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Pierre-Louis VIOLLET

L’HYDRAULIQUE DANS LES CIVILISATIONS ANCIENNES

5 000 ans d’histoire Il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente publication sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20 rue des Grands-Augustins, 75006 Paris, Tél. : 01 44 07 47 70/Fax : 01 46 34 67 19).

© 2004 ISBN 2-85978-397-0 (2e édition revue et corrigée) ISBN 2-85978-335-0 (1re édition) 28, rue des Saints-Pères 75007 Paris Imprimé en France Pour Dominique-Marie, avec qui j’ai partagé ce voyage

Remerciements

Je voudrais remercier les archéologues et spécialistes des civilisa- tions anciennes, les ingénieurs intéressés par l’histoire de l’hydraulique, qui m’ont bien souvent, fait part de résultats inédits. Merci donc à Gilbert Argoud, Frank Braemer, Corinne Debaine-Francfort, Bernard Geyer, Philippe Leveau et, tout particulièrement, à Günther Garbrecht avec qui j’ai entretenu une correspondance suivie, et qui m’a fourni une abondante documentation sur les résultats de ses propres travaux en Égypte, en Pales- tine et en Anatolie, ainsi qu’à Jean-Claude Margueron qui m’a ouvert sa bibliothèque personnelle sur la Mésopotamie et avec qui j’ai entretenu de passionnantes discussions. Felipe Martinez et Cristobal Mateos m’ont gracieusement communiqué plusieurs ouvrages et articles sur les anciens ouvrages hydrauliques en Espagne, et je les en remercie. Merci également au personnel du Centre de documentation contemporaine et historique de l’École nationale des ponts et chaussées, qui a facilité mes recherches dans le fonds ancien. Comme cet ouvrage est une synthèse, il me faut enfin rendre hommage à tous ceux qui, par leurs travaux sur le terrain ou penchés sur des textes anciens, ont amassé la somme de connaissances sans lesquelles ce livre n’aurait pu exister. 7 Préface à la première édition

L’ouvrage que Pierre-Louis Viollet consacre à l’histoire de l’hydrauli- que dans les civilisations anciennes, c’est-à-dire, en fait, aux civilisations de l’Antiquité et du Moyen Âge, est important à plus d’un titre. Il est d’abord le premier où est tentée, avec succès, une synthèse com- plète sur les techniques et les systèmes hydrauliques, depuis la naissance de l’agriculture en Syrie-Palestine jusqu’aux débuts de l’époque moderne, en considérant le monde méditerranéen et le Proche et Moyen-Orient, comme ses devanciers, et, aussi, les mondes indien et chinois. Aucune ten- tative de cette ampleur n’avait encore été faite pour présenter et expliquer de manière concrète, tout en prenant en compte le contexte historique, dans leur diversité et leur évolution, les connaissances et les techniques hydrauliques dans un espace géographique aussi vaste et dans la longue durée de plusieurs millénaires. Un second trait, qui fait l’importance de ce grand livre, est qu’il n’est dû ni à un historien ni à un archéologue, mais à un ingénieur, que ses com- pétences préparaient, mieux que quiconque, à comprendre le fonctionne- ment et l’intérêt d’installations connues seulement par des descriptions peu explicites, des représentations imprécises ou des vestiges très dégradés. De ce seul fait, son apport est déjà décisif. En dépit de leur originalité et de leur qualité, la pertinence des travaux antérieurs était parfois affaiblie par la méconnaissance des principes physiques qui permettent seuls de les comprendre, d’en évaluer la nouveauté et la portée. L’ouvrage abonde de ces analyses qui, sans s’en prévaloir, donnent d’anciennes découvertes des explications et des commentaires, qui tiennent compte aussi bien de la nature des découvertes que de ce qui est techniquement pertinent. Il ne s’agit donc pas seulement, tant s’en faut, d’une compilation ordonnée, dont l’intérêt serait déjà grand, mais d’une véritable synthèse qui reprend l’ap- port des découvertes anciennes, après les avoir enrichies grâce aux compé- tences scientifiques et techniques de l’auteur.

7 Un autre trait, qui confère son importance à cet ouvrage, est que les aménagements hydrauliques sont toujours replacés dans leur contexte historique et intellectuel. Tout en étant consacré à l’évolution diachroni- que des techniques hydrauliques, l’ouvrage de Pierre-Louis Viollet s’af- firme aussi comme un livre d’histoire globale. Or de cette histoire, il pro- pose une périodisation conforme aux divisions traditionnelles, mais en leur donnant un sens nouveau, du fait de l’importance particulière que certaines périodes revêtent quant au nombre et à la portée des innova- tions qui les caractérisent. À cet égard, les changements décisifs sont ceux qui s’affirment après la conquête d’Alexandre, principalement à Alexan- drie, mais aussi dans le reste du monde hellénistique. L’originalité du cha- pitre 5 est de donner un tableau très étendu de ces innovations et inven- tions, et de montrer qu’ils ne font pas que s’inscrire dans le prolongement de la pensée technique de l’âge classique, mais procèdent de l’application des méthodes d’analyse élaborées par les philosophes aux réalisations empiriques des civilisations orientales. Ce constat réduit considérable- ment la portée des thèses qui tenaient ces inventions pour de simples jeux de l’esprit, sans liaison directe avec les réalités, et qui recherchaient, dans des « blocages culturels » ou dans l’esclavage, le principal obstacle à leur développement. L’absence d’application et de développement donnée à l’invention de la « boule de Hiéron », qui fonctionne selon le principe de la machine à vapeur, a sans doute conduit à des conclusions abusives. Les effets des techniques inventées par les Alexandrins ont trouvé de nom- breuses et très importantes applications à l’époque romaine ; à bien des égards, la civilisation impériale romaine est une civilisation de l’eau, dont témoignent les techniques de transport et de distribution ainsi que les ins- tallations thermales. Cet exemple ne constitue qu’un des aspects de la richesse d’un ouvrage qui réussit le tour de force de dresser l’état des connaissances sur les techniques hydrauliques, tout en renouvelant le sujet sur de nombreux points, dont certains revêtent une importance capitale. On peut, légitime- ment, estimer que sa lecture attentive est indispensable pour les spécia- listes de l’histoire des techniques, des économies et de la pensée. Georges TATE Professeur d’histoire ancienne à l’université de Versailles – Saint-Quentin Directeur scientifique adjoint au département des Sciences de l’homme et de la société du CNRS Ancien directeur de l’IFAPO à Damas

8 9 Sommaire

Préface à la première édition ...... 7

Introduction ...... 11

PREMIÈRE PARTIE 4000 ans de développement hydraulique en Orient De l’ère des premiers agriculteurs à celle des conquêtes d’Alexandre le Grand

Chapitre 1. L’hydraulique et la naissance des civilisations ...... 15

Chapitre 2. De la Mésopotamie au littoral syrien : au pays des inventeurs de l’eau ...... 33

Chapitre 3. L’Égypte ancienne et l’Arabie Heureuse, sous l’influence saisonnière des crues ...... 75

Chapitre 4. Les civilisations de la mer Égée : hydraulique urbaine et agricole ...... 107

DEUXIÈME PARTIE Les empires bâtisseurs

Chapitre 5. Mathématiciens et inventeurs à Alexandrie et dans le monde hellénistique ...... 131

Chapitre 6. L’hydraulique dans l’empire romain : agent du développement et symbole de civilisation ...... 159

Chapitre 7. Au-delà de Rome, l’Orient et le monde arabe ...... 229

Chapitre 8. Fleuves, canaux et technologies hydrauliques en Chine ...... 269

Chapitre 9. Les moulins du Moyen Âge ...... 325

Conclusion ...... 351

Table chronologique ...... 359

Unités de mesure ...... 365

Références bibliographiques ...... 367

8 9 11 Introduction

L’eau est la clé de toute civilisation. Ses multiples usages lui donnent une valeur, parfois calculable, souvent objet de pressions diverses et con- tradictoires. L’ère des nouvelles technologies ne nous dispense pas de sa gestion. Au commencement, mon propos était de donner à mes étudiants de l’École nationale des ponts et chaussées une perspective historique avant d’aborder l’art de l’ingénieur et les techniques modernes de modélisation des écoulements. Tentant de remonter dans le passé des rapports entre l’eau et les hommes, il m’est vite apparu à quel point l’horizon de cette recherche est lointain. La richesse de l’enseignement à tirer de ce passé s’est très vite imposée, non seulement dans la description des ouvrages réalisés par nos lointains ancêtres, dans les progrès de leur capacité d’ana- lyse, mais, surtout, dans le rapport entre le développement des techniques et celui des civilisations. Tenter de comprendre le contexte et les circons- tances d’apparition d’une innovation, puis de sa transmission, me semble aussi important que la description de l’innovation elle-même. Cet ouvrage ne prétend pas à être un catalogue universel des réalisa- tions hydrauliques. J’ai cherché à le rendre raisonnablement complet, tout en limitant le champ de l’étude au vaste espace communiquant qui s’étend de l’océan Atlantique à la mer de Chine. En durée, il couvre l’Orient ancien, l’Antiquité, et le monde médiéval : des origines connues de la maî- trise de l’eau au Néolithique, jusqu’au tournant de la Renaissance, où a commencé à se développer la mécanique des fluides moderne. On pour- rait, à juste titre, reprocher à cette étude d’avoir laissé de côté certaines civilisations, le monde précolombien en Amérique par exemple. L’objectif du livre – décrire les ouvrages et procédés anciens et les situer dans le brassage des civilisations de l’Orient et de l’Occident – ne le permettait pas sans nuire à l’unité du livre. Pour apporter au lecteur un peu du parfum des civilisations anti- ques, j’ai multiplié les citations d’auteurs anciens, scribes et chroniqueurs, voyageurs comme Xénophon et Ibn Battûta, historiens comme Hérodote et Sima Qian, géographes ou architectes comme Strabon et Vitruve. Je me suis efforcé d’enrichir le récit de nombreuses cartes, plans et croquis, car rien n’est plus désagréable que d’avoir mention de lieux que l’on ne peut situer. Le livre est divisé en deux parties. La première se limite à la période antérieure au IIIe siècle avant notre ère et à l’espace compris entre la Méso- potamie, l’Égypte et la mer Égée, préludes aux innovations qui ont résulté,

11 à Alexandrie ou en d’autres lieux, de la rencontre de la géométrie grecque et de l’ancien savoir-faire hydraulique de l’Orient. La seconde partie com- mence avec l’hydrostatique d’Archimède et les premiers dispositifs qui utilisent la pression de l’eau. Elle élargit le champ pour décrire les princi- pales réalisations des empires romain, chinois, puis arabe et, enfin, celles du monde médiéval. Cette mise en perspective ne permet pas au livre de suivre toujours l’ordre chronologique ; une table en fin d’ouvrage permet- tra au lecteur d’établir les concordances. Cette seconde édition comporte une bibliographie actualisée, ainsi qu’un certain nombre de compléments et de mises à jour, principalement dans la première partie du livre.

12 13 Première partie

4 000 ANS DE DÉVELOPPEMENT HYDRAULIQUE EN ORIENT

De l’ère des premiers agriculteurs à celle des conquêtes d’Alexandre le Grand

De l’origine des civilisations jusqu’à la conquête de la région par Alexandre le Grand, les vallées du Tigre, de l’Euphrate et du Nil, ainsi que les rivages riverains de la mer Égée, connaissent un développement excep- tionnel. Chaque région correspond à une logique historique différente, ce qui justifie qu’en soient faits des exposés séparés. Mais ces régions ont aussi été reliées entre elles par de nombreux échanges commerciaux, par des aventures militaires, et donc par de nombreux transferts technologi- ques. La période considérée dans cette première partie se termine vers l’époque d’Alexandre le Grand, dont les conquêtes constituent en un sens, pour l’Orient, la fin d’une civilisation. Pour comprendre cette période, il faut garder en mémoire qu’elle recouvre l’âge du bronze, du IVe millénaire à la fin du IIe millénaire, et la transition avec l’âge du fer. Dans certaines zones comme l’Égypte, cette transition s’effectue sans discontinuité, dans d’autres, comme la Grèce, elle est l’occasion de profondes ruptures.

12 13

1. L’HYDRAULIQUE ET LA NAISSANCE DES CIVILISATIONS

De l’irrigation à la protection contre les crues, de l’alimentation en eau à l’assainissement des premières villes, lorsque naissent les premières civilisations, il y a presque toujours la question de l’eau et des ouvrages qui permettent de la conduire ou de la contenir. Il y a aussi celle des routes maritimes et des premières navigations, des canaux et des ports. Cette histoire commence en Orient avec la grande révolution du Néolithique, le pas définitif franchi par l’humanité vers l’économie de production, l’agriculture, et qui rendra possible le développement des premières cités.

Des débuts de l’agriculture au développement de l’irrigation : l’origine des grandes civilisations en Mésopotamie

Il existe au Proche-Orient une zone de collines bien arrosées, appelée le « croissant fertile », entre la Syrie-Palestine et les pieds des monts Taurus et Zagros, où poussent naturellement des céréales sauvages : l’orge, l’engrain, le blé amidonnier. C’est vers 16000 av. J.-C., date à laquelle le climat se réchauffe et devient plus humide, que les conditions deviennent favorables dans cette zone : dans sa partie occidentale tout d’abord où, après un épisode froid et sec survenu entre 10500 et 9000 av. J.-C., le climat se stabilise plus ou moins à ce qu’il est aujourd’hui, sans doute un peu plus humide1, puis dans sa branche orientale, les contreforts du Zagros dans l’actuel Irak, lorsque prend fin, vers 7000 av. J.-C., l’assèchement du golfe Persique. Vers 12500 av. J.-C., dans cette région favorisée du centre et de l’ouest de l’actuel « croissant fertile », la récolte des céréales sauvages sédentarise les chasseurs-cueilleurs. Vers 9500 av. J.-C. ces chasseurs- cueilleurs décident d’agir sur leur mode de subsistance ; ils quittent les collines pour constituer, dans le couloir sédimentaire allant de la vallée du Jourdain à la haute vallée de l’Euphrate, et dans l’oasis de Damas, les premiers foyers de domestication des céréales. C’est l’axe que les préhis-

1. Sanlaville (1996).

15 toriens appellent le « noyau levantin » (figure 1.1)2. Au IXe millénaire, Jéricho est, à proximité d’une source, un gros village de 2 hectares avec probablement quelques centaines d’habitants, ceint d’un mur épais dont la fonction est peut-être, déjà, de protéger le village contre les inonda- tions. Plus tard, vers 8000 ans av. J.-C., ce foyer agricole se déplace vers le nord pour se concentrer sur la Syrie intérieure et le Sud de l’Anatolie : c’est alors l’élevage qui apparaît, ainsi que la grande innovation architecturale qui est la maison rectangulaire (auparavant, les huttes semi-enterrées étaient rondes). La population augmente, et c’est véritablement le moment où cette révolution néolithique commence une longue diffusion qui s’étend

diffusion de l'agriculture : noyau levantin (9000 av. J.-C.) aux alentours de 7000 av. J.-C. Halys ORIENTAL lac de Van

AURUS ZAGROS T Tigre Catal Hüyük

TAURUS Euphrat SYRIE e Jarmo Ugarit Khabur Samarra 0 El K Bouqras 00 7500 now 6 Palmyre SawwanChogai m am Crête Chypre M

Eup MER MÉDITERRANÉE Aswad (oasis de Damas) hrate SUMER Jéricho PALESTINE

(nomades éleveurs vers 7500)

Figure 1.1. De la révolution néolithique en Orient aux premiers canaux d’irrigation : naissance et diffusion de l’agriculture du noyau levantin vers la culture de Samarra et le pays de Sumer, de 9000 à 6000 av. J.-C.

2. Pour une synthèse récente sur la naissance de l’agriculture et la révolution néolithi- que, voir le livre du préhistorien et archéologue Jacques Cauvin Naissance des divi- nités, naissance de l’agriculture, la révolution des symboles au Néolithique, avec une datation mise à jour en 1996. Sur la diffusion néolithique vers l’Occident, le lecteur peut consulter Mohen et Taborin (1998). Sur la protohistoire de l’Orient, voir aussi Margueron et Pfirsch (1996).

16 17 approximativement entre 7500 et 4500 ans av. J.-C.3 Vers l’ouest, cet exode atteint successivement le littoral syrien, puis l’Occident grâce à deux voies parallèles : la Méditerranée et le Danube. Cette diffusion s’effectue aussi vers l’est, et c’est celle qui nous intéresse ici : le courant néolithique atteint les monts Zagros, où les conditions sont maintenant favorables, puisque, depuis 7000 ans av. J.-C. le golfe Persique est en eau, et même plus profond qu’il ne l’est aujourd’hui. Il s’installe aussi dans des niches favorables au sein de l’aride désert syrien : les oasis de la région de Palmyre et d’El-Kowm, et le site de Bouqras, au confluent de l’Euphrate et du Khabur.

La pluie et le ruissellement des eaux naturelles suffisent au début pour apporter l’eau nécessaire à la culture des céréales et des légumes. Puis, à portée de la force de travail d’un cultivateur isolé, voire d’un petit groupe, se développe l’irrigation par petits canaux. Elle permet d’amélio- rer le rendement et de cultiver de nouvelles terres, moins arrosées. Ces tout premiers « travaux hydrauliques » rudimentaires restent difficiles à dater. Lorsque des sédentaires s’installent dans les éconiches évoquées plus haut, comme à Bouqras où, entre 7400 et 6800, on cultive dans la partie inondable de la vallée de l’Euphrate4, ou bien à El-Kowm où, dans la première moitié du Ve millénaire, on tire profit de sources artésiennes, il est possible qu’il y ait déjà une certaine maîtrise de l’eau. C’est d’ailleurs à El Kowm que l’on a retrouvé les plus anciennes traces de canalisations pour l’évacuation de l’eau des maisons (figure 1.4)5. C’est du VIIe millénaire av. J.-C. que sont datées les premières traces certaines d’irrigations, sur la moyenne vallée du Tigre, aux pieds du Zagros, sur les sites de ce que l’on a appelé la civilisation de Samarra : Samarra, Sawwan, Choga Mami. À Choga Mami, on pense avoir retrouvé des traces de canaux, larges de 2 m, qui partent des rivières et suivent

3. Pour expliquer l’exode qui a manifestement accompagné la diffusion néolithique (chaque génération semble avoir migré d’une vingtaine de kilomètres), on a proposé l’explication de la poussée démographique. Selon Jacques Cauvin, cette explication est cependant insuffisante, et il faudrait y voir plutôt un profond changement de menta- lité, l’appel de « nouvelles frontières ». 4. D’après Geyer et Besançon (1997), l’Euphrate est jusqu’au VIIe millénaire en phase de sédimentation, et présente une morphologie « en tresses », ce qui est favorable à une première agriculture saisonnière non irriguée. À partir du VIe millénaire, le fleuve creuse son lit dans ses alluvions, et les terrasses qui se trouvent ainsi formées, une dizaine de mètres au-dessus du lit du fleuve, à l’abri des crues, sont favorables aux établissements permanents ; l’irrigation devient alors nécessaire. 5. Cauvin (1996), p 239. Il y aurait aussi des traces de telles canalisations à Bouqras.

16 17 sur quelques centaines de mètres les lignes de niveau, afin de répartir dans des champs les hautes eaux de printemps6. C’est au VIe millénaire qu’apparaissent les premiers puits. Ce savoir-faire de culture des céréales associée à une petite irrigation se propage, vers le VIe millénaire, jusque dans le delta de l’Euphrate, qui est une zone potentiellement fertile grâce aux limons déposés par le fleuve, mais aride. C’est la culture d’Obeid, qui pourrait être héritière de la culture de Samarra. Dans cette région de plaine alluviale semi-marécageuse, la culture irriguée est certainement facilitée par les multiples bras du delta. C’est là que naît alors ce que nous connaissons comme la toute première des grandes civilisations urbaines.

Irrigation et civilisation urbaine dans le delta de l’Euphrate Le fait générateur de ce développement urbain est probablement d’abord un accroissement important de la population, mesurable par une prolifération des petits villages et bourgs au IVe millénaire. Il est possible que survient alors un certain assèchement du climat. Des villages doivent être abandonnés, grossissant des bourgades qui deviennent des villes. Pour remédier à l’assèchement des bras du fleuve, et pour accroître la surface cultivable, en drainant les zones marécageuses et en irriguant les zones arides, il faut creuser des canaux et établir un système complexe permettant de répartir l’eau ; la nécessaire mise en commun de la main- d’œuvre, la coordination des travaux, donnent naissance à la première civilisation organisée et hiérarchisée, la civilisation sumérienne7. Des études de surface, effectuées par l’archéologue américain Robert Adams dans certaines régions de basse Mésopotamie, ont permis de détecter, pour la période comprise entre 3000 et 2500 av. J.-C., une diminution très importante du nombre des villages, associée à une augmentation du nombre des villes et à une croissance des cités existantes. Car il s’agit bien maintenant de villes : Uruk, l’une des plus grandes et des plus anciennes, est contenue à l’intérieur d’un rempart long de 9,5 km, sur une surface de 550 ha. La reconstitution de l’urbanisation résultante, vers 2500 av. J.-C., dans la région d’Uruk, est tracée sur la figure 2.3, au cha- pitre suivant.

6. Voir par exemple Huot (1994), d’après les prospections réalisées en 1967-1968 par l’archéologue américaine Joan Oates. 7. Voir par exemple l’ouvrage de Georges Roux, La Mésopotamie (1985).

18 19 C’est dans cette civilisation urbaine, vers 3300 av. J.-C., dans cette ville d’Uruk (et peut être aussi à Suse, plus à l’est), que l’on invente pour la première fois l’écriture. L’un des plus anciens textes décrit la création de l’homme, de la végétation, des animaux, des cinq cités initiales (Eridu, Bad Tibira, Larak, Sippar, Shuruppak), puis énonce la nécessité vitale d’entretenir le système hydraulique8 : « Il établit le nettoyage des petits canaux ». Un autre récit mentionne9 : « À ce moment, l’eau vint à manquer à Lagash, il y eut famine à Girsu. Les canaux n’étaient pas creusés, les rigoles d’arrosage n’étaient pas curées, les vastes campagnes n’étaient pas irriguées au chadouf10, l’eau abondante n’était pas utilisée pour arroser les prés et les champs, (car) l’humanité comptait sur l’eau de pluie.[…] Pour creuser les canaux, pour curer les rigoles d’arrosage, pour irriguer au chadouf les vastes campagnes, pour utiliser l’eau abondante afin d’arroser les prés et les champs, (les dieux An et Enlil) mirent à la disposition du peuple la bêche, la houe, le couffin, la

cercle polaire

croissant fertile

mer Egée Jaune e

T Crête igre appa fleuv Euphrate civilisationIndus Egypte Sumer de Har tropique mer Rouge Yangzi

golfe Persique Nil

Equateur

Figure 1.2. Les vallées alluviales, foyers des premières grandes civilisations.

8. Il s’agit de la tablette qui comporte aussi le tout premier récit du Déluge, tablette provenant de la collection de Nippur du University Museum de Philadelphie, dont la traduction a été publiée en 1914 par A. Poebel (Kramer, L’histoire commence à Sumer, chap. 23) 9. Ce récit, appelé Chronique royale de Lagash, est considéré comme légèrement satirique. Il date probablement du milieu du IIe millénaire av. J.-C. Traduction publiée en 1967 par E. Sollberger (Glassner, 1993). 10. Dispositif à balancier permettant d’élever à la force des bras l’eau pour l’arrosage des champs : voir la figure 2.4 au chapitre suivant.

18 19 charrue qui animent la terre. À dater de ce moment (les hommes) mirent toute leur attention à faire pousser l’orge. » (suit une liste des nombreux canaux creusés par les dirigeants de Lagash).

Un troisième texte décrit des temps de disette, causés par un conflit entre les « eaux de la mer primordiale » ayant envahi la terre et les eaux bienfaisantes du Tigre11. Serait-ce une évocation du conflit, commun à toutes les zones de deltas et d’estuaires des fleuves, entre l’eau douce et l’eau de mer salée, stérile pour les cultures et impropre à la consomma- tion ? « Terrible était la famine, on ne produisait rien, aux petites rivières nul ne se lavait les mains, les eaux ne montaient pas haut, les champs n’étaient pas irrigués ; on ne creusait pas les fossés d’irrigation, dans tous les pays il n’y avait aucune végétation ; seules poussaient les mauvaises herbes. »

Le Fleuve : menace ou bienfait ?

Les premières grandes civilisations sont toutes nées dans des vallées alluviales : ce sont en premier lieu le delta de l’Euphrate et du Tigre, puis les vallées du Nil, de l’Indus, et du fleuve Jaune (figure 1.2). Les terres y sont fertiles à condition d’y être irriguées et drainées, ce qui demande la mise en place d’une certaine forme de gestion coordonnée de l’eau. Mais il y a un autre facteur : la proximité du fleuve expose au danger mortel des inondations. La nécessaire protection contre les crues apparaît comme un autre élément fondateur, qui conduit à la mise en commun organisée d’une importante main-d’œuvre, et favorise le rassemblement des populations en des lieux faciles à protéger, ainsi qu’une certaine organisation collective et hiérarchisée.

Le mythe du Déluge, un reflet de la crainte ancestrale des crues et des inondations ? L’Euphrate, bien que moins capricieux que les grands fleuves chinois, est sujet à des changements de cours et à des grandes crues. Le Déluge est un mythe commun à toute la Mésopotamie. Il en existe plusieurs versions. La plus ancienne, écrite en sumérien et découverte à Nippur, est malheureusement très abîmée12. La plus connue, qui inspirera sans doute plus tard le récit de la Genèse dans la Bible, fait partie de L’Épopée

11. Extrait d’un poème appelé « La geste du dieu Ninurta » (Kramer, 1986, chap. 27). 12. Kramer, L’histoire commence à Sumer, chap. 23.

20 21 de Gilgamesh, un récit babylonien écrit dans la première moitié du IIe millénaire av. J.-C. : ce récit situe l’événement dans la cité sumérienne de Shuruppak. En voici un extrait13 : « Lorsque le moment fut venu, le soir, celui qui tient les tempêtes a fait pleuvoir une pluie de malheur. Je regardai le temps : il était sombre et effrayant à voir, alors j’entrai dans le bateau et fermai ma porte. […] Aux premières lueurs de l’aurore, au-dessus de l’horizon lointain, des pro- fondeurs du ciel monte un noir nuage ; à l’intérieur le dieu Adad tonnait, devant lui marchaient ses messagers : les dieux Shoullat et Hanish. Ils avançaient et menaçaient, dans les montagnes et les plaines. Le dieu Nergal arracha les piliers, le dieu Ninourta fit éclater les barrages du ciel, les dieux Anounnaki portaient des flambeaux, de leur lueur la terre s’enflammait ; les tonnerres du dieu Adad atteignaient le haut des cieux et transformaient toute lumière en obscurité. La vaste terre se brisait comme une jarre. Les tempêtes du vent du sud se déchaînèrent tout un jour, elles se déchaînèrent et s’amplifièrent, elles couvraient même les sommets des montagnes et massacraient les gens. […] « Le septième jour, les tempêtes du déluge, qui telle une armée avaient tout massacré sur leur passage, diminuèrent d’intensité ; la mer se calma, le vent s’apaisa, la clameur du déluge se tut. « Je regardai le ciel, le silence régnait ; je vis les hommes redevenus argile, les eaux étales formaient un toit. »

Menés au commencement par le désir de trouver dans le sol de la Mésopotamie des traces des grands événements de la Bible, les archéologues ont recherché des signatures géologiques d’inondations dans les différentes strates des ruines des cités sumériennes. Ces études ont permis de détecter des dépôts d’inondations importantes et de longue durée, mais dans certaines villes seulement, et à des époques différentes : à Ur à une date comprise entre 4000 et 4500 av. J.-C., puis lors d’un autre épisode daté entre 2800 et 2600 ; à Kish à trois reprises entre 2800 et 2600, et à Shuruppak, effectivement, vers 2900 av. J.-C.14 Cette ville très peuplée avant l’événement ne retrouvera plus jamais un rang analogue par la suite. Aucune trace n’a été trouvée dans la ville très ancienne d’Eridu, à proximité d’Ur pourtant (pour situer ces villes, voir la figure 1.3 ou, plus détaillée, la figure 2.1 au chapitre suivant).

13. L’Épopée de Gilgamesh, trad. Abed Azrié. 14. Contenau (1927), tome 3, p. 1507 ; Roux (1985), chap. 7.

20 21 L’Indus et la civilisation de Harappa. La Bactriane et la Margiane, sur les rives de l’Oxus

Quand on évoque la grande civilisation de la vallée de l’Indus, ce n’est pas sans une certaine frustration, car on ne connaît pas son origine, vrai- semblablement au début du IIIe millénaire, et fort mal les raisons de sa fin, un millénaire plus tard. Elle a été révélée par les fouilles archéologiques des deux grands sites des villes jumelles de Harappa et Mohenjo-Daro, et c’est alors, pense-t-on, le pays appelé Meluhha dans les textes sumériens. Les villes de la civilisation de l’Indus sont bâties sur des tertres surélevés au- dessus du niveau des crues, dont les bases sont protégées de l’érosion par des ouvrages en briques. L’un des aspects les plus singuliers de ces villes est, comme nous le verrons un peu plus loin, la densité des points d’eau et l’intégration de l’usage de l’eau dans l’habitat, jusqu’à l’évacuation des eaux usées. L’écriture de la civilisation de l’Indus n’a pas été déchiffrée. Cette civilisation commerce par voie maritime avec Sumer, et les deux cultures présentent un certain nombre de points communs.

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'A DILMUN rab M A ie G A N mer d'Oman rivage actuel mines Oman Lothal de cuivre

Figure 1.3. De Sumer aux sites de la vallée de l’Indus (civilisation de Harappa), et la civilisation de l’Oxus, vers 2500-2200 av. J.-C. L’oasis de Geoksiur est indiquée sur cette carte, en raison de son importance dans l’histoire de l’irrigation, mais son occupation est plus ancienne (Ve et IVe millénaires).

22 23 Il est certain qu’il y a aussi, dès cette époque, des liaisons terrestres entre la civilisation de l’Indus et la Mésopotamie, en passant au nord par la Bactriane et la mer Caspienne, en lien avec le commerce du lapis-lazuli15. Il y a en effet à Shurtughaï dans l’est du bassin de l’Oxus (l’actuel Amou Daria) les restes d’un important établissement de culture harapéenne, où l’on pratique dès le milieu du IIIe millénaire l’irrigation de façon très éten- due, avec des canaux de 25 kilomètres de long (figures 2.20 et 7.2). Et l’on a retrouvé des objets harapéens dans les villes qui fleurissent à la même époque plus à l’ouest, comme Altyn, preuves de ce commerce de longue dis- tance. Faut-il donc voir de l’Indus l’origine de l’agriculture irriguée qui fera, plus tard, la prospérité de l’Asie centrale, alors qu’on la croit traditionnel- lement importée de Mésopotamie ? La réponse n’est pas simple. C’est en effet au VIIe ou au VIe millénaire que la révolution néolithique atteint les régions situées au sud-est de la mer Caspienne, dans la plaine où coulent les rivières Gorgan et Atrek, et aux pieds des monts Kopet Dag (figure 1.3). La culture de Jeitun qui se développe au pied de ces montagnes maîtrise probablement déjà une petite irrigation, même s’il n’y en a pas de preuves formelles. Un peu plus tard, la croissance de la population conduit à de nouvelles implantations vers l’est, et tout d’abord là où la rivière Tedzhen forme un delta ramifié qui se perd dans le désert du Kara Kum, dans l’oasis de Geoksiur. Dans cette oasis, l’irrigation artificielle apparaît au cours du IVe millénaire, et les archéologues russes ont étudié des canaux dérivés à angle droit du cours principal de la Tedzhen, larges de 3 à 5 m et profonds de 0,8 à 1,2 m, ramifiés en aval, qu’ils ont pu suivre sur une distance de 3 km. Il est intéressant de noter d’ailleurs que le plus grand développement de cette irrigation, la première attestée hors de Mésopotamie, coïncide appa- remment avec un regroupement sur un site unique de l’habitat initialement dispersé de l’oasis, comme si la grande irrigation était ici une réponse à un épuisement de la ressource en eau, prélude à l’abandon complet de l’oasis. Les villes de Namagza et Altyn, à proximité, dont les existences ne peuvent se concevoir sans irrigation intensive, en sont certainement héritières. Cette culture et ces techniques, que l’on résume sous le nom de civilisation de l’Oxus, se rencontrent ensuite aux IIIe et IIe millénaires dans toute la région bactrio-margiane, on en trouve même des traces au nord à Sarazm, sur le Zeravchan (la rivière sur laquelle on trouvera plus tard Boukhara et Samarcande)16.

15. Une prospection réalisée en 1977 dans le Nord-Est de l’Afghanistan a permis de retrouver des traces de céramique de la civilisation de l’Indus : voir Lyonnet (1981). 16. Cette vision résulte des découvertes effectuées au cours des dernières décennies par les archéologues russes. Voir Kohl (1984), Masson (1992), Sarianidi (1992).

22 23 En dépit d’un déclin de l’urbanisation en Asie centrale, lorsque les cités de Altyn et Namagza disparaissent aux alentours de 2200 av. J.-C., le destin de la Bactriane et de la Margiane est de rester toujours une terre de civilisations, lieu de passage obligé entre la Mésopotamie et l’Extrême- Orient. Celui des grandes villes de l’Indus, en revanche, est de disparaître définitivement. Après plusieurs siècles d’existence, elles se vident de leurs habitants, pour des raisons qui ne sont pas bien connues. Vers 1750 av. J.- C., Harappa est détruite, Mohenjo Daro est abandonnée.

La vallée du fleuve Jaune et ses crues catastrophiques En Chine, l’agriculture apparaît vers 6000 av. J.-C. sur le cours moyen du fleuve Jaune. Au commencement de la civilisation chinoise, omniprésente est la légende de son héros fondateur, Yu le Grand. Vers 2 000 av. J.-C., Yu aurait été « chargé de diriger le Fleuve ». « Dans les anciens temps, l’empereur Yu approfondit les rivières et sauva l’empire des inondations, apportant soulagement et sécurité aux neuf provinces. »17 En ce temps-là, disent les légendes18, « les eaux débordées s’élevaient jusqu’au ciel ». Kouen, le père de Yu, chargé avant lui de réfréner les eaux, aurait tenté pendant neuf ans de construire des digues. Mais il échoue et il est banni. Yu décide alors de se dévouer au fleuve Jaune, de prendre sur lui les péchés de tous, de s’offrir, comme victime, en sacrifice au Fleuve. Le Fleuve, dit-on, en prend la moitié (Yu devient peut-être hémiplégique, la tradition rapporte qu’il a la moitié du visage desséché et qu’il marche en traînant une jambe). Il utilise une méthode différente de celle de son père, Kouen, qui construisait des digues. Pendant treize ans, sans jamais passer la porte de sa maison (disent les légendes), il creuse des canaux, des défilés, approfondit les rapides. « Il conduisit les Fleuves à la mer, tels des seigneurs qui se rendent à la cour. » La tradition lui attribue des exploits surhumains : creuser le défilé de la porte du dragon (défilé de Longmen : voir la figure 8.2) pour offrir un

17. Citation de l’historien Sima Qian (Se-Ma Tsien), qui vécut vers 100 av. J.-C. (Shi Ji 29), d’après la traduction en anglais de Burton Watson. 18. Le sinologue Marcel Granet a collecté légendes et traditions d’après les anciens écrits chinois. Sur la légende de Yu le Grand, voir ses Danses et légendes de la Chine ancienne publiée pour la première fois en 1926 (pages 244 et 468 dans la réédition de 1994).

24 25 exutoire aux eaux du fleuve Jaune. Yu réussit là où Kouen avait échoué, et devient le fondateur de la première dynastie, la dynastie légendaire des Xia. Dans la Chine ancienne, on sacrifie au fleuve Jaune : des animaux, et même des humains, avant que les disciples de Confucius n’y mettent bon ordre. Durant toute l’histoire de l’hydraulique en Chine, ce combat pour utiliser les fleuves et pour s’en protéger reste une constante. Nous y reviendrons au chapitre 8.

En Égypte, la crue du Nil est une bénédiction L’agriculture se développe en Égypte vers 5000 av. J.-C., sans doute sous l’influence des échanges avec la Mésopotamie et la Syrie. Puis, la nécessité de profiter au mieux de la crue pour la fertilisation et l’irrigation des terres conduit à mettre en commun des moyens humains. Les risques d’inondations sont moindres que sur l’Euphrate et sur le fleuve Jaune, car le Nil est assujetti à un régime de crues annuelles relativement régulier, mais avec des variations qui peuvent faire la différence entre les années grasses ou les années de disette. L’importance de l’utilisation de la crue en Égypte apparaît dans de nombreux textes. Dans le Livre des Morts, au sein d’une longue litanie dans laquelle la personne qui s’embarque pour son dernier voyage proclame sa pureté, on trouve les vers suivants19 : «… Je n’ai pas retenu l’eau au moment de l’inondation Je n’ai pas opposé une digue à une eau courante… » Ou encore, toujours dans le Livre des Morts20 : « Ô Osiris je suis ton fils Horus et je viens pour cultiver tes champs. « Ô Osiris je suis ton fils Horus et je viens afin d’irriguer pour toi tes rivages. « Ô Osiris je suis ton fils Horus et je viens pour labourer tes terres à ton intention. « Ô Osiris je suis ton fils Horus et je viens afin de creuser pour toi des canaux. » On voit encore dans cet hymne au Nil qui date de 1365 av. J.-C. envi- ron, un parallèle, assez émouvant, entre les bienfaits de l’inondation en Égypte et les bienfaits de la pluie dont bénéficient les pays étrangers21 :

19. Voir Nicolas Grimal, Histoire de l’Égypte ancienne (1988), et Claire Lalouette, Textes sacrés et textes profanes de l’ancienne Égypte I (1984). 20. Lalouette (1984), II, chap. 3. 21. Texte sculpté dans une tombe à Amarna, d’après Lalouette (1984), II, chap. 4.

24 25 « Tu crées le Nil dans le monde souterrain de l’au-delà, et tu l’amènes, comme tu le souhaites, pour faire vivre les hommes d’Égypte, de même que tu as fait ceux-ci pour toi. […] Les plus éloignés des pays étrangers, tu les fais vivre aussi, car tu leur donnes un Nil qui descend du ciel (= la pluie). […] Le Nil dans le ciel, il est pour les étrangers, et pour tous les animaux de chaque pays étranger qui marchent sur leurs pieds. Le Nil qui vient du monde souterrain appartient au Pays bien-aimé. »

Figure 1.4. Le dieu « Nil » (Hapy), dieu nourricier vénéré pendant l’inondation (remarquer ses mamelles pendantes), temple de Philae à Assouan (photo de l’auteur).

Bienfaits et calamités

La crue dans une vallée alluviale comporte bien un double visage : elle est toujours une menace lorsqu’elle est plus forte qu’à l’habitude. Bien synchronisée avec le cycle des cultures, elle peut être utilisée pour fertiliser et arroser le sol avant le labour et les semailles. C’est le cas de la crue d’été du Nil, qui survient de juin à août. Le Tigre et l’Euphrate, en revanche, ont des crues de printemps (de mars à juin), qui est l’époque où les céréales parviennent à maturité : il faut donc, au contraire, dans ces régions, moissonner avant que la crue ne risque d’emporter les cultures. Si la crue vient trop tôt, les récoltes des terrains non protégés peuvent être

26 27 perdues. Tout à l’opposé des hymnes au Nil qui célèbrent sa crue, c’est un sentiment d’urgence qui apparaît vers 1800 av. J.-C. dans cette lettre d’un haut fonctionnaire du royaume de Mari, cité située sur le cours moyen de l’Euphrate un peu en aval du site néolithique de Bouqras (voir la carte figure 2.1), appelant à l’aide pour moissonner rapidement alors que sur- vient, trop tôt, l’inondation22 : « Dis à mon Seigneur : ainsi parle Kibri-Dagan, ton serviteur. Je me suis rendu compte que le fleuve était en crue. Elle vient en avance et depuis trois jours, j’ai entrepris de moissonner le grain du palais. Or, le fleuve est en crue. […] Le grain qui existe dans mon district excède mes forces. Si cela a l’agrément de mon Seigneur, il faut que se mettent en route les mobilisables de Dumtan, Zurubban et Hishamta (trois bourgades de la région). […] Il faut que ces gens se mettent en route car l’eau se trouve déjà dans les champs de Zurubban. »

Cette autre lettre du même dignitaire illustre la nécessité de mobili- ser une main-d’œuvre importante pour prévenir les dégâts que pourrait causer une crue23 : « Le Khabur (un affluent de l’Euphrate) a eu sa crue et Yaqqim-Addu m’a envoyé un message pour avoir du secours. Actuellement, j’ai convoqué les habitants de Terqa (la ville dont l’auteur est gouverneur) et les gens de mon district et j’ai couru à l’aide des vannes du Khabur. Que mon Seigneur ne s’inquiète en rien. »

L’eau dans les premières villes

Une autre hydraulique est présente dans les premières cités. Il s’agit de l’évacuation des eaux usées. Bien des civilisations médiévales et modernes traiteront ce problème avec désinvolture, et donneront des villes une impression de saleté. Et pourtant, la préoccupation de l’assai- nissement urbain est très précocement prise en compte dans les premières civilisations de l’Orient. C’est même dès la fin du Néolithique, aux alen- tours de 6500 av. J.-C., à El-Kowm, qu’existent les plus anciennes traces connues de dispositifs permettant d’évacuer l’eau des maisons24 : par des caniveaux enduits de plâtre creusés dans le sol et franchissant les seuils,

22. D’après Jean-Marie Durand (1998), Documents épistolaires du palais de Mari, II, 806. 23. Durand (1998), II, 811. 24. Stordeur (1989) ; Cauvin (1997), chap. 16, p. 239 ; nous avons retenu la datation recalibrée indiquée par Cauvin.

26 27 par des trous à travers les murs et, même, par des canalisations sous le plâtre des sols (figure 1.5).

rigole enduite de plâtre et conduit à travers le mur foyer

seuil

seuils surélevés 2 m

niches

rigoles enduites de plâtre

Figure 1.5. Maison à pièces communicantes à El-Kowm (vers 6500 av. J.-C.), avec des restes de systèmes d’évacuation : les plus anciennes traces connues de canalisation de l’eau ? (adapté d’après Stordeur, 1989).

Mohenjo-Daro, dans la vallée de l’Indus, nous donne un exemple particulièrement marquant de telles réalisations à l’échelle d’une cité. Dans cette ville, les puits, à parois cylindriques et qui descendent à plus de 15 m de profondeur, sont, pense-t-on, au nombre de 700 environ, et souvent intégrés dans les maisons mêmes. Ces dernières sont dotées de salles de bain et souvent de latrines. Les eaux usées (y compris celles qui descendent des pièces du premier étage) sont évacuées par des conduits en terre cuite qui peuvent traverser en oblique l’épaisseur des murs, jusqu’à des caniveaux couverts de dalles, puis des canalisations creusées sous les ruelles et recouvertes de briques, et enfin vers des collecteurs de plus grandes dimensions. Sur ces circuits, des fosses de décantation permettent de prévenir les obstructions. Dans les ruelles situées à l’écart du réseau d’égout, des jarres sans fond font office de puisards25. Nombre des premières villes de Mésopotamie, à la fin du IVe ou au début du IIIe millénaire, sont également pourvues de réseaux d’évacuation des eaux usés ou des eaux pluviales26 : Habuba Kebira, Mari, Eshnunna,

25. D’après Michael Janssen (1988). 26. Margueron (1991), tome II, p. 29.

28 29 puis Ugarit au IIe millénaire (pour situer ces villes, voir les cartes figures 2.1 et 4.1). À Habuba Kebira, qui est un établissement sumérien d’un millier d’habitants fondé vers 3500 av. J.-C. et habité pendant un siècle et demi seulement, des systèmes variés permettent d’évacuer les eaux usées. Les rues, bien entretenues et revêtues d’un agglomérat de graviers, sont équipées de caniveaux en U faits de pièces d’argile de 64 cm de long, ou bien de conduits couverts de dalles de pierre, qui évacuent hors des rem- parts les eaux des maisons et celles des pluies. On a même retrouvé de véritables canalisations faites de manchons d’argile emboîtés27. À Mari, des circuits qui peuvent dépasser la centaine de mètres desservent plu- sieurs installations sanitaires, dans certaines maisons. Mais en Mésopo- tamie la préoccupation de l’assainissement semble se perdre par la suite. C’est en Crète, au IIe millénaire, que nous retrouverons des systèmes élaborés d’évacuation des eaux – et pour la première fois aussi des systè- mes d’adduction d’eau : nous le verrons au chapitre 4.

Premières civilisations maritimes

Pour clore ce panorama des toutes premières réalisations hydrau- liques, il reste à évoquer la question des premières navigations. Elles remontent à la préhistoire. On pense que c’est par la voie maritime que s’effectuent les migrations qui accompagnent la diffusion néolithique vers la Méditerranée occidentale. L’île de Chypre, déjà peuplée au IXe mil- lénaire à partir de Palestine ou du Sud-Est européen, voit l’arrivée de migrations néolithiques vers 7500, avec importation de bovins à partir du continent. La Crète est peuplée vers 6000 av. J.-C. à partir de l’Anatolie. Le Néolithique de Sicile proviendrait de son côté d’une migration par la mer, qui aurait transité par la Grèce, en provenance du Proche-Orient28. Au IVe millénaire, une invention importante vient favoriser le déve- loppement du commerce maritime à longue distance : celle du bateau à voile. La première trace est un modèle de bateau retrouvé dans une tombe à Eridu, l’une des plus anciennes cités sumériennes, située au sud d’Ur, à proximité du golfe Persique (figure 1.6) : ce modèle, daté de la première moitié du IVe millénaire29, comporte en effet un socle pour un mat et des trous de fixation pour des haubans. À la bouche de l’Indus, on a également

27. Vallet (1997). 28. Rachet (1993). 29. De Graeve (1981), chap. 4, F ; Roaf (1991).

28 29 retrouvé deux modèles de bateaux à voile qui datent du IIIe millénaire, et qui sont comparables à celui d’Eridu.

Figure 1.6. Modèle réduit en terre cuite retrouvé à Eridu, l’une des premières cités sumériennes, située sur un bras de l’Euphrate, à proximité du golfe Persique : c’est la plus ancienne trace connue d’utilisation de la voile (remarquer l’emplanture de mât et les trous pour fixer les haubans), première moitié du IVe millénaire. (Croquis d’après photographie30).

Des routes maritimes importantes (figure 1.3) relient en effet très tôt l’Euphrate et la région de Bahreïn (Dilmun des Sumériens), la péninsule d’Oman31 (Magan) et l’Indus (sans doute la région appelée Meluhha). La civilisation de l’Indus fonde un comptoir en direction du golfe Persique, à Suktagen Dor, ainsi qu’un port à l’est, à Lothal. Sur ce site, il y a un grand bassin rectangulaire en briques cuites, dont la destination fait l’objet de débats : réservoir d’eau douce, ou bassin portuaire ? À partir du IIIe millénaire, l’Égypte développe également ses routes maritimes, par la mer Rouge avec le légendaire pays de Punt (à l’est du Soudan), entre le Nil et les ports phéniciens de Byblos, puis de Sidon. La première trace de bateau à voile en Égypte, retrouvée sur un vase

30. Eridu, State Org. of Antiques and Heritage, Bagdad, 1982. 31. Les sites archéologiques du IIIe millénaire de Bahreïn et Oman ont été partiellement explorés (Cleuziou, 1987). On a pu établir que le cuivre utilisé en basse Mésopotamie à cette époque provenait des mines des montagnes d’Oman ; à l’extrémité orientale de la péninsule, on a retrouvé des restes du bitume utilisé pour calfater les bateaux de mer, ainsi que des objets caractéristiques de la civilisation de l’Indus. Les bonnes dattes de Dilmun sont célébrées dans les textes sumériens. Dilmun a de nombreuses sources artésiennes et de luxuriantes palmeraies.

30 31 (figure 1.7), est datée des environs de 3100 av. J.-C.32 ; des grands voiliers de mer sont attestés sur des gravures égyptiennes dès 2400 av. J.-C.33

Figure 1.7. La plus ancienne trace de voilier en Égypte (vers 3100 av. J.-C.), croquis d’après un décor de vase (Casson, 1971). Remarquer la position très en avant du mât.

Figure 1.8. Image d’un navire effilé aux nombreuses rames, d’après l’un des objets appelés « poêles à frire » retrouvés à Syros, dans les Cyclades (vers 2400 av. J.-C.). On remarque la similitude avec le navire de la figure 1.6, notamment l’existence d’une effigie de proue, ici en forme de poisson. (Croquis d’après Casson, 1971).

32. Casson (1971). 33. La chapelle funéraire (mastaba) de la tombe d’Akhethétep, visible au musée du Louvre, et qui date de 2400 av. J.-C., comporte des gravures de grands voiliers à un mât double, ce qui permet de répartir l’effort sur la coque.

30 31 La première civilisation européenne est peut-être celle des Cyclades, dans la mer Égée, dans un âge du bronze où le commerce des métaux remplit une fonction économique importante. Dans l’île de Syros, on a retrouvé des images de navires aux extrémités effilées, gravées sur des objets d’usage inconnu appelés par les archéologues « poêles à frire », datées des environs de 2400 av. J.-C. (figure 1.8). Ces navires aux nom- breuses rames n’ont, semble-t-il, pas de mât ni de voile ; ils présentent une curieuse similitude avec les bateaux à rames peints sur les vases égyptiens de la fin du IVe millénaire. Au début du IIe millénaire, la marine crétoise effectue des navettes entre les sites de la mer Égée, la Syrie (avec le port d’Ugarit), Chypre, Byblos et l’Égypte. Les gravures ou sceaux cré- tois représentent en général des navires avec de nombreuses rames, et un mât unique portant une voile. À partir de 1400 av. J.-C., c’est la marine grecque qui assure, en parallèle à la marine phénicienne, le commerce à longue distance en Méditerranée.

Maintenir ouvertes les communications fluviales et développer de nouvelles liaisons par voie d’eau entre les bassins des différents fleuves constituent une troisième motivation importante, après l’irrigation et la protection contre les crues, pour construire des ouvrages hydrauliques. Nous en verrons dans la suite plusieurs exemples, sur le Nil, entre Nil et la mer Rouge, sur le cours moyen de l’Euphrate, entre le Tigre et l’Euphrate, et entre le fleuve Jaune et le Yangzi – le fameux Grand Canal.

32 2. DE LA MÉSOPOTAMIE AU LITTORAL SYRIEN : AU PAYS DES INVENTEURS DE L’EAU

Théâtre du premier grand développement des techniques d’utilisa- tion de l’eau, le triangle compris entre le delta du Tigre et de l’Euphrate, l’Arménie et le littoral syrien connaît, du IVe millénaire avant notre ère jusqu’à sa conquête par Alexandre le Grand (en 331 av. J.-C.), un dévelop- pement exceptionnel. Ce sont tout d’abord les cités-états sumériennes de basse Mésopota- mie : les principales ont pour nom Uruk et Larsa à l’ouest, Umma, Lagash et Girsu à l’est, le grand port d’Ur au sud, Nippur au nord. Elles ont besoin d’importer des matières premières, du bois et des métaux, de Bahrein (Dilmun), dans le golfe Persique, comme l’atteste ce texte du IIIe millé- naire, altéré par le temps : « Ur Nanshe, le roi de Lagash [...] a creusé le canal […] pour Nanshe a fait entrer l’eau dans le canal […]. Les bateaux de Dilmun, de ce pays lointain, ont amené pour lui du bois. »1 Mais elles commercent aussi avec la haute vallée de l’Euphrate et la Syrie, ce qui se traduit par des villes nouvelles sur l’Euphrate, comme Habuba Kebira au IVe millénaire, puis Mari à partir du IIIe millénaire, et par un essor des villes de Syrie comme Ebla, Alep, Qatna. La première unification politique de tout cet espace, du golfe Persique au littoral syrien, est réalisée par Sargon d’Akkad à partir de la région de Kish, mais elle est difficilement maintenue par ses successeurs (2340 à 2200 av. J.-C.). À l’effondrement de ce premier empire, il y a une nouvelle ère d’autonomie des principautés sumériennes, avec les grands royaumes de Lagash, Ur, puis Larsa et Mari, sous des dynasties d’origine sémitique, et, plus tard, la constitution du premier empire de Babylone, qui recouvre à peu près le domaine des conquêtes de Sargon d’Akkad (1792 à 1594 av. J.-C.). Au milieu du IIe millénaire, c’est une période confuse qui commence au Moyen-Orient : rivalités pour la Syrie-Palestine entre trois grandes puissances, le royaume d’Assyrie, le grand royaume hittite centré sur l’Anatolie et l’Égypte ; et rivalités pour la plaine de basse Mésopotamie entre Assyriens, Babyloniens et Élamites.

1. Tablette de la dynastie de Lagash (2570-2340 av. J.-C.). D’après Sollberger et Kupper (1971), p. 44.

33 La transition de l’âge du bronze à l’âge du fer, vers 1200 av. J.-C., est marquée par de grands mouvements migratoires. Au Proche-Orient, ce sont les Peuples de la mer (peut-être des Égéens chassés eux-mêmes de chez eux par de nouveaux venus) qui réduisent en cendres presque toutes les villes proches du littoral et qui mettent fin à l’empire des Hittites. Seule l’Égypte au faîte de sa puissance parvient à les repousser. C’est par l’arrivée des Araméens, venus d’Arabie, qui fondent, vers 1100 av. J.-C. un royaume centré sur Damas, que culmine cette période troublée. Un peu plus tard encore, vers 1000 av. J.-C., David prend Jérusalem aux Cana- néens.

N lac de Van Mer 200 km Caspienne barrages et lac Rusa (720 avav. JC J.-C.)) Tushpa

Alimentation en eau (800 avav. JC J.-C.))

lac Urmiah Mo Za nts du b Karkemish su p Shubat Enlil barrage de érieu Bavian Za r gr h h Alimentation en eau os li Habuba li de Ninive (700 avav. JC J.-C.)) Ninive Ba Kebira Ba seuil du irrigation de la plaine MEDIMÉDIE Khanouqa de Kahlu (860 avav. JC J.-C.)) Kahlu eur ASSYRIE inférieu Tuttul ab Z Mo Ecbatane Ebla à 100 km envv. Khabur Assur nts du canal de Terqa navigation Za (2800 avav. JC?) J.-C.?) Ti gro gr s e

système d'irrigation Mari la ya (2800 avav. JC J.-C.)) Di Choga Mami Eshnunna Euphrate Steppe syro- mésopotamienne Opis Sippar Kish Ke ELAÉLAMM rk Babylone ha AKKAD Nippur Dur Cours de l'Euphrate et du Tigre : Suse Untash Isin SUMER supposés vers 2500-1500 av.av JC J.-C. actuels Shuruppak Girsu canal et Umma Lagash réservoir canaux (1260 av. J.-C.) Cités antiques Désert Larsa Uruk d'Arabie Ur SUMER : nom de région ou de peuple antique Eridu maramarais is barragebarrage rivage vers -3000? altitude supérieure à 200 m Golfe Persique altitude supérieure à 500 m rivage actuel

Figure 2.1. Principaux sites de la Mésopotamie ancienne ; essai de localisation des plus grands ouvrages hydrauliques.

34 35 Sur les ruines de cette période se construisent, au Ier millénaire, les grands empires d’Assyrie, puis de la Perse des Achéménides. La plus grande époque de l’empire assyrien se situe entre 890 et 606 av. J.-C., dans un équilibre délicat avec la puissance rivale d’Urartu au nord (Arménie), les révoltes de Babylone et la montée de la force des Mèdes à l’est. L’Assyrie étend même sa domination sur l’Égypte, mais pour un temps seulement. À la chute de l’empire assyrien, Babylone revient pour une seconde fois sur le devant de la scène politique en Mésopotamie, pour une courte période (604 à 539 av. J.-C.), jusqu’à la conquête de l’en- semble de la région, y compris la Syrie-Palestine, l’Anatolie et l’Égypte, et même la Bactriane, par le perse Cyrus le Grand, et par Cambyse, son successeur. Toute cette région est un milieu ouvert. Si les civilisations s’y succèdent, toutes dépendent du bon fonctionnement des systèmes d’irrigation qu’elles héritent de leurs prédécesseurs. Les technologies hydrauliques, les premiers grands canaux, les premiers barrages se transmettent et diffusent. Il faut en premier lieu examiner la grande plaine alluviale de basse Mésopotamie, le vieux pays de Sumer et d’Akkad.

Figure 2.2. La vallée de l’Euphrate et la plaine irriguée, en amont de Mari. Vue vers l’aval à partir de la falaise de Doura-Europos (photo de l’auteur).

34 35 La plaine de basse Mésopotamie : irrigation, navigation et ingénierie fluviale depuis les cités-États sumériennes jusqu’à l’empire perse

La pratique de l’irrigation en basse Mésopotamie Les études de terrain, comme celles de l’archéologue américain Robert Mc Adams (figure 2.3) montrent que l’urbanisation au IIIe millénaire s’organise le long de voies d’eau dont on ne saurait dire si ce sont des bras du fleuve ou des voies artificielles. Cependant, il est probable qu’à l’époque des cités-états indépendantes le système des canaux secondaires d’irrigation reste essentiellement local, organisé à l’image du terroir qui entoure chaque cité : un anneau de jardins, un anneau de cultures céréalières irriguées. Les frontières entre cités sont matérialisées par des canaux. Bien sûr, dans les régions frontalières, la répartition de l’eau peut être cause de conflits. Il y a par exemple, vers 2460-2400 av. J.-C., un long contentieux entre les cités-états voisines de Lagash et Umma ; à des terres concédées (la plaine de Gu-edinna, à la limite des deux principautés) doit correspondre un tribut en grains, et lorsque ce tribut n’est pas versé, on coupe l’eau d’irrigation ; il faut alors en venir aux mains, à plusieurs reprises, sous Eannatum roi de Lagash, puis sous le règne de son neveu Entemena : « Eannatum, l’ensi (= prince) de Lagash, oncle d’Entemena, ensi de Lagash, délimita derechef la frontière d’accord avec Enakalli, l’ensi d’Umma : il en fit passer le fossé du canal d’Idnum à la plaine de Gu-edinna ; le long de ce fossé, il plaça plusieurs stèles inscrites. […] Eannatum leva un impôt sur les Ummaïtes (en compensation de terres à eux concédées). Comme cet orge n’avait pas été versé, que Ur-Lumma, l’ensi d’Umma avait privé d’eau le fossé-frontière de Ningirsu, et le fossé-frontière de Nanshe, […], Eannatum combattit contre lui dans le champ de Ugigga (… et il battit les Ummaïtes). À ce moment, Il, grand prêtre de Zabalam (ville dépendant d’Umma), […] s’arrogea le titre d’ensi (= prince) d’Umma, priva d’eau le fossé-frontière de Ningirsu, le fossé-frontière de Nanshe, […] le morceau de terre arable faisant partie des terres de Girsu (ville dépendant de Lagash) qui s’étend vers le Tigre. […] Entemena, l’ensi de Lagash, […] creusa donc ce fossé-frontière, depuis le Tigre jusqu’au canal d’Idnum, conformément à la prescription d’Enlil (l’un des principaux dieux de Sumer). »2

2. Kramer (1986), chap. 6. Pour commémorer sa victoire sur Umma, Eannatum fait graver la fameuse « stèle des vautours », visible au musée du Louvre.

36 37 N grande ville Tigre (cours actuel) ville de plus de 20 ha Euphrate bourgs de 10 à 20 ha

bras venant de Kish bourgs de 4 à 10 ha ancien Tigre villages : 0,1 à 4 ha

Nippur "Purattum

" ? ? bras venant Adab (Bismaya) de Babylone ? E uphrate ? Isin ? Dubrum (Jidr) Shuruppak

Zabalam (Ibzeh)

(cou

r s

canalisé) Umma b a Girsu "Iturungal" vers Lagash?

Bad Tibira Uruk Larsa canal aménagé Euphrate (550 ha) par les rois d'Ur (2100-2000) (cours actuel ) vers Ur Figure 2.3. Urbanisation et réseau hydrographique reconstitué entre Nippur et Uruk, vers 2500-2000 av. J.-C. Cette carte repose sur les relevés de surface de l’archéologue américain Robert Mc Adams. Le réseau hydrographique est reconstitué à partir de levées et méandres fossiles (non datés !), et de l’alignement des sites. C’est dans la deuxième moitié du IIIe millénaire (fin des anciennes dynasties sumériennes et empire d’Akkad) que le cours des fleuves se stabilise, sans doute sous l’action de canalisations artificielles. Le bras de l’Euphrate entre Shuruppak et Uruk, en particulier, apparaît dès cette époque comme remarquablement linéaire et régulier. Dans la région d’Umma, le cours principal bascule probablement de (a) à (b) aux alentours de 2 4003. La grande boucle qui coule vers le S.-O. et qui alimente Bad Tibira et Larsa a, sans doute, été creusée par les rois d’Ur (2100-2000).

3. L’ancien réseau hydrographique entre Uruk, Larsa et Umma a été analysé par Hans Nissen (Mc Adams et Nissen, 1972). Sur la confluence du Tigre et de l’Euphrate, voir Gashe, Tannet, Cole, Verhoeven (2002).

36 37 Plus tard, le système des grands canaux s’organise de manière coor- donnée à plus grande échelle. Vers 1800 av. J.-C., le grand roi de Babylone Hammurabi qui vient d’unifier le pays fait graver un code4, un ensemble d’édits, éléments de code civil et de code pénal. Le prologue de ce code rap- pelle que le souverain, dans la 33e année, a fait creuser (ou plutôt remettre en état) un canal appelé « Hammurabi est la richesse du peuple » destiné à alimenter les cités sumériennes de Nippur, Eridu, Ur, Larsa, Uruk et Isin. Ce qui suggère que le bras de l’Euphrate qui coule entre Nippur et Uruk (figure 2.3) est maintenant canalisé : « (Je suis) le seigneur qui fait vivre la ville d’Uruk, celui qui assigne à ses gens les eaux de l’opulence… »

C’est ce que témoigne aussi la proclamation de la 33e année du règne : « Hammurabi a creusé le canal “Hammurabiest la richesse du peuple”, le canal dont les dieux An et Enlil prennent soin, et a ainsi apporté aux cités de Nippur, Eridu, Ur, Larsa, Uruk et Isin l’eau nécessaire à leur prospé- rité ; par cet acte, il a rendu possible que les gens du pays de Sumer et d’Akkad, dispersés par la guerre, reviennent sur leurs terres. » Le Code de Hammurabi contient des édits qui réglementent l’usage du système d’irrigation. Il oblige les riverains à entretenir les digues qui protègent contre l’érosion les terrains fertiles situés à proximité des voies d’eau, et fixe des compensations en cas de fausses manœuvres : « Si quelqu’un a été paresseux pour renforcer la digue de son terrain et s’il n’a pas renforcé sa digue et si dans sa digue une brèche s’est ouverte et si de ce fait il a laissé les eaux emporter la terre à limon, l’homme dans la digue duquel une brèche s’est ouverte compensera l’orge qu’il a fait perdre. « Si un homme a libéré les eaux et s’il a laissé les eaux emporter les tra- vaux du terrain de son voisin, il mesurera 10 gur d’orge par bur. » Pour utiliser à grande échelle l’irrigation gravitaire pour la culture céréalière, il faut que les champs soient en contrebas par rapport au fleuve, dont le lit est creusé dans les levées naturelles qui résultent du dépôt progressif des alluvions, ou bien qu’un canal aménagé en remblai sur la plaine vienne amener l’eau au-dessus des champs. Les textes mettent effectivement en évidence l’existence de toute une structure hiérarchisée

4. Le Code de Hammurabi est gravé sur une stèle conservée au musée du Louvre. Les extraits cités ici (II-40 dans le prologue, et lois n° 53 et 56), sont tirés de l’édition de Finet (1996). La citation de la proclamation de l’an 33 du règne est d’après Renger (1990).

38 39 de canaux. Les bras du fleuve ou les grands canaux navigables, sans dis- tinction, sont appelés id en sumérien, ou naru en akkadien. Sur ces narus, des dispositifs de prise donnent naissance à des canaux secondaires, qui alimentent eux-mêmes des sortes de réservoirs rectangulaires, appelés nag-kud en sumérien ou natbaktu en akkadien, et dont les dimensions varient entre 12 et 72 m pour la longueur, 1 à 12 m en largeur. Ces natbak- tus sont édifiés sur la plaine grâce à des murs en terre renforcée d’herbe ou de broussailles, hauts de 1 à 5 m. Apparemment munis de vannes, ils servent sans doute à stocker un peu d’eau, mais surtout à la répartir vers les rigoles élevées au sommet de petits murs en terre qui vont distribuer l’eau dans les champs5. Les manœuvres du système d’irrigation consistent alors à inonder de façon contrôlée le champ que l’on veut cultiver. L’eau y séjourne quelque temps, elle est ensuite évacuée, et la terre plane et humide est prête pour le labour et les semailles. Lorsque les jeunes pous- ses ont germé, il faut inonder à nouveau le champ, puis deux fois encore au cours de la croissance de l’orge, pour améliorer le rendement agricole. Cette irrigation gravitaire est pratiquée dès l’origine, comme le montre un recueil de conseils prodigués par un cultivateur sumérien à son fils : « Quand tu seras sur le point de cultiver ton champ, prends soin d’ouvrir les canaux d’irrigation de telle sorte que l’eau ne monte pas trop haut dans le champ. Quand tu l’auras vidé de son eau, veille sur la terre humide du champ, afin qu’elle reste plane… »6 Nous avons quelques témoins extérieurs directs, encore qu’un peu tardifs, de tous ces travaux d’irrigation, ce sont les voyageurs grecs. C’est peut-être pour comprendre l’origine des guerres que Hérodote d’Halicarnasse, un citoyen grec de l’empire perse, parcourt le monde connu au lendemain des guerres médiques qui ont vu les Perses incendier Athènes. Vers 460 av. J.-C., il visite l’Égypte et la Mésopotamie ; voici ce qu’il écrit sur l’irrigation pratiquée dans la région de Babylone : « Les pluies sont rares en Assyrie (il s’agit en fait de la Babylonie), et leur eau nourrit tout juste les jeunes pousses du blé ; il faut irriguer les champs avec l’eau du fleuve pour que les céréales croissent et donnent une récolte, et si, en Égypte, le Nil se répand de lui-même dans les campagnes, il n’en est pas de même ici où l’arrosage se fait à la main ou à l’aide de machines. »7

5. Voir Steinkeller (1988) pour la description des nag-kuds d’après les textes sumériens, ainsi que Van Soldt (1988) pour l’équivalent natbaktu à une époque plus tardive. Le concept semble pérenne sur plus de mille ans. 6. D’après un texte sumérien appelé « l’almanach du fermier » (Kramer, 1986). 7. L’Enquête, livre I, 193. Adapté à partir des trad. de A. Barguet et J. Lacarrière.

38 39 Figure 2.4. Le seau à balancier ou chadouf : – en haut, reproduction d’un bas-relief du palais de Sennacherib à Ninive, Moussly, 1951 ; – ci-contre, illustration de 1885 (Poillon, fonds ancien ENPC).

Ce texte illustre une deuxième méthode d’irrigation, qui est d’éle- ver l’eau jusqu’aux cultures que l’on veut arroser. Elle est probablement réservée à la petite culture maraîchère. La « machine » la plus utilisée à cette époque est le chadouf : il s’agit d’une perche à balancier munie d’un contrepoids (figure 2.4), dont l’usage est connu en Mésopotamie au IIIe millénaire, et se transmet en Égypte sans doute au début du IIe mil- lénaire8. Ce système n’utilise que l’énergie musculaire, mais il est simple, efficace, et facile à entretenir ; il fera durablement partie des techniques traditionnelles du Proche-Orient. Un autre « voyageur », un peu moins pacifique, est Xénophon, un ancien élève de Socrate qui participe, vers 400 av. J.-C., à l’aventure d’une armée de mercenaires grecs, les Dix Mille, embauchée pour soutenir la

8. D’après Margueron et Pfirsch (1996), chap. 7.

40 41 révolte d’un prince au sein de la famille royale achéménide. Après la mort de ce prince et des généraux de l’armée, c’est lui qui est amené à conduire la difficile retraite. Entre l’Euphrate et le Tigre, un peu au nord de Baby- lone, il traverse de nombreux canaux : «… (ils) traversèrent deux canaux, l’un sur un pont à demeure, l’autre sur un pont formé de sept bateaux. Ces canaux dérivaient du Tigre et alimen- taient des fossés creusés pour irriguer la campagne ; les premiers de ces fossés se subdivisaient en fossés plus petits, et à la fin ce n’était plus que des petites rigoles… »9 Les principes de l’irrigation en basse Mésopotamie seront poursui- vis au-delà de la fin de l’empire perse achéménide. Dans la partie la plus basse de la plaine, où le sol argileux est issu des limons déposés par les deux fleuves, ce sont des travaux sans fin qui resteront toujours nécessai- res pour maintenir le réseau en état. Bien plus tard encore, aux alentours du début de notre ère, le géographe gréco-romain Strabon écrira : « C’est là l’origine de ces canaux ; mais il faut beaucoup de travail pour les entretenir, car la terre est si épaisse, meuble et molle qu’elle est faci- lement emportée par le courant, la plaine est dénudée, et les canaux faci- lement envasés, leurs embouchures colmatées par le limon ; il en résulte alors que le trop-plein des eaux, qui se répand dans la plaine près de la mer, forme des lacs et des marais. […] Et il y a aussi un travail à effectuer pour fermer les canaux rapidement, et pour empêcher toute l’eau de s’en aller. Car lorsqu’ils s’assèchent en été, ils assèchent aussi le fleuve ; et quand le (niveau du) fleuve est trop bas, il ne peut alimenter en eau les vannes au moment où on en a besoin, puisque c’est en été que l’on a le plus besoin d’eau, quand le pays est brûlant et torride. Que les pousses soient noyées par une trop grande abondance d’eau ou détruites par soif d’eau, il n’y a guère de différence. »10 Nous le verrons au chapitre 7, cet équilibre délicat se terminera mal, mais pas avant de nombreux siècles encore. On construira même un grand canal parallèle au Tigre (le nahr Awan), en rive gauche, partant d’un point situé 24 km en amont de Samarra (une centaine de kilomètres en amont de l’actuelle Bagdad), et se terminant une centaine de kilomètres au sud-est de Bagdad, collectant au passage les eaux de la Diyala. Il sera achevé au VIe siè- cle après J.-C. sous le règne du souverain sassanide Khusraw I11.

9. L’Anabase, livre II, chapitre IV, 13, trad. P. Chambry. 10. Strabon, Géographie, 16, 9 et 10. Traduit de l’anglais par l’auteur. Il semble maintenant établi, en revanche, que, contrairement à certaines légendes, il n’y a pas de véritable barrage construit sur le Tigre avant l’époque de l’empire perse. 11. Voir Schnitter (1994).

40 41 La navigation entre le Tigre et l’Euphrate

Grande est l’importance des voies navigables pour l’économie de la Mésopotamie. Le Code de Hammurabi, dont nous avons déjà cité quelques extraits, comprend des lois qui réglementent la navigation sur les fleuves et canaux. Il fixe les compensations dues en cas de naufrages ou d’avaries, et établit des règles de priorité12 : « Si un bateau remontant a heurté et fait s’échouer un bateau avalant, le propriétaire dont le bateau s’est échoué déclarera officiellement en pré- sence du dieu chaque chose qui a été perdue dans son bateau, et le batelier du bateau remontant qui a fait s’échouer l’avalant lui compensera son bateau et chaque chose qu’il a perdue. » Plusieurs canaux fonctionnent par écoulement gravitaire du Tigre vers l’Euphrate, sans doute héritiers de l’ancienne confluence existant depuis le IIIe millénaire au niveau de Sippar (voir la figure 2.1). Ils n’ont pas échappé au regard de nos observateurs grecs, Hérodote en particulier, avec cet extrait qui est la suite du texte cité plus haut sur l’irrigation : « La Babylonie est tout entière, comme l’Égypte, sillonnée de canaux ; le plus grand est navigable, orienté en direction du lever de soleil d’hiver, et joint l’Euphrate au Tigre, le fleuve sur lequel Ninive était située ». Selon Xénophon, ces grands canaux sont au nombre de quatre, d’un gabarit tout à fait respectable : « Là sont les canaux dérivés du Tigre. Il y en a quatre ; ils sont larges d’un phèthre (30 m environ) et très profonds, et portent des bateaux chargés de blé ; ils se jettent dans l’Euphrate et sont écartés l’un de l’autre d’une parasange (5,5 km environ) ; on les passe sur des ponts ». 13 Sous la domination assyrienne, ces canaux remplissent aussi une fonction stratégique. La capitale assyrienne Ninive est en effet située sur le Tigre. Ce fleuve, à cette époque, se perd dans des marais et n’est pas navigable jusqu’à son embouchure ; les canaux entre Tigre et Euphrate permettent donc aux navires de rejoindre le golfe Persique depuis Ninive. C’est ainsi que, vers 700 av. J.-C., une flotte construite à Ninive pour le roi assyrien Sennacherib, descend le Tigre jusqu’à Opis ; elle est alors transfé- rée sur l’Euphrate en vue d’une opération militaire dans le golfe Persique. C’est le même Sennacherib, exaspéré par les nombreuses révoltes contre le pouvoir assyrien, qui détruit Babylone en 689 av. J.-C. par le feu, mais aussi par l’eau : il utilise pour cela le bras de l’Euphrate qui descend de Sippar (l’Arahtum) pour inonder la ville.

12. « Loi n° 70 », d’après l’édition d’André Finet. 13. L’Anabase, livre I, chapitre VII, 14, trad. P. Chambry.

42 43 Mais plus tard, à l’époque des Perses achéménides, c’est tout au contraire du golfe Persique que l’on redoute des invasions. Les Perses ne sont pas des marins, ils décident d’empêcher la navigation sur le Tigre et sur l’Euphrate en construisant des seuils : ils gèlent la circulation sur les deux grandes artères du pays. Quand il sera maître du pays, Alexandre le Grand fera un geste libérateur en détruisant ces seuils14.

Génie fluvial et protection contre les crues Les travaux hydrauliques ne concernent pas seulement le creuse- ment de canaux, mais également la restauration ou les travaux de conser- vation des cours des fleuves. À l’époque de la domination de Larsa sur la basse Mésopotamie (de 1938 à 1763 av. J.-C.), il est devenu nécessaire de remettre de l’ordre dans le système fluvial. Le roi Sin-Iddinam rétablit le cours du Tigre, vers 1845 av. J.-C., avec une main-d’œuvre salariée : « Lorsqu’An, Enlil, Nanna et Utu (dieux sumériens) m’eurent donné en partage un bon règne de justice et des jours très longs, […] pour procurer de l’eau douce aux villes de mon pays, […] je priai avec ferveur An et Enlil. Ils exaucèrent mes ferventes supplications et, par leurs ordres qui sont inaltérables, me donnèrent mission de creuser le Tigre, de le restaurer (dans son état antérieur) et d’attacher mon nom à des jours de longue vie. Alors […] je creusai grandement le Tigre, le fleuve d’abondance d’Utu. Je surélevai le sommet du talus, de l’ancien remblai ; […] je transformai le Tigre en une eau coulant librement ; j’établis à Larsa, dans mon pays, une eau éternelle, une abondance qui ne cesse point. Quand je creusai le Tigre, le grand fleuve, le salaire de chaque ouvrier fut de 3 ban (?) d’orge, 2 sila de pain, 4 sila de bière et 2 sicles d’huile : c’est autant qu’ils reçurent par jour ; nul ne reçut un salaire inférieur ni un salaire supérieur. Par la force de mon pays, je menai ces travaux à bien. Par les rênes et les décrets des grands dieux, je restaurai le Tigre, le vaste fleuve, et j’affirmai mon nom jusque dans le plus lointain avenir. »15

C’est l’ensemble des rois de Larsa, en particulier Rim Sim, le dernier roi, qui recreuse et rétablit les fleuves, de Lagash et Larsa jusqu’à la mer, y compris la grande boucle (représentée figure 2.3) qui alimente Larsa, et qui avait été creusée plus tôt par les rois d’Ur. Les crues du Tigre et de l’Euphrate, mal synchronisées avec le cycle des céréales, sont surtout des menaces davantage que des bienfaits. Nous savons que des digues ou levées permettent de protéger les cités et les

14. Voir Strabon, 16, 10. 15. D’après Sollberger et Kupper, Inscriptions royales sumériennes et akkadiennes (1971). Sur les travaux des rois de Larsa, voir Renger (1990) et Charpin (2002).

42 43 cultures contre les crues, et de stabiliser autant que possible le cours des fleuves. À Babylone, de très grands travaux sont accomplis dans ce but. Hérodote16 attribue ces travaux à deux reines : « La première régna cinq générations avant la seconde et s’appelait Sémi- ramis. C’est elle qui fit élever dans la plaine des digues qui sont des ouvra- ges vraiment remarquables ; auparavant, le fleuve (l’Euphrate) inondait régulièrement toute la plaine. » Sémiramis est pour les Grecs une véritable légende. Selon Georges Roux, Sémiramis est peut-être Sammuramat, reine assyrienne qui assure la régence vers 800 av. J.-C. Tous les travaux mentionnés ici (et surtout les travaux qui vont être décrits ci-après) peuvent aussi, selon Georges Roux et Jacques Lacarrière, être attribués à la reine Naqia, la veuve de Sennacherib. C’est en effet onze ans après la destruction de Babylone par ce roi, destruction qui a été considérée à l’époque comme une sorte de sacrilège, que le fils de Sennacherib entreprend de reconstruire la ville (nous sommes donc en 678 av. J.-C.). Mais le plus étonnant reste à venir ; redonnons la parole à Hérodote : « La deuxième s’appelait Nitocris. […]. Tout d’abord elle fit modifier le cours de l’Euphrate : ce fleuve qui traverse Babylone et qui, auparavant, coulait tout droit fut, par des canaux creusés en amont de la ville, rendu sinueux au point qu’il traverse à trois reprises l’un des bourgs […]. Après ce travail, elle fit élever de chaque côté du fleuve une digue vraiment remarquable par sa largeur et sa hauteur. Puis elle fit creuser, très en amont de Babylone, un lac artificiel, à peu de distance du fleuve ; elle lui fit donner une profondeur suffisante pour atteindre la nappe d’eau, et quatre cent vingt stades (74 km) de pourtour. [...] Par ces deux travaux, les méandres artificiels de l’Euphrate et le lac recueillant les eaux d’une région marécageuse, elle voulait à la fois briser le courant du fleuve et le ralentir, et rendre plus longue la descente par eau sur Babylone, grâce aux multiples détours du fleuve et à l’obligation en fin de voyage de contour- ner ce vaste réservoir. […] Pendant que l’on creusait le lac artificiel, elle profita de ce travail pour élever un autre des monuments de son règne : elle fit tailler d‘énormes blocs de pierre ; ceux-ci prêts et l’emplacement du lac creusé, elle fit détourner les eaux du fleuve dans ce bassin ; pendant qu’il se remplissait, le lit ancien du fleuve se trouva mis à sec : elle en fit alors revêtir les berges, sur tout son parcours à travers la ville, d’un mur de briques cuites. […] Puis, à peu près au milieu de la ville, elle fit bâtir un pont […]. Enfin, quand les eaux du fleuve eurent rempli le réservoir artificiel, les travaux du pont achevés, elle fit revenir l’Euphrate dans son ancien lit. »

16. L’Enquête, livre I, 184-187, trad. A. Barguet. Selon Charpin (2002), les travaux décrits par Hérodote (digues et lac artificiel) pourraient bien remonter à l’époque de Samsuiluna (1749-1712 av. J.-C.), le successeur de Hammurabi.

44 45 N

porte d’Ishtar

Euphrate palais porte de Lugalgirra porte de Marduk

canal

Esagil vers Kish (temple et quartiers ziggurat) porte de Zabab canal pont

porte populaires d’Adad porte canal d’Enlil

500 m porte de Shamash

Figure 2.5. L’Euphrate et les canaux à Babylone (d’après Margueron, 1991 ; Margueron et Pfirsch, 1996).

C’est là une belle réalisation d’ingénierie fluviale. Ce sont donc, si le récit est exact, des blocs de pierre taillés qui sont utilisés pour la difficile opération de coupure du fleuve. On peut s’interroger sur ces méandres et ce lac. Les méandres ont pour effet de diminuer la pente du fleuve, puisque la même dénivelée est atteinte sur une plus grande longueur : à largeur et à débit égal, on peut estimer que diminuer la pente d’un facteur deux sur une assez grande longueur conduit à diminuer la vitesse d’un peu moins de 25 %, et à augmenter la hauteur d’eau dans les mêmes proportions. Il faut donc effectivement surélever les digues. Le lac, enfin, situé en amont de la ville, joue certainement un rôle pour atténuer des crues, par déverse- ment du trop-plein d’eau lorsque le niveau dépasse une certaine valeur. Il y a d’autres exemples dans les récits d’Hérodote du savoir-faire acquis en Mésopotamie pour modifier le cours des fleuves. Cyrus, le fon- dateur de l’empire perse, subit en traversant la Diyala (le Gyndès des Grecs) la perte de l’un des chevaux blancs sacrés de son attelage. Furieux de cet outrage, il emploie (selon la tradition) son armée entière, pendant toute une année, à diviser le Gyndès en trois cent soixante petits canaux.

44 45 Hérodote rapporte par ailleurs que Cyrus (en 539 av. J.-C.) rentre dans Babylone sans combattre en utilisant les ouvrages décrits plus haut : « Arrivé au lac artificiel, il fit à son tour ce qu’avait fait la reine de Baby- lone : par un canal, il détourna l’Euphrate dans le lac, qui n’était plus alors qu’un marécage, et rendit guéable le cours ancien du fleuve, aban- donné par les eaux ».17 Après son entrée dans la ville, Cyrus fait étendre encore le revête- ment des berges, ce qu’il ne manque pas de commémorer en faisant graver cette inscription : « J’ai augmenté […] les rives en briques, au bord des fossés de la ville, qu’un roi précédent avait commencé à construire… »18

Entre le moyen Euphrate et le littoral syrien : barrages et canaux du IVe au IIe millénaire av. J.-C.

Les mystères de Jawa : les plus anciens barrages connus, sur les pentes du Djebel Druze (Djebel el-Arab), fin du IVe millénaire

Le site de Jawa, à une centaine de kilomètres au nord-est d’Amman en Jordanie, constitue une énigme. La zone est aride, dans un désert acci- denté de basalte noir ; les seuls apports d’eau, en dehors des rares pluies, sont les crues d’hiver d’un cours d’eau saisonnier qui descend du Djebel Druze, le wadi Rajil. Le site est à l’écart des voies de communication, mais en revanche facile à défendre. Vers le milieu ou la fin du IVe millénaire, quelque 2 000 ou 3 000 habitants s’y installent. Dans cette zone où il n’y a jamais eu de villes, et où il n’y en aura pas avant de très nombreux siècles, ils bâtissent une cité fortifiée close par des remparts, une citadelle. Pour la mission britannique, dirigée par Svend Helms, qui a exploré ce site entre 1973 et 1976, ce sont des réfugiés ou des migrants d’une culture citadine19.

17. L’Enquête, livre I, 191, trad. A. Barguet. 18. Inscription sur un cylindre d’argile dit « le cylindre de Babylone » ; trad. Lecoq (1997), chap 3. 19. Helms (1987a-b).

46 47 canal issu d'un wadi Rajil falaise seuil sur le 0 300 m wadi à 2,4 km falais e II N

III

Jawa seuil ? IV ville haute barrage falaise ville basse

VII champs irrigués falaise V VI

barrage (non terminé) seuil ? wadi Détail des aménagements autour de la ville vers réservoirs Rajil champs VIII, IX et X à 1,9 k m

I (citerne) Schéma général de collecte et d'usage de l'eau animaux vanne ruisselle des eaux de pl m N ent II ruissellement 500 m vannes uies III chamIV Jawa ps irrigu VII V VI champs irrigués és barrage ou seuil ruissellement d canaux VIII X es eaux de pluies IX II enclos pour réservoirs animaux

Figure 2.6. Le système hydraulique de Jawa, fin du IVe millénaire (d’après Svend Helms, 1987).

Pour l’eau, ils construisent un système élaboré qui dirige vers des réservoirs les eaux de ruissellement des pluies d’hiver et de printemps, et aussi l’eau dérivée du wadi Rajil au cours des crues qui surviennent en novembre et en mai. Trois seuils sur le wadi Rajil sont les points de départs de canaux longs de plusieurs kilomètres, aménagés avec des pier- res, qui permettent de diriger l’eau vers dix réservoirs (figure 2.6). Une

46 47 quinzaine de vannes contrôlent le système de collecte et de répartition des eaux vers les différents réservoirs ou vers les champs à irriguer. Trois de ces réservoirs sont destinés à la ville (n° II à IV), totalisant un volume de 42 000 m3. Les autres, plus petits (quelque 10 000 m3 au total) sont asso- ciés à des enclos pour animaux : la citerne n° I, en amont de la ville, qui est aménagée dans une cavité basaltique, et les réservoirs à ciel ouvert n° VIII, IX et X en aval. L’un de ces réservoirs (n° IV sur la figure 2.6) est fermé par un véritable barrage, haut de 4,5 m et long de 80 m, constitué de deux murs en pierres, contenant un noyau central imperméable en terre, de 2 m d’épaisseur (figure 2.7). Une étude hydrologique montre que les deux apports combinés (les pluies + l’eau des crues du wadi) permettent de conserver de l’eau pour les quelques milliers habitants et leur bétail, tout au long de l’année20. On commence même des travaux de rehausse- ment de ce barrage, pour porter sa hauteur à 5,5 m, ainsi que la construc- tion d’un réservoir analogue, sur le cours même du wadi Rajil. Mais ces travaux restent inachevés, la ville est abandonnée après une cinquantaine d’années d’existence seulement. Quand à la nature de la catastrophe qui jette, de nouveau, ces réfugiés sur les routes du désert, elle restera sans doute inconnue.

murs en pierre 3 m

terre et cendres

4,5 m

roche basaltique

Figure 2.7. Le barrage du réservoir n° IV à Jawa : le plus ancien barrage connu (Helms, 1987b).

La maîtrise technique de l’hydraulique, révélée par Jawa, n’est pas un cas isolé. En effet, un peu plus tard, vers 3000 av. J.-C., des pasteurs semi-nomades se fixent au pied de la même montagne, 80 kilomètres plus au nord. Ce ne sont pas comme à Jawa des citadins, mais ils ont le même souci de sécurité, puisqu’ils construisent un rempart autour de leur campement, et, comme à Jawa, ils maîtrisent dès leur arrivée les mêmes technologies hydrauliques. Ici, à Khirbet el-Umbashi (figure 2.8), on amé-

20. Helms (1987b).

48 49 nage un réservoir dans le lit même d’un wadi en construisant un barrage sur ce cours d’eau, juste au pied du rempart. Ce barrage en terre, long de 30 à 40 m, est rehaussé dans une deuxième étape (comme à Jawa), pour atteindre une hauteur de 6 à 8 m, et l’eau de deux wadis au nord du site, ainsi que d’autres eaux de ruissellement sont captées et amenées jusqu’au réservoir par un canal long d’environ trois kilomètres. Deux kilomètres en amont sur le wadi Umbashi, un seuil construit en oblique permet de dériver l’eau vers un autre réservoir, très grand (quelque 30 000 m3), amé- nagé dans une dépression naturelle dont les bords sont rehaussés par des levées massives, hautes de 2 à 3 m, larges de 25 m.

Figure 2.8. Le système hydraulique de Khirbet el-Umbashi, vers 3000 av. J.-C., (Braemer, Echallier, Taraqji, 1996).

Sur un site voisin, Hébariyeh, le même type d’aménagement est de nouveau rencontré, avec un grand réservoir rendu étanche et alimenté par des dérivations aménagées sur un wadi, avec des canaux longs de plusieurs kilomètres. À l’inverse de l’éphémère établissement urbain de Jawa, ces deux sites subsistent jusqu’en 1500 av. J.-C. environ21. Sur

21. Braemer, Echallier, Taraqji (1996) pour un rapport provisoire des fouilles de Khir- bet el-Umbashi et Hebariyeh.

48 49 d’autres sites du début du IIIe millénaire, plus à l’ouest, sur les rives de la mer Morte, on peut retrouver d’autres traces encore de canaux qui, sur quelques centaines de mètres, collectent les eaux pluviales22. Ces ouvrages constituent les plus anciens barrages connus. Il est exclu qu’ils puissent représenter des inventions locales et isolées : com- ment les nouveaux arrivants à Jawa ou à Khirbet el-Umbashi auraient- ils pu construire d’emblée un système hydraulique évolué sans avoir été, auparavant, au contact de réalisations similaires ? Il est donc clair que, dès la fin du IVe millénaire, la construction de seuils et de barrages-réser- voirs sur des cours d’eau périodiques est déjà une technique répandue dans la région. L’oasis de Damas, occupée depuis le Néolithique, mais dont on ne sait rien à l’époque qui nous intéresse ici, pourrait en être un point d’origine. Il faut le rappeler aussi, le milieu du IVe millénaire est une époque d’expansion de la civilisation sumérienne : Habuba Kebira avec ses égouts perfectionnés est construite sur le moyen Euphrate vers 3500 av. J.-C., puis abandonnée à une date peut être voisine de celle de la fondation de Jawa. Avec le début du IIIe millénaire, arrive l’époque de la fondation de Mari.

L’hydraulique au royaume de Mari, sur le moyen Euphrate (IIIe et IIe millénaires av. J.-C.) Vers 2800 ou 2900 av. J.-C., des Sumériens ou peut-être des gens déjà installés un peu plus au nord à Terqa fondent Mari, sur le cours moyen de l’Euphrate, au carrefour des pistes vers le littoral syrien, à proximité du débouché de la vallée fertile du Khabur. Ce n’est pas un village qui a grossi, c’est une « ville nouvelle ». La région de Mari est tout à fait aride, rien n’y est possible sans irrigation, alors que 200 km plus au nord, au pied du Taurus oriental, on peut trouver des terres naturellement bien arro- sées. Les raisons de sa fondation ne peuvent donc être que le commerce et le contrôle de la voie fluviale. Le pays de Sumer a besoin d’importer du bois, des pierres, des métaux, et la fondation antérieure et éphémère de Habuba Kebira, plus en amont encore, avait sans doute déjà ce même objectif. Dès l’origine, Mari est un centre de la métallurgie du bronze, les minerais et le charbon de bois y sont amenés par bateau, en descendant l’Euphrate et le Khabur23.

22. Helms (1987b). 23. La métallurgie à Mari dans le palais du IIIe millénaire est une découverte récente (communication personnelle de J.-C. Margueron, qui dirige les fouilles de Mari ; voir son livre de synthèse sur Mari, à paraître prochainement chez Picard ed.).

50 51 Figure 2.9. La citerne du palais de Mari, début du IIe millénaire (photo de l’auteur).

Mari passe sous le contrôle de Sargon d’Akkad vers 2300 av. J.-C. Elle connaît son ultime période de grandeur sous une dynastie d’origine bédouine (dite amorrite), comme capitale d’un grand royaume de haute Mésopotamie entre 1850 av. J.-C. environ et 1761 av. J.-C. Cette dernière date est celle de sa destruction finale par le Babylonien Hammurabi – pourtant Zimri Lim, dernier roi de Mari, avait aidé Hammurabi dans ses guerres contre Larsa, Eshnuma, et l’Elam. L’incendie du palais ensevelit et préserve jusqu’à nous les tablettes d’argile qui constituent les archives des trente dernières années du royaume. De forme sensiblement circulaire, la ville est entourée d’une digue et d’une muraille, et traversée par un canal qui la relie à l’Euphrate par ses deux extrémités. Ce canal, large de 30 m, amène l’eau à ville et constitue la voie d’accès au port de Mari24. La ville est en effet écartée de 1 à 2 km de l’Euphrate pour être à l’abri des crues et de l’érosion. L’eau de la ville, qui provient donc de l’Euphrate, est élevée manuel- lement : pour le palais, ce sont des femmes qui vont chercher l’eau et qui remplissent la citerne du palais (figure 2.9). Mais il y a aussi dans le palais du IIe millénaire un réseau de canalisations faites de briques cuites (figure 2.10) qui collecte l’eau de pluie des terrasses pour l’amener dans un réser- voir ; c’est presque un premier système d’adduction d’eau.

24. Margueron (1991), tome 1.

50 51 Figure 2.10. Canalisations de collecte de l’eau de pluie des terrasses dans le palais du début du IIe millénaire à Mari (photo de l’auteur).

Nous l’avons mentionné dans le chapitre 1, il existe à Mari un certain réseau d’assainissement, avec des puisards pour le drainage de la pluie et des eaux usées, comme le montrent certains vestiges, ainsi que des textes du palais25 : «… Au sujet du puisard, […] selon la lettre de mon Seigneur, il est enduit de bitume depuis le fond jusque vers le haut. Par-dessus la couche de bitume, il est enduit de goudron, et par le haut on l’emplâtrera d’argile de dépôt… » «… Par suite d’une double averse, le puisard s’est empli d’eau sur une canne. Le lendemain, on l’a examiné : dedans, les eaux s’étaient écoulées sur 4 coudées. Elles restent encore sur 2 coudées, mais elles s’en vont déjà… » L’aménagement du pays est réalisé à force de grands travaux hydrauliques. Vers 1850 av. J.-C., le deuxième roi de la dynastie amorrite, Yahdun Lim, fonde une ville-forteresse à laquelle il donne son nom, à une centaine de kilomètres au nord de Mari, sur la rive droite de l’Euphrate en amont du confluent du Khabur. Il lui ouvre un canal :

25. J.-M. Durand, Documents épistolaires du palais de Mari I , (1997) doc. 157-159.

52 53 « Yahdun-Lim, le fils de Yaggid-Lim, le roi de Mari, de Tuttul et du pays de Hana, le roi fort qui tient en domination les rives de l’Euphrate ; Dagan proclama ma royauté. […] J’ouvris des canaux, je supprimai le puiseur d’eau dans mon pays. Je bâtis le mur de Mari et je creusai son fossé. Je bâtis le mur de Terqa et je creusai son fossé. En outre, dans des terres brûlées, en un lieu de soif où jamais un roi quelconque n’avait bâti de ville, moi, j’en conçus le désir et je bâtis une ville. Je creusai son fossé. Je la nommai Dur-Yahdun-Lim. Puis je lui ouvris un canal et je le nom- mai Isim-Yahdun-Lim… » 26 À l’aide des textes cités plus loin, on peut supposer que la longueur de ce canal est d’environ 35 km, longueur nécessaire pour que l’ouvrage, ayant en amont une pente moindre que celle de l’Euphrate, puisse « élever » l’eau par rapport au fleuve, pour irriguer les champs par gra- vité. Les traces de ce canal sont encore visibles, mais dans sa partie amont seulement. Les études de terrain27 ont permis de retrouver, à proximité de Mari, les traces d’autres canaux importants (figure 2.11). Il y a un grand canal d’irrigation, large de 6 à 7 m, profond de 2,5 m, dont les restes sont repérables sur 17 km. Il n’est pas creusé, mais, pour sa plus grande part, construit en remblai sur la terrasse alluviale, grâce à des digues massi- ves, hautes de 2,5 m et larges de 50 m. Il s’agit là probablement du canal de Mari mentionné dans les archives du IIe millénaire ; les extraits que nous citons plus loin suggèrent qu’il se termine une dizaine de kilomè- tres en aval de Mari, et qu’il est alimenté par une prise sur l’Euphrate au niveau de la vallée du wadi es-Souab. Mais il est fort possible qu’il ait aussi pour origine, peut-être à une époque antérieure à ces textes, un petit barrage dont les vestiges ont été identifiés à l’ouest de Mari, sur le wadi es-Souab. Ce wadi, qui est l’un des affluents saisonniers les plus impor- tants de l’Euphrate, a en effet des crues de printemps particulièrement abondantes. À 19 km du débouché sur l’Euphrate, ce barrage doté de deux déversoirs est long de 450 m et haut de 2 m environ28. Il y a un autre canal encore, entre la ville et le pied de la falaise, qui peut avoir une fonction de

26. Inscription figurant sur la tête d’un clou d’argile, retrouvée dans le palais de Mari, d’après Sollberger et Kupper (1971). 27. Margueron (1988), Geyer (1990), Monchabert (1990), Margueron (1991), Calvet et Geyer (1992). 28. Calvet et Geyer (1992), chap. 9. Ce barrage, réalisé en blocs de calcaire liés par un mortier hydraulique à base de chaux, pourrait être une réfection hellénistique ou romaine, avec la proximité de Doura Europos, d’un ouvrage contemporain de Mari ou, même, antérieur à Mari, car il y a à son endroit un site habité très ancien.

52 53 drainage. Mari ne peut vivre sans un minimum de cultures, et ces cultures sont impossibles sans irrigation, il est donc à peu près certain que tous ces canaux remontent à sa fondation même, vers 2800 av. J.-C.

Dur-Yahdun-Lim N 10 km ca nal d ca e S n al Isin ém seuil? ira ur cours actuel des fleuves m is Y Euphrat ? ah Khab Saggaratum? ancien méandre dun-L canal (tracé reconnu) im e canal (tracé supposé)

site néolithique limite du plateau de Bouqras limite du plateau avec escarpement escarpement anciens méandres ? site antérieur ou postérieur forteresse arabe de Rahba au royaume de Mari

falaise Terqa

grand canal de navigation (nahr Daourin)

forteresse hellénistique de Doura Europos Zurubban? barrage ? Suprun canal d'irrigation

canal de drainage? canal Mishlan wadi es Souab de M Appan? Mari ari falaise digue surmontée falaise d'une muraille port, cana Sehrum? Mari ville basse l Humsan?

ville haute ancien méandre

wadi de Der 1 km Der

Figure 2.11. Les ouvrages hydrauliques dans le royaume de Mari, essai de synthèse des travaux archéologiques et épigraphiques.

54 55 Les correspondances29 retrouvées dans le palais de Mari contiennent, quant à elles, de nombreuses descriptions des travaux qui sont nécessai- res à l’entretien du système d’irrigation. Les prises d’eau sont souvent obturées par des dépôts de limons, et les canaux eux-mêmes encombrés par des sédiments et par de la végétation : chaque année, il faut les déga- ger. Des « barrières », apparemment constituées de tronc d’arbres et de branchages, ont pour but de protéger l’ouvrage de prise et de limiter les dépôts à son endroit. Écoutons Kibri-Dagan, le gouverneur de Terqa, dans deux extraits de messages différents : « Pour ce qui est du travail sur le canal d’Isim-Yahdun-Lim que je devais entreprendre le 5 du mois d’Abum, j’ai entrepris ce travail. Il est tout à fait considérable. Je vais faire procéder à de très grands travaux de creu- sement. À ce canal, la barrière-muballitum qui évacuait le limon argileux vers le fleuve n’existe plus et cela a fait que le limon en a rétréci (le cours) du côté du fleuve. […] Moi-même avec mes gens, depuis là-bas, je m’occu- perai de l’intérieur du canal. En dix jours je nettoierai les roseaux et les broussailles jusqu’à Terqa et, là où se présentera à moi du rétrécissement, je l’enlèverai. Je ferai faire un travail solide de sorte que l’eau d’arrosage ne soit nulle part refusée et que les particuliers ne connaissent point la famine.30 « À la fin du mois d’Abum, j’ai rassemblé la population servile et les petites gens qui se trouvent dans mon district et de conserve avec les districts de Mari et de Saggaratum, je me suis mis à ouvrir l’embouchure du canal de Mari. Cependant, avant de me mettre au canal de Mari, j’ai épuisé toutes les eaux du canal Isim-Yahdun-Lim pour le district d’amont, me disant : avant que les champs des campagnes de Terqa soient irrigués, maintenant qu’il y a de l’eau à disposition, il faut que le district boive afin que par la suite il n’y ait pas motifs de protestation. »31

D’autres documents épistolaires donnent des indications sur la main-d’œuvre disponible pour ces travaux. Terqa peut à cette époque mobiliser 400 travailleurs, mais, pour certains chantiers importants, ce sont des effectifs de l’ordre de 2 000 personnes qui sont rassemblés, comme l’explique ici le gouverneur de Mari, Bahdi Lim : « Dis à mon seigneur : ainsi parle Bahdi-Lim, ton serviteur. Au sujet de l’oued de Dêr (un wadi de la rive droite, en aval), nous nous sommes mis

29. Textes en akkadien gravés en écriture cunéiforme sur des tablettes d’argile crue ; ces témoignages datent du règne de Zimri-Lim, l’un des successeurs amorrites de Yahdun-Lim, qui régne quatorze ans et qui est le dernier roi de Mari. 30. Durand (1998), II, 793. Ce document suggère que le canal Isim-Yahdun Lim se prolonge jusqu’à Terqa, hypothèse que nous avons retenue sur la figure 2.11. 31. Durand (1998), II, 784.

54 55 à l’ouvrage mort (?) et au canal de dérivation. Les scribes administratifs ont calculé la quantité de travail nécessaire. En plus de l’ouvrage mort, il y a le travail nécessité par la dérivation. Une troupe de 2 000 personnes, c’est peu ! Après réflexion, nous ne nous sommes mis qu’à la dérivation. Le travail que nous avons entrepris est bien. »32

Les « barrières » évoquées plus haut ont également pour but de rehausser le niveau d’eau du fleuve au droit de la prise pour faciliter l’écoulement dans le canal, sans barrer toutefois le fleuve dans son entier. Sur le Khabur, il peut exister à cette époque six « barrières » analogues, destinées à alimenter les canaux d’irrigation. Une lettre de Yaqqim-Addu, gouverneur de Saggaratum (dont la localisation supposée est portée figure 2.11), décrit ces barrières et mentionne un canal qui alimente la rive gauche de l’Euphrate à partir du Khabur comme une pièce impor- tante du système d’irrigation de la région33 : « Le Habur (= le Khabur), tout comme le canal d’Isim-Yahdun-Lim et le canal de Hubur (sur la rive droite : la partie nord du canal de Mari ?) fait partie de notre système d’irrigation. Or, jamais ne se sont mobilisés les gens qui profitent de son canal d’irrigation, et ils n’ont pas renforcé les endroits faibles. C’est de six barrières-muballittum que j’ai dû m’occuper ; qui d’autre que moi pouvait en assurer le contrôle ? Lorsque l’on veut pren- dre de l’eau pour les rigoles, à l’endroit même des troncs (qui forment) la palissade, cela demande 3 000 ballots de bois de broussailles pour obtenir par entassement la barrière-muballittum. Or ce n’est qu’alors que le Habur (= le Khabur) monte d’un doigt ! On installe les troncs (qui forment) la palissade : on fait du bois de broussailles pendant dix jours : on l’installe pour obtenir par entassement les barrières-muballittum. Aujourd’hui ce système est endommagé : grandes peines ! Je vais partir pour le Habur (= le Khabur) ; je vais constater les dégâts. » Dans la suite de cette même lettre, Yaqqim-Addu demande que son collègue Bahdi-Lim, en charge de Mari, lui prête main-forte, faute de quoi la crue du Khabur causera au système des dommages très importants : « À l’heure actuelle, le Habur (= le Khabur) a une crue de 4 coudées : il est même partout revenu aux endroits inondables. La digue-kisirtum qui est en amont de la brèche, en aval de la muballittum, que nous avons faite, Kibri-Dagan et moi-même, avait glissé. J’ai entrepris de la refaire. Le côté, à l’heure actuelle, derechef a glissé. J’ai entrepris de la refaire. En outre, la brèche que nous avions aveuglée s’est rouverte : 2 arceaux, faits en bois de broussailles ont été installés. Ces divers travaux sont con- sidérables et excèdent mes moyens ; il faut que mon Seigneur donne des

32. Durand (1998), II, 796. 33. Ibidem, 804.

56 57 instructions à Bahdi-Lim afin qu’il m’envoie 200 hommes et que je puisse renforcer les points faibles du Habur. Si, à l’endroit de ladite digue, une brèche se produit, nul ne pourra la fermer. »

Les difficultés d’entretien de ces canaux ne doivent pas nous éton- ner : nous l’avons écrit plus haut, la pente d’un canal d’irrigation doit être moindre que celle du fleuve, pour permettre l’irrigation des terrasses supérieures de la vallée. La vitesse d’écoulement doit donc y être plus faible, ce qui est favorable au dépôt dans le canal des limons qui sont en suspension dans l’eau. Les textes de Mari montrent également qu’au début du IIe millénaire on pratique la pisciculture : des bras morts de l’Euphrate sont visiblement aménagés à cet effet, c’est encore Kibri-Dagan qui nous l’écrit : « Dis à mon Seigneur, ainsi parle Kibri-Dagan, ton serviteur. Lorsque la crue du fleuve est revenue, la retenue de Zurubban a grossi et est devenue plus importante qu’il n’est normal. Alors, je me trouve avoir peur pour les poissons : les poissons risquent de sortir de la retenue vers le fleuve. Il faut maintenant que vienne une centaine de gens pour faire aller les eaux de cette retenue vers le fleuve. »34 Il y a un autre texte, enfin, qu’il faut citer parce qu’il nous informe sur une manœuvre permettant de rendre temporairement navigable le canal de Mari, afin de porter les bateaux chargés du grain des récoltes : on ferme toutes les prises des canaux secondaires jusqu’à voir le niveau monter… mais ici, c’est la catastrophe, la montée de l’eau provoque une rupture de digue, alors que justement le gouverneur de Mari, Sumu Hadu (prédécesseur de Bhadi Lim) est alité, malade : « Dis à mon seigneur, ainsi parle Sumu-Hadu. On avait retenu l’eau en direction de Der : à cause des bateaux qui doivent transporter les céréa- les, on avait bloqué, depuis l’amont, (toutes) les rigoles d’irrigation, et (le niveau de) l’eau était alors monté (dans le canal). Mais hier, à la nuit tombante, l’eau a fini par ouvrir une brèche en amont du pont qui est à la prise avec le Balih (ici : le wadi de Der), là où se trouve une conduite d’eau (traduction incertaine : dispositif permettant de « dévier » l’eau). Aussitôt, malgré ma maladie, je me suis levé, j’ai enfourché mes ânes, et je suis allé détourner le flot par un système de dérivation. Puis je suis revenu arrêter l’eau dans le Balih (le wadi de Der). Au petit matin, j’ai entrepris d‘effec- tuer la réparation : je vais refaire la conduite d’eau (?), à la suite de quoi je me mettrai à entasser de la terre. Cette brèche a provoqué une ouverture de 2 cannes de haut en bas, sur une largeur de 4 cannes. À la première veille de la nuit, j’aurai fini d’obstruer cette brèche et je pourrai (de nou- veau) laisser passer l’eau. Mon seigneur ne doit vraiment pas s’inquiéter !

34. Durand (1998), II, 805.

56 57 Par ailleurs, j’ai écrit aux diverses localités que j’avais détourné l’eau pen- dant la nuit. À Appan, Humsan et Shehrum, on a alors retenu l’eau et il n’y a pas eu la moindre montée de l’eau. Quant à moi, j’en ai maintenant pour un an avec la maladie que j’ai contractée ! »35

Tous ces documents révèlent que l’implication personnelle des diri- geants dans l’entretien du système d’irrigation est très forte. Pour la manœuvre des vannes, le réglage du fonctionnement d’un réseau, on fait appel à des spécialistes, formés vraisemblablement de père en fils. Les régions de Terqa et Mari ne sont pas les seules concernées. Plus en amont, le Balih est, à l’époque amorrite, utilisé aussi pour irriguer la région de la ville de Tuttul.

La question du grand canal de navigation (le nahr Daourin) Il y a un autre ouvrage dans la région de Mari, dont les restes sont considérables : c’est un canal de 8 à 11 m de large, dont les restes sont appelés aujourd’hui le nahr Daourin, et dont la longueur reconstituée avoisine 120 km. Issu du Khabur, il rejoint l’Euphrate en aval de Mari, sur la rive gauche, en entamant même par endroits la falaise (figure 2.11). Sa pente est régulière, environ 0,2 mètre par kilomètre, un peu moins en amont (0,12 m/km)36. La lettre de Yaqqim-Addu dont des extraits sont cités plus haut mentionne bien l’existence, au début du IIe millénaire, d’un canal issu du Khabur à Saggaratum et qui irrigue le district de Mari, sur la rive gauche de l’Euphrate. Il est vraisemblable que c’est de ce canal-là qu’il s’agit. Il est utilisé sans doute pour l’irrigation, effectivement, dans le contexte particulier aux dernières années de Mari, mais son gabarit important, sa grande longueur, le fait qu’il soit par endroits creusé dans la falaise, ne peuvent correspondre qu’à un ouvrage dont la navigation est la justification première. Il est tout à fait probable que cet ouvrage est inti- mement lié à la fondation même de Mari au IIIe millénaire, car il faut bien, dès cette époque, que les matières pondéreuses, comme le charbon de bois nécessaire à la métallurgie, descendent du haut-Khabur jusqu’à Mari. Par ailleurs, la remontée des bateaux nécessite un halage, bien plus facile à imaginer sur un canal que sur un large fleuve au cours irrégulier. Enfin,

35. Cit. d’après Lafont (1991) ; voir aussi Durand (1998), II, 813. Si c’est bien du canal de Mari que l’on parle ici, il se prolonge donc jusqu’à Der. Le wadi de Der est appelé Balih, du nom d’un des grands affluents de l’Euphrate, ce qui semble être un usage courant. 36. Geyer (1990).

58 59 Figure 2.12. Le nahr Daourin en l’un des points de son parcours où il est profondément creusé dans le plateau de rive gauche. (Photo : mission archéologique française de Tell Hariri - Mari, Syrie).

cette hypothèse explique la localisation de la fondation de Mari : sur la piste de rive droite qui mène vers la Syrie, mais à proximité de l’extrémité aval du canal. Suprum, en rive gauche un peu au nord de Mari, où le canal fait un coude pour se rapprocher du fleuve, apparaît comme le port où peut s’effectuer le transbordement des marchandises entre l’Euphrate et le canal37. Associé à ce grand canal de navigation, il y a nécessairement, en tête, à Saggaratum, un seuil sur le Khabur pour maintenir un niveau d’eau suffisant à l’étiage, mais de ce seuil il n’y a plus de traces.

37. L’hypothèse d’une grande ancienneté du canal de navigation est défendue par Jean-Claude Margueron (voir ses différentes publications). Antérieurement à l’époque de Zimri Lim, à laquelle se rattachent les textes cités ici, un message envoyé par un roi de haute Mésopotamie, dont les domaines comprennent Mari et sa région, demande à ce que l’on fasse à des bois précieux venus de Qatna, en Syrie, en descendant l’Euphrate et parvenus à Suprum, « remonter le courant par bateau jusqu’à Saggaratum, de là (par bateau encore) jusqu’à Qattunan (plus haut sur le Khabur). De là, que des gens les prennent sur des chariots… » (Durand, lettre n° 187). C’est J.-C. Margueron qui a attiré mon attention sur cette lettre ; l’importance qu’elle donne à Suprum comme port de rupture de charge, et à Saggaratum comme escale, « colle » bien avec l’existence du grand canal de navigation.

58 59 On a retrouvé, sur l’Euphrate même un peu plus en amont, les traces d’un autre aménagement de ce type, avec un seuil qui barre le fleuve et un canal latéral. C’est le canal de Sémiramis.

Le barrage du Khanouqa et le canal de Sémiramis Il reste des traces d’un ouvrage hydraulique sur l’Euphrate, au défilé du Khanouqa, 80 km environ en amont de la confluence avec le Khabur38. Il s’agit d’un seuil en enrochements, constitué de blocs de basalte bruts non maçonnés, qui barre l’Euphrate et permet d’alimenter en toutes saisons un canal dont la prise est immédiatement en amont du barrage (figure 2.13). Le canal, en rive gauche, est appelé canal de Sémiramis39 dans un écrit du voyageur grec Isidore de , qui date du Ier siècle apr. J.-C.40 : « C’est là que se trouve le canal de Sémiramis ; l’Euphrate est barré par des pierres afin que, une fois rétréci, il inonde la plaine ; mais en été les bateaux y font naufrage. »

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Figure 2.13. Le seuil du défilé du Khanouqa et le canal de Sémiramis (d’après Calvet et Geyer, 1992).

Des traces de ce canal sont visibles de façon discontinue jusqu’à proximité du Khabur, sur 80 km environ. La fonction principale de ce canal est donc certainement la navigation, même s’il peut, évidemment, être utilisé aussi pour l’irrigation. La datation précise de ces ouvrages

38. Calvet et Geyer (1992), chap. 2. 39. Cette appellation ne veut pas dire grand chose : les Grecs eurent tendance à attribuer à la légendaire Sémiramis nombre de travaux anciens. 40. Étapes de Parthie, cit. d’après Calvet et Geyer.

60 61 Figure 2.14. L’Euphrate au défilé du Khanouqa : le tracé du canal de Sémiramis passe au pied de la falaise au fond, au sommet de laquelle on distingue les ruines de la ville hellénistique de Zalabiyya. L’endroit d’où est pris ce cliché est repéré par un V sur la figure 2.13 (photo de l’auteur).

n’est pas possible : Yves Calvet et Bernard Geyer proposent, comme la plus probable, la période allant de la fin du IIIe millénaire jusqu’au début du IIe millénaire – période de prospérité de Mari –, sans exclure toutefois l’éventualité d’une période qui serait plus tardive, au premier millénaire av. J.-C. Mais l’ouvrage ne semble pas de facture assyrienne, nous penche- rions pour la première hypothèse.

La Syrie-Palestine au IIe millénaire av. J.-C. La cité d’Ugarit, sur le nord du littoral syrien (quelques kilomè- tres au nord de l’actuelle Lattaquieh), est d’occupation très ancienne. Port maritime des échanges avec Chypre, avec la Crète, dans la chaîne des relations commerciales entre la Mésopotamie, Mari, Alep, Ebla et la Méditerranée, puis comme port de l’empire hittite d’Anatolie, elle connaît une période de grande prospérité au IIe millénaire jusqu’à sa destruction finale par les Peuples de la mer vers 1200 av. J.-C. La ville est construite sur une hauteur, et ce sont des puits qui constituent la ressource en eau principale. Comme à Mari, on récupère aussi l’eau de pluie des terrasses, qui est amenée par des descentes verticales et des rigoles jusqu’aux citer- nes des maisons41. Deux petits cours d’eau temporaires entourent la ville, le nahr ed-Delbé et le nahr Chbayyeb. Sur chacun de ces cours d’eau il y

41. Callot (1983).

60 61 a un petit barrage. Celui du nahr ed-Delbé est décrit en détail par Yves Calvet et Bernard Geyer (1992) : son originalité réside dans sa constitu- tion en madriers amovibles, que l’on peut enlever pour un bon écoulement des crues. C’est là la première trace connue de cette technologie qui sera, par la suite, largement utilisée. Plus au sud, sur le versant oriental de l’Anti-Liban, Damas, qui est alors sous le contrôle des Araméens, voit ses ressources en eau aménagées vers le milieu ou la fin du IIe millénaire. Ce sont deux canaux dérivés du Barada, la rivière pérenne à laquelle Damas doit une activité qui remonte au Néolithique, qui sont aménagés ; ce système (figure 7.6), qui sera encore complété par les Romains et par les Arabes, restera opérationnel jusqu’à nos jours. Au chapitre des grandes cités historiques, plus au sud encore, les Cananéens construisent au XIIe ou au XIIIe siècle av. J.-C., à Jérusalem, un puits vertical et un tunnel, long de 537 m, pour permettre, en cas de siège, l’accès à un réservoir, au flanc de la colline, alimenté par une source intermittente, la source de Gihon (aujourd’hui la « fontaine de Marie »). Plus tard, vers 700 av. J.-C., Ézechias captera cette source par un canal souterrain, et amènera son eau dans un bassin au sud de la ville, connu sous le nom de piscine de Siloé42.

Les monts Zagros et leurs contreforts du XIIIe siècle au VIIe siècle av. J.-C. : barrages, aqueducs et adductions d’eau

Nous l’avons, vu, à partir du XIIIe siècle av. J.-C., la situation politique devient confuse dans toute la région syro-mésopotamienne. À l’est et au nord du vieux pays de Sumer et d’Akkad, aux limites des monts Zagros, sonne l’heure de nouveaux pouvoirs. Après la région de Suse, à l’est, les nouveaux centres du pouvoir remontent le cours du Tigre (l’Assyrie), avant de revenir vers l’est avec les Perses. Les berceaux de ces nouveaux pouvoirs, qui sont maintenant mis en valeur, sont des régions de vallons, de montagnes, ou proches de montagnes. Des sources et des cours d’eau d’altitude, aux eaux de bonne qualité, peuvent être utilisés pour alimenter les agglomérations.

42. Contenau (1927), tome 3, p. 1373.

62 63 L’adduction d’eau de Dur-Untash, dans le pays d’Elam

Dans la région de Suse, l’Élam est une très ancienne civilisation qui maîtrise les travaux hydrauliques depuis le IIIe millénaire. Trois rivières abondantes descendent des monts Zagros et sillonnent la région, la Kherka, l’Ab-è Diz, et le Karun. L’Élam connaît une brève heure de gloire lorsque, entre 1260 et 1160 av. J.-C., elle tire parti de la faiblesse des Babyloniens pour ravager la basse Mésopotamie. La pierre noire sur laquelle est gravé le Code de Hammurabi prend alors le chemin de Suse, avec d’autres butins. C’est dans ce contexte qu’Untash-Gal, souverain d’Élam entre 1275 et 1240 av. J.-C., fait construire une nouvelle cité une quarantaine de kilomè- tres au sud-est de Suse, à proximité de la rivière Ab-è Diz ; il lui donne son nom et l’appelle Dur-Untash. Mais le cours de l’Ab-è Diz est en contrebas par rapport à la nouvelle ville, et la nappe phréatique ne donne que de l’eau saumâtre. Untash-Gal fait alors creuser un canal, long d’une cinquantaine de kilomètres, qui prend naissance sur la Kherka, rivière dont les eaux sont réputées pour leur pureté, une vingtaine de kilomètres en amont de Suse. Le canal amène l’eau jusqu’à un réservoir revêtu de briques et dallé, long de 10,7 m, large de 7,25 m, et profond de 4,35 m, situé à l’extérieur du rempart de Dur-Untash. Ce réservoir communique par neuf orifices ménagés sous la muraille avec un bassin situé à l’intérieur de la ville, contre le rempart, où les habitants peuvent venir puiser leur eau de consommation43.

La mise en valeur de l’Assyrie. Les eaux de Ninive C’est probablement à partir de 900 av. J.-C., date qui marque l’essor d’un empire assyrien destiné à régner pour trois siècles environ sur toute la Mésopotamie, et même jusqu’à l’Égypte, que les souverains d’Assyrie entreprennent de mettre en valeur le cœur de leur pays, sur le cours supé- rieur du Tigre. En 860 av. J.-C., Ashurnasirpal fait construire une nou- velle capitale, Kahlu (aujourd’hui Nimrud), sur la rive gauche du Tigre, à proximité du confluent avec le Zab supérieur. Un canal appelé babilat nuhshi (« porteur d’abondance »), dérivé du Zab grâce à un barrage ou un seuil, est creusé pour irriguer la plaine. Un système d’aération constitué de cheminées (« portes à vent ») permet d’amener de l’air frais prélevé sur les toits jusque dans plusieurs grandes pièces du palais royal44.

43. Ghirshman, 1968. 44. D’après Georges Roux (1985), chap. 18.

62 63 pont-aqueduc de Jerwan N 1

Khosr

2 supérieur Tigre Khorsabad Zab

3 Ninive Gomel

barrages : 1 : Bavian 2 : Kisiri Kahlu 3 : Ajileh 25 km canaux

Figure 2.15. Ouvrages d’irrigation et d’adduction d’eau en Assyrie au IXe et VIIIe siècles av. J.-C. (d’après Jacobsen et Lloyd, 1935, Roaf, 1991, Schnitter, 1994).

Mais c’est Sennacherib, le destructeur de Babylone, que nous allons maintenant voir sous un jour différent, celui d’un amoureux des jardins. Comme Khorsabad, l’éphémère cité créée par son père Sargon II, est trop austère, Sennacherib reprend Ninive comme capitale. Disposant d’un réservoir illimité de main-d’œuvre, il entreprend aussitôt d’y amener l’eau nécessaire à ses aspirations horticoles (figure 2.15). Dans un premier temps, en 703 av. J.-C., c’est d’abord un canal de 16 km de long, dévié du Khosr grâce au seuil déversant de Kisiri, qui amène l’eau dans la plaine à l’ouest de Ninive, sur des terrains répartis en lots pour que les habitants de la capitale puissent y aménager des vergers : «… des environs de Kisiri jusqu’à la plaine de Ninive, à travers monts et vallées, à coup de pics de fer, je traçai un canal. Sur une distance de 1 beru et demi (16 km), j’y détournai les eaux du Khosr et les fis couler pour irri- guer ces vergers. »45 Quelques années plus tard, l’eau du Khosr ne suffit plus. Sennacherib lui-même escalade les montagnes. Il se fait montrer les sources existantes, et en 694 av. J.-C., dans les collines au nord-est de la ville, il fait capter et amener les eaux disponibles jusqu’à Ajileh, sur le Khosr, où subsistent les

45. Inscription de Sennacherib, cit. d’après Jacobsen et Lloyd (1935).

64 65 Figure 2.16. Transport fluvial de madriers en bois. Bas-relief provenant du palais de Sargon II à Khorsabad, visibles au musée du Louvre (photo de l’auteur).

restes de deux seuils déversants, construits en gros blocs de pierre taillés. Mais ainsi gonflées de ces nouveaux apports, les crues du Khosr provo- quent des dégâts, on prévoit alors de dévier le trop-plein à partir du seuil aval d’Ajileh, vers un canal contournant la ville à l’est, et vers des lacs artificiels que le roi fait peupler des plantes et des oiseaux qu’il avait pu admirer dans les marais de Babylonie. On donne une forme de S à ce seuil, afin d’offrir une plus grande longueur de déversement, et de limiter ainsi le rehaussement du niveau d’eau en amont pendant les crues ; sa longueur totale développée est de 230 m, et sa hauteur est de 3 m. Mais tous ces apports restent encore insuffisants, et le système est finalement complété en 690 av. J.-C. par son ouvrage le plus spectaculaire : de la Gomel, un affluent du Zab qui coule plus au nord, on dérive les eaux jusqu’au Khosr grâce à un canal-aqueduc pavé et contenu par des parapets latéraux en pierres taillées, long de 55 km, qui franchit des vallons sur des arches46. Des restes d’un magnifique pont-aqueduc de 275 m de long et 22 m de large, sur 5 arches de 4,75 m de haut, permettant au canal de franchir un vallon, sont encore visibles à Jerwan (figure 2.17). Le dispositif de prise

46. Voir Jacobsen et Lloyd (1935) pour le rapport des études de terrain sur le barrage et les inscriptions de Bavian et l’aqueduc de Jerwan, et Schnitter (1994) pour les carac- téristiques du seuil d’Ajileh.

64 65 sur la Gomel, à Bavian, est apparemment constitué d’un seuil qui barre en oblique la rivière. Le canal, large de 6 m à son origine, passe ensuite dans un court tunnel pour franchir un éperon rocheux. Au-dessus de la prise, des inscriptions célèbrent les réalisations hydrauliques de Sennacherib. Elles rapportent aussi un incident qui se produit au moment d’inaugurer l’ouvrage, incident qui aurait pu être fâcheux pour ses ingénieurs si le roi n’avait été bien disposé : les vannes, avant même leur ouverture, cèdent sous la pression de l’eau, qui s’engouffre alors dans le canal : « Pour inaugurer le canal, je fis venir des prêtres […] et fis don de lapis- lazuli, […] de pierres précieuses et d’or à Ea, dieu des sources, des fon- taines et des prairies, à Enbilulu, dieu des rivières. Je priai les grands dieux, et ils entendirent ma prière. La vanne cèda et laissa entrer l’eau en abondance. Alors que les ingénieurs n’avaient pas ouvert la vanne, les dieux firent en sorte que l’eau trouve son chemin. Après avoir inspecté le canal et remis tout en ordre, aux grands dieux j’offris des sacrifices. […] Aux hommes qui avaient creusé ce canal, j’offris des tissus de lin blanc et des lainages colorés ; je les ornai d’anneaux et de dagues en or. »

Ce système est peut-être la première réalisation de transfert d’eau entre les bassins de deux rivières différentes. C’est aussi, sans doute, à l’époque de l’empire assyrien que l’on construit des canaux d’irrigation sur les deux rives du Khabur, pratiquement de façon continue tout au long de son cours.

10 m arches avant-becs 9 m

radier - déversoir

6,1 m 2,8 m

22 m

1,6 m

Figure 2.17. Partie centrale du pont-aqueduc de Sennacherib à Jerwan. Il est construit en blocs de pierre sensiblement cubiques, d’arête 50 cm, et porte l’inscription suivante : « Ainsi dit Sennacherib, roi du monde, roi d’Assyrie : sur une longue distance, en y ajoutant les eaux […] de la rivière appelée Pulpullia, […] les eaux des sources des montagnes de part et d’autre de son cours, j’ai fait creuser un canal jusqu’aux abords de Ninive. Sur des ravins abrupts, j’ai fait lancer un pont de blocs de pierres blanches. Et ces eaux, je les ai fait passer sur ce pont. » (Reconstitution et citation d’après Jacobsen et Lloyd, 1935.)

66 67 Au nord de la Mésopotamie : le royaume d’Urartu. Les plus anciens barrages encore en service

Le royaume d’Urartu, dans le Sud de l’Arménie, est une grande puissance rivale de l’Asssyrie au cours de la période comprise entre 850 et 600 av. J.-C. environ. Sa capitale est Tushpa, sur les rives du lac de Van. Les eaux de ce lac sont trop chargées en sels minéraux pour être potables, et le besoin pour cette capitale d’un système d’adduction d’eau conduit à entreprendre dans cette région montagneuse un vaste programme de ges- tion de l’eau, réalisé par étapes (figure 2.18).

barrage réalisé plus tard par les Romains

barrage nord du lac (barrage principal) Toprak-Kale yi lac Rusa er Ca ngusn E barrage sud Tushpa Doni C lac de ayi Van barrages encore en service 10 km

canal de Menua Engil Cayi

source barrages canaux

Figure 2.18. Adduction d’eau des deux capitales successives d’Urartu (Tushpa et Toprak Kale) au VIIIe siècle av. J.-C., d’après Garbrecht (1980, 1988).

Vers 800 av. J.-C., le roi Menua fait amener jusqu’à la capitale l’eau d’une source pérenne et abondante située au sud-est, à une trentaine de kilomètres. Le canal-aqueduc réalisé à cette occasion, long de 56 km, et débitant au moins 1,5 m3/s, sera utilisé tel quel pendant 2 500 ans, jus- qu’en 1950 où il sera partiellement rénové.

66 67 Plus tard, sans doute vers 670 av. J.-C., le roi Rusa II47 déplace la capitale d’une dizaine de kilomètres vers le nord (Rusahinili, aujourd’hui Toprak-Kale), et comme les deux rivières, l’Engusner et le Doni, qui alimen- tent en eau les deux cités ne sont pas pérennes, ce souverain fait aménager un réservoir artificiel de stockage, le lac Rusa (aujourd’hui le lac Keshish Gölü, dont le niveau est plus bas de 10 m qu’à l’époque du roi Rusa), en barrant par deux barrages les deux débouchés naturels d’un bassin de mon- tagne. On évalue les dimensions du barrage nord à 15 m en hauteur et 75 m en longueur, et celles du barrage sud à 7 m en hauteur et 62 m en longueur. Ce barrage sud, qui est resté bien conservé (il n’est plus en eau, car le lac est plus bas de 10 m), est constitué de deux parements en pierres sèches, épais chacun de 7 m, et d’un remplissage en terre sur une épaisseur de 13 m48. De ce barrage sud, l’eau est amenée vers un barrage réservoir secondaire sur le Doni Cayi, pour contribuer aussi à l’irrigation de la région de Tushpa. D’autres barrages sont réalisés en aval, un peu plus tard, sur les deux riviè- res, pour augmenter encore la capacité de stockage. Ce sont donc plusieurs barrages qui constituent le système de ges- tion de l’eau du lac Rusa. Au long de l’histoire, l’émissaire nord du lac est apparemment détruit et reconstruit plusieurs fois : ce qui peut expliquer l’existence d’un barrage attribué à l’époque romaine, en aval sur l’En- gusner Cayi ; sa dernière reconstruction, à une cote moindre que sa cote originale, date de 1950. Les barrages-réservoirs en amont sur le Doni Cayi sont encore en service aujourd’hui ; il s’agit probablement des plus anciens barrages encore en exploitation49.

Les qanats : une nouvelle technique pour obtenir de l’eau Lorsque les eaux de surface ne sont pas suffisantes pour l’irrigation, il faut avoir recours aux eaux souterraines. Depuis le VIe millénaire on sait creuser des puits. C’est probablement au début du Ier millénaire av. J.-C., en Perse ou en Urartu, que l’on invente un dispositif remarquable pour obtenir une eau d’excellente qualité, le qanat50.

47. Une stèle mentionne Rusa sans autre mention. Selon Paul Zimansky (1985), c’est au roi Rusa II (680-654 av. J.-C.) qu’il faut attribuer la paternité de ces travaux. 48. Sur l’alimentation en eau de Tushpa et Rusahinili, voir Garbrecht (1980, 1988). 49. Ce titre pourrait être contesté par le barrage de Homs en Syrie, que certains ont attribué aux Égyptiens, mais qui date plus probablement de l’occupation romaine. Nous en parlerons au chapitre 7. 50. Ce procédé nous est bien connu, grâce à l’étude très complète d’Henri Goblot (1979).

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Figure 2.19. Principe du qanat : une technique d’acquisition de l’eau d’origine minière, apparue, peut-être, en Urartu (Arménie) au VIIIe siècle av. J.-C., et diffusée ensuite dans tout l’empire perse (Goblot, 1979).

Ce mot signifie « roseau » en akkadien. Il s’agit d’une galerie creu- sée presque horizontalement, mais avec une petite pente (de l’ordre de 1 à 2 pour mille) pour que l’eau puisse s’écouler par gravité, au flanc d’un relief, jusqu’à rencontrer la nappe aquifère (figure 2.19). En général, la construction de l’ouvrage commence par le forement de ce qui sera son puits terminal, appelé le puits mère, qui permet de se rendre compte de la nature et du niveau de la nappe. Ensuite, on commence le creusement de la galerie à partir de l’aval, ce qui permet de travailler au sec jusqu’au moment où la nappe est atteinte, et on poursuit le creusement jusqu’à atteindre le puits mère. Des puits intermédiaires, espacés normalement de 50 à 100 m, permettent d’évacuer les déblais de creusement de la gale- rie, et assurent sa ventilation. La longueur de la galerie peut atteindre plusieurs kilomètres, voire plusieurs dizaines de kilomètres, et la profon- deur du puits mère varie entre une vingtaine et une centaine de mètres. Le débit délivré est généralement compris entre quelques litres par seconde et quelques centaines de litres par seconde. En 714 av. J.-C., Sargon II, roi d’Assyrie (le père de Sennacherib), au terme d’une guerre avec le roi Rusa I d’Urartu, détruit les bases d’Urartu dans la région du lac Urmiah et, en particulier, les qanats alimentant en eau la ville d’Ulhu, située à l’est de ce lac (60 km au nord de l’actuelle Tabriz). Les Assyriens, à l’occasion du compte rendu écrit de cette campa- gne51, laissent une description tout à fait admirative de dispositifs appelés « sorties d’eau », qui constitue, peut-être, la première trace écrite que l’on ait sur les qanats :

51. Récit de la 8e campagne de Sargon II contre Rusa I, tablette conservée au musée du Louvre, cit. d’après Goblot (1979).

68 69 « Ursa (= Rusa) le roi et seigneur de ce pays, poussé par son intelligence, fit voir à son peuple comment on ménage des sorties d’eau et il fit couler une eau aussi copieuse que l’Euphrate. »

Quelle est la genèse de cette innovation ? Les monts Zagros sont une région de mines, tout particulièrement les alentours du lac de Van. Selon Henri Goblot, c’est peut-être la nécessité de drainer certaines galeries de mines, inondées pour avoir atteint la nappe phréatique, qui conduit à acheminer cette eau en surface par écoulement gravitaire. Dans un pays devant faire face à l’extension de ses ressources en eau, l’idée d’utiliser cette eau, puis de creuser des galeries uniquement dans ce but, fait sans doute rapidement son chemin. Cette technique est promise à un grand avenir : les Perses l’adoptent pour la mise en valeur du plateau iranien et, en particulier, pour l’eau de leur capitale, Ecbatane. C’est ce que rapporte Ctésias de Cnide, un médecin de l’expédition de Xénophon retenu long- temps captif chez les Perses : « Arrivée à Ecbatane, ville située dans une plaine, elle (encore la légen- daire Sémiramis ! Ici, il ne peut s’agir que d’un souverain mède ou perse) y fit construire un palais luxueux et elle s’occupa avec un soin remarquable de toute la région. La ville était sans eau et il n’y avait aucune source dans les environs ; mais Sémiramis amena de l’eau dans toute la ville, une eau abondante et très pure à force de lourdes dépenses. »52 Cyrus introduit la technique des qanats en Oman, et Darius dans les oasis d’Égypte. Comme nous le verrons dans les chapitres qui suivent, les Romains la développeront dans tout le Proche-Orient, et jusqu’en Tuni- sie, et les Arabes la transmettront jusqu’en Espagne et au Maroc. Des migrants venus d’Orient en feront bénéficier les oasis sahariennes.

Dans les steppes de l’Asie centrale : irrigation en Bactriane et en Margiane avant l’arrivée d’Alexandre le Grand À l’est des monts Zagros et du plateau iranien, la Bactriane, pays de cocagne pour ses vallées fertiles, est reliée par un courant d’échanges très ancien à l’univers syro-mésopotamien, ce qui justifie sa place dans ce chapitre. « Que l’homme prenne la peine de l’irriguer, toutes les cultures y poussent en abondance à l’exception de l’olivier ».53

52. Ctésias, Histoire des Perses, 13, traduction J. Auberger. Plus tard, Polybe évoquera encore plus clairement des « canaux souterrains » dans cette région (extrait cité au chapitre 7). 53. Strabon.

70 71 Nous avons évoqué dans le chapitre 1 l’apparition de la civilisation bactrio-margiane ou civilisation de l’Oxus, dont la maîtrise de l’irrigation est un pilier. Il est douteux que la Bactriane ait été effectivement soumise au joug assyrien, comme le suggèrent certaines sources antiques ; en revanche, elle fait clairement partie de l’empire perse achéménide et, à ce titre, se rangera, non sans combats d’ailleurs, dans la liste des conquêtes d’Alexandre. C’est en Bactriane qu’Alexandre épousera Roxanne. Depuis le IVe millénaire, les aménagements hydrauliques s’y succè- dent et se généralisent. En Margiane et en Bactriane occidentale, les riviè- res qui disparaissent dans le désert avant de pouvoir atteindre l’Oxus for- ment des deltas qui sont aménagés et irrigués dès le IIe millénaire : après celui de Geoksiur dont nous avons parlé dans le chapitre 1, ce sont l’oasis de Merv (Marw) sur la rivière Murgab (dont nous reparlerons au chapi- tre 7), les oasis de Sherabad, Ulambulak et Mirshada sur la rive droite de l’Oxus en Bactriane occidentale, l’oasis de Bactres (Balkh), au sud, capi- tale de la région dès la fin du IIe millénaire. À Merv, les études des archéo- logues russes ont montré que le peuplement se déplace progressivement vers l’amont au fur et à mesure que l’extension de l’irrigation assèche l’ex- trémité aval du réseau54. Dans le nord, en Sogdiane, on trouve aussi des traces précoces d’irrigation à Sarazm, sur le Zeravchan, qui est la rivière sur laquelle sera plus tard installée Samarcande (voir les figures 1.3 et 7.1 pour des cartes de situation), ainsi que sur le bas cours de l’Oxus (au sud de la mer d’Aral) et au Dehistan, au sud-est de la Caspienne. Plus à l’est, au pied des grandes montagnes de l’Hindu Kush et du Pamir, les vallées de l’Oxus et de ses affluents en Bactriane orientale constituent aussi des milieux favorables à l’agriculture irriguée. Des pros- pections françaises menées entre 1971 et 1977 ont permis de restituer les canaux anciens, et dans une certaine mesure de situer la chronologie de leurs évolutions à partir de la datation des sites habités55. Pour étendre les cultures à des terrasses situées de plus en plus haut au-dessus des fleuves, il faut rallonger les canaux pour que l’altitude de leurs prises puisse être supérieure à celle de la terrasse à irriguer, il faut faire passer ces canaux d’une terrasse à l’autre. Souvent, c’est un canal prélevé sur un affluent, parfois lointain, qui permet d’irriguer les terrasses du cours prin-

54. Bader, Gaibov, Gubaev, Kochelenko (1996) ; Gaibov et Kochelenko (2002) : selon ces auteurs, l’irrigation de l’oasis de Merv remonte à environ 2100 av. J.-C. 55. Cette prospection a été réalisée sous la direction de Jean-Claude Gardin, avec la participation de P. Gentelle et B. Lyonnet. Pour le tracé des canaux, voir Gentelle (1989) ; pour la synthèse de ces travaux, avec une datation des canaux revue à partir des analyses des céramiques, voir Gardin (1998).

70 71 cipal du fleuve. Ainsi, une plaine, qui domine l’Oxus à son confluent avec la Kokcha, est irriguée depuis le IIIe millénaire à partir d’un canal long de 25 km, dérivé de la Kokcha, qui va jusqu’à l’établissement harapéen de Shortughaï (figures 2.20 et 7.2).

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Figure 2.20. Canaux d’irrigation en Bactriane orientale à la veille de l’arrivée d’Alexandre le Grand, à proximité du confluent de l’Oxus et de la Kokcha (Gentelle, 1989 ; Gardin, 1998). Les zones irriguées sont celles qui sont comprises entre les canaux et les fleuves. Les sites indiqués en italique (Shortughaï et Taluqan) remontent au IIIe millénaire.

Mais c’est au cours de la période qui s’étend entre 1500 av. J.-C. et l’arrivée d’Alexandre le Grand – période qui fait aussi l’objet des grandes adductions d’eau en Assyrie et en Urartu, ainsi que de vastes programmes d’irrigation à partir du fleuve Atrek, à l’est de la mer Caspienne – que l’on observe des aménagements réalisés à plus grande échelle encore. Pour développer la région de rive gauche de l’Oxus, on dirige vers le nord une branche artificielle de la rivière de Taluqan, longue d’une cinquantaine de kilomètres, aujourd’hui appelée le Rud i Sharawn (figure 2.20). Son carac- tère artificiel est révélé par sa direction qui est souvent perpendiculaire à celle du ruissellement des eaux. Ce tracé s’appuie, au sud, sur d’anciens bras ou canaux dans la plaine de Taluqan et, au nord, sur la vallée d’un

72 73 petit cours d’eau affluent de la Kokcha. Dans la partie centrale qui sépare les bassins des deux fleuves, le canal est creusé profondément dans un sol de loess assez meuble, sur une profondeur qui, sur un kilomètre de long, atteint une vingtaine de mètres. Il s’agit d’une importante opération de transfert d’eau d’un bassin à un autre ; on peut la comparer avec ce que Sennacherib a fait réaliser pour amener de l’eau vers le Khosr et alimenter les jardins de Ninive (figure 2.15). Il est impossible de préciser l’antériorité de l’un ou de l’autre de ces aménagements, mais entre ces régions éloignées le savoir-faire nécessaire est en tout cas partagé. Ici, en Bactriane, on peut se demander quel est le pouvoir assez fort pour réaliser cette opération : décision des dirigeants perses ou œuvre antérieure d’un pouvoir bactrien local ? La Bactriane, avant même l’arrivée des Perses, présente déjà une forte unité culturelle, peut-être signe d’une unité politique, mais cette histoire n’est pas connue.

72 73

3. L’ÉGYPTE ANCIENNE ET L’ARABIE HEUREUSE, SOUS L’INFLUENCE SAISONNIÈRE DES CRUES

Les deux rives de la mer Rouge sont bordées par des déserts. Sur ces deux rives, deux pays où des franges verdoyantes sont depuis le IVe millé- naire conquises sur ces déserts, deux pays qui dépendent de régimes saisonniers de crues. À l’est, c’est l’Arabie Heureuse, l’actuel . À l’ouest, l’Égypte, à laquelle est consacrée la majeure partie de ce chapitre. Unifiée et dominée par le Nil, sa civilisation est puissante et originale, jus- qu’à la transition vers la période hellénistique, qui verra le rayonnement d’Alexandrie, et qui sera relatée dans la deuxième partie de ce livre1.

Repères historiques

Les premières cultures en Égypte suivent une évolution parallèle à celles de la Mésopotamie, avec un léger retard. À l’inverse cependant de l’histoire agitée de l’univers syro-mésopotamien, l’évolution historique de l’Égypte est relativement linéaire : l’unification politique du double pays (la Haute-Égypte et le delta) se produit vers 3100 av. J.-C. ; elle est sans doute la conséquence logique de l’existence d’une culture commune. Cette unité culturelle et politique du sud et du nord, aspiration profonde des Égyptiens, se maintient à travers les siècles en dépit de quelques périodes troublées, l’une de 2180 à 2040 av. J.-C., qui sépare l’Ancien Empire du Moyen Empire, et la seconde, de 1730 à 1560 av. J.-C., qui prélude à l’éta- blissement du Nouvel Empire. Le Moyen et le Nouvel Empire sont marqués par un expansionnisme commercial et militaire vers le sud, en remontant le Nil, ainsi que vers le nord-est : l’Égypte réussit plusieurs fois à étendre sa domination sur la Palestine, et même jusqu’au cours supérieur de l’Euphrate, sous Thout- mosis III et Ramsès II, aux XVe et XIIIe siècles av. J.-C. Vers 1200 av. J.-C., l’Égypte réussit à repousser, sur terre comme sur le fleuve, l’invasion des Peuples de la mer, mais elle reste ensuite affaiblie. Toujours capable de sursauts, elle parvient, dans l’ensemble, à préserver son unité. L’Assyrien Ashurbanipal réalise temporairement sa conquête vers 660 av. J.-C. Les Assyriens sont expulsés en 653 av. J.-C., avec, pour

1. Nous serons cependant amenés à évoquer dans ce chapitre certains travaux des Ptolémées, les souverains de culture grecque successeurs d’Alexandre, lorsque ces tra- vaux sont des continuations de réalisations de l’époque pharaonique.

75 un siècle, la renaissance de la dynastie saïte. Le Perse Cambyse réussit finalement la conquête de l’Égypte en 525 av. J.-C., date qui marque la fin de l’Égypte pharaonique et son intégration dans l’empire perse aché- ménide. En 331 av. J.-C., l’Égypte passe sous le contrôle d’Alexandre le Grand, puis des héritiers de Ptolémée, son général.

Les principes ancestraux de l’utilisation du Nil

Au IIIe millénaire av. J.-C., se développe en Égypte une technique d’irrigation naturelle spécifiquement adaptée aux régimes du Nil. Ce fleuve est caractérisé par un régime régulier de crues, de juin à octobre, dont l’ampleur est évidemment variable. Les tout premiers travaux agri- coles sont simplement réalisés en ensemençant la terre humide et ferti- lisée par le dépôt de limons après la crue. Mais une crue de faible ampli- tude est alors synonyme d’année de famine : « Mon cœur était dans une très grande peine car le Nil n’était pas venu à temps pendant une durée de sept ans. Le grain était peu abondant, les graines étaient desséchées, tout ce qu’on avait à manger était en maigre quantité, chacun était frustré de son revenu. »2 Sans jamais pouvoir éliminer l’influence de l’amplitude de la crue sur la production agricole, l’intervention humaine consiste à aménager une irrigation permettant d’augmenter la superficie bonifiée. Dans un premier temps, cette technique utilise des cuvettes naturelles, de part et d’autre du lit du fleuve : l’eau y est stockée assez longtemps (un mois ou deux) pour que les sédiments se déposent, puis elle est évacuée vers le Nil ou vers une autre cuvette en contrebas, et la terre est alors prête pour la culture. Ce système s’étend ensuite à l’aménagement de bassins de rétention artificiels, et cette extension nécessite des travaux de construction de digues et de canaux d’am- pleur croissante. Le chadouf apparaît au courant du IIe millénaire av. J.-C., il existe une batterie de chadoufs représentée dans une tombe d’époque ramesside. L’austère Gréco-Romain Strabon, qui visite l’Égypte vers 25 av. J.-C., au début de la domination romaine, pourtant peu enclin à l’émerveille- ment, écrit sur les Égyptiens3 :

2. Ce récit, appelé « stèle de famine », relate des années difficiles qui se seraient produi- tes sous le règne de Djoser, deuxième pharaon de la IIIe dynastie (vers 2600 av. J.-C.). Elle est gravée tardivement, sous les Ptolémées, mais il est probable qu’elle soit la retranscription d’un texte ou d’une tradition beaucoup plus ancien (cit. d’après Nicolas Grimal, 1988, chap. 4). 3. Géographie, livre XVII, 1, 3, trad. Pascal Charvet.

76 77 « Leurs pratiques à l’égard du fleuve (le Nil) sont si excellentes qu’à force de diligence la nature a été vaincue. Car, selon l’ordre naturel, une terre va donner plus de fruits qu’une autre et davantage encore si elle a été inondée ; et plus grande est la crue du fleuve, plus grande est l’étendue de terres inondées. Mais, souvent, lorsque la nature se montrait défaillante, une activité diligente parvint, même lors de crues plus faibles, à inonder autant de terres que lors de grandes crues, et ce par le moyen de canaux et de digues. »

Les nilomètres

Mesurer le niveau de la crue est donc toujours d’une grande impor- tance : pour les manœuvres du système d’irrigation, bien sûr, mais aussi pour fixer le montant de l’impôt, puisque du niveau de la crue se déduit presque automatiquement le rendement agricole. Pour quantifier l’impor- tance de la crue, on grave dans la pierre des échelles graduées, appelées « nilomètres » depuis Strabon. Les principaux nilomètres connus4 sont à la passe fortifiée de Semna, en amont de la seconde cataracte (vers 1800 av. J.-C.), sur l’île d’Éléphantine à Assouan, en aval de la première cataracte (1800 av. J.-C.), au temple de Karnak à Thèbes (800 av. J.-C.), et près de Memphis en amont du delta. Mais des nilomètres beaucoup plus anciens ont certainement existé, puisque les niveaux atteints par la crue sont déjà attestés dans les annales des IVe et Ve dynasties (2500-2000 av. J.-C.)5 L’unité de mesure est la coudée nilométrique, qui vaut 0,525 m. Le zéro des échelles nilométriques est très probablement calé par rapport au niveau d’étiage du fleuve, niveau qui peut varier au cours du temps avec les variations de largeur du fleuve (on note un changement d’échelle vers 2000). Les échelles portent des repères qui correspondent aux niveaux de crue jugés favorables : un peu plus de 21 coudées à Éléphantine, 12 à 14 coudées à Memphis, 7 coudées dans le delta. Deux endroits sont particulièrement importants pour mesurer la crue : à Éléphantine (Assouan), qui est le point d’entrée du flot dans l’Égypte pro- prement dite, et à Memphis, qui annonce la crue qui va atteindre le delta. On connaît deux nilomètres à Assouan. La tradition rapporte que, pour obtenir à Assouan une lecture précise du niveau du Nil qui ne soit pas perturbée par les remous, la lecture de ce niveau est faite dans un puits communicant avec le Nil (mais on ignore de quand date ce concept) ; écoutons encore Strabon :

4. Voir Danièle Bonneau (1986), Gunther Garbrecht (1987), et les commentaires de Jean Yoyotte et Pascal Charvet (1997) dans Le voyage en Égypte de Strabon. 5. Dalles en pierre noire, dont un fragment est au musée du Caire ; la principale, la « pierre de Palerme », est au musée de cette ville (voir par exemple Roccati, 1982).

76 77 JourdainJourdain MER MEMÉDITERRANÉDITERRANEE JerusaleJérusalem

Alexandrie Gaza MEMERR MO MORTRTEE (331(331 av. av J.-C.) JC) Péluse Saïs lac Maréôtis canal de Nechao Bubastis canal de Nechao BASSE lacTi Tmsimahsah lat ÉGYPTE Tumi lacslacs amAmererss PétrPetraa wadi 30° N canal de Memphis Heliopolis Memphis

lac Qaroun barrage de dépression Sadd el-Kafara GolfeGolfe de Suez du Fayoum (2650 av. J.-C.) SINASINAIÏ drainage et Hérakléopolis S irrigation ue z (lac Moeris) Joseph

1850 av. J.-C. canal

Hermopolis El-Amarna

DÉSERT D'ARABIE

Mersa HAUTE Gawasis MERMER ROUGROUG ÉGYPTE (Sawu) 26° N wadi Hamm amat QoseirQoseir Coptos EE Thèbes (Wast) Oasis de Kharga Hierakonpolis (Nekhen) qanats (500 av. J.-C.) Edfou (Behdet)

mines d'or

chenaux, puis canal Ile d'Éléphantine de navigation Syène (Assouan) re Tête de Nekheb (à partir de 2400 av. J.-C.) 1 cataract veve e (rapides rsrs

tropique du Cancer d'Assouan) P UNT

Nil mines d'or Glissière à bateaux OUAOUAT wadi Allaqi (vers 1820 av. J.-C.) Buhen

22° N Mirgissa 2 e mines d'or cataracte

Passe fortifiée mines d'or Semna (Heh) DÉSERT DE NUBIE alt. supérieure à 100 m KOUSH

Figure 3.1. Les grands travaux hydrauliques dans l’Égypte ancienne et en Nubie.

78 79 Figure 3.2. Le Nil, entre Thèbes et Assouan (photo de l’auteur). On observe le contraste entre la plaine irriguée, verte (en sombre sur la photo), et les collines arides du fond.

« Le nilomètre est un puits construit en pierres bien équarries sur la rive du Nil, dans lequel sont faites des marques indiquant les crues du Nil les plus grandes, les plus petites et les moyennes, car l’eau dans le puits monte et s’abaisse avec celle du fleuve. C’est pourquoi, il y a des cotes sur la paroi du puits, mesures des crues arrivées à leur terme, et des autres. Des inspecteurs les examinent et communiquent leurs observations au reste de la population, pour son information ; ils savent en effet longtemps à l’avance, à partir de ces signes et des délais, quand la future inondation se produira, et les révèlent ainsi par anticipation. Ce renseignement est utile, non seulement aux agriculteurs pour le réglage de la distribution de l’eau, pour les digues, les canaux, et toute chose de cet ordre, mais éga- lement aux préfets pour l’estimation des revenus publics, car les revenus seront d’autant plus élevés que la crue sera plus forte. » 6 Selon Danièle Bonneau, les mesures commencent à la fin juin, au solstice d’été, jusqu’au terme de l’inondation, fin octobre, et ces données sont diffusées dans la vallée pour l’usage de tous.

6. Géographie, livre XVII, 1, 48, trad. Pascal Charvet.

78 79 Bien sûr, le Nil constitue aussi la principale voie de communication du pays. bassin Les navires du Nil, peints sur les poteries protohistoriques, comptent parmi les pre- mières représentations connues de bateau Vers le (figure 1.7). Chaque ville, chaque temple, Nil a son port fluvial, généralement construit en forme de T, avec un bassin relié au Nil par un court canal.

Les premiers aménagements dans l’Égypte du IIIe millénaire

L’un des premiers rois dont on ait trace est représenté sur une masse d’arme7 dans un acte qui est, peut-être, celui d’ouvrir une brèche dans une digue avec une houe, avec, à ses côtés, un homme qui emplit un couffin de terre. Ce roi, que nous appelons Scorpion à cause de l’idéogramme qui le désigne sur cette massue, aurait vécu vers 3200 av. J.-C. C’est vers cette époque que naît l’écriture en Égypte, et que se réalise l’unité politique entre Haute et Basse-Égypte.

L’aménagement de la capitale Memphis Hérodote, qui visite l’Égypte en 460 av. J.-C., à une époque où ce pays est sous la domination perse, rapporte, sur la foi des récits des prêtres qui le renseignent sur l’histoire de l’Égypte, que c’est un roi qu’il appelle Min (Ménès) qui construit la nouvelle capitale de l’Égypte unifiée à Memphis, à la frontière des deux Égyptes. L’acte de fondation de cette cité est l’amé- nagement de grandes digues : « Min fut le premier roi d’Égypte, et c’est lui, m’ont dit les prêtres, qui a protégé Memphis par une digue. Le fleuve coulait alors tout entier au pied des montagnes sablonneuses de la rive lybique ; Min fit barrer par une levée de terre le coude que le Nil dessinait vers le midi, à quelque cent stades (18 km) en amont de Memphis, pour mettre à sec l’ancien lit, et, par un canal, contraindre le fleuve à couler au milieu de la vallée. De nos jours encore, les Perses surveillent de près ce coude du Nil pour maintenir le fleuve dans son cours actuel, et ils consolident chaque année la digue qui le ferme ; car si le fleuve parvient un jour à la rompre et à se répandre de ce côté, Memphis risque d’être submergée toute entière. Puis, disent

7. Massue dite de Khashkhemoui, Ashmolean Museum, Oxford.

80 81 les prêtres, quand il eut transformé en sol ferme l’ancien lit du fleuve, ce Min, le premier roi du pays, y bâtit la ville qu’on appelle aujourd’hui Memphis (elle se trouve elle aussi dans la partie étroite de l’Égypte) ; puis, au-dehors de la ville, au nord et au couchant, il fit creuser un lac artificiel alimenté par l’eau du fleuve (au levant le Nil lui-même la protège). »8

Qui est Min ? Sans doute le tout premier pharaon identifiable, Ménès ou Narmer, qui règne probablement entre 3150 et 3125 av. J.-C.9 On a spé- culé sur l’ouvrage réalisé par ce pharaon à Memphis. Si on considère la dif- ficulté de barrer un fleuve comme le Nil (alors que ces travaux se situent au début de l’histoire de l’Égypte), il semble bien peu plausible que l’ouvrage réalisé soit un véritable barrage. Hérodote, qui est considéré comme un témoin digne de foi, distingue bien dans son récit ce qu’on lui dit et ce qu’il voit ; or il voit cette digue, et il constate qu’elle est entretenue. Il semble vraisemblable que pour fonder Memphis, on draine des terres marécageu- ses, peut-être un ancien bras du Nil, et qu’on construise la digue en ques- tion, une vingtaine de kilomètres en amont, pour mettre ces terres à l’abri de la crue. La hauteur de cette digue est nécessairement d’une douzaine de mètres, qui est la hauteur des plus hautes crues à Memphis. Le port de Memphis est sans doute le plus grand d’Égypte. Il est, pense-t-on, situé en rive gauche, creusé dans la vallée d’un wadi qui entaille le plateau ; long de près d’un kilomètre et large de 200 à 300 m, il communique avec le Nil par un canal qui se prolonge vers le nord, lon- geant le plateau, voie de communication vers les sites cultuels et funérai- res de Saqqarah10.

Sadd el-Kafara11 : le premier grand barrage connu… et l’histoire de sa ruine Sous la IIIe ou la IVe dynastie, vers 2700 ou 2600 av. J.-C., on entre- prend de construire un barrage sur un affluent temporaire du Nil, le wadi Garawi, une dizaine de kilomètres au sud-est de Memphis. Le cadre de ce chantier est toujours la mise en valeur de la région de la capitale, et l’épo- que est contemporaine de la construction des grandes pyramides de Giza.

8. L’Enquête, livre II. 9. D’après Nicolas Grimal, Histoire de l’Égypte ancienne (1988). 10. Kerisel (1999). 11. Ce sont les Arabes qui donneront ce nom aux restes de l’ouvrage ; il signifie « barrage des incroyants ».

80 81 Les restes de l’ouvrage sont encore bien visibles, sur chacune des rives du wadi, ils ont été étudiés en 1982 par une mission d’exploration germano- égyptienne12.

Figure 3.3. Restes du barrage de Sadd el-Kafara (2600 av. J.-C. environ), en rive droite du wadi Garawi : le plus ancien grand barrage connu. Vue de l’amont (photo G. Garbrecht).

10 m 34 m 12 m 25° 35° sables et graviers, tout venant 30° 14 m 45° rochers rochers

29 m 32 m 37 m

Figure 3.3 bis. Coupe de la structure du barrage de Sadd el-Kafara sur le wadi Garawi. Les blocs extérieurs forment des marches d’escalier (30 marches environ). D’après Garbrecht (1985).

12. Gunther Garbrecht (1985) donne un compte-rendu détaillé des conclusions de cette mission.

82 83 Le barrage est constitué de deux parements en enrochements avec un noyau central en tout-venant ; les faces amont et aval sont protégées par des blocs taillés de façon à constituer des gradins de 30 cm de hau- teur environ (figure 3.3). Sa longueur de 113 m et, surtout, sa hauteur de 14 m, font de cet ouvrage le plus ancien grand barrage connu. C’est son épaisseur colossale qui surprend le plus : presque 100 m à la base, 66 m en crête ; elle montre que la technique des barrages n’est pas encore familière dans l’Égypte du IIIe millénaire. La destination la plus probable de l’ouvrage est de protéger la zone cultivée et sans doute habitée en aval, aux abords du Nil, contre les crues violentes du wadi Garawi. En effet, sa structure ne comporte pas de noyau imperméable, ce qui milite contre l’hypothèse d’un réservoir destiné à stocker de l’eau en vue d’un usage agricole. L’irrigation en Égypte à cette époque reste d’ailleurs exclusivement orientée vers la crue du Nil. Mais l’observation de la retenue ne montre aucune trace de sédimen- tation. Le destin de cet ouvrage important n’est donc pas de durer. Le wadi Garawi, à sec en temps normal, a des crues violentes, nous l’avons dit. La pente du lit est assez importante, de 10 m par kilomètre, et le débit de crue peut être estimé entre 50 et 250 m3/s. La capacité de stockage de la retenue (620 000 m3) est insuffisante pour contenir entièrement l’eau des plus grandes crues. Sur la rive gauche, il existe une terrasse qui culmine à un niveau de 1,5 m en dessous de la crête du barrage et qui peut jouer naturellement, par dessein des concepteurs ou bien par hasard, le rôle d’un évacuateur de crue, avec une capacité de l’ordre de 85 m3/s ; au-delà de ce débit, le barrage peut être submergé. Mais sa structure, largement dimensionnée et protégée par des enrochements, devrait pouvoir suppor- ter un déversement partiel. Ce sont ces analyses qui ont conduit Gunther Garbrecht à proposer, comme hypothèse, que la rupture du barrage se produit avant que l’ouvrage ne soit complètement terminé, à un moment où le parement rocheux amont culmine à sa cote nominale, mais où le parement aval et le remplissage du noyau ne sont pas complètement ache- vés. Submergé par une crue exceptionnelle, l’ouvrage est alors ruiné par l’érosion du noyau central et l’effondrement du parement amont. Certai- nement, l’effet de cette rupture est destructeur en aval, et le souvenir de cette catastrophe peut expliquer l’absence de nouvelles constructions de barrages en Égypte, pour de nombreux siècles.

82 83 Sur la route de la Nubie, les ouvrages de navigation sur le Nil (IIIe et IIe millénaires)

Le canal de navigation à la première cataracte

La Nubie est riche en carrières, en mines d‘or et d’améthyste. Dès la VIe dynastie, sous l’Ancien Empire, commence une politique pour utiliser les ressources du Sud. Les rapides d’Assouan, qui constituent la première cataracte du Nil (figure 3.4), sont un obstacle à la navigation. Le pharaon Merenrê I fait aménager, vers 2400 av. J.-C., par un de ses plus proches lieutenants, Ouni, qui deviendra par la suite gouverneur de Haute- Égypte, un système de chenaux permettant de franchir cet obstacle. Dans sa tombe, Ouni fait graver son autobiographie ; on y trouve l’inscription suivante13 : « Puis Sa Majesté m’envoie pour creuser cinq canaux (chenaux ?) en Haute-Égypte et pour construire trois cargos et quatre navires de trans- port, en bois d’acacia du pays de Ouaouat. Les chefs des pays de Irtet, De Ouaouat, de Iam et de Medla font couper du bois pour cela. J’accomplis l’ensemble de ma mission en une seule année. Lorsque les bateaux sont mis à flot, ils sont également chargés de grands et larges blocs de granit pour la pyramide (de Merenrê). »

Figure 3.4. Le relief tourmenté du site de la première cataracte, en amont d’Assouan, en basses eaux (photo de l’auteur).

13. Inscription funéraire du prince Ouni (2400-2350 av. J.-C.), d’après Claire Lalouette (1984), I.

84 85 Nous connaissons, grâce à ce texte, la raison première de la mission confiée à Ouni : la descente des bateaux en provenance des carrières de pierre. Dans les chenaux dragués ou aménagés par Ouni, le courant est certainement assez violent pour rendre la remontée difficile. Ces ouvra- ges sont reconstruits, ou agrandis, sous le règne du pharaon Sésostris III (XIIe dynastie), vers 1870 av. J.-C., à l’apogée du Moyen Empire. Cette fois-ci, les raisons sont clairement militaires : il s’agit de permettre aux expéditions égyptiennes, à quatre reprises au moins (en l’an 8, 12, 16 et 19 du règne), de remonter vers la deuxième cataracte14. Mais, visiblement, ces ouvrages ne sont pas suffisants ou bien se sont ensablés, ce qui ne saurait nous étonner, compte tenu de la violence des courants dans cette zone (et donc du charriage de sable par le courant). De nouveaux travaux sont alors réalisés sous Thoutmosis I et Thoutmosis III, entre 1490 et 1425 av. J.-C., avec, cette fois-ci, la construction d’un véritable canal de 75 m de long, 10 m de large, et 7 m de profondeur15. Dans son voyage en Égypte, Hérodote ne remonte pas au-delà de la première cataracte. Voici comment ses informateurs lui décrivent les con- ditions de navigation dans cette zone16 : « Au-dessus d’Éléphantine (île située en aval immédiat de la première cataracte), le terrain devient escarpé. Il faut attacher des cordes aux deux côtés de la barque, et la remorquer, comme on mène un bœuf ; si les cordes cassent, le bateau est entraîné par la force du courant. Il faut quatre jours pour franchir ce passage : le Nil y est sinueux comme le Méandre, et il y a douze schènes (?) à parcourir de cette manière. » Beaucoup plus tard, le récit que fait Strabon de sa remontée (par voie de terre) au-delà de la cataracte ne mentionne rien de cet ouvrage, ce qui montre que ce canal n’est plus en service. On imagine sans peine la difficulté de maintenir pérenne un tel ouvrage, sans écluses, dans une zone de forts courants.

Plus au sud : les ouvrages aux alentours de la deuxième cataracte

Les pharaons du Moyen Empire cherchent en même temps à per- mettre le commerce fluvial avec la Nubie, et à se protéger des incursions venant de ce pays. Sésostris III porte la frontière de l’Égypte jusqu’à

14. Grimal (1988), chap. 6. 15. Goyon (1986). 16. L’Enquête, livre II, 29, trad. Andrée Barguet.

84 85 Semna, au-delà de la deuxième cataracte. Une stèle porte la mention sui- vante : « Frontière sud établie en l’an 8 de la majesté du roi Khâkaourê (Sésos- tris III), de façon à empêcher qu’aucun Nubien ne la franchisse, que ce soit par terre ou en bateau, ni aucun troupeau de Nubien ; à l’exception des Nubiens qui viendraient faire du commerce dans Iken (Mirgissa), sans aller toutefois jusqu’à permettre que passe jamais aucun bateau de Nubien vers le nord, au-delà de Heh (à la sortie nord de la passe de Semna), à jamais. »17

Pour faire respecter cette proclamation et contrôler étroitement la circulation sur le Nil, la passe de Semna est fortifiée. Le plan d’eau est relevé artificiellement, des chenaux du Nil sont barrés, de façon à ne per- mettre le passage des navires que dans une passe étroite entre les deux forts construits sur chacune des rives.

N glissière ville ville fortifiée ouverte

NIL port

forteresse 2 m

fort

coupe de la glissière

rapides

Figure 3.5. Aménagement de Mirgissa, à la deuxième cataracte (reconstitution schématique d’après Goyon, 1986 ; Vercoutter, 1991).

À la deuxième cataracte, le site de Mirgissa est lui aussi fortifié. Pour que les navires puissent toutefois franchir l’obstacle naturel que consti- tuent les rapides de la cataracte, on aménage un port dans les eaux calmes en amont, et une glissière qui permet de haler à sec les bateaux entre ce port et les eaux libres en aval (figure 3.5). Cette glissière, qui a une largeur

17. Citation d’après Jean Vercoutter (1991).

86 87 utile de 2 m environ, est profilée pour favoriser l’opération de halage ; elle est revêtue de bois et de limon maintenu humide. Elle est sans doute réa- lisée sous le règne de Sésostris III (vers 1870 av. J.-C.)18.

Le « merveilleux » lac de Moeris Quinze siècles de travaux pour l’aménagement du Fayoum

La dépression du Fayoum, située 80 km au sud-ouest de Memphis (voir la figure 3.1), la « province du Lac » des anciens Égyptiens, a été aimée des pharaons et a suscité l’émerveillement les voyageurs gréco- romains. C’est Strabon qui écrit : « (Cette région) renferme aussi cet admirable lac que l’on appelle lac de Moeris et qui a les dimensions et la couleur d’une mer. »19

La région a une longue histoire : aménagée au début du IIe millé- naire par les pharaons de la XIIe dynastie, visitée par Hérodote en 460 av. J.-C., elle est aménagée de nouveau par les successeurs d’Alexandre, les Ptolémée, au IIIe siècle av J.-C. C’est en 25 av. J.-C. que Strabon la visite, à l’aube de la domination de Rome dont le Fayoum sera l’un des greniers. Aujourd’hui, le lac Qaroun qui en occupe le fond, 70 m en dessous du niveau normal du Nil, a des rives plutôt désertiques. Témoignages par- fois contradictoires des voyageurs, études géologiques et archéologiques, conduisent à des interprétations souvent divergentes des aménagements de cette région. L’erreur serait sans doute d’oublier que cette histoire se déroule sur plus de quinze siècles.

Le pharaon et le lac : les grands travaux du IIe millénaire av. J.-C. Le Fayoum avait été alimenté au cours de la préhistoire par un ancien bras issu du Nil : le canal Joseph ou Bahr Youssouf. Elle constituait alors un immense plan d’eau, avec des marécages, dont la surface devait se situer à une cote un peu inférieure à celle du niveau du Nil. Petit à petit, la sédi-

18. Mirgissa a été exploré entre 1962 et 1968 par une mission française dirigée par Jean Vercoutter. Pour une synthèse, voir Vercoutter (1991). Pour la navigation entre Assouan et Semna, voir Goyon (1986). 19. Geographie, livre XVII, 1, 35, trad. Pascal Charvet.

86 87 mentation rehausse le niveau de la plaine20 : vers 7500 av. J.-C., la commu- nication avec le Nil n’est plus continue, elle se produit seulement par inter- mittences, ce qui conduit à des épisodes de rehaussement et de baisse du niveau du lac. Tout au long du IIIe millénaire, le niveau du lac semble rester bas, à une cote que certains pensent voisine de – 2 m21, alors que le niveau du Nil est à cette époque voisin de + 20 m. C’est à cette époque un grand lac non aménagé, son emprise est à peu près celle qui est délimitée par la ligne de niveau 0 sur la figure 3.6. On y pratique la pêche et la chasse.

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Figure 3.6. La dépression du Fayoum et le « lac Moeris ». Nous avons reporté sur cette carte les lignes de niveau 0, 10, 20, 30 et 50 m (d’après Ball, 1939), les monuments ou établissements de la XIIe dynastie, ainsi que les ouvrages hydrauliques (la digue d’Illahoun et le réservoir de Mala’a) dont l’existence est attestée au IIIe siècle av. J.-C. (Garbrecht et Jarritz, 1992). Le niveau normal du Nil est aujourd’hui à la cote 23 m. En crue, il peut atteindre 30 m.

20. 10 cm par siècle, selon Butzer (1998). Le niveau normal du Nil au droit du Fayoum, aujourd’hui à la cote + 23 ou + 24 m, était donc sans doute d’environ + 20 m au début du IIe millénaire. 21. Ces données résultent d’études géologiques synthétisées et analysées par Butzer (1998). (Suite de la note page suivante.)

88 89 Vers 2000 av. J.-C., peut-être à cause d’une crue exceptionnelle, le niveau de l’eau dans le Fayoum remonte brutalement à + 22 m, puis redescend22. Cette montée des eaux recouvre l’établissement de Kasr el Sagah (– 2400-2300) où il y avait un quai débarcadère. C’est après cet épisode que se situe l’intervention humaine. Nous sommes alors à l’apogée du Moyen Empire. Vers 1890 av. J.-C., Sésostris II commence les grands travaux qui sont terminés cinquante ans plus tard par son petit fils Ame- nemhat III23, qui est le souverain que les Grecs appelleront plus tard Moeris. Le canal Joseph est canalisé, sur une largeur de 90 m, des canaux de drainage et d’irrigation sont construits, et la région, mise en cultures, devient un centre économique important. Cette irrigation utilise certaine- ment des bassins de stockage de la crue, comme c’est l’usage en Égypte, et il est tentant de supposer que le grand réservoir artificiel dont on connaît l’existence ultérieure (réservoir de Mala’a) occupe déjà sous une forme ou une autre les terrasses supérieures au sud de la dépression, en hauteur pour irriguer l’ensemble de la région (mais on n’en a pas de preuves)24. La capitale de la province du Lac s’appelle alors Shedet (aujourd’hui Medinet el-Fayoum), ville que les Grecs appelleront bientôt Crocodilopolis, car on y vénère les crocodiles. Pour y demeurer à jamais, Amenemhat III y fait construire son tombeau, à Hawara : c’est une pyramide associée à un vaste temple, appelé le labyrinthe, qu’admireront les touristes grecs et romains. Le même roi fait construire un temple à proximité de l’actuelle Medinet Madi, un autre dans la colonie reconstruite de Kasr el-Sagah, ainsi que deux statues colossales à Biahmou, chacune haute de 12 m sur un socle monumental, sans doute à sa propre ressemblance. On a souvent posé la question de l’existence dès cette époque des ouvrages de contrôle des eaux à l’entrée du Fayoum (la digue d’Illahoun et ses vannes) qui seront attestés à l’époque ptolémaique. On peut observer sur la figure 3.6 que les monuments de la XIIe dynastie sont édifiés à une altitude comprise entre + 10 m et + 20 m25, donc très en dessous du niveau

(Suite note 21.) La cote de – 2 m atteinte vers 2000 av. J.-C. résulte de travaux géolo- giques de Gardener et Caton-Thomson (1929), citées par Garbrecht (1996). L’évapora- tion est estimée dans la région à 1,7 m par an ; le niveau peut donc baisser de 20 m en une douzaine d’années. 22. Butzer (1998). 23. Grimal (1988), chap 7. Amenemhat III règne de 1843 à 1793 av. J.-C., soit cinquante ans ! 24. Voir la synthèse de Günther Garbrecht (1996). 25. Et même + 9,7 m pour le temple de Médinet Madi, selon Butzer (1998).

88 89 de la crue ; on voit donc mal comment ne pas supposer l’existence d’ouvra- ges à Illahoun pour isoler le Fayoum du reste de la vallée et contrôler le flux du Nil dans la dépression. Avec la fin de la XIIe dynastie et du Moyen Empire, en 1759 av. J.-C., les troubles de la seconde période intermédiaire conduisent sans doute à des négligences dans l’entretien du système du Fayoum, toujours est- il que l’on trouve des traces géologiques de grandes innondations, vers 1700 av. J.-C., où le niveau de l’eau dans le Fayoum atteint + 22 m, puis de nouveau vers 1500 av. J.-C. avec la cote record de + 24 m26. Ces inon- dations sont destructrices, et la région ne retrouve plus ensuite le même lustre, du moins avant ses nouveaux aménagements du IIIe siècle av. J.-C., avec tout de même un certain renouveau à l’époque des Ramsès, lorsque le Fayoum abrite le grand harem royal. À partir du IXe siècle, il y a une nouvelle période de troubles et, sans doute, de nouveau des incursions non contrôlées des crues du Nil dans le Fayoum : selon Butzer (1998), le niveau de l’eau dans le Fayoum reste, du IXe au Ve siècle, aux alentours de + 20m : il est facile de voir sur la figure 3.6 que c’est alors la quasi-totalité de la dépression qui est inondée.

À la recherche du lac Moeris Des voyageurs grecs, Hérodote est le seul à visiter la région (en 460 av. J.-C.) avant les nouveaux travaux réalisés par Ptolémée II au IIIe siècle av. J.-C. Après avoir admiré le labyrinthe, monument funéraire d’Amenemhat III, il décrit un lac de très grandes dimensions, orienté à peu près nord-sud : « Tel est ce labyrinthe, mais le lac près duquel il se trouve, qu’on appelle le lac Moeris, est un ouvrage plus merveilleux encore. Il a trois mille six cents stades (640 km !) de pourtour, ce qui fait soixante schènes, la lon- gueur des frontières maritimes de l’Égypte ; il s’étend du nord au midi, et sa plus grande profondeur est de cinquante orgyies (89 m). Qu’il ait été creusé par la main de l’homme se voit immédiatement : deux pyrami- des (ce sont les colosses de Biahmou) s’élèvent à peu près en son milieu, hautes chacune de cinquante orgyies au-dessus de l’eau. […] L’eau de ce lac ne vient pas d’une source, car cette région est extrêmement aride ; c’est l’eau du Nil amenée par un canal, et elle coule six mois du Nil au lac, et six mois, inversement, du lac au Nil. »27

26. Butzer (1998). 27. L’Enquête, livre II, 150, trad Andrée Barguet.

90 91 On aimerait que ce récit puisse témoigner de l’œuvre des pharaons de la XIIe dynastie, mais il leur est postérieur de plus de mille ans. Ce que décrit précisément Hérodote, en réalité, c’est à n’en pas douter le spectacle un peu triste de la dépression entièrement inondée, conformément aux sources géologiques mentionnées plus haut. Les dimensions qu’indique Hérodote (640 km de pourtour), le fait que les colosses de Biahmou soient « au milieu du lac », ne laissent aucun doute28. Le courant alternatif dans le canal Joseph est alors probablement, à cette époque, un simple phénomène naturel causé par les variations saisonnières du niveau du Nil, non régulé par l’homme.

Figure 3.7. Amenemhat III regarde le lac de Moeris. Reconstitution de l’un des colosses de Biahmou par l’égyptologue Sir Flanders Petrie, 1899 (d’après Lane, 1985).

Et pourtant, nous l’avons dit, il doit logiquement y avoir, dès l’époque d’Amenemhat III, un ou des réservoirs temporaires pour stocker et répartir l’eau de la crue, distincts du lac Qaroun qui occupe le fond de la dépression, et situés au-dessus des terres à irriguer, sans doute à proximité de Shedet- Crocodilopolis et de l’arrivée du canal Joseph. Les études de terrain réalisées en 198829 ont permis de reconstituer les contours d’un vaste réservoir, situé effectivement sur les hauteurs, au sud de la dépression, délimité approxi- mativement au sud par la ligne de niveau + 17 m, et fermé au nord par un

28. Sur le fait que le « lac de Moeris », c’est-à-dire la dépression toute entière, ait été creusé artificiellement, il est clair que notre auteur a été abusé par ses sources : voir par exemple les notes de Jean Yoyotte dans l’édition de Strabon, Le voyage en Égypte, p. 142. 29. Garbrecht et Jarritz (1992). Voir aussi Garbrecht (1996).

90 91 barrage. Ce dernier (le barrage de Mala’a) a 8 000 m de long et 4 à 5 m de haut, mais les restes de constructions en maçonnerie qui sont encore visibles ne datent que des Ptolémées (IIIe siècle av. J.-C.) – avec des réfections d’épo- ques romaines et islamiques –, il n’est pas possible de retrouver des vestiges plus anciens. D’après les restes de la digue d’Illahoun qui subsistent encore (restent qui datent aussi du IIIe siècle av. J.-C.), cette digue mesure 5 km de long et 4 m de haut. On ne saura donc sans doute jamais avec certitude quel est exactement l’aménagement que l’on réalise au temps d’Amenemhat III. Comme les ingénieurs de Ptolémée donnent à leur réservoir l’ancien nom de lac de Moeris, il est possible que leurs travaux reproduisent plus ou moins un système préexistant ; mais il s’agit là seulement d’une spéculation. Une autre question se pose encore : quel est au cours des âges l’évo- lution du niveau « normal » du lac Qaroun ? Nous l’avons vu, l’altitude des monuments réalisés par la XIIe dynastie milite pour un lac dont la surface soit à peu près à la cote + 10 m. Il remonte à + 20 m, lorsque le Fayoum n’est plus isolé de la vallée, et fluctue au gré des crues. À l’époque des Pto- lémées, nous le verrons (figure 5.8), les nouveaux établissements seront autour de la cote 0 (voire – 10 m), altitude qui est donc certainement aussi révélatrice de celle du niveau du lac. Ce n’est sans doute que sous les Romains, que, pour augmenter encore la surface cultivable, on abaissera le niveau vers ce qui est son niveau actuel, 45 m en dessous du niveau de la mer. Nous les avons évoqués par nécessité, les travaux des successeurs d’Alexandre le Grand feront du Fayoum l’une des régions les plus produc- tives d’Égypte. Strabon la visite en 25 av. J.-C. (le labyrinthe reste l’une des curiosités les plus prisées par les voyageurs), longtemps après ces nouveaux travaux : « Toujours est-il que le lac de Moeris, par ses dimensions et sa profondeur, est capable de contenir, lors des crues du Nil, l’excédent des eaux, sans déborder sur les lieux habités et les cultures ; et au moment où se retirent les eaux du fleuve, il est en mesure aussi de rendre cet excédent d’eau par le même canal, à chacune de ses deux bouches, tout en gardant, lui-même et le canal, une réserve d’eau pour alimenter les canaux d’irrigation. Quoique ces effets soient l’œuvre de la nature, on a cependant placé aux deux bouches du canal des écluses (des portes ou des vannes ?) au moyen desquelles les ingénieurs règlent le flux de l’eau qui entre et qui sort. »

C’est alors bien le grand réservoir de Mala’a que Strabon décrit sous le nom de lac de Moeris, révérence inconsciente aux restes tout proches du vieux pharaon.

92 93 Les grands travaux en Égypte au Ier millénaire av. J.-C. : des derniers pharaons aux Perses.

Qui a creusé le premier « canal de Suez » ? L’Égypte commerce depuis fort longtemps par voie maritime avec les pays riverains de la mer Rouge, en particulier avec le pays de Punt, situé approximativement à l’est du Soudan et au nord de l’Érythrée ; vers 1900 av. J.-C., sous Amenemhat II (au Moyen Empire), on fonde le port de Mersa Gawasis sur la mer Rouge, un peu en dessous du 27e parallèle (donc un peu au nord de Thèbes). Les marchandises sont acheminées par voie de terre jusqu’à, ou depuis, Thèbes, en passant par des vallées arides, comme celle du wadi Hammamat. On conçoit bien l’intérêt d’une liaison maritime directe entre le Nil et la mer Rouge. Cette liaison a bien été réalisée, en passant par la vallée du wadi Tumilat, orientée est-ouest ; des traces en étaient encore visibles au siècle dernier, comme en témoigne Maurice Linant de Bellefonds (1799- 1883) : « Il y a plus de quarante années que l’on voyait, dans la partie septen- trionale de l’ouadée Toumilat d’aujourd’hui, les restes d’un ancien canal qui avait eu de faibles dimensions ; il venait de l’ouest et courait à l’est le long du désert et des terres cultivées. […] Auprès de Tel-Retabée, ce canal en rencontrait un autre beaucoup plus large, à l’endroit appelé Ras el-Ouadée. […] C’était le principal ancien canal. […] C’est là que l’autre canal de la partie nord venait rejoindre celui-ci, qui est bien plus considé- rable et présente l’aspect d’un très ancien canal bien exécuté. »30

Tous les auteurs classiques mentionnent l’existence de cette liaison très ancienne, à grand gabarit. Certains (Aristote, Strabon, Pline) attri- buent sa paternité à un pharaon qu’ils appellent « Sésostris »31, mais l’existence d’une telle voie de communication au Moyen ou au Nouvel Empire est clairement démentie par l’archéologie. On peut tout au plus considérer comme possible qu’au Nouvel Empire on ait construit un petit canal pour amener du Nil les pierres destinées aux monuments construits

30. Citation d’après Redmount (1995). 31. Les auteurs classiques attribuent beaucoup de choses à « Sesostris », un peu comme à la Sémiramis de Mésopotamie.

92 93 par Ramsès II sur le site connu de nos jours sous le nom de Tell el-Retaba, sans doute le petit canal nord du texte cité ci-dessus32. Les études modernes33 montrent que c’est encore d’Hérodote que provient le renseignement le plus précis : il situe le début réel de cons- truction du grand canal par le pharaon Néchao II, de la dynastie saïte, qui règne vers 600 av. J.-C. Ce pharaon mène, comme beaucoup de ses prédé- cesseurs, une politique d’expansion vers l’est, en profitant de la chute de l’empire assyrien ; il construit une flotte et fait entreprendre un périple africain. Néchao II fonde la ville de Tjékou, sur le site appelé aujourd’hui Tell el-Maskhouta, une quinzaine de kilomètres à l’ouest de la moderne Ismaïlia34. Le canal est donc construit dans sa plus grande partie à cette époque-là (en tout cas au moins jusqu’à Tjékou), et deux sources distinc- tes, que nous allons citer, indiquent que ce n’est peut-être que sur l’ordre du souverain perse Darius I que le creusement du canal est effectivement terminé, un siècle plus tard, vers 500 av. J.-C. Voici donc ce qu’indique Hérodote35 : « Psammétique eut pour fils et successeur Nécos (Néchao), qui entreprit le percement du canal qui conduit à la mer Érythrée (la mer Rouge) et qui fut achevé après lui par le Perse Darius ». Selon notre auteur, ce sont quelque 120 000 ouvriers qui sont employés par Néchao à cette tâche. Par ailleurs, en 1866, en effectuant des reconnaissances préalables à la construction du canal de Suez, Ferdi- nand de Lesseps reconnaît des traces de cet ancien canal, bien plus à l’est que les vestiges repérés par Linant de Bellefonds. Il découvre à Kabret, à 130 km de Suez, dans l’isthme du même nom, une stèle de granit rose, gravée au nom de Darius, et portant en plusieurs langues l’inscription suivante36 : « Le roi Darius déclare : je suis un Perse. À partir de la Perse, j’ai pris l’Égypte. J’ai ordonné de creuser ce canal, à partir d’une rivière du nom de

32. L’absence d’occupation de la zone concernée au Moyen et au Nouvel Empire est attestée par Jean Yoyotte (voir sa note 266 dans Le voyage en Égypte de Strabon ; voir aussi Carol Redmount, 1995). C’est ce dernier auteur qui souligne la possibilité d’un canal réalisé au nouvel Empire et allant jusqu’à Tell el-Rebatah ; ce canal serait plus au nord et plus modeste que le véritable canal des Deux Mers. Le texte de Linant de Bellefonds décrit bien les restes de deux canaux distincts à l’ouest de ce site, l’un sur le flanc nord de la vallée du wadi Tumilat, l’autre sur son flanc sud. 33. Voir la synthèse de C.A. Redmount (1995). 34. Grimal (1988), chap. 14. 35. L’Enquête, livre II, 158, trad Andrée Barguet. 36. Stèle de Chalouf, trad. Pierre Lecoq (Les inscriptions de la perse achéménide, 1997).

94 95 Nil, qui coule en Égypte, vers la mer qui vient de la Perse. Alors, ce canal a été creusé, ainsi que je l’avais ordonné, et les navires allaient d’Égypte, par ce canal, vers la Perse, selon mon bon plaisir. »

Si l’intérêt stratégique des Perses pour ce canal est évident, il est clair que Darius s’attribue à tort la conquête de l’Égypte, réalisée en fait par son prédécesseur Cambyse. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’il exagère aussi en s’attribuant seul le percement du canal. L’ouvrage de Néchao est peut-être envasé ou ensablé, à l’époque de Darius, et il est alors dans ce cas recreusé par ce souverain. Il se peut aussi que le canal entrepris par Néchao soit resté incomplet. Toujours est-il que trois autres stèles au nom de Darius seront découvertes sur le tracé du canal, la plus à l’ouest à Tell el-Maskhuta (figure 3.8).

Mille ans de trafic sur le canal de Néchao Mais quel est le tracé de l’ouvrage antique ? Nous le connaissons assez bien, car les restes observés au siècle dernier concordent avec les descriptions des voyageurs grecs et romains. Ce canal part de la branche orientale du Nil, en suivant les franges sud de la vallée du wadi Tumi- lat, passe par Tell el-Retaba et Tell el-Maskhouta (Tjékou) rejoint le lac Timsah, puis descend plein sud vers les lacs Amers et le golfe de Suez. Écoutons la suite du récit d’Hérodote : « En longueur, ce canal représente quatre jours de navigation, et on le fit assez large pour permettre le passage de deux trières de front ; son eau vient du Nil : il s’en détache un peu au-dessus de Bubastis, passe près de la ville arabe de Patoumos (Tell el-Maskhouta), et aboutit à la mer Érythrée. Il coupe d’abord la plaine égyptienne du côté de l’Arabie, au pied de la monta- gne qui s’étend du côté de Memphis et où se trouvent les carrières ; le canal longe donc la base de cette montagne sur une grande distance, du couchant vers l’aurore, puis il passe par des gorges (la vallée du wadi Tumilat ?) et se dirige vers le midi et le vent du sud pour aboutir au golfe Arabique ». La jonction du canal avec la mer, au fond du golfe de Suez, est évidemment un point sensible. Il apparaît qu’un transbordement ou un halage à sec des bateaux, ce qui est une manœuvre commune dans l’An- tiquité, reste nécessaire jusqu’à l’époque de Ptolémée II, qui fait réaliser vers 280 av. J.-C. l’ouvrage terminal. Diodore de Sicile précise ainsi37 : « (Ptolémée II) conçut une barrière habilement agencée à l’endroit le plus favorable. On l’ouvrait quand on voulait passer et on la refermait aussitôt, car son emploi était précisément adapté. »

37. Bibliothèque historique, livre I, 33,11.

94 95 Quand Strabon visite la région du delta, l’ouvrage est visiblement en exploitation. Il ne fait certainement pas le voyage jusqu’à la mer Rouge, mais rapporte une indication qui confirme que l’écoulement dans le canal est bien dirigé du Nil vers les lacs38 : « Il y a un autre canal qui se déverse dans la mer Rouge et le golfe Arabi- que près de la ville d’Arsinoé […]. Il coule à travers les lacs que l’on nomme amers. Primitivement, ces lacs étaient, sans nul doute, amers, mais lors- que le canal susdit fut percé, leurs eaux, mêlées à celles du fleuve, chan- gèrent de nature et sont aujourd’hui devenues poissonneuses et peuplées d’oiseaux aquatiques ». Sur l’ouvrage terminal de Ptolémée, Strabon est encore plus vague : « Les rois ptolémaïques achevèrent le percement et fermèrent le passage, de manière qu’à volonté ils puissent sortir, librement, dans la mer exté- rieure et rentrer dans le canal. »

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Figure 3.8. Le canal de Néchao ou canal des Deux Mers.

38. Géographie, XVII, 25, trad. Pascal Charvet.

96 97 On s’est perdu en conjectures sur cette « barrière » : probablement une porte simple qu’on peut ouvrir quand la marée met les deux biefs au même niveau, sans doute pas une écluse à sas39. On ne peut que regretter que Diodore et Strabon n’aient pas laissé de description plus précise de cette « barrière ». Le canal sera entretenu par les Romains qui apprécieront une voie directe vers l’encens et la myrrhe de l’Arabie Heureuse ; ils le baptiseront canal de Trajan après les travaux réalisés par cet empereur, qui déplacera le point d’entrée vers Héliopolis, sans doute pour assurer un meilleur écoulement. Il sera également rénové et utilisé par les Arabes, à partir de 641 apr. J.-C., pour envoyer le blé d’Égypte vers la Mecque et Médine, jus- qu’à sa fermeture en 767 ou 775 apr. J.-C., ordonnée par le calife Abu Jafr al-Mansur40. Pour douze siècles, l’ouvrage entrepris par Néchao mettra en communication la mer Rouge et l’océan Indien avec la Méditerranée. Peu d’aventures technologiques peuvent soutenir la comparaison.

Les qanats en Égypte sous l’Empire achéménide Nous avons décrit dans le chapitre 2 l’invention du qanat en Urartu (au nord de la Mésopotamie, aujourd’hui l’Arménie), puis l’adoption du procédé par les Perses. Après la conquête de l’Égypte par Cambyse, les qanats sont introduits en Égypte pour irriguer les oasis ainsi que les zones montagneuses situées sur les voies de communication (le wadi Hamma- mat, entre Thèbes et les ports sur la mer Rouge). On a retrouvé les traces de trois qanats construits sur l’ordre de Darius I (vers 500 av. J.-C.), dans l’oasis de Kharga, 300 km environ au nord-ouest d’Assouan41. Ces qanats atteignent une profondeur de 75 m, la longueur de la galerie est de plu- sieurs kilomètres, avec une pente plutôt faible par rapport à la règle de l’art : 0,5 pour mille seulement.

39. Nous verrons au chapitre 9 que ce n’est qu’au Xe siècle apr. J.-C. qu’apparaît l’écluse à sas, en Chine. 40. Redmount (1995) ; Mayerson (1996). 41. D’après Henri Goblot (1979).

96 97 L’irrigation au pays de la reine de Saba

Des oasis irriguées aux portes du désert

Au sud de la péninsule arabique, les montagnes du Yémen culminent à plus de 3 000 m et retiennent les pluies saisonnières de la mousson. Les hautes vallées sont donc bien arrosées. Mais ce ne sont pas ces dernières qui sont les plus prospères dans l’Antiquité. En effet, en marge du désert aride de l’intérieur, vers 1 200 m d’altitude, dans les pays de Qataban et de l’Hadramawt, poussent les arbustes sur lesquels on peut récolter l’encens et la myrrhe. À partir du VIIIe siècle av. J.-C., ces résines aromatiques con- naissent une vogue extraordinaire dans tous les pays d’Orient, en Grèce et, bientôt, à Rome. Leur récolte, leur commerce, le contrôle des routes caravanières, qui mènent vers le nord de l’Arabie en suivant la frange orientale des grandes montagnes, font la richesse de cette région, que les anciens appellent bientôt l’Arabie Heureuse42.

N w . Madhab vallée irriguée du Jawf Qarnaw Tarim 1500 t Yathill w. HadramawSayun 1000 . Majzir im w SABA . Id San'a 3400 w . al-Jufra Maryab w w . Irma HADRAMAWT 3760 3770 . Dhana w 1818 QATABAN ân Tamna

. Bayh mer 3199 w w. Markhaura Rouge . D 3219 w Qâni

3061 2161 Makhawân altitude supérieure à 1 500 m Dhu Adan (Aden) désert de sable et de pierres golfe d'Aden barrage 100 km

Figure 3.9. L’Arabie Heureuse, les pays de Saba, Qataban et de l’Hadramawt.

42. Tout le monde connaît la légende de la reine de Saba qui aurait rendu visite au roi Salomon à Jérusalem ; en réalité, il n’existe pas de traces historiques de cette reine. Sur l’Arabie Heureuse, le lecteur peut consulter, par exemple, les articles de Jaqueline Pirenne (1979) ou l’ouvrage de Jean-François Breton (1998).

98 99 Heureux, les royaumes de Saba, de Qataban, de l’Hadramawt, de Ma’in, qui ont pour capitales Maryab (aujourd’hui Ma’arib), Tamna (Hajar Kulhan), Shabwa, Yathill (), ne le sont qu’au prix d’un dur tra- vail. Sans eau, sans cultures, rien n’est possible. La région comprise entre les montagnes et le désert est très aride, les seules ressources en eau sont les wadis, qui sont à sec en temps normal, mais sont sujets à des crues violentes lorsque, deux ou trois fois par an, entre mars et août, tombent de fortes pluies sur les hautes montagnes dont ils sont issus. Bien avant même la vogue de l’encens, sans doute dès le IIIe millénaire sur les wadis Dura, Dhana et Markha, et dès le IIe dans le bassin du wadi Hadramawt (sur le wadi Irma, sur le site de Shabwa, en particulier), des populations avaient appris comment utiliser cette ressource43. La technique utilisée reste à peu près invariable tout au long de l’ère de prospérité de l’Arabie Heureuse : des murets déflecteurs, des déversoirs et des petites digues, plus rarement de véritables barrages, construits dans le lit des wadis, permettent de guider une partie de l’eau de la crue, chargée de limons, vers un système ramifié de canaux en terre, munis de dispositifs de répartition en pierres, avec des vannes (des poutres que l’on peut glisser dans des rainures creusées dans la pierre). Le courant est calmé par la pente des canaux, moindre que celle du wadi, de telle sorte que seuls les matériaux fins sont entraînés vers les cultures. Les champs, dont l’inondation est contrôlée par la manœuvre des vannes, sont des quadrilatères entourés de levées de terre dont l’assemblage constitue de vastes zones irriguées ; une fois admise, l’eau y séjourne en une nappe liquide de plusieurs dizaines de centimètres d’épaisseur. Deux ressources sont ainsi utilisées en même temps : l’eau elle-même, qui permet de semer sitôt l’inondation terminée, et les sédiments qui se déposent et permettent de constituer des couches de terre arable. Au fil des siècles, l’épaisseur de terre augmente à un rythme qui a été évalué autour de 0,7 m par siècle44. Cette épaisseur atteint une quinzaine de mètres d’épaisseur en certains endroits (figure 3.10), voire trente mètres à Maryab. Il faut alors redéfinir le système de canaux, rehausser les ouvrages de prise, ou les déplacer vers l’amont, pour que l’eau puisse toujours atteindre les champs.

43. Breton (1998), p. 28. Voir aussi Breton, Arramond, Coque-Delhuille et Gentelle (1998) pour le wadi Bayhan, ainsi que Coque-Delhuile (2001). Les premiers établisse- ments à Shabwa remonteraient à 1800-1900 av. J.-C. 44. Breton (1998), p. 31

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Figure 3.10. Reconstitution des canaux principaux et des zones irriguées autour de Shabwa, approximativement entre le VIe siècle (fondation de la ville) et le IIe siècle av. J.-C., d’après Gentelle, 1992. Les zones irriguées postérieurement à cette période sont également indiquées. En rive droite, une grande vanne en pierre (V) date du IIe siècle av. J.-C. ; des déversoirs-deflecteurs (D et B) sont sans doute plus tardifs encore. Sur les deux plus petits périmètres irrigués anciens, juste en amont de Shabwa, l’épaisseur du dépôt de limons atteint 15 m. C’est la pente assez forte du wadi (5 m par km) qui permet de compenser une telle surélévation, en modifiant le dessin des prises et des canaux. Le désert est tout proche, ses premières dunes sont à l’extrémité nord-ouest de cette carte.

100 101 Cette maîtrise de systèmes hydrauliques complexes ne peut se concevoir sans une forte organisation sociale. Les royaumes mentionnés plus haut sont effectivement organisés et hiérarchisés. Ils sont dominés par Saba du début du VIIe au Ier siècle av. J.-C., œuvre du grand souverain sabéen Karib’Il Watar, le « Karibilu roi de Saba » mentionné dans un texte de l’assyrien Sennacherib. L’écriture sudarabique est originale, elle utilise un alphabet apparenté à l’alphabet phénicien. De nombreuses ins- criptions subsistent, elles commémorent par exemple la redistribution des eaux d’irrigation à la suite de la destruction par Karib’Il Watar de la ville de Nashan, à la convergence du wadi Madhab et du Jawf (figure 3.11) : « (Karib’Il Watar) exploita les droits du roi de Nashan et de Nashan sur les eaux de Madhab, […] enleva les eaux de dhu-Qafan à Sumhuyafa et à Nashan et elles furent octroyées à Yadhmurmalik, roi de , enleva à Sumhuyafa et à Nashan les canaux dhat-Malikwaqih et octroya à Nabat’ali, roi de Kaminahu, et à Kaminahu ceux des canaux dhat- Malikwaqih (qui sont) au-delà des frontières que borna Karib’Il, édifia l’enceinte de Nasq et peupla celle-ci de Sabéens. […] »45

w N . Madhab

Kaminahu Haram Nasq Qarnaw Nashan Inabba

Le Ja wf Yathill

Kuhal

alt. supérieure à Kutal 1 500 m Ararat

zone irriguée 10 km

Figure 3.11. La vallée irriguée du Jawf, et les villes du pays de Saba (Maryab est un peu plus au sud), adapté d’après Robin (1991).

45. Robin (1991).

100 101 Un autre texte plus tardif atteste la concession d’un terrain dans une zone irriguée, faite à un dignitaire de la ville de Haram (située à quelques kilomètres de Qarnaw) : « Wahab’il fils de Ammidhara, du clan de Thabaran, […] chef des troupes montées sur coursiers (?) de Haram, a consacré à Matabnatiyan, dieu de Thabaran, […] lorsqu’il creusa, fora et revêtit de pierre son puits, et que lui concéda Yashhurmalik Nabat une terre inondable publique (?), dont il a pris possession, s’étendant de l’enclos de Dhu-Arnab en amont jusqu’à sa propriété, et la concession se trouvant en amont, entre le canal de Dhat Batalan et la route de Ma’in, et il a acquis et mis en culture un nombre de 300 (parcelles). »46

De nombreux textes relatent aussi des travaux de construction d’ouvra- ges hydrauliques, comme cet extrait, qui comporte des lacunes, qui relate la construction d’un canal et d’une digue, également dans la région de Haram : « (la personne dont on parle) a relié et creusé Yasim (?) avec le canal supérieur de la plaine de la ville de Haram, à côté (?) de ce canal et de la tour, […] et la terre qui est assujettie (?) au roi de Saba […] il a confié son inscription et sa digue. »47 Il y a des règlements pour protéger les zones d’écoulement des eaux contre des aménagements intempestifs. L’un des plus anciens qui soit connu remonte au Ve siècle av. J.-C., après qu’un certain Karib’Il Bayyin eut aménagé un chenal d’écoulement des eaux de ruissellement, autour de la petite ville de Nasq (dans le Jawf, peuplée de colons sabéens après la destruction de Nashan, nous l’avons vu dans l’extrait cité plus haut). Son fils est alors amené à prendre un décret : « Damar Alay Watar, fils de Karib’Il, a décidé et fixé, pour Saba et les colons, le dégagement du mur collecteur d’eau de la ville de Nasq, qu’avait fait dégager son père Karib’Il selon l’inscription de délimitation où son père l’a délimitée par écrit. Et qu’on n’y mette en valeur ni terrain arrosé ni terrain aride, et qu’on n’y récolte aucun produit de culture qui soit irrigué. »48 Il est clair également, et le texte qui suit le montre bien, que ni la régularité ni l’amplitude des crues bienfaisantes ne sont garanties. Ainsi, lorsque deux clans ont négligé la pratique d’une chasse rituelle consacrée

46. D’après C. Robin, Inventaire des inscriptions sudarabiques, I, (1992), Haram 2. La mention du dieu Matabnatiyan indique que ce texte est antérieur au IIe siècle av. J.-C. 47. Robin (1992), Haram 49. 48. Cit. d’après Jacqueline Pirenne (1982). L’inscription de délimitation a également été retrouvée : « Karib’Il Bayyin a dégagé (pour l’afflux d’eau) autour de la ville de Nasq jusqu’à ces bornes : 60 sawahit (?) ».

102 103 au dieu, et que l’eau a manqué deux fois de suite, ils font graver une ins- cription pour faire pénitence de leur faute dans l’espoir d’obtenir du dieu que leurs terres soient irriguées à nouveau : « Le clan Amir et le clan Athar se sont confessés et ont fait pénitence à Halfan (le dieu principal de Haram après le IIe siècle av. J.-C.) parce qu’ils ne se sont pas acquités envers lui de sa chasse rituelle (?) au mois de dhu- Mawsab quand ils se sont réfugiés à Yathill durant la guerre de Hadra- mawt, tandis qu’ils ont fait le pèlerinage de dhu-Samawi à Yathill et ont remis à plus tard la chasse rituelle jusqu’au mois de dhu-Anthar. Alors il (le dieu Halfan) ne leur a pas accordé la mise en eau de leur réseau d’irri- gation au printemps et à l’automne, à cause d’une eau en faible quantité à l’extrême, et qu’ils se gardent de faire la même chose une autre fois. »49

Grâce à ces systèmes d’irrigation, ce sont de véritables oasis artificielles qui fleurissent, sur les wadis Dhana (nous y reviendrons plus loin), Markha, dans l’Hadramawt (voir sur la figure 3.10 le cas de Shabwa), régions où sont peut-être les plus anciennes installations, mais aussi sur le wadi Bayhan dans le Qataban, où un ruban continu est irrigué et cultivé sur une longueur de 45 km50. L’Arabie Heureuse compte, entre le VIIe siècle et le Ier siècle av. J.-C., une trentaine de villes, dans la grande vallée du Jawf, et à proximité des wadis Dhana, Ragwan, Juba, Harib, Markha, et Hadramawt. Elles sont fortifiées, leur surface est le plus souvent comprise entre 6 et 10 hectares ; elles ne bénéficient ni d’égouts, ni d’adductions d’eau. Au Ier siècle av. J.-C., les marchands basés à Alexandrie découvrent comment réaliser, par voie maritime, un voyage par an vers l’Inde, en uti- lisant la mousson. C’est un coup dur pour l’économie de l’Arabie Heureuse, qui perd son monopole de fourniture. Ce siècle marque le début d’une lente récession économique. À partir du Ier siècle apr. J.-C., ce sont alors les tribus des hautes terres (les Himyarites) qui s’imposent progressivement.

L’oasis de Maryab ; la grande digue sur le wadi Dhana Maryab, la plus grande ville de la région à l’époque des royaumes sudarabiques, avec ses 90 ha ceints d’une muraille longue de 4,5 km, est la capitale du royaume de Saba. Le site, qui remonte apparemment au IIe millénaire av. J.-C., est installé une dizaine de kilomètres en aval d’une gorge par laquelle le wadi Dhana sort des montagnes. Ce wadi a, comme

49. Robin (1992), Haram 10. La date de cette inscription se situe sans doute entre le Ier siècle av. J.-C. et le Ier siècle apr. J.-C. 50. Breton (1998), p. 64.

102 103 les autres cours d’eau temporaires de la région, des crues rares (deux fois par an, en avril et en juillet-août), mais particulièrement violentes : son débit peut alors atteindre 600 m3/s, voire davantage. Pour utiliser l’eau du wadi, on réalise au début des dérivations partiel- les, comme partout dans la région. Des inscriptions mentionnent, au Ve ou au IVe siècle av. J.-C., la construction ou la réfection d’une prise d’eau en rive droite. Dans leur forme finale, ces prises d’eau sont deux ouvrages massifs, en pierres taillées, points de départ de deux canaux d’irrigation qui se ramifient ensuite pour amener l’eau vers deux vastes zones irriguées de part et d’autre du lit du wadi. À une date inconnue (qui peut être aussi bien antérieure que postérieure au Ve siècle av. J.-C.), on barre même complètement le lit du wadi par un grand barrage en terre, haut de quelque 15 m et long de 650 m, avec une protection en enrochements sur son parement amont. La raison d’un tel ouvrage, unique dans la région, est peut-être à rechercher dans le processus continu de rehaussement du niveau du sol cultivé, causé par le dépôt de sédi- ments dont l’épaisseur finit par atteindre 30 mètres ; on peut imaginer que ce rehaussement conduit dans un premier temps à reporter plus en amont les ouvrages de prise (il y a en aval du barrage des traces d’un système de vannes et de canaux plus anciens), puis, ces ouvrages de prise parvenus au niveau de la gorge étroite dans laquelle passe le wadi Dhana, la seule solution pour rehausser encore le niveau est de barrer complètement cette gorge. Dans son état final, le dispositif d’irrigation de Maryab est un système vraiment impressionnant51. Il ménage une vaste retenue qui, pendant la crue, remonte jusqu’à 4 km en amont du barrage. L’ouvrage de prise situé au nord délimite deux passages, larges de 3 m et 3,5 m, hauts de 9 m, que l’on peut obturer en glissant des poutres dans des glissières ménagées dans la pierre des massifs. Ces passages conduisent à une sorte de bassin de tranquillisa- tion, qui se poursuit en aval par un canal large de 14 m, long de 1 100 m. Ce canal principal se termine par un bassin de répartition construit en pierres, qui comporte de nombreuses voies vers des canaux secondaires. À l’extré- mité sud du barrage, un long ouvrage de protection en maçonnerie (de 80 m de long sur 11 m de haut), protège le côté de la digue et délimite l’ouvrage de prise, large de 4,5 m. Ici aussi, des glissières permettent d’obturer le pas- sage de l’eau. Cet ouvrage donne accès à un canal, comme du côté nord, mais de largeur plus faible (4 m). Sur chacune des deux rives, il y a un ouvrage de déversement vers le lit du wadi du trop-plein des eaux (figure 3.12). Les deux zones irriguées, qui couvrent sans doute quelque 5 700 ha du côté nord et 3 750 ha du côté sud, les « deux jardins de Saba » qui seront célébrés plus tard par les écrivains arabes, sont en fait de véritables oasis.

51. Ryckmans (1979) ; Breton (1998), p. 34.

104 105 N

wadi Dhana

(sédiments)

digue en terre vers les cultures

0 200 m

ouvrages en maçonnerie vers les cultures Figure 3.12. La digue de Maryab (Maarib).

Vraisemblablement, avec le dépôt croissant de sédiments dans la retenue, la capacité des deux émissaires finit par devenir insuffisante au regard du débit des plus grandes crues, et l’ouvrage est à plusieurs repri- ses endommagé par submersion, voire rompu : d’après les inscriptions, il y a une rupture qui est réparée au milieu du IVe siècle apr. J.-C., et des réfec- tions importantes successivement en 456, en 462, en 549, et en 558 apr. J.-C.52 La rupture définitive du barrage, survenue auVI e siècle après J.-C., peu après la dernière réfection, est évoquée dans le Coran53 : « Il y eut très certainement un signe dans leur pays, pour les gens de Saba : deux jardins, à droite et à gauche (c’est-à-dire de chaque côté du wadi). […] Mais ils s’esquivèrent. Nous envoyâmes donc contre eux l’inondation du Barrage, et leur changeâmes leurs deux jardins en deux jardins aux fruits amers, tamaris et quelques jujubiers. » Après cette catastrophe, la ville de Maryab ne peut survivre, elle est abandonnée.

52. Robin (1991). 53. Sourate 34, versets 15 et 16.

104 105

4. LES CIVILISATIONS MARITIMES DE LA MER ÉGÉE : HYDRAULIQUE URBAINE ET AGRICOLE

C’est en mer Égée, au contact de l’Égypte et des ports syriens, que l’on rencontre les premières grandes civilisations européennes : la thalas- socratie des Cyclades, au IIIe millénaire, première puissance maritime de Méditerranée, puis la Crète minoenne à partir de la fin du IIIe millénaire1. Au cours du second millénaire, la civilisation fleurit sur tout le pourtour de la mer Égée : en Crête surtout, mais aussi dans l’île de Chypre, et en Asie Mineure, avec Troie au nord, et au sud Rhodes, Samos, Kos. En Grèce con- tinentale, les premiers Hellènes arrivent en plusieurs vagues, et sans doute vers 1900 av. J.-C. surviennent les premiers peuples qui parlent la langue grecque, les Achéens : c’est à partir de cette date que se développe la civili- sation guerrière que l’on a appelé la civilisation mycénienne. Pendant toute cette période, le commerce maritime est particulièrement florissant, entre tous ces foyers de civilisation, bien sûr, mais aussi avec la Syrie : le port d’Ugarit au nord, voie commerciale vers Mari et vers Hattusha, la capitale de l’empire hittite, le port de Byblos au sud, ouvert sur l’Égypte.

MER NOIRE

Tarente lac de Van Hattusha Troie Alishar Gla Kanesh Tigre Mycènes Samos Syracuse Tirynthe Milet Tarse Alep Ninive Pylos Syros Euphrate Ebla Assur Ugarit Lapithos Mallia Rhodes Hama Crête Enkomi Qatna Mari Phaistos Zakro Cnossos Chypre Byblos

Megiddo

Gaza

Memphis

Figure 4.1. La Méditerranée orientale au IIe millénaire av. J.-C.

1. Voir par exemple Amouretti et Ruzé (1995) pour une vue générale de la période, Rachet (1993) pour la période préhéllénique.

107 Entre 1200 et 1100 av. J.-C. apparaissent de nouveaux arrivants venus du nord : les Doriens. C’est alors l’effondrement de la civilisation mycénienne, dont les survivants désertent les villes. Certains s’enfuient dans les îles ainsi que sur la côte d’Asie Mineure (Ionie). C’est peut-être là l’origine des Peuples de la mer, que nous avons rencontrés au chapitre 2, responsables de l’incendie et parfois de la disparition des principales villes du Levant. La destruction de Troie est sans doute l’un des épisodes de ces drames. Dans les îles Ioniennes, on conserve le souvenir des belliqueux Achéens dans les poèmes homériques, l’Iliade et l’Odyssée.

Les cités et palais crétois : perfection de l’hydraulique urbaine

Le peuplement de la Crète date vraisemblablement de la fin du VIIe millénaire, par une migration venue d’Anatolie. Sa civilisation raf- finée, la civilisation minoenne, remonte à environ 2100 av. J.-C. C’est un empire maritime dont la civilisation semble plutôt pacifique car aucun palais, aucune ville ne sont fortifiés – même si la tradition grecque nous la montre sous des traits menaçants, dans la légende de Thésée et du Minautore, le monstre que le légendaire roi Minos aurait conservé dans son labyrinthe2. Cette civilisation est caractérisée par une architecture palatiale et urbaine créative et sophistiquée. Les Crétois sont connus des Égyptiens, qui les appellent les Keftious, et des Mésopotamiens, pour les- quels ils sont les Kaptaras. Ils ne peuvent pas méconnaître les réalisa- tions de l’Orient en matière d’urbanisme et d’hydraulique urbaine, car c’est encore en Syrie du nord la « belle époque » de Mari (détruite en 1761), Ebla (détruite vers 1600), Ugarit (détruite vers 1200). On a retrouvé en Crète les vestiges de nombreuses villes, et de quatre grands « palais » (ou temples ?) : Cnossos, Phaïstos, Mallia et Zakro. Ces cités et ces palais sont pourvus d’une eau abondante3. Dans le palais de Cnossos, le plus grand palais de Crète, de nombreuses pièces bénéficient de l’eau courante : fontaines, salles de bains, latrines. Ces latrines sont dotées d’un canal de « chasse d’eau » creusé dans le sol, qu’on peut alimen- ter à partir d’un réservoir extérieur (figure 4.3), et d’une sorte de siphon,

2. Des jeux (ou rites) sportifs autour d’un taureau sont pratiqués chez les Minoens, dans des palais aux nombreuses pièces que les peuples moins civilisés ont pu prendre pour des labyrinthes. Par leurs fresques, les Minoens semblent plutôt respirer la joie de vivre. 3. Voir J. W. Graham (1987), p. 219-221 ; N. Platon (1988), tome 1, p. 350 à 410.

108 109 par un saillant du mur de derrière, au raccordement avec le conduit d’éva- cuation. Les salles de bains sont équipées de baignoires amovibles en terre cuite et aménagées de façon à ce que, d’une pièce séparée, on puisse verser de l’eau sur le baigneur. Ces systèmes, à des degrés divers de sophistica- tion sans doute, existent aussi dans les autres palais de l’île. L’hôtellerie de Cnossos, destinée aux voyageurs est dotée d’une pièce alimentée en eau courante où les voyageurs peuvent se laver les pieds. Mais d’où vient cette eau abondante ? Pour ce qui est de Cnossos, sans doute d’une source distante d’une quinzaine de kilomètres, avec des conduits en terre cuite qui suivent la pente du terrain, jusqu’à l’hôtellerie et plus loin jusqu’au palais, en franchissant une petite rivière grâce au pont routier qui mène du palais à l’hôtellerie4. Ces aqueducs crétois sont, à notre connaissance, les premiers vérita- bles ouvrages d’adduction d’eau. Ils sont sans doute construits à partir de tubes en terre cuite, en suivant la pente naturelle du terrain, comme le seront les aqueducs grecs plus tard. On a trouvé dans les palais minoens, en tout cas, des restes de tuyauteries en terre cuite assemblées à partir de tubes de forme conique (figure 4.2), et qui peuvent s’emboîter les uns dans les autres grâce à des collerettes5.

Figure 4.2. Éléments de tuyau en terre cuite minoen (d’après Graham, 1987).

Nous avons déjà vu comment, à Mari et à Ugarit, on canalise et on récupère les eaux de pluie. L’urbanisme crétois est remarquable par ses dispositifs d’utilisation de ces eaux à des fins sanitaires. Au palais de Cnossos (figure 4.4), Arthur Evans identifie les lavoirs dans un endroit situé contre l’extrémité orientale du palais. Ces lavoirs sont apparemment alimentés par un conduit qui descend le long d’un escalier et qui provient d’un bassin où l’eau de pluie collectée à partir des terrasses est conservée. Il y a des circuits d’évacuation des eaux usées, et le drainage des eaux de pluie par les mêmes conduits contribue à l’hygiène. À Cnossos, les fouilles d’Arthur Evans ont révélé deux réseaux d‘égouts indépendants, l’un constitué de conduits en terre cuite, canaux, puis collecteurs de grande taille, l’autre de conduits plus petits qui passent sous les sols. Des

4. Il s’agit du bâtiment appelé par Arthur Evans le caravansérail. 5. D’après Rodney Castleden (1990), p. 73.

108 109 regards permettent d’entretenir le système, et aussi de recueillir les eaux de ruissellement. À Zakro, les travaux de mise à jour dirigés par Nicolas Platon ont permis de retrouver également des caniveaux en pierre ou en terre cuite sous les sols, ainsi que des conduits en maçonnerie recouverts de dalles de pierre. Dans la ville de Palaikastro6, on a exhumé les traces des caniveaux en pierre destinés à évacuer les eaux usées des maisons, et qui se déversent dans l’égout principal qui court sous la rue centrale. Il y a un système d’égouts analogue dans la ville minoenne d’Akrotiri sur l’île de Théra, engloutie vers 1520 av. J.-C. par l’explosion du volcan de Santorin7. Des restes de vannes ont été retrouvés sur plusieurs de ces sites.

sanitaire du rez de chaussée canal de "chasse" canal d'évacuation des eaux usées situé sous le sol du rez de chaussée

A A

descentes des sanitaires du premier étage descente d'eau de pluie des terrasses

coupe verticale selon A A sol du rez de chaussée

Figure 4.3. Conduits d’évacuation des eaux usées des sanitaires et des eaux de pluie, mis à jour dans l’aile est du palais de Cnossos (Castleden, 1990). Cette zone est en bas à gauche de la figure 4.4, qui donne le plan d’ensemble de l’aile est (voir l’indication « latrine »).

6. Ville située à proximité de l’extrémité nord-est de la Crète, au nord de Zakro. 7. Akrotiri a été exhumée en 1967 par Spiridon Marinatos. Théra est l’ancien nom de Santorin.

110 111 ���������� ����� ����������������� ����������� ��������� ����������������� ���������� ����������������� ������������������� ������� ������������������ ������� ���������������� �������������������� ������������������������������ �������� ���� �������� � �������� ������� �������������� ������ � � �������������� ������� ���� � ������������������ ����������������������� � ���������������� ����������������������� ���������� ��������������������

Figure 4.4. Les circuits hydrauliques reconnus dans l’aile orientale du palais de Cnossos.

Figure 4.5. Sorties des collecteurs principaux de deux palais minoens (photos de l’auteur) : à gauche, à proximité de l’entrée est du palais de Cnossos ; à droite, au sud du palais de Phaestos (sous la grande cour).

110 111 Les systèmes élaborés d’assainissement de Crète ne sont pas sans rappeler ceux d’autres sites des IVe et IIIe millénaires, comme Habuba Kebira et Mari sur l’Euphrate, Harappa et Mohenjo Daro sur l’Indus. Il est raisonnable de penser que les ingénieurs minoens se sont inspirés d’un concept oriental du réseau d’assainissement. Ce n’est cependant qu’en Crète que ces réseaux paraissent à ce point développés et généralisés. Reste la question de l’adduction et de la distribution de l’eau. Nous n’en connaissons pas d’autres traces en Orient avant le Ier millénaire : il s’agit donc, selon toute probabilité, d’une innovation crétoise. Des travaux hydrauliques sont également réalisés pour favoriser l’agriculture : c’est en vue du drainage des terres, ou de leur irrigation, que l’on construit un réseau de canaux sur le plateau de Lassithi, au sud de Mallia. L’exploration détaillée de la région de Mallia, réalisée entre 1989 et 1995, a révélé que la plaine côtière est, à cette époque, mise en culture de façon très active, ce qui permet de nourrir les habitants des 60 hectares qui sont urbanisés autour du palais. Des caniveaux amènent jusqu’aux champs l’eau dérivée de torrents, ou celle qui est stockée dans des citernes creusées au sommet des collines8. Détruits à plusieurs reprises par des séismes, puis reconstruits, les palais crétois – et toute la brillante civilisation de l’île – connaissent une fin brutale vers 1400 av. J.-C. Les causes ne sont pas précisément con- nues : il est possible que ce soit l’explosion de l’île volcanique de Théra (Santorin) qui recouvre une partie de l’île d’un nuage de cendres et pro- voque une catastrophe écologique, et que le raz de marée associé détruise les établissements du nord de l’île. Sans doute les belliqueux Mycéniens de Grèce continentale sont-ils aussi responsables des destructions des palais, symboles de la civilisation minoenne. Le palais de Cnossos, seul, survit encore quelque temps, mais diminué, comme siège d’un pouvoir qui semble maintenant mycénien. Ces cataclysmes, l’explosion de Théra, la disparition d’Akrotiri, la fin brutale du commerce minoen, sont probablement à l’origine de la légende de l’Atlantide, reportée par Platon (427-347 av. J.-C.) à partir de sources égyptiennes9. Dans son évocation de l’Atlantide, en tout cas, Platon accorde une grande importance aux réalisations hydrauliques de cette île légendaire, qu’il s’agisse d’hydraulique urbaine ou bien d’irriga- tion comme dans cet extrait significatif : « Or cette plaine, à la fois par l’action de la nature et par l’œuvre de beaucoup de rois, pendant une durée très longue, avait été aménagée

8. D’après Sylvie Müller (1996, 1997). 9. Castleden (1998).

112 113 comme suit. Elle avait, je l’ai dit, la forme d’un quadrilatère, à côtés presque rectilignes, et allongé. Là où les côtés s’écartaient de la ligne droite, on avait corrigé cette irrégularité, en creusant le fossé continu qui entourait la plaine. […] Le fossé fut creusé à un phlètre de profondeur ; sa largeur était partout d’un stade, et, comme il était creusé autour de la plaine toute entière, sa longueur était de dix mille stades. Il recevait les cours d’eau qui descendaient des montagnes, faisait le tour de la plaine, revenait de part et d’autre vers la ville, et, de là, allait se vider dans la mer. Depuis la partie haute de ce fossé, des canaux rectilignes, larges d’environ cent pieds étaient découpés dans la plaine, puis allaient joindre le fossé, près de la mer. Chacun d’eux était distant des autres de cent stades. »10

Ou encore, cette évocation des adductions d’eau : « Quant aux sources, celle d’eau froide et celle d’eau chaude, toutes deux d’une abondance généreuse et merveilleusement propres à l’usage, par l’agrément et la vertu de leurs eaux, ils les utilisaient, disposant autour d’elles des constructions et des plantations appropriées à la nature des eaux. […] L’eau qui en provenait, ils la conduisaient au bois sacré de Poséidon. […] De là, ils faisaient couler l’eau vers les enceintes extérieu- res, par des canalisations ménagées le long des ponts. »

Ce sont là peut-être des souvenirs de l’ancien savoir-faire des Minoens. Mais il faut se garder, bien sûr, de prendre cette description à la lettre. Elle peut tout aussi bien être influencée aussi par les anciennes réalisations de Grèce continentale.

L’hydraulique dans la civilisation mycénienne au IIe millénaire

Les débuts de l’agriculture en Grèce, au Ve millénaire av. J.-C., n’ont pas eu fondamentalement besoin d’irrigation, grâce aux abondantes préci- pitations du printemps et de l’automne. Par la suite, il est clair que l’irri- gation se développe dans le monde grec. La plus ancienne référence écrite provient de l’Iliade : « Qui n’a vu un homme tracer des rigoles partant d’une source sombre, pour guider le cours de l’eau à travers plants et jardins ? Un hoyau à la main, il fait sauter ce qui obstrue chaque canal. L’eau alors se précipite, roulant en masse les cailloux, et vivement s’écoule, murmurante, sur la pente du terrain, dépassant même celui qui la conduit. »11

10. Platon, Critias, 118, trad. Albert Rivaud. 11. Homère, l’Iliade, XXI, 250, trad. Paul Mazon.

112 113 La civilisation mycénienne qui se développe surtout à partir de 1600 av. J.-C. est culturellement héritière de la civilisation crétoise. Ces Achéens sont les héros des principaux mythes grecs, mythes qui sont sans doute le reflet lointain d’une certaine réalité historique : Jason et le voyage de quête de la toison d’or raconte un voyage maritime à but commercial – ou de rapine ; les aventures de Thésée et du Minautore révèlent des antagonismes entre Achéens et Minoens. Le mythe d’Hercule qui aurait dévié le cours d’une rivière pour nettoyer les écuries d’Augias évoque sans doute la maîtrise des travaux fluviaux que nous allons illustrer plus loin.

L’hydraulique urbaine dans les palais mycéniens Les centres du pouvoir sont des palais puissamment fortifiés, avec une architecture que l’on a qualifiée de cyclopéenne pour son utilisation de gros blocs de pierre. À Mycènes, le palais d’Agamemnon, à Pylos, patrie de Nestor, à Tirynthe, on trouve des cabinets de toilette, des salles de bains pourvues de baignoires fixes en terre cuite qui comportent quelquefois une

Principales cités / palais mycéniens (détruits vers 1200 av. J.-C., sauf Athènes) canal de Xerxès (481 av. J.-C.) Barrages-réservoirs mycéniens pont de bateaux sur l'Hellespont Mont Athos Troie (481 av. J.-C.).

THESSALIE

Boedria MER Orchomène Gla tunnel-aqueduc Kineta Thèbes de Samos (vers BÉOTIE ÉGÉE Permessos ILES IO 530 av. J.-C.) Pheneos Athènes Samos

Stymphalos Mycènes N Orchomenos IEN Mantinea Tirynthe Syros Milet N Taka E PÉLOPONNÈSE CY S barrage de Kofini C port artificiel Pylos LA (1250 av. J.-C.) (1400-1200 av. J.-C.) D ES

Figure 4.6. Sites des grands aménagements hydrauliques dans le monde grec avant Alexandre.

114 115 buse de vidange. Des systèmes complexes d’égouts dans les sols des palais évacuent les eaux de pluies et les eaux domestiques, celles des salles de bain par exemple. À Pylos, ce sont des drains en pierres qui collectent ces eaux usées, et qui débouchent dans des collecteurs, assez grands pour qu’un homme puisse presque s’y tenir debout12. Tout comme les Crétois, les Mycéniens amènent l’eau jusqu’à leurs palais grâce à des aqueducs. À Pylos, on pense qu’un aqueduc de deux kilomètres de long conduit jusqu’au palais l’eau d’une source ; une partie de cet aqueduc est réa- lisée en terre cuite, en forme de U, une autre partie en bois, une partie encore est taillée dans le rocher. À Mycènes, une citerne souterraine accessible depuis la citadelle, grâce à trois volées de marches qui pas- sent sous la muraille d’enceinte, est alimentée par un conduit creusé dans le rocher, qui capte des sources Figure 4.7. La citerne souterraine du palais de Mycènes (photo de l’auteur). distantes (figure 4.7)13.

L’aménagement portuaire de Pylos Entre 1400 et 1200 av. J.-C., c’est la marine des Achéens qui domine le commerce à longue distance en Méditerranée orientale, puis jusqu’en Sicile, et peut-être même jusqu’en Espagne. Les ports dans l’Antiquité sont souvent aménagés dans des baies naturelles, qui ne sont pas toujours de bons abris, ou bien à l’embouchure de rivières. Une étude approfondie de la région de Pylos a récemment permis de reconstituer les travaux d’aménagement d’un port artificiel14. Ce port est réalisé en creusant dans

12. Taylour (1983), chap. 5. 13. Taylour (1983) ; Nicolas Platon (1988), tome 2, p. 277-292. 14. Cette reconstitution est due à E. Zangger. Notre source est l’article de C.W. Shelmerdine (1997).

114 115 les terres un bassin fermé où l’on a retrouvé des sédiments marins, relié à la mer par une passe (figure 4.8). Le tracé en chicane de cette passe permet d’empêcher que la houle ne pénètre dans le port. Sans autres aménagements, ce port serait rapidement devenu impraticable, soit à cause de l’envasement du bassin lui-même, soit par comblement de la passe d’entrée par le sable transporté par la houle. Il faut un écoulement pour le maintenir dégagé, tout comme dans l’estuaire naturel d’une rivière. Un cours d’eau, la Selas, qui se jetait naturellement dans l’étang d’Osmanaga, plus au sud, est dévié de sorte qu’une partie, sans doute contrôlée, de son débit circule au travers du port jusqu’à la mer. Un lac artificiel, relié au port par un canal creusé à travers une barre rocheuse, sert de volume intermédiaire et de bassin de décantation des eaux de la rivière. L’étude de l’historique de la sédimentation dans l’étang d’Osmanaga permet de dater ce bel aménagement des alentours de 1400 av. J.-C. La même étude permet de déduire qu’après la destruction de Pylos, survenue vers 1200 av. J.-C., c’est l’ensemble du débit de la rivière qui empruntera, à travers le port, le chemin le plus direct vers la mer.

N altitude supérieure à 8 m tombes altitude supérieure à 20 m

500 m

lac artificel

Selas canal port (bassin artificiel) colline de vers l'étang d'Osmanaga Romanou rivage actuel

passe d'entrée

Figure 4.8. Le port artificiel de Pylos (1400 à 1200 av. J.-C.) (d’après Shelmerdine, 1997).

116 117 Figure 4.9. Le site de l’ancien port de Pylos vu depuis la hauteur qui est à l’est de la passe d’entrée, en regardant vers le nord : la zone plate et aménagée en verger est l’ancien bassin du port (photo de l’auteur).

Drainage et bonification des terres dans la civilisation mycénienne

De nombreuses régions du Péloponnèse ou de l’Attique sont karsti- ques. Les rivières disparaissent dans des gouffres (appelés en Grèce des catavothres), et font résurgence plus loin. Et lorsque les cavités souterrai- nes se comblent ou se bouchent, à la suite d’un séisme par exemple, les eaux s’accumulent pour constituer des marais et des lacs, dont le niveau varie avec les saisons et les époques. Strabon décrit ces phénomènes : « De ces plaines, les unes sont marécageuses du fait des cours d’eau qui s’y répandent, mais qui, tout en s’y déversant, trouvent ensuite une issue ; les autres sont sèches, et, en raison de leur fertilité, accueillent toutes sortes de cultures. Comme le sol est plein de cavernes et de crevasses en profondeur, il s’y produit souvent de violents séismes, qui tantôt obstruent les issues, tantôt les débloquent, que celles-ci aillent jusqu’à la surface ou qu’elles commandent des galeries souterraines. La conséquence en est que les eaux trouvent à s’écouler sur terre ou restent en surface sous forme de marais ou de cours d’eau. Parfois, l’engorgement des canaux dans les profondeurs du sol provoque une remontée du niveau des lacs, qui atteint les lieux habités si bien qu’on voit s’engloutir sous les eaux villes et cam- pagnes environnantes. »15

15. Strabon, Geographie, IX, 2, 16, trad. R. Baladié.

116 117 Pour rendre cultivables ces vallées, il faut les drainer, et il faut régu- lariser le niveau des lacs. La réalisation la plus importante est réalisée en Béotie par les Myniens (les sujets du roi Mynias), à proximité de leur capitale, Orchomène. À l’époque de Strabon, on conserve le souvenir de la puissance des Myniens et des aménagements du lac Copaïs : « On prétend que l’emplacement occupé maintenant par le lac Copaïs était auparavant asséché, qu’il appartenait alors aux Orchoméniens, ses pro- ches voisins, et qu’on y pratiquait toutes sortes de cultures. On voit là une confirmation supplémentaire de la richesse de cette ville. »16

N

réservoir Boedria

rivage naturel du lac Orchomenos réservoir canal Kephissos de palais dérivation de Gla

Karditsa lac Copaïs (village moderne)

digues canal émissaires 5 km souterrains

Figure 4.10. Aménagements hydrauliques du lac Copaïs réalisés à l’époque mycénienne (d’après Schnitter, 1994).

Le lac Copaïs est alimenté par le ruissellement des pluies et par la rivière Kephissos. Pour le drainer, on utilise les grottes naturelles déjà évoquées, les catavothres, qui communiquent avec la mer17. L’eau de la

16. Strabon, IX, 2, 40, trad. R. Baladié. 17. Voir Guy Rachet (1993), p. 71 et 470, et Nicholas. J. Schnitter (1994), p. 11-13. Ces deux auteurs se basent sur des travaux dirigés dans les années 1980 par J. Knauss, de l’Université de Munich. Ces études montrent que, contrairement à ce que l’on pensait auparavant, le lac Copaïs n’avait jamais été complètement asséché par les Myniens.

118 119 Kephissos, qui se déversait auparavant dans le lac, est détournée dans un canal long de 25 km vers son émissaire souterrain. Ce canal est peut-être aussi utilisé pour la navigation. Les terres gagnées sur le lac, drainées, et délimitées par des digues, sont mises en cultures. L’eau du lac permet d’irriguer ces terres. Dans une zone gagnée sur les eaux, au milieu de la dépression, les Myniens construisirent le palais de Gla (l’Arné d’Homère). Le lac, qui n’est plus alimenté en l’absence de pluies, est alors presque à sec en été et une partie de sa surface peut être également mise en culture. La figure 4.10 donne la carte de ces aménagements, sans doute opéra- tionnels vers 1300 av. J.-C. Avec la fin de la civilisation mycénienne, ce système n’est plus entretenu, et le lac marécageux se reconstitue. Entre 334 et 331 av. J.-C., un ingénieur d’Alexandre le Grand, appelé Cratès de Chalchis, entreprendra de nouveaux travaux de drainage et d’assèche- ment ; mais ces travaux ne pourront être terminés, soit à cause de troubles dans la région, ou bien à cause de difficultés techniques. L’aménagement des vallées marécageuses est réalisé en bien d’autres lieux, avec toujours les mêmes techniques : des digues délimitent un lac-réservoir réceptacle de l’eau des pluies ou de la fonte des neiges, elles tiennent hors d’eau des zones qui sont asséchées en drainant l’eau vers des grottes ou des gouffres. On recense ainsi huit réservoirs (tableau 4.1), dont le réservoir Boedria représenté sur la figure 4.10. Cinq de ces sites sont situés dans le Péloponnèse (figure 4.6). Les digues qui sont cons- truites pour tous ces aménagements ont des hauteurs comprises entre 2 et 4 m, et des longueurs variables, de 200 à 2 500 m. Elles sont le plus souvent réalisées en terre, entre deux murs extérieurs. Certaines de ces digues peuvent encore être observées aujourd’hui (figure 4.11).

Tableau 4.1. Les barrages-réservoirs mycéniens (d’après Knauss, 1991 et Schnitter, 1994).

Nom (voir fig. 4.6) Hauteur (m) Longueur (m) Volume du réservoir (millions de m3) Boedria 2 1 250 24 Kineta (Thisbe) 2,5 1 200 4 Mantinea 3 300 15 Orchomenos 2 2 100 16 Permessos 4 200 2 Pheneos 2,5 2 500 19 Stymphalos 2,5 1 900 9 Takka 2 900 9

118 119 Figure 4.11. Vestiges du barrage de Kineta (Thisbe), long de 1 200 m. La route moderne a été construite au sommet de l’ancien barrage ; à gauche, restes du mur en grosses pierres taillées (photo de l’auteur).

Un barrage pour protéger Tirynthe

Vers la fin de la civilisation mycénienne, une catastrophe frappe la cité de Tirynthe. Cette ville est installée à 1 km environ de la mer, dans une plaine alluviale. Le palais est sur une colline calcaire, 24 m au-dessus du niveau de la mer. La ville elle-même est au pied du palais, à l’est et au sud. Le cours d’eau le long duquel est installée la ville, la Lakissa, descend des montagnes, avec une pente importante, près de 15 m/km au vu de la topographie du site. Des levées protègent la ville de ses caprices. Mais vers 1200 av. J.-C., qui est aussi l’époque à laquelle le palais et la ville de Mycènes, tout proches, sont détruits et incendiés, il se produit un évènement exceptionnel : la Lakissa sort de son lit, passe au nord à travers la ville basse et recouvre la plus grande partie de la cité d’une couche épaisse de sédiments, jusqu’à 4 m d’épaisseur par endroits. Seul le palais sur sa colline et la partie sud de la ville basse échappent à ce déluge. Les causes de cet événement sont peut-être simplement une crue exceptionnelle ou bien, plus probablement, les conséquences d’un important tremblement de terre, le même qui détruit Mycènes, qui peut ici avoir provoqué l’effondrement des berges de la rivière et une vague

120 121 altitude supérieure à 100 m N

altitude supérieure à 40 m barrage cours nord pris par la Lakissa vers 1200 av JC

emprise de la zone inondée

Lakissa Tirynthe canal

Tirynthe : ville basse avant Manessi l'inondation riv ville basse après age reconstruction

actuel 1 km palais

Figure 4.12. Le canal de dérivation de la ville de Tirynthe (d’après Zangger, 1994).

d’eau surchargée de matières solides, dévalant la forte pente du lit de la Lakissa18. Mais ce n’est pas encore la fin des Mycéniens. En effet, pour proté- ger la ville des eaux de la Lakissa, ils construisent un barrage en amont, à 3,5 km, pour dévier, par un canal long de 1,5 km les eaux de la Lakissa vers un autre cours d’eau, la Manessi, qui coule plus au sud (figures 4.12, 4.13 et 4.14). Ce barrage, haut de 10 m, large en rive gauche de 57 m et en rive droite de 103 m, est construit en terre entre deux murs du même type de maçonnerie cyclopéenne19 qui est utilisée dans les ouvrages mycéniens. Et la ville basse est ensuite reconstruite, par-dessus les sédiments qui ont enseveli l’ancienne ville, sur une superficie analogue (voir le médaillon sur la figure 4.12). Cette histoire illustre les catastrophes naturelles qui, dans le climat perturbé des années 1200 av. J.-C., sont sans doute autant responsables des grandes destructions des palais que les envahisseurs doriens. Mais la civilisation mycénienne est encore assez forte pour réaliser l’aména- gement hydraulique qui permet de reconstruire en sécurité la ville de

18. Tous ces détails sont connus grâce aux travaux d’une équipe allemande, dirigée par Eberhard Zangger, qui a étudié le site entre 1984 et 1988 (Zangger, 1994). 19. Les détails structurels du barrage sont donnés par Schnitter (1994), d’après une ancienne étude du barrage par Balcer.

120 121 Tirynthe. C’est un siècle plus tard environ que disparaît effectivement, sans laisser d’autres traces que des légendes, la civilisation des Nestor, Ménélas et Agammemnon, guerriers et bâtisseurs héritiers des Minoens, sous la pression devenue trop forte des Doriens.

coupe suivant A Détails du barrage B mur 10 m

A barrage

mur

70 65 mur

60 B

70 70 canal 100 m

Figure 4.13. Le barrage de Kofini destiné à protéger la ville de Tirynthe contre les crues de la Lakissa (état actuel), Zangger, 1994.

Figure 4.14. Le canal de dérivation de la Lakissa, vu du sommet du barrage de Kofini (photo de l’auteur).

122 123 Le monde grec à l’époque classique

Avec la disparition de la civilisation mycénienne, la Grèce entre dans ses âges obscurs. Pour quatre siècles, elle oublie l’écriture. Elle ne la redé- couvre qu’au VIIe siècle av. J.-C., avec l’adoption de l’alphabet phénicien du xe siècle. Au Ve siècle av. J.-C., l’histoire grecque est troublée par les révol- tes des cités ioniennes contre le joug des Perses achéménides, puis par les guerres médiques, deux invasions perses en Grèce continentale, puis par des luttes internes en Grèce (la guerre du Péloponnèse). Des voyageurs, parfois imbus de la supériorité héllène, mais parfois aussi remarquable- ment ouverts et observateurs comme Hérodote, font découvrir aux Grecs l’Égypte et l’Orient. Ces « touristes » ne sont pas tous pacifiques : Xéno- phon et l’expédition des « Dix Mille » préfigurent l’invasion d’Alexandre. Au cours de ces siècles, c’est aussi l’expansion des Grecs vers l’occident, avec la fondation de Marseille (vers 600 av. J.-C.), et, vers la fin du Ve siècle av. J.-C., des colonies grecques de Sicile et du sud de l’Italie, un ensemble culturel appelé aujourd’hui la Grande Grèce.

Les adductions d’eau des villes grecques Les adductions d’eau des villes grecques utilisent, au-delà des sour- ces locales, des aqueducs constitués de canalisations en terre cuite, sui- vant les traditions séculaires crétoises et mycéniennes. Ces canalisations sont enterrées, ce qui permet d’abord de les protéger, et aussi de s’affran- chir des irrégularités du sol. Elles sont réalisées à partir d’éléments préfa- briqués de longueur comprise entre 60 cm et 1 m, et de diamètre intérieur compris entre 11 et 22 cm, éléments qui s’emboîtent entre eux20. Certains de ces éléments comportent un trou à leur partie supérieure, bouché par de l’argile en période normale, qui permet sans doute le nettoyage des canalisations. L’existence de ces orifices de visite, ainsi que la faible épais- seur des parois (2 à 4 cm) montrent bien que ces tuyaux fonctionnent par écoulement gravitaire, comme un canal à surface libre, et non en charge.

Les ouvrages hydrauliques de Samos : des records pour le monde grec Pour la ville de Samos en Ionie, située à proximité de la côte d’Asie Mineure dans l’île du même nom, on réalise une adduction d’eau en creu- sant un tunnel spectaculaire de plus de 1 000 m de long (figure 4.15). Ce

20. D’après Praxitelis Argyropoulos (1979). Voir aussi Trevor Hodge (1995), chap. 1.

122 123 tunnel est percé en partant des deux extrémités (le point de rencontre est indiqué par une flèche sur la figure 4.15), et la conduite d’adduction d’eau est disposée au fond d’une tranchée creusée dans le sol même du tunnel. C’est le fait que le tunnel est percé horizontalement, ce qui est évidem- ment plus facile, qui explique l’utilité de cette tranchée : sa profondeur est nulle à l’entrée du tunnel et augmente progressivement, jusqu’à atteindre 8,5 m environ en sortie du tunnel, ce qui assure la pente nécessaire à l’écoulement.

N

section du tunnel : point de rencontre

source hauteur croissante de l'amont vers tunnel horizontal l'aval conduite les lignes de niveau ne sont pas équidistantes

Figure 4.15. Tracé en plan de l’aqueduc de Samos et du tunnel d’Eupalinos.

Hérodote considère cet ouvrage, qui est encore partiellement visible aujourd’hui21, comme l’une des merveilles du monde hellénique22 : « J’ai parlé plus longuement des Samiens parce qu’ils sont les auteurs des trois plus grands ouvrages que possède la Grèce. C’est d’abord, creusé sous une colline haute d’environ cent cinquante orgyies (265 m), un tunnel qui la traverse à sa base de part en part ; il a sept stades de long (1 240 m) et huit pieds (2,4 m) en largeur comme en hauteur ; sur toute la longueur de ce tunnel on a creusé un canal profond de vingt coudées (8,5 m !), large de trois pieds (0,9 m), qui conduit à la ville l’eau d’une source abondante qui lui est amenée par des tuyaux ; l’architecte chargé de ce travail fut le Mégarien Eupalinos, fils de Naustrophos. C’est le premier des trois ouvra- ges en question. » Les dimensions indiquées par Hérodote coïncident à peu près avec ce qu’il est possible de déduire des restes de cet ouvrage. Sa réalisation est sans doute entreprise sous le règne du tyran Polycrate, aux alentours de 530 av. J.-C., peu avant le passage de Samos sous la domination perse. Hérodote mentionne également, pour le port de Samos, l’existence d’un môle qui constitue lui aussi un record pour l’époque ; voici la suite du passage cité plus haut :

21. De nombreux ouvrages mentionnent le tunnel de Samos ; parmi eux, voir : Jacques Bonnin (1984), chap. 9 ; Trevor Hodge (1995), chap. 1. 22. L’Enquête, III, 60, trad. Andrée Barguet.

124 125 « Le second est un môle qui avance en mer pour abriter le port, par vingt orgyies (35 m) de fond au moins, sur plus de deux stades (355 m) de lon- gueur. Le troisième ouvrage est un temple. […] »

Les ouvrages réalisés en Grèce par les Perses durant les guerres médiques

L’histoire des guerres médiques racontée par Hérodote est intéres- sante par la première confrontation qu’elles représentent entre le monde grec classique et l’Orient. Certains éléments de ce récit montrent le fossé technique et culturel entre les deux civilisations, dans leur rapport avec la mer, et dans leur pratique des travaux fluviaux. Lors de la première guerre médique, la flotte perse avait essuyé des pertes importantes en doublant le mont Athos, qui est un cap qui avance loin en mer, dans le nord de la mer Égée (figure 4.6). En vue de la deuxième guerre, le roi Xerxès fait creuser un canal pour constituer un passage à terre de cette montagne, au travers de l’isthme ; le chantier dure trois ans, selon ce que rapporte Hérodote. Voici comment l’historien relate son organisation23 : « Le tracé du canal était rectiligne et passait par Sané ; quand la tranchée devint profonde, les uns demeurèrent au fond et continuèrent à creuser, les autres passaient sans arrêt la terre déblayée à des ouvriers installés sur des plates-formes au-dessus d’eux, qui la prenaient et la passaient plus haut à leur tour, ceci jusqu’au sommet, où elle était emportée et jetée. Tous les ouvriers, sauf les Phéniciens, eurent double travail parce que les parois de leur tranchée s’écroulèrent, chose inévitable puisqu’ils lui donnaient la même largeur au sommet et à la base. Les Phéniciens, eux, manifestèrent ici leur habileté, comme dans tous leurs ouvrages : pour faire la partie du canal que le sort leur avait assignée, ils ouvrirent une tranchée deux fois plus large que le canal lui-même et creusèrent en la rétrécissant toujours davantage ; quand ils arrivèrent à la profondeur voulue, leur partie de canal avait la même dimension que les autres. » Au cours de la campagne militaire qui suit, le roi Xerxès a l’occa- sion de s’étonner de l’inexpérience des Grecs vis-à-vis des grands travaux hydrauliques ; pour Xerxès, détourner un fleuve à des fins militaires est une manœuvre classique, c’est ainsi qu’il analyse la vulnérabilité de la Thessalie, au nord de la Grèce : « Arrivé à l’embouchure du (fleuve) Pénée, il (= le roi Xerxès) étudia le paysage et, frappé d’étonnement, fit venir les guides et leur demanda s’il

23. L’Enquête, VII, 23, trad. Andrée Barguet.

124 125 y avait moyen de détourner le fleuve et de le faire arriver à la mer par un autre endroit. […] Les Thessaliens sont des gens avisés (dit le roi). Voilà donc la menace qu’ils voulaient éluder, longtemps à l’avance, par leur revi- rement ! Ils voient bien, entre autres, qu’ils ont un pays facile à réduire, et ce ne sera pas long. Il suffirait d’une seule chose : rejeter sur leur terre l’eau de leur fleuve, par une digue qui lui barrerait le passage et le détour- nerait de son lit actuel : ainsi la Thessalie serait toute entière sous l’eau, en dehors de ses montagnes. »24 Parmi les grands travaux réalisés par les Perses à l’occasion de la deuxième guerre médique, il faut également citer le pont de bateaux que Xerxès fait jeter sur l’Hellespont, en vue du passage de son immense armée.

Philosophes et penseurs grecs à l’époque classique Les réalisations hydrauliques de la Grèce à l’époque classique sont nettement en retrait par rapport aux aménagements réalisés à l’époque mycénienne. Les quelques extraits cités ci-dessus montrent également que le savoir-faire hydraulique est en Grèce très en retard par rapport à l’Orient. Et pourtant, cette Grèce classique nous est connue comme un lieu privilégié du développement de la pensée philosophique et mathématique. Deux faits sont à souligner. En premier lieu, la science grecque à cette époque met en quelque sorte un point d’honneur à être déconnectée de l’ingénierie, à ne pas servir à des applications pratiques. En second lieu, et c’est en cela que l’on peut effectivement parler de science peut-être pour la première fois, les « sages » recherchent par le raisonnement les explica- tions des grands phénomènes naturels. Ces explications sont parfois fausses, souvent incomplètes. Sur le cycle de l’eau, le brillant mathématicien et astronome Thalès de Milet (624-548 av. J.-C. ?) – qui avait établi la rotondité de la Terre – estime que l’eau est la substance primordiale et que les terres flottent sur l’eau, théorie peut-être inspirée des anciennes cosmologies mésopotamiennes et égyptiennes. Après lui, Anaximandre de Milet (610-545 av. J.-C.) identifie l’origine des précipitations comme provenant de l’humidité arrachée à la terre par l’action du soleil. Xénophane de (570-475 av. J.-C. ?) écrit que la mer, source de toute eau, est aussi à l’origine des nuages et des vents, que l’eau douce provient de l’évaporation de la mer, que les rivières résultent des pluies, et que c’est en lessivant les sols que les cours d’eau amènent le sel à la mer. Le cycle de l’eau est donc dans son ensemble bien compris dans la civilisation grecque du Ve siècle av. J.-C., à l’exception du

24. L’Enquête, VII, 128-130, trad. Andrée Barguet.

126 127 rôle des eaux souterraines : en effet, on pense à cette époque que l’eau des sources et des puits provient de la mer. Platon (427-347 av. J.-C. ?) adopte l’idée, émise avant lui par Empe- docle d’Agrigente, des quatre éléments primordiaux : l’eau, l’air, le feu et la terre. Son élève Aristote (385-322 av. J.-C.), né en Macédoine, fréquente l’Académie de Platon jusqu’à la mort du maître, et devient précepteur d’Alexandre à la cour de Philippe de Macédoine. Il crée à Athènes l’ins- titution appelée le Lycée. Il reprend à son compte la théorie des quatre éléments qui restera une référence jusqu’au Moyen Âge. Il pense que chacun de ces éléments tend à revenir vers la place qui est la sienne, c’est- à-dire l’eau au-dessus de la terre, l’air au-dessus de l’eau, etc. Ainsi, pour Aristote, si le bois flotte, c’est parce qu’il contient de l’air, est qu’il est dans l’ordre des choses que l’air soit au-dessus de l’eau. Chaque élément est crédité de deux des quatre « qualités » fondamentales : le froid, l’humide, le chaud et le sec (figure 4.16). feu

chaud sec

air terre

humide froid

eau

Figure 4.16. La vision aristotélicienne des quatre éléments primordiaux.

Vouloir expliquer la nature en partant d’un tel postulat peut évi- demment aboutir à des conclusions catastrophiques. Voici comment Aris- tote, par méconnaissance de ce que nous appelons aujourd’hui l’inertie, démontre dans sa Physique que le vide ne peut exister, et fonde au passage une théorie absurde de la résistance à l’avancement des objets dans l’air. D’abord, en vertu de la « position » naturelle de chaque élément, comme nous l’avons dit plus haut, si un objet (une pierre jetée par la main d’un homme, par exemple) est en mouvement dans l’air, et donc « hors » de sa position naturelle, c’est qu’une action, un « moteur » le maintient en mou- vement :

126 127 «… la terre, et chacun des autres corps, doivent nécessairement demeurer dans les lieux qui leur sont propres, et ce n’est que par violence que le mouvement les éloigne de ces lieux. » 25

Ensuite, comme « il semble que tout ce qui est mû reçoit son mouve- ment de quelque chose », la pierre qui poursuit son mouvement dans l’air est forcément entretenue dans son mouvement par l’air lui-même : « On peut observer que les projectiles continuent à se mouvoir, sans que le moteur qui les a jetés continue à les toucher, soit à cause de la réaction environnante, comme on le dit parfois, soit par l’action de l’air qui, chassé, chasse à son tour, en produisant un mouvement plus rapide que ne l’est la tendance naturelle du corps vers le lieu qui lui est propre. »26 Aristote poursuit la démonstration en posant que, dans le vide, tout mouvement serait donc impossible en l’absence de cet air qui « entretient » le mouvement. Donc « il n’y a pas de vide séparément des choses ». Vers la même époque, Pythéas (380- ? av. J.-C.) de la colonie pho- céenne de Massalia (Marseille), au terme d’un voyage qui l’avait mené loin vers le Grand Nord, sans doute jusqu’en Islande, établit une corrélation entre le phénomène périodique des marées et les cycles de la Lune. Dans l’ensemble, si l’on peut apprécier cette quête de la vérité pour ce qu’elle représente de progrès et de promesses, il faut bien reconnaître que les théories en hydraulique sont à l’époque de la Grèce classique plus que rudimentaires. Il faudra attendre la période hellénistique et le mou- vement de pensée qui sera issu de l’École d’Alexandrie pour que les mathé- matiques et la faculté de raisonnement soient mises au service de l’inno- vation.

25. Aristote, Physique, VIII, III, trad. Jules Barthélemy Saint-Hilaire revue par Paul Mathias. 26. Ibidem, IV, XI.

128 129 Deuxième partie

LES EMPIRES BÂTISSEURS

Les conquêtes d’Alexandre le Grand mettent en contact le savoir- faire hydraulique de l’Orient, resté durant des millénaires transmis par tradition orale, avec l’esprit d’observation et d’analyse des Grecs. La ville d’Alexandrie, fondée sur la façade maritime de l’Égypte, devient, pour de nombreux siècles, le centre scientifique du monde connu. Le savoir des scientifiques de l’École d’Alexandrie reste, en Orient comme en Occi- dent, inégalé pendant tout le millénaire suivant, jusqu’à la Renaissance en Occident. Héritiers des techniques étrusques et orientales, influencés par les Grecs, dotés d’un grand sens pratique, les ingénieurs romains laissent des marques étendues de leurs réalisations hydrauliques sur tout le pourtour de la Méditerranée. Si la chute de l’empire romain marque la décadence intellectuelle de l’Occident, l’Orient poursuit de son côté son développement, jusqu’aux invasions mongoles, au XIIIe siècle de notre ère, à la suite desquelles l’Orient connaît à son tour une profonde récession. La Chine, dont le développement hydraulique a commencé plus tard, traverse les millénaires jusqu’aux temps modernes, avec des réalisations techniques à la mesure du pays. Du Ier siècle av. J.C. jusqu’au XVe siècle, c’est elle qui constitue le principal foyer d’innovations. Tandis qu’en Occident, au Moyen Âge, on oublie que la Terre est ronde… mais dans l’expansion démographique des XIIe et XIIIe siècles, on assèche des terres et on construit des moulins.

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