« Le voyageur, le blessé et l’homme au cœur de pierre » Croquis de Micah Tremblay E st-il prison plus grande que celle de la souffrance? Est-il peine plus lourde pour enchaîner?

Croire que toute épreuve a un sens Découvrir à travers sa nouvelle réalité Les « autrement » remplis d’espoir Qui permettront d’avancer Témoigner pour mieux comprendre Recevoir parce qu’on a donné Assaisonner de pardon le passé Voilà des clés…

Que le message de ce livre Touche par la force de sa confidence Par ce désir franc de prévenir D’aider ou de soulager De rassembler dans la fraternité

Lise Thibault Lieutenant-gouverneur du Québec Micah AUTRES LIVRES PUBLIÉS AUX ÉDITIONS JASPE Claude Tremblay

Les ruisseaux de Silo Vol. 1 Les ruisseaux de Silo Vol. 2 Le pouvoir subtil de l’abus spirituel Fenêtres de l’âme Dix médecins du Québec nous parlent de Dieu La folie des richesses au seuil de l’apocalypse La réforme apostolique Le voyageur Micah Les petits groupes d’entraide La souffrance d’un père face au suicide de son fils

ÉDITIONS JASPE À mes filles, que j’aime passionnément

Annie Émilie Rébecca

Copyright © 2001 Les Éditions Jaspe C.P. 801 Magog, Québec J1X 5C6

Saisie du texte: Carmelle Côté, Mélanie Leduc

Révision : Réal Beaudoin, Sylvie Boisvert, Élise Bonnette, Hortence Fauteux, Dominique Fournier, Anne-Marie Gauthier, Pierre LaRochelle, Solange Tremblay

Mise en page: Carmelle Côté

Graphisme: Christine Lapointe, Richard Ouellette

Photographie de l’auteur: Jacques Courtemanche

Photographies de la Foule illuminée: Pierre Langlois

Dépôt légal: Bibliothèque Nationale du Québec 2001 Dépôt légal: Bibliothèque Nationale du Canada 2001

ISBN 2 – 9805638 – 8 – 9

Imprimé au Canada (7ème édition) AVANT-PROPOS Merci à Jacques Noël, ton amitié est si précieuse. Merci à Evans et Donna pour votre hospitalité pendant La perte d’un être cher est une épreuve difficile à la rédaction du livre. Je voulais voir la mer… traverser. Le départ prématuré de mon fils a laissé en moi une cicatrice qui ne guérira jamais complètement. Toute - Merci aux directeurs et aux enseignants des écoles qui fois, même en de pareilles circonstances, il est réconfortant ont participé au projet de souscription. de constater combien l’amour des gens qui nous entourent Merci aux Éditions La Clairière pour votre aide et votre peut transformer le désert le plus aride en un magnifique patience. jardin fruitier. C’est cet amour qui m’a donné le courage d’écrire ce livre. J’espère qu’il deviendra pour plusieurs Je veux aussi souligner le bon travail de Jacques une oasis où ils pourront reprendre des forces. Charat-Boutique pour la distribution de mes livres en Je désire sincèrement remercier tous ceux et celles qui Europe. C’est un plaisir de travailler avec toi. m’ont encouragé et soutenu durant toutes les étapes de ce projet littéraire, et bien au-delà. Enfin, je veux remercier particulièrement tous ceux et celles qui ont contribué financièrement à la réalisation de ce projet pour la prévention du suicide. Il va sans Mon épouse Johanne, qui a un cœur grand comme le dire que sans votre générosité, la publication de ce livre monde. n’aurait pas été possible.

Ma mère, mon frère et mes sœurs, qui ont cru en moi. Albertine Tremblay Église Nouvelle Vie Toute l’équipe qui travaille avec Jaspe: merci pour Gilles Fontaine de Longueill votre aide, vos conseils, votre oreille attentive… Jessie Hovsepian Lamifidel disponibles en tout temps. Joseph Hovsepian Les produits VIP Louis Plante Le petit groupe de partage du mardi soir: vous êtes pour moi comme des frères et des sœurs. Mélanie Leduc Solange Tremblay Merci aux dix médecins auteurs du précédent ouvrage. Votre gentillesse m’a été d’un grand réconfort tout au long du parcours.

Un merci spécial au Dr Luc Chaussé et à Lise. Je n’ou- blierai jamais ce que vous avez fait pour moi.

Je remercie mon amie auteure, Dominique Fournier, qui fut là dès le début de cette aventure.

12 13 Sommaire

Avant-propos \ 12 … brain storm \ 16 Introduction \ 18

LE BLESSÉ Adieu Micah! \ 23

LE VOYAGEUR Trois petites perles \ 41 Souvenirs de la Louisiane \ 53 Grand-Pré \ 65 Beausoleil-Broussard \ 75 À l’aide! \ 89 Quand la digue se brise \ 95 Le temps des cathédrales \ 107

L’HOMME AU CŒUR DE PIERRE Quatre parents \ 121 La petite mangeoire \ 133 Un chant dans la nuit \ 141 Le Titanic \ 167 Baxter’s Harbour \ 187 La foule illuminée \ 199 Le Sauveur \ 213 Conclusion \ 221 Épilogue \ 223 Ressources \ 224 … brain storm les glissades dans la neige les avalanches à Hébertville ton beau sourire Brunette! ton regard doux tes résultats scolaires… toujours très bons tes mille petits bouquets de marguerites et de pissenlits mes manquements et mes parjures l’arôme du muguet au printemps mes injustices et tes blessures tes étreintes d’amour… les promesses sans futur… tes petits bras autour de mon cou mes maladresses… les acrobaties dans le salon les coups durs… les livres de Petzi le Rocher Percé Mario Bros les voyages en Louisiane tes jouets qui traînent dans l’escalier le ski nautique au Lac-St-Jean les « Bonne fête papa » les bonnes tartes de grand-maman tes drôles de caricatures tes petits souliers près des miens dans l’entrée… tes dessins sur le frigo … tes grands souliers près des miens tes dessins sur les murs les marionnettes, Pédro et cie tes dessins affichés sur la porte de notre chambre les beignets de grand-papa Broussard … tes dessins gravés dans mon cœur tes articles d’écolier ta première bicyclette notre collection de cailloux tes petites prières avant d’aller au lit le bruit du « skate board » sur l’asphalte noir les crêpes de « l’Amiral » les chicanes à l’école les bols de céréales les petites agates à Campbelton ton sac d’école laissé sur le balcon la pêche au maquereau au Nouveau-Brunswick les cerfs-volants… la pêche à la truite à Amqui ta brosse à dents … je me souviens de ta première truite la maison dans l’arbre à Repentigny … je me souviens de ta petite main dans la mienne le patinage sur l’anneau de glace … je me souviens de la petite mangeoire à oiseaux que tu tes blondes qui téléphonent à la maison avais fabriquée pour moi les taquineries de tes sœurs … je me souviens de ton regard naïf et vrai la beauté de ton cœur … je me souviens… les guimauves et les feux de camp… … tu me manques Micah ha! les feux de camp! … tu me manques beaucoup… le jeu de « toc » … tu me manques beaucoup… le jeu du requin dans la piscine

16 17 INTRODUCTION je n’ai pas amorcé ce projet, c’est plutôt lui qui, en quelque sorte, est venu à moi. Il m’attendait lorsque, peu de temps après le décès de Micah est parti! Mon beau Micah n’est plus ici! Il est Micah, mes yeux se posèrent sur cette gravure au crayon de parti! Il s’est envolé! Il est parti pour toujours! Et sa pré - plomb qui se trouvait parmi plusieurs autres dessins entassés sence… personne ne peut la remplacer! dans une chemise en papier. Sans que je le veuille, mon cœur Son départ a creusé une fosse énorme dans la terre aride se resserra et je ne pus me détacher de ces trois personnages de mon cœur. Une fosse grande comme la mer, profonde imaginaires qui semblaient si bien me connaître. comme l’abîme! Un trou noir! Comme un cratère… Désormais, leurs spectres ne me quitteraient plus. Je Et me voilà, seul, au fond de mon cratère! Comme un devais les affronter, que cela me plaise ou non. La vérité artiste angoissé devant sa toile. La tempête fait rage, les exprimée par le dessin de Micah me frappa de plein fouet. Je nuages noirs déferlent à un rythme fou. Mon pinceau court savais qu’un dialogue pénible mais nécessaire venait de pren- maladroitement sur la palette puis sur le canevas. Le vent dre place entre ces trois hommes et moi. Un dialogue qui, je souffle en rafales. L’horizon se couvre… ma palette s’as- l’avoue, s’est avéré salutaire. sombrit! Une ombre de lumière, venant de nulle part, agonise. Il n’est pas facile pour un père de faire face à la souf- Mon chevalet se brise… j’abandonne! Je m’étends de tout france de son fils puis à sa propre souffrance. Et il est sans mon long sur le sol, la face dans la poussière. doute encore plus difficile de l’exprimer devant tous, haut et La terre est encore chaude mais elle tremble. Je me fort. Mais je le ferai pour Micah et pour moi en espérant que résigne! Je n’y peux rien! La pluie commence à tomber, l’émotion que mon fils a voulu communiquer par son dessin comme de la grêle. Elle me gifle en plein visage. Je reste porte son fruit dans ma propre vie comme dans la vie d’autres silencieux jusqu’à ce que sa colère passe. Jusqu’à ce qu’un pères et de leurs fils qui, je le souhaite de tout mon cœur, rayon du soleil gagne la bataille et perce d’un jet l’épaisse n’auront jamais à traverser cette épreuve qui fut la nôtre. Je cuirasse de ma douleur. pense aussi aux mamans, aux frères, aux sœurs, aux amis Je ne suis ni peintre ni artiste, mais le destin a dressé devant moi un chevalet et une toile. Bien que je me sente ainsi qu’aux membres des familles éprouvées par un deuil. impuissant à y faire face, je suis incapable de m’en détourner. Puisse ce récit vous aider à traverser les pentes abruptes de la Avant de partir, Micah m’a laissé une image, un croquis. tristesse et laisser sur son passage un baume de guérison. Une œuvre que je ne peux cacher sous des piles de souvenirs. mn C’est un message qu’il m’a transmis… un message difficile à pénétrer à cause de sa franchise. Ce croquis de Micah m’interpelle, me trouble. De sa tablette à dessins, cette gravure au crayon de Un blessé, jeune, épuisé et souffrant, affrontant les affres plomb ouvre une fenêtre sur son âme. Une âme d’artiste. Une de la mort. Un blessé… mon fils? âme blessée et angoissée. Un homme fort et musclé, un voyageur qui porte sur son Ce croquis, ce cri du cœur est devenu pour moi une dos le malheureux en délire, cherchant un asile, du secours. œuvre sacrée. Elle m’émeut infiniment. Je ne peux la Un personnage chétif, insensible, autoritaire, morbide, regarder qu’avec révérence et respect. assis dans le sable, pétrifié dans son indifférence. Cet homme J’ai longtemps hésité avant de saisir la plume et d’écrire au cœur de pierre, Micah l’avait sans doute dessiné en un livre ayant comme thème la mort de mon fils. À vrai dire, pensant à moi.

18 19 Le blessé ADIEU MICAH !

Ni dieu, ni homme… les monts trop hauts, les routes trop longues l’horizon plutôt sombre… LE JOUR DE MA NAISSANCE, ce fut la fête. Préparée depuis je sombre neuf mois… tout était beau. À l’étroit, dans ma petite cabane, le ciel en noir et gris cajolé, bercé par l’amour de mes parents qui sont impatients mon CD égratigné de me voir, de m’embrasser et de me donner la plus grande de Kurt Cobain au Nirvana, richesse au monde… un foyer heureux. la douleur m’arrache le cœur En ouvrant la porte j’ai vu la lumière et j’ai crié de joie, les sables mouvants du silence j’ai crié à la vie… et des mains froides m’ont arraché des bras je danse avec les anges de ma mère pendant qu’on lui injectait une dose de narco- « Riding on the storm »… tique… et le silence est venu. j’ai mal à la tête Heureusement, tout fut vite oublié… je prie que tout s’arrête… Mes parents comprenaient tous mes cris: le cri de la faim, je ne suis pas exaucé, de la joie, le cri de la peur, le cri de la douleur. Le silence me semblait alors très doux. Bien au chaud, la tête blottie entre les la pente est glissante, seins de maman, j’entendais battre son cœur. Et, comme un je crie, je hurle, bruit qui chatouille, comme une mélodie déjà entendue, le prisonnier dans ma bulle murmure de sa voix me berce: « Ce soir, j’ai l’âme à la ten- de la société, dresse. » je marche à côté de mes souliers Il y a beaucoup d’amour chez nous, beaucoup de fêtes, je me laisse aller beaucoup de joie, beaucoup de jouets, beaucoup de bonbons, je me laisse aller… des poissons tropicaux, un chien et une petite souris blanche. Je crie, je ris, je chante, je danse. Le silence est mon ami. Il vient parfois caresser ma joue, passer sa main dans mes cheveux lorsque je m’occupe à co - lorier ou à regarder des livres d’images. Il vient près de moi l’été, lorsque je me couche dans l’herbe haute pour regarder

23 voyager les gros nuages blancs en route vers le pays des rêves. vent, libre comme l’air. C’est une belle journée. Le soleil Il s’amuse avec moi. orangé, chaud, caresse la mer bleutée. C’est un beau voilier Parfois, il souffle sur les feuilles des arbres, il fait frisson- que j’ai fait là! J’aime les voiliers. J’aime les regarder dans les ner la rivière et il transporte même dans le creux de sa main livres d’images. Comme les beaux voiliers que peignait l’arôme des fraises des champs, des fleurs sauvages et des Vincent Van Gogh. arbres de la forêt. J’aime Vincent. Lui et moi, on se comprend. Et les années ont passé, et je crois qu’avec le temps, le Un jour, il a peint quatre petites barques accostées sur la silence a changé. Mes parents aussi ont changé, notre maison plage. Elles attendent sur le sable blanc en se racontant les a changé. Nos cris de joie sont devenus des cris de guerre et unes aux autres leurs rêveries, leurs aventures en mer. L’une j’ai peur d’être blessé. J’ai confié mes peines à mon ami le d’elles porte un nom: Amitié. Elles attendent impatiemment silence mais trop souvent, il a vendu la mèche, il m’a trahi. Je que le matelot vienne les haler jusqu’à l’eau salée pour y me suis alors réfugié dans mais le silence m’a retrouver leurs compagnes qui s’y baignent déjà, les voiles suivi. Il s’est enfermé avec moi… et je suis demeuré seul. bien gonflées. Ma chambre est devenue ma forteresse. Des couleurs Que j’aurais aimé connaître Vincent! Devenir son ami, plus sombres tapissent les murs. Mes rêves d’enfant s’éva- son élève! Voir la vie avec les mêmes yeux que lui et l’expri - nouissent, ma souris blanche a vieilli… elle tourne en rond mer avec la même passion! J’aurais aimé, comme lui, voyager, dans sa cage. Je ne crie plus, je rage. Plus de décalage… je découvrir le monde et revenir vers mes amis pour leur racon- cherche d’autres langages. Branché sur mon CD de métal, ter mes aventures, mes trouvailles! j’apprends à parler le « trash », le « death »… Mon âme Vincent confia un jour à son ami Bernard: « J’ai enfin vu pleure, elle cherche ailleurs, mon rêve, mon rêve… mon la Méditerranée, laquelle, il est probable, tu franchiras avant « r-a-v-e ». moi. Ai passé une semaine à Saintes-Maries, et pour y arriver Je suis comme une carpe muette qui descend au fond de ai traversé en diligence la Camargue avec des vignes, des l’abîme. Et plus je plonge, plus c’est noir. Tout se resserre landes, des terrains plats comme la Hollande. Là, à Saintes- autour de moi. Toutes les portes se ferment, tous les verrous Maries, il y avait des filles qui faisaient penser à Cimabue et se bloquent. Je suis comme un champ de mines. Même le à Giotto, minces, droites, un peu tristes et mystiques. Sur la silence ne m’approche plus. Rien à faire! Tous les esprits s’en- plage toute plate, sablonneuse, de petits bateaux verts, rouges, trechoquent. Je n’entends plus battre mon cœur… je meurs. bleus, tellement jolis comme forme et couleur qu’on pensait à Les amitiés se dissipent comme un fœtus déchiqueté que l’on des fleurs. » aspire sans en oublier un morceau. Que j’aurais aimé être là avec lui! Contempler la mer Ma blonde s’est trouvé un autre mec et moi, je reste seul, pour une première fois! Respirer le vent salé! Entendre les en silence… cris des oiseaux blancs! … libre comme l’air. Dis-moi, Vincent, ce que la mer t’a raconté. Et ces filles, elles te rendaient mélancolique, n’est-ce pas? Dis, Vincent, tu mn dessinais, toi aussi, quand tu étais triste, quand tu étais seul? Un jour, j’ai pris mon calepin et j’ai obéi à tout ce que Bien sûr que oui! Tu voyais dans les bateaux des petites fleurs mes doigts voulaient dessiner. Ce fut un voilier! Un beau que tu cueillais pour les mettre sur ta toile et les offrir aux soli- voilier! Le mât bien droit, il file à toute allure, incliné par le taires de tous les temps, pour qu’ils rêvent un peu.

24 25 mn remonter sans cesse sur le tremplin pour accomplir les plus extraordinaires pirouettes, mais à la seule condition qu’ils Je regarde ce beau voilier que Micah avait dessiné et il me réussissent à obtenir l’attention parfaite de l’un ou l’autre de fait rêver… aux jours heureux du passé. leurs parents ou même des deux. Pour eux, cet intérêt parental Dès son enfance, Micah avait manifesté les traits d’un semblait faire toute la différence. J’étais ravi à chaque fois de tempéra ment doux, affectueux et généreux. Il n’était pas d’hu - les féliciter. Je distinguais aisément la petite silhouette maigri- meur sombre mais plutôt enjoué, taquin. Pour lui, les autres chonne et brunâtre de Micah, tout tremblant, pendant qu’il étaient importants. Il n’était pas rare de le voir céder ses droits attendait en file derrière le tremplin. De temps à autre, je fai - pour garder l’harmonie dans un groupe ou pour faire plaisir à gnais de ne pas le remarquer simplement pour l’entendre crier quelqu’un. de tout ses poumons: « Papa! Regarde bien mon plongeon. » Ce qui comptait pour lui, c’était de vivre en paix, de réa - Aux jours chauds du printemps, nous aimions aller dans liser une multitude de projets et bien sûr, de s’amuser. Que ce les bois, à pied ou à bicyclette, pour observer les oiseaux ou soit en griffonnant sur sa tablette à dessins ou encore pendant simplement faire un pique-nique en famille. À quelques kilo- ses temps de loisirs, Micah avait le don d’inventer mille et un mètres de notre domicile se trouvait un lac où nous allions scénarios toujours plus abracadabrants les uns que les autres. souvent admirer les grands hérons et attraper des grenouilles Cette douceur de l’âme a parfois incité certains de ses dans le marécage. Et, après avoir mille fois retardé notre camarades à vouloir le dominer, mais Micah savait générale- départ sous prétexte que les jeux dans le parc des balançoires ment comment se tirer d’affaire. Il faut dire cependant qu’il y n’avaient pas assez duré, nous retournions lentement à la mai- eut des occasions où le mépris et les comportements injustes son au rythme des querelles de Micah et de ses sœurs quant à ou hautains à son égard le blessèrent profondément. savoir qui occuperait le meilleur siège dans la fourgonnette ou Son seuil de tolérance demeurait quand même assez élevé qui se chargerait de porter les jumelles à son cou. et il était généralement le premier à vouloir pardonner et re - À l’automne, c’est le plaisir de tous les enfants, au nouer les liens d’amitié de sorte qu’il y avait régulièrement un Québec, après la saison des pommes, d’accumuler d’énormes attroupement considérable d’enfants dans notre cour ou dans tas de feuilles multicolores et de passer des heures à se rouler le sous-sol de notre maison. et à se chamailler sur ce tapis épais et moelleux. Je me sou- À quelques pas de notre domicile, coulait une rivière où viens d’avoir été totalement englouti sous une montagne de nous allions souvent nous baigner pendant les chaudes jour - feuilles par huit petites mains laborieuses et enjouées. C’est nées d’été. Je me souviens avec délice de ces jours heureux, comme si je pouvais encore sentir cet arôme de feuilles des éclats de rire de Micah, de ses trois sœurs et de leurs amis. séchées et entendre la voix ricaneuse de Micah et des filles L’un de nos défis était de remonter le courant en nous tenant disant: « On engloutit papa sous les feuilles! » bras dessus, bras dessous. Nous éprouvions parfois des diffi- Je me souviens d’une autre occasion (Micah devait avoir cultés à ne pas perdre pied et nous laisser emporter par la force à l’époque sept ou huit ans) où nous avions acheté un cerf- des eaux ou le bouillonnement des rapides qui offraient une volant. Par une belle journée ensoleillée, nous nous étions certaine résistance. Rien toutefois de très dangereux! rendus dans un grand parc, aux abords du fleuve Saint- Pendant les longs mois d’hiver nous allions souvent à la Laurent et je lui avais appris comment manœuvrer cet oiseau piscine municipale et à chaque fois, c’était la fête. J’ignore si apprivoisé. À son grand émerveillement, il tenait solidement tous les enfants agissent ainsi mais, dans notre famille, ces la corde bien serrée entre ses petites mains, le regard fixé vers quatre petits bouts de personnes éprouvaient un plaisir fou à le ciel où s’agitait, bien haut, notre fragile « uniplane ». Tout

26 27 à coup, le vent se fâche pendant un instant et subitement, le fil se lassais jamais de marcher ainsi avec mes enfants et de jouir de rompt. Nous voilà tous silencieux, Micah, sa mère, les filles et ce simple plaisir que nous offrait l’océan. Je redevenais moi- moi, ne pouvant rien faire d’autre que regarder notre beau cerf- même un enfant et ces cailloux multicolores, ces coquillages, volant s’envoler en tourbillonnant très haut dans les nuages. ces petits fragments d’agate constituaient pour moi un réel Nous sommes retournés, tout tristes, à la maison! trésor. Le plus beau des trésors qu’aucune somme d’argent n’aurait jamais pu me procurer. mn Avec les années, j’ai égaré plusieurs de ces petites pierres Les trésors les plus précieux ne sont pas nécessairement précieuses… mais j’en ai aussi conservé un bon nombre. Je les plus coûteux. les ai placées dans un panier en osier que j’ai installé sur une La ville d’Amqui, où nous avons habité pendant plusieurs étagère dans mon bureau. Elles représentent pour moi un sou- années, n’était qu’à deux heures de l’océan. Pour notre fa - venir qui touche les cordes les plus sensibles de mon être. mille, une visite à la mer était synonyme de fête. Nous Mais à chaque fois que je vais seul à la mer et que je prends aimions courir à toute vitesse dans le sable puis dans les un petit caillou coloré dans le creux de ma main, il me semble vagues, au milieu de mille éclaboussures, qui s’élevaient comme qu’il y a quelque chose qui se brise dans mon cœur. de petits diamants scintillants dans les rayons du soleil. Nous aimions marcher pendant de longues heures sur la plage à la Plusieurs petits cailloux se sont égarés avec le temps et recherche de petits cailloux colorés destinés à enrichir notre plusieurs rêves se sont brisés dans ma vie et dans la vie de trésor familial. En effet, je ne me souviens pas que nous ayons mon fils. Comment en sommes-nous arrivés là? Je ne sais pas! une seule fois quitté la plage sans apporter avec nous une mul- Ou plutôt, je le sais mais je préférerais ne pas le savoir. Je titude de petites roches, des coquillages de toutes formes, et préférerais retourner en arrière et tout recommencer. Je vou- dans le fond des chaussures de chaque enfant, dans chaque drais que l’on me donne une autre chance. poche de leurs blue-jeans, une montagne de sable fin qui Je n’ai pas toujours tenu toutes mes promesses et Micah s’éparpillera, le soir venu, sur la céramique de la salle de bain a coupé les ponts. J’ai parfois été injuste dans mes exigences ou sur le tapis de leur chambre à coucher. et il a endurci son front. Sans le vouloir, j’ai trahi sa confiance Je savoure encore dans ma mémoire ces précieux et il m’a tourné le dos pour de bon. Il ne me reste que remords, moments. Micah, vif, agile, étant le plus âgé des quatre, s’é - lançait toujours devant ses sœurs pour avoir la priorité sur tous souvenirs et confusion. les cailloux de la plage. Il en remplissait très vite ses deux Il ne reste que blessures et souffrances sans pardon. Il ne poches, ses mains, et il courait aussitôt vers moi ou vers sa reste qu’à rêver aux beaux jours du passé. mère pour nous dévoiler ses trésors, les ranger soigneusement sur l’une de nos serviettes de plage, et retourner en courant à mn sa laborieuse prospection. Annie, de son côté, un peu plus Mais le blessé, dans le croquis de Micah, ne peut même jeune, réussissait parfois à le convaincre de la prendre comme partenaire dans sa chasse aux trésors. Pour ce qui est des plus plus rêver. Il n’en a plus la force. Ses yeux affolés, sortis de petites, Émilie et Rébecca, désireuses d’imiter les deux autres, leurs orbites, voient trouble. Même le bleu du ciel devient gris. elles ramassaient n’importe quel caillou ou vulgai re coquil- Il ne voit plus la beauté des petites barques, du sable doré et lage pour venir les ranger au quartier général, mais de grâce!, des flots turquoise de l’océan. Il n’entend pas le murmure des ailleurs qu’à l’endroit choisi par leur frère et Annie. Je ne me vagues qui viennent doucement bercer son âme. Il souffre. Sa

28 29 tête rasée, dénudée de sa beauté, n’arrive plus à contenir le flot mn de ses pensées incontrôlées et souvent incohérentes. Il avance péniblement dans ce désert sans nom. La plus Il arrive certainement que la Providence place sur notre route un signe, un indice qui peut nous aider à traverser les petite dune est devenue pour lui une montagne infranchis - déserts de notre vie. Il est vrai que nous ne le percevons pas sable. Le soleil, jadis un ami, le torture et le condamne. Son toujours aussi clairement mais, néanmoins, certains évènements gosier se dessèche. Il voudrait appeler à l’aide, mais il râle. Il sont placés sur notre parcours tels des panneaux indicateurs s’enfonce dans des sables mouvants… il n’arrivera pas à s’en qui servent à nous guider. sortir! Je travaille comme directeur d’une petite maison d’édi- Il a soif mais il n’a plus d’eau et au loin, il ne voit que des tion et l’une de mes tâches consiste à acquérir les droits de mirages, de vains espoirs. Qu’importe, il ne croit plus en rien! traduction de best-sellers américains afin de les publier en lan - Et je pense à la détresse de ce blessé agonisant, et je me gue française et de les distribuer dans les pays francophones. hais de ne pas avoir su comment venir en aide à mon propre Un jour, mon attention s’est portée sur un livre écrit par fils. Ken Gire: Windows of the Soul (Fenêtres de l’âme). Ce livre Je ne sais plus de quel côté me tourner, vers qui aller pour m’a attiré tout d’abord par la beauté de sa présentation: le me débarrasser de ma honte. Toute explication m’apparaît magnifique paysage qui orne sa couver ture, les caractères vaine et toute marque de compassion venant des autres est rouges au début de chaque chapitre et le style soigné de la futile car je sais que je ne les mérite pas. Je voudrais que l’u- mise en page. Cependant, ce qui m’incita à le lire, et plus tard nivers entier soit mon juge et me condamne afin que je purge à en faire la traduction, ce fut sa table des matières qui annon - la peine de ma faute pour être libéré de ce sentiment insup- çait un contenu portant sur la poésie et sur l’art. Gire nous portable. explique comment l’art a toujours été un élément essentiel Je n’ai pas su comprendre mon propre enfant. J’ai peine dans la société et comment certains artistes très talentueux ont à me tolérer moi-même, à me regarder dans un miroir, à été brimés et rejetés à cause de l’incompréhension des gens entendre prononcer mon nom. insensibles de leur époque. Il nous apprend à mieux com- Je voudrais me racheter mais Micah n’est plus là. Je le prendre l’âme des artistes et nous transporte dans l’intimité de cherche partout, je creuse au fond de mes souvenirs mais leur quotidien pour nous faire vivre leurs passions et leurs même mes pensées semblent me tromper, me trahir. J’ai me - épreuves. rais tellement pouvoir repartir à zéro et m’asseoir avec lui Ce livre a été pour moi un panneau indicateur sur ma pour l’écouter pendant des heures… mais il est parti! route. Il est venu me dire que d’autres artistes, comme Micah, Je ressens souvent le besoin de m’isoler, de retourner en souffraient du mal de vivre. Le départ prématuré de certains arrière pour mieux comprendre où j’ai failli. Je réalise que j’ai d’entre eux a aussi laissé des parents, des amis, des proches, échoué à discerner la sensibilité des sentiments de Micah, son dans le désarroi et l’incompréhension. côté artistique, et je sombre dans un énorme vide intérieur L’un de ces récits, celui du peintre Van Gogh, a marqué lorsque je constate à quel point j’ai été stupide. ma conscience à tout jamais. Les textes rapportés par l’auteur J’essaie alors de m’évader dans le sommeil mais je me ont ouvert pour moi une fenêtre sur la vie de cet artiste et j’y réveille souvent en sursaut, l’âme angoissée jusqu’à la mort. ai découvert un aspect de sa personnalité que je n’aurais Je voudrais pleurer mais même les larmes me fuient. Je jamais soupçonné. Après ma lecture, j’ai réagi exactement préférerais mourir moi aussi! comme l’avait fait Ken Gire quelques années aupara vant et je

30 31 me suis vite procuré les trois gros volumes contenant la repro- galeries. Les trop longues heures de travail brisaient leur dos. duction intégrale des centaines de lettres que Vincent avait « La plupart des ouvriers, décrit Van Gogh, sont maigres et adressées à ses amis et aux membres de sa famille au cours de pâles de fièvre; ils ont l’air fatigués, épuisés; ils sont tannés et sa vie, et j’y ai plongé à cœur ouvert. C’est comme si cette lec- vieillis avant l’âge. » ture brisait le silence sur le sujet tabou du suicide. Elle ouvrait Le 24 septembre 1880, il écrit à son frère Théo: « Les devant moi un dialogue sur un thème que j’aurais préféré ne charbonniers et les tisserands sont encore une race à part des jamais aborder auparavant. autres travailleurs et artisans, et je sens pour eux une grande J’ai appris à aimer Van Gogh et à apprécier l’incroyable sympathie. » beauté de son âme. Et malgré sa fin tragique, c’est lui qui m’a Vincent Van Gogh vécut parmi eux en partageant leur ouvert les yeux sur des réalités et des attitudes que j’ignorais pauvreté. Il descendit dans les mines pour être plus près d’eux, présentes dans ma propre vie. Et bien que je souhaiterais que respirant le même air vicié et poussiéreux. Il visitait leurs ni Vincent, ni Micah, ni personne au monde ne s’en aillent malades, bandait leurs plaies et priait avec eux. Et le diman- d’une manière aussi cruelle, je veux être capable de recevoir che, il prêchait en s’efforçant de leur communiquer quelque en héritage les trésors qu’ils ont voulu me donner. lumière, un rayon d’espoir, une étincelle d’encour agement J’ai découvert que très jeune, Van Gogh voulait « semer pour leur vie devenue aussi noire que le charbon. les paroles de la Bible » parmi les pauvres de la classe ouvriè - « Je me compterais heureux si un jour je pouvais les dessi - re. Pour s’y préparer, il s’asseyait chaque soir à son pupitre et ner, confia-t-il à Théo, en sorte que ces types encore inédits ou copiait page après page les paroles de la Bible tout en les presque inédits, fussent mis à jour. » traduisant en anglais, en allemand et en français. « Je les lisais Avant longtemps, c’est ce qu’il fit. à chaque jour, écrivit-il, mais j’aimerais les apprendre par Le poète Rainer Maria Rilke écrira plus tard que cette cœur et considérer la vie à la lumière de ces paroles. » À époque de la vie de Van Gogh fut le début de sa vie d’artiste. Londres, il alla dans les quartiers les plus démunis de la ville « Il devint donc ce qui est commun d’appeler un évangéliste, afin de prêcher aux plus pauvres d’entre les pauvres. Sentant s’établissant dans une contrée minière pour annoncer à ces que sa destinée était de suivre les traces de son père pasteur, il gens l’histoire des Évangiles. Pendant ses discours, il dessine étudia la théologie. Toutefois, le tempérament de Vincent, son aussi. Pour finalement, sans même s’en rendre compte, arrêter zèle et ses excentricités, le distancèrent des institutions reli - de parler et seulement des siner. » gieuses de son temps. L’un de ses compagnons d’étude souligna Son altruisme extrême, son zèle, sa volonté de s’opposer « il ne connaissait pas la signification du mot soumission ». aux règles établies dérangent les autorités pastorales et Van C’est peut-être pour cette raison que les dirigeants du collège Gogh est démis de ses fonctions. Rempli de colère et d’amer- où il étudiait lui assignèrent davantage une « permission » tume, il dut partir. qu’une « commission » quand vint le temps d’œuvrer en tant À l’âge de vingt-sept ans, il entame un autre épisode de qu’évangéliste laïque auprès des ouvriers des mines de char- son court séjour terrestre: il devient artiste. « Tu dois bien te bon d’une petite ville. pénétrer de ma façon de considérer l’art », écrivait-il à Théo Ces ouvriers vivaient dans des conditions infernales. Ils au début de ce nouvel épiso de. « Je veux faire des dessins qui suffoquaient dans la pénombre des entrailles de la terre, em - produisent de l’impression (…) Je ne vise pas à exprimer dans poisonnés par les vapeurs de méthane, menacés par les coups mes figures et dans mes paysages une espèce de mélancolie de grisou, l’eau souterraine et l’effondrement d’anciennes sentimentale, mais une douleur tragique (…) Enfin, je veux en

32 33 arriver à ce qu’on dise de mon œuvre: Cet homme sent inten- chambre par une nonne qui, une fois à l’intérieur, lui offre sément, cet homme est doué d’une sensibilité très délicate. » d’ouvrir sa fenêtre. Il acquiesce d’un signe de tête. Puis il jette Van Gogh affectionnait les ouvriers, les pauvres et parti - un regard dehors sur la campagne et sur les champs qui s’é- culièrement les opprimés. Il peignit une paysanne occupée à tendent à perte de vue, baignés dans la lumière du jour. Cet coudre, des femmes travaillant dans la tourbe et des fermières instant marque un point tournant dans sa vie. Il convertit sa prenant leur repas après une longue journée de labeur. Une petite chambre en studio et recommence à peindre. autre de ses toiles nous montre deux femmes à genoux en train Sa fenêtre donnait sur un jardin où poussaient des fleurs. de prier, un enfant sur les genoux de sa mère et une jeune fille Elles inspirèrent l’artiste à peindre sa première toile dans cet admirant un bébé dans son berceau. asile. Dans le coin inférieur droit du tableau il signa simple- « Dans un tableau, je voudrais dire quelque chose de con- ment « Vincent » et intitula son œuvre Les iris. Ce tableau solant comme une musique. Je voudrais peindre des hommes contribua à lui rendre la santé. ou des femmes avec ce je ne sais quoi d’éternel, dont autrefois Van Gogh demeura à l’asile et son état de santé s’amélio- le nimbe était le symbole. » ra pendant un temps. C’est au cours de cette même année qu’il Le tableau intitulé Au seuil de l’éternité illustre un homme termina son tableau La nuit étoilée. Dans cette œuvre, nous assis sur une chaise, le visage caché dans ses mains. « Voici ce découvrons la noirceur de la nuit dans l’âme de Vincent, mais que j’ai voulu dire dans ce dessin-ci, disait Van Gogh: l’émo- aussi les étoiles. « Cela remue la question éternelle: la vie tion inexprimable qu’exhale l’image d’un vieux bonhomme, est-elle tout entière visible pour nous, ou bien n’en connais- assis sans bouger au coin de l’âtre, fournit, à mon sens, une sons-nous avant la mort qu’un hémisphère? Moi je déclare ne des preuves les plus solides de l’existence … de Dieu et de pas en savoir quoi que ce soit, mais toujours la vue des étoiles l’éternité. Quelque chose de précieux et de noble qui ne me fait rêver, aussi simplement que me donnent à rêver les saurait être destiné aux vers. » points noirs représentant sur la carte géographique villes et Étrangement, nul ne semblait comprendre ce que cet villages. » artiste passionné essayait de dire. Il parlait un langage inaudi- Théo percevait encore cette lumière dans l’âme de Vin- ble. Au fil des années, le rejet, la solitude et la dépression cent, mais tous les autres n’y voyaient que ténèbres, et depuis auront raison de sa santé mentale. Sa santé spirituelle se dété - longtemps, ils ne se donnaient même plus la peine de regarder. riora également. L’érosion progressive de sa foi se reconnaît « Tel a un grand foyer dans son âme et personne ne vient dans les lettres qu’il écrivit pendant la décennie de sa carrière ja mais s’y chauffer, et les passants n’en aperçoivent qu’un d’artiste peintre. Nous y constatons que les références aux petit peu de fumée en haut par la cheminée, et puis s’en vont Écritures et à Dieu, de même que les réflexions de sa foi, leur chemin », écrit Van Gogh. s’éclipsent graduellement à mesure que progressent son an - Quelle triste vie que la sienne; cette riche sensibilité, ces goisse et son désespoir. Sa nuit s’assombrissait et sa confusion craintes, ces émotions partagées avec passion et tous ces gens s’amplifiait. qui gardent leurs distances, hochent la tête et qui s’éloignent. Le 8 mai 1889, Van Gogh, souffrant, fut admis à l’asile de Graduellement, la santé physique, mentale, émotionnelle et Saint-Rémy-de-Provence, situé à quelques kilomètres d’Arles, spirituelle de Van Gogh s’effondra. La noirceur, peu à peu, le en France. On l’installa dans une petite chambre à demi recouvrait. meublée. Il n’y avait plus désormais que Théo pour comprendre Dans le film finement détaillé, La vie passionnée de cette passion qui submergeait le cœur de Vincent, ce feu Vincent Van Gogh, on voit Vincent se faire accompagner à sa qui brûlait, brûlait et qui finalement le consuma. La dernière

34 35 étincelle enflammant la toile fut peinte en juillet 1890 et titrée Si seulement j’avais pu faire quelque chose pour empê - simplement Champ de blé aux corbeaux. Vincent confia à cher ce drame! Depuis combien de temps songeait-il vraiment Théo, à propos de cette œuvre: « Ce sont d’immenses éten- à s’enlever la vie? Pourquoi n’ai-je pas réussi à restaurer notre dues de blé sous un ciel troublé et je ne me suis pas gêné pour relation? Pourquoi n’avait-il pas accepté de me pardonner? chercher à exprimer de la tristesse, de la solitude extrême. » Sa colère l’empêchait-elle de percevoir la vérité dans mon re- C’est dans l’un de ces champs que Vincent s’enleva la gard? Pourquoi tant d’autres parents, tant d’autres frères et vie. La balle se logea près du cœur. La blessure ne fut pas sœurs, doivent-ils supporter cette terrible souffrance et vivre immédiatement fatale et on le porta à sa chambre en s’em- avec cette lourde tristesse dans leur âme? Quand ces drames pressant de faire venir un médecin. Son frère se rendit à son prendront-ils fin? chevet. Le lendemain du 29 juillet 1890, à une heure trente, pendant que Théo tenait Vincent dans ses bras, l’artiste pro - mn nonça ses derniers mots: Chaude nuit d’été. Vers six heures du matin, Micah est La tristesse durera. retrouvé à genoux dans une rue de la ville par les policiers. Il mn est complètement désorienté, tient un langage incompréhensi- ble et semble avoir des hallucinations en pointant du doigt le La nuit dernière, je n’ai pas très bien dormi. Mon som- trottoir et l’asphalte. Il n’est pas agressif. Il est transporté par meil était agité et j’ai fait un affreux cauchemar: un jeune ambulance sous escorte policière à un centre hospitalier où il homme d’environ dix-neuf ans, l’âge de Micah, s’est fait une est admis délirant et, de toute évidence, intoxiqué, car des con- profonde entaille dans la peau, à travers laquelle j’aperçois tenants vides de comprimés ont été retrouvés dans son sac. battre son cœur. Il n’y a pas de sang mais il s’agit de l’un de Durant la journée, Micah demeure très agité et continue de ces rêves où tout est sombre et gris; aucune couleur. Au fait, tenir des propos incohérents. On loge un appel au Centre anti- l’endroit le plus sombre est précisément cette entaille béante poison du Québec pour s’informer des effets de certaines sur sa poitrine: une crevasse ténébreuse, un trou noir. J’en suis substances qu’il aurait absorbées. On l’admet aux soins inten- affolé. Je cours dans tous les sens en poussant le blessé sur une sifs où son état symptomatique est traité. civière. Je suis effrayé de voir son visage à ce point contor- Vers minuit, les hallucinations cessent et Micah prononce sionné par la douleur et par la peur. J’essaie par tous les sa première phrase cohérente et dit lui-même que ça va mieux. moyens de trouver du secours, sans jamais y parvenir. Je me Il coopère bien et il est calme. perds dans une infinité de labyrinthes et de corridors d’hôpi- Durant la nuit, il redevient agité et sa température monte. taux, sans jamais rencontrer aucun médecin. Vers six heures trente, lors d’une prise de sang commandée À mon réveil, mon âme est empreinte d’une tristesse pour un examen de laboratoire, Micah arrache son soluté. On indescrip tible. Cette émotion me transporte dans la chambre lui administre de l’Haldol, un puissant calmant. de cet hôpital de Sherbrooke où j’ai assisté à l’agonie et au Un peu plus de vingt-quatre heures après son admission, départ de mon fils. Cette tristesse me fait tellement souffrir! on effectue de nouveaux tests. Ces derniers révèlent que l’in- Je sais que j’en suis venu au point, dans la rédaction de toxication était mixte. mon livre, où je dois partager cette heure sombre du suicide On le transfère alors d’urgence vers un autre centre de Micah, et j’ai peur… et j’ai mal. hospitalier où les préparatifs sont déjà en cours en vue d’une

36 37 dialyse. Mais après la mise en place des canules nécessaires à la dialyse, Micah s’éteint malgré les efforts de réanimation. Dans des termes un peu plus techniques, le rapport du coroner ajoute les détails suivants: « Lors de l’hospitalisation de Micah Tremblay, divers facteurs ont contribué à maintenir le cap sur les premiers diagnostics provisoires, au lieu de re - mettre en question ces diagnostics vu l’évolution du patient et Le voyageur l’apparition de signes et symptômes indiquant plutôt une intoxication aux salicylés. Ces symptômes, tachycardie, hyper- thermie, diaphorèse associée à une alcalose respiratoire avec acidose métabolique, pH alcalin orientaient vers l’intoxication salicylée. Micah Tremblay les a tous présentés. Parce qu’on avait rejeté d’emblée la possibilité de l’in- toxication aux salicylés, aucun autre test de contrôle n’a été fait durant la journée ou la nuit précédant le décès. On pensait plutôt au Gravol. (Cette substance n’a pas été retrouvée dans les effets personnels de Micah Tremblay pas plus que lors des expertises toxicologiques.) De plus, durant la nuit, la résidente n’a pas jugé bon d’investiguer la cause de l’hyperthermie. Le hic, c’est que l’intoxication était mixte mais elle n’a pas été soupçonnée. Micah Tremblay a donc absorbé initialement une quantité de salicylés et de diphenhydramine que nous ne pouvons déter- miner. Par contre, les expertises toxicologiques post-mortem établissent clairement que la quantité absorbée était toxique. Cependant, les raisons véritables ayant poussé la victime à commettre ce geste restent non précisées. »

38 TROIS PETITES PERLES

Vers qui se tourner Quand la source des larmes est tarie? Vers qui se tourner L’HOMME AU CŒUR DE PIERRE demeure impassible. Il ne Quand la mort semble plus douce que la vie? parle pas. Son indifférence le paralyse. Le blessé non plus ne Quand son âme, du fond du néant, ne peut s’échapper, parle pas, il n’en a plus la force. Le voyageur se retrouve Quand on ne sait plus que soupirer, soudainement entre ces deux pôles: la totale indifférence et la Quand la source des larmes est tarie? douleur extrême. Lui, le sensible, préoccupé par l’angoisse du Vers qui se tourner blessé et déconcerté devant la froideur de l’homme au turban. Quand on offre aux siens tant de malheurs? Il sait trop bien que l’état du blessé est critique et il tente Vers qui se tourner de le réanimer, de le soulager. Il place sa main sous sa nuque Quand nos amis sont las de nos pleurs? et l’abreuve, il caresse doucement son front brûlant de fièvre Quand le monde n’a pu nous consoler, mais il n’a rien pour le soigner et le temps presse. Il charge donc le blessé sur son épaule et avance péniblement en espé- Quand on a rien de plus à ajouter, rant trouver du secours. Il change périodiquement la position Quand la source des larmes est tarie? de son malade, le portant tantôt sur son dos, tantôt le prenant Vers qui se tourner? dans ses bras comme s’il s’agissait d’un nouveau-né. Vers qui se tourner? Ses pas s’alourdissent. Il presse une dernière fois le chamois de sa gourde… la gourde est vide. Ses genoux chan- HYMNE CHRÉTIEN cellent, ses mollets n’ont plus de force. Le voilà qui se traîne désespérément comme une anguille sur le sable. Son fardeau l’accable… mais il ira jusqu’au bout. mn Je connais une grande vérité à propos de l’amitié: « Un véritable ami aime en tout temps et, quand vient l’adversité, il se révèle un frère. » Il est juste d’affirmer qu’il y a des saisons dans la vie où seule la tendresse d’un ami peut apaiser la

41 tempête qui fait rage. Mais à d’autres moments, même la confidence. Elle est une personne à qui l’on peut s’ouvrir sans présence de ceux que l’on aime ne semble pas suffisante pour avoir peur d’être trahi. Elle et Micah passaient de longues apaiser les vents violents et les marées qui veulent engloutir heures ensemble à discuter et à blaguer. Ils devaient partager notre âme. Qu’il est difficile alors pour un ami de ressentir leurs problèmes, les problèmes communs à tous les jeunes, cette souffrance chez l’autre sans pouvoir rien y faire. Et quel leurs rêveries, leurs folies mais aussi leurs déceptions et leurs cruel déchirement pour les proches d’un être aimé, de le voir frustrations. succomber à sa souffrance sans avoir réussi à le réconforter. J’ai conservé une lettre que Micah avait écrite à Annie et Je pense à tous ces gens qui sont liés intimement dans qu’elle a voulu partager avec moi suite au décès de son frère. l’amour et qui doivent affronter la triste réalité que soudaine- Des mots simples, de l’humour, comme toujours, mais aussi ment, une partie d’eux-mêmes s’est éteinte et que le cordon des sentiments affectueux parfois teintés d’inquiétude, de d’argent s’est rompu. Ils sont conjoints, parents, frères ou tristesse. sœurs, fils ou filles, amis, parfois médecins, intervenants, C’est comme si le jeune adulte, habitant en lui, s’éveillait enseignants… tous ces gens qui, à une époque de leur vie, ont en sursaut, jetant un regard tout autour pour se convaincre, en pris sur eux le fardeau d’un autre en espérant lui porter se - se frottant les yeux, que la vie n’était qu’un rêve. Que la nuit cours. Sous un soleil aride, en plein désert, ils ont porté sur tumultueuse de l’adolescence n’avait existé que dans sa fertile leurs épaules un compagnon, une compagne, un ami exténué, imagination et que certains souvenirs pouvaient disparaître trop fatigué pour continuer sa route. Courbant sous le poids de comme des ombres au levé du jour. la souffrance de l’autre, ils se sont retrouvés se traînant dans Il voulait oublier ces cauchemars, en blanc et gris, où l’on la poussière et sur le sable brûlant, gardant espoir mais cher- court à toutes jambes dans tous les sens sans jamais atteindre chant où trouver du secours. aucun but, sans jamais se rendre à aucune destination. Oublier Je pense plus particulièrement à trois jeunes filles que ces rêves où l’image des gens que l’on aime s’évanouie et se j’aime énormément et qui ont vu s’envoler la vie de leur frère perd dans le néant. Oublier ces peurs qui nous hantent devant sans pouvoir rien y changer. Chacune à sa façon avait tissé, les défis trop grands, les montages trop hautes. Oublier tous dans le quotidien, une toile garnie de mille couleurs et de ces amours d’un soir et cette euphorie qui, au petit matin, nous broderies. Et même si cette œuvre d’art, cette précieuse étoffe, étouffe comme envahi d’un épais brouillard. Ces soubresauts présentait à certains endroits des couleurs moins lumineuses, de la jeunesse, parfois irréfléchis, qui perturbent l’identité, celles-ci s’harmonisaient doucement à l’ensemble du paysage Micah aurait aimé les éviter. de leur jeune vie. Mais là, à des milliers de kilomètres de chez lui, assis à la Un fil de leur trame s’est rompu. Un fil d’une couleur uni - table devant un café chaud, ce n’est plus l’adolescent insou- que, irremplaçable et qui fera en sorte que cette création ne sera ciant mais bien le jeune adulte qui écrit. Il avait spontanément plus jamais la même. Étrangement, c’est comme si d’un seul saisi un bout de papier et griffonné gentiment quelques con- coup, toutes les couleurs de la broderie s’assombrissaient. seils dans le but d’épargner à sa soeur de vivre des souf- En partie en raison de son âge, Annie, l’aînée de mes trois frances, des déceptions. Il voulait la mettre en garde contre les filles, était très proche de Micah. Elle était même parfois sa abus de toutes sortes, contre les requins profiteurs, contre les confidente. Douce et aimable, cherchant sans cesse à com- amours trop faciles. Il voulait la protéger des excès de l’alcool prendre les autres, elle a sans doute plusieurs fois porté les et des drogues. Il voulait lui confier avec sincérité les con- fardeaux de son frère comme lui aussi a sans doute porté un séquences néfastes de ses propres erreurs tout en espérant que peu des siens. Discrète et respectueuse, Annie incite à la sa franchise porte fruit et serve de panneau indicateur.

42 43 Cette lettre si touchante que Annie m’a remise il y a La porte demeurée entrouverte, des bouteilles de bière quelque temps lui avait été envoyée par Micah alors qu’il se vides un peu partout sur le plancher, un bocal en vitre à demi trouvait à la Nouvelle-Orléans. Il est demeuré là-bas environ rempli de liquid paper, des bouteilles de somnifères vidées de un an. Il habitait chez ses grands-parents et travaillait avec eux leur contenu et, sur le lit, un seul petit message sur une feuille à la petite boulangerie dont ils sont les propriétaires. de papier coincée entre les cordes de sa guitare et adressé à Mes enfants aimaient beaucoup la Louisiane, la patrie de son ami, un petit message par lequel il lui confiait Excalibur. leur mère, et nous y étions souvent allés en famille. Pour nous, Après le décès de Micah, j’ai découvert un poème écrit c’était à chaque fois une fête et pour les grands-parents, c’é- par Annie. Chaque mot me brise le cœur. Je ressens en elle la tait une joie immense de pouvoir embrasser et cajoler leurs souffrance. Je ressens ses larmes. petits pingouins. Micah avait sans doute choisi de se rendre là-bas pour Les nuages gris, les froides nuits, gagner un peu d’argent et pour vivre de nouvelles expéri- la peine, l’ennui, ences. Peut-être cherchait-il aussi un lieu de refuge où il se Telle est ma vie. sentirait mieux dans sa peau, un havre de paix où il pourrait, à son rythme, comprendre mieux qui il était. Cherchait-il à se Je dis hiver, rapprocher de la culture afro-américaine pour découvrir ses quand tout est mort racines? Désirait-il inconsciemment imiter ses parents qui, à quand le froid gèle jusqu’à l’aurore. son âge, avaient traversé l’Amérique de long en large à la Quand la grêle dure et glaciale recherche du « peace and love »? Il s’agissait sans doute un atteint mon cœur et me fait mal. peu de tout cela. Mais à des centaines de lieues de son foyer, il pensait à sa famille, à sa mère, à ses sœurs. Il réfléchissait Je dis hiver, sur la vie, sur ses actes. Il exprimait ses inquiétudes et témoi - quand tout est sombre. gnait de son affection à sa sœur qu’il aimait tant. Quand les glaçons transpercent mon ombre. Quelques temps après son retour au Québec, il trouva un Quand les pentes emploi dans une boulangerie de Sherbrooke et fit la connais- à pic et glissantes sance de nouveaux amis. Il se joignit à leur groupe de death me désespèrent metal comme guitariste. Leur musique n’était rien d’autre et me rendent impuissante. qu’une vomissure contre la société et contre Dieu. Micah nomma sa guitare « Excalibur ». C’était une très bonne gui- Les nuages, nuits, tare qu’il avait achetée avec les économies qu’il avait faites les froides, gris, en travaillant en Louisiane. Il plongea alors dans d’épaisses la peine, ma vie. ténèbres qui le conduisirent jusqu’à participer à des pratiques Tel est l’ennui. occultes et sataniques. Cela lui fut fatal! À la suite de conflits familiaux, il loua un appartement Comment la consoler? dans l’un des pires endroits du centre-ville, un édifice infesté J’essaie, plus ou moins maladroitement, d’être un ami de toutes les formes de perversions, de drogue et d’alcool. pour chacune de mes filles. J’ai renoncé déjà depuis long - C’est là qu’il prit la décision de mettre fin à ses jours. temps à cette image de papa-héros qui trouve réponse à tout.

44 45 Ce que je sais, c’est que je les aime infiniment et que j’éprou- L’amour est censé guérir mais ça me brise le cœur ve une réelle tristesse lorsque j’entends les soupirs de leur De sentir la douleur dans ta voix. cœur lourd et blessé. Annie et moi, nous allons de temps à autre prendre un Mais tu sais, tout ça va quelque part… repas au restaurant pendant l’été. Nous échangeons souvent et je m’écraserais le cœur et le jetterais à la rue si je pouvais payer pour ton choix. des propos intéressants sur la vie, sur nos opinions, sur le ta - lent des acteurs de cinéma dont je ne me souviens jamais des Les amis ne servent-ils pas à cela? noms. Au cours de l’une de ces rencontres, nous sommes allés Les amis ne servent-ils pas à cela? voir un spectacle de Bruce Cockburn. Plus tard, dans la soirée, nous avons parlé du décès de Micah, et nous avons pleuré. Nous sommes les insectes du paradis — Mais il est toujours difficile pour nous d’aborder ce sujet en rampons au-dessus d’une feuille profondeur. Je me dis qu’il y a un temps pour chaque chose et ou parmi les brins d’herbe démesurés — il y a des sentiments qui ne doivent pas être violés. Que ce soit entrevoyant seulement parfois l’ampleur fascinante du ciel. dans la vie de mes filles ou dans la mienne, je dois respecter le temps que nécessite chaque guérison. Il est toutefois dur à Tu es autant aimée que tu l’étais avant supporter de voir perler de grosses larmes dans les yeux de ma que l’étrangeté ne se précipite fille chérie et de me sentir totalement impuissant à soulager sa au travers nos corps, nos maisons, nos rues… peine. Quand nous pouvions parler sans codes Mais ce soir-là, je crois bien que Dieu a vu ma détresse et que la lumière tourbillonnait, et que par l’entremise des rimes d’une chanson de Bruce comme des pétales poussés par le vent, Cockburn, il m’a consolé, rassuré. Il m’a montré le chemin à autour de nos pieds. suivre. Il m’a simplement dit d’aimer. J’ai arraché de petits copeaux de ma ration de lumière Ciel d’automne nordique et pesant, j’en ai fait une boule et chaque fois forêt tendue de brume, épinette sombre, érable lumineux j’en presse un peu plus dessus. et le grand lac, déferlant pour l’éternité Puis dans le creux de mes mains jointes sur l’étroite plage grise. je la retire de sa cachette secrète sous une planche non clouée du plancher Je regarde à l’ouest, vers le chemin rouge du soleil frêle et je souffle dessus et je te l’envoie contre ces moments où il reste suspendu entre nuages et arbres hérissés de pointes, quand la noirceur souffle sous ta porte. rivage qui s’estompe. Les amis ne servent-ils pas à cela? Le monde est rempli de saisons; d’angoisse, de rire, Les amis ne servent-ils pas à cela? et il me vient à l’esprit de t’écrire ceci: Et c’est ce que je veux être pour mes enfants. Un véritable Rien n’est certain ami. Avec ses imperfections, ses manquements, ses illusions… Rien n’est pur mais un véritable ami. Qui n’abandonnera jamais la partie peu Et peu importe l’idée qu’on a de soi importe les circonstances. C’est ce que Dieu m’a appris et Tout le monde a une chance d’être rien. c’est ce que je vais faire. Croire en l’amour.

46 47 Cet amour, il est solidement enraciné dans le cœur de mes ordinateur à des milliers de kilomètres de la terre. Ces scènes filles, dans la relation qu’elles ont l’une avec l’autre, dans celle touchantes nous parlent des réalités de la vie humaine. Elles qu’elles ont avec leur mère et aussi, je le crois, dans la relation nous parlent des joies et des peines, de l’amour et de la mort, qu’elles ont avec leur papa. des séparations douloureuses auxquelles nous devons tous Émilie et Rébecca souffrent aussi du départ de leur frère. faire face. Elles nous rappellent que nous ne sommes pas les Je les revois, figées, impuissantes, le regard rempli de tristesse seuls au monde à vivre des moments difficiles et qu’un jour, et de peurs, dans cette chambre d’hôpital où la mort venait de la plaie guérira. passer. Je les revois encore près du cercueil, confuses, hé - En regardant À la rencontre de Forrester avec comme sitantes, fragiles, incapables de se soumettre au destin. Ce acteur principal Sean Connery, je me suis retrouvé dans la sentiment de détresse, Rébecca l’a ensuite clairement exprimé peau de ce vieil écrivain à la fois bourru et sympathique. J’ai dans l’un de ses cahiers de classe: ressenti sa solitude et la lourdeur accumulée par les années de sa vie. J’ai beaucoup aimé le rôle de ce jeune noir du Bronx et Amour, la relation qui se tisse lentement entre ces deux personnages. il naît, J’ai appris, à travers ce film, que l’amitié vraie vient à bout des puis coule sur ma joue barrières de la culture et de l’âge. Que l’amitié conduit au par- don, qu’elle élève ce qui est humble et permet de se réjouir des Larmes, succès de l’autre comme elle permet de défendre ses intérêts mes pensées en noir et blanc et de le soutenir dans les mo ments difficiles. L’amitié vraie dure toujours. quand un bon ami meurt J’ai constaté qu’il me restait beaucoup de chemin à faire tu es prisonnière pour devenir un meilleur ami pour mes filles et pour ceux qui m’aiment, mais je sais que je progresse et que je marche dans quand l’amour se brise la bonne direction. ton cœur se brise aussi. Après nos soirées au cinéma, nous partageons parfois nos commentaires, nos sentiments et parfois, nous demeurons si - Cette terrible épreuve a été et est encore difficile à sur- lencieux. Nous nous faisons toutefois un devoir d’arrêter chez monter. C’est une partie de nous-mêmes qui s’est déchirée et le maître glacier pour savourer ensemble l’un de ces délices le raccommodage s’effectue lentement. Cette rupture non dési - qui vous font gagner un kilo d’un seul coup. Nous n’arrivons rée, prématurée, nous fait mal. Nous devons apprendre à vivre pas toujours à exprimer verbalement l’amour que nous éprou- et à dominer ce sentiment d’angoisse en prenant soin les uns vons les uns pour les autres mais, par un sourire, une caresse, des autres. un regard de tendresse et, de la part d’Émilie, un petit Nous aimons bien aller ensemble au cinéma. Certains commen taire drôle et impulsif, nous savons que nos cœurs films ont un effet de baume sur nos plaies. Je n’ai pu retenir sont réunis. Sans nous le dire, nous croyons que cette dure mes larmes lorsque, dans Seul au monde, Tom Hanks, après épreuve du départ de Micah fera de nous des êtres plus sensi- avoir passé quatre années sur une île déserte, voit à nouveau bles et plus forts. Et avec l’aide de Dieu, la douleur du moment ses rêves s’effondrer lorsqu’il doit quitter pour toujours celle présent deviendra peut-être un jour, pour d’autres, un baume qu’il aime. J’ai pleuré en regardant la fin d’Armaguedon lors - de guérison. que Bruce Willis fait ses adieux à sa fille à travers l’écran d’un

48 49 Ces quelques vers écrits par Émilie pour sa sœur Annie dans son désir constant d’être la première dans tous les jeux. sont peut-être la meilleure démonstration qu’elles sortiront Je me souviens qu’il fallait sans cesse la surveiller au jeu de grandies de la douleur causée par le départ de leur frère. Ces Toc pour qu’elle ne triche pas, tellement elle voulait gagner. gestes d’amour entre mes filles sont comme les rayons du Elle nous a bien fait rire, ce petit boute-en-train. soleil qui percent les épais nuages gris de l’ennui. Je souris en pensant à Annie et à cette magnifique journée où nous avions décidé de faire une longue randonnée en vélo. Chère Annie, Je revois ses beaux cheveux brun clair flotter dans le vent, son sourire, et je ressens, comme si c’était hier, le bonheur de cet L’horloge de sa vie s’est arrêtée son temps nous a quittés heureux moment. Le ciel s’était couvert rapidement et nous laissant le mien filer. avions eu droit à une incroyable douche. Nous roulions à vive allure en riant, complètement détrempés. Puis le soleil est Le temps qui passe, qui pleure revenu, aussi vite qu’il avait disparu. comment cesser ce temps de douleur. Je pense à ma petite Rébecca, que j’ai si souvent portée Son temps est maintenant passé sur mes épaules, à dos de cheval. Je pense à sa gentillesse et laissant mon cœur s’effondrer. aux petits mots qu’elle m’écrivait, des petits mots d’encoura ge- Dans mes mémoires son temps est gravé ment avec de beaux dessins. Je les ai précieusement conservés. pleurant mes au revoir, mon temps doit continuer. Je vois Rébecca prendre des photos d’Émilie et moi en train de nourrir les chevaux au ranch où j’ai habité. Nous leur P.S. Je t’aime Nini, ne laisse pas le temps te faire mal. donnions des petites pommes sauvages que nous avions trou- vées dans la forêt. Ils en raffolaient! Combien nécessaires sont ces petits mots bien choisis Je suis heureux d’avoir vécu de si beaux moments avec avec lesquels mes filles communiquent leur tristesse et leur mes enfants. Je suis heureux de pouvoir encore les côtoyer amour. Elles s’encouragent ainsi l’une l’autre. malgré toutes les circonstances. J’ai foi en elles et j’ai la con- Je les vois parfois, étendues sur le sofa devant l’écran de viction que le courage qui les habite leur permettra de réussir télévision et sans même s’en rendre compte, elles se rappro - leur vie. chent l’une contre l’autre comme de petits chatons qui Je les aime infiniment et je souhaite avoir réussi à leur ronronnent. Elles sont heureuses d’être ensemble… et moi transmettre de bonnes valeurs et à leur faire comprendre que aussi, en de tels moments, je suis heureux. le bonheur se trouve souvent dans les petits gestes d’amour et Je suis fier d’être le père de ces trois belles filles et je prie dans les petites choses. sans cesse que l’avenir leur réserve des jours heureux. Je prie pour que les hommes qui deviendront leur époux soient affec - tueux et attentifs envers elles. Que ce soit des hommes qui aiment Dieu et la vie. Je souris parfois en pensant aux jours passés. Je souris en pensant à Émilie qui me regarde de ses petits yeux brillants alors qu’elle réussit pour une première fois à se tenir en équili- bre sur sa petite bicyclette sans le recours de ses roues de soutien. Je la vois encore s’élancer devant ses deux sœurs

50 51 SOUVENIRS DE LA LOUISIANE

La foi peut nous donner le courage de faire face aux incertitudes du futur. Elle donnera à nos pieds fatigués J’AI RENCONTRÉ LA MÈRE DE MES ENFANTS à La Nouvelle- une force nouvelle pour poursuivre Orléans en 1972. J’avais dix-sept ans et elle en avait quinze. notre route vers la cité de la liberté. À cette époque, c’était la coutume, pour les jeunes, de décro - Quand nos jours seront obscurcis cher du milieu scolaire et de partir à l’aventure un peu partout par la menace de nuages bas et lourds, dans le monde. À seize ans, j’ai donc effectué un premier quand notre ciel nocturne se fera plus noir voyage en Espagne et au Maroc, puis l’année suivante, je suis qu’un millier de minuits, nous saurons demeuré pendant six mois en Californie et au sud du Mexique que nous sommes pris dans le tourbillon créateur avant de mettre le cap sur la ville de La Nouvelle-Orléans en d’une civilisation authentique qui se débat pour naître. Louisiane. Les parents de ma nouvelle petite amie, Herman Brous - MARTIN LUTHER KING (Discours d’acceptation du prix Nobel) sard et Barbara Duet, habitaient un petit quartier pauvre non loin du centre-ville. Tous les résidents de ce quartier étaient de race noire de même que plus de la moitié de la population de La Nouvelle-Orléans. Je me souviens de cette petite maison blanche, aux lucarnes vert foncé, posée sur des blocs de ciment comme on en voit souvent dans le sud à cause de la situation géographique et de l’humidité. Sur le terrain qui longe la maison poussent quelques lé - gumes comestibles dont une plante étrange qui produit des petits cônes verts d’environ huit centimètres de long: des okras. Ce légume prend une texture extrêmement gluante s’il n’est pas apprêté selon les règles de l’art. Mais Barbara en faisait des plats gastronomiques, ce qui a suffi pour me laisser con- vaincre d’accepter à quelques reprises de déguster un bol de

53 gumbos aux okras. Accompagné d’un gros morceau de gâteau de recevoir et de communiquer des marques d’affection. Même de maïs bien chaud et bien beurré, c’est loin d’être mauvais! son habillement était plus soigné. Herman m’a même confié Il y avait aussi, derrière la maison, un grand pacanier qui qu’à quelques reprises, Micah l’avait accompagné à l’église offrait une généreuse quantité de délicieuses pacanes. Il n’y de son plein gré. a rien de comparable à la tarte aux pacanes de la Louisiane, Herman et Barbara sont des êtres très attachants. Ils for- prenez-en ma parole! ment un couple heureux. Leurs nombreuses années de vie À cette époque, Barbara travaillait comme secrétaire et commune ont tissé entre eux des liens d’amour très forts Herman comme boulanger et agent immobilier. Depuis ce qu’aucun problème ou épreuve n’a réussi à briser. Pourtant, temps, Herman a acheté sa propre petite boulangerie et en a tout n’a pas toujours été facile pour eux. Établir un foyer dans fait une entreprise familiale. un quartier noir de La Nouvelle-Orléans est un grand défi à J’ai vu pour la première fois celle qui allait devenir mon relever. En dépit de la pauvreté, du taux élevé de criminalité épouse dans un parc du Vieux Carré. Elle venait de décider de et des préjugés raciaux, ils luttèrent courageusement, travail- quitter la ville pour se rendre en Californie sans en glisser un lant sans relâche et inculquant de bonnes valeurs à leurs enfants. mot à ses parents. Elle changea ses plans et décida plutôt de Ajoutons à cela que la maladie a eu raison de leur fils m’accompagner lors de mon retour au pays. Deux jours plus aîné, Herman Jr., qui fut atteint dès son plus jeune âge de fiè - tard, nous étions en route pour le Canada. Avec le recul, je vre rhumatismale. Cette maladie endommagea son cœur et dois dire que ce n’était pas très sage de notre part. nécessita l’intervention de chirurgiens. Devenu adulte, son état Ce départ précipité et non annoncé aura fait vivre à la de santé se détériora et provoqua de nouveaux troubles car- famille Broussard des moments d’extrême angoisse. Herman diaques qui lui ont été fatals. Ce fut une dure épreuve pour ses et Barbara étaient persuadés que leur fille aînée était morte. Ce parents et pour toute la famille. n’est que cinq mois plus tard que nous leur avons donné signe Avant d’épouser leur fille, j’ai habité pendant près d’un de vie. Ils étaient tristes et désespérés. an sous le toit de la famille Broussard. Heureusement, nos relations avec eux s’améliorèrent quel- J’étais le seul individu de race blanche de tout le quartier que temps après notre fugue. Nous nous sommes mariés par mais le fait d’habiter chez les Broussard m’avait permis d’être la suite, en une belle journée de décembre, vêtus de sandales admis dans la communauté noire et d’être considéré par la et de vêtements en coton indien. grande majorité des habitants du quartier comme un des leurs. Comme nous habitions au Canada, les visites chez les Inutile de dire que ce fut pour moi une année riche en grands-parents étaient peu fréquentes mais elles étaient d’au- expériences. Elle me permit entre autres de découvrir non tant plus précieuses. Les enfants adoraient les bons beignets seulement la richesse de la culture afro-américaine mais celle de leur grand-père, des beignets disponibles à volonté! de la culture créole et cajun (c’est le terme louisianais pour Je crois que l’année où Micah est allé vivre en Louisiane acadien). Je me suis lié d’amitié avec des jeunes noirs et j’é- avec ses grands-parents a été pour lui une belle année. J’aurais tais heureux de voir s’effondrer, les unes après les autres, les souhaité qu’il y demeure plus longtemps. La présence de ses barrières raciales et le ressentiment imposé par de longs siè- grands-parents lui était bénéfique et travailler avec son grand- cles d’injustices et d’oppression. père lui faisait du bien. Herman, Barbara et leurs cinq enfants sont mulâtres mais Peu après son arrivée, il avait commencé à manifester des ils ont une pigmentation de peau pratiquement blanche. Or il signes de changement très positifs. Il acceptait en particulier se trouve que dans le sud des États-Unis, même si vous n’avez

54 55 qu’un faible pourcentage de sang africain, vous êtes consi - famille et des membres de son Église, elle s’est miraculeuse- dérés comme « nègre » et c’est ce que l’on inscrit sur votre ment rétablie. Il ne reste aucune trace psychologi que ou certificat de naissance. physique de ce terrible attentat. C’est ce dont elle a témoigné Leur langue maternelle était le français. L’arrière-grand- sur les ondes d’une chaîne de télévision américaine. père de Barbara était venu directement de France, par bateau, Malgré cette dure épreuve, Barbara a toujours conservé pour retrouver la Louisiane « acadienne » de ses parents. Les sa bonne humeur et sa foi en Dieu. Elle est une grand-mère mariages mixtes avaient déjà formé une nouvelle ethnie que exceptionnelle. les Louisianais ont nommée « Créole ». C’est un mélange des L’enfance de Herman a été moins privilégiée que celle de races acadienne, espagnole et africaine. son épouse. Il est né dans une autre partie de la Louisiane, à C’est dans la région de Pointe-à-la-Hache que Barbara a Youngville, près de Saint-Martinville, foyer des Cajuns. À vécu son enfance. À l’époque, cette région était habitée par de cette époque, on ne parlait dans cette région que le français. nombreux Créoles, Noirs et Cajuns. Son père était charpentier Un français aux couleurs et aux expressions typiques des et sa mère demeurait à la maison pour prendre soin de leurs Cajuns. Herman est né après le divorce de ses parents et ne huit enfants. connut pas son père. Ses oncles travaillaient à la production de légumes et À cette époque, les Noirs du sud des États-Unis, et prin- d’oranges qu’ils allaient vendre en ville, au marché du quar - cipalement ceux de la Louisiane et du Mississippi, étaient tier français. D’autres membres de la famille, comme l’oncle considérés par les Blancs comme des êtres inférieurs. Même Lionel, cachés sous les grands chênes et la mousse espagnole, si l’esclavage avait été officiellement aboli, les Noirs occu- naviguaient sur les bayous pour y chasser le gibier ou faire paient les emplois de second rang et travaillaient dans les provision d’huîtres et de crevettes qu’ils vendaient au marché. plantations de canne à sucre et dans les champs de coton. Petite fille, Barbara aimait accompagner ses oncles. Elle Dans les endroits publics, les écriteaux « Blancs seule- se souvient des grands alligators qui surgissaient tout à coup, ment » étaient toujours bien en évidence près des fontaines et de nulle part, et qui nageaient tout près de leur petit bateau. les gares étaient divisées en sections « pour Blancs » et « pour « Ils ne me faisaient pas peur – s’exclame-t-elle en riant Noirs ». Même principe dans les autobus où un épais grillage lorsqu’elle nous raconte ses souvenirs d’enfance, mais je crois séparait les sièges attribués aux Blancs de ceux attribués aux bien que si j’y retournais aujourd’hui, je serais un peu moins Noirs, des sièges situés évidemment à l’arrière du véhicule. brave. » Même à l’église, on réservait la meilleure section aux parois - Ce n’est pourtant pas le courage qui manque à cette siens de race blanche. femme. Il y a quelques années, Barbara a frôlé la mort. Un Ces circonstances n’étaient pas très favorables à la mère individu de race noire l’a attaquée pour lui son argent. Il de Herman qui devait travailler durement pour survivre. Her - s’était caché à l’intérieur de la fourgonnette des Broussard, man fut forcé d’habiter avec son grand-père, Oscar Raymond, dans le stationnement d’un supermarché. Au moment où Bar- puis à la ferme de son grand-oncle. À neuf ans, il occupa un bara démarrait son véhicule, il la frappa plusieurs fois à la tête premier emploi avec un camionneur qui livrait de gros cubes avec la crosse d’un fusil avant de la laisser tomber sur le pavé. de glace destinés aux glacières des villageois, les réfrigéra- Elle avait été tellement défigurée qu’il a été presque im - teurs électriques n’existant pas à l’époque. possible pour son mari de la reconnaître sur son lit d’hôpital. À douze ans, Herman travailla dans une raffinerie de Elle souffrait de graves blessures et de nombreux traumatis mes. sucre. Après un court séjour dans un pensionnat pour garçons Les séquelles étaient inévitables. Mais grâce aux prières de sa d’où il fut renvoyé, il alla rejoindre sa mère qui habitait La

56 57 Nouvelle-Orléans. Il avait alors quinze ans. C’est dans cette palmiers géants qui longent le boulevard Gentilly, les artistes ville qu’il se dénicha pour la première fois un emploi de qui exposent leurs œuvres près du parc au centre du quartier boulanger, métier qu’il exercera par la suite toute sa vie. Après français, les gros beignets cuits dans l’huile au Café du Monde, avoir acquis sa propre pâtisserie (Sunny’s Bakery), il fit la une les vieux musiciens de jazz du Preservation Hall. des journaux pour son célèbre King’s Cake, un gâteau tradi- Je peux encore entendre le chant des criquets au coucher tionnel, directement relié aux festivités du Mardi gras. du soleil qui caractérise cette ambiance chaude et humide Ses plus beaux souvenirs d’enfance le ramènent dans sa typique aux climats semi-tropicaux. Je revois les petits Noirs région natale, auprès de son frère et de ses amis, durant les aux grands yeux brillants qui jouent dans la rue le soir avant chaudes journées de l’été louisianais, alors qu’il passait de que leurs parents ne les contraignent à entrer à la maison. Je longues heures à se baigner dans le bayou Tache, un des rares pense à l’aimable Miss Marie dont la grand-mère avait connu bayous ignorés des alligators! l’épo que de l’esclavage dans les champs de coton. Il savoure aujourd’hui une heureuse retraite en compagnie Je me souviens de la bonne humeur de Kim, notre cou- de sa Barbara chérie et il prêche, à qui veut bien l’entendre, la sine, et des histoires que racontait avec passion l’oncle Curt. bonté et la fidélité que Dieu a eues envers lui. J’éprouve de la nostalgie en me remémorant les repas en Je suis heureux que malgré les circonstances qui ont causé famille en compagnie de Kerwin, Darren et Lisa — toutes ces l’éclatement de notre foyer, nous sommes demeurés d’excel- personnes si chères que j’ai eu le privilège de connaître. lents amis. Je sais que tous ces gens qui nous aiment et que nous Je me souviendrai toujours de nos séjours à Pointe-à-la- aimons ont souffert en apprenant le décès de Micah, mais les Hache. J’y ai rencontré plusieurs oncles et tantes, cousins et liens d’amour qui nous unissent ont été pour nous d’un grand cousines qui parlent français couramment. L’oncle Lionel et réconfort au milieu de cette épreuve. l’oncle Joe ressentaient toujours une grande fierté à raconter leurs histoires de chasse et de pêche pendant que tante Rita, mn dans sa cuisine, nous préparait de bons petits plats (du gumbo, Les jours passent et les souvenirs sont toujours là mais de la jambalaya) en grande quantité. J’ai encore dans les nari - parfois, ils semblent jouer à cache-cache. Au cours des nes l’arôme épicé des plats de crabes et de grosses crevettes semaines qui ont suivi le départ de Micah, j’ai expérimenté pêchées par l’oncle Lionel et je revois tous ces gens simples d’incroyables trous de mémoire. Je me suis souvent allongé et joyeux assis autour de la table. Je me souviens aussi d’un sur mon lit, désireux de me laisser bercer par mes souvenirs. vieux couple dont la dame avait oublié son âge, cousin René Mais c’est à la brutale réalité du vide que je me trouvais et cousine Nicie, de la région de Saint-Martinville. Ces deux régulièrement confronté… comme si on était venu me ravir vieillards ne parlaient entre eux que le français et je crois ces images du passé, comme des mots que l’on aurait effacés même qu’ils éprouvaient certaines difficultés à communiquer d’une ardoise. Ces souvenirs s’étaient envolés avec l’âme de en anglais. mon fils. Il ne me restait qu’une impression de néant, une hor- Je me suis toujours senti à l’aise en présence de ces gens. rible peur de ne plus jamais retrouver mon équilibre mental, J’aime leur franchise et leur bonne humeur. Je n’oublierai la peur de sombrer dans le désespoir au point d’être interné jamais cette époque de ma vie ni les paysages magnifiques de dans une institution psychiatrique. Je ne pouvais, dans ces la Louisiane. Ces images ornent mes plus beaux souvenirs: moments, verser une seule larme et j’avais honte de cette atti- les grands chênes couverts de mousse qui ressemblent à de tude glaciale que j’interprétais comme la plus cruelle des vieux sages, les jardins sur les rives du lac Pontchartrain, les insensibilités.

58 59 Avec le temps, le fait de redécouvrir peu à peu les pages deux magnifiques semaines de repos au bord de la mer, et de mon histoire me rassure et me console. Mais il y a encore que tout le monde aimerait prolonger ses jours de congé. des jours où c’est le deuil qui prend le dessus et où je me Pourtant, ce n’est pas cette forme de nostalgie qui m’habite. retrouve abandonné de mes souvenirs et de la joie qu’ils J’aime mon travail et je suis heureux de remettre la main à la m’apportent. pâte, ou plutôt sur le clavier de mon ordinateur, mais cette Le problème, c’est que je suis incapable de faire face à fois, c’est comme si je devais placer tous mes autres projets cette douloureuse réalité: plus jamais sur cette terre je ne d’édition sur la tablette et me consacrer à quelque chose de reverrai Micah. Et c’est précisément cette réalité qui me per- plus urgent, de plus important. Je ressens un désir irrésistible turbe et me fait mal. de refaire mes valises et de partir pour me rendre à un rendez- Que faire? vous que je ne peux me permettre de manquer. M’occuper à de longues semaines de travail même si je Je sais que tout cela va vous sembler absurde mais c’est n’en ai pas la force? Sortir tous les soirs, aller dans les bars ce que j’ai fait. Je suis parti en apportant avec moi mes notes pour me divertir afin d’oublier ma peine? Rencontrer des et les pages de mon manuscrit et je me suis installé dans un dizaines de gens qui ne me comprennent pas vraiment? Tuer petit chalet tout près de l’océan, à Baxter’s Harbour, sans télé- le temps en passant toutes mes soirées allongé devant le phone ni ordinateur. Sitôt ma décision prise, j’ai ressenti une téléviseur? M’évader dans le sommeil ou demeurer seul dans grande paix intérieure… j’étais convaincu d’avoir pris la ma chambre à ruminer des idées noires? Quelle misère! bonne décision. Quand ce tourbillon va-t-il enfin se calmer? Un jour, très tôt le matin, je suis allé à la mer, en un lieu Je sais pourtant que je dois continuer à avancer et à vivre solitaire, caché entre les rochers. J’avais mis quelques fruits un jour à la fois. Mais les solutions me manquent. frais dans mon sac ainsi que la chemise rouge, cartonnée, qui Je ne suis pas superstitieux et je ne crois pas aux pouvoirs de « ma bonne étoile » comme disent certains, mais j’ai cru contient le texte de ce livre que j’avais commencé à écrire. J’ai bon de m’accrocher à Dieu et de lui faire confiance en dépit pris la plume entre mes doigts et j’ai laissé couler les mots à de ces sentiments de dépression qui m’accablent. Peu importe l’endroit où je m’étais arrêté plusieurs semaines auparavant… si mes prières ne sont pas toujours exaucées dans l’immédiat, et mes souvenirs ont refait surface. de toute façon, je n’ai rien à perdre. Dieu n’a jamais fait la Je ne m’étais jamais réellement attardé à l’histoire de la promesse que tout serait facile ici-bas, mais il a au moins dit Louisiane et à celle de la famille Broussard. Je savais, bien qu’il serait toujours avec nous et qu’il guiderait nos pas. Cela sûr, que les Cajuns avaient été déportés mais j’ignorais tout me suffit! du climat et des circonstances dans lesquels ces événements L’été dernier, j’ai pris la décision de partir en vacances et s’étaient produits. J’ignorais surtout que cette terre de la j’ai passé des jours très ensoleillés près de la baie de Fundy, Nouvelle-Écosse que mes pieds foulaient avait été antérieure- sur les côtes de la Nouvelle-Écosse. Cela m’a fait beaucoup ment cultivée par les ancêtres de mes enfants. J’étais venu de bien. dans cette région pour être près de la mer, de ses côtes Mais à mon retour au bureau, je n’arrive pas à détacher rocheuses, de ses hautes marées et pour bénéficier de la tran- mes pensées du petit village côtier de Baxter’s Harbour que je quillité dont j’avais besoin pour me retrouver seul face à mes viens à peine de quitter. souvenirs. Je suis bien conscient que tous les vacanciers expéri- J’ignorais pratiquement tout de la véritable épopée de ce mentent les « bleus » du retour au boulot après avoir passé peuple beau et humble que sont les Acadiens, jusqu’à ce que

60 61 je me retrouve sur le site historique de Grand-Pré, près du bassin des Mines et de la baie de Fundy, à quelques minutes seulement de Baxter’s Harbour. J’allais apprendre beaucoup sur l’épopée acadienne!

62 GRAND-PRÉ

J’ai vécu bien des années Qu’est-ce que j’ai appris Qu’est-ce que j’ai appris C’est en 1524 que Verrazano, un explorateur italien, Je me demande aujourd’hui nomme « Arcadie » une région de l’Amérique du Nord située Pourquoi ma vie le long de la côte Atlantique. L’histoire veut qu’il s’inspira Pourquoi ma vie d’un poème louangeant une région champêtre de la Grèce antique. Au gré des transformations phonétiques, Arcadie de - C’est pour le soleil vint Acadie. À cette époque, l’Acadie était constituée de ce Après la pluie qui est aujourd’hui la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick C’est pour le réveil ainsi qu’une partie du Québec et du Maine. Certains pensent Après la nuit que le nom Acadie provient du suffixe Mi’kmaq e’kati, qui Et c’est pour chanter la musique signifie « terre de » ou « lieu de ». Qui a marqué ma vie La région fut d’abord habitée par le peuple Wabanaki Le violon de mon père (appelé ultérieurement Abénaquis par les Français), l’une des Et les chansons de ma mère tribus migratrices des forêts de l’est. Cette tribu était com- Les mélodies de la terre posée de Mi’kmaq et de Malécites. Où j’ai grandi Durant le XVIIe siècle, une colonie française de 500 colons s’installa en permanence en Acadie. Les enfants de ces ANGÈLE ARSENAULT (Album: J’ai vécu bien des années) colons peuvent être considérés comme les premiers Acadiens. Ils forment aujourd’hui un groupe de plusieurs millions de personnes. Pierre Melanson, dit La Verdure, son épouse, Marie Mius d’Entremont, et leurs cinq jeunes enfants ont été les premiers colons à s’installer à Grand-Pré vers 1680. Ils s’y installent pour s’éloigner de Port-Royal, la capitale de la colonie, où ils sont souvent la cible d’attaques.

65 Melanson et les colons qui viennent le rejoindre savent Messieurs, que les rives du bassin des Mines étaient cultivables. Avec les moyens du bord (des fourches, des pelles, des bœufs et des J’ai reçu de Son Excellence le gouverneur Lawrence les chevaux), ils érigent des digues de terre (appelées aboiteaux) instructions du Roi que je tiens en main. C’est par ses ordres que vous êtes convoqués pour apprendre la décision finale de et transforment les marais en terre fertile pour l’agriculture et Sa Majesté à l’égard des habitants français de sa Province de en pâturages pour leurs bestiaux. La population de Grand-Pré Nouvelle-Écosse où depuis près d’un demi-siècle vous avez et de la région environnante devient la plus importante des bénéficié d’une plus grande indulgence qu’aucun de ses communautés acadiennes installées le long de la baie de Fundy autres sujets en aucune partie de son empire. et des côtes de la Nouvelle-Écosse. Très vite, ce sont les récol - tes de la région des Mines qui alimentent l’ensemble de la Quel usage vous avez fait de cette indulgence, vous le savez colonie. Les Acadiens de Grand-Pré mènent une vie paisible mieux que personne. Le devoir qui m’incombe, quoique et prospère. nécessaire, est très désagréable à ma nature et à mon carac- Les Acadiens ont en commun leur origine, des liens tère, de même qu’il doit vous être pénible, à vous qui avez la familiaux et religieux très forts ainsi qu’un profond amour même nature; mais ce n’est pas à moi de critiquer les ordres que je reçois, mais de m’y conformer. pour leur terre. Avec le temps, ils ont développé un fort esprit de solidarité. Leur attitude en politique en est une de neutra - Je vous communique donc sans hésitation, les ordres et lité. Même s’ils occupent un territoire d’une importance instructions de Sa Majesté à savoir que toutes vos terres et stratégique pour la France et la Grande-Bretagne qui se dis - habitations, bétail de toute sorte et cheptel de toute nature putent la suprématie en Amérique du Nord, les Acadiens sont confisqués par la Couronne, ainsi que tous vos autres refusent de prendre les armes dans les conflits qui opposent biens, sauf votre argent et vos meubles, et vous êtes vous- ces deux nations. mêmes enlevés de cette Province qui lui appartient. En 1730, alors que la guerre fait rage, enjoints par le gouverneur Philipps, ils signent un serment d’allégeance Grand-Pré, le 5 septembre 1755 conditionnel qui, croient-ils, assurera leur neutralité dans L’ordre de déportation est exécuté par une troupe de d’éventuels conflits. Mais cette clause de neutralité n’est qu’une 2000 volontaires de la Nouvelle-Angleterre à laquelle se promesse verbale et l’ambiguïté de cet accord contient les ger- joignent 250 soldats britanniques stationnés en Nouvelle- mes d’une tragédie. Écosse. Ce sera plus de 7000 hommes, femmes et enfants qui En 1755, au moment où le conflit entre les Britanniques seront transportés par bateau vers les colonies du littoral Atlan - et les Français s’intensifie, les autorités britanniques décident tique américain. Pour dissuader les Acadiens de revenir sur de déporter de la Nouvelle-Écosse ceux qu’ils appellent les leur terre, on incendie leurs villages. Les maisons, les granges, « Français neutres ». Des députés acadiens, venus à Halifax les moulins et tous les autres bâtiments sont réduits en cendres, pour présenter une pétition, sont emprisonnés et le 19 août ne laissant que peu de traces des Acadiens qui y vivaient 1755, le lieutenant-colonel John Winslow arrive à Grand-Pré depuis plus d’un siècle. La grande majorité des déportés ne avec ses troupes. L’église Saint-Charles devient son quartier revirent jamais plus leur Acadie natale. général. Le 5 septembre, les hommes et les garçons de la L’exil dans les colonies britanniques fut encore plus cruel région des Mines reçoivent l’ordre de se réunir à l’église. que la déportation. Par petits groupes dispersés dans les villes Winslow leur fait la lecture de l’ordre de déportation. et les villages, ils vécurent au milieu d’une population

66 67 farouchement hostile à leur égard. Une loi votée à la législa- attendant sur la grève. Des époux se serrant l’un contre l’autre ture du Massachusetts en dit long sur leur condition de vie. Il pour un dernier adieu. Un vieil homme entourant de ses bras est décrété que si les anciens habitants français de la Nou - une petite fille qui pleure pendant qu’un chiot mordille le pan velle-Écosse sont trouvés en dehors des limites des bourgs de sa robe pour l’inviter à jouer. Ici, un soldat britannique, en dans lesquels cette législature leur a ordonné de demeurer, ils tunique rouge, escortant des colons. Là, quatre femmes coif- recevront sur le dos mis à nu, dix coups de fouet. fées de leur bonnet blanc de paysanne, inertes et silencieuses. Le gouverneur Lawrence avait aussi recommandé de Une autre femme qui tient dans ses bras un jeune enfant et qui s’emparer des jeunes enfants acadiens afin d’en faire de bons regarde les petites barques prendre le large pour rejoindre les sujets anglais. Plusieurs suivirent les recommandations du navires anglais. L’une de ces barques transporte son mari… gouverneur à la lettre et n’hésitèrent pas à enlever, parfois par qu’elle ne reverra plus. la force, des enfants en bas âge à des mères déjà persécutées Quel triste sort pour tous ces pauvres gens! et éprouvées. Disposés dans un grand cube de verre situé au centre du Plus au sud, en Virginie, on refusa d’accueillir les dépor - musée, quelques articles anciens – objets découverts lors des tés et on les envoya en Angleterre où ils demeurèrent dans des fouilles archéologiques: des fragments de vaisselle en terre camps de concentration à Bristol, Liverpool, Southampton et cuite, une base de flacon en verre français, des morceaux de Portsmouth. Plus de la moitié des exilés sont morts de porcelaine ornée de fleurs bleues, un robinet en laiton pro - chagrin, de privations ou ont été victimes d’épidémies. Le venant d’un tonneau en bois, des boutons de veston, un dé naufrage en mer de deux navires aura coûté la vie à de nom- à coudre en laiton, un fragment de pipe d’argile, des liards breux autres Acadiens. français et de la monnaie britannique, une guimbarde. La déportation prit fin officiellement en 1764 mais la Tous ces objets témoignant d’une autre époque repren- migration des Acadiens à la recherche d’une terre d’accueil se nent vie devant moi. J’imagine ce vieil Acadien jouant de la poursuivra pendant encore 50 ans. guimbarde entouré de jeunes qui dansent énergiquement sur Quelle tragédie! le plancher de bois. Je vois de jolies petites maisons avec leur Pour me remémorer ce triste épisode de l’histoire, je me toit en pignon, des repas en famille, la casserole fumante que suis rendu sur le site de Grand-Pré, à la petite église Saint- Charles qui a été reconstruite et transformée en musée. Mon la mère dépose fièrement sur la grande table autour de laquel - cœur se déchire à la lecture du texte original de l’ordre de le une multitude d’enfants rient et se taquinent pendant que le déportation, écrit à la main, et tiré du journal de Winslow. père les regarde en souriant. Je respire le parfum de l’herbe Quel malheur! Quelle injustice envers un peuple si paisi- fraîchement coupée qui se marie au vent salé du bassin et que ble! Mon regard se pose sur l’une des fresques qui ornent les la brise pousse jusqu’au village. Je vois une grand-mère à murs de l’église. Elle illustre la moisson: des femmes, en robe l’ombre d’un chêne, surveillant du coin de l’œil un bambin longue habillée d’un tablier blanc; des hommes, râteau à la aux cheveux couleur de blé qui joue avec un chat, pendant que main, travaillent joyeusement à former des ballots d’herbe ses doigts expérimentés et toujours agiles enfoncent l’aiguille près des aboiteaux situés aux abords du bassin des Mines. Une dans la soie. Je vois des jeunes gens au regard pétillant, assis jeune fille tient une cruche d’eau fraîche ou de cidre et en offre au bord de la mer, un dimanche après-midi… un verre à son fiancé. Bing! Bang! Un groupe de touristes new-yorkais entre Ici, un tableau de la déportation: des hommes, des avec fracas dans la petite église Saint-Charles. Je reviens sur femmes, des enfants, des vieillards tristes et désemparés, terre et continue ma visite.

68 69 Il y a une autre salle, là, derrière, plus petite, où se depuis le 23 décembre ils ont été mis dans une autre Maison trouvent des tableaux expliquant le trajet parcouru par les abandonnée il y a un an parce qu’elle était inhabitable, où la Acadiens à la recherche d’une nouvelle patrie. Un peu plus Pluie, la Neige, le Vent et la Tourmente circulent librement à loin, un petit cadre attire mon attention. Je m’approche. Je suis chacune de leurs attaques. bouleversé! Il s’agit d’une copie du texte original de la péti- Votre Pétitionnaire supplie donc Votre Excellence et Vos hon- tion d’un déporté acadien adressée à un gouverneur anglais. neurs de faire en sorte qu’ils soient transférés de ce Lieu de C’est une bien triste requête! Cet homme errant dans l’un des Détresse, à la ville de Salem d’où il a été emmené ou dans états de la Nouvelle-Angleterre plaide pour sa vie et celle de quelque autre Ville où il pourra trouver les moyens de vivre et sa famille: de subvenir confortablement à ses besoins et à ceux de sa famille. À Son Excellence Monsieur Thomas Pownal, Capitaine Général et Gouverneur dans la Province de Sa Majesté de la Et votre Pétitionnaire ne cessera de prier. Baie Massachusetts en Nouvelle Angleterre les Honorables Conseil et Chambre des Représentants. Francis X (sa croix) Meuse Boston, 6 janvier 1759 La Pétition de Francis Meuse (Mius) expose humblement.

Que votre Pétitionnaire, autrefois habitant de la Nouvelle- Pendant plusieurs minutes, je reste silencieux devant ce Écosse, avec un certain Nombre d’autres Personnes françaises texte. « Et votre Pétitionnaire ne cessera de prier » résonnait de Cap Sable, où elles avaient toujours vécu dans la plus par- maintenant dans tous les vestibules et tous les corridors de faite amitié avec les Anglais, qui venaient s’y réfugier lors de mon esprit. « Et votre Pétitionnaire ne cessera de prier »… leurs voyages de Pêche, a été emmené en Nouvelle Angleterre, et par ordre du Gouvernement, avec sa Famille, n’était-ce pas là ce que je devrais faire pour tous les gens qui, soit lui-même, sa Femme et dix Enfants dont 5 sont des Filles comme ce pauvre Acadien, vivent dans la plus profonde et 5 sont des Fils, le Fils aîné à peine âgé de 12 ans, a été détresse! placé à Salem, où ils vivaient confortablement et pacifique- Il y a beaucoup de choses que je puis faire pour alléger le ment mais, pour des raisons inconnues d’eux, furent trans- fardeau de ceux qui souffrent mais la prière n’est-elle pas férés en Février 1757 dans une ville appelée Tewskbury où ils aussi, devant Dieu, un élément important? Nombreux sont vivent depuis, si on peut appeler vivre le fait de respirer dans ceux qui ont découvert cette vérité lorsqu’à bout de souffle et les Profondeurs de la misère et du besoin. dans un cri de détresse, leur regard s’est tourné vers le ciel. Cet Endroit est très Pauvre, on ne peut guère y obtenir de C’est bien la moindre chose que je puisse faire. M’agenouiller Travail, non plus de salaire valant la peine qu’on en parle et demander à Dieu de donner toute la force nécessaire à celui pour le peu de travail qu’ils pourraient trouver à accomplir. qui ploie sous le fardeau de ses soucis, comme il a donné la force au peuple acadien de surmonter ses épreuves et ses La Maison dans laquelle ils ont vécu jusqu’au 23 décembre peines. dernier était une vieille Maison en Ruines abandonnée sans Cheminée ou quoi que ce soit qui y ressemble, de sorte qu’ils Je m’apprêtais à quitter la petite chapelle lorsque étaient obligés de se faire du Feu sur le Sol et étaient j’aperçois une grande plaque métallique sur laquelle sont aveuglés par la Fumée, sans un carreau de vitre dans toute la gravées de nombreuses inscriptions. Je m’en approche en ne Maison, bref on ne saurait imaginer un trou plus pourri, et soupçonnant aucunement que j’étais sur le point de faire la

70 71 découverte d’une réalité historique qui transformerait ma rela- tion avec le peuple acadien et qui concernait directement la vie de mes propres enfants. Sur ces plaques étaient gravés les noms de toutes les familles acadiennes qui habitaient jadis à Grand-Pré. Intrigué, je parcours la liste: Meunier; Olivier; Pellerin; Poirier; Préjean, dit Le Breton; Richard, dit Sansoucy; Richard, dit Cadet; Richard, dit Boutin; Samson; Terriot; Thibodeau; Voyer; Le Blanc (dont plusieurs, par la suite, ont dû changer leur nom en White); Dupuis (qui devinrent les Wells); Le Jeune (Young); Gosselin; Guérin; Hamel; Landry; La Vigne; Arseneau; puis tout à coup Broussard… BROUSSARD! C’est le nom de famille de la mère de mes enfants! Incroyable! Sans le savoir, je marchais sur une terre qui avait jadis été cultivée par les ancêtres de mes enfants! Il me fallait fouiller la question davantage.

72 BEAUSOLEIL-BROUSSARD

Le vent m’arrache la peau Il fouette les flancs Et glace l’âme de mon bateau PARMI LES ACADIENS qui habitèrent la région de Amarré à la barre j’entends ta voix, Miramichi pendant le Grand Dérangement (la déportation), J’entends tes mots Joseph Broussard, dit Beausoleil, fut sans contredit l’un de Chaque fois que le tonnerre ceux qui marqua le plus son temps. Durant une période de Me frappe de son écho près de vingt ans, où Français et Anglais se firent la guerre en Acadie au milieu du XVIIIe siècle, cet homme s’illustra en Au large du Cap Enragé tant que maquisard. En fait, il était perçu par ses ennemis an - Au large de tout ce que j’ai perdu, glais comme l’un des chefs de file de la résistance acadienne. Tout ce que j’ai sauvé Il vit le jour en 1702, à Rivière Port-Royal, un village de Peut-être que j’étais beaucoup trop loin l’ancienne Acadie. Il était le fils de François Broussard et de Pour empêcher Catherine Richard. Mon pauvre bateau C’est aux alentours de 1749, après la fondation d’Halifax, que les tensions entre la France et la Grande-Bretagne s’ampli - De prendre l’eau et de couler fièrent. Ces tensions aboutirent à un conflit ouvert qui résulta, entre autres choses, en la prise du fort Beauséjour en 1755 et Montre-moi l’étoile pour me guider le début de la dispersion des Acadiens. Pendant ces années Prends le vent dans tes bras pour le calmer tumultueuses, Joseph Broussard fut appelé à jouer un grand

ZACHARY RICHARD rôle en tant que combattant acadien, allié des Indiens. On doit (Album: Cap enragé) dire en effet qu’il jouissait d’une bonne réputation auprès de ceux-ci puisqu’il vivait comme eux et qu’il parlait leur langue. Le Père LeLoutre (un prêtre missionnaire venu de France et dont le rôle fut important dans l’histoire des Acadiens), avait une grande estime pour lui et son frère Alexandre. En plus de faire à son compte la traite des fourrures, les frères Broussard s’étaient engagés à faire au Père LeLoutre des rapports sur le

75 mouvement des Anglais. Lorsqu’en mai 1755 ces derniers Le premier juillet 1758, un détachement de troupes an - vinrent assiéger le fort Beauséjour, les frères Broussard se glaises infligea un dur revers aux résistants de la Petcoudiac. rendirent sur les lieux et participèrent aux combats. Un des Pendant la bataille, Joseph Broussard fut blessé à un talon. officiers français loua les mérites de Joseph Broussard et dit L’histoire veut aussi qu’il perdit un fils dans les affrontements. de lui qu’il était, parmi les combattants acadiens, l’un des plus Blessé, Broussard se rendit à Miramichi pour se faire braves et des plus déterminés. Suivant les exhortations du soigner. À peu près au même moment, les Anglais se rendirent Père LeLoutre, il réussit, avec un groupe d’Acadiens et maîtres de la forteresse de Louisbourg. La prise de Louis - d’Indiens, à capturer un officier anglais. Il se battit jusqu’à la bourg fit en sorte que les Anglais se sentaient désormais plus fin puisque le 6 juin, la journée même de la reddition du fort en mesure de s’attaquer aux camps de réfugiés acadiens où se Beauséjour, il dirigea une attaque contre les Anglais. trouvaient les principaux dirigeants de la résistance. C’est Même si ce fut sans doute à contrecœur, il accepta la ainsi qu’au milieu du mois de septembre 1758, ils s’atta - défaite. C’est ainsi que deux jours après la capitulation, il se quèrent aux établissements situés à l’embouchure de la rivière présenta devant le commandant des forces britanniques, le Miramichi, à l’endroit même où vraisemblablement se trou- lieutenant-colonel Robert Monckton, et servit de médiateur vait Broussard. Ils brûlèrent maisons et églises mais ne firent entre le commandant anglais et les Indiens. Il accepta de pratiquement aucun prisonnier, tous les habitants s’étant négocier la paix, à la condition qu’on lui accordât l’amnistie. enfuis à l’intérieur des terres. Deux mois plus tard, soit à la Le pardon lui fut consenti par Monckton mais sous mi-novembre, ce fut au tour des villages situés en bordure de réserve que ce dernier obtienne l’assentiment du lieutenant- la rivière Petcoudiac, dont celui des Broussard, à être pillés gouverneur Lawrence. Tout nous porte à croire que cet et détruits. On en profita pour saisir le navire corsaire de assentiment ne lui fut pas accordé, car quelques semaines plus Broussard et récupérer une chaloupe qui avait été perdue aux mains des résistants. Cela mettait fin pour ainsi dire à la résis- tard, Joseph Broussard ainsi que de nombreux compatriotes tance des Acadiens de la Petcoudiac puisqu’en novembre acadiens tombèrent dans un piège tendu par le commandant 1759 (c’est-à-dire un peu moins d’un an après ces incursions Monckton. Peu de temps après, il fut déporté en Caroline du anglaises), les résistants acadiens de la Petcoudiac de même Sud. que ceux des rivières Miramichi, Richibouctou et Bouctouche En février 1756, Broussard s’évada et vint rejoindre se rendirent au fort Beauséjour pour y signer une reddition. sa femme et ses enfants dans son Acadie bien-aimée. Ac - Malgré la promesse qu’ils avaient faite de tous se rendre compagné de quelques Acadiens, il parvint à la rivière au fort Beauséjour au printemps de 1760, plusieurs Acadiens Mississippi et atteignit Québec au milieu de l’été. Il retrou- préférèrent rester dans le maquis. Joseph Broussard et son fils va les siens à l’embouchure de la rivière Petcoudiac. étaient du nombre. Ils avaient trouvé refuge dans la région de Encouragé par les autorités françaises, il se mit de nouveau Miramichi, plus précisément à l’embouchure de la rivière à la tête d’un groupe de résistants acadiens. Le gouverneur Burnt Church, un endroit très éloigné des troupes anglaises Vaudreuil, suivant les représentations des Acadiens, lui permit cantonnées au fort Beauséjour. d’armer un petit navire corsaire naviguant dans la baie C’est à Restigouche, pendant l’été de 1760, qu’eut lieu le Française (Fundy) et d’organiser des attaques contre les dernier combat de la guerre de Sept Ans. Bien que les Anglais troupes anglaises du fort Beauséjour et de Port-Royal. Le vil- en sortirent victorieux, cela ne découragea pas Broussard et lage de Beausoleil devient l’un des principaux camps des les siens puisqu’un mois après la bataille de Restigouche, maquisards acadiens. nous les retrouvons à la rivière Saint-Jean où ils cherchent

76 77 toujours à intimider les Anglais. Il semble toutefois que leur affrétèrent des navires à Halifax et mirent les voiles pour les action fut vaine, car pendant l’hiver de 1761, le commandant Antilles françaises. Le départ de Broussard est signalé dans le du poste de Miramichi, Grandpré de Civerville, officier des courant de la dernière semaine de novembre. Son but, comme troupes françaises, rendit les armes, se conformant ainsi aux celui de la plupart de ses compatriotes, était de se rendre à termes de la capitulation de Québec. Broussard, qui demeurait Saint-Domingue, d’où il pourrait se rendre dans l’état du toujours à Miramichi, prit alors la tête d’un petit groupe Mississippi, le climat des Antilles s’étant avéré mortel aux d’Acadiens qui désiraient poursuivre la résistance. Acadiens de la Nouvelle-Angleterre qui s’y étaient rendus. À l’été de 1761, Pierre du Calvet, ancien garde-magasin L’opération réussit puisqu’au printemps de 1765, on retrouve du roi au poste de Miramichi, dressa une liste de tous les Joseph Broussard et sa famille en Louisiane. Le 8 avril de la Acadiens demeurant sur la côte, depuis la Gaspésie jusqu’à la même année, le commandant de cette colonie française le rivière Miramichi. Joseph Broussard et sa famille étaient tou- nomma capitaine de la milice et commandant des Acadiens de jours à la Miramichi et les Anglais soupçonnaient qu’il était la région des Attackapas. Broussard n’occupa cette fonction l’un des principaux responsables du refus des Acadiens de se que peu de temps puisque le 20 octobre, il rendit l’âme. Il était soumettre. Le général Amherst ordonna alors au commandant âgé de 63 ans. Son corps fut inhumé « au camp appelé du fort Beauséjour, le capitaine Roderick MacKenzie, d’aller BeauSoleil », un site situé près de Saint-Martinville et de la déloger ces derniers résistants acadiens. Arrivés à la Mira - ville de Broussard. Encore de nos jours, Joseph Broussard, dit michi, MacKenzie et ses hommes ne réussirent pas à arrêter Beausoleil, est considéré en Louisiane un héros national. Broussard qui, ayant eu vent de son plan, se réfugia à l’intérieur des bois. Dans le rapport qu’il produisit pour son mn commandant, le capitaine MacKenzie nota que les principaux Il est difficile de décrire la profonde impression qu’a sur chefs des résistants acadiens avaient été appréhendés, à l’ex- moi cette épopée de l’histoire acadienne et particulièrement ception de Broussard. Voici ce qu’il disait à son sujet: celle de Joseph Broussard. J’éprouve un grand respect à par- « This fellow I believe may be Catch’d this Winter or courir le récit de la vie de ces courageux colons. Je discerne spring by a Scout upon Snow Shoes which I will be dans les traits de caractère de ces pionniers un peu du tem- ready to try if you think him worthy So much notice.» pérament de mon fils et de mes filles. Je crois que je retrouve (Je suis prêt à conduire une escouade en raquettes pour aussi, dans ces pages douloureuses de l’histoire, un peu de attraper cet homme au cours de l’hiver ou du printemps compréhension face à ma propre douleur et je puise, dans le si vous le jugez digne d’un tel déploiement.) courage de ces gens, un peu de force. Sans doute aussi qu’instinctivement, je désire creuser C’est sans doute ce qui se produisit car dès l’été de 1760 jusqu’aux racines de ma vie, jusqu’aux racines de la vie de nous retrouvons Joseph Broussard et sa famille, prisonniers au Micah pour y découvrir le pourquoi de nos réussites et de nos fort Edward à Pisiguit. échecs! Au début de l’année 1763, la paix fut signée entre la France Ce que je n’ai pas de mal à imaginer en tout cas, c’est le et l’Angleterre, mettant ainsi fin à la guerre de Sept Ans. plaisir que j’aurais éprouvé si Micah avait été à mes côtés Désireux de vivre en territoire français, plusieurs pour explorer avec lui toutes ces richesses du passé, pour Acadiens refusèrent de prêter serment à la couronne britan- échanger nos commentaires, nos sentiments, et nous émer- nique. Au mois de novembre de 1764, beaucoup d’entre eux veiller ensemble d’avoir découvert les ancêtres de la famille

78 79 Broussard. Je me demande ce qu’il aurait pensé de ce Joseph pied des chaînes de montagnes, des forêts et des rivières au Broussard. Sans nourrir de ressentiment ou de désir de ven - prix de périls de toutes sortes, de fatigues et de privations geance envers les Anglais, je ne peux qu’admirer le courage inouïes. Pendant de longs mois, ce sont des bandes errantes de cet homme, sa persévérance à se battre pour une cause d’êtres tristes et faméliques qui se traîneront sur les chemins, juste, son incroyable ténacité, même dans la défaite. Micah s’efforçant de gagner la terre promise. aurait-il partagé cette admiration? Aurait-il perçu dans les Ce retour des réfugiés, qui devaient tout reprendre à zéro gestes de ce courageux guerrier son profond engagement à sur une terre qui n’était plus la leur et sur laquelle flottait défendre les plus faibles, les plus démunis? Aurait-il reconnu désormais le drapeau d’une autre nation, inspira Henry son affection pour les Amérindiens, une affection qui le pous- Wadsworth Longfellow à composer, en 1847, un émouvant sa jusqu’à aller vivre avec eux et à apprendre leur langue? poème intitulé Évangéline, lu et chéri par tous les Acadiens. Aurait-il ressenti cette passion, cette force qui coulait dans ses Il y raconte l’histoire de deux amoureux arrachés l’un à veines, cet attachement pour sa patrie? En y pensant un peu, l’autre au moment de la déportation et de leur vie passée à se il n’en pouvait être autrement puisque ces qualités, je les ai chercher. Les premiers vers nous transportent dans ce lieu déjà admirées dans la vie de Micah et dans celle de mes filles. féerique qu’avait été ce beau pays d’Acadie: En particulier, cette soif de justice, qui habitait en perma- nence dans le cœur de mon fils, cet engagement envers les Vous qui croyez à cette affection autres, cet amour pour les plus faibles, les petits, je les ai sou- Qui s’enflamme et grandit avec l’affliction; vent perçus dans sa vie. Cette grande passion qui nous permet Écoutez un récit que disent tour à tour, souvent de franchir les plus hautes montagnes, cette passion Et l’océan plaintif et les bois d’alentour. résidait dans son âme. C’est un poème doux que le cœur psalmodie Il est vrai que pendant la dernière période de sa vie, C’est l’idylle d’amour de la belle Acadie! comme il en a été pour le peintre Van Gogh, Micah s’est lais- Dans un vallon riant où mouraient tous les bruits sé consumer par cette passion qui brûlait en lui comme un feu Où les arbres ployaient sous le poids de leurs fruits, et les conséquences en furent tragiques. Néanmoins, dans mon Groupant comme au hasard ses coquettes chaumines, esprit, dans celui de sa mère, de ses sœurs, des parents et des On voyait autrefois, près du Bassin des Mines, amis, toutes ses qualités et la beauté de son cœur brillent Un tranquille hameau fièrement encadré, encore comme un soleil qui ne s’éteindra jamais. C’était, sous un beau ciel, le hameau de Grand-Pré. C’est bien cette ardente passion qui permit au peuple aca- dien de persévérer en dépit de la souffrance et de perspectives Du côté du levant, les champs, vaste ceinture, d’avenir limitées. En 1764, les instructions royales autori - Offraient à cent troupeaux une grasse pâture. sèrent les Acadiens à rentrer dans leur patrie à titre de colons. Ils devaient pour ce faire accepter de prêter serment à la reine De là son nom. Souvent alors les flots amers S’épanchaient sur ces bords par maints endroits divers, et devenir par le fait même sujets britanniques. Plusieurs Les fermiers vigilants, sans souci des fatigues, acceptèrent ce marché et on vit revenir en Acadie de nom- Élevèrent partout de gigantesques digues. breux exilés provenant des rives du Saint-Laurent, des îles En certaine saison ils allaient les ouvrir, Saint-Pierre-et-Miquelon et des colonies anglaises. Des Et libre, l’océan se hâtait de couvrir familles entières formèrent des caravanes et traversèrent à Les fertiles sillons devenus son domaine.

80 81 Ainsi vivaient alors ces laboureurs chrétiens. acadienne se retrouve dans le nom des rues (on y retrouve en Ils servaient le Seigneur, et leur vie était sainte. effet une rue Béliveau, une rue Landry, Cormier, un boulevard Ignorant les tyrans, ils ignoraient la crainte. Port-Royal et le boulevard des Acadiens). La paroisse de Saint-Louis de Blandford, située dans les Bois Francs, a éga - L’amour de leur terre natale ne fut jamais déraciné du lement été fondée par des Acadiens, tout comme Wotton en cœur des colons acadiens. Leur âme habitait toujours en Estrie. Ajoutons à cela que les premiers habitants des Îles-de- Acadie et malgré leurs misères et leurs peines, les souvenirs la-Madeleine sont en grande partie des Acadiens et qu’à qu’ils avaient laissés là-bas suffisaient à nourrir leur beau rêve Kamouraska, on retrouve une technique d’agriculture bien de revoir un jour leur patrie. Ce retour d’exil a été rude mais acadienne: les aboiteaux. leur bravoure n’aura pas été vaine puisque ce sont ces De retour de leur exil de Boston, de nombreux Acadiens Acadiens de retour d’exil qui, livrés à eux-mêmes dans la plus seront accueillis dans Lanaudière par les seigneurs de Saint- extrême des pauvretés, assurèrent la survivance de leur Sulpice. Ces anciens déportés s’installent à « L’Achigan » groupe ethnique. Obligés de repartir à zéro, misérables et sans (L’Épiphanie), à Saint-Sulpice et surtout à Saint-Jacques, dont instruction, ils vécurent dans l’isolement et l’abandon le plus ils seront les fondateurs et qui portera successiv ement les noms total. Seuls la pureté de leurs valeurs morales, leur amour du de Nouvelle-Acadie, Saint-Jacques-de-la-Nouvelle-Acadie, travail et le profond attachement à leur foi en Dieu permirent Saint-Jacques-de-l’Achigan et finalement Saint-Jacques-de- aux Acadiens de redonner une âme à cette Acadie complète- Montcalm. La population de Lanaudière éprouve une grande ment vidée de ses familles fondatrices. fierté de son origine acadienne et de nombreuses personnes L’histoire des Acadiens, toujours parsemée d’embûches, conservent des reliques des premiers ancêtres acadiens arrivés est un modèle de volonté et de courage. Pour moi, cette his- dans la région. toire se poursuit à travers la vie de mes enfants et celle de C’est en fait sur tout le territoire du Québec que se fait plusieurs de mes concitoyens. sentir la présence de l’Acadie. Dans la région de Chaudière- En effet, même si la présence acadienne au Québec est un Appalaches, le village de Saint-Gervais conserve dans ses fait peu connu, pas moins d’un million de Québécois peuvent armoiries un drapeau acadien en souvenir de ses fondateurs. être considérés comme de descendance acadienne. En Montérégie, des Acadiens revenus d’exil de la Nouvelle- Des milliers de Québécois portent un nom d’origine aca- Angleterre s’installèrent dans la vallée du Richelieu (Saint- dienne mais ils ne le découvrent généralement que lorsqu’ils Denis, Saint-Charles, Saint-Jean) et fondèrent une paroisse du font leur arbre généalogique. Le poète Gilles Vigneault, le nom de « L’Acadie ». Sur la Côte-Nord, les archives relatent sculpteur Louis-Philippe Hébert, ses deux fils Henri et Adrien, le passage d’un personnage important, Napoléon Alexandre l’écrivaine Anne Hébert, le couturier Michel Robichaud, Comeau, un médecin acadien. Il laissa son nom à la ville de Maurice Richard, Jean Béliveau, Pierre Bourque, maire de Baie Comeau. Montréal… voilà autant de personnalités qui ont une origine Il est clair que le peuple acadien est lié de très près à acadienne. l’histoire du Québec. Mais ma plus grande surprise a été de Mais l’influence de l’Acadie ne s’arrête pas aux person- découvrir que le fondateur du village où j’ai grandi, le curé nalités. En Gaspésie, les villes de Bonaventure et de Carleton Nicolas Tolentin Hébert, était aussi un Acadien. ainsi que le village de Saint-Alexis, dans la vallée de la C’est donc à un Acadien que le Lac-Saint-Jean doit la Matapédia, ont été fondés par des Acadiens. Même chose fondation de sa plus vieille paroisse, « Hébertville ». C’est pour le village de Saint-Grégoire de Nicolet dont l’influence dans ce petit village pittoresque, collé sur le flanc d’une

82 83 chaîne de montagnes recouvertes de sapins et d’épinettes que – Cool. j’ai vécu les plus beaux moments de mon enfance. Ma mère, – Lovely. âgée maintenant de 82 ans, ainsi que mon frère, mes sœurs et – Sentiment de fierté – signé, Christian Bourque, Petit leurs familles y résident toujours. Rocher, Acadie. Au centre du village s’élève un grand monument en l’honneur du curé Hébert. On le voit debout, en compagnie mn d’un colon qui tient sa hache de bûcheron sur l’épaule. Le bras De magnifiques jardins ont été aménagés sur le site de du curé Hébert est tendu vers l’avant, il pointe du doigt cette Grand-Pré. Des milliers de fleurs multicolores embaument de plaine fertile qui est devenue le comté du Lac-Saint-Jean. Ce leur parfum sauvage l’air chaud de l’été. De grands chênes qui me frappe, c’est le regard de ces deux hommes qui sem- baignent de leur ombre les visiteurs fatigués qui observent les ble fixer l’infini, au-delà des obstacles et des difficultés, de la petits canetons glissant joyeusement sur les eaux d’un étang. maladie et des épidémies, de la pauvreté et de l’oppression. On affirme ici que ces vieux chênes sont les seuls témoins des Un regard qui porte au-delà des siècles et des générations, un beaux jours du Grand-Pré de jadis. regard rempli d’espoir… un regard acadien. Non loin de l’église, au centre du site, s’élève un monu- Je quitte l’église Saint-Charles avec un pincement au ment à la mémoire de l’ancienne Acadie. C’est un bronze de cœur. Je jette un dernier coup d’œil au magnifique vitrail qui la belle Évangéline, héroïne du poème de Longfellow. On la orne l’édifice et qui illustre la déportation. L’œuvre est traver- doit à Henri Hébert, un sculpteur québécois d’origine aca - sée par une ligne rouge. Comme s’il s’agissait d’une page dienne. La jeune paysanne, vêtue d’une longue robe à franges déchirée… du sang… les vestes rouges des soldats britan- et d’un corsage noué sur la poitrine, marche sur un chemin de niques. On prétend que le 5 septembre de chaque année, les terre battue ou dans les champs, sans doute à la rencontre de rayons du soleil de midi impriment cette ligne sur la plaque son fiancé, le beau Gabriel. Sa tête, légèrement inclinée vers commémorant l’histoire acadienne installée à l’entrée de l’arrière, et son regard, fixant à la fois le ciel et l’horizon, lui la petite église. Pour moi, cette ligne rouge est à jamais donne un air rêveur. On la dirait vivante et comme victorieuse imprimée dans mon cœur. Non pour alimenter des sentiments des siècles passés: d’amertume ou de vengeance envers les Britanniques et leurs descendants, mais pour chérir et honorer ce peuple courageux Évangéline, elle était belle à voir. que sont les Acadiens. Avec ses dix-sept ans, et son brillant œil noir Avant de sortir, j’examine le grand livre d’or qui invite les Qu’ombrageait quelque peu sa brune chevelure, visiteurs à laisser leurs commentaires: Son œil qu’on eût dit fait du velours de la mûre Qui luit, près du chemin, aux branches d’un buisson. – Très bonnes descriptions. Au milieu du franc rire et des tendres propos, – Intéressant! La plus jolie alors, et pourtant la moins vaine, – Great history. C’était la douce enfant du vieux Bellefontaine. – Beautiful place. – Very beautiful gardens. Je contourne lentement le socle de la statue. Ce qui m’é- – Sad. tonne, c’est que le visage d’Évangéline semble afficher deux – Une belle page d’histoire. expressions différentes. D’abord, la jeunesse, le rêve, l’espoir. – Good job. C’est la belle Évangéline, ivre d’amour, innocente et pure, qui

84 85 savoure déjà le bonheur qu’elle aura dans les bras de son bien-aimé. Mais ce visage exprime aussi quelque chose qui ressemble à une force tranquille. On y retrouve les traits d’une femme plus âgée, une femme sûre d’elle-même et des siens. Son regard est franc et paisible. C’est celui d’une femme à qui l’on voudrait demander conseil, à qui l’on peut se confier et qui nous écoutera. Une femme qui suscite le respect parce qu’elle a traversé victorieusement les vicissitudes de la vie. La main droite d’Évangéline se pose doucement sur sa main gauche. Comme si cette main qui a travaillé la terre, moulu le blé, qui a caressé, essuyé les larmes, cette main de la femme âgée qui traverse les siècles venait prendre celle de la jeune fille pour lui dire, d’un geste sans parole: « Prends courage! Tu y arriveras! Tu vaincras! » mn Je quitte Grand-Pré. Le soleil brûlant amorce sa descente et donne au ciel sans nuage ses habits de pourpre. Au-dessus d’un champ de blé, planent deux grands aigles à tête blanche. Avant de retourner au chalet, je veux me rendre à l’en- droit que m’a indiqué l’un des guides de Grand-Pré, lieu de l’embarquement des déportés, le jour du Grand Dérangement. Je traverse un pâturage où de grosses vaches à lait broutent paisiblement. Puis, un champ de maïs dont les tiges font presque deux fois ma taille. Et au bout, entre l’extrémité du champ et le bassin des Mines, une grande digue, un aboiteau, qui isole la terre fertile des eaux salées de l’océan. En silence, je marche sur cette digue en pensant aux valeureux hommes qui l’ont construite. Je veux marcher là où ils ont marché. Debout sur cette terre sainte, devant le coucher du soleil, j’ai prié pour mes enfants et pour leurs futurs enfants. J’ai prié pour que Dieu leur accorde le même courage que celui qui animait leurs ancêtres acadiens et qu’eux aussi deviennent les bâtisseurs d’un monde meilleur. Près de la plage où accostaient autrefois les petites bar- ques de bois, un grand chêne, solitaire, regarde la mer.

86 À L’AIDE !

Y’a déjà fait plus beau En avant de mon bateau J’ai déjà eu le regard plus haut LES SOUPIRS DU VOYAGEUR ÉPUISÉ se mêlent aux râle- Emberlificotaillé dans mes rêves ments du blessé qu’il porte. Il est déterminé à aller jusqu’au J’rame en malade n’importe où bout mais la route est longue et le fardeau, de plus en plus J’me sens fou accablant. La fatigue le gagne. Des sentiments d’échec et Comme un loup qui perd le nord d’angoisse l’assaillent. Il sait maintenant qu’à tout moment, il Perdu chez nous risque lui-même de s’effondrer. Perdu dans mes accords J’sais pus quel bord aller mn J’ai trop voulu chercher, pis courir Au lever du jour, je suis allé à la mer. Les vagues cares- Pis attendre avant d’écrire saient doucement le flanc des petits rochers noirs qui bordaient De peur de barbouiller. le contour d’une crête pointant vers le large. Petit à petit, les Aidez-moi jets cristallins de la marée montante se faufilaient pour rem- Je suis en pleine tempête plir les bassins miniatures creusés au fil des ans sur la surface Je suis en plein raz-de-marée plate des rochers. Aidez-moi Couché sur une grande pierre lisse à regarder voyager les Aidez-moé nuages, je dormis un court moment. À mon réveil, les vagues Y s’passe pas c’qu’y devrait s’passer. qui tantôt berçaient mes rêves se sont transformées en enne- mies. L’eau couvrait déjà toute la partie inférieure de la pointe DANIEL BOUCHER (Album: Dix mille matins) rocheuse. J’avais l’impression de me retrouver dans un château fort assiégé. Plus tenaces qu’une armée de soldats, les vagues m’at- taquaient avec férocité. Elles frappaient les rochers en crachant sur moi leur écume. Inlassables, infatigables, elles ne me donnaient aucun répit.

89 Autour de moi, l’espace diminuait. Je distinguais encore égard. Leur attitude ne fit qu’aggraver mon angoisse. J’ai aussi le rivage mais la marée montante avait envahi la plage et l’eau cherché du secours auprès de gens qui prétendaient abolir les continuait à monter. Tout à coup, je n’ai plus la certitude que tabous de la société mais qui devenaient froids et distants aus- la cime de ma presqu’île ne sera pas submergée. Totalement à sitôt que le nom de Dieu était évoqué. Des professionnels de la la merci de cette force incontrôlable, je n’ai d’autre choix que santé, révoltés contre Jésus-Christ, et qui refusaient de lui faire d’attendre le retrait de la marée et que les vagues abandonnent la moindre place. peu à peu le combat en s’éloignant de moi, le dos courbé sous Comme le voyageur, je devais continuer à avancer, aussi la défaite. pénible que puisse être la marche. Un voyageur fort et mus- clé, mais fragile. Fragile comme tous les voyageurs… les mn voyageurs solitaires. Occuper le rôle d’un voyageur portant un blessé sur ses En plus d’avoir à supporter seul mon fardeau, j’étais aux épaules n’est pas toujours une tâche facile. Ce n’est pas non prises avec de forts sentiments d’amertume à l’égard du sys- plus toujours par choix que l’on se retrouve chargé du fardeau tème de santé et des médecins qui auraient pu, s’ils avaient été d’un autre. Les circonstances de la vie font parfois en sorte plus attentifs, sauver la vie de Micah. que nous nous retrouvons, sans même nous en rendre compte, Il est clair qu’ils ont manqué de jugement ou de compé- sur une île déserte, chargé de secourir une personne que nous tence dans leur diagnostic et leur intervention. C’est ce que j’ai aimons. En vérité, tous les voyageurs n’ont pas la force de découvert avec tristesse en consultant le rapport du coroner. supporter le poids d’un blessé sur un long trajet et il n’est pas Voici mot pour mot les recommandations adressées à la toute anormal que ce voyageur se retrouve un jour à bout de souf- fin du document: fle, sans ressources et sans espoir. À la Corporation des médecins du Québec, de pren- C’est la raison pour laquelle une multitude d’individus et dre connaissance de ce dossier et d’informer, s’il le d’organismes offrent du soutien à ceux et à celles qui sont juge nécessaire, les médecins travaillant en salle épuisés et qui ont besoin d’un moment de répit. L’avantage de d’urgence de l’effet de retard de la diphenhydramine vivre en société, c’est que les forces des uns peuvent parfois sur l’absorption gastro-intestinale et de suggérer supporter la faiblesse des autres. d’échelonner sur une plus longue période de temps le Suite au décès de Micah, je fus souvent perturbé par des suivi des patients. vagues de tristesse et des poussées de culpabilité difficiles à supporter. Je ressentais alors le besoin d’être entouré de gens À la Direction des services professionnels du Centre qui m’aimaient et en qui je pouvais me confier. universitaire de santé de l’Estrie, site Bowen, de sou - Ce besoin, hélas, n’a pas toujours été rempli et je me suis mettre le dossier au Comité de mortalité et de morbidité souvent senti comme un voyageur errant, portant seul le lourd afin que le Comité l’évalue et soumette ses conclusions fardeau de sa peine, sans savoir vers qui se tourner. Personne au Conseil des médecins, dentistes et pharmaciens, sur mon chemin n’arrivait à comprendre la complexité de ma afin que celui-ci prenne les moyens utiles afin de souffrance, de mes sentiments d’amour blessés et de la tragé - prévenir d’autres décès évitables. die que représentait la fin abrupte de ma relation avec mon fils. J’ai exprimé ma douleur devant des religieux pharisaï - Ce décès « évitable » était celui de mon fils! En lisant ces ques au cœur dur, indifférents et remplis de préjugés à mon lignes, j’ai ressenti monter en moi la colère et la rage. Micah

90 91 serait toujours des nôtres s’il n’avait pas eu affaire à quelques médecins se sont progressivement associés au projet et je suis individus incompétents qui n’avaient pas accompli leur travail fier de dire que nous sommes tous devenus amis. Le livre qui correctement. a résulté de notre travail et intitulé Dix médecins du Québec J’aurais voulu crier ma haine, mon indignation. Leur crier nous parlent de Dieu est maintenant distribué dans plusieurs en plein visage qu’ils n’étaient pas dignes d’occuper ces pays du monde. postes pour lesquels ils sont si bien rémunérés. Ce que je leur Je dois reconnaître que l’authenticité et la franchise avec souhaitais, c’était qu’un jour leurs propres enfants malades se lesquelles les auteurs du livre ont partagé des moments particu - retrouvent à la merci d’individus aussi maladroits qu’ils l’a - liers de leur vie, leurs succès, leurs échecs et leurs souffrances, vaient été envers mon fils et qu’ils comprennent la gravité de ont exercé sur moi un effet bénéfique. Certains des sujets leur insouciance et la douleur qu’ils avaient causée à notre abordés me rejoignaient particulièrement. L’un des auteurs famille. J’aurais voulu qu’ils soient tous mis au banc des avait choisi de traiter des lacunes de notre système de santé accusés et condamnés sans merci… et la haine commença à même s’il ignorait tout des négligences qui avaient entraîné la gagner du terrain dans mon cœur et la colère, à opérer ses ra - mort de Micah. D’autres avaient intégré dans leur chapitre les vages destructeurs dans mon corps. thèmes de la dépression, du suicide et du pardon. Pour ne pas succomber sous le poids de l’angoisse et de La réussite de ce projet ne pourra jamais me faire oublier l’amertume, je pris la décision de pardonner plutôt que de les circonstances qui ont entouré le décès de mon fils ni en laisser ces pulsions détruire mon âme. Déjà, le fait d’avoir aucun cas guérir complètement la blessure causée par son perdu Micah, de voir mourir mes rêves et mes espoirs de vivre départ. Cependant, je sais que j’ai fait un bon choix en laissant de beaux moments avec lui, affectait mon quotidien. Je ne le pardon faire son œuvre en moi. voulais pas m’évanouir au désert, sous le fardeau d’événe- Un livre, à lui seul, ne saurait remplacer l’affection d’un ments que je ne pouvais plus changer. Je ne voulais pas que ami et encore moins la présence réconfortante de Dieu. Mais les quelques roses laissées sur le seuil de ma vie se transfor- je sais qu’il peut combler certains moments de solitude et con- ment en roses des sables. tribuer à la guérison de ceux dont le cœur fait mal. Alors… j’ai crié! J’ai crié ma douleur! J’ai crié ma peine! Cette complicité dans l’épreuve, je l’ai moi-même ressen- J’ai crié pour dire à tous ceux qui ont mal que je ressentais tie à travers un récit qu’une amie à moi – psychologue et aussi leur chagrin! responsable d’un centre pour femmes en détresse – a eu la J’ai crié très fort et l’écho de ma voix a retenti jusqu’au gentillesse de me partager. Il relate un épisode de la vie d’une bout de la terre. personne qu’elle estime beaucoup et qui a été son professeur Pour ne pas laisser mon amertume envers les médecins de sociologie à l’université, le docteur Gary Leblanc. Le doc- gagner du terrain, j’ai choisi le chemin du pardon. Il me fallait teur Leblanc et sa famille ont, tout comme moi, traversé éviter de donner suite à des pensées de « malédiction » et l’affreux désert que représente le suicide d’un fils. Le texte nourrir une attitude correcte envers la profession médicale. écrit par le docteur Leblanc m’a profondément touché et il Pour y parvenir, j’ai, en tant qu’éditeur, amorcé un projet de m’a aidé à comprendre plusieurs éléments importants qui livre qui demandait la participation de médecins. facilitent mon processus de guérison. C’est avec sa permission Le projet a démarré à la suite d’une rencontre que j’avais et dans une attitude respectueuse que je cite ses précieuses eue avec l’un de mes bons amis qui avait pratiqué la médecine paroles. J’espère de tout cœur qu’elles seront pour vous une pendant cinq ans dans un orphelinat, au Mexique. Neuf autres source de réconfort comme elles l’ont été pour moi.

92 93 QUAND LA DIGUE SE BRISE

Une marée de souffrances, d’importantes leçons apprises, mais toujours sans réponse quant à mon fils. IL EST JUSTE DE DIRE que nous ne vivons pas toujours DR GARY LEBLANC notre vie comme nous l’avons prévu. J’ai souvent fait face à cette réalité en tant que thérapeute. Personnellement, je n’étais pas préparé à affronter les événements du mois de janvier 1999. Le traumatisme qui m’envahit après un diagnostic du cancer de la prostate, au début du mois, me parut insignifiant comparé à l’événement qui devait suivre: la mort de mon fils Shawn, le 28 janvier 1999, à l’âge de 27 ans. Shawn était un jeune homme brillant et talentueux avec un avenir prometteur. Sa mort prématurée nous a porté un coup dont nous ne pourrons jamais complètement nous remet- tre. Shawn était un étudiant exemplaire qui a complété ses années de secondaire avec une mention d’honneur et gradué de l’Université Baptiste de l’Atlantique (U.B.A.) avec les plus hautes notes. Il fut titulaire d’une bourse scolaire et termina une Maîtrise ès arts en sociologie à l’Université Acadia. Shawn était un athlète accompli. Au secondaire, il fut capitaine d’une équipe de basket-ball, de football et de rugby interscolaire. Il a aussi été capitaine de l’équipe de basket-ball intercollégiale de l’U.B.A. C’est d’ailleurs à cette université qu’il prit la déci- sion de vivre pour Dieu. Il fut président du comité des sports et lors de sa dernière année d’études, il occupa le poste d’as- sistant aux résidents, une position clé de leadership au sein de la vie étudiante.

95 Pour combler son goût de l’aventure, Shawn prit une Et il y a encore cette autre difficulté à laquelle je n’arrive année sabbatique d’un emploi qu’il occupait à Moncton et pas à faire face sans que mon cœur éclate en mille morceaux: voyagea dans toute l’Europe durant les mois de mai et juin je ne pourrai plus jamais dans cette vie présente partager avec 1998. Cette épopée s’avéra une merveilleuse expérience qui mon fils les choses que nous chérissions, nos rêves, nos lui permit de découvrir plusieurs nouveaux endroits et de espoirs, nos éclats de rire, nos larmes, je ne pourrai plus rencontrer de nouvelles gens. jamais le serrer dans mes bras. Nous n’aurons jamais la joie Toutefois, c’est son tempérament empreint d’amour et de de tenir sur nos genoux les enfants de notre fils aîné, lui qui gentillesse qui fit de lui un être cher auprès de tous ceux et aurait pu être un si bon mari, un si bon père. Je suis hanté de celles qui le connaissaient. Shawn a toujours démontré pour tristesse par tous ces rêves qui doivent mourir. Le chagrin les autres un intérêt authentique. Il a servi de tuteur à certains m’assaille à tous les jours à cause des paroles que je ne lui ai étudiants en difficulté pendant ses années au secondaire et il pas dites et que je ne pourrai jamais dire à cette précieuse per- travailla auprès d’autres jeunes dans un centre d’accueil de sonne – et je me demande si certains mots auraient pu faire Moncton. Il manifestait une grande sensibilité pour les moins pour lui une différence. Le seul espoir qui nous reste et qui fortunés. Peu de temps avant sa mort, il travailla à réaliser l’un nous soutient, c’est que nous serons un jour réunis avec lui de ses rêves, la mise sur pied de sa propre compagnie de vente dans le ciel, où il demeure présentement avec son Père céleste. au détail dans la ville de Moncton. Il était sur le point d’effec - Cette terrible tragédie, cette perte fatale, cette douleur qui réside en permanence dans notre cœur nous a rendus beau- tuer l’ouverture de son magasin. coup plus sensibles aux événements tragiques qui perturbent Quels sont les motifs qui le poussèrent à prendre la dé - la vie d’autres individus. Comme d’ailleurs mon diagnostic du cision de s’enlever la vie en ce tragique jeudi soir? Cela cancer de la prostate (qui heureusement a été traité avec suc- demeure un mystère pour nous, les membres de sa famille et cès) m’a sensibilisé quant à la prévention de cette maladie et pour ses amis. Nous serons hantés par cette question à tous les a développé en moi une compassion particulière pour ceux jours sans jamais en connaître la réponse. Shawn était pour qui en sont atteints. La mort de Shawn nous a rendus beau- moi un bon fils et un bon ami de même qu’un frère affectueux coup plus éveillés à la souffrance des autres. Je prends pour Neil et Jaclyn. Mon épouse et moi l’avons souvent conscience maintenant, comme jamais auparavant, que les entendu exprimer ses sentiments d’affection à notre égard et tragédies et le chagrin sont la part de plusieurs et que pour cer- le fait qu’il nous ait ainsi quittés nous perturbe intensément. tains c’est leur ration quotidienne. Je n’aurais jamais imaginé combien est profonde la dou - La notion que les malheurs sont la part des gens mauvais leur causée par la mort d’un enfant. Pour mon épouse Peg et ou que les malheurs sont la rétribution pour les actions moi, c’est tout notre métabolisme qui en fut affecté. Le cha- méchantes des hommes est erronée. Ces fausses perceptions grin nous a littéralement inondés et son ombre a couvert tous remontent toutefois jusqu’aux temps antiques. les aspects de notre vie. Il nous faut vivre un jour à la fois en Lorsqu’on demanda à Jésus si tel homme était aveugle puisant la force que Dieu communique, cependant la tristesse suite aux conséquences de ses propres péchés ou de ceux de monte comme une marée et envahit toutes les autres réalités. ses parents, il répondit: « Ni de l’un, ni des autres. » Une Même encore aujourd’hui, il y a des moments où l’image de réponse qui ébranla assurément la mentalité de cet auditoire cette tragédie s’infiltre comme à travers les fissures d’un bar- du premier siècle. À l’opposé, nous sommes tous conscients rage pour finalement inonder nos pensées de l’horreur et du que certaines gens aux qualités exemplaires se retrouvent dans traumatisme des événements de ce terrible jour. de grandes afflictions tandis que d’autres à l’esprit malin,

96 97 mènent une vie heureuse et prospère. Dans le livre de mal à bon escient pour nous enseigner quelque leçon à la l’Ecclésiaste, au chapitre 8:14, nous lisons: « Il est une vérité manière rude. L’amour de Dieu, sa force, son réconfort et sa qui a lieu sur la terre: c’est qu’il y a des justes auxquels il grâce agissent pour nous aider à survivre et sa présence se arrive selon l’œuvre des méchants, et des méchants auxquels manifeste à nous dans les pires moments, mais Dieu ne sus- il arrive selon l’œuvre des justes. » Même le grand apôtre Paul cite pas le mal de manière à ce qu’il puisse manifester ses a dû supporter son lot d’afflictions duquel il n’a jamais été attributs envers nous. Comme nous l’enseigne le Psaume 5:4 soulagé. Il a dû apprendre, comme nous le devons aussi, à « Car tu n’es point un Dieu qui prenne plaisir au mal. » vivre de la grâce seule de Dieu. Un autre élément important à souligner et dont je n’étais L’année qui vient de s’écouler m’a forcé à réfléchir pas conscient est l’étendue des conséquences d’une telle comme jamais auparavant sur la mort, la maladie et sur le mal tragédie. La mort d’un individu ou de plusieurs membres dans notre monde. La mort prématurée de Shawn sera tou- d’une même famille affecte les amis de la victime, l’Église jours une horrifiante tragédie en dépit de tout aspect positif qu’elle fréquente, le village où elle habite et ainsi de suite, qui pourrait en émerger. Je suis pleinement convaincu que semblable à l’effet des cercles dans l’eau d’un étang après la nous ne devrions jamais créditer du bon à ce qui est mal. C’est chute d’un objet. Il en fut ainsi après la mort de Shawn. Tous une chose que de reconnaître certains bons fruits qui peuvent les membres de notre famille ont expérimenté une forte dose émerger de situations malencontreuses mais c’est une autre de traumatisme et de douleur, mais la force de l’impact a aussi chose d’admettre que le mal est bon suite à certains éléments atteint notre parenté, les amis de Shawn et les amis de notre positifs qui en ont résulté. R.C. Sproul le décrit ainsi: « Tout famille, l’Église et les deux universités où Shawn a étudié. concourt au bien de ceux qui aiment Dieu, dans Romains Nous avons accueilli les condoléances provenant d’un bout à 8:28, témoigne du triomphe et de la puissance de Dieu sur les l’autre de l’Amérique du Nord. œuvres morbides du mal. Ce passage n’atteste aucunement que le mal est en réalité le bien déguisé. » Cette scène de ses meilleurs amis de l’équipe de rugby, de Par exemple, la mort et la maladie sont un résultat du ces hommes robustes pleurant dans notre salon, incapables de péché de la race humaine et n’ont pas été initiées par Dieu comprendre comment cet être tant aimé et apprécié avait pu « pour notre bien ». La vie est un don de Dieu et non la mort. faire une chose pareille, ne quittera jamais ma mémoire. J’ai été giflé par l’horreur de la mort et j’ai perçu son terrible Tout cela doit revêtir, pour nous chrétiens, une impor- visage. La mort d’un enfant, les maladies chroniques, les acci- tance significative face à notre implication envers les victimes dents tragiques — tout cela est affreux et brise notre cœur d’une tragédie. Nous limitons souvent notre soutien aux comme celui de ce Dieu qui nous aime. Je crois que le cœur membres de la famille éprouvée mais il y a d’autres gens con- de Dieu souffre avec le nôtre. Et même si certains événements cernés, et ils sont parfois nombreux, à éprouver certaines dif- se retrouvent pour ainsi dire « permis par Dieu », ce n’est pas ficultés à traverser ce genre d’épreuve. Notre relation d’aide lui qui en est à l’origine. en de telles circonstances devrait sans doute outrepasser le seul La mort de mon bien-aimé fils Shawn demeurera tou- soutien à la famille. jours une terrible tragédie, peu importe le bien qui pourrait en Tout au long de cette année, j’ai partagé la souffrance des ressortir. La force providentielle de Dieu est agissante pour membres de notre famille, des amis et collègues de Shawn et nous soutenir dans de pareils moments mais ces événements j’ai constaté que les traits de la personnalité de chaque indi- horribles sont le fruit du monde déchu dans lequel nous vidu affectent sa réaction lors d’une tragédie, de même que vivons et non pas un acte délibéré de Dieu utilisant ce qui est son processus de guérison. Nous avons tous des caractères

98 99 différents et réagissons tous différemment devant la perte d’un Le décès d’un vieillard est beaucoup plus prévisible que celui être cher. d’un enfant. Un individu au tempérament optimiste, de personnalité Le diagnostic et le traitement de mon cancer, ainsi que la positive, réagira différemment d’un autre individu. Les deux mort de la mère de Peg deux mois après celle de Shawn ont peuvent être profondément blessés sans que leur réaction ne été des épreuves difficiles. Mais elles sont inhérentes à la soit la même. Ainsi, l’un semblera supporter l’épreuve plus norme de vie à laquelle nous sommes habitués et dans un facilement que l’autre. Et cette différence sera d’autant plus sens, préparés. Mais le suicide de Shawn ne fait pas partie de marquée si l’individu au tempérament optimiste bénéficie la norme et nous a pris par surprise. Le jour suivant son décès, d’un soutien que l’autre n’a pas eu le privilège de recevoir. je roulais en direction de l’appartement de Shawn avec un de Est-il superflu d’ajouter que ces différentes réactions ne mes bons amis, Gordon, quand celui-ci souligna qu’il est plus correspondent pas nécessairement à un état plus ou moins naturel de voir des enfants enterrer leurs parents que l’inverse. élevé de foi et de confiance en Dieu? Il serait facile d’attribuer J’expérimente toujours ce déséquilibre, plusieurs mois un plus grand niveau de foi à la personne qui traverse un après les funérailles de mon fils. Il me semble que sa mort est temps d’épreuve plus facilement qu’une autre personne, tan- en complète contradiction avec la normalité de la vie sur terre, dis que la vraie cause serait chez elle les traits d’une plus forte d’autant plus qu’il ne donna aucun signe de ses intentions – du personnalité. Il existe de très grandes variantes de person nalité moins aucun que sa famille et ses amis auraient pu détecter. Notre tristesse est d’autant plus aigre du fait que nous ne chez les individus, comme c’est le cas de leur environnement pouvons comprendre le pourquoi de son geste ni la méthode et de leur héritage génétique, certains possédant de meilleures qu’il utilisa pour le concrétiser. Et même si je constate, plus aptitudes que d’autres – et Dieu ne viole jamais notre person- que jamais auparavant, que la science de Dieu dépasse mon nalité. intelligence et que ses voies me transcendent, il demeure J’affronte généralement ma douleur et mon chagrin en extrêmement difficile d’accepter une situation qui ne fait augmentant mon rythme d’activité et en communiquant aisé- aucun sens et qui n’en fera jamais. « Remets ton sort entre les ment avec ceux qui m’entourent. Par contre, mon épouse, Peg, mains de Dieu, sa perspective est plus élevée et plus étendue a tendance à se retirer. Son niveau d’activité diminue et elle que la nôtre » est facile à dire mais difficile à appliquer. devient moins expressive. Nous souffrons tous les deux mais Pour moi, tout cela est injuste, et j’ai traversé des phases utilisons différentes stratégies pour arriver à refaire surface. Il de confusion, de souffrance, de colère et de doute qui ont est donc important de tenir compte de ces différences quand suscité dans mon esprit d’honnêtes questions qui ne recevront vient le temps d’offrir notre soutien. Nous devons prendre en peut-être jamais de réponses dans cette vie. Où se trouvait considération les caractéristiques individuelles des gens qui donc, pour Shawn, cet « ami fidèle comme un frère » le soir souffrent ainsi que leur propre façon d’aborder leur douleur. de cette horrible tragédie? Quels étaient les sentiments de J’aimerais ajouter à cela l’ultime importance que revêt Shawn? Quelles étaient ses pensées? Comment a-t-il pris l’implication des parents, des amis et des collègues de travail cette décision? Pourquoi? Pourquoi? Mille fois pourquoi? auprès de ceux et celles qui traversent un deuil. Dans de Je n’ai pas de réponses. Mais je sais que la grandeur de pareilles circonstances les gestes d’amour peuvent faire toute Dieu dépasse ma compréhension et qu’il comprend mes la différence. doutes, mes questions et même ma colère. Je sais qu’une fois Les circonstances qui entourent une mort subite ont beau- au fond du trou noir, il n’y a pas d’autre alternative que de coup à voir avec l’étendue et la profondeur de notre chagrin. se tourner vers lui, car en toute fin, comme l’ont compris ses

100 101 disciples, c’est lui qui détient les paroles de la vie éternelle. ont souffert ce même type d’événement; ils sont pendant Toutefois, je n’ai toujours pas de réponses au sujet de la mort longtemps submergés par des vagues de douleur et de chagrin. de Shawn! J’ai donc appris que ceux et celles qui souffrent ainsi peu- Et en dépit de tout ce questionnement quant à ce jour hor- vent nécessiter notre soutien pendant des périodes plus pro- rible de 1999, j’ai compris l’importante vérité que Dieu prend longées que prévu. soin de nous dans nos temps d’extrême détresse. Il nous com- Toutefois saisissez bien ce que j’affirme: je préférerais munique force, réconfort et guérison. Mais non pas à travers être demeuré passif et n’avoir appris aucune de ces leçons si quelques formules magiques porteuses d’énergie et ayant le je pouvais inverser la situation et voir revivre mon fils. Ce qui pouvoir d’annihiler instantanément toutes nos douleurs, toutes a pu ressortir de bon de cette tragédie ne peut pallier le mal nos blessures, tous nos doutes et toute notre tristesse. qu’elle a causé et ne le pourra jamais dans cette vie. Mon fils Dieu communique plutôt ses soins à travers les gens. Il l’a me manque. J’aimerais tant le voir près de moi aujourd’hui. fait pour nous à travers nos amis, notre famille, le personnel et Mais il est bel et bien disparu, et Dieu a planifié pour moi les étudiants de l’université, les membres de notre Église, nos des occasions d’être utile à d’autres de manière à diminuer voisins et plusieurs autres aimables gens qui ont prié pour quelque peu ma propre souffrance. nous, qui nous ont visités, qui ont envoyé des cartes de Et lorsque tout a été dit, il est nécessaire d’ajouter que souhaits et écrit de petits mots, afin de nous laisser savoir, de Dieu est toujours présent et que sa grâce bienfaisante nous la manière la plus gentille, qu’ils nous aimaient et pensaient à soutient même dans les plus terribles moments. Il ne nous a nous. jamais abandonnés, même si en certains temps nous nous sen- S’il existe quelque aspect positif qui puisse émerger d’un tions si seuls. Son amour est toujours une source de force et tel drame, eh bien il s’agit du merveilleux réconfort que nous de réconfort. Comme il l’a promis, il est toujours présent avec ont procuré cette multitude de gens qui ont compati à notre nous. souffrance. C’est à travers leur amour que Dieu a pris soin C’est ce qui doit nous fortifier et nous donner espoir. Car de nous. Ce fut pour moi une importante leçon. J’ai compris sans espoir, tout est perdu, même notre goût de vivre. Soit que mieux que jamais qu’il ne suffit pas de demander à Dieu de nous gardions l’espoir, soit que nous mourrions dans la bénir les victimes d’une tragédie, mais qu’il faut aussi être détresse. Et puisque Dieu est avec nous à tous les jours, il prêt à devenir son instrument de bénédiction. À travers notre redonne un sens à notre vie et nous accorde le courage de faire tragédie – et je la nommerai toujours ainsi – j’ai eu l’occasion face au futur avec une lueur d’espoir. de devenir moi aussi un instrument de Dieu dans des situa- mn tions où des endroits où l’on m’accorde maintenant une certaine crédibilité. Lors d’un de mes passages au Nouveau-Brunswick, j’ai J’ai compris par ailleurs que le temps n’est pas nécessai - fait une halte à Moncton avec le désir de passer un peu de rement un facteur de guérison. Cela fait un peu plus d’un an temps avec le Dr Leblanc. Je voulais le remercier et lui dire que Shawn nous a quittés et bien que certains des symptômes combien j’appréciais le texte qu’il avait rédigé. physiques reliés à la douleur aient disparu, l’horreur de cette J’ai bien fait d’aller le rencontrer. Le premier regard qu’il macabre journée est aussi réelle pour moi aujourd’hui qu’elle a eu pour moi en ouvrant la porte de son bureau m’a fait l’était alors. Et il en est de même pour plusieurs de ceux qui comprendre que je serais accueilli et compris.

102 103 Me voilà, assis à converser avec un homme qui a vécu une tragédie semblable à la mienne, dans ce lieu où, quelques mois auparavant, Shawn était venu gentiment le saluer et lui remettre des bouquins qu’il lui avait empruntés, avant d’aller mettre fin à sa vie. Sur l’une des étagères de la bibliothèque, je remarque une photo de famille. C’est une famille heureuse et épanouie. Je vois Shawn pour la première fois: un beau et grand jeune homme, souriant, l’air intelligent et les yeux brillants. Puis le Dr Leblanc attire mon attention sur un petit tableau que Shawn lui avait acheté au cours de son voyage en Europe. Il représente un golfeur. Son fils l’avait choisi exprès, sachant combien son papa aimait jouer au golf. Nous sommes demeurés ensemble un long moment à partager, tour à tour, nos vies, nos peines, nos interrogations et nos sentiments communs. Nous n’avons pas élaboré de grandes philosophies sur le thème du suicide et nous n’avons pas trouvé de réponses à nos interrogations. Nous avons simplement bavardé et je crois que nous avons ressenti l’un pour l’autre une réelle compassion. Je sais que le Dr Leblanc devait être débordé de travail cette journée-là puisque nous étions en pleine rentrée scolaire. Je suis d’autant plus touché qu’il ait pris le temps de me recevoir. Cette rencontre m’a permis de comprendre à quel point il est bénéfique pour des êtres humains qui traversent les mêmes épreuves de se rencontrer et d’échanger leurs sentiments. Cela n’est pas toujours évident, surtout pour nous, les hommes, qui avons la réputation de refouler nos peines plutôt que de les extérioriser. Mais croyez-moi, l’effort en vaut la peine!

104 LE TEMPS DES CATHÉDRALES

Dors, toi qui ne sais pas encore Tout ce qui t’attend dehors Quand la vie te jettera dans la gueule du loup COMME L’AFFIRME le Dr Francine Nicloux dans le livre Quand tu reviens de l’école Dix médecins du Québec nous parlent de Dieu: « Rien ne En me posant des colles nous appartient: ni la vie ni la mort ni la santé ni notre avenir. Sur la vie ou tout autre sujet tabou La seule chose qui nous appartient est la manière dont nous Moi je te dis Aime agissons ou réagissons, sachant que Dieu est toujours là pour C’est la seule vraie raison de vivre nous bénir, nous soutenir et nous enseigner. La seule réalité est Le plus dur des chemins à suivre que notre vie sur terre est très courte face à l’éternité. » Ça ne s’apprend pas dans les livres Le Dr Nicloux exposa cette réflexion suite à un temps Aime, c’est la loi de la Bible d’épreuve qu’elle et sa famille traversèrent. Leur fils Jérémie, Le rêve encore possible d’un univers âgé de seize ans, s’est retrouvé subitement atteint d’une ma - Où tous les hommes seraient des frères ladie dont les conséquences auraient pu être très graves. Fort heureusement, la médecine a réussi à tout contrôler et Jérémie BRUNO PELLETIER a recouvré la santé. (Album: Miserere) Les épreuves que nous devons traverser peuvent nous aider à connaître Dieu sous un angle qui nous était jusqu’alors inconnu. En dépit du fait que Dieu soit devenu la cible de beaucoup d’accusations injustes (comme s’il était la cause des malheurs humains), il est néanmoins devenu pour plusieurs la source du soutien et du réconfort dont ils avaient besoin dans les moments où leurs propres forces ne suffisaient plus. Malheureusement, la panoplie des philosophies plus ou moins « spirituelles », les guerres « saintes », les abus commis par certains membres du clergé et l’infatigable harcèlement des sectes ont créé un climat de méfiance et de confusion dans notre société.

107 La spiritualité est devenue une réalité que certains Avec de telles attitudes, il n’est pas étonnant de constater aimeraient éviter à tout prix. Pourtant, elle n’a pas fait que du que les églises demeurent vides plutôt que d’y voir affluer la tort! La foi chrétienne plonge ses racines dans l’histoire de multitude de gens blessés et assoiffés de la vraie foi qu’elles notre culture et même au-delà, elle pénètre toute l’histoire devraient normalement accueillir. humaine. Il suffit de se pencher quelques instants sur la vie Dans la société actuelle (et en particulier au Québec), ce d’individus tels que François d’Assise, Jean-Sébastien Bach, sont les psychologues et les intervenants sociaux qui ont pris le Dr Albert Schweitzer, mère Thérésa ou encore, plus récem- la place des curés. Les gens vont vers eux pour recevoir ment, sur la lettre d’adieu que l’ex-ministre Camille Laurin a l’absolution de leurs fautes et libérer leur conscience de la cul- adressée à son épouse avant de franchir le seuil de l’éternité, pabilité. pour constater l’empreinte que Dieu a encore chez les hommes. J’ai moi-même vécu quelques rencontres avec des inter- La foi peut être une puissante source de soutien à condi- venants qui adoptaient une approche incroyablement froide tion qu’elle soit habitée par Dieu. La raison pour laquelle bien parce qu’uniquement cognitive et qui s’imaginaient que leurs des gens ont un sentiment d’indifférence, voire d’écœure- connaissances en psychologie pouvaient se substituer à ment, lorsqu’ils entendent prononcer le nom de Jésus-Christ, l’amour et au respect, les ingrédients essentiels à une véritable c’est que trop souvent, la religion a été utilisée comme outil guérison de l’âme. politique, comme moyen de pression ou de manipulation pour La tragédie, chez bon nombre d’intervenants, c’est qu’en voulant contrecarrer les effets parfois néfastes de la religion promouvoir des causes qui n’avaient rien à voir avec Dieu. Il des hommes (les hommes religieux n’ont pas toujours su importe donc, à notre époque, de faire la distinction entre la comment communiquer l’amour et la guérison divine), ils en religion manipulée par les hommes et l’amour authentique de sont venus à supprimer l’idée de Dieu lui-même. Plusieurs se Dieu. Ce ne sont pas toutes les Églises qui sont bonnes ou sont tournés vers les philosophies du Nouvel Âge. D’autres mauvaises, ce ne sont pas tous les prêtres et tous les pasteurs encore choisissent un athéisme vide de tout principe moral. Le qui sont de bons ou de mauvais conseillers. Ce ne sont pas non problème, en supprimant Dieu, c’est que l’on supprime aussi plus tous les psychologues, tous les travailleurs sociaux et certaines valeurs bibliques essentielles au bon fonctionnement toutes les thérapies qui sont de bonnes ou de mauvaises aides de la société. Au Québec, cet abandon des valeurs bibliques a pour les personnes qui souffrent dans l’âme. eu des résultats catastrophiques. Dans certains milieux religieux, les divorcés sont encore Selon les indices sociétaux, les Québécois sont parmi les traités comme s’ils faisaient partie d’une caste inférieure. On gens les plus malheureux sur terre. leur interdit de siéger sur les comités pastoraux et on leur On sait déjà que depuis quelques années, le Québec bloque l’accès aux activités qui leur permettraient de s’adres - détient le record de suicides chez les jeunes. Cette triste sta- ser en public. Cependant, on accueille à bras ouverts leurs tistique s’est maintenant étendue au groupe des hommes âgés contributions financières. Je peux citer le cas d’une Église où entre 19 et 40 ans, tant et si bien que, dans un récent article du un père désespéré dont le fils venait de se suicider s’est vu Journal de Montréal, on nous apprenait que l’année 1999 refuser le droit d’être accueilli sous prétexte que l’on n’avait avait pulvérisé le record du plus grand nombre de suicides pas la maturité pour admettre des individus avec de tels jamais enregistré au Québec. Le suicide est maintenant, et de « problèmes ». Dans une autre Église, on a fermé la porte à un loin, la première cause de décès non naturel dans notre jeune qui était venu confier au pasteur ses tendances homo- province. On compte maintenant deux fois plus de suicidés sexuelles dans le but de recevoir de l’aide. que d’accidentés de la route.

108 109 Les Québécois détiennent également le record mondial Jésus répondit: en ce qui a trait aux avortements. Ce sont 27,6 % des femmes « Que dit la loi de Moïse à ce sujet? » enceintes qui, au Québec, se font avorter. Statistique Canada Et l’homme lui répondit: vient de publier des données qui révèlent que cette tendance « Elle dit: tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton continue de croître. Nous détenons aussi le record des nais- cœur, de toute ton âme, de toute ta force, et de toute ta pensée, sances en dehors du mariage, 54,3 % des enfants nés au et tu aimeras ton prochain tout autant que tu t’aimes toi- Québec ayant vu le jour au sein de couples non mariés, ce qui même. » représente plus du double des naissances hors mariage « Bien! lui répondit Jésus. Fais ceci et tu vivras. » observées dans les autres provinces. De plus, notre taux de Voulant justifier son manque d’amour pour certaines natalité en 1998 a été de 1,45 enfant par femme alors que les catégories de personnes, l’homme demanda: démographes nous disent qu’il faudrait atteindre un taux de « Qui est mon prochain? » 2,1 enfants pour simplement maintenir notre population. Jésus lui répondit par un récit: Encore là, le Québec se retrouve loin derrière les autres provinces canadiennes. « Un Juif qui se rendait de Jérusalem à Jéricho fut attaqué Un autre indice du mal de vivre des Québécois: c’est, de par des bandits: ils le dépouillèrent de ses vêtements et de son toutes les provinces canadiennes, du Québec que l’on émigre argent, le rouèrent de coups et le laissèrent à demi mort sur le le plus. En clair, il y a plus de gens qui sortent du Québec que bord de la route. de gens qui y entrent. Même en atteignant le plafond actuel de Un prêtre juif vint à passer là par hasard, mais lorsqu’il le 30000 émigrés par an, on ne pourra compenser la perte de vit, il traversa et continua sa route. Un autre Juif qui partici- citoyens qu’entraîne cette forte émigration. Serions-nous un pait au service du temple s’approcha, regarda le blessé et peuple en voie de disparition? poursuivit son chemin. Survint enfin un de ces misérables Samaritains; il ressentit une profonde pitié à la vue du blessé. Eleanor Roosevelt a dit un jour: S’agenouillant à ses côtés, le Samaritain nettoya ses blessures et lui fit un pansement, puis il le hissa sur son âne et l’emme- Celui qui perd de l’argent perd beaucoup. na avec lui jusqu’à une auberge où il le soigna toute la nuit. Celui qui perd un ami perd beaucoup plus. Le lendemain, il donna deux deniers à l’hôtelier en lui Celui qui perd la foi perd tout. demandant de prendre soin de l’homme. « Si tu dépenses davantage pour lui, lui dit-il, je te rem- Ne serait-il pas sage de reconnaître nos erreurs et de nous bourserai à mon retour. » tourner vers Dieu et vers la Bible afin de réapprendre à devenir un peuple prospère et heureux? « À ton avis, lequel de ces trois hommes a été le prochain mn de la victime des bandits? » L’homme répondit: « Celui qui a eu pitié de lui. » Jésus dit: « Oui, maintenant, va et fais de Un jour, un spécialiste de la loi de Moïse vint poser des même. » questions à Jésus pour mettre à l’épreuve sa doctrine. Il lui demanda: Dans mon livre-témoignage des dix médecins, le docteur « Que doit-on faire, Maître, pour vivre dans le ciel pour Alain Bérubé établit un parallèle intéressant entre la science et toujours? » la foi. Voici ce qu’il affirme:

110 111 Selon moi, la prière et la médecine sont très complémentaires. Cette femme s’en est retournée soulagée d’un énorme Malheureusement, la spiritualité a été extirpée de la médecine fardeau, mais l’hôte est demeuré prisonnier de ses péchés et particulièrement de la psychiatrie. Les gens n’ont pas cachés. seulement besoin d’antidépresseurs. Ils ont souvent besoin Le pardon de Dieu accomplit des miracles dans la vie de d’être écoutés, acceptés, entourés, soit par un conjoint, une famille ou un psychiatre. Si ce type d’intervention contribue à ceux et celles qui viennent à lui. Nous en avons des exemples leur guérison mais jamais ou rarement à une guérison totale, tout autour de nous. je me dis: « Pourquoi s’arrêter là? » J’ai entendu le témoignage d’un groupe de jeunes qui, Une autre dimension à la vie est la dimension spirituelle. dans leur désir de venir en aide aux gens malheureux de leur C’est elle qui donne tout son sens à la vie. ville, avaient loué une salle située au-dessus d’une taverne. Ils Plusieurs de mes patients vivent une crise existentielle. Ils se avaient investi de leurs propres économies pour rendre les demandent ce qu’ils font dans la vie et pourquoi ils sont ici. lieux accueillants, ils avaient acheté des petites tables, un bon Ils savent très bien que tout n’est pas que matériel et que le système de son et ils invitaient des artistes locaux à venir ani- côté spirituel existe. Alors pourquoi ne pas utiliser cette dimension spirituelle pour mer les soirées de musique contemporaine et de témoignages les aider? chrétiens. Fréquemment, plusieurs des habitués de la taverne, attirés La découverte de l’amour et du pardon de Dieu est tou- par la musique, se retrouvaient, un verre à la main, au deuxième jours une source de guérison. Il n’existe pas de paramètres que étage. L’un de ceux-là était connu dans toute la ville comme l’on pourrait qualifier de « limites de l’amour de Dieu ». un ivrogne invétéré. Du matin au soir, il déambulait en L’amour de Dieu est infiniment plus vaste que l’océan et son titubant sur les trottoirs et son médecin ne lui accordait que pardon peut atteindre le plus profond des abîmes. quelques mois à vivre. Un jour qu’il se trouvait assis à l’une La Bible nous raconte qu’un jour, Jésus s’assit à la table des tables du deuxième étage, l’un des jeunes chrétiens fut d’un homme important et respectable. Pendant le repas, une touché d’une compassion particulière pour cet inconnu. Il prostituée s’élance vers Jésus, et lui baigne les pieds de ses ressentit même, dans son for intérieur, comme un message larmes. venant du Seigneur, un message qu’il devait transmettre à ce Pour l’hôte, cette femme n’est qu’un rebut de la société et pauvre buveur. manifestement, sa présence l’intimide. Ou bien, peut-être lui- Il consulta sur-le-champ l’un des pasteurs. Ce dernier même avait-il été, secrètement, son client, et craignait-il que décida de l’accompagner auprès de l’homme et tous les trois ses convives ne l’apprennent! engagèrent une conversation. Même s’il n’en saisissait pas Comme ce personnage indifférent exposé par le croquis exactement la portée, le jeune homme en profita pour partager de Micah, cet homme respectable a un cœur de pierre. le message que Dieu avait placé dans son cœur: « Cher mon- Toutefois, Jésus sait lire entre les lignes et entre les cicatrices sieur, il me semble que notre Père céleste aimerait vous dire des cœurs souffrants. Il sait que les nombreux hommes qui ont qu’il a à votre égard beaucoup de compassion. Il vous aime et profité de la beauté de cette femme ne lui ont offert en retour comprend votre souffrance car lui aussi a vu mourir son fils que d’amères déceptions. Il comprend que sa situation est unique. » sans issue. Il sait que plutôt que de choisir d’en finir avec la À ces mots, le vieil alcoolique s’effondra en larmes et vie, elle a préféré venir pleurer à ses pieds. « Je te pardonne », pendant de longues heures personne ne put le consoler. lui dit Jésus, en caressant doucement ses beaux cheveux Ce que le jeune chrétien ignorait, c’est que cet homme bouclés, « va et ne pèche plus. » avait été, plusieurs années auparavant, un citoyen prospère et

112 113 heureux. Un jour, son jeune fils fit irruption dans la pièce où Carl provenait d’un milieu familial dysfonctionnel. À il se reposait, tenant entre ses mains une arme à feu qu’il avait l’âge de quatre ans, sa mère l’abandonna et, sous la menace de sortie du placard. Le père savait que cette arme n’était jamais son ex-conjoint (le père de Carl), un criminel violent qui jurait chargée et que la réserve de balles était bien cachée. L’idée lui de faire assassiner le nouvel ami de sa mère, elle quitta la ville vint de jouer au cow-boy avec son fils. Ce qu’il ne savait pas, en coupant tous les ponts derrière elle. c’est que son fils avait découvert la cachette des munitions et Carl fut confié à ses grands-parents. Il visita régulière- qu’il avait chargé le fusil. Le père appuya sur la détente et il ment son père en prison, tout à fait inconscient de la situation vit devant ses yeux la tête de son enfant éclater en morceaux. vécue par son père. On lui avait en effet laissé croire que ce Incapable de se pardonner une telle négligence, il sombra dans père, son héros, avait été enrôlé dans les forces armées et que le désespoir le plus profond et dans l’alcoolisme. la prison qu’il habitait était en réalité son quartier général. Mais après plusieurs années d’horribles tourments, cet Les années se succèdent, Carl est adolescent. Il apprend homme malade se trouvait assis à la table d’un café, écoutant la vérité sur les délits de son père et sur les actes d’extrême les paroles que Dieu lui adressait par la bouche d’un jeune violence qu’il a commis, en particulier contre les policiers. Il homme. Sur le coup, il sentit monter en lui les douleurs du continue à le visiter et réussit même à lui fournir de la drogue. passé et il s’effondra en sanglots. Son cœur fut bientôt rempli Carl a quinze ans. Il est dégoûté de la vie. Il pense au sui- de l’amour et du pardon de Dieu qui coulaient en lui comme cide. Son avenir se présente comme un trou noir. Pourra-t-il une rivière bienfaisante. un jour devenir un bon citoyen, un bon époux, un bon père? Non seulement son cœur et son âme furent guéris, mais De toute façon, il est persuadé qu’il finira tôt ou tard par se une visite médicale révéla que son estomac et son foie avaient faire assassiner. À seize ans, il revoit sa mère pour la première également été miraculeusement guéris. Il cessa de boire et fois mais cette tentative de rapprochement ne dure que quatre mois. À dix-sept ans, il est impliqué dans deux activités crimi - redevint un homme heureux. nelles en compagnie de son père qui multiplie ses aller-retour Je crois qu’il faut admettre que, dans certains cas, il n’y en prison. L’un de ces délits comporte un kidnapping. L’aven - a que Dieu qui puisse intervenir et redonner la vie aux mal- ture se termine mal: Carl et son père, cachés dans un motel, heureux. De plus, l’amour ranime toujours l’espoir. Il est sont repérés par les policiers. À la suite d’un échange de coups étonnant de remarquer à quel point les gens qui ont traversé de feu, le père est blessé à la jambe après qu’il ait lui-même de dures épreuves développent une compréhension toute parti - atteint un policier d’un projectile. culière envers les êtres qui traversent les mêmes difficultés. Carl poursuit sa descente aux enfers. À l’âge de dix-huit J’ai rencontré une jeune Péruvienne ayant immigré au ans, à l’occasion d’une dispute avec sa petite amie, il frappe Canada après avoir vécu des situations difficiles dans son un policier et se retrouve derrière les barreaux. pays natal. Après plusieurs années d’efforts et de persévé - À l’âge de vingt ans, Carl est de nouveau incarcéré. Cette rance, elle compléta une maîtrise en psychologie dans le but fois, il devra purger une sentence de treize ans pour voie de de venir en aide aux jeunes Canadiens. En plus de consacrer fait, vol et kidnapping. de longues heures à ses travaux scolaires, elle œuvrait comme La vie de prisonnier n’est pas toujours facile et Carl est bénévole dans un centre pour jeunes en détresse et auprès des régulièrement envoyé en cellule d’isolement en raison de ses jeunes de la rue. Elle rédigea sa thèse de maîtrise sur le com- mauvais comportements. Carl s’est endurci à côtoyer le monde portement d’individus incarcérés dans les prisons d’État et du crime, son cœur est meurtri et blessé. Un jour pourtant, il plus spécifiquement sur le cas d’un individu appelé Carl. s’agenouille dans sa cellule et demande à Dieu de le sauver.

114 115 Son appel de détresse est entendu et il ressent en lui une permission de passer quelques jours hors de la prison, sous incroyable paix, une paix qu’il n’avait jamais ressentie aupa - surveillance… à la condition qu’il habite chez son fils! ravant. C’est pour lui le commencement d’une nouvelle vie. Existe-t-il des situations trop complexes ou trop déses - Pour lui, plus question de cellule d’isolement, c’est la pérées dans lesquelles Dieu ne puisse intervenir si on l’y invite? chapelle de la prison qui devient sa nouvelle demeure. Il y Existe-t-il des cœurs si durs qu’ils ne puissent être pénétrés apprend à lire la Bible et à connaître Dieu. Il y rencontre aussi par la compassion divine? Les expériences que nous venons une jeune volontaire qui, de temps à autre, vient visiter les de relater me font penser que non. prisonniers pour les encourager et leur communiquer la foi en Pendant de longs mois, ma propre expérience m’a pour- Dieu. Elle deviendra plus tard son épouse. tant fait croire le contraire! Carl et Rose sont maintenant mariés depuis quatorze ans et sont parents de trois beaux enfants. À sa sortie de prison, Carl est devenu directeur d’un cen- tre d’accueil pour sans-abri et il travaille activement à la réhabilitation d’ex-détenus. Lors d’une rencontre que j’ai faite avec lui, il m’est apparu exactement comme je l’avais imaginé: un homme simple, chaleureux et souriant, qui chevauche une motocyclette. Il était heureux de me faire visiter son nouveau centre d’accueil. Carl a continué à entretenir une relation avec son père, mais cette fois, en priant pour lui. Il n’a pas toujours cru à la possibilité de voir un tel homme se convertir et changer de vie. Malgré tout, il continuait de prier. Un événement de la vie du père de Carl nous permet d’af- firmer que ses prières n’ont pas été vaines. Au cours de l’un de ses nombreux séjours en prison, en effet, trois prisonniers avaient réussi à se faufiler jusqu’à la cellule du père de Carl dans le but de l’assassiner. L’un d’eux était armé d’un bâton et un autre d’un couteau. Le troisième était chargé de faire la sentinelle pendant que ses compères exécuteraient leur plan. Le premier réussit à le frapper à la tête avec son bâton mais lorsque l’autre essaya de lui enfoncer le poignard dans le ven- tre, il en fut incapable. Une force invisible retenait son bras. Les trois hommes s’enfuirent, blancs de peur. Le père de Carl reconnut la bonté de Dieu envers lui et il abandonna sa vie et son sort entre les mains de Jésus-Christ. Carl et son père se voient périodiquement mais pour eux, tout a changé. Petit à petit, on accorde au père de Carl la

116 117 L’homme au cœur de pierre Solitaire, austère, marabout du désert, j’ai la mort à bout. Rocher, ensoleillé, ta rudesse me glace. Si au moins je pouvais m’appuyer contre ta dureté, pour me reposer, pour respirer, pour retrouver mes forces, QUATRE PARENTS pour calmer mes muscles tendus. Je m’approche, je te touche, je me blesse. La pierre brute de ton corps écorche ma peau déjà brûlée… J’AI ESSAYÉ EN VAIN D’EFFACER L’IMAGE de cet homme Tu me fais mal, morbide de ma conscience. Peine perdue. Il hante mes journées et perturbe mon sommeil. Je ne peux plus rien y tu ne me regardes même pas. faire. Un sentiment aigu d’échec mêlé de culpabilité me perce Ma sueur coule, je croule… l’âme. Ma peur se transforme en ténèbres, mes pensées se per- tu ne me vois pas. dent. Mes forces fondent comme une chandelle et des murs Orgueilleux, tu fixes l’horizon, obscurs s’élèvent autour de la prison où je me cache pour mais le sable a crispé ton visage, et figé tes yeux. éviter la folie. Je m’effondre. Trop faible pour crier, muet, je Tu n’entends pas mon appel à l’aide crie d’angoisse. Cette détresse, cette peine, cette noirceur ni mes mots mal articulés cherchent à me conquérir, à m’anéantir. déchirer les parois de mon gosier. Je n’ai d’autre alternative que de faire face à cet homme Ton oreille s’est fermée, au cœur de pierre. Je dois le regarder intensément et accepter comme les portes d’acier des cliniques d’aliénés, ma sentence. Et puisque le destin m’oblige à vivre la mort de infranchissables pour les malheureux Micah, je dois aussi embrasser cet homme hideux et repous- qu’elles emprisonnent sant. Cet homme au cœur de pierre, insensible, incapable loin des compassions humaines, de changer quoi que ce soit à la détresse qui l’entoure et inca- pable de trouver une solution aux problèmes qui le confrontent. seul espoir de guérison. Impossible pour lui de penser se transformer et devenir La tendresse n’est pour toi que faiblesse. meilleur. Tu es aride comme le lit d’une rivière sèche, Je regarde maintenant ce détestable personnage paralysé, incapable d’abreuver celui qui meurt de soif. fataliste, dont le regard absent se tourne vers ses deux com- Ce que tu crois être ta force est devenu ta prison. pagnons de misère mais qui ignore leur appel à l’aide. Pour Ton cœur est une forteresse inaccessible lui, il n’existe aucune solution. Sa nonchalance témoigne de tu es une statue de pierre, sa trop longue marche dans le désert. Il y a perdu l’espoir. Il ton âme s’est envolée. s’était égaré de son chemin, il ne l’a jamais retrouvé. Il est

121 l’unique source de son malheur. Quand il scrute l’horizon, ce un soutien à mon épaule pour parer le contrecoup de l’arme. n’est pas dans l’espoir de voir venir du secours, c’est plutôt Moment solennel pour ce Davy Crockett en herbe qui passait dans l’attente que la prochaine tempête l’engloutisse pour tout son temps libre à lire les aventures de Kit Carson, Roy toujours. Rogers, Buffalo Bill et Geronimo. Si son regard se porte parfois sur ces deux hommes, c’est Pan! Je viens d’abattre un bison! Ma cible vole dans les pour constater qu’ils perturbent « sa tranquillité ». De lui ne airs… pas étonnant, c’était une cartouche à plombs multiples. parvient aucun mot de réconfort, aucun silence de compas- Chaque arbre de la forêt semble donner écho à une mul- sion. Quand il ouvre la bouche, c’est pour affirmer la fatalité titude de souvenirs. Les grands bouleaux blancs dont l’écorce du destin. s’est souvent retrouvée dans mes cahiers d’art à l’école pri- Non! C’en est trop! ressembler à cet maire. Les grappes de petits fruits orange brûlé suspendues homme! Je me battrai jusqu’au bout pour offrir un réconfort généreusement aux branches des cormiers me ramènent dans aux blessés errants et affligés qui sont sur ma route. Ce cœur le salon de ma maison, à Amqui, d’où j’observais les carouges de pierre, il doit éclater! à épaulettes prendre leur repas et où, plus tard, j’observais mes Si tu savais, Micah, combien ton croquis atteint mon âme. quatre enfants jouer dans la rue. Si tu savais combien ta franchise brise mes chaînes… Les framboisiers qui longent le sentier me ramènent à ma … Si tu savais à quel point tu me manques. tendre enfance. Je revois mes petites mains agrippant la tasse en plastique dans laquelle mon père, à intervalles réguliers, mn déposait de grosses baies rouge vif, qui aussitôt se retrou- vaient dans ma bouche de jeune cueilleur. Je pense aux tartes Aujourd’hui, il pleut. Ce sont de petites gouttelettes qui que ma mère prépare à chacune de mes visites à Hébertville. doucement s’amusaient à glisser sur le toit du chalet, qui, C’est elle qui fait les meilleures tartes au monde! Et même si les premières, me disent bonjour. L’air est frais. Je me suis mes quatre sœurs sont toutes d’excellentes cuisinières, aucune enveloppé de ma courtepointe aux mille couleurs et j’ai placé d’elles n’a encore réussi à découvrir les secrets de cette grand- quelques copeaux de bois dans le vieux poêle en fonte pour mère de quatre-vingt-deux ans. allumer un feu. Le chalet bien au chaud, j’enfile mon im- Inévitablement, la forêt me rappelle mon père. Il a été perméable et je sors marcher dans l’un des petits sentiers du bûcheron pendant des années et il connaissait toutes les lé- sous-bois. L’arôme de la montagne m’enivre. L’odeur par- gendes et les secrets de ce royaume: les ours qui parlent, les fumée des sapins et des épinettes qui se marie à celle de la lièvres qui jouent du violon, les ratons laveurs qui dansent. tourbe me transporte dans un pays lointain. Même si j’aimais beaucoup mon père, nous avons été Je revois Médéric, mon père, marchant devant moi à pas en perpétuel conflit pendant mes années d’adolescence. feutrés, son fusil de chasse sur l’épaule, se faufilant entre les Lorsqu’il a quitté ce monde, je n’avais que quatorze ans. Parler arbres à pas lents, à la recherche de lièvres ou de perdrix. de son décès ramène en moi des souvenirs confus. À cette Quels moments magiques pour un petit bout d’homme de sept époque, il me semble que pour beaucoup de situations et d’é- ans qui veut apprendre à chasser en compagnie de son héros, tats d’âme, j’étais incapable d’exprimer l’émotion appropriée. son papa. À la fin du jour, lorsque nous avions quelques Il m’est arrivé de ressentir une indifférence glaciale dans volailles dans la gibecière, il plaçait une vieille boîte de con- des situations qui auraient pourtant dû m’affecter profondé- serve sur la souche d’un arbre et, manipulant avec soin sa ment. Lors du décès de papa, par exemple, je n’arrivais pas à carabine, il la déposait entre mes mains en s’assurant d’offrir verser la moindre larme.

122 123 À quatorze ans, en pleine crise d’identité, j’avais observé où les peines étouffées se bousculaient, où mon tempérament que la plupart des hommes ne versaient aucune larme devant immature cherchait à confronter le monde adulte tout en le cercueil où reposait mon père. Ils étaient pourtant ses amis restant attaché à son enfance; ce cœur où la vie était un jeu et mais, à cette époque, tout le monde savait « qu’un homme, ça le rêve, une réalité. ne pleure pas »! Mes parents n’étaient pas riches mais ils s’aimaient beau- J’ai donc interprété ma confusion émotive comme de la coup. Comme pour la plupart des familles québécoises de dureté de cœur. Je me suis même enfermé dans la salle de bain ce temps-là, plusieurs enfants sont nés de leur union, sept pour y rougir mes yeux en les frottant avec de l’eau, afin filles et deux garçons. S’ajoute à cela un petit garçon, adopté qu’aucun des adultes ne s’imagine que j’étais un jeune homme à l’orphelinat des sœurs grises… moi! insensible. Personne ne m’avait jamais expliqué que la réac- À l’époque où ils décidèrent d’adopter un enfant, leur tion des gens face aux traumatismes qu’ils affrontent peut famille comptait cinq filles (deux autres filles et un garçon varier et que pour certains, les larmes ne viennent que plus étaient morts en bas âge ou à la naissance). Mon frère Gilles tard. Je me suis senti coupable, par la suite, d’avoir été hypo - est né plus d’un an après mon adoption. crite lors du décès de mon propre père. Quelle confusion! Mon père avait été responsable d’un chantier de bûche - Je me souviens encore très bien de l’instant où il a quitté rons. Ces hommes travaillaient dur et aimaient bien prendre la maison pour la dernière fois avant de se rendre à l’hôpital. un verre lorsqu’ils revenaient au village… en fait, ils aimaient Je revois ce vieux bûcheron, debout, près de la porte. Comme bien prendre plusieurs verres! Mon père désirait ardemment à l’habitude, son regard était chaleureux et aimant mais cette avoir un fils, et lui et ma mère pensaient à l’adoption. Mais la fois, on y décelait une certaine tristesse. Je crois qu’il savait sagesse féminine exigea de Médéric qu’il rompe d’abord tout qu’il ne reviendrait plus. Il n’avait pas fait de longues études contact avec l’alcool. Il accepta. Ma mère attendit un an avant mais il connaissait le langage de la nature. d’effectuer les démarches préliminaires à l’adoption pour être Je me souviens qu’il disait à mon grand-père (le père de certaine que son mari tiendrait sa promesse. Il l’a tenue et ne ma mère qui habitait avec nous) qu’il savait discerner dans le l’a jamais brisée. regard des chevaux lorsque le temps était venu pour eux de Il avait quarante-six ans et ma mère trente-six lorsqu’ils quitter ce monde. Je crois que Médéric savait, ce jour-là, en m’adoptèrent. Je n’avais que trois mois lorsqu’ils se présen- quittant la maison, qu’il n’y reviendrait jamais plus. Et il a tèrent à la pouponnière de l’orphelinat de Chicoutimi. Que de quitté ce monde. Mais je n’ai jamais oublié son regard. Un fois ils me racontèrent cette épopée de ma vie, toujours heu- regard rempli d’affection! reux de me la redire, leur visage rayonnant de joie à chaque Et ce regard aimant de mon père est demeuré avec moi fois. tout au long de mes périples d’adolescent et de ma vie d’adul - Le teint foncé, très maigre, je n’étais pas, à prime abord, te. Même mes perceptions déformées de certaines réalités très attirant. Ce qui toutefois poussa mon père à me préférer interprétées à travers mes émotions coupables et tiraillées aux autres poupons a été le sourire avec lequel je l’ai accueil- n’ont jamais su effacer cette empreinte d’amour gravée en li en voyant son visage. Et lui aussi m’a accueilli dans ses moi. Même si, comme chez tous les êtres humains, la vue de bras, et sous son toit. mon père s’était affaiblie avec l’âge, son regard n’a jamais Mes parents ont été de bons parents. Et malgré les crises cessé de percevoir l’invisible avec une parfaite lucidité. Même et les conflits qui m’opposaient parfois aux bonnes valeurs dans mes pires moments de rébellion contre lui, je sentais qu’ils m’avaient enseignées, j’ai toujours senti qu’ils qu’il pouvait pénétrer mon cœur d’adolescent troublé, ce cœur m’aimaient.

124 125 La voix de mon père était tonitruante. Nous pouvions que ma discipline a été parfois trop sévère même s’ils savaient aisément entendre ses discours parsemés de jurons alors qu’il que je les aimais et que je désirais leur bien. discutait avec ses amis, dans l’atelier du forgeron situé à plus J’ai souvent vu mon père s’agenouiller au pied de son lit, de deux cents mètres de notre domicile. sans chapelet ni statue. Je crois bien qu’il parlait à Dieu. Le Je me trouvais parfois en train de jouer à l’autre bout du visage caché entre ses robustes mains, il confiait sans doute au village quand, tout à coup, la voix de mon père, perçant le mur Tout-Puissant ses peines, ses inquiétudes, ses tentatives du son, m’avisait qu’il était l’heure de rentrer. Il m’arrivait infructueuses de faire entendre raison à son fils adoptif devenu parfois de pouvoir négocier avec succès quelques minutes de adolescent. Ses prières n’ont pas été vaines même s’il ne vécut sursis, surtout lors des chaudes soirées d’été où nous jouions pas assez longtemps pour constater leur exaucement. Si mon à cache-cache, mais pas question pour moi de négocier un père était encore des nôtres, je sais qu’il serait fier de son deuxième sursis pendant la même soirée! Claude, comme de tous ses autres enfants. Je sais que, lui Vous comprenez, chez-nous, l’obéissance n’était pas une aussi, je le reverrai un jour, à la grande fête, dans l’autre option mais une vertu dont l’apprentissage se faisait souvent monde. Ce sera un jour merveilleux! au détriment de notre arrière-train! En effet, bien rangée dans J’aime beaucoup retourner dans le village où j’ai grandi. l’un des tiroirs de la cuisine, se cachait la source de mes mal- Chaque visite dans la maison familiale me fait revivre une heurs, une lanière de cuir d’environ dix centimètres de large foule d’heureux souvenirs. que mes parents utilisaient pour rappeler à mon petit derrière Je me revois, petit enfant, sous la grande véranda de notre qu’il y avait une autorité et des règles à suivre. J’ai souvent demeure, écouter tomber la pluie sur les feuilles du bel érable kidnappé et caché cet objet maudit avant de me rendre compte qui déploie ses branches pour couvrir une partie du grand que l’entrepôt de mon père en était plein. Il n’avait qu’à faire un bond à la grange pour revenir avec sa nouvelle alliée de potager que cultivaient mes parents tout près de la maison. Je cuir, plus épaisse, plus souple, plus redoutable. Impossible d’y me souviens du temps des récoltes, lorsque j’aidais mon père échapper! à cueillir les carottes, les betteraves, les pommes de terre, le Mon père ne m’a jamais frappé au visage, son but n’étant maïs et les « gourganes », cette sorte de haricot typique à la pas de m’humilier ou de me battre mais de vaincre l’ingrati- région du Lac-Saint-Jean. tude et l’indiscipline qui voulaient s’enraciner dans ma vie. Je Je me souviens des lys blancs qui poussaient sur la sais que cette forme de discipline ne s’avère pas nécessaire- clôture, le long du trottoir, et des centaines de bouquets que ment efficace pour tous les enfants mais, dans l’ensemble, je j’offris à ma mère. Je me souviens des énormes bidons de lait considère qu’elle m’a été profitable. Je sais que les temps ont que notre voisin fermier transportait à la fromagerie du village changé lorsqu’il s’agit de corriger les enfants, mais je suis dans son vieux camion. heureux que mes parents aient réussi à me transmettre des Je me souviens de la petite rivière du deuxième rang et de principes d’honnêteté et de respect. son eau si limpide, si pure que nous pouvions en boire. Je J’ai fait de mon mieux pour transmettre ces mêmes crois que c’est dans cette rivière que j’ai attrapé ma première principes à mes enfants et j’en vois les bons fruits dans leur truite. vie. J’estime toutefois que dans leur cas, la méthode des cor- Je me souviens de l’arôme âpre du savon que fabriquait rections corporelles n’a pas été la meilleure. Je ne suis pas un notre autre voisine, madame Allard, et de sa dizaine de chiens homme violent mais je reconnais que je suis allé trop loin à qui n’arrêtaient pas de japper à chaque fois que nous appro- quelques reprises. J’ai demandé pardon à mes enfants du fait chions de sa maison.

126 127 Je peux encore entendre les coups de marteau résonnant m’assurer qu’elle comprenait et acceptait le sens de ma dé - sur l’enclume du forgeron et le sifflement des scies du moulin marche. Elle m’encouragea à poursuivre mes recherches. à « pitoune ». J’entends les cris de mes amis qui jouaient dans Puis ce fut le grand jour! la rue, le soir après le souper, pendant que nos parents discu- Je devais rencontrer ma mère devant le foyer d’accueil où taient entre eux de politique. elle résidait. Je me sentais fébrile et fragile à la fois. Lorsque J’entends les airs de guitare et d’accordéon que l’on jouait la porte s’ouvrit et que j’aperçus cette belle dame de soixante- dans nos rencontres familiales de Noël et du jour de l’An. Je trois ans aux cheveux argentés qui m’accueillit d’un grand revois mes neveux, mes nièces ainsi que moi-même, rire, sourire, il s’élèva en moi un sentiment difficile à décrire. C’est danser et s’empiffrer des sandwichs multicolores que ma sœur comme si des liens profonds et intimes s’établissaient entre préparait pour l’occasion. Je revois papa nous accorder la cette inconnue et moi avant même que nous ayons échangé bénédiction traditionnelle… une belle tradition que maman a une seule parole. Nous avons passé tout l’après-midi en - préservée! semble. J’ai compris qu’elle souffrait de légers troubles de Je revois notre chalet au bord du Lac-à-la-Croix et toutes mémoire mais que cette maladie n’affectait en rien sa lucidité ces magnifiques journées ensoleillées, les baignades, les ran- lorsqu’il s’agissait de converser, ni son sens de l’humour. Lors données en chaloupe, les soirées à chanter autour du feu, la de nos rencontres subséquentes, j’ai compris le chemin rocail - lumière qui dansait au fond des yeux. leux que Claudette avait parcouru. Elle ne m’a pas donné Quel merveilleux privilège que d’avoir été adopté par beaucoup de détails au sujet de son père mis à part le fait qu’il était un alcoolique. Je crois qu’elle n’est pas demeurée bien d’aussi bons parents et de vivre dans une famille aussi unie. longtemps à ses côtés après le décès de sa mère, victime d’un Quel bonheur de pouvoir encore aujourd’hui vivre cette cancer. harmonie. Et quel réconfort de pouvoir partager avec ma Elle s’est mariée par la suite avec un alcoolique, qui l’a mère, en tout temps, mes joies et mes peines, de pouvoir prier battue et trompée avec la voisine. Mais avant cette union, avec elle et de pouvoir lire avec elle des chapitres de la Bible. Claudette avait eu une aventure avec un homme marié qui tra- Plus je vieillis et plus je comprends à quel point ma vaillait dans un bar et qui lui fit un enfant . Traumatisée par la famille est un précieux trésor. situation, elle demanda de l’aide auprès d’intervenants qui Il y a quelques années, j’ai effectué des recherches pour jugèrent que son état de découragement nécessitait des soins retrouver mes parents d’origine. Après quelques mois de psychiatriques. On l’interna dans un centre pour aliénés men- démarches, j’ai reçu un appel d’une agence de recherche qui taux. Le séjour qui ne devait durer que deux semaines se m’avisait que son travail avait abouti. Ils avaient retrouvé ma transforma en un cauchemar de deux ans et demi. mère. J’en étais heureux. Il ne suffisait qu’à organiser les Mon cœur se resserra lorsque j’appris que dans sa retrouvailles. détresse, Claudette vécut toute sa grossesse à l’hôpital psy- On m’avait déjà fait parvenir, quelques années aupara- chiatrique et qu’à maintes reprises, elle avait tenté d’avorter vant, des informations sur les antécédents de mes parents l’enfant qu’elle portait. d’origine. Je savais que ma mère avait une santé mentale fra- Elle ne pouvait fixer mon regard lorsqu’elle aborda ce gile, qu’elle souffrait d’épilepsie et qu’elle avait déjà séjourné douloureux épisode de notre histoire. Depuis toutes ces dans un hôpital psychiatrique. Ces renseignements m’at- années, elle portait cet énorme fardeau sur sa conscience. Je tristèrent mais ils intensifièrent mon désir de la rencontrer. J’ai compris qu’elle avait besoin d’en parler, qu’elle avait besoin discuté de mes projets avec Albertine, ma mère adoptive, pour d’être libérée. J’ai mis sa main dans la mienne et, à travers

128 129 mes larmes, je lui ai pardonné de tout mon cœur. Puis nous avons prié ensemble en demandant à Dieu de nous inonder de son amour et de sa guérison. Lorsque je suis retourné voir Claudette quelque temps après, j’ai remarqué chez elle un changement positif. Elle était plus rayonnante, plus à l’aise. Nous sommes allés manger ensemble un bon repas. Plus tard, j’ai entrepris des recherches pour retrouver mon père d’origine. Cette fois, il n’a fallu que peu de temps pour que je me retrouve face à face avec mon père, un homme de belle apparence, costaud, trapu, au teint basané et qui donnait l’impression d’avoir dix ans de moins que son âge. Il avait continué à travailler dans le milieu des bars pendant une bonne partie de sa vie et avait vécu un divorce. Il m’apprit également qu’il avait été champion de boxe et qu’il avait pra- tiqué le karaté jusqu’à l’âge de soixante et onze ans. Il en avait maintenant soixante-dix-huit et avait été victime d’une crise cardiaque peu de temps avant notre première rencontre. Lui et moi avons été très heureux de nous retrouver. Je lui rends visite de temps à autre. Je perçois dans son regard une profonde tristesse. Peut-être un peu de remords face à l’existence qu’il a menée pour se retrouver à la fin de sa vie, seul devant l’au-delà qui approche à grands pas. J’aime être en la compagnie de ce bon vieux Gerry. Et je prie pour lui de tout mon cœur afin qu’il puisse découvrir l’amour inson - dable et le pardon du Sauveur. Cette paix de l’âme que seul Jésus peut donner, je la lui souhaite intensément. Je suis heureux de connaître Gerry et Claudette. Mais leur présence ne pourra jamais se comparer aux années que m’ont consacrées mes parents adoptifs. Je dirais que je les aime tous mais que l’intensité de mon amour n’est pas la même pour tous. Rien ne pourrait se substituer à l’amour que Médéric et Albertine m’ont témoigné jour après jour pendant toute mon enfance et mon adolescence. Je leur en serai, toute ma vie, reconnaissant. J’aime aussi Gerry et Claudette, mais notre relation reste à bâtir. Pour l’instant, j’apprécie pleinement le privilège de pouvoir vivre avec eux de bons moments.

130 LA PETITE MANGEOIRE

Comme l’écorce entoure la sève, Je l’ai tenue enveloppée dans mes bras Toute la journée et peut-être toute la nuit. TOUS LES ARBRES DE LA FORÊT me saluent au passage comme de vieux amis. Ils joignent leurs mains au-dessus de Elle n’était ni malade, ni triste, ni blessée. ma tête et forment un toit qui couvre l’étroit sentier qui me Je l’ai gardée et elle ne bougeait presque pas, conduit à la mer. Leur feuillage se pare déjà des premières Comme la sève dans l’écorce. teintes de l’automne tout comme moi qui, au milieu de la quarantaine, vois peu à peu apparaître les couleurs de l’au- Puis elle est partie. tomne de ma vie. Et mes muscles parfumés d’elle, Et mes pensées s’envolent une fois de plus vers mon fils. Continuaient de l’étreindre. À la suite à son départ, mon cœur l’avait cherché sans cesse au fond de mes souvenirs… des souvenirs qui fuyaient Quand j’ai levé les yeux, devant moi… l’horreur! Semblable à un vieil ordinateur dont J’étais un arbre ressuscité, la banque de données est corrompue, mon cœur a fait un « crash ». Toutes les informations emmagasinées dans mes Plein de feuilles nouvelles. pensées se volatilisaient comme sous l’attaque d’un virus FÉLIX LECLERC informatique. La seule chose dont j’étais certain, c’est qu’il devait y avoir, quelque part dans ma mémoire, une foule d’informations sauvegardées, mais auxquelles il m’était impossible d’accéder. Plus de Windows, plus de fenêtres sur le passé. Que des fichiers invisibles, prisonniers d’une mécani - que que même l’émotion n’arrivait pas à pénétrer. La tragédie de la mort de Micah avait perturbé ma mémoire jusqu’à ce que le temps et la bonté de Dieu réparent, petit à petit, ces terribles dégâts. Jusqu’à ce matin où, en marchant sur le trottoir, le visage d’un jeune garçon d’environ seize ans ressemblant étrangement à Micah me transporte, en

133 un clin d’œil, , le monde de mes sou- Micah l’avait fabriquée pour moi et m’en avait fait cadeau. venirs. En une autre occasion, ce fut à travers le chant d’une Elle est très jolie avec ses allures de petite maison. On peut y mélodie perdue dans le tumulte des bruits de la ville, une introduire de la nourriture en soulevant l’un des côtés du toit. mélodie déjà entendue qui est venue, par hasard, ouvrir dis- Des petites ouvertures pratiquées tout autour de la base per- crètement la porte de mon cœur comme un vent printanier mettent aux oiseaux d’accéder à cette nourriture. Une série de dont le parfum aurait embaumé toute ma maison. Ces images petites tiges de bois blanches permettent de soutenir le toit et permettent à Micah de revivre pour un instant dans mes pensées de former un perchoir. Toutes ces tiges sont reliées entre elles et je savoure intensément chacun de ces précieux moments. par des petits cubes de bois peints en noir. J’y reconnais l’ha- Ces souvenirs refont parfois surface à des moments tout bileté et l’ingéniosité de mon fils. De toute évidence, il avait à fait inattendus. trouvé un grand plaisir à fabriquer ce petit chef-d’œuvre. Je suis au sous-sol de l’immeuble où j’habite, dans une Mais pourquoi avoir fabriqué une mangeoire à oiseaux? cave humide et sombre. Je déménage bientôt et je dois révi ser Il aurait pu construire un petit coffret destiné à ranger les mille et trier le contenu de quelques caisses en carton. C’est un et une babioles qui traînent sur le comptoir des ateliers. Il parfait fouillis et l’odeur du lieu n’est pas très agréable. Je aurait pu inventer un nouveau modèle de coffre à crayons m’empresse d’ouvrir et de refermer chacune des caisses en avec aiguisoir intégré et le conserver pour ses propres mettant de côté les objets dont je veux me débarrasser: de la besoins! Il aurait pu bricoler des dizaines de ces créations vaisselle, de vieux bouquins, des articles de pêche, des patins toutes aussi utiles les unes que les autres, mais il avait décidé aux lames rouillées, des bottines de ski, des cassettes vidéo, de construire une mangeoire à oiseaux. Il l’avait construite un jeu de Monopoly endormi là depuis des années… avec amour et me l’avait offerte parce qu’il savait que j’aimais Je prends entre mes mains une petite caisse poussiéreuse, les oiseaux. Dès son jeune âge et jusqu’à l’adolescence, nous allions je l’ouvre et pendant un instant, la terre arrête de tourner. Je souvent, Micah et moi, observer les oiseaux dans la forêt ou suis paralysé. De grosses larmes chaudes se mettent à couler en bordure d’un lac. Lorsqu’il était tout jeune, il aimait sur mes joues sales. Sans un mot, sans une syllabe, incapable emprunter les jumelles de papa. J’éprouvais un réel plaisir à de lutter, je m’abandonne à cette vague de souvenirs qui partager avec mon enfant chéri les trésors de la nature. Il m’envahit comme un tourbillon. Impossible de décrire ce posait sans cesse mille et une questions et en vieillissant, ses moment sacré, cette force de l’émotion qui m’amène comme questions se transformèrent en mille et une blagues. C’était en présence de mon enfant bien-aimé. Cette force transcende agréable, pour moi et pour les autres, d’être en sa compagnie. la raison. Inondée de ces instants de douce intimité qui récon- Il débordait de gentillesse. cilie mon chagrin aux jours heureux du passé, mon âme Et ce sont maintenant une multitude de souvenirs qui blessée se retrouve imbibée d’un baume qui soulage et qui inondent mes pensées comme les vagues qui n’arrêtent plus guérit. À l’intérieur de la boîte, deux petites planches grises de déferler sur une plage. reliées au centre par un ruban adhésif. Sur l’une d’elles, une Je revois mes quatre enfants et leur mère avec qui j’ai fleur, peinte à l’huile. Une fleur toute épanouie aux couleurs partagé vingt ans de ma vie. Je ressens une fois de plus la vermeilles. Le violet, le rose et le blanc se marient à des reflets douleur causée par le divorce. Un divorce pénible, une rupture d’un jaune très pâle. brutale, une violente déchirure. Nous étions très jeunes, des Je retire cette œuvre d’art de son enveloppe de carton, adolescents, quand nous avons amorcé notre projet de vie c’est une petite mangeoire en bois. Une mangeoire à oiseaux. commune. Nous nous sommes engagés dans la vie comme

134 135 des aventuriers. Nous avons vécu ensemble de bons moments donné ma guitare préférée… rien à faire, sa porte demeurait et de notre union sont nés nos quatre beaux enfants. fermée. Je me revois, tenant dans mes bras notre premier enfant. Et j’ai sombré, moi aussi, dans un trou noir. Des pro - Il a le teint foncé, les yeux noirs, un petit nez plat. Il me blèmes de santé commencèrent à se manifester. Je perdis toute regarde en pleurnichant. Puis ce fut la naissance de nos filles, motivation et même si je parvenais parfois à travailler, je n’ar- toutes aussi mignonnes les unes que les autres. Un seul de rivais pas à remonter la pente. Ce n’est que petit à petit, et leurs regards suffisait à charmer mon cœur. avec l’aide de Dieu, qu’il me fut possible de traverser ce Je peux encore ressentir la chaleur du petit Micah, couché brouillard de confusion et de honte dans lequel je me sentais sur ma poitrine en ce bel après-midi d’été. Je le regarde indigne et méprisable. dormir en pensant aux mille et un projets et aux rêves que La relation avec mes filles se rétablit peu à peu. Micah nous accomplirons ensemble. Je revois les petites mains de quant à lui allait de mal en pis. Ses relations avec sa mère se mes filles qui tiennent fermement mon doigt alors qu’elles détériorèrent au point où il fut contraint d’aller habiter dans accomplissent, courageuses aventurières, leurs premiers pas. des foyers d’accueil. Je les revois courir tous les quatre, après le souper, du Je me revois soudain en train de passer au peigne fin les salon à la cuisine et de la cuisine au salon, comme s’ils étaient rues et les quartiers de la ville dans l’espoir de trouver par incapables de contenir leur énergie. Je les revois courant dans hasard l’endroit où il habitait. Je souffrais tellement de son l’herbe avec leurs amis, je les revois courant vers moi à mon absence qu’il m’était parfois impossible de tolérer ce calvaire. En pleurs, je marchais parfois dans les rues en priant Dieu retour du travail et me serrer très fort de leurs petits bras puis qu’il me permette de le voir au moins un court instant. Mais monter sur moi pour une promenade à dos de cheval. Je les je ne fus pas exaucé. Peut-être devais-je être préparé à une revois au bord de l’océan, courant dans les vagues, dans un absence qui serait beaucoup plus longue! bouillonnement d’écume. Je les revois assis avec moi dans Puis il est parti une année entière habiter chez ses grands- une petite barque qui glisse paisiblement sur un lac… parents. À son retour au Québec, il se lia à quelques jeunes du Mais cette petite barque, un jour, s’est mise à prendre milieu de la drogue et continua d’y laisser sombrer son esprit. l’eau. Malgré nos efforts, leur mère et moi avons été inca- Même s’il avait conservé sa gentillesse et son amour profond pables de colmater la fissure. Puis, la barque a heurté des envers sa mère et ses sœurs, des idées noires l’envahirent peu rochers et ce fut le naufrage. Les enfants et leur mère s’ac- à peu… jusqu’à ce terrible jour. crochant à l’épave, et moi, seul, j’ai échoué sur une île. Je me revois au chevet de mon fils mourant et mon cœur J’étais le capitaine et bien que je n’aurais jamais souhaité veut éclater. Son visage est tourné vers moi et ses yeux mi- qu’un tel désastre ne survienne, il m’a été impossible d’éviter clos sont sur le point de se fermer. Une larme coule sur sa la catastrophe. Je me suis haï, j’ai haï mon manque de préve- joue. Je caresse son front, ses cheveux. Je veux mourir avec nance. J’ai haï mon sale caractère égoïste. lui. Je suis muet, mais toutes les fibres de mon être crient… Notre divorce brouilla ma relation avec mes enfants. JE T’AIME MICAH! Particulièrement avec Micah, qui ne voulait plus me parler. Je pose délicatement ma main sur sa tête et je supplie Ses blessures qui montaient à la surface et sa rage d’adoles- Dieu de restaurer la santé de mon enfant. Je désire plus que cent brisèrent tous les ponts. J’ai essayé, tant bien que mal, de tout au monde que Dieu nous accorde une deuxième chance. restaurer notre amitié, je lui ai demandé pardon, je me suis Mais petit à petit, mon espoir s’évanouit et je prie maintenant obstiné à lui envoyer des lettres, des petits cadeaux, je lui ai qu’il nous inonde de sa paix et de son pardon. J’ai ressenti

136 137 alors fortement la paix du ciel venir couvrir mon fils et peu de enfants? Combien de ces occasions manquées se sont temps après, son cœur cessa de battre. Ce jour-là, il y a une accumulées sur le parcours de ma vie de parent? Il y en a beau- partie de mon cœur, du cœur de sa mère, du cœur de ses trois coup… beaucoup trop. Il y en a suffisamment pour que je sœurs qui a cessé de battre. Cet être unique, notre beau Micah puisse me sentir interpellé en regardant la silhouette de l’hom - que nous avions aimé, chéri dans les jours ensoleillés, comme me au cœur de pierre du croquis de Micah. Il y en a beaucoup dans les jours de tempête, il nous quittait en fermant la porte trop et je ne peux rien y changer. La seule pensée de ne pas être derrière lui pour toujours. à la hauteur de l’amour que me témoignent mes trois filles me Désirait-il vraiment partir ainsi pour de bon? Je ne sais paralyse littéralement. La peur de les décevoir, de les blesser. pas… je ne crois pas! Il voulait crier, crier très fort… il a crié Cette peur qui m’a déjà fait sombrer dans un trou noir! trop fort. Son cri a déchiré nos cœurs comme une feuille de Le dessin de Micah est pour moi comme une épine au papier, comme une lettre inachevée. Son cri a percé mon cœur. Il me force à appeler les choses par leur nom. Il m’aide esprit jusqu’à me rendre fou… fou de lui. à haïr ma médiocrité et à reconnaître mes imperfections. Il Micah! Mon beau Micah! Jamais je ne t’oublierai. m’aide à demander pardon. Il m’aide à modifier le cours de mes actions. Il m’encourage à devenir assez humble pour mn chercher de l’aide lorsque mes propres ressources ne suffisent Je suis assis en silence dans cette cave et je ne peux plus, que les fardeaux deviennent trop lourds. détacher mon regard de la petite mangeoire. Le flux et le reflux J’ai compris que pour certains aspects de ma vie, il n’y a de toutes ces images du passé qui inondent ma mémoire me que Dieu qui puisse effectuer une transformation en pro- bouleversent. fondeur de mon être et briser petit à petit la couche de pierre Ce cadeau de Micah, cette petite mangeoire, était un signe qui recouvre sa beauté. J’ai compris aussi que ce changement de l’amour qu’il avait déjà éprouvé envers moi. Un amour n’était jamais instantané et que je dois accepter que son amour précieux et enraciné dans son cœur. Un amour dont je n’ai pas ne brillera en moi que dans la mesure où je lui fais confiance toujours été à la hauteur. et lui accorde le droit de prendre mes fardeaux. Seul l’amour Emprisonné dans la cage de mes préoccupations d’adul te, libère. Et cette liberté, je désire qu’elle devienne mon éten- aveuglé par la multitude de mes activités toujours plus encom- dard. Je veux être capable d’être transparent et ouvert dans brantes les unes que les autres, j’avais certainement apprécié toutes mes relations. Je veux être capable d’apprécier la ce petit cadeau que Micah m’avait offert, j’avais certainement beauté des trésors qui se trouvent dans la vie des gens qui pris le temps de serrer mon enfant dans mes bras, de l’embras - m’entourent et dans celle de mes enfants. Je veux que les ser et de le remercier mais, cette mangeoire à oiseaux, je ne années qui me restent à vivre soient consacrées à apprécier les l’avais jamais utilisée. Je l’ai sans doute rangée pendant petites choses de la vie et à me soucier de ce qui est vraiment quelque temps dans un endroit bien en vue avant de la mettre important: aimer Dieu et aimer les autres. sur une étagère puis dans une boîte parmi d’autres « objets Cette belle fleur que Micah a peinte pour moi, je la trou- précieux » que je voulais conserver. ve maintenant radieuse. C’est le miroir de son âme. Je savoure Je me demande combien de ces « objets précieux » se sont plus que jamais ce parfum qu’aucune autre fleur sur terre ne retrouvés sur les tablettes de mon cœur et dont la beauté a fini pourra dégager. Je le respire avec tous mes sens. par se faire recouvrir par la poussière de mon insouciance et J’ai installé la petite mangeoire bien en vue sur mon bal- de mes tracas? Combien de promesses brisées et de rêves con afin que tous les oiseaux du ciel puissent l’admirer et oubliés hantent le fond des tiroirs de ma vie et de la vie de mes venir s’y nourrir.

138 139 UN CHANT DANS LA NUIT

Tant de roses se sont fanées tous ces parfums envolés Sur la pierre du dernier sommeil Si longtemps je t’ai pleuré, un long cauchemar éveillé HIER SOIR, LES MAGNIFIQUES COULEURS du firmament Tout était déjà dessiné, le sort a été jeté sans pardonner s’étendant à l’horizon m’ont offert le plus glorieux des spec- tacles. Le rose et le safran, les dégradés de pourpre, les stries Tant de souffrance dans tes larmes, dorées des nuages, laissant entrevoir des bandes d’un bleu plus cette angoisse sur ton visage clair, se reflétant au loin sur le duvet argenté de la mer étale. De voir s’enfuir ainsi ta vie; tous ces billets de bonheur Je suis demeuré longtemps sur la grève, assis sur une Ces faux espoirs sans valeur n’ont pu racheter ta vie grosse souche blanche qui s’est sans doute échouée sur cette Le sort a été jeté sans pardonner plage il y a bien des années. Je me sens comme un million- naire, assis aux premières loges de ce grand amphithéâtre, Sans t’oublier je m’accroche à la vie seul spectateur et honoré d’assister à cette grande représenta- Mais je sais, rien ne sera plus comme avant tion signée directement de la main du Créateur. Sans t’oublier, toi, ma meilleure amie Mais aujourd’hui, il y a partout du brouillard. J’arrive à peine à distinguer les gros rochers à l’extrémité de la plage. Le cœur serré prochain rendez-vous dans 100 ans Les arbustes et les fleurs, qui m’ont si souvent accueilli en ces JULIE MASSE lieux, se sont cachés sous une brume opaque. Impossible de (Album: Compilation) discerner les pics rocailleux qui s’avancent habituellement dans la mer pour braver l’écume des vagues, pareils à des tau- reaux dans une corrida. Impossible d’apercevoir au loin cette petite île qui, comme une amie fidèle, vient me rassurer, jour après jour, de sa tranquille présence. Aujourd’hui, tout est blanc et gris. Les vagues déferlent avec une force inhabituelle. Leur murmure s’est transformé en rugissement comme celui d’un lion qui s’affirme. Leur crête roule, loin au large, elles s’annoncent comme un champion poids lourd qui entre dans l’arène pour gagner le combat.

141 Elles frappent fort et l’écho de leur victoire remplit toute la les jours de tempête. Ce lien, bien sûr, a déjà existé entre lui et plage, créant une atmosphère où l’on se sent petit et vulné - moi, mais avec les années, ce lien s’est rompu et la barque de rable. Aujourd’hui, c’est la mer qui domine. Micah s’en est allée à la dérive, jusqu’à ce que les vagues de Et dans mon for intérieur, mon âme est craintive. Je dois l’adversité la broient contre les rochers. à nouveau faire face à cet homme au cœur de pierre dessiné Ces poussées de brise légère, ces moments de répit m’ont par Micah, et mon âme pleure. Je sens comme un épais brouil- permis de conserver en moi l’espoir qu’il y aurait des jours lard qui masque la lumière de mon esprit. Le brouillard du meilleurs. L’espoir que ma souffrance aurait une fin et que rejet, du remords et de cette lourde culpabilité qui m’assaille Dieu ne m’avait pas abandonné. sans répit. Puis, une nuit, j’ai pleuré en écoutant les paroles d’une Je regarde cet homme solitaire, décharné, dont les traits chanson interprétée par Marie-Denise Pelletier, une chanson ne témoignent que froideur et indifférence. Je regarde cet qui traversait les ondes pour venir s’échouer sur les plages de homme et je le hais. Je le considère comme responsable de la mon âme. Sans trop comprendre ce qui m’arrivait, il m’a mort de mon fils. Il aurait peut-être pu lui porter secours mais semblé que cette chanson avait un message particulier à me il ne l’a pas fait. Il est immobile, passif devant la souffrance transmettre. Je l’avais déjà entendue, mais distraitement. du blessé. Quel malheur! Il refuse d’entendre les requêtes du Jamais je n’avais pris le temps d’en écouter les paroles et de voyageur qui lui demande sa direction, un abri, l’eau qui lui les laisser pénétrer en moi. donnerait la force de poursuivre sa route. L’homme au cœur de pierre n’est d’aucun secours. Comme un fou va jeter à la mer des bouteilles vides et puis espère Pendant combien de temps cet homme va-t-il dominer ma qu’on pourra lire à travers vie? Comment le faire taire? Comment retrouver la joie qui S.O.S. écrit avec de l’air. m’habitait jadis? Pour te dire que je me sens seule Le plus terrible, c’est que le brouillard de ma souffrance je dessine à l’encre vide un désert. et de mon deuil m’empêche de voir clairement jusqu’à quel point ce personnage hideux a établi domicile en moi. Jusqu’à Et je cours, je me raccroche à la vie quel point Micah a-t-il vu juste? Jusqu’à quel point ce per- je me saoule avec le bruit sonnage que j’ai nommé l’homme au cœur de pierre a-t-il des corps qui m’entourent. Comme des lianes nouées de tresses influencé ma destinée et celle de mon fils? sans comprendre la détresse Pourtant, il y a des moments où une brise parfumée des mots que j’envoie. souffle sur ma vie et dissipe momentanément cette brume oppressante. La chaude lumière des rayons du soleil redonne Difficile d’appeler au secours alors les vraies couleurs au paysage. C’est dans ces moments quand tant de drames nous oppressent de lucidité que je peux voir sainement mes parts d’erreurs et Et les larmes nouées de stress de responsabilités en tant que père. C’est dans ces moments étouffent un peu plus les cris d’amour que j’arrive à accepter objectivement, sans m’écrouler sous un de ceux qui sont dans la faiblesse Et, dans un dernier espoir, disparaissent. fardeau de condamnations, mes manquements et mon inapti- tude à avoir tissé entre Micah et moi le lien de complicité qui Et je cours, je me raccroche à la vie serait devenu l’ancre solide qui nous aurait permis d’affronter je me saoule avec le bruit

142 143 des corps qui m’entourent On dit que dans la Rome antique, pour punir un meur trier Comme des lianes nouées de tresses de son crime, on liait solidement sur lui le cadavre de sa vic- sans comprendre la détresse time jusqu’à ce que la putréfaction atteigne sa propre chair. des mots que j’envoie. Mais là, ce n’est pas le cadavre de mon fils qui est sur moi, Tous les cris, les S.O.S. c’est le poids de ma propre culpabilité! Partent dans les airs, dans l’eau laissent une trace Enfin, je vois un peu de lumière éclairer les épaisses dont les écumes font la beauté ténèbres de ma vie. Je vois une éclaircie dans les nuages. Le Pris dans leur vaisseau de verre brouillard fuit sur la plage à mesure que le jour progresse. Je les messages luttent mais les vagues les ramènent le sens… le ciel va enfin se dégager, le soleil va paraître. en pierre d’étoile sur les rochers. mn Et j’ai ramassé des bouts de verre j’ai recollé tous les morceaux Il m’arrive souvent de passer quelques heures dans une tout était clair comme de l’eau. bibliothèque, sans serviette ni ordinateur. Je me promène Contre le passé y a rien à faire alors, d’un pas nonchalant, entre les rayons, en prenant le il faudrait changer les héros temps de jeter un coup d’œil sur les bouquins qui attirent mon dans un monde où le plus beau reste à faire. attention. Je ne connais pas grand-chose à l’histoire de l’art mais j’éprouve un énorme plaisir à feuilleter ces grands livres Et à mesure que la musique pénétrait les fibres de mon où sont présentées les œuvres de peintres célèbres. être, c’était comme si tout se dévoilait. Je sentais mon esprit C’est au cours de l’une de ces visites que j’ai découvert s’illuminer et ressentais la lumière divine m’envelopper. une toile qui m’a particulièrement intéressé, une toile de Comme les morceaux d’un casse-tête qui s’assemblerait de lui- Rembrandt intitulée Le retour de l’enfant prodigue. Elle illus- même, je voyais les paroles du texte se regrouper devant moi. tre la parabole biblique d’un père qui, ayant pendant Le fou, dans la chanson, c’est moi. Je suis ce fou qui longtemps attendu le retour de son fils cadet, le voit revenir à continue à jeter à la mer des bouteilles vides contenant les la maison et s’élance pour l’accueillir et le serrer dans ses fantômes de mes erreurs du passé. Je continue à me laisser bras. Le tableau nous montre le fils, chauve, en haillons, la tête vaincre par la mort qui a vaincu mon fils. Je refuse d’accepter penchée sur la poitrine d’un vieillard (le père) dont le visage que je fais encore partie d’un monde où le plus beau reste à exprime tendresse et compassion. L’artiste a montré dans cette faire, même si la cicatrice laissée par le départ de Micah œuvre beaucoup plus que la simple illustration d’un texte de restera toujours visible à la surface de mon coeur. la Bible. Il a reproduit la beauté du pardon qui réside dans le Sans m’en rendre compte, cette image de l’homme au cœur de Dieu. cœur de pierre était devenue un fardeau plus imposant que L’histoire révèle que la vie du peintre n’a pas été exempte celui de mon deuil. Oui! Micah a eu mal! Oui! J’aurais pu être de tumultes et de fanfaronnades. Mais à l’époque où il créa un meilleur père! Oui! Je dois accepter ma part de respon - cette œuvre, Rembrandt avait atteint la maturité et c’est toute sabilité dans cette tragédie! Mais le spectre que je porte son âme qu’il a mise sur la toile. Une âme qui avait souffert et maintenant sur mes épaules est devenu plus lourd que le qui se tournait vers Dieu pour goûter son amour et sa gué - blessé du croquis. Finalement, c’est ma propre détresse que je rison. On doit dire en effet que pendant les soixante-trois porte, c’est ma propre mort. Je croule. Je m’épuise sous mon années de sa vie, Rembrandt avait vu mourir non seulement propre fardeau. Et cela risque de me perdre! son épouse Saskia, mais trois fils, deux filles et les deux

144 145 femmes avec lesquelles il avait vécu. La douleur ressentie à la Cet amour-là n’exclut personne. Il pénètre jusqu’au plus mort de son fils bien-aimé, Titus, âgé de vingt-six ans, surve - profond des gouffres pour nous rappeler que nous ne sommes nue peu de temps après le mariage de ce dernier, n’a jamais jamais seuls mais que Dieu, notre Père, est avec nous dans été décrite dans ses mémoires mais le personnage du père l’épreuve et qu’il souffre avec nous. Et cela, il me l’a prouvé dans l’Enfant prodigue laisse entrevoir combien de larmes à un moment de ma vie où je croyais que tout était terminé. elle a dû lui coûter. La guérison est lente et les transformations que j’aimerais voir Dans son excellent livre Le retour de l’enfant prodigue, dans mes actions ne s’accomplissent pas uniquement par un Henri Nouwen, ancien professeur à l’université de Harvard, claquement des doigts. Mais Dieu m’a redonné l’espoir et le commente cette toile en détail, toile qui, pour lui, est devenue goût de vivre. Je suis privilégié de vivre d’heureux moments une fenêtre sur l’éternité. L’impact que cette œuvre a eu sur sa avec mes trois belles filles que j’aime. Je suis entouré d’une vie l’a conduit vers une nouvelle dimension de l’amour et du épouse qui m’aime, de ma famille et de bons amis. Et même pardon de Dieu qu’il communiqua par la suite dans les com- si la cicatrice causée par le départ de Micah demeurera tou - munautés de l’Arche où il passa plusieurs années à travailler jours dans mon âme, je dois accepter que l’amour de Dieu auprès de handicapés mentaux. Il écrit: opère son œuvre en moi. « Ce qui constitue le véritable centre du tableau de Après avoir lu quelques épisodes de la vie de Rembrandt, Rembrandt, ce sont les mains du père. C’est sur elles que toute je me suis demandé à quoi devait ressembler la vie familiale la lumière est concentrée; c’est sur elles que le regard des à son époque. Rembrandt et Saskia exerçaient-ils, auprès de spectateurs est fixé; en elles, la miséricorde se fait chair; par leurs enfants, le même rôle que tiennent les parents d’aujour- elles, le pardon, la réconciliation et la guérison s’opèrent et d’hui? Quelles étaient leurs inquiétudes, leurs préoccupations? grâce à elles, non seulement le fils fatigué mais aussi le père épuisé trouvent le repos. » Combien de nuits sont-ils restés éveillés en pensant aux diffi- Quelle vérité merveilleuse et combien j’ai besoin de la cultés d’apprentissage de leur jeune fils, aux terribles maux de voir se concrétiser dans ma vie! Seulement l’amour et le par- tête de leur fille cadette ou au chagrin de leur grande fille suite don de Dieu peuvent guérir le cœur des fils et celui des pères. à une rupture de fiançailles? Les besoins affectifs de leurs Seul son amour est capable de m’aider à pardonner à Micah enfants étaient-ils comblés au sein de ce noyau familial? Et de nous avoir quittés si brutalement et à me pardonner à moi- les besoins affectifs du père, et ceux de la mère? Qu’en était- même. Seul l’amour de Dieu me permettra de combler mes il des autres familles qui vivaient en ce temps-là? Les parents lacunes. Dieu n’est pas un père humain, imparfait. Son amour arrivaient-ils à maintenir l’harmonie entre leurs enfants et paternel est assez grand et assez fort pour entourer de ses bras ceux du voisinage? Les enfants de cette époque étaient-ils chacun des fils et des filles qu’il a créés. Comme l’exprime si plus obéissants ou plus rebelles, plus tendres ou plus endur- bien le Dr Serge Chaussé dans le livre-témoignage des dix cis? Quels étaient leurs loisirs, leurs rêves, leurs espoirs? médecins: « Dieu est mon Père. Si j’agis mal, je ne crois pas À bien y penser, la vie des gens de ce temps-là n’était qu’il va me battre. Au contraire, je sens plutôt qu’il va pleu rer. peut-être pas très différente de la nôtre. Il est certain que la Il va pleurer de voir dans quel pétrin je me suis engagé. Il ne culture et les coutumes hollandaises du XVIIe siècle ne me dira pas “ je te l’avais dit, alors tant pis pour toi. La sauraient être comparées à notre mode de vie actuel, mais les prochaine fois tu n’auras qu’à m’écouter ”. Ce sont les pères êtres humains ne sont-ils pas un peu tous les mêmes, peu terrestres qui pensent de cette façon. En ce qui me concerne, importe l’endroit où ils habitent, peu importe leur culture et je crois que Dieu est différent. » l’époque dans laquelle ils ont vécu?

146 147 Je crois personnellement que de tout temps, il y a eu de cœur des hommes et son pardon est sans fin. Il a toutefois en bonnes et de mauvaises gens, de bons et de mauvais parents haute estime les relations familiales harmonieuses où l’amour et que les familles ont toujours eu à faire face aux problèmes règne et où chacun des membres s’épanouit sainement. de la pauvreté, aux conflits, à l’infidélité, à la maladie, au Je me suis donc senti coupable envers Dieu de ne pas deuil et à une multitude de situations imprévues et incontrô - avoir réussi à conserver mon foyer uni. J’ai même été jaloux lables, similaires à celles que nous vivons aujourd’hui. De de certaines familles que je côtoyais et qui vivaient en har- tout temps, la vie en famille aura rendu plus facile l’existence monie. La perte de mon emploi, de notre domicile familial et de certains individus alors que pour d’autres, elle aura été une les difficultés financières qui s’en suivirent n’ont rien fait source d’angoisse et d’amertume. Et pour d’autres encore, les évidemment pour alléger mon sentiment de culpabilité. terribles épreuves qu’ils auront dû traverser dans leur enfance Mais je sais maintenant que rien n’est impossible à Dieu. se seront inexplicablement transformées en une grandiose Je sais qu’il m’aime inconditionnellement et qu’avec lui, il est symphonie, comme cela s’est produit pour le jeune Ludwig possible de rebâtir des jours meilleurs. N’est-ce pas là le sens van Beethoven dont la musique dégage une profondeur de de son pardon? sentiments et une puissance d’expression incomparable. C’est en intégrant cette certitude dans ma vie qu’il m’a Et si nous remontons encore plus loin dans l’histoire, été possible d’apprécier le succès des autres sans toujours me nous devons admettre que la vie familiale n’a jamais été sentir inférieur ou condamné. Je peux maintenant apprécier exempte de difficultés. La première famille mentionnée dans les beaux côtés de ma vie et de ma personnalité. Je peux aussi la Bible, celle d’Adam et Ève, a été déchirée par une terrible apprécier la beauté dans la vie des autres, une beauté que je ne tragédie: le décès de leur fils Abel, tué par Caïn, son propre pouvais plus voir et qui se trouve pourtant tout autour de moi. frère. Plus tard, nous voyons les filles de Noé enivrer leur père Il me semble aussi que je comprends mieux certaines facettes afin de commettre avec lui des actes incestueux. Puis, ce fut de la vie. Abraham, pour qui une aventure avec une servante se trans- Un exemple de cela s’est manifesté il y a quelque temps, forma en une suite de sérieux conflits familiaux. Jacob, son lorsque je suis allé visiter ma famille à Hébertville. Ma sœur petit-fils, l’ancêtre du peuple israélien, a été polygame. Le roi Rachel et son mari André se sont mariés alors que j’étais haut David, homme sensible, aimant Dieu passionnément, a connu, comme trois pommes. Le jour du mariage, Rachel était une lui aussi, des périodes sombres. Il commit l’adultère avec vraie princesse dans sa robe blanche à crinoline, légère l’épouse d’un homme totalement loyal pour ensuite le faire comme une ballerine. Tout le monde dans la famille savait tuer. L’enfant né de cette union illicite mourut. Plus tard, un qu’André, un beau jeune boulanger aux cheveux blonds, autre fils de David, Absalon, se révolta violemment contre son sportif et bon travailleur, serait certainement un bon époux. Il père. Un autre fils, Salomon, connut une vie familiale extrême- l’a été, et il l’est encore aujourd’hui. ment perturbée et écrivit pourtant l’un des plus beaux poèmes Peu de temps après le mariage est né leur premier romantiques de tous les temps: Le Cantique des Cantiques. enfant, Martin, un beau garçon en santé. Ses parents étaient Il est clair que Dieu n’a jamais demandé aux auteurs des comblés. Les mois passèrent et graduellement, Rachel et récits bibliques de cacher les fautes et les échecs des grands André constatèrent un certain nombre d’anomalies dans le personnages des temps antiques. Cela nous aide à comprendre développement et la croissance de leur fils. Ils consultèrent pourquoi Jésus et les écrivains du Nouveau Testament ac- leur médecin de famille puis des spécialistes qui diagnos- cordent à la vie familiale et à la fidélité conjugale un rôle de tiquèrent chez l’enfant certains troubles relativement sérieux. premier plan. Dieu est sensible à tout vrai repentir venant du Martin présentait des signes de paralysie cérébrale. Sa bouche

148 149 ne se développait pas normalement et il dut subir une série apporte le journal ou des gâteries. Lorsque je vais à d’opérations. Sa vue déficiente l’obligea également à porter Hébertville et que je me retrouve en sa présence, cette joie des lunettes aux verres très épais. communicative qui déborde de sa personnalité m’envahit lit- Les parents, le cœur attristé, ont dû faire face à la réalité téralement. La vie de Martin m’interpelle sans cesse et me que Martin ne deviendrait jamais un enfant comme les autres. pousse à devenir une meilleure personne, plus agréable et plus Il ne fréquenterait pas l’école comme tous les enfants. Il ne amicale envers les autres. Si seulement je pouvais aimer les pourrait jamais faire partie d’un club de balle ou de hockey. Il gens comme Martin les aime, je serais, moi aussi, porteur de serait parfois rejeté, ridiculisé par ses pairs et ne pourrait bonheur. Je me considère privilégié d’avoir Martin comme communiquer adéquatement ses sentiments, ses peines et sa neveu même si je n’ai pas toujours été à la hauteur de son ami- souffrance. tié et je trouve qu’il porte magnifiquement son nom… Martin Les années ont passé et le diagnostic des médecins s’est Lajoie. avéré exact. Martin a mis beaucoup de temps pour apprendre à marcher, à manger et à accomplir les petites tâches que les mn autres enfants apprennent instinctivement. Il commença à On m’a raconté, il y a quelque temps, un récit des plus émettre des sons d’une voix plutôt nasillarde et peu à peu, à émouvants. Celui d’un enfant sévèrement handicapé et de son prononcer des syllabes et des mots. Ses difficultés de crois- père, dont la vie a été totalement transformée par un rêve qu’il sance présentèrent un réel défi pour Rachel et André, mais ce a fait, et qu’il n’oubliera jamais. défi, ils l’ont relevé avec beaucoup de patience et beaucoup Dans ce rêve, le père est au ciel en compagnie de Jésus, d’amour. des anges et de plusieurs autres personnages qu’il ne connaît Avec l’aide d’organismes spécialisés en éducation des pas. L’atmosphère de ce lieu est absolument indescriptible. personnes atteintes d’un handicap mental, Martin a atteint un On y sent couler la vie, aussi limpide que le cristal le plus pur. niveau considérable d’autonomie. Il a développé ses talents L’amour qui y règne est comparable à une musique encore artistiques en découvrant les couleurs et les formes. Il a égale- jamais écoutée ici-bas. Il y a beaucoup d’activités mais tout se ment développé ses capacités physiques au point où il a fait déroule dans une paix absolue. partie d’un club de hockey pour handicapés. Il peut conduire L’homme s’approche d’un groupe de jeunes gens d’une un grand tricycle, adapté à sa motricité, et il fait lui-même de beauté sans pareille et qui forment une sorte de classe devant petits achats à l’épicerie du coin. Il a occupé des emplois dans laquelle se tient un autre jeune homme plus parfait en beauté une usine de clous, dans une ferme, et il travaille actuellement et en sagesse que tous ceux et celles qui l’écoutent. Quand ce dans une petite boutique, L’ami fidèle, spécialisée dans le soin jeune homme ouvre la bouche pour communiquer ses pen- des animaux domestiques. Ses rémunérations ne sont jamais sées, tout son auditoire l’écoute avec la plus totale attention. très élevées mais Martin est heureux d’occuper ces petits Son incomparable savoir provoque des commentaires appro- emplois. Ses patrons affirment qu’il a les qualités d’un bateurs, parfois même des exclamations d’admiration. employé modèle. Tous ceux qui le côtoient l’apprécient car il Ébloui par cette scène émouvante, le père s’approche sème la bonne humeur et la joie partout autour de lui. Il est lentement, désireux d’entendre les propos tenus par ce jeune réellement pour tous et chacun un « ami fidèle », sans préjugés sage à l’allure d’un ange. Et à mesure qu’il avance, il sent ni méchanceté. vibrer son cœur d’un amour extrême pour ce jeune homme Martin est un rayon de soleil pour notre famille. À tous qu’il croit reconnaître. En fixant les traits de son visage, il dis- les jours, après son travail, il rend visite à ma mère et lui cerne tout à coup un air qui lui est familier. Un regard qu’il a

150 151 croisé à maintes et maintes reprises. Le regard de son jeune Le ciel commence donc ici-bas, lorsque nous établissons fils handicapé! un lien d’amitié avec Dieu. C’est cette amitié et non pas notre Il n’arrive pas à le croire. C’est bien lui. Cet enfant, qui compétence en matière spirituelle qui se continuera pendant avait été privé, pendant son séjour sur terre, de la parole et de toute l’éternité, même après la mort. La Bible ne dit-elle pas la science, avait reçu une sagesse infinie qu’il pourrait parta - que celui ou celle qui aime Jésus dans cette vie sera aimé de ger à sa guise pendant toute l’éternité. lui dans la vie à venir? C’est cela le ciel! Une histoire d’amour Il ne s’agit que d’un rêve, mais d’un rêve qui pourrait que même la mort ne peut détruire. Libre à nous de prendre le bien un jour devenir réalité. Et pourquoi pas? N’est-il pas temps de bien considérer les paroles du Christ et de l’inviter à commun à Dieu d’élever les humbles, les petits, les démunis devenir notre ami. Il ne repousse jamais une telle invitation! de la société? Le Roi des rois n’est-il pas né dans une étable Pour les parents qui doivent survivre au deuil d’un enfant, parmi de pauvres bergers? Jésus n’a-t-il pas promis des ré - cette espérance de revoir un jour l’être qu’ils ont aimé peut compenses célestes à ceux qui sont pauvres en esprit? devenir une source impérissable de consolation. Cette réalité Après ce rêve, le père du jeune handicapé n’a plus jamais n’enlève rien à la tristesse causée par le départ de cet enfant regardé son fils de la même manière. Une fenêtre s’est ouverte mais elle produit en eux une force qui les aide à traverser ce sur une réalité céleste qu’il n’avait jamais vue auparavant. Par temps de douleur. cette fenêtre, il a pu voir au-delà de la maladie de son enfant, de ses membres atrophiés, de sa difficulté à communiquer. Il mn a vu son fils dans son état parfait, dans la gloire éternelle. Croire à l’existence du ciel ou à une autre vie après la Après la naissance de mes deux premiers enfants, j’ai mort, tel que Jésus l’a enseigné, exige de notre part un mini- habité pendant plusieurs années la ville de Repentigny, en mum de foi. Mais puisque cette notion de l’au-delà nous a été banlieue de Montréal. Je conserve des souvenirs inoubliables transmise par ceux qui témoignent que le ressuscité s’est de cette époque. J’y ai connu de belles et sincères amitiés. présenté devant une foule de témoins, il est possible qu’elle D’autres souvenirs sont plus douloureux mais les amitiés soit vraie. sincères ne se construisent pas seulement dans les jours de Pour ceux et celles qui croient en Jésus, cette vérité est fête, elles se tissent aussi parfois dans les larmes. essentielle. Le vrai chrétien ne perçoit pas la vie terrestre Lorsque j’ai vu Hélène pour la première fois, j’ai tout de comme une attente pénible et chargée d’insécurité jusqu’au suite senti qu’elle était très timide et probablement extrê - jour où il paraîtra devant la cour suprême céleste pour plaider mement sensible. La moindre remarque à son égard la faisait sa cause devant Dieu. D’ailleurs, s’il en était ainsi, personne rougir comme une tulipe. Mais sa grande sensibilité m’en a ne gagnerait sa cause car nul individu ne pourra jamais fait très vite une excellente amie. Nous la considérions comme devenir assez bon pour mériter, par lui-même, l’accès au para - un membre de notre famille. Hélène souffrait d’un très léger dis. Personne sur terre ne peut « gagner son ciel », le prix en handicap mental qui la rendait un peu lente à l’apprentissage est trop élevé. Seul Dieu peut nous accorder le privilège de de certaines tâches. Mais c’était souvent cette légère incapaci- vivre avec lui pour toujours. Et cela, il l’a déjà fait en venant té jumelée à son sens de l’humour incomparable qui faisaient parmi nous afin de se charger de la culpabilité de nos fautes et d’elle un être si attachant. Elle a habité avec nous pendant plu - nous libérer de notre condamnation. Jésus est mort sur la croix sieurs mois dans une chambrette que nous avions construite pour nous montrer jusqu’où peut aller la méchanceté humaine pour elle. Hélène était une véritable amie pour toute notre et jusqu’où vont la bonté et le pardon de Dieu. famille.

152 153 Un jour, je suis sorti avec un groupe d’adolescents dans Accompagnant l’article, une photo de Mylène, en gros un restaurant de Montréal. Hélène était des nôtres. Après le plan, resplendissante de vie, son sourire vrai, ses petits yeux repas, nous avions prévu nous rendre à la piscine du Stade taquins, qui lancent un dernier au revoir à tous ceux qui l’ont olympique effectuer quelques plongeons. aimée. Pendant le souper, Hélène eut un malaise. Elle se retira à Quinze ans de jours heureux… et tout s’arrête brusque- la salle de bain avec une amie mais son état ne semblait pas ment. Un conducteur ivre, récidiviste, qui néglige de faire un s’améliorer. Hélène souffrait d’asthme et parfois, lorsque sa arrêt obligatoire, heurte Mylène et la projette dans les airs respiration était trop saccadée, je l’accompagnais à l’hôpital comme une feuille de papier soufflée par le vent. pour qu’elle puisse recevoir des traitements. Je lui ai donc Jamais Gilles et Manon Carignan, ses parents, ni Anissa proposé de la conduire à l’hôpital qui était situé à quelques et Noémie, ses deux sœurs, n’auraient pu imaginer que minutes du restaurant où nous nous trouvions. Elle préféra Mylène les quitterait d’une manière si inattendue et dans de attendre, jugeant que sa respiration n’était pas si mauvaise et pareilles circonstances. que tout rentrerait dans l’ordre sous peu. Nous sommes donc Je connaissais la famille Carignan depuis des années. Ils partis en direction du stade. En cours de route, son état s’est sont mes amis, Mylène était mon amie et son départ m’a brisé rapidement détérioré, beaucoup plus rapidement que lorsqu’elle le cœur. Quelques heures après l’accident, je les ai rejoints au souffrait d’une crise d’asthme, beaucoup trop rapidement pour chevet de Mylène, qui reposait inerte sur son lit d’hôpital. Elle était difficile à reconnaître tellement son visage était enflé. que nous puissions nous rendre à l’hôpital. Sans que person- Elle ne respirait déjà plus. ne le sache, Hélène souffrait d’une allergie alimentaire Pendant quinze ans, Mylène a été aimée et choyée au sein déclenchée par la vinaigrette à base d’huile d’arachide qu’elle de la famille la plus affectueuse que je connaisse. Une famille avait consommée pendant le souper. Cette allergie alimentaire exemplaire à tous les points de vue, et je n’exagère pas! lui a été fatale. J’ai côtoyé la famille Carignan pendant des années et je En ce bel après-midi ensoleillé, Hélène nous avait donc les côtoie toujours. Mes enfants ont joué avec leurs enfants, quittés subitement pour sa demeure céleste. Ce fut un choc avec Mylène. De voir la photo de la belle Mylène superposée terrible pour ses parents qui l’adoraient. Quelle souffrance à celle du chauffard, sur une page du journal, a provoqué en pour les membres de sa famille et pour ses nombreux amis de moi la plus vive indignation, le dégoût, la colère. Cet homme voir s’envoler cette petite colombe sans même pouvoir lui dire n’avait pas le droit de voler une vie à cause de son problème adieu! Pourquoi de telles tragédies se produisent-elles? d’alcool. Il n’avait surtout pas le droit de voler la vie de Pourquoi Hélène? Mylène, cette vie unique, irremplaçable. Les jeunes de son Je crois que de nombreuses questions demeureront tou- école la surnommaient « Le rayon de soleil » tellement elle jours sans réponse. Mais si nous croyons vraiment à la rayonnait de son intérêt pour les autres, de son optimisme Providence et à l’éternité, il est fort probable que certaines de et de sa joie de vivre. Elle était une artiste pleine de talents et ces réponses nous seront données dans l’au-delà. une confidente toujours à l’écoute de ses amis, toujours Je pense à une autre amie, plus jeune qu’Hélène, mais qui disponible. s’est envolée dans des circonstances toute aussi tragiques. La veille de son accident, Mylène avait assisté à une ren- À la une du Journal de Montréal de l’édition du 23 octo- contre de jeunes pendant laquelle on leur avait demandé de bre 1999, on pouvait lire en grosses lettres: STOP BRÛLÉ, rédiger un petit texte, comme s’il était écrit par Dieu le Père, ADOLESCENTE FAUCHÉE. L’ALCOOL TUE! dans le but de communiquer son amour à l’une de leurs

154 155 compagnes. Cette lettre devait par la suite être remise à une Sur le coup, quel parent ne serait pas en colère contre celui personne du groupe choisie au hasard par l’animateur. Par une qui aurait fait du mal à son enfant? Mais avec le recul, on se pure « coïncidence », la lettre de Mylène a été remise à demande: doit-on faire porter le blâme à une seule personne Anissa, sa sœur. La voici: quand la société toute entière est responsable de ce genre d’événement? Combien de gens autour de nous ont déjà con- Ma chère enfant, duit avec un verre en trop? Ce type a besoin d’être pris en charge et soigné plutôt que blâmé. Je t’aime tellement, tu es la prunelle de Mes yeux. La fille que Pardonner à ce chauffard ne veut pas dire que nous ne J’ai modelée, là-haut, dans le ciel, avec amour et attention. souhaitons pas que la justice fasse son travail! Dieu n’enlève Dans tes journées de tristesse, J’étais là pour te consoler, pas le poids des conséquences de nos gestes. En revanche, Il dans les moments difficiles, J’étais là pour te supporter. Je nous offre la possibilité de nous libérer du poids de la con- soulèverais des montagnes pour te secourir. Oh comme Je damnation. Pardonner n’est pas un sentiment, c’est un choix. t’aime… Ma mort sur la Croix, Je l’ai fait pour toi aussi. J’ai Au fond de moi, je pense que cet homme n’a pas voulu faire si hâte au jour où tu viendras me rejoindre, dans Mes lieux de mal à Mylène. Mais, même si son geste avait été intention- très saints… nel, il serait toujours un être humain ayant commis une grave erreur de jugement. Ton père qui t’aime… (Mylène) Dans notre famille, nous séparons la faute du fautif. En même temps, nous ne sommes pas aveugles; cet homme mérite une Je crois sincèrement qu’un tel message a été inspiré bonne « claque », une bonne sanction. Il faut que ce triste directement par Dieu, non seulement pour Anissa, mais aussi, événement lui permette d’opérer un réel changement dans sa d’une certaine façon, pour Mylène qui devait aller le rejoindre vie, mais nous ne croyons pas que la justice humaine soit le lendemain dans les lieux très saints! capable d’y parvenir. Mylène connaissait l’amour de Dieu, comme ses parents Dans l’un des États américains, on punit sévèrement le tenan - et ses sœurs le connaissent. Et malgré la douleur extrême et le cier d’un bar qui a laissé partir un homme ivre sur la route si vide laissé par le départ de leur Mylène chérie, ils se sont ce dernier cause un accident. Vous savez, je suis un fils d’al- tournés vers la Source de toutes consolations pour traverser coolique. Mon père nous battait régulièrement ma mère et cette étape de deuil. C’est Dieu qui les a également conduits à moi… il empoisonnait la vie de nos voisins. Il a ensuite été la guérison et au pardon. placé à l’hôpital psychiatrique pendant 25 ans. Pourtant, ma Gilles et Manon sont de bons amis pour moi. Je les re - mère nous a appris à lui pardonner. Vers la fin de sa vie, il vois près du cercueil de leur fille, une épée de douleur leur s’est rendu compte du mal qu’il a fait, et il s’est mis à changer radicalement. C’était incroyable de voir comme mon père traversant le cœur. Mais je savais qu’en dépit de cette marée avait été transformé en réalisant ses erreurs. incontrôlable de tristesse qui les submergeait, ils laisseraient Nous voulons rencontrer celui qui a tué notre fille en dehors briller d’autant plus fort la lumière et la chaleur de la flamme du cadre de l’enquête et du procès qui doit suivre. On qui les habite. Je savais qu’un jour, comme cela s’était sou- voudrait tellement l’aider à s’en sortir. Si cet homme s’était vent produit, la famille Carignan serait un lieu de refuge pour retrouvé en détresse sur le chemin de Mylène, elle l’aurait les souffrants, les malheureux… et les endeuillés. aidé, comme elle a toujours fait. C’est aussi pour lui faire Et cela n’a pas tardé à se réaliser. Dans un article publié plaisir que nous effectuons cette démarche de pardon. dans la revue Dernière heure du mois de novembre 1999, Gilles partage ces quelques pensées au sujet de celui qui est Ce témoignage de Gilles remue tous mes sentiments responsable du décès de leur fille: d’amour envers lui et sa famille. Si Mylène était toujours prête

156 157 à aider et à pardonner, c’est qu’elle avait appris ces qualités de Je regarde à nouveau la triste silhouette des trois person- ses parents, qui eux, les ont apprises de Dieu. nages du croquis de Micah et j’ai l’impression qu’ils ne m’ont Le pardon est comme un cadeau que Dieu dépose ten- pas tout dit. L’homme au cœur de pierre me paraît encore plus drement au fond de notre cœur. Il est comme une rivière qui maigre, le voyageur plus inquiet et le blessé me semble pous - transforme peu à peu les pierres brutes de l’amertume en ser des râlements de plus en plus insistants. petits cailloux lisses et doux. Je reste silencieux. Je regarde. J’écoute. Je cherche à Le pardon ne doit pas reposer uniquement sur nos forces mieux comprendre la souffrance humaine… la souffrance de et nos capacités humaines à pardonner. Sans l’aide de Dieu, mon fils. Puis, une fenêtre s’ouvre. Je regardais, maintenant, tous nos efforts en ce sens seront vains. Le pardon est un je vois. cadeau que nous devons demander et recevoir de Dieu. Un Je vois le blessé et le voyageur, dos à dos. Dos à dos et cadeau que nous offrons à notre tour à des gens qui, parfois, par-devant derrière. Le croquis de Micah me met en face ne le méritent pas. d’une dualité, d’un schisme. Une rupture entre le cœur et la raison, entre la force et la faiblesse, entre le bien et le mal. Une Le pardon ne se mérite jamais, il se reçoit. Ce n’est pas dualité qui a provoqué l’incertitude et la confusion dans la vie un fardeau qui nous est imposé ou que l’on s’impose à soi- de Micah. Une déchirure entre le cœur et la raison qui le même. Pour pardonner aux autres le mal qu’ils nous ont fait, poussa à bout, qui le poussa à commettre un geste qui était nous devons choisir de marcher quotidiennement dans le peut-être d’avantage un appel à l’aide, un cri de détresse. chemin du pardon. C’est un chemin périlleux où nos com- Après tout, la méthode qu’il avait choisie pour mettre fin à sa pagnes de route sont souvent l’amertume, la colère et la haine. souffrance ne lui avait-elle pas laissé une chance de survie? Mais quoi qu’il arrive, il faut continuer à marcher, petits pas Et après avoir commis son geste, n’avait-il pas quitté son par petits pas, en se confiant à Dieu: « Je suis incapable de appartement en espérant trouver du secours? pardonner à cette personne mais je reçois dans mon cœur ton Micah était sans doute tiraillé entre la mort et la vie. Dans amour et ton pardon. » Avec le temps, le pardon de Dieu agit sa faiblesse, il souhaitait mettre rapidement un terme à sa en nous et son pardon devient notre pardon. C’est le plus beau douleur mais dans sa force, il désirait vivre. Dans sa peine, il cadeau qui puisse nous être offert et que nous pouvons offrir s’était livré au mal mais c’était le bien qu’il sentait en lui qu’il aux autres. Le pardon… par don! appelait de toutes ses forces. C’est son cœur tendre, son cœur Quelques mois après l’accident, Gilles et Manon ont ren- meurtri qui, incapable d’écouter la raison, creva l’abcès de sa contré l’homme responsable de la mort de leur fille et lui ont blessure. Une blessure qui lui semblait trop grave, trop pro- exprimé leur pardon sincère. Cette initiative est susceptible de fonde, inguérissable! transformer radicalement la vie de cet homme et de son Je vois dans cette dualité l’éternel paradoxe amour - entourage. douleur qui se trouve au centre de l’aventure humaine. Cette La lumière que je vois briller dans les yeux de Gilles, de recherche du bien-être, du plaisir, de l’amour, qui se trans- Manon et de leurs enfants est le reflet de l’amour de Dieu. Un forme trop souvent en déceptions, en douleur et en haine. amour qui n’est pas de ce monde mais que Dieu offre à tous C’est la tragédie du divorce, de la peine d’amour où, après ceux et celles qui l’aiment et se tournent vers lui. Cet amour avoir offert à l’autre le meilleur de soi, on se retrouve blessé ne s’éteindra jamais, ni sur terre… ni dans l’au-delà! et rejeté au sein même de cette relation. C’est la négation de l’amour. C’est le cri de toute une mn génération qui a subi l’échec de l’histoire amoureuse de ses

158 159 parents. Le cri de toute une génération qui a cherché vaine- Si seulement ces « nouveaux prophètes » du troisième ment, par toutes sortes d’expériences, à soulager et régénérer millénaire pouvaient saisir la pertinence du message commu- sa capacité d’aimer et d’être aimé. Des expériences qui niqué par certains des jeunes qui ont vécu dans les temps n’étaient rien d’autre au bout du compte que des tentatives bibliques. S’ils pouvaient rechercher et exprimer la beauté de d’imposer le silence à l’écho de leurs rêves d’enfants broyés l’amour passionné que Daniel, Ézéchiel et David, par exem- sous le fardeau de la déception. Et pour tenter de nier cet éton- ple, avaient pour Dieu et pour ses commandements. S’ils nant paradoxe que le « grand amour » ne peut exister, ils offrent pouvaient comprendre comment ces mêmes jeunes gens à l’humanité ce qu’ils ont de plus intime: leur sexualité. avaient réussi à marquer profondément la conscience de toute Toutefois, ce qu’ils obtiennent en retour est souvent assez une génération. Si les artistes du XXIe siècle se tournaient éloigné des sentiments de tendresse et d’authenticité auxquels vers Dieu, nous assisterions à la guérison de notre nation. ils aspirent tant. Leur identité en souffre et leur estime de soi Et Dieu, que pense-t-il de tout cela? Pourquoi n’intervient- doit se soumettre à ce que la société propose comme étant il pas? S’il existe, n’est-il pas dérangé par notre déchéance? Ne l’image du vrai bonheur. Un bonheur qu’ils savent artificiel, peut-il rien y faire? calqué sur une vision hollywoodienne qui rejoint tantôt leurs Quelle contradiction! Un Dieu tout-puissant qui ne fait réalités quotidiennes, tantôt leurs fantasmes les plus inacces- rien… qui ne fait rien pour moi! sibles. Ce personnage rigide, froid comme le marbre des cathé- Là encore, cette dualité écorche l’âme. Les sentiments les drales, distant et insensible au malheur des hommes, Micah l’a plus nobles de beauté et de grandeur qui habitent leur esprit se bien illustré. Pour lui, il personnifiait son père. Un père inca- trouvent sans cesse en butte à l’insatisfaction générée par un pable de remédier à sa peine, incapable de rencontrer ses style de vie axé sur la gratification du moi. La vérité, c’est que besoins. En le regardant, je peux lire les pensées qu’avait mon le vrai bonheur ne se retrouve pas dans la seule quête de fils: plaisir et du pouvoir, autrement ces riches et belles jeunes « Tu es maigre, si maigre dans ton apitoiement… mieux femmes et ces jeunes hommes si sensuels qui sont devenus les aurait valu que tu ne naisses jamais. Ainsi, ma douleur serait idoles de milliers d’adolescents seraient les êtres les plus moins grave que d’avoir à supporter ton image qui me hante. heureux au monde. Mais il est bien évident que cela n’est pas Mais comme tu as toujours été le plus fort, c’est à moi main- le cas. tenant de remporter cette ultime bataille. Je vais mettre fin au Qu’il s’agisse des statues de plâtre ou de bronze des civi - drame de ma vie. Je vais me détruire, moi, ton chef-d’œuvre, lisations anciennes, ou des tapisseries de photos découpées et tu ne pourras pas m’en empêcher. » dans les journaux à potins qui couvrent les murs de la cham- Que mon cœur souffre en écrivant ces lignes! Si seule- bre à coucher des jeunes nord-américains, ces idoles n’ont ment Micah avait pu comprendre à quel point je l’aimais. En jamais su apporter une aide tangible à un monde en désarroi. dépit de ma maigreur, de mon incompétence, de mes erreurs, Je respecte les gestes philanthropiques de certains artis - de mon état de « mauvais payeur », brûlé, brisé de désespoir, tes, comme Madonna, qui offre de grosses sommes d’argent s’il avait seulement pu lire dans mon regard la tristesse, la ten- pour le traitement des sidatiques. Le problème, c’est que dresse et l’espoir de vivre avec lui des jours meilleurs. Madonna a conduit elle-même ses fans vers les pires perver- Mais ses pensées sont devenues troubles et sa barque, si sions sexuelles. Quel paradoxe! Que Dieu bénisse son âme fragile, fut emportée par les remous de la drogue et de l’oc- s’il s’agit là d’un vrai repentir! cultisme. Quelle tragédie!

160 161 Ce personnage chétif à qui s’adresse le voyageur pourrait Interprétait-il leurs réactions comme de la faiblesse, du har- sans doute aussi représenter d’autres individus: une conjointe cèlement? Pourquoi choisit-il de leur tourner le dos et de fuir déprimée, une mère autoritaire, une petite amie désabusée, un au loin? Pourquoi Dieu n’a-t-il rien fait? Pourquoi n’a-t-il pas, conjoint alcoolique, un parent absent, une amitié rompue, une au moment opportun, tendu la main pour secourir cet enfant société incapable de traiter ses propres blessés ou, peut-être en détresse? Dieu est-il dépassé par les circonstances? S’est-il même, Dieu. éloigné de nous? Est-il semblable à cet être froid et impuis- Un dieu maigre, distant et froid, incapable de porter se - sant incarné dans cette maigre silhouette de l’homme au cœur cours. Un dieu sans personnalité et sans nom avec qui il est de pierre dessinée par Micah? impossible de communiquer. Un dieu aux mille visages qui Dieu est-il réellement ainsi? m’afflige d’un karma auquel ma destinée est irrésistiblement Même si je dois avouer que je comprends bien peu de soumise, ou encore, ce dieu autoritaire qui élève toujours plus choses à la personnalité de Dieu et aux problèmes humains, je haut ses exigences de sorte que, quoi que je fasse, je n’arrive - suis persuadé que Dieu est Amour. Il a choisi de naître au sein rai jamais à le satisfaire. Ce dieu-là est maigre de son amour, d’un peuple faible et conquis, dans une étable d’une petite il ne peut pas m’aider. J’ignore si vraiment il existe, plutôt, je ville. Il est venu parmi les pauvres, les ouvriers, les fermiers. pense qu’il existe dans la tête de certains et je préfère ne pas Il n’a pu se restreindre à communiquer à distance et il a pris le connaître. C’est un être abusif et méchant! une forme humaine afin de nous convaincre qu’il nous aime vraiment. mn À vrai dire, le visage de Dieu ressemble fort à celui de Jésus. Il est bronzé par le soleil et couvert de la poussière des J’ai rencontré récemment un pasteur protestant qui m’a chemins de campagne où il a marché pour aller donner le pain confié sa souffrance et ses inquiétudes au sujet de l’un de ses de vie au peuple... les paroles de l’éternité. enfants. La famille de ce pasteur menait une vie heureuse et pai- Le visage de Dieu est ridé. On peut lire à travers ses rides sible. À l’adolescence, l’un des fils a commencé à manifester les longues heures qu’il a passées à écouter et à guérir les mal- des signes de troubles psychiques. Un jour, il s’est agenouillé heureux, les pauvres, les orphelins, les veuves. pendant des heures au pied de son lit, la Bible ouverte devant Son visage affiche un doux sourire. Un sourire qui lui, en implorant Dieu de venir le secourir et le libérer de ces ressemble à celui des enfants. Aux enfants qui couraient à sa affreux tourments. Ne voyant aucun résultat immédiat à sa rencontre à l’entrée des villages, en dansant et en chantant. Et prière, il se releva, déçu, et quitta la demeure familiale. Jésus, lui aussi, dansait et chantait avec eux. Quel désarroi dans le cœur des parents affligés! Ils au - Son visage est parfois rempli de tendresse et de miséri- raient aimé tout simplement prendre leur fils dans leurs bras corde. Simon Pierre l’a bien vu après avoir publiquement nié pour le consoler. Ils auraient aimé prendre sur eux ce pesant trois fois le connaître. Jésus alors se retourna et le regarda fardeau qui affligeait son esprit. Ils auraient aimé souffrir à sa affectueusement. place. Mais, l’âme triste et inquiète, ils n’eurent d’autre choix Nous voyons son visage briller dans chaque larme qui que de voir leurs sentiments d’amour se briser sur l’épaisse coule sur ses joues alors qu’il agonise sur la croix et crie de muraille de la dépression de leur fils, cette prison dans laquel - toutes ses forces: « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce le leur enfant chéri gémissait, les fers aux pieds. qu’ils font! » Comment ce jeune adolescent percevait-il alors les efforts Mais maintenant, son visage resplendit d’un éclat incom- désespérés de ses parents qui tentaient de le secourir? parable, plus brillant que le soleil dans toute sa splendeur. Cet

162 163 éclat qui illumina le tombeau au matin de Pâques, là où ni la mort, ni les puissances des ténèbres n’ont pu le retenir captif. C’est cette lumière de la gloire de Dieu que ses disciples ont contemplée sur le mont de la transfiguration. Et même si nos problèmes ne sont pas toujours résolus instantanément ici-bas, Dieu est avec nous dans notre souf- france et dans nos difficultés. Il a promis que si nous gardons la foi en lui, nous verrons, un jour, son visage. mn Le fils de mon ami pasteur est toujours aux prises avec ce terrible mal qu’est la maladie mentale. Je prie Dieu de toutes mes forces qu’il soutienne ses parents et sa famille dans cette dure épreuve, et surtout, qu’il protège et guérisse leur enfant chéri. Je prie pour les médecins qui doivent le soigner et je demande à Dieu de couronner leurs efforts de bons résultats.

164 Juste une prière avant d’obéir LE TITANIC À l’ordre des choses et de nos pères Avant de partir

Juste une autre vie sauvée de l’oubli DIMANCHE, 14 AVRIL 1912. Le temps est frais et la mer est Gravée bien mieux que par une lame calme. Les étoiles brillent dans un ciel clair, s’amusant à com- Dans la mémoire d’Abraham parer leur beauté en se mirant dans l’eau tranquille de l’océan Atlantique. Au large des côtes de la Nouvelle-Écosse, un Longue l’attente de l’heure énorme paquebot glisse sur la mer froide, à une vitesse de 22 Lourde la peine en nos cœurs nœuds. De loin, on ne voit que des milliers de petits feux qui Mais si grands notre amour notre foi en toi avancent dans la nuit, semblables à la Voie lactée qui orne la Et difficile de te comprendre parfois voûte céleste. On dirait une ville en fête. Ses quatre cheminées pointent vers le ciel comme les tours d’une forteresse impre- Que sera demain nos destins plus loin? nable. Un peu de paix d’amour et de pain Le R.M.S. Titanic est le chef-d’œuvre de la technologie Au creux de tes mains du début du XXe siècle et l’orgueil de l’Angleterre. Outre des passagers, il transporte du courrier sous les auspices de Sa Longue l’attente de l’heure Majesté le Roi George V. Lourde la peine en nos cœurs Les proportions du paquebot sont inouïes. Il mesure 270 Mais si grands notre amour notre foi en toi mètres de long et 29 mètres de large. Sa hauteur, de la quille Et difficile de te comprendre parfois aux cheminées, est de 53 mètres. Son poids, en déplacement, 52 250 tonnes. Les trois hélices à elles seules pèsent 98 Conduis nos enfants pour la fin des temps tonnes. Dans la cale, on a construit 29 chaudières et 12 soutes Remplis de plus de joies que de larmes contenant 13 000 mètres cubes de charbon. Le nombre de ri - La mémoire d’Abraham vets d’assemblage de la coque est de 3 millions. La capacité d’accommodation du navire est de 2 603 pas- CÉLINE DION sagers dont 905 en première classe, 564 en seconde et 1 134 (Album: D’eux) en troisième. L’équipage compte 900 personnes. Le paquebot

167 est équipé de 20 canots de sauvetage qui ne peuvent toutefois Deux autres passagers étaient directement impliqués dans contenir que 1 178 personnes. l’aventure du Titanic: le capitaine du navire, Edward John Le prix d’un appartement de première classe avec trois ou Smith, ainsi que Joseph Bruce Ismay, le président de la White quatre domestiques s’élève à 4 500 dollars. Celui d’une Star Line. Ismay avait l’habitude de participer aux voyages couchette en cabine de troisième classe est de 40 dollars. Lors inauguraux de ses navires et celui qu’il a fait sur le Titanic de cette traversée, le coffre-fort contenait pour 300 millions de n’est donc pas une exception. C’est lui qui occupait l’autre dollars de bijoux (dont une caisse de diamants appartenant à suite de luxe de première classe. une compagnie minière d’Afrique du Sud et la copie d’un Ismay avait abondamment vanté les attraits du Titanic et manuscrit persan du XIIe siècle, le Rubaviat du poète Omar organisé une vaste campagne publicitaire pour mousser cette Khayyâm, un manuscrit dont la reliure était ornée de 1 050 première croisière. Une campagne publicitaire où l’on affir- pierres précieuses). mait entre autres choses que même « Dieu serait incapable de En argent de l’époque, le navire était évalué à 7,5 millions couler ce bateau ». de dollars. L’une des passagères l’avait décrit comme ressem- Pendant la traversée, c’est lui qui poussa le commandant blant à une ville flottante. « Tout comme une ville, il n’y Smith à augmenter la vitesse du navire malgré les risques de manque rien. » On y trouvait une piscine, une salle de concert heurter un iceberg. Nous connaissons la suite! et des bibliothèques. Avec toutes ses boutiques et ses attrac- Malgré les nombreux messages d’avertissement captés par Jack Phillips, l’opérateur radio, le commandant refusa de tions, le pont principal était plus large que la rue principale de ralentir. Frédérick Fleet, veilleur dans le nid-de-pie, a été le la ville où elle habitait. premier à apercevoir la banquise. Il révéla, par la suite, qu’il Le Titanic avait quitté le port de Southampton, en ne disposait pas de jumelles dans le nid de pie et que, si son Angleterre, pour se rendre à New York. Plusieurs person- poste en avait été équipé, il aurait pu repérer l’iceberg à une nages de la haute société sont à bord. Charlotte Drake distance de trois ou quatre kilomètres, ce qui aurait permis Martinez Cardeza, milliardaire, épouse du procureur de d’éviter la collision. Philadelphie et fille de Thomas Drake, banquier et industriel. Quel drame! Cet accident aurait facilement pu être évité. Elle occupe l’une des deux suites de luxe de première classe Mais laissons le soin à l’un des passagers du Titanic, le avec promenade privée. Le Colonel John Jacob Astor, lui jeune Jack Thayer, âgé de 17 ans au moment du drame, de aussi milliardaire, et propriétaire des hôtels Astoria et Waldorf nous raconter la suite de ce qui est arrivé cette nuit-là. de New York. Benjamin Guggenheim surnommé le « roi du « Mon père était couché, et ma mère et moi-même étions cuivre », grand amateur d’art, issu d’une riche famille de pro- sur le point d’en faire autant. Il n’y eut pas de gros choc. priétaires de mines et de fonderies. Luigi Gatti, jeune Italien, J’étais debout à ce moment-là et je ne crois pas que c’était propriétaire de deux restaurants à Londres et gérant du restau- suffisant pour faire tomber quelqu’un. J’enfilai un pardessus rant À la carte du Titanic. Charles Melville Hays, le « roi des et montai précipitamment sur le pont A du côté bâbord. Je n’y chemins de fer », directeur général de Grand Trunk Pacific vis rien. Je partis vers la poupe pour voir s’il y avait des traces Railway, une compagnie de chemins de fer canadienne. On de glace. La seule glace que je vis se trouvait sur le pont. Je compte aussi parmi les passagers Margaret Brown, l’une des ne pouvais pas voir très loin devant car je venais de sortir premières femmes des États-Unis à briguer un poste dans la d’une pièce très éclairée. fonction publique et qui entra au Sénat huit ans avant que les Je redescendis à notre cabine et mon père et ma mère femmes n’aient obtenu le droit de vote. m’accompagnèrent sur le pont A, du côté tribord. Nous n’y

168 169 vîmes rien. Mon père crut voir flotter de petits morceaux de aussi juste de rencontrer ce soir-là. Je le perdis de vue en glace, mais moi je n’en voyais pas. Il n’y avait pas de gros ice- quelques minutes. Long et moi étions près du bastingage un berg. Nous allâmes à bâbord et le bateau prit alors une légère peu à l’arrière de la passerelle de commandement. gîte sur bâbord. Nous restâmes là à regarder pendant environ La gîte à bâbord n’avait cessé d’augmenter. À ce mo ment, cinq minutes. La gîte sembla s’accentuer très lentement. des gens commençaient à sauter de la proue. Je pensais à en Nous redescendîmes alors à nos chambres sur le pont C, faire autant, mais j’eus peur d’être assommé en heurtant l’eau. nous nous habillâmes rapidement en enfilant tous nos vête- Trois fois je me décidai à sauter, à me laisser glisser sur les ments. Nous mîmes tous nos gilets de sauvetage et, par-dessus, cordes du bossoir et à essayer d’aller vers les canots déjà nos manteaux. Puis, nous montâmes précipitamment sur le pont éloignés du navire, mais à chacune, Long me retint et me dit et circulâmes, cherchant différents endroits jusqu’à ce que l’on d’attendre un moment. Il s’assit alors et je restai debout à ordonnât aux femmes de se rassembler à bâbord. attendre ce qui allait se passer. Même alors, nous pensions Mon père et moi dîmes au revoir à ma mère en haut des qu’il était possible de rester à flot. escaliers sur le pont A. Avec sa domestique, elle sortit directe- J’aperçus une corde entre les bossoirs ainsi qu’une étoile ment sur le pont A à bâbord et nous allâmes à tribord. À ce et je remarquai que celle-ci s’abaissait progressivement. À cet moment, nous n’avions pas idée que le navire pourrait som- instant, le navire se redressa en se maintenant en équilibre et brer et nous circulâmes sur le pont A puis descendîmes sur le commença à s’enfoncer assez vite avec un angle d’environ pont B. Nous rencontrâmes le 1er Steward du grand salon qui 30 degrés. Comme il commençait à sombrer, nous quittâmes nous informa que ma mère n’avait pas encore pris de canot et les bossoirs et retournâmes près du bastingage à égale distance il nous conduisit jusqu’à elle. de la deuxième cheminée. Long et moi nous dîmes au revoir et sautâmes sur le Mon père et ma mère marchaient devant et je les suivais. bastingage. Il passa les jambes de l’autre côté, attendit une Ils descendirent sur le pont B et je me retrouvai face à un minute et me demanda si je venais. Je lui répondis que j’ar- attroupement qui m’empêcha de les rejoindre. Je les perdis de rivais dans un instant. Il ne sauta pas vraiment mais glissa le vue. Dès que je pus traverser la foule, j’essayai de les trouver long du navire. Je ne le revis jamais. sur le pont B, mais sans succès. C’est la dernière fois que je Environ cinq secondes après lui, je sautai à mon tour, les vis mon père. pieds en premier. J’étais à bonne distance du navire; je tombai C’était environ une demi-heure avant le naufrage. J’allai et alors que je remontais, une force me repoussa à l’écart du alors à tribord, pensant que mon père et ma mère avaient pris bateau. place dans un canot. Pendant tout ce temps, j’étais avec un Le navire paraissait entouré d’une lueur éblouissante et se ami nommé Milton C. Long de New York, que je venais de détachait dans la nuit comme s’il était en flammes. L’eau léchait rencontrer ce soir-là. le pied de la première cheminée. À bord, une foule de gens se À tribord, les canots partaient rapidement. Quelques-uns ruait vers l’arrière, toujours vers l’arrière, pour rejoindre la poupe étaient déjà hors de vue. Nous pensions pouvoir prendre place qui émergeait. Le vacarme et les hurlements continuèrent, ponc- dans l’un d’eux, le dernier à partir à l’avant du côté tribord, tués par les détonations et les craquements sourds des chaudières mais il semblait y avoir une telle foule que je pensais qu’il et des machines s’arrachant de leurs berceaux et se détachant de était imprudent de tenter d’y monter. Lui et moi étions près leurs socles. des bossoirs de l’un des canots qui était parti. Je ne remarquais Soudain, toute la superstructure du bateau parut se briser personne de ma connaissance sauf M. Lingley que je venais en deux, assez nettement sur l’avant, une partie se couchant et

170 171 l’autre se dressant vers le ciel. La deuxième cheminée, assez était très calme et nous maintînmes le radeau en équilibre assez large pour que deux automobiles puissent passer de front, stable, mais à tout moment une vague pouvait le balayer. s’arracha de sa base en lançant une gerbe d’étincelles. Je crus L’opérateur radio était tout près de moi, se tenant à moi et qu’elle allait m’écraser et, de fait, elle me manqua de 8 à 10 agenouillé dans l’eau. Nous chantâmes tous un cantique et mètres. La succion qu’elle provoqua m’entraîna vers le fond dîmes une prière, puis attendîmes l’arrivée de l’aube. À cha- et je dus me débattre en nageant, complètement épuisé. que fois que nous voyions les autres canots au loin, nous À ce moment, je fus aspiré vers le bas et, comme je hurlions « Ohé du canot! ». Mais ils ne pouvaient pas dis- remontais, je fus encore poussé et entortillé par une grosse tinguer nos cris parmi les autres et donc nous abandonnâmes vague s’élevant au milieu d’une grande quantité de petits tous, pensant que cela était inutile. Il faisait très froid et aucun débris. En retirant la main de ma tête, elle toucha le pare- de nous n’était capable de bouger pour se tenir chaud, l’eau battage de liège d’un radeau de sauvetage retourné (radeau B). nous balayant presque tout le temps. Je levai les yeux et vis dessus quelques hommes et je leur Vers l’aube, le vent se leva, rendant l’eau rugueuse et demandai de me tendre la main. L’un d’eux, qui était chauf- rendant difficile le maintien du radeau en équilibre. Le radio feur, m’aida à monter. En peu de temps, le fond fut recouvert raviva grandement nos espoirs en nous disant que le Carpathia d’environ 30 ou 35 hommes. Lorsque j’y montai, je faisais serait là dans environ trois heures. Vers 3h30 et 4h00, quelques face au navire. hommes, à la poupe de notre radeau, aperçurent les lanternes Les ponts du bateau étaient légèrement orientés vers nous. de son mât. Je ne les voyais pas car j’étais assis avec un On pouvait voir le fourmillement des quelque 1 500 person- homme agenouillé sur ma jambe. Il finit par se lever et j’en fis nes encore à bord, se cramponnant les unes aux autres, en autant. Nous avions à bord le 2e officier, M. Lightoller. Nous troupes, en meutes, comme des essaims d’abeilles, tombant avions un sifflet d’officier et sifflions pour que les canots au en masses, par deux ou séparément, d’une hauteur de 75 mètres, pendant que la partie la plus importante du navire se loin viennent nous sauver. dressait dans le ciel jusqu’à atteindre un angle de 65 ou 70 Il fallut environ une heure et demie pour que les canots degrés. Là, le navire sembla marquer une pause, comme s’il arrivent. Deux canots s’approchèrent. Le premier prit la moi - était suspendu, pendant ce qui nous parut durer plusieurs mi - tié d’entre nous et le second le reste, dont moi-même. Nous nutes. Progressivement il se tourna en s’éloignant de nous, eûmes beaucoup de difficultés à équilibrer le radeau car comme pour dissimuler à notre vue ce terrible spectacle. les hommes s’appuyaient trop loin, mais nous fûmes tous Je regardai vers le haut. Nous étions juste en dessous des pris à bord d’un canot déjà rempli et, environ une demie ou trois énormes hélices. Pendant un instant, je crus qu’elles allaient trois quarts d’heure plus tard, nous fûmes récupérés par le nous écraser. Puis, avec le bruit terrifiant de l’implosion de ses Carpathia. » tout derniers ballasts, il glissa doucement dans la mer. Lorsque la poupe sombra, nous fûmes aspirés vers elle, et Lors de cette tragédie, le comportement de certains pas- comme nous n’avions qu’une rame, nous ne pouvions que sagers ne fut pas toujours honorable. On raconte que, la nuit nous rapprocher. Il ne semblait pas y avoir beaucoup d’aspi- du naufrage, un petit nombre des passagers de troisième ration et la plupart d’entre nous décidèrent de rester sur le fond classe s’habillèrent et montèrent vers les ponts supérieurs à la de notre radeau. recherche de sécurité. Un membre de l’équipage essaya de Nous étions alors juste au milieu de vraiment gros débris, les retenir, leur ordonnant de retourner dans leur comparti- avec des gens qui nageaient partout autour de nous. La mer ment, mais ils refusèrent d’obéir et on ne les importuna plus.

172 173 Toutefois, les portes furent fermées et les chaînes cadenassées écrit un roman intitulé De l’ancien au nouveau monde. Ce derrière eux pour empêcher d’autres personnes de monter. livre raconte l’histoire d’un paquebot qui heurte un iceberg et Après que le Titanic eut sombré, l’officier responsable de coule dans l’Atlantique Nord. Les survivants sont rescapés l’un des canots proposa aux rescapés de retourner sur les lieux par un navire dont le commandant se nomme E. J. Smith. du drame pour sauver d’autres passagers de la noyade, mais Le 22 mars 1896, le même Stead publie un article inti - ils refusèrent. Le canot n’était pourtant rempli qu’aux deux tulé Comment le Paquebot Poste sombra au milieu de tiers. Ce canot fut plus tard rescapé par le Carpathia, l’un des l’Atlantique. Dans cette histoire, un paquebot sans nom entrait 36 bateaux qui naviguaient dans ce secteur de l’océan en collision avec un autre navire et, en raison d’un nombre Atlantique cette nuit-là. insuffisant de canots de sauvetage, on déplorait la perte de Sir Cosmo Duff Gordon, propriétaire de plusieurs maga- nombreuses vies humaines. Stead avait écrit: « C’est exacte- sins à Londres, Paris et New York, prit place, avec sa femme, ment ce qui pourrait se produire et se produira si les paquebots dans le canot nº 1, un canot qui ne contenait que 12 personnes sont lancés avec un manque de canots. » alors qu’il avait été conçu pour en contenir jusqu’à 40. À bord, Stead était un homme très respecté de son époque. Il était Charles Hendrickson, le commandant du canot, demanda à fils de pasteur. Bien qu’il avait réussi à atteindre les sommets ses compagnons de misère s’il n’était pas indiqué de venir en dans sa carrière, il n’hésitait pas à utiliser ses écrits pour dé- aide aux gens qui nageaient autour d’eux. Mais Lady Duff noncer les injustices sociales. Il explora notamment différents Gordon et d’autres passagers jugèrent que cela était trop dan- moyens pour combattre la pauvreté en Angleterre, joignit son gereux si bien que les 12 survivants du canot nº 1 quittèrent suffrage aux débats pour l’acquisition d’une rente aux person- les lieux du drame en condamnant des centaines de personnes nes âgées et supporta activement l’œuvre charitable de à la noyade. Comble de mesquinerie, les marins du même l’Armée du Salut. Nous lui devons aussi l’innovation de tech- canot se plaignirent à Gordon qu’ils avaient tous perdus leurs niques modernes comme l’ajout des illustrations aux textes effets personnels et que, très probablement, leur paie s’ar- journalistiques. En 1912, on demanda à William Stead d’être orateur lors rêterait au moment du naufrage. Le riche passager offrit donc, d’une conférence internationale sur la paix et l’arbitrage, au à tous les hommes, une somme d’argent à leur retour. Cette Carnegie Hall, à New York. Stead accepta l’invitation et déci- promesse fut honorée à bord du Carpathia. da de faire le voyage jusqu’en Amérique à bord du Titanic. Dans le canot nº 14, quelques femmes implorèrent l’offi - Vingt ans après avoir écrit son roman, il embarque sur le cier de répartir ses passagers dans trois canots et de retour ner Titanic commandé par le Commandant Edward J. Smith et poursuivre le sauvetage. « Vous devriez être drôlement con- disparaît dans le naufrage par manque de canots de sauvetage. tentes d’être ici et d’être encore en vie », leur répondit-il. Plus En 1898, l’écrivain américain Morgan Robertson publie, tard, il se décida toutefois à faire ce qu’on lui avait demandé et aux éditions M.G. Mansfield, un roman intitulé Futilité, dans il sauva d’autres vies. Le canot nº 14 a été le seul à récupérer lequel un paquebot anglais, baptisé Titan, heurte un iceberg et des survivants sur le lieu du naufrage. coule lors de son voyage inaugural. Ce naufrage a lieu au mois mn d’avril dans l’Atlantique Nord et le bateau n’a pas suffisam- ment de canots de sauvetage à son bord. En 1892 (soit 20 ans avant le drame du Titanic) le célèbre Ce navire imaginaire, réputé insubmersible, est presque publiciste anglais William T. Stead, propriétaire de la revue semblable au Titanic par ses dimensions, sa vitesse et ses amé- Pall Mall Gazette et fondateur de la Review of Reviews, avait nagements somptueux. Le nombre et le statut social des pas-

174 175 sagers du Titan, de même que le nombre des victimes de son et les types sont très sympa. Nous devons revenir ici un sa- naufrage sont à peu de choses près identiques à ceux qui medi matin (le 27 avril) et j’espère bien être à la maison le seront, 14 ans plus tard, impliqués dans le drame du Titanic. dimanche. » Avant l’appareillage, il avait donné une repré - L’avocat new-yorkais, Isaac Frauenthal, fait un rêve avant sentation au Salvage Club de Leeds, la ville où il résidait, au d’embarquer sur le Titanic à Cherbourg: « Je me vois sur un profit de la Fondation du sauvetage en mer. gros bateau à vapeur qui heurte soudain quelque chose et Après la collision, pendant que les passagers se diri- commence à sombrer. J’entends les cris des passagers ef - geaient vers les ponts supérieurs, Wallace Hartley continua de frayés. » La nuit du naufrage, il refait le même rêve sur le diriger son orchestre. Plusieurs des survivants se souvinrent paquebot et en parle à son frère Henry qui ne croit guère à que la dernière pièce jouée par l’orchestre ce soir-là avait été cette éventualité. Il est pourtant sur le qui-vive lorsqu’on « Mon Dieu, plus près de toi ». annonce la collision avec l’iceberg. Contrairement à d’autres passagers, on n’eut aucun mal à le persuader de monter à bord Mon Dieu plus près de toi d’un canot de sauvetage. Plus près de toi, Pendant la nuit du naufrage, dans la ville de Kirbudbright C’est le cri de ma foi, Plus près de toi. en Écosse, le capitaine de l’Armée du Salut, W. Rex Sowden, Dans le jour où l’épreuve est appelé au chevet d’une jeune orpheline prénommée Jessie Déborde comme un fleuve, qui est en train d’agoniser. Garde-moi plus près de toi, À 23 heures, elle se dressa dans son lit malgré son délire Plus près de toi. et dit: « Prenez ma main, Capitaine, j’ai si peur. Voyez-vous ce grand navire en train de couler? » Sowden essaie en vain Plus près de toi, Seigneur, de la réconforter en lui disant que ce n’est qu’un mauvais rêve. Plus près de toi, « Non, répond-elle, le bateau coule. Regardez tous ces gens Tiens-moi dans ma douleur qui se noient. Quelqu’un nommé Wally joue du violon et s’ap- Tout près de toi. Alors que la souffrance proche de vous. » Sowden regarde dans la pièce mais ne Fait son œuvre en silence: remarque rien. Il allonge la fillette dans son lit, puis elle tombe Toujours plus près de toi, dans le coma. Plus près de toi. Quelques heures après la mort de Jessie, le Titanic coule, tandis que le violoniste Wallace Hartley et l’orchestre qu’il Plus près de toi toujours, dirige continuent de jouer. Wally Hartley, que Rex Sowden Plus près de toi. avait bien connu comme enfant, disparaît dans la tragédie. Donne-moi ton secours, Sowden ignorait qu’il avait pris la mer et qu’il se trouvait sur Soutiens ma foi. un navire. Que Satan se déchaîne. Ton amour me ramène Wally effectuait à bord du Titanic sa dernière tournée Toujours plus près de toi, maritime après plus de 70 traversées transatlantiques. Il devait Plus près de toi. se marier, mais n’avait pu résister à une offre alléchante de la White Star Line. La veille de son départ, il avait écrit à sa Mon Dieu, plus près de toi fiancée: « C’est un beau bateau. Nous avons une bonne équipe Plus près de toi!

176 177 Dans le désert j’ai vu Quatre ans plus tard, lors d’une réunion des survivants du Ton ciel ouvert. Titanic, l’homme a témoigné qu’il avait été sauvé deux fois Pèlerin, bon courage! cette nuit-là. Il avait premièrement accepté le Christ dans sa Ton chant brave l’orage vie grâce au témoignage de Harper, et plus tard, on l’avait tiré Mon Dieu, plus près de toi, des eaux glacées. Plus près de toi. Le désir ultime du pasteur Harper était d’apporter de l’espoir à des désespérés. On dit que le dernier passager ayant été aperçu à l’ex- Il est vrai que ce ne sont pas tous ceux qui se disent trémité du navire, avant que ce dernier ne coule au fond des chrétiens qui manifestent un tel souci pour l’âme de leurs eaux glacées, était William Stead. Il priait, les bras tendus vers sembla bles. Et même si le réalisateur du dernier film qui le ciel. Plusieurs diront que les prières de Stead n’ont pas été relate l’histoire du Titanic a choisi de personnifier les gens très utiles, ni pour lui, ni pour tous ceux qui ont été engloutis qui croient en Dieu comme des individus faibles et ridicules, pour toujours dans l’océan! il n’en reste pas moins que c’est dans l’au-delà que l’on déter- Quelques heures avant le naufrage, le Révérend Ernest minera réellement qui a été faible et ridicule. Carter avait organisé un service religieux dans l’un des grands Les constructeurs du Titanic avaient affirmé que « même salons du navire. Il présenta chacun des hymnes religieux qui Dieu ne pourrait couler ce navire ». Ils avaient parfaitement furent chantés en les précédant d’une courte histoire sur sa raison. Dieu n’est pas celui qui prend plaisir à couler les navi - composition et sur la vie de l’auteur. Douglas Norman accom- r es et à voir périr des milliers de vies humaines. Le comman- pagnait les chants au piano et ce sont des centaines de voix qui dant Smith avait fièrement témoigné: « Je ne peux imaginer s’élevèrent au ciel ce soir-là pour chanter les louanges du Dieu de si tuation pouvant faire sombrer un navire. Je ne peux con - éternel. ce voir qu’un malheur puisse frapper ce vaisseau. » Pour tant, Aux environs de 22 heures, on servit le café et les bis- c’est bel et bien ce qui s’est produit! cuits, puis le Révérend Carter conclut en ces mots: « C’est la C’est une grave erreur de croire que l’être humain a première fois qu’un service religieux est tenu sur ce bateau, en réponse à tout et que son intelligence suffit pour régler les ce dimanche soir, et je prie que ce ne soit pas le dernier. » problèmes de la planète. Cette fausse assurance pourrait con- duire toute une société, tout un pays, au naufrage. Tous ces joyeux chrétiens regagnèrent leurs cabines… et Je n’aime pas jouer les « prophètes de malheurs », mais ce fut la dernière fois que des hymnes furent chantés sur le les leçons que nous a laissées l’histoire devraient être davan- Titanic. tage prises en considération. La tragédie du Titanic est comme Parmi les passagers, on retrouvait un pasteur écossais du une parabole des temps modernes. Elle nous rappelle que nom de John Harper. Il se rendait à Chicago pour y prêcher notre savoir, nos biens, notre sécurité financière et nos projets dans une église. Pendant le naufrage, il se retrouva dans sont susceptibles de s’évanouir en une seule nuit. Elle nous l’océan glacé. Alors que les naufragés tentaient de garder la enseigne aussi que nos dirigeants et que tous ceux qui exercent tête hors de l’eau, Harper nageait d’une personne à l’autre et un rôle important dans la société doivent être assez humbles leur demandait si elles connaissaient Jésus. À l’un de ces nau - pour reconnaître que si les efforts humains qui contribuent au fragés qui flottait sur un débris et qui était sur le point d’être mieux-être des individus sont louables, l’homme à lui seul ne emporté par les eaux, Harper demanda de se confier au suffit pas. Il a besoin des sages conseils de Dieu. Christ: « Crois au Seigneur Jésus-Christ et tu seras sauvé. » Jésus a dit dans l’Évangile de Marc:

178 179 « Si un homme gagnait le monde entier au prix de Je crois aussi que ces recommandations s’appliquent sa vie, à quoi cela lui servirait-il? Que donnerait un particulièrement aux artistes et aux médias. Nous sommes homme en échange de son âme? heureux d’habiter dans un pays démocratique où il est hors de Si quelqu’un a honte de moi et de mes paroles au milieu question de contrôler la liberté d’expression des individus. des hommes de ce temps, le Fils de l’homme, à son Toutefois, la liberté des uns va souvent affecter la liberté des tour, aura honte de lui quand il apparaîtra, environné de autres. la gloire de son Père et escorté de ses saints anges. » Il est peu convenable que des artistes communiquent des messages destructeurs susceptibles d’influencer la moralité et Ces remarques peuvent nous sembler un peu dures, mais les pensées des jeunes. Je crois que les artistes, surtout les elles n’en sont pas moins vraies. En rejetant Dieu comme vedettes de la chanson, jouent un rôle de premier plan quant nous le faisons dans notre pays, nous rejetons l’essentiel. aux mœurs et à la façon de penser des Québécois. Nous préférons placer notre foi dans des philosophies À cet égard, j’estime que les textes plutôt sombres de cer- humaines plutôt que dans sa Parole. Cela risque de conduire taines chansons, comme par exemple Partir en paix , peuvent un peuple entier au naufrage. avoir un impact très négatif sur des jeunes aux prises avec des Mon but n’est pas de critiquer la société ou nos politi- pensées suicidaires. ciens, mais de susciter une réflexion salutaire. Je crois au potentiel des artistes du Québec et j’en ai ren- Jésus a prodigué plusieurs avertissements comme ceux- contré plusieurs pour leur offrir certains des livres que j’ai ci, et cela fait aussi partie de l’amour qu’il a pour nous. Il publiés. Mais ce potentiel doit se soumettre à l’amour de Dieu désire qu’aucun de nous ne se perde et il nous apprend que s’il veut porter pleinement ses fruits. Ce ne sont pas tous les nous avons réellement besoin de lui. Il sait que nous ne pou- artistes qui ont le courage de parler de Dieu ouvertement dans vons pas accomplir à la perfection tout ce que la Bible leurs chansons, mais ceux qui s’y sont risqués ne se sont pas enseigne, mais il s’attend à ce que nous allions à lui pour vus discréditer pour autant. recevoir son aide et mettre en pratique sa vérité. Même si J’en veux pour preuve la chanson intitulée « Seigneur », Jésus n’est pas là pour nous écraser mais pour nous relever, de Kevin Parent, qui a remporté le premier prix au gala de ses avertissements doivent toujours être pris au sérieux. l’ADISQ l’année de sa parution. Que dirions-nous d’un père qui élèverait ses enfants sans Et Céline Dion n’a-t-elle pas atteint une popularité que jamais leur indiquer comment agir et sans jamais les avertir jamais une chanteuse québécoise n’avait atteinte bien que son des dangers reliés à leurs égarements? Nous jugerions qu’il répertoire contienne de nombreux messages chrétiens? Écou - s’agit d’un mauvais père. tez sa chanson La mémoire d’Abraham, elle contient une Dieu n’est pas un mauvais père. Chaque vie humaine est vérité extrêmement profonde sur le caractère de Dieu. précieuse pour lui. Ceux qui nous gouvernent, comme nous Lors de sa lutte contre le cancer, son mari, René Angélil, tous, ont la responsabilité première d’apprendre à le connaître n’a pas eu honte de dire aux journalistes: « Vous savez, Dieu et à tenir compte de ses recommandations. Nous devons con- est celui qui décide. » Cette foi en Dieu n’a jamais empêché tinuellement agir dans le même sens que lui. Nous devons René Angélil d’être le promoteur le plus en vue de la protéger la vie, que ce soit celle d’un enfant à naître, d’un province. handicapé, d’un vieillard ou d’une personne suicidaire. Il faut Je ne connais pas personnellement Céline Dion et René faire en sorte que la vie et les principes de Dieu soient Angélil, mais je me réjouis à chaque fois qu’une personnalité préservés et tenus en haute estime partout dans notre pays. publique affiche ouvertement sa foi en Dieu.

180 181 Je prie pour que beaucoup d’artistes découvrent la beauté qu’elle n’est pas un antidote à la souffrance intérieure et qu’il de l’amour de Dieu. Pour leur propre vie évidemment mais n’est pas exact de croire que le suicide permet aux désespérés aussi pour qu’ils soient capables de communiquer cet amour de trouver inconditionnellement le repos. Ce message de sans avoir honte de Jésus ni de ses paroles. L’influence des Jésus, Vincent Van Gogh l’a compris, mais trop tard. Alors artistes est telle qu’ils pourraient conduire des milliers de qu’il agonisait dans les bras de son frère Théo, il prononça ces jeunes à établir une relation personnelle avec Dieu et leur per- dernières paroles, juste avant de s’éteindre: mettre de transformer leur vie en marchant avec lui. « La tristesse durera. » mn Imaginez un peu si l’âme humaine devait se retrouver dans l’immortalité, chargée de ses fardeaux! Quel enfer! L’aventure du Titanic nous permet de comprendre qu’il Dieu n’a jamais voulu qu’il en soit ainsi et c’est pourquoi nous faut non seulement éviter les icebergs que l’on peut ren- il est venu nous racheter, nous prouver son amour. Mais cet contrer dans l’obscurité de nos nuits mais qu’il faut éviter de amour nous laisse libres. Libres de demeurer dans l’isolement succomber à nos propres icebergs. En effet, certains rescapés et libres de vivre avec Dieu. du Titanic se sont suicidés même après avoir échappé à la La vie après la mort n’est en réalité qu’une suite logique noyade. Ils n’ont jamais pu apprécier le privilège d’avoir été des conséquences de nos choix. Non pas de tous les choix sauvés des eaux froides de la mort. Ils n’ont jamais trouvé la bons ou mauvais que nous aurons faits sur terre mais de l’ul- paix du cœur. time choix d’accepter ou de rejeter l’amitié de Dieu. Jésus a Or, il se trouve que le suicide est un risque énorme car tout fait pour nous prouver que le ciel existe et que c’est lui rien ne prouve que la souffrance de l’âme cessera au-delà de qui en est le chemin. Seulement, il ne pourra jamais nous la mort physique. forcer à y croire. La mort ne devrait jamais être perçue comme une solu- C’est l’amour qu’il a pour nous qui incite Dieu à nous tion à la souffrance. Si nous croyons que la vie continue après la mort, il faut considérer la possibilité que la souffrance instruire sur les réalités de l’au-delà. Le seul qui peut accorder perdure elle aussi. N’est-ce pas ce que Jésus a voulu nous la paix et le bonheur après la mort, c’est le même qui peut enseigner lorsque, par exemple, dans la parabole de Lazare et transformer une situation désespérée en une expérience utile du mauvais riche, il parlait des tourments vécus par ce dernier ici-bas. dans l’au-delà? Dans mon livre de témoignages des dix médecins, le Dr Pour plusieurs, tout cela n’est qu’un mythe, un concept Serge Chaussé raconte comment, suite à une peine d’amour, ridicule, un sujet tabou qu’il ne faut jamais aborder. Je dois il s’est réfugié dans un camp en pleine forêt dans le but de avouer que des religieux ont déjà utilisé ce thème pour mani - mettre fin à ses jours. Ce fut la période la plus sombre de son puler et contrôler la vie des fidèles. C’est peut-être pour cela existence et il est heureux aujourd’hui d’être encore vivant. que personne n’ose s’engager dans cette discussion aujour- Ce que son témoignage nous apprend, c’est qu’aussi dif- d’hui! Mais ce qu’il ne faut jamais oublier, c’est que Jésus en ficile à surmonter qu’elle puisse être, la souffrance intérieure a beaucoup parlé. susceptible d’être vécue ici-bas ne dure pas éternellement. Le Désirait-il être connu comme un juge sans pitié qui prend Dr Chaussé a remonté lentement la pente du désespoir et il a plaisir à voir souffrir les gens? Je ne le crois pas. Je crois connu des jours meilleurs. Il s’est remarié et il est aujourd’hui plutôt que Jésus a voulu nous avertir que la mort ne règle rien, un homme heureux. Il a trouvé refuge en Jésus.

182 183 Il travaille présentement sur un mégaprojet Internet dont une grande partie des profits sera consacrée à divers program - mes d’aide humanitaire. La période difficile qu’il a traversée a développé chez lui une plus grande sensibilité envers la souffrance des autres. Il a choisi de se tourner vers Jésus plutôt que d’appuyer sur la détente de sa carabine et des milliers de gens ont bénéficié et bénéficieront des fruits de la vie du Dr Chaussé. La remontée vers la vie est rarement instantanée. Il faut accepter de briser l’isolement et de parler de son état d’âme à des amis ou à des gens spécialisés en relation d’aide. Il ne faut pas avoir peur de reconnaître notre besoin de Dieu et des autres. Des milliers de gens ont trouvé du secours en com- posant le numéro d’un service d’aide téléphonique. Ce simple geste peut avoir un impact majeur dans la vie d’un désespéré. Le commandant du Titanic aurait mieux fait de tenir compte des messages d’avertissement émis par sa radio. Il ne l’a pas fait et les conséquences ont été tragiques. En s’obsti- nant à vouloir mettre Dieu de côté et à ignorer sa Parole, nous courons aussi le risque, dans nos vies personnelles et collec- tivement, de sombrer avant la fin de notre parcours. Il serait profitable d’écouter ce que Jésus a à nous dire. Il désire telle- ment nous accompagner tout au long de notre vie. Il ne nous a jamais promis que tout serait facile mais il nous offre son soutien. Pourquoi ne pas lui accorder un peu plus de place dans notre quotidien, une place de choix, celle que prendrait un vrai ami… … une place dans notre cœur.

184 J’ai marché jusqu’à la mer sans me détourner. J’ai traversé un champ, une vallée, et l’ombre des épinettes noires fuyait dans la clairière. AXTER S ARBOUR Dans le sentier, pas à pas, B ’ H des traces s’effacent. L’empreinte d’hommes plus grands, et plus importants que moi… Dieu m’a dit: UN CHAUD RAYON DE SOLEIL pointe sous le pan du petit « Ce sont des hommes comme toi », rideau fleuri suspendu à la fenêtre de ma chambre. Il caresse et j’ai dit: mon front et taquine mes paupières. Je lui souris en m’étirant « Ce sont des hommes comme moi » un peu — aujourd’hui, c’est le jour du départ. Je range lentement les couvertures au pied du lit en et j’ai souri à Dieu. prenant soin de bien plier l’édredon multicolore. J’ouvre toutes Un craquement dans les sous-bois. grandes les fenêtres pour laisser entrer l’air chaud du matin. Je frissonne. La lumière du jour, éclatante, en profite pour envahir joyeu - Un chat domestique! Un chat sauvage! sement chaque espace de ma petite maison. Ce sera une Je marche plus vite. magnifique journée. Sans doute, un chat domestique. Le chant des mésanges et des geais bleus, qui entonnent La lumière du matin se faufile entre les arbres leur hymne à la vie, ne m’a jamais paru aussi mélodieux. et le vent salin embaume l’arôme des pins. Même les abeilles, dont la couleur s’harmonise parfaitement Un goéland argenté trace un cercle dans le ciel, à celle des verges d’or, ajoutent leur musique à cette divine pour me saluer, et me céder sa place. symphonie. L’océan s’éveille. Cette beauté de paradis me procure un bonheur purement L’univers brusquement déployé à mes pieds, terrestre, et me voilà tout à coup en train de chanter. engloutit ma petitesse. Je me suis attaché à ce petit chalet rustique qui m’a accueilli pendant ces dernières semaines. Sa beauté me Sa beauté m’émerveille et sa force m’effraie. charme: le vieux poêle à bois au contour émaillé qui fait la Les petits bassins creusés par le temps, causette à une grosse bouilloire de fer-blanc; la petite armoire entre les galets, miroirs de cristal, qui expose en plein jour un assortiment multiethnique d’as - ornés de plantes aquatiques multicolores siettes, de soucoupes et de tasses; les deux poêles à frire, au et de sable doré fond noirci, accrochées au mur, l’une contre l’autre, comme … je m’y suis baigné. deux sœurs; un calendrier illustrant la moisson et un autre, la

187 mer; la lampe bleue, avec son abat-jour vert pomme, installée L’un d’eux en particulier qu’il m’avait offert pour mon sur le coin de la table chancelante sur laquelle j’ai posé et anniversaire accompagné de deux autres dessins de la même repris ma plume des centaines de fois… dimension. Il avait pris soin de les monter sur des cartons Cet endroit va me manquer! rigides, ce qui leur donnait l’apparence de vrais tableaux. L’un J’ai bien fait de venir m’installer ici, dans la King’s Valley, illustrait une meunerie située sur le flan d’une petite rivière. Je pour écrire mon bouquin, pour déverser ma peine. Je ne sais crois qu’il s’était inspiré du moulin à grains qui se trouve à trop comment, mais les mots de tristesse gravés sur mon cœur quelques kilomètres d’Hébertville. L’autre nous transporte sont devenus peu à peu une chanson d’amour. Une chanson si dans un magnifique jardin de fleurs multicolores. Et le troi - belle, que j’aimerais la chanter partout. sième est le croquis d’un moulin à vent construit sur le bord Et j’ai marché jusqu’à la mer une dernière fois en admi- de la mer. Plusieurs oiseaux blancs planent et virevoltent, rant la beauté des côtes de la Nouvelle-Écosse. légers comme de petits cerfs-volants, libres comme l’air. Ils Je suis venu ici, à Baxter’s Harbour, pour goûter la paix, volent très haut, en faisant avec leurs ailes des vrilles qui for- pour me retrouver face à moi-même, pour rencontrer Dieu… ment de grands cercles invisibles. et Dieu m’y attendait. La mer a chuchoté à mon oreille les Ces trois petits tableaux, je les avais pendant des années refrains de son amour. installés bien en vue sur un mur de notre chambre puis dans Me voilà, à nouveau devant elle, pour lui dire au revoir. mon bureau. Je les conserve maintenant précieusement dans Elle est splendide! mon album de photos de famille. La mer chante comme le feraient les anges et son oreille Elle est agitée, la mer…. les crêtes immaculées de ses est attentive comme celle d’un vieux sage. vagues donnent l’impression d’un troupeau de moutons qui Je suis souvent allé à la mer pour y verser mes peines et broutent et qui gambadent dans un champ infini de violettes. pour y laisser bercer mon âme. Elle m’a toujours compris Le ciel radieux marie sa pureté aux bleus plus passionnés des et consolé. flots qui frissonnent. L’horizon est parfaitement translucide. Pendant mon enfance, la mer était pour moi synonyme Je peux facilement apercevoir les rives de la petite baie qui d’îles aux trésors, d’aventures et d’épopées lointaines sur de convergent vers le bassin des Mines. Ses côtes escarpées et grands voiliers. Originaire d’un milieu agricole, je ne faisais rocailleuses s’élèvent comme les murs d’une forteresse du que rêver à l’arôme frais du vent marin, au goût de sel sur les Moyen Âge. lèvres, au sable blanc et chaud. Je ne pouvais qu’imaginer le Le vent caresse mon visage. Il me cajole, comme une son des vagues caressant à perte de vue le lit des plages, les mère affectueuse. Il passe doucement sa main sur mon front dunes gigantesques, les oiseaux marins qui planent au-dessus et dans mes cheveux. Lui aussi me dit: « Je t’aime. » Son de cette vaste étendue de cristal émeraude et turquoise. Toutes arôme unique, magique, comme un charme céleste, pénètre ces merveilles étaient pour moi à découvrir, mais je pressen- tous mes sens. Tous les pores de mon corps se dilatent et mon tais déjà leur beauté. âme respire la douceur de ce moment de bonheur. Quelques mois après le décès de mon père, à l’âge de Les mouettes passent et repassent au-dessus de ma tête seize ans, je me suis rendu en Espagne et après avoir traversé comme pour m’envoyer la main du bout de leurs grandes le détroit de Gibraltar, je me suis retrouvé étendu de tout mon ailes. Elles volent à basse altitude en souriant puis s’élèvent en long sur le sable d’une plage marocaine. J’y suis demeuré tourbillon en lançant de petits cris d’au revoir. Elles me rap- toute la nuit, veillant à la belle étoile. Pour la première fois, je pellent les dessins de Micah. découvrais que le refrain des vagues habitait déjà mon âme

188 189 depuis le jour où, dans ma naïveté d’enfant, j’avais placé mon des pêcheurs ivres qui ne font que jurer; des adolescentes de oreille contre un gros coquillage pour y entendre le chant de treize ans, enceintes et laissées à elles-mêmes. La mer m’a l’océan. parlé de la souffrance des hommes… et ce soir-là, la mer et Et pour la première fois, la mer m’a consolé. Elle m’a moi, nous avons pleuré. consolé et m’a offert de petits cadeaux: des coquillages en Plusieurs années se sont écoulées avant que je retourne forme de cônes et des sardines dorées que l’on faisait griller voir la mer. Ce furent de belles années, les plus belles de ma sur la braise d’un feu de plage et que l’on dégustait avec du vie. Et lorsque j’aperçus au loin les plages de la Gaspésie, sel et du citron. Elle m’a aussi donné l’amitié de quelques j’étais heureux d’être là en compagnie de mes quatre enfants. vieux Bédouins qui erraient sur la grève avec leurs chameaux La mer aussi était heureuse et elle nous a fait des cen- et qui m’ont accueilli sous leur tente pour bavarder et savou - taines de présents: des cailloux de toutes les formes et de rer un délicieux thé à la menthe. toutes les couleurs, des agates, que nous regardions en les La mer m’a consolé en jouant avec moi et en faisant plaçant face au soleil afin d’admirer leur transparente beauté, revivre la joie de mon enfance. J’avais seize ans et la mer est des châteaux de sable avec leurs tours superposées et une mul- devenue mon amie. titude de poissons vigoureux qui mordaient à nos hameçons Un an plus tard, je suis allé sur la côte californienne, au pendant la saison du frai. nord de San Francisco. J’avais voyagé toute la nuit et, au Je revois mes enfants sur la grève, près du Rocher Percé, matin, c’est la mer qui fut la première à me dire bonjour. Elle en un bel après-midi ensoleillé. C’était la première fois que était bordée de collines verdoyantes et de pâturages où pais- nous allions explorer ensemble cet énorme roc que l’on voit saient un troupeau de moutons. Cette fois, elle m’offrit en sur toutes les cartes postales de la région gaspésienne. La cadeau un gros coquillage d’abalone et des bijoux de nacre. marée était basse et nous avancions allègrement vers cette C’était comme si je pouvais tenir un arc-en-ciel dans le creux énorme masse de pierre, trouée par le temps et par les vagues. de ma main. Micah, l’aventurier, et Annie prennent les devants tandis Une autre fois, je me suis retrouvé seul avec la mer, au que je veille sur les deux petites. Nous atteignons le centre du sud du Mexique, non loin du Guatemala. Elle m’y réserva un rocher puis, surpris par la marée montante, nous revenons accueil chaleureux. L’une après l’autre, ses vagues se préci - rapidement à bon port en compagnie des derniers touristes, pitaient sur moi comme pour m’embrasser. Nous avons ri, mouillés jusqu’à la taille. Quelle aventure! nous nous sommes amusés longtemps. Puis, un soir, comme Un peu plus loin sur la plage, j’avais demandé à un pas- je me berçais dans mon hamac en écoutant son chant mélo - sant de nous prendre en photo avec mon appareil. Quel dieux, il m’a semblé entendre dans son refrain quelques notes magnifique souvenir! J’ai placé cette photo sur un babillard de tristesse. Et en écoutant bien, j’ai compris qu’elle voulait de mon bureau. C’était la dernière fois que j’allais à la mer me révéler ses secrets. avec mes quatre enfants. Ce soir-là, la mer m’a parlé longtemps. Elle m’a raconté mn la misère des pauvres paysans qui travaillent du matin au soir pour se procurer une maigre pitance. Elle m’a parlé de la Et me voilà sur la côte de la baie de Fundy, une baie dont détresse des femmes de Oxaca qui marchent pieds nus dans les marées sont les plus hautes au monde. On dit qu’elles les montagnes, transportant leur bébé sur leur dos, obligées de atteignent parfois une hauteur de seize mètres. nourrir deux bambins orphelins de père. Elle m’a montré des Une fois de plus, la mer a été ma confidente et mon amie. enfants en haillons et malades, qui ne reçoivent aucun soin; Elle m’a offert ses trésors: d’autres petits cailloux pour ma

190 191 collection, un paysage magnifique, la solitude dont j’avais précieuse. J’ai compris que les difficultés du quotidien pou- besoin, et… les pages d’un livre qui, je l’espère, apportera du vaient être transformées par Dieu en quelque chose de beau. réconfort dans le cœur de mes enfants et dans celui de milliers J’ai compris que Dieu n’est pas à l’origine des malheurs et des de gens. tragédies de ce monde mais qu’il est là pour nous accompa - Il me semble que plus je connais la mer, plus elle me parle gner jour après jour si l’on désire vivre en son amour. Et j’ai de Dieu. Je crois qu’il s’agit de deux vieux complices. compris, en observant la mer, que la marée haute des angois - J’ai toujours été fasciné par ce passage des Évangiles où, ses et de la dépression n’est pas éternelle. Elle peut monter après sa crucifixion et sa résurrection, Jésus se retrouve seul très haut… mais tôt ou tard, je sais qu’elle devra redescendre! sur la plage à faire griller des poissons pour ses amis qui, au Je quitte la plage un peu contre mon gré. J’ai vécu, avec large, sont en train de remonter leurs filets. Jésus les attend sur Dieu, des moments si intenses en cet endroit qu’il est devenu la grève. Il désire prendre un repas avec eux. pour moi un lieu saint. Ce n’est qu’un au revoir car j’aimerais Une fois de plus, il veut voir briller le visage de ces y revenir l’an prochain accompagné de mes trois filles. Je robustes pêcheurs, assis autour du feu. Il veut, en particulier, veux à tout prix qu’elles découvrent ce site enchanteur. Je suis revoir Simon Pierre qui, quelques jours auparavant, l’a sauva - sûr qu’elles l’apprécieront. gement renié. Il sait que le cœur tendre de Simon croule sous En pensant à mes petites chéries, il me vient à l’esprit une un énorme poids de culpabilité et qu’il regrette intensément conversation que j’ai eue l’autre jour avec Annie et au cours son geste. Voilà pourquoi Jésus veut à tout prix lui parler. Il de laquelle elle me rappelait une image que j’avais utilisée veut manger avec lui, le regarder droit dans les yeux, poser sa lors d’un exposé que j’avais fait il y a quelques années: main sur son bras et lui dire: « Pierre, je sais que tu m’aimes Un adolescent se promène au bord de l’océan et il et que tu regrettes ce que tu as fait. Maintenant, si tu veux, aperçoit, sur la plage, des centaines d’étoiles de mer que les repartons à zéro. Je ne t’abandonnerai jamais. » vagues ont poussées sur le sable. Certaines d’entre elles ont Et bien que l’on prétende que « les hommes ne pleurent réussi à regagner leur habitat d’eau salée mais plusieurs autres pas », j’ai la conviction que Jésus et Pierre se sont serrés l’un se traînent péniblement et agonisent, sans aucun espoir d’at- contre l’autre ce jour-là, et qu’ils ont pleuré. Quel bonheur teindre la mer. pour Simon de se savoir pardonné. Et quelle joie pour Jésus Le jeune garçon se sent interpellé par cette triste scène et de constater que le prix qu’il a payé pour voir l’humanité ré - il sonde du regard l’étendue de cette plage qui s’allonge à conciliée avec lui n’a pas été vain. C’est un prix que ni Pierre, perte de vue. Il ignore combien de ces étoiles de mer il pour- ni vous, ni moi ne pourrons jamais payer, sinon en lui offrant ra sauver mais il s’engage rapidement à remettre à l’eau, l’une nos vies en guise de reconnaissance. après l’autre, ces jolies créatures. Pendant trop longtemps, cette vérité révélée dans l’Évan - Un peu plus loin, sur la plage, il croise quelques cama- gile a été pour moi comme le grain de sable dans ma coquille rades de classe qui le trouvent ridicule de perdre ainsi son d’huître. Pour diverses raisons, dont mon entêtement à vouloir temps à secourir de simples étoiles de mer et ils se moquent vivre ma vie loin des enseignements du Christ, elle me sem- de lui. blait être un corps étranger destiné à heurter ma chair et me Calmement, le jeune homme prend dans sa main l’un de rendre inconfortable. Mais lorsque la nacre de la souffrance ces petits mollusques et se dirigeant vers ses amis il leur dit et du brisement de mon cœur a commencé à recouvrir cet simplement: « Je ne sais pas si je pourrai venir en aide à toutes intrus, j’ai compris que Dieu pouvait faire de ma vie une perle ces étoiles de mer, qui sont si nombreuses à mourir sur cette

192 193 plage, mais je vous assure que pour celle que je tiens dans ma étais jamais arrêté. Elle ressemble à toutes les petites chapelles main, mon geste fera toute la différence. » que l’on rencontre dans les campagnes. Celle-ci me semble Puis, se dirigeant vers la mer, il y dépose sa petite res - particulièrement vieille. La porte est verrouillée par un cade- capée. nas. Elle ne reçoit sans doute plus la visite de ses paroissiens. Je veux, moi aussi, poser des gestes qui feront une dif- Je contourne respectueusement l’édifice et, les mains en œil- férence dans la vie de mes enfants, des personnes qui lères, je colle mon nez sur un carreau de l’une des fenêtres m’entourent, des membres de la grande famille humaine. Je pour jeter un coup d’œil à l’intérieur. veux le faire à travers un livre. Pour d’autres, ce sera un J’essaie de m’imaginer ces bons paysans, des fermiers et sourire, une prière, une lettre amicale, un bouquet de fleurs, des pêcheurs, assis avec leur famille sur les bancs de bois, les une soirée au cinéma ou un autre de cette multitude de petits mains jointes pour prier, pendant que l’épouse du révérend gestes qui rendent la vie plus agréable aux autres. Il n’est pas laisse glisser ses doigts sur le clavier du vieux piano. Je vois faux de dire qu’il y a plus de joie à donner qu’à recevoir et le lutrin sur lequel le pasteur a dû déposer maintes et maintes chacun de nous peut contribuer, à sa mesure, à ce que la fois la Sainte Bible avant de prêcher son message avec con- société devienne meilleure. Nous pouvons tous changer viction mais sans trop d’éloquence. quelque chose pour le mieux, ne serait-ce que pour un seul Un grand tableau est accroché à l’un des murs de la petite individu ou encore pour nous-mêmes. Le geste en vaut la église, un tableau représentant Jésus, le Bon Berger. J’ai tou- peine. jours aimé les œuvres d’art qui ornent l’intérieur des églises. Je crois que les fresques de l’église du village où j’ai grandi mn ont eu plus d’effet sur ma spiritualité de jeune enfant que tous J’aperçois maintenant au loin le petit chalet et je dois les sermons du curé. Ses sermons étaient sans doute de bons avouer que cela m’ennuie un peu de plier bagage et de pren- sermons, mais il m’est impossible de me souvenir d’une seule dre la route. des paroles qu’il a prononcées du haut de la chaire. Toutefois, Le vent souffle gentiment sur l’herbe longue et la fait les grands tableaux illustrant les scènes de la vie de Jésus sont valser. Les « bouquets rouges » et les « Queen Ann’s laces » demeurés gravés à tout jamais dans ma mémoire. J’en conclus me font la révérence. que pour faire naître et entretenir la foi, le rôle des artistes est Sur le toit d’une vieille étable bâtie en planches grises est aussi important que celui des curés et des pasteurs. aligné un groupe de pigeons aux couleurs de l’arc-en-ciel. Ils Le tableau du Bon Berger de cette petite église révèle un roucoulent doucement comme de vieux moines. Leur pluma - aspect très particulier de la vie de Jésus. Je n’en ai jamais vu ge brille aux rayons du soleil et ils m’apparaissent comme les de comparable auparavant. Ce peintre devait être très près des rubis d’un diadème placé sur la tête d’une reine aux cheveux gens de son village. Dans son œuvre, il illustre Jésus comme gris. Elle est honorée d’avoir abrité pendant toutes ces années le berger du troupeau mais en même temps, il lui donne l’ap- les bestiaux qui ont assuré la survie de toute une famille. parence d’un grand phare, comme ceux qui longent la côte de Dans le pâturage, une belle vache rousse me regarde de la baie de Fundy. Ainsi, Jésus est le berger qui prend soin de ses grands yeux naïfs puis courbe la tête et continue de pren- son troupeau mais il est aussi la lumière qui éclaire dans la nuit. dre son petit déjeuner. En me retournant, je remarque que derrière l’église, il y a De l’autre côté du chemin se trouve une petite église qui un petit cimetière situé à l’orée d’un bois. Je marche lente- me paraît abandonnée. Je l’avais remarquée à chaque fois que ment dans cette direction. J’ouvre la petite barrière métallique j’avais emprunté cette route qui mène à la mer mais je ne m’y qui bloque l’entrée du cimetière puis je la referme derrière

194 195 moi. Je demeure immobile pendant quelques instants, ne pou- vant m’empêcher de penser à Micah. Je me promène respectueusement entre les petites pierres tombales, une quinzaine tout au plus, en lisant les quelques mots qu’on y a inscrits à la mémoire des bien-aimés. Ici le nom de James L. Benjamin, avec comme seule mention: Né aux U.S.A. Tout près, inscrit sur une autre pierre tombale, le nom de George Mc Culley ainsi que celui de son épouse Alice Jane Mc Culley. Un peu plus loin: Allen Victor Schofield; 1954-1974; qui dort en Jésus. Il n’avait que 20 ans, seulement un an de plus que Micah. Puis, cette autre épitaphe, sur la tombe d’une jeune fille morte à 18 ans: Carol Ruth Barkhouse; 1941-1959; Pour toujours dans nos souvenirs — pour toujours dans notre cœur. J’essuie une larme. Je ressens intensément la douleur des parents qui ont vu partir leur fille chérie à un si jeune âge. Je pense à Micah, qui est parti, lui aussi, à un si jeune âge et je me sens près de ces parents. Je me sens près de tous les pa- rents qui ont perdu un enfant et je suis heureux d’avoir reçu du Seigneur la conviction que la mort n’est pas l’ultime fin. Que la vie continue dans l’au-delà et qu’une multitude d’individus se réjouissent au ciel, en présence de Jésus, pour l’éternité. C’est la bienheureuse espérance de la foi chrétienne, qui ap - porte à ceux qui restent la plus profonde consolation. Je sais que la vie sur terre n’est qu’un voyage, un pèleri- nage de courte durée. Je veux la vivre avec Dieu. Je veux la vivre intensément et j’espère atteindre une heureuse vieillesse. Je sais que le Seigneur est mon berger et que même dans la plus sombre des nuits, il sera là, comme un phare qui éclaire et qui sauve. Je veux vivre un jour à la fois, le regard fixé sur cette lumière qui brille comme une étoile dans la nuit, l’Étoile du matin.

196 197 LA FOULE ILLUMINÉE

Une sculpture est inerte. Mon but est de la rendre vivante et valide. Je façonne mes grandes compositions LES PAGES DE CE CHAPITRE devaient originalement con- aussi dynamiquement que je peux et je les colorie tenir la conclusion de mon livre. Une conclusion courte et parce que je veux qu’elles plaisent et qu’elles plaident modeste. auprès d’autres êtres humains. En quittant Baxter’s Harbour, j’avais une bonne idée de RAYMOND MASON ce que je voulais écrire dans ces derniers paragraphes. Mais de retour chez moi, une pile de dossiers m’attendaient sur le coin de mon bureau et m’obligèrent à laisser mon manuscrit dans son porte-documents. Les jours filent, le travail s’accumule et mon inspiration d’écrivain s’endort à l’ombre de mes préoc- cupations. Les semaines passent… les mois aussi. Nous sommes à la fin janvier. Les guirlandes et les boules de Noël sont retournées dans leurs boîtes, bien rangées au fond du placard. J’ai passé de belles journées avec mes filles. Nous avons célébré Noël en famille et sommes allés, à quelques reprises, marcher dans la forêt en raquettes. Ce fut très agréable! Il y a beaucoup de neige cette année. Les branches des sapins sont chargées d’une épaisse ouate blanche et la table en bois qui repose dans l’arrière-cour est à peine visible sous la neige. En certains endroits, la neige atteint deux mètres de haut. La maison que j’habite est construite en bordure d’un lac. De ma fenêtre, j’admire cette grande masse d’eau métamor- phosée en une épaisse couche de glace. De temps à autre, un

199 pêcheur y perce un trou et tend ses lignes en espérant y voir La présence de Dieu ne m’impose rien, elle s’offre à moi. mordre un achigan ou une truite. Elle ne m’oblige à rien, elle est là. Même dans le froid, son feu Il arrive fréquemment que le vent s’amuse à faire tourbil- brûle dans mon âme, même dans la solitude, cette présence lonner dans tous les sens cette neige poudreuse en balayant la m’inonde, même dans le silence, elle me parle. Et la nature me surface du lac qui se transforme alors en une immense pati- témoigne de la grandeur de Dieu. Elle me donne les mots pour noire. J’en profite pour m’envelopper chaudement dans mon lui dire merci. long manteau, j’enroule un foulard autour de ma nuque et je Je regarde les grands chênes dont les branches s’étendent brave la tempête pour entendre le sifflement du vent, perdu comme les ailes d’une colombe. Ils élèvent les mains vers le entre ciel et terre. ciel au milieu de la tempête. Ils m’apprennent que malgré le Mais les plus beaux paysages de l’hiver canadien se révè- dénuement, malgré le froid, il est possible de conserver un lent dans les journées un peu plus douces, lorsque le frimas cœur reconnaissant. givre les arbres de la forêt. Cette beauté féerique est tout à fait Quand la nuit descend sur la forêt de givre et que la lune inimaginable pour ceux qui n’ont jamais connu cet attrait du climat nordique. Chaque brindille, chaque branche d’un blanc soulève doucement son voile, les bois enchantés offrent un immaculé frissonne, si fragile qu’on croirait pouvoir la rom - nouveau spectacle. Le verglas revêt les arbres d’une couche pre du bout du doigt. de verre lisse. On dirait une forêt de cristal bleu argenté. Le froid soulève alors un léger brouillard et les premiers Timidement, les créatures nocturnes, les faons, les cerfs, rayons du soleil ajoutent à cette fresque des teintes jaunâtres le harfang des neiges sortent de leur cachette et se promènent ou bleutées. La neige étincelle comme une cape de satin blanc sous le ciel étoilé. ornée de diamants et les bouleaux brillent d’un éclat argenté. Les arbres sont tout blancs. Une forêt blanche, baignée dans mn la lumière. Un pays magique où des anges pourraient appa- L’hiver décline. La froideur de février fait place aux tem- raître à tout moment. Chaque arbre devient un buisson ardent, pératures un peu plus clémentes du mois de mars. Le soleil se illuminé d’une pureté presque aveuglante. Et même ainsi sent un peu plus à l’aise et retarde à chaque jour l’heure de son dépouillés de leurs parures et de leurs couleurs d’été, ils sont coucher. vêtus de gloire et de majesté. Je pense souvent à mon manuscrit et je ne comprends pas Une bruine blanchâtre masque l’horizon. La neige feutre ce qui me paralyse. Impossible d’y accéder avec mon cœur, il tous les bruits. Une paix indescriptible émane de ce royaume. est comme un livre scellé. Il repose sur une étagère tout près J’y marche seul et totalement enveloppé de la présence de Dieu. de mon bureau mais je ne peux que l’effleurer du regard. Ce silence m’invite, comme la page blanche devant L’inspiration m’a quitté et je dois attendre qu’elle reprenne vie. l’écrivain, comme une toile vierge devant l’artiste, il m’invite Mes doigts courent rapidement sur le clavier de mon ordi- à créer, à donner, à peindre des couleurs sur le canevas, des nateur. C’est un jeudi matin et dehors, le ciel est plutôt som- couleurs uniques, des couleurs que je choisis. Il m’invite à bre. Un ami me téléphone pour m’annoncer une nouvelle qui écrire sur cette page blanche un langage qui est le mien, fait mobilise soudainement toute mon énergie. « Je crois que j’ai de mots simples, de mots doux, de mots de tristesse et de découvert la source dont Micah s’est inspirée pour dessi ner le douleur mais aussi de mots d’amour que je peux offrir à ma croquis de ses trois personnages, me dit-il. Je n’ai pas tous les guise comme une gerbe de fleurs. détails, mais l’œuvre se trouve quelque part sur l’avenue

200 201 McGill à Montréal, près de l’édifice qui abrite la Banque de sombre cependant, mais je la saisis entre mes mains et mon Paris. » regard la pénètre d’un seul coup d’œil. Mes pensées se bousculent dans ma tête et un sentiment Impossible de discerner les détails de chacun des nom- très fort d’anticipation mêlée de nostalgie et de joie envahit breux personnages mais je distingue nettement les formes des tout mon être. trois individus dessinés par Micah. Mon cœur bat très vite. Je Micah avait l’habitude de feuilleter des livres d’images et dois à tout prix me rendre à Montréal. de reproduire les scènes qui le touchaient. Mais jusqu’à cet Je fais un saut à la bibliothèque pour y recueillir plus d’in- instant, j’ignorais si sa source d’inspiration avait été la repro- formation sur l’œuvre et son auteur. duction d’une toile, d’une sculpture ou simplement un dessin Raymond Mason, l’auteur de l’œuvre, est originaire de qu’il avait griffonné en se tenant devant une œuvre d’art. Birmingham, en Angleterre. Il est connu du public par ses Sans attendre un instant, je communique avec la récep- sculptures en plein air, qui participent à la vie urbaine. On le tionniste de la Banque de Paris à Montréal afin d’obtenir décrit comme un homme sensible, qui se sent proche des quelques détails pertinents. petites gens, des humbles, dont il ressent les joies et les peines, Plus je lui parle et plus l’émotion gonfle mon cœur. et dont il évoque les travaux. Je lui décris les trois personnages dessinés par Micah et Dans un livre consacré à ce grand sculpteur, Michael elle les reconnaît immédiatement. Elle m’annonce qu’ils font Edwards affirme que « le premier contact avec l’œuvre de partie d’une sculpture très volumineuse disposée sur quatre Raymond Mason – ou avec l’homme lui-même – peut provo- paliers sur l’esplanade de l’édifice du Groupe Louis Dreyfus, quer une vive et durable surprise ». situé au 1981, avenue McGill College. La foule illuminée est la plus ambitieuse de toutes ses J’arrive à peine à le croire. Je dois absolument m’y ren- œuvres. Elle regroupe une masse de 65 personnages éclairés dre au plus tôt et faire connaissance avec cette œuvre. Mille horizontalement de face. La lumière se perd progressivement questions se pointent dans mon esprit. Micah avait-il décou- dans la foule et, plus elle s’affaiblit, plus le sentiment de perdi- vert cette sculpture au centre-ville de Montréal ou l’avait-il tion augmente. Les figurants sont regroupés sur quatre paliers trouvée dans un livre à la bibliothèque? Pourquoi avait-il ascendants. On dit que Mason a pensé un moment y écrire les choisi de ne reproduire que ces trois personnages et non les mots: illumination, espoir, intérêt, hilarité, irritation, peur, autres? Quelle signification avait pour lui ces trois hommes? maladie, violence, meurtre et mort. L’interprétation que j’en ai tirée jusqu’ici aurait-elle paru juste Les trois personnages du croquis de Micah sont installés aux yeux de Micah? Aux yeux du sculpteur qui a créé l’œuvre? sur le dernier palier, le plus bas, celui de la mort! Impossible de me concentrer sur mon travail. Je laisse mn donc mon boulot de côté et je communique avec le bureau d’information situé au rez-de-chaussée du gratte-ciel de la rue Les grandes tours de Montréal pointent à l’horizon. Je me McGill College pour tenter de recueillir d’autres détails. À ma suis levé très tôt ce matin et les ombres de la nuit s’effacent grande joie, une gentille dame m’offre de me faire parvenir peu à peu alors que je quitte l’autoroute pour entrer dans l’in- sur-le-champ, par télécopieur, les pages d’une petite brochure timité de la ville qui s’éveille. Comme elle l’a fait si souvent, ayant pour titre La foule illuminée. La foule illuminée! elle m’accueille et me souhaite la bienvenue. Le ciel est bleu J’attends, debout, impatient, l’arrivée de la première page. La et clair. Le soleil caresse les gratte-ciel. Il se mire sur leur voilà! Une page de texte, puis une autre et… une image! Très façade rose, bleue, turquoise, argent.

202 203 Ces tours ressemblent aux tours des cathédrales. Et les College. Je ne sais comment décrire l’émotion qui m’habite. grandes églises de pierre qui les voisinent semblent bien s’en- Je pense à Micah et je ressens en moi une profonde nostalgie tendre avec elles. qui me mène au bord des larmes et en même temps, je me vois Je remonte la rue Université et je traverse le boulevard comme un gamin qui hâte le pas en direction de la foire du vil- René-Lévesque. Les adresses défilent: 900, 1200… j’ap- lage, impatient d’y vivre les moments les plus intenses de proche. sa jeune vie. Je fends l’ombre de quelques grands édifices et Une grande murale peinte sur la brique d’un édifice attire j’aperçois de loin l’écriteau de l’avenue McGill College mon attention. Elle se marie magnifiquement avec les cou - et… là, tout à coup, La foule illuminée! leurs d’un grand hôtel situé tout à côté. Pourtant, c’est une Elle est magnifique; bien au-delà de mes attentes. Elle scène de la vie d’un ancien marché public du centre-ville m’apparaît petite et grande à la fois, au pied d’un bel édifice qu’on y retrouve: des femmes en robes longues orange et qui s’élève jusqu’au ciel. Ses tours forment une enceinte qui jaunes; une autre femme en jupe bleue et chemisier blanc, me fait penser à une clairière au milieu d’une forêt, une clai - coiffée d’un petit chapeau rond. Autour d’elles, de gros barils rière où des personnages se seraient arrêtés. La couleur ocre en bois remplis de pommes, de pêches et de légumes de toutes clair de la sculpture chante contre le verre bleuté du bâtiment. sortes. Deux hommes, en haut-de-forme, marchent derrière J’ignore s’il s’agit du hasard ou d’un geste divin, mais au elles, précédés de deux enfants. Sur la gauche, un photogra - moment où je m’approche de l’œuvre, un rayon de soleil se phe, avec un vieil appareil, s’apprête à immortaliser la beauté faufile entre les immeubles voisins, frappe les carreaux vitrés de ces deux familles. de l’édifice du Groupe Louis Dreyfus et reflète sa lumière, Les numéros civiques des édifices continuent d’augmen - avec l’intensité d’un projecteur de théâtre, sur les trois per- ter. J’y suis presque! sonnages qui se trouvent aux derniers paliers de l’œuvre, ceux Une colonne de fumée blanche s’échappe de la cheminée qu’avait dessinés Micah. d’une usine et monte lentement vers le ciel. Elle est tout aussi Je suis tout près des personnages et je sens cette même paisible que celle qui monte des petites maisons campagnar - lumière pénétrer mon âme. C’est comme si un rideau se levait des que l’on voit sur les tableaux de certains peintres. Les Montréalais se rendent à leur travail. Certains, comme sur une grande scène et que l’apparition soudaine des décors dans une bulle, marchent d’un pas rapide, d’autres discutent grandioses et des acteurs costumés me coupait le souffle. entre eux. Ici et là, des ouvriers attendent l’autobus en sirotant J’étends la main et je touche ces trois personnages. Je ne peux un café chaud. Un homme d’affaires en habit, enjambe les retenir mes larmes. Je les contemple! C’est comme si des mil- carreaux du trottoir presque à la course, cellulaire à la main. liers de petites lumières étincelaient dans mon esprit et qu’en Des hommes et des femmes de race blanche, des Asiatiques, un seul instant, elles illuminaient toutes mes interrogations. des Arabes, cheminent dans toutes les directions. Ils ont l’air Je me déplace lentement autour des quatre paliers sur joyeux! Un chauffeur de taxi haïtien serpente la rue Sainte- lesquels s’agite La foule illuminée et j’admire la force d’ex- Catherine qu’une vieille Polonaise traverse, en ignorant le taxi. pression que Mason a donnée à chacune de ses figures. Il me Un vieux monsieur frappe ses mitaines l’une contre l’autre semble que la journée entière ne me suffira pas pour appré cier pour se réchauffer les mains. Des adolescents se taquinent et la puissance du message qu’elles communiquent. se bousculent dans une cour d’école. Comme son nom l’indique, il s’agit bien d’une œuvre où Me voilà tout près! Je gare mon auto sur l’avenue du la lumière joue un rôle déterminant. Mason l’a conçue en s’ins- Président Kennedy et je me dirige à pied vers l’avenue McGill pirant d’une foule qui assistait à un feu de joie à Paris.

204 205 Les personnages du premier palier baignent dans la me perdre avec lui dans cette foule… moi, l’orphelin, le lumière du jour. Ils regardent devant eux. La figure centrale rejeté, l’incompris. est celle d’un homme au bras tendu, qui indique du doigt la Le petit enfant essaie de se frayer un chemin dans ce source de la lumière, qui semble se trouver à une certaine dis- monde de « grands » hostile et indifférent. Il s’éloigne du troi- tance. Ses yeux enfoncés dans leurs orbites, comme ceux de sième palier et son œil droit se ferme pour ne pas voir le mal, l’homme à qui il s’adresse, sont différents de la plupart des la violence, la maladie, le viol et le meurtre qui s’y étalent. yeux des autres personnages. Leurs yeux semblent voir quel - En me dirigeant vers le côté droit du troisième palier, que chose que les autres personnages ne font que regarder. j’entre en collision avec un homme qui pénètre dans la foule Mason dit du bras tendu du personnage central qu’il empiète en courant, une main levée vers le ciel, comme s’il voulait sur le trottoir afin « d’arrêter le regard de ceux qui passent ». attirer l’attention de tous. Peut-être veut-il annoncer une Il interpelle les passants pour qu’ils changent leur aptitude à nouvelle, bonne ou mauvaise; peut-être veut-il donner un regarder en une capacité de voir. Et pour utiliser les mots de avertissement, une mise en garde. Mais il se retrouve nez-à- Michael Edwards: « L’homme qui tend le bras est aussi le nez avec un homme bourru et en colère qui, de toute évidence, personnage qui, comme partout ailleurs, pose une question, se promet bien de le faire taire. par son long regard et la longueur, pour ainsi dire, de son geste Ces deux hommes me rappellent l’histoire biblique de (…) Son bras est un signe de vie, mais ce qu’il indique l’aveugle Bartimée, qui crie de tous ses poumons pour attirer demeure inconnu. » l’attention de Jésus tandis que la foule offusquée lui ordonne Tout près de ces deux hommes, une femme serre son fils de rester tranquille. Heureusement qu’il ne s’est pas laissé contre elle; un vieil homme passe son bras autour de la taille intimider et que par sa persévérance (et la force de ses pou - de sa femme; un père porte sa fille sur ses épaules. La bouche de certains personnages est ouverte, comme assoiffée de mons), il a obtenu du Maître ce qu’il désirait. lumière. Une femme appuie sa tête sur l’épaule de son mari Mais cette main au-dessus de la foule, c’est peut-être dans une expression de parfait bonheur. Accroupi devant eux, aussi un signe de détresse. Une main qui s’enfonce sous les un petit homme chauve, craintif, n’ose pas se lever. Il se cache vagues de la déchéance humaine et qui crie à l’aide. derrière l’homme au bras tendu et risque un regard timide vers De l’autre côté du troisième palier, quatre hommes ma- la lumière. lades s’effondrent successivement, comme un seul individu. Les signes avant-coureurs de ce que Mason appelle La majorité des personnages de ce niveau sont tournés « notre nature défaillante » sont déjà visibles au premier plan soit vers le côté, soit vers l’arrière. Aucun ne perçoit la lumiè- de l’œuvre. Comme la nature qui « défaille », la lumière aussi re. Dominant tous les personnages de ce palier, un homme se perd dans la foule. Les personnages du second palier sont plus grand que les autres, un homme au regard impassible. Il couverts d’ombres et les visages commencent à se détourner. se tient à moitié dans la lumière, à moitié dans l’obscurité; il L’émerveillement fait place à la moquerie et à l’indifférence. ne regarde ni vers l’avant, ni vers l’arrière. Un homme dont la Un moine bouddhiste ferme les yeux à côté d’un homme en neutralité nous porte à réfléchir. Est-il possible de demeurer colère qui hurle des injures à un petit enfant qui cherche ses neutre et passif alors que tout autour de nous se détériore? parents dans la foule. Et le mal suit son cours à mesure que l’on avance dans À la vue de cette scène, je me hisse sur le deuxième palier l’œuvre. Un étrange personnage masqué d’une cagoule et en me faufilant entre les personnages pour atteindre le bam- armé d’un couteau s’apprête à immoler sa victime, une femme bin. Je veux me placer à son niveau et voir avec ses yeux pour à demi nue, qu’il tient par le poignet. Derrière lui s’élève une

206 207 masse difforme, un épais nuage de fumée s’échappant d’un Il y découvre des thèmes importants comme la lumière et les tuyau qui débouche sur le quatrième palier. ténèbres, la vie et la mort, l’enfer. Il est moins clair cependant Mason affirme que la foule se perd: « Le sentiment se lorsqu’il s’agit de répondre aux questions les plus cruciales dégrade, la violence manifestée au fond de toute foule que suscite cette œuvre. démontre la fragilité de notre espèce », et tout aboutit dans les « L’idée est peut-être prométhéenne, mais Mason semble ténèbres, le salaire de la dégradation. Mason ajoute que cette entrevoir en même temps, dans le projet et au-delà du projet « dégradation » de son sujet constitue « sa descente aux de l’artiste, dans l’idée et au-delà de l’idée, la présence de enfers ». quelque chose d’autre, comme si rencontrer la beauté, c’était Ce nuage de fumée, on le retrouve dans d’autres œuvres rencontrer une force supérieure qu’il vaut mieux ne pas de Mason. Dans l’une d’elles (je crois qu’il s’agit de Forward, nommer. » une œuvre exposée à Birmingham en Angleterre), le nuage Il est malheureux de constater à quel point notre société engloutit littéralement un homme, dont la main levée vers le cherche par tous les moyens à éviter d’entamer un dialogue ciel crie à l’aide. Dans cette œuvre, c’est la fumée d’une usine franc et honnête sur la personne de Dieu. Je trouve également qui empoisonne et pollue l’existence des citadins. Mais dans dommage que dans le débat entourant le suicide et sa préven- La foule illuminée, il s’agit d’une fumée que l’on pourrait tion, on évite d’aborder tout ce qui entoure le sujet tabou de la qualifier « d’infernale », une fumée qui a un lien direct avec personne de Dieu. Pourtant, nous nous retrouvons bien en la mort. C’est la fumée décrite dans le livre de l’Apocalypse, face de questions qui concernent la vie, la mort et l’au-delà. celle qui monte du puits de l’abîme pour anéantir la race Le malaise qui entoure l’enseignement et la personne du humaine. Christ devrait, au plus tôt, être traité. La phobie du christia - Enfin, sur le quatrième palier, on ne voit que quatre per- nisme ne fait qu’aggraver notre état. sonnages. Ce sont les trois personnages du croquis de Micah Edwards pose la vraie question sans pouvoir y répondre: accompagnés d’un autre homme, étendu de tout son long sur « Mais il importe que la lumière demeure indéfinie. Car la plate-forme. Il agonise ou il est déjà mort. si une question est posée plus clairement dans cette œuvre que dans toutes les autres, c’est aussi la question suprême, que mn Mason évoque souvent dans ses entretiens: étant donné la Les critiques n’ont pas toujours été favorables à l’œuvre disparition apparente de la religion chrétienne à partir du de Mason. Qu’ils en soient conscients ou non, plusieurs d’en- dix-huitième siècle, quelle foi peut la remplacer qui soit suf - tre eux ne semblent pas saisir la vision que cet artiste cherche fisamment grande pour comprendre toute la destinée de à communiquer. Pour ne prendre qu’un exemple, lisons ce que l’homme? Et avec l’effacement des récits chrétiens, quel sujet Michael Brenson, critique du New York Times, a écrit à pro- suffisamment vrai et universel peut engager les efforts les plus pos de La foule illuminée: élevés de l’art? » « La comédie humaine de Mason est maintenant com- Il n’y en a aucun! Aucune foi ni aucun sujet aussi profond plète; pour la première fois, il réunit les malheureux aussi bien soit-il ne pourront jamais remplacer la foi chrétienne! que les bienheureux, les damnés aussi bien que les élus. C’est Refuser de définir la source de la lumière, n’est-ce pas un la comédie humaine à l’état pur, sans rien pour la diluer, peu l’ignorer? Se détourner des récits bibliques, n’est-ce pas coupée de tout ce qui pourrait la situer et l’expliquer. » renier le Christ? Et s’il était lui-même la seule vraie lumière, Heureusement qu’Edwards, dans son livre consacré à le fait de s’obstiner à ne pas vouloir l’admettre ne revient-il Mason, ose apporter quelques « explications » à cette œuvre. pas à plonger de plein gré dans les ténèbres et dans la mort?

208 209 Dans une entrevue, Mason a déjà affirmé que « peindre L’homme au cœur de pierre est assis aux portes de [il aurait pu dire sculpter] est l’acte d’adorer ». Ces paroles l’enfer, attendant ses victimes. Son regard révèle son esprit ouvrent une fenêtre sur la foi qui habite l’âme de ce grand maléfique. Il a injecté son venin à toute la race humaine, il ne artiste. Il me paraît évident que cette œuvre qui est devant lui reste qu’à attendre que le poison accomplisse son effet. moi, cette foule illuminée par la lumière qui pointe entre les Mason avait songé écrire sur ce quatrième palier le mot gratte-ciel du centre-ville de Montréal, apporte des réponses à « obscurantisme ». Cet homme au cœur de pierre porte un tur- un bon nombre de nos questions les plus fondamentales. ban. Il correspond au prince des ténèbres dont parlent les Et la réponse définitive se trouve au quatrième palier, Évangiles. Incapable d’accomplir la moindre action salva- parmi les personnages que Edwards a qualifiés de « pivots de trice, il pénètre notre conscience pour ajouter à nos misères l’œuvre »; les personnages que Micah avait dessinés. noirceur et destruction. Il habite un monde parallèle mais son influence se fait sentir tout autour de nous. C’est lui qui nous mn incite à demeurer froids devant des situations qui nécessitent Tu es maintenant dévoilé, notre intervention, notre aide, nos efforts, nos encourage- être macabre qui hante le séjour des morts. ments, notre sourire, notre chaleur. Il nous apprend à devenir Le Hadès s’émeut jusque dans ses profondeurs comme lui: un homme au cœur de pierre. pour t’accueillir à ton arrivée. Il nous apprend à rester indifférent face à nos proches, à Il réveille devant toi les morts, tous les grands de la terre. manifester du mépris à l’égard de nos semblables, de nos con- Tous prennent la parole pour te dire: frères de travail, de nos compétiteurs, de nos camarades de Toi aussi tu es sans force comme nous. classe. Il nous montre comment détruire l’estime des autres et comment tourner le dos à ceux qui nous offrent, même mala - Sous toi est une couche de vers et les vers sont ta couverture. droitement, leur amour: un parent, un ami. Te voilà tombé du ciel, astre brillant fils de l’aurore! Il nous enferme dans nos prisons. Et dans notre isole- Tu es abattu à terre, toi le vainqueur des nations! ment, nos blessures s’infectent, le pardon s’éteint, la mort Tu disais en ton cœur: s’installe. Il tue l’enfant qui habite en nous, notre spontanéité, Je monterai au ciel, notre naïveté, notre beauté. Il étouffe l’émerveillement, la j’élèverai mon trône au-dessus des étoiles de Dieu, pureté. Il assombrit nos rêves et jette ses déchets sur nous, je monterai sur le sommet des nues, souillant l’intérieur de notre quotidien. Il sème la révolte face je serai semblable au Très-Haut. aux autres, face à nous-mêmes, face à Dieu. Il dépossède notre Ton cœur s’est élevé et tu as dit: intelligence de la vraie lumière et plonge notre esprit dans un Je suis Dieu. univers d’illusions et de ténèbres. Il remplace la vérité de Dieu Par ta sagesse et par ton intelligence par un esprit de séduction. tu t’es acquis des richesses, C. S. Lewis a bien raison dans son livre, L’armoire ma - Tu as amassé de l’or et de l’argent dans tes trésors; gique, de personnifier l’ange des ténèbres par une sorcière qui Par ta grande sagesse et par ton commerce transforme tous ses sujets insoumis en statues de pierre. tu as accru tes richesses, L’homme au cœur de pierre ne pourra jamais changer le Et par tes richesses ton cœur s’est élevé. monde, car il est lui-même prisonnier des ténèbres et du mal. Mais tu as été précipité dans le séjour des morts, dans les profondeurs de la fosse.

210 211 LE SAUVEUR Depuis ce coup de tonnerre du mois d’octobre qui m’annonce, à plus ou moins brève échéance, la fin de mon pèlerinage terrestre, mes pensées ont pris un tour LA VERSION DÉFINITIVE de La foule illuminée, maintenant plus amoureux et plus éternel. installée au centre de Montréal est la deuxième grande foule sculptée par Raymond Mason. La première, créée en 1963, Maintenant j’ai la joie de penser que je serai marquait le point culminant de toutes les scènes de rues qui en contact direct avec le Père, le Fils et l’Esprit avaient préoccupé ce citadin essentiel. On y voit près d’une et qu’au-delà de la foi, j’aurai la réponse centaine de personnages qui semblent descendre sur le spec- à mes questions et baignerai dans la joie éternelle tateur. de la lumière, de la vérité et de l’Amour. Cette première œuvre, en bronze, a été exposée à la gale - Je remercie sans cesse Jésus pour son enseignement rie Pierre Matisse de New York. Achetée par l’État français, qui m’a guidé, protégé et orienté vers l’amour de Dieu elle est maintenant installée dans le jardin des Tuileries, à et de tous les humains, particulièrement les malades, Paris, à cent cinquante mètres à peine de la place de la les malheureux et ceux et celles qui ont soif de justice. Concorde. Une autre sculpture de groupe créée par Mason en Comment ne pas le remercier pour la Rédemption, 1969 a pour titre Le départ des fruits et légumes du cœur de qui l’a amené à souffrir pour nous le martyre Paris. La scène évoque la tristesse des maraîchers qui doivent de la flagellation et du couronnement d’épines, quitter leur quartier du centre de Paris. porter sa Croix, subir la Crucifixion Quelques années plus tard (en 1974), Mason apprit dans un journal qu’une catastrophe minière avait eu lieu à Liévin, et donner sa vie pour nous laver de tous nos péchés, près de Lens, en France. L’article était accompagné d’une ressusciter d’entre les morts, pour nous ouvrir photo montrant les proches des mineurs à l’entrée de la mine les portes du Royaume éternel attendant dans l’angoisse l’annonce possible de la mort de où tout est joie et plénitude de l’Amour? l’un des leurs. Mason s’était inspiré de cette photo pour recréer

CAMILLE LAURIN cette terrible scène dans l’hiver nordique, la pluie et les larmes. (Extrait d’une lettre adressée à son épouse) Il nomma cette œuvre Une tragédie dans le Nord. Mason a également créé une sculpture urbaine pour la ville de Washington. Divisée en deux parties, cette sculpture

213 nous montre, dans sa partie la plus basse, un groupe de a d’emblée gagné ma confiance. Cet homme barbu, accoudé personnages vivant à notre époque qui regardent sur le mur à l’extrémité du troisième palier, regarde avec assurance vers d’en face une évocation rêveuse de la guerre de l’Indépen - l’horizon. Il me fait penser à un capitaine de bateau, un capi- dance américaine. Ladite évocation présente le major Pierre taine fier et expérimenté. Il me rappelle les figures sculptées Charles l’Enfant montrant à son ami George Washington le sur la proue des anciens navires qui bravaient les pires tem- plan de la ville qu’il va faire construire et qui portera son nom. pêtes. « Je pense que les gens ont oublié ce qu’est vraiment la Ce qui me frappe, c’est que cet homme donne l’impres- vie », avait lancé Mason en réponse à une question mala- sion qu’il porte sur lui toute cette foule en désarroi. Il porte le droitement formulée sur la ressemblance de ses œuvres avec monde entier sur ses épaules et ne suffoque pas! L’opéra des gueux. Ce personnage pourrait, bien entendu, représenter le Je pense, moi aussi, que les gens ont oublié l’aspect sacré sculpteur qui nous dévoile son œuvre et il pourrait aussi être, de la vie. Nous vivons dans un monde où l’industrialisation, pour moi, l’image du père qui observe et qui cherche à com- le matérialisme et l’individualisme ont écrasé la beauté des prendre la mort… à partir de la mort de son fils. Toutefois, vraies valeurs sociales et sont en train d’avoir raison du sys- l’ampleur de la tragédie humaine exposée à vif par Mason tème écologique de la planète. exige, une fois de plus, une réponse qui transcende nos acti - C’est cette vérité que Mason dévoile dans ses œuvres. À vités et nos préoccupations journalières. Une réponse capable mon sens, la lumière qui éclaire La foule illuminée est bien de satisfaire l’âme assoiffée de lumière et de vérité. autre chose que la lueur projetée par le feu de joie dont il s’é- Ce personnage, c’est Dieu lui-même, le Créateur de l’u- tait inspiré au départ. Pas question ici des lumières éphémères, nivers qui porte sur lui tout le fardeau de la race humaine. si colorées soient-elles, projetées sur la scène d’un spectacle, Il regarde le palier de la mort en affichant une expression ni des meilleurs idéaux humains, qui s’évanouissent à la absolument décontractée. Le sentiment qu’il dégage n’est pas tombée du jour. Tout cela me semble trop faible pour rendre celui du désespoir et ses yeux, loin de fixer le cadavre qui compte du puissant message qu’a voulu nous transmettre ce repose devant lui, semblent voir au-delà de ce sinistre tableau. sculpteur à l’âme sensible. Cette force qui l’anime ne comporte aucune marque d’insou- Non, la lumière qui éclaire la foule de Mason nous ciance ou d’indifférence. Bien au contraire, son visage me montre la déchéance de la race humaine. Et même si les per- rappelle la grandeur du plus humble combattant mais aussi du sonnages du premier palier affichent, a priori, de la sérénité, plus glorieux. Son regard nous assure qu’il détient la réponse nous constatons, en examinant l’œuvre attentivement, que à toutes les questions et qu’il a réussi à vaincre tous les enne- leurs yeux ne voient pas vraiment la lumière et que leur regard mis, y compris la mort. est obstrué par l’obscurité qui habite leur âme. Je contourne une fois de plus la sculpture et me place sur La vérité, c’est que la vraie lumière, nous l’apercevons en le côté gauche du quatrième palier. De cet angle, je constate nous plaçant derrière la sculpture et non devant. que le visage de l’homme barbu et celui du personnage que En nous tenant debout, face à l’extrémité du quatrième j’avais baptisé le voyageur, sont pratiquement au même palier, tout prend une autre allure, l’œuvre de Mason prend un niveau. Un incroyable lien de complicité se développe entre tout nouveau sens. ces deux hommes. Accueilli par le regard honnête d’un homme dont le vi - Le voyageur est un négroïde empreint d’une extrême sage paisible se démarque de cette foule violente et perdue, je compassion. Son regard n’oblique pas vers l’hindou assis à sa retrouve mon courage et deviens l’élève de ce personnage qui gauche comme j’avais cru le percevoir dans le croquis dessi né

214 215 par Micah mais il regarde droit devant avec détermination. Dieu le Père est absolument vaine. Le fait de placer le chris- Les yeux du vieil homme et ceux du voyageur ne se croisent tianisme au rang des « grandes religions » et d’attribuer au pas. Mais ils ont en commun une même expression, difficile à Christ le rôle d’un « grand maître » parmi d’autres, est très décrire mais qui produit en moi un profond respect. Une éloigné de ce que Jésus a affirmé lorsqu’il a dit: « Je suis le expression qui ressemble à une complicité parfaite, une force chemin, la vérité et la vie, nul ne vient au Père que par moi. » et une assurance qui ne sont pas de ce monde, qu’aucun autre Et si l’homme au turban représentait l’ensemble des reli- des personnages de cette foule humaine ne parvient à expri - gions du monde et des philosophies humaines, nous devrions mer. Leur unité d’esprit est si réelle qu’il est à se demander si dire avec respect qu’il n’a aucune puissance pour sauver qui les deux personnages ne sont pas un peu le même homme, que ce soit. Il est impossible à l’homme de gravir les échelons mais avec chacun des rôles différents. Ils sont, en quelque du ciel malgré tous ses efforts et sa bonne volonté. Il est sorte, incarnés l’un dans l’autre tellement leur but est commun. impossible de les gravir car ils ont déjà été gravis une fois C’est comme si le vieux capitaine devenait le narrateur de pour toutes, mais dans le sens inverse. C’est Dieu lui-même la scène qui se déroule sur le quatrième palier et qu’il invitait qui est venu jusqu’à nous et pour monter les marches de tous les passants, les spectateurs, l’humanité entière à poser l’enceinte du palais céleste, il est nécessaire d’accepter de se leur regard sur le personnage principal de l’œuvre. laisser porter par lui. Et le voyageur avance avec assurance, le regard fixé droit Il n’y a personne d’autre qui puisse nous porter ainsi et les devant. Il s’apprête à traverser tous les paliers de l’histoire soi-disant « guides spirituels » que nous proposent les reli- humaine afin de redonner espoir à toute la création. Il tra- gions ne sont en vérité d’aucun secours. Ni les anges, ni même versera la foule non dans le but de se tailler une place parmi nos bien-aimés qui sont décédés ne sont autorisés à jouer ce les grands où règnent la vanité et la loi du plus fort, mais pour rôle de guide et de sauveur. La Bible nous exhorte fermement affirmer qu’il est lui-même la lumière du monde et le Sauveur. à ne pas essayer de communiquer avec les morts. C’est à La seule préoccupation du voyageur, c’est de conduire son Jésus-Christ qu’il faut s’adresser et à personne d’autre. Il est malade vers la lumière guérissante de l’amour de Dieu. Et il le seul Sauveur. réussira! Je regarde maintenant le croquis que Micah a dessiné et Le blessé est donc entre bonnes mains. Ce n’est plus lui il ne me hante plus. Cette culpabilité qui voulait m’entraîner qui porte le poids de sa misère mais il se laisse porter par celui vers la mort ne pèse plus sur ma conscience. Ce dessin est qui l’a arraché des griffes de la mort. devenu pour moi une preuve de l’amour divin. Il ne représente Bien que ses yeux soient à demi clos, ou plutôt, à demi plus l’agonie et la mort mais le salut apporté par Dieu à l’âme ouverts, le blessé est le seul personnage qui regarde dans la souffrante. Un salut que Micah a heureusement accueilli à la même direction que le vieil homme. C’est comme s’il avait toute dernière minute de sa vie. accepté d’échanger la vision désespérée de sa propre Je contemple le voyageur et je ne l’appelle plus ainsi, je déchéance contre celle de Dieu le Père qui contemple l’acte l’appelle maintenant le Sauveur. Un Sauveur qui a prouvé son rédempteur accompli par Dieu le Fils. Il n’y a en effet aucune amour en s’abaissant lui-même afin de s’engager totalement autre possibilité d’être sauvé que celle de regarder dans la envers moi. Il a donné sa vie pour moi, pour me sauver de la direction où regarde le Père car le salut ne peut venir que de mort. Un Sauveur entièrement dénudé, comme le blessé qu’il Dieu. porte. Il s’est identifié à moi jusqu’au bout, jusqu’à devenir Toute spiritualité qui ne tient pas compte de cette révéla- humain pour me prouver son amour. Il a goûté à la profondeur tion du salut accompli par Dieu le Fils, en complicité avec du séjour des morts et il l’a vaincu. Il a donné sa vie en rançon

216 217 pour payer la dette qu’aucun homme ne pouvait et ne pourra D’un criminel en croix. jamais acquitter. Une dette envers Dieu, et c’est Dieu lui- Au trône de lumière, même qui s’en est chargé… mais à quel prix! Il fut, par Dieu son Père, Un magnifique poème tiré de l’épître aux Philippiens et Élevé Roi des rois. paraphrasé admirablement par Alfred Kuen, illustre bien ce À lui l’honneur suprême, mystère. On dit qu’il s’agit d’un hymne chanté par les chré- Couronne, diadème, tiens du premier siècle. Un hymne que ni l’histoire ni les Et sceptre tout-puissant. hommes ne pourront jamais effacer. Un hymne que les cro - Jésus, nom qui surpasse, yants de tous les temps, accompagnés de milliers d’anges, Dans le temps et l’espace, chanteront un jour devant le trône de Dieu. Tous les noms existants.

Le Christ, dès l’origine, Devant Jésus le Maître, Fut d’essence divine, Un jour devront paraître Un avec le Dieu saint. Hommes, anges et démons. Il avait sa nature, Dans les cieux, dans ce monde, Sa gloire sans mesure, Sous la terre et sous l’onde, Ses attributs divins. Tous genoux fléchiront.

Loin de mettre sa joie En Maître, tous l’acclament, À trouver une proie Toute bouche proclame: Dans son égalité Jésus-Christ est Seigneur. Avec le Dieu suprême, À la gloire du Père, Il s’abaissa lui-même, Le ciel, l’enfer, la terre, Avec humilité. Exaltent le vainqueur.

Le Roi de tous les êtres Je crois fermement que nous reverrons, un jour, dans le Ici-bas voulut naître ciel, tous ceux qui ont aimé Dieu et qui ont reçu son pardon. En simple serviteur. Ce sera la plus belle des fêtes. Mais tout au long de notre Esclave volontaire, pèlerinage terrestre et jusqu’au moment où Dieu décidera Il a vécu sur terre qu’il faut rentrer à la maison, c’est son amour qui nous sou- Sans éclat, sans honneurs. tiendra à chaque instant de notre vie. Pour moi, j’ai rendez-vous avec un jeune homme qui Homme parmi les hommes, Il fut ce que nous sommes, réside à l’intérieur de la muraille de la ville sainte. Il m’attend En tout semblable à nous. là-bas, et je crois qu’à mon arrivée, nous allons demeurer un Humble et sans apparence, long moment dans les bras l’un de l’autre, sans rien dire… à Dans son obéissance simplement savourer nos retrouvailles. Dieu me l’a prêté pour Il alla jusqu’au bout. un temps ici-bas afin que je connaisse la joie et la fierté d’être père… et la mort a gagné un « round » mais non le « match ». Il humilia son âme Cette tristesse, cette douleur, cette colère qui habitaient en moi Jusqu’à la mort infâme se sont transformées en une flamme du feu divin qui me

218 219 pousse avec force dans la bataille, l’unique bataille, celle de l’éternité. Devant la mort, disait Salomon, l’homme réfléchit. Pour CONCLUSION moi, le fait d’avoir perdu mon fils, pour un temps, me place sans cesse devant la réalité de la mort. Je ne désire pas jouer le rôle « d’un sauveur » car c’est Jésus le seul Sauveur. Mais À vrai dire, je dois admettre qu’après avoir lu et relu mon ce Jésus habite en moi! Je réfléchis aux milliers de gens qui manuscrit il m’a semblé qu’il y manquait encore quelque meurent chaque jour sans avoir été réconciliés avec Dieu et je chose. Après avoir passé de longues heures à scruter mes sou- pense à l’image des étoiles de mer agonisant sur le sable. Je venirs, après avoir choisi mes mots avec soin pour exprimer me dis alors que si je pouvais seulement prendre dans le creux l’émotion désirée. Après avoir méticuleusement brodé dans de ma main, et remettre à l’eau, une seule de ces petites créa- tous les sens chacune des illustrations, chacune des citations tures qui agonisent parmi les milliers d’autres étendues sur la que j’ai empruntées afin de juger si elles exprimaient vraiment plage, pour celle-là, mon geste aura fait toute la différence. ce que je cherchais à dire. Après avoir révisé, réfléchi, prié. Après avoir soumis mes idées et mes textes à l’expertise de bons amis et d’écrivains. Après avoir ajouté ici et là les retouches nécessaires et retranché ce qui semblait superflu. Après avoir bien sondé mes motifs pour m’assurer que mon but n’était pas de jouer à la vedette ou d’attirer sur moi la pitié. Après être retourné maintes et maintes fois devant le croquis que Micah m’a laissé en me tenant tranquille pour bien écouter ce qu’il a voulu me dire. Après avoir accepté de me laisser pénétrer à nouveau et dénuder par chacun des person- nages. Après toutes mes tentatives d’apporter, à travers mon livre, une lueur d’espoir à ceux qui ne voient que du noir. Après avoir offert mon amitié à ceux qui sont torturés par le remords ou broyés par le découragement. Après avoir déposé la plume et rangé l’encrier… je dois sincèrement avouer qu’il manque encore quelque chose! Ce que j’ai cherché dans mes souvenirs, ce que j’ai voulu exprimer sur le papier, ce que j’ai voulu entendre sur les notes de chaque chanson, ce que la mer ne m’a pas dit, ce que je n’ai pas lu sur les vers des poèmes, ni dans aucune des phrases de mon ouvrage; ce quelque chose qui manque, ce quelqu’un, je le sais, c’est Micah. Jamais rien, ni personne ne pourra le remplacer. Je souf- fre toujours de son absence

220 221 Je termine en exprimant mon entière gratitude à mon meilleur ami, mon confident, mon Sauveur, le Seigneur Jésus- Christ. Son amour n’a jamais flanché même dans les pires ÉPILOGUE moments de ma détresse. C’est lui, la Résurrection et la Vie et je sais que je le verrai un jour, avec mon beau Micah, réunis pour l’éternité. Je ne voudrais pas terminer cet ouvrage sans offrir à tous l’occasion de recevoir l’amour et le pardon de Dieu. Il n’exis - Jésus-Christ est la véritable lumière qui en venant dans le te aucune montagne trop haute que Dieu ne puisse gravir ni monde éclaire tout être humain. En fait, il était déjà dans le monde, puisque le monde a été créé par lui, et pourtant, le aucune vallée trop profonde où Dieu ne puisse descendre. Il monde ne l’a pas reconnu. Il est venu chez lui, et les siens ont n’y a pas de fautes trop graves que Dieu ne puisse pardonner. refusé de l’accueillir. Il suffit simplement de lui demander. Prier, c’est faire un petit pas dans la bonne direction. Je vous encourage à lire cette Mais à tous ceux qui l’ont reçu, qui ont cru en lui; à tous prière comme si c’était la vôtre. Dieu a promis qu’il accueil- ceux-là, il a accordé le privilège de devenir enfants de Dieu. lerait tous ceux et celles qui viennent à lui avec un cœur vrai.

(Évangile de Jean, chapitre 1) « Seigneur Jésus, je reconnais mon besoin de toi. Je te remercie d’être venu sur terre par amour pour moi et d’avoir été crucifié pour me libérer de ma condamnation et de mes péchés. Je te demande pardon pour tout le mal que j’ai fait, pour mes fautes les plus petites et pour les plus graves. Je te demande de laver ma conscience et de m’aider à me pardon- ner à moi-même et aux autres comme tu me pardonnes.

Je te prie de prendre ma main dans la tienne et de me con- duire pas à pas, à tous les jours de ma vie. Je t’invite à venir habiter dans mon cœur et à être mon meilleur ami.

Je veux être à toi et t’aimer pour toujours. »

222 223 RESSOURCES Choisissez une ou deux personnes en qui vous pouvez avoir confiance et arrangez-vous pour leur parler.

Vous trouverez ci-dessous quelques organisations qui se · La mère ou le père d’un ami; consacrent aux problèmes reliés au suicide et aux conséquen - ces des tentatives de suicide. · Une tante, un oncle ou un autre membre de votre famille; Centres d’aide pour · Un conseiller de votre âge à l’école (il ou elle n’est les jeunes en crise pas un adulte, mais est souvent apte à vous con- Vous trouverez à l’intérieur de la couverture des annuaires seiller); téléphoniques (pages blanches et jaunes) les numéros de télé- · Un prêtre, un pasteur ou un conseiller de votre église; phone des Centres d’aide pour les jeunes en crise de votre · Un responsable des jeunes dans un club auquel vous région. Ce sont généralement des numéros auxquels vous pouvez appartenez; téléphoner vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il y a · Un conseiller de votre école; parfois des lignes réservées aux adolescents et parfois ces lignes ne fonctionnent qu’à certaines heures. Ces lignes pour · Un psychologue; les personnes en crise sont souvent très occupées; il se peut · Un médecin, une infirmière ou un autre travailleur en donc que vous deviez attendre et composer le numéro à soins de la santé; plusieurs reprises pour obtenir quelqu’un. Persistez. Si vous êtes éloignés du Centre d’aide pour les jeunes en crise et si vous devez payer des frais interurbains, adressez- vous à la téléphoniste et dites-lui que vous voulez rejoindre un service d’aide téléphonique. Elle peut vous mettre en commu- RESSOURCES EN INTERVENTION nication sans que vous ayez à payer. Quelques centres ont des ET EN PRÉVENTION DU SUICIDE numéros sans frais qui desservent un vaste territoire. 1. 866. APPELLE (277-3553) Un adulte en qui vous avez confiance Il s’agit de quelqu’un en qui vous avez eu confiance dans le passé ou qui, vous êtes sûr, s’intéressera à votre problème et essaiera de vous aider. Attention! Tout le monde n’est pas digne de confiance, quelle que soit son occupation professionnelle. Vous devez vous sentir en sécurité.

224 225 Les petits groupes d'entraide 2. Chaque participant doit se procurer un exemplaire du manuel de formation “Les petits groupes d'entraide”. Ce livre La vie en communauté est un besoin fondamental pour facilite l'interaction lors de rencontres en petits groupes et sus- chaque être humain. Les cercles familiaux, auparavant assez cite en vous un nouvel élan de générosité. Il constitue un élé- resserrés, comblaient intrinsèquement les besoins émotifs des ment indispensable pour ceux et celles qui désirent former un membres du clan. Avec l'éclatement des ménages et un mode petit groupe d'entraide. de vie plus individualiste, le soutien des proches n'est pas tou- jours accessible, même dans les temps de crise. 3. Il faut choisir l'endroit où auront lieu vos rencontres hebdomadaires. Votre petit groupe peut tenir ses rencontres Les petits groupes d'entraide sont un moyen de redécou- dans un lieu public, dans un foyer, dans une église, dans une vrir ou préserver cette richesse qu'est l'échange et le partage. entreprise, dans une école, ou ailleurs. Il est toutefois néces- Partout dans le monde, des milliers d'individus choisissent de saire de choisir un endroit qui favorise l'échange entre les par- participer à des rencontres hebdomadaires en petits groupes ticipants et qui permet le recueillement. sous diverses formes. En plus d'exercer une influence positive dans leurs milieux, les petits groupes d'entraide permettent Les rencontres hebdomadaires aux participants de développer de nouvelles amitiés et vivre d'heureux moments. Démarrer un petit groupe d'entraide exige un peu de bonne volonté pour intégrer ces rencontres hebdomadaires à L'idée de former un petit groupe d'entraide n'est pas inno- nos horaires déjà chargés. Mais l'effort en vaut la peine. vatrice en soi. C'est d'avantage le fait d'y inviter Dieu à par- Il est très important que les rencontres soient tenues ticiper qui fera toute la différence. Selon Jésus, tous les com- régulièrement et que chaque participant soit correctement mandements de Dieu se résument en un seul: “Aimer Dieu et avisé de la date, de l'heure ainsi que de l'endroit où aura lieu aimer son prochain”. Ainsi, expérimenter l'amour de Dieu la rencontre. nous amène indéniablement à nous aimer nous-mêmes Certains groupes joignent l'utile à l'agréable en partageant comme Dieu nous aime et à aimer les autres. ensemble, un bon repas. Les participants peuvent collaborer De ce fait, les petits groupes d'entraide exercent leurs en préparant la nourriture à tour de rôle ou fournir un petit activités sans aucune discrimination raciale ou religieuse. Les montant pour défrayer le coût des aliments. individus et les familles, les jeunes comme les aînés, peuvent adhérer librement à la création de petits groupes d'entraide. Le manuel de formation

Il est facile de démarrer un petit groupe d’entraide Le manuel de formation “Les petits groupes d'entraide” a été conçu pour faciliter un cœur à cœur avec les autres mais 1. Il suffit premièrement d'assembler quelques amis, des aussi avec Dieu. Dans un langage simple, chaque module voisins, camarades de travail ou encore des membres de votre explore diverses facettes de la personnalité de Dieu et des famille qui veulent aimer Dieu et aimer leur prochain. Il n'est relations humaines. Vous serez enrichi, non seulement de con- pas nécessaire d'être un grand nombre. naissances pratiques et théologiques, mais bien de l'expéri- ence inoubliable d'une relation intime avec ce Dieu d'amour. C'est l'occasion rêvée de l'inviter à venir rencontrer vos pro-

226 227 pres besoins et voir s'épanouir vos talents au service des autres. Les petits groupes d'entraide ne doivent pas nécessaire- ment être affiliés à une religion en particulier. Ils peuvent être utiles aux membres d'une église autant qu'à ceux qui n'en fréquentent pas. De plus, leur structure flexible les rend acces- sibles aux gens de tout âge. Ils peuvent aussi s'adapter à dif- férents besoins. Le but est de vous permettre de découvrir les bienfaits d'une foi authentique qui se manifeste par des actions concrètes.

Ressources

Vous avez des questions au sujet des petits groupes d'en- traide? Vous désirez de l'aide quant à l'utilisation du manuel de formation? Vous aimeriez recevoir du soutien pour faciliter l'établissement d'un petit groupe d'entraide? C'est simple! Vous avez accès gratuitement à des conseillers expérimentés qui sont disponibles pour répondre à vos questions. Vous n'avez qu'à composer le numéro sans frais : 1.888.868.0404 ou via l'Internet : [email protected]

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