Le Goût Du Fruit Défendu Ou De La Lecture De L'albanais Dans L'empire Ottoman Finissant
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Nathalie Clayer* Le goût du fruit défendu ou de la lecture de l'albanais dans l'Empire ottoman finissant Abstract: The Taste of the prohibited Fruit. The reading of Albanian at the end of the Otto- man Empire. From the mid-sixteenth century until the Young Turk Revolution, the production of books in Albanian, which were circulated in the Ottoman Empire, passed through three stages: up until the beginning of the nineteenth century, a few religious books were published for a res- tricted public; the three first quarters of the nineteenth century can be considered as a period of transition during which the "sacred book" gave way to the "national book"; the national book developed during the third stage, between 1878 and 1908. The production and circulation of Albanian books owe a lot to Albanians living abroad and to foreign help (especially from some governments such as the Austro-Hungarian Empire, as well as from the activities of Protestant missionaries). Because of the links between these developments and the building of an Albanian national identity, the diffusion of this literature increased, but with more and more difficulties. There were external reasons for this, such as Ottoman censorship, but also internal causes, above all, the great religious, regional and cultural disparities amongst the Albanian population. Résumé : Du milieu du XVIe siècle à la révolution Jeunes-Turcs, la production de livres en albanais, diffusés dans l'Empire ottoman, passa par trois phases : jusqu'au début du XIXe siècle quelques rares livres religieux furent publiés pour un public restreint; les trois premiers quarts * CNRS, Paris. REMMM 87-88, 225-250 226 / Nathalie Clayer du XIXe siècle peuvent être considérés comme une période de transition, passage du livre "sacré" au livre "national", ce dernier se développe pendant la troisième phase, entre 1878 et 1908. La production et la diffusion de livres albanais doit beaucoup aux colonies albanaises à l'étranger ainsi qu'à l'aide extérieure (spécialement de la part de certains gouvernements comme celui de l'Autriche-Hongrie, et grâce à l'action des missionnaires protestants). Grâce aux liens entre ces développements et la construction d'une identité nationale alba- naise, la diffusion de la littérature s'accrut, mais avec de plus en plus de difficultés. Il y eut des raisons externes à cela (comme la censure ottomane) mais aussi des causes internes (et d'abord, les importantes disparités religieuses, culturelles et régionales au sein de la population albanaise). « Le premier Albanais, dit la légende, cacha un jour son livre dans une tête de chou. Une vache survint et mangea le tout, ce qui fait que les Skyptars n'ont plus de livres » (F. Gibert, 1914, 83). À la fin du XIXe siècle, l'albanais, qui appartient à un rameau isolé des langues indo-européennes, était parlé dans l'Empire ottoman par environ un million et demi à deux millions de locuteurs1 ; il était cependant à peine en train d'accé- der au rang de langue littéraire, et non sans difficultés, comme l'illustre la légende précédemment citée, que l'on pouvait entendre encore au début du XXe siècle. Vivant principalement aux marges de l'Empire dans les terres montagneuses de la frange occidentale de la péninsule Balkanique, les Albanais étaient alors encore partagés entre différentes zones culturelles, divisés en plusieurs groupes reli- gieux, ne possédaient ni langue unifiée, ni alphabet commun. Pourtant un nombre croissant d'imprimés en albanais, livres et périodiques, voyaient le jour et étaient diffusés, généralement à l'insu des autorités ottomanes, qui s'opposaient à ce développement littéraire, synonyme d'éveil national. Par rapport à d'autres groupes ethniques composant la mosaïque ottomane, celui des Albanais constituait un cas relativement complexe en ce qui concerne tant le développement d'une littérature écrite, que l'émancipation nationale. Tout d'abord parce que, contrairement à d'autres minorités, ils ne disposaient pas d'une ancienne culture (ni étatique, ni littéraire). Ensuite, parce que, parti- culièrement touchés, à partir du XVIIe siècle, par le phénomène d'islamisation, ils furent petit à petit divisés en trois groupes confessionnels : celui des musul- mans, qui devint le plus nombreux probablement au cours du XVIIIe siècle et repré- sentait au début du XXe au moins 70 % des Albanais de l'Empire; celui des chrétiens orthodoxes, dont une fraction se retrouva à partir des années 1830 inté- grée au royaume de Grèce; et enfin, celui, moins important, des chrétiens catho- liques, qui formaient moins de 10 % de l'ensemble des Albanais. Ces groupes confessionnels se fondaient respectivement dans les millet musulman, rum et latin. 1. Il est extrêmement difficile de donner un chiffre précis, car il n'existait pas de millet albanais. Les albanophones étaient donc recensés dans les dénombrements soit parmi le millet musulman, s'ils étaient musulmans, soit dans le millet rum s’ils étaient orthodoxes, soit, enfin, dans le millet latin s’ils étaient de confession catholique. Le goût du fruit défendu ou de la lecture de l’albanais… / 227 Ce qui signifie que chacun possédait un système d'éducation particulier, celui du millet auxquels il appartenait, et que chacun était immergé dans une culture différente : la culture turco-islamique, exprimée dans les langues orientales (turc, arabe et persan) ; la culture gréco-orthodoxe, en langue grecque; ou la culture catholico-italienne, en latin et en italien. En réalité, la division religieuse, bien que très importante, n'était pas totale- ment déterminante. Il faut en effet prendre en compte une autre division, à la fois ethnique, sociale, linguistique et culturelle, qui existait entre les Albanais du nord – ou Guègues – et les Albanais du sud – ou Tosques. Chez les premiers, les barrières confessionnelles et culturelles étaient plus nettes (sauf dans le cas de cer- taines tribus des hautes montagnes), et l'analphabétisme quasi général, excepté dans les rares villes comme Shkodër et Prizren, ainsi que chez les religieux catho- liques et musulmans. Chez les seconds, ces barrières se faisaient plus floues et lais- saient une certaine hégémonie à la culture grecque, y compris pour une grande partie des musulmans. Le taux d'analphabétisme, quoique très élevé comme dans l'ensemble de l'Empire ottoman, l'était moins que chez les Guègues. Plu- sieurs facteurs ont pu contribuer à cette divergence de situation chez les Tosques : une structure sociale plus souple, une islamisation plus tardive, ainsi que la dif- fusion d'un islam plus hétérodoxe, celui des Bektachis, qui essaima de façon consi- dérable au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. L'absence d'une littérature ancienne, les disparités culturelles entre groupes confessionnels, mais aussi entre Guègues et Tosques, ainsi qu'un très fort taux d'analphabétisme ont eu nécessairement de lourdes conséquences sur le déve- loppement tardif du livre albanais au cours du XIXe et au début du XXe siècle. Je me propose de retracer ici ce développement, jusqu'à la révolution jeune-turque de 1908, en étudiant à la fois la production, la diffusion et la réception des imprimés albanais dans l'Empire ottoman, ainsi que leurs enjeux2. Du livre sacré au livre "national" On peut distinguer grosso modo trois étapes dans la production d'imprimés en albanais3 : la première débute en 1555, date supposée de la publication du Mis- sel de Gjon Buzuku, premier livre imprimé en albanais, et dure jusqu'au début du XIXe siècle; la seconde couvre les trois premiers quarts du XIXe siècle, la troi- sième étape allant de 1878 à 1908. Jusqu'au début du XIXe siècle, les quelques rares livres imprimés en albanais (une dizaine, dont deux réédités plusieurs fois) avaient été des livres religieux catho- 2. N'oublions pas que des manuscrits et imprimés rédigés en d'autres langues (turc, arabe, per- san, grec, italien, français, etc.) circulaient entre les mains des Albanais sachant lire. Mais là n'est pas mon propos dans cette étude. 3. Je laisse ici de côté la production de manuscrits. 228 / Nathalie Clayer liques – missels, catéchismes, traductions de morceaux de la Bible, dictionnaires, résultats de conciles provinciaux. Ils avaient été édités en Italie, notamment par la Congrégation pour la Propagation de la Foi (De Propaganda Fide) de Rome, à partir de la fondation de celle-ci en 1622. Le but de leurs auteurs avait été de faciliter l'accès à la doctrine chrétienne, en particulier aux prêtres ne maîtrisant pas suffisamment le latin. Quant à leur diffusion, elle avait été très limitée, car circonscrite aux milieux du clergé, et peut-être à quelques-uns des commerçants catholiques du nord de l'Albanie, du Kosovo et de la Macédoine. La seconde période peut être considérée comme une période de transition, entre la phase de production exclusive de livres sacrés et celle de l'apparition des livres "nationaux". Parallèlement à la continuation, à Rome, d'une production de livres religieux pour les catholiques qui s'accéléra à partir des années 1840 (en tout environ un peu plus de vingt titres), cette étape fut marquée par les entre- prises de traduction en langue albanaise faites par la British and Foreign Bible Society de Londres, et par l'émergence d'une littérature "d'inspiration romantique" dans certaines colonies albanaises de la diaspora. Ces deux types de développe- ment vont contribuer à sensibiliser une partie de l'intelligentsia albanaise à la lec- ture et à l'écriture de sa langue maternelle, ainsi qu'à l'existence d'un patrimoine historique et culturel propre. L'initiative de la Bible Society, prise vers 1816, de publier des traductions des Écritures saintes en albanais, donna une impulsion sans précédent, quoique encore très progressive et limitée, à la diffusion du livre et de la lecture dans cet idiome. De fait, les missionnaires protestants, dont l'intention première était de donner accès aux Écritures aux simples fidèles, travaillaient pour une large dif- fusion, ce qui n'était pas le cas des éditeurs de livres pour les catholiques.