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Débats Sur Une France En Crise ? Les Moments Forts De L'assemblée

Débats Sur Une France En Crise ? Les Moments Forts De L'assemblée

Jean Garrigues Débats sur une en crise ? Les moments forts de l’Assemblée Nationale entre 1963 et 1968

La république gaullienne apparaît stabilisée en 1962 après la fin de la guerre d’Algé- rie et l’adoption de la révision constitutionnelle qui confirme la prééminence du chef de l’Etat. Pourtant, et en dépit d’une croissance sans précédent, la société française donne des signes de mécontentement, marqués aussi bien par les conflits sociaux de 1963 que par la mise en ballottage du général en 1965 ou par les progrès spectacu- laires de la gauche aux élections législatives de 1967. Quelle est la traduction parlementaire de ce divorce annoncé entre de Gaulle et son peuple ? Quels sont les thèmes privilégiés de l’opposition ? Quelles sont les ré- ponses du pouvoir ? Quels sont les moments forts de l’affrontement parlementaire ? Comment la crise imprévue de Mai 68 vient-elle s’articuler sur les grands axes de ce débat, et comment se modifient les rapports de force pendant la crise ? Telles seront les interrogations qui serviront de fil rouge à notre communication. Elle sera évidemment loin d’être exhaustive, se cantonnant à choisir quelques mo- ments significatifs du débat parlementaire dans ces années gaulliennes. Mais elle nous permettra de faire émerger quelques idées saillantes, qui revalorisent, nous semble-t-il, le rôle du Parlement dans une période marquée par l’empreinte du pré- sidentialisme gaullien.

Les critiques de l’opposition

Emmenée par François Mitterrand, l’un des derniers grands „debaters“ de la vie par- lementaire française, l’opposition de gauche a fait son cheval de bataille de la critique des institutions et de la pratique gaullienne du pouvoir. La séance des questions orales du 24 avril 1964 donne l’occasion au député de la Nièvre, qui vient de comparer le général de Gaulle à Napoléon III dans Le Coup d’Etat permanent,dedénoncercequ’ilappelle„unrégimed’autoritéetd’irrespon- sabilité“. Il se trouve en effet que le chef de l’Etat vient d’entrer une semaine plus tôt à l’hôpital Cochin pour y être opéré de la prostate. Cette hospitalisation-surprise, au lendemain même d’une allocution présidentielle où il n’en a pas été question, suscite débats et polémiques autour de la vacance et de l’éventuelle succession du général. Selon le directeur du Monde Pierre Viansson-Ponté, c’est ce jour-là que François Mitterrand „atteint le sommet de sa carrière politique“1. En posant une question orale sur les articles 15, 20, 21 et 34 de la Constitution de 1958, définissant les rôles respectifs du président de la République et du Premier ministre, le député de la Nièvre entend montrer que la pratique gaullienne des insti-

1 Le Monde, 25 avril 1964. 36 Jean Garrigues tutions traduit une abdication progressive du gouvernement devant les prérogatives présidentielles, et ce en violation des équilibres prévus par la Constitution et des promesses du général lui-même. En s’appuyant sur le texte constitutionnel, il estime que le Premier ministre n’exerce plus les prérogatives gouvernementales qui lui sont attribuées. Cette perte de pouvoirs, au profit du Président de la République, induit à ses yeux une violation du régime parlementaire, qui repose sur la responsabilité du Premier ministre devant le Parlement. Il dénonce le fait du prince, qui dépasse le „domaine réservé“, et qui conduit au pouvoir personnel. Enfin, il somme le général de Gaulle de choisir entre le régime parlementaire et un véritable régime présiden- tiel, qui mettrait le régime en conformité avec sa pratique2. La dérive présidentielle, qui alimente les critiques des opposants, leur semble par- ticulièrement grave dans le champ de la politique extérieure, „domaine réservé“ du président de la République. Dans la séance parlementaire du 13 juin 1963, l’ancien président du Conseil socialiste s’en prend aux objectifs du rapproche- ment franco-allemand, lors des débats sur la ratification du traité signé le 22 janvier précédent à l’Elysée, et qui a marqué solennellement la reconnaissance de l’axe - Bonn. Il y voit une simple alliance continentale, alors qu’il faudrait à ses yeux une véritable „organisation de caractère supranational“. Par ailleurs, il reproche au géné- ral de Gaulle de faire „la politique du pire“, qui empêche la France de participer à l’intégration atlantique, aux côtés des Etats-Unis3. Dans la séance du 14 avril 1966, c’est au tour de François Mitterrand de s’op- poser au projet de retrait français de l’OTAN, annoncé par le général de Gaulle le 21 février précédent, et qui reflète selon lui „un poujadisme aux dimensions de l’uni- vers“. Cette séance mérite de figurer parmi les grands moments parlementaires de la période gaullienne. Elle sanctionne le discours de politique générale du Premier ministre Georges Pompidou, qui a formé son troisième gouvernement le 8 janvier 1966. Il a attendu l’ouverture de la session parlementaire, plus de trois mois après, pour annoncer son programme. D’autre part, il a refusé d’engager la responsabilité gouvernementale sur sa déclaration de politique générale, pour la première fois de- puis 1958. Cette double entorse à la tradition parlementaire indigne l’opposition de gauche et du centre, qui dénonce à la fois la dérive présidentielle du régime et ses orientations de politique étrangère. François Mitterrand s’y livre à un véritable réquisitoire contre le régime, condam- nant à la fois le „gouvernement de la dérobade“, qui a refusé de mettre sa respon- sabilité en jeu, et la politique d’indépendance nationale, dénoncée comme une po- litique „d’isolement nationaliste“. René Pleven, député centriste des Côtes-du-Nord, l’un des premiers ralliés à de Gaulle en 1940, n’est pas plus tendre avec la politique gouvernementale. Récusant la „méthode du fait accompli“, imposée au Parlement, il déplore la rupture des liens d’amitié traditionnels entre la France et les Etats-Unis et s’inquiète de l’affaiblissement du bloc atlantique, qui risque de rompre l’équilibre

2 Journal officiel de la République Française, Assemblée Nationale. Débats parlementaires. Constitution du 4 octobre 1958, 2ème Législature, 2ème session ordinaire de 1963–1964. Compte rendu intégral. 12ème séance. Séance du vendredi 24 avril 1964, pp. 942–946 ; http://archives.assemblee-nationale.fr/2/cri/1963-1964-ordinaire2/012.pdf. 3 Ibid., 22ème séance. 1ème séance du jeudi 13 juin 1963, pp. 3330–3339, ici 3335 et 3337 ; http://archives.assemblee-nationale.fr/2/cri/1962-1963-ordinaire2/022.pdf. Débats sur une France en crise ? 37 de la détente. Emanant d’un gaulliste historique, ce discours très sévère laisse une impression profonde sur l’Assemblée4. A ces thématiques de la dérive présidentialiste et nationaliste, vient s’ajouter la cri- tique de la politique économique et sociale, notamment à partir de 1967, qui voit la croissance vaciller. L’offensive parlementaire de la gauche est alors menée par l’ancien Président du Conseil Pierre Mendès France, qui retrouve après neuf ans d’absence la tribune de l’Assemblée Nationale. Son grand discours de rentrée parlementaire est prononcé le 19 mai 1967 pour défendre la motion de censure déposée la veille par l’opposition, afin de riposter aux pouvoirs spéciaux demandés par le gouvernement Pompidou en matière économique et sociale. C’est la première fois qu’une motion de censure (la douzième depuis 1959) est présentée à la fois par les socialistes, les communistes et la FGDS de François Mitterrand. C’est aussi l’occasion de répondre à la conférence de presse organisée trois jours plus tôt par le général de Gaulle, et qui a vu le chef de l’Etat approuver „entièrement le recours aux pouvoirs spéciaux“. Pierre Mendès France reproche d’abord au gouvernement de ne pas avoir en- trepris les réformes de structures nécessaires pour combattre l’inflation. Il déplore par ailleurs le manque de justice fiscale ainsi que le rejet sur les collectivités lo- cales de ces investissements publics. En outre, il dénonce la collusion entre l’Etat et certains groupes d’intérêts bénéficiaires. A la politique gaullienne, accusée d’en- tretenir le chômage, il oppose le projet d’un plan de relance et de plein emploi, par un volontarisme plus affirmé, la canalisation de l’épargne vers l’investissement, une politique plus équitable des revenus, des plans de redressement par branches, ainsi qu’une conférence européenne du plein emploi. Ce sont les grands thèmes du men- désisme, confrontés au régime qu’il condamne depuis 1958. Déplorant pour conclure l’absence de transparence et de dialogue social, il exprime une défiance catégorique envers ce régime, qui est à ses yeux celui du secret et de l’arbitraire5.

La défense du régime

Face aux critiques virulentes émanant des plus grands noms de la gauche, la défense du régime gaullien est menée de façon surprenante par un homme qui n’est pas is- su du sérail parlementaire, et qui se révèle pourtant comme l’un des plus grands orateurs de la Vème République : le Premier ministre Georges Pompidou. Répondant à François Mitterrand dans la fameuse séance du 24 avril 1964, évo- quéeplushaut,ildonnetoutelamesuredesontalent,selivrantavecaisanceau périlleux exercice d’expliquer et de justifier une dérive présidentielle qui lui a été imposée par son mentor. Cet ancien normalien, pétri d’humanités classiques, s’ap- puie d’abord sur l’histoire pour rappeler que la justification même de la Vème Ré- publique réside dans la restauration du pouvoir exécutif, que les républiques pré-

4 Ibid., 2ème session ordinaire de 1965–1966. Compte rendu intégral. 6ème séance. Séance du jeudi 14 avril 1966, pp. 672–688, citations pp. 673, 674 et 682 ; http://archives.assemblee- nationale.fr/2/cri/1965-1966-ordinaire2/006.pdf. 5 Ibid., 3ème Législature, 2ème session ordinaire de 1966–1967. Compte rendu intégral. 21ème séance. 2ème séance du vendredi 19 mai 1967, pp. 1109–1115, citation p. 1109 ; http://archives.assemblee-nationale.fr/3/cri/1966-1967-ordinaire2/021.pdf. 38 Jean Garrigues cédentes avaient considérablement affaibli. D’autre part, il observe que l’évolution présidentielle du régime gaullien s’est faite au grand jour, par l’approbation popu- laire, contrairement aux évolutions contraires du passé. Il souligne ensuite le rôle joué par le chef du gouvernement dans ce régime, réfutant la notion de „domaine réservé“, et comparant la durée du Premier ministre gaullien aux changements in- cessants de gouvernements de la IVème République. Il conclut par une attaque sévère à l’encontre de François Mitterrand, présenté comme un homme du passé, incapable de comprendre la nécessité d’un véritable chef de l’Etat : „L’avenir n’est pas à vous. L’avenir n’est pas aux fantômes“6. Ce discours, très applaudi, marque une étape in- contestable dans la perception de Georges Pompidou. L’ancien chef de cabinet du général, l’exécutant fidèle des volontés présidentielles, apparaît ce jour là comme un homme politique de premier plan, parfaitement adapté au régime gaullien, et ca- pable de briguer la fonction suprême. Comme l’écrit Pierre Viansson-Ponté dans Le Monde, il apparaît comme „l’héritier“ incontestable du général7. Les autres défenseurs du régime apparaissent beaucoup moins à leur aise sur la scène parlementaire. On peut prendre comme exemple significatif celui du ministre des Affaires étrangères Maurice Couve de Murville, dont le discours monocorde et convenu du 12 juin 1963 ne parvient pas à dissuader les députés giscardiens de vo- ter la motion d’ajournement présentée par l’opposition de gauche, et réclamant une politique plus favorable au dialogue atlantique8. De même pour l’ancien Premier ministre Michel Debré, devenu ministre de l’Economie et des Finances de Georges Pompidou, et chargé à ce titre de répondre à Pierre Mendès France dans la séance du 19 mai 19679. En dépit de son intervention comme toujours véhémente et dra- matisée, récusant toute accusation d’autoritarisme et d’opacité, il ne peut éviter que la motion de censure déposée par la gauche soit votée le 21 mai 1967 par 236 dé- putés, y compris celles de la plupart des centristes, manquant de huit voix à peine la majorité fatale au gouvernement Pompidou. C’est un signal politique fort, venant après la forte remontée de la gauche lors des élections législatives de mars 1967. C’est l’un des signes avant-coureurs de la crise de Mai 68, dont les effets se feront sentir dans la vie parlementaire.

La crise de Mai 68 dans l’hémicycle

Contrairement à une idée reçue, la crise de Mai 68 n’a pas été ignorée par l’hémi- cycle, bien au contraire. On pourrait même dire qu’elle fonctionne comme un cata-

6 Ibid., 2ème session ordinaire de 1963–1964. Compte rendu intégral. 12ème séance. Séance du vendredi 24 avril 1964, pp. 948–952, citation p. 952 ; http://archives.assemblee-nationale.fr/ 2/cri/1963-1964-ordinaire2/012.pdf. 7 Le Monde, 25 avril 1964. 8 Journal officiel de la République Française, Assemblée Nationale. Débats parlementaires. Constitution du 4 octobre 1958, 2ème Législature, 2ème session ordinaire de 1962–1963. Compte rendu intégral. 21ème séance. Séance du mercredi 12 juin 1963, pp. 3317–3318 ; http://archives.assemblee-nationale.fr/2/cri/1962-1963-ordinaire2/021.pdf. 9 Ibid., 3ème Législature, 2ème session ordinaire de 1966–1967. Compte rendu intégral. 21ème séance. 2ème séance du vendredi 19 mai 1967, pp. 1116–1120 ; http://archives. assemblee-nationale.fr/3/cri/1966-1967-ordinaire2/021.pdf. Débats sur une France en crise ? 39 lyseur des tensions politiques, institutionnelles, culturelles et sociologiques qui sont apparues dans les débats parlementaires depuis le milieu des années 1960. S’il est vrai que la première phase étudiante de la révolte semble avoir sous-estimée par le monde parlementaire, comme d’ailleurs par le général de Gaulle lui-même, il n’en est pas moins patent que la crise socio-politique se manifeste au Palais-Bourbon au bout de quelques jours.10 Si la première nuit d’émeutes du 3 mai ne donne lieu à aucun débat majeur, en revanche l’ordre du jour de la séance parlementaire du 8mai est modifié pour laisser place à des questions orales sur la crise en cours, avant que ne soit organisé le lendemain un grand débat de plus de cinq heures. Dès lors, la vie parlementaire se focalise sur les enjeux de la révolte, ce qui nous donne l’occasion pour nous d’inventorier les différentes sensibilités politiques de l’hémicycle. La sensibilité dominante dans la famille parlementaire gaulliste est nettement ré- pressive. Elle est illustrée par le discours prononcé par André Fanton, le 9mai, appe- lant le ministre de l’Education nationale à agir pour rétablir l’ordre dans le monde étudiant. Elle se radicalise dans la séance du 14mai lorsque le député de Nancy René Souchal demande une minute de silence en hommage aux com- battants des deux guerres mondiales, qui ont combattu „les amis de Cohn-Bendit“, après qu’aient été publiées des photos montrant le leader étudiants, à la double natio- nalité franco-allemande, profanant la tombe du soldat inconnu11. Elle reste encore très présente à la fin de la crise, le 29 mai, lorsqu’est votée une adresse au général de Gaulle, cosignée des députés Henri Rey, Raymond Mondon et Jean Royer, ré- clamant une „direction généreuse, ferme et tenace“, afin que le pays soit „remis en ordre“. Pourtant, face à cette sensibilité répressive, apparaît au sein de la famille gaulliste un courant réformateur, certes minoritaire, mais porté par des personnalités poli- tiques de premier plan. C’est le cas notamment de René Capitant, ancien ministre de l’Education Nationale du gouvernement provisoire de la République Française et président de la commission des lois, qui préfère démissionner de son mandat pour nepasvotrelacensurecontrelegouvernementPompidou.C’estaussilecasd’, député du Maine-et-Loire, ministre de l’Agriculture puis de l’Equipement jus- qu’à sa démission en avril 1967, grand commis de l’Etat et gaulliste atypique, et qui bénéficie d’une réputation d’intégrité et de compétence qui font de lui une grande figure du Parlement. Déplorant le 8 mai le conflit des générations révélé par la ré- volte étudiante, il dénonce „les vrais accusés de ce jour : les professeurs, les parents et les politiques qui sont tous incapables transmettre à la jeunesse une vision sus- ceptible de la satisfaire.“12 Le 22 mai, il juge avec une grande sévérité l’incompétence d’un gouvernement dépassé par la crise, et il entend donner un diagnostic sans in- dulgence de la maladie grave dont souffre à ses yeux la société française. Face à une

10 Voir Jean Garrigues/François Audigier (éd.), Mai 68 en débats, Paris 2008 (= Parlement(s). Revue historique, no 9). 11 Journal officiel de la République Française, Assemblée Nationale. Débats parlemen- taires. Constitution du 4 octobre 1958, 3ème Législature, 2ème session ordinaire de 1967– 1968. Compte rendu intégral. 22ème séance. 1ère séance du mardi 14 Mai 1968, p. 1769 ; http://archives.assemblee-nationale.fr/3/cri/1967-1968-ordinaire2/022.pdf. 12 Ibid., 17ème séance. 1ère Séance du mercredi 8 mai 1968, p. 1605 ; http://archives.assemblee- nationale.fr/3/cri/1967-1968-ordinaire2/017.pdf. 40 Jean Garrigues crise profonde du modèle productiviste, renforcée par les archaïsmes français, il es- time que le Premier ministre, en jouant la carte du „pourrissement“, ne répond en aucune façon aux défis de l’avenir13. Ayant décidé de voter la censure, il présente sa démission afin de se représenter en tant qu’opposant auprès de ses électeurs ange- vins. Georges Pompidou lui ayant reproché de „parler au nom du gaullisme contre de Gaulle“, il répondra que „la conscience et la morale l’emportent nécessairement sur les engagements politiques“. Cette rigueur intransigeante lui vaudra d’être battu par le candidat gaulliste lors des élections législatives du mois de juin. Ses analyses rejoignent celles de l’opposition du centre et de la gauche, du moins celles qui s’intéressent aux questions de fond posées par la révolte étudiante. C’est ce que semble manifester l’intervention de François Mitterrand, le 8 mai : „Faites […] l’inventaire des espérances que vous offrez à la jeunesse ! Rien ! 1958–1968 : une société de consommation qui se dévore elle-même.“14 Le 13mai, lors d’une réunion des Jeunesses radicales, salle Pleyel, le député de la Nièvre affirme : „Nous aurions tort de ne pas être révoltés comme ces jeunes“. Le lendemain, il dépose avec Waldeck Rochet, secrétaire général du parti communiste, une motion de censure dénonçant le refus du dialogue, la répression policière, et surtout la „maladie de la société à travers le malaise de l’Université“15. Georges Pompidou ayant fait différer la discussion de cette motion, ce n’est qu’à partir du 21 mai que dix-huit orateurs se succèdent pour débattre. Au-delà de la question étudiante, „c’est en même temps le problème du pouvoir, c’est-à-dire avant tout du système gaulliste“16, qui est posé par Waldeck Rochet et par l’ensemble de l’opposition de gauche. Pierre Cot, ancien ministre du Front populaire et gaulliste de résistance, prononce un discours remarqué, soulignant le „besoin de renouveau“17 qui agite le pays. Mais c’est une fois de plus François Mitterrand, porte- parole de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste, qui porte les coups les plus forts, en se proclamant prêt, dans la séance parlementaire du 22mai, „à récla- mer les responsabilités du pouvoir“. Devant les caméras de l’ORFT en grève, qui re- transmet pour la première fois en direct un débat parlementaire, le chef de l’opposi- tion ne s’attarde pas sur les enjeux de la révolte, même s’il en reconnaît la dimension internationale et la volonté universelle de „participation“. La cible de son discours, c’est le „système“ au pouvoir, englobant à ses yeux le patronat et le pouvoir gaulliste. Il se pose en porte-parole d’une „alternative“ politique fondée sur les grands thèmes socialistes, la nationalisation, la planification, le développement de la recherche, la construction européenne, et il en appelle à de nouveaux accords Matignon, dans la continuité du Front populaire. Sans se laisser démonter par les allusions des dépu-

13 Ibid., 29ème séance. 1ère Séance du mercredi 22 mai 1968, pp. 2033–2035 ; http://archives. assemblee-nationale.fr/3/cri/1967-1968-ordinaire2/029.pdf. 14 Ibid., 17ème séance. 1ère Séance du mercredi 8 mai 1968, p. 1616 ; http://archives.assemblee- nationale.fr/3/cri/1967-1968-ordinaire2/017.pdf. 15 Ibid., 22ème séance. 1ère séance du mardi 14 Mai 1968, p. 1770 ; http://archives.assemblee- nationale.fr/3/cri/1967-1968-ordinaire2/022.pdf. 16 Ibid., 27ème séance. 1ère séance du mardi 21 Mai 1968, p. 1986 ; http://archives.assemblee- nationale.fr/3/cri/1967-1968-ordinaire2/027.pdf. 17 Ibid., 29ème séance. 1ère séance du mercredi 22 Mai 1968, p. 2028 ; http://archives.assemblee- nationale.fr/3/cri/1967-1968-ordinaire2/029.pdf. Débats sur une France en crise ? 41 tés gaullistes à son rôle sous Vichy, il se livre à un véritable réquisitoire contre les ministres les plus exposés du gouvernement Pompidou. Avec une ironie cinglante, il décrit un pouvoir désemparé, sans solution, et suspendu aux décisions du général de Gaulle, c’est-à-dire à la perspective d’une dissolution. Enfin, il relève le gant des élections qui s’annoncent, persuadé qu’elles verront l’union de la gauche l’emporter18. Il ne manquera que onze voix pour que la censure soit votée. On notera cependant que ce positionnement très politique du chef de l’opposi- tion, qui annonce le 28 mai sa candidature à la succession du général de Gaulle, ne fait pas l’unanimité à gauche, loin de là. Le 1er juin, lors du comité exécutif de la FGDS, André Chandernagor reprochera à Mitterrand de s’être „plus intéressé au jeu politique qu’au pays réel“ Il n’est pas le seul à préparer l’après-gaullisme au moment delacrisedemai68.C’estaussilastratégiedeValéryGiscardd’Estaing,ancienmi- nistre de l’Economie et des Finances de Georges Pompidou, et qui intervient dans la séance du 22 mai pour exprimer sa différence envers les gaullistes, apportant une réponsejeunisteàlacriseétudiante,proposantdebousculer„l’ordreancien“etde supprimer le ministère de l’Education nationale en l’intégrant dans un vaste „minis- tère des jeunes“. A ses yeux, „la première réforme qu’il convient d’apporter consiste à changer la manière dont la France est gouvernée.“ S’il ne vote pas la censure propo- sée, c’est, dit-il, pour ne pas „ajouter l’aventure au désordre“19. Mais il se positionne clairement comme le représentant d’une nouvelle voie moderniste au sein de la ma- jorité. Une fois de plus, Georges Pompidou apparaît dans l’hémicycle comme le plus ef- ficace défenseur du régime gaulliste. Dans la séance du 14 mai, il a joué la carte de l’apaisement, vantant les mérites de la participation et saluant „le sens des respon- sabilités“20 de l’UNEF, le principal syndicat estudiantin. Le 22mai, il déjeune seul pour mieux „répéter en lui-même“ son discours de l’après-midi, qu’il sait décisif21. Au-delà d’une réponse à l’opposition, son intervention poursuit des objectifs très di- vers, et il le fait avec une grande habileté. C’est d’abord une analyse des causes du désordre, qui sont minimisées et imputées aux excès de quelques meneurs, dans la plus pure tradition du conservatisme républicain. Il s’agit de rassurer la majorité et l’électorat gaullistes, en affirmant la fermeté gouvernementale face à la menace de l’anarchie. Mais c’est aussi une main tendue au mouvement social, et notamment à la CGT, qui apparaît déjà comme un allié objectif du Premier ministre, dans la perspective du retour à l’ordre social. Cette démarche d’ouverture aboutira le 27mai aux accords de Grenelle, arbitrés par Georges Pompidou lui-même au ministère du Travail, et qui donneront un coup d’arrêt décisif à la dimension sociale de la révolte. C’est par ailleurs une volonté réformatrice clairement affirmée, notamment dans le domaine universitaire, et qui mènera un an plus tard à la loi instaurant la „participation“ dans l’enseignement supérieur. Enfin, et c’est sans doute l’enseignement politique majeur de ce discours, il faut y voir l’émergence d’un projet de société correspondant à ses ambitions person-

18 Ibid., pp. 2031–2033. 19 Ibid., pp. 2048–2050. 20 Ibid., 22ème séance. 1ère séance du mardi 14 Mai 1968, p. 1772 ; http://archives.assemblee- nationale.fr/3/cri/1967-1968-ordinaire2/022.pdf. 21 Jacques Foccart, Journal de l’Elysée. T. 2 : Le général en mai, 1968–1969, Paris 1998, p. 31. 42 Jean Garrigues nelles. S’il s’abrite en permanence sous l’ombre tutélaire du général de Gaulle, s’il se réfère en permanence au soutien de sa majorité parlementaire, ce discours ma- nifeste l’émergence d’un candidat à la succession présidentielle. A la façon dont il fustige l’ancienne société et prône des „réformes profondes“, chacun sent bien que Georges Pompidou veut apparaître comme l’homme du recours22. La formule-clé de ce discours, invoquant son „destin“ politique, provoque non seulement des mur- mures dans l’opposition, mais elle sera à l’origine de bien des commentaires et des conversations. Face à un chef de l’Etat qui apparaît vieilli, usé, dépassé par la révolte de la jeunesse, il s’affirme comme un chef de gouvernement moderne, résolument tourné vers l’avenir. „Tout est suspendu à Pompidou“, note Alain Peyrefitte, alors mi- nistre de l’Education Nationale. „Aucun des ministres ne prend la parole, ni même de décision. Ils ne sont plus que des ombres portées. L’impression est profonde sur le grand public : un grand homme d’Etat a pris les choses en main“23.

Conclusion

A la lumière de ce survol trop rapide de quelques moments clés de la vie parle- mentaire des années gaulliennes, on comprend bien que la crise de Mai 68 n’est pas seulement la traduction d’une crise générationnelle, culturelle et sociétale mais aus- si le catalyseur de tensions et d’oppositions sur le long terme, ainsi que de stratégies politiques à court ou moyen terme. Les débats parlementaires du mois de mai sont très largement le reflet des affrontements qui ont marqué la république gaullienne depuis le coup de force de la révision constitutionnelle de 1962. Ils révèlent au grand jour la stratégie de conquête du pouvoir lancée par François Mitterrand lors de la campagne présidentielle de 1965, et qui consacre l’abandon de sa politique d’oppo- sition systématique au régime présidentialiste instauré par la pratique gaullienne. C’est une stratégie maladroitement menée en mai 1968, dans la précipitation, et sans tenir compte de la voie légaliste choisie par le parti communiste, ainsi que de la dimension extra-politique du mouvement étudiant comme du mouvement social. „Laissons ces connards à leurs discussions“, „Dans ce bâtiment s’entassent des ordu- res“, peut-on lire sur les banderoles d’une manifestation qui longe le Palais-Bourbon, le 7 mai 196824. Il y a un décalage évident entre la nature socio-culturelle de la ré- volte et les calculs politiciens qui se révèlent dans l’hémicycle. „Comme toujours dans les heures dramatiques, le Palais-Bourbon se réduisait au théâtre d’ombres où quelques figurants échafaudaient des combinaisons reposant toutes sur l’élimination de mon gouvernement. L’action était ailleurs“, écrira Georges Pompidou lui-même, déplorant ces jeux politiciens25.

22 Journal officiel de la République Française, Assemblée Nationale. Débats parlementaires. Constitution du 4 octobre 1958, 3ème Législature, 2ème session ordinaire de 1967–1968. Compte rendu intégral. 30ère séance. 2ème séance du mercredi 22 Mai 1968, pp. 2037–2043 ; http://archives.assemblee-nationale.fr/3/cri/1967-1968-ordinaire2/030.pdf. 23 Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, t. 3 : Tout le monde a besoin d’une France qui marche, Paris 2000. 24 Jacques Baynac, Mai retrouvé. Contribution à l’histoire du mouvement révolutionnaire du 3 mai au 16 juin 1968, Paris 1978, p. 59. 25 Georges Pompidou, Pour rétablir une vérité, Paris 1982, p. 182. Débats sur une France en crise ? 43 Mais ce jugement nous semble beaucoup trop sévère, et marqué par l’empreinte d’une conception régalienne du pouvoir. Les débats parlementaires de Mai 68, et des mois qui ont suivi, ne sont pas déconnectés des enjeux sociaux, culturels, éducatifs qui ont été révélés par la révolte étudiante puis par le mouvement ouvrier. Preuve en sont les interventions évoquées plus haut d’Edgar Pisani ou de René Capitant, ainsi que la grande réforme de l’Université initiée par Edgar Faure, devenu ministre de l’Education Nationale dans le gouvernement formé par Maurice Couve de Murville à l’issue des élections du 30 juin 1968, et qui donnera lieu à des débats d’une haute tenue dans les semaines qui suivront26. Preuve en est, a contrario, l’échec des straté- gies politiques à courte vue menées par les uns et les autres, à gauche notamment par François Mitterrand, ou à droite par ceux qui, „même ministres, parlaient de la nécessité de faire appel à Mendès France ou à Edgar Faure“27. Soulignons enfin l’émergence au cours de ces débats parlementaires des années 1960, couronnés par ceux du mois de mai 1968, des trois grandes figures qui vont dominer la vie politique française au cours des deux décennies qui suivront, se suc- cédant à la présidence de la République : Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Es- taing et François Mitterrand. Il n’est pas tout à fait indifférent de noter que ces trois chefs de l’Etat français, certes distingués d’abord dans des fonctions ministérielles, Mitterrand sous la IVème République et les deux autres sous la Vème, ont contribué à écrire quelques-unes des plus belles pages de la vie parlementaire des années gaul- liennes. Rappelons aussi, et pour finir, que Jacques Chaban-Delmas, l’homme qui a voulu tirer toutes les leçons politiques de la crise de Mai 68 en proposant son pro- gramme de Nouvelle Société, a présidé l’Assemblée Nationale pendant toute cette période, de 1958 à 1969. Gardons-nous donc des analyses trop rapides, qui condui- raient à minorer l’influence du Parlement dans la période des années de crise. C’est un champ d’histoire qui reste largement à défricher28.

26 Voir la séance du 24 juillet 1968, France, Assemblée Nationale (éd.), Débats parlementaires, 1968, pp. 2524–2536. 27 Pompidou, Rétablir, p. 188. 28 Jean Garrigues (éd.), Histoire du parlement de 1789 à nos jours, Paris 2007.