Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande

46-2 | 2014 Intellectuels et politique en Allemagne

Sibylle Goepper et Nadine Willmann (dir.)

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/allemagne/1017 DOI : 10.4000/allemagne.1017 ISSN : 2605-7913

Éditeur Société d'études allemandes

Édition imprimée Date de publication : 30 décembre 2014 ISSN : 0035-0974

Référence électronique Sibylle Goepper et Nadine Willmann (dir.), Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 46-2 | 2014, « Intellectuels et politique en Allemagne » [En ligne], mis en ligne le 15 mars 2019, consulté le 19 mai 2021. URL : https://journals.openedition.org/allemagne/1017 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ allemagne.1017

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande revue tome46 d’Allemagne numéro 2 juillet-décembre et des pays de langue allemande 2014

Dossier Intellectuels et politique en Allemagne

PRÉFACE ...... 267

NADINE WILLMANN SIBYLLE GOEPPER Les projets de refondation de l’Allemagne Jürgen Fuchs : écrivain et homme d’action – des intellectuels allemands de l’Ouest une incarnation est-allemande de pendant l’exil et l’immédiat après-guerre ... 273 l’intellectuel « à la française » ...... 393

K ARIM FERTIKH De l’autodidacte à l’universitaire : une socio- Varia histoire des intellectuels sociaux-démocrates GERD KRUMEICH (années 1920-1959) ...... 289 Vom Krieg der Großmächte zur Katastrophe GUILLAUME PLAS Europas ...... 411 Ballons d’essai vers une « transformation NICOLAS BEAUPRÉ structurelle de l’espace public ». Les La Grande Guerre et la réconciliation franco- premières interventions journalistiques allemande (1914-2014)...... 431 de Jürgen Habermas dans l’Allemagne adenauerienne (1953-1962) ...... 303 JEAN-NOËL GRANDHOMME La « mise au pas » (Gleichschaltung) OLIVIER AGARD de l’Alsace-Moselle en 1940-1942. Arnold Gehlen et les mutations du Défrancisation, décléricalisation, conservatisme en RFA ...... 317 germanisation, nazification ...... 443 ANNE KWASCHIK ROBERT STEEGMANN L’intellectuel français en « traduction Septembre 1944 : il faut évacuer le camp culturelle » : Robert Minder et la RFA dans de Natzweiler ...... 467 l’avant-68 ...... 331 BÉATRICE DEDINGER FRIEDHELM BOLL L’Allemagne et l’Euro : les enseignements Brandt und Grass – eine Freundschaft? ...... 347 de la balance des paiements allemande...... 483 SILKE MENDE SANDIE CALME Auf der Suche nach der verlorenen Chronique juridique – Cogestion et societas Orientierung – Carl Amery: Ein grüner europaea. Une étude comparée en droit Bewegungsintellektueller zwischen allemand, autrichien, belge, français, konservativer Bewahrung und progressiver luxembourgeois et suisse ...... 497 Veränderung ...... 365

FLORENCE BAILLET Italiques ...... 507 Thomas Brasch, un écrivain de l’ex-RDA « engagé » ? ...... 381 SOMMAIRE DU TOME 46 – 2014 ...... 515 Revue publiée avec le concours de l’Université de Strasbourg (ARCHE [EA 3400], BETA [UMR 7522], Centre Raymond Poidevin/DynamE [UMR 7367], Études germaniques [EA 1341], SAGE [UMR 7363]), de l’AMUP (EA 7309) de Strasbourg et de la Société des Amis des Universités de l’Académie de Strasbourg Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 267 T. 46, 2-2014

Intellectuels et politique en Allemagne Préface

Sibylle Goepper * et Nadine Willmann **

Contrairement aux traditions d’autres pays, comme la France, le couple Geist und Macht (esprit et pouvoir) a entretenu et entretient en Allemagne un rapport complexe : il y fut distant, voire conflictuel avant la Seconde Guerre mondiale, comme l’avait déploré Heinrich Mann en son temps, et le resta à bien des égards en RFA après 1949. En RDA, il fut fluctuant, marqué successivement par l’espoir dans les années de construction et la désillusion à partir des années 1960. Selon Pascal Ory, qui s’en remet à la genèse française du terme, l’intellectuel est un « homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie » (1). Conjuguant les deux types de définition en vigueur, sociologique et éthique, il choisit de déterminer un statut, investi par une volonté individuelle tournée vers la collecti- vité. Défini de la sorte, l’intellectuel est nécessairement engagé. La notion d’intellectuel étant apparue dans la France de la Troisième République à la faveur d’une configura- tion historique déterminée, on ne s’étonne guère qu’en Allemagne, elle ait connu une fortune fort différente, sinon contraire. Première divergence avec le concept français, le terme Intellektueller a longtemps été chargé d’une connotation péjorative dont il ne s’est défait que partiellement après la Seconde Guerre mondiale. Il apparaît comme le pendant négatif du vocable Geistiger (Geist = esprit), qui demeure jusqu’à la Première Guerre mondiale la définition de prédilection des intéressés, et suppose une distinction fondamentale entre le monde spirituel et le monde matériel, notamment politique (2). Hauke Brunkhorst explique l’infortune, outre-Rhin, du type français de l’intellectuel

* Maître de conférences à l’Université Jean Moulin Lyon 3. ** PRAG d’Allemand à l’Institut d’études politiques de Strasbourg et docteur en études germaniques. 1 Pascal Ory, Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France. De l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, 1992, p. 10. 2 Dietz Bering, Die Intellektuellen. Geschichte eines Schimpfwortes, Stuttgart, Klett-Cotta, 1978, p. 326-330. 268 Revue d’Allemagne par l’hégémonie entre 1860 et 1960 de professeurs d’université, qui, vecteurs d’une culture conservatrice, auraient érigé l’anti-intellectualisme en paradigme de la culture politique (3). Pour sa part, Paul Noack impute leur marginalisation à leur « attitude de refus », procédant d’un sentiment d’être étrangers à l’État (4), qui tirerait lui-même son origine, selon une thèse couramment admise, de la distinction historique établie en 1907 par Friedrich Meinecke entre « nation de culture » et « nation d’État ». À la fin du xviiie siècle, aurait germé la notion d’une communauté nationale culturelle antérieure à la nation politique, jusqu’au moment où l’invasion napoléonienne fit émerger une conscience nationale politique, qui à son tour prit corps autour des fondements de la « nation culturelle » : langue, culture et littérature (5). Selon Josef Jurt, le clivage entre Geist und Macht procéderait de la décentralisation du milieu littéraire et de l’influence restreinte de la bourgeoisie urbaine, qui conduisirent les intellectuels, évincés de la vie politique, à revendiquer le concept de Kultur (6). Identifiée par Thomas Mann à « l’es- prit, l’âme, la liberté et l’art » (7), cette notion était antinomique de celle de Zivilisation, prisée par les milieux aristocratiques et synonyme d’un assujettissement de la culture à la politique. Ainsi la bourgeoisie aurait-elle décelé dans la culture un champ d’action à la mesure de son dynamisme, qui l’aurait dispensée d’intervenir dans les affaires politiques. Toutefois, le canon de l’homme de lettres apolitique fut remis en cause après le traumatisme du national-socialisme. La fin de la Seconde Guerre mondiale est marquée par l’aspiration de nombreux écrivains à devenir un facteur politique dans la Cité, en refusant désormais autant de se soumettre au pouvoir que d’en ignorer les agissements. Pour autant, la notion d’Intellektueller demeura longtemps taboue à l’Ouest, bien que le périodique du futur Groupe 47, Der Ruf, s’efforçât de la réhabiliter après 1945 et qu’Alfred Andersch lui conférât en 1947 une définition programma- tique : la vigilance envers les adversaires de la démocratie (8). Cette vocation inédite, rythmée par des phases d’avancée et de régression perceptible dans une rémanence de l’abstinence politique en RFA, prit des dehors très différents en RDA, où intellectuels « organiques » (A. Gramsci) et « partisans » (parteilich) s’engagèrent activement aux côtés du pouvoir du SED afin d’édifier la nouvelle société socialiste. Le processusu a cours duquel nombre d’entre eux s’affranchirent de l’esprit partisan des débuts fut ponctué par la répression politique et culturelle des années 1953, 1956, 1968 et 1976. Cette dernière les mena à s’isoler de la sphère publique officielle ou, pour les plus radi- caux, à quitter la RDA dans le cadre d’un exode qui ne s’interrompit qu’avec la chute du mur de en 1989.

3 Hauke Brunkhorst, Der Intellektuelle im Land der Mandarine, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1987, p. 12 et 29. 4 Paul Noack, cité d’après Hans-Manfred Bock, « Der Intellektuelle und der Mandarin ? Zur Rolle des Intellektuellen in Frankreich und Deutschland », in : Frankreich-Jahrbuch 1998, Opladen, Leske + Budrich, 1998, p. 46. 5 Josef Jurt, « Littérature, politique et identité nationale en Allemagne et en France », Recherches et travaux, 56 (1999), p. 65-68. 6 Ibid., p. 70. 7 Thomas Mann,Considérations d’un apolitique, trad. par Louise Servicen et Jeanne Naujac, Paris, Grasset, 1975, p. 35. 8 Dietz Bering, « ‘Intellektueller’ bei der frühen Gruppe 47 », Internationales Archiv für Sozialgeschichte der deutschen Literatur, 32/1 (2007), p. 207. Préface 269

En 2013, Günther Rüther formulait la thèse d’une normalisation du rapport entre intellectuels et pouvoir à partir des années 1990. On peut toutefois se demander si l’on n’assiste pas davantage à un effacement de cette figure dans l’espace public contem- porain. Lors des virulentes polémiques des années 1990, les grands noms du Feuille- ton littéraire des journaux ouest-allemands Frankfurter Allgemeine Zeitung et (Frank Schirrmacher, Ulrich Greiner), associés à certains critiques (Karl Heinz Bohrer), arguèrent de la « faillite morale » non seulement des écrivains est-allemands, mais également de leurs homologues de l’Ouest pour les sommer de quitter le champ politique et de se consacrer exclusivement à leur art. Ainsi le « cours de l’intellec- tuel » s’effondra-t-il dans l’Allemagne nouvellement réunifiée pour laisser advenir « les grands managers en tant qu’élite du monde globalisé » (Werner Mittenzwei). Force est en effet de constater que, là où l’on prédisait en 1990 que le « magistère moral » autrefois exercé par les écrivains le serait désormais par les journalistes, l’autorité de ces derniers semble passablement sapée par l’avènement de la société web 2.0. Débutant à l’époque de l’immédiat après-guerre avec la contribution de Nadine Willmann et nous menant jusqu’à la période actuelle avec l’évocation des think tanks du SPD par Karim Fertikh, le présent dossier entreprend d’éclairer la problématique du rapport entre Geist und Macht en croisant les regards de germanistes, sociologues et historiens français et allemands. Pour ce faire, il se focalise sur la période 1945-1990 en RFA. Adoptant tantôt une perspective collective, tantôt individuelle, il présente des figures d’intellectuels de différente nature : intellectuels de parti (K. Fertikh), intellectuels journalistes, publicistes, auteurs (N. Willmann), philosophes, anthropo- logues (O. Agard et G. Plas), universitaires (A. Kwaschik), écrivains (F. Boll, S. Mende, F. Baillet, S. Goepper). L’un de ses apports est de venir relativiser l’idée, largement répandue, selon laquelle les intellectuels auraient purement et simplement renoué avec l’apolitisme des époques précédentes durant l’ère Adenauer (N. Willmann). Avant et au moment de la fondation de la République fédérale, nombre d’entre eux tentèrent de jouer au sein de l’espace public en voie de (re)construction à la fois le rôle de médiateur décrit par Karl Mannheim et le rôle d’esprit critique préconisé par Edward W. Said, préparant ainsi l’émergence des grandes voix des décennies suivantes : celle de Jürgen Habermas (G. Plas) ou de Günter Grass (F. Boll) du côté de la gauche traditionnelle, celle d’Arnold Gehlen (O. Agard) parmi les conservateurs et, par la suite, celle de Carl Amery (S. Mende) chez les Verts. On notera que plusieurs contributions soulignent l’importance de l’expérience de l’« étranger » dans la genèse d’un rapport inédit au politique en Allemagne, qu’il s’agisse d’exil ou d’appartenance à une autre nationalité : tel est le cas pour les chefs idéologues du SPD au xixe siècle (K. Fertikh), pour les intellectuels ayant fui le Troisième Reich (N. Willmann) ou quelques décennies plus tard la dictature du SED (F. Baillet, S. Goep- per). Ainsi la double perspective RFA-RDA, qui s’imposait étant donné la période considérée, est-elle traitée de manière originale, puisque la république socialiste est présente à travers deux écrivains « transfuges » installés en RFA après 1976. La situation « entre les champs » qui est la leur contribue à renouveler le rapport des intellectuels à la politique, de même que la perception qu’en a l’opinion publique ouest-allemande. Lorsque le modèle étranger, tel que celui de l’intellectuel « à la française », est « traduit culturellement », cette position s’avère particulièrement féconde (A. Kwaschik). 270 Revue d’Allemagne

Un tel transfert a cependant ses limites : comme le rappelle K. Fertikh, le terme « intel- lectuel » ne correspond pas à une auto-désignation chez les personnels du parti social- démocrate (SPD), signe qu’il ne s’est pas totalement imposé en RFA. F. Boll souligne quant à lui que la dichotomie française entre littérature engagée et Art pour l’Art n’est pas satisfaisante pour éclairer l’engagement des écrivains pour le SPD dans les années 1960. Ce sont donc autant de négociations, de variations et de synthèses caractéristiques du champ ouest-allemand qui s’offrent à nous. Enfin, le cas des intellectuels écrivains révèle de la façon la plus aiguë l’impossible dépassement du clivage entre esprit et pouvoir : Carl Amery, Günter Grass, Thomas Brasch ou encore Jürgen Fuchs illustrent chacun à leur tour la désillusion face au politique, en même temps que la volonté inébranlable de poursuivre l’engagement. Les troisièmes voies qu’ils incarnent, aux côtés des autres per- sonnalités évoquées, peuvent être considérées comme le fil conducteur de ce numéro. Nadine Willmann se concentre sur la période de l’immédiat après-guerre pour offrir un vaste panorama des réflexions relatives à l’avenir de l’Allemagne émanant des intel- lectuels exilés ou restés dans le pays. Il apparaît que, malgré leur hétérogénéité, nombre d’entre eux partagent la conviction qu’il leur revient, à l’« heure zéro », de se constituer en tant que « conscience de la nation » afin d’influencer la reconstruction politique de leur pays. Souvent abstraits, les projets qu’ils proposent ne seront pas concrétisés par le pouvoir en RFA, d’où le retour à un certain abstentionnisme dans les années 1950. Néanmoins, la thèse d’une « restauration » sous l’ère Adenauer apparaît aujourd’hui infondée ; par leur engagement inédit dans la sphère politique, ces personnalités posèrent au contraire les fondements de la modernisation de la société ouest-allemande. Karim Fertikh éclaire pour sa part les transformations socio-historiques internes du SPD après 1945 et ce, en présentant l’évolution des figures d’intellectuels siégeant dans les commissions en charge de la production programmatique du parti. Après une esquisse générale menant jusqu’aux années 1990, son étude se concentre sur la période charnière des années 1920 et 1950. Elle met alors en évidence comment, lors de la réorganisation du parti, les ouvriers-intellectuels formés dans les rédactions des journaux sociaux- démocrates cédèrent la place aux experts et aux universitaires, avec pour conséquence une hétéronomie grandissante de la certification scientifique de la doctrine du SPD. Nul doute que les rapports plus étroits entre le principal parti d’opposition et le monde académique favorisent dès les années 1950 la diffusion, certes entel et malaisée, d’idées alternatives, préparant elles-mêmes l’émergence d’une nouvelle génération d’intellectuels. Guillaume Plas analyse les premières interventions journalistiques de Jürgen Habermas dans l’Allemagne adenauerienne (entre 1953 et 1962), en tant que documents à valeur historique. Ces articles attestent de la genèse difficile d’une voix intellectuelle critique à l’égard notamment du rapport de la RFA à son passé, à une époque peu propice du fait de la politique menée par le gouvernement ou de la mentalité dominante au sein de la population. L’étude de la réception de ces textes met en lumière le rôle de catalyseur que joua Habermas dans la constitution progres- sive d’un plus large espace de discussion. Dans la RFA des années 1960, on observe également des mutations du côté des conservateurs qui, s’ils affichent leur défiance devant certaines évolutions de la société ouest-allemande, adaptent néanmoins leur pensée à ce nouveau contexte. À travers l’exemple d’Arnold Gehlen, Olivier Agard analyse un conservatisme qui, en s’appuyant sur l’anthropologie philosophique qui lui Préface 271 sert d’arrière-plan, fonde le besoin d’institutions stabilisatrices de l’homme dans la nécessité de remédier à son instabilité structurelle. Bien qu’il distingue dans la société de masse moderne le signe d’un déclin des institutions et ne puisse être considéré comme un conservateur libéral à l’instar de Hermann Lübbe ou d’Odo Marquardt, Gehlen finit par accepter le système politique et économique de la RFA en qui il voit un rempart contre la montée de l’individualisme. La redéfinition des lignes de front du paysage intellectuel ouest-allemand après 1945 et l’ouverture progressive de l’espace public à des opinions contradictoires expliquent certainement la réception importante et positive dont font l’objet les travaux du ger- maniste alsacien Robert Minder. Anne Kwaschik décrit comment depuis une position située à l’entre-deux des champs intellectuels français et allemand, ce dernier parvient à importer le modèle pourtant peu transférable de l’intellectuel « à la française » en RFA. Or ce processus de « traduction culturelle » (S. Lässig), qui s’appuie sur la présence dans l’imaginaire collectif des Allemands de la référence à la figure française, concourt lui aussi à ce que soit renégociée la position de l’intellectuel dans la société ouest-allemande d’avant 1968. Cette revalorisation est confirmée par la contribution de Friedhelm Boll qui s’intéresse à la relation privilégiée et inédite entre le chancelier Willy Brandt et Gün- ter Grass à travers leur correspondance, en l’éclairant à la lumière de différents rôles de ce dernier, écrivain célèbre, intellectuel critique, conseiller et allié lors des campagnes électorales. Il décrit le bénéfice mutuel que les deux hommes ont tiré de leurs rapports, aboutit cependant à la conclusion que l’on ne saurait les qualifier d’amitié, Grass outre- passant souvent sa fonction autodésignée de critique. La contribution de Silke Mende est consacrée à un personnage prédominant du mouvement vert en RFA, l’auteur bava- rois et activiste écologiste Carl Amery, et s’interroge sur la pertinence de sa désignation comme « movement intellectual » pour les premiers Verts. Elle étudie la fonction de pivot qu’il assuma entre le mouvement essaimant et le milieu de gauche libérale susceptible de le soutenir et ses efforts pour donner au jeune parti un soubassement théorique consis- tant (notamment concernant le conservatisme et le progrès ou la dichotomie droite/ gauche), lui conférant une crédibilité indispensable. Les articles de Florence Baillet et Sibylle Goepper se penchent pour leur part sur la trajectoire divergente de deux auteurs passés de RDA en RFA. Florence Baillet explique que l’écrivain est-allemand Thomas Brasch, après son passage à l’Ouest en 1976, a toujours rejeté l’étiquette de « dissident » que les médias ouest-allemands lui associaient et a préféré mettre l’accent sur les impli- cations politiques de son travail artistique à l’attitude de l’intellectuel engagé. Celui-ci, plutôt qu’un « message », offre ce que Jacques Rancière qualifie de nouveau « partage du sensible ». Ainsi s’esquisserait l’analyse d’une nouvelle portée politique de cette géné- ration « intermédiaire » d’écrivains est-allemands, entre « socialistes réformistes » et « nés dedans ». Sibylle Goepper montre au contraire comment Jürgen Fuchs, après son expulsion à l’Ouest en 1977, s’impliqua résolument dans la sphère politique, dénonçant les méthodes de la Stasi et refusant de séparer paix et droits de l’homme, ce qui suscita la froideur de la gauche intellectuelle ouest-allemande. Les cahiers de photocopies qu’il transmit de l’autre côté du Mur, lesquels fournissaient des informations à l’opposition de RDA et confortèrent la « gauche authentique » prônée par Manès Sperber, ainsi que le bilan sévère sur la RDA qu’il tenta de propager au moment de la réunification, complè- tent son parcours d’intellectuel « à la française ».

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 273 T. 46, 2-2014

Les projets de refondation de l’Allemagne des intellectuels allemands de l’Ouest pendant l’exil et l’immédiat après-guerre

Nadine Willmann *

À l’heure où la Seconde Guerre mondiale se poursuit et où de nombreux intellec- tuels allemands sont exilés, puis après 1945 sous l’occupation par les Alliés, ils sont nombreux à s’interroger sur le devenir de leur pays : « Que doit-il advenir de cette Alle- magne ? De telles questions soucieuses déterminent entre 1938 et 1949 certainement le quotidien de centaines d’écrivains de langue allemande. Elles débouchent sur des réponses utopiques, résignées ou pragmatiques, sur des programmes ou propagan- des, sur des commentaires et des appels dans les médias ou encore des recommanda- tions adressées à des instances gouvernementales et des commandants militaires » (1), constate Günter Scholdt. En effet, les intellectuels, eu égard, sous le IIIe Reich, à la nocivité du gouvernement allemand et, pendant l’immédiat après-guerre, au vide de pouvoir, revendiquent l’initiative dans le processus de refondation de leur pays. Nous nous pencherons ici sur les projets des écrivains appartenant à l’aire allemande occi- dentale. Notre propos n’est pas d’étudier des personnalités singulières, mais d’offrir une large vue d’ensemble des idées en circulation à l’époque, dont la diversité autorise une intéressante mise en miroir. Caractéristique de ces prises de position est ce que Hans Mayer qualifia de « suspi- cion totale envers l’idéologie » (2). De ce fait, les perspectives de reconstruction demeu- rent souvent vagues et abstraites. Après avoir dépeint à grands traits la situation des intellectuels après 1945, nous envisagerons leurs idées sur la constitution de l’État et sa place en Europe, puis sur les systèmes politiques, avant de considérer diverses options

* PRAG d’allemand à l’Institut d’études politiques de Strasbourg et docteur en études germaniques. 1 Günter Scholdt, « Was soll aus diesem Deutschland werden ? Stellungnahmen deutschsprachi- ger Schriftsteller zwischen 1938 und 1949 », in : Gunther Nickel (dir.),Literarische und politische Deutschlandkonzepte 1938-1949, Göttingen, Wallstein, 2004, p. 11. 2 K. Stuart Parkes, Writers and politics in West , Londres/Sydney, Croom Helm, 1986, p. 21-22. 274 Revue d’Allemagne et constats secondaires, et, enfin, leur verdict concernant ce qui fut finalement insti- tué : une restauration.

1. La situation des intellectuels durant l’immédiat après-guerre La position des écrivains en exil pendant le IIIe Reich est assez claire pour qu’on s’abstienne de la décrire. Plus intéressante est celle des intellectuels après 1945, dans l’Allemagne à reconstruire. L’après-1945 est d’abord marqué par la conscience d’un nouveau départ, pour lequel on recourt à la métaphore de « l’heure zéro ». Selon David Roberts, « le terme “heure zéro” désigne un nouveau commencement, l’instant histo- rique-anhistorique d’un vide, le fait de se détacher complètement du passé, une rup- ture totale avec les traditions littéraires et idéologiques : il ne reflète rien d’autre que la capitulation sans conditions du IIIe Reich, la perte complète de la souveraineté, la dissolution de l’État allemand. 1949, l’année de la fondation de deux États allemands, caractérise la fin de cet interrègne et de son ouverture apparente, des possibilités impli- cites de trouver un nouveau commencement dans les ruines du passé » (3). Jean Améry dit s’être imaginé en 1945, « que le monde nous appartenait, à nous les battus qui étions devenus des vainqueurs, […] les visionnaires d’un futur qui était maintenant le présent – […] Le mal radical, croyions-nous, était détruit. On ne devait plus penser qu’à déblayer les déchets qu’il nous avait laissés, et le monde serait tel que nous l’avions désiré : libre, juste, fraternel » (4). Certains auteurs réfutent toutefois la notion d’« heure zéro » : selon Helmut Koopmann, les plus jeunes auteurs n’auraient pas ressenti 1945 comme une rupture, et les écrivains essentiels de la République de Weimar étaient de nouveau présents sur le marché du livre (5). En 1945, l’attitude des intellectuels à l’égard de la chose politique s’est modifiée. Si, pour la République de Weimar, valait le paradoxe d’« un engagement politique d’intel- lectuels apolitiques » (Martin Greiffenhagen) et si l’engagement politique s’élevait contre la politique au sens ouest-européen du terme, associant la droite et la gauche radicales, après la guerre, les intellectuels étaient disposés à s’engager pour l’Allemagne (6). Hans Mayer souligne que cet engagement est un phénomène inédit : « Ils sont présents dans la vie politique, ils expriment des critiques, font l’objet de critiques. Au-delà de ce qu’ils écrivent et aussi […] dans les pièces […] et récits qu’ils écrivent sont produits un miroite- ment et un reflet de la réalité allemande » (7). Tournant le dos à la tradition apolitique de la

3 David Roberts, « Nach der Apokalypse. Kontinuität und Diskontinuität in der deutschen Literatur nach 1945 », in : Bernd Hüppauf (dir.), « Die Mühen der Ebenen ». Kontinuität und Wandel in der deutschen Literatur und Gesellschaft 1945-1949, Heidelberg, Winter, 1981, p. 22. 4 Cité d’après Gert Sautermeister, « Messianisches Hoffen, tapfere Skepsis, Lebensbegehren : Jugend in den Nachkriegsjahren » in : Thomas Koebner, Gert Sautermeister, Sigrid Schneider (dir.), Deutschland nach Hitler. Zukunftspläne im Exil und aus der Besatzungszeit 1939-1949, Opladen, West- deutscher Verlag, 1987, p. 267. 5 Helmut Koopmann, « ‘Kahlschlag’ – Der Mythos von der ‘Stunde Null’ in der deutschen Literatur des 19. und 20. Jahrhunderts », in : Stefan Grimm, Wieland Zirbs (dir.), Nachkriegszeiten – Die Stunde Null als Realität und Mythos in der deutschen Geschichte, , Bayerischer Schulbuch-Verlag, 1996, p. 160. 6 Monika Prachenska, « Schriftsteller und ihre Republik. Bundesdeutsche Autoren und ihr gesell- schaftliches Engagement in den 50er und 60er Jahren »,Acta Universitatis Carolinae – Studia territo- ralia XIV, 2008, p. 166. 7 Hans Mayer, « Literatur heute im geteilten Deutschland », in : Werner Link (dir.), Schriftsteller und Politik in Deutschland, Düsseldorf, Droste, 1979, p. 116. Les projets de refondation de l’Allemagne des intellectuels allemands de l’Ouest 275 littérature allemande, ils veulent contribuer à forger une nouvelle Allemagne démocra- tique (8). Ce type d’intellectuels fut incarné à l’Ouest par ce que l’on appela la « nouvelle génération ». C’est d’elle qu’émanèrent la plupart des impulsions pour la modernisation du quotidien culturel, sociétal et politique. Après la dictature national-socialiste, les valeurs morales du passé le plus récent avaient perdu toute validité et la nouvelle classe intellectuelle forgea les élans pour l’organisation de l’Allemagne (9). En effet, les jeunes intellectuels se conçoivent comme les porteurs du renouvelle- ment, après que leur personnalité eut été formée sous l’ère nazie et au front (10). « Après la désintégration du fascisme hitlérien, les forces intellectuelles dédaignées par les nazis se considéraient comme les pionniers […] d’une nouvelle nation […] » (11). Les écrivains étaient convaincus qu’ils avaient une contribution essentielle à apporter à l’établissement d’une société démocratique et qu’avec leurs vérités supposées éternel- les, ils détenaient la clé pour un meilleur avenir. De droite à gauche, des plus jeunes aux plus âgés, des émigrants intérieurs aux émigrants extérieurs, régnait l’unanimité sur ce point (12). Dans tous les débats d’après-guerre, les intellectuels se profilèrent comme « conscience de la nation », en exigeant le respect des valeurs universelles, des droits de l’homme et du citoyen, en réactivant les idéaux des Lumières et du progrès dans la conscience de la liberté (13). Ainsi Hans Paeschke les exhorte-t-il à faire face à leur responsabilité et leur impute- t-il la mission de contribuer à la reconstruction de l’Allemagne et de l’Europe. Ce processus doit se dérouler en plusieurs étapes : aveu de culpabilité, vérification de prin- cipes et valeurs spirituels et remise en question permanente de la voie choisie (14). Dans cette optique, Paeschke engage les intellectuels à trouver une définition si possible exhaustive du présent, qui se situe dans le flot du temps : « À notre passé nous ligote la responsabilité de notre culpabilité. Dans cette responsabilité, nous puisons le courage pour structurer l’avenir » (15). Stephen Brockmann pour sa part indique qu’en 1945, la question n’était pas de savoir si l’écrivain avait une responsabilité éthique, mais quelle forme politique elle devait prendre, et il distingue deux positions incompatibles : selon la première, les écrivains se devaient d’exercer leur responsabilité politique dans leurs écrits et leur existence. Selon la seconde, par la littérature, ils pouvaient se libérer des contraintes de la réalité temporelle, et tout engagement politique risquait d’anéantir

8 K. S. Parkes, Writers and politics (note 2), p. 16. 9 M. Prachenska, « Schriftsteller und ihre Republik » (note 6), p. 167 et 165. 10 Ibid., p. 168. 11 Hans-Günther M. Lanfer, Politik contra Parnaß ? Eine Studie über das Verhältnis der Politiker zu den engagierten Schriftstellern in der Bundesrepublik Deutschland unter chronologischem und systemati- schem Aspekt, Francfort-sur-le-Main/Berne/New York, Lang, 1985, p. 57. 12 Stephen Brockmann, German Literary Culture at the Zero Hour, Rochester/New York, Camden House, 2004, p. 142-143. 13 Georg Jäger, « Der Schriftsteller als Intellektueller. Ein Problemaufriß », in : Sven Hanuschek, Therese Hörnigk, Christine Malende (dir.),Schriftsteller als Intellektuelle. Politik und Literatur im kalten Krieg, Tübingen, Max Miemeyer, 2000, p. 22. 14 Birgit Pape, « Intellektuelle in der Bundesrepublik 1945-1967 », in : Jutta Schlich (dir.), Intellektuelle im 20. Jahrhundert in Deutschland. Ein Forschungsreferat, Tübingen, Niemeyer, 2000, p. 298. 15 Walter Veit, « Die Stunde Null im Spiegel einiger zeitgenössischer Zeitschriften », in : B. Hüppauf (dir.), « Die Mühen der Ebenen » (note 3), p. 223. 276 Revue d’Allemagne cette liberté (16). Cependant, la plupart des intellectuels tirent la certitude de leur rôle politique du rôle de la littérature en général. L’intellectuel représentatif parle et agit en qualité d’agent de l’unité entre esprit (intellectuels) et pouvoir (politique) (17). Ainsi, Hans Werner Richter, l’un des fondateurs du Groupe 47, dément à la fin des années 1940 le bruit selon lequel le groupe se serait réfugié dans la littérature pure, rap- pelle qu’il croyait aux effets politiques de celle-ci, et conclut qu’à ce titre le groupe était politisé (18). Par ailleurs, l’émigration avait rapproché intellectuels et hommes politiques : « Ce n’était en Allemagne pas coutumier que les hommes politiques écoutent les écrivains ou en fassent leurs interlocuteurs. Mais pendant l’émigration, Thomas et Heinrich Mann jouissaient d’un tel renom que les instances gouvernementales alliées prenaient acte de leurs discours, pensées, suggestions. […] Les émigrants développèrent lors de leurs congrès et dans les différents journaux d’exil des programmes pour l’“après-Hitler”. Les écrivains œuvraient avec les hommes politiques, car […] l’ennemi commun, l’intérêt commun pour une “autre Allemagne” contraignaient à cette union » (19). Quelles conceptions ces intellectuels ont-ils donc propagées pour la refondation de l’Allemagne, d’abord pour la structure du pays ?

2. Les projets quant à la nature de l’État et à sa place en Europe Tout d’abord, une évidence s’impose : une majorité écrasante d’intellectuels s’oppose à la partition de l’Allemagne. Cette position est motivée par différents arguments : pour Alfred Andersch et d’autres auteurs du Groupe 47, la préservation de l’unité allemande est seule garante du « maintien de la paix dans le monde ». Ainsi Joseph Drexler et Hans Werner Richter, entre autres, prônent-ils une stricte neutralité dans l’affrontement entre les grandes puissances (20). « Une Allemagne coupée en deux ne serait rien d’autre qu’un glacis pour le rassemblement des troupes des grandes puis- sances […] : cela n’aboutit à rien de mieux qu’à deux nations de mercenaires », indique Andersch en 1947 (21). Par ailleurs, la sauvegarde de la paix et de l’unité allemande ne leur semble garantie que par une Allemagne démilitarisée et neutralisée (22). Parmi les exilés d’Amérique du Sud avait prévalu une autre justification de l’unité allemande, à savoir que c’était le garant le plus sûr de l’évolution démocratique des Allemands et de l’entente avec les anciens ennemis de guerre (23). Enfin, le second manifeste du Premier

16 S. Brockmann, German Literary Culture (note 12), p. 146. 17 Lutz Winkler, « Die Krise und die Intellektuellen. Klaus Mann zwischen ästhetischer Opposition und republikanischem Schriftstellerethos », in : Koebner/Sautermeister/Schneider (dir.), Deutschland nach Hitler (note 4), p. 57. 18 Hans Dieter Zimmermann, Der Wahnsinn des Jahrhunderts : die Verantwortung der Schriftsteller in der Politik, Stuttgart/Berlin (Ouest)/ Cologne, Kohlhammer, 1992, p. 109. 19 Peter Mertz, Und das wurde nicht ihr Staat. Erfahrungen emigrierter Schriftsteller mit Westdeutsch- land, Munich, Beck, 1985, p. 89. 20 G. Scholdt, « Was soll aus diesem Deutschland werden ? » (note 1), p. 15. 21 Eberhard Gerstmann, Weltbilder der Nachkriegszeit. Eine Untersuchung deutscher literarischer Werke der Jahre 1945-1949, Francfort-sur-le-Main/Berne, Lang, 1983, p. 155. 22 H.-G. M. Lanfer, Politik contra Parnaß ? (note 11), p. 58. 23 Patrick von zur Mühlen, « Programme für ein Nachkriegsdeutschland im lateinamerikanischen Exil », in : Koebner/Sautermeister/Schneider (dir.), Deutschland nach Hitler (note 4), p. 171-172. Les projets de refondation de l’Allemagne des intellectuels allemands de l’Ouest 277 congrès des écrivains de 1947 traduit la crainte que la partition de l’Allemagne ait des effets dévastateurs sur la culture allemande (24). Parallèlement, les intellectuels ne sont pas rares à se déclarer partisans du fédéra- lisme. Dans le premier numéro des Frankfurter Hefte, Eugen Kogon signale que la nouvelle démocratie allemande ne doit en aucun cas être centralisée, renouant ainsi avec son éloge antérieur des petites unités contrôlables (25). Helmuth Plessner, émigré aux Pays-Bas en 1934, suggère même la création d’une « fédération d’États allemands » en lieu et place de l’État national, pour empêcher la partition en deux États « séparés par une frontière mondiale ». Il en attendait une fonction de lien entre l’Est et l’Ouest, à condition que la fédération reste indépendante des deux blocs. Il arguait de la longue tradition de l’élément fédéral en Allemagne et du fait que les pays voisins, comme la France, préfèreraient collaborer avec une Rhénanie ou un Bade-Wurtemberg autono- mes plutôt qu’avec un grand État, source de méfiance (26). Néanmoins, certains, beaucoup plus rares, optent pour la partition de l’Allemagne. Ainsi, le futur professeur Wilhelm Hennis exprime à la fin des années 9401 sa convic- tion que l’Allemagne de l’Ouest doit s’accoutumer à celle-ci car c’est la condition de son intégration dans l’Europe de l’Ouest et le prix à payer pour la guerre perdue (27). Souvent, de telles allégations s’inspirent d’une anthropologie sociale germanophobe, que l’on rencontre par exemple chez l’écrivain Emil Ludwig, comme maints intellec- tuels disciples du diplomate britannique Robert Vansittart. Il constate chez les Alle- mands, depuis Tacite, un « caractère national autoritaire et agressif », contre lequel le seul recours réside dans la manière forte, avec par exemple l’internationalisation de la Sarre et de la Ruhr et la séparation de la Prusse du reste du territoire (28). Arno Schmidt se borne à affirmer que la partition de l’Allemagne contribue à la stabilité mondiale, dans la mesure où le basculement de l’ensemble de l’État vers l’un des deux blocs réduirait l’équilibre à néant (29). Le journaliste Johannes Steel soutient pour sa part que l’Allemagne n’étant pas une nation naturelle, mais « un rassemblement de pays distincts dominé par la Prusse », s’impose la création de deux unions fédérales, gouvernées l’une par Moscou, l’autre par Londres (30). De l’exigence de la partition à celle d’une mise sous tutelle de l’Allemagne, il n’y a qu’un pas, que franchissent les « vansittartistes », convaincus que la politique d’expansion agressive appartient à la nature de l’État allemand et qu’il n’y a pas de

24 K. S. Parkes, Writers and politics (note 2), p. 25. 25 Karl Prümm, « Entwürfe einer zweiten Republik. Zukunftsprogramme in den ‘Frankfurter Heften’ 1946-1949 », in : Koebner/Sautermeister/Schneider (dir.), Deutschland nach Hitler (note 4), p. 335. 26 Carola Dietze, « ‘Deutschlands Zukunft’. Das Deutschlandkonzept Helmuth Plessners aus dem Jahre 1946 », in : G. Nickel (dir.), Literarische und politische Deutschlandkonzepte (note 1), p. 360-363. 27 A. Dirk Moses, German Intellectuals and the Nazi Past, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2007, p. 88. 28 G. Scholdt, « Was soll aus diesem Deutschland werden ? » (note 1), p. 12-13. 29 Jan Philipp Reemtsma, « Arno Schmidts Nachkriegdeutschland », in : G. Nickel (dir.), Literarische und politische Deutschlandkonzepte (note 1), p. 432. 30 Sigrid Schneider, « Johannes Steel : ‘The future of Europe’. Analysen und Konzepte eines populären Journalisten in den USA », in : Koebner/Sautermeister/Schneider (dir.), Deutschland nach Hitler (note 4), p. 68. 278 Revue d’Allemagne différence entre Allemands et nationaux-socialistes. Ils prônent le déni à l’Allemagne de tout pouvoir, ainsi que sa soumission à une dénazification et à une rééducation sous commandement des Alliés. Erika et Klaus Mann ne s’avérèrent pas insensibles à ces thèses (31), même sans aller aussi loin que Ludwig, qui propose, « au lieu de la punir, de dépouiller l’Allemagne de tout pouvoir, pour une période donnée, elle qui a démontré qu’elle ne pouvait se gouverner elle-même » (32). Ainsi, tous les postes de commande doivent être attribués à des étrangers, des émigrants ou des anciens détenus de camps de concentration, et la direction du gouvernement, de la police et du système éducatif doit être retirée aux Allemands. Par ailleurs, Ludwig soutient qu’il faut proscrire asso- ciations et partis. De même, Steel, autre adepte de Vansittart, requiert l’éradication du prussianisme et l’anéantissement de la puissance économique de l’Allemagne, par l’intégration de l’économie allemande dans un cadre européen, son contrôle par des groupes étrangers et l’internationalisation des trusts (33). Parallèlement à leurs réflexions sur la constitution de l’État allemand, les intellectuels projettent différents scenarii sur la future Europe et le rôle qui y revient à l’Allemagne. Nombreux sont ceux qui escomptent une unification de l’Europe : Ernst Jünger s’avère convaincu que l’« État national de style ancien touche à son terme » et qu’« aujourd’hui a sonné […] l’heure où l’Europe se fonde dans le mariage de ses peuples » (34). L’attracti- vité de l’idée européenne pour les cercles conservateurs de Wilhelm Emanuel Süskind à Rudolf Pechel émanait du concept d’une troisième force entre les grandes puissances, qui incarnerait l’occident chrétien. Selon le publiciste conservateur Ferdinand Fried, seule une Europe en tant qu’« unité indépendante entre les grandes puissances », qui pouvait intégrer l’Est « dans le champ de force de l’Ouest sans qu’il ait le sentiment d’avoir le dessous » (35). Quant au publiciste également conservateur Hans Zehrer, pour qui les États-Unis font partie de l’aire occidentale, il discerne pour une alliance occidentale une mission de soutènement spirituel, qui ne peut émaner que de l’Europe, car « à Rome, Paris et Londres […], nous détectons toujours un règne plus affirmé de l’esprit que partout ailleurs dans le monde », et qui ne peut résider qu’en un « renouveau chrétien » (36). Le journaliste Erich Peter Neumann quant à lui imagine une communauté symbiotique apparentée au modèle des villages de l’Erzgebirge (Les Monts Métallifères, à l’est de l’Allemagne), où les Français par exemple pourraient reprendre à leur compte les vertus du dur labeur, de l’engagement envers l’État, tandis que les Allemands reconnaîtraient l’art de vivre français (37). Toutefois, Richter lui aussi, rien moins que conservateur,

31 Alexandra Paffen, « Die Geschichte einer Radikalisierung. Erika und Klaus Manns Überlegungen zur Zukunft Deutschlands während der Kriegsjahre », in : G. Nickel (dir.), Literarische und politische Deutschlandkonzepte (note 1), p. 295. 32 P. Mertz, Und das wurde nicht ihr Staat (note 19), p. 96. 33 S. Schneider, « Johannes Steel » (note 30), p. 66 et 67. 34 G. Scholdt, « Was soll aus diesem Deutschland werden ? » (note 1), p. 22-23. 35 Axel Schildt, « Deutschlands Platz in einem ‘christlichen Abendland’. Konservative Publizisten aus dem Tat-Kreis in der Kriegs- und Nachkriegszeit », in : Koebner/Sautermeister/Schneider (dir.), Deutschland nach Hitler (note 4), p. 358. 36 Ibid., p. 356. 37 Norbert Grube, « Deutschlandkonzepte des Journalisten und demoskopischen Politikberaters Erich Peter Neumann 1938-1949 », in : G. Nickel (dir.), Literarische und politische Deutschlandkonzepte (note 1), p. 340. Les projets de refondation de l’Allemagne des intellectuels allemands de l’Ouest 279 rappelle que le Groupe 47 aspirait à une Europe unifiée, mais d’autre obédience (38) : rejetant une conception « churchillienne » de l’Europe, fondée sur le système capita- liste et cantonnée dans la fonction de rempart contre l’Union soviétique, il clame que la nouvelle Europe doit être socialiste (39). Et quelle place est-elle dévolue à l’Allemagne ? Les intellectuels sont nombreux à prescrire son étroite intégration dans l’Europe, que certains conçoivent comme une communauté de contrôle des voisins européens, tel le social-démocrate Udo Rukser depuis son exil sud-américain (40). De même, le Groupe 47 n’imagine une Allemagne libre et socialiste qu’au sein d’une Europe pacifiste (41), et Klaus Mann est d’avis que l’Allemagne doit renoncer à des droits essentiels de sa souveraineté pour permettre l’émergence d’une « fédération d’États européens » (42). Les intellectuels se divisent cependant quant au rôle de l’Allemagne en Europe. Dans un article de 1946, Richter assure que son pays, en observant les systèmes de l’Ouest et de l’Est grâce aux puissances occupantes, peut éviter de commettre les erreurs des deux pour créer une sorte de synthèse (43) : « Nous sommes situés entre l’Est et l’Ouest et, de même que les ondes d’une culture, civilisation et politique russes socialistes nous assaillent en provenance de l’Est, de même sont portées vers nous depuis l’Ouest les ondes d’une culture et d’un environnement démocratique anglo-saxon. Ainsi nous voici devenus des médiateurs » (44). Neumann pour sa part voit une Europe regroupée autour de l’Allemagne et de la France, fondées sur les mêmes valeurs conservatrices et chrétiennes, incarnant une troisième force entre l’URSS et les puissances anglo- saxonnes (45). Zehrer défend en 1948 une position apparentée : étant donné que le rideau de fer passe au milieu du pays, le destin allemand consiste à empêcher toute explosion belliqueuse, en combattant pour l’occident (46). En résumé, se distinguent trois convic- tions sur le rôle de l’Allemagne en Europe : faire du pays une passerelle entre l’Est et l’Ouest ; le transformer en « un mur coupe-feu » entre les deux blocs en le démilitari- sant ; ou le convertir en une troisième force, armée et neutre plutôt que neutralisée (47).

3. Les choix idéologiques afférant au système politique Les déclarations des intellectuels reflètent des conceptions très diversifiées sur la forme politique que le renouveau doit adopter. Ils ne s’entendent pas même sur l’oppor- tunité d’une démocratie, même si une grande majorité en exprime l’exigence. Albrecht Betz rappelle que la plupart des émigrants à Paris envisageaient une nouvelle république

38 Hans Werner Richter, Von Erfahrungen und Utopien. Briefe an einen jungen Sozialisten, Francfort- sur-le-Main, Eichborn, 1981, p. 84. 39 K. S. Parkes, Writers and politics (note 2), p. 21. 40 P. von zur Mühlen, « Programme für ein Nachkriegsdeutschland » (note 23), p. 173. 41 P. Mertz, Und das wurde nicht ihr Staat (note 19), p. 136. 42 Ibid., p. 95. 43 K. S. Parkes, Writers and politics (note 2), p. 21. 44 Cité d’après G. Scholdt, « Was soll aus diesem Deutschland werden ? » (note 1), p. 14-15. 45 N. Grube, « Deutschlandkonzepte des Journalisten Erich Peter Neumann » (note 37), p. 343. 46 A. Schildt, « Deutschlands Platz in einem ‘christlichen Abendland’ » (note 35), p. 356. 47 Stuart Parkes, Writers and Politics in Germany, 1945-2008, Rochester/New York, Camden House, 2009, p. 21. 280 Revue d’Allemagne démocratique qui ne devait pas répéter les erreurs de Weimar (48). De même, un groupe d’exilés américains et européens, parmi lesquels Thomas Mann, avait projeté en 1940 un livre sur l’utopie d’une démocratie mondiale, eu égard à la « faiblesse morale et politique des États occidentaux ». Le livre diagnostiquait un échec de la politique d’appeasement des gouvernements occidentaux et cataloguait hitlérisme et stalinisme comme phénomènes totalitaires, auxquels devait être opposée la démocratie (49). Hermann Broch de son côté signalait que l’État total offrait attaches et sécurité et qu’il importait de le relayer en Allemagne par une démocratie totale, dont les valeurs suprêmes devaient être la sécurité, la liberté et la justice (50). Par ailleurs, un groupe de démocrates radicaux de centre gauche, la Deutsche Opposition, autour de Hans Robin- son et Ernst Strassmann, plaidait pour le rétablissement de l’État de droit, dans lequel la liberté de pensée et de presse ainsi que le droit de vote universel, égal et secret iraient de soi (51). Le Cercle de Kreisau, dont certains membres furent des conjurés du 20 juillet 1944, avait imaginé un droit de vote qui octroyait aux chefs de famille une voix pour chaque enfant et de dénier aux fonctionnaires politiques et aux soldats le droit d’éligi- bilité pour le Parlement, dont l’élection devait être le fait des Parlements régionaux (52). Le Groupe 47 quant à lui préconisait des « élites démocratiques », publicistes, écrivains et hommes politiques jeunes, anciens prisonniers de guerre liés par une compréhen- sion commune de la démocratie, dont la mission devait consister à « infuser la pensée démocratique dans le peuple » (53). Cependant, quelques voix minoritaires mirent en garde contre la démocratie, particulièrement parmi les conservateurs. Neumann, futur conseiller d’Adenauer, ne fait pas mystère en 1946 de son scepticisme envers la démocratie, la dictature nazie ayant démontré à quel point les Allemands pouvaient se laisser séduire par des représentations nocives. Il ajoute que la démocratie est une importation inapte de l’Ouest, discréditée par l’expérience de Weimar (54). Les masses en Allemagne néces- siteraient un retour aux valeurs animé par une petite élite qualifiée d’« aristocratie spirituelle », que Neumann conçoit constituée de personnalités haut-placées, sincè- res et inflexibles (55). Une variante édulcorée de ce rejet de la démocratie réside dans une méfiance à l’égard des partis et parfois du parlementarisme. Même Richter, que l’on ne peut soupçonner

48 Albrecht Betz, « ‘Der Tag danach’. Zur Auseinandersetzung um Deutschland nach Hitler im Pariser Sommer 1939 », in : Koebner/Sautermeister/Schneider (dir.), Deutschland nach Hitler (note 4), p. 45. 49 Oliver Fink, « Intellektuelle im Exil », in : J. Schlich (dir.), Intellektuelle im 20. Jahrhundert (note 14), p. 290-291. 50 Michael Winkler, « Die civitas hominum als Wolkenkuckucksheim ? Ideen zu einer besseren Nach- kriegswelt im New Yorker Freundeskreis Erich Kahler, Hermann Broch und Hannah Arendt », in : Koebner/Sautermeister/Schneider (dir.), Deutschland nach Hitler (note 4), p. 99. 51 Wolfgang Benz, « Konzeptionen für die Nachkriegsdemokratie. Pläne und Überlegungen im Wider- stand, im Exil und in der Besatzungszeit », in : Koebner/Sautermeister/Schneider (dir.), Deutsch- land nach Hitler (note 4), p. 202. 52 Ibid., p. 203. 53 H. W. Richter, Von Erfahrungen und Utopien (note 38), p. 104. 54 N. Grube, « Deutschlandkonzepte des Journalisten Erich Peter Neumann » (note 37), p. 325 et 331. 55 Ibid., p. 334. Les projets de refondation de l’Allemagne des intellectuels allemands de l’Ouest 281 d’antidémocratisme, voit la politique de l’Allemagne dirigée par le désir des partis d’imposer leur vue du monde, qui a conduit à des tragédies. Andersch leur oppose un leadership assumé par une gauche « apatride » hors des partis (56). De son exil sud-amé- ricain, le juriste et ancien ministre libéral Erich Koch-Weser discernait dans les partis l’insertion d’éléments de l’État corporatiste dans le parlementarisme. Il préconisait de les substituer par une domination claire de l’exécutif. Au futur président du Reich, élu pour sept ans par plébiscite, devait revenir la détermination des directives de la politi- que et la nomination du chancelier et de son cabinet indépendamment du Parlement, lequel devait être limité à 150 députés et ne devait siéger que 180 fois (57). Pour quels systèmes politiques les intellectuels plaident-ils au sein de cette démo- cratie majoritairement souhaitée ? Une voie consiste dans une variante du socialisme qu’appellent de leurs vœux les éditeurs de la revue Der Ruf, futur Groupe 47, à savoir la quête d’une troisième voie, car tant l’idéologie capitaliste que l’idéologie communiste sont discréditées. Ils baptisent cette option « socialisme humaniste » ou « socialisme démocratique ». La structure économique de l’Allemagne devait jouir des avantages du socialisme (planification, socialisation des grandes entreprises), la structure politique des avantages de la démocratie occidentale (libre circulation, pluralisme) (58). Dans son article intitulé « La jeune Europe forme son visage », paru dans le premier numéro de Der Ruf en 1946, Andersch constate : « La loi sous laquelle la jeunesse se présente est la revendication de l’union européenne. L’instrument qu’elle veut utiliser à ce dessein est un nouvel humanisme s’écartant de toute tradition, […] un humanisme socialiste. […] Elle incarne la justice et sait que celle-ci ne se concrétise que dans le socialisme » (59). Néanmoins, Andersch ajoute : « Mais la jeunesse de l’Europe […] serait prête à quitter le camp du socialisme si elle y voyait la liberté de l’homme sacrifiée au bénéfice de ce vieux marxisme orthodoxe qui postule la détermination de l’homme par son écono- mie et nie le libre-arbitre humain » (60). Et Richter de conclure : « Socialisme et liberté, oui. Assujettissement de l’un à l’autre, non ! » (61). D’autres intellectuels se sont exprimés dans un sens approchant. Thomas Mann plai- dait par exemple pour un État libéral, démocratique et socialiste et une Allemagne humaniste (62). Klaus Mann aussi concevait en 1939 une troisième voie entre démocratie pluraliste et économie socialiste et exhortait à un rassemblement de toutes les forces d’opposition, y compris les communistes (63). Ces conceptions d’un socialisme libéral ont souvent été qualifiées d’illusoires : les Alliés, qui intégrèrent bientôt leurs zones d’occupation dans des blocs antagonistes, rendaient irréalisable une troisième voie (64). Un groupe d’intellectuels se prononce pour une synthèse entre socialisme et chris- tianisme. Walter Dirks, futur éditeur, avec Kogon, de la revue Frankfurter Hefte,

56 K. S. Parkes, Writers and politics (note 2), p. 22. 57 P. von zur Mühlen, « Programme für ein Nachkriegsdeutschland » (note 23), p. 177. 58 M. Prachenska, « Schriftsteller und ihre Republik » (note 6), p. 168-169. 59 Cité d’après H. W. Richter, Von Erfahrungen und Utopien (note 38), p. 71. 60 Ibid., p. 72. 61 Ibid., p. 79. 62 P. Mertz, Und das wurde nicht ihr Staat (note 19), p. 94. 63 G. Scholdt, « Was soll aus diesem Deutschland werden ? » (note 1), p. 17. 64 B. Pape, « Intellektuelle in der Bundesrepublik » (note 14), p. 301. 282 Revue d’Allemagne entrevoit dès les années 1920 la rencontre féconde du message chrétien actualisé et de la tradition marxiste, « apte à […] spiritualiser le mouvement ouvrier et à conférer au catholicisme une conscience sociale » (65). Dirks vise à réconcilier gauche et droite, et discerne dans la position chrétienne une combinaison des deux pôles. Le chrétien tendrait vers la droite par sa dette envers la tradition et vers la gauche par son désir de changer le monde par le biais de l’harmonie et du bonheur (66). Dans le premier numéro des Frankfurter Hefte, paru en 1946, Dirks écrit qu’est requise la coalition des « ouvriers » et des « chrétiens », qui se doivent de réaliser les « objectifs lointains » indispensables : confédération et socialisme européens, organisation « méthodique » des richesses minières, des moyens de production et de la force de travail. Ce n’est que par le « détour » du christianisme que l’auteur croit pouvoir conduire « citoyen » et « paysan », au-delà de leurs intérêts de classe, à une « réflexion sociale concernant l’ensemble ». Il ajoute qu’une Europe opposée aux ouvriers s’empêtrerait peu à peu dans la réaction, mais qu’elle ne saurait non plus se passer des chrétiens, qui apportent le legs des siècles, non-assimilable par l’Europe sans eux (67). Une variante de cette perspective a été développée par le Cercle de Kreisau. Selon lui, le renouveau démocratique devait émaner du christianisme et des ouvriers. Il exigeait la socialisation des entreprises-clés de l’exploitation minière, de la métallurgie, de l’industrie chimique et énergétique, et propageait le système de la cogestion (68). Enfin, les fondateurs de la revue catholique de gauche Ende und Anfang puisaient dans leur désillusion de guerre une éthique chrétienne radicale et une perspective socialiste. Ils estimaient que l’Église avait failli au regard de la « question sociale » en rejetant les idées d’inspiration socialiste et qu’elle ne pouvait expier cette faute qu’en réconciliant le christianisme avec son « enseignement » social, qui permet une « synthèse irréfuta- ble » avec le socialisme (69). D’autres intellectuels encore plaident pour le retour aux valeurs uniquement chré- tiennes et humanistes, à l’instar d’Ernst Wiechert, qui ne distingue que dans cette voie le moyen de détrôner les « idoles » national-socialistes et de sauver l’avenir de l’Allema- gne (70). Günter Scholdt signale par ailleurs que cet intérêt pour la religion correspond à moult exhortations d’écrivains des années 1930 et 1940 à une rechristianisation de la vie publique : « d’Anton Betzner à Alfred Döblin, on voyait la catastrophe égale- ment comme la conséquence d’une apostasie tirant sa source de la Renaissance, de la sécularisation et de la pensée technique […] à l’origine de la société de masse. […] Les lettres de guerre de Heinrich Böll aussi citent comme tâche future essentielle l’action, “de toutes nos forces, pour le royaume de Dieu” » (71). De leur côté, certains intellectuels envisagent pour l’Allemagne une pure perspec- tive humaniste, tel Fritz von Unruh, qui propage l’objectif d’un État de droit dans

65 K. Prümm, « Entwürfe einer zweiten Republik » (note 25), p. 332. 66 K. S. Parkes, Writers and politics (note 2), p. 19. 67 K. Prümm, « Entwürfe einer zweiten Republik » (note 25), p. 335-336. 68 W. Benz, « Konzeptionen für die Nachkriegsdemokratie » (note 51), p. 203 et 204. 69 G. Sautermeister, « Messianisches Hoffen » (note 4), p. 273 et 275. 70 Waltraud Wende-Hohenberger, Ein neuer Anfang ? Schriftsteller-Reden zwischen 1945 und 1949, Stuttgart, Metzler, 1990, p. 34. 71 G. Scholdt, « Was soll aus diesem Deutschland werden ? » (note 1), p. 19. Les projets de refondation de l’Allemagne des intellectuels allemands de l’Ouest 283 lequel les catégories liberté, dignité humaine, justice, compassion, amour et douceur de caractère sont élevées au rang d’axiomes présidant à l’action, et qui souhaite que soit surmontée l’opposition entre culture et politique (72). Selon Waltraud Wende-Hohen- berger, la vision du monde foncièrement « apolitique » de von Unruh relève de la tradi- tion de l’intellectuel du xixe siècle, lequel, d’après Fritz K. Ringer, formule les objectifs théoriques avec des concepts moraux et spirituels et accorde peu de poids à l’analyse de la réalité politique (73). Ainsi von Unruh développe-t-il un programme peu concret. La politique partisane, les décisions pratiques, les programmes politiques, discrédités à ses yeux par le IIIe Reich, sont remplacés par une fuite dans des lieux communs idéa- listes. Sa vision d’individus libres et autonomes se situe en complète contradiction avec la société technique de masse qui se dessine après 1945 (74). Klaus Mann aussi émet une profession de foi en faveur de l’humanisme : « le total rétablissement […] de la dignité humaine – du domaine économique au domaine religieux » constitue le noyau de son programme de reconstruction (75).

4. Diverses options et constats Cependant, les choix idéologiques sur le système politique évoqués sont complétés dans les réflexions des intellectuels par différents ajouts moins fondamentaux. Tout d’abord, il est frappant que la tradition de la connotation positive d’une position natio- naliste ait fait place à une attitude réaliste, majoritairement cosmopolite (76). Dans un essai de 1947, Kogon constate que « le nationalisme résiduel ne peut être surmonté que par une internationalisation de tous les secteurs de la vie » (77). Eu égard à la configuration économique, la revueDie Gegenwart paraissant à Fribourg semble, en exprimant l’impératif de réconcilier liberté individuelle et bien-être collectif, préfigurer le concept de l’économie sociale de marché (78). Mais d’une manière générale, on observe l’indigence des prescriptions économiques, comme dans Der Ruf : Walter Manzen rejette l’économie de marché au bénéfice de la planification tout en reconnais- sant les dangers d’une économie planifiée (79), et Richter concède qu’ils n’avaient aucune conception claire de l’édification d’un ordre économique socialiste (80). Sur un autre plan, un groupe de penseurs conservateurs autour d’Arnold Gehlen et Helmut Schelsky mit au point un diagnostic qualifié de « conservatisme technocra- tique », qui conférait à la technique la fonction de moteur de l’évolution sociale (81).

72 W. Wende-Hohenberger, Ein neuer Anfang ? (note 70), p. 205. 73 Ibid., p. 206-207. 74 Ibid., p. 210. 75 L. Winkler, « Die Krise und die Intellektuellen » (note 17), p. 55. 76 Stefan Neuhaus, Literatur und nationale Einheit in Deutschland, Tübingen/Bâle, Francke, 2002, p. 278. 77 W. Veit, « Die Stunde Null » (note 15), p. 214. 78 K. S. Parkes, Writers and politics (note 2), p. 18. 79 Ibid., p. 20-21. 80 H. W. Richter, Von Erfahrungen und Utopien (note 38), p. 89. 81 Jens Hacke, « Der Intellektuelle und die Industriegesellschaft. Arnold Gehlen und Helmut Schelsky in der frühen Bundesrepublik », in : Harald Bluhm, Walter Reese-Schäfer (dir.), Die Intellektuellen 284 Revue d’Allemagne

Selon eux, il se produisait une « fusion de l’État et de la technique moderne » : l’État devait « assurer […] la coordination des diverses possibilités sociales d’une société, étant donné que sans sa planification d’encadrement, sa direction et son contrôle, le fonctionnement des formes de la technique moderne dans tous les domaines de la vie […] serait impossible » (82). Un autre aspect a trait au considérable intérêt des intellectuels pour la jeunesse, comme chez Wiechert, pour lequel la jeunesse allemande comme porteuse d’espoir est un topos constant (83). Toutefois, on remarque que celle-ci est stylisée en pure méta- phore du renouveau, sans que soient évoquées les mesures d’éducation requises pour la transmission aux jeunes Allemands des idées humanistes prônées par l’auteur (84). Une autre préoccupation des intellectuels tient à la « question de la culpabilité », titre d’un ouvrage de Karl Jaspers. Ils sont nombreux à attendre de leurs compatriotes un examen de conscience sur leur responsabilité dans le passé récent. Ainsi, Kogon, constatant que la thèse de la « faute collective » et l’idée de la rééducation propagées par les Alliés n’ont pas atteint leur but, exige des Allemands qu’ils se jugent eux- mêmes (85). De même, la revue Die Gegenwart rejette une condamnation extérieure des Allemands au profit d’un examen de conscience collectif et individuel de la part d’eux-mêmes, comme fondement d’un renouveau (86). Wiechert va plus loin, appe- lant ses auditeurs à juger les « bourreaux » et « faux prophètes » ; le peuple, après avoir reconnu sa propre faute, consistant à ne pas avoir opposé de résistance, – seule condition pour un « recommencement » –, doit punir les responsables nationaux- socialistes, de manière à « laver la honte du visage de tout un peuple » (87). Dans son livre, Jaspers estimait que ce n’était qu’après s’être purifiée par la « conscience de sa faute » que l’Allemagne pourrait acquérir une base solide pour son développement politique et culturel. Tous les Allemands étaient selon lui politiquement coupables et chacun partageait une part de faute morale. Ils se devaient d’assumer une radicale transformation morale (88). Les intellectuels sont néanmoins partagés sur l’opportu- nité de la rééducation prônée par les Alliés : Klaus Mann analyse l’incapacité de ses compatriotes à endosser leur responsabilité morale comme une preuve de sa per- tinence, d’elle dépend non seulement la paix, mais aussi toutes les futures mesures politiques, sociales et économiques (89). En revanche, Richter, qui récuse la thèse de la faute collective, la conteste (90).

und der Wettlauf. Schöpfer und Missionare politischer Ideen in den USA, Asien und Europa nach 1945, Baden-Baden, Nomos, 2006, p. 235. 82 Ibid., p. 240. 83 W. Wende-Hohenberger, Ein neuer Anfang ? (note 70), p. 37. 84 Ibid., p. 36. 85 K. S. Parkes, Writers and politics (note 2), p. 19. 86 Ibid., p. 18. 87 Ibid., p. 31-33. 88 Mark W. Clark, Beyond Catastrophe. German Intellectuals and Cultural Renewal after World War II, 1945-1955, Lanham (MD), Lexington Books, 2006, p. 64 et 65. 89 L. Winkler, « Die Krise und die Intellektuellen » (note 17), p. 51. 90 H. W. Richter, Von Erfahrungen und Utopien (note 38), p. 84. Les projets de refondation de l’Allemagne des intellectuels allemands de l’Ouest 285

Une thématique corrélative de la question de la culpabilité réside dans le verdict des intellectuels selon lequel les Allemands n’auraient pas effectué cet examen de conscience, ce que Kogon qualifie de « défaut de naissance de la démocratie ». « Nous […] ne sommes pas venus à bout du national-socialisme », écrit Axel Eggebrecht. « Nous l’avons caché sous le tapis, mais nous n’avons pas réglé nos comptes avec lui » (91). Il trouve significatif que la justice n’ait pas déclenché un flot de procès pour en finir avec l’histoire (92). Walter Kempowski déplore pour sa part qu’on fasse de Hitler un criminel d’ampleur planétaire qui aurait trompé le peuple allemand – comme prétexte pour ne pas se pencher sur sa propre implication (93). Et Hannah Arendt, lors d’un voyage en RFA en 1950, s’étonne d’une carence de sentiment généralisée, qui conduit les Allemands à se déplacer avec indifférence dans les ruines, mais aussi à ne pas porter le deuil de leurs morts, et qu’elle interprète comme le « symptôme […] d’un refus profondément enraciné […] d’assumer et de comprendre ce qui s’est passé » (94). Quant à Alfred Döblin, il note que les Allemands ont obéi comme toujours à un gouvernement et qu’ils ne comprennent pas pourquoi cette fois-ci ceci devrait avoir été une mauvaise chose (95). David Roberts conclut que l’absence d’une « maîtrise du passé » morale et intellectuelle a favorisé la persistance d’un refoulement collectif du passé, d’une confusion des valeurs (96). En résumé, les intellectuels optent pour différentes variantes du socialisme, humaniste ou chrétien, du christianisme ou de l’humanisme. Ils s’opposent au nationalisme, s’intéressent peu à l’économie, certains en revanche soulignent le poids de la technique et de la jeunesse. Enfin, ils déplorent que leurs compatriotes se refusent à examiner la question de leur culpabilité dans le passé récent.

5. Verdict sur la refondation effective : le reproche de la restauration Après cet aperçu des projets des intellectuels de l’Ouest, se pose la question de savoir ce qu’il en est advenu dans la réalité de la République fédérale. Or la plupart des intel- lectuels furent profondément désappointés par ce qui fut institué. Le premier, Richter lança avec succès dans Der Ruf, dès l’hiver 1946/47, la thèse de la restauration, reprise en 1950 par Dirks dans son article des Frankfurter Hefte « Le caractère restaurateur d’une époque » (97), lequel voulait par ce qualificatif fustiger le « rétablissement » d’un monde « qui porte en son sein le germe du désastre ». Ses confrères traduisent par

91 Cité d’après Hanjo Kesting, Dichter ohne Vaterland. Gespräche und Aufsätze zur Literatur, Berlin (Ouest)/ Bonn, 1982, p. 145. 92 Ibid., p. 150. 93 Sabine Kyora, « Die Gegenwartsliteratur und das Jahr 1945. Walter Kempowskis Texte zur ‘Stunde Null’ », in : Daniel Fulda, Dagmar Herzog, Stefan-Ludwig Hoffmann, Till van Rahden (dir.), Demokratie im Schatten der Gewalt. Geschichten des Privaten im deutschen Nachkrieg, Göttingen, Wallstein, 2010, p. 59. 94 Cité d’après Stefan-Ludwig Hoffmann, « Besiegte, Besatzer, Beobachter. Das Kriegsende im Tage- buch », in : Fulda/Herzog/Hoffmann/van Rahden (dir.), Demokratie im Schatten der Gewalt (note 93), p. 25. 95 Hanjo Kesting, Ein Blatt vom Machandelbaum. Deutsche Schriftsteller vor und nach 1945, Göttingen, Wallstein, 2008, p. 79. 96 D. Roberts, « Nach der Apokalypse » (note 3), p. 35. 97 G. Jäger, « Der Schriftsteller als Intellektueller » (note 13), p. 21. 286 Revue d’Allemagne cette sentence leur déception sur la chance manquée d’un nouveau départ, qui devait reléguer au passé les vieilles élites et le capitalisme (98). Richter regrette l’absence de mesures de socialisation indispensables pour éviter que le capitalisme ne dégénère de nouveau en fascisme (99). « Nous émergions de la nuit du national-socialisme et croyions que viendrait désormais le jour de la démocratie radicale », résume Eggebrecht. « Ce jour n’est pas advenu jusqu’à aujourd’hui, […] cela nous a […] mis en colère » (100). Selon K. Stuart Parkes, le terme de restauration désignait la conservation d’un ordre écono- mique fondé sur la propriété privée des moyens de production, le maintien d’une vie politique entre les mains des partis et d’hommes politiques impliqués dans l’échec de Weimar, et le retour à la notoriété d’élites dont le passé était entaché (101). Après son séjour en Allemagne en 1947, Peter Weiss qualifie ainsi la dénazification de farce, qui permit aux personnes influentes d’échapper au letfi et sanctionna les petites gens (102). Et Richter déplore le retour des anciens partis de gauche, alors qu’avec beaucoup d’autres, il aspirait à l’émergence d’une nouvelle gauche (103). De même, les Frankfurter Hefte durent constater que l’actualité du christianisme était définie par le traditionalisme et une piété privée et méditative (104). Par ailleurs, les intellectuels réprouvent la synthèse négligée entre esprit et pouvoir (105), qui explique que les émi- grants de retour se sentent plus étrangers dans le nouvel État qu’en exil. Contraints de prendre parti, pour l’Ouest ou l’Est, ils voient dans l’ordre social restauré de la République fédérale leurs rêves d’une « autre Allemagne » voués à l’échec (106). Cependant, une minorité tient l’image de la restauration pour dénuée de tout rap- port avec la réalité politique, à l’image du publiciste suisse Fritz René Allemann dans son livre Bonn n’est pas Weimar (107). Selon lui, la restauration est « le problème de ces gens qui, après l’effondrement de 1945 […] rêvent […] d’une “année zéro”, lors de laquelle, à partir […] des décombres […], un monde tout à fait nouveau, inouï, devait être bâti » (108). Pour sa part, il juge le concept de l’« année zéro » comme une chimère. Il est rejoint en cela par Kurt Sontheimer qui a tenu rigueur aux détracteurs de la RFA de mesurer ce qui avait été accompli à l’aune de leurs objectifs utopiques (109). Il apparaît effectivement que la République de Bonn ne fut en aucune manière une

98 Georg Bollenbeck, « Restaurationsdiskurse und die Remigranten. Zur kulturellen Lage im westli- chen Nachkriegsdeutschland », in : Irmela von der Lühe, Claus-Dieter Krohn (dir.), Fremdes Heimat- land. Remigration und literarisches Leben nach 1945, Göttingen, Wallstein, 2005, p. 30. 99 Helmuth Kiesel, « Die Restaurationsthese als Problem für die Literaturgeschichtsschreibung », in : Walter Erhart, Dirk Niefanger (dir.), Zwei Wendezeiten. Blicke auf die deutsche Literatur 1945 und 1989, Tübingen, Niemeyer, 1997, p. 13. 100 Cité d’après H. Kesting, Dichter ohne Vaterland (note 91), p. 144. 101 K. S. Parkes, Writers and politics (note 2), p. 30. 102 G. Bollenbeck, « Restaurationsdiskurse und die Remigranten » (note 98), p. 28. 103 H. W. Richter, Von Erfahrungen und Utopie (note 38), p. 77. 104 K. Prümm, « Entwürfe einer zweiten Republik » (note 25), p. 340. 105 H.-G. M. Lanfer, Politik contra Parnaß ? (note 11), p. 58. 106 P. Mertz, Und das wurde nicht ihr Staat (note 19), p. 204 et 217. 107 H.-G. M. Lanfer, Politik contra Parnaß ? (note 11), p. 61. 108 Cité d’après H. Kiesel, « Die Restaurationsthese » (note 99), p. 39. 109 Johanno Strasser, Kopf oder Zahl. Die deutschen Intellektuellen vor der Entscheidung, Francfort-sur- le-Main/Vienne/Zurich, Büchergilde Gutenberg, 2005, p. 99. Les projets de refondation de l’Allemagne des intellectuels allemands de l’Ouest 287 répétition de Weimar ou une continuation du IIIe Reich. On estime aujourd’hui que malgré quelques traits restaurateurs, elle fut d’emblée une démocratie à la fois stable et évolutive d’inspiration occidentale, par périodes plus conservatrice et traditionaliste que libérale et moderniste, mais toujours loin d’incarner une restauration figée (110). Même Richter, rétrospectivement, concéda que le capitalisme se révéla beaucoup plus dynamique qu’une économie planifiée (111). L’enseignement le plus manifeste de cette esquisse des visions de reconstruction de l’Allemagne réside dans leur diversité et hétérogénéité. En tout état de cause, ce ne sont pas les intellectuels qui ont inspiré sa direction au nouvel État, et leurs aspirations politiques ne furent pas réalisées, ni le vœu d’une Allemagne unifiée socialiste, ni celui d’une vie politique plus indépendante des partis, ni leurs espoirs européens. Il faut dire qu’ils considèrent les compromis comme une faiblesse et ne reconnaissent pas la politique du réalisable. Toutefois, c’est justement cette impulsion morale, qualifiée de « voix de la conscience », que l’on peut juger comme apport le plus fondamen- tal à la modernisation de la société ouest-allemande (112). Cependant, les débuts de la République fédérale sont marqués, du fait du fossé entre les vues des intellectuels et la réalité de la politique, par une Entfremdung (aliénation) entre esprit et pouvoir : pour les responsables politiques, les intellectuels figurent une quantité négligeable, et les auteurs engagés manifestent par leur attitude de retrait leur dégoût et mépris envers la sphère du politique (113). Certes, ils bénéficient d’une reconnaissance publique et se voient décerner des honneurs qui n’engagent à rien, mais aucune fonction officielle, aucune influence politique. C’est ce qui explique que les auteurs du Groupe 47, parmi beaucoup d’autres, retournent à la littérature et abandonnent le champ de la politique aux hommes politiques de métier. De la sorte, après une phase passagère d’engagement actif, les intellectuels se détournent une nouvelle fois de l’actualité politique et de nou- veau se creuse le fossé entre esprit et pouvoir. Il faudra attendre les débats sur le réar- mement de la fin des années 1950, et surtout l’arrivée au pouvoir de Willy Brandt, pour les retrouver sur le front politique, disposés même à offrir leurs services, à l’image de Günter Grass pendant les campagnes électorales des années 1960.

Résumé Animés par une conscience aiguë d’une « heure zéro » autorisant un renouveau complet, les intellectuels font preuve d’un nouvel engagement pour la chose politique, particulièrement la nouvelle génération, qui est à l’origine de multiples impulsions pour la reconstruction de l’Allemagne. Les intellectuels refusent majoritairement la partition de l’Allemagne, prisent souvent la voie d’une fédération. Par ailleurs, ils misent sur une Allemagne étroitement intégrée dans une Europe unifiée, mais sont divisés sur son rôle au sein de cette Europe. Ils se prononcent majoritairement pour l’instauration d’une démocratie, et prônent une large variété de systèmes politiques : d’une troisième voie

110 H. Kiesel, « Die Restaurationsthese » (note 99), p. 29. 111 H. W. Richter, Von Erfahrungen und Utopien (note 38), p. 85. 112 M. Prachenska, « Schriftsteller und ihre Republik » (note 6), p. 170. 113 H.-G. M. Lanfer, Politik contra Parnaß ? (note 11), p. 56. 288 Revue d’Allemagne entre socialisme et capitalisme au pur humanisme, en passant par une synthèse entre socialisme et christianisme ou bien un retour aux valeurs chrétiennes et humanistes. Ils ont développé peu de considérations sur le système économique, mais certains détectent un rôle inédit de la technique ou bien de la jeunesse. Tous déplorent que leurs compatrio- tes refusent de se pencher sur leur culpabilité dans le passé récent. Dans leur ensemble, ils se révèlent profondément désappointés par la réalité de la reconstruction, propageant la thèse d’une restauration, au sens d’un maintien de l’ancien ordre économique et des anciennes élites, une thèse largement réfutée aujourd’hui.

Zusammenfassung Vom Bewusstsein einer « Stunde Null » bewegt, die einen vollständigen Neuanfang erlaubt, legen die Intellektuellen ein neues Engagement für das Politische an den Tag, besonders die neue Generation, die vielfältige Impulse für den Wiederaufbau Deutsch- lands initiiert. Die Intellektuellen lehnen mehrheitlich die Teilung Deutschlands ab, schätzen den Weg einer Föderation. Außerdem setzen sie auf ein in ein vereinigtes Europa eng integriertes Deutschland, aber sind über seine Rolle in diesem Europa geteilt. Sie sprechen sich mehrheitlich für die Einführung einer Demokratie aus und sie befür- worten eine breite Vielfalt von politischen Systemen: von einem dritten Weg zwischen Sozialismus und Kapitalismus bis zum reinen Humanismus über eine Synthese zwischen Sozialismus und Christentum oder eine Rückkehr zu christlichen und humanistischen Werten. Sie haben wenige Vorstellungen über das ökonomische System entwickelt, aber einige erkennen eine neue Rolle der Technik oder der Jugend. Alle bedauern, dass ihre Landsleute sich weigern, sich mit ihrer Schuld in der jüngsten Vergangenheit ausein- anderzusetzen. Allgemein erweisen sie sich als tief enttäuscht über den tatsächlichen Neuaufbau und sie verbreiten die These einer Restauration im Sinne einer Aufrecht- erhaltung des alten ökonomischen Systems und der alten Eliten, eine These, die heute weitgehend widerlegt wird.

Abstract Moved by an acute sense of living a “zero hour” moment which would open up a completely new era, German intellectuals demonstrated a new commitment to politics. This is particularly true of the new generation who was behind many ideas for the recon- struction of Germany. A majority of intellectuals rejected the partition of Germany, and often valued a federal scheme. Besides, they bet on the integration of Germany into a unified Europe, but were divided about her role in such a Europe. A majority of them came down for the establishment of a democracy and promoted a wide range of political systems: from a third way between socialism and capitalism, to pure humanism, though a synthesis between socialism and Christianity or a return to Christian and humanist values. They seldom developed any considerations on the economic system, but some of them did detect the new role of technology or the youth. They all deplored their compa- triots’ refusal to address the issue of their culpability in the recent past. In general, they were deeply disappointed by the reality of the reconstruction, thus spreading the thesis of a restoration – which went along with the permanence of the old economic rule and elites – a thesis which has today been widely refuted. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 289 T. 46, 2-2014

De l’autodidacte à l’universitaire : une socio-histoire des intellectuels sociaux-démocrates (années 1920-1959)

Karim Fertikh *

L’objet de cet article est d’interroger la transformation de la figure de l’intellectuel social-démocrate au xxe siècle, et d’en expliquer certaines causes contextuelles. Le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) peut être considéré comme une organisation centrale dans la production doctrinale du socialisme européen et ce, du programme d’Erfurt (1891) au programme de Bad Godesberg (1959) ou même au virage de la Troi- sième Voie dans les années 1990, incarné par le document d’orientation conjoint de Gerhard Schröder et de Tony Blair de 1999 (1). Cette production théorique a été réalisée par des « intellectuels » dont la figure s’est profondément transformée au fil du temps. Bien entendu, employer le terme « intellectuel » dans ces multiples contextes socio- historiques n’est pas sans poser problème. En Allemagne, le terme « Intellektueller », souvent connoté négativement (2), désigne plutôt des artistes ou des écrivains et est peu employé dans les milieux de la production théorique du parti. Pour les « intel- lectuels » des champs littéraire et artistique allemands des années 1950, l’engagement politique est problématique. Dans le Vorwärts (organe de presse central du SPD) du 1er avril 1958, l’écrivain Hans Werner Richter (1908-1993), à l’initiative du mouve- ment littéraire d’avant-garde Gruppe 47, indique que « le parti » est un mot qui paraît suspect aux « intellectuels » allemands (3). Hans Werner Richter parle d’une « tendance

* Centre Georg Simmel – Recherches franco-allemandes en sciences sociales, Paris (CNRS/EHESS, UMR 8131) et SAGE (Université de Strasbourg/CNRS, UMR 7363). 1 Tony Blair, Gerhard Schröder, « Europe : The Third Way/Die Neue Mitte »,Working document, n° 2, 8 juin 1999 : http://library.fes.de/pdf-files/bueros/suedafrika/02828.pdf (consulté le 4 juillet 2014). 2 Dietz Bering, Die Intellektuellen. Geschichte eines Schimpfwortes, Stuttgart, Klett-Cotta, 1999. 3 Voir sur ce point : Denis Goeldel, « Geist und Macht : la question lancinante du rapport des intel- lectuels au politique », in : Claire Demesmay, Hans Stark (éd.), Qui dirige l’Allemagne ?, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2005, p. 81-104 et Nadine Willmann, « Une abolition éphémère du clivage entre intellectuels et politique durant la première grande coalition en Alle- magne », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, octobre-décembre 2008, p. 595-615. 290 Revue d’Allemagne

à la dépolitisation, à l’art pour l’art, à la forme pure [Hang zur Entpolitisierung, zum Nurkünstlerischen, Nurformalen] ». Outil analytique définissant, dans cet article, un ensemble de spécialistes de l’écrit, de théoriciens ou d’experts, le terme « intellectuel » ne constitue donc pas une auto-désignation des acteurs. Au sein du SPD, dans les années 1920 et les années 1950, on parle plutôt de « scientifiques », pour désigner ceux qui mettent leurs com- pétences intellectuelles au service du parti. Dans les années 1950, la catégorie d’ex- pertise s’installe pour désigner un savoir spécialisé mis au service du politique – ce terme d’expertise, comme celui de conseil (Beratung), est indigène : experts, conseil au politique, sciences sociales de conseil, conseil en sciences sociales (Experten, Politik-Beratung, beratende Sozialwissenschaften, sozialwissenschaftliche Beratung) sont autant d’expressions qui font leur apparition et signalent une transformation des modes de productions doctrinales du parti après 1945, que nous explorons dans cet article. Les intellectuels sociaux-démocrates font l’objet d’une abondante littérature, à bien des égards pionnière dans l’analyse des conditions de production des idées politiques. L’histoire sociale des intellectuels du SPD a été densément analysée pour la période du Second Empire allemand (1871-1918). Thomas Welskopp montre, en particulier, que l’universitaire déclassé décrit par Robert Michels n’est pas le type normal de l’intellectuel social-démocrate (4), en dépit de la fortune de ce lieu commun historio- graphique. T. Welskopp montre, au contraire, que la social-démocratie avant 1878 se structure autour d’une culture ouvrière (des artisans) de la discussion (presse, réu- nions contradictoires), culture que la dichotomie chefs/masses inertes, centrale pour R. Michels, parvient mal à saisir. Les travaux consacrés à Weimar sur ce thème sont plus rares que ceux portant sur l’Empire et prennent la forme, essentiellement, de biographies historiques (5). Les intellectuels sont souvent sélectionnés à l’extérieur du

Arnauld Leclerc rappelle, à partir du cas de Jürgen Habermas, que l’Allemagne fédérale est le théâtre d’une invention progressive de la figure de l’intellectuel engagé à partir essentiellement des années 1960 : « L’importation de la figure de l’intellectuel engagé en Allemagne ,» in : François Hourmant, Arnauld Leclerc (dir.), Les intellectuels et le pouvoir. Déclinaisons et mutations, Rennes, PUR, 2012, p. 143-161. 4 Ibid., p. 45. Thomas Welskopp fait référence à l’analyse de Robert Michels dans laquelle ce dernier considère que le prestige grandissant de la social-démocratie attire les intellectuels auxquels le parti assure des conditions d’existence et des positions d’influence, que ces intellectuels soient ou non inté- ressés par la « cause » socialiste elle-même : Robert Michels, Political parties. A Sociological Study of the Oligarchical Tendencies of Modern Democracies (Zur Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie. Untersuchungen über die oligarchischen Tendenzen des Gruppenlebens), New York, The Free Press, 1966, p. 252-253 (nous citons l’édition américaine de 1966 qui est celle à partir de laquelle nous avons travaillé). Thomas Welskopp montre également que la description de Robert Michels faisant dériver la « conscience de classe » du travail des classes cultivées néglige le nombre impor- tant d’intellectuels-travailleurs de la social-démocratie allemande : R. Michels, ibid., p. 230-231 et Thomas Welskopp, « “Arbeiterintellektuelle”, “sozialdemokratische Bohemiens” und “Chefideologe” : der Wandel der Intellektuellen in der frühen deutschen Sozialdemokratie. Ein Fallbeispiel », in : Ulrich von Alemann, Gertrude Cepl-Kaufmann, Hans Hecker, Bernd Witte (dir.), Intellektuelle und Sozialdemokratie, Opladen, Leske & Budrich, 2000, p. 43-58, ici p. 44-45. 5 Hans Manfred Bock, « Histoire et historiographie des intellectuels en Allemagne », in : Michel Tre- bitsch, Marie-Christine Granjon (dir.), Pour une histoire comparée des intellectuels, Paris, IHTP/ CNRS, 1998, p. 79-95, ici p. 81. De l’autodidacte à l’universitaire 291 parti (6). Sur la période d’après 1945, plusieurs contributions historiques prennent la forme classique de la biographie ou se centrent sur les contributions individuelles à la production doctrinale du parti (7). Sur une période plus large, Michel Grunewald et Hans-Manfred Bock consacrent à ces intellectuels un ouvrage central et largement programmatique (8). L’analyse des périodiques constitue dans ce livre un support privilégié pour l’étude des sociabilités intellectuelles : les projets éditoriaux suscitant, créant et défaisant les réseaux intellec- tuels (9). Ils lient cette réflexion à l’analyse des « milieux politiques » (10), concept central des sciences sociales allemandes. Le concept de « milieu » a été popularisé en Allemagne par Rainer Mario Lepsius dès les années 1960. Il fait le lien entre structure sociale et système partisan. Avec cette notion de milieu, Lepsius cherche à expliquer les difficultés de la démocratisation de la société allemande par la fragmentation de l’espace social en mondes largement hostiles les uns aux autres. Pour ce faire, il reprend les approches « clivagistes » des systèmes partisans et durcit les camps en milieux socio-moraux inté- grés, érigés en sous-cultures antagonistes (11). Les ouvriers, les catholiques, les protestants et les conservateurs (les notables organisés autour des grands domaines agraires) consti- tueraient ainsi des milieux durcis, qui survivraient aux régimes et s’exprimeraient poli- tiquement dans des formations partisanes. Dans leur ouvrage, M. Grunewald et H.-M. Bock proposent une grille de lecture ambitieuse pour l’analyse du rôle des intellectuels dans l’objectivation de ces milieux, portant tout à la fois sur la représentation que les intellectuels ont d’eux-mêmes et de leur engagement politique ainsi que des stratégies à adopter face aux transformations sociales. Les auteurs discutent ensuite de la solidifi- cation des sociabilités intellectuelles en cultures fragmentées (12). Les textes réunis sont largement centrés sur des projets éditoriaux et des revues (Die Neue Zeit, Die Glocke, Die Sozialistischen Monatshefte, Die Neuen Blätter für Sozialismus).

6 Ainsi, les membres du groupe de recherche sur la culture de Weimar de la Maison des sciences de l’homme de Paris centrent leurs travaux sur des universitaires, écrivains ou artistes, et sur des revues : Markus Gangl, Gérard Raulet (dir.), Intellektuellendiskurse in der Weimarer Republik (1994), Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2007 ; Markus Gangl, Hélène Rousset (dir.), Les intellectuels et l’État sous la République de Weimar, Rennes, Philia, 1993. 7 Dieter Gosewinkel, Adolf Arndt : Die Wiederbegründung des Rechtsstaats aus dem Geist der Sozial- demokratie (1945-1961), Bonn, Dietz, 1991 ; Martin Wieczorek, « Martin Draths Rolle bei der Bera- tungen über das Godesberger Programm der SPD », in : Michael Henkel, Oliver Lembcke (dir.), Moderne Staatswissenschaft. Beiträge zu Leben und Werk Martin Draths, Berlin, Duncker & Humblot, 2010, p. 177-195 ; Masaaki Yasuno, Die Entwicklung des Godesberger Programms und die Rolle Erich Ollenhauers, Bonn, Schriftreihe der FES, 84, 2010 ; Hartmut Soell, Fritz Erler, Eine politische Bio- graphie, Bonn, Dietz, 1976 ; Thomas Meyer, « Willi Eichler, Vater des Godesberger Programms : eine Erinnerung zum 20. Todestag », Neue Gesellschaft/Frankfurter Hefte, 38/11 (1991), p. 1048-1049. 8 Michel Grunewald, Hans-Manfred Bock, Le milieu intellectuel de gauche en Allemagne, sa presse et ses réseaux (1890-1960), Berne, Peter Lang, 2002. 9 Michel Grunewald, « Sociologie des intellectuels et périodiques », in : Grunewald/Bock, Le milieu intellectuel de gauche en Allemagne (note 8), p. 3-20, ici p. 3-4. 10 Rainer Mario Lepsius, « Parteiensystem und Sozialstruktur : zum Problem der Demokratisierung der deutschen Gesellschaft », in : Gerhard Ritter (dir.), Die deutschen Parteien vor 1918, Cologne, Kiepenheuer & Witsch, 1973, p. 56-80. 11 Ibid. 12 Michel Grunewald, Hans-Manfred Bock, « Zeitschrift als Spiegel intellektueller Milieus. Vorbe- merkung zur Analyse eines ungeklärten Verhältnisses », in : Grunewald/Bock, Le milieu intellectuel de gauche en Allemagne (note 8), p. 21-32, ici p. 22. 292 Revue d’Allemagne

Plutôt que de choisir une entrée par les revues, cet article opte pour une analyse centrée sur les commissions programmatiques du parti (c’est-à-dire les instances nom- mées par les congrès ou le comité directeur du parti en vue de rédiger un « projet » de programme pour le parti), en comparant les intellectuels des commissions siégeant dans les années 1920 à ceux formant la commission constituée pour produire le pro- gramme de Bad Godesberg adopté en 1959. Pour peu que l’on accepte de contextualiser ces instances, les commissions programmatiques constituent des espaces intéressants pour observer, au-delà des propriétés individuelles de leurs membres, la configuration intellectuelle du parti à travers les types d’acteurs et de ressources qui y sont présentes et les milieux partisans qui produisent ces acteurs et ces ressources. La composition de ces commissions nous sert ici d’observatoire des logiques de la production pro- grammatique. D’une part, cette composition indique les caractéristiques des individus recrutés pour intervenir sur la formulation d’un texte programmatique. D’autre part, la morphologie des commissions programmatiques informe sur l’état de la division du travail au sein de l’organisation politique. Enfin, les caractéristiques sociales indi- viduelles donnent des informations sur la structuration des milieux partisans qui servent de vivier au recrutement de ces commissions. Au-delà des questions proprement « morphologiques », c’est bien l’organisation de la production théorique du parti qui nous intéresse, et les transformations socio-histori- ques subies par cette organisation au cours du siècle. Après avoir rapidement brossé un tableau du mouvement historique que connaît le parti à travers une approche large, allant de la fin du xixe siècle aux années 2000, l’arti- cle se concentre sur la contextualisation socio-historique de la production théorique et des intellectuels de parti dans les années 1920 et dans les années 1950. Il montre à cet effet que la réorganisation intellectuelle, imposée par la transformation des viviers de recrutement du parti, conduit à un effacement des théoriciens autodidactes des années 1920 et à une montée de la place des universitaires dans la certification scientifique de la production programmatique du parti.

Organisations et réorganisations de la production intellectuelle au sein du SPD au xxe siècle En s’interrogeant sur les figures de l’intellectuel social-démocrate, on s’interroge de manière très générale sur les arrangements institutionnels ayant cours au sein du SPD, et sur les réseaux des organisations sur lesquels le parti s’appuie et au sein desquels il recrute ses personnels. De manière générale, les transformations des caractéristiques du personnel politique « ne sont pas sans effets médiats sur les formes de la compétition politique, sur le style de la vie politique, sur la gestion des symboliques politiques » (13). Les réorganisations des arrangements institutionnels de la production intellectuelle ont elles-mêmes des conséquences sur le contenu de l’offre politique sociale-démocrate et sur le style de la politique sociale-démocrate (14).

13 Ibid., p. 35. 14 Gabriele Metzler, Konzeptionen politischen Handelns von Adenauer bis Brandt. Politische Planung in der pluralistischen Gesellschaft, Paderborn, Schöningh, 2005. De l’autodidacte à l’universitaire 293

Les intellectuels du SPD sont les produits de configurations socio-historiques parti- culières dont nous voudrions ici esquisser les grandes lignes d’évolution au cours du xxe siècle. Si l’on voulait synthétiser ces évolutions, il conviendrait de distinguer trois époques : celle des intellectuels de parti qui prévaut de la fin du xixe siècle aux années 1930 ; celle de la montée progressive des experts de parti qui se fait jour au sein du SPD comme au sein de la République fédérale après 1945 ; celle enfin de l’expert extérieur au parti intervenant dans le cadre de think tanks dont le rôle s’est affirmé dans les années 1990 et qui ont été étudiés par Katja Patzwaldt ou Hartwig Pautz en ce qui concerne la politique sociale (15). Déjà cité, Thomas Welskopp souligne l’autonomisation des chefs-idéologues du SPD à compter de l’exil qui est imposé sous les « lois antisocialistes » (Sozialistengesetz) de 1878 à 1890 (16). Cette institutionnalisation est analysée par l’ouvrage d’Ingrid Gil- cher-Holtey consacré au théoricien Karl Kautsky (1854-1938), où l’auteur décrit l’inven- tion d’une position de théoricien de la social-démocratie et les tensions entre savants de parti et enjeux politiques (17). Elle montre, en particulier, la stabilisation de cette relation entre science de parti et direction politique du parti à travers la collaboration qui se noue entre le président du SPD August Bebel (1840-1913) et Karl Kautsky. On a là la première forme de l’institutionnalisation de la production intellectuelle du parti : l’autonomie de ses producteurs par rapport aux « sciences bourgeoises » (c’est-à-dire les travaux scientifiques académiques, et généralement antimarxistes (18)) extérieures est garantie par l’appartenance à un appareil et à un milieu partisan puissants, organi- sés autour de journaux, d’écoles, de revues et des postes qui y sont liés. C’est dans cette configuration que la composition des membres des commissions programmatiques des années 1920, essentiellement des « intellectuels ouvriers », peut être comprise. Après la Seconde Guerre mondiale, la configuration change avec une inclusion plus importante d’un personnel universitaire. Le démantèlement du milieu social- démocrate après 1933 et sa reconstitution après 1945 transforment la configuration du système de production idéelle du parti. L’université et un ensemble de centres de recherche affiliés aux syndicats deviennent des viviers de recrutement, et, en conséquence, la production de la compétence théorique n’est plus autonome. Cette situation est renforcée par le mouvement d’autonomisation de l’expertise (ou de dépolitisation de l’expertise) dans le cadre de la tendance à la Versachlichung de la politique en République fédérale, c’est-à-dire la tendance de la politique à se présenter comme une activité reposant sur des données et des savoirs « objectifs » (19). La montée

15 Katja Patzwaldt, Die sanfte Macht : Die Rolle der wissenschaftlichen Politikberatung bei den rot- grünen Arbeitsmarktreformen, Bielefeld, Transcript, 2008 ; Hartwig Pautz, Think-tanks, social demo- cracy and social policy, Plagrave Macmillan, 2012. 16 Thomas Welskopp,Das Banner der Brüderlichkeit. Die deutsche Sozialdemokratie vom Vormärz bis zum Sozialistengesetz, Bonn, Dietz, 2000. 17 Ingrid Gilcher-Holtey, Das Mandat des Intellektuellen. Karl Kautsky und die Sozialdemokratie, Berlin, Siedler Verlag, 1986. 18 Isabelle Kalinowski, Leçons wébériennes sur la science et la politique, Marseille, Agone, 2006. 19 Gabriele Metzler, « Versachlichung statt Interessenpolitik. Der Sachverständigenrat zur Begutach- tung der gesamtwirtschaftlichen Entwicklung », in : Stefan Fish, Willfried Rudloff (dir.), Experten und Politik : wissenschaftliche Politikberatung in geschichtlicher Perspektive, Berlin, Schriftreihe der 294 Revue d’Allemagne de l’expertise a été bien étayée en ce qui concerne la politique nationale, mais ses réfractions partisanes, les nuances et les modalités des arrangements institutionnels rendant possible la cohabitation de l’expert et du politique au sein des partis politi- ques restent un champ à explorer. L’émergence des think tanks et le renforcement du rôle des centres de recherche uni- versitaire (à l’image du Wissenschaftszentrum Berlin für Sozialforschung – WZB) ou des fondations, en particulier de la Friedrich-Ebert-Stiftung, s’inscrit dans la suite de ce mouvement d’autonomisation de l’expertise. Il constitue une transformation des arrangements intrapartisans établis au sortir de la Seconde Guerre mondiale. L’impor- tance prise par les experts extérieurs et par les think tanks dans la production des pro- grammes et la légitimation des propositions politiques sociales-démocrates est l’une des tendances lourdes de la fin des années 1990, dont l’un des effets est de construire la légitimité des politiques engagées, et de les présenter comme scientifiquement sans alternative (20). Les think tanks contribueraient ainsi à « changer les objectifs politiques promus par le SPD et à renforcer l’hégémonie du récit politique de “l’investissement social” et de l’État social actif contre celui de l’État providence keynésien » (21). Il s’agit, dans cette conception, de rompre avec une vision purement redistributive de la justice sociale pour une conception faisant des dépenses sociales des investissements amé- liorant les chances des individus de trouver un emploi et insistant, en retour, sur leur « responsabilité » et leurs devoirs. Dans cet article, nous nous centrons sur la transformation charnière entre années 1920 et années 1950 en croisant la configuration émergeant progressivement après- guerre avec une analyse de la configuration caractéristique des années de la Républi- que de Weimar. Cette période est intéressante car elle s’inscrit dans un moment de réinvention des relations du parti avec la société allemande. Un parti qui se recons- truit ne peut refonder son système d’action, le réseau de relations établies entre les organisations (associations, entreprises, syndicats…) qui font exister le parti (22), aussi simplement qu’on reprendrait un organigramme. Le modèle de division du travail sta- bilisé au sein de l’organisation est sensible à la disparition de figures typiques des pro- fessionnels de la politique, caractéristiques d’états antérieurs du système de relations établi entre le parti et la société. Les transformations de la configuration intellectuelle partisane mobilisent d’autres filières de recrutement et valorisent d’autres types de dispositions sociales (23).

Hochschule Speyer, 2004, p. 127-152 ; Alexander Nützenadel, Stunde der Ökonomen. Wissen- schaft, Politik und Expertenkultur in der Bundesrepublik 1949-1974, Göttingen, Kritische Studien zur Geschichtswissenschaft, 2005. Voir aussi (sur la tendance plus longue) : Lutz Raphael, « Die Verwissenschaftlichung des Sozialen als methodische und konzeptionelle Herausforderung für eine Sozialgeschichte des 20. Jahrhunderts », Geschichte und Gesellschaft22/2 (1995), p. 165-193. 20 K. Patzwaldt, Die sanfte Macht (note 15). 21 H. Pautz, Think-tanks, social democracy and social policy (note 15), p. 145. 22 Jacques Lagroye, Frédéric Sawicki, Bastien François, Sociologie politique, Paris, Presses de Sciences po et Dalloz, 2002, p. 271. 23 Michel Offerlé, « Professions et profession politique », in : M. Offerlé (dir.), La profession politique xixe-xxe siècle, Paris, Belin, 1999, p. 5-35, ici p. 33. De l’autodidacte à l’universitaire 295

Une perspective sociohistorique de description de la configuration intellectuelle du SPD articule des éléments d’une sociologie de l’organisation partisane et une sociolo- gie du milieu partisan (24). Les mutations sociales du recrutement partisan ont une inci- dence sur les configurations politico-intellectuelles dans l’organisation politique (25). Le SPD offre un laboratoire à ce type de modifications par la césure opérée lors de la reconstruction du parti à partir de 1945, après 12 années d’interdiction sur le territoire allemand. Les changements qui se produisent à cette époque sont moins dépendants de l’organigramme que des manières dont l’organisation s’articule avec d’autres insti- tutions ainsi que des filières de recrutement de ses dirigeants et de ses intellectuels. Ces changements sont de nature à mettre silencieusement en crise le modèle d’organisation du travail programmatique autonome, dans lequel l’organisation produit et consacre ses clercs, tel qu’il prévaut dans les années 1920.

Les intellectuels autodidactes des années 1920 Dans les années 1920, le SPD adopte deux programmes fondamentaux, celui de Görlitz en 1921 et celui de Heidelberg en 1925, symbolisant la réunification du parti avec une fraction des dissidents ayant quitté le parti au cours de la Première Guerre mondiale pour former le SPD indépendant (USPD). Ces deux commissions, compre- nant un total de 41 acteurs, sont proches dans leur composition. Cette composition marque la domination des intellectuels autodidactes issus des institutions partisanes sur la production théorique du parti (26). Ces intellectuels ont quatre caractéristiques générales isolées par une simple analyse prosopographique : ces intellectuels ont une première profession majoritairement ouvrière (45 %) ou sont de petits employés des postes ou du commerce (16 %) ; ils détiennent d’importantes positions politiques (les trois quarts détiennent ou ont détenu un mandat de député au Reichstag ou un poste ministériel) et sont donc conformes à la figure du « théoricien dirigeant » décrite par Marie Ymonet (27) ; ils sont relativement peu diplômés en moyenne (22 % ont un diplôme universitaire) ; ils viennent à la production intellectuelle par la presse (75 % ont tra- vaillé dans la presse du parti, en moyenne 12,2 années). La presse partisane constitue donc un milieu de production des compétences intellectuelles pour ouvriers (28). Les centaines de journaux du SPD sont des lieux de conversion du militantisme en compétence intellectuelle et organisationnelle. Ce rôle est d’ailleurs très nettement perçu par les contemporains. Ainsi le président du SPD, August Bebel, reconnaît que « les salles de rédaction de la presse ouvrière [Arbeiterpresse] fonctionnent comme les

24 Frédéric Sawicki, Les réseaux du parti socialiste. Sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 1997. 25 Bernard Pudal, Prendre parti. Pour une sociologie historique du Parti communiste français, Paris, Presses de la FNSP, 1989, p. 293 sqq. 26 Sur les conséquences des transformations sur le programme de Bad Godesberg, voir : Karim Fertikh, « Trois petits tours et puis s’en va… Le marxisme de la social-démocratie allemande », Sociétés contem- poraines, 81/1 (2011), p. 61-80. 27 Marie Ymonet, « Les héritiers du Capital. L’invention du marxisme en France au lendemain de la Commune », Actes de la recherche en sciences sociales, 55/1 (1984), p. 3-14. 28 On renvoie à Karim Fertikh, Le congrès de Bad Godesberg. Contribution à une socio-histoire des pro- grammes politiques, Thèse de doctorat de sciences sociales, EHESS, 2012, chapitre 1. 296 Revue d’Allemagne universités [Hochschulen] pour les enfants d’ouvriers » (29). Cette presse est une institu- tion d’acquisition de compétences lettrées et de reconnaissance intrapartisane de ces compétences. Issus majoritairement des couches populaires, les membres de la commission ont exercé pour les trois quarts d’entre eux une activité de journalistes du parti où ils acquièrent une compétence intellectuelle. Ceux qui ont reçu une formation secondaire ou supérieure entrent directement dans le parti par ce type de fonction et y reçoivent une reconnaissance partisane. Karl Kautsky distingue les intellectuels qui viennent au parti par adhésion au socialisme de « ces prolétaires qui réussissent à s’élever aux fonc- tions d’intellectuel dans le parti – par exemple celles de rédacteur d’un journal [sich zu den Funktionen eines Intellektuellen in der Partei, etwa eines Redakteurs einer Zeitung, zu erheben] » (30). Il reconnaît donc que les rédacteurs sont des intellectuels du parti : le parti autoproduit ainsi une fraction de ses intellectuels. Ces postes peuvent donner lieu à une salarisation rapide dans une fonction politique (31). Les descriptions que donnent les membres des commissions programmatiques ne font jamais du jour- nalisme une vocation : les postes de rédacteurs sont conçus comme un engagement permettant de vivre de la politique. Ces formes de professionnalisation sont, en effet, des étapes parfois décisives dans les carrières politiques des membres des commissions programmatiques des années 1920. Trois trajectoires, deux d’ouvriers en ascension et celle d’une employée de bureau en reconversion socialiste, montrent le rôle que peut jouer la presse dans la professionna- lisation politique. Ouvrier, Wilhelm Keil (1870-1968) décrit dans ses mémoires son activité journa- listique comme l’événement déclencheur de sa carrière politique (32). Ayant achevé son compagnonnage en 1893, il devient immédiatement collaborateur d’un journal puis employé syndical. En 1896, il devient rédacteur du Schwäbische Tagewacht puis est élu au Parlement de Wurtemberg et au Reichstag en 1900 et en 1907. Il cumule les trois fonctions jusqu’en 1911 puis de 1923 à 1930 et ses deux mandats de député (au Landtag et au Reichstag) de 1900 à 1933. Il est aussi ministre de 1921 à 1923. Membre du SPD en 1895 et imprimeur pour la presse du parti en septembre 1898, Paul Löbe (1875-1967) passe en janvier 1899 à la rédaction, exclusivement ouvrière note-t-il (33) du Volkswacht de Breslau. Il y reste jusqu’en 1920. À partir de 1903, il est candidat du SPD au Reichstag. Il est élu député à l’Assemblée nationale de Weimar en 1919. En 1920, il devient député et président du Reichstag (1920-1933), ce qui l’amène à collaborer au Volkswacht comme correspondant à Berlin. Membre du SPD en 1908, Toni (Sidonie, Tony) Sender (1888-1964), abandonne son poste d’employée

29 August Bebel, cité par Friedrich Stampfer dans son autobiographie : Friedrich Stampfer, Erfahrungen und Erkenntnisse : Aufzeichnungen aus meinem Leben, Cologne, Verlag für Politik und Wirtschaft, 1957, p. 27. 30 Karl Kautsky, Erinnerungen und Erörterungen, La Hague, Mouton & Co, 1960, p. 305. 31 Waltraud Sperlich, Journalist mit Mandat. Sozialdemokratische Reichstagabgeordnete und ihre Arbeit in der Parteipresse (1867-1918), Düsseldorf, Droste Verlag, 1983, p. 42. 32 Wilhelm Keil, Erlebnisse eines Sozialdemokraten, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1947/48, tome I, p. 55. 33 Paul Löbe, Der Weg war lang. Lebenserinnerungen, Berlin, Grunewald, 1949, p. 46-47. De l’autodidacte à l’universitaire 297 dans une entreprise privée grâce à son recrutement dans un journal de l’USPD en 1919 (34), le Volksrecht de Francfort-sur-le-Main. Ce recrutement s’accompagne la même année d’une candidature à l’Assemblée nationale constituante de 1919. Elle est élue au Reichstag l’année suivante et y siège jusqu’en 1933. La salarisation par le parti permet la candidature en libérant les individus des risques professionnels encourus par ceux qui militent ouvertement pour le SPD. Arthur Crispien présente, dans son autobiographie, l’insécurité professionnelle associée à son militantisme et la protection apportée par une telle salarisation (35). D’ailleurs, cela vaut aussi pour certains diplômés d’université et fonctionnaires, rayés des cadres pour leur appartenance au SPD et auxquels la presse fournit une carrière conforme à leur engagement politique. La presse sociale-démocrate est associée aux exigences théoriques et scientifiques du parti et ses personnels sont centraux dans la stabilisation de la « science marxiste » au fondement de la production doctrinale du parti. Cette « science marxiste » se décline dans une multitude de brochures, de manuels ou de cours, et est la marque de fabri- que distinctive des partis ouvriers à cette époque. Paul Kampffmeyer signale, ainsi, que ce qui fait un bon journaliste est la connaissance des théories, de l’histoire et de la littérature scientifique du SPD (36). Le « cursus des rédacteurs » (Redakteurkursus) objective ce savoir-faire scientifique et politique (37). Son public est essentiellement ouvrier et son objectif est à la fois théorique (rapporter les événements d’un point de vue socialiste) et pratique. Cet objectif est de « créer ce qui n’existe pas encore en dépit des 150 journaux sociaux-démocrates : le type du vrai journal ouvrier, solide et intéressant, qui saurait commenter des événements correctement rapportés d’un point de vue socialiste », ainsi qu’Adolf Braun (1862-1929) décrit cette formation. Ce dernier, juriste d’origine juive autrichienne, devient rédacteur d’un journal autrichien dès la fin de ses études. Il occupe un ensemble de postes dans la presse du SPD avant de devenir en 1898 rédacteur en chef du Fränkische Post, membre du comité directeur du SPD et député de 1919 à 1927. C’est au sein de son journal qu’il crée la formation d’une durée de six semaines qui alterne des cours théoriques donnés par Adolf Braun (sur le fonctionnement de la presse, la législation, le rubricage) et des exercices d’écriture. Le passage par la presse agit par ailleurs comme un moment d’apprentissage des théories socialistes, certains rédacteurs sont décrits comme des « professeurs du socialisme ». Ces journaux sont aussi des lieux de reconnaissance des compétences intellectuelles, certains articles servant de discours aux acteurs centraux du SPD (comme pour leurs discours au Reichstag (38)).

34 Gabriele Weiden, Wolf von Wolzogen, Tony Sender 1888-1964, Francfort-sur-le-Main, Historisches Museum, 1992, p. 41. 35 Bonn, Archiv der sozialen Demokratie (AdsD), Arthur Crispien, 2 : autobiographie. 36 Paul Kampffmeyer, « Die sozialdemokratische Presse », Sozialistische Monatshefte, 7 (1903), p. 667- 676. 37 Sur cette formation, nous faisons usage de l’autobiographie de Franz Osterroth : Bonn, AdsD, Franz Osterroth, « Erinnerungen », 2 tomes, tome 1, p. 60 sqq. 38 Wilhem Dittmann, Erinnerungen, Amsterdam, Campus Verlag, 1995, p. 43-45. 298 Revue d’Allemagne

La catégorie de « rédacteur » de la presse sociale-démocrate ne peut bien sûr pas se penser sur le mode d’une « catégorie socialement distincte d’artistes et d’intellectuels professionnels, de plus en plus enclins à ne connaître d’autres règles que celle de la tradition proprement intellectuelle ou artistique qu’ils ont reçue » (39) et obéissant à la logique d’un champ autonomisé. Au-delà des compétences lettrées, les « pères du jour- nalisme de parti, écrit W. Sperlich, voient dans leur activité de rédacteur une quasi- formation au poste parlementaire » (40). En tant qu’école, lieu de socialisation politique, mais également lieu d’acquisition d’une visibilité politique, la rédaction des journaux apparaît comme une étape-clé dans la carrière des théoriciens-dirigeants du SPD. Les membres des commissions sont des dirigeants politiques dont la carrière est, généralement, passée par la presse sociale-démocrate. Erich Ollenhauer le rappelle dans la nécrologie de Wilhelm Dittmann : « L’histoire de la vie de Wilhelm Dittmann est l’histoire du mouvement ouvrier allemand, surtout l’histoire de la social-démocratie allemande depuis le début de ce siècle. À à peine trente ans, Wilhelm Dittmann est devenu rédacteur à Bremerhaven puis à Solingen, puis secrétaire du parti à Francfort-sur-le-Main et enfin de 1909 à 1917, à nouveau, rédacteur à Solingen. En 1912, lors des dernières élections parlementaires avant la Première Guerre mondiale, Dittmann a été élu au Reichstag en raison de la confiance que lui témoignèrent les électeurs de la circonscription de Remscheid-Lennen-Mettmann. Il demeura député plus de 20 ans » (41). Ce recrutement interne des théoriciens du parti ne se reconstitue pas après le démantèlement du système des organisations sociales-démocrates par le régime natio- nal-socialiste. Avec cette transformation du système des organisations liées au parti, la figure de l’intellectuel change aussi.

La montée du conseil des experts (1945-1959) L’analyse de la reconstruction du parti en 1945 ne peut se concentrer sur les seu- les figures intellectuelles sélectionnées par le parti pour peupler ses commissions programmatiques. La commission nommée en 1955 pour préparer le programme comprend, si l’on s’appuie sur les listes de présence que nous avons dépouillées, 59 membres. Ceux-ci sont aux deux tiers diplômés de l’université et pour 54 % docteurs (contre 22 % et 12 % pour les années 1920). Un tiers d’entre eux occupe un poste scientifique. Au-delà de ces constats morphologiques, l’analyse doit inscrire ces mem- bres dans les milieux du SPD (c’est-à-dire l’ensemble des organisations ou des univers professionnels liés au parti) et doit prendre en considération les effets du contexte de l’après-guerre, en particulier de deux évolutions croisées ayant un impact sur le recru- tement des intellectuels. D’abord, le SPD ne parvient pas à reconstituer le modèle de presse partisane ayant cours dans les années 1920. En revanche, le parti bénéficie de l’ouverture de l’université allemande aux sociaux-démocrates.

39 Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », L’Année Sociologique, 22 (1971), p. 49-126, ici p. 51. 40 W. Sperlich, Journalist mit Mandat (note 31), p. 43. 41 Bonn, AdsD, Wilhelm Dittmann, carton 6. De l’autodidacte à l’universitaire 299

Le SPD cherche après-guerre à reconstruire le monde journalistique suivant le modèle prévalant sous Weimar. En 1948, vingt-trois quotidiens sociaux-démocrates ont été créés dans les trois zones d’occupation occidentales, mais la reconstruction achoppe sur la distribution parcimonieuse des licences par les Alliés et sur une politi- que générale qui privilégie un modèle de presse indépendante, attribuant les licences à des personnes et non à des organisations. Entre 1949 et 1953, le lectorat de la presse sociale-démocrate est divisé par deux et les entreprises de presse sont concentrées pour rationaliser l’usage des moyens (42). Même si d’importantes subventions sont accordées par le SPD à ses journaux (500 000 DM au Sozialdemokrat en 1950 par exemple (43)), la presse sociale-démocrate ne se rétablit jamais dans son ampleur d’avant 1933. En outre, la professionnalisation du journalisme fait prévaloir un modèle de presse sym- pathisante, qui peut être d’orientation sociale-démocrate mais ne le revendique plus ouvertement (44) : en 1950, un seul journal conserve l’appellation dans son titre (45). En conséquence, le monde journalistique ne constitue plus pour le SPD une réserve de compétences scientifiques de prédilection, même si deux journalistes sympathisants (Fritz Sänger, ancien directeur de la deutsche Presse Agentur, et Heinrich Braune, rédacteur en chef du Hamburger Morgenpost) sont mobilisés dans la phase de réécri- ture du programme pour le grand public. Si les anciennes institutions journalistiques, et avec elles, les carrières intellectuel- les qu’elles soutenaient matériellement et symboliquement subissent une importante transformation, ce sont les formations universitaires (et non plus les formations sur le tas) et les professions scientifiques qui prennent leur relais dans la composition de la commission pour le programme de Bad Godesberg. Dans les années 1920, des univer- sitaires sont mobilisés, mais restent soumis à une domination structurale des intel- lectuels du parti. De fait, ils ne jouaient qu’un rôle périphérique dans la définition de la ligne par rapport aux théoriciens patentés du socialisme (46). À partir de 1945, cette situation s’inverse. Comme l’indique le rapporteur de la commission, « nous som- mes obligés de prendre des gens qui ont étudié des questions spécifiques de manière approfondie, ce qui […] va de plus en plus de pair avec l’exercice d’une profession aca- démique » (47). Ce constat est partagé par les instances dirigeantes du parti, qui cher- chent à former une interface avec le monde scientifique (un « bureau scientifique »). Un rapport destiné au comité directeur en 1958 indique ainsi que « seuls quelques politiques [Politiker] ont désormais la possibilité de collaborer à la recherche scienti- fique et, même dans ce cas, un individu ne peut avoir connaissance que d’un segment

42 Bonn, AdsD, Willi Eichler, WEAA0000210. 43 Willy Albrecht (éd.), Die SPD unter Kurt Schumacher und Erich Ollenhauer 1946 bis 1963. Sitzungs- protokolle der Spitzengremien, tome 2 : 1948 bis 1950, Bonn, Dietz, 2003, p. 387. 44 Detlev Brunner, 50 Jahre Konzentration GmbH. Die Geschichte eines sozialdemokratischen Unterneh- mens 1946-1996, Berlin, Metropol Verlag, 1996, p. 75-77. 45 Andreas Feser, Vermögensmacht und Medieneinfluss. Parteieigene Unternehmen und die Chancen- gleichheit der Parteien, books on demand, 2003, p. 100. 46 Franz Walter, Sozialistische Akademiker- und Intellektuellenorganisationen in der Weimarer Republik, Bonn, Dietz Verlag, 1990, p. 90-103. 47 Bonn, AdsD, comité directeur – secrétariat Willi Eichler, 0 1699 : lettre de Willi Eichler à Heinrich Albertz du 15 mars 1955. 300 Revue d’Allemagne de la recherche scientifique » (48). Après 1945, l’université ne devient pas massivement sociale-démocrate. Cependant, des viviers de recrutement sociaux-démocrates s’y constituent (au sein des universités de Berlin, Marbourg ou Erlangen, ou encore les instituts de formation pédagogique) et une politique systématique de mobilisation de ces réseaux est mise en œuvre par le coordinateur des questions culturelles auprès du comité directeur. Ce dernier demande aux universitaires sociaux-démocrates connus de constituer des listes de membres et de sympathisants (49). Nous savons, à partir de ces listes, que 35 professeurs ordinaires sont membres du parti en 1950 (sur un total de 1 700 en République fédérale (50)) : 15 sont mobilisés dans la commission program- matique nommée en 1955. L’un des plus connus d’entre eux, avant son exclusion du parti, est Wolfgang Abendroth. Ce professeur de droit public commence sa carrière à l’Est avant d’obtenir une chaire à l’université ouvrière de Wilhelmshaven en 1948, qui vient d’être créée. En 1950, il devient professeur de science politique à l’université de Marbourg dont il fait l’un des pôles de la recherche historique sur les partis et la vie politiques allemands. Il est surtout consulté sur les questions constitutionnelles. De même, les instituts syndicaux ou la Deutsche Hochschule für Politikwissenschaft (qui deviendra l’Otto-Suhr-Institut de la Freie Universität) constituent des viviers de recrutement pour les instances partisanes. Ces nouveaux experts deviennent des acteurs dans la définition de la ligne du parti dans une situation où il s’agit de riposter face à un gouvernement fédéral animé d’une ferme volonté de « scientificiser » la politique et mobilisant, dans de multiples instan- ces de conseil, les universitaires allemands. La commission programmatique n’est pas un hapax au sein du parti, qui multiplie les instances d’association des universitaires au pouvoir partisan. Le SPD constitue, à la suite du congrès de Düsseldorf en 1948, 22 comités spécialisés chargés de conseiller le comité directeur. La composition de ces comités marque l’importance accrue des scientifiques, qu’ils soient des universitaires en poste ou des détenteurs de doctorat. Sans surprise, les deux tiers des membres du comité chargé de la politique scientifique sont dans ce cas, mais aussi les deux tiers des membres de comités en charge des questions juridiques, financières ou économiques ou encore, la moitié des membres du comité en charge de conseiller le comité directeur sur la réunification allemande (51). Cette restructuration des relations entre science et politique est donc visible à travers les efforts en vue d’une institutionnalisation pérenne au sein du parti d’une expertise scientifique. Cette dissociation entre politique et science pose, à de multiples niveaux, la question du contrôle de la science par le parti, c’est-à-dire des manières dont la science, certifiée de manière externe au parti et pratiquée par des acteurs dont les conditions matérielles d’existence ne dépendent pas de l’organisation, peut néanmoins rester au service du SPD. Les années 1950 sont aussi l’époque de la reprise en main

48 Bonn, AdsD, comité directeur – secrétariat Erich Ollenhauer, 390. 49 Amsterdam, IISG (Internationaal Instituut voor Sociale Geschiedenis/Institut international d’his- toire sociale), Wolfgang Abendroth, 59. 50 Paul Otto Pleiner, Die Lehrstühle an den wissenschaftlichen Hochschulen in der Bundesrepublik und in Westberlin (1955), Heidelberg, Verlag des Hochschulwesensverbands, 1956. 51 SPD Jahrbuch, 1958/1959, p. 242 sqq. De l’autodidacte à l’universitaire 301 politique de la revue scientifique du parti,Die Neue Zeit (avec la suppression de son comité scientifique), ou encore celle de conflits entre la Friedrich-Ebert-Stiftung et le comité directeur sur l’autonomie des scientifiques (52). Il s’agit, dans l’ensemble, d’un processus de restructuration du modèle général de l’intellectuel de parti autour d’une expertise qui n’est plus validée par la détention de compétence technique spécifique au parti (la « science marxiste » du SPD des années 1920), mais par la détention de compétences universitaires certifiées à l’extérieur du parti.

Conclusion Inscrit dans le mouvement d’historicisation de l’expertise, cet article veut rappeler, d’une part, l’importance des organes intermédiaires, comme les partis, pour com- prendre les transformations des rapports entre science et politique alors que beaucoup de travaux concentrent leurs interrogations sur les instances gouvernementales fédé- rales. Le SPD répond, d’une certaine manière, à cette scientificisation de la politique (économique, en particulier) en proposant des contre-concepts lestés du même poids d’expertise scientifique que la politique économique portée par le gouvernement de Konrad Adenauer. Cet article veut encore souligner l’importance de la contextuali- sation des partis politiques pour comprendre leurs manières de construire leur offre politique et leurs rapports aux intellectuels. L’analyse des intellectuels de parti que nous avons proposée les a en effet inscrits dans un univers large d’institutions, de relais sociaux du parti qui sont une étape nécessaire pour comprendre la manière dont les intellectuels sont produits comme intellectuels de parti. L’objectif de cet article n’est pas de montrer comment le SPD sortirait de l’obs- curantisme marxiste pour entrer dans l’univers de la politique scientifique grâce à l’inclusion plus massive d’universitaires dans ses instances de production doctrinale, voire par la délégation de cette production à des organismes extérieurs dont les acteurs agissent « au nom de la science ». La dichotomie idéologie/science est malaisée à uti- liser (l’idéologie, comme le montrait Mannheim (53), est surtout la vérité ou la science de l’adversaire). Les transformations dans la ligne politique de la social-démocratie s’expliquent, en effet, non pas seulement par une scientifisation croissante de l’action politique, mais aussi par une transformation de la vision même de ce qu’est la science. Ces transformations prennent sens dans les mutations de la configuration intellec- tuelle du parti.

Résumé Cet article entend mettre en évidence les transformations du système de production intellectuelle dans la social-démocratie allemande depuis le xixe siècle. L’article insiste sur les variations importantes des figures intellectuelles typiques du SPD, de l’intellec- tuel-ouvrier et autodidacte, à l’expert universitaire pour arriver au rôle accru des think tanks dès les années 1990. En analysant de manière plus intensive la période charnière

52 Pour une analyse plus complète, voir : K. Fertikh, Le congrès de Bad Godesberg (note 28), chapitre 2. 53 Karl Mannheim, Idéologie et utopie (1929), Paris, Éditions de la MSH, 2006. 302 Revue d’Allemagne des années 1920 à 1950, l’article esquisse un modèle explicatif reposant sur l’écologie partisane et sur les systèmes des organisations auquel le parti peut avoir recours pour certifier intellectuellement sa production programmatique.

Zusammenfassung Dieser Artikel untersucht die Änderungen im System der intellektuellen Produktion in der deutschen Sozialdemokratie seit dem neunzehnten Jahrhundert. Der Artikel konzentriert sich auf die wichtigsten Veränderungen des Typen des Intellektuellen in der SPD, vom autodidakten Arbeiterintellektuellen bis zur erhöhten Rolle von Think Tanks seit den 1990er Jahren über die akademischen Experten der Nachkriegszeit. Dieses Papier analysiert besonders die Scharnierzeit nach 1945 und schlägt ein Erklä- rungsmodell vor, das auf den Parteimilieus und deren Mitgliedsorganisationen basiert. Diese Organisationen, die als Reservoir an Kompetenzen für die Partei dienen, sind von zentraler Bedeutung, um zu verstehen, wie die SPD ihre Programme produziert und wissenschaftlich zertifiziert. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 303 T. 46, 2-2014

Ballons d’essai vers une « transformation structurelle de l’espace public » Les premières interventions journalistiques de Jürgen Habermas dans l’Allemagne adenauerienne (1953-1962)

Guillaume Plas *

« Aujourd’hui, l’espace public doit de nouveau être instauré. Il n’“existe” plus. » Ce propos désabusé est celui du jeune Jürgen Habermas, qui, alors tout juste âgé de 29 ans, s’exprime en ces termes en 1958, en introduction d’une étude qu’il vient de mener avec d’autres assistants de l’Institut für Sozialforschung de Francfort sur la question des « étudiants et [de] la politique » (1). À cette date, Habermas n’est déjà plus un inconnu en République fédérale d’Allema- gne. Davantage encore que par ses travaux académiques, il s’y est fait un nom depuis une demi-décennie par ses fréquentes interventions dans certains journaux et certai- nes revues parmi les plus réputés d’Allemagne, de la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) au Merkur en passant par le Handelsblatt et les Frankfurter Hefte. Or, ces articles sont, dans la très riche littérature à son sujet, restés presque tous ignorés à ce jour – comme si son œuvre ne devenait véritablement intéressante qu’à partir du tournant des années 1960 (2). C’est là une lacune de taille, dont la cause est vite

* Coordinateur du projet de recherche ANR/DFG « Critique Actualité Société » (Fondation MSH) et chargé de cours à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. 1 Jürgen Habermas, « Reflexionen über den Begriff der politischen Beteiligung », in : J. Habermas et al., Student und Politik. Eine soziologische Untersuchung zum politischen Bewußtsein Frankfurter Studenten, Neuwied, Luchterhand, 1961, p. 11-55, citation p. 31 sq. (l’étude fut publiée en 1961, mais achevée dès 1958). 2 C’est notamment l’impression donnée par la biographie de Habermas publiée par Matthew G. Spec- ter (Habermas : An Intellectual Biography, Cambridge, CUP, 2010) qui, en caractérisant Habermas comme « membre de la génération de 1958 » (p. 7 – en référence à l’année où cette génération s’est imposée dans le champ intellectuel ouest-allemand), ne peut qu’ignorer la période de gestation de son rôle d’intellectuel antérieure à cette date. Et l’historien de l’École de Francfort Rolf Wiggershaus 304 Revue d’Allemagne trouvée : lus, comme ils l’ont presque toujours été jusqu’à présent, dans la perspective et à l’aune de son œuvre théorique ultérieure, ils sont en effet d’un intérêt minime. Mais leur valeur pour le lecteur d’aujourd’hui est en réalité à chercher ailleurs. Elle appa- raît si on les replace non dans le contexte philosophique de l’œuvre habermassienne, mais dans celui historique de la jeune République fédérale, et qu’on les étudie pour ce qu’ils étaient à leur époque : des prises de parole d’un intellectuel en devenir, dans une Allemagne encore en situation d’apprentissage démocratique. Lus de cette manière, ils apparaissent comme les acteurs en même temps que les témoins de la constitution de ce dont Habermas, précisément, regrettait l’absence dans la citation qui ouvre cette étude, et à quoi il décida quelques années plus tard de consacrer son habilitation : ils documentent la lente genèse, au sein de l’Allemagne adenauerienne, d’un espace public, compris comme espace d’expression citoyenne par le biais duquel un intellectuel a l’op- portunité de peser sur le débat et les mentalités politiques de son temps. Observés sous cet angle, ces textes s’avèrent présenter plusieurs intérêts : ils livrent d’abord le support d’une étude de cas des conditions d’exercice et du potentiel critique des intellectuels face au pouvoir conservateur dans l’Allemagne de l’après-guerre, et ce plus particulièrement dans le cadre spécifique d’interventions dans la presse écrite ; ils constituent ensuite l’indicateur de l’évolution dans le temps des rapports entre deux générations, celle des pères ayant pour partie fait carrière sous le régime nazi et ayant repris les rênes de la reconstruction du pays après 1949 et celle des fils étant parvenus à maturité avec le choc de 1945 (3) – en même temps qu’ils permettent par ce biais d’examiner diachroniquement le degré d’intégration et de participation de la catégorie sociale des étudiants au sein de l’espace public allemand ; ils éclairent, enfin, les ori- gines encore méconnues et, partant, la profondeur historique de ce rôle d’intellectuel critique qui est encore celui de Habermas aujourd’hui, six décennies après qu’il l’eut inauguré, et documentent à ce titre la précocité de son ambition de se faire le porte- parole d’une génération. Pour traiter ces différents axes d’étude et leur interpénétration, nous suivrons un plan chronologique, en commençant notre analyse en 1953, année de sa première intervention en qualité d’intellectuel, et en observant son parcours jusqu’en 1962, année de la parution de son habilitation sur la « transformation structurelle de l’espace public » (4). Notre angle de lecture sera dans ce cadre celui d’un biographisme mesuré : il s’agira de montrer en quoi cette habilitation peut être lue à certains égards comme la mise en forme théorique de son expérience concrète, une décennie durant, d’inter- venant engagé dans l’espace public allemand – mise en forme théorique qui devint elle-même ensuite le catalyseur d’engagements intellectuels nouveaux.

semble développer une opinion similaire dans sa monographie Die Frankfurter Schule. Geschichte – Theoretische Entwicklung – Politische Bedeutung, Munich/Vienne, Hanser, 1986, p. 599 sq. 3 Nous ne problématiserons délibérément pas ici le concept de « génération », non parce que nous le jugeons parfaitement pertinent en soi pour décrire a posteriori la constellation de l’époque, mais afin de nous conformer à la perspective de Habermas, qui l’utilisa lui-même très longtemps, comme nous le verrons, de manière globalisante, sans établir notamment de distinction entre différents sous- ensembles au sein de sa propre génération. 4 Jürgen Habermas, Strukturwandel der Öffentlichkeit (1962), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1990. Ballons d’essai vers une « transformation structurelle de l’espace public » 305

1. 1953 : Naissance d’un intellectuel en milieu hostile Le début de la carrière intellectuelle de Habermas est précisément datable : il remonte au 25 juillet 1953. Paraît ce jour-là dans le feuilleton de la Frankfurter All- gemeine Zeitung une recension de sa plume, intitulée « Penser avec Heidegger contre Heidegger » (« Mit Heidegger gegen Heidegger denken ») (5). Habermas n’en est pas à son premier article pour la FAZ, il n’en est pas même à son premier article sur Hei- degger pour la FAZ lorsqu’il publie ce texte. Mais alors que son article « À la lumière de Heidegger » (« Im Lichte Heideggers ») paru un an plus tôt tenait encore de l’éloge épigonal, saturé de déférence, celui de 1953 est d’une teneur tout autre : il consiste en une critique acerbe de la réédition de l’Introduction à la métaphysique, le cours de 1935 que Heidegger a décidé de republier sans en ôter un passage sur « la grandeur du mouvement » national-socialiste. Premier texte politisé de Habermas, il marque l’inauguration de son activité d’intellectuel (6). Car le titre de l’article ne doit pas tromper : se joue là bien plus, et en réalité tout autre chose, qu’un débat philosophique. C’est, de manière plus générale, le rapport au passé national-socialiste encore récent entretenu au sein de la République fédérale qui y est pointé du doigt, c’est-à-dire également, ne serait-ce que de manière médiate, un certain rejet du politique propagé comme idéologie officielle par le premier chance- lier de la RFA après 1949. « Pourquoi Heidegger publie-t-il aujourd’hui, en 1953, son cours sans formuler de réserves ? » (7). Cette question d’éthique philosophique que pose Habermas en cache en réalité une autre plus importante, au sujet de l’Allemagne de son époque, et qui est développée en fin d’article : « N’avons-nous pas eu huit ans, depuis [la fin du régime nazi], pour prendre le risque de discuter de ce qui s’est passé et de ce que nous avons été ? N’est-ce pas la noble tâche de ceux qui pensent, que de clarifier l’acte coupable du passé et de maintenir éveillée sa conscience ? – […] Au lieu de cela, la masse, et en premier lieu les responsables d’hier et d’aujourd’hui, réhabilitent à tour de bras » (8). Habermas ne prend plus ici la parole en qualité de discutant scientifique : il inter- vient, par le biais de la philosophie, dans le débat public général, se réclamant à ce titre – avec une assurance d’ailleurs surprenante pour ses 24 ans – de l’« organe de veille qu’est la critique publique » (« Wächterschaft der öffentlichen Kritik ») (9). L’ambition, néanmoins, était manifestée là au bas mot une demi-décennie trop tôt. Car il faut se rappeler le contexte dans lequel elle était formulée. « Chapitre le

5 Jürgen Habermas, « Mit Heidegger gegen Heidegger denken. Zur Veröffentlichung von Vorlesungen aus dem Jahre 1935 », FAZ, 25 juillet 1953. 6 Nous entendrons ici le terme d’« intellectuel » au sens où Habermas l’a lui-même défini, dans un essai sur Heine à l’intention manifestement autoréflexive, comme l’individu par le biais duquel « une culture politique publique de la contradiction vient compléter les institutions de l’État », conduisant ainsi potentiellement les « mentalités […] à être modifiées par le truchement d’arguments » (Jürgen Habermas, « Heinrich Heine und die Rolle des Intellektuellen in Deutschland » [1986], in : J. Haber- mas, Eine Art Schadensabwicklung. Kleine Politische Schriften VI, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1987, p. 25-54, citations resp. p. 29 et 48). 7 J. Habermas, « Mit Heidegger gegen Heidegger denken » (note 5). 8 Ibid. 9 Ibid. 306 Revue d’Allemagne plus sombre des discours publics sur le “IIIe Reich” » (10), les années 1950 étaient caractérisées par une uniformité quasi-parfaite entre la politique du chancelier Adenauer, les aspirations de la société allemande et les choix éditoriaux des médias allemands. La politique d’Adenauer, depuis 1949, avait été celle d’une amnistie et d’une réintégration progressive de l’essentiel des anciens collaborateurs du régime hitlérien (11) et d’un appel, réitéré quelques mois encore avant la publication de l’article de Habermas, à « mettre désormais un terme à la chasse au nazi » (12). Elle avait trouvé un écho fidèle et un allié de poids dans le désintérêt massif au sein ed la population allemande – étudiants compris – à l’égard des thématiques politiques, documenté par de nombreuses enquêtes d’opinion concordantes (13). La presse, enfin, soumise d’un côté à la pression d’un gouvernement aux yeux duquel l’idée d’indépendance des médias tenait de l’opinion « libéraliste » (« liberalistisch ») (14), de l’autre à celle des impératifs de vente et donc de mise en conformité avec les mentalités de son lectorat, et n’ayant de toute façon qu’assez peu rompu avec les structures sociales qui avaient été les siennes sous le régime précédent (15), ne se montrait alors encore nullement disposée, dans son immense majorité, à jouer un quelconque rôle critique. Si l’on peut dès lors considérer que « vers le milieu des années 1950, plus personne n’avait à craindre au sein de la République fédérale d’être importuné […] en raison de son passé nazi » (16), on comprend que la diatribe de Habermas dut désagréable- ment surprendre plus d’un lecteur. Aussi suscita-t-elle une controverse nourrie, dont témoignent à la fois le courrier des lecteurs de la FAZ et les critiques que formula à son encontre l’hebdomadaire Die Zeit. Cette controverse est instructive à plusieurs titres. Elle met tout d’abord en lumière une caractéristique de l’activité intellectuelle de Habermas que nous allons continuer de relever tout au long de cette étude : son sens aigu des problématiques du moment et la faculté qui lui est propre, en portant celles-ci à l’expression, de déclencher et d’avi- ver le débat à leur propos – un sens et une faculté dont il fit donc preuve dès sa toute

10 Axel Schildt, « Der Umgang mit der NS-Vergangenheit in der Öffentlichkeit der Nachkriegszeit », in : Wilfried Loth, Bernd-A. Rusinek (dir.), Verwandlungspolitik. NS-Eliten in der westdeutschen Nach- kriegsgesellschaft, Francfort-sur-le-Main/New York, Campus, 1998, p. 19-54, citation p. 34. 11 Cf. sur ce point Norbert Frei, Vergangenheitspolitik. Die Anfänge der Bundesrepublik und die NS- Vergangenheit, Munich, Beck, 1996. 12 Propos tenus le 10 octobre 1952, cités in : ibid., p. 86. 13 À titre d’exemple, l’année de la parution de l’article de Habermas, une enquête sur la question « Parlez- vous parfois de politique ? » avait recueilli 61 % de réponses négatives, et une autre enquête, menée la même année autour de la question « Comment peut-on exprimer son insatisfaction à l’égard du gouvernement ? », avait recueilli une majorité d’opinions indiquant qu’il n’existait aucun moyen de l’exprimer. Cf. Elisabeth Noelle-Neumann, Edgar Piel (dir.), Eine Generation später. Bundesrepub- lik Deutschland 1953-1973, Munich, Saur, 1983, resp. p. 199 et 205. 14 Jugement porté par le directeur de la chancellerie Otto Lenz en 1953, cité d’après Christina von Hodenberg, Konsens und Krise. Eine Geschichte der westdeutschen Medienöffentlichkeit 1945-1973, Göttingen, Wallstein, 2006, p. 159. 15 Cf. sur ce point Lutz Hachmeister, Friedemann Siering (dir.), Die Herren Journalisten. Die Elite der deutschen Presse nach 1945, Munich, Beck, 2002. 16 Norbert Frei, « Vergangenheitspolitik in den fünfziger Jahren », in : Loth/Rusinek (dir.), Verwand- lungspolitik (note 10), p. 79-92, citation p. 88. Ballons d’essai vers une « transformation structurelle de l’espace public » 307 première véritable intervention dans l’espace public allemand (17). Mais elle renseigne également de manière particulièrement prégnante à la fois sur l’observation rigou- reuse de non-dits au sujet du passé immédiat et sur la structuration des rapports inter- générationnels qui avaient alors cours. Car Habermas a heurté vraisemblablement non tant parce qu’il mettait le doigt sur un tabou constitutif de la reconstruction ouest- allemande (d’autres intellectuels – Walter Dirks, Eugen Kogon ou Max Horkheimer notamment – l’avaient mis à nu avant lui) que par le fait, quant à lui bien davantage inédit, que son propos était tenu par un étudiant osant s’en prendre à un représentant de la génération des pères, à une époque marquée par « l’observation toute particulière de l’âge et d’un ordre traditionnel clairement agencé – en d’autres termes : de la sou- mission de la jeunesse à l’autorité » (18). Et ce propos avait d’autant plus de quoi irriter que la jeunesse (notamment étudiante) en question s’était jusqu’alors pliée de son plein gré, à de rarissimes exceptions près, à ce respect des hiérarchies générationnelles (19). Aussi une part importante des critiques formulées à son encontre se contentèrent-elles de refuser à Habermas la moindre légitimité d’intervention intellectuelle, arguant du fait qu’il avait « outrepassé de manière répétée les compétences de ses connaissances philosophiques » (20) ou bien encore qu’il n’avait de toute façon « pas vécu de manière consciente les temps critiques » en question (21). Le destinataire premier de l’article de Habermas, Heidegger – figure mandarinale par excellence de l’époque –, ne daigna quant à lui pas même évoquer le nom de son jeune contradicteur dans le courrier de lecteur qu’il adressa non à la FAZ, mais à Die Zeit, se contentant d’approuver la défense de son cours et donc de son comportement publiée par un journaliste de cette dernière, membre quant à lui de sa génération (22).

17 Et il faut souligner qu’il s’agit là du produit d’une véritable volonté diagnostique, manifestée dès ses débuts par Habermas – contre l’interprétation de Rolf Wiggershaus affirmant qu’il était devenu jour- naliste indépendant presque par hasard, « à défaut de perspectives universitaires » (Rolf Wiggers- haus, Jürgen Habermas, Reinbek, Rowohlt, 2004, p. 33). Dans une lettre du 28 décembre 1953 à son directeur de thèse Erich Rothacker, Habermas évoquait au contraire déjà l’« âme de journaliste » qu’il sentait en lui (in : Archives Rothacker, Universitäts- und Landesbibliothek Bonn, Correspondance Rothacker-Habermas). 18 Axel Schildt, Ankunft im Westen. Ein Essay zur Erfolgsgeschichte der Bundesrepublik, Francfort- sur-le-Main, Fischer, 1999, p. 183. Dans son étude très lue de 1957 sur la jeunesse de son époque, le sociologue Helmut Schelsky constatait de manière péremptoire « l’insuffisance des capacités de compréhension de la jeunesse à l’égard de l’espace public politique moderne » (Helmut Schelsky, Die skeptische Generation. Eine Soziologie der deutschen Jugend, Düsseldorf/Cologne, Diederichs, 1957, p. 452). 19 Cf. sur ce point l’analyse d’Ulrich Herbert, « Drei politische Generationen im 20. Jahrhundert », in : Jürgen Reulecke (dir.), Generationalität und Lebensgeschichte im 20. Jahrhundert, Munich, Olden- bourg, 2003, p. 95-114, notamment p. 104 sq. À notre connaissance, depuis 1949, il n’y avait guère que les quelques protestations étudiantes organisées en 1952 contre la projection des films d’après-guerre de Veit Harlan – et qui s’étaient soldées, de manière symptomatique, par des agressions de la part d’une frange de la population locale – qui avaient précédé la prise de position publique polémique de Habermas. 20 Egon Vietta, (courrier de lecteur, sans titre), Die Zeit, 20 août 1953. 21 Wilhelm Sander, « Noch ein Tadel » (courrier de lecteur), FAZ, 29 août 1953. 22 Cf. Martin Heidegger, « Heidegger über Heidegger » (courrier de lecteur), Die Zeit, 24 septembre 1953. 308 Revue d’Allemagne

Ramener cette confrontation entre deux comportements politiques à l’égard du passé à une opposition entre deux générations, ou même entre d’anciens « suiveurs » (Mit- läufer) et leurs opposants, empêcherait néanmoins de percevoir l’un de ses éléments les plus instructifs. Car l’un des rares soutiens dont Habermas bénéficia à cette occa- sion (outre celui de l’un de ses co-doctorants et amis de Bonn, Wilfried Berghahn, qui, prenant sa défense dans un autre courrier de lecteur, s’offusqua du climat intellectuel « catastrophique » dans lequel s’inscrivait cette controverse (23)) vint du responsable du feuilleton de la FAZ Karl Korn (24). Or, Korn, avant de devenir l’un des directeurs de rédaction les plus critiques à l’égard du climat de restauration de l’Allemagne ade- nauerienne (aussi bien au sein d’une FAZ pour le reste très favorable au pouvoir en place qu’à l’échelle de l’ensemble de la presse écrite allemande de l’époque), avait lui- même travaillé entre 1933 et 1945 au sein d’organes de presse ayant soutenu le régime nazi, dont Das Reich (25). Il était donc bien trop simpliste de rapporter l’intervention de Habermas, comme le fit le responsable du feuilleton deDie Zeit Christian E. Lewalter, à l’influence du « néo-marxiste Adorno » (26) (au motif que celui-ci enseignait dans la ville de publication de la FAZ). Et ce d’autant plus que Habermas n’était alors nulle- ment l’assistant d’Adorno, mais le doctorant bonnois d’Erich Rothacker : un profes- seur de philosophie qui, avant de devenir avec Korn le premier soutien institutionnel de la carrière journalistique de Habermas – le recommandant régulièrement auprès de la FAZ et entraînant Korn à lui confier la rédaction d’articles (27) –, avait été notam- ment pendant quelques semaines de 1933 chargé de planifier les premières mises au pas des universités allemandes au sein du ministère de Goebbels. Ne pas relever cette non-congruence radicale entre l’appartenance générationnelle et l’implication politi- que – les catalyseurs initiaux de la carrière intellectuelle de Habermas étant d’anciens collaborateurs du régime hitlérien s’étant retournés de cette manière contre ceux dont on aurait pu penser qu’ils seraient demeurés les alliés – conduit donc à manquer la particularité de cette constellation précise. Il y eut là non un « compromis » de façade entre deux générations hostiles l’une à l’autre (28), mais une situation où les deux parties en présence retirèrent une réelle plus-value de leur coopération, la plus âgée se réhabi- litant par le soutien apporté à la plus jeune, cette dernière bénéficiant en contrepartie d’un soutien rarement apporté sinon par ses aînés.

23 Wilfried Berghahn, « Eingefahrene Bahnen » (courrier de lecteur), FAZ, 29 août 1953. 24 Cf. son intervention « Warum schweigt Heidegger ? », FAZ, 14 août 1953. 25 Pour une présentation détaillée de la carrière idéologiquement sinueuse de Korn, cf. Marcus M. Payk, Der Geist der Demokratie. Intellektuelle Orientierungsversuche im Feuilleton der frühen Bundesrepub- lik. Karl Korn und Peter de Mendelssohn, Munich, Oldenbourg, 2008. 26 Christian E. Lewalter, « Wie liest man 1953 Sätze von 1935 ? Zu einem politischen Streit um Heideg- gers Metaphysik », Die Zeit, 13 août 1953. 27 Cf. la correspondance entre Rothacker et Korn, conservée aux Archives Rothacker, Universitäts- und Landesbibliothek Bonn. 28 C’est la situation intergénérationnelle qui prédomina dans le milieu des médias au cours des années 1950, telle qu’elle est décrite par Christina von Hodenberg dans son étude « Die Journalisten und der Aufbruch zur kritischen Öffentlichkeit », in : Ulrich Herbert (dir.), Wandlungsprozesse in West- deutschland. Belastung, Integration, Liberalisierung 1945-1980, Göttingen, Wallstein, 2002, p. 278- 311, citation p. 293. Ballons d’essai vers une « transformation structurelle de l’espace public » 309

Cette première intervention de Habermas n’a nullement été en tous points un échec. Au moins est-il parvenu à susciter des prises de parole conflictuelles au sein de l’espace public ouest-allemand, et à contribuer de cette manière à l’édification discursive de celui-ci. La mise en évidence et la thématisation des carences structurelles de l’espace public qu’il provoqua là ont, aussi inférieure qu’ait été sa position dans le débat qui eut lieu, au moins participé au processus in the long run de résolution de ces carences ; et nous verrons que, tout au long de la décennie qui nous occupe, va compter, plus encore que le relativement faible infléchissement qu’il produira sur les thématiques des dis- cussions auxquelles il prendra part, cette contribution qu’il apportera à la constitution d’un espace public ouvert à de telles discussions, espace plus important encore pour la bonne santé d’un régime démocratique que les tendances majoritaires des débats qui y ont lieu. Et il faut souligner à cet égard la précocité avec laquelle Habermas s’imposa dès ses tout débuts comme un agent actif de cette constitution (29). Il n’en reste pas moins que les circonstances ne lui ont pas permis d’influer d’aucune manière ni sur le comportement de Heidegger, ni sur les mentalités de l’époque ; et ce constat d’impuissance semble dès lors l’avoir très vite conduit à modifier son habitus journalistique en direction de ce que Christina von Hodenberg a nommé un « journa- lisme de consensus » (30).

2. 1954-1957 : Retour au « journalisme de consensus » ? La seconde phase de sa carrière d’intellectuel, qui débuta à la suite immédiate de l’article de 1953, semble en effet porter la marque des enseignements de ce dernier. Les interventions journalistiques de Habermas y sont presque toutes dépolitisées, et font même preuve d’une retenue frappante à ce sujet. L’article « La jeune sociologie se présente » (« Der Soziologen-Nachwuchs stellt sich vor »), qui paraît en 1955 dans la FAZ, est à cet égard particulièrement symptoma- tique. Il est centré autour d’un long développement sur les oppositions idéologiques qui n’avaient fait qu’affleurer lors d’un colloque réunissant de jeunes ercheursch en sociologie, ce qui illustrait aux yeux de Habermas le climat de « restauration positive », traversé de « conflits non résolus », définitoire de cette époque ; mais la teneur accusa- toire de ce développement était finalement entièrement annulée par la dernière phrase du paragraphe en question, qui précisait au sujet des faits constatés : « Nous ne les relevons que dans le but de la caractérisation, et non pour en faire la critique » (31). Tout se passe comme si Habermas, ayant intériorisé les réprimandes qui avaient fait suite à la politisation ouverte de son texte de 1953, se réfugiait désormais dans des analyses strictement scientifiques, et se gardait bien d’expliciter de quelque manière que ce soit

29 Adolf Frisé, le responsable du feuilleton du Handelsblatt, se souvient dans ses mémoires que lorsqu’il reçut Habermas en mai 1954 pour le recruter à son tour comme collaborateur, celui-ci « était, du fait de sa polémique contre Heidegger, déjà quelqu’un dont on parlait » (Adolf Frisé, Wir leben immer mehrere Leben. Erinnerungen, Reinbek, Rowohlt, 2004, p. 237). Christina von Hodenberg n’adjuge à l’inverse de rôle actif dans l’espace public ouest-allemand aux journalistes nés à la fin des années 1920 qu’« à partir de la fin des années 1950 » (C. v. Hodenberg, « Die Journalisten » note[ 28], p. 279). 30 Cf. C. v. Hodenberg, Konsens und Krise (note 14). 31 FAZ, 13 juin 1955. 310 Revue d’Allemagne les conséquences ouvertement politiques qui auraient pu en être tirées (32). Ne demeure dès lors dans ces textes, pour seul trait déjà présent dans l’article de 1953, que son ambition forte (mais à la teneur davantage sociale que politique) de représenter un « nous » générationnel faisant front à la génération des pères (33). Habermas a fait néanmoins une exception – massive – à cette pratique, en publiant en 1955 dans la Deutsche Studentenzeitung un article intitulé « “Sans moi” à l’index » (« “Ohne mich” auf dem Index »). Il y présente le mouvement pacifiste dit des « Ohne mich » né en réaction à la remilitarisation progressive de la RFA à partir du tournant des années 1950 (34), mais en lui donnant un tour exégétique particulier : en réduisant son hétérogénéité sociologique pour le restreindre à un mouvement d’opposition de la jeunesse allemande à la génération au pouvoir. Habermas commence son article en s’en prenant aux reproches formulés par les instances dirigeantes à l’encontre du désintérêt de la jeunesse adressant une fin de non-recevoir – un « ohne mich » – à toute activité politique. Car il y a, explique-t-il, « une différence entre ne s’intéresser à rien et être empêché d’exprimer ses intérêts de manière socialement productive. Il y a une différence entre ne pas avoir de buts et se méfier des programmes qui les déforment » (35). Et l’emploi du pluriel dans l’évocation des « programmes » est tout sauf anodin : l’engagement intellectuel de Habermas est alors bien moins un engagement en faveur d’un parti précis qu’en faveur d’un renou- vellement de la pratique politique dans son ensemble, qui passe à ses yeux par une plus grande prise en considération des aspirations de la jeunesse au développement d’une culture du débat public. Sa critique, si elle reprend les éléments centraux de la controverse de 1953 (il déplore ainsi de nouveau la « rapidité » avec laquelle l’Al- lemagne de l’après-guerre « réhabilita et continua comme si de rien n’était » au lieu d’instaurer « un ordre nouveau et sain »), y joint désormais le constat des défaillances structurelles de l’espace public qui s’était imposé à cette occasion. Et cette inversion des rapports de culpabilité culmine, via la reprise de ce « nous » générationnel qui traverse ses interventions de l’époque, dans l’affirmation qu’« [i]l est plus que temps d’apporter un démenti à la négativité de notre attitude » (36). Son article, dans ce cadre, se présenta à la fois comme la formulation de l’attente de toute une génération et son assouvissement.

32 Cf. également l’article « Der Zerfall der Institutionen » (FAZ, 7 avril 1956), dans lequel Habermas critique, mais en termes abstraits et généraux, une culture consumériste que l’on aurait sinon tôt fait d’identifier à celle adoptée par la société allemande à l’époque du miracle économique. 33 Cf. particulièrement « Der metaphysischen Geheimnisse enterbt » (FAZ, 4 décembre 1954), recen- sion d’un ouvrage du pédagogue Eduard Spranger qui y développe un climat « dans lequel il fait bon respirer – et dans lequel nous ne nous sentons pourtant plus tout à fait chez nous ». Cf. également, de manière plus affirmée encore, l’article « Neun Jahre unter der Lupe. Deutschlands geistige Entwick- lung seit 1945. Der Versuch einer Bilanz », Handelsblatt, 19 novembre 1954. 34 Sur ce mouvement regroupant aussi bien d’anciens soldats que de jeunes pacifistes, des opposants autant que des adhérents à la politique d’Adenauer, cf. Michael Werner, Die « Ohne-mich »-Bewe- gung. Die bundesdeutsche Friedensbewegung im deutsch-deutschen Kalten Krieg (1949-1955), Münster, Monsenstein & Vannerdat, 2006. 35 Jürgen Habermas, « “Ohne mich” auf dem Index », Deutsche Studentenzeitung, n° 5/5 (juin 1955), p. 1-2. 36 Ibid. Ballons d’essai vers une « transformation structurelle de l’espace public » 311

Or, quand bien même cette prétention à parler au nom d’une cohorte homogène (37) trahissait de nouveau une forte idéalisation de la conscience politique de la jeunesse en question, elle ne fut à l’inverse manifestement pas aussi excessive qu’on pourrait le penser ; car cette nouvelle intervention a à son tour déclenché de très nombreu- ses prises de parole, que documente, dans le numéro suivant, une pleine page de la Deutsche Studentenzeitung réservée aux courriers de lecteurs envoyés en réaction à sa publication (38). Comparée à celle du débat qui avait suivi la recension de Heidegger, la structuration sociologique qui transparaît dans les lettres publiées là trahit une évolution profonde des rapports intergénérationnels et de leur teneur politique. Une modification qui tient notamment au mûrissement de la « génération des fils ». Ainsi, l’ami bonnois de Habermas venant cette fois-ci lui prêter main-forte n’est plus « Wilfried Berghahn, Student », mais « Dr. [Hans] Tietgens » – et la légitimité intellectuelle que confère à ce dernier son titre universitaire lui permet d’adopter un tout autre ton, bien plus virulent : « Ce n’est pas la politique en elle-même qui laisse la jeunesse de marbre, c’est la manière dont les affaires politiques sont menées à l’heure actuelle qui la rebute » (39). Et Tietgens de s’en prendre sans détour à « la politique de restauration » menée par le pouvoir adenauerien (40). Les autres courriers de lecteurs, décriant l’« arrogant replie- ment sur soi de la politique », rapportant « le manque d’envie chronique de s’enga- ger publiquement » à l’omniprésente « idéologie du niveau de vie » (« Ideologie des Lebensstandards ») propagée par le gouvernement (41), et enjoignant dès lors ce dernier à « s’ouvrir aux souhaits et opinions, aux questions et objections des jeunes » (42) et, de manière générale, à « réviser et réorganiser l’ensemble des structures et contenus politiques, sociaux et moraux de l’espace public » (43), contribuèrent eux aussi à former une chambre d’écho aux propos de Habermas qui en démultiplia la portée. Certes : cet article de Habermas et ces prises de parole qui s’ensuivirent n’ont pas paru dans un quotidien national à grand tirage, mais dans une revue étudiante, à la diffusion considérablement plus ciblée. Et l’on peut voir ici comme la confirmationex negativo de la retenue que Habermas semble avoir jugée quant à elle nécessaire dans les articles qu’il publia au cours de la même période dans la FAZ ou le Handelsblatt. Néanmoins, de 1953 à 1955, une parole avait à l’évidence commencé à se libérer (44),

37 Cette prétention explique d’ailleurs également qu’il n’ait jamais cherché, au cours de cette période, le contact avec les organisations étudiantes (il ne commença à prendre position sur leurs thématiques spécifiques qu’à partir de 1957, alors qu’il n’était plus lui-même étudiant): ses préoccupations ont dès le départ dépassé le cadre de cette sous-catégorie générationnelle restreinte. 38 « “Ohne mich” auf dem Index. Notizen zu einer politischen Haltung », Deutsche Studentenzeitung, n° 5/6-7 (juillet/août 1955), p. 14. 39 Hans Tietgens, « Sieg der Verleumdung » (courrier de lecteur), ibid. 40 Ibid. 41 Günter Wischmann, « Die Dialektik des “Ohne mich” » (courrier de lecteur), ibid. 42 Ernst Alexander Saupe, « Mißtrauen der Jugend » (courrier de lecteur), ibid. 43 G. Wischmann, « Die Dialektik des “Ohne mich” » (note 41). 44 En témoigne du reste également le contexte dans lequel s’inscrivit le débat autour des « Ohne mich », puisqu’une partie du numéro suivant de la Deutsche Studentenzeitung fut consacrée à la protestation d’enseignants et d’étudiants de l’Université de Göttingen contre la nomination de l’éditeur Leon- hard Schlüter, qui avait publié dans l’immédiat après-guerre les ouvrages de plusieurs anciens hauts 312 Revue d’Allemagne fût-ce dans un cadre encore restreint, ce qui oblige à nuancer aussi bien le diagnostic d’un journalisme de consensus généralisé (Christina von Hodenberg) que celui d’une absence de conflit générationnel au sujet de cette période (45). Se dissimula en réalité sous la surface d’une harmonie sociale la progressive incubation politique d’une géné- ration toujours moins encline à se plier à l’autorité de ses pères et de leurs représen- tants étatiques. Habermas, à cet égard, a de nouveau – et avec une précocité toujours aussi déconcertante (il venait alors tout juste d’avoir 26 ans) – joué un rôle incitatif remarquable, sa parole libérant d’autres paroles, son argumentation faisant naître de nouvelles argumentations, et conduisant ainsi une nouvelle fois à l’accroissement à la fois quantitatif et qualitatif d’un espace de publicité politisé et pluraliste.

3. 1958-1962 : Changement de paradigme de l’engagement intellectuel Cette lente évolution conduisit finalement à ce que, à partir des années 1957-58, les controverses menées au sein de l’espace public ouest-allemand ne relevèrent plus de l’exception, mais engendrèrent un véritable changement de paradigme de l’engage- ment intellectuel – et notamment de celui de Habermas. S’il y eut à cette période une modification définitoire des interventions publiques de ce dernier, cela tient en effet pour partie au contexte dans lequel celles-ci prirent place : ces deux années 1957-58 furent marquées par une explicitation progressive des thématiques politiques aussi bien dans le domaine institutionnel que dans le milieu des médias et au sein de la sphère intellectuelle en général (46). À cela s’ajouta un fac- teur biographique : Habermas était alors depuis quelques mois l’assistant d’Adorno à Francfort ; et s’il ne fut dès lors plus légitimé à se considérer comme un porte-parole de la génération des étudiants, il apparut à partir de ce moment, retirant de cette position académique hautement prestigieuse une assurance plus grande encore qu’auparavant, comme l’un de ses plus importants appuis institutionnels – une nou- velle fonction structurelle qui transparaît dans le ton, plus polémique que jamais, de ses interventions (47).

responsables du régime nazi, au poste de ministre de l’Éducation et de la Culture de Basse-Saxe – protestation qui conduisit quelques jours plus tard à sa démission. 45 Comme l’affirme notamment Norbert Frei dans son ouvrage1945 und wir. Das Dritte Reich im Bewußtsein der Deutschen (Munich, Beck, 2005), p. 35, qui ne voit apparaître un tel conflit qu’« avec le début des années 1960 ». 46 Cf. sur ce point les constats concordants de Christina von Hodenberg (Konsens und Krise [note 14], p. 95, p. 293), Ulrich Herbert (« Drei politische Generationen » [note 19], p. 109) ou encore Detlef Garbe (« Äußerliche Abkehr, Erinnerungsverweigerung und ‘Vergangenheitsbewältigung’: Der Umgang mit dem Nationalsozialismus in der frühen Bundesrepublik », in : Axel Schildt, Arnold Sywottek (dir.), Modernisierung im Wiederaufbau. Die westdeutsche Gesellschaft der 50er Jahre, Bonn, Dietz, 1998, p. 693-716, ici p. 707). 47 Ainsi dans l’introduction au volume sur les étudiants et la politique citée en introduction (cf. note 1) – et même si cette position de supériorité hiérarchique qui était désormais la sienne alla par endroits également de pair avec une critique de l’apolitisme de la majorité de ces étudiants : en même temps que l’usage du « nous » qu’il avait employé jusqu’à présent devenait illégitime, Habermas semblait prendre conscience de son caractère très fortement fictif. Cf. également, à ce sujet, son article « Disku- tieren – was sonst? », in : Claus Grossner, Arend Oetker (dir.), 4 Daten : Standorte – Konsequenzen, Hambourg, Internationaler Studenten-Arbeitskreis, 1962, p. 62-63. Ballons d’essai vers une « transformation structurelle de l’espace public » 313

Dans ce contexte, le changement de paradigme intellectuel intervint chez lui à l’occasion des protestations contre le réarmement atomique de la RFA prévu dans le cadre de son processus d’intégration à l’Ouest. Des manifestations d’intellectuels et d’étudiants eurent notamment lieu en avril et mai 1958, à Francfort et dans d’autres villes universitaires allemandes, sous le slogan devenu célèbre « Luttons contre la mort atomique » (« Kampf dem Atomtod ») suite à l’approbation par le Bundestag, au mois de mars de la même année, dudit projet de réarmement. Le 20 mai se réunirent ainsi à Francfort plusieurs milliers de personnes sur la place de la mairie ; Habermas tint ce jour-là une allocution, reproduite quelques jours plus tard dans Diskus, le journal étudiant de la ville. Or, le titre même de cette allocution fait apparaître l’évolution qui s’est produite en l’espace de quelques années. Tandis que l’attitude politique qu’avait encore défendue Habermas en 1955 était celle d’un rejet de la politique étatique sous forme d’une absence de toute participation autre que discursive – et son texte d’alors était particulièrement éloquent à cet égard, parcouru par les concepts de « retenue » (Zurückhaltung), d’« abs- tinence » (Abstinenz) et d’« abstentionnisme » (Enthaltsamkeit) –, il appelle désormais au même rejet de la politique gouvernementale via une désobéissance en actes, prônant le « désordre comme premier devoir civique » (48). Présentée comme « la réponse » à une violente diatribe anti-manifestants du député Franz Böhm (CDU), l’argumentation de Habermas est axée sur la mise en lumière d’un hiatus entre la démocratie adenauerienne, sa « politique du fait accompli » et son fonctionnement « plébiscitaire » d’une part, et sa prétention de représentation véritable du peuple allemand d’autre part ; elle culmine dans le portrait d’un régime « au nom duquel on souhaite voir la masse des citoyens traitée comme une masse d’irresponsa- bles, de manière à ce que dans les questions décisives, tout soit décidé pour le peuple mais sans le peuple » (49). Nous intéresse ici néanmoins, plus que l’argumentation en elle-même, un autre aspect de cette intervention : jamais en effet depuis 1953 l’écart n’avait été aussi grand entre la situation politique telle qu’elle était décriée là et celle transparaissant dans l’acte même de la prise de parole publique par Habermas. En appelant ainsi, lors de son allo- cution, à la désobéissance civile en un lieu des plus publics, Habermas démontrait que le régime ouest-allemand s’était en réalité au moins à certains égards libéralisé depuis la première moitié des années 1950 ; signe supplémentaire d’un certain assainissement politique, les injonctions au silence à l’égard du passé n’étaient d’ailleurs désormais plus du tout d’actualité chez la partie adverse (50). Certes, le rapport de force demeura défavo- rable au camp représenté par Habermas (la demande de tenue de référendums ayant été rejetée comme contraire à la Constitution par le Tribunal fédéral constitutionnel, les manifestations de 1958 n’eurent aucun impact politique direct) ; mais au moins des dis- cours oppositionnels, voire même tendanciellement révolutionnaires, n’étaient – tant

48 Jürgen Habermas, « Unruhe erste Bürgerpflicht », Diskus, n° 8/5 (juin 1958), p. 2. 49 Ibid. 50 Le spectre du national-socialisme était même mobilisé à son tour par la position pro-gouvernementale – quoique de manière fortement idéologique –, celle-ci agitant l’épouvantail d’une « seconde démo- lition de la démocratie par déloyauté » pour mieux appeler au respect de l’ordre (cf. Franz Böhm, « Provozierte Atompanik », ibid.). 314 Revue d’Allemagne qu’ils ne représentaient pas un danger immédiat pour la politique gouvernementale, comme allait l’enseigner a contrario quelques années plus tard l’affaire du Spiegel – plus rabroués par les tenants de l’idéologie dominante. Et Habermas, pour sa troisième intervention explicitement politique, contribua à asseoir ce libéralisme en suscitant une troisième fois une prise de parole démultipliée en faveur de la position qu’il défendait, ce qui conduisit de nouveau le journal qui avait publié son allocution à consacrer à celle-ci deux pleines pages de courriers de lecteurs dans le numéro suivant (51). C’est là un des aspects les plus caractéristiques des interventions intellectuelles cri- tiques de cette période, parmi lesquelles celles de Habermas ne firent pas exception : ensemble, elles contribuèrent à l’annulation de leur propre propos par l’acte même de leur publication. Hans Werner Richter regrettant en 1960 dans un recueil sur le climat spirituel de la RFA qu’il n’y ait « aucune volonté de débat politique – et aucune des conditions préalables à celui-ci » (52), Eugen Kogon relevant, dans un débat public tenu la même année sur « L’homme et son opinion », les « nombreuses insuffisan- ces » de « notre système de liberté d’opinion » (53), témoignaient comme Habermas, par leurs assertions négatives mêmes, du développement progressif de ces structures de publicité dont ils déploraient l’inexistence. Certes, le milieu intellectuel dont ces voix émanaient doit être rigoureusement distingué de la société allemande dans son ensemble, la politisation croissante du premier, documentée d’innombrables façons (54), ne traduisant en aucun cas nécessairement la politisation de la seconde (55) ; et ce milieu continuait de plus à être surveillé avec attention par les instances gouvernementales. Il n’en demeure pas moins que les diagnostics pessimistes de Habermas et de certains de ses contemporains, formulés également par le premier dans un article de 1961 dans lequel il se demandait si la RFA ne tendait pas à devenir une « monarchie élective » (56), semblent avoir sous-estimé le lent mouvement de fond qui était malgré tout en train de se produire et qu’ils étaient eux-mêmes en train de produire au sein des mentalités allemandes depuis quelques années.

51 Cf. Diskus, n° 8/6 (juillet 1958), p. 10-11. 52 Hans Werner Richter, « Zu spät ? », in : Wolfgang Weyrauch (dir.), Ich lebe in der Bundesrepublik. Fünfzehn Deutsche über Deutschland, Munich, List, 1960, p. 60-66, citation p. 65. 53 In : Eugen Kogon, Heinz Winfried Sabais (dir.), Der Mensch und seine Meinung. Darmstädter Gespräch 1960, Darmstadt, Neue Darmstädter Verlagsanstalt, 1961, p. 95. 54 Citons encore, en sus de ceux que nous venons d’évoquer, l’exemple des premières réflexions du socio- logue Ralf Dahrendorf (une figure intellectuelle à bien des égards parente de Habermas), au tournant des années 1960, sur l’importance des conflits pour la bonne santé d’une démocratie (cf. notamment Ralf Dahrendorf, « Elemente einer Theorie des sozialen Konflikts », in: R. Dahrendorf, Gesell- schaft und Freiheit. Zur soziologischen Analyse der Gegenwart, Munich, Piper, 1961, p. 197-235). 55 En 1957, un an avant la publication de l’article de Habermas dans Diskus, un sondage demandant ce que l’on comprenait par avoir une « attitude civique » recueillait une majorité de voix pour l’opposé exact de ce à quoi Habermas s’apprêtait à appeler, à savoir « respecter le calme et l’ordre » (cité d’après Axel Schildt, « Bürgerliche Gesellschaft und kleinbürgerliche Geborgenheit. Zur Mentalität im west- deutschen Wiederaufbau der 50er Jahre », in : A. S.,Annäherungen an die Westdeutschen. Sozial- und kulturgeschichtliche Perspektiven auf die Bundesrepublik, Göttingen, Wallstein, 2011, p. 159-178, ici p. 166) ; il est peu probable qu’en l’espace de quelques mois, les positions aient évolué de manière fondamentale. 56 Jürgen Habermas, « Die Bundesrepublik – eine Wahlmonarchie? », in : Magnum, cahier spécial : Woher – Wohin – Bilanz der Bundesrepublik (1961), p. 26-29. Ballons d’essai vers une « transformation structurelle de l’espace public » 315

4. 1962 : L’habilitation comme mise en forme théorique d’une pratique engagée Replacée dans ce contexte de la première décennie de sa carrière journalistique, l’habilitation de Habermas de 1962, consacrée à la « transformation structurelle de l’espace public », dut, pour quiconque avait porté jusqu’alors attention à ses interven- tions, être tout sauf une surprise. Elle invite au contraire à une lecture biographisante au moins de ses parties contemporanéistes, celles-ci apparaissant alors comme le bilan théorique des premières expériences de leur auteur en tant qu’intellectuel au sein de l’espace public ouest-allemand des années 1950. Une part importante des diagnostics au sujet de sa propre époque qui étaient formulés là dans le cadre hautement abs- trait d’une reconstruction généalogique sur la longue durée l’avaient en effet déjà été lors d’interventions publiques à visée immédiatement concrète – de la critique de la « déformation plébiscitaire de l’espace public parlementaire » (57) à celle de la modifica- tion du rôle de l’espace public sous l’influence omniprésente de la réclame (58). Surtout, l’appel répété à la création d’un « espace public politiquement opérant » (59) apparaissait comme la quintessence, condensée en un mot d’ordre, de l’ensemble de son activité d’intellectuel engagé passée. En même temps, cette monographie illustre également la dialectique caractéristique du travail de l’intellectuel en RFA au tournant des années 1960 que nous relevions à l’instant dans ses articles de cette période. Car ce travail le plus résolument pessimiste de sa jeune carrière marqua non seulement un moment de bilan : il fut aussi un relais. En livrant, via le diagnostic de profondes carences démocratiques, un appareil concep- tuel et une assise argumentative affermis, Habermas s’apprêtait en effet à stimuler de nouveau puissamment, mais par un biais désormais théorique et non plus pratique, et dans le contexte bientôt reconfiguré d’une Allemagne post-adenauerienne, la culture intellectuelle critique ouest-allemande.

Résumé La présente étude analyse les premières interventions journalistiques de Jürgen Haber- mas dans l’Allemagne adenauerienne (entre 1953 et 1962), non à titre de moments de gestation de son œuvre philosophique ultérieure, mais en tant que documents à valeur historique. Ces interventions montrent la formation malaisée d’une jeune voix intellec- tuelle critique à l’égard notamment du rapport entretenu par la RFA à son passé, dans un contexte où la politique étatique, les structures hiérarchiques intergénérationnelles et les mentalités dominantes au sein de la population ouest-allemande n’étaient pas propices à ce genre de thématisation. L’étude de la réception publique de ces textes met néanmoins en évidence la constitution progressive d’un espace de discussion plus ouvert,

57 J. Habermas, Strukturwandel (note 4), p. 307 – critique déjà formulée lors de l’allocution francfor- toise « Unruhe erste Bürgerpflicht » de 1958, lors de laquelle Habermas avait qualifié les élections parlementaires de « plébiscites qui ne disent pas leur nom ». 58 J. Habermas, Strukturwandel (note 4), p. 284 – phénomène déjà relevé un an plus tôt dans l’article « Die Bundesrepublik – eine Wahlmonarchie ? » (note 56), p. 28. 59 J. Habermas, Strukturwandel (note 4), p. 338 sq., p. 357. 316 Revue d’Allemagne et le rôle particulier de catalyseur de cette libéralisation que Habermas joua dès le tout début de son activité d’intellectuel.

Zusammenfassung Vorliegende Untersuchung widmet sich den ersten publizistischen Interventionen von Jürgen Habermas im Deutschland Adenauers (zwischen 1953 und 1962). Diese Inter- ventionen analysiert sie nicht in Bezug auf sein künftiges philosophisches Werk, sondern in ihrer zeitgeschichtlichen Aussagekraft. Sie zeugen von der mühsamen Bildung einer jungen kritischen intellektuellen Stimme bezüglich etwa der Vergangenheitsarbeit der BRD, in einem Kontext, in dem die Politik Adenauers, stark hierarchisch geprägte Bezie- hungen zwischen Generationen und die vorherrschenden Mentalitäten innerhalb der Bevölkerung solchen Thematisierungen zuwider standen. Die öffentliche Rezeption die- ser Texte belegt allerdings die allmähliche Entstehung eines offeneren Diskussionsraums und die katalysierende Rolle, die Habermas bei dieser Liberalisierung bereits zu Beginn seiner intellektuellen Tätigkeit gespielt hat.

Abstract This study centres on the first journalistic interventions of Jürgen Habermas in Ger- many of the Adenauer era (between 1953 and 1962). These interventions will be ana- lysed not in relation to Habermas’ later philosophical work, but in how far they relate to and reflect the history of their time. Habermas’ journalistic publications of this period bear witness to the formation of a young, critical, intellectual voice reflecting and com- menting on the way in which the new federal republic dealt with its recent past. Their context is one in which Adenauer’s politics, the strong hierarchical divisions between the older and younger generations and the dominant mentalities of the German population strongly resisted such critical attempts. Public reception of these texts, however, reveals the gradual development of a space more congenial to such discussion, and the way in which Habermas acted as a catalyst for liberalisation even in these very early stages of his intellectual activity. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 317 T. 46, 2-2014

Arnold Gehlen et les mutations du conservatisme en RFA

Olivier Agard *

On peut aujourd’hui accéder sur internet à l’enregistrement des débats télévisés des années 1960 entre Theodor Wiesengrund Adorno et Arnold Gehlen (1), et le partage des rôles semble parfaitement clair : Adorno est celui qui défend les valeurs d’autonomie individuelle de l’Aufklärung face au « monde administré », tandis que Gehlen consi- dère que l’essentiel est de défendre les institutions contre les aspirations des individus au développement de cette autonomie, qui constitue une menace pour les institutions, et qui est pour les individus eux-mêmes une source d’insécurité et d’angoisse. Arnold Gehlen, dans ces débats (qui ont également eu lieu à la radio), assume la position du conservateur résolu. Toute une tradition de reconstruction de l’histoire intellec- tuelle de la RFA considère que les intellectuels de l’École de Francfort ont apporté une contribution fondamentale à la fondation intellectuelle de la République fédérale, c’est-à-dire à l’établissement d’un esprit démocratique en RFA (2), tandis que des per- sonnages comme Gehlen apparaissent comme les continuateurs de traditions anti- libérales, antimodernes inscrites dans une longue tradition allemande. Pour Jürgen Habermas, l’institutionnalisme de Gehlen est viscéralement hostile à l’Aufklärung et perpétue, à l’image de ce que Habermas appelle « néo-conservatisme », un Sonderweg anti-occidental de l’Allemagne, qui a conduit au national-socialisme (3). C’était à cer- tains égards l’image de Gehlen qu’avaient Max Horkheimer et Adorno. Un rapport d’expertise, retrouvé dans les archives de Horkheimer et intitulé « Entwurf Max »,

* Maître de conférences HDR, Université Paris IV-Sorbonne. 1 Voir en particulier le dialogue télévisé de 1965 entre Adorno et Gehlen autour du thème « Liberté et institution » : http://www.youtube.com/watch?v=0o3eITHmIek&list=PL5ocqrhdV12IopgBDWxhPK 6x7iUfhhlQp (consulté le 30 juillet 2014). 2 Clemens Albrecht, Günter C. Behrmann, Michael Bock (et al.), Die intellektuelle Gründung der Bundesrepublik : eine Wirkungsgeschichte der Frankfurter Schule, Francfort-sur-le-Main/New York, Campus, 1999. 3 Jürgen Habermas, « Die Kulturkritik der Neokonservativen in den USA und in der Bundesrepublik », in : Kleine politische Schriften, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1981, p. 30-56. 318 Revue d’Allemagne présente Gehlen comme un fasciste, même s’il est précisé que son fascisme se dis- tingue du racisme völkisch (4). Gehlen est même mis en rapport avec Ernst Krieck, le théoricien de l’éducation nationale-socialiste, pour sa valorisation du sacrifice (5). Dans un second rapport d’expertise, Adorno et Horkheimer développent un point de vue plus nuancé et argumenté, mais qui est lui aussi sans équivoque : Gehlen produit des « idéologies de légitimation d’un État autoritaire » (6). De fait, à première vue, l’inter- vention de Gehlen la plus marquante dans le débat intellectuel, son ouvrage Moral und Hypermoral (7), paru en 1969, semble aller dans le sens du portrait dressé par ses adversaires de gauche : Gehlen y fustige les intellectuels, critique l’État providence dépolitisé qui transforme le Léviathan en « vache à lait », dénonce la morale humani- taire qui a envahi l’espace public et suggère que ce moralisme est utilisé comme une arme contre l’Allemagne vaincue (dont la situation se voit comparée à celle d’Athènes après la guerre du Péloponnèse). Il reçoit à l’époque le soutien d’Armin Mohler, figure de la nouvelle droite, et de la revue Criticon. Toutefois, même si le positionnement conservateur de Gehlen ne fait pas de doute, les choses sont plus compliquées qu’une présentation binaire de l’histoire intellectuelle de la RFA pourrait le laisser penser. Ainsi, Adorno et Horkheimer sont loin de s’iden- tifier sans partage aux institutions parlementaires de la RFA, ou à l’économie sociale de marché. La tradition de critique de la civilisation moderne (Kulturkritik) a laissé des traces profondes chez Adorno, et c’est un terrain où – au moins sur le plan de la description des pathologies de la société de masse – il n’est pas si loin de Gehlen, ce qui explique la relation plutôt amicale qu’il a pu entretenir avec lui (8). Symétriquement, un livre récent développe une thèse stimulante selon laquelle il a existé dès la fin des années 1960 un « conservatisme libéral », qui s’est élaboré au sein du cercle du philo- sophe Joachim Ritter à Münster et qui rassemble des philosophes comme Hermann Lübbe, Robert Spaemann, Odo Marquardt. Ce conservatisme libéral aurait eu une fonction stabilisatrice de légitimation des institutions de la RFA (9). Si Gehlen n’appar- tient pas à ce courant, sa théorie des institutions est un des éléments de la philosophie politique de ces auteurs, qui finit par déboucher sur une défense de la démocratie par- lementaire dans sa forme existante, mais à partir de présupposés qui ne sont pas ceux du libéralisme anglo-saxon ou du républicanisme français. Parler du conservatisme de Gehlen est pertinent, mais n’est pas suffisant, compte tenu du flou qui entoure cette notion. Trop souvent, dans le débat idéologique et médiatique, on identifie pensée conservatrice et pensée réactionnaire. Si l’on définit

4 Voir : Theodor W. Adorno – Max Horkheimer, Briefwechsel, vol. IV : 1950-1969, Francfort-sur-le- Main, Suhrkamp, 2006, p. 927. 5 Ibid., p. 928. Adorno et Horkheimer incriminent une phrase qui est en réalité une citation de Winston Churchill (ce qu’ils ne signalent pas). 6 Ibid., p. 931. 7 Arnold Gehlen, Moral und Hypermoral, eine pluralistische Ethik (1969), Francfort-sur-le-Main, Athenäum, 1970. 8 Christian Thies, Die Krise des Individuums : zur Kritik der Moderne bei Adorno und Gehlen, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 1997. 9 Jens Hacke, Philosophie der Bürgerlichkeit : die liberalkonservative Begründung der Bundesrepublik, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2008. Arnold Gehlen et les mutations du conservatisme en RFA 319 simplement le conservatisme comme un rejet de la modernité politique et sociale, on est obligé de considérer comme Panajotis Kondylis qu’il n’y a plus de véritables conservateurs depuis la disparition des derniers légitimistes (10). Si l’on veut sortir de cette aporie, il faut plutôt définir le conservatisme comme une stratégie d’adaptation. Comme le rappelle Heinrich Lübbe, le conservatisme ne peut de ce point de vue naître qu’au sein de la modernité, il suppose le sentiment d’une histoire en marche (11). Le conservatisme est donc fondamentalement un concept relationnel, et on ne peut pas en définir une doctrine cohérente. Le but de la présente contribution est de montrer que – dans le contexte de la RFA – le conservatisme de Gehlen n’est pas celui d’Armin Mohler, qui correspond davantage à la vision qu’a Habermas du conservatisme : la persistance d’une tradition d’opposition aux valeurs de l’Aufklärung « occidentale », et la perpétuation d’un héritage venu en droite ligne de la « révolution conservatrice ». Gehlen a gardé ses distances vis-à-vis de ces cercles, et c’est la raison pour laquelle il a été considéré comme fréquentable par le système médiatique libéral : il a publié dans Merkur ou dans Westermann’s Monatshefte, et fut régulièrement invité à la radio et à la télévision (notamment pour débattre avec Adorno). Il ne s’agit toutefois pas non plus de soutenir qu’il appartenait au conservatisme libéral évoqué par Jens Hacke : en effet, Gehlen reste un critique résolu de l’idéal d’autonomie individuelle issue de l’Aufklärung. Quoi qu’il en soit, pour comprendre le conservatisme de Gehlen, il est essentiel de prendre en compte sa construction philosophique. C’est ce qui permet d’en saisir la nature assez atypique : en effet, il s’agit d’un conservatisme paradoxal, parce qu’il ne repose pas sur une vision statique de l’homme et de la société. Il ne résulte pas non plus, comme souvent en Allemagne, d’une philosophie de l’historisme qui valorise- rait la tradition en tant que telle (on retrouve en revanche cette philosophie « his- toriste » dans le « conservatisme libéral »). Au cœur du conservatisme de Gehlen, se trouve l’idée que l’homme est foncièrement mobile et instable. D’un certain point de vue, il existe une tension entre l’anthropologie de Gehlen et sa politique, ou, du moins, certains potentiels de son anthropologie sont-ils court-circuités par des choix politiques et idéologiques qui ne découlent pas nécessairement des prémisses de son anthropologie.

L’instabilité structurelle de l’homme et le paradigme de l’action Sans entrer ici dans les détails de l’anthropologie de Gehlen, on peut dire qu’il s’agit pour lui, comme pour l’anthropologie philosophique allemande en général (entendue ici comme un courant de pensée spécifique (12)), de partir de la situation de l’homme dans la vie. Gehlen constate en effet un hiatus entre l’homme et son milieu : l’homme est une « créature lacunaire » (« Mängelwesen ») pauvre en instincts, qui n’est pas suf- fisamment dotée biologiquement pour s’adapter spontanément à un environnement

10 Panajotis Kondylis, Konservatismus : geschichtlicher Gehalt und Untergang, Stuttgart, Klett-Kotta, 1986. 11 Cf. le commentaire de J. Hacke, Philosophie der Bürgerlichkeit (note 9), p. 132. 12 Cf. Joachim Fischer, Philosophische Anthropologie : Eine Denkrichtung des 20. Jahrhunderts, Fribourg- en-Brisgau, Alber, 2008. 320 Revue d’Allemagne donné. Cette situation présente des avantages et des inconvénients : elle fait de l’homme un être qui doit se construire lui-même, doit agir de façon créatrice sur lui-même et son milieu. Par ailleurs, elle le confronte à un « excédent pulsionnel » (« Triebüberschuss ») : son énergie n’est pas spontanément régulée, mais doit être cana- lisée. La culture a donc une double fonction : celle de permettre à l’homme de vivre dans son environnement par le biais d’une action créatrice de transformation active de lui-même et de son environnement (action qui n’est pas que simple adaptation), et en même temps celle de réguler l’excédent pulsionnel. L’homme ne peut survivre que par la création de procédures, de dispositifs, d’institutions, qui lui permettent de se soulager du poids que font peser sur lui les contraintes d’un milieu qui ne lui est pas spontanément corrélé, ainsi que les contraintes venues de sa propre nature, c’est-à-dire ses pulsions, qui ne sont pas spontanément réglées, comme chez les animaux. C’est pourquoi Gehlen définit la culture humaine comme « délestage » («Entlastung »). Le concept fondamental de cette anthropologie est celui de l’action : l’homme est la seule créature capable d’agir créateur. Par cette conception, Gehlen tente de dépasser la conception idéaliste du sujet, qui oppose le corps et l’âme, l’esprit et la matière, la conscience et la réalité. L’action unifie tous ces moments. Cette conception de l’action est déjà sous-jacente dans les premiers travaux de Gehlen, alimentés par la philosophie de l’existence, la philosophie de la vie, et par un certain fichteanisme (en particulier dans Wirklicher und unwirklicher Geist en 1931 (13), et Théorie der Willensfreiheit en 1933 (14)). Mais, à partir du milieu des années 1930, Gehlen réoriente sa pensée vers une théorie anthropologique de l’action. Il présente son anthropologie philosophique sous une forme développée dans Der Mensch (1940) (15). Si l’on s’interroge sur les prolongements culturels et politiques de cette philosophie de la volonté et de l’action, il me semble que l’on peut difficilement nier de la part de Gehlen une intention anti-libérale, au sens large. L’action résolue apparaît comme un antidote au subjectivisme et à l’intellectualisme, des pathologies implicitement asso- ciées à la démocratie libérale dans le champ discursif de l’époque. Gehlen explique ainsi dans sa théorie de la volonté que la véritable liberté n’est pas l’autonomie indivi- duelle, mais l’adhésion au destin, à la nécessité. L’action s’oppose de ce point de vue au normativisme juridique, et à la culture de la délibération et du consensus. Le sentiment d’une crise moderne du désenchantement débouche donc chez Gehlen sur une forme de décisionnisme, et sa position relève globalement d’un réalisme héroïque, attitude qu’il avait théorisée dès 1925 dans un discours sur Hofmannstahl, dans lequel il expli- quait que l’action héroïque était le seul antidote à la résignation (16). La philosophie du national-socialisme, qu’il projette d’écrire en 1932-1935, devait prolonger la théorie de la liberté du vouloir, et valoriser la Weltanschauung nazie, comme aboutissement de la

13 Arnold Gehlen, Wirklicher und unwirklicher Geist : eine philosophische Untersuchung in der Methode absoluter Phänomenologie, Leipzig, Noske, 1931. 14 Arnold Gehlen, Theorie der Willensfreiheit, Berlin, Junker und Dünnhaupt, 1933. 15 L’œuvre connaîtra plusieurs versions. Pour une vue d’ensemble : Arnold Gehlen, Der Mensch : seine Natur und seine Stellung in der Welt (édition critique incluant le texte original de 1940) (Œuvres com- plètes 3), Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1993. 16 Arnold Gehlen, « Rede über Hofmannstahl », in : A. Gehlen, Philosophische Schriften: Philosophi- sche Schriften I (1925-1933) (Œuvres complètes 1), Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1978, p. 1-17. Arnold Gehlen et les mutations du conservatisme en RFA 321 pensée allemande. Gehlen voulait en particulier mettre en valeur la conception natio- nale-socialiste de l’État – un État vu comme expression du peuple et « ordre concret de l’existence » (« konkrete Daseinsordnung ») – ce qui fait de ce texte une première étape vers une théorie des institutions (qui emprunte des éléments à Carl Schmitt). Dans Der Mensch, en 1940, Gehlen faisait l’éloge du national-socialisme comme exemple de « Führungssystem », de « système directeur », apte à fournir une vision du monde aux individus. Sans vouloir du tout minimiser l’engagement nazi de Gehlen (17), il faut rele- ver que son anthropologie n’a que peu de rapport avec le social-darwinisme völkisch qui est à la base de la politique impérialiste et génocidaire du national-socialisme. Gehlen parle dans Der Mensch de l’homme en général, indépendamment de toute considération sur les races (et s’il a bien eu le projet d’écrire un texte sur les races, il s’est montré incapable d’aller au bout de ce projet). Son anthropologie a d’autres sour- ces : freudisme, bergsonisme, biologie anti-darwinienne, et surtout pragmatisme. Cela ne fait évidemment pas de Gehlen un humaniste démocrate : même si le pragmatisme est dans sa version anglo-saxonne plutôt d’inspiration démocratique, il connaît de fait en Allemagne une réception autoritaire, avec l’ouvrage d’Eduard Baumgarten (18), réception de laquelle Gehlen et Helmut Schelsky participent (19). Pour Baumgarten, la démocratie américaine, inspirée par le pragmatisme, n’a en effet rien à voir avec le sys- tème « ploutocratique » de Weimar ou avec l’égalitarisme français, mais a des racines germaniques (20) : l’égalitarisme inhérent au pragmatisme a une dimension « qualita- tive » et « dynamique » et non pas « statique » ou « quantitative ». Le pragmatisme de Gehlen est donc bien différent de celui de William James, John Dewey ou George Herbert Mead. Comme le note à juste titre Patrick Wöhrle, les mêmes motifs pragma- tiques peuvent avoir selon les contextes de réception un arrière-plan et une motivation très différents. Par exemple, quand Gehlen met en avant l’action, c’est avec une inten- tion polémique – dirigée contre la subjectivité conçue comme intériorité et réflexion – qu’on ne trouve pas chez Dewey et Mead (21), qui ne partagent pas la critique de la civi- lisation moderne à laquelle se livre Gehlen dans une bonne partie de ses écrits. Dans le pragmatisme de James, l’action est avant tout l’ouverture de nouveaux possibles dans un monde considéré comme inachevé. Pour Gehlen, l’action est certes créatrice, parce que l’homme est un animal ouvert qui s’invente lui-même et invente son monde, mais cette ouverture est pensée sous l’angle d’une fragilité angoissante qui suscite un besoin de clôture, de canalisation, d’habitude : et si l’action est créatrice en son principe, sa

17 Voir à ce sujet, par exemple : Christian Thies, Gehlen zur Einführung, Hambourg, Junius, 2000, p. 15-17. 18 Eduard Baumgarten, Die Geistigen Grundlagen des amerikanischen Gemeinwesens, Francfort-sur-le- Main, Klostermann, 1936-1938, vol. I : Benjamin Franklin, der Lehrmeister der amerikanischen Revo- lution (1936) ; vol. II : Der Pragmatismus: R. W. Emerson, W. James, J. Dewey (1938). Sur la réception « fasciste » du pragmatisme : Walter Gagel, Geschichte der politischen Bildung in der Bundesrepublik Deutschland 1945-1989/90, Wiesbaden, Verlag für Sozialwissenschaften, 2005, p. 65-68, ainsi que : Peter Vogt, Pragmatismus und Faschismus ; Kreativität und Kontingenz in der Moderne, Weilerswist, Velbrück Wiss, 2002. 19 Voir par exemple la référence au pragmatisme dans l’introduction à : Helmut Schelsky, Thomas Hobbes, eine politische Lehre, Berlin (Ouest), Duncker und Humblot, 1981. 20 E. Baumgarten, Der Pragmatismus (note 18), p. 324. 21 Patrick Wöhrle, Metamorphosen des Mängelwesens : zu Werk und Wirkung Arnold Gehlens, Franc- fort-sur-le-Main, Campus Verlag, 2010, p. 172. 322 Revue d’Allemagne finalité est la stabilisation. C’est tout le paradoxe de la conception de Gehlen, qui ne partage pas l’optimisme mélioriste d’un William James, parce que l’instabilité est chez Gehlen une menace, un danger, même si elle est la condition de la créativité et de la liberté de l’homme. Ce pragmatisme singulier donne au plaidoyer de Gehlen pour le national-socialisme une coloration particulière. Si le national-socialisme se voit justi- fié en tant que « système directeur », c’est en raison de son rôle stabilisateur plutôt que pour son contenu historique réel, et la vérité de sa vision du monde : ce système direc- teur offre une solution au problème structurel de l’instabilité humaine. C’est pourquoi l’ouvrage a suscité certaines réserves à l’époque de sa parution : il ne développait en effet pas une philosophie de l’histoire optimiste et conquérante. Il ne s’agit évidem- ment pas de nier l’engagement national-socialiste de Gehlen ni de dissimuler le fait que sa pensée n’offre pas d’argument à opposer au national-socialisme : cette absence de point de vue normatif est comme on le verra un problème majeur de la théorie des institutions de Gehlen, même s’il donne lui-même quelques pistes (22).

Fondement et crise des institutions Si Gehlen insiste dans la première version de Der Mensch plutôt sur la nécessité d’une vision du monde (celle-ci permettant aux hommes de s’orienter et de se mobiliser dans leur monde et de lui conférer un sens), il est conduit dans son œuvre ultérieure à s’interroger sur les institutions, et il faut sans doute y voir une conséquence de l’expé- rience du nazisme. La thématique de la stabilité institutionnelle (incarnée par l’Église, l’armée, la famille, etc.) est mise au premier plan, au détriment du décisionnisme et de l’apologie d’une vision du monde mobilisatrice. Cette théorie des institutions est la base du conservatisme de Gehlen des années 1950 et 1960. Toutefois, cette théorie des institutions est traversée par le même paradoxe que l’anthropologie, la même dialec- tique de la stabilité et de l’instabilité, ce qui n’est pas étonnant, car dans son ouvrage Urmensch und Spätkultur (paru en 1956 et conçu comme le volume II de Der Mensch), Gehlen relie la théorie des institutions à son anthropologie et à sa théorie de l’action, en nuançant et différenciant cette théorie (qui distingue désormais différents types d’action) (23). C’est en effet dans le hiatus entre l’homme et son environnement que vient s’insérer l’institution, qui installe l’homme dans le monde stabilisé de la culture, et le « déleste » de son instabilité première. L’institution a donc pour Gehlen un double visage : elle est à la fois ouverture créatrice et stabilisation contraignante. En effet, il importe à Gehlen de montrer dans cet ouvrage que l’institution est l’expression de l’agir créateur de l’homme, c’est-à-dire de sa capacité à prendre ses distances par rapport aux contraintes naturelles (internes et externes) qui pèsent sur lui. En ce sens, l’insti- tution est aussi l’expression et la condition de la liberté, celle-ci résultant d’une tension stabilisée, qui dirige l’énergie des pulsions vers des objectifs sociaux (le totémisme apparaissant comme un moment clé dans la réalisation de cette liberté). Un enjeu de l’ouvrage est à cet égard de réfuter une interprétation simplement fonctionnaliste des institutions : les institutions ne sont pas un mécanisme purement réactif d’adaptation

22 Comme le rappelle C. Thies, Gehlen (note 17), p. 128-129. 23 Arnold Gehlen, Urmensch und Spätkultur : philosophische Ergebnisse und Aussagen (1956), Francfort- sur-le-Main, Klostermann, 2004. Arnold Gehlen et les mutations du conservatisme en RFA 323 et de régulation. Gehlen met en valeur la capacité positive de création, qui fait que la culture dépasse d’emblée le simple système des besoins et la nécessité de l’autoconser- vation, même si elle commence par la création d’instruments (qui mettent toutefois en œuvre dès le départ une capacité d’imagination). Les institutions sont le produit d’une conscience « idéative », et sur ce point, Gehlen s’inspire du juriste français Maurice Hauriou et de sa notion d’« idée directrice ». Pour Hauriou, les institutions du droit ou de l’État ne sont pas le produit d’un processus social désincarné, ou d’un système de normes, qui se déploierait au-dessus de la tête des individus, et qui ne « tirerait sa force » que du « substrat social » dont elles émanent – comme le font chez Durkheim les dogmes, les rites ou la religion, ce qui conduit à l’idée que ceux-ci n’ont plus qu’une « valeur d’emprunt » (selon un commentaire de Célestin Bouglé (24)). Pour Hauriou, les institutions naissent de la conjonction d’une « idée directrice » et d’un intérêt vital, elles sont le produit d’une communion, d’un acte créateur. Carl Schmitt utilisait cette théorie dans le cadre d’une critique de la conception normativiste et abstraite du droit. Gehlen l’intègre pour sa part dans une théorie anthropologique des institutions, qui partage la même orientation anti-normativiste et anti-libérale, mais considère, à la différence de Schmitt, que la perte des idées directrices est un phénomène irréversible. Par ailleurs, chez lui, cette notion d’idée directrice, qui a sa source dans une sociologie vitaliste inspirée d’Henri Bergson, ne saisit qu’un aspect de la réalité de l’institution. En effet, c’est malgré toutin fine la fonction de stabilisation sur laquelle Gehlen insiste toujours et encore : la créativité, l’imagination passent au second plan au profit de la création d’habitudes ; Gehlen finit donc par faire – d’une certaine façon – l’apologie de ce que Bergson appelle dans Les deux sources de la morale et de la religion (1932) la société « close » (même si la stabilisation institutionnelle est pour Gehlen autre chose qu’un carcan purement mécanique et normatif). Or Hauriou, s’inspirant de Bergson, voulait réintroduire dans la théorie du droit une dimension de vitalité créatrice. Alors que Bergson, qui, il est vrai, ne se place pas réellement sur le plan d’une théorie des institutions, entrevoit la possibilité d’une régénération de la société et de la morale « closes » par la morale « ouverte », plus proche de l’élan créateur de la vie, et incarnée par les grands mystiques, Gehlen, qui connaît cette théorie bergsonienne évoquée à la fin deMoral und Hypermoral (25), élabore un scénario plus tragique et pessimiste. Les institutions sont pour lui condamnées à s’éroder et à perdre leur pouvoir stabilisateur, parce qu’en permettant aux individus de se décharger des contraintes matérielles, elles ouvrent un espace au développement de la subjectivité, un développement qui vient réintroduire de l’instabilité. C’est ici qu’il faut situer – sur un plan fondamental – le moment conservateur de la pensée de Gehlen. Il réside dans cette philosophie inquiète qui voit le développement de l’autonomie individuelle comme une menace pour les institutions. Significativement dans ce scénario de dépérissement des ins- titutions, l’Aufklärung constitue une étape majeure, même si pour Gehlen, celui-ci commence avec le monothéisme. Cette polémique contre l’Aufklärung est développée dans Moral und Hypermoral où il est dit : « En bref, l’Aufklärung est l’émancipation de l’Esprit hors des institutions » (« Die Aufklärung ist, kurz gesagt, die Emanzipation

24 Célestin Bouglé, Bilan de la sociologie française contemporaine, Paris, Alcan, 1935, p. 162. 25 A. Gehlen, Moral und Hypermoral (note 7), p. 168-170. 324 Revue d’Allemagne des Geistes von den Institutionen ») (26). On peut toutefois noter que Gehlen aurait pu trouver dans sa propre anthropologie des ressources pour un scénario alternatif. On pourrait imaginer que les institutions soient revivifiées par un acte collectif créateur, ou qu’il y ait une action en retour de l’individu sur l’institution, une participation de l’individu à la vie des institutions, une sorte de dialectique entre création et stabilisa- tion. Lorsqu’il évoque l’homme acteur de lui-même et de son milieu, Gehlen consacre tout un passage à l’imagination (« Phantasie ») : pourquoi ne pas considérer que cette imagination pourrait être mise en œuvre pour faire évoluer les institutions ? Gehlen refuse d’entrevoir cette possibilité, et considère qu’avec le désenchantement du monde, l’homme est de plus en plus un consommateur, un individu guidé par ses désirs privés, et qu’il est voué à perdre ses capacités créatrices : l’individualisme moderne ne peut conduire qu’à la fin de la personnalité créatrice dont l’institution a besoin pour sa naissance et sa perpétuation. Pour les auteurs pragmatistes anglo-saxons, il n’y a pas d’antagonisme entre créa- tivité et développement des droits de l’individu. C’est pourquoi Dewey applique sa théorie de l’agir créatif au niveau des institutions (la société et les institutions doivent pour lui obéir également à une logique créative et expérimentale) (27). Selon Hans Joas, il y a là un différend entre la tradition américaine et une certaine tradition allemande : dans la tradition américaine, la pensée créatrice n’est pas perçue comme contraire à la démocratie libérale, alors qu’en Allemagne, la créativité est plutôt associée à une sorte d’opposition esthétique à la modernité (28). Chez Gehlen, comme chez Carl Schmitt, l’individualisme est vu comme une force dissolvante et dangereuse. Pour ce dernier, la valorisation de la sphère individuelle est le point faible de la théorie de Hobbes, la brèche dans laquelle s’est infiltré Spinoza et qui conduit au libéralisme moderne. À la différence des auteurs proches de la révolution conservatrice, Gehlen ne pense toutefois pas que la solution au problème qui renvoie à un phénomène irréversible soit une régénération substitutive du Volk. C’est en ce sens que cette critique du dépé- rissement des institutions relève davantage d’une sociologie pessimiste de la culture, d’une Kulturkritik, que d’une philosophie politique qui offrirait une alternative. C’est pourquoi cette théorie des institutions, malgré son opposition aux valeurs qui sont supposées inspirer l’ordre politique et économique de la RFA n’a pas la même toxicité politique que le discours de la révolution conservatrice à l’époque de la République de Weimar. Par un nouveau paradoxe, cette théorie finit par légitimer une position plutôt défensive de légitimation de l’ordre existant. Comme on le disait au départ, le conservatisme est un concept réactif. Il s’agit surtout pour Gehlen de s’opposer aux tentatives de valoriser le développement de l’individu, de remettre en cause les struc- tures institutionnelles, de développer les contre-pouvoirs. Il s’agit aussi de contrer le pôle intellectuel que constitue l’École de Francfort, qui alimente une critique sociale émancipatrice.

26 Ibid., p. 102. 27 Cf. P. Wöhrle, Metamorphosen des Mängelwesens (note 21), p. 164. 28 Hans Joas, Pragmatismus und Gesellschaftstheorie, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1992, p. 13. Arnold Gehlen et les mutations du conservatisme en RFA 325

Le réalisme technocratique et ses prolongements La légitimation défensive de l’existant prend chez Gehlen la forme de ce qu’on pour- rait appeler le réalisme technocratique. Sur un plan fondamental, sa théorie des insti- tutions était de nature à alimenter dans le contexte de la RFA une critique radicale vis-à-vis de la démocratie libérale, de la technocratie, de la société de masses, de l’éco- nomie de marché. Tous ces phénomènes vont pour Gehlen dans le sens d’un affaiblis- sement des institutions. Le règne de la technostructure est à ses yeux celui de l’organisation, et l’organisation n’est pas une institution au sens fort du terme (elle est dépourvue d’« idée directrice »). Dans la caractérisation de cette société administrée où règne un individualisme de masse, il y a des parentés étonnantes avec le diagnostic d’Adorno, et cette parenté a été analysée par Christian Thies, qui met en avant trois grands thèmes communs qui sont : la perte de l’expérience (« Erfahrungsverlust »), la massification («Vermassung »), et le déclin et la destruction de l’individualité (« Ver- fall und Zerfall der Individualität ») (29). Mais en même temps, pour Gehlen, les organi- sations sont malgré tout les derniers éléments de cohésion qui restent, face au triomphe de l’individu instable régi par ses désirs consuméristes et son narcissisme. Par ailleurs, l’organisation offre une niche à la personnalité créatrice : elle peut trouver sa lacep au sein de cette organisation, celle de celui qui pilote le processus, le super-entrepreneur, le « super-routinier » (« Über-routinier »), le super-fonctionnaire qui cultive une dis- tance aristocratique, et combine ascétisme et raffinement. La stratégie de Gehlen est de défendre ce qui peut être défendu dans un monde où le déclin de l’institution est programmé. Pour Gehlen, le monde moderne est en désordre, et tout ce qui menace le semblant d’autorité qui structure encore la société doit être combattu. On est en pré- sence d’un conservatisme d’adaptation et de réaction. Il s’agit en même temps de contester – sur un plan fondamental – les prémisses de la théorie critique telle qu’elle s’implante à l’époque dans le paysage intellectuel de la RFA. À cette fin, Gehlen insiste sur un antagonisme réel entre théorie critique et anthropologie philosophique : alors que la théorie critique cherche les voies d’une sortie de l’aliénation, d’une émancipa- tion (même si l’aliénation est un moment nécessaire), Gehlen met en valeur le fait que la condition humaine est structurellement marquée par une aliénation indépassable, qui est le principe anthropologique de sa liberté, comme il l’explique dans un texte au titre significatif : « Naissance de la liberté à partir de l’esprit de l’aliénation » (« Über die Geburt der Freiheit aus dem Geist der Entfremdung » (30)). En ce sens, ce que la théorie critique voit comme une réification, le développement d’un monde dont l’indi- vidu est dépossédé, et qu’il doit se réapproprier, est pour Gehlen un phénomène posi- tif : Gehlen décrit ce phénomène en termes d’autonomisation (« Verselbständigung »). Une différence fondamentale entre Adorno et Gehlen est donc que ce qui apparaît au premier comme Entfremdung ou aliénation, c’est-à-dire comme un état qui ne permet pas aux sujets de réaliser leurs potentiels de créativité et de bonheur, est pour l’autre Entlastung (« délestage »). La critique émancipatrice de l’aliénation développée par

29 C. Thies, Die Krise des Individuums (note 8). 30 Arnold Gehlen, « Über die Geburt der Freiheit aus dem Geist der Entfremdung », in : Philosophische Anthropologie und Handlungslehre (Œuvres complètes 4), Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1983, p. 366-379. 326 Revue d’Allemagne l’École de Francfort paraît à Gehlen reposer sur une anthropologie utopique, la vision d’une humanité qui pourrait réaliser son essence (qui serait donc réprimée dans les structures sociales existantes). C’est ce moment utopique que Gehlen reproche à Adorno dans un de leurs entretiens radiophoniques, lorsqu’il lui demande : « Mais comment connaissez-vous le potentiel non contrôlé qui existe dans les hommes ? » (« Woher wissen Sie denn, was als Potential in den Menschen ungelenkt steckt ? »). Adorno répond qu’il ne connaît ce potentiel que de façon négative, par la souffrance que suscite sa non-réalisation (31). De même, selon Gehlen, on ne peut exiger de tout le monde qu’il accède au degré de conscience et de réflexivité du philosophe, c’est-à-dire qu’il porte la « charge » (« Belastung ») de la réflexion, ce à quoi Adorno répond qu’il faut avoir cette exigence. Gehlen remarque alors : « Nous en sommes exactement arri- vés au point où vous dites “oui” et où je dis “non” » (32) (« Da sind wir nun genau an dem Punkt, wo Sie “ja” sagen und ich “nein” »). En même temps, Gehlen construit sur la base de cette divergence un antagonisme radical entre autonomie individuelle et liberté : la vraie liberté, celle de l’agir créateur n’est possible que lorsque le sujet s’iden- tifie à l’institution. Gehlen radicalise ainsi une tradition d’hégélianisme de droite (qui s’oppose à l’hégélianisme de gauche de l’École de Francfort), en posant que le sujet ne peut exister véritablement que dans et à travers l’institution. Pour justifier l’impossi- bilité d’une refondation des institutions, il est contraint de recourir à la critique de la civilisation, et d’expliquer que nous sommes entrés dans la post-histoire, c’est-à-dire dans une ère de « cristallisation culturelle », de fin de la créativité humaine : il n’y aura plus de nouvelle grande vision du monde. Le conservatisme technocratique de Gehlen est donc teinté de résignation et de mélancolie. En dépit de son réalisme affiché, il est étroitement lié à une Kulturkritik dont il prétend s’affranchir (par exemple lorsqu’au début de Die Seele im technischen Zeitalter (1957), Gehlen remet en cause la tradition de la critique de la technique, au nom de l’idée que la technique est aussi vieille que l’homme lui-même et le définit) (33). La position de Gehlen pouvait dans le contexte des années 1960 susciter le reproche d’entretenir une « mentalité autoritaire » au cœur de la démocratie, et alimenter le doute des intellectuels progressistes et des étudiants baby-boomers sur les arrière-pensées des élites administratives et économiques de la RFA : Gehlen, d’abord enseignant à l’école supérieure d’administration de Spire, puis à l’université technique d’Aix-la-Chapelle, était en effet présent dans le conseil scienti- fique de plusieurs institutions liées au patronat (comme la fondation Walther Raymond Stiftung). De façon générale, il est frappant de voir que le conservatisme technocrati- que était souvent propagé par des penseurs compromis dans le national-socialisme. Il

31 « Il est vrai que je ne sais pas de façon positive ce qu’est ce potentiel, mais à partir de toutes sortes de pers- pectives partielles […], je sais que les processus d’adaptation auxquels les hommes sont soumis vont dans le sens d’une mutilation des hommes, dans des proportions indescriptibles… », Friedemann Grenz, Adornos Philosophie in Grundbegriffen : Auflösung einiger Deutungsprobleme. Mit einem Anhang « Ist die Soziologie eine Wissenschaft vom Menschen ? Ein Streitgespräch ,» Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1974, p. 246. (« Na, das weiß ich zwar nicht positiv, was dieses Potential ist, aber ich weiß aus allen mög- lichen […] Teileinsichten, daß die Anpassungsprozesse, denen die Menschen heute gerade unterworfen sind, in einem unbeschreiblichen Umfang […] auf Verkrüppelung der Menschen hinauslaufen. ») 32 Ibid., p. 250. 33 Arnold Gehlen, Die Seele im technischen Zeitalter und andere sozialpsychologische, soziologische und kulturanalytische Schriften (Œuvres complètes 6), Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 2004. Arnold Gehlen et les mutations du conservatisme en RFA 327 est toutefois à noter que dans son entretien avec Adorno sur la liberté et l’institution, Gehlen récuse l’idée que l’aspiration à des institutions fortes et indiscutées serait l’ex- pression d’une personnalité autoritaire, et appelle plutôt au besoin de protection et à la vulnérabilité de l’individu : c’est toujours l’idée que l’instabilité de l’homme est une position lourde de menaces et pleine de dangers. Il faut reconnaître qu’il s’agit là d’une autre anthropologie que celle de Carl Schmitt, qui part plutôt de l’hostilité et de la conflictualité comme fait premier des relations entre les hommes. Mais lorsqu’il met en avant les dangers liés à la position de l’homme dans la vie, et en déduit le besoin d’institutions stables, Gehlen court-circuite un autre développement possible de cette anthropologie : il pourrait en effet en tirer la conséquence d’un besoin de solidarité et de protection, et c’est un peu dans ce sens que Hans Blumenberg s’efforcera d’orienter l’anthropologie philosophique (34). Gehlen fait d’ailleurs dans Moral und Hypermoral une place à l’éthique de la solidarité, ancrée selon lui dans la famille, mais il déplore la place excessive qu’elle aurait prise à l’ère de l’humanitarisme et de l’État providence. L’anthropologie philosophique ne débouche donc pas nécessairement sur une appro- che conservatrice de la société, même si par rapport à la théorie critique, elle renonce à l’utopie d’une humanité et d’un individu non aliénés. L’œuvre de Helmuth Plessner (pratiquement contemporaine de celle de Gehlen) illustre cette possibilité d’une ver- sion plus démocratique de l’anthropologie philosophique. Même si Gehlen s’inquiétait dans la RFA des années 1960 de la montée de contre- pouvoirs et des aspirations de la société à peser sur la politique, on pourrait défendre l’idée que ce réalisme technocratique a malgré tout, à son corps défendant, accom- pagné la démocratisation de la RFA, en permettant la transition d’un conservatisme völkisch et nationaliste, politiquement agressif, vers un conservatisme dépolitisé et résigné, compatible avec le parlementarisme et la construction européenne. L’intégra- tion de Gehlen par le système médiatique dans les années 1960 est un indice de cette fonction de transition intégratrice : Gehlen s’est retrouvé dans la position d’un critique des médias de masse qui entre dans le jeu qu’il prétend dénoncer. La Kulturkritik des années 1950 a eu cette même fonction d’intégration du champ intellectuel et d’accom- pagnement résigné de l’évolution vers le parlementarisme et le libéralisme. Comme l’a montré Georg Bollenbeck, si la Kulturkritik a de fait connu un grand écho dans les années 1950 (35) – comme l’atteste le succès de Die Seele im technischen Zeitalter –, c’est parce qu’elle a canalisé, en la dépolitisant, une opposition radicale, « anti-moderne » au capitalisme libéral (qu’elle soit de droite ou de gauche). La Kulturkritik était une figure de repli commode, d’autant plus qu’elle avait l’avantage d’ouvrir un espace commun à la droite et à la gauche (comme le montrent les convergences entre Gehlen et Adorno) (36).

34 Jean-Claude Monod, « “L’interdit anthropologique” chez Husserl et Heidegger et sa transgression par Husserl et Heidegger », in : Olivier Agard, Céline Trautmann-Waller (dir.), L’anthropologie alle- mande entre philosophie et sciences, des lumières aux années 1930, Revue Germanique Internationale, 10, Paris, CNRS éditions, 2009, p. 221-236. 35 Georg Bollenbeck, Gerhard Kaiser (dir.), Die janusköpfigen 50er Jahre : kulturelle Moderne und bildungsbürgerliche Semantik III, Wiesbaden, Westdeutscher Verlag, 2000. 36 Sur cette dimension intégratrice de la Kulturkritik : Thomas Keller, « Kulturkritik nach 1945 », in : Gilbert Merlio, Gérard Raulet (dir.), Linke und rechte Kulturkritik : Interdiskursivität als Krisen- bewusstsein, Francfort-sur-le-Main, Lang, 2005, p. 307. 328 Revue d’Allemagne

Après Gehlen Mais si Gehlen est sans doute à son corps défendant un maillon dans l’évolution d’un certain conservatisme vers un soutien relatif aux institutions de la RFA, son discours restait trop ambivalent : sa justification défensive de l’ordre en tant que tel n’offrait pas de critère permettant d’apporter une légitimité positive à la démocratie libérale. Dans une décennie – les années 1960 – marquée par des mouvements d’émancipation, en Allemagne et dans le monde, cette stratégie d’adaptation montrait ses limites, ce qu’a bien compris une partie des conservateurs, en particulier après le tournant de 1968, et les « années de plomb » qui conduisirent à une restructuration du courant conservateur, et, si l’on suit Jens Hacke, à l’émergence d’un conservatisme libéral, dans lequel vinrent s’insérer des intellectuels plutôt venus de la gauche modérée. La reprise des théories de Gehlen par un discours plus affirmatif quant à la réalité de la RFA ne pouvait se faire qu’au prix d’une correction de cette théorie. Un premier type de correction est celui qu’apporte Helmut Schelsky, qui, bien que venant d’un horizon intellectuel proche de celui de Gehlen, considère que sa critique de la subjectivité va trop loin. Schelsky a très bien identifié le noyau hyper-conservateur de la pensée de Gehlen, c’est-à-dire cette opposition rigide entre individu autonome et institution (qui renvoie à une antithèse tout aussi rigide entre action et réflexion) et il tente de montrer que l’autonomie indi- viduelle n’est pas nécessairement l’ennemie du fonctionnement de l’institution, mais qu’au contraire, elle en constitue un moment indispensable. Il faut donc pour Schelsky institutionnaliser la tension entre institutionnalisation et subjectivité. L’étape sui- vante de cette intégration fonctionnaliste de la subjectivité est la théorie des systèmes de Niklas Luhmann : l’idée luhmanienne de la « réduction de la complexité » est une reformulation de l’idée de « délestage ». Un autre type de réappropriation critique de la théorie des institutions se trouve dans le conservatisme de type libéral, qui considère que les valeurs humanistes sont un héritage culturel à préserver : ce courant de pensée reste hostile au normativisme, à l’universalisme, à la philosophie de l’histoire, à l’idée d’une fondation rationaliste du politique, mais considère que l’équilibre atteint en RFA doit être préservé, et qu’il est possible de développer dans ce contexte une culture bour- geoise. Il emprunte des éléments à Carl Schmitt et à Gehlen, mais les réoriente dans le sens d’une défense du système existant. Du point de vue des stratégies discursives, ce n’est sans doute pas un hasard si le conservatisme libéral s’articule à une interpréta- tion de Hegel qui cherche à sortir de l’antagonisme entre hégélianisme de droite (à la Gehlen) et hégélianisme de gauche (théorie critique) : Hegel serait celui qui, contre un rationalisme désincarné, aurait revalorisé les équilibres concrets existants, en évitant de faire de l’humanité le sujet de l’histoire (au profit du Weltgeist, c’est-à-dire du stade culturel et politique atteint à un moment donné). La pensée de Hegel fonderait donc le respect pour ce que la société a collectivement atteint. Si on considère le diagnostic de Gehlen sur la culture de masse et sur le règne de la technocratie, indépendamment de son choix en faveur d’une éthique du pouvoir décomplexée, il est permis de se demander si Gehlen n’est pas finalement – dans la configuration actuelle – moins conservateur que les conservateurs libéraux qui sont le vrai visage du conservatisme contemporain, si on définit le conservatisme en ter- mes relationnels. Le conservatisme apparaît alors comme le discours qui légitime les structures de domination existantes et discrédite idéologiquement toute tentative de Arnold Gehlen et les mutations du conservatisme en RFA 329 remettre en cause les inégalités. En effet, Gehlen appartient comme Adorno à une tradition nietzschéenne de bourgeois antibourgeois, qui maintiennent une distance critique avec l’ordre existant, tandis que les conservateurs libéraux n’ont plus grand- chose à y redire. Par ailleurs, il faut reconnaître à la méthode même de Gehlen d’avoir l’ambition de penser la société : il réfute l’idée – présente dans le conservatisme libéral – selon laquelle les sciences de la culture auraient une simple fonction de compensa- tion face à la modernisation technique et économique, et ne seraient là que pour nous relier à la tradition. Comme le note Gérard Raulet, il y a de ce point de vue des « choses à tirer » des analyses de Gehlen, notamment de sa description de la société globalisée comme superstructure (37). Les conservateurs libéraux n’ont par ailleurs pas résolu le problème majeur de Gehlen : celui des critères normatifs permettant d’évaluer ou – le cas échéant – de critiquer les institutions. Comme le note Jens Hacke, ils sont en peine de définir préci- sément des notions telles que liberté, égalité, solidarité (38). Il n’est donc pas certain que ce conservatisme libéral offre des instruments pour penser et contester les menaces qui pèsent sur la démocratie, et qu’a mises en évidence Thomas Piketty : l’évolution du capitalisme vers une société de rentiers, inégalitaire et potentiellement oligarchique (39). Sans donc forcément raisonner en termes d’aliénation, et souscrire à un anti-capita- lisme radical fondé sur une anthropologie utopique (pour reprendre ici les critiques de Gehlen envers la théorie critique), on peut se demander si face à cette évolution, le plaidoyer pour la modération, l’affirmation – teintée de scepticisme – des valeurs humanistes léguées par la tradition et l’attachement au « common sense » offrent les instruments pour comprendre ce processus et lui résister.

Résumé Il s’agit dans cette contribution d’apporter un éclairage sur les évolutions du conserva- tisme en RFA, à travers l’exemple d’Arnold Gehlen. L’accent est mis sur la construction philosophique de ce conservatisme, dont l’arrière-plan est une anthropologie philosophi- que qui insiste sur l’instabilité structurelle de l’homme, qui fonde à son tour le besoin d’institutions stabilisatrices. Bien que la société de masse moderne corresponde pour lui à un déclin des institutions, Gehlen voit dans l’organisation technocratique un rem- part contre la montée de l’individualisme et du narcissisme. Mais bien qu’il finisse par accepter le système politique et économique de la RFA, Gehlen ne peut toutefois pas être considéré comme un conservateur libéral.

Zusammenfassung Im vorliegenden Beitrag geht es darum, anhand von Arnold Gehlen die Entwicklung des Konservatismus in der Bundesrepublik zu beleuchten. Der Akzent liegt auf der philosophischen Konstruktion dieses Konservatismus, dessen Hintergrund eine philo- sophische Anthropologie ist, die die strukturelle Instabilität des Menschen betont. Diese

37 Gérard Raulet, La philosophie allemande depuis 1945, Paris, Colin, 2006, p. 95. 38 Cf. J. Hacke, Philosophie der Bürgerlichkeit (note 9), p. 295. 39 Thomas Piketty,Le capital au xxie siècle, Paris, Seuil, 2013. 330 Revue d’Allemagne

Instabilität begründet ihrerseits die Notwendigkeit von stabilisierenden Institutionen. Obwohl die moderne Massengesellschaft in seinen Augen einem Zerfall der Instituti- onen entspricht, sieht Gehlen in der technokratischen Organisation einen Schutzwall gegen die Entwicklung des Individualismus und des Narzissmus. Wenn auch Gehlen schließlich das politische und wirtschaftliche System der Bundesrepublik akzeptiert hat, kann er nicht als ein Liberalkonservativer betrachtet werden.

Abstract The present paper sheds light on the evolution of conservatism in the German Federal Republic, through the example of Arnold Gehlen. The focus is on the philosophical con- struction of this conservatism, whose background is a philosophical anthropology that emphasizes the structural instability of Man, which founds the need for stabilizing insti- tutions. Although modern mass society corresponds for him to a decline of institutions, Gehlen sees technocratic organization as a bulwark against the rise of individualism and narcissism. Even if Gehlen finally accepted the political and economic system of the BRD, he can not be considered a liberal conservative. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 331 T. 46, 2-2014

L’intellectuel français en « traduction culturelle » : Robert Minder et la RFA dans l’avant-68

Anne Kwaschik *

Dans un recueil paru en 1961 et intitulé Ich lebe in der Bundesrepublik (« Je vis en RFA »), l’écrivain allemand Wolfgang Weyrauch rassembla les textes de plusieurs intellectuels ouest-allemands. Il voulait que son livre soit un catalyseur pour la for- mation et l’éducation d’une opinion publique critique. « Que ce livre », affirmait-il à la fin de la préface, « selon sa modeste part, puisse contribuer à transformer la RFA en un modèle à suivre, un modèle de modération, de raison, et un régime pacifique » (1). Un an avant l’affaire du Spiegel, la RFA se trouvait en passe de devenir une société de pluralisme démocratique (2). Le mouvement Kampf dem Atomtod (« Contre la mort par l’atome ») fut un signe évident qu’un changement profond des structures de l’espace public se produisait dans l’ère Adenauer finissante (3). De nombreux forums furent fondés, ébauche de ce qu’on appela plus tard la « Démocratie du dialogue ». Écrivains et universitaires parvinrent à rendre audibles leurs positions intellectuelles dans les médias. Néanmoins le mot « intellectuel » était peu employé par les contemporains des années 1950 (4). Souffrant depuis longtemps d’une image négative, la figure de

* Professeur en histoire contemporaine de l’Europe de l’Ouest à la Freie Universität Berlin, Frankreich- Zentrum/Friedrich-Meinecke-Institut. 1 Wolfgang Weyrauch, « Bemerkung des Herausgebers », in : W. Weyrauch, Ich lebe in der Bun- desrepublik. Fünfzehn Deutsche über Deutschland, Munich, List, 1961, p. 9. Toutes les citations sont traduites de l’allemand par l’auteur. Je remercie vivement Viviane Bodi de son aide, Sibylle Goepper et Nadine Willmann de leurs lectures précises et leurs commentaires. 2 Dirk Moses, German Intellectuals and the Nazi Past, Cambridge University Press, 2007, cf. chapitre : « The Crisis of the Republic, 1960-1970 », p. 160 sqq. 3 Axel Schildt, « Von der Kampagne “Kampf dem Atomtod” zur “Spiegel-Affäre”. Protestbewegungen in der ausgehenden Ära Adenauer », in : Michael Hochgeschwender (dir.), Epoche im Widerspruch. Ideelle und kulturelle Umbrüche der Adenauerzeit, Bonn, Bouvier, 2011, p. 125-140. 4 Axel Schildt, « Auf neuem und doch scheinbar vertrautem Feld. Intellektuelle Positionen am Ende der Weimarer und am Anfang der Bonner Republik », in : Alexander Gallus, A. Schildt (dir.), 332 Revue d’Allemagne l’intellectuel s’intégrait mal à l’histoire de la RFA (5). Toujours est-il que dans l’histoire allemande, elle jouit d’un nouveau statut à partir des années 1970 : d’une part, elle sus- cita des débats passionnés, d’autre part, de nouvelles figures d’intellectuels allemands furent « inventées » (6). En conséquence, le bilan de la recherche allemande donne à penser que ce fut dans les années 1960 que l’intellectuel fut « inventé ». Lorsque l’idée d’une opinion publique libre se développa en Allemagne (7) la place de l’intellectuel fut réattribuée. Face à cette chronologie, certes incomplète, une question se pose. Quelle fut la place du modèle de « l’intellectuel français » dans ce processus ? L’idée de celui qui se pose en tant qu’avocat de valeurs universelles n’avait-elle pas animé les acteurs allemands après-guerre quand ils prirent la parole ? L’historiographie actuelle des intellectuels ouest-allemands ne met pas l’accent sur les transferts culturels ou des développements européens (8). Toutefois, l’importance du modèle français dans les débats autour d’une réforme intellectuelle de l’Allemagne ne peut être ignorée. Les positions pour ou contre une politisation de l’écrivain ou homme de lettre se cristallisaient autour du modèle français. La phrase de Charles de Gaulle « On n’arrête pas Voltaire. Sartre, c’est la France aussi » devint emblématique (9). Dans le célèbre volume de la maison d’édition rororo, qui appelait en 1961 à une alternative politique, les écrivains ouest-allemands et les intellectuels s’assignèrent le rôle de Sartre : « Les écrivains, qui font entendre ici leur voix, de manière prémonitoire, exhortative et critique, se reconnaissent dans la tradition française qui, de Voltaire à Jean-Paul Sartre en passant par Zola, laisse les hommes de lettres représenter la conscience de la nation. Ce petit recueil doit être compris ni plus ni moins comme une tentative de former les consciences » (10). On voit comment le politique se transfère dans le discours au profit ed la création de la figure de l’intellectuel.

Rückblickend in die Zukunft. Politische Öffentlichkeit und intellektuelle Positionen in Deutschland um 1950 und um 1930, Göttingen, Wallstein Verlag, 2011, p. 13-32, ici p. 31. Cf. Dietz Bering, Die Epoche der Intellektuellen 1898-2001. Geburt, Begriff, Grabmal, Berlin, University Press, 2010. 5 Voir la formule célèbre in : Hans-Peter Schwarz, Die Ära Adenauer 1957-1963, Stuttgart/Wiesbaden, Deutsche Verlags-Anstalt/F.A. Brockhaus, 1983, p. 448. Pour une critique de la position de Schwarz, Christoph Klessmann, « Ein stolzes Schiff und krächzende Möwen. Die Geschichte der Bundesre- publik und ihre Kritiker », Geschichte und Gesellschaft, 11/4 (1985), p. 476-494, ici p. 480 sq. 6 Thomas Kroll, Tilman Reitz (dir.), Intellektuelle in der Bundesrepublik Deutschland. Verschiebun- gen im politischen Feld der 1960er und 1970er Jahre, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 2013. 7 Klaus Schönhoven, « Aufbruch in die sozialliberale Ära. Zur Bedeutung der 60er Jahre in der Geschichte der Bundesrepublik », Geschichte und Gesellschaft, 25 (1999), p. 123-145. 8 Par contre, elle s’intéresse aux « influences étrangères ». Voir le compte rendu du colloque allemand : « Über Grenzen. Ausländische intellektuelle Einflüsse in der Bundesrepublik der 1950er- bis 1980er- Jahre. 6.11.2013-8.11.2013 », Cologne, H-Soz-u-Kult, 7.1.2014, http://hsozkult.geschichte.hu-berlin. de/tagungsberichte/id=5165 (5.8.2014). 9 Helmut L. Müller, Die literarische Republik. Westdeutsche Schriftsteller und die Politik, préface de Kurt Sontheimer, Weinheim/Bâle, Beltz Verlag, 1982, p. 198. 10 Martin Walser (dir.), Die Alternative oder brauchen wir eine neue Regierung, Hambourg, Rowohlt, 1961. (Annonce de la maison d’édition.) L’intellectuel français en « traduction culturelle » : Robert Minder et la RFA 333

Les acteurs employèrent la « référence française » et utilisèrent son potentiel criti- que anti-allemand (11) dans les débats sur la relation entre la littérature et la politique dans les années 1960. Moins qu’une influence étrangère, il s’agit dans ce questionne- ment d’un processus de « traduction culturelle ». Dans cette optique, nous proposons d’élargir la perspective aux intellectuels de la République fédérale au début des années 1960 et de la remettre dans le contexte d’un réseau complexe de transformations d’une part des « valeurs, manières de penser, de s’orienter, de se comporter » et d’autre part d’« une mutation des pratiques culturelles, ainsi que des structures habituelles et for- mes d’appropriation culturelles individuelles » (12). L’article livre une lecture de ce processus à partir d’une étude de cas. L’objectif est d’explorer dans quelle mesure la carrière du germaniste français Robert Minder (1902- 1980) en RFA contribua à la construction d’un modèle d’intellectuel (13). L’Alsacien, né en 1902 dans le Reichsland et devenu français après 1919, fut professeur de germanis- tique à la Sorbonne avant d’entrer au Collège de France en 1958. Ses textes, écrits en allemand, devinrent des best-sellers en RFA. Se focaliser sur un acteur doit permettre ici d’orienter la réflexion sur les structures et les asymétries dans le champ de l’histoire des intellectuels. Car moins que l’importation d’une idée ou de textes, il s’agit en l’oc- currence d’un dialogue entre le germaniste et des acteurs allemands autour du rôle des intellectuels en France et en Allemagne. L’article explique dans un premier temps com- ment le statut de Minder en tant que Praeceptor Germaniae fut construit en réaction à la publication de ses essais en 1962 et en 1966. En second lieu, nous nous interrogerons sur la mise en application de l’antithèse franco-allemande dans le texte, élément cen- tral et fondamental de sa critique, mais aussi de son succès. Dans la conclusion, nous précisons la position de Praeceptor Germaniae comme « intellectuel-intermédiaire » et en dégageons les caractéristiques dans des catégories sociologiques.

1. La construction de l’espace de Praeceptor Germaniae Au début des années 60, les textes et discours allemands du germaniste français contribuèrent à la reformulation d’une nouvelle identité culturelle allemande après la guerre. Peut-on, sur la base d’une telle réception, résumer le rôle aujourd’hui pres- que oublié qu’a joué le Français en termes d’« intellectuel » ? Ses écrits furent compris comme une prise de position critique face à la RFA. Ils accompagnaient la réflexion autour d’une nouvelle Allemagne démocratique, moderne et pour ainsi dire occiden- talisée à l’intérieur. Telle serait effectivement la fonction d’un engagement intellectuel classique. D’abord, la définition classique de l’historiographie française selon laquelle un intellectuel serait « un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation

11 Michael Werner, Michel Espagne, « Deutsch-französischer Kulturtransfer als Forschungsgegen- stand », in : M. Werner, M. Espagne (dir.), Transferts. Les relations interculturelles dans l’espace franco-allemand (xviie-xixe siècle), Paris, Éditions Recherche sur les Civilisations, 1988, p. 11-34. 12 Simone Lässig, « Übersetzungen in der Geschichte – Geschichte als Übersetzung ? Überlegungen zu einem analytischen Konzept und Forschungsgegenstand für die Geschichtswissenschaft »,Geschichte und Gesellschaft, 38/2 (2012), p. 189-216. 13 Pour une biographie détaillée, cf. Anne Kwaschik, Auf der Suche nach der deutschen Mentalität. Der Kulturhistoriker und Essayist Robert Minder, Göttingen, Wallstein Verlag, 2006. 334 Revue d’Allemagne d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie » (14) semble s’ap- pliquer sans difficulté. Or cette production idéologique s’effectua depuis la France. L’intellectuel, dans ce cas particulier, accomplit donc sa mission depuis l’étranger. L’application de la définition sociologisante de Pascal Ory et Jean-François Sirinelli qui décrypte le contexte français se heurte au problème que le statut d’intellectuel n’existait pas en tant que tel en Allemagne. L’intellectuel allemand d’alors n’avait pas encore investi l’espace public et politique pour émettre de telles critiques. La conclu- sion des historiens français selon laquelle il « s’agira[it] donc d’un statut, comme dans la définition sociologique, mais transcendé par une volonté individuelle, comme dans la définition éthique, et tourné vers un usage collectif » (15) serait donc à préciser dans le contexte allemand. La différence de contexte constitue un élément majeur non pas pour essentialiser encore une fois l’historiographie des intellectuels, mais pour saisir la particularité de la situation en RFA au début des années 1960. A posteriori, c’est lors de la réception du prix Goethe en 1968 que la formule Praeceptor Germaniae surgit pour la première fois. Dans le document accompagnant la remise du prix Goethe, Minder fut présenté, de manière concise, comme un « intellectuel », « qui, par son amour critique, a encouragé les Allemands à réfléchir sur eux-mêmes » (16). Or, la position de Minder ne fut pas celle d’un intellectuel, mais d’un « intellectuel-intermédiaire ». Il importa, grâce à sa position d’observateur extérieur, le modèle de l’intellectuel français dans la société allemande. Les essais et discussions qu’il déclencha ouvrirent le champ pour débattre du rôle de l’intellectuel dans l’espace public en RFA. Lorsque le chancelier allemand Ludwig Erhard choisit de comparer des poètes engagés à des « roquets », il suivait une tradition bien allemande, aux yeux de Minder. Pour le germaniste, l’anti-intellec- tualisme allemand servit d’argument : il intégra la citation d’Erhard dans la version écrite de son discours sur la fonction de la littérature en France et en Allemagne de l’automne 1964, en la reliant au poids différent de l’écrivain dans la société allemande et française (17). Les essais de Minder qui, parce qu’ils fonctionnaient comme des dialogues, semblè- rent être compris comme le condensé d’une « politique allemande des intellectuels », n’épargnèrent pas ses contemporains. Ils abordaient des sujets brûlants et attisèrent de ce fait les débats. Avec une sensibilité remarquable, l’Alsacien, qui maîtrisait le « voca- bulaire affectif » tant du côté allemand que du côté français, sut trouver le ton corres- pondant aux mentalités de l’époque. Cette critique des mentalités put être acceptée comme venant de l’extérieur, car elle se présenta elle-même de cette façon. Dans le cas de Minder, cette position d’étranger fut à l’origine d’un processus dialectique : d’une

14 Pascal Ory, Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France, de l’Affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, 1986, p. 10. 15 Ibid. 16 Stiftung F.V.P. zu Hamburg,Hansischer Goethe-Preis 1969, p. 20. 17 Robert Minder, « Die gesellschaftliche Funktion der Literatur in Deutschland und Frankreich », Jahrbuch der Deutschen Akademie für Sprache und Dichtung 1964, p. 125-144. Pour l’essai : « Warum Dichterakademien. Ihre gesellschaftliche Funktion in Deutschland und Frankreich », in : R. Minder, Dichter in der Gesellschaft, Erfahrungen mit deutscher und französischer Literatur, Francfort-sur-le- Main, Suhrkamp, 1966, p. 7-33. L’intellectuel français en « traduction culturelle » : Robert Minder et la RFA 335 part, la réaction allemande assigna à Minder ce rôle d’intellectuel. D’autre part, il put se l’approprier. Ainsi, le statut d’étranger profita à la position de Minder à un moment où les intellectuels critiques allemands se virent dénier leur droit et leur légitimité à l’expression critique à cause de leur émigration. Le poids de l’argument d’une position externe fut décisif. Il fut utilisé non seulement dans la querelle autour de l’« émigra- tion intérieure » juste après la guerre (18), mais aussi au début des années 1960. Dans ce contexte, il délégitima la position des voix critiques venant de l’intérieur du pays, comme ce fut le cas à l’occasion des interviews de Fritz Bauer en 1963 et 1965 (19). Après l’expérience de la défaite, le reproche d’un manque de loyauté traduisait le trauma- tisme de la guerre et le deuil impossible des Allemands. La position de Minder se dessina dès le début de sa carrière en Allemagne qui commença dans les réseaux de l’Académie des Sciences et des Lettres de Mayence. À Mayence, Minder tissa des liens et des amitiés, il collecta des impressions et des avis sur la situation en Allemagne et put éprouver la portée de ses discours. Le germaniste français y tint de 1953 à 1972 une grande partie de ses discours les plus connus, qui furent la base de ses futurs écrits. Les collègues n’arrêtaient pas de lui affirmer la néces- sité d’avoir un regard extérieur sur les Allemands, pour éviter la tentation et le danger d’un huis clos narcissique. La collaboration avec Minder représenta, pour ainsi dire, « une révision de l’extérieur » (20). En raison de son histoire, le réseau de l’Académie de Mayence, en particulier sa classe de littérature, jouissait d’une certaine position d’outsider, marquée par le rôle des Français mais aussi par la réputation d’être « du côté des immigrés » (21). L’académie fut fondée et conçue grâce au soutien de la direction de l’Éducation publique (DEP). Raymond Schmittlein s’était constitué en défenseur du projet et l’avait soutenu auprès du chef du gouvernement militaire Pierre-Marie Koenig et du haut-commissaire fran- çais en Allemagne André François-Poncet (22). Alfred Döblin, rentré en Allemagne sous l’uniforme français, fut en charge de l’organisation des classes de littérature. Il avait dirigé, de novembre 1945 à mars 1948, le Bureau des lettres auprès de la DEP en tant que chargé de mission auprès du gouvernement en Allemagne. Les idées de

18 Pour les textes du débat, Johannes F. G. Grosser (dir.), Die große Kontroverse. Ein Briefwechsel um Deutschland, Hambourg u. a., Nagel, 1963 ; pour une vue d’ensemble, Jost Hermand, Wigand Lange, « Wollt Ihr Thomas Mann wiederhaben» ? Deutschland und die Emigranten, Hambourg, Europäische Verlagsanstalt, 1999. 19 Ronen Steinke, « Der Vorwurf der Befangenheit, Fritz Bauer in den Interview-Affären 1963 und 1965 », Jahrbuch zur Geschichte und Wirkung des Holocaust, Francfort-sur-le-Main, Campus Verlag, 2013, p. 121-129 ; Claus-Dieter Krohn, Axel Schildt (dir.), Zwischen den Stühlen? Remigranten und Remigration in der deutschen Öffentlichkeit der Nachkriegszeit, Hambourg, Christians Verlag (= Ham- burger Beiträge zur Sozial- und Zeitgeschichte : Darstellungen, 39), 2002. 20 Hans Erich Nossack à Robert Minder, 21.2.1963. Archives Minder, Deutsches Literaturarchiv Marbach. 21 Alexandra Birkert, « Alfred Döblin im Dienst französischer Kulturpolitik in Deutschland », in : Franz Knipping, Jacques Le Rider (dir.), Frankreichs Kulturpolitik in Deutschland 1945-50, Tübin- gen, Attempo Verlag, 1987, p. 181-190. 22 Corine Defrance, « Les autorités françaises d’occupation face à la création de l’Académie des Sciences et des Lettres de Mayence », in : Joseph Jurt (dir.), Von der Besatzungszeit zur deutsch-französischen Kooperation, Fribourg-en-Brisgau, Rombach Verlag, 1993, p. 169-188. 336 Revue d’Allemagne l’institution se trouvent formulées notamment dans le mensuel pour l’art et la culture Das Goldene Tor (« La porte d’or »), édité par Döblin et soutenu par les forces d’occu- pation françaises. Le but de la publication était non seulement une promotion de la littérature d’exil, mais aussi du rôle de l’intellectuel, figure importée par les émigrants, dans la reconstruction culturelle et intellectuelle de l’Allemagne (23). C’est cette Allemagne qui fut décisive pour Minder, comme en témoigne son étroite amitié avec Döblin (24), sa collaboration avec l’Académie de Mayence, mais aussi la ligne suivie par la revue Allemagne d’aujourd’hui mettant l’accent sur les auteurs allemands en exil. Minder, qui n’était pas un émigrant allemand, appartenait cependant à cette communauté spirituelle, qui se créa avec les émigrants revenus en Allemagne ou encore restés à l’étranger. Cette communauté avait comme élément constituant un sentiment d’appartenance, qui, bien qu’il ne fût pas toujours exprimé, était toutefois évident et remarquable. Elle partageait non seulement une expérience vécue dans le passé, mais aussi un regard critique sur l’Allemagne des années 1950 et 1960. Les correspondances des écrivains furent le lieu où se construisit cette « sociabilité intellectuelle » (25). Le fil conducteur de cette coalition d’intellectuels, évoquée dans les correspondances, était le « combat contre les reliquats mentaux du national-socialisme » (26). Dans sa première lettre à l’écrivain Hermann Kesten (27), Minder décrit son ambitieux projet d’article, intitulé « Les instruments de travail du germaniste » : « Mon article », écrit-il, « couvre avec acuité et précision tous les reliquats du national-socialisme dans l’histoire de la littérature allemande, dans un travail que naturellement personne en Allemagne ne pouvait ou ne voulait entreprendre » (28). Kesten et Minder partageaient des positions communes. Minder de son côté s’en- thousiasmait de « l’implacable éradication de tout résidu nazi » dans les textes de Kes- ten (29). Il souligna son rôle en tant que provocateur des traditions néo-conservatrices de la jeune république allemande et vanta sa partialité évidente et manifeste (30). C’est

23 Alexandra Birkert, Das Goldene Tor. Alfred Döblins Nachkriegszeitschrift, Francfort-sur-le-Main, Buchhändler-Vereinigung, 1989, p. 292 sqq., p. 245 sqq., p. 261 sqq. Pour assurer cette fonction, les émigrants devaient retourner en Allemagne. 24 Günther Weisenborn, « Alfred Döblins Rückkehr », Hinweise und Huldigungen. Jahrbuch Freie Aka- demie der Künste in Hamburg, Hambourg, Hanseatische Druckanstalt, 1964, p. 121-124. 25 Nicole Racine (dir.), « Sociabilités intellectuelles. Lieux, Milieux, réseaux ? », Cahiers de l’IHTP, 20 (1992), Paris. 26 Robert Minder à Hermann Kesten, 13.11.1956. Archives Hermann Kesten, Monacensia. 27 Hermann Kesten (1900-1996), né en Galicie, fut lecteur dans la maison d’édition allemande Kiepen- heuer à Berlin en 1928. Il émigra en France en 1933 et ne rentra jamais en Allemagne, même pas après son retour des États-Unis en Europe en 1952. Après la guerre, il se rangea du côté des émigrés allemands et fut connu pour sa position critique vis-à-vis de la jeune république allemande et les usa- ges politiques du passé qu’elle pratiqua, cf. Walter Fänders, Hendrik Weber (dir.), Dichter- Literat- Emigrant. Über Hermann Kesten, Bielefeld, Aisthesis, 2004. 28 Ibid. La série d’articles en question est un commentaire à propos de l’Allemagne d’après-guerre, cf. Robert Minder, « Les instruments de travail du germaniste. Réflexions sur des ouvrages d’histoire littéraire parus depuis 1945 en Allemagne occidentale », Allemagne d’aujourd’hui, 1-3 (1956). 29 Robert Minder à Hermann Kesten, 20.12.1959. Archives Hermann Kesten, Monacensia. 30 Robert Minder (compte rendu de H. Kesten, « Mit Geduld kann man sogar das Leben aushalten », Stuttgart, 1957), Allemagne d’aujourd’hui, 6 (1957), p. 201 ; Robert Minder (compte rendu de H. Kesten, L’intellectuel français en « traduction culturelle » : Robert Minder et la RFA 337 l’engagement critique depuis une position extérieure qui relie les deux hommes. Dans leur correspondance, ils construisirent cet espace. La position de Minder était toute- fois quelque peu différente, d’une part le germaniste ne résidait pas en RFA, d’autre part le style des essais recelait un certain académisme. Ces derniers furent, pour ainsi dire, « protégés » face à la critique par sa réputation académique. À la différence de ceux de Kesten, les textes de Minder avaient de facto le privilège d’être écrits par un « germaniste parisien » : « Il serait certes bénéfique que vos travaux allemands puissent être édités. Mais où ? Ce faisant, on vous pardonnerait, vous le germaniste parisien, bien plus que ce que l’on me pardonne en tant qu’auteur allemand, qui de surcroît a vécu en exil. Je dis pardonner car un Juste parmi les pécheurs a toujours besoin de l’indulgence des pécheurs, et nous comptons au sein de la nouvelle littérature et de la linguistique allemande effectivement au nombre des rares “Justes” » (31). La supposition de Kesten en 1957, soit cinq ans avant la publication de son premier recueil d’essais, devait se vérifier. Les travaux de Minder rencontrèrent un succès phé- noménal en RFA dans les années 1960 et 1970. Les discours et écrits du germaniste français sur la littérature allemande et française furent partie prenante d’un débat dans l’espace public allemand, au cours duquel la perception de la société d’elle-même et le regard critique venant de l’étranger sur la société allemande convergèrent. C’est au début des années 1960 que les échanges interculturels de Minder trouvèrent leur apogée. En seulement quatre mois, les cent mille exemplaires de la première édition du recueil d’essais furent épuisés. En tout, près de cinquante mille exemplaires des essais Kultur und Literatur in Deutschland und Frankreich (« Culture et littérature en Allemagne et France ») (1962) ainsi que Dichter in der Gesellschaft (« Poètes dans la société ») (1966) furent mis en circulation. En 1968, Minder devint l’un des auteurs de la maison d’édition Suhrkamp. Ses textes furent publiés dans la collection arc-en- ciel des textes d’avant-garde « edition suhrkamp » sous le titre Hölderlin unter den Deutschen (« Hölderlin parmi les Allemands »). Trois ans plus tard, un recueil d’es- sais, Wozu Literatur? (« Pourquoi la littérature ? ») (1971), fut publié dans la collection « Bibliothek Suhrkamp ». Ainsi, Minder fit partie de « la culture Suhrkamp », alimen- tée par les livres de ces deux collections. Il contribua à la réflexion autour de l’idéologie allemande et fut répertorié comme auteur allemand classique du xxe siècle. La critique idéologique de Minder fut reçue non seulement avec enthousiasme mais aussi avec un zèle auto-critique qui caractérise le début des années 1960. Le style de ses essais et sa formulation permettaient de jeter des passerelles vers les cercles conserva- teurs et la génération dite « des pères », qui pouvaient ainsi en assumer le contenu et le regard critique. Ceci montre quel fut le premier champ d’action de Minder : les manuels de littérature, à propos desquels il correspondit avec Ernst Jünger. Ces manuels de littérature, qui cherchent à écrire l’histoire telle qu’elle est perçue par l’homme, furent des sources de premier ordre pour l’histoire des mentalités, dans l’optique des histo- riens d’une sensibilité allemande : « La fonction sociologique des manuels est double.

« Unsere Zeit. Die schönsten deutschen Erzählungen des 20. Jahrhunderts. Eine Anthologie », Colo- gne, 1956), Allemagne d’aujourd’hui, 6 (1957), p. 210-211. 31 Hermann Kesten à Robert Minder, 7.1.1957. Archives Hermann Kesten, Monacensia. 338 Revue d’Allemagne

Ils reflètent les mentalités et les imprègnent » (32). Au cours de l’hiver 1961, Minder dépouilla de manière systématique une centaine de manuels. Son premier texte sur les manuels de littérature parut en 1953 et devint dans les années 1960 l’élément déclen- cheur de la « querelle des manuels littéraires » (33). Les manuels furent les premières cibles de la critique des mentalités de Minder qui attaquait les abus de l’intériorité allemande. Minder vise la faible qualité littéraire des morceaux choisis et dénonce la perspective pseudo-esthétique des choix opérés. Son principal objectif consistait néanmoins à historiciser la littérature allemande. Le signal que Minder veut envoyer aux Allemands dans ses textes est celui de l’étroite imbrication entre politique et littérature, entre texte et contexte. La réception témoigne de la profonde compréhension de ce signal par les Allemands de l’époque. Le premier recueil d’essais de Minder, Kultur und Literatur in Deutschland und Frankreich (1962), fut accueilli avec une étonnante reconnaissance. La Gazette de Francfort constatait : « C’est en tant qu’Allemand qu’on doit le lire. Celui qui se soustrait à cette lecture se fait du tort à lui-même. Seul celui qui assume ce qui est inscrit dans son livret de famille, peut (et a le droit de) le rectifier » (34). Werner Ross (1912-2002), élève du romaniste Ernst Robert Curtius et longtemps directeur du Goethe-Institut de Munich, reprit en détail les reproches de Minder sous la forme d’une auto-accusation : « Nous avons été édifiés par la bonne reine Louise, mais nous ne savons rien de la grande Sophie-Charlotte, qui subventionna Leibniz, ou de la vaillante Anna Amalie de Weimar, qui nomma Wieland. Nous croyons que Frédéric le Grand est un mécène des Arts, que malheureusement son goût pour la France empêcha de prendre en considération l’éclosion de la littérature allemande, mais nous ne voulons pas voir que s’il protégeait les esprits libres, il était aux yeux de ces citoyens une abomination » (35). C’est ce schéma de critique et d’auto-critique qui caractérise la position de Prae- ceptor Germaniae. Dans la mesure où le germaniste était perçu comme un Français républicain et un intellectuel de gauche, ces textes furent, certes, sur-interprétés. Cependant, Minder poussa son analyse idéologique à l’extrême, en particulier dans son essai sur l’image du presbytère dans la littérature allemande, ainsi que dans son essai analysant le sado-masochisme dans la littérature de caserne des corps de

32 Robert Minder, « Deutsche und französische Literatur. Inneres Reich und Einbürgerung des Dich- ters », in : R. Minder, Kultur und Literatur in Deutschland und Frankreich. Fünf Essays, Francfort-sur- le-Main, Suhrkamp (Insel Bücherei, 771), 1962, p. 5-43, ici p. 5. Pour une version française, cf. « Le “Lesebuch” (manuel littéraire), reflet de la conscience collective », Allemagne d’aujourd’hui, 8 (1967), p. 39-47. 33 Robert Minder, « Soziologie der deutschen und französischen Lesebücher », in : Hermann Helmers (dir.), Die Diskussion um das deutsche Lesebuch, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft (= Wege der Forschung, 251), 1969, p. 1-13. (Première publication in : Alfred Döblin [dir.], Minotau- rus. Dichtung unter den Hufen von Staat und Industrie, Wiesbaden, Steiner, 1953, p. 74-87.) 34 Karl Korn, « Noch immer tatenarm und gedankenvoll », La Gazette de Francfort, 26.1.1963. Cf. Marc M. Payek, « Opportunismus, Kritik und Selbstbehauptung. Der Journalist Karl Korn zwischen den dreißiger und den sechziger Jahren », in : Gallus/Schildt, Rückblickend in die Zukunft (note 4), p. 147-163. 35 Werner Ross, « Inneres Reich und Einbürgerung des Dichters », Merkur, 18/191 (1964), p. 90-92. Ross dirigea le Goethe-Institut de 1964 à 1972, cf. Wolfgang Bergsdorf (dir.), Ich schreibe, also bin ich. Werner Ross zum 85. Geburtstag, Bonn, Bouvier Verlag, 1997. L’intellectuel français en « traduction culturelle » : Robert Minder et la RFA 339 cadets (36). Minder critique l’influence profonde de l’éthique sociale protestante. Sa critique n’était pourtant pas dirigée contre l’intériorité allemande en tant que telle, mais plutôt contre sa forme pervertie et petite-bourgeoise étriquée. Or cette nuance, ignorée par les lecteurs allemands de l’époque, nous semble être essentielle pour expliquer la position critique de Minder à la fois aiguë et compréhensive. Le deuxième volume d’essais, Dichter in der Gesellschaft (1966), renforce la critique. Ce fut l’attaque de Heidegger qui fit sensation. Minder ne se contente pas d’une analyse socio-littéraire de la « langue de Meßkirch », mais vise aussi le rôle du philosophe dans le national-socialisme (37). Les démêlés avec Martin Heidegger, qui débutèrent dans les années 1950, amenèrent Minder à se ranger aux côtés d’Adorno, et engendrèrent au final des effets culturels bien plus importants. À l’invitation de Minder, Theodor W. Adorno tint une série de conférences au Collège de France, où il développa la criti- que de l’ontologie de Heidegger et des éléments fondamentaux de sa Negative Dialek- tik (38). Cette invitation fut à la fois un défi pour Heidegger et ses disciples en France, mais aussi une façon de marquer le terrain. Il constitua un indéniable contrepoint à l’omniprésence de Heidegger en France (39). Adorno résuma cette coalition intellec- tuelle, assignant aux deux hommes un rôle d’intellectuels. « Nous avons pour ainsi dire pris les Heideggériens en tenailles, et piqué au vif l’unité et la concorde allemande, et cela, car c’est un point sensible, ne sera pas sans conséquences… » (40). Force est de constater que le statut de Praeceptor Germaniae fut construit aussi par les adversaires des textes engagés de Minder. L’enthousiasme suscité par les essais est caractéristique de leur lecture comme outil intellectuel pour la création d’une nouvelle culture allemande, mais la prise de position suscita en parallèle une résistance instinc- tive de la part de ceux qui refusaient ces efforts de réforme. Il fut particulièrement atta- qué par des détracteurs conservateurs qui considéraient comme typiquement français le lien étroit entre politique et littérature, et qui se réclamaient d’un intellectualisme à l’allemande. Les conservateurs soulignaient l’aspect « gaulois » des interventions de Minder et objectaient qu’elles étaient formulées de manière « enjouée et gaie » ou bien « subjective et socio-politique » à la différence de l’objectivité scientifique allemande (41). On ne peut négliger la portée de cet argument contre l’occidentalisation de la sphère intellectuelle allemande au nom de l’apolitisme et d’une position en retrait.

36 Robert Minder, « Das Bild des Pfarrhauses in der deutschen Literatur von Jean Paul bis Gottfried Benn », in : R. Minder, Kultur und Literatur (note 32), p. 44-72 ; Robert Minder, « Kadettenhaus, Gruppendynamik und Stilwandel von Wildenbruch bis Rilke und Musil », in : ibid., p. 73-93. 37 Robert Minder, « Heidegger und Hebel oder die Sprache von Meßkirch », in : R. Minder, Dichter in der Gesellschaft (note 17), p. 210-264. 38 Voir Rolf Tiedemann, « Nachbemerkung des Herausgebers », in : Theodor .W Adorno, Ontologie und Dialektik, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2002. 39 Dominique Janicaud, Heidegger en France, tome 1 : Récits ; tome 2 : Entretiens, Paris, Albin Michel, 2001. 40 Theodor W. Adorno à Robert Minder, 23.6.1965. Archives Theodor W. Adorno. 41 Pour une analyse de cet argument classique dans l’histoire des relations entre la germanistique fran- çaise et la romanistique allemande, cf. Katja Marmetschke, « Vernunft oder Intuition. Der Streit zwischen Edmond Vermeil und Ernst Robert Curtius in der Revue de Genève », Lendemains, 26/103-4 (2001), p. 42-55. 340 Revue d’Allemagne

2. La culture allemande mise en texte La perception de Minder repose en grande partie sur la perception de l’intellectuel français. Or, la confrontation entre les mentalités françaises et allemandes domine aussi sur le plan textuel. C’est la différence fondamentale entre les deux peuples qui engendre une relation spécifique à la littérature et à la politique, comme le montrent les titres des deux recueils d’essais : de façon prosaïque et presque en passant pour le pre- mier volume Kultur und Literatur in Deutschland und Frankreich (1962), de manière plutôt réticente sur le fond pour le second volume Dichter in der Gesellschaft (1966). Aussi, la première conférence plénière de Minder à l’Académie de Mayence, tenue le 24 mars 1953, signalait-elle l’antithèse dans son titre : « Le caractère de la communauté dans les littératures allemande et française » (42). Pour les Allemands de l’époque, l’idée derrière cette construction communautaire fut compréhensible de manière intuitive. Ainsi, l’écrivain Frank Thiess résuma les réactions de ses collègues et écrivit au nom de la classe de littérature à Paris : « La façon dont vous avez représenté l’esprit des deux littératures, qui avec beaucoup de clarté expriment l’être et les spécificités des deux peuples, nous a profondément émus et a fourni à chacun d’entre nous de nouvelles clés de compréhension » (43). Comme la première conférence de 1953, les textes de Minder restent marqués par un diagnostic de la communauté allemande. Sous une forme abrégée, la conférence « La Littérature allemande du point de vue français », tenue le 28 avril 1959 à l’Académie de Darmstadt, contenait les éléments les plus importants de sa critique du nationalisme. Pour le développer, le germaniste appuie ses arguments sur les images véhiculées par la littérature. Il présentait une esquisse de son histoire croisée de la littérature en France et en Allemagne. Minder circonscrit le champ du possible de la littérature comme zone conflictuelle entre l’esthétique et la société et souligne la signification des facteurs extérieurs tout en tenant compte du « point culminant de la rivalité franco-allemande des xixe et xxe siècles ainsi que du massacre en masse sous l’égide de la patrie, de l’évangile et de l’humanisme » (44). Au cœur de ce scénario, Minder place le livre de Madame de Staël à l’opposé des livres de lecture allemands, et décrit la réception du romantisme allemand et de Heine en France comme un « test » des mentalités alle- mandes et françaises. À l’origine de cette perspective se trouve l’idée que l’Allemagne et la France se seraient développées différemment à partir de la fin du xviiie siècle. Il prétend que tandis qu’en France l’évolution avait un caractère socio-politique, en Allemagne les mouvements conduisaient au littéraire-esthétique. Les essais du germaniste mettent en scène cette idée et cherchent à l’illustrer à par- tir des exemples concrets de la littérature. De façon virtuose, Minder fait vivre son diagnostic dans son essai célèbre sur l’image du presbytère qui présente au lecteur

42 Robert Minder, Das Wesen der Gemeinschaft in der deutschen und der französischen Literatur, Mayence, Akademie der Wissenschaften und der Literatur et Steiner Verlag (= Abhandlungen der Klasse der Literatur/Akademie der Wissenschaften und der Literatur 953,1 3), 1954. Le texte a été retravaillé et augmenté pour l’essai : « Deutsche und französische Literatur. Inneres Reich und Ein- bürgerung des Dichters », in : R. Minder, Kultur und Literatur (note 32), p. 5-43. 43 Frank Thiess à Robert Minder, 5.12.1954. Archives Minder, Deutsches Literaturarchiv Marbach. 44 Robert Minder, « Deutsche Literatur in französischer Sicht », Jahrbuch Deutsche Akademie für Spra- che und Dichtung, 1959, p. 13-23. L’intellectuel français en « traduction culturelle » : Robert Minder et la RFA 341 allemand une sorte de galerie des ancêtres. Or celle-ci est loin d’être le résultat d’une canonisation des classiques. Ces ancêtres tels que les écrivains Ina Seidel, Jochen Klep- per et Ricarda Huch entament une conversation vivante sur l’intériorité allemande ramenée à la culture allemande par la pensée luthérienne. Voilà où le germaniste trouve l’argument majeur pour sa conclusion sur la nécessité d’occidentaliser les réflexes poli- tiques des Allemands marqués par une mentalité d’obéissance passive. En s’alignant sur une tradition d’explication française, il en avait trouvé l’origine dans les Traités de Luther où la liberté du chrétien fut considérée comme une qualité intérieure : la conception luthérienne de l’État fut internalisée par les Allemands revêtant ainsi d’un caractère quasiment sacré les décisions du pouvoir (45). Minder reconstitue des mentalités protestantes en partant d’une critique de l’image de l’autorité dans les romans d’Ina Seidel Lennacker. Das Buch einer Heimkehr (1938) et de Jochen Klepper Der Vater. Roman eines Königs (1937). Mais il ne se contente pas d’attaquer l’idéologie nationaliste des textes. Il vise aussi leurs effets dans les attitudes et le comportement des auteurs sous le régime nazi. Le contraste est donné par « l’atti- tude souveraine de Ricarda Huch ». L’écrivain progressiste fut la première à avoir quitté l’Académie des Arts de Berlin après l’avènement des nationaux-socialistes en 1933. Elle entendait protester ainsi contre l’exclusion d’Alfred Döblin et bien d’autres activités du nouveau gouvernement. De même, elle refusa de signer la déclaration de loyauté proposée aux membres de l’académie. Contrairement à elle, Seidel fut un écrivain à succès dans les années 1930 et de nouveau après 1945. Menacée par la déportation, la famille Klepper, autrement dit Klepper, son épouse et leurs deux filles, se donna la mort en 1942. Pour Minder, l’« atrophie politique de Seidel » symbolise le manque de civisme de la société allemande. Ses romans sont imprégnés par une servilité apo- litique qui est le résultat « d’une certaine éthique sociale », que le germaniste décrit comme « allemande » (46). Force est de constater que le fond de cette lecture ne fut pas mis en cause, pas même par les défenseurs de Seidel de l’époque. Ainsi, si la critique de Minder est désapprou- vée par le critique littéraire conservateur Curt Hohoff, il partage cependant l’hypo- thèse d’une opposition franco-allemande. La réaction de Hohoff montre l’obstination du particularisme allemand : « […] l’observateur se laisse emporter par le moraliste de la même façon qu’en d’autres lieux, l’homme politique se laisse emporter par lui. Une étroite imbrication entre politique et poésie caractérise la littérature française, ce qui manque à la littérature allemande. La très prisée Madame de Staël le savait et a tout particulièrement porté au cœur de ses compatriotes les barbares de l’Est » (47).

45 Robert Minder, Allemagnes et Allemands. Essai d’histoire culturelle, Paris, Éd. du Seuil, 1948, p. 94, p. 92 sq. La réflexion sur la Réforme et ses conséquences pour l’histoire allemande fut un sujet-clé de la germanistique française à laquelle le national-socialisme donna une nouvelle signification, voir notamment l’œuvre d’Edmond Vermeil, le mentor de Minder, Katja Marmetschke, Feindbeobach- tung und Verständigung. Der Germanist Edmond Vermeil (1878-1964) in den deutsch-französischen Beziehungen, Cologne, Böhlau Verlag, 2008. 46 Robert Minder, « Pfarrhaus », Kultur und Literatur (note 32) p. 62 sq. 47 Curt Hohoff, « Deutsche Literatur aus französischer Sicht », Süddeutsche Zeitung, 2/3.3.1963. Cf. la réaction de Minder, « Verschobene Akzente (À propos de Curt Hohoff, “Deutsche Literatur aus französischer Sicht”) », Süddeutsche Zeitung, 23/24.3.1963. 342 Revue d’Allemagne

L’explication de Minder se fonde sur l’antithèse franco-allemande transformée en réflexion autour de l’idéologie allemande et son histoire. Celle-ci ne fut pas approuvée par tous les milieux de la RFA mais appréhendée par les membres de sa génération. Celle qui suit, au contraire, se met à douter de sa pertinence. La mise en opposition de deux formes de littérature, d’une « forme sociétale » contre une « imagination créa- trice », devient non pas un problème idéologique mais méthodologique. Ainsi le jeune germaniste Peter Demetz reproche-t-il à Minder une mise en opposition instinctive des mentalités françaises et allemandes. Selon Demetz, Minder emploie un code binaire non justifié sur le plan théorique : il se sert de l’Académie française contre la forêt allemande et érige la capitale centralisatrice en argument contre les lands et marais allemands (48). Il est vrai que la polémique de Minder contre le pathos communautaire allemand et l’éthique sociale qui en découle est le résultat de cette lecture antithétique. Le thème forme, effectivement, un leitmotiv des essais. Toujours est-il que les hypothèses du germaniste sont loin d’être « instinctives ». Les résultats sont obtenus, au contraire, par des lectures concrètes et des analyses précises, qui tirent leur importance pour l’histoire des mentalités d’une mise en perspective avec d’autres documents. Dans le cas du roman de Seidel, la critique du « sentiment sous-jacent d’une société voulue par Dieu en l’état et dont les fondements ne peuvent être remis en cause » (49) correspond à la vision ultime du personnage principal Len- nacker, blessé de guerre, d’une société marchant à l’unisson. À cela s’ajoute que Min- der tempère ce constat avec un poème de guerre de 1940 et d’autres textes de 1942 (50). Le perfectionnisme bibliographique, transparaissant peu derrière l’élégance de l’essai, constitue cependant l’une des bases de la critique idéologique. Il permet au germaniste de contextualiser la littérature. Qui plus est, en filigrane des essais de Minder se trouve la quête du germaniste qui consiste à proposer une compréhension synthétique de la culture allemande dans sa totalité. Si les essais n’ont pas le caractère d’exposés méthodologiques, ils s’inspirent néanmoins des éléments de méthode que Minder avait esquissés dans un livre français, Allemagnes et Allemands (1948), quinze ans plus tôt (51). Quand le germaniste tente, dans les textes des années 1960, de tirer un « coefficient affectif », voire un « coefficient mythique », de la littérature qui ferait comprendre l’auto-perception culturelle alle- mande (52), il emprunte la méthode développée dans les années 1940 pour saisir ce que voient les Allemands dans leur histoire et culture. Il avait alors repris les toutes nou- velles propositions de l’École des Annales en faveur d’« une histoire des sensibilités » pour son projet de lieu de mémoire de l’Allemagne par ses régions (53). Minder se réfère à Lucien Febvre, qui lui aussi a mis en avant la signification par- ticulière de la littérature pour la recherche « sur l’histoire de la vie sentimentale des

48 Peter Demetz, « Die alten Grenzen bröckeln. Robert Minders Erfahrungen mit deutscher und fran- zösischer Literatur », Die Zeit, 11.8.1967. 49 Robert Minder, « Pfarrhaus », Kultur und Literatur (note 32), p. 62 sq. 50 Ibid. 51 R. Minder, Allemagnes et Allemands (note 45). 52 Ibid., p. 20. 53 Pour une lecture historiographique, voir Anne Kwaschik, « Relire Allemagnes et Allemands. À pro- pos d’un chef d’œuvre inachevé », Allemagne d’aujourd’hui, 165 (2003), p. 18-34. L’intellectuel français en « traduction culturelle » : Robert Minder et la RFA 343

époques antérieures » : pour lui, la littérature serait une source décisive pour la recons- titution de « la vie affective d’une époque donnée », car elle enregistre non seulement les « nuances de sensibilité qui séparent les unes des autres les époques, et plus préci- sément les générations – mais [étudie] la façon même dont elle crée et répand ensuite telle forme de sentiment parmi des masses, dont il y a lieu d’ailleurs d’évaluer avec précision l’importance » (54). Et Minder d’affirmer : « C’est la littérature qui, le mieux, enchaîne, développe, coordonne nos sensations » (55). Dans l’introduction d’Allemagnes et Allemands, Minder s’explique : « Mon point de départ cependant, reste toujours, non le paysage vu par le géographe, ni l’histoire vue par l’historien, ni le caractère ethnique étudié par l’ethnographe – mais l’his- toire, le paysage, le caractère déjà élaborés par la littérature (que viennent épauler tous les autres arts), donc déjà dotée d’un coefficient affectif, qu’on peut appeler aussi un coefficient mythique » (56). La méthode socio-psychologique, qui déchiffre la collectivité, fut mise en œuvre par l’histoire des mentalités (57). La recherche de thèmes collectifs dans la littérature allemande signifie pour Minder un accès méthodique aux modes de représentations collectifs des Allemands et à leurs fondements émotionnels. Les résultats de l’emploi de cette approche sont impressionnants d’un point de vue historiographique. De manière évidente, Minder essaie de transcender le concept essentialiste de culture, considérée comme une entité singulière reliée à une prétendue origine commune. Au contraire, le germaniste présente la culture allemande comme un ensemble de textes et de symboles. La culture est produite par les individus comme un ensemble complexe de représentations, de formes de pensées, de moyens de ressenti, de valeurs et de signi- fications appréhendées, qui symbolise un système de pensée. Minder s’inscrit contre les « images affectives » et les « symboles sentimentaux » que les nations développent à propos d’elles-mêmes et de leurs voisins. Figés dans des « séries d’images histori- ques », ces derniers seraient produits par chaque nation au sujet de sa propre histoire, les voisins y faisant souvent figure d’ennemis. Comme son livre français, les essais allemands sont destinés à déconstruire la consistance de la perspective nationale pour les Allemands et pour les Français. L’objectif de ce travail de traduction comparatiste entre l’Allemagne et la France consiste à faire ressortir les principes de formation d’une nation dans un contexte européen. Si Minder développe ce système de coordonnées pour l’Allemagne, il insiste sur le fait que, dans le cas de la France, il existe « un parallélisme formel qui demanderait pour l’appréciation finale une mise au point extrêmement subtile » : « Chez nous, les mythes sont autres : quand par exemple Daladier prenait ses décrets-lois, il suffisait de dire que c’étaient des décrets de “salut-public” et que le président agissait en héritier des “Jacobins” pour que les nigauds y croient. Parallèlement d’ailleurs au mythe

54 Lucien Febvre, « Comment reconstituer la vie affective d’autrefois ? La sensibilité et l’histoire », in : L. Febvre, Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1992, p. 221-244, ici p. 234. 55 R. Minder, Allemagnes et Allemands (note 45), p. 17. 56 Ibid., p. 20 (souligné dans l’original). 57 Lucien Febvre, « Allemagne (sic) et Allemands. Un grand livre sur l’Allemagne », A.E.S.C., 5 (1950), p. 272-277. 344 Revue d’Allemagne

plus ancien des “Germains régénérateurs du monde”, on pourrait déceler chez nous toute une filiation de mythes qui des Jacobins, régénérateurs de l’Europe, remonteraient aux républicains romains, ces modèles des rousseauistes. Mais on a peur de toucher trop bru- talement par de telles remarques à un tabou collectif, comme on y toucherait également, et non moins redoutablement, en prenant sous la loupe l’emprise conservée par le mythe du siècle de Louis XIV sur un certain nombre de Français contemporains » (58). Minder n’entreprend pas le travail critique pour la France de la même manière et déchiffre les mythes et complexes français. Mais, il ne cesse pas d’affirmer et de réflé- chir au principe de l’existence des mythes nationaux. Insistant sur les transferts cultu- rels et des développements communs, il tente de les dénationaliser. Mettant l’accent sur la réciprocité du développement culturel de l’Allemagne et de la France, il essaie de surmonter la frontière entre le point de vue de l’intérieur et celui de l’extérieur. Néanmoins, le germaniste ne peut ne pas travailler sans l’hypothèse d’une culture allemande. Même dans la déconstruction de la germanité, l’Allemagne existe et sert d’argument. Force est de constater que le cas étudié ici révèle une problématique para- digmatique en histoire intellectuelle. Il ne s’agit pas de reprocher au germaniste de ne pas avoir été plus déconstructiviste à une époque où l’image de la nation n’était pas encore celle d’« une communauté imaginée ». Comme Gadi Algazi l’observe dans sa critique du culte de la culture, même derrière les termes sémiotiques culturels, se cache une perception de la culture qui est utilisée comme « un tout homogène, [et] fournit une explication suffisante pour le comportement des acteurs historiques » (59). La construction de la germanité en tant qu’entité de ce type reste cependant un cas unique dans ses développements et sa réception. Elle témoigne du fait que, dans des circonstances historiques bien particulières, une telle « construction culturelle » peut créer des effets sociétaux et culturels bien réels.

3. Le regard étranger. Une conclusion La réception et le succès de la critique minderienne ne s’expliquent que par son statut d’« intellectuel-intermédiaire ». D’un côté, la critique est le résultat d’une vision exté- rieure exprimée par quelqu’un qui se positionne en raison de sa nationalité française au-dessus des conflits contemporains de la société allemande. De l’autre côté, elle est basée sur une connaissance intime de la culture et de la langue allemandes qui rend possible à la fois la compréhension des Allemands et la compréhension par les Alle- mands. C’est à l’aide de ce savoir, que l’on peut appeler « ésotérique », que le germaniste français aborde d’une manière acceptable et compréhensible pour les Allemands de l’époque le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, les traditions nationalistes ainsi que les mentalités conservatrices de la culture allemande, de l’avant-1968. Pour conclure, ce statut d’intellectuel intermédiaire peut être résumé par les carac- téristiques de « marginal man » développées par le sociologue américain Everett

58 Robert Minder, « Mythes et complexes agressifs dans l’Allemagne moderne », Psyché, 3/21-22 (1948), p. 783-794, ici p. 701. Le texte fit l’objet d’une conférence dans le Collège philosophique de Jean Wahl, probablement le 13 février 1948. 59 Gadi Algazi, « Kulturkult und die Rekonstruktion von Handlungsrepertoires », L’Homme Z.F.G., 11/1 (2000), p. 105-119. L’intellectuel français en « traduction culturelle » : Robert Minder et la RFA 345

Stonequist (60). Tenant compte d’une double prise de conscience entre la France et l’Al- lemagne, l’intervention intellectuelle de Minder n’est conçue que de manière partiale, comme issue d’une position extérieure unique, car le médiateur est impliqué – et même doublement impliqué. Stonequist a précisé son concept d’homme participant à plusieurs cultures en soulignant deux caractéristiques de cette forme de critique : il s’agit d’une part de la position de l’extérieur et d’autre part de la proximité et de la sympathie du médiateur pour les personnes auxquelles il s’adresse. Ainsi s’explique l’objectivité participative de la critique de Minder, dotée à la fois d’une indépendance à l’égard des ethnocentrismes courants et d’un engagement compassionnel. Il est important de noter qu’en s’appropriant ce rôle, Minder contribua à la con- struction de l’espace de Praeceptor Germaniae. À la fin de sa carrière, c’est le germa- niste qui propose des catégories pour expliquer sa mission. Dans sa leçon finale au Collège de France, il utilise son parcours biographique pour se donner le statut d’un homme « à deux cultures », dont la particularité est d’être en mesure de commenter deux cultures à partir de deux points de vue : « Élevé à Strasbourg dans la langue alle- mande jusqu’à l’âge de seize ans, imprégné du vocabulaire affectif des Allemands tout autant que du vocabulaire français correspondant, je sentais que je pouvais apporter quelque chose de particulier à mes collègues, n’étant ni tout à fait le même qu’eux ni tout à fait un autre » (61). Dans l’histoire de la RFA, l’« intellectuel intermédiaire » que Minder incarna fut, certes, un modèle de transition. Les textes ont été dépassés par les prises de position concrètes et les protestations politiques de la nouvelle génération. L’invention de l’« intellectuel allemand », a contrario, fait partie de la success story de la RFA. Son histoire est en train d’être sondée dans une optique plus ou moins nationale (62). Or cette histoire, du moins en ce qui concerne la deuxième phase de formation de la RFA (63), ne peut être détachée de l’histoire de la perception du modèle français. Le recours au cas français et à un contre-modèle de l’intellectualité allemande a été con- stitutif des débats autour d’un modèle dit « allemand ». C’est dans ce contexte que le rôle de l’intellectuel intermédiaire s’inscrit : Minder donna aux Allemands l’occasion de débattre du statut de l’intellectuel, d’expérimenter et d’avancer des arguments dans un dialogue franco-allemand. Ainsi, le modèle s’est révélé transférable.

60 Les recherches de Stonequist permettent de définir des modèles de réaction dans des situations de conflits culturels. Stonequist aborde la question du « marginal man » suite à la digression de Georg Simmel sur l’étranger et à la réappropriation de celle-ci par Robert Park, cf. Everett V. Stonequist, The Marginal Man. A Study in Personality and Culture Conflict, New York, Russell & Russell, 1961. 61 Robert Minder, Leçon terminale au Collège de France (Paris, 19.5.1973), Paris, 1973, p. 26. 62 Kroll/Reitz, Intellektuelle in der Bundesrepublik (note 6), p. 9. Cette observation ne vaut pas pour la nouvelle histoire intellectuelle, cf. Frank Biess, « Thinking after Hitler: The New Intellectual History of the Federal Republic of Germany », History and Theory, 51/2 (2012), p. 212-45. 63 Franz-Werner Kesting (dir.), « Aufbrüche und Umbrüche. Die zweite Gründung der Bundesrepublik 1955-1975. Eine Einführung », in : Franz-Werner Kesting (dir.), Die zweite Gründung der Bundes- republik. Generationswechsel und intellektuelle Wortergreifungen 1955-1975, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2010, p. 7-21, ici p. 12. 346 Revue d’Allemagne

Résumé Les débats au sujet de la relation entre esprit et pouvoir qui ont eu lieu en République fédérale à la fin de l’ère Adenauer ont contribué à ce que soit également débattue la position de l’intellectuel au sein de la société. L’article part de la thèse que ce processus d’autodéfinition a aussi eu lieu au travers de la confrontation avec le modèle de l’in- tellectuel français. S’appuyant sur les schémas de perception qui furent décisifs dans la réception du rôle et des textes du germaniste français Robert Minder (1902-1980), il entreprend de montrer l’influence exercée sur les débats par le potentiel critique associé à la référence française dans la mémoire culturelle allemande. La situation de commu- nication spécifique entre Minder et l’espace public ouest-allemand est définie comme un processus au cours duquel se produit la « traduction culturelle » (Lässig) du modèle français de l’intellectuel.

Abstract Along with the debates over the relationship of mind and power, the place of the intel- lectual in society was negotiated in the Federal Republic of the outgoing Adenauer era. The article is based on the thesis that these self-understanding processes also occurred in the discussion of the model of the French intellectual. Focusing on the example of those patterns of perception, which were crucial for the cognition of the role and texts of French Germanist Robert Minder (1902-1980), the paper investigates to what extent these debates were determined by the critical potential, which the French reference implied in terms of the German cultural memory. The specific communication situation between Minder and the West German public is characterized as a process of negotiating the “cultural translation” (Lässig) of the French intellectual model.

Zusammenfassung Mit den Debatten um das Verhältnis von Geist und Macht wurde in der Bundesrepu- blik der ausgehenden Adenauer-Ära auch der Ort des Intellektuellen in der Gesellschaft verhandelt. Der Artikel geht von der These aus, dass diese Selbstverständigungsprozesse auch in der Auseinandersetzung mit dem Modell des französischen Intellektuellen erfolgten. Am Beispiel der Perzeptionsmuster, die für die Wahrnehmungen der Rolle und Texte des französischen Germanisten Robert Minder (1902-1980) entscheidend waren, wird gezeigt, inwiefern diese Debatten durch das kritische Potential, das der französi- schen Referenz im deutschen Kulturgedächtnis zukam, bestimmt waren. Die spezifische Kommunikationssituation zwischen Minder und der bundesdeutschen Öffentlichkeit wird als ein Prozess gekennzeichnet, in dem die „kulturelle Übersetzung“ (Lässig) des französischen Intellektuellenmodells verhandelt wird. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 347 T. 46, 2-2014

Brandt und Grass – eine Freundschaft?

Friedhelm Boll *

Willy Brandt und Günter Grass bildeten eine Art Partnerschaft, wie es sie zwischen einem führenden Politiker und einem Intellektuellen in Deutschland zuvor nicht gegeben hat. Nicht weniger bedeutend ist die Quellenbasis. Neben seinen Büchern Aus dem Tagebuch einer Schnecke, in dem er den Wahlkampf von 1969 beschreibt, und seiner autobiographischen Arbeit Beim Häuten der Zwiebel hat Grass mehrfach selbst über seine politische Arbeit und seine Nähe zu Willy Brandt berichtet. Nun liegt zudem der gesamte Briefwechsel aus dem Nachlass Willy Brandts sowie aus dem Günther-Grass-Archiv vor, der eine hervorragende Basis für die Beziehungen der bei- den Nobelpreisträger abgibt (1). Vereint sind „288 Briefe, Grußkarten und Telegramme sowie Briefbeigaben und begleitende Schreiben“, die Martin Kölbel 2013 vorzüglich ediert hat. Diese Briefe sind nach Meinung des Herausgebers ein „Zeugnis einer auch gelingenden Liaison von Geist und Macht“, das „einen Einblick hinter die Kulissen der Macht“ gibt (2). Zweifellos ist dieser von 1964 bis 1992, dem Todesjahr Willy Brandts, reichende Briefwechsel als ein wichtiges, „vielleicht sogar zentrales Dokument“ für „die zweite, die intellektuelle Gründung der Bundesrepublik“ anzusehen (3). Das hier angeschnittene Thema umfasst daher einen zentralen Aspekt des Wandels der

* Professor an der Universität Kassel und Wissenschaftlicher Referent am Historischen Forschungs- zentrum der Friedrich-Ebert-Stiftung bis 2010. 1 Martin Kölbel (Hg.), Willy Brandt und Günter Grass, Der Briefwechsel, Göttingen, Steidl, 2013, S. 1059. Alle Briefe sowie die beigegebenen Dokumente von Brandt und Grass werden nach dieser Ausgabe zitiert, jeweils als Brief bzw. Dokument mit entsprechender Nummer. 2 Martin Kölbel, „Nachwort“, in: ebd., S. 1061. 3 Ebd.; zur Debatte um die intellektuelle Gründung der Bundesrepublik siehe: Klaus Schönhoven, „Aufbruch in die sozialliberale Ära. Zur Bedeutung der 60er Jahre in der Geschichte der Bundesrepu- blik“, Geschichte und Gesellschaft, 25. Jg., Heft 1, S. 123-145. Clemens Albrecht u.a. (Hg.),Die Intel- lektuelle Gründung der Bundesrepublik. Eine Wirkungsgeschichte der Frankfurter Schule, Frankfurt/ New York, Campus, 1999; Claudia Münkel, „Intellektuelle für die SPD. Die Sozialdemokratische Wählerinitiative“, in: Gangolf Hübinger, Thomas Hertfelder (Hg.),Kritik und Mandat. Intellektu- elle in der deutschen Politik, Stuttgart, DVA, 2000, S. 222-239. 348 Revue d’Allemagne politischen Kultur der Bundesrepublik zu einer partizipatorischen Demokratie, die mit der Ära Brandt untrennbar verbunden ist (4). Die Besonderheit der Partnerschaft Brandt-Grass lässt sich mit den Worten Kölbels wie folgt beschreiben: „Ein Politiker, der die intellektuelle Dreinrede in seine Partei- und Regierungsarbeit einzubinden weiß, und ein Schriftsteller, der Gesellschaft nicht einfach künstlerisch entwerfen, sondern tagespolitisch mitgestalten will: Beides hat Seltenheitswert“ (5). Für die Analyse dieser Partnerschaft ist es sinnvoll, bei Grass mindestens vier Rollen zu unterscheiden, in denen er gegenüber Willy Brandt auftrat: Der 1999 mit dem Lite- raturnobelpreis ausgezeichnete Schriftsteller, der mit seinem Roman Die Blechtrom- mel Weltliteratur schrieb; der Intellektuelle, der öffentlich Stellung bezieht und sich einmischt; der (selbsternannte oder auch gebetene) Ratgeber des Bundeskanzlers und der Helfer bzw. Wahlkämpfer, d.h. der Erfinder und Organisator einer eigenen, histo- risch neuen Wahlkampfform (der Sozialdemokratischen Wählerinitiative), mit der er die SPD insbesondere zur Zeit Willy Brandts unterstützte und gleichzeitig eine Form der aktiven Mitwirkung des Wählers schafft. Dass Grass mit diesen verschiedenen Rollen gelegentlich in Konflikt geriet, wird die Darstellung zeigen. Am Schluss wird die Frage aufgeworfen, ob es sich bei dieser Partnerschaft um Freundschaft handelte, wie Grass und der Herausgeber Kölbel behaupten (6).

Einige Fakten Obwohl sich Grass bereits im Bundestagswahlkampf von 1961 individuell für Willy Brandt engagiert, beginnt der Briefwechsel erst 1964. Ab 1967 nimmt der schriftliche Austausch langsam zu, bevor zwischen 1969 und 1973 der Höhepunkt erreicht wird. Nach dem Rücktritt Brandts vom Amt des Bundeskanzlers 1974 reduziert sich der Briefwechsel auf wenige Kontakte und einige gemeinsame Projekte (Zusammenarbeit bei der Zeitschrift L 76), die bis ins Todesjahr Brandts (1992) reichen. Über die deut- sche Einheit haben sie geradezu entgegengesetzte Ansichten. Im Unterschied zu anderen kritischen Intellektuellen belässt es Grass nicht bei papiernen Stellungnahmen. Er will mehr. Es drängt ihn wie schon bei seinen Pro-SPD- Wahlkämpfen von 1961 und 1965 zur Politik. Nach dem Wahlsieg von 1969 möchte er unmittelbar in der Nähe des Kanzlers eine ihm angemessene politische Verwendung, die aber nie gefunden wird. Zwar bleibt immer erkennbar, dass er der SPD-kritische Kämpfer ist. Seine Aktivität als Wahlkämpfer bildet somit die zweite Rolle, die er zeitweise mit überausgroßem Engagement ausfüllt. Mit Hilfe der Sozialdemokrati- schen Wählerinitiative schafft er ein neues Instrument partizipativer Demokratie, mit dem er ab 1969 zu einem beträchtlichen Maß dazu beiträgt, die SPD auch für soge- nannte bürgerliche Wählerschichten und für Nichtparteimitglieder zu öffnen. Von besonderer Bedeutung ist der katholische Arbeitskreis in der Sozialdemokratischen

4 K. Schönhoven, „Aufbruch“ (Anm. 3), S. 144. 5 M. Kölbel, „Nachwort“ (Anm. 2), S. 1061. 6 Ebd., S. 1060. Von Freundschaft zwischen beiden Männern, ohne dies zu problematisieren, spricht Daniela Münkel, „‚Mehr Demokratie wagen, mitarbeiten!‘ Günter Grass und die Sozialdemokrati- sche Wählerinitiative“, in: Kurt Beck (Hg.), „Schlagt der Äbtissin ein Schnippchen, wählt SPD!“ Günter Grass und die Sozialdemokratie, Berlin, Vorwärts-Buch Verlag, 2007, S. 41. Brandt und Grass – eine Freundschaft? 349

Wählerinitiative, weil sich dort in herausgehobenem Maße die Kreise fanden (Theolo- gieprofessoren, Studentenpfarrer, Vertreter katholischer Laienverbände), die sich für die Aussöhnung mit Polen einsetzten (7). Grass’ Drängen, politisch Einfluss zu gewinnen, führte 1967/68 dazu, sein Verhält- nis zu Brandt zu intensivieren. Brandt bietet dem 14 Jahre jüngeren das Du an und akzeptiert, dass er in einem sich ständig intensivierenden Briefwechsel immer wieder konkrete Ratschläge erhält. Darunter finden sich Vorschläge, die sich langfristig als äußerst sinnvoll erweisen. Grass’ Warnungen vor der Umweltzerstörung der Ostsee, seine Analyse zum Aufbegehren der Jugend gegen Ende der 1960er Jahre sowie sein Vorschlag zur Gründung einer deutschen Nationalstiftung für das deutsche Kulturgut im Osten sind besonders hervorzuheben. Hier zögert er nicht, am Beispiel seiner eige- nen literarischen Produktion oder der seines Freundes Siegfried Lenz die Dimension der Erinnerung (an die verlorene Heimat) herauszustreichen, um die Bedeutung des deutschen Ostens als ein zu bewahrendes Kulturgut zu betrachten, das den ehemali- gen Vertriebenen helfen kann, mit dem Verlust der Heimat besser zurecht zu kom- men. Nicht selten kommen Grass’ Ratschläge jedoch ungelegen. Da er die Sensibilität Brandts nicht nur kennt, sondern als dessen Stärke schätzt, muss sein forderndes Auftreten gegenüber Brandt auch bei seinem so hoch geschätzten Briefpartner nicht selten als störende Einmischung angekommen sein. Gerade im internen Verhältnis spart Grass nicht an Kritik. So stehen sinnvolle Hinweise, ungebetene Ratschläge, harte Kritik und massive Einmischung oft unverbunden nebeneinander. Die Fälle, in denen Brandt Grass direkt als Berater anspricht, sind eher selten. Die bedeutendsten dürften die Mithilfe an der Formulierung der Warschauer Fernsehan- sprache vom 7. Dezember 1970, die Unterstützung bei der Formulierung der Osloer Nobelpreisrede und vielfältige andere große Reden zu Parteitagen gewesen sein. Dort wo Grass’ Ratschläge im Rahmen der Wahlkampfvorbereitung und -durchführung konkret wurden, bat Brandt seine Mitarbeiter Horst Ehmke, Hans-Jürgen Wisch- newski, Holger Börner oder gelegentlich auch Alfred Nau (für die Friedrich-Ebert- Stiftung), der direkte Ansprechpartner für Grass zu sein. Die Beziehung der beiden Männer ist seit dem Beginn in den 1960er Jahren immer wieder von Auseinandersetzungen begleitet, die in der Regel aus Grass öffentlicher Kritik an Brandts Regierungstätigkeit entstehen. Dennoch bleiben beide während der Zeit von Brandts Kanzlerschaft eng verbunden. Brandt nutzt sowohl die intelligente Analysefähigkeit, als auch die bestechenden Formulierungsvorschläge von Grass für seine großen Reden. Auch kommt dem Politiker die Unterstützung des weltbekannten Schriftstellers sowie seine Netzwerktätigkeit zu Gute. Grass macht immer wieder auch eigene Vorschläge für Reden und Stellungnahmen, die Brandt nicht selten an seine Mitarbeiter Egon Bahr, Horst Ehmke oder Hans-Jürgen Wischnewski weitergibt. Manche Briefe lässt der Bundeskanzler, der gewohnt ist zu delegieren, auch durch sein Büro beantworten. In der Regel sind Grass’ von erstaunlicher Eloquenz gekennzeich- neten Briefe drei bis fünfmal so lang wie die Antworten Brandts.

7 Vgl. Friedhelm Boll, „Der Bensberger Kreis und sein Polenmemorandum. Vom Zweitem Vatikani- schen Konzil zur Unterstützung sozial-liberaler Entspannungspolitik“, in: ders./Wiesław Wysocki/ Klaus Ziemer (Hg.), Versöhnung und Entspannung. Polnisch-deutsche Versöhnungsinitiativen der 1960er-Jahre und die Entspannungspolitik, Bonn, J.H.W. Dietz, 2009, S. 143-164. 350 Revue d’Allemagne

Die erste, zögerliche Kontaktaufnahme zwischen beiden Persönlichkeiten ging 1961 von Willy Brandt aus, der bereits zuvor über Hans-Werner Richter, den Spiritus Rec- tor der Gruppe 47, Gesprächskontakte zu Repräsentanten des linken Intellektuellen- Spektrums wie auch des Bildungsbürgertums suchte. Grass wurde auf Bitten von Brandt zum zweiten Gespräch des Kanzlerkandidaten mit Schriftstellern am 5. Sep- tember 1961, also kurz vor der Bundestagswahl, eingeladen. Zu dieser Zeit nahm er auch bereits an zwei Wahlkampfauftritten von Brandt in Westdeutschland teil (8). Die direkte Konfrontation mit Brandt und dessen Politik scheinen Grass so beeindruckt zu haben, dass er seine hochfahrende Ablehnung der Politik der 1950er Jahre verlor. In seinem Buch Grimms Wörter. Eine Liebeserklärung schreibt Grass dazu: „Brandt zeigte Verständnis für fast jede vorgebrachte Beschwerde“ (9). Als Brandt fragte, wer bereit sei, seine Reden durch Beiträge zu bereichern, war Grass der einzige, der sich meldete (10). Und er hielt Wort. 1961 fuhr er mit der Eisenbahn durchs Land, hielt Wahlveranstaltungen für die SPD und ihren Kandidaten Willy Brandt und beteiligte sich an einem von seinem Freund Martin Walser herausgegebenen Taschenbuch, in dem trotz aller Kritik für das kleinere Übel SPD geworben wurde (11). War der Kontakt nach der Wahlniederlage Brandts zunächst abgebrochen, so weitete Grass 1965 sein Engagement aus, indem er im Kreis von Künstlern, Schriftstellern, Film- und Fernsehschaffenden für Brandt warb und eine illustre Schar von Persönlichkeiten motivierte, sich öffentlich für Brandt einzusetzen (12). Kennzeichnend für die erste Phase der Beziehungen zwischen Brandt und Grass ist die unterstützende Arbeit des Schriftstellers. Er hilft Brandt bei der Redaktion seiner Reden zu wichtigen Bundesparteitagen wie im Wahlkampf, wirbt für ihn in Künstler- kreisen, hält selbst-finanzierte und -verantwortete Wahlkampfreden, beteiligt sich an Taschenbüchern zur Unterstützung der SPD, konzipiert Werbeslogans für den Wahl- kampf 1961, schreibt Redeentwürfe zu anderen wichtigen Themen insbesondere zum Problem der rebellischen Jugend (13). Brandt liefert seinerseits ein interessantes, im Vergleich zu Konrad Adenauer völlig neues Beispiel für den Kurs der Nach-Godesberg-SPD, die sich aus dem Dunstkreis der Arbeiter- und Funktionärspartei zu lösen suchte und ernsthafte Kontakte zu Wissenschaftlern, Experten sowie zu Repräsentanten der kritischen Intelligenz auf- nahm. Gleichzeitig präsentiert er diese „neue“ SPD als eine Partei, die sich von der Fundamentalopposition der frühen Nachkriegszeit gelöst und mit der Betonung von

8 M. Kölbel, „Nachwort“ (Anm. 2), S. 1065. 9 Ebd., S. 1067. 10 Ebd. 11 Siehe Günter Grass, „Wer wird dieses Bändchen kaufen?“, in: Martin Walser (Hg.), Die Alternative oder Brauchen wie eine neue Regierung?, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 1961. Erneut abgedruckt in: K. Beck (Hg.), Grass und die Sozialdemokratie (Anm. 6), S. 22-24. 12 Wieder erschien ein rororo-Bändchen zur Bundestagswahl, an dem Grass beteiligt war. Vgl. Hans- Werner Richter, Plädoyer für eine neue Regierung oder Keine Alternative, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 1965. Für den Zusammenhang: D. Münkel, „Wählerinitiative“ (Anm. 6), S. 34. Zum Presse- gespräch mit Brandt u.a. erschienen: Fritz Kortner, Hans Werner Henze, Bernhard Wicki und Inge- borg Bachmann. 13 Vgl. Dokumente 1-7 in: M. Kölbel, Willy Brandt (Anm. 1). Brandt und Grass – eine Freundschaft? 351 deutschen und europäischen Gemeinschaftsaufgaben, einer grundlegenden Reform der Bildungspolitik und der atlantischen Partnerschaft (mit dem amerikanischen Präsidenten J.F. Kennedy) zugewendet hat. Der kritische, manches Mal auch konflikt- behaftete Dialog gerade mit Günter Grass wird ein wichtiges Merkmal seiner Kanz- lerschaft bleiben. Ein weiteres, vom Berliner Regionalsender SFB ausgestrahltes Gespräch zwischen Schriftstellern und Brandt, diesmal im Wahlkampf 1965, zeigt ein deutliches Aufei- nanderzubewegen von „Geist und Macht“, für das jedoch noch ein neues Rollenver- ständnis zu suchen war. Dabei konnte die aus Frankreich herüberreichende Debatte um littérature engagée und littérature pure nicht weiterhelfen (14). Brandt selbst sprach mit Blick auf die Intellektuellen von einer „Pflicht zum Engagement“ „nicht unbedingt in einer Partei, aber in der Mitverantwortung für die öffentlichen Angelegenheiten“ (15). Dies kam Grass entgegen, der ein idealtypisches Rollenverständnis entwickelte, dem- zufolge er als Bürger politisch zu sein habe, sich als Schriftsteller jedoch an den Regeln der Kunst bzw. der Ästhetik orientieren werde (16). Das Verhältnis von Geist und Macht ließ sich jedoch nicht mit einem bipolaren Rollenverständnis klären. Es war zu ergründen, wie das politische Engagement von Künstlern, insbesondere von Schriftstellern aussehen könnte. Grass hat dazu keine theoretischen Ergüsse verfasst, sondern jeweils pragmatisch und direkt gehandelt. In einem langen Brief an Horst Ehmke vom 8.11.1967, damals Staatssekretär in Gustav Heinemanns Justizministerium (und mit Durchschlägen an Willy Brandt und Gustav Heinemann), fasst Grass die Diskussion zusammen, die sich zwischen Hans-Werner Richter, ihm und Ehmke entwickelt hatte. Dabei ging es um die Frage, ob Schrift- steller die großen utopischen Entwürfe zu machen haben, während Politiker für den Alltag und die Details zuständig seien. Während sich Ehmke verwundert zeigte über die Einmischung von Schriftstellern in die Tagespolitik und sie stärker auf größere „zukunftsweisende Aufrisse, womöglich Utopien“ verweisen wollte, begrüßte Grass deren konkrete politische Stellungnahmen, auch wenn diese Einmischung nur Notlösungen seien. Dies zwinge Schriftsteller jedoch, „am täglichen Brot der Politi- ker mitzuknabbern und sein Gebiß am Altbackenen zu erproben“. Dennoch sei die „Detailfusselei, gemessen an zurückliegenden utopischen Fluchtversuchen, nur als das andere Extrem zu betrachten“ (17). Daher empfahl er seinen Gesprächspartnern in der SPD, den Philosophen Ernst Bloch, der soeben mit seiner Dankrede zur Verlei- hung des Friedenspreises des Deutschen Buchhandels (1967) Aufsehen erregt hatte, zum nächsten Parteitag einzuladen, und mit ihm „die gesellschaftsformende Kraft der SPD wieder einmal neu zu beleben“ (18). Dazu sei es auch sinnvoll, das Godesberger Programm, von dem kaum noch jemand spreche, neu zu bedenken (19).

14 Vgl. die Ausstellung: Dichter und Richter. Die Gruppe 47 und die deutsche Nachkriegsliteratur. Ausstel- lung der Akademie der Künste, Berlin, 1988, zitiert nach M. Kölbel, „Nachwort“ (Anm. 2), S. 1069. 15 Ebd., S. 1070. 16 Ebd. 17 Dokument 14: Grass an Ehmke, 8.11.1967, S. 837ff. 18 Ebd., S. 838. Die Einladung zum Parteitag erfolgte auch. Bloch unterstützte Brandt im Rahmen der Wählerinitiative öffentlich. 19 Ebd. 352 Revue d’Allemagne

Orientierte sich Grass hier noch an einem bipolaren Modell von Künstler einer- seits und politisch aktivem Bürger, so trat mit der Bildung der Großen Koalition Ende 1966 eine neue Dimension hervor. In einem berühmten offenen Brief an Willy Brandt brachte er am 26.11.1966 seine sowie die Kritik anderer Schriftsteller an der erwar- teten Großen Koalition wirkungsvoll zum Ausdruck. Damit trat er aus der Rolle des Helfers und Unterstützers Willy Brandts heraus und profilierte sich als wortgewal- tiger Kritiker der SPD. Dieser in mehreren überregionalen Zeitungen abgedruckte Brief markiert gleichzeitig eine gewisse Abkühlung gegenüber der SPD, nicht nur von Grass. Zwei Tage nach Grass antwortete Brandt mit einem Brief, der gleichzeitig mit Grass’ Schreiben am 2.12.1966 in der Wochenzeitung Die Zeit erschien (20). Normaler- weise waren Brandts Briefe äußerst kurz gehalten, hier jedoch war Brandts Brief länger als der von Grass. Inhaltlich zeigt Brandt, wie ernst er die Sorgen seines Gegenübers nahm und ebenso, wie überzeugt er vom eingeschlagenen Weg seiner Partei war. In diesem Briefwechsel zeigt sich Grass als der große Mahner und Warner, eine Rolle, die er auch später immer wieder einnahm. Im internen Briefverkehr kommt er mehrfach auf diese Warnungen zurück, die er Brandt und auch Horst Ehmke, damals Staatssekretär, später Justizminister und unter Brandt Chef des Kanzleramts, z.T. mit gespreiztem Worten vorhält. Demgegenüber betont Brandt das, was für die Jahre von 1966-1969 wirklich entscheidend sein wird: Dass die SPD hier eine für sie entschei- dende Chance erhält zu zeigen, was sie kann, ohne ihre Glaubwürdigkeit zu verlieren. Das Besondere an der Beziehungen beider Männer wird in Brandts Antwort klar: Es gelingt Brandt intern ebenso wie öffentlich, Grass mit seinen Mahnungen und War- nungen ernst zu nehmen aber gleichzeitig seine eigene Linie zu begründen und zu verteidigen. Wie die Geschichte zeigt, wird Brandt Recht behalten. Während Grass die große, teils auch theatralische Geste liebt, erreicht es Brandt zu integrieren, den internen ebenso wie den öffentlichen Dialog zu pflegen. Grass jedoch geht des Öfteren an die Grenzen ihrer Beziehung – und manchmal auch darüber hinaus. Ein für Grass äußerst wichtiges Element seiner Argumentation ist der Hintergrund der NS-Geschichte. Brandt ist für ihn die Lichtgestalt, die das „andere Deutschland“, das Deutschland des Widerstands und des Exils repräsentiert. Er möchte dieses Bild herausgehoben und nicht durch die „Kumpanei“ mit einem ehemaligen NSDAP-Mit- glied und jetzigen Kanzler beschädigt sehen. Nicht nur im literarischen Werk, auch in der Politik besitzt die Auseinandersetzung mit dem Nationalsozialismus für ihn höchste Priorität. Kurz nach Bildung der Großen Koalition fordert er Bundeskanzler Kiesinger wegen dessen NSDAP-Mitgliedschaft und seiner Arbeit für den NS-Staat als Beamter in der Propagandaabteilung des Auswärtigen Amts zum Rücktritt auf. In ähnlicher Weise reibt er sich an der NSDAP-Mitgliedschaft des nach Brandt wichtigs- ten SPD-Ministers Karl Schiller, dem er nahe legt, sich öffentlich zu seinem „Irrtum“ zu bekennen (21).

20 Der Briefwechsel ist auch abgedruckt in: Pressemitteilungen und Informationen, SPD, Bonn, 28.11.1966. 21 Dokument 38, Grass an Karl Schiller, 15.7.1969, S. 892f. Brandt und Grass – eine Freundschaft? 353

Die Sozialdemokratische Wählerinitiative Obwohl sich Grass auch in anderen Fragen wie der turbulenten innenpolitischen Lage in West-Berlin nach dem Tod von Benno Ohnesorg (2.6.1967), der Auseinander- setzung mit der rebellierenden Jugend, dem Regime der Obristen in Griechenland und dem Vietnamkrieg (intern wie öffentlich) zu Wort meldet, gilt seine eigentliche poli- tische Hoffnung sowie sein Engagement der Zukunft Willy Brandts sowie der SPD. Zukunftsentwürfe oder gar Visionen sind seine Sache nicht. Sein politischer Ansatz ist ein moralischer. In Brandt und der SPD sieht er das „andere“, antinationalsozialistische Deutschland, das bereit zum Frieden mit Osteuropa ist und gleichzeitig den Kampf sowohl gegen neue Diktaturen (Griechenland), verfehlte Kriegspolitik (Vietnam) und zur Unterstützung der Bürgerrechtler des Ostblocks aufnehmen sollte. Immer wieder bringt er die Gefahren der Großen Koalition zur Sprache: Radikalisierung eines Teils der Jugend nach Linksaußen, Abwanderung konservativer Kreise zur NPD, Verwäs- serung der sozialdemokratischen Identität. So entschließt er sich bereits im Herbst 1967 Wahlkampfplanungen für 1969 aufzunehmen: „Das Ziel kann nur heißen: Die SPD muss die Wahlen 1969 gewinnen.“ Im Rahmen der Großen Koalition müssten daher die Leistungen der SPD weit stärker hervorgehoben werden (22). Anders als in den beiden vorangegangenen Jahren stellt er seine Aktivitäten nun auf eine breitere Basis. In Absprache mit Brandt schart er einen kleinen Kreis engagierter Schriftsteller, Wis- senschaftler und Jugendvertreter um sich, die Überlegungen zur Unterstützung der SPD anstellen. In diesem Sinn arbeiten mit: als Schriftsteller außer ihm noch Siegfried Lenz (ebenso wie Grass ein Heimatvertriebener), an Hochschullehren Eberhardt Jäckel (Historiker), Kurt Sontheimer, Arnulf Baring und Heinz Josef Varain (jeweils Poli- tikwissenschaftler), an Vertretern desSozialdemokratischen Hochschulbundes (SHB) Erdmann Linde und Knut Nevermann sowie der Repräsentant der Parteilinken Jochen Steffen (23). Willy Brandt bittet Horst Ehmke sowie seinen Vertrauten Leo Bauer, Chef- redakteur der SPD-Zeitschrift Die Neue Gesellschaft, den Kontakt zu halten. In einer späteren Phase gelingt es, auch Herbert Wehner für die Arbeit zu gewinnen. Als Aufgaben des Kreises wurden zunächst vorgeschlagen: a) Hilfe bei der Aus- arbeitung „langfristiger politischer Vorhaben (z.B. Mitbestimmung, Studienreform usw.)“; b) verbesserte Öffentlichkeitsarbeit und c) eine bundesweite „Wahltournee von Künstlern und Professoren“, die sich insbesondere an die Zielgruppe der Neuwähler und ein linksorientiertes Bürgertum richten sollte (24). Bereits vor diesen Tätigkei- ten entstand nach einem ersten Auftritt im Landtagswahlkampf Schleswig-Holstein im Frühjahr 1967 die Idee, nicht nur eine Wahltournee mit Prominenten durchzu- führen, sondern diese durch lokale Bürgerinitiativen organisieren zu lassen (25). Das

22 Dokument 14: Brief an Ehmke, 8.11.1967, S. 838f. 23 Horst Ehmke, Mittendrin. Von der Großen Koalition zur Deutschen Einheit, Berlin, Rowohlt, 1994, S. 84. 24 Dokument 17: Ehmke Notiz für Willy Brandt über den privaten Arbeitskreis von G. Grass, 19.2.1968, S. 846. 25 M. Kölbel, „Nachwort“ (Anm. 2), S. 1095. Kölbel zeichnet ausführlicher, als es hier möglich ist, die Entwicklung der Sozialdemokratischen Wählerinitiative nach. Vgl. auch Brief 31: Grass an Brandt, 27.4.1967, S. 149ff. 354 Revue d’Allemagne

Wort Bürgerinitiative nahm bald seiner Bedeutung entsprechend einen erweiterten Charakter an. Der private Arbeitskreis machte sich nicht nur Gedanken über einen Macht- und Politikwechsel, niedergelegt in entsprechenden Ausarbeitungen, sondern auch über den Erhalt und die Festigung der Demokratie überhaupt „mit der SPD als letzter verbliebener Retterin“ (26). Die von Grass initiierten Initiativen sollten die SPD für neue Wählerschichten öffnen und damit Sympathisanten und Multiplikatoren in bisher unerreichten Wählerschichten gewinnen und diese sowohl zur SPD führen wie ihr Wirken in diese Gesellschaftsschichten hinein tragen. Grass’ Leitbegriff war der des Bürgers, der die Politik nicht allein den Parteien überlassen dürfe („Politik ist Bürgersache“) (27). So gestalteten sich die im Wahlkampf 1969 gegründeten lokalen Wählerinitiativen als eine Art gesellschaftliche Erneuerung, für die Willy Brandt als Garant wirkte. Man kann sie im Nachhinein durchaus als „wichtigen Motor der zwei- ten, gesellschaftlichen Gründung der Bundesrepublik“ bezeichnen (28). Im berühmten sogenannten Willy-Wahlkampf von 1972 steigerte Grass diese Aktivität von 90 Wäh- lerinitiativen (1969) auf 350 und schloss ihnen zusammen mit Heinrich Böll einen katholischen Arbeitskreis an (29). Selbstverständlich blieb Grass auch während der Zeit von Brandts Regierungstätig- keit als Schriftsteller tätig. Er hielt Lesungen ab und reiste viel ins Ausland, wo er z.B. in den USA, in Jugoslawien, der DDR, Israel und Afrika (mit in der Regel großem Erfolg) empfangen wurde und die junge westdeutsche Nachkriegsliteratur vertrat. Des Öfte- ren berichtete er Brandt von diesen Reisen, die er auch für politische Beobachtungen und direkte Anregungen an Brandt nutzte. Ein von Grass erstrebtes politisches Amt ließ sich nicht finden. Von Bedeutung blieb sein Werkstattbericht Aus dem Tagebuch einer Schnecke. Darin beschrieb er seinen Einsatz bei rund hundert Wahlkampfauf- tritten und verschränkte dies mit der literarischen Arbeit über die Verfolgung und den Abtransport der Danziger Juden. Das äußerst erfolgreiche Buch ist ein zeitgenössisch wichtiges Werk, weil in ihm der Alltag des Wahlkampfs und der politischen Arbeit vor Ort erfasst und mit Reflexionen über „Stillstand im Fortschritt“ kombiniert wer- den. Nicht uninteressant ist zusätzlich die Reflexion über Melancholie (am Beispiel der Dürerschen Darstellung der Melancholia), die Grass als eine Schwester der Utopie begreift (30). Brandt, der selbst zu Depressionen neigte, schätzte diese Arbeit (31).

Grass als Sprachfinder, Anreger und Mahner Ab 1968, das Jahr in dem Brandt Grass das freundschaftliche Du anbietet, intensi- viert sich der Briefwechsel. Es kommt (noch) nicht zu Konflikten wie ab 1971, wohl aber zu produktiver Kooperation. Grundsätzlich enthalten die oft vier bis sechs Seiten

26 So M. Kölbel, ebd., S. 1099. Der engere Kreis schrieb auch eine ganze Reihe von z.T. sehr SPD-kriti- schen Positionspapieren. 27 Ebd., S. 1101. 28 So M. Kölbel, ebd., S. 1105. 29 Für die Zahlen siehe: D. Münkel, Wählerinitiative (Anm. 6), S. 48. 30 Vgl. M. Kölbel, „Nachwort“ (Anm. 2), S. 1127ff. Sowie die Briefe 131 und 219, jeweils Brandt an Grass. 31 Ebd., S. 1128. Brandt und Grass – eine Freundschaft? 355 langen Grass-Briefe ein Spektrum an Kritik, Vorschlägen und sprachlich glänzenden Formulierungen. Selten findet sich ein Brief, der nicht auf einen Grundton von Kri- tik gestimmt ist – Kritik, die immer als Anregung zur Verbesserung der Partei- bzw. Regierungsarbeit von Brandt gedacht ist. Der Herausgeber des Briefwechsels sieht die eigentliche Stärke von Grass in „der Sprache des Politischen“. In dieser Formu- lierungsgabe sei Grass zwar „in Brandts Politik unscheinbar“ aber „am präsentesten“ gewesen (32). Die Briefedition enthält vermutlich alle auffindbaren Entwürfe und Texte (meist in direkter Gegenüberstellung), die Grass Brandt zu bestimmten Anlässen hat zukommen lassen. Aus Platzgründen kann hier nur eine kleine Auswahl geboten wer- den. Diese Vorlagen beziehen sich auf Wahlkämpfe, große Parteitagsreden und wich- tige öffentlichen Reden, wie z.B. die Warschauer Fernsehrede vom Dezember 1970, mit der Brandt von Warschau aus den Abschluss des Vertrags und die Anerkennung der Oder-Neiße-Grenze rechtfertigt, oder auch die Nobelpreisrede 1971. Von Gewicht sind die Formulierungen, die Grass findet, um den Kniefall Brandts vor dem Denkmal der Ghettokämpfer in Warschau zu beschreiben. Brandt betont, der Kniefall sei nicht geplant gewesen. Somit mögen ihm auch die Worte gefehlt haben, ihn zu erklären. Für eine später zu haltende Rede schlägt Grass folgende Formulierung vor: „Als ich Anfang Dezember in Warschau stand, lag diese Last auch auf mir. Ich habe getan, was Menschen tun, wenn die Worte versagen: ich habe das Knie gebeugt und der Millionen Ermordeter gedacht“ (33). Dass Brandt diese Formulierung in veränderter Form über- nimmt, zeigt, wie sehr ihm Grass aus der Seele gesprochen hatte. In seinen Erinne- rungen betont Brandt, er habe die Besonderheit des Gedenkens am Ghetto-Denkmal zum Ausdruck bringen müssen. Dann fährt er fort: „Am Abgrund der deutschen Geschichte und unter der Last der Millionen Ermordeter tat ich, was Menschen tun, wenn die Sprache versagt“ (34). Die Übernahme der Grass’schen Formulierung mag darauf hindeuten, dass Brandt zunächst nicht recht wusste, wie er seine sprachlose Geste beschreiben sollte. Grass’ Briefe sind nicht nur auf Kritik gestimmt (35), sie enthalten neben konkreten Anregungen auch z.T. äußerst kritische Mahnungen und verletzende Bemerkungen. Der Schriftsteller begreift sich sowohl als Helfer (bei großen Reden) und Unterstüt- zer, als auch als Mahner und Kritiker, der unaufgefordert Vorschläge macht, sich auf- drängt, sich schon mal im Ton vergreift, Belehrungen abgibt, Noten verteilt und wenn es nicht anders geht, auch mit einem Interview, einem Artikel oder einer Presseerklä- rung an die Öffentlichkeit tritt. Man kann sich gut vorstellen, dass er in der Umge- bung Brandts als Nervensäge wahrgenommen wird. Diese Art des Vorgehens und der anmaßende Ton entwickelten sich seit seiner offenen Kritik an der Großen Koalition. Als ein Beispiel von vielen sei ein Brief an Ehmke vom 8.11.1967 erwähnt. Er betont die Selbstverständlichkeit, dass die SPD die Wahlen von 1969 nur gewinnen könne, wenn die Leistungen der SPD in der Koalition herausgehoben werden: „Das Erstau- nen über Willy Brandts Leistungen als Außenminister (der kann das ja) beweist, wie

32 Ebd., S. 1119. 33 Ebd., S. 1122. Hervorhebung F.B. 34 Willy Brandt, Erinnerungen, Berlin/Frankfurt am Main, Propyläen, 1989, S. 214. 35 M. Kölbel, „Nachwort“ (Anm. 2), S. 1125. 356 Revue d’Allemagne wirksam die jahrelange Diffamierung gewesen ist“ (36). Leider spiegele sich die Arbeit Käte Strobels überhaupt nicht in der Öffentlichkeit. Zweimal betont Grass, mit sei- nen Warnungen vor der Großen Koalition Recht behalten zu haben. Es dominiere das „Semi-Politische“, das „Verwaschene“, und außerdem greife die von ihm prognosti- zierte Zerstrittenheit der CDU/CSU auf die SPD über: „gehässiges Gegeneinander- arbeiten“ bei Helmut Schmidt und K. Schiller, „eruptive Ausbrüche“ H. Wehners, die Klaus Schütz in Berlin das Leben schwer machten, „höfisches Gezänk“ zwischen Partei und Gewerkschaften und Eingriffe von oben nach unten durch Willy Brandt bei der Nominierung von Helmut Schmidt zu seinem Stellvertreter zählt er als Minus- punkte auf (37). Das Anmaßende seines Auftretens zeigt sich auch in einem Brief vom 9.12.1969. Kurz nach Übernahme der Kanzlerschaft startete Brandt mit wichtigen Initiativen in die ersten hundert Tage seiner Arbeit (Beginn der Neuen Ostpolitik, Innere Refor- men, Rede vor dem Europarat, Treffen mit den Präsidenten der EWG-Staaten zur Erweiterung der europäischen Gemeinschaft um Großbritannien und um skandina- vische Länder). Wenige Tage nach dem berühmten Treffen mit Präsident Pompidou am 1.-2.12.1969, bei dem die Erweiterung der EWG beschlossen wurde, beschwerte sich Grass über ein dreimaliges Verschieben der Begegnung mit Brandt wegen drin- gender Regierungsgeschäfte. „Diese Arbeitsweise“ sei „auf Dauer gesehen, ziemlich unproduktiv“ (38). Daher drängte Grass auf regelmäßige Treffen, die dann auch gele- gentlich stattfanden. Grass behält auch in den folgenden Jahren die oben beschriebene Linie bei. Dies führt schon im ersten Jahr der Brandt-Regierung zu einem heftigen Konflikt mit Horst Ehmke, dem wichtigsten Mitarbeiter Brandts im Kanzleramt. Der bereits seit 1968 schwelende Konflikt eskaliert im Oktober 1971, als Grass anlässlich einer Buchvorstellung in Paris der Zeitschrift L´E x p r e s s ein Interview gibt. Auf die Frage, ob er auch etwas Kritisches sagen könne, spricht er die angebliche Schwäche Brandts an, seine Ministermannschaft zu wenig zu führen und Konflikte zwischen den Ministern nicht zu unterbinden. Eine sozialdemokratische Regierung dürfe sich „den Luxus innerer Streitigkeiten wie am Habsburger Hof“ nicht leisten (39). Besonders hart ging Ehmke in persönlichen Gesprächen mit Grass ins Gericht. In einem Brief an Brandt berichtet Grass darüber. „Er [Ehmke] ist der Meinung, es sei sinnlos und natürlich schädlich, Dir solche Briefe zu schreiben“ (40). In einer langen Rechtfertigung spielt Grass das Express-Interview herunter, er habe dort lediglich den Missbrauch von Brandts Toleranz durch andere Minister kritisiert (41). Im Interview hatte er jedoch wörtlich gesagt: „Willy Brandt ist ganz und gar verantwortlich für diesen Zustand“, weil er nicht hart durchgreife und den Prestigestreitigkeiten seiner Minister

36 Dokument 14, S. 839. Hier auch alle folgenden Zitate aus diesem Brief. 37 Ebd. In einem Brief an Ehmke vom 28.9.1969 mischt er sich aktiv in die Regierungsbildung ein, geißelt „lächerliche Machtkämpfe“ bei den verschiedenen Regierungsmitgliedern, warnt vor Conrad Ahlers Opportunismus und spricht unumwunden von „Willy Achillesferse“: der „Personalpolitik“. 38 Brief Nr. 85, Grass an Brandt, 9.12.1969, S. 325. 39 Brief 147, S. 504f. Anmerkung 7. Auszug aus dem Interview für L’Express, Dokument 63, S. 944. 40 Brief 147, Grass an Brandt, 13.10.1971, S. 500ff. Gemeint war dieser. 41 Ebd. S. 504. Brandt und Grass – eine Freundschaft? 357 kein Ende setze (42). Außerdem rechtfertigt sich Grass mit dem Hinweise, er sehe sich als schlechter Freund, „wenn ich Dir gegenüber in meinen Briefen, aber auch in der Öffentlichkeit meine, wie ich meine, begründete Kritik unterlassen wollte“. – Danach folgt eine Passage, die das starke Selbstbewusstsein offenbart und das grundlegend für sein gesamtes Wirken im Umfeld von Brandt anzusehen ist. Grass schreibt: „Kurzum: Ich habe es immer (und gestützt auf Deine Reaktionen und Gegenfragen) für nützlich gehalten, Dir offen und ungeschminkt zu schreiben, das heißt, Dir Bericht zu geben, wie sich sozialdemokratische Politik unter Deiner Führung im Land auswirkt“ (43). Genau diese Selbsteinschätzung, besser als andere zu wissen, wie Brandts Politik beim Wähler ankomme, war es, die Brandts Mitarbeiter erregte. Tatsache ist, dass Brandt Grass in keiner Weise kritisierte, noch ihn gar zurückwies oder den Kontakt abbrach. Zwei Tage später antwortete er, es gebe keinen Grund für Missverständnisse. „Selbstverständlich musst Du sagen und schreiben können, was Du für richtig hältst.“ Freimütige und freundschaftliche Kritik deprimiere ihn nicht, er frage sich nur manchmal, „wie wir zu einem besseren Informationsstand unter den Beteiligten kommen und wie wir die vorhandenen Kräfte möglichst wirksam werden lassen können“. Brandts Kritik wurde auf ein Kommunikationsproblem reduziert, dem noch die Bitte an Grass folgte, wieder einen „unbeschwerten Gesprächs- und Arbeitskontakt“ zu Ehmke herzustellen (44). Seine Einschätzung des Konflikts zwi- schen Ehmke und Grass ist in eine vorsichtige Bemerkung verpackt, so dass Grass sie möglicherweise überhört hat. Der Höhepunkt der öffentlichen Kritik an Brandt beweist im Nachhinein, dass Brandt sich trotz seiner lobenden Worte für Grass doch wohl sehr getroffen gefühlt haben muss. Nach dem fulminanten Wahlsieg von Herbst 1972, wo Brandt mit 45,8% das höchste Wahlergebnis einfährt, das die SPD je in ihrer Geschichte erhielt, nimmt die Zusammenarbeit mit Brandt ab und die Grass’sche Kritik zu (45). Als Beispiel sei ein kritischer Kommentar erwähnt, den Grass auf Anfrage von Peter Merseburger in der Sendung Panorama am 26.11.1973, ein Jahr nach der Bildung der zweiten Regierung Brandt/Scheel, von sich gab. Die Erklärung wurde von Grass persönlich in seinem Atelier verlesen und dadurch mit der Aura einer „großen moralischen Sendung“ (46) versehen. Unter dem Titel „Koalition im Schlafmützentrott“, erschien sie kurz darauf im Vorwärts; was Brandt enorm erboste, wie Klaus Harpprecht notiert (47). Grass tischte alle die Kritikpunkte auf, die er jahrelang Brandt mitgeteilt und z.T. auch öffentlich gemacht hatte (48). Die Zurechtweisungen, die er von Ehmke und anderen erfahren

42 Dokument 63, S. 944. 43 Brief 147 (Anm. 40), S. 505. 44 Brief 149: Brandt an Grass, 15.10.1971, S. 508. 45 M. Kölbel spricht von einer Veränderung der „politischen Präferenz“ bei Grass „weg von der Par- teinahme hin zur Regierungskritik“, die zunehmend auch eine Brandtkritik war. Vgl. M. Kölbel, „Nachwort“ (Anm. 2), S. 1133. 46 Ebd., S. 1134. 47 Klaus Harpprecht, Im Kanzleramt. Tagebuch der Jahre mit Willy Brandt, o.O. Berlin, Rowohlt, 2000, S. 452. 48 Das Dokument ist komplett abgedruckt bei Arnulf Baring, Machtwechsel. Die Ära Brandt-Scheel, Stuttgart, DVA, 1982, S. 631-633. Dort auch alle folgenden Zitate. 358 Revue d’Allemagne hatte, scheinen wieder auf: Brandt lasse sich „Abschirmung durch übereifrige Berater gefallen“ (49). Er strahle nicht „Tatkraft“ sondern „Lustlosigkeit“ aus. Die eigentliche Domäne des Kanzlers, die Entspannungs- und Europapolitik werde nach „geradezu Metternichschen Richtlinien“ ausgelegt (50). Zum Schluss greift Grass nochmals Brandt persönlich in dem Bereich an, der sein Markenzeichen war, dem Ausgleich zwischen Moral und Macht. Wenn in Griechenland NATO-Panzer gegen Studenten eingesetzt werden, so sei „es Pflicht des Bundeskanzlers und seines Außenministers, vernehm- bar Einspruch zu erheben“ (51). Beide Ämter zeichneten sich jedoch durch „beklom- mene Sprachlosigkeit und ängstliches Wegducken“ aus. Ganz im Stil des enttäuschten Anhängers formuliert dann Grass abschließend: „Wer Willy Brandt freundlich geson- nen ist, wird ihn an Ansprüche erinnern, die er selbst gesetzt hat.“ Brandt ist sehr betroffen, äußerte dies jedoch nicht. In der handschriftlichen Liste Brandts zu den Ereignissen, die zu seinem Rücktritt geführt haben, taucht aber auch Grass auf. Neben den Pannen und Ungeschicklichkeiten des Verfassungsschutzes, für die letztlich Hans-Dietrich Genscher verantwortlich war, und dem Treubruch eines Herbert Wehner reiht er diejenigen ein, die sich an Herbert Wehner anhängten, „ohne immer zu wissen, was sie taten“. Neben Presseorganen wie , Stern erwähnt Brandt u.a. „Günter Grass: ‚Denkmal‘ + andere Klugscheißereien“ (52). Im Rückblick sieht Brandt somit auch Grass als einer derjenigen, die ihn zermürbt und zu seinem Rücktritt beigetragen haben (53). Hat Brandt Grass gegenüber diese Einschätzung je zum Ausdruck gebracht? Offen- sichtlich nicht, denn Brandt hat wenige Tage nach dem Auftritt beiPanorama bei einem Abendessen zu Grass einen Satz gesagt, den man nur als ironisch bezeichnen kann: „Günter es ist immer wieder gut zu wissen, daß man sich in schwierigen Lagen auf seine Freunde verlassen kann“ (54). Von einer Tageszeitung auf die Grass-Kritik angesprochen, meinte Brandt: „Wenn ich den Vergleich einmal so ziehen darf: Ich bin besser in der Politik als im Romaneschreiben“ (55). Über ein zu dieser Zeit stattgefundenes persönli- ches Treffen ist nichts veröffentlicht worden. Grass hat später erklärt, ein Mitarbeiter Brandts habe ihn zur Rede gestellt und gemeint, wie er die SPD in der Öffentlichkeit so angreifen könne, er sei dem Kanzler in den Rücken gefallen. Grass dürfte die Schelte

49 Selbst die ausgefallenen Gesprächstermine seien erwähnt worden, notiert M. Kölbel, „Nachwort“ (Anm. 2), S. 1134. Dieser Aspekt fehlt jedoch in dem bei Baring abgedruckten Vorwärts-Artikel. 50 Zum Vorgang vgl. ebd., S. 1129ff. 51 A. Baring, Machtwechsel (Anm. 48), S. 633. 52 Mit „Denkmal“ war Grass Äußerungen gemeint, der Kanzler sei „entrückt“. Das gesamte Dokument aus handschriftlichen Notizen Brandts ist abgedruckt bei: Willy Brandt, Mehr Demokratie wagen. Innen und Gesellschaftspolitik 1966-1974, bearb. von Wolther von Kieseritzky, Bonn, J.H.W. Dietz (Berliner Ausgabe, Bd. 7), 2001, S. 508-537, hier: S. 530. 53 Seitdem hat sich bei Brandt-Kennern der Begriff Klugscheißer für Grass breit gemacht. Vgl. Klaus Harpprecht, Die Zeit, 27.12.2001, S. 46, der schreibt: „Kopfschüttelnd begegnen wir der grämlichen ‚Klugscheißerei‘ des ewig beleidigten Günter Grass, die ungeahnten Schaden anrichtete […].“ Michael Jürgs, Bürger Grass. Biographie eines deutschen Dichters, München, Bertelsmann, 2002, S. 226, datiert das Wort noch früher. Schon vor seinem Rücktritt soll Brandt gesagt haben, „man möge ihm jetzt endlich diesen Klugscheißer vom Leib halten“. 54 Zitiert nach M. Kölbel, „Nachwort“ (Anm. 2), S. 1135. 55 Ebd., S. 1135. Brandt und Grass – eine Freundschaft? 359 des Mitarbeiters nicht ernst genommen haben, denn er fügt hinzu: „Der Mann hieß Guillaume“ (56). Damit wollte er wohl sagen: Den Mann ist ohnehin ein Verräter. Das Brandt’sche Wort von den Klugscheißereien, das erst nach seinem Tod ver- öffentlicht wurde, umschreibt wohl genau das, was viele Personen im Umfeld von Brandt schon seit längerem glaubten: Dass Grass als Kritiker Brandts sich in vielen seiner Urteile nicht auf große, die Republik beschäftigende Themen konzentrierte, wie bei seinen Warnungen vor der Großen Koalition, sondern zunehmend auf die in der Meinungspresse hochgespielten Klischees verfällt (57) oder Themen aufgreift, deren Zusammenhänge ihm nicht oder nur aus der Presse bekannt sind. Gerade die Kritik an der vorsichtigen Griechenlandpolitik von Brandts Regierung scheint Grass nicht klar gewesen zu sein. Im März 1972 hielt Grass in Athen eine Rede vor einer regimekritischen Gesellschaft. Nach Angriffen von Grass auf die Militärregierung und an die Adresse der USA wurde diese Gesellschaft verboten und sieben Mitglie- der, darunter bekannte Sozialdemokraten, verhaftet. Brandt hatte daraufhin Grass in einem persönlichen Gespräch erläutert, dass er skeptisch sei gegenüber dieser Art von „demokratischem Interventionalismus“ (58). – Es wäre für die Bundesregierung damals durchaus kontraproduktiv gewesen, neben schwierigen und von der amerikanischen Administration kritisch betrachteten Ostpolitik eine weitere Konfliktfront mit den USA aufzumachen. Brandts Hemmungen, dem Kritiker Grass mit klaren und offenen Worten zu begeg- nen, ist schwer zu verstehen. Arnulf Baring beantwortet diese Frage mit der Bemerkung, dass Brandt in einer ihm persönlich gefährdenden Maße tolerant war (59). Er habe alle Kritik, die man ihm entgegenbrachte, widerspruchslos hingenommen. Baring bezieht sich mit seiner Bemerkung auf Helmut Schmidt, der Brandt wegen dessen mangelnder Durchsetzungskraft kritisierte (60). Vielleicht hat Brandt die Arbeitsteilung, wie sie sich im Dialog der offenen Briefe von 1967 eingestellt hatte, als Modell des Zusammen- wirkens von Geist und Macht verstanden. So hat er des Öfteren Grass wegen seiner kritischen Äußerungen mit dem Hinweis auf dessen schriftstellerische Unabhängig- keit verteidigt. Aber 1973 hatte sich die Gesamtlage der Brandt’schen Regierung völlig verändert. Grass bleibt seiner Rolle als Berufskritiker so sehr verhaftet, dass er nicht erkennt, wie sehr Brandt nicht der Kritik, sondern der Hilfe bedarf (61). Im Gegenteil, er spielt seine Rolle unbeirrt weiter, fällt Brandts Mitarbeitern auf die Nerven und verletzt Brandt aufs Tiefste. So trägt er dazu bei, dass der resignierende Brandt sich nicht mehr wehrt und ein halbes Jahr später seinen Abschied nimmt (62).

56 Ebd., S. 1136 mit Bezug auf eine Äußerung von Grass in der ZeitschriftDer Spiegel. 57 Vgl. die entsprechenden Artikel des Spiegel, zitiert bei ebd., S. 1134ff. 58 Dokument 71: Brandt Vermerk über ein Gespräch mit Günter Grass, 26.3.1972, S. 956f. Vgl. die Dar- stellung von M. Kölbel, „Nachwort“ (Anm. 2), S. 1132f. mit Auswertung der Kritik des Auswärtigen Amts am Verhalten von Grass. 59 A. Baring, Machtwechsel (Anm. 48), S. 633. 60 Ebd. 61 Allgemein zu Intellektuellen als Kritiker: M. Rainer Lepsius, „Kritik als Beruf. Zur Soziologie der Intellektuellen“, Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie, Heft 1, 1964, S. 75-91. 62 Zu den Faktoren des Rücktritts vgl. Peter Merseburger, Willy Brandt 1913-1992. Visionär und Rea- list, Stuttgart/München, DVA, 2002, S. 633, 712. Dort wird auch der Angriff von Grass erwähnt. 360 Revue d’Allemagne

Schlussbetrachtung Offenbar hat Grass seine Kritiker-Rolle nicht hinreichend reflektiert. Zwar konnte Brandt die Diskrepanz zwischen Geist und Macht verringern, aufheben konnte er sie nicht. Einer europäischen Mittelmacht, die darum kämpfen musste, ihre eigenen Inte- resse im Ost-West-Konflikt zu artikulieren und – nicht zuletzt unter Aufgabe ihrer Lebenslügen wie der Hallstein-Doktrin und der Nichtanerkennung der Oder-Neiße- Grenze – offensiv zu vertreten, konnte sich nicht zusätzliche zur führenden Kritikerin der USA (Vietnam, Griechenland) aufschwingen. So lässt sich seine Brandt-Kritik auch lesen als Abrechnung mit einem Politiker-Ideal, an dem er selbst mitgearbeitet hatte und das er nun aus Enttäuschung fallen ließ bzw. auf die von ihm erwartete Ideal-Linie zurück beordern wollte. Warum sich Grass so engagiert für Brandt eingesetzt hat, ist nicht leicht zu ergrün- den. Zunächst dürfte Grass frühe Grundentscheidung, die SPD als seine politische Heimat zu betrachten, eine zentrale Rolle gespielt haben. Nach den Erfahrungen der beiden deutschen Diktaturen, so unterschiedlich sie auch waren, schien Grass die SPD die einzige Partei gewesen zu sein, die gleichzeitig Freiheit und soziale Gerechtigkeit glaubwürdig vertreten konnte. In der Auseinandersetzung mit den extremen Linken in Berlin, verteidigt er sein Festhalten an der SPD äußerst wortreich. Als zweites scheint er in Brandt eine moralische und intellektuelle Größe gesehen zu haben, die ihn überzeugte. Brandt hatte, wie Grass es einmal formulierte, „die seltene Gabe, Zukunft näher heranzurücken, schemenhafte Hoffnungen und Gefährdungen zu konturieren“ (63). In diesem Sinne gelang es Brandt, die Kluft zwischen Geist und Macht zu verringern. Er band Intellektuelle, Dichter und Künstler auf eigenartige Weise an sich (64). Dies gelang ihm besonders bei dem zur politischen Macht drängen- den Grass, der ihm in dieser Hinsicht wiederum eine außerordentliche Stütze war. Zweifellos war Grass äußerst angetan von der Tatsache, der politischen Macht so nah wie möglich zu sein. Es schmeichelte ihm, Brandt nahezustehen, genauso wie es Brandt schmeichelte, gute Kontakte zu den Vertretern der kritischen Intelligenz zu haben (65). In diesem Feld war Grass eindeutig der für Brandt wichtigste Mittler, viele Kontakte z.B. zu Golo Mann und Luise Rinser kamen jedoch auch ohne Grass zustande (66). Es gab aber noch ein Viertes, was Grass offenbar faszinierte: Brandt hatte sich als Gegner Hitlers bewährt, ja er repräsentierte auf besonders überzeugende Weise das, was Grass nicht war, er war überzeugter Antifaschist. Die Erblast der NS-Vergangenheit wirkt bei Grass so stark nach, dass er 1989 eine völlig andere Auffassung zur deutschen Einheit entwickelt als Brandt: Während Brandt für die rasche Einheit plädiert („Jetzt wächst zusammen, was zusammen gehört“), erhob Grass wegen der Last der deutschen Vergangenheit lautstark seine Stimme für den Fortbestand zweier deutscher Staaten (67).

63 So P. Merseburger, Brandt (Anm. 62), S. 8. 64 Ebd. 65 Brief 153: Brandt an Grass, 18.11.1971, S. 518f. 66 Brief 103: Brandt an Grass, 17.7.1970, S. 385; Brief 143, Brandt an Grass, 28.9.1971, S. 489. Golo Mann hatte bereits seit 1969 gelegentlich bei der Sozialdemokratischen Wählerinitiative mitgearbeitet. 67 Dazu ausführlich M. Kölbel, „Nachwort“ (Anm. 2), S. 1139-1144. Offenbar brannte in Grass’ Seele eine Art Feuer aus Scham und Schuld, weil er sich als Siebenzehnjähriger auf die Nazis eingelassen Brandt und Grass – eine Freundschaft? 361

Aber wie sah es nun aus mit der Freundschaft dieser beiden in ihrer Art so ver- schiedenen Männern? Vom Ende der Partnerschaft her betrachtet fällt es schwer, von Freundschaft zu sprechen. Grass benutzte den Terminus nicht selten (68), Brandt nur in wenigen Ausnahmefällen z.B. in einem Geburtstagstelegramm von 1971: „LIEBER GUENTHER ZU DEINEM 44. GEBURTSTAG MEINE HERZLICHE GRATULATION UND MEINEN AUF- RICHTIGEN DANK FUER ZUSAMMENARBEIT UND FREUNDSCHAFT DU SOLLST GERADE WISSEN WIE WICHTIG ES MIR IST DASS WIR ES UNS NICHT ZU LEICHT MACHEN“ (69). So fasste er die spannungsreiche Partnerschaft ihrer beider Beziehungen. Hier wie in anderen Situatio- nen lag die Kunst des Politikers Brandt darin, Grass persönlich – und auch als Kritiker – einzubinden und auf politische Zielsetzung zu hin zu orientieren. Ganz offenbar hat Brandt die Rolle des Kritikers, die Grass neben seinen anderen Rollen spielte, grund- sätzlich akzeptiert, und vermutlich bis 1972 auch gut geheißen. Insgesamt wird man dem Herausgeber des Briefwechsels zustimmen müssen, dass das, was beide unter ihrer Freundschaft verstanden, „schwerlich auszumachen“ ist (70). Denn Brandt hielt Grass auch auf Distanz (71). Die krisenhafte Zuspitzung der Partnerschaft im Jahre 1973 zeigt, dass Grass tmi den verschiedenen, von ihm eingenommenen Rollen in Konflikt geriet. Hätte Brandt von einem Freund nicht erwarten können, dass er schweigt, wo seine Regierungstä- tigkeit ernsthaft bedroht war? Aber diese Dimension von Freundschaft war in Grass’ Rollenkonzept nicht vorgesehen. Im Prozess der Selbstfindung und der intellektuellen Neugründung der Bundesre- publik der 1960er und 1970er Jahre spielte Grass wegen seines Talents, seines Drän- gens in die politische Aktivität und seiner Nähe zu Brandt eine zentrale Rolle. Aus dem Kreis der Gruppe 47 war er es, der nicht als erster aber dafür mit größtem Enga- gement für die politische Alternative der SPD und ihres Vorsitzenden eintrat. Damit hat er „die intellektuelle Selbstanerkennung der Bundesrepublik als westliche Demo- kratie“ (Klaus Schönhoven) in starkem Maße beeinflusst. Auch für die politische Ent- wicklung eines beträchtlichen Teils der studentischen Jugend zur partizipatorischen Demokratie hat sein Wirken an der Seite Brandts ebenso wie sein Engagement in der Sozialdemokratischen Wählerinitiative äußerst wichtige Impulse gegeben. Die Neu- orientierungen in der „zweiten formativen Phase“ der Bundesrepublik werden sowohl mit dem Namen Brandt wie mit dem von Grass verbunden bleiben. Natürlich lässt sich auf Grund des Gesagten die Frage aufwerfen, ob Brandt über- haupt zur Freundschaft mit Grass fähig war. Ganz ohne Zweifel hat ihm die Unterstüt- zung durch Grass geholfen. In manchen Zeiten mag Grass sehr stark zum positiven Image Brandts als dem Politiker, der Geist und Macht zu versöhnen scheint und die

und Mitglied der Waffen-SS geworden war. Vgl. dazu die Autobiografie von Günter Grass, Beim Häu- ten der Zwiebel, Göttingen, Steidl, 2006. 68 M. Kölbel, „Nachwort“ (Anm. 2), S. 1124. 69 Brief 182: Brandt an Grass, 16.10.1971, S. 509. 70 M. Kölbel, „Nachwort“ (Anm. 2), S. 1127. Der Grass-Biograph kommt auf die Frage nach der Freund- schaft beider zu folgendem Urteil: „Falls Brandt überhaupt zu einer Freundschaft fähig war, was alle bezweifeln, die ihn gut kannten wie sein Freund Egon Bahr, dann lautet die Antwort Ja, kann sein, ist auch egal.“ M. Jürgs, Bürger Grass (Anm. 53), S. 224. 71 Siehe M. Kölbel, „Nachwort“ (Anm. 2), S. 1127. 362 Revue d’Allemagne moralische Dimension in der Politik repräsentiert, enorm beigetragen haben. Grass hat vom Kontakt zu Brandt keineswegs weniger profitiert, hat er doch sein Image als einflussreichen Schriftsteller gerne gesehen und hervorgehoben. Das Geheimnis der Beziehung zwischen Brandt und Grass scheint wohl in den Momenten gelegen zu haben, in denen beide miteinander kooperierten und Gedanken zu formulieren suchten, die jenseits politischer Rituale und Sprechweisen den Bürger unmittelbar erreichten. Brandt hat das Grass’sche Sprachvermögen einmal so formu- liert: „Aber er entdeckte und formte ein Talent, dessen Erfüllung Grass wohl selbst als eine Art Glück erkannt haben muss: Die Gabe, das Wort unmittelbar in Wirkung umzusetzen“ (72).

Zusammenfassung Die beiden Nobelpreisträger Willy Brandt und Günter Grass bildeten zwischen 1965 und 1974 eine Art Partnerschaft, wie es sie zwischen einem führenden Politiker und einem Intellektuellen in Deutschland zuvor und auch danach nicht gegeben hat. Viele Beobachter sprechen im Anschluss an Grass von Freundschaft. Der Autor untersucht die Partnerschaft genauer und stellt fest, dass man nur eingeschränkt von Freundschaft sprechen kann. Dabei werden vier Rollen herausgearbeitet, in denen Grass Brandt gegenübertrat: Grass war der weltbekannte Schriftsteller, der kritische Intellektuelle, der öffentlich Stellung bezieht und sich einmischt, der selbsternannte oder gebetene Ratge- ber und der Unterstützer und Wahlkämpfer, der sich von 1961 bis 1972 persönlich für Brandt einsetzte. Beide Persönlichkeiten haben von dieser Partnerschaft enorm profitiert, Brandt durch den Wahlkämpfer und den z.T. grandiosen Schriftsteller, der bei vielen sei- ner großen Reden wichtige Formulierungen geliefert hat. Die Rolle des „Sprachfinders“ dürfte die ertragreichste Funktion von Grass gewesen sein. Aber auch der Schriftstel- ler hat von der Nähe zu Brandt an Renommee und Einfluss gewonnen. Da er ab 1973 jedoch immer stärker seine Funktion als Kritiker herauskehrte, kam die Beziehung in eine schwelende Krise. Brandt nannte Grass’ harsche Kritik „Klugscheißereien“, wobei u.a. Letztere zu seinem Amtsverzicht 1974 führten. ‒ Die Partnerschaft zwischen beiden Männern hat dennoch stark zur „intellektuellen Selbstfindung der Bundesrepublik als westliche Demokratie“ (Klaus Schönhoven) in den 1960er Jahren beigetragen.

Résumé Willy Brandt et Günter Grass formèrent de 1965 à 1974 un partenariat entre homme politique et intellectuel absolument inédit en Allemagne. De nombreux observateurs, à la suite de Grass, parlent d’amitié. Une analyse approfondie montre cependant que les relations entre les deux personnages étaient en réalité bien plus complexes. L’auteur ana- lyse les différents rôles de Grass : l’écrivain reconnu internationalement, qui augmenta la renommée de l’homme politique, l’intellectuel, toujours prêt à critiquer l’homme politique, le conseiller et enfin l’allié lors des campagnes électorales. Tous deux profi- tèrent de cette relation étroite. Brandt bénéficia de l’aide et du talent de l’écrivain, qui fut à l’origine de nombreuses formules clé de ses grands discours. Ensemble, les deux

72 Zitiert nach ebd., S. 1123. Brandt und Grass – eine Freundschaft? 363 hommes élaborèrent un langage politique nouveau et parfois couronné de succès. Grass tira lui aussi avantage de cette relation extraordinaire. Lorsqu’à partir de 1973, il s’af- firma de plus en plus dans son rôle d’intellectuel critique, le partenariat connut une phase critique. Grass, auteur d’articles au contenu extrêmement virulent, fut surnommé par Brandt « Monsieur Je-sais-tout » (« Klugscheißer »). Ses critiques contribuèrent sans doute à ce que Brandt démissionne. Malgré cet épilogue, le partenariat extraordinaire entre ces deux personnages participa au processus intellectuel à l’issue duquel la RFA devint à ses propres yeux une « démocratie de l’Ouest » (Klaus Schönhoven).

Abstract From 1965 to 1974 Willy Brandt and Günter Grass formed a partnership between a politician and an intellectual previously unheard of in Germany. Numerous observers, after Grass, qualified this partnership offriendship. A more thorough analysis shows however that the relationships between the two men were in reality much more com- plex. The author analyses the different sides to Grass : the internationally recognized writer, who contributed to increase the renown of the politician ; the intellectual, always keen on criticizing the politician, the councellor, and last but not least the ally during electoral campaigns. Both made the most of this close relationship. Brandt was helped by the talented writer who came up with numerous key phrases in his great speeches. Together, the two men invented a new political language that was sometimes successful. Grass also benefited from this extraordinary relationship. However, from 1973, as his role as an intellectual critic took a more important place, the partnership went through a critical phase. Grass, an author of extremely vitulent articles, was named by Brandt « Mr. know-it-all ». Undoubtedly, his criticism let to Brandt’s resignation. In spite of this outcome, the extraordinary partnership between these two characters participated in the intellectual process which lead the Federal Republic of Germany to become a West- ern democracy in its own eyes.

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 365 T. 46, 2-2014

Auf der Suche nach der verlorenen Orientierung – Carl Amery: Ein grüner Bewegungsintellektueller zwischen konservativer Bewahrung und progressiver Veränderung

Silke Mende *

Die 1970er und 1980er Jahre des 20. Jahrhunderts wurden bereits aus der Sicht zahlreicher Zeitgenossen als Zeitraum verstärkter Beschleunigung und rasanter Veränderung wahrgenommen (1). Wirtschaftliche Krisen und Strukturbrüche, das Phänomen zunehmender Arbeitslosigkeit, die Präsenz des Ökologiethemas in den öffentlichen Debatten und die so genannte „Krise des Marxismus“ sind nur einige Phänomene, welche für die These eines Umbruchs in der Entwicklung der Moderne ins Feld geführt werden können (2). Im Folgenden rückt ein Thema in den Mittelpunkt, das vielen Zeitgenossen der 1970er und 1980er Jahre als neu und besonders dring- lich erschien: die Ökologieproblematik, die seit Beginn der 1970er Jahre massiv auf die öffentliche Agenda drängte und eine Herausforderung für hergebrachte Hand- lungsmuster und Ordnungsvorstellungen war (3). Wie sollte mit der neu aufscheinen- den Problematik verknappter Ressourcen umgegangen werden, die dem Ideal stetig steigenden Wirtschaftswachstums widersprach, das zumal in der bundesdeutschen

* Dr., akademische Rätin auf Zeit am Seminar für Zeitgeschichte der Universität Tübingen. 1 Einige der folgenden Überlegungen wurden bereits in meiner Dissertation ausgeführt. Vgl. dazu: Silke Mende, „Nicht rechts, nichts links, sondern vorn“. Eine Geschichte der Gründungsgrünen, München, Oldenbourg, 2011, v.a. S. 264-269. 2 Selbstverständlich lassen sich auch Themen benennen, bei denen gegenüber den Brüchen stärker die Kontinuitäten in den Vordergrund treten. Vgl. zu diesen Diskussionen beispielhaft: Konrad H. Jarausch, Das Ende der Zuversicht? Die siebziger Jahre als Geschichte, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2008; Anselm Doering-Manteuffel, Lutz Raphael, Nach dem Boom. Perspektiven auf die europäische Zeitgeschichte seit 1970, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2012. 3 Vgl. etwa: Kai F. Hünemörder, Die Frühgeschichte der globalen Umweltkrise und die Formierung der deutschen Umweltpolitik (1950-1973), Stuttgart, Steiner, 2004; Joachim Radkau, Die Ära der Ökologie, München, Beck, 2011; Franz-Josef Brüggemeier, Schranken der Natur. Umwelt und Gesellschaft 1750- 2013, Essen, Klartext, 2014. 366 Revue d’Allemagne

Nachkriegsgesellschaft zu einem parteienübergreifenden Konsensprinzip avanciert war? Und welche Bedeutung hatten die in jener Zeit publizierten wissenschaftlichen Prognosen, wie der Bericht an den Club of Rome über die „Grenzen des Wachstums“ (4), sowie die auflagenstarken Katastrophenbestseller mit oftmals apokalyptischer Grun- dierung, etwa aus der Feder Herbert Gruhls (5), für das Fortschrittsverständnis der modernen Industriegesellschaft? Die grüne Bewegung, die sich im Laufe der 1970er Jahre im Kontext dieser Diskus- sionen formierte und 1980 in der Gründung der grünen Bundespartei mündete, ver- suchte, Antworten auf diese Ungewissheiten zu finden (6). In ihr verdichteten sich die Fragen nach dem Verhältnis von Bewahrung und Veränderung, den Werthaltungen „konservativ“ und „progressiv“ sowie den ideologischen Grundkategorien „rechts“ und „links“. Nicht zufällig sammelten sich die aus zahlreichen unterschiedlichen Rich- tungen in der grünen Bewegung zusammenströmenden Gruppen, Personen und Pro- gramme unter dem Schlagwort: „Wir sind nicht rechts, nicht links, sondern vorn.“ Einer der versiertesten Denker innerhalb der frühen grünen Bewegung war Carl Amery. Der bayerische Schriftsteller, Linkskatholik und überzeugte Konservative lie- ferte scharfsinnige Beiträge zur Problematik von ökologischer Herausforderung und Fortschrittsverständnis und beeinflusste damit die Debatten in der Öffentlichkeit ebenso wie in seiner eigenen Partei. An seinem Beispiel sollen die Überlegungen der grünen Bewegung zu Moderne und Fortschritt, ökologischer Bewahrung und Verän- derung ausschnittartig nachgezeichnet werden. Übergeordnet gerät damit die Frage in den Blick, inwiefern Carl Amery als grüner „Bewegungsintellektueller“ betrachtet werden kann, der über die eigene Partei hinaus – und oft genug im Dissens mit ihr – zu einem Sprachrohr grüner Überlegungen und Ordnungsvorstellungen in der Öffent- lichkeit avancierte sowie eine bedeutsame Mittlerperson zu weiteren ökologischen Pro- tagonisten und Vordenkern jenseits der grünen Bewegung wurde. Deshalb gilt es vorab, das Konzept des „Bewegungsintellektuellen“ und seine Bedeutung für die Geschichte sozialer Bewegungen kurz zu umreißen (1), bevor in einem zweiten Teil ein biogra- phischer Abriss zu Carl Amery und seiner Verortung in den Argumentations- und Handlungszusammenhängen seiner Zeit, nicht zuletzt der grünen Bewegung selbst, erfolgt (2). Im Anschluss rückt Amerys Gegenwartsanalyse mit besonderem Augen- merk auf die Kategorie „Fortschritt“ in den Mittelpunkt (3), um schließlich nach seinen Vorschlägen zur Überwindung der von ihm und anderen als krisenhaft empfundenen Situation zu fragen, die in seinem Plädoyer für eine Aufhebung des traditionellen Dua- lismus von „konservativ“ und „progressiv“ mündeten (4).

4 Dennis Meadows u.a., The limits to growth. A report for the Club of Rome‘s project on the predicament of mankind, New York, Universe Books, 1972. Zur zeithistorischen Verortung der Studie vgl. u.a. Elke Seefried, „Towards The Limits to Growth? The Book and its Reception in and Britain 1972-73“, German Historical Institute Bulletin, 33/1 (2011), S. 3-37. 5 Herbert Gruhl, Ein Planet wird geplündert. Die Schreckensbilanz unserer Politik, Frankfurt am Main, Fischer, 1975. 6 Joachim Raschke, Die Grünen. Wie sie wurden, was sie sind, Köln, Bund, 1993; S. Mende, „Nichts rechts, nicht links“ (Anm. 1). Auf der Suche nach der verlorenen Orientierung – Carl Amery 367

1. „Bewegungsintellektuelle“ und Neue Soziale Bewegungen Soziale Bewegungen und aus ihr herausgehobene Protagonisten passen auf den ers- ten Blick nicht recht zusammen. Protestbewegungen tun sich häufig äußerst schwer mit prominenten Vorkämpfern oder gar regelrechten Stars. Umgekehrt fällt es diesen selten leicht, sich mit den oftmals basisdemokratisch grundierten Organisations- und Aushandlungsprinzipien anzufreunden, wie sie vor allem die so genannten Neuen Sozialen Bewegungen seit den späten 1960er Jahren prägten. Das gilt auch für die im letzten Drittel der 1970er Jahre entstehenden Grünen, die sich, zumal in dieser frü- hen Phase ihrer Geschichte, dezidiert als „Bewegungspartei“ verstanden, welche sich den Wertvorstellungen und Praktiken der Protestbewegungen gegenüber verpflichtet fühlte. In ihren Reihen herrschte stets große Skepsis gegenüber jenen, die ein Partei- amt innehatten, als Abgeordnete im Parlament saßen oder sich gar einer besonderen Beliebtheit bei den Medien, den Wählern oder der Parteibasis erfreuten (7). Dennoch wurde und wird immer wieder auf die Bedeutung einzelner Protagonisten für soziale Bewegungen hingewiesen. Der Sozialwissenschaftler Joseph Huber, der sich Ende der 1970er Jahre der deutschen Alternativbewegung annahm und selbst in dieser verankert war, sprach von der Bedeutung so genannter „Drehpunktpersonen“. Damit schloss er an Ausführungen Rolf Schwendters an, die dieser 1971 in seiner „Theorie der Subkultur“ gemacht hatte (8). Bei den „Drehpunktpersonen“, den „pivot players“, handele sich um „jene Personen, die sowohl mit dem Establishment als auch mit einer Subkultur in Interaktion“ stünden und somit eine Art Zwischen- oder intermediäre Kultur bildeten, die zwischen den Extremen vermittele (9). Die beiden amerikanischen Bewegungsforscher Ron Eyerman und Andrew Jamison systematisieren ähnliche Überlegungen in ihrer Theorie der sozialen Bewegungen. Deren Formierung deuten sie als einen Prozess, in dem Bedeutung (meaning) und Bewusstsein (consciousness) konstruiert würden. Im Laufe der Zeit verändere sich die solcherart konstruierte kol- lektive Identität und mit ihr die sie jeweils prägenden Akteurszusammenhänge (10). Für unterschiedliche Phasen und Strömungen innerhalb von sozialen Bewegungen kommen damit spezifische Personengruppen oder einzelne Protagonisten ins Spiel, die prägend sind. Zwar seien, so Eyerman und Jamison, alle Aktiven innerhalb einer sozialen Bewegung an der Bewusstseins- und Bedeutungsbildung, an der Schaffung einer kollektiven Identität beteiligt, und in diesem Sinne als „Intellektuelle“ zu verste- hen, aber: „All activists do not participate equally in the cognitive praxis of social movements, how- ever. Some actors are more visible as organizers, leaders or spokespersons. This visibility,

7 Vgl. Harald Knitter, Basisdemokratie und Medienelite. Die Parteiprominenz der GRÜNEN in der Presse, Münster, LIT, 1998. 8 Joseph Huber, Wer soll das alles ändern? Die Alternativen der Alternativbewegung, Berlin, Rotbuch- Verlag, 1981, S. 96-99. Neuerdings aus geschichtswissenschaftlicher Perspektive zur Alternativbewe- gung: Sven Reichardt, Authentizität und Gemeinschaft. Linksalternatives Leben in den siebziger und frühen achtziger Jahren, Berlin, Suhrkamp, 2014. 9 Rolf Schwendter, Theorie der Subkultur. Neuausgabe mit einem Nachwort, sieben Jahre später, Köln, Kiepenheuer & Witsch, 1978, S. 62. 10 Ron Eyerman, Andrew Jamison, Social Movements. A Cognitive Approach, University Park, PA, Pennsylvania State University Press, 1991. 368 Revue d’Allemagne

often helped along by sources outside the movement like the mass media, is the basis for the usual distinctions between the leaders and the led“ (11). Durch herausragende Persönlichkeiten „sprechen“ soziale Bewegungen als Kol- lektive. Mittels der näheren Betrachtung ihrer Protagonisten wird ihre oftmals ver- streute kollektive Identität greifbar. Diese haben innerhalb einer sozialen Bewegung wiederum unterschiedliche Funktionen. Eine besondere Rolle spielt der Begriff des „Bewegungsintellektuellen“. Anschließend an Antonio Gramsci, der „organische“ von „traditionellen Intellektuellen“ unterscheidet, stellen Eyerman und Jamison den „esta- blished intellectuals“ so genannte „movement intellectuals“ gegenüber. Während mit „etablierten Intellektuellen“ diejenigen gemeint sind, die innerhalb traditioneller sozi- aler und akademischer Institutionen geformt wurden, sind Bewegungsintellektuelle jene, die im Kontext einer sozialen Bewegung zu deren bedeutsamen Stichwortgebern und Leitfiguren werden (12). Obwohl die Grünen zeitgenössisch wie retrospektiv von sich selbst das Bild einer streng basisbezogenen und egalitären Bewegung zeichnen, erscheint es sinnvoll, ein- zelne Protagonisten im grünen Entstehungsprozess näher zu betrachten, konzentriert sich in ihrem Denken und Handeln doch brennpunktartig das Selbstverständnis der gesamten Bewegung oder das einzelner Strömungen in einem bestimmten Zeitraum. Grüne Bewegungsintellektuelle wie etwa der in diesem Beitrag im Mittelpunkt ste- hende Carl Amery bereiteten durch ihre Ideen und Überlegungen, durch ihre Netz- werke und Kontakte das Feld der Formierung. Zudem verliehen sie unterschiedlichen dabei verhandelten Positionen und Strömungen Ausdruck. In Bewegungsintellek- tuellen verdichteten sich bestimmte Überlegungen und Konzepte, die innerhalb der grünen Bewegung als ganzer oder innerhalb ihrer einzelnen Strömungen diskutiert wurden.

2. Carl Amery als grüner Bewegungsintellektueller Carl Amery wurde 1922 in München als Christian Anton Mayer geboren und wuchs in Passau und Freising auf (13). Bayern sollte zeit seines Lebens lebensweltlicher Anker- und Bezugspunkt bleiben. Über sein Herkunftsmilieu, das ihn politisch und ideolo- gisch stark geprägt hat, schreibt Amery 1983: „Das konservative Milieu, in dem ich aufwuchs, war das des süddeutschen Bildungskatho- lizismus; also ein Konservativismus mit stark ‚alt-großdeutschen‘ Ober- und Untertönen. Mit der Romantik teilte er eine grundsätzlich mißtrauische Einstellung gegenüber dem historischen Erfolg, der keineswegs als Kriterium historischer ‚Richtigkeit‘ empfunden

11 Ebd., S. 94. 12 Ebd., S. 94-97. 13 Hierzu und zum Folgenden: Carl Amery, Lebenslauf. Anlage zu Amery, Carl, Brief an Heinrich Häber- lein, Deutsche Friedensgesellschaft vom 3. Mai 1984 (Monacensia. Literaturarchiv und Bibliothek München [fortan: Monacensia], Nachlass: Carl Amery, Mappe: Briefe an Friedensgesellschaft Dt.); Carl Amery, Ist ökologischer Humanismus möglich?, Rede gehalten auf dem Seminar der E.-F.-Schu- macher-Gesellschaft „Ist ökologischer Humanismus möglich?“ am 14./15.2.1981 (Petra-Kelly-Archiv im Archiv Grünes Gedächtnis [fortan: PKA], Nr.: 2474 [1]); vgl. außerdem: Joseph Kiermeier-Debre, Carl Amery. „…ahnen, wie das alles gemeint war“. Ausstellung eines Werkes, München/Leipzig, List, 1996. Auf der Suche nach der verlorenen Orientierung – Carl Amery 369

wurde. Kritik am Industriesystem und seinen politischen Organisationsformen war in diesem Milieu gang und gäbe“ (14). Der Kernbestand von Amerys Wertvorstellungen, darüber hinaus spezifische Kri- tikmuster, die in den 1970er und 1980er Jahren handlungsleitend werden sollten, schienen hier bereits angelegt. Nach Krieg und amerikanischer Gefangenschaft orientierte sich Amery beruflich mit einem Studium der Neuphilologie in München und Washington schnell in die literarische Richtung (15). 1954, bereits unter seinem Pseudonym, erschien sein erster Roman, in dessen Folge er regelmäßiger Gast bei den Treffen der Gruppe 47 wurde. Weitere Romane und Veröffentlichungen folgten, darunter 1963 die Streitschrift Die Kapitulation (16), in der sich der Autor mit seinem katholischen Herkunftsmilieu und dessen Rolle im „Dritten Reich“ auseinandersetzt und die ihm wohl auch das Etikett „linkskatholisch“ eingetragen hat. In der Folge gewann der Schriftsteller innerhalb des bundesdeutschen literarischen Betriebs an Renommee: Von 1967 bis 1971 war er Leiter der Städtischen Bibliotheken in München, 1976/77 Vorsitzender des Ver- bandes der deutschen Schriftsteller, von 1989 bis 1991 Präsident des deutschen PEN- Zentrums. Mitte der 1970er Jahre erfolgte in seinem Werk eine Hinwendung zum Science-Fiction-Genre, die vor dem Hintergrund der zunehmenden Aufmerksamkeit des Schriftstellers für Ökologiefragen sowie Fortschritts- und Zukunftsbelange als durchaus schlüssige Schwerpunktverlagerung erscheint. Neben seiner literarischen Tätigkeit war Amery seit der Nachkriegszeit stets poli- tisch aktiv. Sein Engagement brachte wechselnde parteipolitische Zugehörigkeiten mit sich, wies inhaltlich jedoch dauerhafte Konstanten auf (17). Die beherrschenden Themen seiner politischen Biographie waren Frieden und Umwelt. 1952 hatte sich Amery an der „Notgemeinschaft gegen Wiederaufrüstung“ beteiligt und war Mit- glied der Heinemannschen „Gesamtdeutschen Volkspartei“ geworden. Er engagierte sich im Rahmen der Aktion „Kampf dem Atomtod“, wurde Gründungsmitglied des „Komitees gegen Atomrüstung“ und nahm an der Ostermarschbewegung teil. 1967 trat Amery in die SPD ein. In Wählerinitiativen und auf Wahlkampfveranstaltun- gen versuchte er früh, wenn auch weitgehend vergeblich, das Ökologie-Thema bei den Sozialdemokraten zu platzieren (18). 1974 verließ er die Partei resigniert. Den Ausschlag hatte, wie er in einem in seinem Nachlass dokumentierten Lebenslauf schreibt, seine „intensive Beschäftigung mit der ökologischen Frage“ (19) gegeben. Der Kanzlerwechsel

14 Carl Amery, „Deutscher Konservatismus und der faschistische Graben. Versuch einer zeitgeschicht- lichen Bilanz“, in: Wolf Schäfer (Hg.), Neue Soziale Bewegungen. Konservativer Aufbruch im bunten Gewand? Arbeitspapiere einer Diskussionsrunde, Frankfurt am Main, Fischer, 1983, S. 11-19, hier: S. 11f. 15 Hierzu und zum Folgenden: J. Kiermeier-Debre, Carl Amery (Anm. 13); Stephen Smith, Michael Töteberg, „Carl Amery“, in: Heinz Ludwig Arnold (Hg.), Kritisches Lexikon zur deutschsprachigen Gegenwartsliteratur, München, Ed. Text & Kritik, 1999 (31. Nachlieferung). 16 Carl Amery, Die Kapitulation oder Deutscher Katholizismus heute, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 1963. 17 Hierzu und zum Folgenden: C. Amery, Lebenslauf (Anm. 13). 18 Vgl. z.B. Carl Amery, Alarm im Raumschiff. Vortrag 1970; Wähler-Init[iative] SPD für die bayerische Landtagswahl (Monacensia, NL Carl Amery, Manuskripte: CA M 517 [Ms. 517]). 19 C. Amery, Lebenslauf (Anm. 13). 370 Revue d’Allemagne von Brandt zu Schmidt symbolisierte für ihn die Wende der SPD hin zu einer auf Nüchternheit, Machbarkeit und auf bloße wirtschaftliche Erfolgszahlen konzentrier- ten Partei (20). Mit seinem SPD-Austritt ging Amery den Weg zahlreicher bekannter Gründungsgrüner, welche die Sozialdemokraten im Laufe der 1970er Jahre verlassen hatten. Das bekannteste Beispiel ist sicherlich Petra Kelly (21). Mit jenen kritischen Denkern, die sich der Ökologieproblematik annahmen und in der SPD verblieben waren, blieb Amery trotzdem in engem Kontakt. Dazu zählten insbesondere Freimut Duve und Erhard Eppler, letzterer galt als prominentester ökologischer Vordenker innerhalb der SPD. Hinzu kamen Kontakte zu den Kreisen undogmatischer Sozialis- ten, der außerhalb der SPD organisierten, nicht Moskau-treuen Linken (22). Im Zuge seines Engagements für die ökologische Sache baute Amery darüber hinaus Brücken zur klassischen Naturschutzbewegung und kritischen Wissenschaftlern, wie Klaus Traube, Frederic Vester, Ivan Illich und Manfred Siebker (23). An der Formierung der grünen Bewegung auf deutscher und insbesondere auf westeuropäischer Ebene seit Mitte der 1970er Jahre war Amery entscheidend beteiligt. Ende 1976 gründete er mit westeuropäischen Mitstreitern die Diskussionsplattform Ecoropa, die für die Entstehung einer grenzüberschreitenden grünen Bewegung in Europa eine bedeutsame Rolle spielte. Es handelte sich um einen losen Zusammen- schluss von Umweltaktivisten aus 14 Ländern, die neben öffentlichem Widerstand gegen die ökologische Bedrohung vor allem Theoriearbeit leisten wollten (24). Die Idee, mit einer eigenen grünen Liste zu den ersten europäischen Parlamentswahlen 1979 anzutreten, nimmt in den Überlegungen der Gruppe erstaunlich früh Gestalt an. Im Juni 1976 schreibt Amery an den Vorsitzenden des Bund Naturschutz Bayern, Hubert Weinzierl: „Ich hatte dort [in Frankreich] […] eine längere Konferenz mit meinem französischen Herausgeber und anderen prominenten Kämpfern der ökologischen Bewegung. Die allge- meine Ansicht war, daß wir aus unseren jeweiligen regionalen Schneckenhäusern heraus müssen, daß es nicht um ein Europa der Vaterländer, sondern der Heimaträume geht. Ja, man überlegt sich schon, ob nicht möglicherweise bevorstehende europäische Parlaments- wahlen der ideale Anlaß sein könnten, ein solches Europa auf einer unabhängigen Liste der Öffentlichkeit anzubieten“ (25).

20 Carl Amery an die Sozialdemokratische Partei Deutschlands, 7. Dezember 1974 (Monacensia, NL Carl Amery, Mappe: Briefe an [die] SPD); Carl Amery, „Rachel, Lea & der deutsche Schweinehund“, in: Carl Amery, Bileams Esel. Konservative Aufsätze, München, List, 1991, S. 50-57. 21 Vgl. zu Petra Kelly: Saskia Richter, Die Aktivistin. Das Leben der Petra Kelly, München, DVA, 2010. 22 Z.B.: Carl Amery an Georg Habich, c/o Sozialistisches Büro, Hamburg, 25. August 1978 (Monacensia, NL Carl Amery). 23 Vgl. jeweils die entsprechenden Briefwechsel und Hinweise im Nachlass (Monacensia, NL Carl Amery). 24 Zu Ecoropa gehörten zeitweilig etwa der konservative britische Ökologe Edward Goldsmith, außer- dem die Futurologen Ossip K. Flechtheim und Robert Jungk, schließlich Denis de Rougemont und Aurelio Peccei. Prominente Unterstützer waren beispielsweise das österreichische Ökologenpaar Paul Blau und Freda Meissner-Blau, die französischen Grünen Brice Lalonde und Solange Fernex. Vgl.: Pour une démocratie écologique (sans date) (PKA, Nr.: 953); Positionspapier Ecoropa, Oktober 1977 (PKA, Nr.: 2993). 25 Carl Amery an den Bund Naturschutz in Bayern e.V., z. Hd. Herrn [Hubert] Weinzierl, 1.6.1976 (Mon- acensia, NL Carl Amery, Mappe: Verlage an Amery: Ökologie). Auf der Suche nach der verlorenen Orientierung – Carl Amery 371

Als sich in der Bundesrepublik seit 1977 grüne Listen gründeten und zu Wahlen antraten, wurde dies von Amery mit großer Aufmerksamkeit verfolgt (26). Er betei- ligte sich an der Formierung der bayerischen Grünen, wurde Gründungsmitglied der Bundespartei und war Mit-Organisator einer prominenten Wählerinitiative für den Europawahlkampf der Partei 1979, an der unter anderem Heinrich Böll, Ossip K. Flechtheim und Helmut Gollwitzer beteiligt waren (27). Im Gründungsjahr der Bun- despartei, 1980, rief er die parteinahe „Ernst-Friedrich-Schumacher-Gesellschaft für politische Ökologie“ ins Leben, die sich ebenfalls auf die Bearbeitung theoretischer Fragestellungen konzentrierte (28). Durch dieses Engagement vor, während und nach der Gründung der Partei wurde Amery zu einem regelrechten Bewegungsintellektu- ellen der Grünen (29). Eine oftmals forsch vorgetragene Theorieabstinenz als genuines Identitätsmerkmal weiter Teile der Umwelt- und Friedensbewegung begriff er als strukturelles Problem, das es zu beheben gelte: „Wahllos alle möglichen Schriftsteller anzuschreiben, ob sie nicht einen Beitrag zur Antho- logie ‚Meine Marienwallfahrt‘ liefern könnten, oder den Dalai Lama zusammen mit Hopi- Indianern einer Presseöffentlichkeit der Frankfurter Buchmesse zu präsentieren, scheint mir nicht ganz der richtige Weg zu sein“ (30). Hier lagen auch die Sollbruchstellen zwischen Amery und den Grünen: Da der Basisbezug geradezu als ein spezifischer grüner Erinnerungsort gepflegt wurde und die Partei sich stets mit herausgehobenen Persönlichkeiten oder gar intellektuellen Vordenkern schwertat, kam es nicht selten zu Verstimmungen zwischen Amery und seiner Partei. In deren Folge erklärte er 1988 seinen Parteiaustritt (31). Die Grünen waren in seinen Augen „zu einem preisgünstigen Angebot auf den Wühltischen der Betroffenheitsindustrie, der Esoterik, des New-Age-Rummels“ (32) geworden. Trotzdem begleitete er die grüne Sache weiterhin mit Interesse und Sympathie. Im Mai 2005 starb Carl Amery in München.

3. Fortschritt im Zeitalter der ökologischen Bedrohung Seit den späten 1960er Jahren wurde das Umweltthema zum Schwerpunkt in Amerys politischer und publizistischer Arbeit. Die „ökologische Rettung“, so Amery, sei das „gesellschaftliche, wirtschaftliche, politische Problem Nummer eins der Epoche“ (33).

26 C. Amery, Lebenslauf (Anm. 13). 27 Ossip K. Flechtheim, Wählerinitiative für „Die Grünen“ und ihre Forderungen zu den Europawahlen am 10. Juni 1979 (Archiv Grünes Gedächtnis [fortan: AGG]: B. I. 1. – BuVo/BGSt 1979-1989, Nr. 224); Carl Amery an Helmut Gollwitzer, 30. April 1979 (Monacensia, NL Carl Amery, Mappe: Briefe an Helmut Gollwitzer). 28 Zu Organisation und Programmatik: Konzeptpapier zur E.-F.-Schumacher-Gesellschaft (PKA, Nr.: 985). 29 Vgl. Abschnitt 1 dieses Beitrags. 30 C. Amery, „Deutscher Konservatismus“ (Anm. 14), S. 19. 31 Carl Amery an Die Grünen KV München-Ost, 19. Mai 1988 (Monacensia, NL Carl Amery, Mappe: Briefe an Die Grünen). 32 C. Amery zit. in: S. Smith, M. Töteberg, „Carl Amery“ (Anm. 15), S. 10. 33 Carl Amery, „Lebensqualität – Leerformel oder konkrete Utopie?“, in: Uwe Schultz (Hg.), Lebens- qualität. Konkrete Vorschläge zu einem abstrakten Begriff, Frankfurt am Main, Aspekte-Verlag, 1975, S. 8-20, hier: S. 16. 372 Revue d’Allemagne

Bis vor kurzem, so schrieb er 1976, sei die Drohung einer totalen Vernichtung der Erde noch ausschließlich von „der Kriegsmaschinerie, nämlich der Atombombe“ ausgegan- gen. In den vergangenen Jahren hätten sich nun jedoch die Schwerpunkte verschoben: Es sei „die handfeste Friedenspraxis der Expansion, vor allem der wirtschaftlichen, die uns sozusagen nötigt, das Floß aufzufressen, auf dem wir schwimmen“ (34). Die Ver- schränkung militärischer mit ökologischen Bedrohungsmomenten stellte für Amery die bedeutendste Frage seiner Zeit dar. Bereits der erste erfolgreiche Atombombenver- such der Amerikaner 1945 in Los Alamos hatte die Möglichkeit einer vollständigen Vernichtung der Menschheit in die Aufmerksamkeit der Weltöffentlichkeit gerückt (35). In den 1970er und frühen 1980er Jahren, in denen zunächst das Umwelt-, dann das Friedensthema erneut prominent diskutiert wurden, rückte diese Perspektive wieder stärker in das Wahrnehmungsfeld der Zeitgenossen. Das Engagement Hunderttau- sender in Umwelt-, Anti-AKW- und Friedensbewegung, überall in Westeuropa, war beredter Ausdruck dieser Ängste (36). Ihre Sprengkraft bezogen diese Diskussionen auf einer übergeordneten Ebene durch eine damit verbundene implizite Herausforderung des Fortschrittsdenkens der Moderne, wie es sich seit der Aufklärung entwickelt hatte (37). Nicht nur das Fort- schrittsverständnis der liberalen Moderne – in dieser Definition als stetiges lineares Fortschreiten hin zum Besseren begriffen – schien infrage gestellt, sondern bereits der bloße Prozess des Fortschreitens in die Zukunft, die Existenz von Menschheit und Planet. Die Bedrohung gewann in der Wahrnehmung Amerys und anderer Zeit- genossen eine neue drängende Qualität. Die Wurzel des Fortschrittsverständnisses der Moderne, das den Menschen als handelndes Subjekt der Geschichte und Motor des Fortschritts ins Zentrum stellte (38), sah der gläubige Katholik Amery bereits im jüdisch-christlichen Weltbild angelegt (39). Die biblische Formel „Macht Euch die Erde untertan“ (Genesis, 1, 28) habe dank einer kapitalen Fehlinterpretation über Jahr- hunderte hinweg ein verhängnisvolles Fortschrittsverständnis begründet, das den

34 Carl Amery, Progressismus, Konservatismus – Positionen in der ökologischen Krise (1976) (Monacen- sia, NL Carl Amery, Manuskripte: Ms. 358 [CA M 358]), S. 1. 35 Spencer A. Weart, Nuclear Fear. A History of Images, Harvard/Cambridge/London, Harvard Uni- versity Press, 1988; Holger Nehring, „Cold War, Apocalypse and Peaceful Atoms. Interpretations of Nuclear Energy in the British and West German Anti-Nuclear Weapons Movements“, Historical Social Research, 29/3 (2004), S. 150-170. 36 Lawrence S. Wittner, Toward Nuclear Abolition. A History of the World Nuclear Disarmament Move- ment, 1971 to the Present, Stanford, CA, Stanford University Press, 2003; Christoph Becker-Schaum u.a. (Hg.), „Entrüstet Euch!“ Nuklearkrise, NATO-Doppelbeschluss und Friedensbewegung, Paderborn u.a., Schöningh, 2012. 37 Zu diesem Fortschrittsverständnis vgl.: Reinhart Koselleck, „Fortschritt“, in: Otto Brunner, Wer- ner Conze, Reinhart Koselleck (Hg.), Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur poli- tisch-sozialen Sprache in Deutschland, Bd. 2: E – G, Stuttgart, Klett, 1975, S. 351-423, hier: S. 351-353 u. S. 371-423; Johannes Rohbeck, Die Fortschrittstheorie der Aufklärung. Französische und englische Geschichtsphilosophie in der 2. Hälfte des 18. Jahrhunderts, Frankfurt am Main, Campus, 1987. 38 R. Koselleck, „Fortschritt“ v.a. (Anm. 37), S. 352 u. 397f. Differenzierend: J. Rohbeck, Fortschritts- theorie (Anm. 37), S. 241-247. 39 Ausführlich: Carl Amery, Das Ende der Vorsehung. Die gnadenlosen Folgen des Christentums, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 1972. Auf der Suche nach der verlorenen Orientierung – Carl Amery 373

Menschen in den Mittelpunkt rücke und die natürlichen Grundlagen der Schöpfung seinem autonomen Machtanspruch unterwerfe (40). Diese Tendenz sei nochmals ver- stärkt worden durch den „völlig missverstandene[n] Kulturauftrag“ der Neuzeit, der Naturbeherrschung als zentrales Anliegen formuliere und mithilfe des technischen Fortschritts auch zunehmend realisiert habe (41). In einer Besprechung zu Ernst Blochs Prinzip Hoffnung fragte sich Amery deshalb, „ob wir angesichts der höchst realen Drohung unseres planetarischen Daseins noch an der raum- und zeitfreien Definition des MENSCHEN als einer absoluten Größe an sich festhalten wollen und können“ (42). Das im Kern anthropozentrische Weltbild der Neuzeit gelte es ad acta zu legen (43) und stattdessen den Menschen als ein in kom- plexe natürliche Kreisläufe eingebundenes Wesen zu begreifen. Dieses Plädoyer wurde begleitet von einer Argumentationsfigur, die nicht nur in der Wissenschaft Ökologie, sondern auch in den öffentlichen ökologischen Diskussionen der 1970er Jahre eine zunehmend wichtige Rolle spielte: das Denken in netzwerkartigen Beziehungen und Kreislaufbewegungen (44). Es verrät den Einfluss der Arbeiten von kybernetisch arbei- tenden Naturwissenschaftlern, allen voran Frederic Vester (45). Die Idee, vorderhand materiellen Fortschritt auf der Grundlage unbegrenzter wirtschaftlicher Wachstums- hoffnungen zu erzielen, bezeichnete Amery dementsprechend als die „Folge eines line- aren, letzten Endes primitiven Denkens“ (46). Stattdessen operiere das Leben „dezentral, das heißt in Netzen von vielfältigen Beziehungen ohne hierarchischen Mittelpunkt“, während der westliche Zivilisationsentwurf immer stärker zu „Zentralisierung und Vereinheitlichung“ hindränge (47). Amerys Kritik an einem anthropozentrischen und linear konzipierten Fortschritts- begriff bedeutete jedoch nicht, dass er Fortschritt als sinnstiftendes Moment der Gesellschaften im späten 20. Jahrhundert prinzipiell ablehnte. Damit unterschied

40 C. Amery, Progressismus, Konservatismus (Anm. 34), S. 4. 41 Carl Amery, „Der missverstandene Kulturauftrag – Müssen wir die Natur besiegen?“, in: Hermann Benz (Hg.), Grüne zum Kirchentag 1981, Villingen-Schwenningen, 1981, S. 17f. 42 Carl Amery, „Die letzte Prophetie. Carl Amery über ‚Das Prinzip Hoffnung‘ von Ernst Bloch“, Die Welt, 2.8.1973 (abgedruckt in: J. Kiermeier-Debre, Carl Amery [Anm. 13], S. 95-100, hier: S. 99 [Her- vorhebung im Original]). 43 Carl Amery, Natur als Politik. Die ökologische Chance des Menschen, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 1976, S. 119. 44 Alexander Schmidt-Gernig, „Das Jahrzehnt der Zukunft – Leitbilder und Visionen der Zukunfts- forschung in den 60er Jahren in Westeuropa und den USA“, in: Uta Gerhardt (Hg.), Zeitperspek- tiven. Studien zur Kultur und Gesellschaft. Beiträge aus der Geschichte, Soziologie, Philosophie und Literaturwissenschaft, Stuttgart, Steiner, 2003, S. 305-345; Pascal Eitler, „Körper – Kosmos – Kyber- netik. Transformationen der Religion im ‚New Age‘ (Westdeutschland 1970-1990)“, Zeithistorische Forschungen/Studies in Contemporary History, 4/1-2 (2007), S. 116-136. 45 Der Biochemiker und Umweltexperte Frederic Vester (1925-2003) prägte den Begriff des „vernetzten Denkens“. Vgl. z.B. Frederic Vester, Das kybernetische Zeitalter. Neue Dimensionen des Denkens, Frankfurt am Main, Fischer, 1974; Frederic Vester, Unsere Welt – ein vernetztes System. Eine interna- tionale Wanderausstellung, Stuttgart, Klett-Cotta, 1978. 46 Carl Amery, Neue Dimensionen der Verantwortung. Zur Frage der Wachstumsgrenzen (1975), S. 6 (Monacensia: NL Carl Amery, Sign.: CA M 109, Ms. 109). 47 Carl Amery, Neuer Grundwert Lebensqualität – Umweltschutz (Monacensia, NL Carl Amery, Manu- skripte: CA M 521 [Ms. 521], S. 2f.), (Hervorhebungen im Original). 374 Revue d’Allemagne er sich deutlich von anderen ökokonservativen Mahnern. In den Reihen der Grün- dungsgrünen distanzierte er sich vor allem von Herbert Gruhl, der 1975 mit seinem Katastrophenbestseller Ein Planet wird geplündert große Bekanntheit erlangt hatte (48). Anders als Amery betrachtete der ehemalige CDU-Umweltexperte das Fortschritts- denken der Aufklärung als Grundübel der Umwelt- und Menschheitskrise in den 1970er Jahren und empfahl die Rückkehr zu vor-aufklärerischen Prinzipien als geis- tiges, ein strenges Austeritätsprinzip als wirtschaftliches Regenerationsprogramm. Diese Vorstellungen wies Amery entschieden zurück und warnte vehement vor einem Konservativismus, der Stillstand und Umkehr predige (49). Der Sprung des Erkennt- nisvermögens, den griechische Philosophie, Altes und Neues Testament, Renaissance und Humanismus bezeugten, sei nicht widerrufbar (50). Stattdessen sollte Fortschritt im Zeitalter der ökologischen Bedrohung neu definiert werden, eine Rückbesinnung auf den „wahren Fortschritt“ und dessen humanistische Grundlagen sei erforderlich. In einem Beitrag aus dem Jahr 1978 äußerte sich Amery dazu folgendermaßen: „Nichts hat der Idee des Fortschritts mehr geschadet als das Durcheinander, welches das Wort heute noch in den Köpfen erzeugt. […] In Wahrheit müssen wir, wenn wir mit der Krise fertigwerden wollen, zwei Dinge auseinanderhalten, die man gewöhnlich durchein- anderschmeißt: nämlich den Fortschritt des menschlichen Bewusstseins, der wachsenden Einsicht in das, was uns zur Bewältigung unseres Lebens nottut, und den Fortschritt als reine Vermehrung von Zeugs, so wie sich ein Affe Lianen oder Schmuckketten umhängen mag in der vagen Annahme, daß er dadurch an existenzieller Macht gewinne“ (51). Dennoch: „Fortschritt ist allemal eine Erweiterung des Bewusstseins, die Ahnung neuer Mündig- keit – aber auch damit verbundener neuer Verantwortlichkeit. […] Er [der einzige wahre Fortschritt] hat die Modellfigur einer Spirale, die – scheinbar – auf Umwegen von unten nach oben läuft; sie durcheilt dabei immer wieder Bewusstseinsfelder, Traditionen, die in der Geschichte schon einmal vorlagen“ (52). Der „wahre“ Fortschritt sei also das Fortschreiten des menschlichen Bewusstseins. Amery wandte sich dementsprechend scharf gegen eine Reduzierung von Fortschritt auf Wirtschaftswachstum. Ein solchermaßen lediglich materiell begründeter Fort- schrittsbegriff präge weite Teile der westlichen Marktwirtschaften ebenso wie der öst- lichen Planwirtschaften. Mit diesen Überlegungen formuliert Amery Vorstellungen, die bei den frühen Grü- nen weit verbreitet waren. Deren Denken war häufig von einem intensiven Krisendis- kurs gezeichnet, der manchmal in geradezu apokalyptischen Vorstellungen gipfelte (53).

48 H. Gruhl, Planet (Anm. 5). 49 Carl Amery, „Grüne Wähler – Rote Theorie?“, in: Rudolf Brun (Hg.),Der grüne Protest. Herausforde- rung durch die Umweltparteien, Frankfurt am Main, Fischer, 1978, S. 81-91, hier: S. 86f. 50 C. Amery, Natur als Politik (Anm. 43), S. 37. 51 Carl Amery, Warum brauchen wir die Grünen. Anläßlich der bayerischen Landtagswahl 1978 gehalte- ner Vortrag, Hamburg, 1978, S. 8f. 52 C. Amery, Natur als Politik (Anm. 43), S. 178-180. 53 Annekatrin Gebauer, „Apokalyptik und Eschatologie. Zum Politikverständnis der GRÜNEN in ihrer Gründungsphase“, Archiv für Sozialgeschichte, 47 (2007), S. 47-93; S. Mende, „Nicht rechts, nicht links“ (Anm. 1), S. 365-406. Auf der Suche nach der verlorenen Orientierung – Carl Amery 375

Im Zuge der in den 1970er Jahren neu aufscheinenden Herausforderungen, vor allem im Lichte der ökologischen Bedrohung, sahen sie die Notwendigkeit einer Neude- finition von Fortschritt. Ähnlich wie Amery ging es jedoch den wenigsten darum, Fortschritt per se zurückzuweisen. Ganz im Gegenteil: Das Austeritätsprogramm und die autoritären Staatsvorstellungen Herbert Gruhls und anderer konservativer Gründungsgrüner riefen heftige Kritik hervor. Für die Mehrheit der der jungen Par- tei war die Reformierung und Liberalisierung der westdeutschen Gesellschaft, die in den 1960er und 1970er Jahren stattgefunden hatte (54), nicht verhandelbar. Darin trafen sie sich in den Positionen Amerys, der eine Rückbesinnung auf die geistig- humanistischen Grundlagen von Fortschritt für erforderlich hielt.

4. „Konservativismus“ und „Progressismus“, „rechts“ und „links“ Die notwendige Voraussetzung für diese Rückbesinnung sei, so Amery, die Über- windung hergebrachter Kategorien und Lösungsmuster: „Wer heute noch nostalgisch an den alten Parolen und Kategorien festhält […], übersieht nicht nur die neuen Frontstellungen und die neuen Allianzen, – er übersieht die aktuelle Verpflichtung, die sich eben aus diesen alten Kategorien und aus dem alten, aber ewigjun- gen Engagement ergibt, dem Engagement der Aufklärung: die Verpflichtung nämlich, sich in jeder neu enthüllten Gefahr aufs neue des eigenen Verstandes zu bedienen“ (55). An erster Stelle sollte die Aufhebung der klassischen Trennung zwischen „konser- vativ“ und „progressiv“, „rechts“ und „links“ stehen, jener Kategorien also, die seit der Französischen Revolution die politisch-ideelle Landschaft Westeuropas strukturiert hatten (56). Beiden Lagern sprach Amery angesichts der neu heraufziehenden Gefahren und Herausforderungen jegliche alleinige Lösungskompetenz ab: „Es ist unverantwortlich so zu tun, als sei die Kernfrage dieses Jahres die Frage nach Frei- heit oder Sozialismus. Unsere Enkel werden überhaupt nicht daran interessiert sein, ob sie aufgrund der Freiheit oder aufgrund des Sozialismus verheizt werden, für sie wird es um Brot, um Luft, um Wasser gehen – und um die anständigste Art, diese unabdingbaren Lebensgüter sicherzustellen. Weder soziale Marktwirtschaft noch Staatskapitalismus kön- nen das bewirken“ (57). Ein denkbar schlechtes Zeugnis stellte der bekennende Konservative zunächst dem bundesdeutschen Konservativismus aus. Zwar hätten sich, so Amery in einem Kommentar zur Chemiekatastrophe 1976 im italienischen Seveso, „sämtliche Ein- wände der konservativen Kulturkritik gegen das Industriesystem […] bewahrheitet“, doch tauge die konservative Perspektive lediglich zum Erkennen, nicht jedoch zum

54 Zur These der Liberalisierung: Ulrich Herbert (Hg.), Wandlungsprozesse in Westdeutschland. Belas- tung, Integration, Liberalisierung 1945-1980, Göttingen, Wallstein, 2002. 55 Carl Amery, „Der gefährliche Fortschritt. Zu einem Aufsatz von Jean Améry“, Frankfurter Hefte, 8 (1979), S. 15-18, hier: S. 18. 56 Vgl. dazu: Norberto Bobbio, Rechts und Links. Gründe und Bewertungen einer politischen Unterschei- dung, Berlin, Wagenbach, 1994. 57 Carl Amery, Bausteine eines grünen Europa. [Ansprache] 1978 Marienplatz München (Monacensia, NL Carl Amery, Manuskripte: CA M 61 [Ms. 61]), S. 3. 376 Revue d’Allemagne

Bekämpfen der ökologischen Gefahren (58). Der gegenwärtige Konservativismus sei tot oder allenfalls scheinlebendig, unfähig, sich auf die Neuen Sozialen Bewegungen und die Perspektive der politischen Ökologie einzulassen (59). Diese weitgehende Sprachlo- sigkeit des Konservativismus gegenüber den neuen Problemlagen führte Amery auf zwei Ursachen zurück: Erstens auf sein Bündnis mit dem Nationalsozialismus, das einen weitgehend säkularen Konservativismus hervorgebracht habe, der die kulturelle Moderne zwar weiterhin ablehne, ihre technischen Segnungen jedoch in sein Pro- gramm integriert habe (60); zweitens auf den Wandel des bundesdeutschen Konservati- vismus seit der Adenauerzeit, der sich dem Prinzip immerwährenden wirtschaftlichen Wachstums und damit dem rein materiellen Fortschritt verschrieben habe (61). Dem Konservativismus der 1970er Jahre, parteipolitisch vertreten durch CDU und CSU, attestierte Amery einen „miserablen Stand“ (62). Die Versuche der Union seit Mitte des Jahrzehnts unter den Stichworten „Tendenzwende“ und „geistig-moralische Wende“ die ideologische Lufthoheit der Republik wiederzugewinnen, sah Amery zum Schei- tern verurteilt, da die wahren Herausforderungen der Zeit nicht erkannt würden (63). Damit übte er Kritik an einem Konservativismus, der den klassischen konservativen Prinzipien Bewahrung und Tradition verstärkt marktliberale Werte vorzog. Solch ein Gestaltwandel des Konservativismus sollte sich in den 1980er Jahren am deutlichsten im Großbritannien Margaret Thatchers beobachten lassen (64). Doch die politische Linke kam in Amerys bissiger Analyse keinesfalls besser weg. „Nichts zeigt klarer den Wendecharakter, und zwar den Jahrtausendwendecharak- ter unseres Weltmoments an, als die Verwirrung des Marxismus durch die öko- logische Krise“ (65). Tatsächlich fielen die Diskussionen um den ökologischen Preis stetig steigenden Wirtschaftswachstums zeitlich und argumentativ mit der „Krise des Marxismus“ zusammen. Das Stillschweigen der Arbeiterklasse trotz steigender Arbeitslosigkeit und empfindlicher wirtschaftlicher Strukturkrisen seit Mitte der

58 Carl Amery, Kein Alibi für Seveso, Aug. 1976. Kulturkommentar (Monacensia, NL Carl Amery, Manuskripte: CA M 33 [Ms. 33]), S. 2f. 59 C. Amery, „Der gefährliche Fortschritt“ (Anm. 55), S. 18; Carl Amery, „Das Schicksal des Deut- schen Konservativismus und die neuen sozialen Bewegungen“, in: C. Amery, Bileams Esel (Anm. 20), S. 30-49. 60 C. Amery, „Schicksal“ (Anm. 59), S. 43; Carl Amery, „Zivilisationskritik auf dem Abstellgleis“, in: Erhard O. Müller (Hg.), Weichen stellen zwischen Vision und Pragmatismus. Beiträge zum Genera- tionendialog der Umweltbewegung. Dokumentation einer Veranstaltung der Heinich-Böll-Stiftung am 1. und 2. März 2001, Berlin 2001, S. 36-37, S. 7f. 61 C. Amery, „Schicksal“ (Anm. 59), S. 42; C. Amery, „Lebensqualität“ (Anm. 33), S. 11. 62 C. Amery, Ist ökologischer Humanismus möglich? (Anm. 13), S. 1. 63 Carl Amery, „Der konservative Selbstverrat. Gedanken zu einer ausgebliebenen ‚Tendenzwende‘“, APuZ, 26/51 (1976), S. 3-5. Zu diesen Prozessen aus zeithistorischer Perspektive: Axel Schildt, „‚Die Kräfte der Gegenreform sind auf breiter Front angetreten‘. Zur konservativen Tendenzwende in den Siebzigerjahren“, Archiv für Sozialgeschichte, 44 (2004), S. 449-478; Andreas Wirsching, „Die medi- ale ‚Konstruktion‘ der Politik und die ‚Wende‘ von 1982/83“, Historisch-Politische Mitteilungen, 9 (2002), S. 127-139. 64 Vgl. Dominik Geppert, Thatchers konservative Revolution. Der Richtungswandel der britischen Tories 1975-1979, München, Oldenbourg, 2002. 65 C. Amery, Natur als Politik (Anm. 43), S. 147. Auf der Suche nach der verlorenen Orientierung – Carl Amery 377

1970er Jahre, die Wirkungslosigkeit sozialistischer Rezepte in der spätkapitalistischen Gesellschaft und eben nicht zuletzt die Sprachlosigkeit linker Theorie im Angesicht der ökologischen Herausforderung führten seit Mitte der 1970er Jahre zu einer veri- tablen Identitätskrise der Linken überall in Westeuropa, die eng mit einer Krise des Fortschrittsbegriffs in diesen Reihen verbunden war (66). In Westdeutschland fand die „Krise der Linken“ beredten Ausdruck in den Zerfallsprozessen der kommunistischen Kadergruppen oder den Suchbewegungen der undogmatischen Linken, die teilweise zu den Grünen führten (67). Der Konservative Amery betrachtete diese Krise der Lin- ken nicht ohne Häme: „Die Rezepte der Linken zu seiner, des Menschen, Befreiung müssen in solchem [ökologischen] Zusammenhang tatsächlich als abstrus erscheinen; als die Behauptung etwa, daß die Probleme eines untergehenden Passagierschiffs durch die Aufhebung der ersten und der zweiten Klasse gelöst werden könnten“ (68). Im Angesicht der ökologischen Bedrohung gelte es nun den Gebrauch des sozialistischen Schlüsselbegriffs der „Ausbeutung“ auszuweiten. Er müsse nicht mehr bloß für die Beschreibung zwischenmenschlicher Herrschaftsverhältnisse unter dem Stichwort „Klassenkampf“ Verwendung finden, sondern sei zur Analyse des Verhältnisses von Mensch und Umwelt heranzuziehen (69). Es komme darauf an, den Menschen endlich als Wesen zu begreifen, das in die Kreisläufe der Natur eingebunden sei und keinen autonomen Herrschaftsanspruch formulieren könne. An die Stelle des Historischen Materialismus müsse nun ein „ökologische[r] Materialismus“ treten: „Bisher hat sich der Materialismus begnügt, die Welt zu verändern; jetzt kommt es darauf an, sie zu erhalten“ (70). Eine Verschränkung konservativer und progressiver Elemente schien bereits bei der Analyse der neuartigen Problemlagen angebracht. Sprach Amery dem Konservativis- mus eine glaubhaftere Kritik der gesellschaftlichen und institutionellen Grundlagen der Wachstumsgesellschaft zu (71), so sei wiederum der Sozialismus unentbehrlich, um die Herausforderungen zu meistern, die aus der Absage an das anthropozentrische Weltbild entstünden: „Gefahren zur Inhumanität, die immer dann auftauchen, wenn man der (richtigen) Erkenntnis folgt, daß der Mensch nicht im Mittelpunkt steht. Die Panik, die aus sol- cher Erkenntnis zu entstehen vermag, bedarf jeder nur möglichen Korrektur durch die

66 Beispielhaft: Louis Althusser,Die Krise des Marxismus, Hamburg, VSA, 1978; André Gorz, Adieux au prolétariat, Paris, Galilée, 1980. Die „Krise der Linken“ in Frankreich fand u.a. auch ihren Aus- druck in der Entwicklung des Poststrukturalismus. Vgl. dazu auch das geschichtswissenschaftliche Dissertationsprojekt von Martin Kindtner (Trier/Tübingen), Propheten der Verflüssigung. Der fran- zösische Poststrukturalismus als Gegenwartsdiagnose und politisches Projekt. 67 Gerd Koenen, Das rote Jahrzehnt. Unsere kleine deutsche Kulturrevolution 1967-1977, Köln, Kiepen- heuer & Witsch, 2001; Andreas Kühn, Stalins Enkel, Maos Söhne. Die Lebenswelt der K-Gruppen in der Bundesrepublik der 70er Jahre, Frankfurt am Main u.a., Campus, 2005; S. Mende, „Nicht rechts, nicht links“ (Anm. 1), S. 419-427. 68 Carl Amery, Definitionsschwierigkeiten des Konservatismus (Monacensia, NL Carl Amery, Manu- skripte: CA M 100 [Ms. 100]), S. 4. 69 C. Amery, Progressismus, Konservatismus (Anm. 34), S. 8f. 70 C. Amery, Natur als Politik (Anm. 43), S. 185. 71 C. Amery, „Der konservative Selbstverrat“ (Anm. 63), S. 3. 378 Revue d’Allemagne

humanistische Alternative. Und diese Alternative soll und muß auch vom methodischen Marxismus eingebracht werden […]“ (72). Eine Verschränkung konservativer mit progressiven Elementen sei darüber hinaus bei der Suche nach Auswegen aus der planetarischen Bedrohung vonnöten. Das Leit- motiv gelte es aus dem Werk Edmund Burkes – in den Augen Amerys des „geschei- testen Konservativen überhaupt“ – zu entlehnen: Die „Partnerschaft der Toten, der Lebenden und der noch Ungeborenen“ (73). In der Wahl der Mittel jedoch biete der Konservativismus wenig Chancen: Mit konservativen Mitteln seien die konservativen Ziele nicht zu erreichen (74). Stattdessen gelte es sich an linke Rezepte zu halten. Die Wende zum Besseren hin – Amery sprach wie viele andere Gründungsgrüne häufig von der Notwendigkeit einer „kopernikanischen Wende“ – könne allein durch eine Revolution des Bewusstseins herbeigeführt werden. Die Grundbedingung zur Lösung der Probleme war nach Einschätzung Amerys also eine Überwindung des Dualismus von „konservativ“ und „progressiv“, eine Absage an den traditionellen Gegensatz von „rechts“ und „links“. Stattdessen gelte es, die Stärken beider Denkweisen miteinander zu kombinieren. Zur Überwindung namentlich der ökologischen Bedrohung solle auf dem Wege einer revolutionären Umwälzung des Bewusstseins das Prinzip der Bewahrung von Mensch und Schöpfung als handlungs- leitend durchgesetzt werden. Diese Einschätzung teilte Amery mit einer Vielzahl von Gründungsgrünen. Den neuen Herausforderungen wollten sie mit neuen Begriffen, Kategorien und Lösungsmustern begegnen. Die Sprachlosigkeit eines stark auf wirt- schaftliche Belange konzentrierten Konservativismus und der Bankrott sozialistischer Kategorien und Konzepte angesichts der neuen Problemlagen schien eine Überwin- dung des klassischen Gegensatzes von „rechts“ und „links“ zu erfordern, der – eng verknüpft mit dem Fortschrittsprinzip – die politisch-ideelle Landschaft Westeuropas seit der Französischen Revolution strukturiert hatte. Nur mithilfe einer solcherart gemeinsamen Anstrengung von „rechts“ bis „links“ – von „Dutschke bis Gruhl“, wie dieses Diktum seitens mancher Grüner personifizierend abgewandelt wurde – sei die gegenwärtige Krise zu meistern. Die frühe grüne Wahlbewegung war beredter Ausdruck dieses auch von Amery for- cierten Versuchs: Sie reichte von Antimodernisten mit völkischer Vergangenheit und bürgerlichen Naturschützern bis hin zu undogmatischen Sozialisten und Kommunis- ten. Die Präsenz unterschiedlich ausgeprägter Ideen eines „Dritten Weges“ innerhalb der frühen grünen Bewegung unterstreicht diese Suche nach dem Anderen und Neuen nochmals eindringlich. Das in der Frühzeit der Grünen häufig vorgetragene Man- tra, sie seien „nicht rechts, nicht links, sondern vorn“, wurde zum Gründungskitt der Partei am Übergang zu den 1980er Jahren. In den ersten Jahren der Bewährung in den Niederungen von Tagespolitik und parlamentarischem Alltag zeigten sich jedoch schnell die Sollbruchstellen eines solchen Anspruches. Vor allem viele konservative

72 Carl Amery, „Die philosophischen Grundlagen und Konsequenzen der Alternativbewegung“, in: Hans-Werner Lüdke, Olaf Dinné (Hg.), Die Grünen. Personen – Projekte – Programme, Stuttgart, Seewald, 1980, S. 9-21, hier: S. 19. 73 C. Amery, Progressismus, Konservatismus (Anm. 34), S. 3f. Dieses konservative Grundmotiv scheint auch in dem Wahlslogan auf, mit dem die Grünen in den Bundestagswahlkampf 1980 zogen: „Wir haben die Erde von unseren Kindern nur geborgt.“ 74 Ebd., S. 5. Auf der Suche nach der verlorenen Orientierung – Carl Amery 379

Grünen verließen rasch die noch junge Partei. Im Laufe der 1980er Jahre wurde diese zu einer linken Milieupartei, jedoch nicht ohne einige der Vorstellungen aus der Gründungsphase zu bewahren.

Zusammenfassung Carl Amery steht für jenen Typus des grünen „Bewegungsintellektuellen“, der als regelrechte „Drehpunktperson“ zwischen der entstehenden grünen Bewegung und dem linksliberalen Milieu potentieller Unterstützer vermittelnd tätig wurde. Darüber hinaus forcierte er die Formierung der grünen Partei mit seinen weitreichenden Kontakten und Netzwerken und versuchte sie auf ein konsistentes theoretisches Fundament zu stel- len, nicht zuletzt in einem über den Nationalstaat hinausgehenden, westeuropäischen Kontext. Seine Bedeutung für die frühen Grünen veranschaulicht, wie sehr eine soziale Bewegung, die sich zunächst weitgehend jenseits der „Mehrheitsgesellschaft“ formierte, solch intermediärer Persönlichkeiten bedurfte. Sie vermittelten zwischen den Sphären und verliehen der Bewegung über ihre eigene Anhängerschaft hinaus Unterstützung und Glaubwürdigkeit.

Abstract New Social Movements that emerged all over Western Europe in the 1970s held a deep-rooted skepticism towards any kind of outstanding protagonists, leaders or spokes- persons in their own rows. So did the green movement in West-Germany as well as the early green party founded in 1980. What we can see in this period is nevertheless the emergence of some charismatic figures who played more important roles than oth- ers within the party organization. This article focuses on one of them, the Bavarian author and green activist Carl Amery, and intends to ask if Amery could be described as kind of a green “movement intellectual”. Starting with the correspondent concept outlined by social scientists Ron Eyerman and Andrew Jamison and followed by a brief biographical sketch of Carl Amery, the analysis concentrates on his ideas of progress and conservatism as well as his attitudes towards the traditional left-right-dichotomy – both key questions at the centre of political discussion in the West German green movement and later in the early green party.

Résumé Les nouveaux mouvements sociaux émergeant partout en Europe de l’Ouest dans les années 1970 cultivaient un grand scepticisme à l’égard des protagonistes prédominants dans leurs propres rangs. Le mouvement vert en RFA ainsi que le parti des Verts fondé en 1980 en faisaient autant. Pourtant, déjà à l’époque, dans l’organisation et le quotidien du Parti, certains personnages jouaient un rôle plus important que d’autres. Cet article se focalise sur l’un d’eux, l’auteur bavarois et l’activiste écologique Carl Amery. Peut-il être qualifié de véritable « movement intellectual » parmi les premiers Verts ? Commen- çant avec le concept correspondant, développé par Ron Eyerman et Andrew Jamison, et suivi par un bref aperçu biographique d’Amery, l’analyse se concentre sur sa pensée concernant le conservatisme et le progrès, ainsi que sur ses positions face à la dichotomie traditionnelle droite-gauche. Cela nous mène au cœur des questions politiques débat- tues avec ferveur parmi les Verts dans leur phase de formation. Revue trimestrielle de la Société des Études Germaniques

Hommage à Friederike Mayröcker Pour son 90e anniversaire

Sommaire : octobre-décembre 2014 - Numéro 4 - 22 

Articles Lire le poststructuralisme en poète. Résistance tropologique de Friedericke Mayröcker dans les Inédit études [2013] par Friederike MAYRÖCKER par Françoise LARTILLOT

Soixante-quinze ans de création « Tous frères (de) Grimm ». Jacques et Jean. par Aurélie LE NÉE Place du nom dans l’écriture de Friederike Mayröcker Biographie einer Biographielosen par Valérie BAUMANN par Inge ARTEEL

Geheimnisse des Archivs. Friederike Mayröcker Sur Paul Celan und ihre Wohnung par Klaus KASTBERGER Paul Celan Student an der Sorbonne par Andrei CORBEA-HOISIE Friederike Mayröcker et le surréalisme selon An- dré Breton Histoire et roman par Aurélie LE NÉE Les guerres du Schleswig – Holstein, lieu de Stillleben. Reflexionen zur Ding-, Schreib- und mémoire nationaliste dans l’Allemagne wil- Sprachwahrnehmung bei Friederike Mayröcker helminienne und Francis Ponge par Laurent DEDRYVÈRE par Michael HAMMERSCHMID

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Thomas Brasch, un écrivain de l’ex-RDA « engagé » ?

Florence Baillet *

Dans le recueil de textes intitulé Kargo et publié en 1977 par Thomas Brasch, juste après qu’il a quitté la RDA pour la RFA, il est indiqué, sous le titre « Autocritique 2 » : « Je ne prends pas parti […]. Je ne me suis toujours pas engagé » (1). Alors que la presse ouest-allemande multiplie les interviews à l’arrivée de l’auteur à l’Ouest, en décem- bre 1976, et attend manifestement qu’il prenne position publiquement, celui-ci se contente de préciser : « Je ne représente personne d’autre que moi-même » (2). De telles déclarations peuvent surprendre, au premier abord, de la part d’un auteur de l’ex-RDA dont la biographie est connue : tout en étant le fils d’un cadre du parti au pouvoir, Thomas Brasch, né en 1945 et mort en 2001, avait été, en 1965, renvoyé de l’université de Leipzig pour des motifs politiques ; puis en 1968, en raison des tracts qu’il avait distribués afin de protester contre l’intervention soviétique lors du Printemps de Prague, il avait été emprisonné, condamné à 27 mois de prison et exclu de l’école du Cinéma de Babelsberg ; il avait en outre signé en 1976 la pétition des intellectuels et des artistes qui s’élevaient contre la destitution du chanteur de sa nationalité et avait ensuite obtenu un visa pour quitter la RDA. Un tel parcours ne manqua pas de susciter l’intérêt des médias de l’Ouest, qui n’eurent de cesse, dans la deuxième moitié des années 1970, de le présenter comme un écrivain « engagé » politiquement (3), ce qui conduisit Brasch, soucieux d’éviter toute tentative

* Professeur en Études germaniques à l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle. 1 Thomas Brasch,Kargo (1977), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1979, p. 160. Les traductions des citations allemandes sont faites par nos soins. 2 Thomas Brasch, « Ich stehe für niemand anders als für mich » (3.1.1977), in: T. Brasch, « Ich merke mich nur im Chaos » – Interviews 1976-2001, éd. par Martina Hanf, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2009, p. 11-17, en particulier p. 17. 3 Thomas Brasch, « Interview mit Thomas Brasch über seine Erfahrungen in der DDR » 977),(1 in : ibid., p. 44. La question posée à Brasch par ses interlocuteurs (Thomas Hoernigk, Eberhard Knödler- Bunte et Lienhard Wawrzyn) est la suivante : « Quand avez-vous commencé à vous engager politique- ment ? Pourriez-vous nous raconter quelque chose au sujet de votre évolution politique en RDA ? » 382 Revue d’Allemagne de récupération (par la RFA comme par la RDA), à s’attarder sur cette question de l’engagement. Il nous paraît par conséquent intéressant d’examiner plus attentivement la manière dont cet auteur de l’ex-RDA se positionne par rapport au politique, dans ses œuvres comme lors d’entretiens, en particulier à ce moment-clé que constitua son instal- lation en RFA, accompagnée de multiples sollicitations médiatiques. Il s’agirait de nouer ainsi différents questionnements autour de « l’engagement » des écrivains est- allemands, leur relation au pouvoir en place et la perspective dans laquelle sont lues leurs œuvres. Le débat à ce sujet est déjà riche : rappelons que Wolfgang Emmerich, auteur d’une histoire littéraire de la RDA qui fait référence, a rédigé un mea culpa en remaniant son ouvrage en 1996 et considéré qu’il avait jusque-là trop « politisé » sa lecture de la littérature est-allemande, au risque d’envisager en premier lieu la relation de cette dernière au régime et d’en négliger par conséquent la dimension esthétique (4). En 2009, dans l’introduction de leur livre In diesem besseren Land. Die Geschichte der DDR-Literatur in vier Generationen engagierter Literaten, Janine Ludwig et Mirjam Mauser, à la « recherche d’une nouvelle objectivité pour aborder la littérature de la RDA » (5), ont alors eu recours au concept de « littérature enga- gée » pour éviter de s’enfermer dans l’opposition, notamment promue au moment de la querelle littéraire germano-allemande (deutsch-deutscher Literaturstreit), entre, d’une part, une littérature autonome relevant de « l’art pour l’art » et, d’autre part, une « esthétique des opinions » (Gesinnungsästhetik), qui se soumettrait avant tout à des fins morales ou politiques (6). Or on notera que ces deux chercheuses germa- nophones utilisent le terme français de « littérature engagée » (7) pour caractériser les auteurs est-allemands : elles rappellent de la sorte que la question de la relation entre écrivains et politique est marquée par le « modèle français » d’intervention politique que constitua l’affaire Dreyfus, tandis que la figure de l’intellectuel à la Émile Zola, celle d’un écrivain à la fois autonome et engagé, ne bénéficia pas, dans l’espace germanophone, de la même tradition issue de la fin du xixe siècle et fut, par la suite également, plus facilement contestée (8). La référence à pareil « engagement » en RDA ou en RFA serait ainsi à nuancer, du moins paraît-il nécessaire de prendre davantage en compte les déplacements et variations accompagnant inévitablement l’importation d’une telle notion issue du champ français dans d’autres contextes, en l’occurrence est- et ouest-allemands.

4 Wolfgang Emmerich, Kleine Literaturgeschichte der DDR, Berlin, Aufbau, 2009 (4e éd.), p. 18. 5 Janine Ludwig, Mirjam Mauser, « In diesem besseren Land. Die Geschichte der DDR-Literatur in vier Generationen engagierter Literaten », in : J. Ludwig et M. Mauser (dir.), Literatur ohne Land ? Schreibstrategien einer DDR-Literatur im vereinten Deutschland, Fribourg, Fördergemeinschaft wis- senschaftlicher Publikationen von Frauen, 2009, p. 11-72, ici p. 13 et p. 14-15. 6 Cf. Ulrich Greiner, « Die deutsche Gesinnungsästhetik – Noch einmal : und der deut- sche Literaturstreit. Eine Zwischenbilanz », Die Zeit, 2.11.1990. 7 Ludwig/Mauser, « In diesem besseren Land » (note 5), p. 14-15. 8 Joseph Jurt, « ‘Les intellectuels’ : ein französisches Modell », in : Sven Hanuschek, Therese Hörnigk, Christine Malende (dir.), Schriftsteller als Intellektuelle. Politik und Literatur im Kalten Krieg, Tübin- gen, Niemeyer, 2000, p. 103-133. Thomas Brasch, un écrivain de l’ex-RDA « engagé » ? 383

La présente contribution, en se penchant sur la position et l’écriture de Brasch, se limite au demeurant volontairement à un cas particulier. Tout en introduisant un concept global, Janine Ludwig et Mirjam Mauser invitent en réalité elles aussi à se pencher sur les singularités (9). De telles « études de cas » seraient alors susceptibles de contribuer à une « phénoménologie » de l’écrivain en tant qu’intellectuel (10), en essayant de saisir la complexité de chaque situation, au-delà du régime de la polémique animant bien souvent les débats entre ou sur les intellectuels. Cela semble d’autant plus valable au sujet de Brasch que sa réception a par ailleurs manifestement souffert des catégories souvent adoptées pour l’étude de la littérature de la RDA, notamment d’une articulation de son histoire selon un modèle générationnel, au sein duquel des auteurs nés, comme lui, dans les années 1940, ont été quelque peu négligés, aussi bien par rapport à la « génération » de la décennie précédente, les « socialistes réformistes » (Reformsozialisten), que par rapport à la génération suivante, celle des années 1950 et 1960, les « nés dedans » (Hineingeborene) (11) : le travail de Brasch n’a, pour l’instant, sans doute pas été suffisamment pris en compte par la recherche (12), même si de récen- tes publications, rassemblant, sous l’impulsion de Martina Hanf et de Kristin Schulz, des textes de et sur cet écrivain, paraissent annoncer ou susciter un renouveau d’in- térêt à son propos, permettant peut-être de reconsidérer son œuvre, y compris dans sa dimension politique, au-delà des représentations parfois simplificatrices auxquelles elle a pu être réduite par le passé (13).

L’écrivain face aux attentes des médias ouest-allemands : l’image du dissident de l’ex-RDA À la lecture des entretiens de Brasch, publiés notamment dans les mois qui suivi- rent son passage de RDA en RFA, on est de fait frappé par un paradigme omnipré- sent, à la fois dans les questions des journalistes ouest-allemands et, en creux, dans les réponses de l’écrivain, qui s’y réfère pour s’en distancier : celui du dissident. Les médias ouest-allemands ne cessent en effet, en dépit des protestations de leur inter- locuteur, de le renvoyer à la RDA et à sa relation au pouvoir en place : « Vous vivez en RDA. Il me faut y revenir. Ce que vous venez de dire ne correspond manifestement

9 Ludwig/Mauser, « In diesem besseren Land » (note 5), p. 15. 10 Georg Jäger, « Der Schriftsteller als Intellektueller. Ein Problemaufriß », in : Hanuschek/Hörnigk/ Malende (dir.), Schriftsteller als Intellektuelle(note 8), p. 1-25, en particulier p. 1-3. 11 Wolfgang Emmerich, qui s’appuie sur ce modèle générationnel pour écrire l’histoire de la littérature de la RDA, parle ainsi, d’une part, des auteurs nés dans les années 1930 et, d’autre part, de la géné- ration née après 1950, sans faire véritablement de catégorie spécifique pour les écrivains nés dans les années 1940. W. Emmerich, Kleine Literaturgeschichte (note 4), p. 404. Or, comme le souligne Carola Hähnel-Mesnard, « entre la génération de Müller (né en 1929), de Braun (né en 1939) et celle des jeunes auteurs nés dans les années 1950, il y a donc encore une génération intermédiaire comme celle de [Stefan] Schütz, à côté duquel on peut mentionner Thomas Brasch […] ». Carola Hähnel-Mesnard, La littérature autoéditée en RDA dans les années 1980 – Un espace hétérotopique, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 26. 12 Parmi les travaux récents, on citera par exemple : Thomas Wild, Insa Wilke (dir.), Thomas Brasch, Text+Kritik, n° 194 (2012). 13 Voir, entre autres, Martina Hanf, Kristin Schulz (dir.), Das blanke Wesen – Arbeitsbuch Thomas Brasch, Berlin, Theater der Zeit, 2004. 384 Revue d’Allemagne pas aux représentations de l’avenir en cours dans cet État », lui fait remarquer le cri- tique théâtral de la revue Theater heute, Christoph Müller, dans un entretien paru en février 1977 (14). Ou bien c’est le journaliste de l’hebdomadaire Die Zeit, Fritz Raddatz, qui, lors d’une interview du 22 juillet 1977, ne manque pas de convoquer son identité est-allemande : « Si je vous comprends bien, notamment lors de vos dernières déclara- tions publiques, vous refusez pour ainsi dire d’être un auteur de la RDA et désormais un auteur de la RDA en exil. Sincèrement, cela me semble faux, en particulier quand on examine vos travaux » (15). En s’appuyant sur la biographie de Brasch, laquelle lui est d’ailleurs régulièrement rappelée, les médias ouest-allemands construisent ainsi l’image d’un auteur dissident, qui s’est confronté directement à la répression du régime lors d’actions politiques ayant conduit à son emprisonnement en 1968, puis à son « exil » à partir de 1976, et dont les propos ou les écrits seraient par conséquent à interpréter avant tout en termes d’opposition à l’État est-allemand et de contre- discours. Or Brasch s’efforce en réalité de déconstruire de pareilles assignations de son œuvre et conceptions de son engagement politique. À Fritz Raddatz, il répond dans l’arti- cle précédemment cité : « Ce que j’ai refusé lors de différents entretiens, c’est d’être mis dans une catégorie. Je ne peux rien faire du concept d’écrivain exilé, ni de celui de représentant de la génération rock, d’auteur juif, de dissident ou de quoi que ce soit d’autre. Toutes ces catégories ne constituent pour moi que de vaines tentatives pour rendre un écrivain plus facilement consommable, en le réduisant à un terme unique » (16). L’écrivain récuse en outre de manière récurrente ce qui relèverait d’une « dissidence » et qu’il qualifie d’une opposition « pubertaire », dans la mesure où elle se contenterait de « réagir » face au gouvernement est-allemand, au risque d’en reproduire simplement la logique, sans parvenir en réalité à la subvertir : « on est alors contraint à une sorte de puberté : on se rebelle constamment contre “papa” […] ; on se trouve constamment dans le refus, on réagit à quelque chose, ce qui correspond d’une certaine manière également à une attitude réactionnaire » (17). Brasch s’emploie par conséquent à ne pas se laisser enfermer dans des constructions binaires et anti- thétiques qu’il juge trop réductrices. Une fois à l’Ouest, au lieu d’opérer de claires distinctions entre « amis » et « ennemis », plutôt que d’endosser le rôle de « dissident » de l’ex-RDA qu’on lui propose, il n’a de cesse, sinon de prendre la défense de cette dernière, du moins d’éviter de la clouer au pilori et surtout de relativiser les différences entre les deux côtés du Mur. En adoptant d’une certaine manière, avant l’heure, une

14 Cet entretien, publié juste après l’arrivée de Thomas Brasch en RFA, eut en réalité lieu avant son départ de la RDA. Il s’agit de la première interview de l’auteur par des médias ouest-allemands. Cf. Thomas Brasch, « “Eine geschichtslose Generation”. Thomas Brasch im Gespräch über sich und sein Schrei- ben » (1977), in : T. Brasch, « Ich merke mich nur im Chaos » (note 2), p. 21. 15 Thomas Brasch, « Für jeden Autor ist die Welt anders » (22.7.1977), in :ibid. , p. 35. 16 Ibid., p. 35. Brasch se réfère à maintes reprises à cette figure du dissident, à laquelle il a été réduit, par exemple lors de l’entretien suivant : Thomas Brasch, « Ich will nicht, daß die DDR zur Sophia Loren meines Geistes wird » (1982), in : ibid., p. 158. 17 T. Brasch, « Interview mit Thomas Brasch » (note 3), p. 60. Brasch tient des propos analogues égale- ment dans l’entretien suivant : T. Brasch, « Ich will nicht, daß die DDR zur Sophia Loren » (note 16), p. 156-157. Thomas Brasch, un écrivain de l’ex-RDA « engagé » ? 385 perspective qui peut faire songer aujourd’hui à celle de « l’histoire intégrée » (18), l’écri- vain n’hésite pas à souligner les analogies entre l’Est et l’Ouest (le fait, notamment, que bien des difficultés rencontrées par la société est-allemande seraient communes à l’ensemble des pays industrialisés (19)), et il remet de la sorte en question le schématisme de toute opposition : « Pour moi, le passage d’un amphithéâtre de Leipzig à un hall d’usine berlinoise fut par exemple une rupture bien plus importante que le passage de la scène intellectuelle d’une moitié de Berlin à l’autre moitié de la ville […]. Je ne veux pas niveler les différences qu’engendre l’existence de deux formes étatiques distinctes, je veux simplement dire que la réalité est plus compliquée » (20). C’est donc à sa propre expérience, en insistant à dessein sur son caractère émi- nemment subjectif et complexe, que Brasch se réfère quand il prend la parole face aux journalistes ouest-allemands. Il évite par là même soigneusement, lors de ses déclarations publiques, de s’ériger en porte-parole d’aucune autre « cause » que la sienne. Là où les médias souhaiteraient des prises de position de quelque repré- sentant d’une dissidence est-allemande, l’écrivain insiste au contraire sur l’irré- ductibilité d’une singularité : « Voilà ce que je voulais dire dans le Spiegel : si l’on cherche des biographies typiques pour identifier ce qu’il s’est passé en RDA, il ne faut pas se pencher sur Biermann ou sur moi car nous sommes des cas extrêmes. Je trouve déjà difficile de prendre un écrivain comme cas représentatif […]. Et dans mon cas, il y a d’autres facteurs : le fils d’émigrés, l’école militaire – des choses qui ne font pas vraiment de moi le représentant d’une génération entière » (21). Brasch ne revendique par conséquent pas d’appartenance à un groupe, tout au plus une proximité avec un écrivain comme Uwe Johnson, qui, tout en étant de la généra- tion précédente, a vécu une exposition médiatique analogue lors de son passage de RDA en RFA, en ayant la même volonté d’échapper au risque de « récupération » politique. Ce dernier avait même donné des conseils en ce sens au premier, lors de leur rencontre en janvier 1977 : « Il s’agissait de conseils que seul pouvait donner quelqu’un qui venait lui-même de RDA et avait été dans une situation semblable. Autrement dit, quelqu’un qui n’a pas voulu être transformé en cas politique après son arrivée à l’Ouest, mais qui se concevait avant tout comme un homme de lettres, un écrivain […] » (22). Dans le cas de Brasch, l’image du « dissident » correspondrait

18 Cf. Konrad H. Jarausch, « Deux fois l’Allemagne – une seule histoire ? Pour l’intégration des deux histoires allemandes d’après-guerre », in : Jean-Paul Cahn, Ulrich Pfeil (dir.), Allemagne 1961-1974 – De la construction du Mur à l’Ostpolitik, vol. 2/3, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Sep- tentrion, 2009, p. 373-389, et Christoph Klessmann, Hans Mittelwitz, Günter Wichert (dir.), Deutsche Vergangenheiten – eine gemeinsame Herausforderung. Der schwierige Umgang mit der dop- pelten Nachkriegsgeschichte, Berlin, Links, 1999. 19 T. Brasch, « Eine geschichtslose Generation » (note 14), p. 21. 20 T. Brasch, « Für jeden Autor ist die Welt anders » (note 15), p. 36-37. 21 T. Brasch, « Interview mit Thomas Brasch » (note 3), p. 70. À la suite de la montée du nazisme, les parents de Thomas Brasch, qui étaient d’origine juive, avaient émigré en Angleterre, où l’écrivain est né en 1945. De retour en zone d’occupation soviétique en 1946, la famille s’y installa, et Brasch grandit en RDA : il fut envoyé à l’école des cadets de l’Armée populaire nationale (Kadettenschule der Nationalen Volksarmee) à partir de 1956 et jusqu’à la dissolution de cette école, en 1960. 22 Thomas Brasch, « Der vierte Band ist entweder ein Selbstmordversuch, oder es ist der Versuch, eine Tür aufzustoßen » (2001), in : T. Brasch, « Ich merke mich nur im Chaos » (note 2), p. 283. 386 Revue d’Allemagne donc davantage à une « projection » des médias ouest-allemands (23) qu’à la nature de l’engagement politique réellement mis en œuvre par l’écrivain.

Contre le discours de l’intellectuel engagé Outre ce refus du rôle de « dissident », Brasch rejette plus généralement un fonction- nement du monde intellectuel reposant sur le mode du discours et de la polémique. En se référant à l’un de ses films,Domino , datant de 1982, l’écrivain prend ainsi ses distances : « dans ce film, on parle beaucoup […], parce qu’il s’agit d’intellectuels, qui croient ne pouvoir s’exprimer qu’à travers le discours. C’est là au fond une de leurs maladies […]. On s’imagine aujourd’hui pouvoir régler quelque chose par le biais du discours et de la discussion ou bien le refouler, en en discutant jusqu’à l’anéantir » (24). Brasch affirme par ailleurs à maintes reprises sa méfiance à l’égard des « concepts théoriques » (25) et des abstractions, qui auraient perdu, en définitive, tout contact avec la réalité vécue. Il y a là sans aucun doute, chez cet écrivain de l’ex-RDA, une critique du discours officiel du régime est-allemand, empreint de formules idéologiques et fina- lement détaché de ce que ressentait ou constatait une grande partie de la population. À « l’idéologisation du langage », il cherche alors à opposer une langue « qui touche à la vie réelle » (26). La littérature et les arts, en particulier le théâtre, lui apparaissent à cet égard comme autant de possibilités de recouvrer l’expérience éprouvée, à même la peau : la référence au « corporel » est récurrente au cours de ses entretiens (27), et l’un de ses interlocuteurs souligne à juste titre le leitmotiv que constitue, dans son œuvre, l’organe du toucher, la peau (28). Brasch englobe au demeurant également, dans sa critique des intellectuels et des idéologies abstraites, la RFA et l’ensemble du monde occidental, où, s’il n’est pas sou- mis à la pression constante de la langue de bois du régime, est attendue cependant de sa part la production d’un discours, une prise de parole publique et engagée : « Je me rends compte combien, après mon passage d’un État allemand à l’autre, on espère que je sorte d’un monde de l’art hermétique et l’on me demande expressément de me comporter en journaliste ou en essayiste. “Ta conception ascétique de l’art a peut-être fonctionné là où tu étais, mais ici elle est ridicule” me dit un de ceux qui se considèrent comme des critiques engagés de la société actuelle, “sur le long terme, tu ne pourras pas éviter de prendre clairement position”. Voilà le malentendu germano-allemand

23 David Bathrick souligne ainsi le rôle joué par l’Ouest dans la création de « l’idéal-type » du dissident. Cf. David Bathrick, « Die Intellektuellen und die Macht. Die Repräsentanz des Schriftstellers in der DDR », in : Hanuschek/Hörnigk/Malende (dir.), Schriftsteller als Intellektuelle(note 8), p. 235-248. 24 Thomas Brasch, « Es gibt in Deutschland eine abgerissene Geschichte : Dürre seit 1933 » (8.4.1982), in : T. Brasch, « Ich merke mich nur im Chaos » (note 2), p. 118-119. 25 T. Brasch, « Interview mit Thomas Brasch » (note 3), p. 65. 26 T. Brasch, « Eine geschichtslose Generation » (note 14), p. 25. 27 Ibid., p. 25 et Thomas Brasch, « Der Mensch und die Maschine » (1977), in : T. Brasch,« Ich merke mich nur im Chaos » (note 2), p. 29. 28 La peau est par exemple évoquée dans le sous-titre du volume Kargo, « 32. Versuch auf einem unter- gehenden Schiff aus der eigenen Haut zu kommen ». Cf. T. Brasch, « Ich will nicht, daß die DDR zur Sophia Loren » (note 16), p. 164-165. Lors de cet entretien, les interlocuteurs de Brasch sont André Heygster et Tobias Mahlow. Thomas Brasch, un écrivain de l’ex-RDA « engagé » ? 387 sur la prise de position, l’idéologie en guise de colonne vertébrale » (29). Et Brasch de protester contre toute réduction de son œuvre, à une « polémique » ou à une lecture « idéologique » (30), que ce soit à l’Est, où tout écrit ou tout comportement se trouvaient inévitablement mesurés à l’aune de la doctrine du régime, ou bien à l’Ouest, où le prétendu statut de « dissident » de l’écrivain est-allemand orientait contre son gré l’interprétation de ses textes et de ses apparitions publiques. De manière générale, au- delà des contextes historiques précis de la RDA et de la RFA, Brasch tente d’échapper à une alternative qui serait caractéristique, selon lui, de l’histoire allemande, mais qu’il récuse, entre « l’engagement », « l’artiste politique », et « l’art », l’« écrivain sen- sible » (31) : on « opère une stricte distinction entre, d’une part, l’art politique, Wallraff, Kroetz, et, d’autre part, l’art sensible, donc des gens qui se préoccupent de la langue et de la forme. On a depuis longtemps l’habitude, en Allemagne, de bien nettement séparer ces deux possibilités. Ce n’est pas un hasard s’il n’y a pas, en Allemagne, d’ar- tistes tels que Pasolini ou Genet ou Bond […]. Voilà une histoire qui dure depuis trois cents, quatre cents ans. Soit l’écrivain est engagé socialement ou politiquement, soit il est poète […]. Un tel mode de pensée ne fonctionne plus » (32). Au demeurant, si cette posture de Brasch peut certes être liée à sa méfiance à l’égard du discours du pouvoir en RDA et des idéologies, il nous semble également possi- ble de la rattacher, sur une plus longue période, à l’absence d’une véritable tradition de l’« intellectuel engagé » dans le monde germanophone et même à une certaine défiance, présente en Allemagne ou en Autriche dès la fin du xixe siècle, envers la prise de parole dans l’espace public que sont censés permettre les médias de masse (33). De fait, une fois installé en RFA, l’écrivain a accepté, à de multiples reprises, de se prêter au jeu de l’interview, mais il émaille ses propos de remarques concernant les modalités mêmes de cette expression médiatique : il dit refuser de réduire son écriture à « un procédé journalistique » (34) ou encore de se plier aux diktats des médias et de la critique (35). Brasch condamne en particulier ce qu’il appelle le « théâtre jour- nalistique » (36), qui caractériserait selon lui un art théâtral se contentant de réagir à l’actualité et se soumettant aux différentes « modes » ou aux tendances, au jour le jour, pour produire du sensationnel sans pour autant s’inscrire dans la durée et véritablement toucher au politique : « le monde de la culture ne veut pas se confronter véritablement aux affaires publiques, ce qui aurait pu être une manière d’approfondir la conscience publique grâce à l’imaginaire et la contradiction, mais le monde de la

29 T. Brasch, Kargo (note 1), p. 60-61. 30 T. Brasch, « Eine geschichtslose Generation » (note 14), p. 21 et T. Brasch, « Ich stehe für niemand » (note 2), p. 13. 31 Thomas Brasch, « Vielleicht wird die Kunst immer individueller » (1980), in : T. Brasch, « Ich merke mich nur im Chaos » (note 2), p. 99. 32 Ibid., p. 98. 33 Cf. Jacques Le Rider, Renée Wentzig, Les Journalistes d’Arthur Schnitzler. Satire de la presse et des journalistes dans le théâtre allemand et autrichien contemporain, Tusson, Du Lérot, 1995. 34 T. Brasch, « Der vierte Band ist entweder ein Selbstmordversuch » (note 22), p. 287. 35 Thomas Brasch, « Die Regisseure sind die großen Verhinderer » (2001), in : .T Brasch, « Ich merke mich nur im Chaos » (note 2), p. 169. 36 Ibid., p. 169. 388 Revue d’Allemagne culture, gouverné par les journaux et par les rubriques culturelles de ces derniers, pré- fère jouer Emilia Galotti en tenue de sport » (37). De tels propos de l’auteur dramatique de l’ex-RDA ne sont pas sans faire écho à ceux d’un écrivain que Brasch appréciait beaucoup (38) et qu’il mentionne d’ailleurs justement dans cet entretien sur le « théâtre journalistique » (39), à savoir Robert Musil, lequel s’élevait de manière analogue, au début du xxe siècle, contre ce qu’il appelait, dans le cadre de sa critique d’une culture en déclin, la « journalisation » du théâtre : à force de rechercher l’effet immédiat, le dramaturge se transformerait, selon l’écrivain viennois, en un « journaliste dramati- que » calqué sur le modèle de « son collègue du journal » (40). La relation au politique que développe l’auteur dramatique Brasch ne serait en ce sens pas seulement à rame- ner à son « cas » d’écrivain est-allemand passé à l’Ouest mais sans doute à réinscrire aussi dans une perspective d’histoire longue durée, en prenant en compte l’héritage que constitue à cet égard le tournant du xixe au xxe siècle, marqué dans l’espace ger- manophone par l’absence de référence forte en matière d’intellectuel engagé, voire, au contraire, par une défiance à l’égard du « feuilletonisme » Feuilletonismus( ) de la parole médiatique et de toute expression dans le cadre des médias de masse (41). Même la constitution d’un espace public est en définitive, chez Brasch, associée avant tout au travail théâtral. Il refuse ainsi de « laisser à la télévision et aux journaux illustrés ce qui concerne vraiment les gens » et insiste sur le fait qu’un théâtre comme celui de Shakespeare a lui-même, à sa manière, « suscité un espace de débat public » (42). Ce serait donc avant tout vers la pratique artistique de Brasch qu’il faudrait, selon ce dernier, se tourner, pour appréhender son engagement.

Politique du sensible Brasch souhaite ancrer la dimension politique de son œuvre dans une expérience concrète, dans la mesure où il s’agirait, selon lui, « d’éprouver d’une manière nouvelle l’époque dans laquelle on vit », là où « à la longue les journaux et les discussions ne peuvent plus suffire » (43). Et l’écrivain de se référer aux premiers concerts de rock pour préciser son propos : « On vivait des expériences sur la scène au lieu de les transmettre à partir de la scène. Il n’y a plus rien à enseigner » (44). Brasch propose par conséquent une forme d’art dont l’engagement ne relèverait plus, pour reprendre les termes de Jac-

37 Ibid., p. 172. 38 Brasch signe par exemple un article sur Musil dans le numéro du 10 août 1979 de l’hebdomadaire Die Zeit. Cf. Thomas Brasch, «Die Verwirrungen des Zöglings Törless » (1979), in : Margarete Hässel, Richard Weber, Arbeitsbuch Thomas Brasch, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1987, p. 255-257. 39 Dans l’entretien déjà cité, Thomas Brasch fait en effet référence à une pièce de théâtre de Robert Musil Les Exaltés. Cf. T. Brasch, « Die Regisseure sind die großen Verhinderer » (note 35), p. 169. 40 Robert Musil, « Der Untergang des Theaters » (1924), in : R. Musil, Tagebücher, Aphorismen, Essays und Reden, éd. par Adolf Frisé, Hambourg, Rowohlt, p. 738. 41 Cf. Gilbert Ravy, « Critique et satire du journalisme dans l’œuvre de Robert Musil », in : Le Rider/ Wentzig, Les Journalistes d’Arthur Schnitzler (note 33), p. 118-128. 42 « Ein Gespräch mit Thomas Brasch über Was ihr wollt » (1985), in : T. Brasch, « Ich merke mich nur im Chaos » (note 2), p. 205. 43 T. Brasch, « Vielleicht wird die Kunst immer individueller » (note 31), p. 96. 44 T. Brasch, « Eine geschichtslose Generation » (note 14), p. 22. Thomas Brasch, un écrivain de l’ex-RDA « engagé » ? 389 ques Rancière, du « modèle pédagogique de l’efficacité de l’art », consistant à « trans- mettre des messages, donner des modèles ou des contre-modèles de comportement ou apprendre à déchiffrer des représentations », mais plutôt d’un travail qui opère au niveau de l’« expérience sensible » (45) : il s’agirait de « changer les repères de ce qui est visible et énonçable, de faire voir ce qui n’était pas vu, de faire voir autrement ce qui était trop aisément vu […] dans le but de produire des ruptures dans le tissu sensible des perceptions et dans la dynamique des affects » (46). Brasch, qui n’a de cesse d’insister sur la dimension subjective et corporelle, y compris « érotique » (47), dans son travail, occuperait en ce sens une position singulière, peut-être celle correspondant, en RDA, à sa génération « intermédiaire » : il prend en effet, d’une part, ses distances par rapport à un art investi d’une fonction programmatique, qu’il s’agisse de défendre l’idéologie en place ou de la critiquer au nom d’une utopie alternative ; mais à la différence des « nés dedans », il n’y a pas, d’autre part, chez Brasch, de quête d’autonomie à travers l’éta- blissement d’un milieu artistique parallèle ou encore par le biais d’une déconstruction du langage (officiel) allant jusqu’au non-sens. Si l’écrivain conçoit sa pratique comme un acte politique, c’est avant tout en se ressaisissant des potentialités de l’esthétique et des opérations sur le tissu sensible commun qu’offre cette dernière (48). Il s’agirait par conséquent de réévaluer la manière dont l’œuvre de Brasch, en s’ap- puyant sur le corps et sa matérialité, permet, notamment par le biais d’un point de vue « d’en bas » et de renversements carnavalesques, de découper différemment le donné, de jeter un autre regard sur les idéologies et l’ordre du discours. L’écrivain de l’ex-RDA se penche ainsi sur un personnage farcesque de la littérature populaire, le « fou plé- béien » (49) Till l’Espiègle, qui, comme il est expliqué dans Kargo, se contente « d’utiliser l’idéologie à partir du moment où il en a besoin pour sa subsistance » (50). Ou bien c’est le philosophe Diogène, qui, dans la pièce de théâtre Rotter, est convoqué à travers l’un des protagonistes, Lackner, lequel songe avant tout à satisfaire ses besoins élémen- taires, en l’occurrence à dormir, y compris sur un chantier en grève au moment du soulèvement du 17 juin 1953, et demande à plusieurs reprises, à l’un de ses camarades ouvriers débattant au sujet du mouvement de protestation et du régime politique est- allemand, de bien vouloir s’ôter de son soleil (51). Lackner affirme de la sorte le caractère irréductible de sa subjectivité et parvient, grâce à son entêtement, tel un grain de sable

45 Jacques Rancière, « Les paradoxes de l’art politique », in : J. Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 59 et p. 61. 46 Ibid., p. 73. 47 T. Brasch, « Eine geschichtslose Generation » (note 14), p. 23. 48 On pourra de nouveau s’appuyer sur Jacques Rancière pour expliciter ce qui nous semble être la posi- tion de Brasch : « Il y a place pour la multiplicité d’un art critique entendu autrement […]. Critique est l’art qui déplace les lignes de séparation, qui met de la séparation dans le tissu consensuel du réel, et, pour cela même, brouille les lignes de séparation qui configurent le champ consensuel du donné […]. » Cf. J. Rancière, « Les paradoxes de l’art politique » (note 45), p. 85. 49 T. Brasch, « Der vierte Band ist entweder ein Selbstmordversuch » (note 22), p. 293. 50 T. Brasch, Kargo (note 1), p. 61. 51 Thomas Brasch,Rotter. Und weiter – Ein Tagebuch, Ein Stück, Eine Aufführung, Francfort-sur-le- Main, Suhrkamp, 1978, p. 116 et p. 117. La pièce Rotter a été créée le 21 décembre 1977 par Cristof Nel au Württembergisches Staatstheater de Stuttgart. 390 Revue d’Allemagne dans les rouages de la machine, à renvoyer dos à dos tous les discours idéologiques, voire à leur échapper. À l’ouvrier monteur qui voudrait le faire participer à la grève des ouvriers sur le chantier, il rétorque : « Je sais : celui qui n’est pas pour nous est contre nous. Il tient les mêmes propos, dans son bec, que ceux auxquels il veut casser la mâchoire. Je suis l’un de moi, n’as-tu pas compris » (52). Quand ensuite il s’adresse à un adversaire des grévistes, en la personne de Rotter, Lackner déclare de façon analogue, avant de quitter la scène : « Lâche-moi les basques, Rotter. Que je ne sois pas dans le même bateau qu’eux ne veut pas dire pour autant que je me range à tes côtés […]. Bat- tez-vous pour la grande politique. Vous ne me reverrez pas ici » (53). Brasch a d’ailleurs décrit sa conception de la « résistance » en insistant sur la dimension subversive d’un pareil point de vue d’en bas, qui ne propose aucun programme en bonne et due forme mais n’en toucherait pas moins, à sa manière, au politique : « Quand je parle d’une forme de résistance originelle, je pense à la plus enfantine, la plus naïve, la plus liée au sentiment, autrement dit à la forme de résistance qui ne se laisse pas enfermer dans des normes de comportement existantes ou régnantes ou légales. Ne pas rentrer dans le rang, mais se mouvoir plutôt consciemment en dehors des lois et des normes […]. Cela veut dire, pour moi, développer d’abord des formes enfantines et plébéiennes de résistance. Il ne s’agit donc pas de la forme idéologique, qui analyse la situation présente au moyen d’une idéologie afin de constituer un programme et de parvenir à une sorte de projet de société, mais il s’agit d’une résistance à appréhender avant tout comme quelque chose d’instinctif » (54). Ce ne serait donc effectivement pas dans la représentation et la transmission, à l’identique, d’un programme ou d’une doctrine que se trouverait la dimension politi- que d’une pareille pratique artistique, mais davantage dans un geste faisant émerger une « reconfiguration de l’expérience commune du sensible » (55), pour reprendre les termes de Rancière : « il y a une politique de l’esthétique au sens où les formes nou- velles de circulation de la parole, d’exposition du visible et de production des affects déterminent des capacités nouvelles, en rupture avec l’ancienne configuration du possible » (56). Brasch refuse de la sorte, dans son œuvre, toute prescription d’un sens figé ; il s’emploie au contraire à en souligner à chaque fois le caractère indéterminé et modifiable et à ouvrir l’éventail des possibles. Il met en particulier l’accent sur le processus de création dans sa pratique artistique, conçue dès lors comme un work in progress, toujours susceptible de connaître de nouvelles évolutions. Quand il décide d’écrire sur Eulenspiegel, c’est en réalité une œuvre en train de se faire qu’il cherche à dépeindre, ainsi qu’il l’a lui-même expliqué : « La véritable entrée, je l’ai trouvée, je crois, seulement à partir du moment où un de mes amis, Thomas Körner, a lu les premières ébauches et m’a dit que les gens qui inventent cette histoire sont en fait plus intéressants que le personnage lui-même […] » (57). De manière analogue, pour la publication de Rotter, Brasch fait le choix d’inclure dans le même volume, au-delà

52 Ibid., p. 117. 53 Ibid., p. 118-119. 54 T. Brasch, « Ich will nicht, daß die DDR zur Sophia Loren » (note 16), p. 139. 55 J. Rancière, « Les paradoxes de l’art politique » (note 45), p. 70. 56 Ibid., p. 70-71. 57 Thomas Brasch, « Gespräch », in : Hässel/Weber,Arbeitsbuch Thomas Brasch (note 38), p. 118. Thomas Brasch, un écrivain de l’ex-RDA « engagé » ? 391 du seul texte de théâtre, des extraits de ses journaux intimes relatant la genèse de ce dernier, des matériaux sur lesquels il s’est appuyé, ainsi que des photographies et des articles concernant la mise en scène de la pièce. Il précise par ailleurs, en conclusion de l’ouvrage, que Rotter « doit décrire un travail et non documenter un produit ». Le caractère de montage hétérogène que revêtent alors ses livres contribue également à pareille ouverture en invitant à une lecture non linéaire, lors de laquelle chacun peut établir à sa manière ses propres liens et associations entre les différents éléments composant le volume (58). Dans Kargo, Brasch juxtapose ainsi des poèmes, des scènes de théâtre, des textes en prose, et, tout comme dans Rotter, il insère des documents et des photographies, qui ont été prises par lui-même ou par le photographe Roger Melis et qui offrent des aperçus du quotidien, des séries de portraits, des portes, des rues ou des cours. Heiner Müller a souligné l’expérience particulière que constitua à cet égard, pour lui, la lecture du livre : « Je connaissais la plupart des textes rassemblés dans Kargo depuis leur écriture, pour une part sous plusieurs versions, pour quelques-uns en raison de discussions avec leur auteur, et pourtant la lecture de l’ouvrage fut une expérience nouvelle et, sur bien des points, irri- tante. Cela n’a guère à voir avec l’autorité de l’imprimé, qui, quand on a eu le manuscrit sous les yeux, paraît étranger, mais cela relève davantage du contexte que produit le montage, la mise en scène des textes, cela a beaucoup à voir avec la résistance optique des photographies […]. Ces trois bûcherons dans des attitudes de monuments staliniens, avec des haches et des scies, dans une posture artistique, tel un sombre commentaire du Eulenspiegel : l’im- puissance de la description. L’impuissance de la littérature quand elle reste une description […]. Je lis [ces textes] également comme une critique de mon travail, pour autant que ce dernier représente la pétrification d’une espérance. Leur lecture pose la question de savoir dans quelle mesure la représentation contribuait et contribue à la pétrification » (59). Plutôt que de représenter une utopie ou de proposer quelque programme politique, Brasch met ainsi en œuvre une écriture opérante, s’attachant à « change[r] les modes de présentation sensible » (60) et à réintroduire la dimension des possibles : son travail se présente de la sorte comme un dispositif ouvert, démultipliant, contre toute tentative de « récupération » (à l’Est comme à l’Ouest), les cheminements envisageables. Si l’on veut parler de « littérature engagée » au sujet de Thomas Brasch, il s’agit par conséquent d’en préciser davantage les modalités et de reconsidérer à cet égard l’œuvre de cet écrivain dans sa relation au politique. En effet, ayant été, à la fin des années 1970, au moment de son passage de RDA en RFA, un peu rapidement rangé dans une catégorie, celle d’un « dissident », dont les médias ouest-allemands attendaient qu’il s’oppose au régime est-allemand, l’écrivain n’a eu de cesse d’aller à l’encontre d’une pareille réception de son travail artistique et de toutes les dichotomies simplificatrices, qu’il s’agisse de l’opposition entre Est et Ouest ou bien entre esthétique et politique. Soucieux de se prémunir contre toute « récupération », Brasch se refuse en fait à pren- dre la posture de l’« intellectuel engagé », exprimant publiquement son opinion dans

58 Cf. Jens Ponath, Spiel und Dramaturgie in Thomas Braschs Werk, Würzburg, Königshausen & Neu- mann, 1999, p. 8 et p. 105. 59 Heiner Müller, « Wie es bleibt, ist es nicht » (12.9.1977), in : Hässel/Weber, Arbeitsbuch Thomas Brasch (note 38), p. 206-207. 60 J. Rancière, « Les paradoxes de l’art politique » (note 45), p. 70. 392 Revue d’Allemagne les médias : comme pour échapper à l’ordre du discours et pour éviter tout risque d’as- signation à une signification exclusive, il met alors l’accent sur la dimension corporelle et l’expérience sensible que permet sa pratique artistique. Or cette dernière, dans la mesure où elle s’efforcerait de rompre avec l’évidence du donné, de démonter tout discours idéologique et d’ouvrir, de la sorte, un espace pour d’autres possibles, n’en recouvrerait cependant pas moins des potentialités politiques qui, notamment parce qu’elles ne prennent pas la forme manifeste de quelque programme, n’auraient peut- être pas été suffisamment appréhendées jusqu’à présent.

Résumé L’écrivain est-allemand Thomas Brasch, qui quitte en 1976 la RDA pour la RFA, est alors confronté à l’image du « dissident » que lui accolent les médias ouest-allemands et qu’il récuse. Brasch définit de fait son engagement politique autrement : plutôt que d’adopter la posture de l’intellectuel engagé, prenant position dans l’espace public, telle qu’elle a pu être héritée du modèle français de la fin du xixe siècle, il insiste sur les poten- tialités politiques de son travail artistique, lequel, certes, ne transmet pas de « message », mais propose ce que Jacques Rancière nomme un nouveau « partage du sensible ». Il semblerait en ce sens possible de réévaluer la dimension politique de cette génération « intermédiaire » d’auteurs est-allemands (entre la génération des « socialistes réformis- tes » et celle des « nés dedans ») dont fait partie Brasch et qui fut peut-être quelque peu négligée par la critique.

Zusammenfassung Der DDR-Schriftsteller Thomas Brasch, der 1976 in die Bundesrepublik übersiedelt, wird dann mit dem Label « Dissident » konfrontiert, das ihm von westdeutschen Medien angeheftet wird und das er ablehnt : Statt die Rolle des engagierten, in der Öffentlichkeit Stellung nehmenden Intellektuellen zu spielen, sowie sie vom historischen Vorbild des französischen Intellektuellen am Ende des 19. Jahrhunderts geerbt worden ist, hebt er die politische Potentialität seiner künstlerischen Arbeit hervor, die zwar keine « Bot- schaft » vermittelt, aber das anbietet, was Jacques Rancière eine neue « Aufteilung des Sinnlichen » nennt. Es wäre in dieser Hinsicht möglich, die politische Dimension dieser « Zwischengeneration » von DDR-Autoren (zwischen « Reformsozialisten » und « Hin- eingeborenen ») wieder aufzuwerten, zu der Brasch gehört und die vielleicht noch nicht genügend berücksichtigt worden ist. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 393 T. 46, 2-2014

Jürgen Fuchs : écrivain et homme d’action – une incarnation est-allemande de l’intellectuel « à la française »

Sibylle Goepper *

Parmi les dissidents de RDA, Jürgen Fuchs (1950-1999) n’est pas le plus connu : lorsqu’il est question de voix critiques face au régime du SED, on cite plus volontiers Robert Havemann, Wolf Biermann ou encore Rudolf Bahro. Il a pourtant en commun avec tous de s’être opposé aux dérives de la république socialiste et d’y avoir fait l’objet de représailles, et avec les deux derniers d’avoir été contraint à quitter la RDA contre sa volonté, en l’occurrence en août 1977. Cette réception tient sans doute au fait que Fuchs est né dans les années 1950 et que si l’on s’en tient strictement à cette date, il fait partie, non pas de la « génération intermédiaire » (Ankunftsgeneration) à l’instar de Biermann et Bahro, mais de celle des « nés dedans » (Hineingeborene), dont les membres vont avoir de tout autres prémisses d’écriture (expérimentation formelle et jeu avec la langue), de même qu’un tout autre positionnement par rapport au socialisme (rejet de l’idéologie et de l’utopie) que ceux de leurs aînés. « De 1977 à 1980/81, Jürgen fut une star dans les milieux littéraires de RDA, avec Thomas Brasch, il fut une figure d’identification pour la nouvelle génération qui s’était émancipée du système » (1). Le rapprochement effectué ici par Lutz Rathenow est trompeur. Car, tandis qu’après son arrivée à l’Ouest, Thomas Brasch limite ses prises de position dans le champ politique (2), Jürgen Fuchs s’implique fortement dans cette sphère. Si l’on considère le paysage intellectuel de la RFA de la période et, en son sein, celui des anciens de RDA, on peut aller jusqu’à dire que son dynamisme et son radicalisme sont uniques. À une époque où, devant l’échec du socialisme réel, les intellectuels se désengagent de l’espace public à l’Est aussi, son positionnement peut même paraître anachronique. Par ailleurs, Fuchs n’est pas qu’un intellectuel, au sens commun de spécialiste de la pensée. Si sa production possède une

* Maître de conférences à l’Université Jean Moulin Lyon 3. 1 Lutz Rathenow in : Udo Scheer, Jürgen Fuchs. Ein literarischer Weg in die Opposition, Berlin, Jaron, 2007, p. 216. 2 Voir l’article de Florence Baillet dans ce numéro. 394 Revue d’Allemagne dimension conceptuelle et théorique, il est aussi un homme de terrain et d’action : malgré lui d’abord, lorsqu’il est incarcéré durant neuf mois à Hohenschönhausen, la prison du ministère de la Sûreté d’État (MfS) à Berlin, puis par choix, quand, depuis Berlin-Ouest, il fait circuler clandestinement des documents, des informations et du matériel de l’autre côté du Mur ou encore pratique son métier de psychologue auprès de populations défavorisées dans un centre d’écoute du quartier de Moabit. Né à Reichenbach en Saxe, Fuchs développe son sens critique dans une famille d’ouvriers où l’on ironise lorsqu’il est question, conformément à ce que veut la doxa officielle, du « peuple au pouvoir » et en particulier au contact d’une grand-mère chrétienne qui, sans lui être hostile, ne s’en laisse pas conter par le nouveau régime (3). La situation géographi- que du Vogtland a également son importance : les radios et télévisions de l’Ouest y sont captées et la proximité avec la République tchèque sensibilise la population à ce qui se passe du côté de Prague en 1968 (4). Soutenu par certains de ses enseignants, Fuchs fait ses débuts littéraires durant la période de dégel culturel qui suit l’arrivée d’Erich Honecker au pouvoir en 1971, dans le cadre de la promotion des jeunes poètes par les Jeunesses socialistes (FDJ). À cette époque, il fait toutefois aussi la connaissance d’aînés qui affi- chent leur distance face au socialisme réel. Hans Joachim Schädlich et Reiner Kunze participeront à la formation intellectuelle de celui qui s’est donné pour devise la phrase de Wolfgang Borchert : « Nous n’obéirons plus jamais aux coups de sifflet » (5). L’événement le plus marquant de ces années est le passage par l’armée (NVA) de 1969 à 1971. Affecté à la télécommunication, ce qui lui laisse beaucoup de temps, Fuchs consi- gne tout ce qu’il voit et entend. Très vite, son écriture se tourne vers un réalisme du quotidien qui entend faire la lumière sur son environnement sans tabous. Les Gedächtnis- protokolle (« Procès-verbal d’un duel »), qui ne paraîtront pas à l’Est, mais chez Rowohlt en 1977, relatent les expériences traumatiques de l’enfance et de la jeunesse, tout en s’interrogeant sur la disposition de l’individu à fonctionner pour un système. C’est ce même questionnement qui pousse Fuchs à entamer des études de psychologie sociale à Iéna. « Apprendre pour mieux vivre », tel est le mot d’ordre de la poignée d’étudiants qu’il fréquente à son retour de l’armée. Désireux de s’ouvrir au monde, ces jeunes gens commencent à afficher leur différence : vêtements, coupe de cheveux, musiques et lec- tures non-orthodoxes, jusqu’à la volonté déclarée de réformer le pays. Comme souvent en RDA, la « déviance » commence dans le domaine culturel pour peu à peu s’inscrire sur le terrain politique. En 1975, à l’aube de passer son examen de fin d’études, Fuchs est renvoyé pour « atteinte publique à la réputation de [son] université » ; ses textes et poèmes sont trop critiques pour être tolérés. Par la suite, il est exclu de la FDJ et du SED auquel il avait adhéré en 1973 dans le but de faire « bouger les choses ». Ce cas de sanction possède une valeur paradigmatique : les ennuis commencent dès lors que l’on se met à penser par soi-même et hors les clous. Parallèlement, la Stasi ouvre une procédure de surveillance (Operativer Vorgang) sous le nom de code « Pega- sus ». Les « mesures de démoralisation » (Zersetzungsmaßnahmen) qui l’accompagnent, destinées à intimider et déstabiliser Fuchs ainsi que son entourage, se poursuivront à

3 De nombreuses informations nous ont été communiquées par Lilo Fuchs, la femme de Jürgen Fuchs, lors d’un entretien accordé le 8.3.2013 à Berlin. 4 Jürgen Serke, Das neue Exil. Die verbannten Dichter, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1985, p. 75-76. 5 Jürgen Fuchs, Pappkameraden, Reinbek, Rowohlt, 1981. C’est nous qui traduisons les citations. Jürgen Fuchs : écrivain et homme d’action 395 l’Ouest jusqu’à la chute du Mur, date à laquelle son dossier comptera 30 classeurs de 300 pages chacun (6). En 1975, l’un des principaux reproches adressés à Fuchs par les autorités concerne ses contacts notoires avec Robert Havemann et Wolf Biermann. C’est au demeurant le soutien apporté au chansonnier déchu de sa nationalité en 1976 qui lui vaudra de connaître un sort particulièrement sévère comparé à celui d’autres auteurs ayant exprimé leur solidarité : arrêté par la Stasi, il est emprisonné à Hohen- schönhausen de novembre 1976 à août 1977, puis expulsé à l’Ouest. Le passage de RDA en RFA représente une profonde césure dans la biographie de Fuchs. À ce propos, il évoquera toujours « un refus en son for intérieur » ; de même que la RFA restera à ses yeux une terre d’« exil » (7). C’est précisément la période de l’après-émigration qui nous occupera ici. Au cours de cette dernière, Fuchs va devoir trouver un équilibre entre sa volonté de témoigner sur la politique répressive pratiquée par le SED à l’égard de toute forme d’opposition d’un côté, et son refus d’être récupéré par ses adversaires politiques conservateurs en RFA de l’autre – car tout au long de son parcours critique, il restera ancré à gauche. Plus qu’anachronique, Fuchs incarne une figure d’intellectuel littéraire atypique dans le contexte allemand où, on le sait, la notion d’intellectuel engagé ou moderne « à la française » est difficilement transféra- ble (8) : émancipé de l’esprit partisan des premières années, renonçant à toute affiliation ou « encartage », il reste néanmoins fortement impliqué dans les affaires politiques de son époque. Or, sur l’étroit sentier de l’indépendance et de l’engagement, il semble parvenir à trouver une voie entre intellectuel déconnecté du champ politique et intel- lectuel organique (Antonio Gramsci) (9), et ainsi s’approcher de l’intellectuel autonome tel que l’a défini Pierre Bourdieu (10).

1. L’expulsion de RDA et l’arrivée à l’Ouest (1977-1983) : témoigner entre les lignes de fronts À son arrivée en RFA, le 3 septembre 1977, Jürgen Fuchs fait une déclaration de trois minutes à la télévision qui éclaire parfaitement sa position. Il précise d’abord n’avoir jamais voulu quitter la RDA pour la RFA – le terme qu’il emploie est celui d’« expul- sion » (Abschiebung) – et n’avoir cédé que sous la menace d’une peine de dix ans de réclusion (11). Il exprime ensuite sa solidarité et son souci pour d’autres dissidents :

6 Jürgen Fuchs, « Der Abschied von der Diktatur », in : Hans Joachim Schädlich (dir.), Aktenkundig, Berlin, Rowohlt, 1992, p. 21. 7 Jürgen Fuchs, « “Und dir möchte ich dringend raten, nicht weiter den Marxismus-Leninismus zu verdrehen” » (5 mars 1990), in : Frank Goyke, Andreas Sinakowski (dir.), Jetzt Wohin ? Deutsche Literatur im deutschen Exil, Berlin, Unabhängige Verlagsbuchhandlung Ackerstraße, 1990, p. 33. 8 Voir l’article d’Anne Kwaschik dans ce numéro. 9 Sur le cas particulier des intellectuels en RDA, voir Werner Mittenzwei, Die Intellektuellen. Literatur und Politik in Ostdeutschland 1945-2000, Leipzig, Faber & Faber, 2001, p. 9-20. 10 Nous reprenons la définition de Pierre Bourdieu selon laquelle l’intellectuel est un être bi-dimension- nel réinvestissant dans l’espace public et le champ politique le capital symbolique acquis en respec- tant les valeurs d’autonomie de son champ d’origine. Pierre Bourdieu, « Die Intellektuellen und die Macht », Hambourg, VSA Verlag, 1991, p. 44. 11 Fuchs a certes signé une demande de sortie du territoire, mais suite à de telles pressions que l’absence de marge de manœuvre ne fait pas de doute. Jürgen Fuchs, Vernehmungsprotokolle (1978), Berlin, Jaron, 2009. Noté VP dans la suite de cet article. 396 Revue d’Allemagne

Robert Havemann, en résidence surveillée depuis novembre 1976, et Rudolf Bahro, qui vient d’être arrêté après la parution d’un extrait de L’Alternative à l’Ouest. S’il dénonce clairement la situation des droits de l’homme en RDA, son ancrage politique est, lui aussi, sans ambiguïté. Fuchs insiste sur la nécessaire démocratisation du socialisme : « [Nous voulons] une société socialiste soucieuse de l’humain, progressiste, au sein de laquelle chaque individu peut respirer librement, pas un État policier qui espionne ses citoyens, les emprisonne, les expulse ou les chasse de leur pays » (12). Ce discours, où perdure l’espoir de voir naître une alternative en RDA, le place très nettement du côté du socialisme réformiste (13). Il apparaît dès cette interview que la cible des attaques de Fuchs est, davantage que l’État est-allemand, la police politique du SED (Stasi). Cette instance, son fonctionne- ment et ses objectifs fournissent le fil rouge de ses réflexions et de son engagement au cours des années suivantes. Très rapidement, on assiste à la parution dans le Spiegel de la série « Du sollst zerbrechen » (14) (« On va te faire craquer »), dans laquelle Fuchs étudie en précurseur la « psychologie noire » (« schwarze Psychologie » (15)) de la Stasi. Un an plus tard, sur le même modèle que l’ouvrage précédent, les Vernehmungsproto- kolle (« Souvenirs d’interrogatoires »), conçus et appris par cœur en prison car Fuchs n’y avait pas la permission d’écrire, livrent un témoignage édifiant non seulement sur les méthodes employées pour faire plier le détenu, mais également sur les stratégies de survie mises en œuvre par ce dernier. Ainsi, l’« écriture simulée » (« simuliertes Schrei- ben », VP 20), qui consiste à faire semblant d’écrire sur le plateau de la table durant les interrogatoires, de même que le silence, opposé durant deux mois et demi aux agents, ainsi qu’au codétenu chargé de l’espionner dans sa cellule, visent à le soustraire à la pression ambiante et à déstabiliser ceux qui lui font face. Ce qui intéresse Fuchs en pre- mier lieu, ce sont les dommages psychiques à long terme entraînés par ces expériences limite : « Le silence et la guerre de cellule sont des genres à risques » (16), précisera-t-il dans son roman Magdalena (1998). Par l’écriture, Fuchs exorcise donc ses propres traumatismes, mais entend aussi soutenir et armer psychologiquement ceux qui ont vécu ou vivent l’équivalent de l’autre côté du Mur. Il sait en effet que la porosité de la frontière entre les deux États allemands permet à ses textes de circuler sous le manteau en RDA, notamment à Iéna. Il y est une référence pour une partie de la jeunesse qui va se rebeller toujours plus ostensiblement contre le régime (17). Les activités de Fuchs ne sont toutefois pas que livresques. Dès son arrivée, il cherche les contacts et les soutiens auprès d’anciens de la RDA (Heinz Brandt, Rudi Dutschke)

12 Fuchs est cité par U. Scheer, Ein literarischer Weg (note 1), p. 183. 13 Dans sa préface, Wolf Biermann souligne que Fuchs est communiste. Jürgen Fuchs, Gedächtnisproto- kolle, Reinbek, Rohwohlt, 1977, p. 8. Noté GP dans la suite de cet article. 14 Jürgen Fuchs, « Du sollst zerbrechen », Der Spiegel, 43-47 (1977). La série est consultable en ligne. 15 Manfred Wilke, « Das Schutzkomitee Freiheit und Sozialismus », in : Ernest Kuczynski (dir.), Im Dialog mit der Wirklichkeit. Annäherungen an Leben und Werk von Jürgen Fuchs, Halle, Mitteldeut- scher Verlag, 2014, p. 423. 16 Jürgen Fuchs, Magdalena. MfS, Memfisblues, Stasi, Die Firma, VEB Horch & Gauck – ein Roman, Berlin, Rowohlt, 1998, p. 71. 17 À ce propos : Gerald Praschl, Roland Jahn. Ein Rebell als Behördenchef, Berlin, Ch. Links, 2011, p. 25-80. Jürgen Fuchs : écrivain et homme d’action 397 ou de personnalités dont il se sent proche humainement et moralement (Ralph Gior- dano, Manès Sperber). Il s’agit de façon très pragmatique de créer un réseau d’entraide pouvant être activé à tout moment afin de défendre la cause des droits de l’homme en RDA. À ceux qui lui conseillent de se consacrer à son œuvre, Fuchs déclare vouloir s’inscrire dans la mouvance de Heinrich Böll et du Günter Grass de l’époque : « C’est à cette tradition que nous appartenons. Pas à celle qui est refermée sur elle-même, assise à son bureau et coupée du monde » (18). Fuchs s’implique entre autres dans le « Comité de soutien Liberté et Socialisme » (Schutzkomitee Freiheit und Sozialimus). Créé en 1976 sur une initiative de l’essayiste Hannes Schwenger, du rédacteur en chef du Spiegel Jörg R. Mettke, de l’historien et sociologue Manfred Wilke et de la journa- liste Margret Frosch, le comité avait précisément eu pour première mission de le faire libérer. Placé sous le parrainage de personnalités en vue, venues pour la plupart du monde de la culture, telles que Heinrich Böll, Günter Grass, Friedrich Dürrenmatt, Hans Magnus Enzensberger ou encore Romy Schneider, son seul objectif est d’exercer une pression médiatique suffisamment importante sur le SED pour qu’il libère ses prisonniers politiques. De ce point de vue, il représente une initiative unique en son genre : sans être animé par l’anticommunisme de l’« Association des victimes du sta- linisme » (Vereinigung der Opfer des Stalinismus), il rassemble des figures issues de la gauche ouest-allemande qui, pour la première fois, prennent publiquement position contre la politique du gouvernement est-allemand et se solidarisent avec des prison- niers en RDA (19). Entre 1977 et 1979, le comité œuvrera à la libération d’une quaran- taine de citoyens. Ces premières années à l’Ouest témoignent de la tension qui traverse l’existence de Fuchs. L’« exil » est l’occasion de faire la connaissance d’artistes et d’intellectuels qu’il n’aurait pas rencontrés s’il était resté en RDA, de découvrir et d’étudier des œuvres auxquelles il n’aurait pas eu accès (Freud, Adler, Fromm, Marcuse, Glucksmann). Fuchs est à l’époque surtout marqué par la pensée de Manès Sperber : « Il n’est aucune vérité que nous dussions taire pour des raisons tactiques, aucune trompe- rie que nous fussions autorisés à passer sous silence, même pour un temps. C’est pourquoi le combat de la Gauche pour la liberté est toujours associé à une quête de vérité, qu’il aspire à davantage de connaissance et de conscience. La gauche authentique, contrairement aux représentants de la pseudo-gauche, n’a rien d’autre à proposer que ce combat, que cette recherche qui habituera l’homme à vivre en dehors et contre l’Absolu » (20). La lecture de ces lignes rédigées en 1953 est salvatrice pour l’homme de gauche que Fuchs demeure. Cette ouverture à des horizons intellectuels nouveaux représente la part « positive, agréable et enrichissante du séjour à l’Ouest » (21). Cependant, Fuchs est également confronté à une solitude qui lui pèse. La médiatisation et l’activisme décrits plus haut ne doivent en effet pas occulter que la phase d’acclimatation à l’Ouest est longue et très difficile. Le sentiment d’étrangeté et la perte de repères, les difficultés

18 Cité in : U. Scheer, Ein literarischer Weg (note 1), p. 229. 19 Sur l’histoire de ce comité : M. Wilke, « Das Schutzkomitee » (note 15), p. 409-428. 20 Jürgen Fuchs, « “…Und wann kommt der Hammer ?” Psychologie, Opposition und Staatssicherheit », Berlin, BasisDruck, 1990, p. 75. 21 Lettre citée in : U. Scheer, Ein literarischer Weg (note 1), p. 203. 398 Revue d’Allemagne matérielles également, ne sont surmontés que petit à petit, entre autres avec l’ouver- ture au début des années 1980 du centre d’écoute de la Waldstraße à Moabit, un lieu de rencontre et de conseil qui lui permet de mettre à profit en tant que psychologue l’expérience de la répression politique et de l’expatriation, tout en la dépassant grâce à la confrontation à d’autres vécus. L’isolement est toutefois essentiellement politique et idéologique. Or il va s’accroître dans les années 1980, lorsque la RFA s’engagera sur la voie de la détente et de la coo- pération vis-à-vis de la RDA. Après que le comité a cessé ses activités en 1979, il n’y a plus que peu de personnes pour suivre publiquement Fuchs sur la voie de la défense des droits de l’homme en Allemagne de l’Est. Au désintérêt des Allemands de l’Ouest s’ajoute l’incapacité des émigrés de RDA (« Übergesiedelte ») à se fédérer en un groupe qui serait visible dans l’espace public (22) – la notion d’exil, que Fuchs utilise pour quali- fier sa situation, fait du reste à elle seule largement débat parmi eux (23). Mais plus encore que l’indifférence, l’Allemand de l’Est déclenche l’hostilité. La gauche traditionnelle ouest-allemande (que lui appelle « dogmatique ») en particulier le voit d’un mauvais œil exercer son droit d’intervention dans le débat public. Ce sera entre autres le cas en 1983, au sein de l’Union des écrivains de l’Ouest (VS), au moment où la loi martiale décrétée deux ans auparavant provoque l’interdiction de l’Union des écrivains et du PEN en Pologne. Non seulement Fuchs fustige l’absence de réaction de ses collègues, mais il entame des recherches afin d’établir le noyautage de cette institution par les communistes. Deux ans plus tard, il dénonce dans la presse le simulacre de discussions sur la paix entre auteurs de l’Est et de l’Ouest qui prévoient de faire l’impasse sur la question des droits de l’homme. L’article, qui rassemble un collectif d’auteurs, appelle à boycotter ces rencontres (24). Ces épisodes sont l’illustration du rôle de « trouble-fête » (Störenfried) que Fuchs endosse à cette période dans le champ intellectuel ouest-alle- mand – rôle qui, nous le verrons, s’affirmera encore lors du tournant de 1989. Fuchs n’hésite pas à regretter publiquement, dans les rares médias qui lui offrent une tribune (essentiellement la Frankfurter Rundschau), la pusillanimité de la gauche ouest-allemande vis-à-vis du SED, ainsi que la peur affichée du contact avec les dissi- dents et les opposants de RDA, qu’ils se trouvent à l’intérieur des frontières ou aient émigré (25). À la déception ressentie devant l’accueil réservé par ceux en qui l’on pensait trouver des alliés s’ajoute la pression due au harcèlement ininterrompu par la Stasi pour qui Fuchs reste l’une des cibles principales. Même à l’Ouest – et ce sera encore plus vrai après le décès de Robert Havemann le 9 avril 1982 –, il fait figure d’ennemi d’État n° 1 avec Wolf Biermann (26). Ainsi Erich Mielke, chef de la Stasi, lance-t-il en

22 Sur ce point, voir Sibylle Goepper, « Les dialog-hefte : un détour par l’Ouest afin de réaffirmer quel- ques libertés fondamentales en RDA », in : Hélène Camarade et Sibylle Goepper (dir.), Résistance, dissidence et opposition en RDA, à paraître aux éditions du Septentrion en 2015. 23 Pour exemple : Hans Joachim Schädlich, « Ich bin nicht im Exil », Die Zeit, 30.3.1984. 24 « Mehrere Gründe, an der Berliner Begegnung nicht teilzunehmen », Frankfurter Rundschau, 22.4.1983. 25 Jürgen Fuchs, « Rede auf dem Schriftstellerkongreß in Mainz 11.3.’83 », tageszeitung, 23.3.1983. 26 Le 4 mars 1988, Anna Jonas, présidente du VS, adresse une lettre de protestation à l’organe du SED, le Neues Deutschland, qui avait accusé Fuchs d’être un agent des services secrets ouest-allemands. Le 14 mars 1988, la tageszeitung annonce la création par J. Fuchs, W. Biermann, Rainer Hirsch, Roland Jürgen Fuchs : écrivain et homme d’action 399 mai 1982 tour à tour un mandat d’arrêt et un avis de recherche contre lui, tous deux devant rester en vigueur jusqu’en 1999 (27).

2. Le soutien aux groupes oppositionnels de RDA (1983-1989) : agir de part et d’autre du Mur La surveillance étroite de la Stasi et les mesures de répression employées contre Fuchs s’expliquent par son activisme, mais également par son efficacité. Au cours des mois passés chez Robert Havemann en 1975 après son renvoi de l’université (28), l’homme a pris conscience de la nécessité de passer par les médias de RFA afin d’agir en RDA. Il a aussi beaucoup appris sur les méthodes concrètes de transit d’informations entre l’Est et l’Ouest. Même après son départ donc, le contact n’est jamais interrompu. Dédié dans un premier temps à maintenir le lien avec la famille et les amis en transmettant des nouvelles et des documents de manière aléatoire, le circuit utilisé subit une véri- table évolution qualitative au fil du temps, puisque qu’il va servir à apporter, sous de multiples formes et de manière de plus en plus ciblée, un soutien idéel et matériel aux différents milieux oppositionnels sur le terrain. Il convient aussi de souligner d’emblée que ce circuit ne fonctionne pas à sens unique : les contacts de Fuchs à l’Est lui font également parvenir, entre autres par l’intermédiaire de personnes ayant des facilités à circuler sans contrôle, des informations qui lui permettent d’alimenter les médias ouest-allemands et de faire contrepoids à la politique médiatique officielle de la RDA. Le pacifisme de pure façade de la république socialiste et la militarisation croissante de la société est-allemande sont des préoccupations centrales chez Fuchs. Tandis qu’il les thématise littérairement dans les romans Fassonschnitt (1984) et Das Ende einer Feigheit (1988), il consacre une partie de son énergie à soutenir le mouvement pacifiste indépendant (unabhängige Friedensbewegung) qui s’organise en RDA. En février 1982, il transmet à la Frankfurter Rundschau l’« Appel de Berlin. Pour une paix sans armes » (Berliner Appell. Frieden schaffen ohne Waffen) rédigé en janvier 1982 par Robert Havemann et Rainer Eppelmann, pasteur de la Samariterkirche (29). Ce document, signé par plus de 80 militants pacifistes est-allemands, demande à ce que soient jetées les bases d’un ordre pacifique durable, qui ne se réduirait pas uniquement à l’absence de guerre. Notons en outre que l’on assiste là à un passage de relais entre générations, puisque, dans les mois qui suivent, Eppelmann deviendra le principal interlocuteur de Fuchs à Berlin-Est. Après la mort de Havemann, on assiste en effet à un changement de paradigme, y compris dans les modes de désobéissance face au pouvoir : le socialisme réformiste des anciens intellectuels marxistes cède la place à l’opposition à la fois plus directe et plus ciblée des comités de citoyens et des « groupes de base » (Basisgruppen).

Jahn, Freya Klier, Stephan Krawczyk, Rüdiger Rosenthal et les époux Templin d’un fonds d’aide aux victimes des calomnies du journal. 27 J. Fuchs, « Der Abschied » (note 6), p. 33. 28 Sur cette période : Andreas Schmidt, « Unruhiges Refugium. Als Jürgen Fuchs bei Robert Havemann wohnte », in : Bernd Florath (dir.), Annäherungen an Robert Havemann. Biographische Studien und Dokumente, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht. L’ouvrage paraîtra au printemps 2015. 29 Le document est consultable en ligne : http://www.jugendopposition.de/index.php?id=2157. Dernière consultation 17.08.2014. Voir également Erhardt Neubert, Geschichte der Opposition in der DDR 1949-1989, Bonn, Bundeszentrale für politische Bildung, 1997 (2e éd.), p. 408-409. 400 Revue d’Allemagne

Or Fuchs voit dans ces mouvements critiques envers le pouvoir, aspirant à davantage de démocratie, les représentants en RDA de la « gauche authentique » pensée par Sperber (30). À tous ses contacts, Fuchs demande des renseignements concrets sur la répression dont font l’objet les porteurs de symboles pacifistes lors de manifestations, les procès et les emprisonnements d’objecteurs de conscience. Il met ensuite en mouvement les relais médiatiques dont il dispose à l’Ouest afin d’obtenir leur libération. À Iéna, ce sont Bettina et Lutz Rathenow qui assurent le lien. Le 3 janvier 1983, alors que plu- sieurs militants pour la paix de Iéna sont dans les prisons de la Stasi suite à des actions menées dans le centre-ville, Fuchs adresse, par l’intermédiaire de la tageszeitung, une lettre ouverte au mouvement pour la paix européen afin qu’il apporte son soutien à son homologue de l’Est (31). Devant la pression médiatique, le régime relâche les activistes avant l’heure. La plupart d’entre eux, parmi lesquels se trouve Roland Jahn, seront expulsés à l’Ouest quelques mois plus tard. Fuchs est renseigné sur l’état d’esprit et les différentes actions des mouvements pour la paix est-allemands. Il en fait état en RFA et au niveau international, tandis qu’il répercute à l’Est des informations sur ce qui se passe à l’Ouest et la perception qu’on y a des événements se déroulant de l’autre côté du Mur. On aborde ici le deuxième aspect de son action. Étendre la visibilité, chercher la reconnaissance au-delà des frontières allemandes, à l’image de la déclaration de solidarité de Václav Havel en 1985 (32), per- met non seulement de protéger les opposants face aux poursuites, mais également de stimuler les convergences entre groupes de l’Ouest et de l’Est – Berlin offrant pour ce faire une plateforme idéale –, afin de planifier des actions communest e d’accroître le poids des cercles oppositionnels de RDA. Là aussi cependant, des réticences se font sentir. Une fois de plus, c’est la connexion que Fuchs souhaite établir entre la question de la paix et celle des droits de l’homme qui dérange. L’objectif final dépasse en effet largement le cadre du combat pour infléchir la politique de l’OTAN en matière d’arme- ment : il s’agit de discréditer les membres du SED en tant qu’interlocuteurs officiels, de réhabiliter la position des dissidents et enfin de mener à la démocratisation du socia- lisme de RDA. On ne s’étonne donc pas de voir apparaître des divergences. Noyautage des organisations de l’Ouest par les communistes, volonté de ne pas discréditer son propre mouvement en multipliant les revendications, une certaine perméabilité à la criminalisation par le SED des opposants de RDA dont on ignore tout, tels sont les facteurs qui expliquent que Fuchs, à l’instar des autres « Übergesiedelte » (émigrés), soit la plupart du temps tenu à l’écart des discussions menées à l’Ouest (33). Malgré les difficultés, des actions communes auront pourtant lieu grâce à l’entrée au Bundestag en 1983 de certains députés verts qui associent les deux dimensions dans leurs prises de position. Au cours de l’une d’entre elles, le 12 mai 1983, Petra

30 J. Fuchs, « …Und wann » (note 20), p. 73. 31 Lukas Beckmann, « Jürgen Fuchs und die westdeutsche Friedensbewegung », in : E. Kuczynski, Im Dialog (note 15), p. 450. 32 Václav Havel, « Anatomie einer Zurückhaltung. Dissidenten und westliche Friedensbewegung », dialog-heft, 11 (1985) (voir note 35). 33 Sur les multiples freins au soutien du mouvement pour la paix est-allemand par la RFA, voir L. Beck- mann, « Jürgen Fuchs » (note 31), p. 441-453. Jürgen Fuchs : écrivain et homme d’action 401

Kelly, Gerd Bastian et Lukas Beckmann manifestent sur l’Alexanderplatz en arborant le slogan des objecteurs de conscience est-allemands « De l’épée au soc de charrue » (« Schwerter zu Pflugscharen »). Après avoir été reçus par Erich Honecker, ils rencon- trent Rainer Eppelmann, Bärbel Bohley et plusieurs militants pacifistes de province – avant d’être frappés quelques jours plus tard par une interdiction d’entrer sur le territoire est-allemand. Bien qu’un trait d’union soit tracé entre les intellectuels de gauche ouest-allemands et l’opposition à l’Est par l’intermédiaire de ces personnalités, les contacts restent restreints. Au sein du parti écologiste, on reproche à cette minorité de mettre en péril le dialogue RFA-RDA et les chances d’exercer une influence positive sur la politique du SED (34). Les bonnes relations avec certains membres des Verts et de la Liste alternative (AL) vont néanmoins permettre à Fuchs de développer un moyen de communication sup- plémentaire par le biais des dialog-hefte qui vont transiter vers l’Est à raison de plus d’un numéro par mois durant cinq ans, de 1985 à 1989 (35). La naissance de cette « revue de photocopies » (« Kopierzeitschrift ») est rendue possible par des facteurs aussi bien matériels qu’humains : la situation stabilisée de Fuchs grâce à son travail de psycho- logue à Moabit, la rencontre avec Roland Jahn, expulsé de Iéna le 9 juin 1983, qui fait preuve de la même détermination à agir, le soutien actif de députés ouest-allemands de gauche qui écoutent ce que ces émigrés ont à dire sur la RDA, mettent à leur dis- position des bureaux, des moyens de reproduction et de l’argent, et enfin la prise de risques de journalistes, de diplomates, de représentants de l’Église qui acceptent de transporter les numéros de l’autre côté du Mur. Même si, au premier abord, les dialog-hefte ne sont qu’une simple revue de presse, ils présentent de multiples intérêts pour le chercheur : il s’agit d’abord d’une initia- tive unique en son genre à forte valeur symbolique. Ils permettent ensuite de retracer, grâce à l’analyse des informations transmises, la diversification des objectifs des cercles oppositionnels de RDA : on observe ainsi qu’en 1986, l’écologie et la défense des droits civiques sont devenues des revendications centrales. On constate pour finir que la sen- sibilisation des médias ouest-allemands est beaucoup plus importante que durant la première moitié de la décennie : la perquisition de la Bibliothèque de l’environnement (Umweltbibliothek) par la Stasi en 1987, puis les arrestations lors des manifestations dédiées à Rosa-Luxemburg et Karl-Liebknecht l’année suivante donnent lieu à une couverture sans précédent en RFA. Si les dialog-hefte semblent prouver que l’« homme d’action » (« Macher ») est, au moins en partie, parvenu à ses fins, ils apportent également un éclairage original sur le patrimoine intellectuel et culturel que l’auteur cherche à faire vivre en RDA après son départ. Ainsi, si plusieurs numéros reviennent en 1985 et 1986 sur les débats et contro- verses ayant eu lieu au sein des instances littéraires ouest-allemandes (VS et PEN), on trouve, à côté de cette actualité immédiate, de nombreux extraits d’ouvrages destinés

34 Thomas Klein,« Frieden und Gerechtigkeit ! ». Die Politisierung der Unabhängigen Friedensbewegung in Ost-Berlin während der 80er Jahre, Cologne, Böhlau, 2007, p. 178-179. Le dialog-heft, 13 (1986) (voir note 35) fait état d’un débat qui a eu lieu à ce sujet dans les n° 5 à 8 de la revue Kommune en 1986. 35 Les dialog-hefte rassemblent 71 numéros au total. Ils sont consultables à la Robert-Havemann-Gesell- schaft de Berlin. Nous avons pu les étudier entre l’été 2012 et l’été 2013, grâce au soutien de Frank Ebert et de ses collaborateurs que nous remercions. 402 Revue d’Allemagne

à servir de « nourriture », mais également de « munitions intellectuelles » (36) sur place. Tandis que des textes d’Ossip Mandelstam, Raymond Aron ou encore Albert Camus interrogent le rôle et les devoirs de l’écrivain et de l’intellectuel modernes, on trouve mentionnés ou reproduits, parfois même intégralement, des ouvrages qui contribuent à la réflexion sur l’histoire du xxe siècle : Die Unfähigkeit zu trauern de Alexander et Margarete Mitscherlich, Die zweite Schuld oder Von der Last ein Deutscher zu sein de Ralph Giordano, Essays zur täglichen Weltgeschichte de Manès Sperber, Ein deutscher Kommunist. Rückblicke und Perspektiven aus der Isolation de Robert Havemann, Logik der Rettung de Rudolf Bahro, Kommunismus und Sozialdemokratie : Eine Streitschrift de Peter Lübbe – entre autres. Mais ce ne sont pas uniquement les intérêts de l’homme de lettres qui s’expriment, le psychologue contribue à la réflexion sur la violence et la torture d’État en faisant transiter aussi bien des documents informatifs, comme les rapports d’Amnesty International ou des comptes rendus de congrès de spécialistes, que des textes plus théoriques (Bruno Bettelheim, Erziehung zum Überleben, Erich Fromm, Anatomie der menschlichen Destruktivität, Erwin Ringel, Zur Gesundung der österreichischen Seele). Une autre fonction des cahiers consiste à continuer de faire vivre en RDA les auteurs émigrés (37). Il est impossible de rendre compte de l’ensemble des documents transmis (interviews, entretiens, prises de position dans la presse, poèmes, extraits d’ouvra- ges inédits), mais quelques noms, toutes générations confondues, suffisent à rendre compte de l’étendue de la palette : Sascha Anderson, Rudolf Bahro, Jurek Becker, Horst Bienek, Wolf Biermann, Heinz Brandt, Thomas Brasch, Gabriele Eckart, Wolfgang Hilbig, Bernd Jentzsch, , Uwe Kolbe, Günter Kunert, Reiner Kunze, Katja Lange-Müller, Erich Loest, Monika Maron, Frank Wolf Matthies, Herta Müller, Hans Noll, Helga M. Novack, Utz Rachowski, Ulrich Schacht, Hans Joachim Schädlich, Guntram Vesper, Richard Wagner, Gerhard Zwerenz. Au-delà de la RDA, l’intérêt de Fuchs pour le bloc de l’Est contribue à enrichir un peu plus le contenu des cahiers : parmi les personnalités représentées figurent les Russes Varlam Chalamov, Alexandre Soljenitsyne, Andrei Sakharow, Andreï Siniavski, Joseph Brodsky ou Anatoli Mart- chenko, l’Ukrainien Vassyl Stous, les Tchèques Petruška Šustrová, Ivan Martin Jirous, Jaroslav Seifert et Václav Havel, les Polonais Czesław Miłosz, Seweryn Blumsztajn, Adam Michnik et Jan Józef Lipski. Ces références hautement symboliques jettent de fait un pont entre littérature, exil, dissidence et opposition et possèdent un très fort potentiel d’identification. Avec elles, Fuchs transcende les frontières des États alle- mands. Il valorise un patrimoine idéel susceptible de créer un réseau et des synergies à grande échelle. Cette « orientation vers l’humain » (« humane Orientierung ») est, selon lui, le propre d’un authentique engagement à gauche. Il n’en demeure pas moins que le centre de gravité des cahiers n’est plus le même avec le temps. La place moins importante réservée à la réflexion intellectuelle s’expli- que sans nul doute par l’accumulation d’événements politiques en 1987, 1988 et 1989. Ceux-ci retiennent toujours davantage l’attention des médias de l’Ouest, ce que Fuchs veut faire savoir aux opposants de RDA afin de les encourager dans leurs actions. On peut aussi supposer que la demande en termes d’information a changé : la dissidence

36 Entretien avec Lilo Fuchs (note 3). 37 Sur la réception des dialog-hefte en RDA, voir S. Goepper, « Les dialog-hefte » (note 22). Jürgen Fuchs : écrivain et homme d’action 403 animée par les intellectuels est-allemands venus des champs scientifiques et culturels (au contact desquels Fuchs s’est lui-même formé) a été supplantée par l’opposition de militants issus de la société civile qui ne pensent plus le système de manière globale, mais cherchent à agir sur lui dans des domaines précis. Dans la biographie qu’il lui consacre, Udo Scheer souligne la progressive perte d’in- fluence de Fuchs en RFA face à d’autres hommes d’action tels que Roland Jahn et Sieg- bert Schefke. Grâce aux appareils photos et aux caméras qu’ils font passer en fraude en RDA, ces derniers atteignent désormais avec leurs reportages télévisés un public beau- coup plus vaste (38). À cela s’ajoute l’ascendant grandissant exercé par Sascha Anderson, Hineingeborener arrivé en 1986, qui, en élevant la léthargie et la passivité au rang de stratégies de résistance, impose dans l’espace public ouest-allemand un style d’insou- mission face au pouvoir situé aux antipodes de celui de Fuchs. Ce dernier continue malgré tout à être considéré comme l’un des plus importants contacts des opposants de RDA. C’est donc en toute logique que, se présentant avec sa femme devant les mem- bres du Neues Forum à l’automne 1989, il est accueilli sous les applaudissements.

3. La décennie du « tournant » (1989-1999) : faire la lumière sur le passé et pardonner Jürgen Fuchs n’a jamais accepté d’avoir été chassé de RDA. Le 1er décembre 1989, il remet, en compagnie de Wolf Biermann et de Roland Jahn, un document demandant la réhabilitation de plus de 70 artistes est-allemands à Dietmar Keller, ministre de la Culture du gouvernement Modrow. Le lendemain, il s’exprime dans la presse : « Elle existe la gauche authentique, cette opposition allemande qui ne s’est pas laissé cor- rompre […]. Elle a vécu en résidence surveillée, a été interdite de publication, a subi les dif- famations. C’est à elle que je pense. À ses mots sur le socialisme humain et démocratique, sur l’orientation vers l’humain qui a fini par remporter la victoire. Que d’années amères. Et quelle chance nous avons aujourd’hui » (39). L’isolement de Fuchs, y compris parmi les émigrés de RDA, a plusieurs fois été sou- ligné dans cet article. En 1989 cependant, la fraction d’auteurs qui, une année plus tôt, avait déclaré la guerre au SED après l’arrestation et l’expulsion du chansonnier Stephan Krawczyk et de la dramaturge Freya Klier (40), va se reformer pour ne plus se dissoudre durant près d’une décennie. Elle va notamment soutenir les militants pour les droits civiques dans leur combat pour l’ouverture des archives de la Stasi. Ainsi, tandis que début septembre 1990, Wolf Biermann participe à la deuxième occupation des locaux du MfS et à la grève de la faim organisée par Bärbel Bohley et Reinhard Schult entre autres, Fuchs s’occupe de sensibiliser l’opinion publique à leur principale revendication : mettre en sûreté 180 kilomètres d’archives ainsi que 16 000 sacs de documents broyés.

38 Voir : Kontraste – Auf den Spuren einer Diktatur (DVD), Berlin, Bundeszentrale für politische Bil- dung, 2005 (2e éd.) et plus particulièrement la série « Aufbruch im Osten 1987-1989. Geheime Videos und mutige Bürger », 134 mn. 39 Jürgen Fuchs, « Der Stalinismus hat nicht gewonnen », tageszeitung, 2.12.1989. 40 Jürgen Fuchs, « Der Spielraum hat das Ausmaß einer Zelle », tageszeitung, 6.2.1988 et « Der Protest der Künstler : Ja es ist Krieg », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 27.1.1988. 404 Revue d’Allemagne

L’ouvrage Aktenkundig, publié en 1992, fait apparaître dans son sommaire opposants de RDA et auteurs émigrés côte à côte. Cette belle unité doit cependant être relativisée car tous ne voient pas d’un très bon œil que les « anciens », qui ont quitté le pays depuis parfois plus de dix ans, viennent se mêler de ce qui n’est plus forcément leurs affaires. La concurrence au sujet de l’incarnation de la « vraie » résistance, caractéristique des périodes post-dictatures, ne fait que commencer. Mais ce ne sont pas ces dissensions qui sont à l’origine de l’atmosphère polémique qui règne tout au long de la décennie 1990. Fuchs et ses alliés adoptent une attitude inflexible en matière de mise en lumière du passé qui fait peur et provoque la colère. Parce qu’ils refusent, entre autres, que soient distribués des « Persilscheine » (« certificats d’innocence ») avant que les cou- pables n’aient été identifiés et condamnés – « Pas d’amnistie avant d’avoir expié », tel est le mot d’ordre de l’époque –, ils se retrouvent à nouveau très isolés. Aux yeux de Fuchs cette position inconditionnelle est pourtant légitimée par la nature similaire des systèmes qui tombent en 1945 et 1989, une nature que révèle en particulier la langue utilisée par la Stasi dans ses rapports : « Voilà à nouveau la langue que mon cas exige, avec toutes ses abréviations, la syntaxe qui l’accompagne, les appositions et les nominalisations, nous sommes en Allemagne, pas vrai, Victor Klemperer a écrit sa “LTI”, à présent, c’est la “LQI” qui est écrite, la langue du quatrième Reich » (41). On imagine sans mal quelles réticences suscite le parallèle ainsi tracé entre Troisième Reich et socialisme réel de RDA. En établissant de telles connexions, Fuchs s’en prend non seulement de front au principal « mythe fondateur » de la république socialiste déchue, l’antifascisme, mais il interroge également sans ménagement les comporte- ments de sa population – non sans s’inclure dans ce questionnement : « Enfermer et exclure les individus, rejeter celui qui pense autrement ou dont l’apparence est différente, tout cela est profondément en nous, depuis 1933 au moins. Hoyerswerda et Hohenschönhausen, Auschwitz et Buchenwald, MfS et Gestapo sont en nous » (42). La volonté de faire la lumière sur les activités de la Stasi est vécue comme une inqui- sition, non seulement par une partie des intellectuels est-allemands, qui craint les accusations de compromission voire de collaboration, mais également par certains représentants de la gauche intellectuelle ouest-allemande qui ne peuvent plus consi- dérer la RDA comme une alternative face à la République fédérale. Ils sont donc nom- breux à reprocher à Fuchs de répandre, avec ses formules choc, un poison qui nuit à la réconciliation nationale. Ces reproches ne sont pas totalement infondés : la radicalité de la démarche de Fuchs apparaît par exemple lorsqu’il révèle, documents de la Stasi à l’appui en dépit du devoir de confidentialité s’appliquant à ces sources, la longue colla- boration de Sascha Anderson avec le MfS, provoquant un scandale sans précédent, qui ternira à jamais l’étoile de la génération littéraire du Prenzlauer Berg (43).

41 Jürgen Fuchs, « Landschaften der Lüge. Der “Operative Vorgang” Fuchs » (I), Der Spiegel, 47 (1991), p. 282. 42 Ibid., p. 287. 43 Jürgen Fuchs, « Landschaften der Lüge (II). Pegasus, Spinne, Qualle, Apostel » , Der Spiegel, 48 (1991), p. 72-90. Jürgen Fuchs : écrivain et homme d’action 405

Ce ne sont pourtant pas tant les cas individuels de compromission qui l’intéressent que le fonctionnement général du MfS. Dans la série « Landschaften der Lüge » (44) parue dans le Spiegel à l’automne 1991, l’écrivain réalise un travail d’éclaircissement, qui n’est pas dépourvu de compassion envers les informateurs non officiels (IM), dont il dresse un portrait psychologique subtil. De plus, comme à son habitude, il a le souci d’éclairer par un travail théorique les mécanismes propres à la société est-allemande (« double langage » ou « duplicité sociale »), afin de transmettre des repères à la société. Après la « psychologie noire », il étudie la « psychologie opérationnelle » (« operative Psychologie » (45)), discipline au programme de l’École supérieure du MfS, et analyse en profondeur les méthodes de torture psychologique employées par ses agents. Tout au long de ce travail d’enquête et d’élucidation, Fuchs est convaincu de jeter les bases qui permettront aux Allemands de vivre ensemble à l’avenir. Or pour ce faire, il estime indispensable que les victimes obtiennent le respect. Celui-ci suppose, outre la réhabilitation, la connaissance et la reconnaissance du préjudice subi. Cette forme de réparation doit permettre aux anciennes cibles de reprendre leur vie en main : « Être une victime ne fait pas forcément de moi un homme meilleur. Je ne plaide du reste pas uniquement pour un adieu à la dictature, mais également pour un adieu au rôle de victime » (46). C’est parce que ce processus ne peut faire l’impasse sur la vérité contenue dans les dossiers qu’il faut autoriser l’accès aux archives de la Stasi (47). Les réflexions de Fuchs dépassent à nouveau le plan de la psychologie individuelle lorsqu’il souligne par ailleurs l’intérêt historiographique du travail d’exhumation et d’exégèse des dossiers. Car s’il permet d’établir les responsabilités, il aide aussi a contrario à montrer que tous les citoyens est-allemands n’étaient pas membres de la Stasi. À la reconnaissance de ceux qui n’ont pas cédé et qui en ont payé le prix s’ajoute la valeur d’exemple de l’opposition qui a réellement existé en RDA. Fuchs est enfin convaincu que la promotion d’une culture démocratique sur le long terme en Alle- magne passe par ce deuxième travail sur le passé (zweite Vergangenheitsbewältigung) et qu’il doit être sans concessions. Si les spécialistes reconnaissent aujourd’hui que l’ouverture des archives de la Stasi a effectivement parfois eu pour conséquence que l’on surévalue leur contenu (48), cette hypersensibilité face à la question de la violation des droits de l’homme et de la soumission à une dictature aura eu pour effet positif de permettre de régler rapidement et somme toute sainement cette douloureuse suc- cession. Contrairement à ce que beaucoup pensaient, le combat mené par Fuchs et d’autres contre la tradition du « point final » («Schlussstrich ») n’a en rien déstabilisé la démocratie dans l’Allemagne réunifiée.

44 Jürgen Fuchs, « Landschaften der Lüge », Der Spiegel, 47-51 (1991). La série est consultable en ligne. 45 U. Scheer, Ein literarischer Weg (note 1), p. 302-303. 46 Jürgen Fuchs, « Abschied von der Diktatur. Gespräch mit Jürgen Fuchs über Täter, Opfer und die Stasi-Akten », Wochenpost, 12, 12.3.1992. 47 J. Fuchs, « …Und wann » (note 20), p. 41. Voir aussi : Jürgen Fuchs, « Keine Verwaltung des Stasi- Erbes » (Stellungnahme zum Stasi-Akten-Gesetz im Berliner Reichstag), tageszeitung, 27.8.1991. 48 Sur ce point, lire la préface de l’ouvrage d’Ilko-Sascha Kowalczuk, Stasi Konkret. Überwachung und Repression in der DDR, Munich, C.H. Beck, 2013 – ici en particulier p. 9-11. 406 Revue d’Allemagne

Alors que pour de nombreux émigrés est-allemands une forme de normalité s’installe au fil des années passées en RFA, Jürgen Fuchs conserve intacte sa capacité à s’indigner face aux manquements du régime du SED. Il développe une forme d’hyperactivité qui se résume dans l’image du salon de son appartement de Tempelhof, transformé en agence de presse, où les piles de journaux sont si hautes qu’elles servent de siège aux invités. Bien qu’il déclare avoir connu la tentation de s’accommoder du système avant de rompre avec lui et ne pas être imperméable au doute, il y a chez lui quelque chose d’absolu et de radical qui dérange. D’ennemi d’État en RDA, il est devenu trouble-fête dans la RFA des années 1980. Après la chute du Mur, on lui accolera l’étiquette peu flatteuse d’« inquisiteur », et même celle, plus valorisante, de « juste » le sera toujours avec une ironie qui suggère le reproche. Le caractère sacrificiel de son action, l’intran- sigeance de son discours, son ton par moments moralisateur et outré n’ont pas non plus manqué de lui mettre à dos d’anciens compagnons de route (49). Contrairement à nombre d’intellectuels de gauche, Fuchs a toujours été convaincu que payer tribut au socialisme autoritaire de RDA ne servait en rien la cause de la gauche humaniste. Sa « douce clarté » (« sanfte Klarheit »), sa « douceur implacable » (« uner- bittliche Sanftheit », GP 7) ont été mises à profit afin de servir la cause de l’humanisme et de la démocratie sans les déconnecter. C’est au nom de cet idéal que Fuchs n’hésite pas, parfois avec des mots très durs, à mettre ses collègues est- et ouest-allemands face à leurs responsabilités en 1989 (50), rappelant de manière forte que l’intellectuel se carac- térise non seulement par son élan humaniste, mais également par son attitude critique envers tous les pouvoirs. Son ethos, qui consiste à « se mêler de ce qui le regarde » (Ein- mischung in eigene Angelegenheiten (51)), ne recouvre certes pas entièrement la figure de l’« intellectuel total » de Sartre, mais en faisant la preuve de son autonomie dans ses champs d’activité d’origine (la littérature et la psychologie), puis en passant à des préoccupations de plus en plus liées à l’histoire, la politique et l’universel, Fuchs opère bel et bien le glissement caractéristique de l’intellectuel engagé « à la française ». Cette trajectoire tient sans nul doute à la position particulière qu’il occupe dans le champ en tant qu’émigré : « Ceux qui vivent sur une frontière reposent toujours la question de la liberté, de la fuite, de la dictature, du pouvoir et du socialisme, libérant ainsi des angoisses, de l’espoir, des déceptions qu’ils récoltent ensuite » (52). Le rejet par le champ d’origine (la RDA), associé au mauvais ajustement au champ d’arrivée (la RFA), a conduit Fuchs à une « seconde dissidence » (53), cette notion désignant l’étape supplé- mentaire dans le processus d’autonomisation face au pouvoir que certains artistes de RDA émigrés en RFA ont franchie avant 1989 et qui les amène à un positionnement

49 À propos de la polémique très vive avec Günter Grass, voir Sibylle Goepper, « La convergence de la “seconde dissidence” de RDA et du “Centre des auteurs germanophones à l’étranger” lors de la réuni- fication des clubs allemands du PEN : vers une gauche capable de faire son deuil »,Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 41/2 (2009), p. 297-309. 50 Jürgen Fuchs, « Es gibt keine Koexistenz mit der Lüge », Die Welt, 24.9.1990. 51 D’après le titre d’un de ses ouvrages paru en 1986 chez Rowohlt. 52 J. Fuchs, « …Und wann » (note 20), p. 62. 53 Sibylle Goepper, « Polémiques de la “seconde dissidence”. Les prises de position d’un sous-champ d’auteurs de RDA émigrés en RFA lors de la “querelle littéraire interallemande” des années 1990 », thèse de doctorat, Université Lumière Lyon 2, 2008. Jürgen Fuchs : écrivain et homme d’action 407 particulièrement radical lors du « tournant ». La normalisation du rôle d’intellectuel dans les années 1990 pointée par Günther Rüther (54) est, dans le cas présent, le résultat d’un itinéraire spécifique et d’un processus de maturation entamé dès les années 1970. Cette inscription dans le champ politique a cependant un prix : en s’impliquant for- tement dans les débats liés à la question allemande, Fuchs a mis sa carrière littéraire entre parenthèses. La conscience qu’il en a est très perceptible dans le recueil Tages- notizen (55). S’il n’est guère étonnant dans le contexte extrêmement tendu des années 1990 que le roman Magdalena reçoive un mauvais accueil, force est de constater que sa littérature documentaire avait cessé d’intéresser la critique dès le milieu des années 1980. Ses détracteurs lui ont reproché de perpétuer la tradition de la « littérature vic- timaire » (Betroffenheitsliteratur). Mais il y a trop peu d’impuissance et de passivité chez celui qui « pour mieux résister, a décidé d’agir par lui-même » (56), pour que ce jugement convainque. Les années 2000 ont vu réémerger, littérairement parlant, plu- sieurs écrivains issus de la génération des Hineingeborene. Fuchs n’en a pour sa part pas eu le temps. Atteint d’une maladie sanguine rare détectée en 1994, dont on ignore aujourd’hui encore l’origine exacte (57), il décède en 1999, à l’âge de 48 ans. Auparavant, sa pensée et son action auront contribué à assurer la pérennité de la « gauche authenti- que », celle qui est capable de reconnaître ses erreurs et de faire son deuil (58).

Résumé Des années 1970 à la fin de la décennie 1990, Jürgen Fuchs (1950-1999) réalise un par- cours d’intellectuel littéraire atypique entre la RDA et la RFA. Les textes critiques de cet ami de Wolf Biermann et de Robert Havemann lui valent d’être emprisonné et expulsé à l’Ouest en 1977, mais, tandis que de nombreux collègues ayant connu le même sort se détournent de la sphère politique, Fuchs s’y engage fortement. Ce psychologue de forma- tion sera notamment l’un des premiers à témoigner sur les méthodes de la police politique est-allemande (Stasi). À l’heure où la gauche ouest-allemande privilégie la négociation avec le SED afin d’éviter un nouveau conflit mondial, Fuchs refuse de déconnecter paix et droits de l’homme, une attitude radicale qui lui vaut l’incompréhension de sa famille politique d’origine. Les cahiers de photocopies, qu’il fait parvenir clandestinement de l’autre côté du Mur de 1985 à 1989, proposent un tout autre dialogue : ils contribuent non seulement à alimenter les mouvements oppositionnels de RDA en informations tou- chant à leurs domaines de revendications, mais aussi à faire vivre en RDA la « gauche authentique » appelée de ses vœux en son temps par Manès Sperber. Lors du tournant de 1989, Fuchs militera, avec une fraction d’autres auteurs est-allemands, en faveur d’un bilan sans concessions sur la RDA. C’est ainsi que l’Allemand de l’Est, à mi-chemin

54 Günther Rüther, Literatur und Politik. Ein deutsches Verhängnis ?, Göttingen, Wallstein, 2013, p. 9. 55 Jürgen Fuchs, Tagesnotizen, Reinbek, Rowohlt, 1978, p. 24. 56 J. Fuchs, « Abschied von der Diktatur » (note 46), p. 8-9. 57 U. Scheer, Ein literarischer Weg (note 1), p. 361-373. 58 D’après Ralph Giordano, « Zur zweiten Verdrängung deutscher Geschichte », (Der Spiegel, 16.3.1992), europäische Ideen, 127 (2003), p. 13. 408 Revue d’Allemagne entre homme d’action et utopiste, achèvera de se profiler comme une incarnation de l’intellectuel moderne « à la française ».

Abstract From the 1970s to the late 1970s, Jürgen Fuchs (1950-1999) had a singular literary career between GDR and FRG. This friend of Wolf Biermann and Robert Havemann, wrote critical texts that led him to be imprisoned and exiled to West Germany in 1977. While the majority of his colleagues who shared the same fate turned their back on politics, Fuchs got very much involved in it. As a trained psychologist, Fuchs was one of the first writers to make people aware of the methods used by the East German political police, the Stasi. While in the 1980s, the West German Left tried to save peace by pursu- ing a policy of détente towards GDR, Fuchs always refused to disconnect peace from human rights. This radical stance isolated him from his political family. The photocopy- review he produced and smuggled into GDR from 1985 to 1989 served another purpose: not only they supported GDR Opposition by providing them with information, but they also preserved the spirit of the « Authentic Left » (Manès Sperber) in . During the Wende, Fuchs was one of the emigrant authors who spoke out for an uncom- promising assessment of GDR. Both a man of action and a utopian, this East German writer appears as the epitome of the intellectual « à la française ».

Zusammenfassung Der Weg des Schriftstellers Jürgen Fuchs (1950-1999) zwischen DDR und BRD ist einmalig. Wegen seiner Kritik am Realsozialismus wurde er 1977 wie viele andere DDR- Künstler ausgebürgert. Im Gegensatz zu den meisten Übergesiedelten setzte sich aber der junge Freund von Robert Havemann und Wolf Biermann im politischen Feld stets weiter ein, unter anderem indem er sehr früh die Stasi-Methoden an die westdeutsche Öffent- lichkeit brachte. Während die Westlinke in den 1980ern um des Friedens willen einen Entspannungskurs gegenüber der DDR einschlug, lehnte es Fuchs immer entschieden ab, Frieden und Menschenrechte auseinanderzuhalten. Daraus resultierte eine wachsende Isolation. Die von ihm erstellten „Kopierzeitschriften“, die er von 1985 bis 1989 von sei- nen Kontaktpersonen in die DDR hineinschmuggeln ließ, förderten einen völlig anderen Dialog: Sie unterstützten mittels gezielter Informationen die DDR-Oppositionellen und erhielten den Geist der „authentischen Linke“, wie Manès Sperber sie einmal vertrat, in der sozialistischen Republik am Leben. Zur Zeit der Wende machte sich Fuchs mit einigen anderen emigrierten DDR-Autoren für eine unabdingbare Aufarbeitung der DDR-Vergangenheit stark. So profilierte sich dieser Macher und Utopist definitiv als Intellektueller „à la française“. VARIA

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 411 T. 46, 2-2014

Vom Krieg der Großmächte zur Katastrophe Europas

Gerd Krumeich *

1. Vorstellungen vom Krieg Nichts ist in den Darstellungen zum Beginn des Ersten Weltkrieges geläufiger als die Feststellung, dass die Staatsmänner von damals mit ungeheurer Leichtfertigkeit einen Krieg vom Zaun gebrochen hätten, der dann das Alte Europa zerstört und die „Urkatastrophe“ des 20. Jahrhunderts gewesen sei. Am nachhaltigsten wird diese Vor- stellung aktuell von der Metapher der „Schlafwandler“ genährt. Das gleichnamige Werk des in England lehrenden australischen Historikers Christopher Clark hat es so suggestiv eingesetzt und so eloquent beschrieben, dass er einen auf dem Markt der historischen Fachliteratur noch nie dagewesenen Erfolg verbuchen konnte. Allein in Deutschland wurden innerhalb nicht einmal eines Jahres 200.000 Exemplare in 18 Auflagen verkauft (1)! Clarks Bild der schlafwandlerisch handelnden Diplomaten der Zeit vor 1914 gemahnt auf den ersten Blick an ein anderes und jahrzehntelange maß- gebendes Diktum, nämlich dass die militärisch und politisch Verantwortlichen der europäischen Nationen in diesen Krieg „hineingeschlittert seien“, wie es das ebenfalls vielzitierte Wort des britischen Politikers David Lloyd George von 1933 wollte: „Nicht einmal die scharfsinnigsten und weitestblickenden Staatsmänner haben selbst im Frühsommer 1914 vorausgesehen, dass mit dem Herbst die Völker der Welt in den schreck- lichsten Zusammenstoß verstrickt werden würden, den es in der der Geschichte der Menschheit jemals gegeben hat… […] Ohne die geringste Spur von Angst oder Bestürzung rutschten („slithered“) die Völker über den Rand in den siedenden Kessel des Krieges“ (2). Doch Clarks Bild der Schlafwandler zielt weiter als das „Hineinschlittern“ bei Lloyd George: für Clark verhielten sich die politisch Verantwortlichen sehr zielgerichtet und gradlinig. Aber ihnen habe es an jeglicher Empathie, jeglichem Verständnis für den

* Professor emeritus der Heinrich Heine Universität Düsseldorf. 1 Christopher Clark, Die Schlafwandler. Wie Europa in den Ersten Weltkrieg zog, München, 2013, 13. Auflage, März 2014. 2 Zit. nach: David Lloyd George, Mein Anteil am Weltkrieg (War Memoirs), Bd. 1, Berlin, 1933, S. 41. 412 Revue d’Allemagne

Gegner bzw. den potentiellen Kriegsgegner gefehlt. Sie seien allein am eng gefassten Eigeninteresse orientiert gewesen und hätten sich deshalb mit tödlicher Konsequenz folgerichtig verhalten, eben wie ein Schlafwandler, der sich auch nicht vom Gitter sei- nes Balkons abhalten lässt, den einmal eingeschlagenen Weg fortzusetzen und der des- halb notwendigerweise in den Tod stürzt. Dieses Bild von Christopher Clark ist enorm verführerisch, es lässt eine ungeheure Dynamik des Verhaltens ahnen, es entlastet gleichzeitig ungemein, denn schließlich kann man einem Schlafwandler sein Verhal- ten ja nicht zum Vorwurf machen. Letztlich bleibt alles ein dunkles Fatum, welches die Menschheit in die Katastrophe von 1914 geworfen hat. Es sei allerdings einschrän- kend hinzugefügt, dass sich bei Clark in der konkreten Darstellung der Ereignisse die Verantwortlichkeiten implizit und auf der Ebene von Nebenbemerkungen und Schwerpunktsetzungen doch ein wenig verschieben. Es scheint, als ob der deutsche Michel eher nur vor sich hinträumte, ja: ein veritabler Traumtänzer war, wohingegen die Russen und die Franzosen, auch die Serben, eine die Krise verschärfende Dynamik in Gang setzten und bis zum bitteren Ende immer weiter verschärften. Eine wichtige Frage wird allerdings mit der „Schlafwandler“-Metaphorik überhaupt nicht thematisiert und ist auch ohnehin in der Literatur zur Entstehung des Ersten Weltkriegs bislang nur höchst selten gestellt worden, nämlich: Haben die Decision makers des Juli 14 überhaupt gewusst und wissen können, welchen Konflikt sie im Begriff waren auszulösen? Tatsächlich herrschten überall nur vage Vorstellungen von dem, was dann wirklich kam. Der Krieg wurde 1914 überwiegend als „reinigendes Gewitter“, nicht als Kata- strophe angesehen. Die verantwortlichen Politiker wie Bethmann Hollweg, Poincaré, Sasonow oder Lloyd George hätten sicher mehr getan, um den Eklat des Juli 1914 zu vermeiden, wenn sie eine einigermaßen präzise Vorstellung von dem gehabt hätten, was dieser Krieg ab August 1914 wurde. Schlachtfelder wie die von Verdun oder der Somme spielten in den Vorstellungen vom Krieg in den Jahren vor 1914 noch keine oder kaum eine Rolle. Solche Visionen waren einigen wenigen klarsichtigen Militärs, Politikern oder Intellektuellen vorbehalten, etwa August Bebel, der 1911 im Reichstag sagte: „So wird man eben von allen Seiten rüsten und wieder rüsten […] bis zu dem Punkte, dass der eine oder andere Teil eines Tages sagt: Lieber ein Ende mit Schrecken als ein Schre- cken ohne Ende. […] Dann kommt die Katastrophe. Alsdann wird in Europa der große Generalmarsch geschlagen, auf den hin sechzehn bis achtzehn Millionen Männer, die Männerblüte der verschiedenen Nationen, ausgerüstet mit den besten Mordwerkzeugen, gegeneinander als Feinde ins Feld rücken. […] Die Götterdämmerung der bürgerlichen Welt ist im Anzuge […]“ (3). Auch Generalfeldmarschall Helmuth von Moltke d. Ä. hatte 1890 in seiner letz- ten Rede vor dem Deutschen Reichstag das Bild eines neuen siebenjährigen Krieges beschworen, welcher von Millionenheeren geführt wurde (4). Dabei ging man allerdings

3 Zit. nach: Wolfgang J. Mommsen, „Der Topos vom unvermeidlichen Krieg“, in: Jost Dülffer und Karl Holl (Hg.), Bereit zum Krieg. Kriegsmentalität im Wilhelminischen Deutschland 1890-1914, Göt- tingen, 1986, S. 194-224, hier: S. 205. 4 Stig Förster, Helmuth von Moltke, Vom Kabinettskrieg zum Volkskrieg. Eine Werkauswahl, Bonn, 1992, S. 638-641. Vom Krieg der Großmächte zur Katastrophe Europas 413 von maximal 1 bis 2 Millionen aus, die die damals gerade entstandenen Heere der allgemeinen Wehrpflicht und des Staatsbürgers in Uniform bereitstellen würden. Von solchen Größenzahlen gingen auch die popularisierenden Darstellungen aus, ebenso die Volkswirtschafts-Experten wie Norman Angell oder – heute berühmter – Ian von Bloch, ein russischer Bankier, der 1899 sein mehrbändiges Werk Der Krieg der Zukunft publizierte (5). Bloch hatte genau errechnet, dass ein langwieriger Krieg die Finanzen aller Nationen zerrütten würde. Die modernen Waffen würden dazu führen, dass sich die Kämpfenden gegenseitig vernichten. „Es wird also das Schlachtfeld der Zukunft mit zahlreichen kleineren und größeren Deckungen wie mit Maulwurfshügeln über- sät sein.“ Man müsse auch damit rechnen, dass es Heere von mehr als 1 Million Mann geben werde, weshalb die Schlacht der Zukunft bis zu 14 Tage dauern könne sic( !). Blochs Vorstellungen blieben somit – genau wie die all der anderen Kriegskritiker und Propheten des künftigen Krieges – von heute aus gesehen durchaus limitiert, auch wenn sie damals verlacht wurden als realitätsferne bzw. nicht der militärischen Tat- sachen kundige Übertreibungen und Spekulationen. Unter den Kritikern zeichnete sich General Friedrich von Bernhardi aus, der im Jahre 1912 zuerst ein zweibändi- ges Werk über den künftigen Krieg und kurz darauf seine heute noch berüchtigte Schrift Deutschland und der nächste Krieg vorlegte (6). Bernhardi wusste sehr genau, wie man 1-2 Millionen Mann in Bewegung setzen und kontrolliert einsetzen konnte. Er war sich der technischen Schwierigkeiten des Aufmarsches von Millionenheeren klar bewusst und bezog in seine Analyse auch die Möglichkeit ein, dass Kriege aus- ufern könnten. Aber Bernhardi war, wie mit ihm alle verantwortlichen Militärs der Auffassung, dass man wegen der modernen Steuerungs-, Beobachtungs- und Kom- munikationsmöglichkeiten auf jeden Fall diesen Imponderabilien würde gegensteu- ern können. Erlaubte es das Telefon nicht, eine LKW-Kolonne zielgerichtet an einen Ort zu bringen? Konnte man nicht mit modernen Luftfotografien die Stellungen des Gegners so rekognoszieren, dass sie einem Beschuss nicht lange würden widerstehen können? Wie Bernhardi urteilten eigentlich alle höheren Offiziere, wie eine Artikelse- rie in der populären Zeitschrift Deutsche Revue im Jahre 1911 zeigte, wo prominente Militärs der europäischen Mächte nach ihren Vorstellungen vom künftigen Krieg befragt wurden und wo sich bei allen individuellen Varianten doch immer wieder dieses Grundmuster der Argumentation zeigte (7). Eine Einstellung, an der auch die Erfahrung der Balkankriege nichts ändern konnte. Im Gegenteil: Angesichts der dort erkannten, fotografierten und beschriebenen Auswirkungen von Schützengräben, Stacheldrahtverhauen und Maschinengewehren, die so stark – für uns – die Kriegs- erfahrungen des Ersten Weltkrieges andeuteten, kamen die Militärs zu der ebenfalls ganz überwiegenden Überzeugung, dass man solche Hindernisse eben durch noch stärkeren Offensivgeist kompensieren könnte. Der französische Major im General- stab, de Grandmaison, erklärte sogar in einer 1912 publizierten Instruktionsschrift

5 Johann von Bloch, Die wahrscheinlichen wirtschaftlichen und politischen Folgen eines Krieges zwi- schen Großmächten, Berlin, 1901. 6 Gerd Krumeich, „Bernhardi et le droit à la guerre“, in: Arndt Weinrich u.a. (Hg.), Guerres futures, guerres imaginées, Paris, 2014. 7 Näheres hierzu mit den Quellenangaben in: Gerd Krumeich, „Vorstellungen vom Krieg vor 1914“, in: Sönke Neitzel (Hg.), 1900: Zukunftsvisionen der Großmächte, Paderborn u.a., 2002, S. 173-186. 414 Revue d’Allemagne für Höhere Offiziere, dass die Gefahren des modernen Krieges dazu zwängen, alles offensiv auf eine Karte zu setzen, den Gegner mit riesiger Moral und Enthusiasmus schlicht zu überrennen (8). Paradigmatisch die 1914 gültigen Grundzüge der oberen Truppenführung aus dem Jahre 1910: „Der Charakter der heutigen Kriegsführung ist bezeichnet durch das Streben nach großer und schneller Entscheidung. Das Aufgebot aller Wehrfähigen, die Stärke der Heere, die Schwierigkeit, sie zu ernähren, die Kostspieligkeit des bewaffneten Zustandes, die Unter- brechung von Handel und Verkehr, Gewerbe und Ackerbau, dazu die schlagfertige Orga- nisation der Heere und die Leichtigkeit, mit der sie versammelt werden – alles drängt auf rasche Beendigung des Krieges […]“ (9). Solches „Expertenwissen“ fand starke Verbreitung. Beispielsweise, so wurde argu- mentiert, könne man aus dem Maschinengewehr eine hervorragende Angriffswaffe machen. Der ehemalige Generalstabschef Graf Schlieffen beklagte in dem zitieren Artikel von 1911, dass das MG ohnehin kaum von Nutzen sein werde, seien dessen Kugeln doch inzwischen so klein, dass sie die „dicke Haut eines Negers“ kaum mehr würden durchschlagen können. Das war zwar sicherlich ein wohlfeiler rassistischer Zynismus, und es ist kaum vorstellbar, dass Schlieffen nicht vom Gegenteil überzeugt war. Zumindest aber erschien ihm eine solche öffentliche Aussage als geeignet, bei den Betroffenen, den Wehrpflichtigen und deren Familien, die Angst vor der militärischen „Feuerprobe“ zu mildern. Der Krieg, wie er sich im Jahre 1914 präsentierte und im August und September 1914 geführt wurde, entsprach schließlich auch so ziemlich dem, was sich die Kriegsplaner vorgestellt hatten. Im August 1914 hatte die deutsche Armee eine Kriegstärke von ungefähr 2,3 Millionen Mann. Niemals hätte man mit den 13,2 Millionen Soldaten gerechnet, die die deutsche Armee bis Ende 1918 unter den Fahnen hatte.

2. Vorkriegszeit: Diplomatie und Mentalitäten Seit der Agadir-Krise von 1911 lag der Krieg in der Luft und niemand hätte sich gewundert, wenn er bereits Ende 1912 ausgebrochen wäre. Deshalb begannen die Militärs Frankreichs, Englands, Russlands und Deutschlands, ihre Absprachen und Aufmarschpläne zu verfeinern. 1913 kam es zu riesigen Aufrüstungen in diesen Län- dern, die wiederum zu nationalistischer Erregung führte (10). Die Franzosen waren

8 Colonel de Grandmaison, Deux conférences faites aux officiers de l’État-Major de l’Armée (février 1911) : La Notion de Sûreté et L’Engagement des Grandes Unités, Paris, 1912. Vgl. insgesamt zur Offensivdoktrin vor 1914: Stephen van Evera, „The Cult of the Offensive and the Origins of the First World War“, in: Steven Miller, Sean Lynn-Jones, ders. (Hg.), Military Strategy and the Origins of the First World War. An International Security Reader, Princeton, 1991, S. 59-108; Jack Snyder, The Ideology of the Offensive. Military Decision Making and the Disasters of 1914, Ithaka/London, 1984. 9 Zit. nach Jehuda Wallach, Das Dogma der Vernichtungsschlacht. Die Lehren von Clausewitz und Schlieffen und ihre Wirkungen in zwei Weltkriegen, Frankfurt am Main, 1967, S. 119. 10 Gerd Krumeich, Aufrüstung und Innenpolitik in Frankreich vor dem Ersten Weltkrieg, Wiesbaden, 1980; Stig Förster, Der doppelte Militarismus. Die deutsche Kriegsrüstung zwischen Status-quo- Sicherung und Aggression 1890-1913, Stuttgart, 1985; David Stevenson, Armaments and the Coming of War, Europe 1904-1914, Oxford, 1996. Vom Krieg der Großmächte zur Katastrophe Europas 415

überzeugt, dass die Aufrüstung der deutschen Armee den Zweck habe, Frankreich gleichsam ohne Vorbereitung und über Nacht „überfallen“ zu können. In Deutsch- land wiederum beschwor sogar der gemäßigte Reichskanzler Bethmann Hollweg den nahenden Endkampf zwischen „Slawen und Germanen“. Unter diesen Voraussetzungen kann es nicht verwundern, dass sich auch der „Volkszorn“ regte. Im April 1913 kam es im grenznahen Nancy zu Ausschreitungen gegen eine Gruppe deutscher Geschäftsreisender, die vom Mob verfolgt wurden. Nur wenige Tage später war die Aufregung wieder groß, als ein deutscher Zeppelin bei Lunéville notlanden musste und die herbeiströmende Menge glaubte, der deutsche Angriff habe begonnen. Beide Zwischenfälle konnten diplomatisch mit gegenseitigen Entschuldigungen bereinigt werden (11). Aber eine wirkliche Beruhigung der Gemüter trat nicht ein. In Frankreich blieb bis zum Ausbruch des Krieges die Vorstellung tief verhaftet, dass Deutschland mit seinen Rüstungen plane, Frankreich unvermutet zu „überfallen“. In Deutschland wiederum machten die französischen Rüstungen und die ständigen Bemühungen Frankreichs um eine demonstrative Konsolidierung der Militärallianz den Eindruck, dass Frankreich nunmehr zielstrebig die „Revanche“ für die Niederlage plane und zusammen mit Russland den „Ring der Einkreisung“ um Deutschland endgültig zuziehen wollte. So kann es nicht verwundern, dass sich in Deutschland nationalistische Aufmärsche, Reden und Feiern häuften. 1913 war ja zudem ein symbolträchtiges Jahr: Wilhelm II. war 25 Jahre als Kaiser im Amt und 100 Jahre zuvor hatte der Aufstand Preußens gegen Napoleon begonnen. Als Höhe- punkt der vielen hundert Feiern, Gedenkreden und Aufmärsche wurde im Herbst 1913 das trutzig-germanische Völkerschlachtdenkmal in Leipzig eingeweiht (12). Gegen Ende des Jahres 1913 nahmen zwar die Spannungen mit Frankreich ab, weil dort eine Regierung mit dem als Deutschlandfreund bekannten Joseph Caillaux ans Ruder gekommen war. Aber die Dauerkonflikte zwischen Deutschland und Russland erreichten nunmehr eine neue Bedrohungsqualität für beide Staaten. Zunächst rief im November 1913 die Entsendung eines deutschen Generals namens Liman von Sanders in die Türkei, um die dortige Armee zu instruieren, Russlands Protest hervor. Zwar hatte die deutsche Militärmission in der Türkei eine längere Tradition, aber angesichts der aktuellen gegenseitigen Rüstungen und Angstszena- rien erschien diese Ernennung im Dezember 1913 der russischen Regierung als direkt bedrohlich. „Sonderkonferenzen“ zwischen Regierung und Generalstab wurden im Februar 1914 einberufen, um zu prüfen, ob und wieweit die russische Armee marsch- bereit sei. Dabei ging es vor allem um die Fertigstellung besserer Eisenbahn-Linien für den Aufmarsch an der deutschen Grenze, eine finanziell kaum zu bewältigende Auf- gabe. Aber Frankreich bot dem russischen Alliierten Hilfe an, denn ein solcher Ausbau des strategisch relevanten Eisenbahnnetzes war für einen kommenden Krieg entschei- dend. Im Falle eines Krieges Frankreichs mit Deutschland würde es ausschlaggebend

11 Gilbert Ziebura, Die deutsche Frage in der öffentlichen Meinung Frankreichs von 1911 bis 9141 , Stutt- gart, 1955; Klaus Wernecke, Der Wille zur Weltgeltung. Außenpolitik und Öffentlichkeit im Kaiser- reich am Vorabend des Ersten Weltkrieges, Düsseldorf, 1970. 12 Über diese Feiern ausführlich: Wolfram Siemann, „Krieg und Frieden in historischen Gedenkfeiern des Jahres 1913“, in: Dieter Düding u.a. (Hg.), Öffentliche Festkultur. Politische Feste in Deutschland von der Aufklärung bis zum Ersten Weltkrieg, Reinbek, 1988, S. 298-320. 416 Revue d’Allemagne sein, ob Russland rasch in den Krieg gegen Deutschland eintreten könnte. Die Deut- schen erfuhren natürlich von diesen Plänen, und der deutsche Generalstab wurde darüber äußerst nervös, baute doch der deutsche Aufmarschplan von 1905, der sog. „Schlieffen-Plan“, darauf auf, dass man Frankreich besiegen könnte, bevor noch der traditionell schwerfällige russische Aufmarsch an der Ostfront realisiert wäre. Wie stark die Anspannung und Kriegsfurcht war, mag man an der Tatsache ermes- sen, dass ein „Alarmruf“ in der regierungsnahen Kölnischen Zeitung vom 2. März 1914 zu einem regelrechten „Pressekrieg“ zwischen Russland und Deutschland führte. In diesem Artikel war von direkten Aggressionsabsichten Russlands die Rede, und vor allem thematisierte er die beherrschende Sorge der deutschen Regierung und Militärs, dass Russland in ungefähr drei Jahren militärisch drückend überlegen sein werde. Eine offensichtlich auf den russischen Kriegsminister Souchomlinow zurückgehende Gegenpolemik in der Petersburger Börsenzeitung heizte die Gemüter weiter an, denn hier hieß es, dass die „Zeit der Beleidigungen vorbei“ sei, und jeder wissen müsse, dass die „russische Armee bald eine aktive Rolle spielen wird“. Zwar erfolgten gegenseitige Dementis, aber die Aufregung in der deutschen und russischen Presse hielt an. Diese Entwicklung bestätigte natürlich diejenigen in Deutschland, die an den bevorstehenden unvermeidlichen oder gar wünschenswerten Krieg glaubten. Gene- ralstabschef Moltke zeigte sich im Mai 1914 (also lange vor dem Attentat in Sarajewo) voller böser Vorahnungen und drängte immer heftiger auf einen Krieg, solange die deutschen Aussichten auf einen Sieg im Zwei-Fronten Krieg noch realistisch seien. Wie er seinem österreich-ungarischen Kollegen, dem ohnehin auf Krieg (gegen Ser- bien) drängenden Conrad von Hötzendorff im Mai mitteilte, sei er der Überzeugung, dass „jedes Zuwarten eine Verminderung unserer Chancen bedeutet“. In einem Immediatvortrag beim Kaiser forderte Moltke im Mai 1914 fast ultimativ, dass die deutsche Heeresrüstung endlich so zum Abschluss gebracht werde, dass tatsächlich alle waffenfähigen Deutschen zum Wehrdienst eingezogen würden. In einem Entwurf für dieses Gespräch (dessen genauer Inhalt uns nicht überliefert ist) heisst es: „Nach meinem pflichtgemäßen Ermessen ist es die höchste Zeit, daß wir jeden wehrfähigen deutschen Mann zum Waffendienst ausbilden, soll uns nicht dereinst der vernich- tende Vorwurf treffen, nicht alles für die Erhaltung des Deutschen Reiches und der deutschen Rasse getan zu haben.“ Nach einer späteren Aufzeichnung des Staatssekre- tärs des Auswärtigen Amtes von Jagow, habe Moltke ihm zu jener Zeit in einem per- sönlichen Gespräch empfohlen, dem für 1916 zu erwartenden Krieg zuvorzukommen und damit die letzte Gelegenheit zu ergreifen, solange Deutschland überhaupt noch Erfolgsaussichten habe. Der Hamburger Bankier und enge Vertraute des Kaisers, Max Warburg, berichtet über ein Gespräch mit Wilhelm II. am 21. Juni 1914 – 8 Tage vor dem Attentat von Sarajewo –, in dem sich dieser tief beunruhigt über die russischen Rüstungen gezeigt habe und jetzt einen Vorwand zum Losschlagen finden wollte, wenn doch in zwei Jahren alles zu spät sein werde (13). Auch Bethmann Hollweg, der so nachdenkliche und kein wenig „kriegstreiberische“ Reichskanzler, war selber im Frühsommer 1914 von

13 Vgl. Gerd Krumeich, Juli 1914. Eine Bilanz, Paderborn, 2014, S. 43. Vom Krieg der Großmächte zur Katastrophe Europas 417 starkem Kriegs-Pessimismus befallen, auch wenn er weiterhin einen Präventivkrieg ablehnte (14). Bethmann hatte, genau wie das Auswärtige Amt, große Sorgen wegen kontinuierlich fließender Nachrichten von einem geplanten russisch-britischen Mari- neabkommen. Dieses war zwar noch in statu nascendi und für sich allein gesehen nicht sonderlich weitreichend (15). Aber man erfuhr alle Verhandlungsschritte direkt durch einen in der russischen Botschaft in London platzierten Spion, den Baltendeut- schen Benno von Siebert (16). Diskrete Nachfragen im englischen Außenministerium und vom Auswärtigen Amt initiierte Presseveröffentlichungen insbesondere im Ber- liner Tageblatt wurden von England mit „diplomatischen“ Ausflüchten und Lügen beantwortet. Die ohnehin so starke „Einkreisungs“-Phobie der deutschen Regierung wurde dadurch selbstverständlich enorm verstärkt. Entsprechend pessimistisch war die „Gemütslage“ der wichtigsten militärischen und politischen Führer, als die Nachricht vom Attentat von Sarajewo eintraf. Das Attentat selber war nicht wirklich unerwartet gekommen. Seit der Annexion von Bosnien und der Herzegowina im Jahre 1908 war der Irredentismus in der dorti- gen serbisch-stämmigen Bevölkerung enorm gewachsen. Aktivistische (Klein)-grup- pen brüteten Revolutions- und Attentatspläne aus, wobei sie von mehreren serbischen Geheimorganisationen mit Logistik und Waffen unterstützt wurden. Dabei handelte es sich u.a. um die „Schwarze Hand“ und die Narodna Obrana („Volksschutz“). Wich- tig ist, dass diese Geheimbünde wiederum mit radikalen Offizieren des serbischen Militärs verknüpft waren – nicht aber mit der Regierung (17). Anlass für die Visite des Thronfolgers in Bosnien waren Truppenmanöver. Die Gruppe der jungen bosnischen Verschwörer kannte den Weg des Korsos genau, und nicht weniger als sechs Attentäter hatten sich an der Strecke postiert. Einer der Atten- täter, Newdeljko Cabrinovic, warf am Appelkai einen Sprengsatz auf das offene Cab- riolet, in welchem sich der Thronfolger und seine Gemahlin befanden. Er traf aber nur den nachfolgenden Wagen, unter dem die Sprengladung explodierte. Trotz des Attentats wurde die Fahrt fortgesetzt, man verfuhr sich sogar, der Wagen musste zurücksetzen, und just an dieser Ecke stand der Student Gavrilo Princip, der die Gele- genheit erkannte, seinen Revolver zog und aus nächster Nähe den Erzherzog und seine Gemahlin erschoss. Das Attentat rief überall in Europa Entsetzen hervor, und die Mächte waren sich im Grunde einig, dass Österreich-Ungarn von Serbien Genugtuung erhalten sollte. Aber die Wiener Regierung kam sehr bald zu dem Entschluss, den „Königsmord“ zu nut- zen, um ein für allemal diesen unruhigen und gefährlichen Nachbarn zu entmachten.

14 Hierzu nach wie vor am besten: Konrad Jarausch, The Enigmatic Chancellor. Bethmann Hollweg and the Hubris of Imperial Germany, New Haven/London, 1973. 15 Vgl. auch C. Clark, Die Schlafwandler (Anm. 1), S. 418ff., der zeigt, dass es den Briten vor allem darauf ankam, Russlands Ambitionen zu begrenzen. 16 Benno von Siebert (Hg.), Diplomatische Aktenstücke zur Geschichte der Ententepolitik der Vorkriegs- jahre, 2 Bde., Berlin, 1925; vgl. für die Korrespondenz im Frühjahr 1914 ebd., Bd. 2, S. 804ff. 17 C. Clark, Die Schlafwandler (Anm. 1), der eine sehr genaue und farbige Darstellung des Attentats gibt, nimmt Kenntnis und Verstrickung auch der serbischen Regierung an, hat dies aber m. E. nicht hinreichend belegen können; vgl. nach wie vor: Vladimir Dedijer, Die Zeitbombe. Sarajewo 1914, Wien, 1967. 418 Revue d’Allemagne

Man steuerte auf einen Krieg mit Serbien zu. Und der Ministerrat der österreichisch- ungarischen Monarchie beschloss am 7. Juli, der serbischen Regierung unakzeptable Kompensations-Bedingungen zu stellen, damit man endlich Krieg gegen Serbien füh- ren könne (18). Zu dieser politischen Strategie wurde Wien durch die deutsche Regie- rung ermutigt, welche sich sehr schnell auf den Standpunkt stellte, dass der Mord von Sarajewo genutzt werden solle, mit den Serben abzurechnen. Am 5. 7. ging man einen entscheidenden Schritt weiter. In Übereinstimmung mit der politischen und militärischen Führung des Reiches erklärte Kaiser Wilhelm II. dem österreichischen Sonderbeauftragten Graf Hoyos, dass Deutschland die Doppelmonarchie in diesem Konflikt auch dann militärisch unterstützen werde, wenn Russland für Serbien Par- tei ergreife – auch auf die Gefahr eines Großen Krieges hin. Das deutsche Kalkül in der Krise war ebenso elaboriert wie für die anderen Mächte undurchsichtig. Man ent- schied, die Krise zu nutzen um herauszufinden, ob Russland wirklich kriegsbereit sei. Sollte Russland im Falle eines Krieges Österreich-Ungarns mit Serbien für das kleine slawische „Brudervolk“ eingreifen, so sei es besser, den Krieg, der ohnehin drohte, besser jetzt zu führen als etwas in zwei Jahren, wenn Russland das Deutsche Reich überrüstet haben werde. Deshalb forderte man die anderen Großmächte auf, tatenlos zu sehen, wie Österreich-Ungarn mit Serbien nach Belieben umsprang. Sollte Russland nicht, wie gefordert, beiseite stehen und den unter seiner traditionellen Protektion ste- henden kleinen slawischen Staat gegen Österreich-Ungarn unterstützen, würde dies den Kriegswillen Russlands ad oculos zeigen. Dann aber wolle man „lieber jetzt als später“ Krieg gegen Russland führen. Die deutsche Regierung umschrieb während der gesamten Krise ihre Forderung, dass die anderen Mächte nicht eingreifen dürften, als Bemühen um eine „Lokalisierung“ des Konfliktes. Damit wollte man den Anschein erwecken, dass es darum ginge, den „Brandherd“ einzugrenzen. Aber angesichts der Tatsache, dass spätestens seit dem Wiener Kongress von 1815 europäische Großmacht- politik darin bestanden hatte, „lokale“ Konflikte durch gemeinsame Verhandlungen zu de-eskalieren, waren die anderen Mächte von dieser Forderung Deutschland verblüfft. Warum sollte man nicht auch, wie man es trotz aller Spannungen zwischen den beiden großen Bündnissystemen noch 1913 im Falle Albaniens geschafft hatte, verhandeln und gemeinsam eine Lösung finden? Wollte Deutschland etwa unbedingt Krieg? Dem Zarenreich war es vollständig unmöglich, angesichts der Empörung der eigenen Öffentlichkeit den Gewaltakt an der kleinen slawischen Brudernation hinzunehmen. Die russischen Militärs drängten auf eine Mobilmachung gegen Österreich-Ungarn. Die zutiefst aufgebrachte russische Regierung begann nun ebenfalls, einen großen Krieg ins Auge zu fassen, obwohl der Zar genauso unschlüssig blieb wie sein Vetter Wilhelm II. Mobilmachungen Russlands, in welcher konkreten Form auch immer, waren aber das non plus ultra des Bedrohungs-Szenariums, das die deutschen Mili- tärs seit Jahren aufgebaut hatten und das die Politiker inzwischen insgesamt teilten: Sie wussten, dass der Erfolg des deutschen Kriegsplanes, des „Schlieffenplans“, davon abhing, dass Russland erst zu einem Zeitpunkt in den Krieg eingreifen konnte, wenn

18 Der Beschluss des Ministerrates der österreichisch-ungarischen Monarchie vom 7.7.1914, abgedr. bei G. Krumeich, Juli 1914 (Anm. 13), S. 243; C. Clark, Die Schlafwandler (Anm. 1), ignoriert diesen Beschluss, einen Krieg mit Serbien führen zu wollen. Vom Krieg der Großmächte zur Katastrophe Europas 419

Deutschland Frankreich schon nahezu besiegt hatte. Jeder Tag, den die Russen eher mit ihrem Aufmarsch fertig waren, bedeutete deshalb eine einschneidende Schwä- chung dieses sakrosankten Planes. Alles spitzte sich damit auf die Frage zu, wer als erster die Mobilmachung befehlen würde. Dies war am 30. Juli eindeutig Russland, welches lange zwischen verschiede- nen Formen von Teilmobilmachung geschwankt hatte, aber jetzt dem kategorischen Wunsch der Generale nachgab, nicht länger zu zögern – auch die Russen wussten natürlich um die Nachteile einer späten Mobilmachung im erwarteten „kurzen Krieg“. Damit war das deutsche Bemühen erfolgreich, Russland als Schuldigen am Ausbruch des Weltkrieges anprangern zu können. Wer war schuld? Zweifellos hat die unverantwortliche Erpressungs- und Bluffpo- litik der deutschen Regierung den größten Anteil an der Entfesselung des Krieges. Aber nicht allein die Deutschen waren schuld an den bis ins Unerträgliche gesteiger- ten Spannungen der Vorkriegszeit. In der so intensiven Kriegsschuld-Debatte nach dem Ersten Weltkrieg hat der große französische Historiker und Pädagoge Jules Isaac abschließend folgendermaßen geurteilt: Der Krieg sei gekommen, weil für keine der beteiligten Nationen der Frieden das höchste Gut gewesen sei. Hinter dieser lakoni- schen Feststellung verbirgt sich die tiefe Einsicht, dass den Politikern von 1914 trotz mancher Vorahnungen ein europäischer Krieg als durchaus noch machbar erschien. Alle Mächte glaubten, dass der Krieg nach wie vor nach Clausewitz’ Formel die „Fort- setzung der Politik mit anderen Mitteln“ sei. Es gab ja auch noch keine Ächtung des Krieges, wie sie erst 1928 im sog. Briand-Kellog-Pakt erfolgte. 1914 war ein Angriffs- krieg als echte Alternative beim Scheitern politischer Verhandlungen, wie es die Bis- marckzeit so häufig gesehen hatte, ein Bestandteil des europäischenius publicum! Und zudem hatte niemand für einen mehr als drei Monate dauernden Krieg geplant, und alle glaubten wirklich, Weihnachten wieder zu Hause zu sein. Hätte irgendeiner der Staatsmänner, die 1914 Europa in den Krieg führten, so gehandelt wie er es tat, wenn er gewusst hätte, was die Somme und Verdun 1916 an Tod, Verstümmelung und Vernichtung von ganzen Landschaften bringen würden? Man hatte vom Gaskrieg keine Vorstellung, genauso wenig wie von flächendeckender schwerer Artillerie, von Tanks oder Bomben werfenden Flugzeugen. Der Krieg, wie er 1914 begann, hatte mit dem von 1916 bis 1918 wenig zu tun. Auch das hatte Clau- sewitz 100 Jahre zuvor vorausgesehen, als er urteilte, dass Krieg immer die Tendenz habe, sich hin zum „absoluten“ Krieg zu erweitern, wenn die Politik ihm keine Zügel anlege. Die Wahrheit dieser Analyse zeigte sich dann besonders stark im Zeitalter der Millionenheere und der ungeheuren industriellen Produktivität der europäischen Gesellschaften auch für den Großen Krieg.

3. Vom europäischen Krieg zu Europas Krieg in der ganzen Welt Worin aber bestanden eigentlich die charakteristischen und von Clausewitz soge- nannten „Weiterungen“ des Krieges in den Jahren zwischen 1914 und 1918? Wir können in dieser Hinsicht fünf maßgebliche Faktoren nennen, deren Abfolge bzw. Rangordnung aber wohl nicht präzisiert werden kann: a. Propaganda und Hass b. Der Krieg der großen Massen 420 Revue d’Allemagne c. Industrialisierung des Krieges d. Die „Mondialisierung“ des Krieges am Beispiel der Dardanellen e. Das Nicht-mehr-Aufhören-Können a. Propaganda und Hass Das Wort Propaganda hat erst im Ersten Weltkrieg seine heutige Bedeutung ange- nommen. Vor 1914 war es noch synonym mit Produktwerbung, man machte also „Propaganda“ für Schuhcreme oder Cognac (19). Begonnen hat die überall einsetzende Kriegspropaganda mit den Anklagen der Alliierten gegen die „Gräueltaten“ der deut- schen Armee beim Einfall in Belgien. Die tatsächlich mit unglaublicher Brutalität durchgeführten Strafaktionen der Deutschen gegen meist nur vermeintliche „Hecken- schützen“ oder „franc-tireurs“ (20) lösten nicht nur starken Protest aus, sondern massive Beschuldigungen des zum barbarischen Ungeheuer mutierten „Boche“. Dieser wurde mit riesigem Bild- und Wortaufwand aller denkbaren Verbrechen geziehen. Brand- schatzung, Raub, Vergewaltigung, Verstümmelung, auch von Frauen und Kindern, fanden sich täglich in der illustrierten Massenpresse Frankreichs, Englands und der USA. Dies war umso bedeutender, als bebilderte Tageszeitungen damals ein noch ganz neues und deshalb Aufsehen erregendes Medium waren: Erst ab 1911 war es mit dem neuen Rotationsdruck möglich geworden, die Tageszeitungen mit Fotos zu illustrieren – und entsprechend glaubwürdig erschien diese Bild-Propaganda. So ist etwa über die Beschießung der Kathedrale von Reims oder die Inbrandsetzung der Bibliothek von Löwen – also zwei Kleinodien der europäischen Kultur – mit großem Aufwand an Fotos berichtet worden. Man spürt heute noch das ungläubige Entsetzen, welches sich der Betroffenen bei diesen abgrundtiefen und der deutschen Brutalität zugeschriebe- nen Kriegsverbrechen bemächtigte. Wichtig ist, dass diese Gräuelpropaganda anfangs weniger von staatlichen Stellen geleitet wurde, sondern aus privater Initiative von Zei- tungsmachern und Intellektuellen – Künstlern, Lehrern und Professoren – ausging. Das machte ihre Intensität und Mobilisierungskraft aus. Denn die deutschen Armeen standen ja tatsächlich in Frankreich, und es ging wirklich darum, alle Geister auf die nationale Verteidigung einzustimmen (21). Für England lagen die Dinge etwas anders, da das Land nicht wirklich vom Ein- marsch des Feindes bedroht war. Aber im Unterschied zum wilhelminischen Deutsch- land war die englische Presse schon seit Jahrzehnten frei von jeder Zensur gewesen. So war man in oft exzessiv betriebenem politischen Streit geübt und brauchte diese polemischen Fähigkeiten nur noch auf den deutschen „Hunnen“ zu übertragen, was mit großem Erfolg geschah. Die Deutschen hatten dieser geistigen Mobilmachung wenig entgegenzusetzen, und sie beherrschten auch bis zum Kriegsende nicht die Prinzipien der modernen

19 Näher hierzu mit der Spezialliteratur: Gerhard Hirschfeld, Gerd Krumeich, Deutschland im Ersten Weltkrieg, Frankfurt, 2013, Kap. 5. 20 John Horne und Alan Kramer, Deutsche Kriegsgreuel 1914. Die umstrittene Wahrheit, Hamburg, 2004. 21 Gerd Krumeich, „Ernest Lavisse und die Kritik an der deutschen ‚Kultur‘, 1914-1918“, in: Wolfgang J. Mommsen (Hg.), Kultur und Krieg. Die Rolle der Intellektuellen, Künstler und Schriftsteller im Ersten Weltkrieg, München, 1996, S. 143-154. Vom Krieg der Großmächte zur Katastrophe Europas 421

Kriegspropaganda, nämlich die noch so absurdeste Behauptung vielgestaltig, massen- haft und bunt immer wieder aufs Neue zu verbreiten. Während des ganzen Krieges blieben sie propagandistisch weitgehend in der Defensive: „Sind wir die Barbaren?“ so lautete der Text eines der bekanntesten Propagandaplakate. Oder man versuchte zu zeigen, dass keinesfalls nur die Deutschen die Kulturstätten der anderen Natio- nen in Brand schossen, sondern dass die Franzosen und Engländer das selber taten (was ja zum Teil zutreffend war) (22). Bei den zur Kriegsfinanzierung sehr wichtigen Anleiheplakaten hatten die Deutschen zwar hübsche und teilweise künstlerisch sogar avantgardistische Bilder anzubieten, aber von den Gräueln des Gegners war hier nichts zu spüren, im Unterschied etwa zu französischen und englischen Plakaten, wo ohne weiteres eine Vergewaltigung durch den Hunnen oder ein ans Kreuz geschlage- ner alliierter Soldat die Stimmung anheizen und das Anleihegeld locker machen sollte und konnte. b. Der Krieg der großen Massen Genaue Zahlen lassen sich bei der weltumspannenden Ausdehnung des Ersten Weltkriegs und angesichts der damaligen Kommunikations- und Zählungs-Mög- lichkeiten naturgemäß nicht nennen. Die Historiker gehen von einer Gesamtzahl von ca. 70 Millionen im Laufe des Krieges mobilisierten Männern aus. In den ersten zwei Jahren strömten 2 Millionen Freiwillige vor allem auf der Seite der Alliierten zu den Waffen, ab 1916 herrschte überall ein Wehrpflicht-System. Das Deutsche Reich mobi- lisierte zwischen 1914 und 1918 insgesamt 13,3 Millionen Männer, Österreich-Ungarn 9 Millionen. Dazu kamen die Türkei mit 1,6 Millionen und Bulgarien mit 1,2 Millio- nen. Somit standen auf Seiten der Mittelmächte insgesamt wohl 25 Millionen Mann im Felde (23). Für die Alliierten und assoziierten Mächte sind folgende Zahlen relativ gesichert: Russland mobilisierte mehr als 15 Millionen, Frankreich (einschließlich Kolonien) 8,2 Millionen; Großbritannien (inklusive Dominions und Indien) 9,5 Millionen, Italien beteiligte sich mit 5,2 Millionen, Belgien mit ca. ½ Million, Rumänien und Serbien mit jeweils 1 Million und schließlich die USA mit 3,9 Millionen Soldaten. Der Beitrag der übrigen ca. 20 Staaten wird auf ungefähr 1 Million geschätzt. Insge- samt wurden also auf Seiten der Alliierten ca. 45 Millionen Mann unter die Fahnen gestellt. Was die Verlustzahlen im Krieg angeht, so sind diese heute immer noch nicht gut gesichert, die Gesamtzahlen an Toten und Verwundeten schwanken zwischen 20 und 35 Millionen Mann. Bei einer Gesamtzahl von 70 Millionen Soldaten sind mindestens 10 Millio- nen, wahrscheinlich wohl eher 12 bis 13 Millionen, getötet worden: Man darf von 15-20 Millionen Verwundeten ausgehen, allein Deutschland hatte 4,5 Millionen mehr oder weniger schwer Verwundete! Und die Türkei hatte um die 325.000 Tote, wobei

22 Christina Kott, Préserver l’art de l’ennemi? Le patrimoine artistique en Belgique et en France occupées, 1914-1918, Bruxelles, 2006. 23 Reichsarchiv (Hg.), Der Weltkrieg 1914 bis 1918, Kriegsrüstung und Kriegswirtschaft, Anlageband, Ber- lin, 1930, Tabellen 19ff. über die militärischen Kräfteverhältnisse vor und im Krieg. 422 Revue d’Allemagne nach anderen Quellen noch 500.000 durch Erkrankung gestorbene Soldaten hinzuka- men, und das bei insgesamt 3 Millionen im Krieg eingesetzten Männern (24). Das waren ungeheure Zahlen, die wohl auch heute noch der Hauptgrund dafür sind, dass von diesem Krieg in vielen Ländern als der „Große Krieg“ gesprochen wird. Auch die Kriegsgefangenen-Zahlen erreichten Dimensionen, die die Menschheit zuvor nicht einmal geahnt hatte: Seriöse Berechnungen liegen zwischen 7 und 8 Milli- onen Gefangenen, das sind mehr als 10% aller mobilisierten Soldaten! Nach Statistiken aus der Zwischenkriegszeit waren Ende 1918 328.000 Soldaten in britischer, 350.000 in französischer und 916.000 Soldaten in österreich-ungarischer Gefangenschaft. Allein 2,25 Millionen waren in russischer Gefangenschaft und das Deutsche Reich hatte kurz vor Ende des Krieges insgesamt 2,4 Millionen Soldaten aus 134 Staaten in Gefangenschaft. Kriegsgefangenschaft wurde im Ersten Weltkrieg also zu einem Massenphänomen. Und Kriegsgefangene in Millionenzahl bedeuteten eine bislang noch nie gekannte Belastung der Kriegsgesellschaften. Man „kompensierte“ diese durch Arbeitseinsatz, der bisweilen auch die Fesseln der Haager Konventionen sprengte, nämlich die Vor- schrift, dass Kriegsgefangene nicht zur Arbeit für Kriegszwecke eingesetzt werden dürfen. Kriegsgefangene waren auch vielfachen politisch motivierten Repressalien ausgesetzt, und besonders die russischen Kriegsgefangenen hatten unter rassistischen Vorurteilen zu leiden, allerdings fallen oft angestellte Vergleiche mit der Misshandlung und Ausrottungspolitik im 2. Weltkrieg schwer, denn die Unterschiede sind insgesamt zu stark gewesen. Im Ersten Weltkrieg war der kriegsgefangene Soldat durchgehend noch Mitmensch und kein Abfall (25)! Im Unterschied zum Zweiten Weltkrieg war der Erste Weltkrieg kein Krieg gegen die Zivilbevölkerung und deshalb auch noch kein wirklich „totaler“ Krieg. Es gibt allerdings eine Ausnahme, nämlich das Schicksal der armenischen Minderheit in der Türkei. Die „armenische Frage“ hatte die Großmächte schon in den 1870er Jahren beschäftigt. Ab 1910 stand sie im Mittelpunkt der „jungtürkischen“ Bewegung, die eine Vorherrschaft des Islam über andere Religionen und Ethnien zustande bringen wollte. Im Krieg wurde dieses Projekt auf grausame Weise realisiert. Erste Niederlagen der Türkei gegen russische Truppen wurden auf das Konto von „antitürkischen Elemen- ten“ verbucht, es begannen Hinrichtungen und Vertreibungen größeren Ausmaßes. Das geschah unter den Augen deutscher Generäle, die im Rahmen des Bündnisses in der Türkei tätig waren. Diese unterstützten das Vorhaben der Türken, die „unzu- verlässige“ armenische Bevölkerung aus den kriegsnahen Gebieten zu deportieren. Auch die deutsche Regierung bekundete ihr Desinteresse am Schicksal der Armenier. Ihr ging es allein darum, den türkischen Bundesgenossen „bis zum Ende des Krieges

24 Zahlen-Quellen vor allem bei Rüdiger Overmans, „Kriegsverluste“, in: Gerhard Hirschfeld u.a. (Hg.), Enzyklopädie Erster Weltkrieg, 3. Aufl., 2009; vgl. auch: Michael Clodfelter,Warfare and Armed Conflicts. A Statistical Reference to Casualties and other Figures, London, 2002. 25 Vgl. bes.: Uta Hinz, Gefangen im Großen Krieg, Essen, 2005; Jochen Oltmer (Hg.), Kriegsgefangene im Europa des Ersten Weltkriegs, Paderborn, 2006; Christian Westerhoff, Zwangsarbeit im Ersten Weltkrieg, Paderborn, 2012; Heather Jones, Violence against Prisoners of War in the First World War, Britain, France and Germany 1914-1920, Cambridge, 2013. Vom Krieg der Großmächte zur Katastrophe Europas 423 an unserer Seite zu haben, gleichgültig, ob darüber Armenier zu Grunde gehen oder nicht“, so Reichskanzler Bethmann Hollweg in einem Kommentar zu einem diploma- tischen Bericht vom Dezember 1915. Die Massaker begannen am 24. April 1915, als in Konstantinopel nahezu 2.500 arme- nische Intellektuelle verhaftet und ermordet wurden. Das war der Beginn eines regelrechten Völkermordes. Türkische Truppen fuhren fort, die armenischen Min- derheiten in den verschiedenen Regionen der Türkei systematisch auszurotten. Ent- weder wurden sie direkt ermordet, etwa durch Ertränken ganzer „Schiffsladungen“ von Menschen auf dem Meer, oder sie wurden in Scheunen zusammengepfercht und verbrannt. Am stärksten aber wird die Deportation mit regelrechten Todesmärschen in die Wüste erinnert. Die wichtigsten Vernichtungsorte der deportierten Armenier lagen in Syrien entlang des Euphrats in der Wüste, „wo die Opfer zumeist verhunger- ten, wenn nicht bestellte Mörder ganze Deportiertenzüge umbrachten“ (W. Gust). In der Hauptsache waren die Todesmärsche Ende 1916 beendet, aber es kam noch bis Kriegsende zu weiteren Verfolgungen und Mordaktionen. Die Zahlen des Völkermor- des, der bis heute von der türkischen Regierung bestritten wird, dessen Leugnung aber von europäischen Staaten wie etwa Frankreich unter Strafe gestellt worden ist, liegen zwischen 1 Million und 1,5 Millionen. Bekannt geworden sind die Armeniergräuel insbesondere durch den deutschen Weltenbummler und Kriegsjournalisten Armin T. Wegner, dessen Fotoreportagen und Vorträge nach 1919 die Öffentlichkeit beweg- ten und die trotz einiger Verfälschungen noch heute die wichtigste Dokumentation dieses ersten Völkermordes des 20. Jahrhunderts sind. c. Industrialisierung des Krieges Schon die gegebenen Zahlen zeigen, wie der Krieg geradezu Tag um Tag an „Masse“ gewann, wie er zur immer schneller arbeitenden Tötungs- und Unterdrückungs- Maschine für Millionen Menschen wurde. Dies ging natürlich nur durch die massen- mäßige Herstellung von Waffen aller Art. Auch hier geschah etwas, wovon man vorher keine Ahnung gehabt hatte, nämlich die Fähigkeit der industrialisierten Gesellschaf- ten, in kürzester Zeit wesentliche Teile ihrer Produktion auf den Krieg umzustellen. Ein Beispiel (26): Während noch zu Kriegsbeginn die Gewehre einzeln manufak- turmäßig gefertigt und zusammengesetzt wurden, wurde ab Oktober 1914 (als man erkannte, dass der Krieg länger dauern würde), auf Massenproduktion umgestellt, wobei alle Arten von feinmechanischen Fabriken genutzt wurden, z.B. Fahrrad-, Schreibmaschinen- und Nähmaschinen-Fabriken, die jetzt anfingen, Einzelteile von Gewehren herzustellen. Insgesamt waren 100 Fabriken mit der Herstellung der ein- zelnen Gewehrteile beschäftigt. So kam man in Deutschland ab März 1915 zu einer Massenfertigung von 250.000 Gewehren pro Monat! Und in den anderen Ländern lief die Gewehr- und Geschützproduktion mit zumindest gleich starker industriel- ler Effizienz ab. Während und durch den Krieg ist das Fließbandverfahren, welches Henry Ford ab 1907 zum ersten Mal praktiziert hatte und das vor dem Krieg von den europäischen Manufakturen noch sehr kritisch angesehen wurde, zum Standard der neuen Industrialisierung geworden.

26 Näheres hierzu bei Hirschfeld/Krumeich, Deutschland im Ersten Weltkrieg, Kap. 8: Die Industria- lisierung des Krieges, mit den zeitgenössischen Quellen (Anm. 19). 424 Revue d’Allemagne

Die ständig steigernden Anforderungen von der Front ließen die Waffenproduk- tion binnen kurzem in zuvor unvorstellbare Größenordnungen anwachsen. Nach einer Zusammenstellung aus den 1930er Jahren wurden für die deutsche Artillerie im letzten Jahre des Krieges pro Monat 11 Millionen Geschosse für ca. 100 verschiedene Typen von Gewehren und Kanonen hergestellt. Die Monatsfertigung von Patronen soll bereits im März 1916 220 Millionen betragen haben. Eine ähnliche Entwicklung gilt auch für die Maschinengewehre. In den ersten Monaten nach der Mobilmachung wur- den ca. 200 Maschinengewehre pro Monat gefertigt, im Jahre 1915 wurde diese Quote vervierfacht und 1916 gelangte man zu einer Monatsproduktion von 2300 MGs. Ein weiteres und berühmtes Beispiel dieser Industrialisierung der Waffenproduk- tion sind die Tanks: Die Engländer hatten schon im September 1915 einen ersten Prototyp fertiggestellt, der den Spitznamen „Little Willie“ trug. Weil dieses Gefährt in der Tat aussah wie ein großer Wassertank, nannte man es fortan „Tank“. Im Februar 1916 ging der erste Tank (Mark I) in Serienproduktion. Von diesem Ungetüm gab es zwei Varianten: eine mit zwei kleinen Geschützen vom Kaliber 5,7 und eine andere mit fünf Maschinen- gewehren. Beide Tanks wogen 28 t. Der Kanonen-Panzer sollte der Infanterie den Weg durch das feindliche Stellungssystem bahnen, während der MG-Tank direkt in den Infanterie-Kampf eingreifen konnte. Im Laufe der Zeit wurden vier Serien dieser Tanks eingesetzt (Mark I–IV). Daneben wurde noch ein leichterer Tank angefertigt, der nur 14 t wog und mit 4 MGs ausgerüstet war. Bei einem Infanterie-Angriff sollte dieses leichte Gefährt den Durchbruch in die Tiefe ermöglichen. Die Soldaten konn- ten in Halbdeckung hinter diesem wendigen Gerät vorwärts stürmen. Im Laufe des Krieges haben die Briten nahezu 2.000 schwere und leichte Tanks gebaut. In Frankreich begann die Produktion verschiedener Tank-Modelle ebenfalls bereits Mitte 1916. Als man dann mit der fehlgeschlagenen Nivelle-Offensive und den Sol- datenstreiks im Frühjahr 1917 erkannte, dass ein weiteres „Ausbluten“’ der französi- schen Armee unter allen Umständen zu verhindern war, wurde der neuen Tankwaffe viel Aufmerksamkeit gewidmet. Ein Volltreffer wurde der ab 1917 in Auftrag gege- bene Kampfpanzer Renault M 17, mit einem Gewicht von nur 6,7 t und einer leichten, gut schwenkbaren Kanone vom Kaliber 3,7. Er war sehr geländegängig, gut gepan- zert und wurde in großen Stückzahlen gebaut, nicht weniger als 3.200 Exemplare bis Kriegsende. Dagegen hatte Deutschland die Entwicklung der Tankwaffe regelrecht verschlafen. Die Oberste Heeresleitung unterschätzte die Wirkung der Tanks auf unverantwort- liche Weise. Noch nach dem Krieg hat Ludendorff in seinen Memoiren behauptet, dass Tanks ja in Wirklichkeit auch nur wirksam sein könnten, wenn die „Moral“ der Truppe ohnehin bereits gebrochen sei! Ähnlich dramatische Steigerungen und Erneuerungen, die hier aber nicht im Ein- zelnen geschildert werden sollen, waren das Flugzeug und die Geschütze (27). Vielleicht am zukunftsweisenden war die Erfindung der Gaswaffe. Schon vor dem Krieg waren Reizgase gelegentlich Mittel der Kriegführung gewesen und deshalb auch von den Haager Konventionen für fortgesetzten Gebrauch verboten worden. Die

27 Vgl. ebd. Vom Krieg der Großmächte zur Katastrophe Europas 425

Pattsituation an der Westfront aber führte dazu, dass sich die deutsche Heeresfüh- rung im Frühjahr 1915 entschloss, Chlorgas gegen die feindlichen Linien einzuset- zen, um den Krieg wieder „in Bewegung“ zu bringen. Das war die Geburtsstunde von modernen Massenvernichtungsmitteln. Am 17. April 1915 setzte das Oberkommando vor Ypern das von dem deutsche Chemiker Haber entwickelt Chlorgas ein. Das Ergeb- nis waren ca. 1.200 tote und 3.000 verwundete (erblindete) französische Soldaten. Stärker als diese direkten Verluste war die „moralische“ Wirkung des Gaseinsatzes. Er verursachte eine Massenpanik unter den französischen Fronttruppen, die aber ohne weitreichende Folgen für den Positionskrieg blieb. Doch die Deutschen hatten angefangen, und die Empörung hierüber ist bis heute nicht verklungen. Allerdings waren die anderen Mächte sehr schnell ihrerseits bereit, sich dieses bislang verpön- ten Kriegsmittels zu bedienen. Im Herbst 1915 eröffneten die Briten die erste alliierte Gas-Offensive bei Loos in Belgien. Experten haben gezählt, dass bis 1918 insgesamt 408 Operationen mit flüssigen Gasen (Chlor und Phosgen) erfolgten. Als Höhepunkt der Kampfgas-Entwicklung gilt die als „Lost“ bezeichnete chemische Substanz, die deutsche Experten im Juli 1917 bei Ypern einsetzten. Das war eine nicht nur über die Atemwege, sondern über die gesamte Haut einwirkende Substanz, gegen die es keinen Schutz gab. Ein einziger Angriff vor Ypern (13. Juli 1917) hatte ca. 15.000 Gasverletzte – aber nur relativ wenig Tote – zur Folge. Besonders wirksam und verbreitet wurden die schon bei Verdun und dann an der Somme eingesetzten Gasgranaten, die in spezi- ell hierfür entwickelten Gasgranatenwerfern in die feindlichen Stellungen geschossen wurden. Im Juli 1916 wurden solche Granatwerfer in der Somme Schlacht zum ersten Mal massiv auf britischer Seite eingesetzt. Und im März 1918 verfügte die britische Armee über mehr als 200.000 solcher Geschütze. Die anderen Nationen konstru- ierten ähnlich „erfolgreiche“ Gaswaffen. Insgesamt wurden im Weltkrieg von allen Kriegsparteien ca. 112.000 t Gas eingesetzt, wobei Deutschland fast die Hälfte dieser Menge produzierte. Allerdings blieb der Einsatz auf den Frontbereich beschränkt. Gas erweckte zwar stets Entsetzen und Paniken, führte aber im Ersten Weltkrieg zu relativ wenig Todesopfern. Nach zuverlässigen Schätzungen sind nur ca. 3,5% der Kriegs- opfer auf Gaseinwirkung zurückzuführen (ca. 500.000 Verletzte und 20.000 Tote). Alle Mächte sorgten auch in einer Art „stillem Übereinkommen“ dafür, dass Gas nicht gegen die Zivilbevölkerung und auch nicht aus Kampfflugzeugen eingesetzt wurde. Irgendwie scheute man sich noch, den Krieg in dieser Richtung total werden zu lassen (28). d. Die „Mondialisierung“ des Krieges am Beispiel der Dardanellen Während die Deutschen 1915 auf dem Balkan selbst aktiv in die Kämpfe eingrif- fen, beschränkten sie sich im Osmanischen Reich zunächst auf umfangreiche Mili- tärhilfe sowie die Ausrüstung und Ausbildung der türkischen Truppen. Zu diesem Zweck wurden die Aufgaben der bereits lange vor dem Krieg etablierten deutschen Militärmission erheblich erweitert. Deren Leiter, der preußische General Liman von

28 Zum Gaskrieg insgesamt: Olivier Lepick, La Grande Guerre chimique 1914-1918, Paris, 1998; Dieter Martinetz, Der Gaskrieg 1914-1918, Bonn, 1996; Wolfgang Zecha, „Unter die Masken“. Giftgas auf den Kriegsschauplätzen Österreich-Ungarns im Ersten Weltkrieg, Wien, 2000; vgl. auch: M. Szöllösi- Janze, Fritz Haber 1868-1934. Eine Biographie, München, 1998. 426 Revue d’Allemagne

Sanders, war seit 1913 als Marschall und Generalinspekteur des Osmanischen Heeres mit der kompletten Reorganisation ihrer Armeen betraut; außerdem erhielt er nach dem Kriegseintritt des Osmanischen Reiches im November 1914 den Oberbefehl über die 1. sowie im März 1915 zusätzlich über die 5. Türkische (Gallipoli) Armee. In dieser Funktion kommandierte Liman von Sanders die erfolgreiche Abwehr der zahlenmäßig überlegenen französischen und britischen Invasionstruppen, darunter auch starke australische und neuseeländische (ANZAC) Einheiten, bei deren Inva- sion Ende April 1915 auf der Halbinsel Gallipoli an der Dardanellen-Küste. Zu Recht haben einige Historiker die ungemein verlustreichen Kämpfe bei den Landeversuchen der Alliierten auf Gallipoli, wo Felsen und Steinstrand kaum ausreichende Deckung ermöglichten, mit dem blutigen Stellungskrieg entlang der Westfront (seit November 1914) sowie in den Alpen (seit Mai 1915) verglichen. Die angreifenden Alliierten verlo- ren etwa 180.000 Mann, die Verluste der verteidigenden Türken waren sogar doppelt so hoch. In der historischen Erinnerung der beteiligten Nationen, vor allem der Briten und ihrer ehemaligen Dominions, spielt „Gallipoli“ bis heute eine außerordentlich bedeutsame Rolle. Dabei wird von der „westlich“ orientierten Geschichtsschreibung trotz aller „transnationalen“ Bekenntnisse oft „übersehen“, wie heldenhaft der tür- kische Abwehrkampf bei Gallipoli war und wie sehr die erfolgreiche Abwehr dieser Aggression die türkische Nation mit Stolz erfüllt hat. „Gallipoli“ war der Beginn des Aufstiegs von Kemal Pascha, der die Verteidigung dort mit größter Energie und stra- tegischer Klugheit organisiert hatte. e. Das Nicht-mehr-Auören-Können Die totale Schlacht kannte keine Pause mehr, keine Unterbrechung, um etwa die Verwundeten zu bergen. Der Grund dafür sind moralische, technische und wirt- schaftliche Faktoren: Viele Millionen Soldaten genauso wie eine neue und bis dahin nicht bekannte Aus- richtung der gesamten Ökonomie auf den Krieg waren notwendig. Um das zu errei- chen, wurden aber auch die Emotionen immer stärker beansprucht. Die Propaganda redete vom Heiligen Krieg und vom Überlebenskampf gegen barbarische Feinde. Einen heiligen Krieg kann man aber erst beenden, wenn das satanische Übel ausge- rottet ist. Genauso bedeutend für die Permanenz des Krieges war, dass die Überbeanspru- chung der Ökonomien zu einer gigantischen Staatsverschuldung führte, denn Kriegs- ausgaben wurden zum größten Teil mittels Anleihen finanziert, die man bei der eigenen Bevölkerung aufnahm oder aber von auswärtigen Kapitalgebern erhielt. Der große ökonomische Krieg geschah also „auf Pump“ und unter der Voraussetzung, dass nach einem siegreichen Abschluss der Gegner die Zeche zu zahlen hätte (wie man es ja auch 1870 gemacht hatte). Dies war in allen kriegführenden Ländern das offizi- elle Programm und Alternativen waren nicht vorgesehen. Der von Friedensfreunden immer wieder erhobene und auch von einigen offiziellen Stimmen propagierte „Frie- den ohne Annexionen und Kontributionen“ war also ökonomisch überhaupt nicht machbar. Von daher führte die Totalisierung des Krieges zu einer immer geringer werdenden Bereitschaft, über Friedensmöglichkeiten auch nur nachzudenken. Dem totalen Krieg musste ein totaler Sieg folgen, sonst war auch der Sieger verloren. Unter diesem Umständen wurde der Krieg im Laufe des Jahres 1918 von denjenigen Mächten Vom Krieg der Großmächte zur Katastrophe Europas 427 abgebrochen, die moralisch und wirtschaftlich tatsächlich „am Ende“ waren, und das waren die multinationalen Großreiche: Russland, Österreich-Ungarn, das Osmani- sche Reich und das Deutsche Reich in seiner alten Form.

4. Versailles und die Folgen (29) Zur Friedenskonferenz, die am 18. Januar 1919 begann, waren Repräsentanten von 27 Nationen eingeladen. Die Verlierer des Weltkriegs hatte man nicht eingeladen – ein Novum in der Geschichte der Friedensverträge. Jetzt kam es nur noch darauf an, die unterschiedlichen Positionen und Forderungen auf Seiten der Alliierten zu har- monisieren. Während die USA nach wie vor eine Art „Wilson-Frieden“ anstrebten, also einen Friedensschluss gemäß den 14 Punkten des amerikanischen Präsidenten, bestanden die Franzosen auf einem echten Siegfrieden, in dem Deutschland für alle Schäden, die das ausgeblutete Frankreich erlitten hatte, einschließlich seiner immen- sen Kriegsschulden, aufkommen sollte. Zudem verlangte die französische Regierung eine territoriale Neuordnung, die einen Angriff von seiten Deutschlands auf alle Zei- ten unmöglich machen sollte. Die Briten argumentierten in dieser Hinsicht zweifellos moderater: Großbritannien war nicht daran interessiert, Frankreich in einem neu zu gestaltenden Europa eine dominierende Rolle zuzubilligen. Einigkeit bestand unter den Alliierten lediglich darin, dass Deutschland künftig keine weltpolitische Rolle mehr einnehmen durfte, was nach damaliger Ansicht hieß, auf Kolonien, ein starkes Heer und eine Kriegsmarine zu verzichten. Symptomatisch für die Grundstimmung unter den Vertretern der in Versailles ver- sammelten Mächte war die Eröffnungsrede des französischen Staatspräsidenten Poin- caré am 18. Januar 1919. Nicht von ungefähr hatten die Franzosen exakt diesen Tag und diesen Ort gewählt, an dem im Jahre 1871 das Deutsche Reich gegründet worden war. Poincaré sprach von einem verbrecherischen Krieg der Deutschen und von der „blutbefleckten Wahrheit“, die inzwischen auch aus „deutschen Archiven entwichen“ sei. Damit spielte der Präsident auf Veröffentlichungen an, die der bayerische Revolu- tionsführer Kurt Eisner wenige Tage zuvor aus den Münchner Archiven zutage geför- dert hatte und die beweisen sollten, dass das kaiserliche Deutschland den Weltkrieg mutwillig vom Zaun gebrochen hatte. Wilson hegte allerdings starke Vorbehalte gegenüber der vor allem von den Fran- zosen geforderten radikalen Abrechnung mit dem besiegten Deutschland. Amerika- ner und Briten teilten die Befürchtung, dass ein gedemütigtes und auf Dauer schlecht behandeltes Deutschland kommunistisch werden könne. Während die angelsächsi- schen Mächte zu Kompromissen bereit waren, um die deutsche Republik als konti- nentales Bollwerk gegen einen von Sowjetrussland ausgehenden „Weltkommunismus“ aufzubauen, bestand Frankreich mit aller Schärfe auf einer vollständigen réparation aller Kriegsschäden.

29 Einen präzisen knappen Überblick vermittelt: Eberhard Kolb, Der Frieden von Versailles, München, 2005; die wichtigsten Quellen finden sich bei: Klaus Schwabe (Hg.),Quellen zum Friedensschluss von Versailles, Darmstadt, 1997. Zur Auseinandersetzung um Versailles und zu den Auswirkungen: Gerd Krumeich (Hg.), Versailles 1919. Ziele – Wirkung – Wahrnehmung, Essen, 2001; Manfred Boemeke u.a (Hg.), The Treaty of Versailles: A Reassessment after Seventy Years, Cambridge, 1998. 428 Revue d’Allemagne

Tatsächlich war ja der materielle Schaden, den Frankreich erlitten hatte, immens: Zwei Millionen Hektar Ackerland, Wald und bewohnte Flächen waren vernichtet; mehr als 300.000 Häuser entweder vollständig zerstört oder schwer beschädigt; 60.000 Kilometer Straßen und mehr als 5.000 Kilometer Eisenbahnlinien mussten wiederher- gestellt werden. Zudem war Frankreich bei seinen Verbündeten mit insgesamt sieben Milliarden Dollar verschuldet. Erst Mitte April 1919 wurde eine deutsche Vertretung zur Friedenskonferenz in Versailles zugelassen. Die Übergabe des alliierten Entwurfs der Friedensbedingungen an die Deutschen fand in Anwesenheit der Repräsentanten von 27 Siegerstaaten im Hotel „Trianon Palace“ in einer dramatisch aufgeladenen Stimmung statt. Clemen- ceaus kurze Ansprache an die deutsche Delegation war ein Meisterwerk an kalter Verachtung: „Sie haben vor sich die Bevollmächtigten der kleinen und großen Mächte, die sich versammelt haben, um den fürchterlichsten Krieg auszufechten, der ihnen aufgezwungen worden ist. Die Stunde der Abrechnung ist da.“ Die Härte der Friedensbedingungen stieß in Deutschland auf ein vielstimmiges Echo aus Ungläubigkeit, Verzweiflung, Protest und kategorischer Ablehnung. Vor allem die umfangreichen Gebietsabtretungen im Westen und Osten – Deutschland sollte unter anderem Elsass-Lothringen an Frankreich sowie die Provinzen Posen und Oberschlesien und den größten Teil Westpreußens an Polen abtreten – sowie der Verlust aller deutschen Kolonien erschienen als inakzeptabel. Als geradezu ungeheu- erlich aber wurde der Artikel 231 des Vertragswerks empfunden, mit dem eine juris- tische Haftung des Deutschen Reiches für alle Kriegsschäden „verursacht durch die Aggression Deutschlands und seiner Verbündeten“ festgestellt werden sollte. Dieser „Kriegsschuldartikel“, der den Anspruch der Alliierten auf umfangreiche Wiedergut- machungs-Leistungen (Reparationen) begründete, entwickelte sich zu einem mora- lischen Verdikt und damit zu einem „deutschen Trauma“ (Eberhard Kolb), das die gesamte Weimarer Zeit überschattete. Der Vertrag von Versailles war der Auftakt für den Abschluss weiterer Friedensab- kommen, welche die Alliierten in den folgenden 13 Monaten mit Deutschlands Verbün- deten schlossen: mit Österreich (10.9.1919 in St. Germain), mit Bulgarien (27.11.1919 in Neuilly), mit Ungarn (4.6.1920 in Trianon) sowie mit der Türkei (10.8.1920 in Trianon). Sämtliche Pariser „Vorortverträge“ folgten dem gleichen Muster: Die Verliererstaaten mussten umfangreiche Gebietsabtretungen akzeptieren, ihre Streitkräfte erheblich reduzieren und beträchtliche Reparationen zusagen. Vor allem jene Staaten, die terri- toriale Einbußen erlitten, betrieben in der Folgezeit eine Politik des Revisionismus mit dem erklärten Ziel, die ihnen aufgezwungenen Bestimmungen außer Kraft zu setzen oder sogar rückgängig zu machen. 5. Ein „30-jähriger Krieg“? (30) Nach den Erfahrungen zweier Weltkriege ist immer wieder gefragt worden, ob nicht der Zweite Weltkrieg eine direkte Konsequenz des Großen Krieges von 1914-1918

30 Für Einzelnachweise verweise ich hier besonders auf die soeben erschienenen 3 Bände von: The Cambridge History of the First World War, hg. von Jay Winter and The Editorial Committee of the International Research Centre of the Historial de la Grande Guerre, Cambridge UP, 2014. Verwiesen sei besonders auf: Robert Gerwarth, The continuum of violence (ebd., Bd. 2, S. 638-662); besonders Vom Krieg der Großmächte zur Katastrophe Europas 429 gewesen ist. Der französische Sozialwissenschaftler Raymond Aron hat dies ebenso betont wie Hanna Arendt in ihren Elementen und Ursprüngen totaler Herrschaft. Der englische Sozialhistoriker Eric Hobsbawn nannte sein Buch über diese Epoche Das Zeitalter der Extreme. Bereits während des Zweiten Weltkrieges war die Kontinuitätslinie zum Ersten Weltkrieg für viele eine Selbstverständlichkeit. Hitlers Tischgespräche zeigen dies genauso wie Churchills Erinnerungen. Auch de Gaulle betonte schon 1941 in einer Rundfunkansprache, dass „die Welt einen dreißigjährigen Krieg gegen die Herrschaft Deutschlands“ führe. Unter diesem Aspekt wurde die Zeit zwischen den beiden Weltkriegen tatsächlich zu einer „Zwischenkriegszeit“. Für die These vom „30-jährigen Krieg“ spricht zunächst, dass der Vertrag von Ver- sailles keinen echten Frieden schaffen konnte. In der Folgezeit kam es immer wieder zu kriegerischen Auseinandersetzungen im Rahmen des neuen Staatensystems von möglichst ethnisch „reinen“ Nationalstaaten, was zu ständigen Ausgrenzungen und Vertreibungen führte. Weiterhin bereiteten sich die Staaten auf einen in kurzer Frist erwarteten Folgekrieg vor. Die Franzosen versuchten, mit der Maginot-Linie eine Art „chinesische Mauer“ um ihr Land zu ziehen. Überall wurden „Gasschutz“-Maßnah- men eingeführt, die Panzer- und Flugzeugindustrie boomte. Mindestens so wichtig aber war, dass in Deutschland ein sehr starker Revanchismus herrschte. Das Trauma des so „schandvoll“ verlorenen Krieges wollte nicht weichen und verband sich dann in der ökonomischen Krise ab 1928 zu einem virulenten Protestpotential, aus dem der Nationalsozialismus seine spezifische Dynamik erhielt. Hitlers Charisma beruhte in erster Linie darauf, dass er versprach, das Unrecht von Versailles zu tilgen. Seine innen- und außenpolitischen Erfolge nach 1933 schienen ihm Recht zu geben – der Sieg über Frankreich im Jahre 1940 wurde von den meisten Deutschen als siegreiches Ende des Ersten Weltkrieges interpretiert. Für die Auffassung, es habe einen 30-jährigen Krieg gegeben, wird auch die Kon- tinuität der Vernichtungspolitik angeführt. Zwischen der Ausrottung der Armenier 1915 und dem Völkermord an den Juden bestehe eine direkte ideologische und „tech- nische“ Kontinuität. Zweifellos hat es hier ein „Lernen“ gegeben. Allerdings sind die Armenier-Gräuel doch örtlich sehr begrenzt und ein im Ersten Weltkrieg einzigartiges Ereignis geblie- ben, sie gehören also nicht strukturell zum „Vernichtungskrieg“, wie dies ab 1941 der Fall war. Gegen die These vom 30-jährigen Krieg spricht weiterhin die Tatsache, dass „Ver- sailles“ keineswegs nur eine Abrechnung der Sieger mit den Verlierern war, sondern dass hier auch ein starker Wille zur Schaffung eines neuen und friedlichen Europa herrschte, zusammen mit ernsthaften Bemühungen um eine Weltfriedensordnung, symbolisiert im „Völkerbund“.

ertragreich für die Mächteverschiebungen und die Bevölkerungs-Umschichtungen nach dem Krieg: Peter Gatrell, „War after the War: Conflicts 1919-1923“, in: John Horne (Hg.), A Companion to World War I, Wiley-Blackwell, 2010, S. 558-575. 430 Revue d’Allemagne

Die These vom 30-jährigen Krieg aber ist deshalb so griffig und offensichtlich reali- tätsnah, weil kaum ein Zeitgenosse daran zweifelte, dass „Versailles“ und die folgenden wirtschaftlichen Probleme – vor allem die Inflation – ursächlich für Hitlers Aufstieg zur Macht waren.Die notwendige historische Differenzierung zwischen beiden Welt- kriegen darf diese zeitgenössische Überzeugung nicht außer Acht lassen. Tatsächlich konnte ja erst nach zwei Weltkriegen im Laufe von nur 30 Jahren Europa ein Konti- nent des Friedens werden.

Résumé Cet article essaie de donner une idée des dimensions et de l’ampleur qu’eut la Grande Guerre. Il présente d’abord l’état d’esprit et les opinions des gouvernements et des res- ponsables militaires avant 1914. On y voit naître la certitude grandissante d’une guerre inéluctable et imminente. Il y eut des psychoses de guerre et la profonde conviction que les autres puissances tramaient des complots, si bien qu’en août 1914, tout le monde, de tous côtés, était convaincu de mener une guerre juste, pour la défense de son pays. On prépara la guerre dans l’idée qu’elle ne durerait au grand maximum que jusqu’à Noël. L’article montre ensuite comment et pourquoi la guerre a dégénéré en guerre de masses et en guerre mondiale : une totalisation qui n’est pas achevée en 1918 mais qui est sans doute un « progrès » notable par rapport à tout ce que l’humanité avait vu jusqu’alors. La Deuxième Guerre mondiale n’est pas pour autant une suite « logique » de la Grande Guerre : il faudra des facteurs nouveaux pour en faire une vraie guerre totale. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 431 T. 46, 2-2014

La Grande Guerre et la réconciliation franco-allemande (1914-2014)

Nicolas Beaupré *

En novembre 2013, le Président de la République, François Hollande, avait annoncé la présence de son homologue allemand Joachim Gauck aux cérémonies du centenaire de la Grande Guerre organisées en France, en Alsace, au Hartmannswillerkopf, et prévues pour le 3 août 2014 (1). Cette annonce n’avait guère surpris tant elle s’inscri- vait dans la continuité de la réconciliation franco-allemande. Pourtant, cette histoire partagée depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale ne doit pas occulter les difficultés qu’il y eut pendant longtemps à commémorer ensemble une catastrophe qui causa, en Allemagne, la mort de plus de 2 millions d’hommes et en France de 1,4 million. Il a en effet fallu attendre 2009 pour qu’un chancelier, en l’occurrence une chancelière, Angela Merkel, participe pour la première fois aux cérémonies commé- moratives du 11 novembre sous l’Arc de Triomphe à Paris. L’inimitié entre France et Allemagne n’est pas née avec la Grande Guerre, pas plus qu’elle n’est héréditaire. Elle a cependant été exacerbée par les guerres révolution- naires et napoléoniennes, par les tensions politiques entre les deux pays au cours du xixe siècle et surtout par la guerre de 1870-71. Comme l’a souligné Michael Jeismann, l’image de l’ennemi voisin a servi à la définition de soi en tant que nation, que ce soit en Allemagne ou en France (2). Il serait toutefois exagéré d’affirmer qu’en 1914, tous les Français et tous les Allemands se haïssaient. Même si les tensions étaient réelles entre les deux peuples et si les incidents diplomatiques ou coloniaux ont pu causer

* Maître de conférences en histoire, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, membre de l’Institut universitaire de France et du Centre international de recherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne. 1 Cet article reprend, en le développant, un court texte paru en ligne en allemand sur le site de la Bun- deszentrale für Politische Bildung : http://www.bpb.de/internationales/europa/frankreich/178119/der- erste-weltkrieg-und-die-deutsch-franzoesische-aussoehnung. 2 Michael Jeismann, La patrie de l’ennemi. La notion d’ennemi national et la représentation de la nation en Allemagne et en France de 1792 à 1918, Paris, CNRS Éditions, 1997. 432 Revue d’Allemagne des flambées d’animosité, la haine restait le plus souvent circonscrite à des milieux minoritaires et violemment nationalistes dans les deux pays (3). Tout aussi minoritaires étaient toutefois également les initiatives pacifistes prônant dans les années 1900-1910 un rapprochement et une réconciliation franco-allemande. Ainsi, comme l’a montré Sophie Lorrain, aux lendemains de l’Affaire d’Agadir en 1911 qui vit la France et l’Allemagne s’affronter à propos du Maroc et l’inimitié mutuelle croître, les initiatives des pacifistes se multiplient tout en restant marginales (4). L’année 1912 est marquée à la fois par la création d’une Ligue franco-allemande, par la publication du seul et unique numéro des Cahiers franco-allemands due à l’associa- tion Pour mieux se connaître. L’année suivante, c’est un Institut franco-allemand de réconciliation qui est créé. Durant ces années, des congrès internationaux rassemblant des pacifistes allemands et français furent organisés. La Grande Guerre mit fin à ces initiatives et le pacifisme devint encore plus circonscrit, certains pacifistes se ralliant même à la cause de leur patrie, comme, en France, Gustave Hervé ou, en Allemagne, Walther Rathenau. Le conflit exacerba la haine, elle-même renforcée par la propagande. En France tout particulièrement, l’image de l’ennemi se radicalisa très vite. L’Allemand fut, dans les représentations véhiculées par la presse, la littérature, les discours, les affi- ches, les œuvres d’art, tantôt représenté comme un barbare (5), tantôt comme un animal, et le terme de « Boche », issu de l’argot (6), s’imposa très vite pour désigner l’ennemi. Comme le souligne Michael Jeismann, non seulement l’image de l’ennemi comme bar- bare se répandit beaucoup plus largement, mais aussi elle devint plus radicale : « Au cours de la Première Guerre mondiale, une nouvelle variante fit son apparition, intro- duisant une dimension ethnique dans la définition de l’ennemi comme barbare. Ce n’était donc pas son histoire, ni les structures de sa société, mais sa “race” qui constituait l’ennemi en “barbare” » (7). En Allemagne, en raison du grand nombre d’ennemis auquel le pays devait faire face, l’image de l’ennemi se fragmenta à cause de la nécessité de donner des caractéris- tiques différentes à ce « monde d’ennemi » Welt( von Feinden). De manière générale, l’inimitié de race était plutôt réservée aux Russes tandis que le « Franzmann » ou le « Welsch » – il n’exista toutefois pas de mot équivalent par sa violence à celui de Boche – conservait le caractère d’un ennemi soi-disant héréditaire. De ce fait, l’image du Français n’était généralement pendant le conflit pas aussi radicale que pouvait l’être celle du Boche ; peut-être aussi parce que l’Allemagne, à l’exception d’une petite por- tion du Sud de l’Alsace et en 1914 de la Prusse orientale, ne connut pas la guerre sur son sol, qui contribua grandement, en France, à radicaliser l’image de l’ennemi.

3 Voir Jean-Jacques Becker, Gerd Krumeich, La Grande Guerre, une histoire franco-allemande, Paris, Tallandier, 2008, p. 17-39. 4 Sophie Lorrain, Les pacifistes français et allemands pionniers de l’entente franco-allemande 1870- 1925, Paris, L’Harmattan, 1999. Voir aussi : Ilde Gorguet, Les mouvements pacifistes et la réconcilia- tion franco-allemande dans les années vingt (1919-1931), Berne, Peter Lang, 1999. 5 Voir notre article à paraître dans la revue Histoire@Politique en 2014 : Nicolas Beaupré, « Barbarie(s) en Grande Guerre : Pratiques et représentations ». 6 Albert Dauzat, L’argot de la guerre. D’après une enquête auprès des Officiers et des Soldats (1918), Paris, Armand Colin, 2007, p. 74-79 ; Lazare Sainéan, L’Argot des tranchées. D’après les lettres des Poilus et les journaux du front (1915), Houilles, Éditions Manucius, 2006, p. 120-121. 7 M. Jeismann, La patrie de l’ennemi (note 2), p. 301. La Grande Guerre et la réconciliation franco-allemande (1914-2014) 433

Pendant le conflit, quelques voix, telles celles de Romain Rolland, Albert Einstein ou Stefan Zweig, ou encore les artistes du mouvement radical Dada fondé en Suisse en 1916, appelèrent à dépasser l’inimitié pour faire les pas nécessaires en direction de l’autre. Mais 1918 ne mit pas brutalement fin à la défiance mutuelle. Du côté fran- çais, tandis que les soldats prenaient la mesure de l’ampleur des destructions et de la dureté de l’occupation, le sentiment anti-allemand connut fin 1918 et début 1919 un pic d’hostilité bien documenté (8). Les Allemands se voyaient pour leur part imposer un armistice puis un traité que beaucoup considéraient comme un « Diktat ». On observe du reste que l’image du Français en Allemagne se radicalisa, empruntant plus systématiquement aux registres de la « barbarisation », de « l’animalisation » et du racisme quand les troupes françaises et coloniales occupèrent la rive gauche du Rhin suite à l’armistice du 11 novembre 1918, puis au traité de Versailles. Cela déboucha notamment sur la campagne raciste de la « honte noire », qui culmina en 1919-1921 et qui visait à discréditer l’occupation en accusant les troupes d’occupation, notamment coloniales, d’atrocités et de viols (9). Les Français, de leur côté, restaient majoritaire- ment persuadés de la nécessité de faire appliquer à la lettre les clauses du traité qui devait assurer à la France sa sécurité et le paiement des réparations lui permettant de sortir de l’état de faiblesse – notamment financière – où l’avait laissée le conflit.

Les premières initiatives franco-allemandes de rapprochement des années 20 Dans ce contexte, la « démobilisation culturelle » (10) et les premières initiatives de rapprochement étaient vouées à demeurer circonscrites. D’autant plus que jusqu’en 1923/1924 et l’occupation de la Ruhr, la diplomatie des deux pays fut souvent une continuation de la guerre par d’autres moyens. Jusqu’en 1925, et la signature des accords de Locarno qui devaient permettre, l’année suivante, à l’Allemagne d’intégrer la Société des Nations, les contacts politiques furent donc limités. Les ligues des droits de l’homme des deux pays reprirent leurs contacts vers 1921, tout comme l’Union inter- nationale des associations pour la SDN qui accueille les Allemands dès 1921 et leur offre une vice-présidence en 1923 (11). Paul Langevin, homme de science et pacifiste, fut invité à la manifestation « Nie Wieder Krieg » à Berlin en 1923. La Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté lança des appels à la réconciliation. Surtout, le

8 Bruno Cabanes, La victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français (1918-1920), Paris, Le Seuil, 2004. 9 Christian Koller, « Von wilden aller Rassen niedergemetzelt ». Die Diskussion um die Verwendung von Kolonialtruppen in Europa zwischen Rassismus, Kolonial- und Militärpolitik (1914-1930), Stutt- gart, Franz Steiner, 1998 ; Jean-Yves Le Naour, La honte noire. L’Allemagne et les troupes colonia- les françaises, 1914-1945, Paris, Hachette, 2003 ; Sandra Maß, Weiße Krieger, schwarze Helden. Zur Geschichte kolonialer Männlichkeit in Deutschland, 1918-1964, Cologne, Böhlau, 2006 ; Iris Wigger, Die « Schwarze Schmach am Rhein ». Rassistische Diskriminierung zwischen Geschlecht, Klasse, Nation und Rasse, Münster, Westfälisches Dampfboot, 2006. 10 Sur cette notion, voir le numéro spécial coordonné par John Horne de : 14-18 aujourd’hui-Today- Heute, n° 5 (2002). Voir aussi Stéphane Audoin-Rouzeau, Christophe Prochasson (dir.), Sortir de la Grande Guerre. Le monde et l’après 1918, Paris, Tallandier, 2008. 11 Jean-Michel Guieu, « Les mouvements pour la paix et l’idée européenne dans l’entre-deux-guerres », in : Nicolas Beaupré et Caroline Moine (dir.), L’Europe de Versailles à Maastricht. Visions, moments et acteurs des projets européens, Paris, Seli Arslan, 2007, p. 68-78, ici p. 70-71. 434 Revue d’Allemagne catholique Marc Sangnier fit œuvre pionnière, dans la mesure où, pour lui, la récon- ciliation ne devait pas se limiter aux élites politiques. Il s’appliqua ainsi à organiser au cours des années vingt de multiples rencontres, rassemblant notamment des anciens combattants et des jeunes des deux pays. Une rencontre à Fribourg-en-Brisgau en 1923 rassembla plus de 320 participants français et allemands en pleine crise de la Ruhr (12). Après le retrait français de la Ruhr et le rapprochement opéré au niveau diploma- tique par les ministres des Affaires étrangères Gustav Stresemann et Aristide Briand – qui reçurent pour cela conjointement le prix Nobel de la Paix en 1926 – le contexte fut plus favorable pour ce genre d’initiatives. Ainsi, Marc Sangnier organisa dans son château de Bierville en 1926 une vaste rencontre de jeunes rassemblant cette fois plus de 5 000 participants pendant un mois pour débattre du rôle de la jeunesse et de la paix (13). Avant de se rendre au château, une bonne partie des congressistes visita des lieux marqués par l’histoire de la Grande Guerre. Ce type de pèlerinage pacifiste sur les champs de bataille fut répété les années suivantes et notamment en 1929 à Notre- Dame de Lorette en Artois, l’un des champs de bataille les plus meurtriers de la Pre- mière Guerre mondiale (14). Avec de telles initiatives, les champs de bataille changeaient de sens. Auparavant symboles patriotiques, ils pouvaient désormais être investis d’un sens pacifiste. Sangnier poursuivit aussi son action en direction des jeunes en intro- duisant en France les auberges de jeunesses déjà très développées en Allemagne. En 1927, deux pacifistes allemand et français, Ludwig Quidde et Ferdinand Buisson, reçu- rent également le prix Nobel de la Paix (15). Des initiatives similaires de rapprochement eurent lieu dans les milieux d’affaires, les milieux universitaires ou encore chez les parlementaires. Elles sont désormais bien connues et ont nourri une abondante historiographie. Pierre Viénot, ancien combat- tant lui-même, gendre de l’industriel de l’acier luxembourgeois Émile Mayrisch, était persuadé que la sécurité de la France passait par la « compréhension mutuelle ». Lors- que le contexte devient plus favorable, il lance en 1925, avec l’aide de son beau-père et de l’écrivain alsacien d’origine et membre de la NRF Jean Schlumberger, l’idée d’un comité franco-allemand de documentation et d’information paritaire, basé à la fois à Paris et à Berlin et devant favoriser les « ruptures avec la mentalité de guerre » (16). C’est finalement au Luxembourg, le 30 mai 1926, que le comité est fondé. Il décide immé- diatement d’ouvrir un bureau à Paris et à Berlin. C’est Viénot qui prend la direction du bureau de Berlin et devient ainsi une sorte de second ambassadeur « privé » (17) en

12 Olivier Prat, « “La Paix par la jeunesse”. Marc Sangnier et la réconciliation franco-allemande, 1921- 1939 », Histoire@Politique / Politique, culture, société, n° 10, janvier-avril 2010, www.histoire-politique.fr. 13 Ibid. 14 Ce lieu a été choisi par le Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais pour y construire un « anneau de la mémoire » regroupant les noms, classés par ordre alphabétique sans distinction de nationalité, des 580 000 tués dans la région entre 1914 et 1918. Il a été inauguré par le Président de la République F. Hollande le 11 novembre 2014 en présence de délégations de nombreux pays auparavant belligé- rants, notamment de la ministre de la Défense allemande, Ursula von der Leyen. 15 Sur ces aspects, voir également I. Gorguet, Les mouvements pacifistes (note 4). 16 Fernand L’Huillier, Dialogues franco-allemands 1925-1933, Strasbourg, Publications de la Faculté des Lettres de Strasbourg, 1971, p. 11. 17 Gaby Sonnabend, Pierre Viénot (1897-1944). Ein Intellektueller in der Politik, Munich, Oldenbourg, 2005, p. 149. La Grande Guerre et la réconciliation franco-allemande (1914-2014) 435

Allemagne. Alors que l’époque voit également fleurir les projets européistes (18), Vié- not est persuadé de la primauté et de la priorité à donner au rapprochement franco- allemand. Il pense aussi avec Mayrisch que les initiatives des ministres doivent être redoublées par des accords industriels et commerciaux et par des rencontres entre personnalités des mondes économiques et intellectuels des deux pays. L’Entente inter- nationale de l’Acier (EIA), un cartel européen initié par Mayrisch également en 1926, s’inscrit dans cette dynamique. Le cartel de l’acier est suivi par un cartel franco-alle- mand de la potasse. En août 1927, la France et l’Allemagne signent même un traité de commerce, premier traité bilatéral entre les deux pays (19). En même temps que le comité de Viénot se mettait en place une autre organisation, la Deutsch-französische Gesellschaft, fondée par l’historien de l’art Otto Grautoff (20). Ce dernier avait notamment pour but la levée du boycott universitaire dans lequel se trouvait l’Allemagne et le développement de contacts dans les milieux académiques et enseignants. Si les buts de Grautoff étaient, comme ceux de Viénot, le rapprochement franco-allemand, les moyens d’y parvenir et les milieux mobilisés étaient sensible- ment différents. Pourtant, Viénot vit d’un mauvais œil se développer une organisation concurrente et il ne fit rien pour en favoriser le développement, bien au contraire. Plus ouverte socialement, l’organisation de Grautoff rassembla jusqu’à 2 700 membres quand celle de Viénot, qui fonctionnait par cooptation, en comptait tout au plus 80 (21). Mais la société de Grautoff était plus franco-allemande dans sa dénomination que dans la réalité puisqu’elle comptait essentiellement des Allemands, même si elle entretint des contacts étroits avec la Ligue d’Études Germaniques (22) active entre 1928 et 1936 dans les milieux pacifistes enseignants en France. Elle se distingua notamment en éditant du matériel pédagogique et en mettant en place 15 000 échanges de corres- pondance entre écoliers allemands et français (23). Les milieux parlementaires français et allemands – outre les quatre prix Nobel Stresemann, Briand, Buisson et Quidde (24) ou encore Pierre Viénot qui furent tous parlementaires –, les Allemands Walther Schücking, Gerhart Seger, Wilhelm Heile ou encore les Français Marc Sangnier, Émile Borel ou Marius Moutet s’engagèrent donc pour les efforts de rapprochement entre les deux pays. Les deux députés du DDP Wal- ther Schücking et Wilhelm Heile, relayés en France par Émile Borel, reprirent notam- ment en 1927 une idée propagée par Alfred Nossig, rejoint par Alphonse Aulard : ils

18 Jean-Luc Chabot, Aux origines intellectuelles de l’Union Européenne. L’idée d’Europe unie de 1919 à 1939, Grenoble, PUG, 2005. 19 Sylvain Schirmann, Quel ordre européen ? De Versailles à la chute du III e Reich, Paris, Armand Colin, 2006, p. 133 ; Ralph Blessing, « Wirtschaftliches Interesse und politisches Kalküll : Die Enstehung des deutsch-französischen Handelsvertrages vom 17. August 1927 », Francia, n° 29/3 (2002), p. 37-62. 20 Hans-Manfred Bock, « Die deutsch-französische Gesellschaft 1926-1934. Ein Beitrag zur Sozialgeschichte der deutsch-französischen Beziehungen der Zwischenkriegszeit », Francia, n° 17/3 (1990), p. 57-101. 21 G. Sonnabend, Pierre Viénot (1897-1944) (note 17), p. 143 ; H.-M. Bock, « Die deutsch-französische Gesellschaft » note( 20), p. 56-57. 22 Hans-Manfred Bock, « Die Ligue d’Études Germaniques von 1928 bis 1936. Ein unbekannter Aspekt der französisch-deutschen Gesellschaftsbeziehungen der Zwischenkriegszeit ,» Lendemains. Études comparées sur la France. Vergleichende Frankreichforschung, n° 53 (1989), p. 138-149. 23 H.-M. Bock, « Die deutsch-französische Gesellschaft » note( 20), p. 88. 24 Ancien élu à l’assemblée constitutionnelle de Weimar en 1919. 436 Revue d’Allemagne prônaient une « fédération pour l’entente européenne » et fondèrent, en Allemagne et en France, les deux premiers comités destinés à former le noyau d’une « Fédération internationale des comités de coopération européenne » (25). La crise économique mondiale, l’échec des initiatives européistes d’Aristide Briand et la mort de Stresemann mirent un coup d’arrêt aux initiatives de rapprochement. D’autant plus qu’en Allemagne, les forces violemment hostiles au Diktat de Versailles et refusant la défaite de 1918 obtenaient une audience de plus en plus importante. Les interprétations divergentes de la défaite s’opposaient en effet violemment et la légende du coup de poignard dans le dos empoisonnait l’atmosphère et minait tout consensus (26). La France, malgré de fortes dissensions politiques sur le sens à donner à la Grande Guerre et des conflits de mémoires (27), était parvenue à élaborer un vaste ensemble rituel et monumental pour commémorer la Grande Guerre – le Soldat inconnu, le 11 novem- bre (jour férié depuis 1922), les monuments aux morts, les nécropoles militaires – ; il n’existait rien de tel dans l’Allemagne de la République de Weimar. Malgré de très nombreux projets, la classe politique et les grandes fédérations d’anciens combattants ne parvinrent jamais à se mettre d’accord au niveau national pour ériger un tombeau du soldat inconnu ou pour élaborer un rituel commémoratif. Même au niveau local, les dissensions sur l’interprétation du conflit étaient souvent encore plus fortes qu’en France et retardèrent la construction, pourtant souhaitée par la population, des monuments aux morts communaux et locaux. Lorsque les projets de construction aboutissaient, il n’était pas rare que le conflit se poursuive, parfois jusqu’à dégénérer en batailles rangées dans les rues (28). Cette dissymétrie mémorielle fondamentale entre la France et l’Allemagne – qui devait persister jusqu’à nos jours en étant même accentuée après 1945 (29) – ne facilita pas non plus les choses.

Du malentendu des années trente au déchirement des années quarante Pourtant, paradoxalement, la prise du pouvoir par les nazis ne mit pas fin aux initiatives commémoratives communes, malgré les tensions internationales. Elle en changea toutefois le sens. Après la Gleichschaltung de 1933-34, toutes les organisations d’anciens combattants sont fondues dans le NSKoV (Nationalsozialistische Kriegsopfer Versorgung), qui continue d’entretenir des liens avec les organisations françaises d’an- ciens combattants. Les nazis utilisent alors à leur profit le pacifisme sincère des anciens combattants français pour faire croire à leur bonne volonté.

25 J.-L. Chabot, Aux origines intellectuelles de l’Union Européenne (note 18), p. 89. 26 Boris Barth, Dolchstoßlegenden und politische Desintegration. Das Trauma der deutschen Niederlage im Ersten Weltkriege 1914-1933, Düsseldorf, Droste Verlag, 2003. 27 Rémi Dalisson, 11 novembre, du souvenir à la mémoire, Paris, Armand Colin, 2013, et Rémi Dalis- son, Les guerres et la mémoire. L‘enjeu identitaire des fêtes de guerre en France depuis 1870, Paris, CNRS Éditions, 2013 ; Jean-François Jagielski, Le soldat inconnu. Invention et postérité d’un symbole, Paris, Imago, 2005 ; Jean-Yves Le Naour, Le soldat inconnu – La guerre, la mort, la mémoire, Paris, Gallimard, 2008. 28 Christian Saehrendt, Der Stellungskrieg der Denkmäler. Kriegerdenkmäler im Berlin der Zwischen- kriegszeit (1919-1939), Bonn, Dietz, 2004 ; Élise Julien, Paris, Berlin : la mémoire de la guerre, 1914- 1933, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010. 29 Hélène Miard-Delacroix, Le défi européen de 1963 à nos jours, Histoire franco-allemande, vol. 11, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2011, p. 199-220. La Grande Guerre et la réconciliation franco-allemande (1914-2014) 437

Toute une série de rencontres sont organisées jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Une cérémonie commune à Douaumont, un des hauts lieux du conflit à côté de Verdun, en juillet 1936 rassemble plusieurs centaines de vétérans français et allemands qui prêtent le serment commun de sauvegarder la paix (30). L’année suivante, d’autres rencontres du même type sont organisées à Fribourg et à Besançon, ainsi qu’à Berlin, où les dirigeants français des associations d’anciens combattants sont accueillis en grande pompe lors d’une cérémonie au stade olympique rassemblant 100 000 anciens combat- tants. Il faut attendre mai 1939 pour que les anciens combattants français prennent la mesure de la manipulation dont ils ont été les victimes et rompent les relations (31). Après la victoire allemande sur la France, l’armistice du 22 juin 1940 est signé dans le même wagon et au même endroit en forêt de Compiègne que celui de la Première Guerre mondiale 22 ans plus tôt. Cela montre bien que pour Hitler, la Grande Guerre ne s’était pas terminée le 11 novembre 1918 et que les cérémonies des années trente étaient des faux semblants. Il fallut attendre 1956 pour qu’une délégation allemande soit à nouveau invitée en France et les années soixante pour que puisse s’esquisser enfin une mémoire partagée du premier conflit mondial. La campagne ntreco la CED en 1952-1954 menée par les communistes, une partie des socialistes, les gaullistes et la droite souverainiste avait tout particulièrement mobilisé la mémoire des deux guerres mondiales et la germanophobie contre le projet européen accusé de favoriser la résur- gence d’une armée allemande (32). Il faut ajouter que la dissymétrie mémorielle constatée dans les années vingt et dans les années trente s’est encore accentuée après la Seconde Guerre mondiale. En Allemagne, la catastrophe du nazisme, de la Seconde Guerre mondiale et bientôt la prise de conscience de la Shoah achèvent de rendre inaudibles les anciens combattants de la Grande Guerre et impossible toute commémoration de celle-ci. La « dernière catastrophe » (33) devient la Seconde Guerre mondiale et la Première Guerre mondiale n’est, au mieux, qu’une sorte de prologue d’un récit de l’Allemagne contemporaine qui commence avec les années noires en 1933. En France aussi, la Seconde Guerre mondiale a tendance à recouvrir la mémoire de la Grande Guerre. L’héroïsme du « résistant » concurrence celui du poilu tandis que comme « victime » le déporté tend aussi à remplacer le poilu. Toutefois, contrairement à l’Allemagne, le souvenir de la Grande Guerre n’est pas occulté par celui de la guerre de 1939-1945. Il était d’ailleurs resté très vif pendant le conflit lui-même. aceF aux interdictions de célébrer le 11 novembre après la victoire allemande de 1940, citoyens et résistants organisèrent des célébrations officieuses qui étaient autant d’occasions de manifester leur hostilité à l’occupant ou au régime de Vichy en célébrant les poilus victo- rieux de l’Allemagne de 1918. La plus connue – mais pas la seule – de ces manifestations

30 Holger Skor, Brücken über den Rhein. Frankreich in der Wahrnehmung und Propaganda des Dritten Reiches (1933-1939), Essen, Klartext, 2011. 31 Claire Moreau Trichet, Henri Pichot et l’Allemagne de 1930 à 1945, Berne, Peter Lang, 2004. 32 L’anti-américanisme joue bien entendu aussi un rôle dans le refus de la CED mais selon Philippe Buton, « la germanophobie reste le sentiment dominant » : voir Philippe Buton, « La CED, L’Affaire Dreyfus de la Quatrième République ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 84 (2004), p. 43-59. 33 Pour reprendre la terminologie d’Henry Rousso, La dernière catastrophe. L’histoire, le présent, le contemporain, Paris, Gallimard, 2012. 438 Revue d’Allemagne est celle qui rassemble étudiants et lycéens à Paris à la statue de Clemenceau, puis à la tombe du soldat inconnu le 11 novembre 1940 et qui est très durement réprimée par l’armée allemande et la police française (34). De son côté, le régime de Vichy ne manquait pas de s’appuyer sur le prestige du « vainqueur de Verdun » désormais au pouvoir et la Légion française des combattants tentait de capter à son profit l’héritage idéologique des anciens combattants de la Grande Guerre. Après 1945, la mémoire de 1914-1918 est d’autant moins enfouie qu’elle divise beaucoup moins les Français que la mémoire de la guerre 1939-1945. La Grande Guerre peut donc être invoquée et utilisée pour rassem- bler les Français. En France, la Grande Guerre conserve encore, après 1945, son statut de « catastrophe originelle » à laquelle tout le pays, ensemble, a été confronté.

Lieux de mémoires de la Grande Guerre et réconciliation franco-allemande Du point de vue politique, la fin des années cinquante et le début des années soixante sont plutôt propices au rapprochement franco-allemand, qui aboutit à la signature du traité de l’Élysée en 1963, et plus largement européen. Lorsqu’Adenauer est reçu à Reims en juillet 1962, l’évocation, même allusive, de 1914-1918 permet de laisser au second plan la mémoire douloureuse de la Seconde Guerre mondiale et de l’occupa- tion. La cathédrale de Reims, où une messe fut célébrée, renvoyait à sa destruction par les canons allemands en 1914, tout comme les champs de bataille de Champagne rappelaient l’affrontement de 1914-1918 qu’il s’agissait désormais de surmonter. En 1964, les célébrations du cinquantenaire de la Grande Guerre en France demeurent néanmoins très franco-françaises. Mais Reims devient l’une des villes symboles de la réconciliation franco-allemande après ce qui fut, pour Charles de Gaulle, une « guerre de trente ans ». C’est pour cette raison que le Président Hollande, peu de temps après sa prise de fonction en 2012, y accueillit la chancelière Angela Merkel cinquante ans après la rencontre Adenauer-de Gaulle. La visite d’Adenauer à Reims n’était qu’implicitement liée à la mémoire de la Grande Guerre. Celle de Helmut Kohl à Douaumont en 1984 l’était beaucoup plus explicitement. Là encore, les arrière-pensées n’étaient sans doute pas absentes. La mémoire de la Seconde Guerre mondiale était encore très clivante en France et le Président Mitterrand préférait sans doute faire référence à la Grande Guerre qu’à celle de 1939-1945, comme de Gaulle en son temps. Pour Helmut Kohl aussi, la mémoire désormais dépassionnée en Allema- gne de 1914-1918 est sans doute plus facile à évoquer que celle de 1939-1945. En outre, la ville de Verdun, longtemps le symbole de la bataille franco-allemande, s’était, dès 1966, auto-proclamée capitale de la Paix. En 1984, le champ de bataille de Verdun devient, comme Reims, un symbole de la réconciliation franco-allemande lorsque Helmut Kohl et François Mitterrand, main dans la main, y rendent un hommage conjoint aux anciens combattants de la Grande Guerre des deux pays. Ce choix fut notamment critiqué par Alfred Grosser « qui estima qu’ils s’étaient trompés de symbole, qu’ils étaient en retard d’une guerre et qu’il aurait bien plutôt fallu faire ce geste à Dachau » (35). La décennie qui suivit fut marquée notamment par l’ouverture en 1992 de l’His- torial de la Grande Guerre de Péronne. Pour la première fois sans doute, un musée

34 Alain Monchablon, « La manifestation étudiante à l’Étoile du 11 novembre 1940 », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 110 (2011) ; Maxime Tandonnet, 1940, un autre 11 novembre, Paris, Tallandier, 2009. 35 H. Miard-Delacroix, Le défi européen de 1963 à nos jours (note 29), p. 210. La Grande Guerre et la réconciliation franco-allemande (1914-2014) 439 conçu pour le grand public s’affranchissait d’un regard strictement national posé sur le conflit en proposant une vision comparative de la Grande Guerre à partir des histoires française, allemande et britannique de la guerre de 1914-1918. En même temps qu’il proposait cette lecture du conflit, l’Historial était aussi sans doute une étape dans un changement d’ère mémoriel. La commémoration passait au second plan par rapport à l’essai d’interprétation historique et muséal – d’où son nom – qui signalait sans doute le passage, après la disparition de la génération des témoins et acteurs du conflit, à une ère de la « mémoire culturelle », pour reprendre un concept forgé par Aleida et Jan Assmann (36). Une forme de mémoire qui domine aujourd’hui le centenaire de 1914.

Un centenaire franco-allemand ? La commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale peut-elle pour autant avoir une dimension franco-allemande ? Les observateurs insistent le plus sou- vent sur le décalage entre une mémoire encore vive de l’événement en France et un rapport plus distancié en Allemagne. Ce constat est exact en grande partie et résulte largement de la dissymétrie mémorielle déjà constatée et commentée plus haut. De fait, le centenaire suscite un immense engouement en France. Depuis le début des années 90 et la disparition des derniers témoins, l’intérêt pour le conflit de 1914- 1918 croît en effet de manière sensible. Si en Allemagne le souvenir traumatique de la Seconde Guerre mondiale s’est surimposé à celui de la Première, il serait toutefois très exagéré de dire que l’intérêt pour 14-18 est nul. Le livre de Christopher Clark, Les somnambules, sur les origines et les débuts de la guerre rencontre un succès bien plus important en Allemagne qu’en France, dépassant les 200 000 exemplaires ven- dus. Les librairies allemandes proposent des rayons très bien garnis sur 1914-1918. Les hebdomadaires et quotidiens multiplient comme en France les numéros spéciaux et les hors-séries sur 1914-1918. Les villes et les Länder préparent de très nombreux événements culturels dont certains ont d’ailleurs déjà commencé dès 2013, comme le vaste programme interdisciplinaire 1914 Mitten in Europa-Das Rheinland und der Erste Weltkrieg (http://www.rheinland1914.lvr.de/de/intro.html). Si le gouvernement fédéral a pu donner l’impression d’un désintérêt pour les commémorations de 1914 durant la période qui précéda les élections législatives de septembre 2013, le ministre des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier a, dès la prise de fonction du nouveau gouvernement, indiqué que l’Allemagne participerait à la commémoration de 1914. Un ambassadeur, Andreas Meitzner, a par ailleurs été nommé pour coordonner les commémorations internationales auxquelles participera l’Allemagne. La Bundeskunsthalle de Bonn a du reste d’ores et déjà inauguré une impressionnante exposition 1914 sur les avant-gardes au combat (Die Avantgarden im Kampf) (37). Le Musée d’histoire allemande (DHM) de Berlin, qui dépend également du niveau fédéral, a ouvert le 28 mai 2014, en présence de la Chancelière, une exposition sur la « Première Guerre mondiale » (38) qui reçoit la visite de plusieurs centaines, voire

36 Voir à ce sujet : Christoph Cornelißen, Erinnerungskulturen, Version : 2.0, in : Docupedia-Zeitge- schichte, 22.10.2012 : http://docupedia.de/zg/Erinnerungskulturen_Version_2.0_Christoph_Corneli. C3.9Fen?oldid=84892. 37 http://www.bundeskunsthalle.de/ausstellungen/1914-die-avantgarden-im-kampf.html. 38 http://www.dhm.de/ausstellungen/der-erste-weltkrieg.html. 440 Revue d’Allemagne de milliers, de visiteurs chaque jour et s’avère être le second plus important succès du musée après l’exposition consacrée à « Hitler et les Allemands ». Dans l’ensemble des pays belligérants, on continue très largement (39) à se souvenir de la Grande Guerre par le prisme de la nation à laquelle on appartient, au moins autant en raison du lien personnel, familial et émotionnel entretenu avec la mémoire du conflit qu’en raison d’une volonté politique émanant des pouvoirs publics. Malgré les déclarations d’intention et d’indéniables bonnes volontés, la Grande Guerre est et sera donc largement commémorée au niveau local et national. Les communes, les départements, les régions, mais aussi les associations, les écoles, les lycées, les musées, les bibliothèques, les lieux d’archives seront, autant que les États, les acteurs de ce grand moment commémoratif. En France, la Mission du centenaire, mise en place par Nicolas Sarkozy et confirmée dans ses missions par François Hollande, joue essentiel- lement un rôle d’impulsion, de coordination, de labellisation et de communication pour fédérer les initiatives émanant de l’ensemble de la société (40). Au-delà des classiques et symboliques invitations mutuelles entre chefs d’État – Joachim Gauck a ainsi été présent aux cérémonies du 3 août en France et du 4 août en Belgique –, les initiatives commémoratives internationales, européennes ou même franco-allemandes demeurent de fait encore assez limitées. Elles existent cependant, comme le montre par exemple un projet d’exposition commun aux musées des Beaux- Arts de Reims (41) et von der Heydt de Wuppertal (42). La chaîne Arte a également prévu une programmation franco-allemande, et même internationale, autour de la Grande Guerre. On peut mentionner également de nouvelles traductions, comme celle en français du roman Opfergang de Fritz von Unruh, consacré à Verdun, par une maison d’édition de Strasbourg (43), ou celle en allemand de Ceux de 14 de Maurice Genevoix (44). Les historiens allemand et français Arndt Weinrich et Benjamin Gilles ont proposé récemment une histoire visuelle franco-allemande de 1914-1918 écrite à quatre mains, dans la lignée de l’histoire franco-allemande de la Grande Guerre publiée en 2008 par Gerd Krumeich et Jean-Jacques Becker (45). L’ambition d’écrire une histoire visuelle franco-allemande du conflit est également au cœur de l’album franco-allemand de la Grande Guerre en ligne (également dirigé par Arndt Weinrich et Nicolas Patin), publié sur le site de la Mission du centenaire de manière bilingue (46). Le bilinguisme est du reste au cœur de nombreuses manifestations communes qui se distinguent ainsi par leur originalité. Les maisons d’édition spécialisées dans la littérature de jeunesse Tintentrinker, en Allemagne, et Le Buveur d’encre, en France, ont ainsi publié une bande dessinée d’Alexander Hogh (scénario) et Jörg Maillet (des-

39 Un tweet du 10 novembre 2014 émis par le musée célébrait la visite du 150 000e visiteur. 40 http://centenaire.org/fr. 41 http://www.reims.fr/centenaire_14-18-3588.htm. 42 http://www.menschenschlachthaus-ausstellung.de/. 43 Fritz von Unruh, Le chemin du sacrifice, Strasbourg, La dernière goutte, 2014. 44 Maurice Genevoix, Die von 14, Mayence, VAT Verlag, 1914. 45 Benjamin Gilles, Arndt Weinrich, 1914-1918. Une guerre des images (France, Allemagne), Paris, La Martinière, 2014 ; J.-J. Becker, G. Krumeich, La Grande Guerre (note 3). 46 http://centenaire.org/fr/dans-le-monde/europe/allemagne/lalbum-franco-allemand-de-la-grande-guerre et http://centenaire.org/de/international/das-deutsch-franzoesische-album-des-ersten-weltkriegs. La Grande Guerre et la réconciliation franco-allemande (1914-2014) 441 sins) intitulée Carnets 14/18 Quatre histoires de France et d’Allemagne (47). Fondée sur les mémoires ou journaux intimes de deux protagonistes français et deux allemands, elle permet aux lecteurs, jeunes et moins jeunes, de poser un regard véritablement croisé sur le vécu de guerre de jeunes gens et jeunes filles dans esl deux pays. Ce pro- jet est notamment soutenu par l’OFAJ-DFJW qui prépare également un programme commémoratif destiné à la jeunesse et aux enseignants (48). Parmi les projets, on peut relever notamment un atelier bilingue franco-allemand, intitulé « Cote 108 », et dirigé par l’historien Fabien Theofilakis. Entre 2014 et 2018, il doit rassembler des étudiants français et allemands et proposer une micro-histoire franco-allemande de la cote 108 de Berry-au-Bac sur le Chemin des Dames dans l’Aisne (49). Les régions frontalières, à l’histoire franco-allemande, s’impliquent particulière- ment dans la mise en œuvre d’un centenaire prenant en compte la dimension trans- nationale de l’événement. La Région Alsace s’est ainsi dotée de sa propre commission de labellisation qui distingue les projets commémoratifs et culturels régionaux dont un certain nombre sont franco-allemands. Une application pour téléphone portable et tablette tactile permet notamment de consulter le programme des manifestations dans la région et les régions avoisinantes en France, Allemagne et Suisse (50). La région trinationale du Rhin supérieur est du reste partie prenante du centenaire en soutenant l’organisation de manifestations bi- ou trinationales comme par exemple un cycle d’expositions et de manifestations culturelles véritablement transfrontalier et notam- ment une exposition itinérante bilingue : Vivre en temps de guerre des deux côtés du Rhin 1914-1918 (51). C’est sans doute à travers ces initiatives, certes ponctuelles, que se construit, à l’ère de la « mémoire culturelle », une esquisse de commémoration franco- allemande, et au-delà, européenne et internationale, de la Grande Guerre.

Éléments de conclusion La mémoire de la Grande Guerre demeure très nationale. Le souvenir de ce conflit reste très largement appréhendé à travers le prisme national. Par le passé, entre la France et l’Allemagne, l’hostilité et les difficultés et lenteurs de la « démobilisation culturelle », comme l’instrumentalisation politique, de part et d’autre du Rhin, mais aussi à l’intérieur de chaque pays, ont rendu très difficile, voire impossible, la construction d’une mémoire commune de la Grande Guerre. Plus encore, la défaite et la victoire, mais aussi d’autres facteurs, comme la localisation des anciens champs de bataille – comme lieux de mémoires – puis la mémoire de la Seconde Guerre mondiale qui s’est surimprimée de manière différenciée sur celle de la Première dans les deux pays, ont été à l’origine d’une forme de dissymétrie mémorielle entre les deux pays. Elle s’est notamment traduite par le fait que la mémoire de 1914-1918 a été rapidement – et reste – officiellement commémorée en France alors qu’elle ne l’est pas en Allemagne, et ce depuis les lendemains mêmes du conflit.

47 http://lebuveurdencre.fr/product.php?id_product=56. 48 http://grandeguerre.ofaj.org/. 49 https://fr-fr.facebook.com/Cote108 et http://hoehe108.hypotheses.org/ et http://www.ihtp.cnrs.fr/ spip.php%3Frubrique258&lang=fr.html. 50 http://region-alsace.eu/article/centenaire-de-la-premiere-guerre-mondiale/. 51 http://www.vivre-en-temps-de-guerre-1914-1918.fr/. 442 Revue d’Allemagne

Cependant, au moment du centenaire de 1914, une certaine convergence entre France et Allemagne dans le retour aux années 1914-1918 peut s’observer. Si la dimen- sion strictement commémorative reste assez largement absente en Allemagne, l’intérêt du grand public pour une « mémoire culturelle » du conflit est sensible dans les deux pays, même si elle est plus intense encore en France. Elle prend du reste parfois des formes similaires en passant notamment par des vecteurs culturels tels que la réédi- tion de la littérature de guerre, la production massive de livres de toute nature sur le conflit et leur succès public (pour certains d’entre eux au moins), les films documen- taires, la mise en ligne de documents et de sources, les expositions dans les musées, bibliothèques, centres d’archives… On observe donc, au moins sur les formes prises par la « mémoire culturelle » de la Grande Guerre, une forme de rapprochement qui a sans doute favorisé l’émergence, encore embryonnaire mais notable, d’une mémoire franco-allemande, et au-delà européenne, de la Grande Guerre. Celle-ci se fonderait alors moins sur le geste commémoratif que sur des productions culturelles diverses, médiatisant ce que fut la Première Guerre mondiale. Demeure toutefois la question de l’avenir de cette mémoire après la séquence 2014-2018.

Abstract On August 3rd, 2014, the commemoration of the beginning of the Great War was celebrated by a Franco-German ceremony in Alsace. This article puts into perspective the status of the Great War in the process of Franco-German reconciliation. It shows how, in the aftermath of the war, memory took divergent paths in both countries. Apart from the slowness of the cultural demobilisation, this “asymmetry of remembrance” made difficult and restricted the first initiatives of reconciliation. This asymmetry intensified after5 194 but at the same time series of symbolic gestures contributed to an integration of the Great War in the master narrative of the Franco-German reconciliation. A century after the beginning of World War I, beyond the official commemoration, cultural and memorial initiatives show that a shared “cultural memory” can eventually emerge.

Zusammenfassung Die Gedenkfeiern zum Beginn des Ersten Weltkrieges am 3. August 2014 wurden durch eine deutsch-französische Zeremonie im Elsass geprägt. Dieser Beitrag versucht, die Rolle der Erinnerung an den Ersten Weltkrieg in der deutsch-französischen Aussöh- nung zu beleuchten. Er zeigt, wie schon kurz nach 1918 die Erinnerung an den Krieg sehr verschiedene Wege in beiden Ländern einschlug. Ebenso wie die zögerliche, kulturelle Demobilisierung, begrenzte auch diese „Asymmetrie der Erinnerung“ nach 1918 die Aus- söhnungsbemühungen in beiden Ländern. Zwar vertiefte sich diese Asymmetrie noch nach 1945, doch erlaubte eine Reihe symbolischer Gesten, den ersten Weltkrieg in der Meisterer- zählung der deutsch-französischen Aussöhnung zu integrieren. Hundert Jahre nach 1914, jenseits der offiziellen Gedenkfeiern, zeugt eine Reihe von erinnernden und kulturellen Initiativen das mutmaßliche Entstehen eines gemeinsamen „Kulturellen Gedächtnisses“. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 443 T. 46, 2-2014

La « mise au pas » (Gleichschaltung) de l’Alsace-Moselle en 1940-1942 Défrancisation, décléricalisation, germanisation, nazification

Jean-Noël Grandhomme *

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, certaines parties de l’Europe, dans un premier temps occupées par la Wehrmacht (entre 1939 et 1941), connaissent ensuite une annexion de fait au IIIe Reich. C’est le cas de plusieurs régions de Pologne, des cantons de l’Est (Eupen et Malmédy) en Belgique, du Luxembourg, du nord de la Slovénie et de l’Alsace- Moselle. Dans ces zones les nazis pratiquent une politique d’assimilation à marche forcée, qui se caractérise partout par une phase initiale de « mise au pas » ou Gleichschaltung. Ainsi, fermement décidée à ne pas permettre la renaissance du particularisme alsacien-lorrain de la période 1871-1918, l’Allemagne, même si elle annexe de fait le Reichsland dans ses frontières exactes d’autrefois, le disloque aussitôt en rattachant l’Alsace au Gau Baden, rebaptisé Oberrhein (qui correspondait avant-guerre au Pays de Bade), et en incluant (le 30 novembre 1940) la Moselle dans le nouveau Gau West- mark (avec la Sarre et le Palatinat). À la tête de ces deux entités administratives, Hitler installe des fidèles, de vieux compagnons, deux « pédagogues » : l’ancien instituteur Josef Bürckel (1) et l’ancien élève de l’école normale Robert Wagner (2), avec le titre de chef de l’administration civile (Chef der Zivilverwaltung).

* Maître de conférences (HdR) en histoire contemporaine à l’Université de Strasbourg, membre du conseil scientifique du Mémorial d’Alsace-Moselle, membre de l’EA Arche. 1 Né à Lingenfeld (Palatinat) en 1895, il est chargé de la réintégration de la Sarre au Reich, puis nommé Reichsstatthalter (gouverneur) d’Autriche et Gauleiter de Vienne. Envoyé en Lorraine le 2 août 1940, il tombe progressivement en disgrâce en raison de son tempérament indépendant. Accusé de tiédeur dans les mesures de défense prises face à l’avance des Alliés, il est sans doute contraint à un suicide déguisé en accident à Neustadt (Haardt) le 28 septembre 1944. Le 4 octobre, Willi Stöhr le remplace. Né en 1903 à Wuppertal-Elberfeld (Rhénanie du Nord-Westphalie), il n’obtient le titre de Gauleiter que le 1er février 1945 alors que la Lorraine annexée ne se réduit plus qu’à quelques communes. Il aurait encore été identifié au Canada en 1994. 2 Né à Lindach (Bade) en 1895, Wagner a participé au putsch de la Brasserie. Gauleiter du Pays de Bade en 1933, il se voit confier le 2 août 1940 l’administration civile de l’Alsace. Arrêté à la suite 444 Revue d’Allemagne

Wagner comme Bürckel héritent de deux territoires en partie dépeuplés, dont les infrastructures ont souffert des combats de juin 1940. Dans un premier temps – celui de la séduction –, ils s’attachent à faire rentrer au pays les prisonniers de guerre et les évacués (sauf les indésirables, comme les cadres de la fonction publique française) et à remettre en état routes, ponts et voies de chemin de fer. Ensuite, très rapidement, les nouveaux territoires sont alignés sur le Reich. « La région a été mise au pas, vraiment, écrit l’historien allemand Lothar Kettenacker : ce qui s’est passé en Allemagne sur quelques années s’est passé ici en quelques semaines » (3). Ce sont ces opérations de déracinement (défrancisation), de décléricalisation et d’assimilation (germanisation et nazification) qui constituent ici notre propos. Nous les envisageons à la fois d’une manière chronologique et thématique, en ayant sou- vent recours aux témoignages, en grande partie inédits ou publiés dans des éditions confidentielles.

La libération des prisonniers de guerre Présentée comme une mesure de faveur à l’égard de soldats d’origine allemande (Deutschstämmig erachtete) en quelque sorte enrôlés dans une armée « étrangère » (du point de vue pangermaniste), celle de la France, la libération des prisonniers de guerre constitue l’une des mesures les plus spectaculaires aussitôt décidées par les nazis. Si quelques rares soldats l’ont refusée, la plupart – comme c’est bien compréhensible – l’ont acceptée volontiers. Les Allemands extraient rapidement des Stalag et des Oflag les Alsaciens et les Lorrains mosellans qu’ils ont décidé de libérer en signe d’apai- sement et d’inauguration sous d’heureux auspices du nouveau régime (encore flou, d’ailleurs) sous lequel sont passées leurs provinces. C. Z., de Montois-la-Montagne (Moselle), capturé dans les Vosges le 23 juin 1940, interné à Strasbourg, est quant à lui renvoyé dans ses foyers en qualité de Lorrain dès le 5 juillet, quelques heures à peine après la reddition des dernières troupes de la Ligne Maginot (4). Certains prisonniers, comme Louis Borr, capturé à Lille, sont d’autant plus heureux de quitter leur camp que les relations avec les « Français de l’Intérieur » n’y étaient pas toujours bonnes. « Beaucoup d’Alsaciens qui étaient là parlaient patois entre eux. Un sous-lieutenant qui est passé a dit qu’on était des traîtres » (5). La mesure ne touche pas les officiers généraux. Le général Rinck (1878-1953) (6), commandant de l’artillerie du

d’une longue traque, il est fusillé à Strasbourg le 14 août 1946. Voir Ludger Syre, « Der Führer vom Oberrhein : Robert Wagner, Gauleiter, Reichsstatthalter in Baden und Chef der Zivil Verwaltung im Elsaß », in : Michael Kissener, Die Führer des Provinz : NS-Biographien aus Baden und Württemberg, Constance, 1997, p. 733-779 ; Lothar Kettenacker, « La politique de nazification en Alsace. Première partie : Le témoignage d’un Allemand », Saisons d’Alsace, n° 65 (1978), p. 61-75 et Jean-Laurent Vonau, Le Gauleiter Wagner. Le bourreau de l’Alsace, Strasbourg, 2011. 3 Philippe Avril, Gisèle Rapp-Meichler, Avant l’oubli, Strasbourg, 1988, p. 92. 4 Archives départementales de la Moselle (ADM), 1486 W 652, PV de la gendarmerie de Bouzonville, 15 juillet 1959. Dossier personnel. Direction interdépartementale des Anciens combattants Lorraine- Champagne-Ardenne. 5 Témoignage oral (TO), Louis Borr, Volmerange-lès-Boulay, 6 octobre 2008. 6 Né à Wasserbourg (Bas-Rhin), commandant supérieur des troupes coloniales dans la métropole (1937- 1939). La « mise au pas » (Gleichschaltung) de l’Alsace-Moselle en 1940-1942 445 corps d’armée colonial au début de la guerre, lui aussi fait prisonnier le 23 juin 1940, n’est libéré que le 12 mai 1945. Cent cinquante officiers restent également dans les camps car ils ont refusé de solliciter leur retour. Dans une directive du 30 août le général Colson, secrétaire d’État à la Guerre de Vichy, demande aux commandants des régions militaires de « ne pas décourager » les militaires alsaciens-mosellans de rentrer chez eux. Aux soldats qui éprouvent des scrupules à signer un document dans lequel ils se reconnaissent « Alsacien-Lorrain, de race germanique, né en Alsace avant 1918 », Colson accorde par avance le pardon de la France : les « autorités françaises les considèrent comme déliés de tout engage- ment que les autorités occupantes pourraient exiger d’eux comme condition de leur rapatriement ». L’État français estime donc opportun de saisir l’occasion offerte par les Allemands, afin de repeupler l’Alsace et la Moselle d’éléments considérés comme parmi les plus fidèles à la France car ils ont porté son uniforme, se sont battus et ont parfois été blessés pour elle. On tient à tout prix à ne pas renouveler l’erreur de 1872 où le droit d’option avait conduit au départ des soutiens de la France parmi les plus actifs, progressivement remplacés par des sujets allemands, ce qui fut considéré, dit-on, par Maurice Barrès, comme « un second Sedan ». Les nazis ont exclu des mesures de faveur – d’ailleurs partiellement appliquées aussi à des activistes flamingants, bretons ou autres – les israélites, ainsi que ceux qui nto demandé à se retirer en zone libre ou même occupée, ce qui est considéré comme un signe de méfiance si ce n’est d’hostilité (7). Évidemment, sous de fausses couleurs désintéressées, leur politique vise à creuser un fossé entre les Alsaciens-Mosellans et leurs compatriotes des autres départements français, les premiers bénéficiant ostensiblement de privilèges. La manœuvre des nazis est plus habile encore à un autre titre, et les autorités militaires françaises, pour le coup clairvoyantes, entrevoient une conséquence possible. En effet, la signature de la déclaration implique pour eux (sans que la plupart en aient encore le moindre soupçon) des « devoirs envers la “Patrie allemande”, c’est-à-dire l’engagement à servir éventuellement dans les armées du IIIe Reich » (8). Les plus jeunes de ces libérés, en effet, seront ensuite incorporés de force dans la Wehrmacht.

Le retour des évacués À partir de juillet 1940, environ 500 000 des peut-être 630 000 évacués et mobilisés alsaciens et lorrains mosellans acceptent de revenir dans leur foyer, encouragés par les Allemands mais surtout saisis par le Heimweh (mal du pays), désireux de revoir leur foyer et de retrouver leur famille (9). Certains jeunes gens n’éprouvent aucun état d’âme à l’idée de ce retour. « Fin 1940, quand ma famille évacuée en Charente est retournée à Rémelfing, je dois reconnaître que je n’avais aucune conscience des évé- nements, écrit François Rothan. Je venais d’avoir quatorze ans, j’avais des frères et

7 Document non daté (automne de 1940) tiré de la collection Thuet, dans André Hugel, Nicolas Men- gus, Entre deux fronts. Les incorporés de force alsaciens dans la Waffen SS, vol. 1, Paris/Sarreguemines, 2007, p. 12. 8 Ibid. 9 La Voix des groupements GERAL-PRAF, juillet 1997, n° 319. 446 Revue d’Allemagne des sœurs, et à part la mécanique à l’école professionnelle, une seule chose me pas- sionnait : le foot » (10). De leur côté, les parents de Jean Amos avaient perdu une bonne partie de leurs biens dans la destruction de la maison d’un parent. « Alors ils étaient naturellement assez déprimés et ils voulaient rentrer à Strasbourg. Que voulez-vous ?! En fils obéissant, je suis rentré avec eux, ma sœur aussi », explique, un peu amer, celui pour qui cette décision a eu ensuite pour conséquence son incorporation de force dans l’armée allemande (11). Le poids de l’autorité parentale explique aussi le retour d’Alfred Bapst, de Gerstheim (Bas-Rhin), fils d’agriculteurs, qui quitte la Dordogne « le cœur gros ». « Je n’avais pas bien envie de rentrer, raconte-t-il, parce que entre- temps j’avais connu une fille » (12). Dès le chemin du retour, et jusqu’à leur ville ou village, où l’accueil est chaleureux, les évacués sont l’objet de toutes les attentions de la part de l’occupant. La prévenance des autorités est évidemment calculée, mais elle est appréciable pour des voyageurs inquiets et harassés. D’autant plus que les « rentrants » ne sont pas au bout de leurs surprises. « Nous trouvâmes ce que nous avions redouté de trouver, c’est-à-dire nos maisons pillées, nos meubles disparus ou détruits », écrit le secrétaire de la mairie de Blodelsheim (Haut-Rhin) (13). L’armée française, armée de la nation, a détruit et pillé, découvre-t-on trop souvent ; l’Allemagne, l’ennemie, répare et finance les réparations. La comparaison n’est guère flatteuse pour la France. En même temps circulent des phrases toutes faites auxquelles la matérialité des faits ne peut que donner une certaine consistance : « La France nous a laissé tomber » (14). Toutefois, même si la République a en effet donné l’impression d’avoir abandonné à leur sort une partie de ses enfants, l’Alsace repeinte en brun n’a rien d’attirant pour la très grande majorité de ceux qui retournent chez eux. En septembre 1940, un lycéen strasbourgeois quitte Périgueux pour revenir dans son foyer avec ses parents. « Sans m’en douter vraiment, je venais, comme bien d’autres, d’entrer dans la nasse, déclare- t-il. Piégé et transporté sur une autre planète, c’est du moins l’impression que j’en ai immédiatement eu » (15). Pour les plus anciens le désenchantement est à la mesure de leur naïveté. « Nos parents n’avaient pas de mauvais souvenirs de leur jeunesse allemande, ils étaient nés sous le régime du Kaiser c’est vrai, mais ce n’était pas une dictature. Ils s’imaginaient que ce serait pareil » (16).

10 Jacques Gandebeuf, Claudius Thiriet, La Parole retrouvée : près de 200 Mosellans racontent leur vie entre 1940 et 1945, Metz, 1998, p. 292-293. 11 TO, Jean Amos, Strasbourg, 1er décembre 2001. 12 TO, Alfred Bapst, Gerstheim, 21 avril 2008. 13 Archives départementales du Haut-Rhin (ADHR), 1441 W 1, Enquête sur l’histoire de l’occupation et de la libération de la France. Commune de Blodelsheim, 20 mars 1951. 14 Id., Enquête… Commune de Feldkirch, s.d. (1950 ou 1951). 15 Jean Jardiné, …Alias Gartner. Un itinéraire alsacien, dactylographié, s.d., p. 80. 16 TO, Alfred Bapst, 21 avril 2008. La « mise au pas » (Gleichschaltung) de l’Alsace-Moselle en 1940-1942 447

Le maillage politique totalitaire (17) Pour éviter la fâcheuse impression que pourraient ressentir les Alsaciens et Lorrains mosellans à leur retour, celle de se retrouver dans une région conquise par une armée étrangère, et pour aller dans le sens de l’idéologie officielle d’un retour à un état de choses naturel interrompu en 1918, les nazis utilisent d’abord les autonomistes (18), cen- sés incarner la part la plus saine et la plus fidèle de la population. Ce sont certains de ces autonomistes et des « Alsaciens-Lorrains du Reich » (ceux partis d’eux-mêmes ou expulsés en Allemagne en 1918-1919) qui mettent en place le Secours alsacien (Elsässi- scher Hilfsdienst (19) – EHD) pour l’accueil des évacués. Son principal créateur, Robert Ernst (1897-1980) (20), pense pendant un court moment pouvoir le transformer en un mouvement régionaliste à l’intérieur du Reich, mais il se heurte rapidement au jacobi- nisme nazi. Pour le Gauleiter Wagner, en effet, « les Alsaciens sont tout juste bons à être des auxiliaires des Allemands, et c’est dans ce but que le Hilfsdienst est utilisé » (21). Au lendemain du manifeste des Trois-Épis (Haut-Rhin) du 18 juillet 1940, par lequel, sur l’inspiration d’Ernst, les Nancéens (Nanziger) (22) ont demandé l’annexion de l’Al- sace-Moselle au IIIe Reich (sans doute afin de pouvoir continuer à avoir voix au chapi- tre), l’EHD s’efface parce que les tendances cléricales et particularistes de beaucoup de ses membres sont incompatibles avec l’idéologie nationale-socialiste ; il est finalement dissout en avril 1941. L’histoire retient donc surtout ce manifeste comme un acte de trahison envers la France – qui plus est complètement inutile –, et les « patriotes alsa- ciens » déchantent et fulminent. Engagé volontaire dans l’armée allemande en 1914, grand blessé de guerre (comme pilote d’avion), Ernst est un Alsacien authentique, fils du pasteur de Hurtigheim (Bas- Rhin). Installé dans la République de Weimar, il a été l’un des fondateurs de l’Union des Alsaciens-Lorrains de souche (Alt-Elsaß-Lothringische Vereinigung) et il est entré au comité directeur de l’Institut scientifique des Alsaciens-Lorrains du Reich (Wissen- schaftliches Institut der Elsaß-Lothringer im Reich) à Francfort (23). Otto Meissner, né à Bischwiller (Bas-Rhin), parent par alliance de Kléber ; Fritz Bronner (24), né à Riquewihr

17 Nous empruntons cette judicieuse formule à Alphonse Irjud (« Une Résistance éclatée dans un maillage totalitaire », dans Alfred Wahl, Les Résistances des Alsaciens-Mosellans durant la Seconde Guerre mondiale 1939-1945, Metz, 2006, p. 31-38). 18 Voir Philip Bankwitz, Les Chefs autonomistes alsaciens 1919-1947, Strasbourg, 1980. 19 Voir L. Kettenacker, « La politique de nazification en Alsace » (note ),2 p. 104-117. 20 Oberstadtkommisar (maire) de Strasbourg (puis le 14 février 1942 Oberbürgermeister – maire du « grand Strasbourg », après annexion des communes périphériques) et Generalreferent (rapporteur général) du Gauleiter. Voir L. Kettenacker, « La Politique de nazification en Alsace » (note 2), p. 76-90. 21 Eugène Riedweg, 1939-1945. Strasbourg : ville occupée. La vie quotidienne dans la capitale de l’Alsace durant la Seconde Guerre mondiale, Steinbrunn-le-Haut, 1982, p. 85. 22 Frange germanophile des autonomistes emprisonnés en 1939 par les autorités françaises à Nancy. L’un d’eux, Karl (Charles) Roos, a été fusillé pour espionnage à Champigneulles (Meurthe-et-Moselle) le 7 février 1940. 23 Voir Irmgard Grünewald, Die Elsaß-Lothringer im Reich 1918-1933. Ihre Organisationen zwischen Integration und “Kampf und die Seele der Heimat”, Francfort/Berne, 1984. 24 Directeur de l’école normale de Colmar pendant l’annexion de fait (Charles Béné, L’Alsace dans les griffes nazies, vol. 6, Raon-l’Étape, 1984, p. 58). 448 Revue d’Allemagne

(Haut-Rhin), et le général Scheüch (25), né à Sélestat (Bas-Rhin), dernier ministre de la Guerre de Guillaume II (et cousin du général français Reibell), comptent parmi les figures les plus marquantes de ce groupe (26). Beaucoup de ceux qui sont encore vivants regagnent le pays natal en 1940, avec des Allemands nés dans le Reichsland. Parmi ces « revenants » (27), Theodor Berkelmann (1894-1943), né au Ban-Saint-Martin, nu quartier de Metz, haut dirigeant de la SS, chargé de la politique de colonisation en Lorraine (28). Après la très brève période de séduction, le rouleau compresseur se met en marche. Sous l’autorité du Gauleiter se trouvent placés les chefs politiques de rangs inférieurs (membres du Korps der politischen Leiter) : Kreisleiter (sorte de sous-préfet politique) (29), Ortsgruppenleiter (chef d’arrondissement de police politique), Zellenleiter (chef de cel- lule), Blockleiter (chef d’un groupe d’immeubles ou de maisons) et Mitglieder (mem- bre du parti). En beaucoup d’endroits, les opportunistes surgissent, comme François Haegelin, viticulteur à Orschwihr (Haut-Rhin), nommé Oberbauernführer (chef de plusieurs groupements locaux d’agriculteurs), qui croit « le moment venu pour devenir le tyran du village » (30). L’entrée dans le parti est cependant réservée à une « élite » de militants éprouvés, passés par un « sas » appelé Opferring (Cercle du sacrifice) en Alsace, institué le 1er octobre 1940 – et, dans le Gau voisin, Deutsche Volksgemeinschaft Lothringen (Communauté du peuple de souche allemande de Lorraine) (31), créée dès le 20 août –, sorte d’état probatoire (32). La NSDAP (introduite en Alsace en mars 1941 seulement, et dont les premiers membres alsaciens ne sont reçus que le 25 janvier 1942) quadrille la société, composée dans chaque Gau à la fois de Reichsdeutschen (citoyens du Reich dans ses frontières de 1937, qui jouissent de la plénitude des « droits » et des devoirs, dont le service mili- taire) et de Volksdeutschen (personnes de « souche germanique », mais qui ne peuvent

25 Voir Jean-François Thull, « Une carrière dans l’armée allemande : Heinrich Scheüch (1864-1946), un général alsacien dans l’armée de Guillaume II », in : Jean-Noël Grandhomme (dir.), L’Alsace et la Grande Guerre, Revue d’Alsace, 139 (2013), p. 147-153. 26 L. Kettenacker, « La politique de nazification en Alsace » (note 2), p. 79. 27 Expression qui désigne les Alsaciens-Lorrains émigrés en France ou leurs descendants rentrés dans leur région d’origine après 1918. 28 Bernard et Gérard Le Marec, Les Années noires. La Moselle annexée par Hitler, Metz, 1990, p. 145-146. 29 La liste des Kreisleiter d’Alsace est la suivante (nous conservons la forme germanisée des noms, même pour les Alsaciens de souche) : Altkirch – Josef Fiterer, Colmar (Kolmar) – Konrad Glas, Erstein – Johann Bender, Guebwiller (Gebweiler) – Alexander Krämer, Haguenau (Hagenau) – Renatus Hauss, Molsheim – Edmund Nussbaum, Mulhouse (Mülhausen) – Hans Peter Murer, Ribeauvillé (Rappolts- weiler) – Walter Kirn, Saverne (Zabern) – Rudolf Lang, Sélestat (Schlettstadt) – Heinrich Sauerhöfer, Strasbourg (Straßburg) – Hermann Bickler, Thann – Karl Eschle, Wissembourg Weißenburg( ) – Rein- hold Lawnick (Archives municipales de Strasbourg [AMS], 207 MW 5, Note du Chef der Ziverwaltung, 10 janvier 1941). 30 ADHR, 1441 W 6, Commission consultative de sécurité publique de l’arrondissement de Guebwiller, PV de la séance du 29 mars 1945. 31 Eugène Schaeffer, L’Alsace et la Lorraine (1940-1945). Leur occupation en droit et en fait, Paris, 1953, p. 91. 32 Paul Eschbach, Pleurs et grincements de dent. Un adolescent d’Alsace sous l’Occupation, Mulhouse, 1998, p. 32. La « mise au pas » (Gleichschaltung) de l’Alsace-Moselle en 1940-1942 449 obtenir la citoyenneté allemande qu’individuellement, pour services rendus), parfois ironiquement surnommés Beutedeutschen (Allemands « par butin ») (33). Ce statut de Volksdeutsch a également été attribué (ou plutôt imposé) dans les ter- ritoires annexés à certains Slovènes, Tchèques et Polonais catalogués « d’ascendance allemande », aux Luxembourgeois, aux Belges d’Eupen et de Malmédy, aux Sudètes, aux Allemands de Moravie ; dans les territoires occupés, satellisés et alliés : aux Alle- mands du Danemark, des Pays baltes, de la Volga, de Hongrie, de Serbie, de Slova- quie, du Tyrol du Sud (Haut-Adige), de Transylvanie, de Bessarabie ; un statut proche existe pour les pays d’émigration (Auslandsdeutschen). Pour les pangermanistes les plus exaltés ce sont d’ailleurs tous les peuples d’origine germanique qui ont vocation à intégrer un jour le Grand Reich. Dans ce cadre, l’Alsace-Moselle se trouve sur le front pionnier de la germanisation (34). Les habitants des régions annexées connaissent toutes les étapes de la mise au pas, et ceux de la Lorraine française, du Nord, de la Champa- gne, des Ardennes, de la Franche-Comté et de la Bourgogne, elles aussi « vieille terres franques, alémaniques ou burgondes », ne perdent rien pour attendre.

Défrancisation, rage « purificatrice » et germanisation Dès la fin de juin 1940 un grand « coup de balai » est donné. Les murs sont couverts de l’affiche : Hinaus mit dem welschen Plunder ! (À la porte le foutoir français !) (35). Comme raison de l’incroyable débandade des militaires et des fonctionnaires fran- çais – qui a choqué tout particulièrement des populations alsaciennes et lorraines mosellanes fondamentalement légalistes et respectueuses des corps constitués –, les nazis avancent une explication « imparable », qu’ils fournissent aux Sélestadiens : « Si vous êtes dans de mauvais draps maintenant, c’est la faute de vos Juifs ! » (36). Cet antisémitisme forcené heurte en général les populations. « Les lieux de culte israélites sont l’objet d’une haine insensée, s’indigne Robert Bour. La synagogue de Metz est profanée, pillée et sert de débarras. Quant à celle de Sarreguemines, elle est détruite à coups d’explosifs. Le cimetière juif de Thionville est nivelé et transformé en terrain de culture » (37). Vient ensuite le temps des expulsions, massives en Lorraine, plus « ciblées » en Alsace (militants des partis nationalistes, membres du Souvenir français, engagés volontai- res dans l’armée française en 1914-1918 (38), Français de l’Intérieur, Juifs, romanichels, « asociaux », étrangers, avec toujours des exceptions). En tout, ce sont 270 000 personnes qui sont concernées entre août 1940 et le début de 1942, auxquelles il faut ajouter 20 000

33 Joseph Freymann, Mon vécu de guerre, 1940-1945, Illkirch-Graffenstaden, s.d., p. 10. 34 Voir Jean-Marc Dreyfus, « Germanisierungspolitik im Elsass 1940-1945 », in : Jerzy Kochanowski, Maike Sach (dir.), Die “Volksdeutschen” in Polen, Frankreich, Ungarn und der Tschechoslowakei. Mythos und Realität, Osnabrück, 2006, p. 205-223. 35 ADHR, 1441 W 3, Enquête… Commune d’Oberentzen, 23 août 1950. – TO, Alphonse Bronner, Reichs- tett, 5 août 2002. 36 Marie-Joseph Bopp, Ma ville à l’heure nazie. Colmar 1940-1945, Strasbourg, 2004, p. 27. 37 Robert Bour, Un Lorrain dans la Kriegsmarine, Paris, 1977, p. 42. 38 Comme l’ouvrier Auguste Muller, né en 1889, « porté par les Allemands sur la liste des expulsés dès le commencement de l’occupation » (Archives départementales du Bas-Rhin [ADBR], 297 D 15, Comités d’épuration, liste de victimes du nazisme, s.d.). 450 Revue d’Allemagne départs volontaires clandestins (39). Le moment des expulsions « favorise la confusion et permet l’assouvissement des rancunes personnelles, des haines, des vengeances » (40). Les vides sont en partie comblés par l’installation de colons (Siedler (41)), parfois venus de l’autre extrémité de l’Europe (comme à Hesse (Moselle), ces Allemands de Bessara- bie déplacés en 1940 en vertu des clauses secrètes du pacte germano-soviétique qui ont attribué cette région à l’URSS) ou parfois de beaucoup plus près : les habitants de dix-huit villages de la région dialectophone de Bitche (Bitcherland), où les Allemands ont décidé une grande extension d’un camp militaire, réimplantés en Moselle francophone. Si le « Nancéen » revient dans sa région en héros (éphémère) de l’ordre nouveau, l’Alsacien ou le Lorrain mosellan rétifs à la germanisation (Reichsfeindliche, ennemi du Reich, ou Politischunzuverlässige, politiquement suspect) – et même à l’occasion l’opposant allemand (42) – sont quant à eux envoyés pour y être « convertis » ou « réédu- qués » (umgeschult) dans les camps de Schirmeck-La Broque (Bas-Rhin) (43), Gaggenau (Bade), Schelklingen (Wurtemberg) ou encore à la prison d’Ensisheim (Haut-Rhin), au fort de Queuleu (44), au grand séminaire réquisitionné de Metz, ainsi que dans les prisons de Sarreguemines et de Sarrebourg et au camp de Woippy (Moselle) (45). Les motifs les plus divers peuvent conduire à ces internements et, selon le lieu, le moment ou la personnalité des responsables locaux du parti, une même infraction peut avoir des conséquences anodines ou dramatiques. Paul Betsch, qui habite La Broque, voit parfois des prisonniers venir à l’atelier de son père pour y chercher de la peinture. « Ceux qui avaient commis les délits les plus graves allaient au Struthof. Nous avions entendu parler de ce camp déjà pendant la guerre, mais on ne s’en approchait pas » (46). Des femmes aussi sont détenues à Schirmeck, comme une voisine de celui qui deviendra le notaire Camille Bilger, veuve d’un capitaine de l’armée française tué en 1940, et mère de trois enfants, qui y passe trois mois, dénoncée par « une des filles d’une famille germanophile » pour avoir écouté la radio suisse (47). L’un des internés, Gustave Bato, a été arrêté le 15 novembre 1941 pour avoir chanté Les Gars de la marine dans un café de Soultz (Haut-Rhin) (48). D’une manière générale, c’est toute trace de culture française et démocratique qui doit disparaître du territoire

39 La Voix des groupements GERAL-PRAF, juillet 1997, n° 319. 40 R. Bour, Un Lorrain dans la Kriegsmarine (note 37), p. 29. 41 Voir B. et G. Le Marec, Les Années noires (note 28), p. 132-135. 42 Jean-Paul Lingelser, « Lipsheim, Fegersheim et Ohnheim sous la domination allemande, 1939- 1945 », Annuaire de la Société d’histoire des Quatre cantons, n° 22, 2004, p. 57. 43 Voir « Il y a cinquante ans : la libération du camp. Le camp d’internement de Schirmeck, Sicherungs- lager Vorbruck », numéro thématique de la revue L’Essor, n° 65, décembre 1994. – Jacques Granier, Schirmeck. Histoire d’un camp de concentration, Strasbourg, s.d. et Ch. Béné, L’Alsace dans les griffes nazies (note 24), vol. 5, 1980, p. 45-82. 44 Voir Léon Burger, Tragédies mosellanes. Le fort de Queuleu à Metz, Metz, 1973. 45 Voir Marcel Neigert, « La Répression allemande en Moselle (1940-1945) », Revue d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, n° 105, janvier 1977, p. 79-100. – Id., Internements et déportation en Moselle 1940-1945, Metz, 1978. 46 TO, Paul Betsch, La Broque, 18 décembre 2008. 47 TO, Camille Bilger, Geispolsheim, 11 juillet 2008. 48 ADHR, 1441 W 4, Plainte adressée au président des FFI de la région de Soultz, s.d. La « mise au pas » (Gleichschaltung) de l’Alsace-Moselle en 1940-1942 451

« recouvré » par l’Allemagne. Dans de nombreux endroits les habitants sont donc invi- tés à déposer entre les mains des autorités leurs livres, insignes, décorations, unifor- mes, livrets militaires français (49). Dans bien des cas pourtant, comme à Pulversheim (Haut-Rhin), le corps enseignant, le personnel communal ou même des particuliers réussissent à mettre « en lieux sûrs un nombre appréciables d’ouvrages, ainsi que les cartes géographiques, tous les drapeaux tricolores et le buste de La République » (50). Sont ensuite organisés des bûchers de livres (Bücherverbrennung) (51). Ces autodafés ont généralement lieu à l’occasion de la fête du solstice d’hiver (Sonnenwendfeier) (52), fête païenne qui doit concurrencer Noël. Sont simultanément implantées un peu partout des bibliothèques communales (Volksbücherei) (53) pour diffuser la vulgate nazie (54). En général, elles se composent essentiellement de « volumes de propagande, destinés à la jeunesse, où on loue l’héroïsme des combattants allemands » (55). Des séan- ces de cinéma avec surtout les actualités (Wochenschau) « où l’on montre les victoires allemandes » ou encore le classique de l’antisémitisme Jud Süss (Le Juif Süss) (56) et des représentations théâtrales (57) sont également organisées. La NSDAP propose encore des Kulturabende (soirées culturelles) avec concerts et conférences (sur les thèmes : Die grosse Wende – Le Grand tournant (58) et Adolf Hitler rettet Europa – Adolf Hitler sauve l’Europe (59)). La propagande allemande se substitue donc à l’éducation française. En dehors des personnes ayant un poste de confiance ou de direction dans les diverses organisations, et d’un certain nombre de ralliés ou d’opportunistes, la popu- lation rechigne à participer aux démonstrations, comme le Kreistag (Jour de l’arron- dissement) ou le Großkundgebung (Grande manifestation) (60). Alors, à Ribeauvillé, pour le troisième Kreistag, les 25 et 26 septembre 1943, tous les membres des orga- nisations des environs sont convoqués en uniforme. Les Blockleiter font commerce de drapeaux à croix gammée avec ce slogan : « Aucune maison de notre ville sans un drapeau de la Grande Allemagne ! » (61). En Moselle les Allemands organisent des

49 Id., 1441 W 3, Enquête… Commune de Jungholtz, s.d. (1950 ou 1951). 50 Id., Enquête… Commune de Pulversheim, s.d. (1950 ou 1951). 51 Comme celle organisée sur la Karl-Roos-Platz (place Kléber) à Strasbourg pour la Noël de 1940 (SNN, 27 décembre 1940). 52 Voir Geneviève Herberich-Marx, Freddy Rapha}l, « Une croisade de purification culturelle. Les auto- dafés du solstice d’hiver dans l’Alsace annexée (1940) », Revue des sciences sociales de la France de l’Est, 21 (1994), p. 61-70. 53 Marc Schweyer, « Aspects de la politique nationale-socialiste en Alsace. La Bibliothèque municipale de Strasbourg sous l’Occupation (1940-1944) », Saisons d’Alsace, été-automne 1971, p. 489-490. 54 ADHR, 1441 W 3, Enquête… Commune d’Oberentzen, 23 août 1950. 55 Id., 1441 W 2, Enquête… Commune de Hattstatt, 18 décembre 1950. 56 Id., 1441 W 1, Enquête… Commune de Feldkirch, s.d. (1950 ou 1951). 57 Id., 1441 W 2, Enquête… Commune d’Issenheim, s.d. (1950 ou 1951). 58 Prononcée par exemple par les autonomistes Schall, Hauss et Keppi à Haguenau, le 28 juillet 1940 (André Wagner, « Chronique des années 1938-1946 », Études haguenoviennes, 1994, t. XX, p. 31). 59 ADHR, 1441 W 1, Enquête… Commune de Bollwiller, s.d. (1950 ou 1951). 60 Id., 1441 W 3, Enquête… Commune de Pulversheim, s.d. (1950 ou 1951). 61 « Kein Haus unserer Stadt ohne eine Fahne Groß-Deutschlands ! » (« Des Années noires à la Libération, 1939-1945 », Bulletin du Cercle de recherche historique de Ribeauvillé et environs, n° 8, décembre 1994, p. 23). 452 Revue d’Allemagne commémorations ostentatoires chaque année pour célébrer les victoires allemandes de 1870 autour de Metz (62).

Le vandalisme et les persécutions linguistiques Les attaques contre la culture locale et nationale sont frontales. Les Allemands entre- prennent la défrancisation de l’Alsace-Lorraine et de ses habitants (Entwelschung von Land und Leute) selon la doctrine de la Rückdeutschung (re-germanisation), l’Alsace et la Lorraine mosellane ayant été, selon eux, arrachées à la sphère politique germanique par les « rapts » successifs des rois de France, surtout de Louis XIV. Dans ce cadre, tout ce qui rappelle l’appartenance du pays à la culture française doit disparaître. Les monuments aux morts, qui sont souvent détruits ou germanisés, constituent bizarre- ment l’une des cibles principales des nazis, alors qu’ils ont été élevés en mémoire de soldats très majoritairement morts sous l’uniforme de l’armée allemande (63). À Metz, « amputé de ses bas-reliefs, [il] est accommodé à la sauce germanique, il porte en gothique : “Sie starben für das Reich” [Ils sont morts pour le Reich] » (64). Dans bien des cas donc le monument n’est que partiellement détruit. Les statues et monuments « français » (comme ceux de Kléber à Strasbourg, de Lafayette à Metz ou de Rapp à Colmar) sont bien évidemment eux aussi démontés ou détruits. Les noms des communes sont modifiés (Thionville redevient Diedenhoffen, Ribeauvillé Rappoltsweiler, Sélestat Schledstadt) et également ceux des rues (65) : à Sar- rebourg la rue Jeanne d’Arc se mue en Richard-Wagnerstraße. Les nouveaux maîtres importent donc leurs références culturelles (66). En dehors de zones francophones d’Al- sace et de Moselle, et des grandes villes, les Allemands n’éprouvent guère de difficulté à faire disparaître le français, peu parlé dans la vie courante. La langue prohibée est remplacée par le haut allemand car le jacobinisme nazi s’accommode mal du dialecte, d’autant plus qu’il a assimilé un certain nombre d’expressions françaises (bouchour, « bonjour » ; ou merci) (67). De nombreuses anecdotes montrent la résistance passive d’une grande partie de la population à ces mesures. Les Allemands vont bien au-delà de ce qu’avait exigé la dictature militaire en 1914. Ils imposent même des changements de prénoms et de noms de famille (68), avec toutefois

62 Monique Sary, « La Vie à Metz sous l’occupation nazie (1940-1944) », in : François-Yves Le Moigne, Moselle et Mosellans dans la Seconde Guerre mondiale, Metz, 1983, p. 162. 63 Jean-Noël Grandhomme, « Un Aspect de la “mise au pas” de l’Alsace-Moselle annexée de fait : la des- truction des monuments aux morts de 1914-1918 par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale », in : Stéphane Benoist, Anne Daguet-Gagey, Christine Ho}t-Van Cauwenberghe et Sabine Lefebvre, Mémoires partagées, mémoires disputées : écriture et réécriture de l’histoire, Metz, 2010, p. 253-272. 64 R. Bour, Un Lorrain dans la Kriegsmarine (note 37), p. 32. 65 Gérard Michaux, « Sarrebourg à “l’heure allemande” », in : F.-Y. Le Moigne, Moselle et Mosellans (note 62), p. 199. 66 Une des transformations les plus ridicules, qui fait bien rire sous le manteau, est celle de la principale rue commerçante de Mulhouse, la rue du Sauvage, en Adolf-Hitler-Straße (E. Riedweg, 1939-1945 : Mulhouse ville occupée, Steinbrunn-le-haut, 1981, p. 48). 67 ADHR, 1441 W 1, Enquête… Commune de Feldkirch, s.d. (1950 ou 1951). 68 Bourgeois se mue en Burg ou encore Petit en Klein (ADHR, 1441 W 3, Enquête… Commune de Pul- versheim, s.d. [1950 ou 1951]). – Voir aussi AMS, 207 MW 13. La « mise au pas » (Gleichschaltung) de l’Alsace-Moselle en 1940-1942 453 de nombreuses exceptions, comme cette famille au patronyme typiquement breton : Gargoët (69), ou encore ces Mosellans nommés Blondlot, Chevrier, Grandhomme, Meu- nier, qui conservent leur patronyme tout au long de la guerre. Parfois les modifications touchent à l’absurde. Le port du béret (Franzosenmütze ou Gehirnverdunkelungkappe) est interdit car il « obscurcit le cerveau » selon le Kreisleiter de Colmar (70) ; en d’autres endroits il est dénoncé comme « un couvre-chef juif » (71). Les coupes de cheveux sont elles aussi surveillées. « Pour moi, je garde le cheveu long et, comble d’indiscipline, les pattes sur les joues », raconte Robert Bour (72). Les journaux français disparaissent, remplacés en Alsace par les Straßburger Neueste Nachrichten (73), le Kolmarer Kurier, le Mülhauser Tagblatt ; et en Moselle par la National Sozialistiche Zeitung Westmark ou la Metzer Zeitung (puis Metzer Zeitung am Abend), simples courroies de transmission des services de propagande du nouveau régime. Les fonctionnaires alsaciens sont envoyés outre-Rhin pour des stages de « recyclage » ou de « mise aux normes » (Umschulung). Sont particulièrement touchés les cadres de la SNCF (74), devenue Reichsbahn ; des PTT, devenues Reichspost ; ou les instituteurs et institutrices. La vie économique est elle aussi prise en main par l’État. Enfin, les Alle- mands procèdent à des simplifications administratives en créant de grandes métropo- les à Mulhouse, Metz, Strasbourg ; et en regroupant plusieurs villages (75).

La pression politique Tous les arguments sont bons pour attirer des autochtones jugés intéressants vers la NSDAP. Convoqué chez son Blockleiter, Robert Bour, homme jeune et dynamique, entend parler de son passé de marin français. « En août 1940, j’ai drôlement pensé à toi. Mers el-Kébir, Dakar, Alexandrie, tu y étais, non ? […] Quelle honte ! Les Anglais, quels salauds ! Et dire qu’il y a des Français qui marchent avec eux. Mais toi, t’es un type droit ! T’as compris, non ? » Devant le silence de son interlocuteur, le responsable nazi alterne promesses et menaces, mais n’obtient aucun résultat. En conséquence Robert Bour est renvoyé dès le lendemain de son emploi. Conscient d’avoir été imprudent, il décide de déménager. « De l’autre côté de la rue, c’est un autre bloc. Et le Blockleiter y est moins agressif » (76). Comme dans les autres territoires annexés en Europe, les organisations nazies sont importées en Alsace-Moselle, dès le 15 octobre 1940 (77). Elles s’implantent rapidement

69 TO, Simone Gargoët-Nevels, 25 novembre 2002 (entretien réalisé par Laure Balzano-Dupuich). Cette famille était fixée depuis longtemps à Sainte-Marie-aux-Mines (Haut-Rhin), le père avait fait la Grande Guerre dans l’armée allemande. 70 Pierre Rigoulot, L’Alsace-Lorraine pendant la guerre 1939-1945 (1997), Paris, 1998, p. 37. 71 ADHR, 1441 W 1, Enquête… Commune de Biltzheim, 9 juillet 1950. 72 R. Bour, Un Lorrain dans la Kriegsmarine (note 37), p. 34. 73 Voir Isabelle Bogen, « Les SNN, sept colonnes de propagande à la “une” », Saisons d’Alsace, n° 114 : 1941, la Mise au pas, 1991/1992, p. 51-62. 74 TO, André Claus, Lingolsheim, 9 septembre 2002. 75 TO, Paul Betsch, 18 décembre 2008. 76 R. Bour, Un Lorrain dans la Kriegsmarine (note 37), p. 83-85. 77 SNN, 17 octobre 1940, citées par Mathieu Danner, Scherwiller et ses habitants, 1939-1945. L’histoire d’un village alsacien pendant la Seconde Guerre mondiale, Maîtrise, Strasbourg II, 2003, p. 57. 454 Revue d’Allemagne jusqu’au fond des campagnes, rencontrant parfois de farouches résistances, comme à Réguisheim (Haut-Rhin), où aucune n’existe autrement que sur le papier, ce qui entraîne une lourde répression (78), ou encore à Biltzheim (Haut-Rhin), village d’agri- culteurs et de mineurs de potasse, où « la population a observé une attitude irrépro- chable, de sorte qu’aucun habitant n’a été poursuivi pour faits de collaboration à la Libération » (79). Plusieurs formations paramilitaires dépendent directement du parti (Gliederungen der Partei) : SA (), SS (), NSKK (National- sozialistisches Kraftfahrkorps – corps motorisé national-socialiste), HJ (Hitlerjugend), NSFK (Nationalsozialistisches Fliegerkorps – corps national-socialiste d’aviation (80), qui attire, à l’image des autres organisations, son lot d’Alsaciens (81) et de Lorrains (82), avant tout passionnés d’aviation ou de modélisme (83)). Le quadrillage de l’Alsace et de la Moselle par la NSDAP et ses organisations est bien supérieur à celui des autres régions (un Block pour 99 habitants en Alsace contre un pour 162 au Pays de Bade (84)). Pour pouvoir continuer à exercer dans l’administration les fonctionnaires doivent produire un certificat d’hérédité Abstammungsnachweis( ) ou d’aryanité (Ahnenpass (85) ou Ariernachweis) (86). Les employés de l’État et assimilés sont poussés à entrer dans la NSDAP et à y accepter des responsabilités. Les femmes sont sollicitées par le Secours d’hiver (Winterhilfsdienst), division de l’Agence des femmes allemandes (Frauenwerk), la NSF (Nationalsozialistische Frauenschaft – Union natio- nale-socialiste des femmes (87)) ou encore par l’Agence de secours « Mère et Enfant » (Hilfswerk Mutter und Kind), qui dépend de la NSV (Nationalsozialistische Volks- wohlfahrt – Ligue nationale-socialiste pour le bien-être du peuple (88)). Les nazis ont le champ entièrement libre puisque le 22 mars 1941 toutes les associations caritatives confessionnelles ou autres ont été interdites (89). Si la grande majorité des Alsaciennes

78 ADHR, 1441 W 3, Enquête… Commune de Réguisheim, 17 février 1951. 79 Id., 1441 W 1, Enquête… Commune de Biltzheim, 9 juillet 1950. 80 Voir « National Socialist Flyers’ Corps », in : Friedemann Bedürftig, Christian Zentner (dir.), The Encyclopedia of the Third Reich, New-York, 1997, p. 627-628. 81 ADBR, 544 D 238, Comité départemental d’épuration, fiche d’un instituteur non( sanctionné), 27 mars 1946. 82 ADM, 1486 W 701, Dossier d’A. T. (né à Felsberg (Sarre) en 1905, marié à une Lorraine, naturalisé français). Notice de renseignements concernant un individu jugé dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique, 30 mai 1945. 83 Émile Hettler, Jean-Paul Grasser, Études haguenoviennes, t. XIII : Haguenau dans la tourmente de 1939-1945, vol. 1, 1987, p. 168. 84 Eugène Riedweg, Les Malgré-nous, Mulhouse, 1995, p. 28. 85 Voir Christian Wolf, « Le Destin curieux de l’Ahnenpass. Le certificat d’aryanité est devenu un outil généalogique », Saisons d’Alsace (note 73), p. 125-130. 86 Certificat sous forme d’arbre généalogique demandé à un postulant à la SA, in: Michèle Herzberg, Francis Lichtlé, Roland Oberlé, Batailles d’Alsace 1939-1945, Strasbourg, 1988, p. 142-143. 87 Voir Jill Stephenson, The Nazi Organization of Women, New-York, 1981 et Women in Nazi Society, New-York, 1985. 88 Voir Sophie Friederich, La Nationalsozialistische Volkswohlfahrt à Strasbourg de 1940 à 1944, Maî- trise, Strasbourg II, 1999. 89 L. Kettenacker, « La politique de nazification en Alsace. Deuxième partie », Saisons d’Alsace, n° 68 (1979), p. 20. La « mise au pas » (Gleichschaltung) de l’Alsace-Moselle en 1940-1942 455 et des Lorraines mosellanes n’adhère à aucune des filiales du parti, certaines trouvent une échappatoire en entrant dans la Croix-Rouge (Deutsches Rotes Kreuz – DRK). Il existe aussi de nombreuses organisations professionnelles comme le Front alle- mand du Travail (Deutsche Arbeitsfront – DAF), créé en 1933 après la dissolution des syndicats, la Ligue nationale-socialiste des enseignants et des fonctionnaires (Natio- nalsozialistischer Lehrer- und Beamtenbund – NSLB), celle des étudiants (National- sozialistische deutscher Studentenbund – NSDS), etc. « Pour ne pas être obligé à une activité politique quelconque, détestée de presque tous, écrit le sénateur Médard Brogly, beaucoup d’Alsaciens se faisaient enrôler dans ces organisations profession- nelles » (90). Sur un ou deux points précis, le régime allemand – comme d’ailleurs celui de la période de la première Annexion – comporte tout de même de bons côtés, admet Robert Bour (que l’on ne peut soupçonner de complaisance pour le nazisme) : « L’as- surance Accidents Maladie est l’un des systèmes qui, à mon sens, présente quelque avantage sur la législation française de l’époque. […] De plus, une assurance vieillesse est prévue lors de la retraite à soixante-cinq ans » (91). La majorité de la population, cependant, ne rejoint aucune organisation, les ralliés n’auraient représenté qu’environ 2 % des habitants (92). Le chiffre est sans doute plus élevé, mais somme toute assez comparable à celui des collaborateurs dans les autres régions françaises. Dans bien des cas l’administration locale est maintenue, le maire d’avant l’annexion de fait acceptant de rester en place comme un « moindre mal » ou un citoyen se dévouant pour remplir une des fonctions liées au parti, à l’exemple de Joseph Ginter à Soultz, « Ortsgruppenleiter ayant fait tout son possible pendant l’occupation allemande afin de soulager la population opprimée en prenant beaucoup de risques à son compte » (93).

L’embrigadement de la jeunesse : le cadre scolaire Le régime contraint les adolescents, et même les enfants, à entrer dans différentes organisations. La propagande dispensée par le maître d’école (Schulmeister), plus ou moins nazi (tous les établissements confessionnels sont supprimés le 24 mars 1941), se double ainsi d’un endoctrinement spécifique. L’entrée dans les formations parami- litaires nazies apparaît comme le prolongement logique du système d’éducation du IIIe Reich. Dès l’école primaire, en effet, les enfants sont soumis à une propagande militaire. La lecture de certains petits textes leur est imposée afin de les sensibiliser aux différents types de « héros » allemands : Aus dem Tagebuch eines Jagdfliegers (Extrait du journal d’un pilote de chasse) par Goering lui-même, ou Scapa Flow par Günther Prien, le plus grand as de l’arme sous-marine (surnommé le Taureau de Scapa Flow après avoir

90 Médard Brogly, La Grande épreuve. L’Alsace sous l’occupation allemande, 1940-1944, Paris, 1945, p. 69. 91 R. Bour, Un Lorrain dans la Kriegsmarine (note 37), p. 38. 92 Gisèle Rapp-Meichler, Alsace, les années fantômes. Chronique des années de guerre, 1939-1945, Mul- house, 1993, p. 123. 93 ADHR, 1441 W 6, Commission consultative de sécurité publique de l’arrondissement de Guebwiller, s.d. 456 Revue d’Allemagne réussi à pénétrer en octobre 1939 dans la base britannique pour y couler le cuirassé Royal Oak) (94). Dans les établissements scolaires les élèves sont maintenant entourés de camara- des allemands, dans des proportions variables, plus nombreux dans les villes. « Les parents étaient fonctionnaires ou militaires, se souvient Benoît Daul. Il y avait aussi des réfugiés, venus pour fuir les villes allemandes bombardées, afin d’être tranquilles. Nous n’avions pas beaucoup de relations avec eux. […] On ne cherchait pas d’ennuis. Parmi ces Allemands, c’était comme partout, il y en avait des bons et des moins bons. On ne faisait pas de politique » (95). Le corps professoral, lui aussi, a beaucoup changé. Le collège épiscopal de Zillisheim ayant été fermé par les Allemands, Camille Bilger s’est inscrit au lycée d’Altkirch. « Comme on était sous le régime allemand on avait classe jusqu’à 13 heures. Je trouve ce système meilleur que le nôtre ! Et l’après-midi on rentrait et on faisait du sport. » La plupart des professeurs sont des Allemands âgés ou exemptés de service pour raison de santé, et quelques professeurs alsaciens « qui ont réussi à se maintenir » (96). Par la force des choses, les annexés de fait plus âgés sont contraints de fréquenter les universités d’outre-Rhin avant la réouverture de celle de Strasbourg. Jean Amos se dirige vers Heidelberg. « C’était une ville très sympathique et très ouverte aux étu- diants. Clermont, où nous étions un peu entassés, ne pouvait souffrir la comparaison. Heidelberg était une ville universitaire depuis plus de quatre cents ans, et la mentalité des gens était tout autre ; nous avons été très bien reçus, on ne peut pas dire le contraire, même si nous avions faim, comme tout le monde, et si nous entendions les avions qui passaient » (97).

L’introduction de la Hitlerjugend et du Bund Deutscher Mädel (BDM) À l’âge de six ans les enfants entrent chez les Pimpfe (gamins). De dix à quatorze ans les garçons font partie du Deutsche Jungvolk et les filles du Deutsches Jungmä- delbund, puis de quinze à dix-huit ans de la HJ ou du BDM (Ligue des Jeunes filles allemandes) (98). Le passage du Jungvolk à la HJ est marqué par une grande cérémo- nie, dite Jugendverpflichtung (serment prêté par la jeunesse), destinée à remplacer la communion solennelle des catholiques ou la confirmation des protestants (99). Les Alle- mands, même nazis, demeurent attachés aux formes juridiques (ou de simple appa- rence juridique, en tout cas morales) d’engagement, auxquelles ils donnent un aspect contraignant. En vertu du Führerprinzip, HJ et BDM sont très hiérarchisés (100).

94 Deutsches Lesbuch für Volksschulen, vol. 3, Berlin, 1943 cité par Michel Wagner, « L’Enseignement à Lautenbach sous l’Occupation », S’Lindeblätt, les cahiers du patrimoine du Haut-Florival, n° 17 (1998), p. 35. 95 TO, Benoît Daul, Strasbourg, 18 janvier 2003. 96 TO, Camille Bilger, 11 juillet 2008. 97 TO, Jean Amos, 1er décembre 2001. 98 Harald Scholtz, « Hitler Youth », in : Bedürftig/Zentner, The Encyclopedia of the Third Reich (note 80), p. 431-435. 99 Marie-Joseph Bopp, L’Alsace sous l’occupation allemande, 1940-1945, Le Puy, 1945. 100 Hans-Christian Brandenburg, Die Geschichte der HJ : Wege und Irrwege einer Generation, Cologne, 1968, p. 168 et 182. – Voir aussi Geneviève Humbert, « Les grandes lignes de la politique allemande de La « mise au pas » (Gleichschaltung) de l’Alsace-Moselle en 1940-1942 457

École d’endoctrinement, machine de guerre destinée à éradiquer en Alsace-Moselle l’éducation française et à arracher les jeunes âmes malléables aux très influentes Égli- ses, la HJ et le BDM ont une prégnance variable selon les lieux, la personnalité de leurs dirigeants locaux, les milieux concernés. Leur capacité de persuasion ou de coerci- tion dans un but d’endoctrinement ne sont toutefois pas négligeables. Leur audience est réelle et il est certain que le temps l’aurait élargie. Fils de vaincus, jeté hors du « bocal » traditionnellement très structurant des associations religieuses, sportives, musicales, du scoutisme (101), éloigné de sa famille, le jeune Alsacien ou Mosellan, mélangé à des Allemands, est parfois une proie facile, surtout en ville. La séduction est d’autant plus forte que les activités ouvertes à la jeunesse sont réduites à leur plus simple expression. Quelques mois à peine après l’annexion de fait, un haut fonctionnaire français replié perçoit le danger et en avertit Mgr Ruch, l’évêque de Strasbourg (réfugié à Périgueux), redoutant « toute l’attirance qu’un uniforme, qu’une espèce de sabre, des jeux guer- riers et la possibilité de commander comportent pour un adolescent » (102). Les réunions de la HJ et du BDM, fait remarquer un ex-policier français, sont placées le dimanche matin pour empêcher les adolescents de se rendre aux offices. Beaucoup s’inquiètent en constatant que dans le Vieux-Reich « seule la jeune génération allemande, devenue sourde aux disciplines familiales et religieuses, à force de sport et de matérialisme, accepte joyeusement de sortir de l’enfance pour sauter dans la guerre » (103). À partir du 2 janvier 1942, l’adhésion à la HJ est obligatoire aussi en Alsace (104), et à partir du 4 août en Moselle (mais certains arrivent à y couper (105)). L’absence aux réunions peut conduire à une suppression de l’allocation familiale (106). « Si tu veux continuer tes études, il va falloir que tu te comportes différemment », dit son directeur d’école à Camille Bilger qui n’a pas caché son profond ennui lorsqu’on l’a obligé, le 9 novembre 1940, à écouter à la radio le discours prononcé par Hitler à l’occasion de l’anniversaire du putsch de la Brasserie, date importante du calendrier national-socialiste (107). Le régime sanctionne ceux qui refusent de se couler dans le moule en hypothéquant leur avenir. « Quand j’ai voulu m’inscrire à la Karl-Roos- Schule (ex-Lycée Kléber), confirme un lycéen strasbourgeois, la première question du directeur a été : “Est-ce que tu es inscrit à la HJ ?” Lorsque je lui ai dit que non, il m’a

la jeunesse en Alsace occupée, 1940-1944 », Revue d’Alsace, n° 110 (1984), p. 193 et « Capter la jeunesse. Les filets de la Hitlerjugend », Saisons d’Alsace (note 73), p. 185-198. 101 Qui ne peuvent survivre que clandestinement après leur suppression par ordonnances des 16 août, 2 et 3 septembre 1940 (Julien Fuchs, Toujours prêt ! Scoutisme et mouvements de jeunesse en Alsace, 1918-1970, Strasbourg, 2007, p. 179). 102 Rapport du Directeur général des services d’Alsace et de Lorraine à Périgueux à Mgr Ruch, décem- bre 1940-janvier 1941, in : René Epp, La Terreur nazie en Alsace (1940-1945), Strasbourg, 2002, p. 90. 103 G.-E. Clément, Avec l’Alsace en guerre (1940-1944), Strasbourg, s.d., p. 59. Ancien directeur de la Banque de France à Strasbourg, G.-E. Clément est le seul haut fonctionnaire français resté en Alsace (jusqu’à son arrestation le 15 septembre 1943 et son emprisonnement à Kehl, au Pays de Bade). 104 SNN, 2 janvier 1942 cité par M. Danner, Scherwiller et ses habitants (note 77), p. 59. 105 TO, Paul Betsch, 18 décembre 2008. 106 TO, Jeanne Kempf-Burgard, Soultzeren, 29 août 2002. 107 TO, Camille Bilger, 11 juillet 2008. 458 Revue d’Allemagne répondu : “Tu reviendras quand tu y seras” » (108). Le même traitement est réservé aux adolescentes. « Par l’école, j’ai dû rentrer dans le BDM, raconte Simone Gargoët. Les élèves étaient obligées d’y aller. Ils faisaient du chantage à ce sujet, nous disant que nous n’aurions pas notre Abitur si nous n’allions pas dans leur organisation nazie. […] Comme j’adorais le sport, j’allais à leur séance de sport de 8 à 10 le soir une fois par semaine. Nous avions aussi des heures de piscine » (109). L’éducation nazie met en effet l’accent sur les « exercices physiques » ou « activi- tés corporelles » (Leibesübungen), selon la terminologie en vigueur, les marches, les camps (110), exercices qui tous mènent plus ou moins directement à la formation mili- taire nazie. Le but est de créer une communauté de sentiments (Gesinnungsgemein- schaft) par absorption de toutes les activités destinées à la jeunesse. Selon une ancienne tradition commune à de nombreux pays européens (y compris la France de Jules Ferry avec ses bataillons scolaires), le régime voit dans tous les sports, ou presque, un moyen de préparer le service militaire (Wehrertüchtigung (111)), tout particulièrement, bien sûr, par les exercices de tir (112) et d’ordre serré (défilé, garde à vous). Les cours sont aussi très orientés : « On nous expliquait un peu ce qu’étaient l’infanterie, l’aviation, la Kriegs- marine, tout ça… », déclare André Claus (113). L’une des missions de la HJ est d’organiser des quêtes pour améliorer les conditions d’existence des soldats pendant la mauvaise saison. Autour des troncs « une bande papier précise la destination de l’obole “volontaire” ! Winterhilf (114), Deutsches Rotes Kreuz, Soldatenheim [Foyer du Soldat], etc. ». Une autre mission réservée aux HJ est la chasse aux doryphores (115). Comme toutes les activités concernant la jeunesse sont pas- sées sous le contrôle du NSDAP, la HJ comprend, entre autres, des sections spécialisées dans la conduite des motos et des automobiles (Motor-HJ) (116), l’aviation par le vol à voile (Flieger-HJ) (117), la marine (Marine-HJ) (118), introduites en Alsace à la fin de 1941 (119). Les jeunes filles du BDM sont aussi astreintes à une participation à l’effort de guerre : dans le val de Villé (Bas-Rhin), récolte de digitales pour fabriquer des médicaments pour les soldats (120) ; à la Erwin-von-Steinbach-Oberschule (ex-Lycée Fustel de Coulanges) à

108 TO, André Claus, 9 septembre 2002. 109 TO, Simone Gargoët-Nevels, 25 novembre 2002. 110 TO, André Claus, 9 septembre 2002. 111 Voir Gilbert Krebs, « Une Révolution de la jeunesse ? », in : Françoise Knopper, Gilbert Merlio, Alain Ruiz, Le National-socialisme : une révolution ?, Toulouse, 1997, p. 226. 112 Hettler/Grasser, Études haguenoviennes (note 83), p. 169. 113 TO, André Claus, 9 septembre 2002. 114 Kriegswinterhilfswerk. 115 R. Bour, Un Lorrain dans la Kriegsmarine (note 37), p. 34. 116 Présente en Alsace, voir ABBR, 402 D 31, Dossiers d’interdiction de séjour (F. H. à Schiltigheim). 117 Cette composante attire forcément de nombreux jeunes, comme A. F. (né à Obernai (Bas-Rhin) en 1925), qui devient Kamaradschaftsführer uniquement, affirme-t-il, par passion pour l’aviation (ADBR, 544 D 237, Liste d’éventuels justiciables. Comité départemental d’épuration, 1945) ou H. M., qui rejoint la section de Schiltigheim (id., 402 D 18, PV de la Sûreté nationale, 27 septembre 1945). 118 G. Humbert, « Les grandes lignes de la politique allemande » (note 100), p. 193. 119 L. Kettenacker, « La politique de nazification en Alsace » (note 89), p. 85. 120 Angéline Winé, Les Habitants de Dieffenbach-au-Val et la Seconde Guerre mondiale, Master 2, Uni- versité de Strasbourg, 2009, p. 40. La « mise au pas » (Gleichschaltung) de l’Alsace-Moselle en 1940-1942 459

Strasbourg, confection de gants en peau de lapin pour les combattants (121). Au sein des sections l’ambiance est très variable. Tout dépend de l’attitude du responsable local. Les zélateurs du régime se heurtent souvent à une forte résistance passive. Du 17 au 19 juillet 1942 ont lieu à Strasbourg les Jeux de combat d’été de la HJ du Rhin supérieur (Sommer-Kampf-Spiele der oberrheinischen Hitler-Jugend). Derrière un jeune lanceur de poids et sa blonde compagne se profile un soldat arme au pied, ce qui résume bien l’idéal proposé par le régime à la jeunesse alsacienne (122). Il existe cependant une concurrence entre plusieurs organisations du régime en ce qui concerne les sports, coiffés depuis le 21 décembre 1938 par une autre filiale du parti, la Ligue nationale-socialiste du Reich pour les exercices physiques (Nationalsozia- listischer Reichsbund für Leibesübungen – NSRL), qui s’évertue à empêcher les empié- tements continuels de la HJ, du DAF, de la SS et de la SA dans ce domaine. Le Gau Oberrhein et le Gau Westmark sont dotés comme les autres d’un Gaubeaufträgter für Leibesübungen (chargé d’affaires pour l’éducation physique) flanqué d’un responsable (Bereichfachwart) pour chaque discipline (123). Le 1er octobre 1940, toute organisation sportive qui n’a pas sollicité son admission au sein du NSRL est interdite (124). Dissous les 3 septembre et 31 octobre en Alsace et en Moselle (125), les groupements d’avant-guerre, comme L’Avant-garde du Rhin (126), la Lorraine sportive (127), sont donc réduits à l’impuissance, désormais incapables de remplir leur mission de maintien de l’esprit français et de la foi catholique, qui avait été l’une de leurs principales carac- téristiques lors de la première Annexion. Toutefois, la politique des deux Gauleiter n’est pas tout à fait identique : si l’ensemble des activités sportives est absorbé par le NSRL en Alsace, certaines sociétés interdites se reforment en Lorraine sous une dénomination nazie et mènent une existence plus autonome dans le cadre de Landes- Turn- und Sportgemeinde Westmark (communauté régionale de gymnastique et de sport Westmark) (128).

Le NSKK, la SA, la SS et les autres organisations paramilitaires Parmi les organisations nazies, le Corps motorisé (Nationalsozialistisches Kraft- fahrkorps – NSKK), créé en 1931, s’est donné pour but principal la formation de

121 La Mémoire en éveil. Lycée Jean Geiler de Kaysersberg – Strasbourg, Strasbourg, 1998, p. 60. 122 Georges Foessel, Jacques Granier, Alphonse Irjud, La Libération de Strasbourg, Strasbourg, 1994, p. 20. 123 Dominique Chican, « L’Éducation physique en Alsace sous l’occupation allemande (1940-1944). Élé- ments d’une politique de germanisation ? », in : André Rauch, Sports et loisirs en Alsace au XXe siècle, Paris-Strasbourg, 1994, p. 49. 124 L. Kettenacker, « La politique de nazification en Alsace » (note 89), p. 20. 125 E. Schaeffer, L’Alsace et la Lorraine (note 31), p. 94-95. 126 Voir Serge Saint-Michel, Pierre Wachs, L’Avant-garde du Rhin : 90 ans d’histoire, Lingolsheim, 1988 ; Jean-Marie Le Minor, L’Avant-garde du Rhin, Saint-Cyr-sur-Loire, 2007. 127 Voir Caroline Decleir, La « Lorraine sportive » : une association francophile en Terre d’Empire (1908- 1912), Maîtrise, Strasbourg, 1999. 128 Geneviève Humbert, « Les Activités sportives de la Hitlerjugend dans les départements français occu- pés du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, 1940-1945 », in : Alfred Wahl, Des jeux et des sports, Metz, 1986, p. 187. 460 Revue d’Allemagne conducteurs de véhicules pour la Wehrmacht. Désireux de s’assurer le monopole de l’organisation des sports mécaniques, il entend en développer le goût, notamment par le biais de sa revue Der NSKK-Mann (129). Ce corps participe de l’image moderne que veut se donner un régime dont le Führer ne manque jamais de rappeler son amour de la science et de la technique. Dans les publications qui concernent l’Alsace-Moselle pendant la Seconde Guerre mondiale le NSKK est en général présenté comme l’asso- ciation la moins nazie, une sorte d’Automobile club (d’après Mgr Pierre Bockel (1914- 1995), aumônier de la brigade Alsace-Lorraine, il « réunit surtout ceux qui redoutent de s’engager dans une section purement politique » (130) et qui veulent passer leur per- mis de conduire à une époque où rares sont ceux qui ont les moyens de posséder une automobile ; il permet aussi d’obtenir de l’essence). Parce que « chacun devait être dans un organisme politique », Alfred Bapst entre au NSKK sur les conseils d’un ami (« Si tu rentres là-dedans, ils te foutent la paix »). Content de conduire un camion, il n’assiste aux réunions qu’« une fois de temps en temps, au bistro » (131). La politique n’est pourtant pas absente au NSKK, dont chaque membre, affirme son chef, Adolf Hühnlein (1881-1942), « est toujours, et en première ligne, un soldat poli- tique d’Adolf Hitler » (132). On y trouve aussi des fanatiques, tel le Scharführer (chef de troupe) de la section de Pfaffenhoffen (Bas-Rhin), membre du parti, qui fait preuve d’une énergie débordante et assure la formation à la conduite des motos des candidats issus de la HJ (133). En fait, précisait Mgr Bockel dès 1943, sous le couvert du Témoignage chrétien, l’organisme « dissimule une sorte de préparation militaire aux formations motorisées » (134), et il faut évidemment inculquer dès que possible aux futurs soldats le sens du devoir et de la discipline. À l’autre extrémité de la « carrière », les anciens combattants comptent eux aussi parmi les cibles privilégiées du régime. La Ligue nationale-socialiste des soldats du Reich (Nationalsozialistischer Reichskriegerbund – NSRKB), implantée en Alsace en septembre 1940 par le Reichskriegerführer lui-même, le général Reinhard, organise une première grande manifestation à Strasbourg le 20 octobre 1940 avec pour titre : « Les courageux soldats de la Première Guerre mondiale » (135). La Ligue accueille les anciens combattants qui en font spontanément la demande – il s’en trouve – et ceux qui se sentent obligés de le faire. L’appartenance active au NSRKB est l’un des chemins du ralliement qu’empruntent certains anciens de l’armée du Kaiser, peu considérés à l’épo- que française. Désormais les souffrances endurées pendant la guerre de 1914-1918 sont

129 « National Socialist Motor Korps », in : Bedürftig/Zentner (dir), The Encyclopedia of the Third Reich (note 80), p. 634-635. 130 Pierre Bockel, Alsace et Lorraine terres françaises, Strasbourg, 1975, p. 67. 131 TO, Alfred Bapst, 21 avril 2008. 132 Hans-Helmuth Krenzlin, Das NSKK. Wesen, Aufgaben und Aufbau des Nationalsozialistisches Kraft- fahrkorps, dargestellt an einem Ubriß seiner geschichtlichen Entwicklung, Berlin, 1939, p. 5. 133 À l’occasion d’un cours il a des mots avec un jeune homme qu’il traite de Franzosenkopf en ajoutant : « Si je voulais, je pourrais vous mettre à Schirmeck dans les vingt-quatre heures. » En toute circons- tance ce personnage « professe une grande confiance dans le Führer » (ADBR, 1366 D 53, Fiches des collaborateurs par commune, G. W., fabricant de chaussures né en 1906, condamné le 24 octobre 1945 à dix ans d’indignité nationale). 134 P. Bockel, Alsace et Lorraine (note 130), p. 65. 135 E. Riedweg, Strasbourg (note 21), p. 59. La « mise au pas » (Gleichschaltung) de l’Alsace-Moselle en 1940-1942 461 pleinement reconnues et même magnifiées. Pour quelques-uns des nombreux survi- vants l’heure est venue de prendre leur revanche, comme c’est le cas du notaire Daesslé, de Sierentz, ainsi dénoncé le 22 janvier 1946 dans le journal socialiste Le Républicain du Haut-Rhin par Émile Ehrhart (alias « le Maquisard ») : « Un nazi 150 %, signataire du Heimatbundmanifest (136), grand matador de l’autonomisme avant la guerre, hitlérien à toute épreuve dès l’occupation allemande, Ortspropagandaleiter, président du Reichs- kriegerbund, organisateur d’innombrables réunions de propagande pour le national- socialisme, annonciateur du IIIe Reich millénaire, membre de la 5e colonne, traître notoire, ayant arboré le premier jour de l’occupation la croix de fer de 1re classe, s’étant pavané dans tous les uniformes bruns et jaunes possibles et imaginables » (137). Le SA-Gruppe Oberrhein, commandé par le Gruppenführer Leopold Damian, est installé Taulerring à Strasbourg (138). Ainsi que les autres organisations, la SA comprend des membres alsaciens et mosellans inscrits sous la contrainte ou sous la pression de leur entourage (« pour avoir la paix », « pour ne pas perdre mon travail »), mais aussi un certain nombre de militants véritables, dont fait assurément partie Albert Ban- del, personnage qui, précise sa fiche d’épuration, a « joué un assez triste rôle pendant les années d’occupation » (139). Vêtu d’un uniforme, le SA-Mann symbolise l’emprise politique et paramilitaire nazie sur la société alsacienne et lorraine. Certains de ces responsables de la SA viennent d’horizons a priori inattendus, comme le chef local à Hoerdt (Bas-Rhin), un cheminot anciennement membre du parti communiste (140). Mais la France a bien Jacques Doriot. Un autre cas remarquable est celui d’une famille nazie domiciliée à Wiwersheim (Bas-Rhin). Le père, J. M., chef des cultivateurs à Neugartheim (Bas-Rhin), exerce sur eux toutes sortes de pressions pour les amener à livrer les denrées imposées et il manifeste en toute occasion son aversion pour la France (141). Ses trois fils se distinguent dans le même sens, tout spécialement l’aîné, pourtant ancien engagé volontaire dans la marine française (142), Sturmführer et propagandiste de la SA, rendu responsable de l’internement de trois jeunes gens à Schirmeck (143) ; il se rend si odieux qu’après la Libé- ration un voisin lui conseille vivement de ne plus se montrer au village, « car il se fera lyncher par toute la population » (144).

136 Publié en juin 1926, ce texte est la profession de foi du mouvement autonomiste dirigé par Eugène Ricklin. 137 ADBR, 544 D 254, RG de Mulhouse, note d’information, 22 janvier 1946. 138 Il comprend pour l’Alsace les SA-Standarten 132 et 43 à Strasbourg, 99 à Saverne, 137 à Haguenau, J 8 à Sélestat, 171 à Colmar et 112 à Mulhouse (AMS, 207 MW 11, Document daté du 19 janvier 1942 donnant la liste des formations SA et les coordonnées de leurs dirigeants). 139 Né à Monswiller en 1906, ce serrurier est condamné à trois ans de prison par arrêt de la cour de Justice en date du 4 septembre 1945 (ADBR, 1366 W 13, Commissaire principal de Saverne au Sous-préfet, 13 avril 1948). 140 Id., 402 D 28, Dossiers d’interdiction de séjour (C. W.). 141 ADBR, 402 D 17, Secrétaire général chargé de l’administration de l’arrondissement de Strasbourg- Campagne, 3 mars 1945. 142 ADBR, 402 D 17, PV de la gendarmerie de Truchtersheim, 8 août 1945. 143 Id., 28 mai 1945. 144 Id., PV de la gendarmerie de Truchtersheim, 28 mai 1945. 462 Revue d’Allemagne

En Moselle est implantée le 1er octobre 1940 la SA-Brigade 150, qui se divise en cinq Standarten d’infanterie – à Metz, Saint-Avold, Thionville, Sarreguemines et Sarre- bourg –, un Standarte de cavalerie à Metz et un SA-Marinesturmbann (groupe d’assaut de marine) (145), correspondant à un bataillon. Comme la HJ, la SA comprend en effet des sections spécialisées : musique (146), activités nautiques ou même militaires (Panzer- korps Feldherrnhalle) (147). Au sein de la SS, édifice à plusieurs étages, la SS générale Allgemeine( SS) regroupe des personnes qui exercent une profession civile (148). Leur service, effectué les same- dis après-midi et les dimanches, consiste en des tournées de propagande en faveur de l’engagement dans les Waffen SS, la participation à des réunions politiques, à des activités physiques et à des entraînements militaires (149). En Alsace et en Moselle, comme ailleurs, les clubs comptent des adhérents aux motivations diverses, certains uniquement intéressés par le sport, comme le montre l’exemple de P. F., chef canton- nier à Strasbourg, qui « lors de la fusion de ladite formation avec l’Allgemeine SS s’en est désintéressé complètement » (150). D’autres sont visiblement là autant, voire davan- tage, par sympathie pour l’idéologie que par passion pour la discipline qu’ils prati- quent. C’est aussi un lieu de sociabilité pour ceux qui songent à faire carrière dans un domaine quelconque.

Le RAD et le KHD Le volontariat dans le Service national du Travail ou Reichsarbeitsdienst (RAD) est possible pour les Alsaciens à partir du 5 février 1941 (151) et des appels en ce sens sont lancés dans les Straßburger Neueste Nachrichten des 20 et 28 février (152). Devant le peu de succès rencontré par cette campagne, le RAD est rendu obligatoire le 23 avril en Moselle et le 8 mai en Alsace (153) (où il concerne les garçons des classes 1920 à 1927 et les filles des classes 1923 à 1926). « Les parents alsaciens confieront de grand cœur leurs fils et leurs filles à cette communauté de Travail, précise le décret du Gauleiter, car au RAD la jeune recrue, qu’elle sorte de l’enseignement secondaire, du bureau ou de la fabrique comprendra le national-socialisme par la pratique » (154). Après les pre- miers conseils de révision (Musterungen) en août, le premier contingent est incorporé en octobre (155).

145 ADM, 2 W 92. 146 ADBR, 402 D 28, Dossiers d’interdiction de séjour (Albert Schirmann à Bischheim) et 402 D 31, Dos- siers d’interdiction de séjour (Léon Arnold, également à Bischheim). 147 Site Axis History Factbook. 148 Marlis G. Steinert, « L’Ordre noir de la SS », in : François Bédarida (dir.), L’Allemagne de Hitler 1933-1945, Paris, 1991, p. 101. 149 Henri Mounine, Cernay 40-45. Le SS-Ausbildungslager de Sennheim, Ostwald, 1999, p. 61. 150 ADBR, 544 D 241, PV du comité départemental d’épuration, 29 mai 1946 (personne non sanctionnée). 151 AMS, 21 MW 197, Ordonnance du ministre de l’Intérieur (Reichsminister des Innern), 5 février 1941. 152 Id., Coupures de presse. 153 Id., Ordonnance du ministre de l’Intérieur, 8 mai 1941. 154 Paul Pilant, « La Jeunesse alsacienne enrégimentée par les nazis », L’Information historique, 14e année, n° 1, janvier-février 1952, p. 101. 155 Eugène Riedweg, « Le RAD, un service pas très civil », Saisons d’Alsace (note 73), p. 96. La « mise au pas » (Gleichschaltung) de l’Alsace-Moselle en 1940-1942 463

Les jeunes filles requises pour le RAD (156) sont détachées comme assistantes ménagè- res, comme employées dans des commerces (boulangeries, hôtels) ou pour les travaux agricoles (157). Elles sont confrontées au même dilemme que les garçons, comme l’ex- plique une Messine : « Si on refusait, c’est toute la famille qui était déportée » (158). Le conseil de révision se révèle une épreuve particulièrement pénible. « Notre première humiliation fut la visite médicale, avant le RAD, raconte Simone Vilm, convoquée avec sa sœur. Nous étions toutes nues et l’on nous donna un verre pour l’examen d’urine. Devant les hommes, c’était dur » (159). D’autres se posent moins de questions. Incorporée de force le 12 juillet 1943, Simone Gargoët avoue avec franchise : « J’étais l’aînée et tout le boulot retombait sur moi. Ma seconde mère (160) n’était pas toujours très gentille avec nous. J’étais donc bien contente de quitter le giron familial et je me suis dit : “J’arriverai bien à me débrouiller, peu importe où je vais” » (161). Quatre cents jeunes filles de Colmar et sept cents de Strasbourg partent pour l’Alle- magne dès novembre 1941. Pour beaucoup de recrues féminines, le RAD est suivi par une nouvelle période dans le cadre du Kriegshilfsdienst (KHD). Ce service auxiliaire de guerre pour la jeunesse féminine est instauré par décret du 29 juillet 1941. En principe limité au territoire du Reich, il concerne en fait de nombreux théâtres d’opérations (162). Il est introduit en Alsace le 1er octobre 1941, mais ce n’est qu’un an plus tard que les premières Alsaciennes y sont assujetties (163). Là encore la mesure suit l’échec d’un appel au volontariat (164). Le 6 juillet 1942, l’enrôlement dans le KHD est également décrété en Moselle (3 000 personnes furent finalement concernées) (165). En sont généralement dispensées les filles d’agriculteurs, les étudiantes, les femmes mariées. Dans de nom- breuses communes rurales, comme à Oberentzen (Haut-Rhin), aucune jeune fille n’est concernée (166). Posséder un emploi est une bonne garantie. « Ma sœur travaillait à l’Hôpital civil (de Strasbourg) à l’époque, en radiologie centrale, comme secrétaire, elle y est restée », confirme André Claus (167). Au total, le nombre des Alsaciens et des Lorrains mosellans incorporés de force dans le RAD est estimé à 70 000 personnes, dont 15 000 jeunes filles (168). Le RAD

156 Voir Laure Balzano-Dupuich, Les Femmes alsaciennes incorporées de force dans les organisations de l’Allemagne nazie, 1941 à 1945, Maîtrise, Strasbourg II, 2003 ; Madeleine Anstett, Les Malgré-elles, Master 2, Strasbourg, 2013 ; Joseph Ehrhard, « Les Malgré-elles », Annuaire de la Société d’histoire et d’archéologie du Ried Nord, 2004 : L’Incorporation de force. Témoignages de Malgré-nous, p. 271-276. 157 Bedürftig/Zentner (dir.), The Encyclopedia of the Third Reich (note 80), p. 775. 158 Dernières Nouvelles d’Alsace (DNA) – Version femme, 13 avril 2001. 159 Gandebeuf/Thiriet, La Parole retrouvée (note 10), p. 167. 160 Son père était remarié. 161 TO, Simone Gargoët-Nevels, 25 novembre 2002. 162 ADM, 1928 W 21, Dossier personnel de F. M., née en 1923 à Béning-lès-Saint-Avold (Moselle). DIACLCA. 163 L. Balzano-Dupuich, Les Femmes alsaciennes incorporées de force (note 156), p. 80. 164 E. Riedweg, Les Malgré-nous (note 84), p. 148. 165 ONAC de Moselle, L’Incorporation de force en Moselle. Les Malgré-nous, une jeunesse sacrifiée, Metz, 2005, s.p. 166 ADHR, 1441 W 3, Enquête… Commune d’Oberentzen, 23 août 1950. 167 TO, André Claus, 9 septembre 2002. 168 DNA, 11 avril 1999. 464 Revue d’Allemagne s’inscrit dans un cadre global d’assimilation, que résume assez bien en peu de mots un Alsacien ensuite incorporé de force : « On nous a dressés » (169). Pour la première fois, les nazis exigent des annexés de fait une reconnaissance explicite de leur apparte- nance à l’Allemagne en les contraignant à prêter serment à Hitler. La prochaine étape, beaucoup le craignent dès 1941, est l’instauration de la conscription car si le service paramilitaire est une chose, la solidarité du front, la mort affrontée côte à côte en est une autre. « Ce n’est que lorsque l’Alsace tremblera, comme tous les autres Gaue du Reich, pour ses pères et ses fils, que la guerre pourra servir de catalyseur d’où sortira en quelque sorte, telle une nouvelle combinaison chimique, la communauté du peuple des Alsaciens et des Allemands » (170).

Conclusion À partir de juin 1940, l’Alsace et la Moselle changent de sphère culturelle et idéolo- gique. Le retour dans le giron allemand signifie aussi le retour dans la guerre. Alors que le reste de la France est encore en grande partie épargné par ses conséquences les plus tragiques (bombardements, réquisitions, répression, déportation) – même s’il connaît la pénurie –, alors que la moitié du pays bénéficie encore du statut de « zone libre », les Alsaciens et les Lorrains mosellans sont soumis à une propagande de tous les instants et à des pressions sans commune mesure avec ce qui se déroule ailleurs dans le pays. Une minorité y répond favorablement, avec plus ou moins d’en- thousiasme, tandis que la majorité de la population fait preuve d’attentisme en se contentant des apparences. C’est ainsi que Philippe Mischler, de Hoerdt (Bas-Rhin), « manifestait des sentiments différents selon qu’il se trouvait en présence de person- nes francophiles ou germanophiles » (171). Il n’est sans doute pas le seul, et beaucoup d’autres jugent encore plus prudent (et d’ailleurs plus digne) de se taire et de n’expri- mer aucun avis politique. Les résultats de la « mise au pas » n’ont pas encore fait l’objet d’une étude suffi- samment approfondie. Cette contribution n’est qu’un rapport d’étape. Il serait néces- saire, notamment, d’établir des statistiques concernant le nombre d’adhérents aux différentes formations nazies. Un chercheur de l’Université de Mannheim affirme, par exemple, que les entrées dans la NSDAP d’Alsaciens « de souche » (encore faut-il s’entendre sur une définition de ce terme) seraient bien plus nombreuses que ce que l’on laissait entendre jusque-là (172). La multiplication des monographies sur le sujet permettra sans doute un jour de se faire une idée plus précise de la question. Toute- fois, de nombreuses zones d’ombre – celles inhérentes à l’âme humaine – subsisteront toujours. On ne peut en effet se fier aux chiffres officiels lorsqu’il s’agit d’un État tota- litaire, dans lequel des mots tels que « Freiwillige » (volontaire) ont également une valeur toute relative. Par ailleurs, les fiches d’épuration, si elles contiennent une foule d’informations intéressantes, ne constituent pas non plus une source infaillible. Dans

169 TO, Lucien Hauler, Dessenheim, 12 octobre 2004. 170 L. Kettenacker, « La politique de nazification en Alsace » (note 89), p. 90. 171 ADBR, 402 D 18, Rapport de la section de gendarmerie de Strasbourg-Campagne, 28 mai 1945. 172 Markus Enzenauer, « Deutsches Elsass, kehre heim », in : Konrad Krimm (dir.), NS-Kulturpolitik und Gesellschaft am Oberrhein 1940-1945, Stuttgart, 2013, p. 15-79. La « mise au pas » (Gleichschaltung) de l’Alsace-Moselle en 1940-1942 465 tous les cas il faudra tenir compte du fait que l’Alsace et la Moselle sont les seules régions de France à avoir fait l’expérience du totalitarisme (car on ne peut comparer une occupation militaire à une annexion de fait). Cela change tout dans la manière d’appréhender les sources.

Résumé Au cours de la Seconde Guerre mondiale, l’Alsace et la Moselle ont été annexées de fait, en juillet 1940, par le IIIe Reich. Ce sont les seules régions de France à avoir fait l’expérience du totalitarisme (car on ne peut comparer une occupation militaire à une annexion de fait). Leur « mise au pas » (Gleichschaltung) passe par une phase de défrancisation (retour à un état de choses naturel interrompu en 1918, selon l’idéologie nouvelle), de décléricalisation (volonté d’arracher l’âme de la population, et surtout de la jeunesse, aux très influentes Églises), de germanisation (lutte contre la langue et la culture françaises) et enfin de nazification (avec l’importation de toutes les organisations liées au parti nazi). Les habitants sont soumis à une propagande de tous les instants. Bien que toutes les sources n’aient pas encore été exploitées et que cette exploitation soit par- fois malaisée, on peut affirmer que seule une minorité y répond favorablement – mais on manque encore de statistiques définitives –, avec plus ou moins d’enthousiasme, tandis que la majorité de la population fait preuve d’attentisme et se contente des apparences.

Zusammenfassung Während des 2. Weltkrieges wurden das Elsass und das Département Moselle im Juli 1940 durch das III. Reich de facto annektiert. Ihre Erfahrung des Totalitarismus ist einzig in Frankreich, denn eine militärische Besatzung ist nicht vergleichbar mit einer de facto Annexion. Die Gleichschaltung der annektierten Region war gekennzeichnet durch eine Phase der « Entwelschung » (zum Zweck der Rückkehr zu einem im Sinne der neuen Ideologie natürlichen, 1918 unterbrochenen Zustand), der Entklerikalisierung (mit dem Ziel, die Bevölkerung, vor allem die Jugend, den einflussreichen Kirchen zu entfrem- den), der Germanisierung (Bekämpfung der französischen Sprache und Kultur), und der Nazifizierung (durch den Import aller NS-Organisationen). Die Bevölkerung war einer ständigen Propaganda ausgesetzt. Obwohl alle Quellen noch nicht ausgewertet sind und trotz fehlender Statistiken kann behauptet werden, dass nur eine Minderheit sich mehr oder weniger einnehmen ließ, während die Mehrheit sich abwartend verhielt.

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À la mémoire de Pierre Ayçoberry.

Septembre 1944 : il faut évacuer le camp de Natzweiler

Robert Steegmann*

Le 1er septembre 1944, le commandant du camp de Natzweiler (KL-Natzweiler (1)), Fritz Hartjenstein, SS-Sturmbannführer (2), transmet l’ordre reçu le jour même depuis les services centraux de l’IKL d’Oranienburg, d’évacuer le camp : « Conformément à l’appel téléphonique de l’Amstgruppe-D, en date du 1er septembre 1944, le KL- Natzweiler doit être évacué » (3). Dès le lendemain, il commence à être mis à exécution. Un nouveau chapitre s’ouvre – dont tout porte à penser au départ qu’il ne saurait être définitif – dans l’histoire du système concentrationnaire nazi, mais aussi du Troisième Reich. « La Fin » (4) passe aussi par le KL-Natzweiler. Ce camp, encore largement méconnu au regard des grandes structures du système concentrationnaire nazi dont certaines sont en place dès 1933, connaît alors un nouvel épisode d’une histoire qui est bien particulière et originale tout en s’inscrivant dans la « normalité » concentrationnaire. Il nous faudra brièvement la retracer, avant de retrouver la suite donnée à l’ordre reçu par Hartjenstein : car évacuer n’est ici pas libé- rer. Déployé de part et d’autre du Rhin par son réseau de camps annexes (komman- dos), Natzweiler poursuit son existence, à compter de septembre 1944, sur la seule rive droite du fleuve. Il n’est plus dans son lieu d’origine et d’appellation, mais il continue de créer des nouvelles structures qui accueillent une population concentrationnaire

* Professeur de chaire supérieure et docteur en histoire, Strasbourg. 1 Nous utiliserons par la suite l’abréviation KL (Konzentrationslager) qui est d’usage dans les documents administratifs nazis, de préférence à celle de « KZ » usitée par l’historiographie allemande. 2 Pour une biographie, voir Robert Steegmann, Struthof. Le KL-Natzweiler et ses kommandos. Une nébuleuse concentrationnaire des deux côtés du Rhin, 1941-1945, Strasbourg, La Nuée-Bleue, 2005, p. 328-330. 3 Bundesarchiv Ludwigsburg, (BAL) Metz Ordner 7, P.V. Hartjenstein, 1er septembre 1944. Traduction intégrale in : R. Steegmann, Struthof (note 2), p. 159-160. 4 Nous reprenons ici le titre éponyme de l’ouvrage de Ian Kershaw, Paris, Le Seuil, 2012. 468 Revue d’Allemagne toujours plus nombreuse. Il mène son activité jusqu’au terme de l’histoire du Troi- sième Reich et, ici aussi, « le drame allait se jouer jusqu’au dernier acte » (5).

Un camp tardif dans un système déjà bien en place L’histoire du système concentrationnaire nazi débute bien avant le 21 mai 1941 (6). Ce jour, 150 détenus arrivent à la gare de Rothau sise cinquante kilomètres à l’ouest de Strasbourg dans la vallée de la Bruche. Deux jours plus tard, ils sont rejoints par 150 autres, eux aussi du KL-Sachsenhausen. Ils sont les premiers détenus du camp de Natzweiler. Le camp s’inscrit dans une histoire commencée bien en amont à partir du 30 janvier 1933. L’ouverture du premier camp, le 3 mars 1933, sur l’aérodrome de Nohra, dans une Thuringe aux mains des nazis depuis 1932, s’inscrit dans le contexte « d’improvi- sation rageuse » (7) qui est celui de 1933. Sa brève existence – dix semaines – et sa faible capacité – moins de 200 détenus – n’en marquent pas moins l’inflexion donnée par les nouvelles règles juridiques. Dès le lendemain de l’incendie du Reichstag, Hindenburg ratifie le décret-loi sur la « protection du peuple et de l’État » (Verordnung des Reichspräsidenten zum Schutz von Volk und Staat) qui suspend tous les droits fondamentaux qui peuvent encore être garantis par la constitution de Weimar et déjà bien rognés par une série de décrets dont celui du 4 février qui prolongeait la garde à vue de vingt-quatre heures à trois mois. Le nouveau décret-loi renforce la procédure de la Schutzhaft (« internement administratif préventif ») et supprime l’inviolabilité de la liberté individuelle. Il est en place jusqu’en 1945 et constitue l’outil principal de l’internement, arme suprême ne nécessitant aucune justification légale. Aucune perspective de jugement n’est prévue pour tous ceux qui, communistes, syndicalistes, sociaux-démocrates, intellectuels et autres, sont déclarés adversaires du nouveau régime. Procédure et durée de l’interne- ment sont aux mains de la seule police des Länder. Avec les premiers camps, improvisés et toujours brutaux (les « camps sauvages »), placés sous la coupe des SA ou des SS, se développe ce qui allait rapidement consti- tuer un véritable système concentrationnaire rapidement contrôlé par Himmler et ses services (8). Chef de la police de Munich (9 mars 1933), Himmler (9) procède à l’ouverture du KL de Dachau, le 21 mars 1933, et nomme, le 26 juin, Theodor Eicke (10) à sa tête qui en

5 I. Kershaw, La Fin, ibid., p. 382. 6 La synthèse la plus complète et la plus récente est : Wolfgang Benz, Barbara Distel (dir.), Der Ort des Ter- rors. Geschichte der nationalsozialistischen Konzentrationslager, 9 vol., Munich, C.H. Beck, 2005-2009. 7 Martin Broszat, « Nationalsozialistische Konzentrationslager 1933-1945 », in : H. Buchheim, M. Broszat, H.A. Jacobsen (dir.), Anatomie des SS-Staates (1944), Munich, DTV, 1967, p. 323. 8 Pour l’histoire générale du système concentrationnaire, nous renvoyons principalement à M. Bros- zat, « Nationalsozialistische Konzentrationslager » (note 7) ; Karl Orth, Die Konzentrationslager-SS. Sozialstrukturelle Analysen und biographische Studien, Göttingen, Wallstein, 2000 ; Benz/Distel (dir.), Der Ort des Terrors (note 6), vol. 1 : Die Organisation des Terrors, Munich, C.H. Beck, 2005. 9 Sur Himmler, voir la plus récente synthèse : Peter Longereich, Himmler, Paris, Éditions Eloïse d’Or- messon, 2010. 10 Sur Eicke et son passage à Dachau, voir P. Longereich, Himmler, ibid., p. 155 sq. Septembre 1944 : il faut évacuer le camp de Natzweiler 469 fait un camp-modèle pour tous les suivants. Son règlement sert de base aux autres, et Dachau devient l’étape quasi obligée de la formation des cadres SS qui sont par la suite nommés ailleurs. Le décret du 10 décembre 1934 crée l’IKL, Inspection générale des camps dirigée par Eicke. L’ouverture du KL de Sachsenhausen (été 1936) pose les jalons structurants de ce système, avec son administration et ses gardiens pris dans les SS-Totenkopfverbände. Le 27 septembre 1939 naît le RSHA (Reichssicherheitshauptamt – Office central de la sécurité du Reich) – confié à Heydrich. La police politique et criminelle, sous la direc- tion centralisée de Himmler et de Heydrich, a désormais la haute main sur la déten- tion. La Schutzhaft peut devenir « l’arme la plus tranchante du régime » (Heydrich) et, avec l’IKL désormais installée dans ses propres locaux à Oranienburg à proximité de Sachsenhausen, les hommes et les structures sont en place pour n’avoir qu’un seul objectif : être efficaces. Le système concentrationnaire est fixé à partir de 1936. Ne reste plus qu’à le dévelop- per pour donner un cadre à son objectif. Des anciens KL restent Lichtenburg (devenu entre-temps camp de femmes) et Dachau, transformé et étendu en 1937, alors qu’ouvre le KL de Buchenwald (15 juillet). Flossenbürg (3 mai 1938), Mauthausen en Autriche rattachée (8 août 1938) et Ravensbrück (15 mai 1939) suivent. De nouveaux camps appellent de nouveaux détenus. La détention s’élargit. Aux adversaires politiques de la première heure (Schutzhäftlinge) distingués par le port d’un triangle rouge, se rajoutent ceux pour lesquels il suffit de légaliser l’internement, d’élargir la taxinomie concentrationnaire et de les rendre distinguables par la cou- leur de leur triangle (11). Les « verts » sont les Befristete Vorbeugungshäftlinge (BV) (12), puisés dans le monde de prisons parmi les criminels jugés dangereux et récidivistes ; les « violets », les témoins de Jéhovah (Bibelforscher), internés dès 1933. Les premiers servent le plus souvent d’auxiliaires pour l’auto-administration des camps, les seconds sont souvent utilisés pour des travaux internes. Se rajoutent les populations estimées racialement dangereuses par la loi « sur la prévention des tares héréditaires ». Avec l’opération Arbeitscheu Reich de 1938 ce sont les « rétifs au travail » qui mettent « en danger la société par [leur] comportement asocial » qui sont massivement internés. Formidable invention sémantique que celle de l’« asocial » qui permet de mener en camp et d’exclure de la société toute personne estimée « déviante ». Ils portent le trian- gle noir. Les homosexuels, accusés en vertu du paragraphe 175 de la loi allemande, ont un triangle rose. Les effectifs passent de 4 761 en novembre 1936 à près de 24 000 en octobre 1938 et les non politiques sont alors majoritaires. Après la nuit de Cristal (9-10 novembre 1938) près de 30 000 Juifs sont internés dans différents camps. Les années 1937-1938 voient l’augmentation du nombre des détenus, mais aussi une première mutation de leur emploi. La SS développe son réseau d’entreprises. Après l’acquisition de la manufacture de porcelaine d’Allach (13) vient la Deustche Erd- und

11 Voir Robert Steegmann, Le camp de Natzweiler-Struthof, Paris, Le Seuil, 2009, p. 36 sq., pour la chro- nologie de cette évolution et ses fondements « légaux ». 12 La langue des camps les nomme également Berufsverbrecher (criminels professionnels). 13 Hermann Kaienburg, Die Wirtschaft des SS, Berlin, Metropol, 2003 ; Albert Knoll, « Die Porzellan- manufaktur München-Allach », Dachauer Hefte, n° 15 (1999), p. 116-133. 470 Revue d’Allemagne

Steinwerke GmbH (DEST : « Entreprise des terres et pierres allemandes »). Nous la retrouverons à Natzweiler. D’autres suivent (14) pour former le complexe économique de la SS. L’activité économique et les gains y afférents poussent à l’augmentation du nombre des détenus et à la création, en 1939, d’un Office central d’administration et d’économie (Hauptamt Verwaltung und Wirtschaft, HVW) placé sous la direction d’Oswald Pohl. À la fonction répressive et politique, les KL rajoutent ainsi une fonc- tion économique. La guerre oblige à une nouvelle mutation du système. À l’extension des territoires conquis répond la création de nouvelles structures : Auschwitz et Neuengamme en 1940, Groß Rosen et Natzweiler, décidés en 1940, ouvrent en 1941. Suivent encore Niederhagen (septembre 1941-avril 1943), Struthof (janvier 1942) et le SS-Sonderlager de Hinzert qui, bien que dépendant de l’IKL désormais dirigé depuis mai 1940 par Glücks, n’a pas encore le statut de KL. Les effectifs enflent, car à l’ennemi de l’intérieur s’ajoute désormais celui de l’extérieur – 21 400 en août 1939, 80 000 en mars 1942 –, et aux besoins politiques, l’internement répond aussi à un besoin économique. De nou- velles catégories apparaissent : les KGF (Kriegsgefangene), les NN (Nacht und Nebel). Bientôt les détenus allemands ne sont plus majoritaires et, ailleurs, se développe la politique systématique d’extermination. La création du SS-WVHA (Wirtschaftsverwaltungshauptamt) en février 1942 est une autre étape fondamentale. Dirigé par Pohl, il intègre l’IKL en mars. Pohl a donc ainsi la haute main sur la mobilisation des détenus pour le travail donnant à Himmler un formidable réservoir de main-d’œuvre servile qu’il ne tarde pas à mettre à profit pour se rendre indispensable et pour accumuler les profits. Les conflits internes entre dirigeants sont monnaie courante dans le Reich et les acteurs sont puissants. Dans le cadre concentrationnaire, l’opposition d’intérêts entre Himmler, Goering – à la fois ministre et directeur des Hermann Goering Werke – et Alfred Speer, le favori de Hitler et ministre de l’Armement et des Munitions depuis 1942, ne cesse de grandir. Si les militaires répugnent à laisser l’industrie de guerre passer aux mains de la SS, et si les industriels ne consentent pas à voir l’ouverture de centres de production au sein des KL, c’est à Hitler de trancher tout en connaissant l’atout maître du seul Himmler : une main-d’œuvre qui peut être renouvelée et augmentée sans fin dans toute l’Europe. Contre une compensation – 5 % des armements produits par les KL vont à la Waf- fen-SS – Himmler accepte de casser l’unité des camps. Les entreprises ne s’installeront pas dans les camps mais les détenus viendront vers elles. Nécessité et urgence font alors loi, mais la querelle des ego demeure, ignorant les principales victimes que sont les détenus qui, plus que jamais, ont « une âme d’esclave » (15). Le travail ne les rendra pas libres. Les camps annexes (kommandos) sont nés. Ils se rajoutent aux camps-souche (Hauptlager ou Stammlager) dont ils dépendent administrativement et peuvent même créer à leur tour un réseau de sous-camps (Nebenkommandos). La terreur a son cadre.

14 On peut citer la Deutsche Versuchanstalt für Ernährung und Verpflegung, la Deutsche Ausrüstungs- werke (DAW) à Dachau, la Texled (Textil- und Lederverwertung GmbH) à Ravensbrück. 15 Doc. Nuremberg, PS-1992a. Discours de Himmler sur la nature et la tâche de la police, 15-23 novem- bre 1937. Septembre 1944 : il faut évacuer le camp de Natzweiler 471

Il faut produire, mais aussi faire du profit et marquer sa sphère d’influence de manière prééminente. Une véritable toile de camps annexes se tisse dès lors à travers tout le Reich, au plus près des usines, mais également des habitants. Les camps sont désor- mais « devant la porte » (vor der Haustür) (16), et c’est toute l’Europe qui y participe par le travail forcé et la répression qui s’accroît. Alors que plus à l’écart de la population allemande s’ouvrent et fonctionnent les camps d’extermination (Belzec, Sobibor, Treblinka, Chelmno, Birkenau), alors que continuent de se remplir – avant d’être vidés – les ghettos, en Allemagne, dès la fin de 1942, 82 camps annexes sont déjà en place. Leur croissance est inéluctable dans un Reich désormais embourbé dans une guerre totale avec l’URSS, qui n’en termine pas et qu’il ne peut pas perdre. Les structures sont de plus en plus éclatées en réponse aux besoins qui se font plus pressants et nombreux. Les bombardements alliés qui s’intensifient sur l’Allemagne dès 1943 poussent à enterrer les lieux de production. La guerre oblige à produire toujours plus, alors même que le nombre d’Allemands appe- lés au front augmente. La solution passe donc inévitablement par la main-d’œuvre concentrationnaire. Les acteurs – qui sont aussi les profiteurs – sont la SS mais aussi les industriels. Quant aux victimes, ce sont les détenus, de plus en plus nombreux. De nouveaux camps sont ouverts, à Lublin, à Dora, à Riga, Kaunas et Vaivara (Baltique), à Cracovie (Plaszów). Les courbes deviennent exponentielles : 110 000 détenus en sep- tembre 1942, 203 000 en avril 1943, 524 286 en août 1944 (17). En 1945, plus de 700 000 individus, alors encore détenus sous différentes catégories – rescapés en sursis des camps de concentration et d’extermination –, sont évacués pour éviter leur libération par les Alliés, tentent de se maintenir en vie lors des marches de la mort. Cet épisode tragique (18) est l’une des plus terrifiantes illustrations de ce que fut le régime nazi dans sa négation catégorique de l’homme.

Natzweiler : une histoire originale Dans cette histoire générale du système concentrationnaire, Natzweiler occupe à maints égards une place particulière et qui demeure paradoxalement, nous le disions déjà, encore très peu connue (19). Sis dans une Alsace annexée de facto au Reich en juin 1940, Natzweiler est le seul KL sur le territoire français actuel. L’intérêt que porte la DEST à la découverte faite par le SS-Standartenführer Heinz Blumberg, en septembre 1940, d’une carrière de granit rose de très belle qualité sur le mont Louise dans les Vosges, près du village de Natzwiller devenu Natzweiler, détermine la décision d’implanter un camp à proximité pour exploiter la pierre. Le cas est identique à celui qui présida à l’implantation des KL de Mauthausen et de Flossenbürg.

16 À Neckarelz et Mannheim, kommandos de Natzweiler, les détenus occupent une école vidée de ses élèves. 17 M. Broszat, « Nationalsozialistische Konzentrationslager » (note 7), p. 131 sq. 18 On peut renvoyer à Daniel Blatman, Les marches de la mort. La dernière étape du génocide nazi, Paris, Fayard, 2009 et à I. Kershaw, La Fin (note 4), qui donne des analyses éclairantes. 19 R. Steegmann, Le camp de Natzweiler-Struthof (note 11), p. 45-56. 472 Revue d’Allemagne

Le camp doit être aménagé sur un terrain qui appartient à un fermier également pro- priétaire d’une auberge-hôtel sur le lieu-dit du Struthof. Le terrain choisi est à 750 m d’altitude sur un versant à forte pente exposé aux vents glacés du nord. Le lieu est bien connu des Strasbourgeois qui, avant la guerre, venaient nombreux s’y promener en été ou profiter de la neige en hiver. Le site offre l’avantage d’être à proximité de la petite ville de Rothau, dans la vallée de la Bruche, placée sur la ligne directe du chemin de fer depuis Strasbourg (50 km). Hommes et matériel peuvent être assurés pour le fonc- tionnement du camp qui reste à construire. Avant de s’y installer, les premiers arrivés (539 sont immatriculés en 1941) commencent sa construction. Dans l’attente, ils sont hébergés dans un bâtiment annexe sis en face de l’hôtel. C’est le site de la future cham- bre à gaz. En février 1942, les détenus sont implantés dans le camp encore en travaux. L’ouverture du block-crématoire, le 14 octobre 1943, marque la fin des constructions. L’hôtel sert alors aux SS. Le camp est aménagé en terrasses dotées chacune de deux blocks séparés par une place d’appel (20). Au bas du camp, se trouvent le Bunker (prison) et le crématoire. Les dix-sept bâtiments sont entourés de huit miradors et d’une double rangée de barbelés, le tout occupant une superficie d’à peine 1 ha. Natzweiler est donc un petit camp, ce qui n’ôte en rien son caractère terrible, bien au contraire. Géographie, climat et topo- graphie participent à l’anéantissement des hommes entassés dans un espace réduit, sans possibilité de se faire oublier. En 1944, ils sont près de 6 000 dans un espace à peine prévu pour la moitié. La carrière est à environ 800 m, ceinte de barbelés et dotée de treize blocks-ateliers destinés, dès 1942, à la réparation de moteurs d’avion Junkers. Avec les bâtiments de la SS construits de part et d’autre du chemin qui mène au portail d’entrée, la villa du commandant – avec piscine – située à 100 m du camp, et l’hôtel et ses annexes (cham- bre à gaz et ateliers SS), l’ensemble du camp couvre une superficie totale de 4,5 ha. L’histoire du camp s’y écrit avec sa « normalité » et ses spécificités. Le 28 avril 1941, à l’hôtel du Struthof, Hans Hüttig signe sa première ordonnance en tant que nouveau commandant. Il annonce l’ouverture officielle pour leer 1 mai, conformément à l’ordon- nance de Himmler en date du 14 avril (21). Hüttig est assisté du Schutzhaft lagerführer Josef Kramer venu de Dachau et d’une soixantaine d’officiers, sous- officiers et gardiens, tous SS. Ne manquent alors que les structures et, surtout, les détenus. Les premiers arrivent le 21 mai 1941. Ils sont 150 suivis, le 23 mai, de 150 autres. Tous viennent du KL de Sachsenhausen. Les droits communs et des Asociaux forment l’essentiel de ce premier contingent (65,7 %). Politiques et déserteurs et réfractaires de la Wehrmacht (SAW (22)) ne représentent que 34,2 % du total. Leur nombre croit rapidement dès l’ar- rivée du troisième convoi depuis Sachsenhausen (29 juin) et du premier de Dachau (27 juin). On compte déjà 40,7 % de « rouges », mais encore 49,3 % de « verts » et « noirs ». Le premier mort est enregistré dès le 23 mai, déjà pour « insuffisance car- diaque », terme générique en usage dans les registres de décès des camps, masquant aisément toute autre cause de décès que naturelle. À la fin de l’année 1941, 539 détenus

20 Pour une description plus détaillée, voir R. Steegmann, Struthof (note 2), p. 302-316. 21 Bundesarchiv Berlin Lichterfelde (BAB), NS4-Na, Kommandantur-Befehl, 28 avril 1941. 22 SAW : Sonderaktion Wehrmacht, internés à la suite d’une circulaire de Heydrich, 21 décembre 1938. Septembre 1944 : il faut évacuer le camp de Natzweiler 473 sont immatriculés à Natzweiler, venus de Sachsenhausen, Dachau et Buchenwald. Une autre remarque peut être faite quant à la dénomination des arrivants. L’arrivant est un Zugang (« arrivage ») et non un Zugänger (« nouvel arrivant »). Il est ainsi une pièce rajoutée, un Stück et cesse d’être un homme. Tout est déjà, et aussi, dans la sémantique (23). Jusqu’en septembre 1942, Natzweiler est encore un Geschlossenes Lager (« camp fermé ») et ne peut recevoir d’autres détenus que ceux déjà internés dans un autre camp. En septembre, il devient un « camp d’affectation » Einweisungslager( ) : les détenus peuvent lui être directement affectés par les services de police (24). Natzweiler entre dans la « normalité » concentrationnaire et les effectifs croissent tout en restant modestes : 1 467 nouvelles immatriculations en 1942, mais 4 089 en 1943. Les origines sont multiples (25), les catégories étendues (ainsi les NN) et les transferts sont nombreux car Natzweiler participe dès lors à la rotation des hommes entre les camps. Simple marchandise, ils sont transposables, car utilisables, dans toute autre structure concen- trationnaire. À la fin de 1942, Natzweiler reste encore un petit camp. Dirigé par Josef Kramer (26), il ne compte que 921 détenus sur place. Au même moment, Buchenwald en compte près de 84 000 et Sachsenhausen (27) 16 577. Malgré la faiblesse des effectifs le premier kommando extérieur ouvre à Obernai le 15 décembre. La « normalisation » vient en 1943. Les immatriculations quadruplent (4 089) et le camp est achevé dans sa construction. Toute l’Europe est présente. Polonais et Sovié- tiques forment 35 % de l’ensemble des détenus. Les Allemands et assimilés régressent (22 %) alors que les détenus d’Europe occidentale augmentent : Français, Norvégiens, Néerlandais. Les détenus politiques sont devenus largement majoritaires. Si le camp se « normalise », au sens que la SS peut donner à ce terme (s’y trouvent ainsi un orchestre, une bibliothèque et même une salle de cinéma), il développe des éléments qui lui sont plus spécifiques. 1943 est aussi le moment de l’irruption de la science nazie dans le camp. Hirt, Bickenbach et Haagen, tous trois professeurs de la Reichsuniversität ouverte à Strasbourg en 1941, se servent de ce lieu discret pour pra- tiquer leurs sinistres expérimentations médicales. La chambre à gaz est opérationnelle dès le 12 avril 1943. Expérimentations sur le typhus, sur le gaz phosgène et gazages pour la constitution d’une collection anatomique de Juifs sont entre autres pratiqués dans l’enceinte du camp sur les cobayes humains mis à leur disposition par le système concentrationnaire (28).

23 Michel Fabréguet, Mauthausen. Camp de concentration national-socialiste en Autriche rattachée (1938-1945), Paris, Honoré Champion, 1999, p. 103 ; Joseph Rovan, Contes de Dachau, Paris, Seuil, 1993, p. 61. 24 BAL, Metz Ordner 8, PV. M. Wochner, 5 janvier 1950, f. 33656-33665. 25 Analyse détaillée dans R. Steegmann, Struthof (note 2), p. 44-223 pour les arrivées, départs et morts. 26 Kramer qui est le Schutzhaftlagerführerdepuis 1941, succède à Egon Zill muté en septembre 1942. Zill a lui-même pris la suite de Hüttig à la fin de janvier 1942. Pour les biographies des commandants, voir R. Steegmann, Struthof (note 2), p. 322-332. 27 Benz/Distel (dir.), Der Ort des Terrors (note 6), vol. 3, p. 312 (Buchenwald) et 29 (Sachsenhausen). 28 Outre les travaux cités de l’auteur, la thèse de doctorat en médecine de R. Tolédano, Les expériences médicales du Professeur Eugen Haagen de la Reichsuniversität Straßburg : faits, contexte et procès d’un médecin national-socialiste, Université de Strasbourg, 2010, donne l’analyse la plus récente. 474 Revue d’Allemagne

L’arrivée, le 15 juin 1943, du premier convoi de détenus NN – ils sont Norvégiens – marque la deuxième évolution spécifique du camp (29). Français, Norvégiens, Bel- ges et Néerlandais sont les victimes du décret Keitel qui, le 12 décembre 1941 et le 16 avril 1942, précise cette nouvelle catégorie destinée à disparaître sans laisser de trace. Destiné à regrouper tous les NN présents dans d’autres camps, Natzweiler n’a pas eu le temps de remplir ce rôle. L’avancée de troupes alliées depuis juin 1944 et la suppression de la catégorie par le décret « Terreur et sabotage » du 30 juillet 1944 l’en empêchent. À cette date, 2 443 NN sont passés par le KL-Natzweiler. Tous résistants, ils ont fortement marqué de leur présence l’ensemble des détenus par leur solidarité, leur résistance aux sévices particuliers qu’ils ont eu à subir. L’année 1943 reste également celle de l’augmentation des exécutions opérées dans ce lieu discret, comme celle des 13 réfractaires de Ballersdorf, le 17 février 1943 (30). 1943 prépare ici aussi l’année qui s’ouvre.

1944 : l’entrée dans la production 1944 est pour Natzweiler celle de l’augmentation du nombre des hommes, de l’ex- tension spatiale des kommandos, mais aussi celle de sa première mort. L’observation simple des immatriculations nouvelles suffit ici. De janvier au 31 août 1944, 23 199 arrivées sont enregistrées. Les mois de juillet (3 577) et d’août (environ 9 800) représentent à eux seuls 57,7 % du total. Plus que jamais, toute l’Europe est sur place. Polonais et Soviétiques sont les plus nombreux, suivis par les Français. Parmi eux, également des femmes, car le camp est désormais au centre d’une nébuleuse de kommandos devenus ses satellites. Conformément à la mutation du système concentrationnaire opérée à la suite de la création du SS-WVHA, Himmler ordonne d’augmenter les internements (31) et Glücks intime aux médecins des KL de réduire la mortalité (32) – aveu implicite de leur rôle joué jusqu’alors ! Le résultat reste ici très relatif, car c’est bien l’augmentation de la répression exercée dans toute l’Europe qui maintient et augmente les effectifs. Après Obernai, le 15 décembre 1942, six kommandos extérieurs sont ouverts en 1943 : deux en Moselle – Peltre et Metz –, quatre sur la rive droite du Rhin – Hep- penheim, Ellwangen, Iffezheim et Schömberg (33). À ce moment, seul ce dernier est intégré au processus économique, les autres assurant des services pour la SS. En 1944, le nombre des créations de camps annexes se poursuit de part et d’autre du fleuve. Sur les territoires de l’Alsace-Moselle, huit sont ouverts : Sainte-Marie-aux-Mines, Urbès- Wesserling, Sennheim, Thil, Hayange, Colmar, Schwindratzheim et Mulhouse. Ils sont plus nombreux sur la rive droite : Cochem Frommern, Neckarelz, Leonberg, Erzingen,

29 Joseph de La Martinière, Le Décret et la Procédure Nacht und Nebel, Paris, FNDIRD, 1989 (2e éd.) ; pour une synthèse sur Natzweiler, R. Steegmann, Le camp de Natzweiler (note 11), p. 79-82. 30 R. Steegmann, Struthof (note 2), p. 57-59. 31 BAB R 58/1027a, 28 mars 1943 et Doc. Nuremberg PS-1063, 17 décembre 1942, Müller aux responsa- bles de la Sipo et du SD. 32 Doc. Nuremberg, Dok-NI-10815, 28 décembre 1942. 33 Benz/Distel (dir.), Der Ort des Terrors (note 6), vol. 6, p. 48-190, pour une monographie des kommandos. Septembre 1944 : il faut évacuer le camp de Natzweiler 475

Geislingen, Francfort-Walldorf et Katzbach, Vaihingen, Dautmergen et Darmstadt. Aux plus petits (Frommern, 120 détenus) s’opposent les plus grands : Neckarelz (2 754) et Vaihingen (2 189). Le premier (en cinq mois) et le second (en un mois) totalisent chacun un nombre de détenus présents égal à celui du camp-souche à la fin de sa troisième année d’existence (2 800). L’envolée du nombre implique une modification du fonctionnement du KL et de celle des convois. En 1944, Natzweiler est surtout un sas de passage et de tri avant une affectation dans un camp annexe. De fait, la grande majorité des détenus alors imma- triculés par le sigle administratif « KL-Na » ne connaissent pas leur camp-souche. Au 2 septembre 1944, sur 23 199 immatriculations depuis janvier, 18 151 (dont 2 398 femmes juives) sont détenus dans un camp extérieur et on peut estimer à 12 000 ceux qui n’y sont jamais passés. Natzweiler est entré dans la production pour l’économie de guerre. Après les kom- mandos au service de la SS – à Obernai, par exemple, l’école féminine des auxiliaires SS des transmissions –, les nouveaux, à l’instar de Schömberg (décembre 1943), sont exclusivement destinés à permettre de poursuivre la guerre. Entretien et remise en état d’infrastructures pour le compte de l’armée, ou production pour l’industrie de guerre, « la liste des profiteurs se lit comme un annuaire des entreprises alleman- des » (34). Toutes les entreprises allemandes, des plus grandes aux plus petites – souvent leurs sous-traitantes –, ont utilisé et usé de la main-d’œuvre des concentrationnaires. Volontaires, suivistes, victimes, leurs cas sont à observer et il reste ici encore de la matière pour des recherches futures. Car seule la ténacité des historiens a permis de faire avancer la lente reconnaissance des faits. Avant le tournant de septembre 1944, l’exploitation économique des détenus per- met d’observer différentes situations dont on donnera par la suite quelques exemples significatifs. On distingue les kommandos affectés au service de l’industrie de guerre, de la Luftwaffe et de la SS comme celui, temporaire, de Hayange qui reçoit 500 femmes juives venues d’Auschwitz (24 ou 28 août). Celui de Mulhouse (30 août) prévu pour la Elsässische Maschinenbau GmbH (Elmag) est tout aussi éphémère (35). Il y a là deux illustrations parfaites à la fois de la lourdeur et de la rigidité du système administra- tif des camps que rien ne peut arrêter, sauf l’imprévu : l’évacuation ordonnée de la rive gauche du Rhin. Ils sont prévus, les détenus arrivent, mais repartent avant même d’avoir pu être utilisés sur place. Leur sort se joue par la suite ailleurs, sans que leur travail ne soit perdu. Darmstadt est un petit kommando. Il compte alors 12 détenus venus le 31 août 1944 de Sachsenhausen : tous des professionnels affectés à laMaschinen-Fabrik Heymann qui produit des pièces pour les V2 et des appareils d’optique. À Francfort-Walldorf, l’Organisation Todt est chargée d’aménager un site pour la construction des avions Messerschmitt : 1 700 Juives en majorité hongroises arrivent de Birkenau le 22 août. À Francfort-Katzbach, 200 hommes viennent de Buchenwald à la fin du mois d’août, vite rejoints par d’autres : ils sont affectés auxAdlerwerken AG, le quatrième constructeur allemand de camions.

34 Wolfgang Sofsky, L’organisation de la terreur, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 228. 35 Les femmes de Hayange partent le 2 septembre vers Ravensbrück et les hommes de Mulhouse le 29 septembre vers Dachau avant de prendre le chemin de Flossenbürg. 476 Revue d’Allemagne

Ailleurs, le travail se fait dans des usines souterraines qui se déploient dans une Allemagne devenue la proie des bombardements quotidiens. Au printemps 1944, des « états-majors spéciaux » (Sonderstäbe) sont créés pour répartir le travail des détenus en fonction de l’urgence des besoins. Trois d’entre eux touchent Natzweiler : le Jäger- stab pour l’industrie aéronautique ; le Geilenbergstab pour le raffinage du pétrole et le Sonderstab-Kammler qui coordonne la création des usines souterraines (36). Vingt ins- tallations sont prévues, divisées en deux groupes (A et B) et dotées chacune d’un nom de code avec des dénominations de minéraux (Kaolin,…) ou d’animaux. À Cochem, sur les rives de la Moselle, ouvre le premier kommando enterré de Natzweiler (14 mars 1944). Connu sous le nom de Zeisig (« tarin »), les détenus doivent aménager un tunnel pour l’entreprise Bosch de Stuttgart. À Urbès-Wesserling (15 mai 1944), près du col de Bussang dans les Vosges, c’est un tunnel ferroviaire qu’il faut transformer pour une annexe de la Daimler-Benz-Werke GmbH de Colmar et de la Flugmotoren-Werke de Reichshof (projet A10 – Kranisch, « grue »). À Sainte-Marie-aux-Mines, le tunnel sous- vosgien est prévu pour la BMW d’Allach. À Leonberg, le travail est fait dans le tunnel routier pour Messerschmitt. Le cas de Neckarelz (projet Goldfish, « poisson rouge ») est bien plus vaste encore et débute en mars 1944. Par la suite, après l’évacuation du camp principal, Neckarelz devient le nouveau centre du complexe concentrationnaire de Natzweiler et d’un réseau de sous-camps. Le projet est destiné à Daimler-Benz et occupe plusieurs dizaines d’entreprises locales ou non (37). Un autre complexe de kom- mandos formant le Groupe Wüste (« désert ») commence à se mettre en place avec l’ouverture de Schömberg en décembre 1943. Il s’agit ici de parvenir à transformer les schistes pour produire du carburant (38). La liste des lieux et des entreprises serait longue. La mine de fer désaffectée de Tier- celet à Thil doit être encore mentionnée. Le cas est unique dans l’histoire concen- trationnaire puisque localisé en France occupée, de l’autre côté de la frontière de la Lorraine annexée. Choisi pour pallier le bombardement de Peenemünde (17-18 août 1943) afin de poursuivre la construction des V1 et surtout des V2 qui est alors disper- sée également à Dora (KL-Buchenwald) et à Ebensee (KL-Mauthausen), le travail est effectué à Thil sous la conduite personnelle du professeur Porsche. Tous ces sites sont en place au début du mois de septembre quand arrive l’ordre d’évacuer le camp principal. L’avance des Alliés pousse également à l’évacuation des kommandos extérieurs situés sur la rive gauche du Rhin. Il faut à présent y revenir.

Il faut vider la rive gauche du Rhin (septembre/novembre 1944) Deux détenus – un Luxembourgeois et un ingénieur soviétique – qui réparent des postes de radio dans l’un des blocks ateliers qui surplombent le camp-souche, s’arrangent pour en garder un toujours en état de marche. Ils peuvent entendre Radio Berlin, Radio Londres, Radio Luxembourg et même, plus difficilement, Radio

36 Sur cette question au développement complexe, voir R. Steegmann, Le Struthof (note 2), p. 270-274. 37 Benz/Distel (dir.), Der Ort des Terrors (note 6), vol. 6, pour les monographies des différents komman- dos de ce complexe, p. 132-152. 38 Christine Glauning, « Bisingen und das Unternehmen Wüste », in : Benz/Distel (dir.), Der Ort des Terrors (note 6), vol. 6, p. 55-63. Septembre 1944 : il faut évacuer le camp de Natzweiler 477

Moscou (39). Le 6 juin 1944, l’information du débarquement est immédiatement transmise à la résistance intérieure du KL. Naît un fol espoir : « Certains copains croyaient déjà que nous serions libérés sous quelques jours. [Mais] “la guerre n’est pas finie pour autant” »(40). Elle en est pourtant considérablement modifiée. L’avance des Alliés est plus lente qu’on ne l’espérait à Natzweiler où, sur place, les choses se compliquent et le climat s’alourdit progressivement. Les arrivées sont de plus en plus nombreuses car les prisons allemandes en France sont vidées. Le camp est sur- peuplé, et la nervosité gagne les gardiens, obligeant les détenus les mieux informés à redoubler de vigilance. Tout s’accumule à la mi-août et indique que quelque chose se prépare. C’est donc dans une atmosphère très fébrile depuis plus d’un mois qu’est décidée l’évacuation du camp-souche. La tension et la nervosité sont palpables de part et d’autre. Les rares informations qui filtrent encore de l’extérieur trouvent confirmation dans le flot des nouveaux arrivants qui, sortis des prisons de France rajoutent encore à l’entassement dans le camp. La résistance interne est au courant d’un projet d’action menée par les maquis des Vosges, brisé par les troupes allemandes. Une telle masse est bien difficile à gérer pour la faible garnison SS, déjà bien nerveuse. Elle est aussi une cible facile. Les reculs des troupes allemandes à l’ouest et au sud de la France et la libé- ration de Paris portent espoir autant que crainte. Les détenus n’allaient-ils pas servir d’otages ? Ni le renforcement de la surveillance, ni les mitrailleuses en batterie pour protéger le camp d’une attaque extérieure toujours crainte, ni les exécutions massives opérées le 1er/2 septembre (41) ne calment les inquiétudes. L’évacuation ne donne pourtant pas l’impression de la précipitation, alors même qu’elle est, à plus d’un titre, un événement exceptionnel. Il s’agit non seulement d’or- ganiser le premier transfert sur le sol allemand de la totalité des détenus d’un camp- souche et de tous ses satellites de la rive gauche du Rhin, mais surtout de n’en perdre aucun. Tout est préparé. Les documents, en grande partie conservés, attestent de la maîtrise de la situation et d’une capacité étonnante d’adaptation de la part d’une admi- nistration très cloisonnée. Certes, la lente avancée des Alliés vers les Vosges laisse du temps – Saint-Dié est libéré le 19 novembre 1944 – et évite une panique qui n’aurait pas manqué de se retourner contre les détenus. En mars 1945, la situation sera bien différente. Nommé à la tête du camp en mai 1944, Fritz Hartjenstein (42) remplace J. Kramer. Sa formation militaire, sa rigueur et sa discipline, son expérience acquise depuis 1940 dans plusieurs KL lui sont utiles pour exécuter l’ordre reçu le 1er septembre, mais déjà prévu. Ses nombreux déplacements en août sont en partie liés à la préparation d’une opération qui doit être minutieusement réglée. Il se rend lui-même à Karlsruhe pour obtenir de la direction de la Reichsbahn la mise à disposition de six trains qui,

39 Roger Leroy, Roger Linet, Max Nevers, La Résistance en enfer, Paris, Messidor, 1991, p. 285. 40 Ibid., p. 302, citant le général Delestaraint. 41 Dans la nuit du 1er au 2 septembre 1944, 107 membres du Réseau Alliance et 35 maquisards des maquis des Vosges sont assassinés et incinérés au crématoire du camp : R. Steegmann, Struthof (note 2), p. 92-194. 42 R. Steegmann, Struthof (note 2), p. 328-330. 478 Revue d’Allemagne depuis Rothau, doivent transporter les détenus. Le KL de Dachau est également averti préalablement de l’arrivée de près de 6 000 hommes en septembre et du transfert sur place d’une partie de l’administration de Natzweiler (Effektenkammer, Politische Abteilung). L’importance des effectifs à déplacer et dela surveillance à mettre en place le long des 8 km qui séparent le camp de la gare de Rothau, obligent à organiser plusieurs convois. Les listes nominatives sont dressées. Les plus valides iront à pied, les malades du Revier en camion. En partant, chacun « doit avoir un couvert, une cuillère et une gamelle [et] un ravitaillement pour une durée de trois jours doit être prévu » (43). La minutie de l’organisation n’empêche pas l’imprévu de dernière minute. Le pre- mier convoi de 2 400 hommes quitte le KL le 1er septembre, vers 22 heures. À mi-che- min, il faut rebrousser chemin : il manque une locomotive ! Tout rentre dans l’ordre le lendemain matin. Trois convois quittent Rothau : le premier dans la nuit du samedi 2 au dimanche 3 septembre, les deux autres le lundi 4. Ils arrivent deux jours plus tard. Le 8 septembre, un télégramme, adressé à 21h15 par la Kommandantur de Dachau, parvient à celle de Natzweiler (44). Trois convois ont été réceptionnés et les détenus de Natzweiler sont rentrés dans les effectifs de Dachau : 2 400 hommes arrivés le 4 sep- tembre sont enregistrés le lendemain ; 1 990 hommes arrivés le 6 le sont le 7 et enfin, les 1 127 derniers, également arrivés le 6, ne sont immatriculés que deux jours plus tard. Le télégramme déplore l’absence de liste précise pour le dernier convoi, empêchant d’identifier 13 décès constatés à l’arrivée du train. Ignorant la décision prise de ne pas attaquer le camp, mesurant mal l’ampleur des opérations lancées contre les maquis, les membres de la résistance interne gardent le secret espoir d’une libération possible pendant la descente à la gare. Mais rien n’est tenté. Le rapport d’effectifs du 30 septem- bre confirme bien, à la date du 4, le départ de 5 518 détenus (45). Deux autres suivent, le 14 septembre (8 hommes) et le 19 (401 hommes) (46). En deux semaines, Dachau a intégré 5 926 détenus supplémentaires. Avec le transfert de 108 détenus vers l’éphé- mère kommando de Schwindratzheim, et le maintien sur place de 16 hommes au-delà du 20 septembre, il est ainsi possible de fixer avec précision la population détenue au camp-souche. Prévu pour un maximum de 3 000 hommes, il en compte plus que le double en septembre 1944 (6 050) dont 20 % sont des malades tirés du Revier. Le croisement des sources – celles du départ de Natzweiler et de l’arrivée à Dachau – permet de cerner les nationalités et les catégories. Les Allemands, majoritaires en 1941, ne comptent plus que pour une faible part (7,2 %) au regard des Français (43,5 %) (47). Deux détenus sur trois viennent de l’Europe occidentale (63,2 %). Cette supériorité est alors celle du camp-souche, non des kommandos. La présence NN l’explique en grande partie. L’Europe centrale, orientale et balkanique forme le deuxième groupe : Polonais (13,6 %), Soviétiques (12,2 %) et Yougoslaves (2,1 %). Dans les kommandos ils sont alors les plus nombreux. L’Europe méridionale ne compte que pour une faible

43 Ordre d’évacuation, in : ibid., p. 160. 44 BAB NS4 Na 86. 45 BAB NS4 Na 67, et Na 57, Schutzhaftlagerrapport. 46 Ibid., et Archives du Ministère des Anciens Combattants (Caen), Da 8/10 et Da 6/1. 47 Français (39,3 %), Alsaciens (0,82 %) et Lorrains (3,4 %). Septembre 1944 : il faut évacuer le camp de Natzweiler 479 part (19 Grecs et 18 Espagnols) (48). Natzweiler est un camp de Politiques : Schutzhäft- linge (62,3 %) et NN (24,5 %) forment les quatre cinquièmes de la population. Les « verts » (1,7 %) et les Asociaux (2 %) sont très minoritaires et sans réels pouvoirs depuis l’accession de Willy Behnke (49) au poste de doyen du camp (Lagerälteste). Loin derrière, mais eux bien plus nombreux dans les kommandos, les travailleurs civils (50) forment un deuxième groupe (7 %). Tous les autres groupes ne sont que faiblement représentés : SAW (0,05 %), homosexuels (0,05 %), Tziganes (0,2 %) et Bibelforscher (0,05 %). Depuis 1941, la rotation des hommes a été importante (36 sont arrivés en 1942, 634 en 1943). Seuls douze sont sur place depuis 1941, dont huit des deux pre- miers convois de Sachsenhausen. Ils sont Allemands, et occupent des fonctions dans la hiérarchie détenue : deux droits communs, deux Asociaux et quatre Politiques dont W. Behnke. Sa présence dans les grands convois de transferts vers Dachau est signi- ficative. Son rôle est reconnu tant par les SS que par ses pairs. À Dachau, il maintient la cohésion du groupe de Natzweiler arrivé en surnombre dans un camp déjà bien rempli. Son expérience des rouages et des hommes lui permet d’intervenir auprès de l’administration de Dachau. Mais sa présence est également révélatrice de la nature de cette évacuation de septembre 1944, que l’on voit encore comme une mise à l’abri temporaire des détenus face à une situation militaire estimée réversible. D’autres élé- ments vont dans le même sens. Plus de 400 détenus restent sur place avec Hartjenstein et la Kommandantur. Ils ne sont pas choisis au hasard : Politiques (55 %) et NN (29 %) sont les plus nombreux. Plus du tiers sont germanophones, dont 10 Alsaciens-Mosellans et 83 Luxembourgeois alors que ces derniers n’étaient que 60 dans les transferts vers Dachau. Les qualifi- cations professionnelles sont cohérentes : ils sont pour l’essentiel, ouvriers, fondeurs, métallos, mécaniciens, soudeurs, et serruriers. Les autres occupent des fonctions dans la hiérarchie détenue, et sept sont employés aux cuisines. Dès le départ des trois grands convois, ils doivent remettre les blocks en état pour recevoir une avant-garde de gradés de la Milice, accompagnés de quelques femmes. La cohabitation avec les détenus – en particulier français – est vite tendue, et oblige au transfert des détenus dans les blocks de la carrière où se poursuit le travail de répara- tion des moteurs d’avions Junkers. Par l’espace occupé, le nombre des hommes et leur activité, la carrière est alors ravalée au rang d’un kommando, à quelques centaines de mètres du camp principal vide de détenus. Près de 3 000 miliciens, venus depuis Nancy, occupent les lieux durant une dizaine de jours, avant de repartir vers l’Allemagne (51). Le détenu politique tchèque Franz Kozlik (n° 980) a laissé un témoignage sur ce bref passage des miliciens (52). Kozlik, décrit par d’autres détenus, comme « très proche de

48 Les Italiens identifiés sont comptabilisés avec ceux de l’Europe occidentale. Leur repérage est souvent difficile : ils sont assimilés aux Slovènes et aux Croates. 49 Willy Behnke, détenu communiste allemand, porte à Natzweiler le numéro matricule 6. Arrivé par le premier convoi (21 mai 1941) après un parcours concentrationnaire débuté en 1934, il est libéré en 1945 à Dachau. 50 Ausländische Zivil (Zwangs)Arbeiter, catégorie créée après juin 1941. 51 Pierre Giolotto, Histoire de la Milice, Paris, Perrin, 1997, p. 465 sq ; et Henry Rousso, Pétain et la fin de la collaboration, 1944-1945, Bruxelles, Complexe, 1984. Giolotto indique 5 000 personnes. 52 François Kozlik, Der Berg des Grauens, Strasbourg, SEDAL, 1945, p. 38 sq. 480 Revue d’Allemagne

Kramer et de Hartjenstein qui lui laissaient certaines libertés » (53), a occupé les fonc- tions de chef de l’orchestre des détenus et de coiffeur des commandants successifs. Des passages de son récit ne laissent d’ailleurs aucun doute sur cette proximité avec les SS. Souvent repris depuis la guerre, son témoignage est, hélas, unique et ne peut donc être confronté à d’autres. Pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, l’arrivée des miliciens est suivie d’un incessant va-et-vient de voitures, d’autobus parisiens et de camions remplis de vivres et d’alcools. Darnand et son état-major s’installent et, alors même que Hartjenstein et son administration sont encore là, le drapeau tricolore est hissé dans le camp. Probablement informés de leur présence par la population locale, les Alliés lancent plusieurs opérations de bombardements aériens. Vers le 21 septembre, les miliciens se remettent en route en direction d’Ulm, près de Sigmaringen (54). Presque simultanément, s’effectue le dernier transfert de détenus vers Dachau (401 hommes). Fin septembre, la page semble définitivement tournée pour le KL de Natzweiler : les détenus ne reviendront pas. Sur place, ne restent plus qu’une partie de l’administra- tion avec le commandant, une garnison d’une quarantaine de gardiens, et 16 détenus (7 Luxembourgeois, 7 Allemands, 1 Lorrain et 1 Autrichien). Tous sont logés dans l’hôtel du Struthof et dans son annexe. Le 11 novembre, Hartjenstein quitte les lieux pour installer la Kommandantur à l’auberge « À la Carpe » (Zum Karpfen), à Gutten- bach, dans la vallée du Neckar. Le 22, les détenus encore présents sont transférés par camion à Neckarelz. Dans la descente du camp, mettant à profit une attaque aérienne, deux Allemands et quatre Luxembourgeois en profitent pour s’évader, alors que deux autres sont blessés. L’histoire du camp-souche se termine au Struthof, là où elle avait commencé en 1941. Mais celle du KL de Natzweiler s’écrit déjà ailleurs, à partir des seuls camps satellites. Le 25 novembre, les soldats de la 6e Armée américaine entrent dans un camp vide. Entre-temps, les kommandos de la rive gauche du Rhin ont été à leur tour évacués. Les détenus – 2 898 en septembre (maximum 3 036) et 1 898 en octobre (maximum 1 969) – sont envoyés dans les camps satellites sur l’autre rive du fleuve : à Neckarelz, pour une partie de ceux de Wesserling et de Sainte-Marie-aux-Mines, ou Kochendorf pour ceux de Thil, par exemple. Le reste part pour Buchenwald (Thil-Longwy et Cochem), Sach- senhausen (Wesserling) et Ravensbrück (Hayange). C’est à nouveau Dachau qui en absorbe plus de la moitié (2 546). Pour le seul mois de septembre, près de 7 900 détenus de Natzweiler y sont immatriculés. Tous n’y restent pas. Près d’un tiers est récupéré, parfois déjà au bout de quinze jours, et retrouve un kommando de Natzweiler.

L’histoire se poursuit Une nouvelle phase commence, marquée par un KL désormais sans camp-souche (55). Cette situation totalement originale ne signifie pas pour autant une diminution de son activité. Bien au contraire. Après un bref flottement administratif, lié à la dispersion

53 BAL Metz Ordner 4. 54 P. Giolotto, Histoire de la Milice (note 51), p. 472. 55 Outre les travaux de l’auteur, Arno Huth, Das doppelte Ende des K.L. Natzweiler auf beiden Seiten des Rheines, Landeszentrale für politische Bildung Baden-Württemberg, 2013, donne la synthèse des recherches les plus récentes. Septembre 1944 : il faut évacuer le camp de Natzweiler 481 des services entre Dachau et Natzweiler, la cadence est vite retrouvée, et permet de reprendre en main la masse des détenus qui arrivent. Plus du tiers des évacués de sep- tembre sur Dachau retrouvent les kommandos de Natzweiler dans le mois, et ils sont alors à nouveau immatriculés. Ceux des kommandos de la rive gauche du Rhin sont conservés et envoyés dans les satellites de la rive droite, où de nouveaux camps sont ouverts, recevant toujours plus de détenus, surtout ceux évacués des camps de l’est et du nord du Reich, fuyant l’arrivée des Soviétiques. La centralisation administrative est retrouvée en novembre 1944 à Guttenbach et à Binau, deux villages proches de Neckarelz. Plutôt efficiente au départ, elle perd vite en efficacité. Tout devrait fonc- tionner. Mais, ni le contexte, ni les locaux de l’auberge Zum Karpfe ne le permettent. Pourtant, c’est toujours au KL de Natzweiler que l’on s’adresse et que l’on envoie de nouveaux détenus. Comme si rien n’avait changé. Ce n’est qu’à partir de février 1945 que l’administration SS, poussée à l’itinérance, ne suit plus le rythme des arrivées. La liste matriculaire cesse d’être complétée le 19 jan- vier 1945 (56) : le dernier matricule enregistré est le 44 599e. Passionnante et débridée, la dernière période ne peut être couverte par une documentation directe. Les lacunes peuvent néanmoins être partiellement surmontées, par un travail en aval, à partir des registres d’arrivées de Dachau et des autres camps encore en fonctionnement en mars et en avril 1945. Les enregistrements s’y poursuivent, notant avec précision les origi- nes des nouveaux détenus. Ils sont partis d’un kommando de Natzweiler, ils y étaient donc arrivés. Une estimation fiable porte à 17 345 le nombre des arrivées entre sep- tembre 1944 et mars 1945. Elle n’est que minimale. Et pourtant, dans cette structure désormais totalement éclatée qu’est le KL de Natzweiler, et dans un contexte de plus en plus oppressant, elle n’en a que plus de sens. Car, jamais depuis 1941, les conditions de la survie des détenus n’ont été aussi terribles. Selon les périodes, de septembre 1944 à mars 1945, 30 à 35 kommandos extérieurs continuent de fonctionner, de croître, de tuer les hommes. Tous sont au service d’une guerre que l’on ne veut pas admettre perdue. La mortalité est alors terrible, réduisant l’espérance de vie des nouveaux arrivants, souvent rescapés de longues et pénibles évacuations des camps de l’Est, dont de nombreux Juifs, à peine à trois mois. Le tout s’achève sur les routes avec les marches de la mort. À cette date, le site de Natzweiler a retrouvé un nouvel usage au service de l’administration française. Il est, jusqu’en 1949, un centre pénitentiaire pour les collaborateurs en attente de jugement. Une histoire qui reste à écrire. En 2014, c’est cette double fin qui est le thème de l’exposition organisée par le Centre européen du Résistant déporté dans le site de l’ancien camp de Natzweiler, simultané- ment présentée aussi à Neckarelz et ensuite itinérante dans l’ensemble des lieux ayant connu un kommando extérieur.

56 Le dernier rapport complet des effectifs date du 20 novembre 1944 : SIR Arolsen Natzweiler 20, f. 63-64. 482 Revue d’Allemagne

Résumé En septembre 1944, le camp de concentration de Natzweiler-Struthof est évacué. La longue histoire de la fin des camps nazis débute pour ne s’achever qu’en mai 1945. Le cas de Natzweiler est remarquable. Ouvert en 1941 en Alsace annexée, de taille modeste, il s’insère dans l’ensemble de histoire concentrationnaire débutée dès 1933. La montée progressive des effectifs, leurs origines, le fonctionnement même du camp s’inscrivent dans la « normalité » concentrationnaire. Natzweiler dirige un réseau de kommandos de part et d’autre du Rhin tout en développant des caractéristiques propres. L’une des plus originales est sans doute celle de son évacuation et de sa double fin. Fermé en novem- bre 1944 sur son site d’origine, il poursuit son existence sur la rive droite du Rhin où il ne cesse de croître. L’année 1944 marque ce tournant pour un camp qui reste encore à ce jour souvent méconnu.

Zusammenfassung Im September 1944 wurde das KZ Natzweiler-Struthof evakuiert. Die lange Geschichte des Endes der NS-Lager sollte erst im Mai 1945 abgeschlossen werden. Das Lager Natz- weiler ist ein Sonderfall. Von bescheidenem Umfang, 1941 im annektierten Elsass eröff- net, reihte es sich in die 1933 beginnende Geschichte der Konzentrationslager ein. Die allmähliche Vermehrung der Lagerinsassen und ihre Herkunft sowie die Organisation des KZs entsprachen der Normalität der Lager. Aus Natzweiler aus wurde ein Kom- mandonetz auf beiden Seiten des Rheins geleitet, während das Lager auch ihm eigene Merkmale entwickelte. Seine Evakuierung und sein doppeltes Ende bilden wohl eines der originellsten. Nach der Schließung der ursprünglichen Stätte bestand es auf der rechten Rheinseite weiter und erweiterte sich ständig. Diese Wende markiert das Jahr 1944. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 483 T. 46, 2-2014

L’Allemagne et l’Euro : les enseignements de la balance des paiements allemande

Béatrice Dedinger *

L’excédent commercial de l’Allemagne est connu du monde entier. C’est assez remar- quable, car qui connaît, même en Europe, le solde de la balance commerciale britanni- que, italienne, belge ou polonaise ? Il est vrai que le solde allemand a atteint une ampleur sans précédent. En 2013, il est de 198 milliards d’euros, soit 7,2 % du PIB. Ce résultat reste exceptionnel lorsqu’on le compare à celui d’autres pays. L’excédent de la Chine est de 188 milliards d’euros, soit moins de 3 % de son PIB. Les Pays-Bas ont un solde com- mercial positif élevé en pourcentage du PIB (7,1) mais bien moindre que celui de l’Alle- magne en valeur (44 milliards d’euros) (1). De nombreuses critiques sont adressées à cet excédent allemand jugé trop élevé, encouragé par des mesures politiques et générateur de risques pour les pays partenaires : « [Germany’s] current-account surplus, at 7 % of GDP, is now more than three times higher than it was a decade ago, largely thanks to an artificially cheap currency and squeezed wages. It is unhealthy, both orf Germans (who forgo higher living standards to pile up savings that are poorly invested abroad) and for others in the euro zone and beyond » (2). Or les mêmes critiques étaient déjà formulées il y a quarante ans. En effet, l’excédent est apparu en 1952 et epuis,d jamais la balance commerciale allemande n’a été déficitaire. Les économistes se sont très vite intéressés à ce phénomène et l’ont analysé dans les mêmes termes qu’aujourd’hui : « the chronic surpluses meant that other countries were continuously buying more goods and services from the Federal Republic than they were delivering to her. The question which both Germany and the international community sooner or later had to face up was this: how long could the export surpluses continue without impoverishing Germany in real terms and bankrupting the other nations of their means of payment ? » (3).

* Chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po Paris. 1 Résultats 2013. Source : site internet du FMI. 2 The Economist, « Europe’s reluctant hegemon », 15 juin 2013, p. 14. 3 Patrick M. Boarman, Germany’s economic dilemma. Inflation and the balance of payments, New Haven/Londres, Yale University Press, 1964, p. x. 484 Revue d’Allemagne

Faut-il en conclure que rien n’a changé depuis plus d’un demi-siècle et que la seule question à se poser au sujet du solde commercial allemand porte sur sa lon- gévité persistante ? Le graphique 1 ci-dessous apporte une réponse claire. Il met en évidence un changement spectaculaire dans l’évolution du solde de la balance commerciale allemande depuis 2000, qui affecte également les balances courante et financière. L’objet de cet article est d’expliquer le graphique 1. Il propose une étude sur le long terme de la balance des paiements de l’Allemagne qui, à ma connais- sance, n’a pas encore été faite (4). Cette étude vise à remettre en question l’analyse traditionnelle de l’excédent commercial allemand en montrant que depuis 2000, soit depuis la création de l’Union monétaire européenne, de nouveaux mécanismes sont entrés en jeu dont on peut mesurer l’impact en regardant l’évolution de la balance des paiements allemande. Pour mieux comprendre ces mécanismes, quel- ques notions de base sur le fonctionnement de la balance des paiements doivent tout d’abord être rappelées au lecteur.

Graphique 1 : Les soldes de la balance des paiements de l’Allemagne, 1950-2013 (millions d’euros)













                      

                 

Source : Deutsche Bundesbank, Zahlungsbilanzstatistik. Statistisches Beiheft 3 zum Monats bericht (plusieurs années).

Quelques notions de base sur la balance des paiements La balance des paiements d’un pays est un document statistique élaboré sous forme comptable qui enregistre toutes les opérations que les résidents effectuent avec les non-

4 On trouve une analyse de la balance des paiements allemande sur la période 1950-1990 dans Her- bert Giersch, Karl-Heinz Paqué, Holger Schmieding, The fading miracle. Four decades of market economy in Germany, Cambridge University Press, 1992, p. 236-250. L’Allemagne et l’Euro : les enseignements de la balance des paiements allemande 485 résidents au cours d’une année (5). C’est une balance équilibrée, chaque transaction, financière ou non financière, avec un non-résident, inscrite au crédit ou au débit de la balance, a une contrepartie financière, c’est-à-dire une variation d’avoirs uo d’en- gagements vis-à-vis des non-résidents. Dans le cas le plus simple, une exportation de marchandises ou une cession de titres par les résidents donne naissance en contrepar- tie à une augmentation de leurs avoirs liquides (par exemple, les dépôts des résidents auprès des banques non résidentes) ou à une diminution de leurs engagements (par exemple un remboursement d’avances précédemment obtenues auprès de banques non résidentes). À la vision verticale, en deux parties, de la balance des paiements corres- pond une vision horizontale, en deux parties également (6). Au-dessus de la ligne sont enregistrées les opérations de nature réelle : échanges de marchandises, échanges de services (tourisme, transport, assurance…), échanges de revenus (salaires du travail, intérêts des capitaux), transferts unilatéraux (dons ou paiements versés à ou reçus de l’étranger). La différence entre le total des opérations réelles inscrites au crédit et celles inscrites au débit est égale au solde de la balance courante. La balance commerciale est une sous-balance de la balance courante calculée en soustrayant les importations (débit) des exportations de marchandises (crédit). L’ensemble des opérations inscrites au-dessus de la ligne est compensé par des opérations de nature financière qui sont enregistrées en dessous de cette ligne. On inscrit au crédit les entrées ou importations de capitaux (dettes vis-à-vis de l’étranger) et au débit, les sorties ou exportations de capi- taux (créances sur l’étranger). Un excédent de la balance financière correspond donc à un endettement net du pays vis-à-vis de l’extérieur. Les postes du compte financier incluent : les investissements directs (contrôle ou influence significative sur l’entreprise, investissement durable), les investissements de portefeuille (moindre influence sur l’entreprise, capitaux volatiles, liquides, flexibles), les produits dérivés et stock-options (nouvelle rubrique du compte financier créée en 2000, s’apparente plus à un transfert de risque qu’à une offre de fonds), les autres investissements (poste résiduel qui englobe toutes les opérations sur actifs et passifs financiers vis-à-vis des non-résidents qui ne figurent pas sous une autre rubrique du compte financier ; crédits commerciaux, prêts et emprunts, autres avoirs et engagements), et les réserves officielles (avoirs extérieurs détenus par les autorités monétaires). Étant donné le principe de comptabilité en partie double, les soldes du compte financier et du compte courant se compensent ; le solde de la balance des paiements proprement dite est toujours égal à zéro. Un excédent (déficit) de la balance courante est exactement compensé par un déficit (excédent) de la balance financière. Cette égalité comptable dans les opérations d’un pays avec l’extérieur a une contrepartie au niveau de l’économie domestique. À un excédent de la balance courante correspond toujours, ex post, un excédent de l’épargne domestique sur l’investissement domestique. En effet, les résidents d’un pays peuvent utiliser leur revenu (après impôt) soit pour consommer la production domestique, soit sous forme d’épargne investie dans l’économie domestique, soit sous forme d’épargne

5 Les définitions en usage aujourd’hui sont celles du International Monetary Fund,Balance of Payments and International Investment Position, Sixth Edition (BPM6), IMF, Washington DC, 2009, 351 p. 6 Le 5e manuel de la balance des paiements du FMI introduit un troisième compte, le compte de capital, qui regroupe les transferts en capital et les acquisitions et cessions d’actifs non financiers non produits (brevets, marques, droits d’auteur…). Pour simplifier, on ne considère ici que les balances courante et financière. 486 Revue d’Allemagne investie à l’étranger. Quand une part est investie à l’étranger, c’est qu’elle n’est pas dis- ponible pour la consommation ou l’investissement domestique. Un surplus d’épargne domestique correspond donc à la fois à une exportation de capital vers l’étranger et à une exportation des biens non consommés dans le pays. C’est l’inverse qui se produit pour un pays ayant un déficit de la balance courante : il connaît un déficit d’épargne domestique, les résidents consomment ou investissent plus qu’ils ne produisent. Ce déficit d’épargne est couvert par une importation de capital étranger égale au surplus d’importations de marchandises pour couvrir la consommation domestique. Un excé- dent commercial ne doit donc pas être vu comme un signe d’enrichissement du pays. Il n’a pas nécessairement pour contrepartie une augmentation des entrées de devises, ce peut être aussi une augmentation des exportations de capitaux qui vont s’investir à l’étranger au lieu de financer la croissance domestique. Que se passe-t-il lorsque la balance des paiements d’un pays est en déséquilibre ? On sous-entend en général un déséquilibre de la balance courante. Des mécanismes de retour à l’équilibre entrent en action, qui sont différents selon que le pays est en chan- ges flexibles, fixes ou dans une union monétaire. Supposons qu’un pays enregistre un déficit commercial. Cette situation induit un excédent d’achats de marchandises étran- gères qui a pour contrepartie une demande excédentaire de devises étrangères contre monnaie domestique. La monnaie domestique a donc tendance à se déprécier. Dans un système de changes flexibles, les autorités monétaires ne sont pas contraintes d’interve- nir pour maintenir la parité de la monnaie. Elles peuvent la laisser se déprécier, ce qui réduit le prix des biens domestiques en monnaie étrangère et relance les exportations du pays, sans que la situation monétaire intérieure ait été affectée. Cependant, si le taux d’intérêt est relativement élevé, que les capitaux étrangers sont attirés dans le pays et entretiennent un excédent de la balance financière, le retour à l’équilibre commercial peut ne pas se produire. Un déséquilibre durable peut s’instaurer qui a des conséquen- ces sur le change de la monnaie. Mais les autorités monétaires du pays ne sont pas tenues d’intervenir en changes flottants. Dans un système de changes fixes, elles ont cette obligation. Si elles veulent éviter une dévaluation et maintenir la parité fixée, elles vont vendre des devises étrangères (baisse des réserves officielles, augmentation du solde débiteur de la balance financière) contre de la monnaie domestique. Ce faisant, l’offre de monnaie domestique dans le pays se raréfie, d’où une tendance à la baisse des prix domestiques qui stimule les exportations du pays et ramène le solde commercial à l’équilibre. Raréfier l’offre de monnaie domestique afin de réduire les importations peut aussi passer par une augmentation du taux d’intérêt. Cette mesure peut avoir pour effet d’attirer les capitaux étrangers qui viennent gonfler l’offre de monnaie domestique et contrer l’objectif initial de maintien de la parité monétaire. Un recours au contrôle des mouvements de capitaux permet de conserver l’autonomie de la politique monétaire dans un système de changes fixes. Enfin, si le pays est membre d’une union monétaire, il perd le contrôle de la politique de change et de la politique monétaire puisque celui-ci est délégué à la banque centrale de l’union. Dans ce cas, un déficit commercial ne peut être résorbé ni par une vente de devises, ni par une dépréciation de la monnaie, ni par une mesure de politique monétaire. La relative faiblesse de la demande de produits domestiques tend à faire baisser les prix de ces produits et des facteurs de production concernés, ce qui peut relancer les exportations. Si les prix et les salaires ne baissent pas, l’ajustement se fera par les quantités, c’est-à-dire par une baisse de la production et une baisse de l’emploi, ce que l’on appelle aussi une crise économique. L’Allemagne et l’Euro : les enseignements de la balance des paiements allemande 487

L’explication traditionnelle de l’excédent commercial allemand Contrairement à ce que décrit le mécanisme de retour à l’équilibre décrit ci-dessus, l’excédent de la balance commerciale allemande n’a pas disparu depuis 1952. Pour être précis, ce qui est le plus surprenant, c’est l’excédent quasi-permanent de la balance cou- rante. Celui-ci est dû principalement à l’excédent de la balance commerciale, c’est pour- quoi les deux sont souvent confondus. Mais il faut bien voir que, si l’excédent commercial était compensé par un déficit équivalent de la balance des services par exemple (les Alle- mands iraient dépenser en voyages à l’étranger les devises gagnées sur les exportations), la balance commerciale allemande ne susciterait pas autant d’émoi. La question des causes de l’excédent commercial persistant a été posée dans les années 1960 (7). Comme l’a écrit un grand historien économiste, « I have for years been expecting the German surplus to go away. Perhaps an attempt to “explain” this surplus would exorcise it in medieval fash- ion » (8). Les explications qu’il a données à cette époque seront revues dix ans plus tard sans grandes modifications (9). Ce sont toujours les mêmes qui sont retenues au début du xxie siècle. Il peut y avoir une certaine cohérence dans le fait qu’un excédent permanent soit expliqué par des causes permanentes mais, comme nous le verrons, une nouvelle explication doit être trouvée pour comprendre la croissance de l’excédent commercial depuis une dizaine d’années. Quatre types de causes sont traditionnellement retenus : une forte propension de l’Allemand à exporter, une structure des exportations avanta- geuse et des prix compétitifs sont à l’origine de la force des exportations allemandes ; la forte propension à épargner des Allemands explique la faiblesse des importations. La réputation du commerçant allemand ne date pas de la seconde moitié du xxe siè- cle, elle remonte loin dans l’histoire, au moins à l’âge d’or des villes hanséatiques aux xive-xve siècles. C’est comme si la « fibre » ou le « gène » du commerce étaient inscrits dans la psyché ou la mémoire cellulaire du peuple allemand. « L’idée même de commerce comme source de prospérité apparaît en Allemagne avec une intensité et un caractère “existentiel” qu’elle ne présente dans aucun autre pays, à l’exception du Japon » (10). L’histoire tourmentée de l’entre-deux-guerres a accentué ce trait. Tout d’abord, en coupant le commerçant allemand de l’accès aux marchés étrangers durant vingt ans (11) ; d’autre part, elle a créé un sentiment d’insécurité collective à laquelle le renforcement des liens commerciaux et de l’interdépendance économique avec les autres pays permet de répondre (12). Mais il ne suffit pas d’avoir la volonté d’exporter, il faut encore que les produits que l’on fabrique soient demandés par l’étranger. On

7 P. M. Boarman, Germany’s economic dilemma (note 3) ; Charles P. Kindleberger, « Germany’s per- sistent balance-of-payments disequilibrium », in : Robert E. Baldwin et al., Trade, growth, and the balance of payments : essays in honor of Gottfried Haberler, Chicago, Rand McNally, 1965, p. 230-248 ; Joseph Markus, « Some observations on the West German trade surplus », Oxford Economic Papers, 17/1, mars 1965, p. 136-145. 8 C. P. Kindleberger, « Germany’s persistent balance-of-payments disequilibrium » (note 7), p. 230. 9 Charles P. Kindleberger, Germany’s persistent balance-of-payments disequilibrium revisited, Ger- man Studies Notes, Indiana, Institute of German Studies, 1976, 58 p. 10 Wolfgang Hager, « L’Allemagne, un commerçant hors du commun », Politique étrangère, 1 (1979), p. 35. 11 C. P. Kindleberger, Germany’s persistent balance-of-payments disequilibrium revisited (note 9), p. 20. 12 Cet argument est si souvent évoqué qu’il n’est plus besoin de référence. La sécurité commerciale est un moyen de pallier la sécurité militaire. Cela rejoint aussi l’idée de paix par le commerce. 488 Revue d’Allemagne insiste beaucoup depuis l’après-guerre sur la « chance » des entreprises allemandes de produire précisément les biens qui sont l’objet d’une forte demande internationale (13) et dont l’élasticité-prix est faible. Sur ce point, je renvoie à un article paru dans cette revue, dans lequel il est montré que la spécialisation allemande actuelle relève d’un long processus historique. Ce n’est pas simplement par « chance » que les entreprises allemandes ont aujourd’hui des avantages comparatifs élevés dans les véhicules, les machines, les produits chimiques et les appareils électriques (14). La troisième catégorie de causes touche à l’aspect le plus controversé de l’excédent. Si les produits allemands se vendent bien, c’est parce que leur prix est relativement peu élevé. Un grand nombre de facteurs peuvent avoir une incidence sur ce prix, parmi lesquels on retient : la politique de change, la politique monétaire et les coûts salariaux. Ils sont pour la plupart de nature politique, ce qui explique qu’ils soient le plus soumis aux critiques. Dans les années 1950-60, on a beaucoup reproché à l’Allemagne la sous- évaluation du deutschemark, bien que la monnaie allemande ait été réévaluée à plu- sieurs reprises avant l’effondrement du système de Bretton Woods en 1973 et le passage à un système de changes flottants (15). À partir de là, les forces du marché pousseront à l’appréciation du deutschemark, et c’est la politique monétaire qui devient la cible des critiques. La politique anti-inflationniste poursuivie par laBundesbank accroît le dif- férentiel de prix avec les pays inflationnistes et favorise les exportations (16). La pression internationale poussera l’Allemagne à adopter une politique monétaire plus expan- sionniste, mais celle-ci prendra fin avec le nouveau choc pétrolier (17). La réunification allemande provoque une baisse soudaine de l’excédent commercial et l’apparition d’un déficit de la balance courante qui se maintiendra jusqu’en 2000. Quand le problème de l’excédent allemand revient sur le devant de la scène, la politique monétaire est deve- nue commune. Ce sont maintenant les coûts salariaux que l’on rend responsables de la compétitivité des prix allemands. Les réformes mises en place à partir de 2003 par le gouvernement Schröder visaient à relancer la compétitivité allemande notamment par une libéralisation du marché du travail qui s’est traduite par l’apparition d’emplois à bas salaires. Il faut toutefois souligner que la relative faiblesse des coûts salariaux était déjà citée comme une des causes de l’excédent dans les premières années d’après- guerre et qu’on l’attribuait à la retenue des travailleurs allemands (18). Peut-on dire que l’excédent commercial permanent de l’Allemagne depuis 1952 est le résultat d’une politique délibérée du gouvernement allemand comme on l’en accuse

13 Les entreprises allemandes productrices de biens d’équipement ont eu la chance de profiter du boom de la guerre de Corée. On retrouve le même argument cinquante ans plus tard : « German firms were also lucky to be making the right stuff at the right time », in : The Economist, « Europe’s reluctant hegemon », 15 juin 2013, p. 12. 14 Cf. Béatrice Dedinger, « L’avenir commercial de l’Allemagne », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, t. 45, janvier-juin 2013, p. 107-120. 15 W. Hager, « L’Allemagne, un commerçant hors du commun » (note 10), p. 39 ; C. P. Kindleberger, Germany’s persistent balance-of-payments disequilibrium revisited (note 9), p. 40. 16 C. P. Kindleberger, Germany’s persistent balance-of-payments disequilibrium revisited (note 9), p. 41. 17 Giersch/Paqué/Schmieding, The fading miracle (note 4), p. 240-243. 18 Henry C. Wallich, Mainsprings of the German revival, New Haven, Yale University Press, 1955, p. 297-304 ; C. P. Kindleberger, « Germany’s persistent balance-of-payments disequilibrium » (note 7), p. 235-237. L’Allemagne et l’Euro : les enseignements de la balance des paiements allemande 489 fréquemment (19) ? La réponse est ambiguë. L’objectif permanent de la politique écono- mique allemande depuis la création de la RFA est la stabilité des prix. La réalisation de cet objectif a aussi permis le maintien d’une monnaie forte. Ces deux données ont des effets contrastés sur les échanges extérieurs : la force de la monnaie n’est pas favorable aux exportations, mais elle permet de réduire la valeur des importations en monnaie domestique (d’où la moindre incidence qu’a eue l’augmentation des prix du pétrole sur la balance commerciale allemande) ; la stabilité des prix est favorable aux exportations. Si l’on ne peut affirmer que la politique économique de l’Allemagne a eu pour objectif l’obtention d’un excédent commercial/courant, il est en revanche certain que le gou- vernement allemand n’a pas eu de politique délibérée de réduction de l’excédent (20) (sauf sous la pression internationale dans les années 1970). Pour les Allemands, l’excé- dent commercial est un signe de bonne santé de leur économie qui ne nécessite pas de traitement correcteur (21). L’autre versant de l’excédent commercial est la relative faiblesse des importations. Celle-ci est attribuée à la forte propension à épargner des Allemands. Le lien entre commerce extérieur et épargne découle directement de l’égalité comptable, rappe- lée dans les notions de base, entre l’excédent de la balance commerciale/courante et l’excédent de l’épargne domestique sur l’investissement domestique. Un excédent de la balance courante se traduit nécessairement par des exportations nettes de capi- taux vers l’étranger qui correspondent à de l’épargne non investie dans le pays de résidence. Cet excédent d’épargne peut provenir des ménages, des entreprises ou de l’État. Ainsi, dans les premières années de la RFA, l’excédent d’épargne est venu du gouvernement allemand qui, par une politique de forte taxation, a généré un sur- plus d’exportations (22). Depuis une dizaine d’années, on observe une augmentation du taux d’épargne nationale allemand alors qu’il tend à baisser dans les autres pays. Comme cette hausse ne vient pas des ménages, on peut l’attribuer aux entreprises allemandes. D’où l’une des principales explications de l’excédent commercial alle- mand aujourd’hui : « Si le partage des revenus avait été plus favorable aux salariés en Allemagne ou si les entreprises allemandes avaient investi une partie plus importante de leurs profits, l’excédent extérieur de l’Allemagne ne serait pas apparu. La zone euro globalement aurait eu un déficit extérieur (la demande intérieure aurait été plus forte en Allemagne) et, à l’équilibre, des taux d’intérêt plus élevés jusqu’à la crise. Il aurait été plus difficile pour les pays périphériques de refinancer auprès de l’Allemagne l’en-

19 Les critiques ont commencé dès les années 1950. Cf. Egon Sohmen, « Competition and growth : the lesson of West Germany », The American Economic Review, 49/5, décembre 1959, p. 995. 20 Voir l’étude de Michael Michaely, Balance of Payments Adjustment Policies : Japan, Germany, and the Netherlands, NBER, 1968, p. 58-84. Elle porte sur une dizaine d’années d’après-guerre et montre que le réajustement de la balance des paiements n’est pas un objectif de la politique des autorités alle- mandes (gouvernement et banque centrale). 21 « In German eyes, strong exports and a big trade surplus are symbols of virility », in : The Economist (note 13), p. 12. 22 Cf. C. P. Kindleberger, « Germany’s persistent balance-of-payments disequilibrium » (note 7), p. 240. Les réserves de changes accumulées devaient servir à payer la contribution de l’Allemagne à l’effort de défense européenne. Elles sont appelées « Julius Turm » à l’image du trésor de guerre mis de côté en 1871 sur l’indemnité reçue des Français. 490 Revue d’Allemagne dettement du secteur privé, et la bulle de l’endettement et de l’immobilier dans ces pays aurait été découragée. Sans cette bulle, la croissance de ces pays aurait été plus faible, mais celle de l’Allemagne plus forte, jusqu’à la crise, avec le supplément de demande intérieure. Aujourd’hui, les excédents d’épargne de l’Allemagne financent le soutien des banques et des États des pays périphériques après la crise. Mais, avant la crise, une politique différente de partage des revenus en Allemagne conduisant à un moindre excédent extérieur aurait été stabilisante en évitant de financer les bulles spéculatives des pays périphériques » (23). De nos jours, deux causes principales sont donc retenues pour expliquer l’excédent commercial allemand : la compétitivité-prix, due à la faiblesse des coûts salariaux, et la propension à épargner des Allemands. Les prix des produits allemands sont compéti- tifs parce que les salariés allemands ont accepté une baisse de leur salaire. Cette baisse de salaire induit une baisse de la consommation. Et comme par ailleurs, les entreprises épargnent trop et n’investissent pas assez, l’Allemagne a un surplus de biens et d’épar- gne à exporter. Cette épargne excédentaire pèse sur les taux d’intérêt de la zone euro, incitant les pays périphériques, plus inflationnistes et plus dépensiers que l’Allemagne, à s’endetter excessivement. Il y a certainement une part de vérité dans cette analyse mais, comme nous allons le voir, elle manque de recul historique et n’explique pas la rupture de 2000.

La création de l’Union monétaire européenne et ses conséquences sur la balance des paiements allemande Cela fait soixante ans que l’on reproche aux Allemands leurs prix « trop » bas et leur épargne « trop » forte. Il est difficile de croire que ces deux facteurs aient subi des chan- gements d’une ampleur telle qu’ils aient provoqué l’accroissement soudain et massif de l’excédent commercial/courant allemand à partir de 2000. Revenons à la définition d’un excédent courant et aux notions de base de la balance des paiements. Un excédent courant correspond : à une exportation de biens et services supérieure à l’importation de biens et services ; à une épargne domestique supérieure à l’investissement ; à des exportations de capitaux supérieures aux importations de capitaux. Une augmenta- tion de l’excédent courant peut donc provenir de plusieurs sources : augmentation des exportations de biens et services, baisse des importations de biens et services, augmen- tation de l’épargne domestique, baisse de l’investissement domestique, augmentation des exportations de capitaux, baisse des importations de capitaux (ou augmentation des « désimportations » de capitaux = retrait de capitaux étrangers placés dans le pays, ce qui s’apparente à une exportation de capital). Seules les deux dernières sources sont susceptibles de connaître de soudaines variations à court terme. Cela nous conduit à la balance financière allemande. Le graphique 1 montre que, symétriquement à la balance courante, la balance finan- cière se retourne à partir de 2000 pour devenir fortement et durablement négative. L’Allemagne exporte donc beaucoup plus de capitaux qu’elle n’en importe depuis 2000.

23 Patrick Artus, « L’excédent extérieur de l’Allemagne est-il légitime ? Est-il dangereux ? », Natixis Flash Économie, n° 476, 6 juillet 2012, p. 5-8. L’Allemagne et l’Euro : les enseignements de la balance des paiements allemande 491

Les statistiques allemandes de la balance des paiements permettent de décomposer ces capitaux par catégorie d’investissements, par agent économique et par pays. Trois phénomènes majeurs se dégagent des graphiques 2 à 4 ci-dessous : 1. Le retournement du déficit financier à partir de 2000 est dû à la catégorie « autres investissements » qui inclut les crédits commerciaux, les prêts et autres avoirs (engagements) non répertoriés dans les autres catégories de flux financiers ; 2. Jusqu’en 2006, ce sont les institutions financières qui sont les principales exportatrices nettes de capitaux. La Bundesbank prend ensuite le relais ; 3. L’accroissement du déficit provient d’une augmentation mas- sive des exportations nettes de capitaux vers les pays de la zone euro. Si l’on décompose par pays, un résultat très inattendu apparaît : cette augmentation massive résulte en majeure partie de retraits de capitaux belges et luxembourgeois d’Allemagne depuis 2000 (24). Tous ces éléments permettent de proposer une analyse de l’excédent commer- cial allemand fort différente de celle que l’on donne depuis quelques années (25).

Graphique 2 : Les soldes de la balance financière allemande par catégorie d’investissements, 1989-2013 (millions d’euros)

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Source : Deutsche Bundesbank, Zahlungsbilanzstatistik. Statistisches Beiheft 3 zum Monats bericht (plusieurs années).

24 Notons que la ventilation géographique des flux de capitaux est effectuée en fonction du pays de résidence de l’émetteur du titre pour les avoirs, et en fonction du pays de résidence de la première contrepartie non résidente connue pour les engagements. 25 Cette analyse rejoint celle de Hans-Werner Sinn, président de l’Institut für Wirtschaftsforschung (Ifo, Munich), dont la position hétérodoxe est très critiquée en Allemagne comme dans les autres pays de la zone euro. 492 Revue d’Allemagne

Graphique 3 : Les soldes de la balance financière allemande par agent économique, 1999-2013 (millions d’euros)

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Source : Deutsche Bundesbank, Zahlungsbilanzstatistik. Statistisches Beiheft 3 zum Monats bericht (plusieurs années).

Graphique 4 : Les soldes de la balance financière allemande par pays, 1997-2013 (millions d’euros)









 

 

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Source : Deutsche Bundesbank, Zahlungsbilanzstatistik. Statistisches Beiheft 3 zum Monats bericht (plusieurs années). L’Allemagne et l’Euro : les enseignements de la balance des paiements allemande 493

L’histoire commence avec la création de l’Union monétaire européenne. Le projet d’union monétaire a été relancé par le traité sur l’Union européenne signé en 1992 (traité de Maastricht). Celui-ci prévoit l’établissement d’une Union économique et monétaire (UEM), qui passe par l’instauration d’une monnaie unique et la définition d’une politique monétaire et d’une politique de change uniques. Le traité crée les ins- titutions nécessaires à la mise en œuvre de cette union, Banque centrale européenne (BCE) et Système européen de banques centrales (SEBC). Il précise également les étapes de la réalisation de l’UEM. La deuxième étape débute le 1er janvier 1994 avec la libéralisation totale des mouvements de capitaux entre les États membres, et entre États membres et pays tiers. C’est une phase transitoire avant la troisième étape qui démarre le 1er janvier 1999 avec la création effective de l’UEM et de la monnaie unique. La libre circulation des capitaux et l’instauration d’une monnaie unique ont créé des conditions favorables au développement des échanges de capitaux, en particulier dans la zone euro. C’était d’ailleurs un des objectifs de la création de l’UEM. La suppression des monnaies, donc des différentiels de change, des pays de l’UEM a fait disparaître la prime de risque que devaient payer les pays à monnaie faible pour attirer les capitaux étrangers. Des marchés de capitaux se sont développés dans ces pays, essentiellement l’Espagne, le Portugal et la Grèce. Ils sont devenus des importateurs nets de capitaux, et l’Allemagne, l’Autriche et les Pays-Bas ont été les plus gros expor- tateurs nets de capitaux de la zone euro. Ceci, soulignons-le à nouveau, s’est produit dans des proportions gigantesques (26). Les capitaux exportés d’Allemagne sont, d’après les statistiques de la Bundesbank (graphique 4), en grande partie des capitaux belges sortis pour se placer sur d’autres marchés financiers (27). Ces capitaux – des crédits ban- caires et non plus des investissements directs ou de portefeuille – se seraient d’abord portés vers les banques françaises pour ensuite être exportés vers les pays du sud de la zone euro (28). Ils ont servi à financer des investissements dans l’immobilier, qui ont eux-mêmes généré des revenus, lesquels ont stimulé la demande et les importations, ce qui a conduit aux importants déficits de la balance courante apparus à partir de la fin des années 1990. Ces déficits ont culminé en 2008 et ont été un facteur déclencheur de la crise qui a secoué toute l’Europe (29). Cette crise est la manifestation d’une réaction des investisseurs face au risque croissant que présentaient les pays endettés. Elle s’est traduite par un retrait des capitaux privés

26 Sur le développement des marchés financiers européens après la création de l’euro, voir European Central Bank, The monetary policy of the ECB, 2011, p. 43-48. 27 Sur cette question des capitaux belges, on notera que « le patrimoine financier net des particuliers belges, exprimé en pourcentage du PIB, est le plus élevé (203 %) des États membres de la zone euro pour lesquels ces données sont disponibles. Cette situation résulte de la constitution de considérables créances sur l’étranger, découlant de l’accumulation au fil du temps d’excédents sur le compte des opé- rations courantes avec le reste du monde », in : Banque nationale de Belgique, Rapport 2012. Dévelop- pements économiques et financiers, p. 105 (http://www.nbb.be/doc/ts/Publications/NBBreport/2012/ FR/T1/rapport2012_complete.pdf). 28 D’après Hans-Werner Sinn, Rescuing Europe, CESifo Forum, 11, août 2010, les banques françaises étaient très exposées sur les pays endettés de la zone euro. 29 En 2008, les déficits courants en % du PIB étaient de : - 17,1 % (Grèce), - 14,4 % (Portugal), - 11,0 % (Espagne), - 6,7 % (Irlande) et - 3,2 % (Italie). Source : FMI. 494 Revue d’Allemagne investis, réduisant ainsi l’excédent de la balance financière. Le déficit courant de ces pays s’est réduit lui aussi, de façon brutale et importante (30), ce qui a représenté une baisse drastique de l’investissement et de la consommation. Si l’on suit le raisonnement à son terme, on devrait donc observer une baisse similaire de l’excédent courant et commer- cial de l’Allemagne. Or, ce n’est pas le cas. Comme le montre le graphique 1, l’excédent commercial allemand s’est replié sur 2008-2009 mais a vigoureusement repris depuis. Car un changement s’est produit dans la structure géographique du solde commercial. Depuis 2007-2008, le solde positif vis-à-vis du continent européen a fortement baissé, en relation avec la baisse importante de l’excédent allemand vis-à-vis de l’Espagne, du Por- tugal, de la Grèce, de l’Irlande et de l’Italie. Cette baisse a été compensée par une hausse de l’excédent vis-à-vis de l’Amérique et de l’Asie. Les pays concernés sont principalement les États-Unis, la Chine, la Corée du Sud et le Japon. On constate sur le graphique 5 un excédent commercial de l’Allemagne avec l’Asie pour la première fois en 2012.

Graphique 5 : Balance commerciale de l’Allemagne par continent-zone, 1989-2013 (millions d’euros)









                                      



            

Source : D’après Statistisches Bundesamt, Fachserie 7 Reihe 1, Außenhandel. Zusammenfassende Übersichten für den Außenhandel (plusieurs années).

Qu’en est-il des excédents de capitaux allemands, aussi persistants que l’excédent com- mercial ? Le graphique 3 signale un changement sur 2006-2012. On voit que la Bundes- bank devient le principal exportateur de capitaux (du type « Autres investissements »). Ainsi, ce ne sont plus des capitaux privés qui sont exportés d’Allemagne mais des capi- taux publics. Ce phénomène met l’accent sur une des conséquences de l’appartenance à

30 En 2012, les déficits courants en % du PIB sont de : - 3,5 % (Grèce), - 1,6 % (Portugal), - 1,1 % (Espagne), - 4,8 % (Irlande) et - 0,8 % (Italie). Source : FMI. L’Allemagne et l’Euro : les enseignements de la balance des paiements allemande 495 une union monétaire. Les banques centrales des pays membres n’ont plus à utiliser les réserves de change pour équilibrer la balance des paiements, comme c’est le cas dans un système de changes fixes (31). Les réserves de change sont remplacées par des comptes des banques centrales des pays membres auprès de la banque centrale de l’union monétaire. Les banques centrales des pays excédentaires accumulent des positions créditrices sur les banques centrales des pays débiteurs, positions qui résultent des opérations entre résidents des pays de la zone monétaire (32). Au sein de l’Union monétaire européenne, le système porte le nom de TARGET (33). Il a été mis en place dès 1999 en même temps que l’introduction matérielle de l’euro afin d’aider à la mise en œuvre de la politique monétaire européenne et de faciliter les paiements interbancaires au sein de l’UE. Ce système, qui n’a pas une grande visibilité aux yeux du public, provoque un débat très pointu entre économistes sur les risques qu’il peut faire courir à la stabilité de la zone euro. En effet, il offre des facilités de crédit illimitées aux banques qui permettent le financement de déficits courants dans des proportions théoriquement illimitées (34).

Conclusion Cette analyse est partie d’une interrogation sur l’excédent commercial de l’Allema- gne. Celui-ci est vivement critiqué de nos jours par ses partenaires européens en raison des dangers qu’il fait courir à l’équilibre de l’économie européenne. On l’attribue à la politique salariale du gouvernement allemand et à un manque de « bonne volonté » des Allemands qui n’auraient qu’à consommer plus et épargner moins pour que dis- paraissent les risques de crise. Ces critiques négligent un changement radical dans l’évolution de l’excédent commercial depuis 2000 qui a conduit au solde le plus élevé de toute l’histoire de l’Allemagne en 2013. Un tel changement ne peut être expliqué par des causes traditionnelles. L’explication avancée dans cet article appelle à considérer la balance des paiements allemande dans sa totalité et à prendre conscience qu’un changement majeur s’est également produit dans la balance financière depuis 2000. Il renvoie à la création de l’Union monétaire européenne en 1999 qui a eu un impact immédiat sur les marchés de capitaux européens. L’UME a permis un accroissement massif des transactions financières et des transactions réelles. Cela s’est traduit par

31 Cf. plus haut les notions de base sur la balance des paiements. En cas de déficit courant et d’insuffi- sance des importations de capitaux privés pour couvrir ce déficit, la banque centrale va vendre des devises. Si la balance courante est en excédent et que les exportations nettes de capitaux privés sont inférieures à cet excédent, nécessairement les réserves de change de la banque centrale augmentent (devises obtenues par la vente de marchandises ou par les dépenses des touristes étrangers). 32 « A Greek importer, for example, might place an order with a German company. Payments to and from the accounts of the buyer and seller are channeled via central banks, so the German exporter’s bank gets a credit with the Bundesbank, which in turn has a claim on the ECB. The Greek importer’s bank owes its local central bank, leaving the Bank of Greece with a debit at the ECB », in : http://www.bloomberg.com/ news/2012-03-13/soaring-target2-imbalances-stoke-german-risk-angst-euro-credit.html. 33 Système de transfert express automatisé transeuropéen à règlement brut en temps réel. 34 Lire les points de vue divergents exposés dans Hans-Werner Sinn, Timo Wollmershaüser, Target Balances and the German Financial Account in Light of the European Balance-of-Payments Crisis, CESifo, WP 4051, décembre 2012, 21 p. ; Jörg Bibow, The Euro Debt Crisis and Germany’s Euro Tri- lemma, Levy Economics Institute of Bard College, WP 721, mai 2012, 43 p. 496 Revue d’Allemagne une augmentation du même ordre des soldes de la balance des paiements au sein de la zone euro. L’Allemagne et les pays du sud de l’Europe ont été les pays les plus touchés. L’analyse à moyen terme de la balance des paiements de l’Allemagne met donc en lumière un phénomène dont on ne peut prendre la mesure lorsqu’on privilégie une approche de court terme : les conséquences de l’euro sur l’évolution commerciale de l’Allemagne. L’union monétaire mise en place en 1999 a permis d’augmenter consi- dérablement la création monétaire au sein de la zone euro, ce qui a accru dans des proportions également considérables – si l’on en juge par l’évolution de la balance commerciale allemande – les échanges de biens. L’ampleur du processus et la crise qu’il a provoquée laissent penser qu’il n’est pas parfaitement maîtrisé par les autorités moné- taires européennes. Des mesures d’ajustement de la politique monétaire européenne paraissent inévitables, comme cela est à prévoir dans la mise en œuvre de toute nou- velle expérience. La présente étude permet ainsi de mieux comprendre l’interaction qui s’est mise en place entre la balance des paiements allemande et la construction moné- taire européenne. Faut-il s’attendre à une baisse drastique de l’excédent commercial allemand ? Cela paraît peu vraisemblable à court terme. Il faudrait un arrêt brutal des flux de capitaux européens, ce qui n’est souhaité par personne. On peut avancer qu’à moyen-long terme, les échanges commerciaux allemands finiront par retrouver une plus grande dépendance vis-à-vis des déterminants traditionnels et que l’Allemagne sera alors confrontée à la dimension structurelle de ses échanges caractérisée par une forte concentration de ses exportations sur un nombre limité de produits (35).

Résumé L’excédent commercial massif de l’Allemagne est l’objet de nombreuses critiques. On l’attribue généralement à la politique du gouvernement allemand et aux habitudes de consommation des Allemands. Cet article propose une vision très différente basée sur l’observation de l’excédent allemand sur le long terme et relativement aux autres soldes de la balance des paiements. Il montre qu’un changement radical s’est produit en 2000 avec l’augmentation spectaculaire de l’excédent. Ce changement est à rapprocher de la création de l’Union monétaire européenne et de la crise de l’euro en 2008.

Abstract The huge trade surplus of Germany is subjected to many criticisms and is usually ascribed to German politics and consumer habits. This article provides a very different view by considering the German trade surplus over the long run and relative to other accounts of the balance of payments. It shows a radical change since 2000 when a spec- tacular increase in the trade surplus occurred that appears to be linked to the creation of the European monetary union and the Euro crisis in 2008.

35 Cf. B. Dedinger, « L’avenir commercial de l’Allemagne » (note 14). Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 497 T. 46, 2-2014

Chronique juridique Cogestion et societas europaea Une étude comparée en droit allemand, autrichien, belge, français, luxembourgeois et suisse

Sandie Calme *

La cogestion est à la base une spécificité normative dont le droit des sociétés alle- mand est une figure emblématique. La question d’implication des travailleurs au sein de l’entreprise qu’elle recouvre a été un enjeu juridique majeur dans l’élaboration de la règlementation propre à la société anonyme européenne (societas europaea, SE), avec pour perspective de préserver les droits reconnus aux salariés par les ordres juridiques nationaux intracommunautaires dans le cadre de la constitution des SE (1). La loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013 apporte à la conceptualisation de la cogestion de manière à modifier la configuration de sociétés internationales. L’analyse compa- rative de ce concept nous conduit nécessairement à esquisser ce que peut être l’impact de la réforme française pour ce qui concerne nos entreprises revêtant un caractère international. Nous le constatons notamment à travers l’étude du droit allemand, autrichien, belge, français, luxembourgeois et suisse et au regard de la SE.

I. La cogestion de droit français La loi de sécurisation de l’emploi étend la portée de la cogestion à des sociétés privées plus répandues que les classiques sociétés anonymes à participation ouvrière. En cela, elle offre à la cogestion un renouveau.

* Docteur en droit, LL.M. (Francfort-sur-le-Main, Allemagne), avocate au Barreau de Paris. 1 Cf. Friedrich Kübler, « Mitbestimmungsfeindlicher Missbrauch der Societas Europaea ? », in : Rein- hard Damm (dir.), Festschrift für Thomas Raiser, Berlin, de Gruyter Verlag, 2005, p. 247 sqq. 498 Revue d’Allemagne

A. L’apport de la loi sur la sécurisation de l’emploi La loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 sur la sécurisation de l’emploi prévoit l’élection ou la désignation de représentants des salariés aux conseils d’administration et de surveillance avec le même droit de vote que les autres membres, en ce qui concerne les sociétés anonymes et les sociétés en commandite par actions d’une certaine taille : localisées en France, les sociétés concernées devront compter au moins 5 000 salariés permanents, 10 000 si elles sont localisées à la fois en France et à l’étranger, pourvu qu’elles soient soumises à l’obligation d’établir un comité d’entreprise d’après le Code du travail français. Dès lors qu’une société est soumise à cette obligation de représen- tation des salariés aux conseils d’administration et de surveillance, ses filiales en sont dispensées. Au sein d’un conseil de plus de douze administrateurs, il faudra au moins deux représentants des salariés et au moins un en présence de douze administrateurs ou moins : les statuts de la société doivent disposer du nombre d’administrateurs repré- sentant les salariés aux conseils de surveillance ou d’administration en se conformant à ces exigences quantitatives minimales. Ces minimas sont étendus aux sociétés du secteur public et aux sociétés privatisées déjà soumises à de telles exigences de pré- sence de représentation des salariés avec droit de vote aux conseils d’administration et de surveillance d’après l’article 5 de la loi n° 83-675 sur la démocratisation du service public et d’après la loi n° 86-912 relative aux modalités des privatisations, ces deux lois qui ont été modifiées par l’ordonnance n° 2014-948 du 20 août 2014. B. La société anonyme à participation ouvrière comme mécanisme résiduel de cogestion en droit français Cette forme sociale souvent méconnue qu’est la société anonyme à participation ouvrière est à même d’intéresser l’organisation des sociétés transnationales telles que la societas europaea, étant donné que pour toute société anonyme, il est possible de modifier ses statuts en assemblée générale extraordinaire afin de lui conférer la forme de société anonyme à participation ouvrière (article L225-258 du Code de commerce), cette qualité lui permettant d’émettre des actions de travail (article L225-260 2° du Code de commerce). À cet égard, il convient d’en présenter le fonctionnement. Selon l’article L225-261 du Code de commerce, les actions de travail sont la pro- priété collective du personnel salarié réuni en société commerciale coopérative de main-d’œuvre comprenant obligatoirement et exclusivement les salariés liés à l’entre- prise depuis au moins un an et âgés de plus de dix-huit ans. Les actions de travail ne sauraient être attribuées individuellement et en ce qui concerne la perte d’emploi, elle a pour effet l’extinction des droits de l’employé concerné dans la coopérative de main-d’œuvre. La perte de l’emploi salarié prive le participant, sans indemnité, de tous ses droits dans la coopérative de main-d’œuvre. La liquidation des droits qui ont été acquis dans l’entreprise par l’intéressé antérieurement à son départ, au cours du dernier exercice, est faite compte tenu du temps passé par lui au cours de cet exercice, et des dispositions de l’article L225-269 (article L225-261 alinéa 1 du Code de commerce). En aucun cas les actions de travail ne peuvent être attribuées individuellement aux salariés de la société, membres de la coopérative de main-d’œuvre (article L225-261 alinéa 4 du Code de commerce). Cogestion et societas europaea 499

Les actions de travail, nominatives et inscrites au nom de la société coopérative de main-d’œuvre, sont inaliénables pendant toute la durée de la société à participation ouvrière (article L225-262 du Code de commerce). Les membres de la société coopérative de main-d’œuvre élisent parmi eux leurs représentants au sein des assemblées générales, le nombre de voix de ces mandatai- res relevant de la proportion des actions de travail conformément aux statuts (article L225-263 du Code de commerce). Les participants à la société coopérative de main-d’œuvre sont représentés aux assemblées générales de la société anonyme par des mandataires élus par ces parti- cipants, réunis en assemblée générale de la coopérative (article L225-263 alinéa 1er du Code de commerce). Les mandataires élus doivent être choisis parmi les participants. Leur nombre est fixé par les statuts de la société anonyme (article L225-263 alinéa 2 du Code de commerce). Le nombre des voix dont disposent ces mandataires, à chaque assemblée générale de la société anonyme, est établi d’après le nombre de voix dont disposent les autres actionnaires présents ou représentés, en respectant la proportion entre les actions de travail et les actions de capital résultant de l’application des statuts de la société. Il est déterminé au début de chaque assemblée d’après les indications de la feuille de présence (article L225-263 alinéa 3 du Code de commerce). Le conseil d’administration de la société anonyme à participation ouvrière comporte un ou plusieurs représentants de la société coopérative de main-d’œuvre, élus par l’as- semblée générale des actionnaires et choisis parmi les mandataires qui représentent la coopérative à cette assemblée générale, dans une proportion correspondant à la quo- tité d’actions du travail. Nommés pour le même temps que les autres administrateurs, ces représentants sont rééligibles, même si leur mandat prend fin s’ils cessent d’être salariés et membres de la société (article L225-268 du Code de commerce). Si le conseil d’administration ne se compose que de trois membres, il doit com- prendre tout au moins un représentant de ladite société coopérative (article L225-268 alinéa 1er du Code de commerce). Toutefois, une gradation est opérée entre les employés quant à leur ancienneté et en ce qui concerne les motifs de leur départ, pour ce qui est de la répartition des parts sociales entre les salariés en cas de dissolution de la société. En effet, l’article L225- 269 du Code de commerce précise que la répartition se fait seulement « entre les par- ticipants et anciens participants comptant au moins dix ans de services consécutifs dans les établissements de la société, ou tout au moins une durée de services sans interruption égale à la moitié de la durée de la société, et ayant quitté la société pour l’une des raisons suivantes : départ à la retraite volontaire ou d’office avec droit à pen- sion, maladie ou invalidité entraînant l’inaptitude à l’emploi précédemment occupé, licenciement motivé par une suppression d’emploi ou une compression de personnel ». Ainsi organisé, ce système semble avoir pour vocation première d’intéresser et de récompenser la fidélité des salariés à la société en sanctionnant les salariés les plus récemment engagés ainsi que ceux dont le départ de la société n’est pas détaché de toute idée de faute professionnelle (article L225-268 alinéa 2 du Code de commerce). 500 Revue d’Allemagne

En cas de dissolution, l’actif social n’est réparti entre les actionnaires qu’après l’amortissement intégral des actions de capital (article L225-269 alinéa 1er du Code de commerce). Les administrateurs côté travailleurs, qui doivent effectivement être en emploi auprès de la société, ne sauraient représenter plus du tiers des administrateurs en fonc- tion, sans compter les représentants de la coopérative de main-d’œuvre (article L225- 22 du Code de commerce). Cet article précise (article L225-22 alinéas 5 et 6 du Code de commerce) – et cela peut présenter un intérêt pour le cas de la société anonyme européenne – qu’en cas de fusion (ou de scission), le contrat de travail peut avoir été conclu avec l’une des sociétés fusionnées (ou avec la société scindée). Observons, pour ce qui est de la comparaison avec le système allemand, que la société anonyme ouvrière relève, selon la lettre du texte, du système moniste. Il en résulte que le système de représentation des salariés au sein du conseil de surveillance, propre à l’ordre juridique allemand, est bien distinct. Peu représentatif du fonctionnement actuel des sociétés anonymes françaises, le système des sociétés anonymes à participation ouvrière va bien au-delà des modalités classiques de représentation des intérêts des travailleurs au sein de l’entreprise. Ces mécanismes de cogestion spécifiques au droit français peuvent présenter des affinités avec la cogestion de droit allemand, modèle repris assez fidèlement en droit autrichien et en droit luxembourgeois.

II. La cogestion de droit allemand, de droit autrichien et de droit luxembourgeois, un modèle qui se présente comme précédant la réforme de droit français Le droit allemand des sociétés, pionnier de la cogestion au sens strict, se caractérise par la prégnance du système dualiste, avec directoire et conseil de surveillance, quant à la structure des sociétés. Ce système dualiste a également connu un certain succès en droit français, qui permet aujourd’hui de choisir entre les deux types de structures moniste (société anonyme avec président directeur général et conseil d’administration) et dualiste. Si le droit allemand connaît un système de représentation des entreprises similaire à celui du comité d’entreprise que l’on retrouve dans nombre de sociétés de l’Union européenne, et qui constitue une forme secondaire de cogestion, la spécificité juridique allemande réside dans la cogestion à proprement parler (2), qui permet une véritable prise de décision des travailleurs dans l’entreprise. La cogestion (Mitbestimmung) au sens strict (3) est une modalité structurale qui concerne les sociétés de capitaux en fonction de leur effectif, de sorte que ce système de cogestion ne viendra à s’appliquer que pour des sociétés d’une certaine taille. L’enjeu est important puisqu’une implication plus ou moins étroite des salariés dans la gestion de l’entreprise est en cause. Le lieu d’exercice de la cogestion est le conseil de sur- veillance, typique du système dualiste. En son sein, on retrouve tant des représentants

2 Cf. Dr. Günter Halbach, Alfred Mertens, Dr. Rolf Schwedes, Prof. Dr. Otfried Wlotzke, Über- sicht über das Recht der Arbeit, Verlag Bundesministerium für Arbeit und Sozialordnung Bonn, 1987 (2e éd.). 3 Dr. Rainer Knieast, in : Dr. Dirk Jannott et Dr. Jürgen Frodermann (dir.), Handbuch der Europäi- schen Aktiengesellschaft – Societas Europaea, C.F. Müller Campus, 2005, ch. 13, p. 384 sqq. Cogestion et societas europaea 501 des détenteurs de parts sociales que des représentants des salariés, pourvu que la société en cause occupe plus de 500 salariés. En ce qui concerne les sociétés de plus de 500 salariés, c’est la loi Drittelbeteiligungsgesetz de 2004 qui trouve à s’appliquer, conduisant ainsi à l’élection d’un tiers des membres du conseil de surveillance par les salariés. Un degré de cogestion plus élevé est atteint pour plus de 1 000 salariés dans le domaine métallurgique avec la loi Mitbestimmungsgesetz de 1951. Dans ce cadre, la parité au sein du conseil de surveillance est atteinte puisque, paritairement composé de représentants des détenteurs de parts sociales et des travailleurs, il est organisé de telle sorte qu’en cas de partage des voix du fait de cette parité, un membre neutre choisi par les deux parties devra être nommé qui tranchera la question en suspens. Le domaine métallurgique semble ainsi particulièrement privilégié. D’autant plus que les sociétés de capitaux ordinaires (en dehors du domaine métallurgique) de plus de 2000 salariés disposeront d’un conseil de surveillance paritaire mais avec, en cas de partage des voix, un droit de veto exercé par le président du conseil de surveillance obligé envers les détenteurs du capital de l’entreprise. En droit autrichien, il est prévu que dans les sociétés anonymes et entreprises assi- milées, le comité central d’entreprise ou le comité d’entreprise désigne un tiers des membres du conseil de surveillance pour représenter les travailleurs (article § 110 de la loi sur l’organisation du travail, Arbeitsverfassungsgesetz). Le système à l’origine allemand de la cogestion a été repris en droit luxembourgeois du travail pour les sociétés anonymes, et ce selon un système unique et élaboré intégré au sein du Code du travail luxembourgeois en 2006, en ses articles L426-1 et suivants, prévoyant désormais qu’un tiers des administrateurs ou membres du conseil de sur- veillance de sociétés anonymes d’une certaine taille doit représenter le personnel de l’entreprise (article L426-3 du Code du travail luxembourgeois).

III. La cogestion au sens strict est inconnue en droit belge et en droit suisse En droit belge, on ne retrouve pas de véritable système de cogestion (4), l’implication des salariés dans les unités techniques d’exploitation ou entreprises d’une certaine taille étant réduite à l’établissement d’un conseil d’entreprise dont les attributions se limitent surtout aux questions sociales (5) ; le conseil d’entreprise est informé et consulté sur tous les projets généraux susceptibles d’avoir des conséquences sur l’organisation ou sur les conditions de travail, il établit le règlement intérieur, administre les affaires sociales, détermine les plans de congés et il est tenu informé de la situation économi- que de l’entreprise grâce aux renseignements généraux qu’il reçoit régulièrement, ses attributions relevant précisément de l’article 15 de la loi du 20 septembre 1948 portant organisation de l’économie, loi qui, en sa section IV, régit les conseils d’entreprise. La loi fédérale suisse sur l’information et la consultation des travailleurs dans les entreprises, dite loi sur la participation, entrée en vigueur le 1er mai 1994, régit la ques- tion de l’implication des travailleurs au sein de toutes les entreprises privées qui, en

4 Cf. Jacques-Louis Colombani et Marc Favero, Societas europaea : la société européenne, SE, éd. Joly, 2002, n° 17, p. 9. 5 Voir La participation des salariés à la gestion des entreprises, rapport au Garde des Sceaux, juin 1999, Les documents de travail du Sénat, Série LÉGISLATION COMPARÉE, p. 13. 502 Revue d’Allemagne

Suisse, occupent des travailleurs en permanence (article 1er de la loi sur la participa- tion.). Selon l’article 9 de cette loi relatif au droit à l’information, la représentation des travailleurs a le droit d’être informée en temps opportun et de manière complète sur toutes les affaires dont la connaissance lui est nécessaire pour s’acquitter convena- blement de ses tâches (article 9 alinéa 1er de la loi sur la participation) et l’employeur est tenu d’informer la représentation des travailleurs au moins une fois par an sur les conséquences de la marche des affaires sur l’emploi et pour le personnel (article 9 alinéa 2 de la loi sur la participation). Le droit d’être représenté par des représentants élus par les travailleurs et regroupés en une ou plusieurs représentations qui défendent, envers l’employeur, les intérêts com- muns des travailleurs et les tiennent régulièrement informés sur son activité (article 8 de la loi sur la participation) est limité aux entreprises occupant au moins cinquante travailleurs (article 3 de la loi sur la participation). Dans les entreprises ou secteurs d’entreprise sans représentation des travailleurs, ce sont ces mêmes travailleurs qui exercent directement le droit à l’information tout comme le droit à la participation (article 4 de la loi sur la participation). L’article 10 de la loi cantonne les droits de participation aux domaines de la sécurité au travail, du transfert de l’entreprise, des licenciements collectifs, de l’affiliation à une institution de la prévoyance professionnelle et de la résiliation d’un contrat d’affilia- tion. Selon l’appréciation doctrinale, cette loi sur la participation ne prescrit aucune réelle implication des travailleurs dans les organes, dans la mesure où elle se cantonne à la communication d’informations et à une participation dans des domaines portant sur le champ d’activité des travailleurs (6).

IV. L’implication internationale de la cogestion : l’exemple de la société anonyme européenne La mise en perspective de différents systèmes nationaux de cogestion révèle l’impli- cation internationale que peut receler la règlementation d’un tel concept. Les ordres juridiques internes ont leur propre conception de la cogestion au sein de la SE, coges- tion qui s’articule avec leur propre appréhension de la cogestion pour les sociétés ano- nymes nationales. Le droit suisse pourrait s’offrir, par l’impulsion de la doctrine, son propre système de cogestion pour un SE de droit suisse à venir. A. Le système de cogestion de la SE : un système basé sur les dispositions tant générales que spéciales des droits nationaux À la base, la Société anonyme européenne sera immatriculée dans un seul État membre où elle aura son siège statutaire et son administration centrale (article 7 du règlement SE). Toutefois, elle ne sera pas soumise à un régime juridique purement supranational, puisqu’elle relèvera en partie du régime juridique de son État d’im- matriculation. Observons que toute SE est affectée d’un système d’implication des travailleurs prédéfini et réglementé (7).

6 Maiko Günther, La société anonyme européenne. Prévention, critique et perspectives de mise en œuvre par la Suisse, Bâle, Helbing Lichtenhahn, 2009, p. 293. 7 Cf. Colombani/Favero, Societas europaea (note 4), n° 70, p. 23. Cogestion et societas europaea 503

La doctrine considère la question de la diversité (8) comme un problème majeur du droit européen des sociétés et qualifie la volonté de protéger les salariés comme légi- time (9). Toutefois, il semble que la réglementation européenne du droit des sociétés aille dans le sens de la flexibilité en s’appuyant sur des conceptions du modèle anglo-saxon, dans la mesure, par exemple, de la communication de la Commission européenne du 21 mai 2003 intitulée « Modernisation du droit des sociétés et renforcement du gou- vernement d’entreprise dans l’Union européenne. Un plan pour avancer » (10). La possibilité pour chaque État membre de prendre des dispositions juridiques propres à la SE a pu être considérée comme une tentation de « dumping juridique » où les États membres introduiraient dans leur ordre juridique des normes dotant les SE nationales d’un régime juridique attractif dans un esprit de compétition entre les droits nationaux (11). La pratique ayant besoin de flexibilité, en particulier quant aux montages d’ingénie- rie juridique propres à la SE, et le règlement n’ayant pas fait, selon la doctrine, la part belle à la liberté contractuelle, le degré de flexibilité des règles nationales applicables à la SE a été présenté comme un facteur du choix de la localisation géographique des futures sociétés européennes (12). Les règles relatives à l’implication des travailleurs dans la SE font l’objet de la directive 2001/86/CE du Conseil du 8 octobre 2001 complétant le statut de la société européenne pour ce qui concerne l’implication des travailleurs, cette directive et le règlement formant un tout indissociable. Les questions laissées en suspens par la directive sont réglées par le droit national des États membres relatif aux sociétés anonymes. Pour ce qui concerne l’information, la consultation et la participation des travailleurs au niveau transnational, la conciliation passe au premier plan (13) des règles subsidiaires interve- nant à défaut d’accord entre les personnes concernées. Selon le concept avant-après, il importe beaucoup que les droits des travailleurs existant avant la constitution des SE soient à la base de l’aménagement de leurs droits en matière d’implication dans la SE. Si le système de la conciliation joue un rôle primordial facteur de flexibilité, les droits nationaux jouent un rôle essentiel, aussi bien concernant les normes nationales appli- cables spécialement à la configuration de la société anonyme européenne que pour ce qui est des dispositions applicables aux sociétés anonymes locales. En droit allemand, l’implication des travailleurs au sein de la Société anonyme euro- péenne relève de la loi Gesetz über die Beteiligung der Arbeitnehmer in einer Europäi- schen Gesellschaft (SE-Beteiligungsgesetz – SEBG). En droit autrichien, la question de l’implication des travailleurs dans la Société ano- nyme européenne est régie par la loi Gesetz über das Statut der Europäischen Gesell- schaft (SE-Gesetz –SEG ), qui est entrée en vigueur le 8 octobre 2004.

8 Cf. ibid., n° 19, p. 9 sqq. 9 Jean-Pierre Bertrel, La société européenne, Societas europaea, SE, éd. par l’École supérieure de management, Chambre de commerce et d’industrie, 2004, p. 11. 10 Ibid., p. 12. 11 Ibid., p. 13. 12 Ibid., p. 14. 13 Cf. Colombani/Favero, Societas europaea (note 4), n° 150, p. 46. 504 Revue d’Allemagne

Le droit belge a choisi la voie de la réglementation par convention collective, avec la convention collective de travail n° 84 du 6 octobre 2004, conclue au sein du Conseil national du Travail, concernant l’implication des travailleurs dans la Société euro- péenne, rendue obligatoire par arrêté royal entré en vigueur le 19 janvier 2005. Cette convention collective a été modifiée par la convention collective n° 84bis du 21 décem- bre 2010, entrée en vigueur le 8 avril 2011. Le droit français réglemente la question de l’implication des travailleurs au sein de la SE aux articles L2351-1 et suivants du Code du travail. En droit luxembourgeois, c’est la loi du 25 août 2006 qui a complété le statut de la SE pour ce qui concerne l’implication des travailleurs. Ses dispositions ont été insérées aux articles L441-1 et suivants du Code du travail par le règlement grand-ducal du 22 décembre 2006 procédant à la consolidation du Code du travail. Dans ce cadre, on trouve une véritable articulation entre normes nationales propres à la SE et normes nationales plus générales. Ainsi, un système de cogestion élaboré tel que ceux du droit allemand, du droit autrichien, du droit luxembourgeois voire du droit français sur la société anonyme à participation ouvrière, systèmes très précisé- ment réglementés pouvant laisser craindre une inflation législative, vient à s’imposer dans le détail pour ce qui est de la règle avant-après. À l’inverse, il n’y a pas de système national de cogestion à préserver en droit belge comme en droit suisse. Cela peut expli- quer, dans ce cadre, l’instauration d’une certaine flexibilité. B. Le système de cogestion de la SE : vers une adaptation possible en droit suisse ? Le droit suisse ne relève pas, a priori, des dispositions communautaires relatives à la Société anonyme européenne. Néanmoins, une SE peut être liée à la Suisse par des formes de coopération telles que l’implantation des filiales, de succursales, la fusion, par le transfert du siège social effectif ou le mécanisme de reconnaissance de la société étrangère en Suisse (14). La doctrine lance une proposition (15) de loi fédérale supposant une adhésion par la Suisse au règlement CE n° 2157/2001 relatif au statut de la Société Européenne (SE). Maiko Günther propose une loi fédérale complétant le règlement CE n° 2157/2001 relatif au statut de la Société Européenne (SE) selon laquelle « Conformément 4 du règlement-SE, selon lequel les statuts de la SE ne doivent à aucun moment entrer en conflit avec les modalités relatives à l’implication des travailleurs, notamment en cas de nouvelles négociations dans le cadre de la directive-SE, le conseil d’administration ou l’organe de direction peut apporter les modifications nécessaires aux statuts sans nouvelle décision de l’assemblée générale » (article 6). L’usage de cette faculté offerte par le règlement SE en son article 12, 4, alinéa 1er, pour un État membre, de prévoir que l’organe de direction ou l’organe d’administration de la SE ait le droit d’apporter des modifications aux statuts sans nouvelle décision de l’assemblée générale des action- naires, afin que les statuts de la SE n’entrent pas en conflit avec les modalités relatives à l’implication des travailleurs, une modification des statuts étant nécessaire lorsque de nouvelles modalités sont fixées selon la directive 2001/56/CE, se retrouve déjà en droit

14 M. Günther, La société anonyme européenne (note 6), p. 272. 15 Ibid., p. 298. Cogestion et societas europaea 505 positif belge, selon lequel, dans le cas prévu à l’article 12, 4, alinéa 1er, du règlement (CE) n° 2157/2001, le conseil d’administration ou le conseil de direction a le droit d’ap- porter des modifications aux statuts sans nouvelle décision de l’assemblée générale des actionnaires. Cette similitude entre le droit belge et la proposition doctrinale pour le droit suisse peut être analysée en parallèle avec la spécificité d’absence de toute forme élaborée de cogestion tant en droit suisse qu’en droit belge.

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 507 T. 46, 2-2014

Italiques

Catherine MAURER et Astrid STARCK-ADLER (dir.), avec le concours de Christiane Weeda, L’espace rhénan pôle de savoirs, Presses universitaires de Strasbourg, 2013, 441 p.

Depuis les travaux précurseurs de la « Regional Science » de Walter Isard à la fin des années cinquante du XXe siècle, les économistes ont rejoint des problématiques anciennes des géographes en mettant en exergue les liens entre développement régional et aménités péri-productives. Que la production des savoirs ait un lien avec les capacités productives des territoires est au cœur des recherches formalisées sur le développement économique territorial. Cette démarche fait écho aux travaux de Fernand Braudel à ceci près que si les économistes se placent sur des temps moyens, l’historien s’appuyant sur la géographie s’est calé sur le temps long pour attester de ce lien. Le projet qui est à l’origine de l’ouvrage sur « l’espace rhénan, pôle de savoirs » publié sous la direction de Catherine Maurer, professeur d’histoire à l’Université de Strasbourg, et d’Astrid Starck-Adler, germaniste, professeur à l’Université de Haute-Alsace, est sous-tendu par l’hypothèse de ce lien struc- turant entre développement des savoirs et développement territorial, en l’occurrence celui de cet espace axial singulier qu’a créé le Rhin. En introduction, Catherine Maurer étaie brillamment la question des dénominations de cet espace et de la métonymie qui désigne l’espace par le nom du fleuve. Elle constate que « l’espace rhénan » cède progressivement la place au « Rhin supérieur », malgré l’histoire politique controversée du terme. L’ouvrage prend le parti d’aborder la question du lien entre territoire et savoirs sur la longue durée historique, du Moyen Âge à nos jours. Ce n’est pas une des moindres originalités de cet important ouvrage de près de 450 pages, que de la traiter sous un angle pleinement trans- disciplinaire et plurilinguistique, par les thématiques autant que par les auteurs. Pas moins de vingt-quatre auteurs proposent leurs analyses, ce qui ne permet pas, mal- gré les efforts des éditeurs, d’éviter certaines disparités dans le ton et les niveaux d’appro- che. La partie consacrée aux savoirs des temps de l’humanisme, à laquelle ont contribué Georges Bischoff, Beat von Scarpatetti, James Hirstein, Jean-Marie Valentin, Astrid Starck- Adler et Catherine Baud-Fouquet, fait ressortir de manière prégnante la problématique du livre, support des savoirs, et dont avec l’invention de l’imprimerie, la vallée du Rhin a été un promoteur majeur, comme l’est aujourd’hui la Californie pour la culture numérique. La contribution de Georges Bischoff illustre de manière saisissante les retombées singu- lières du concile de Bâle (1431-v. 1460-1480) sur le développement de l’imprimerie et au- delà de nombre d’infrastructures du nœud de communication bâlois. La deuxième partie 508 Revue d’Allemagne

dénommée « savoirs pratiques, savoirs techniques », avec des contributions de Robert Mark Spaulding, Klaus-Gert Lutterbeck, Stefan Fisch, Georg Kreis, Raymond Woessner, Antoine Beyer, Maurice Blanc et Philippe Hamman, fait ressortir certaines singularités innovantes des organisations qui ont pris naissance sur l’axe rhénan supérieur, autour des réseaux techniques, des réseaux d’énergie ou de transport ou de la structuration de l’enseigne- ment supérieur ou des organisations politiques locales et internationales. Ne peut-on pas considérer par exemple, comme le fait Robert Mark Spaulding, que dès 1805 s’amorce avec le traité de l’Octroi, matrice de commission centrale de la navigation du Rhin, l’idée d’une administration possible du territoire européen dont le siège est à Strasbourg. La troisième partie avec les contributions de Ricarda Bauschke-Hartung, Catherine T. Dunlop, Sandrine Fuss et François Wernert aborde sur une longue période les singularités et les influences confluentes dans la production culturelle. Dans cette partie aussi, la diversité des approches prime, avec des analyses de la poésie du Minnesang, des cartographies topographiques de l’Alsace du XVI e au XX e siècle, de la musique à Strasbourg durant le second conflit mondial et du renouveau liturgique au XX e siècle où s’établit un lien singulier avec la Belgique. La quatrième et dernière partie de l’ouvrage est consacrée à la coexis- tence marquante dans cet espace des savoirs érudits et des savoirs universitaires, avec des propositions d’analyse de Marie-Renée Diot-Duriatti, Georg F. Tschan, Albert Hamm, Claude Lorentz, François Igersheim, Thomas Mohnike, Markus Enzenauer et Matthieu Funtsch. Les éléments de la culture en général et de la culture universitaire en particulier y sont présentés avec une insistance particulière sur l’originalité de certaines ouvertures vers d’autres sphères culturelles, les mondes anglo-saxon ou scandinave par exemple. Les problématiques géopolitiques du Rhin supérieur transparaissent aussi à travers l’analyse des propositions du géographe Friedrich Metz sur l’unité du Rhin supérieur ou de la Biblio- graphie Alsacienne et des rapports épineux qu’elle généra entre l’Université de Strasbourg et l’Institut scientifique des Alsaciens-Lorrains dans le Reich de Francfort. L’ouvrage opère des incursions souvent éclairantes dans le domaine en perpétuelle construction des réalités interculturelles d’un espace transfrontalier, en l’occurrence l’espace rhénan supérieur. Il dévoile que les développements culturels séparés par les frontières politiques ont, sur la longue durée de l’histoire, souvent été cisaillés par la réalité complexe d’échanges plus ou moins ouverts, plus ou moins discrets voire secrets. Les frontières d’État n’ont jamais aboli la possibilité de certains partages culturels même quand ils n’avaient pas officiellement droit de cité. Les idées politiques, les savoirs pratiques, techniques et scientifiques ont certainement connu dans une zone frontière comme celle du Rhin supérieur une intensité d’échange et de circulation, qui rapproche ce territoire des lieux majeurs de pouvoir et de savoir que sont les capitales d’État et leur région. Il est probable que dans le cas du Rhin supérieur la frontière a pu élever le niveau de compréhension des complexités comme elle a pu stimuler l’esprit de compétition. Dans la transformation géopolitique du continent européen, la frontière n’opère plus avec la même intensité mais elle ne saurait disparaître tant que les cultures nationales continuent de fortement nuancer géographiquement une culture commune en gestation. La réalité culturelle du Rhin supérieur s’est nourrie de la confluence compétitive des cultures nationales française, allemande et helvète. L’ouvrage étaie l’hypothèse que les cultures dans l’espace rhénan supérieur et partant les sociétés, tant au plan économique et social que politique, se sont nourries de ces apports. Dans le contexte de l’intégration européenne, cette confluence peut désormais s’opérer pacifiquement et librement. Ces nouvelles opportunités de circulation maintiendront-elles les exigences qui se sont sou- vent manifestées dans les temps anciens de la compétition ? C’est l’une des questions d’avenir qui se posent dans l’espace rhénan pôle de savoirs.

Richard KLEINSCHMAGER Italiques 509

Éric HASSLER, La cour de Vienne 1680-1740. Service de l’empereur et stratégies spatiales des élites nobiliaires dans la monarchie des Habsbourg, Presses Univer- sitaires de Strasbourg, collection « Les Mondes germaniques », 2013, 375 p.

La cour de Vienne à l’époque moderne a déjà eu ses historiens et pas des moindres. Pourtant l’ouvrage d’É. Hassler apporte un regard neuf sur le sujet et ajoute une pierre importante dans la longue liste des études sur les cours européennes et, cela, à travers celle des chambellans au service des Habsbourg à la fin du XVII e et durant la première moitié du XVIII e siècle. L’auteur de ce compte rendu n’est pas spécialiste de la monarchie des Habsbourg mais voudrait souligner ici quelques apports essentiels du livre. L’ouvrage se propose, dès l’introduction, d’offrir une « autre lecture de la cour, une lecture spatialisée qui conjugue à la fois le géographique et le social en posant la question de la capacité d’attraction de la cour » (p. 16). Cette citation contient les trois maîtres mots du livre : « l’espace », « le social » et « l’attractivité » qui articulent la démonstra- tion générale. En effet, trois volets sont ici mis en lumière : l’organisation spatiale de la monarchie des Habsbourg, l’ubiquité des pratiques curiales des chambellans et enfin la médiatisation de la présence aristocratique. La période choisie concerne, en amont le règne de Léopold Ier et le moment où l’obli- gation de service à Vienne est promulguée pour les chambellans. En aval, l’ouvrage s’achève en 1740, moment où la fin de la guerre de Succession d’Autriche coïncide avec l’arrivée sur le trône de Marie-Thérèse, période considérée comme « les prémices d’une puissance contre-européenne en devenir. Temps d’élaboration, même embryonnaire de l’État, période faste des palais et des monastères baroques, le règne des derniers Habs- bourg-directs, Léopold Ier (1655-1705) et ses fils Joseph Ier (1705-1711) et Charles VI (1711-1740) » (p. 19). Partant d’une historiographie très informée sur les cours, la noblesse de cour ou la monarchie en général, É. Hassler cherche à infléchir le regard habituel sur les cours, qui en fait un « espace clos, une sorte de ‘corps étranger’ qui s’enkyste dans l’espace préexistant ou élabore ex nihilo un environnement qui lui soit totalement soumis. Or, en tant que centre, la cour génère une attraction dont les dynamiques sont censées irriguer un espace plus ou moins large, en théorie à la mesure de l’autorité du souverain, voire plus, si ce dernier jouit d’une réputation particulière » (p. 16). Cette approche doit effectivement être amendée lorsqu’il s’agit de la monarchie Habsbourg, formée d’États composites, pour l’analyse de laquelle il est indispensable de jongler avec les échelles et les angles d’attaque et de réévaluer le rôle de l’empereur à la cour. La première partie s’attache donc à décrire l’emprise juridique et administrative du pouvoir monarchique sur la ville de Vienne, « capitale » ou « ville-résidence de l’empe- reur » et dont la centralité est problématique, car la ville est « en quelque sorte un port d’attache de ce titre impérial générique qui offre aux Habsbourg un moyen de suggérer artificiellement une homogénéité spatio-politique toujours inopérante » (p. 27). À l’appui de cette première démonstration, É. Hassler croise l’analyse des carrières des cham- bellans et de leur présence effective à la cour avec la théorie des places centrales et de polarisation de l’espace telle qu’elle avait été développée par W. Christaller pour analyser les dynamiques et les emprises spatiales. Cette manière de faire permet, tout d’abord, de décrire le fonctionnement de la ville de Vienne à partir d’une analyse des services des chambellans à la cour, de l’inscription de la cour dans la ville – « un espace urbain soumis et inscrit dans les logiques auliques de hiérarchisation sociale et de glorification du sou- verain » (p. 55) –, ainsi que de la résidence impériale qui est loin du « Palais d’État », pour reprendre l’expression forgée par G. Sabatier pour décrire Versailles (p. 59). En effet, sur cette scène, l’emprise juridique et administrative du pouvoir monarchique est pleine et entière, et l’appropriation dynastique de l’espace urbain clairement assumée, davan- tage peut-être que l’identité géographique d’une capitale dont les limites de l’influence territoriale restent incertaines. Cette démarche permet également de mettre en lumière 510 Revue d’Allemagne

la polarisation spatiale au sein de la monarchie des Habsbourg, les logiques « locales » de présence de la noblesse à la cour ainsi que la fragmentation du groupe social étudié selon des logiques de participation différenciée à la cour (p. 113). Le deuxième volet de la démonstration s’articule autour de la notion « d’ubiquité » de ce groupe social et montre une omniprésence aristocratique protéiforme dans la socia- bilité de cour mais aussi dans l’espace urbain viennois, ce dernier semblant largement accaparé par cette forte présence (p. 120-130). L’étude de la propriété nobiliaire et des pratiques immobilières vient à l’appui du raisonnement et conduit É. Hassler à poursui- vre et à infléchir les analyses de M. Hengerer qui voyait dans ce type d’implantation « un moyen de rendre pérenne une présence souvent épisodique en raison des contraintes économiques fortes suscitées par la fréquentation de la cour » (p. 135). É. Hassler voit plutôt ces « bastions » immobiliers aristocratiques, possédés et souvent loués, comme de simples demeures en « relation avec le rang du propriétaire […] et [qui] ne concurrencent pas les seigneuries sur le terrain du symbolique et de l’identitaire » (p. 167). À l’appui de cette assertion, un chapitre est consacré à l’étude de la multiplication des résidences aristocratiques et à celle de la mobilité géographique des chambellans : « à travers les mécanismes de l’ubiquité nobiliaire, c’est un véritable système résidentiel aristocratique qui peut être mis au jour. Les fortes mobilités générées par la multiplication des résiden- ces, essentiellement, relient ainsi Vienne avec les résidences suburbaines et seigneuriales mais aussi les capitales provinciales et certains horizons plus lointains » (p. 190). Enfin, l’ouvrage s’achève par une longue étude des formes de médiatisation de la pré- sence nobiliaire et de l’attractivité effective de la cour. Convoquant la notion « d’espace public » développée par J. Habermas, É. Hassler voit dans la Vienne du début du XVIIIe siècle l’émergence d’un « ‘véritable espace public aristocratique’ dans lequel les différentes for- mes de discours aristocratiques mises en œuvre, représentation ou ‘publicité’ s’extraient des luxueux salons des palais et des résidences seigneuriales et investissent l’ensemble de la résidence, mais en ciblant un public bien plus large, et notamment le lectorat des gazettes à diffusion européenne » (p. 196). La publicité par les généalogies, véritables blasons de la gloire baroque au XVIIe siècle et enrichie, au XVIIIe siècle, de « médias impri- més périodiques » permet-elle la « fabrication » d’une aristocratie ? É. Hassler répond à cette question de manière ferme : « nous assistons à Vienne à la construction symbolique autant que réelle, d’une aristocratie fermée qui multiplie les médias de genres différents dans le but d’asséner un discours relativement homogène et dont l’éventail des repré- sentations couvre la quasi-totalité des médias disponibles » (p. 210-211). Dans la même optique, des pages sont consacrées aux demeures aristocratiques aussi somptueuses que le palais impérial peut paraître pâle, et qui peuvent être interprétées comme un « substi- tut à la personne aristocratique » et un moyen de médiatiser « sa présence dans l’espace résidentiel » (p. 260). La construction de réseaux familiaux efficaces et l’organisation de fêtes dans l’espace urbain participent également de médiatisation de la présence et du pouvoir aristocratiques. De belles pages sont ainsi dédiées aux courses de traîneaux, véritables « démonstrations de puissance et de richesse de la sphère aristocratique et plus particulièrement des participants » et dont la fréquentation était susceptible de concurrencer celle des cortèges impériaux (p. 286-294). Tout au long de son ouvrage, É. Hassler fait preuve de deux qualités essentielles, la rigueur dans la démonstration et la capacité à nuancer ses idées et les modèles histo- riographiques antérieurs. L’étude offre donc le tableau d’une cour où les rapports entre l’empereur et son aristocratie ne sont pas le résultat d’un effacement du premier au profit de la dernière, où les cérémonies peuvent conduire à des malentendus et où les frontières entre espaces public et privé semblent encore très brouillées. Un livre donc qui ne s’adresse pas seulement aux spécialistes de la monarchie des Habsbourg, mais égale- ment à ceux qui, plus généralement, travaillent sur le phénomène curial en Europe.

Marie-Karine SCHAUB Italiques 511

Elisa KLAPHECK, Margarete Susman und ihr jüdischer Beitrag zur politischen Philo- sophie, Berlin, Hentrich & Hentrich, 2014, 408 p. (dont index).

Voici un ouvrage remarquable sur une figure qui ne l’est pas moins, Margarete Sus- man, femme, juive, allemande et philosophe ! Elle est née en 1872 à Hambourg et décède en 1966 à Zurich où elle passe une partie de son enfance, de son adolescence, et de sa vie après 1933 : ces dates suffisent à indiquer un destin tragique. Issue d’une famille de la bourgeoisie libérale juive, elle fréquente à Berlin le séminaire de Simmel où elle rencontre entre autres Martin Buber, Ernst Bloch et Bernhard Groethuysen et étudie, après le décès de son père qui ne voulait pas qu’elle fît des études supérieures, la peinture à Düsseldorf et à Paris avant de se fixer à Francfort où elle fut un des grands auteurs de la Frankfurter Zeitung. Elle publie aussi, sous la houlette de Simmel, une traduction de l’Introduction à la métaphysique de Bergson (Iéna, Eugen Diedrichs, 1909). Mariée, un temps, à l’histo- rien de l’art Eduard von Bendemann, mais ayant refusé de se faire baptiser, elle continue son apprentissage à Munich et à Berlin (où elle habite quelques années) puis commence à publier des poèmes remarqués. De retour en Suisse à Rüschlikon près de Zurich en 1912, elle publie alors dans la célèbre NZZ et les Basler Nachrichten. Elle est la seule femme à participer à la légendaire anthologie Vom Judentum publiée à Prague en 1913 par la galaxie Buber avec lequel elle est très liée ainsi qu’avec tout le milieu de la renaissance juive qui règne à l’époque sur le judaïsme germanophone. Elle parvient à émigrer en Suisse en 1933 où, très proche du groupe du socialiste religieux Leonhard Ragaz, elle continuera une méditation intense sur le peuple juif, et dictera (elle est morte aveugle) une des plus belles autobiographies publiées par une femme juive allemande, Ich habe viele Leben gelebt (Stuttgart, DVA, 1964), après avoir reçu un doctorat honoris causa de la faculté de philosophie de la FU de Berlin en 1959. Un autre hommage, Auf gespaltenem Pfad (Darmstadt, 1964), est un des volumes les plus emblématiques de cette culture aujourd’hui disparue avec articles, lettres et souvenirs mêlant les noms de Gershom Scholem, Martin Buber, Paul Celan, Ernst Bloch et tant d’autres. Kafka, Landauer, Cohen mais aussi Rahel Varnhagen, Berta Pappenheim furent l’humus d’une recherche intellec- tuelle et spirituelle fascinante, d’autant plus qu’elle ne reviendra jamais en Allemagne ! Cette étude, écrite par une femme rabbin de Francfort-sur-le-Main, présente de manière thématique en sept chapitres, un excursus et une conclusion les grands axes d’une pensée marquée par la passion judéo-allemande et entée sur des figures comme celle de Spinoza, Moses Mendelssohn ainsi que celle des grandes personnalités qu’elle fréquenta comme Franz Rosenzweig, Martin Buber et Leo Baeck qui lui permirent d’avancer une pensée très originale : une analyse des rapports avec le Christianisme, une belle méditation sur la féminité et la recherche d’une torah sécularisée s’inscrivent dans un exil en dehors de la philosophie, parallèle à celui de son existence. Le dialogue entre une tradition idéa- liste classique allemande avec une réflexion d’après la Shoah fut le fil conducteur d’une œuvre qui se lit dans des articles, des recensions, des anthologies et quelques œuvres majeures dont Le livre de Job et le destin du peuple juif, paru en 1946 immédiatement après la catastrophe ; il est d’ailleurs un des premiers livres à tenter de penser l’impen- sable. On en possède une belle traduction française (par Cécile et Jacqueline Rastoin, Le Cerf, 2003). Cette monographie, avec des documents et une grosse bibliographie, est très bien informée. Menée d’une plume alerte, elle représente non seulement une contribution importante à la connaissance d’une philosophe juive allemande encore trop méconnue en France mais encore un jalon nouveau sur la voie escarpée de la pensée juive européenne.

Dominique BOUREL 512 Revue d’Allemagne

Tristan SIEGMANN, Berlin. Lieux, traces, frontières. La photographie à l’épreuve des transformations sociales, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septen- trion, 2013, 48 p. (préface de Jérôme Vaillant).

À l’automne 2010, une série de clichés du photographe et grand reporter Tristan Sieg- mann a été exposée à l’espace « Cosmopolis » de Nantes, sous le titre « Berlin : lieux, traces, frontières. La photographie à l’épreuve des transformations sociales ». C’est une sélection d’une trentaine de ces photographies, réalisée par l’auteur, que Jérôme Vaillant propose ici, accompagnée de textes d’éminents spécialistes de l’Allemagne. Le principe est fructueux et des germanistes, historiens, sociologues commentent librement ce que leur inspirent ces photos de 2005/2006, prises dans le quartier de Friedrichshain (anciennement Berlin-Est). Tous les commentateurs sont marqués par le choix – nostalgique pour les uns, intem- porel et esthétique pour les autres – du noir et blanc, par l’absence quasi complète des individus, mais par l’omniprésence de leurs traces, témoignant de la façon dont ils s’approprient la ville. Jean-Louis Georget, l’un des initiateurs du projet, insiste sur les notions d’interstice, de passage, d’entre-deux géographique et temporel, de monde en devenir que donnent à voir les photographies de Siegmann. Il nous livre quelques clés pour comprendre la démarche de l’artiste et son parcours. Bénédicte Zimmermann décrypte ce que ces clichés révèlent des évolutions sociales et économiques sur une plus longue durée : elle souligne combien le photographe est fasciné par la privatisation et la clôture de l’espace, par la redéfinition des rapports entre public et privé, l’individuel et le collectif, les effets de superposition entre marxisme et capitalisme. Elle voit dans la démarche de Siegmann une possibilité, au-delà de Berlin, d’interroger les évolutions de toutes les grandes métropoles et de nos sociétés. Guillaume Robin recontextualise le tra- vail du photographe en mettant en exergue les partis pris social et esthétique révélés par l’exploration de Friedrichshain, car ce quartier a une histoire très singulière. Il a été tout à la fois la vitrine de l’architecture stalinienne, le lieu de la répression du 17 juin 1953, mais aussi un centre culturel particulièrement dynamique. Enfin Jay Rowell interprète les photographies non seulement au regard de sa sensibilité personnelle, mais aussi et surtout au miroir de la symbolique collective conférée à l’urbanisme et à l’architecture par les acteurs politiques, et produite par l’histoire et la mémoire. Ainsi est-il saisi par le décalage entre les projets politiques, souvent révolutionnaires, pour transformer l’espace urbain, et leur échec spectaculaire. Il invite le lecteur à prêter attention aux espaces vides et indéterminés, aux cicatrices du passé, qui sont l’une des principales caractéristiques de Berlin et où se lisent les tensions actuelles qui traversent la capitale. Ce petit ouvrage invite le lecteur à suivre son propre cheminement entre ces traces stra- tifiées, à revisiter Berlin, son passé et ses évolutions en cours en démultipliant les regards sur l’objet, en confrontant le point de vue esthétique à ceux – divers – des sciences sociales, en se reposant finalement la question de ce qu’est un lieu, une trace voire une frontière. Car celui qui s’attendait à trouver au cœur des photographies de Siegmann la trace du Mur, qui pendant 28 ans a divisé la ville, l’Allemagne, l’Europe et le Monde, sera surpris de n’en trouver que deux clichés (dont celui reproduit en couverture). Ce sont d’autres murs, d’autres portes ou fenêtres fermées, évoquant d’autres frontières (sociales, économiques, culturelles) qui arrêtent aujourd’hui le regard du photographe, du chercheur, du prome- neur. Ces photographies puissantes, commentées avec intelligence et sensibilité, compo- sent un ensemble subjectif, qui traduit le point de vue du photographe situé dans le temps et l’espace : Friedrichshain il y a bientôt dix ans. Ces clichés vides d’hommes et de vie sont angoissants : friches industrielles, bâtiments délabrés, voies sans issues, omniprésence de la trace de ce qui n’est plus donnent le sentiment d’un monde à l’abandon. Le promeneur contemporain arpentant ce même quartier, désormais en pleine gentrification, aura à n’en pas douter une autre perception des mutations sociales. Cet ouvrage lui sera un précieux point de départ pour un nouveau dialogue avec la ville et son histoire.

Corine DEFRANCE Italiques 513

Hildegard HABERL, Anne-Marie PAILHÈS (dir.), Jardins d’Allemagne. Transferts, théo- ries, imaginaires, Paris, éd. Honoré Champion, 2014, 267 p.

« […] [L]e jardin ne joue pas seulement son rôle de médiateur par sa fonction de communica- tion ; il incarne également une utopie qui renvoie tant au passé qu’à l’avenir, jetant de cette manière un pont entre les époques » (Marion Dufresne, p. 236). Dans cet ouvrage dirigé par Hildegard Haberl et Anne-Marie Pailhès, composé de treize articles répartis en trois axes thématiques distincts et bien équilibrés, couvrant près de quatre siècles (du XVIIIe au XXIe siècles), le jardin fait l’objet d’analyses précises et variées présentant un intérêt à la fois interculturel, transdisciplinaire, civilisationnel, littéraire et linguistique. Lieu de repos, de méditation, de recueillement et de villégiature, lieu utopique, protecteur et symbolique, le jardin revêt une dimension à la fois individuelle et collective où le promeneur se retrouve en même temps face à lui-même et au sein d’une microsociété. Empreint d’historicité et d’esthétisme, le jardin constitue le lieu propice aux influences étrangères, aux échanges artistiques et, par conséquent, aux transferts culturels. Même si, à travers lui, des stéréotypes et des discours nationaux, voire nationalistes peuvent émerger, le jardin porte les traces d’une mémoire collective et de l’universalité. L’une des fonctions majeures du jardin – lié fort logiquement à l’univers organique – consiste à lutter contre un urbanisme exacerbé pour rebâtir une relation harmonieuse entre l’homme et la ville. Lieu synesthésique par excellence, le jardin, offrant un cadre favorable à l’expé- rience sensorielle, peut même remplir une fonction cathartique. Ainsi, même si certains agencements renvoient au travail de l’homme et donc à une beauté végétale artificielle, le jardin présente les caractéristiques d’un spectacle visuel et olfactif dont « les tendances esthétiques […] passent outre les frontières » (Isabelle Krzywkowski, p. 209). Les trois articles de la première partie sont consacrés essentiellement à la dimen- sion culturelle et historique du jardin et à la manière dont la France (Stefan Schweizer, Marie-Ange Maillet), la Russie (Anna Ananieva) et l’Angleterre (Marie-Ange Maillet) ont contribué à nourrir l’architecture végétale et florale en Allemagne. Le jardinier devient alors un artiste à part entière et élève son œuvre au rang d’une authentique œuvre d’art, fruit d’un savoir-faire pluriculturel et transfrontalier. Dans la deuxième partie, les cinq auteurs étudient les aspects théoriques et politiques du jardin soit en partant des ouvrages relatifs au sujet de Christian Cay Lorenz Hirschfeld (Hildegard Haberl) et de Leberecht Migge (David H. Haney), soit en se référant à une période précise de l’histoire : l’Allemagne wilhelminienne (Marino Pulliero), la RDA (Ralf Pannowitsch, Anne-Marie Pail- hès) ou l’Allemagne réunifiée (Anne-Marie Pailhès). Ces cinq articles présentent le jardin comme un lieu éducatif et pédagogique (Stefan Haney), comme une « surface de projec- tion qui sert de révélateur à la société des hommes » (Anne-Marie Pailhès, p. 159), imitant les cultures étrangères (Marino Pulliero, Anne-Marie Pailhès) tout en se faisant le relais d’un certain patriotisme (Hildegard Haberl). La troisième partie, composée de cinq contri- butions, met l’accent sur les aspects littéraires (Ekkehard Knörer, Isabelle Krzywkowski, Marion Dufresne et Léonie Glabau) et linguistiques (Nicole Fernandez-Bravo) du jardin. Le jardin prend ici les traits du jardin d’Eden, d’une utopie, d’un non-lieu où le temps est à la fois figé (instantané d’une époque) et éphémère, donc intimement lié à la mort (Léonie Glabau). Relevant d’une multitude de champs, les excellentes analyses traversant les diverses contributions font apparaître le jardin comme un enjeu culturel, esthétique et historique majeur de l’espace germanophone et ouvrent de multiples pistes pour de futures investigations.

Ingrid LACHENY

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 515 T. 46, 2-2014

Sommaire du tome 46 – 2014

N° Pages Olivier Agard Arnold Gehlen et les mutations du conservatisme en RFA...... 2 317-330 Florence Baillet Thomas Brasch, un écrivain de l’ex-RDA « engagé » ? ...... 2 381-392 Nicolas Beaupré La Grande Guerre et la réconciliation franco-allemande (1914-2014) ...... 2 431-442 Friedhelm Boll Brandt und Grass – eine Freundschaft ?...... 2 347-363 Sandie Calme Chronique juridique – Le recours du transporteur routier sous-traitant dont le commissionnaire est insolvable. Analyse comparée en droit allemand, autrichien, belge, français, luxembourgeois et suisse...... 1 257-263 Chronique juridique – Cogestion et Societas europaea. Une étude comparée en droit allemand, autrichien, belge, français, luxembourgeois et suisse ...... 2 497-505 Béatrice Dedinger L’Allemagne et l’Euro : les enseignements de la balance des paiements allemande . .2 483-496 Michel Fabréguet Les élections législatives du 22 septembre 2013 et la formation de la troisième grande coalition ...... 1 139-152 Karim Fertikh De l’autodidacte à l’universitaire : une socio-histoire des intellectuels sociaux-démocrates (années 1920-1959)...... 2 289-302 Jean-Louis Georget La démocratie chrétienne de la victoire à la grande coalition ...... 1 171-183 Manuela Glaab, Daniel Reichard Parteienlandschaft in Bewegung. Zu den Entwicklungen des deutschen Parteiensystems in den Jahren 2009 bis 2013 ...... 1 153-169 Sibylle Goepper et Nadine Willmann Préface au dossier « Intellectuels et politique en Allemagne » ...... 2 267-271 Sibylle Goepper Jürgen Fuchs : écrivain et homme d’action – une incarnation est-allemande de l’intellectuel « à la française » ...... 2 393-408 Jean-Noël Grandhomme La « mise au pas » (Gleichschaltung) de l’Alsace-Moselle en 1940-1942. Défrancisation, décléricalisation, germanisation, nazification ...... 2 443-465 Henri Haller Le protestantisme allemand et la création de la République fédérale d’Allemagne (1945-1949) ...... 1 35-50 Italiques...... 2 507-513 516 Revue d’Allemagne

Olivier Jouanjan Les droits publics subjectifs et la dialectique de la reconnaissance : Georg Jellinek et la construction juridique de l’État moderne ...... 1 51-62 Julia Kiegeland, Stephan Klecha, Christopher Schmitz Zwischen Brücke und Bumerang.Was von der Bundestagswahl 2013 im Internet haften bleibt ...... 1 215-230 Gerd Krumeich Vom Krieg der Großmächte zur Katastrophe Europas ...... 2 411-430 Anne Kwaschik L’intellectuel français en « traduction culturelle » : Robert Minder et la RFA dans l’avant-68 ...... 2 331-346 Nathalie Le Bouëdec Le rôle de la pensée de Gustav Radbruch dans la refondation de l’État de droit démocratique après 1945 ...... 1 83-94 Sylvie Le Grand Introduction au dossier « Fondements normatifs de l’État » ...... 1 3-5 Le « paradoxe » de Böckenförde, fortune d’une formule : « L’État libéral, sécularisé vit de présupposés qu’il n’est pas lui-même en mesure de garantir. ».....1 125-136 Brigitte Lestrade Le SPD – victime de ses contradictions ? ...... 1 185-199 Silke Mende Auf der Suche nach der verlorenen Orientierung – Carl Amery : Ein grüner Bewegungsintellektueller zwischen konservativer Bewahrung und progressiver Veränderung...... 2 365-379 Jean-Claude Monod Homogénéité, révision constitutionnelle et décision fondamentale : reprise et critique de concepts schmittiens chez Böckenförde et Capitant ...... 1 111-124 Michele Nicoletti La réception de l’œuvre d’E.-W. Böckenförde en Italie ...... 1 95-109 Oskar Niedermaer Der Niedergang der FDP ...... 1 201-213 Der Aufstieg der Alternative für Deutschland ...... 1 231-241 Foussenatou Ouro Les élections législatives allemandes vues du Parlement européen ...... 1 243-256 Guillaume Plas Ballons d’essai vers une « transformation structurelle de l’espace public ». Les premières interventions journalistiques de Jürgen Habermas dans l’Allemagne adenauerienne (1953-1962)...... 2 303-316 Antje Roggenkamp État et éducation religieuse. Une discussion sous la République de Weimar ...... 1 21-34 Christopher Schmitz, Julia Kiegeland, Stephan Klecha Zwischen Brücke und Bumerang. Was von der Bundestagswahl 2013 im Internet haften bleibt ...... 1 215-230 Robert Steegmann Septembre 1944 : il faut évacuer le camp de Natzweiler ...... 2 467-482 Sommaire du Tome 46 – 2014 517

Rudolf Uertz L’influence du bi-confessionnalisme allemand sur la conception allemande de l’État – l’approche catholique ...... 1 7-20 Marie-Bénédicte Vincent La notion « d’ordre étatique » dans les manuels scolaires de la République de Weimar ...... 1 63-81 Nadine Willmann et Sibylle Goepper Préface au dossier « Intellectuels et politique en Allemagne » ...... 2 267-271 Nadine Willmann Les projets de refondation de l’Allemagne des intellectuels allemands de l’Ouest pendant l’exil et l’immédiat après-guerre ...... 2 273-288

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 519 T. 46, 2-2014 PRESSES UNIVERSITAIRES DE STSBOURG « Les Mondes Germaniues » À vocation pluridisciplinaire, la collection des Mondes Germaniques explore les aspects politiques, économiques, sociaux Le Modèle allemand de la charité. et culturels de lAllemagne et des pays La Caritas de Guillaume II à Hitler. germanophones à lépoque contemporaine. Catherine Maurer 1999 > 360 p. > 24,39 € La Cour de Vienne 1680-1740. Service de La Charité en pratique. Chrétiens français l’empereur et stratégies spatiales des élites et allemands sur le terrain social : xixe - xxe siècles. nobiliaires dans la monarchie des Habsbourg Dir. Isabelle von Bueltzingsloewen & Denis Éric Hassler Pelletier 2012 > 380 p. > 27,00 € 1999 > 224 p. > 15,24 € À la recherche de la paix. France - Allemagne. Poincaré, la France et la Ruhr (1922-1924). Les carnets d’Oswald Hesnard 1919-1931 Histoire d’une occupation. Carnets et écrits inédits édités par Jacques Bariéty Stanislas Jeannesson 2011 > 698 p. > relié toile, jaquette > 40 € 1998 > 432 p. > 24,39 € Les Espaces de l’Allemagne au xixe siècle. Pédagogie et enseignement en Allemagne Frontières, centres et question nationale. de 1800 à 1945. Dir. Catherine Maurer Jacques Gandouly 2010 > 272 p. > 24,00 € 1997 > 432 p. > 22,87 € La Politique russe de Bismarck Gustave Stresemann (1878-1929). et l’unification allemande. De l’impérialisme à la sécurité collective. Mythe fondateur et réalités politiques. Christian Baechler Stéphanie Burgaud 1996 > 928 p. > Épuisé 2010 > 512 p. > 36,00 € Walther Rathenau (1867-1922). L’Image de Vienne et de Prague Paul Létourneau à l’époque baroque (1650-1740). 1995 > 272 p. > 19,82 € Ève Menk-Bertrand Sous le signe de la rééducation. 2008 > 464 p. + 32 p. hors-texte > 32,00 € Jeunesse et livre en Zone Française Les Reichsuniversitäten de Strasbourg d’Occupation (1945-1949). et de Poznan et les résistances Monique Mombert universitaires. 1941-1944. 1995 > 232 p. > 18,29 € Dir. Christian Baechler, François Igersheim La Politique culturelle de la France et Pierre Racine sur la rive gauche du Rhin (1945-1955). 2005 > 284 p. > 19,00 € Corine Deance Le Tournant occidental de l’Allemagne après 1945. 1994 > 364 p. > 25,92 € Denis Goeldel Migrations et mémoire germaniques 2005 > 376 p. > 24,00 € en Amérique latine. Aspects du fondamentalisme national Jean-Pierre Blancpain en Allemagne de 1890 à 1945. 1994 > 354 p. > 25,92 € Louis Dupeux 2001 > 310 p. > 24,00 €

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