite devait savoir très bien estimer la valeur liquide des atours propre à son sexe. L’on songe à Alessandra Strozzi qui estime le prix des vêtements de mariage de sa fille. Après une description détaillée elle finit avec ce constat : « Quand elle sortira elle aura plus de 1400 florins sur le dos »131. La mère avait raison de son acuité. En effet, il en allait de la survie économique de la mariée132. Qui plus est, si le drap se faisait couper et tailler par un homme, le plus souvent les broderies et fanfreluches (rose, ceintures, boutons) qui caractérisent les atours de cette Madeleine étaient le produit des mains féminines133. Un œil de femme donc était bien à même d’apprécier, au sens large, la parure élégante dont Crivelli dote sa peccatrix sainte et courtoise.

39 Si la commanditaire n’avait vraisemblablement pas eu la culture mathématique pour mesurer les subtilités de la géométrie albertienne134, elle aurait par contre bien su apprécier une dimension kinesthétique dans cette Madeleine que je vois dansante. Ses atours sont ceux de la grande fête de cour et dans ce sens-là aussi, Caterina aurait pu se voir reflétée dans cette « Maddalena », dans sa gestuelle de danse de palais,

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gracieusement retenue, des gestes allant vers le haut, comme le recommandait Gugliemo Ebreo. Olivia Powell cite David Freedberg qui parle d’un « engagement spectatoriel senti », une réponse physique, corporelle, à une image et à la gestuelle de ses figures.135 La comtesse aurait senti ces gestes de par son long entrainement, depuis sa petite enfance, à l’art chorégraphique. Aussi, bien que la plupart des balli curiaux fussent surtout des imitations des rituels de l’amour entre homme et femme, encore ne faut-il pas projeter une réalité littérale du bal sur le panneau. Les peintres étaient eux- mêmes bien à même d’imaginer et d’étendre le champ pictural de la chorégraphie. Sharon Fermor par exemple insistent longuement sur ce point136. De plus, ne sont-ce pas les trois Grâces de Botticelli, trois femmes qui dansent ensemble, qui sont l’exemple-type de la danse interprété par les arts visuels du Quattrocento ? La Madeleine carpegnate pourrait aussi très bien se préparer à un ballo in due avec Caterina. Du reste, poupées, vêtements, et danse – tout comme les deschi da parto – ont pour trait commun l’aspect tactile, ou comme le diraient Adrian W. B. Randolph et Olivia Powell, la kinesthésie de cette perception, ancrée dans l’expérience corporelle. On prend son·sa partenaire par la main ; on materne ces bambini ; on passe de main and main les deschi ; on ouvre les cassoni ; on manie les ailes d’une triptyque domestique137. Un vêtement est porté par le corps, couvre le corps, est, en quelque sorte, la chair ; un tissu est forcément textural, perçu par les nerfs de la peau, autre tissu. Cela concorde aussi avec la spiritualité médiévale féminine vécu somatiquement, étant donnés les présupposés postulant que la femme est à la chair ce que l’homme est à l’esprit138. Il allait de soi dans la pensée de l’époque que l’expérience féminine du divin est ancrée dans le vécu du corps et ses sensations physiques. Pour ce qu’il en est de la peinture étudiée ici, en Italie ces phénomènes se situaient surtout dans un milieu franciscain et les femmes mystiques qui les éprouvaient étaient souvent appelées des « secondes Madeleine ». Or nous avons plus haut cité Thomas Golsenne qui insiste justement sur l’aspect haptique de l’art de Crivelli, qui fait transférer le voir dans le toucher par le biais de ses pastliglie a relievo. Il est possible que de pareilles pratiques artistiques puissent donc faire particulièrement appel à un style de cognition visuelle qui corresponde à une expérience féminine.

Et la séduction de ce regard aguicheur ?

40 Même sur les deschi da parto on trouve l’œil évaluatif d’un Pâris devant les trois déesses qui les juge selon leur beauté telle qu’elle s’accorde à son œil à lui139. Nous sommes pleinement confronté·e·s au devoir de la femme du monde d’être, avant tout, belle pour le regard de l’homme, telle que le préconise Castiglione. Une trace de l’œil féminin peut se retrouver par exemple dans les lettres d’Alessandra Strozzi au milieu du siècle. Mais la matrone dévisage les jeunes femmes pour les jauger par les critères de grâce et de beauté mis en vigueur par des hommes, dont Castiglione se fera l’écho140. Par ailleurs, les jeunes femmes ainsi étudiées le sont en tant qu’épouses potentielles pour le fils Strozzi. Elles se montrent dans le devoir d’être désirables, de se voir ainsi valorisées à travers un objectif dominant et prescripteur, donc réfractées à travers le regard de l’homme. Le regard masculin s’est greffé en quelque sorte sur le regard féminin à travers les siècles comme regard normatif. On sait que quelques décennies plus tard – dans un contexte bien différent, il est vrai – un autre peintre vénitien s’adressant à un regard féminin n’hésite pas a accentuer tout ce qu’un regard d’homme aurait trouvé de plus agréable à contempler dans son lit. Je pense bien sûr aux analyses bien connues de

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Rona Goffen sur la Venus d’Urbino de Titien141. La chercheuse américaine a établi que dans la chambre nuptiale cette figure était là pour – entre autres – inspirer la jeune épouse à se préparer manuellement aux relations conjugales pour mieux se rendre fertile. Il y a un monde qui sépare les deux images, évidemment (une chambre d’époux de 1538 n’est pas une église de 1492) et pourtant il est pertinent de soulever que ce qu’un peintre pense va interpeller une femme. Titien lui présente une image-type de la femme sexualisée exprimée dans les codes hétéronormatifs. Adrian W. B. Randolph a repéré dans les deschi da parto, destinés spécifiquement à des spectatrices, des images de Vénus chargées de son pouvoir érotique et les regards de son public qui sont définis par le voir au masculin142. Par ailleurs, dans un paragraphe précédent nous avons suggéré que la Madeleine carpegnate agit comme miroir pour la comtesse. Un genre de toilette de cour comparable entre les deux, un maintien discipliné et gracieux, entrainé par la formation pour la danse, permettait peut-être à la comtesse de se voir réfléchie dans l’image de la courtisane céleste. Or, la donna di palazzo, bien plus que le cortegiano, se devait d’être attirante, désirable, ce aux yeux des hommes, par des critères que ceux- ci définissaient. Sa virtù se déclinait sur les codes du genre et se basait sur l’investissement dans ses attraits physiques, bien que souvent spiritualisés dans la notion de « grazia » si importante, on l’a vu, pour cette Madeleine. Se voir en elle en tant que désirable, avec les charmes d’une femme du monde accentués, autant que les qualités plus éphémères et intangibles telles que la grazia, leggiadria143, serait se retrouver elle-même valorisée selon les normes mises en place par la population dominante de la société.

L’œil de Carlo Crivelli ?

41 N’oublions pourtant pas que l’artiste, lui, est un homme, et un homme par le peu qu’on sait de lui, sensible aux attraits des femmes, assez pour enfreindre la loi et enlever la femme d’un autre, bravant l’exil pour elle. Qu’il ait conféré tant de charmes à cette Madeleine toute vezzosa, en ferait-il un Pygmalion devant Galatée ? Une dizaine d’années après que Crivelli eut peint cette Madeleine, Léonard de Vinci écrit « [...] le peintre contraint les esprits des hommes à tomber amoureux et à aimer une peinture qui ne représente aucune femme vivante. Et il m’est arrivé de faire une image à sujet religieux, achetée par un amant qui voulait en faire enlever les attributs de la divinité, pour pouvoir l’embrasser sans reproche. »144 Que Crivelli ait été sensible à « l’appel amoureux » que décrit Daniel Arasse, à propos de certaines images saintes de Leonard145, de sa propre peinture, doit rester de la pure spéculation, mais il a bien produit une Madeleine qui serait une idéal de la beauté féminine plaisante pour n’importe quel regard masculin. Il y a en tout cas certainement quelque chose qui dégage d’elle un « appel amoureux ». On serait pardonné si l’on ressent que Carlo Crivelli s’est pris au jeu.

Conclusion

42 Du strip-tease à Montefiore à une invitation à un ballo in due à Carpegna, les courtisanes célestes de Carlo Crivelli sont des inventions ingénieuses. Ses Madeleine interpellent le·la spectateur·rice dévot·e, voire amoureux le cas échéant, soit par ses facultés optiques soit par ses facultés haptiques. Dans les deux cas sa faculté olfactive

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imaginaire autant que tactile sont absolument manifestées et ceci selon un dispositif mis en place depuis le Duecento dans le milieu franciscain, celui de son iconographie foisonnante. C’est l’époque aussi du dispositif de l’érotique courtoise quant à la formulation plastique de ce personnage dans cette même mouvance. Deux siècles plus tard, on voit un ressort similaire : Madeleine utilise ses charmes féminins, transsubstantiés mais ô combien reconnaissables, pour attirer son dévot-amoureux vers le Christ. Pourtant la part d’une commanditaire n’est pas négligée : les tendances artistiques de Crivelli vers le tactile et la somptuosité vestimentaire avaient tout pour plaire à une spectatrice. D’autant plus une dame mondaine telle que Caterina di Carpegna qui pouvait virtuellement entrer en participation avec celle qui mène le bal avec tant de grâce. Aussi n’est-il pas étonnant que le peintre vénitien exilé lui-même pour une affaire de péché de chair soit un interprète si éloquent de Marie-Madeleine et de sa façon de retourner de telles transgressions en toute beauté dans le droit chemin de Dieu.

NOTES

1. Pietro ZAMPETTI, Carlo Crivelli, Florence, Nardini, 1986, p. 15, 311-12. 2. Mostra della pittura veneta nelle Marche. Catalogo a cura di Pietro ZAMPETTI. Aug.-Sept. 1950. [Ancona. Palazzo degli Anziani.] 3. Thomas GOLSENNE, Carlo Crivelli et le matérialisme mystique du Quattrocento, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017. Sur le prestige de ses mécènes, voir pages 27-38. 4. Ibid., p. 27. 5. Janet ROBSON, « Pilgrim’s Progress: Re-interpreting the Trecento Fresco Programme in the Lower Church at Assisi », in The Art of the Franciscan Order in Italy (The Medieval Franciscans, vol. 1), ed. William R. Cook, 2005 p. 39-70. 6. Ronald LIGHTBOWN, Carlo Crivelli, New Haven & London, Yale University Press, 2004, p. 50-51. 7. Bien qu’on soit loin du monde des humanistes florentins, l’on songe à la « brise invisible » d’Aby Warburg, et le prolongement de sa pensée par Georges DIDI-HUBERMAN, « The imaginary breeze: remarks on the air of the Quattrocento », Journal of Visual Culture, vol. 2, issue 3, décembre 2003, p. 275-289. 8. Ronald LIGHTBOWN, p. 195. 9. Sur cette mise en abyme : Thomas GOLSENNE, p. 216. 10. GRÉGOIRE LE GRAND, Homélies sur l’Évangile, t. 2, Homélies XXI-XL, éd. et trad. Raymond Etaix, Georges Blanc, Bruno Judic, Paris, Le Cerf (Sources chrétiennes, 522), 2008, Homélie XXV, p. 103-139. 11. Une référence au phénix se trouve sinon liée directement à la Madeleine par Bernard de Clairvaux, au moins dans son hymne aux Filles de Sion qui lui sont liées, cité par Alain MICHEL, Théologiens et mystiques au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1997, p. 280. Au début du Cinquecento, Antonio ALAMANNI évoque également l’oiseau dans sa Commedia de la Conversione de Maria Maddalena, ed. Pierre Jodogne, Bologne, Commissione per i testi di lingua, 1977, p. 19. 12. HÉRODOTE, Histoires, II, 72, voir l’édition de Philippe-Ernest Legrand, Paris, Belles Lettres, 1936, 1944, p. 114-115.

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13. « Primum fuit unguentum Magdalene de qua dicitur Io. XII quod domus impleta est ex odore unguentum sancte peccatricis ; quia odor penitentie spirat usque ad supercelestes mansiones spirituum bonorum ut sit gaudium angelis dei super uno peccatore penitentia agente etc. Vide quod angelis est gaudium ad exaltationem, sed hominibus est exemplum ad correptionem ; et fit de herbis amoris que in nostro habetur hortulo quas facile invenit homo iniquitates suas sine dissimilatione recogitat, cum istis herbis amaris ad ignem ferventis amoris aromata misceantur. Myrrha inquit sponsa Cant(ico) iiii et aloe cum omnibus primis unguentis (= Cant. 4, 14) utrumque autem amarissimum et a perservandis corruptionibus aptum et duplicem amaritudinem in penitente. Prima est amaritudo mortis cum incertitudine hore. Secunda est incertitudo (corr. certitudo) iuditii cum incertitudine sententie, ex quibus amarum conficitur et pungitivum unguentu », UBERTINO DA CASALE, Arbor vitae crucifixae Jesu, Venise, A. De Bonetis, 1485 (incunable), édition facsimilé C.T. Davies, Turin Bottega d’Erasmo, 1961, p. 273. 14. 1 :3 : « Mon bien-aimé est un sachet de myrrhe, qui repose entre mes seins. » (« fasciculus murrae dilectus meus mihi inter ubera mea commorabitur »). 15. Daniel RUSSO, « Entre Christ et la Madeleine », in E. Duperray, Marie Madeleine dans la mystique, les arts et les lettres. Actes du Colloque international (Avignon, 20-22 juillet 1988), Ève Duperray (éd.), Préface de G. Duby, Postface de Ch. Pietri. Paris, Beauchesne, 1989, p. 173-190. 16. Dans Courtly Love Undressed: Reading Through Clothes in Medieval French Culture, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2002 p. 6 , E. Jane BURNS relève que depuis le temps des romans chevaleresques une manche peut figurer l’armoirie même de celle qui la porte, et , en plus un soi désirant. 17. Elle est déjà figure de la Sponsa chez Hippolyte de Rome et Origène. 18. Carole COLLIER FRICK, Dressing Renaissance Florence: Families, Fortunes, and Fine Clothing, Baltimore, Johns Hopkins Press, 2002, ; Christiane KLAPISCH-ZUBER, « Le complexe de Griselda. Dot et dons de mariage au Quattrocento » Mélanges de l’Ecole Française de Rome, 1982, 94-1, p. 7-43. 19. E. Jane BURNS, Courtly Love Undressed, p. 4-11. 20. Thomas GOLSENNE, p. 25-27. 21. Une recette à parfumer les vêtements et la camisa ou camiccia (« chemise »), comme porte cette Madeleine en sous-vêtement, se trouve dans Giovantura ROSETTI qui donne plusieurs recettes pour arriver à différentes tonalités de blondeur, dans son Notandissimi secreti de l’arte profumatoria, éd. Franco Brunello et Franca Facchetti, Vicenza, Neri Pozza, 1973, p. 81. 22. Matthieu 26 : 7 ; Marc 14 : 3 ; Luc 7 : 37. 23. Thomas GOLSENNE, p. 83-89. 24. Dominique IOGNA-PRAT, « La Madeleine du Sermo in ueneratione sanctae Mariae Magdalenae attribué à Odon de Cluny » dans Mélanges de l’École Française de Rome - Moyen Âge, 85, 1992, p. 37-70. 25. Je me permets de renvoyer à ma thèse, Le Corps de Marie-Madeleine, à paraître ; pour la maison remplie de l’odeur de nard, voir Jean 12 : 3. 26. JACQUES DE VORAGINE, La Légende dorée, A. Boureau et al. trad., Paris, Gallimard (Pléiade), 2004, p. 512. 27. Giunta BEVEGNATI, O.F.M., Légende de la Vie et des Miracles de Sainte Marguerite de Cortone, tr. Mgr Luquet, Paris, Poussielgue-Rusand, 1859, p. 429. 28. Jean-Pierre ALBERT, Odeurs de Sainteté : la mythologie chrétienne des aromates, Paris, Ed. de l’EHESS, 1996, p. 174-177. 29. Je me permets de renvoyer à ma thèse, Le Corps de Marie Madeleine, à paraître. 30. Et il s’agit bien d’une relique qui existe à la ville sœur de Venise, Constantinople, et sera ramenée à la Sérénissime quelques années plus tard en 1476. 31. Hymnae Ecclesiae, ed. John Henry Newman, London, MacMillan, 1865, p. 358 : « Ex lebete facta phiala / De luto luci reddita / in vas translata gloriae ». Voir aussi Katherine L. JANSEN, The Making of the Magdalen: Preaching and Popular Devotion in the Later Middle Ages, Princeton, Princeton University Press, 1999. p. 159., p. 173 n. 24 : « tales fuit Magdalena que ardore succensa libidinis

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multum exhibuit et in eam tot dyabolus coxit cibos quot peccatores in eius amore succendit [...] hoc lebes multos suo contactu polluit », ms Assisi 470 f. 494v ; ibid., p. 243 n. 147 : « qui vas perditum vas ire vas contumeliae transtulit et transformuit in vas gloriae », ms Venice, Marc. lat. fondo antico, 91, 1775, f. 16v, cité aussi par Élisabeth PINTO-MATHIEU, Marie-Madeleine dans la Littérature du Moyen Âge, Paris, Beauchesne, 1997, p. 46. Pour l’équivalence entre Marie-Madeleine et son vase je me permets de renvoyer au chapitre 10 de ma thèse, Le Corps de Marie Madeleine, à paraître. 32. Thomas GOLSENNE, p. 114-119. 33. On peut suivre les fortunes de la Madeleine angevine chez V. SAXER, Le Culte de Marie- Madeleine en Occident : Des Origines À la Fin Du Moyen Âge, Publications de la Société des Fouilles Archéologiques et des Monuments Historiques de l'Yonne, 1959. Une autre inflexion à la Madeleine angevine se trouve dans ma thèse, Le Corps de Marie-Madeleine, à paraître. 34. Thomas GOLSENNE, p. 57-58. 35. Ibid., d’après Tomei, p. 27. 36. Paul HILLS, « Venetian Glass and Renaissance Self-Fashioning », in Concepts of Beauty in Renaissance Art, ed. Fr. Ames-Lewis et M. Rogers, Ashgate, Aldershot, 1998, p. 163-178. 37. Entre 1465 et 1475, on pouvait en fait s’approvisionner en pigments comme en parfums, et même en verre, chez le même marchand. A. MOZZATO, « Oppio, triaca e altre spezie officinali a Venezia nella seconda metà del Quattrocento », in Venice and the Veneto during the Renaissance: the Legacy of Benjamin Kohl, a cura di M. Knapton, Jennifer E. Law, A. A. Smith, Firenze, Reti Medievali/Firenze University Press, 2014, p. 155-184. 38. « Verum Maria, ubi nubiles subiit annos, formositate corporis, pulcherrima splendens, speciosa nimis, enituit, decens membrorum ductu, vultu venusta, mira caesarie, lepore gratiosissima, melliflua mente ; cujus oris decor et gratia labiorum (Pr 22,2) ut mistus rosis candor liliorum. Formae denique et pulchritudinis gratia tant resplenduit, ut singulare, atque mirificum opificis Dei diceretur figmentum » (Patrologie Latine, éd. J-P Migne Paris, 1852, t. CXII col. 1433-34. 39. JACQUES DE VORAGINE, p. 510. 40. Ronald LIGHTBOWN (p.194) s'attarde sur cet élément de son iconographie, et Marilena MOSCO la qualifie de « civetteria » : « L'Iconografia della Maddalena nella pittura di Carlo Crivelli dalla Pala di Montefiore a quella di Fabriano », in Il Patrimonio disperso : il "caso" esemplare di Carlo Crivelli, Actes du colloque, Montefiore dell'Aso, Camerino, Porto San Giorgio, 12, 26 oct., et 9 nov., a cura di Marina Massa, Regione Marche, Assessorato alla Cultura Centro Beni Culturale, San Severino Marche, Maroni, 1999, p. 83-112. 41. Thomas GOLSENNE, p. 110-113. 42. Cité dans Amélie BERNAZZANI, Un seul corps : La Vierge, Madeleine et Jean dans les Lamentations italiennes (ca. 1272-1578), Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2014, p. 126. 43. PSEUDO-DENYS L’ARÉOPAGITE, Lettres, IX, 1, 1104, cité par Georges DIDI-HUBERMAN, Fra Angelico : dissemblance et figuration, Paris, Flammarian (Champs), 1990, 1995, p. 87. 44. Francesco Vittorio LOMBARDI, « Una ‘maddalena’ di Carlo Crivelli per i conti de Carpegna », Studi Montefeltrani, n° 9, p. 21-35. 45. La Madeleine, selon une Vita de mouvance cistercienne du XIIe siècle était elle aussi comtesse - Élisabeth PINTO-MATHIEU, Marie Madeleine, p. 139-148. 46. Ce maquillage – trait noir sur un regard « pervers » qu’aurait dénigré Yves Bonnefoy – peut se lire comme une méta-peinture crivellesque. Thomas Golsenne de dire : « La peinture est un maquillage et réciproquement. Je propose de voir dans le maquillage une métaphore de l’art humain en général », p. 45. Cette espèce d’« eyeliner » quattrocentesque souligne cet œil étiré, forme qui signale, selon Bartolommeo Fazio, l’immoralité. Cité par Michael BAXANDALL, L'Œil du Quattrocento. L'Usage de la peinture dans l'Italie de la Renaissance, trad. Y. Delsaut, Paris, Gallimard, 1985, p. 93. 47. Voir plus haut, note 7.

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48. Dans les pratiques réelles les dames parfumait leur chevelure. Evelyn WELCH, « Scented Buttons and Perfumed Gloves: Smelling Things in Renaissance Italy », in Ornamentalism : The Art of Renaissance Accessories, ed. Bella Mirabella, Anne Arbor, University of Michigan Press, 2011, p. 13-39, p. 22. 49. S’agit-il d’une fleur pourvue d’un symbolisme spécifique, comme le chardon pour la Passion (je remercie Susan Hirshberg pour cette suggestion) ? Cela s'harmoniserait avec le collier en corail qui renverrait aussi aux plaies christiques. Serait-ce une fleur céleste composite ? Une fleur biblique telle qu’imaginée par un Italien qui ne s’est jamais rendu en Terre Sainte ? En tout cas, Thomas GOLSENNE va plus loin dans cette pensée sur le végétalisation de la présence divine dans une perspective de « panthéisme franciscain », voir p. 189-197. 50. Evelyn WELCH, « Scented Buttons », p. 13-39. 51. Thomas Golsenne a très bien démontré comment ces pastiglie a relievo ne sont pas des régressions vers une plasticité toute « médiévale ». Il fait le lien avec les statues de culte auxquelles on offre autant d’habits et d’accessoires de parure. Thomas GOLSENNE, p. 146-151. 52. Ibid., p. 192-193. 53. Voir chapitre X de ma thèse, à paraître Le Corps de Marie-Madeleine. 54. Je me permets de renvoyer à Vicki-Marie PETRICK, « Unctio : la peinture comme sacrement dans la Pietà de Giovanni Bellini à la Pinacothèque Vaticane », Images Re-vues, 9, 2012 [en ligne] https://journals.openedition.org/imagesrevues/1899. Consulté le 28/07/19. 55. Daniel RUSSO, « Saint François, les franciscains et les représentations du Christ sur la croix en Ombrie au XIIIe siècle : recherches sur la formation d’une image et sur une sensibilité esthétique au Moyen Age », Mélanges de l’École française de Rome – Moyen Âge, 96, 1984, p. 647-717. 56. Thomas GOLSENNE, p. 204. 57. Dans ces mêmes années 1489-90, Léonard présente une torsion du corps de la cortigiana maîtresse qui se laisse surprendre en un début de mouvement amoureux. Daniel ARASSE, Léonard de Vinci : le rythme du monde, Paris, Hazan, 1997, p. 397. 58. Voir note 38. 59. Michael BAXANDALL, p. 120-126. 60. Olivia POWELL, The Choreographic Imagination in Renaissance Art, thèse doctorale, Columbia University, 2012 ; Sharon FERMOR, « On the Question of Pictorial 'Evidence' for Fifteenth-Century Dance Technique », Dance Research: The Journal of the Society for Dance Research, Vol. 5, No. 2(Autumn, 1987), p. 18-32 ; Jennifer NEVILE, The Eloquent Body : Dance and Humanist Culture in Fifteenth Century Italy, Indianapolis, Indiana University Press, 2004 61. Pour Thomas GOLSENNE, les théories d’Alberti vont « dans un sens divergent de l’esthétique crivellesque ; parfois dans le même sens », p. 55. 62. Olivia POWELL, p. 8-16. 63. Ibid., p. 25, Powell cite Guglielmo EBREO, De practica sue arte tripudii, trans. Barbara Sparti (Oxford: Clarendon Press, 1993), p. 96-97. 64. On peut se référer par exemple à la Madeleine de la Crucifixion de Cimabue dans l’Église supérieure d’Assise. Voir chapitre III de ma thèse à paraître, Le Corps de la Madeleine, 65. Michael BAXANDALL, p. 196, cité ici d’après la traduction d’André Chastel dans Léonard de Vinci, Traité de la Peinture, textes réunis, traduits et annotés par André Chastel, Paris, Hermann, 1964, 2004, p. 140. 66. Olivia POWELL, p. 134-135. 67. Sharon FERMOR, p. 25. 68. Je remercie Thomas Golsenne pour cette observation. Par ailleurs, un cycle trecentesque de la Vie de Marie-Madeleine aux murs de sa chapelle au Bargello contraste notre sainte avec Salomé, presque comme des exemples du bon et mauvais usage du corps féminin, voir chapitre VI de ma thèse à paraître, Le Corps de la Madeleine.

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69. Cité dans Olivia POWELL, p. 144 et n. 51 70. Jennifer NEVILE, p. 98. 71. Et je suggérerais que ces boucles parfaites et l’épilation du front et des sourcils sont autant de signes d’un corps bien discipliné. 72. Michael BAXANDALL, p. 95. 73. Ronald LIGHTBOWN, p. 573. 74. H. Colin SLIM, « Mary Magdalene, Musician and Dancer, » in Early Music, October, 1980, p. 460-473. 75. Ibid., p. 461-462. 76. Sharon FERMOR, p. 2. 77. Katherine L. JANSEN, The Making, p. 159. 78. The Courtesan's Arts: Cross-Cultural Perspectives, ed. Martha FELDMAN et Bonnie GORDON, Oxford, Oxford University Press, 2006. 79. « Hoc est unguentum quo David tribus vicibus mystice est inunctus: primo in Bethlehem in domo patris sui, I Regum 16, 13; secundo in Hebron super Iudam, II Regum 2, 4; tertio super omnes tribus, iterum in Hebron, II Reg. cap. 5, 3. Quid David, qui 'manus fortis' interpretatur, convenientius significare potest quam fortem spiritum Magdalenae, qui quidem unguento ferventis poenitentiae tripliciter inunctus fuit? : « Secundum fuit ungentum strenuitatis et iustitie quo unctus est David : manufortis et pulchro aspectu, de quo dicitur in psalmo : Inveni David servum meum etc [Ps. 89, 21]. Hoc ungentum conficitur ex oleo et balsamo. Oleum lucet et balsamum redolet, quia ex operibus iustitie procedit lucida conscientia et odorifera fama, ut provideamus bona, non solum coram Deo sed etiam coram omnibus hominibus », UBERTINO DA CASALE, Arbor, p. 273. 80. Cette étymologie remonte à Jérôme : Dominique IOGNA-PRAT, p. 44-49. 81. Jennifer NEVILE, The Eloquent Body, p. 65. 82. Ibid., p. 24. 83. La première trace écrite de son titre de « equus » date de 1490, justement : Thomas GOLSENNE, p. 35. 84. Jennifer NEVILE montre des jeune filles de l’élite entamant un apprentissage en danse de cour dès sept et dix ans, en 1460, p. 24. 85. Ibid. p. 45, 57. 86. Ibid., p. 92-93. 87. Ibid., p. 43. 88. Thomas GOLSENNE, p. 105. 89. Jennifer NEVILE, p. 40. 90. Ibid., p. 37. 91. Ibid., p. 19, 22 et 53. 92. G. DIDI-HUBERMAN Fra Angelico : Dissemblance et figuration, Paris, Flammarian (Champs), 1990, 1995 . La dilectio professionis de la sainte est décrite comme telle dans le Sermo du pseudo-Odon de Cluny, voir Dominique IOGNA-PRAT, p. 46. 93. Andreas PRATER, « Mantegnas Cristo in Scurto », Zeitschrift für Kunstgeschichte, 48, 1985, p. 285-292 ; Gioia MORI, « Quarto fuit sanguinisa deitate : la disputa di S. Giacomo della Marca nel Polittico di Massa Fermana di Carlo Crivelli », Storia dell’arte, 47, 1983, p. 17-27 ; Georges DIDI- HUBERMAN, Fra Angelico, p.143. Thomas GOLSENNE aborde le marbre rouge de Crivelli dans ce contexte, p. 91-94. 94. Cet argument serait à nuancer avec les pages de Paul HILLS sur les sols des palazzi vénitiens, qui toutefois se faisaient eux aussi, oindre ! Venetian Colour : Marble, Mosaic, Painting and Glass 1250-1550, Yale University Press, 1999 p. 81. 95. Sharon FERMOR, p. 25 : « […] in which the dancer rises on to the toes on making a step and sinks gracefully down at the end. »

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96. Daniel ARASSE, « Giovanni Bellini et les limites de la mimesis : la Pietà de Brera », dans Künstlerische Austausch/Artistic Exchange, Akten des XXVIII Internationalen Kongresses für Kunstgeschichte, Berlin 15-20 Juli 1992, Berlin, Akademie Verlag, 1993, p. 503-509. 97. Jennifer NEVILE, p. 15-16. 98. Ibid., p. 28-31 et 53-55. Une danse, particulièrement appropriée pour notre sujet, était la Merçantia, qui mettait en scène un femme qui allait d’amant en amant. 99. Ibid., p. 53. 100. Michael BAXANDALL, p. 195-96. Les instructeurs de danse et les humanistes discutaient de l’art visuel et de l’art chorégraphique en termes parallèles : Jennifer NEVILE, p. 69-74. 101. Ibid., p. 53-54. 102. Ibid., p. 88. 103. Ibid., p. 37-38. 104. Voir chapitre IV de ma thèse, Le Corps de Marie-Madeleine, à paraître. 105. La tentative de cerner un regard exclusivement féminin n’est qu’émergent avec une nouvelle génération de cinéastes femmes. En 2018 seulement, le Film Society at Lincoln Center a présenté une collection de films qui tente d’explorer le concept, nommé précisément The Female Gaze. Ce regard est en devenir, se conjugue au présent et au futur. 106. Des études se préparent de cette chercheuse depuis sa thèse récente et sa maîtrise en amont qui se penchait sur le « voir genré » voir Victoria EHRLICH, Perception and Presentation: Mythological Imagery and the Female Gaze in Italian Renaissance Art, mémoire de Master, University of Texas, Arlington, 2007. 107. Adrian W. B. RANDOLPH, « Gendering the Period Eye : Deschi da parto and Renaissance Visual Cuture », Art History, vol. 27, n°4, Septembre, 2004, p. 538-562 : « My aim is not only to explore the largely terra incognita of women’s visual culture, but also to inquire as to how visuality was structured by gender, among other things », p. 542. 108. Adrian W. B. RANDOLPH : « I am not at all certain that one can recuperate the ‘cognitive styles’ of the men who produced and purchased these trays or those of the women who originally used them », p. 558. 109. Le Zardino de Oration, nous dit-il, a été écrit au milieu du siècle précisément pour des jeunes filles, Michael BAXANDALL, p. 73. 110. Pour ne prendre qu’un exemple les Méditations sur la Vie du Christ, long attribuées à Bonaventure, étaient écrites pour une lectrice. 111. Olivia POWELL, p 131. n. 14 et Patricia EMISON, p. 430. 112. Baldassare CASTIGLIONE, Le livre du courtisan [1528], trad. A. Pons d’après la version de G. Chappuis, Paris, GF-Flammarion, 1991, livre III. 113. Thomas GOLSENNE, p. 142. 114. Christiane KLAPISCH-ZUBER, « Les saintes poupées: jeu et dévotion dans la Florence du Quattrocento», in J.-C. Margolin et Phillippe. Ariès (éd.), Les jeux à la Renaissance, Actes du XXIIIe colloque international d’études humanistes (Tours, juillet 1980), Paris, 1983, p. 65-79. 115. Ibid., p. 66. 116. Ibid. 117. Ibid. 118. Ibid. 119. Ibid., p. 68. 120. Christiane KLAPISCH-ZUBER, p. 67. 121. Dans le monde méditerranéen plus large, de Venise en Catalogne, les femmes de l’élite rechangent des statuettes de la Vierge, et s’occupent de sa toilette ; voir Marlène ALBERT-LLORCA, « La Vierge mise à nu par ses chambrières », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 2 | 1995, mis en ligne le 01 janvier 2005, consulté le 27 septembre 2019. URL : http:// journals.openedition.org/clio/494 ; DOI : 10.4000/clio.494

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122. Ibid., p. 16. 123. Annick DELFOSSE, « Vêtir la Vierge : une grammaire identitaire », Quand l’habit faisait le moine. Une histoire du vêtement civil et religieux en Luxembourg et au-delà, éd.Olivier Donneau, Bastogne, Musée en Piconrue, 2004, p. 199-208 (p. 205). 124. Richard TREXLER, Public Life in Renaissance Florence , Ithaca, Cornelle University press, 1980, 1991 p. 361. 125. BONAVENTURE, Lignum Vitae, éd. Jacques Guy Bougerol, Paris, Éditions franciscaines, 1996, p. 62-64, dans un discours adressé à la Vierge : « aspice illam dilecti Filii tui sacratissimam vestem de castissimis membris tuis Spiriti Sancti artificiositate contextam et una cum ipso confugientibus nobilis ad te veniamm postula ». 126. PAUL, Épitre aux Éphésiens, 4,22-24 dit : « On vous a enseigné à vous débarrasser du vieil homme qui correspond à votre ancienne manière de vivre et se détruit sous l’effet de ses désirs trompeurs, à vous laisser renouveler par l'Esprit dans votre intelligence et à vous revêtir de l'homme nouveau, créé selon Dieu dans la justice et la sainteté que produit la vérité. » (« deponere vos secundum pristinam conversationem veterem hominem, qui corrumpitur secundum desideria erroris. Renovamini autem spiritu mentis vestrae, et induite novum hominem, qui secundum Deum creatus est in justitia, et sanctitate veritatis »). et Épitre aux Colossiens 3,9-11 : « vous étant dépouillés du vieil homme et de ses oeuvres,et ayant revêtu l'homme nouveau, qui se renouvelle, dans la connaissance, selon l'image de celui qui l'a créé »(« expoliantes vos veterem hominem cum actibus suis et induentes novum eum, qui renovatur in agnitionem secundum imaginem ejus qui creavit illum »). 127. Pour ne prendre qu’un exemple, encore de BONAVENTURE, le corps du Christ crucifié est si sanguinolent « qu’il apparut drapé de rouge et vêtu comme un fouleur au pressoir […] sa tunique teinte dans le sang […] semblable à la chair du péché (Lignum Vitae, p. 62-63 : « quatenus vere rubrum appareret indumentum ipsius, et vestimenta eius quasi calcantium in torculari. Et sic, vero Ioseph in veterem dimisso cisternam, tunica ipsius intincta sanguine hoedi, propter similitudinem scilicet carnis peccati […] Hoc est enim Domine vestimentum quod in man meretricis Aegyptiae, synagoga videlicet, innocens Puer tuus sponte dimisit »). Pour plus sur l’anthropologie corps-étoffe voir Alain BOUREAU, De vagues individus La condition humaine dans la pensée scolastique, Paris, Les Belles Lettres, 2008. 128. B. CASTIGLIONE, livre III, VIII, p. 239-40. 129. Pour l’association entre Marie Madeleine et la vanité voir les pages de Katherine LUDWIG JANSEN, p. 145-167. 130. Elisa TOSI BRANDI « Fashion,Art,History and Society in Portraits of Women by Piero del Pollaiuolo » in Antonio et Piero Pollaiolo : nel argento et nel oro, in pittura et nel bronzo... Milan, , 2014, p. 103-117. 131. « […] e come si maritò gli tagliò una cotta di zetani chermisi ; e così la roba di quello medesimo : ed è ‘l più bel drappo qui sia in Firenze ; che se lo fece in bottega. E fassi una grillanda di penne con perle, che viene fiorini ottanta ; l’acconciatura di sott, e’ sono duo trecce di perle, che viene fiorini sessanta o più : che quandro andrà fuori arà in dosso più che fiorini quattrocento. E ordina di fare un velluto chermisi, perfarlo colle maniche grandi, foderato di martore, quando n’andrà a marito : e fa una cioppa rosata, ricamata di perle » (Alessandra MACINGHI NEGLI STROZZI, Lettere di una gentildonna fiorentina del secolo XVai figliuoli esuli, Florence, Sansoni, 1877, p. 5-6. 132. Christiane KLAPISCH-ZUBER explore cet investissement financier dans le vêtement, dans « Le complexe de Griselda » voir note 18. 133. Carole COLLIER FRICK, « Gendered Space in Renaissance Florence: Theorizing Public and Private in the “Rag Trade”, » Fashion Theory, 9:2, 2005, p. 125-145. 134. Adrian Randolph nuance pourtant cette idée en analysant un regard féminin dans une autre œuvre de Crivelli, Adrian W. B. RANDOLPH, « Les seuils de l’expérience. L’Annonciation de Crivelli et le genre de la peinture », Perspective [En ligne], 4 | 2007, Publié le 31 mars 2018, consulté le 26

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septembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/perspective/3572 ; DOI : 10.4000/ perspective.3572 135. Olivia POWELL, p. 63. 136. Sharon FERMOR, « On the Question of Pictorial 'Evidence' for Fifteenth-Century Dance Technique », Dance Research: The Journal of the Society for Dance Research, Vol. 5, No. 2 (Autumn, 1987), p. 18-32. 137. Caterina LAWLESS « Sensing the Image : Gender, Piety, and Images in Late Medieval Tuscany, Open Arts Journal, Issue 4, Winter, 2014-2015, p. 61-74, approfondit la notion de cinq sens et particulièrement la tactilité dans l’expérience de l’image médiévale pour la femme. 138. La grande pionnière de ces études est Caroline WALKER BYNUM, Jeûnes et festins sacrés : les femmes et la nourriture dans la spiritualité médiévale, tr. Claire Forestier-Pergnier, et. al., Paris, Cerf, 1994 ; Fragmentation and Redemption. Essays on Gender and the Human Body in Medieval Religion, édition révisée, New York / Cambridge, Mass., Zone Books, 1992. 139. Adrian W. B. RANDOLPH, « Deschi », p. 552. 140. Patricia EMISON, « Grazia », Renaissance Studies · Volume 5, Issue 4 , 1991, p. 430. Pour plus sur ce point, voir Simona BRAMBILLA, « Ritratti femminili nelle lettere di Alessandra Macinghi Strozzi », Arzanà [En ligne], 20 | 2019, mis en ligne le 23 juillet 2019, consulté le 26 septembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/arzana/1240 ; DOI : 10.4000/arzana.1240 141. Rona GOFFEN, Titian’s Women, Yale University Press, New Haven, Londres, 1997, p. 152-159 142. Adrian W. B. RANDOLPH « Deschi... », p. 553-554. 143. Vasari parle de la Madeleine dans l’Extase de Sainte Cécile, autre œuvre d’une commande féminine, de sa pose en tant que « leggiadrissim[a] », lorsque le thème de la musique domine la figure centrale. Giorgio VASARI, « Vie de Raphaël d’Urbin, peintre et architecte », dans Vie des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, éd. et trad. dirigée par André Chastel, Paris, Berger- Levrault, 1981-1987, t. 5, p. 211. 144. Dans son Traité de la Peinture, cité et traduit par Daniel ARASSE, Léonard de Vinci, Paris, Hazan, 1997, p. 465. 145. Ibid., Leonard de Vinci, p. 465.

RÉSUMÉS

Les deux Marie-Madeleine peintes par Carlo Crivelli pour les franciscains à la fin du XVe siècle, conservées aujourd’hui à Montefiore dell’Aso et à Amsterdam, font partie des œuvres les plus connues du peintre vénéto-marchisan. Leurs grâces maniérées, leur mise élégante et élaborée, et leur regard en coin intriguent le spectateur qui pourrait s’attendre à une mise en scène différente d’une prostituée pénitente. Cet article montre comment ces choix sont reliés significativement aux traditions dévotionnelles et artistiques de Venise et des Marches, spécifiquement dans un contexte franciscain, mais aussi comment ils véhiculent notamment des idées sur Marie-Madeleine propres à la période, vue moins comme une pénitente que comme une sainte séductrice. J’examine pendant la discussion la façon dont le parfum de la Madeleine est dépeint, et je porte une attention particulière à la possibilité de peindre la danse dans la Madeleine d’Amsterdam, tout en explorant la notion du regard genré.

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The two Mary Magdalens that Carlo Crivelli painted for the Franciscans in the latter 15th C, now at Montefiore del'Aso and Amsterdam, are some of the most popular works of the Veneto- Marchesan painter. Their mannered graces, elegant and elaborate array, and sidelong glances intrigue the viewer who might expect a different appearance from a penitent prostitute. This paper examines how these choices are meaningful within the artistic and devotional traditions of Venice and the Marches, specifically within a Franciscan context, but also how they bear specifically on the period notions of Mary Magdalen, less as penitent than as a sort of sainted seductress. In the course of my argument, I examine how the perfume of the the Magdalen is pictured, with special attention to the possibility of picturing danse with regard to the Rijksmuseum image, while exploring the notion of the gendered gaze.

INDEX

Keywords : Franciscan art, venetian art, marchisan art, danse, perfume, gendered gaze, Carlo Crivelli, Mary Magdelen, courtesan, dressing, holy dolls Mots-clés : art franciscain, art vénitien, art marchisan danse, parfum, regard genré, Carlo Crivelli, Marie Madeleine, courtisane, habillement, poupées saintes, tactilité

AUTEUR

VICKI-MARIE PETRICK Vicki-Marie Petrick a soutenu sa thèse, Le Corps de Marie-Madeleine et ses représentations en Italie du Duecento à Titien, à l’EHESS en 2012 – commencée sous Daniel Arasse et finie sous Sylvain Piron- avec mention honorable et félicitations du jury. Elle continue ses recherches dans ce domaine, s’intéressant particulièrement sur l’art franciscain, l’art vénitien, l’alchimie, et le genre, et le matière de la peinture, et les sibylles, entre autre. Elle enseigne l’histoire de l’art à Schiller International University.

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