Balkanologie Revue d'études pluridisciplinaires

Vol. VI, n° 1-2 | 2002 Volume VI Numéro 1-2

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/balkanologie/426 DOI : 10.4000/balkanologie.426 ISSN : 1965-0582

Éditeur Association française d'études sur les Balkans (Afebalk)

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2002 ISSN : 1279-7952

Référence électronique Balkanologie, Vol. VI, n° 1-2 | 2002, « Volume VI Numéro 1-2 » [En ligne], mis en ligne le 16 mai 2008, consulté le 17 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/balkanologie/426 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/balkanologie.426

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SOMMAIRE

Dossier : Contentieux micro-territoriaux dans les Balkans, XIXe-XXe siècles

Contentieux micro-territoriaux dans les Balkans, XIXe-XXIe siècles Bernard Lory

Mali Zvornik Bernard Lory

Ada Kale Bernard Lory

Arab Tabija Bernard Lory

Le problème de Bregovo dans les relations bulgaro-serbes Gueorgui Peev

Le monastère de Saint-Naum (Sveti Naum/Shën Naum) Bernard Lory et Petrit Nathanaili

L’île de Sazan (Sasεno) ou la « Porte de l’Adriatique » Petrit Nathanaili

Le monastère de Sveti Prohor Pčinski Bernard Lory

L’Ile aux Serpents : source de contentieux entre la Roumanie et l’Ukraine François Després

La péninsule de Prevlaka Diane Masson

Le problème de la délimitation des frontières slovéno-croates dans le golfe de Piran Joseph Krulic

Recherches

Mountains as “lieux de mémoire” Highland Values and Nation-Building in the Balkans Ulf Brunnbauer et Robert Pichler

Rural-urban differences and the break-up of Yugoslavia John B. Allcock

Ambiguous partisanships Philhellenism, turkophilia and balkanology in Britain Margarita Miliori

Le voyage en Grèce des membres de l’Ecole Française d’Athènes Du périple héroïque à l’aventure scientifique, 1846-1892 Catherine Valenti

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« la Californie des Roumains »L’intégration de la Dobroudja du Nord à la Roumanie, 1878-1913 Constantin Iordachi

Les géographes français et la délimitation des frontières de la Bulgarie à la conférence de la paix en 1919 Taline Ter Minassian

Qui est Sadık Ahmet ? Le parcours d’un nationaliste turc en Grèce Samim Akgönül

Notes et documents

Force et limites d’une lecture moderne des guerres yougoslaves À propos de l’ouvrage Explaining Yugoslavia Xavier Bougarel

From Foe to Friend and back Albanians in Serbian History Textbooks 1918-2000 Zoran Janjetović

Notes de lecture

Neumann (Victor), Ideologie si fantasmagorie. Perspective comparative asupra istoriei gîndirii politice în Europa Est-Centralà [Idéologie et fantasmagorie. Perspectives comparatives sur l’histoire de la pensée politique en Europe Est-Centrale] Iaşi : Éditions Polirom, 2001, 224 p. Antonela Capelle-Pogǎcean

García-Arenal (Mercedes), éd., Conversions islamiques. Identités religieuses en Islam méditerranéen : Maisonneuve et Larose, 2001, 460 p. Alexandre Popovic

Iveković (Ivan), Ethnic and regional conflicts in Yugoslavia and Transcaucasia. A political economy of contemporary ethnonational mobilization, Ravenna : A. Longo Editore, 2001, 223 p. [Bibliogr., Index] Patrick Michels

Glamočak (Marina), La transition guerrière yougoslave Paris : L’Harmattan, 2002, 287 p. Diane Masson

Kaser (Karl), Pichler (Robert), Schwandner-Sievers (Stephanie), Hg., Die weite Welt und das Dorf. Albanische Emigration am Ende des 20. Jahrhunderts Wien : Böhlau, 2002, 296 p. Nathalie Clayer

Creed (Gerald W.), Domesticating Revolution. From Socialist Reform to Ambivalent Transition in a Bulgarian Village University Park, PA: The Pennsylvania State University, Press, 1998,304 pages Galía Valtchinova

Radost (Ivanova), Folklore of the Change. Folk Culture in Post-Socialist

Helsinki: Academia Scientiarum Fennica, 1999 [= FF Communications, 1232, (270)], 127 pages Galía Valtchinova

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Nikolov (Rajko), Diplomacija na četiri oči. lz dnevnika na edni bǎlgarski poslanik v Jugoslavija [Diplomatie entre quatre-z-yeux. Extraits du journal d’un ambassadeur bulgare en Yougoslavie] : Lik, 1999, 304 p. Bernard Lory

Grumel-Jacquignon (François), La Yougoslavie dans la stratégie française de l’entre- deux-guerres, aux origines du mythe serbe en France Bern / Berlin / Bruxelles / Frankfurt / New York / Wien : Peter Lang, 1999, 669 p. Mile Bjelajac

Hadžieva-Aleksievska (Jasmina), Kasapova (Elizabeta), Arhitekt Andreja Damjanov 1813-1878 [Andreja Damjanov, architecte, 1813-1878] Skopje, 2001, 230 p. Bernard Lory

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Dossier : Contentieux micro- territoriaux dans les Balkans, XIXe- XXe siècles Special issue: contested micro-territories in the Balkans, XIXth-XXth centuries

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Contentieux micro-territoriaux dans les Balkans, XIXe-XXIe siècles

Bernard Lory

1 Dans l’image négative qu’ont les Balkans aux yeux du reste du monde, les conflits territoriaux occupent une place de choix. L’apprentissage de la balkanologie inclut la longue liste des provinces contestées : Thrace, Dobroudja, Banat, Carinthie, Macédoine, Epire, etc. ; celui des grandes « braderies » territoriales : traités de Berlin, de Bucarest, de Neuilly/Saint-Germain/Trianon, etc ; l’examen de cartes, afin de repérer le Sandjak de Novi Pazar, la ligne Midia-Enos, les cours du Prut ou du Dniestr, etc. Après cette mise en place des enjeux territoriaux majeurs dans les Balkans, on découvre un second registre de conflictualité. On apprend l’existence du Prekmurje et du Medjimurje, des îles de Vis et de Lastovo, de celles d’Imroz et Bozca adasi, du saillant de Strumica, etc. Ces enjeux locaux apparaissent dans les présentations plus détaillées. Ils viennent comme un complément aux grandes disputes régionales. Dans un troisième temps, le curieux qui se penche sur les textes de traités et plus encore sur les compte-rendus des séances de négociations, découvre, non sans surprise, qu’il y est aussi question de lieux tout à fait insignifiants, d’îlots, de rochers, de villages perdus et de monastères isolés, dont la localisation sur une carte moderne peut s’avérer très difficile. Ces questions marginales occupent souvent une place considérable dans la documentation. On est même surpris de leur écho auprès des opinions publiques à certains moments.

2 Nous proposons donc ici une classification des conflits territoriaux dans les Balkans en trois catégories : conflits macro-, méso- et micro-territoriaux. Les premiers sont de l’ordre de la province et se chiffrent en milliers de kilomètres carrés et en centaines de milliers d’habitants ; les seconds sont de l’ordre du canton et se chiffrent en centaines de kilomètres carrés et en dizaines de milliers d’habitants. Les conflits micro- territoriaux qui nous intéressent ici peuvent se définir comme suit : des contentieux territoriaux concernant de très faibles superficies, une dizaine de kilomètres carrés tout au plus, souvent moins d’un kilomètre carré ; des contentieux territoriaux concernant une population minime, quelques milliers d’individus au plus, et, dans bien des cas, une population nulle. Ce deuxième critère, concernant la population, nous conduit à écarter les problèmes de délimitation en milieu urbain, qui constituent un cas

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de figure propre. Nous écartons de ce fait la cession de Parga à l’Empire ottoman par la Grande-Bretagne, les litiges italo-yougoslaves à propos de Zadar et de Rijeka/Susak, le « Triangle de Zemun » que le Troisième Reich retrancha à l’Etat croate indépendant, l’attribution des quartiers de Dobrinja I et IV lors des accords de Dayton.

3 Quel intérêt ces litiges minuscules présentent-ils ? A quoi bon s’intéresser à de telles broutilles ? Pour anecdotiques qu’ils soient, ils éclairent avec netteté certains aspects de la conflictualité territoriale. L’absence totale, ou la présence négligeable de population a un effet majeur dans ces contentieux. Elle exclut de recourir à l’argument ethnique pour justifier la possession de tel ou tel territoire. Or l’argument ethnique est roi dans tous les conflits territoriaux des Balkans. Elle disqualifie également l’argument économique, que les Balkaniques font volontiers jouer quand ils présentent leurs revendications sur une scène internationale (comme si l’économie, étant plus froide et objective, devait mieux convaincre les Grandes Puissances, que des arguments ethniques, trop émotionnels). Dans le cas d’îles, cependant, le droit maritime a un effet démultiplicateur en attribuant une zone de six ou douze milles marins autour de la moindre tête d’épingle sur la carte. Aux zones de pêche traditionnelles s’ajoutent de nos jours les possibilités d’exploitation des fonds marins, ce qui peut donner un poids réel à la question. A côté de la question : comment de tels litiges apparaissent-ils ? nous aurons aussi à réfléchir à la manière dont ils sont gérés, aux arguments qui les nourrissent, à la manière dont ils se résolvent. La question ultime étant : pourquoi de tels conflits émergent-ils dans un contexte donné ? Ces querelles de voisins, pour un rocher ou pour un pré inondable n’ont-elles pas une certaine fonction ?

4 Le dossier que nous proposons ici au lecteur regroupe dix études monographiques concernant des contentieux micro-territoriaux, sous les plumes de François Després, Joseph Krulic, Bernard Lory, Diane Masson, Petrit Nathanaili et Gueorgui Peev : Mali Zvornik, entre la Serbie et l’Empire ottoman ; l’île danubienne d’Ada Kale, enclave ottomane entre la Roumanie l’Autriche-Hongrie et la Serbie ; la redoute d’Arab Tabija, entre la Bulgarie et la Roumanie ; les prairies de Bregovo, entre la Bulgarie et la Serbie ; le monastère de Saint-Naum entre la Yougoslavie et l’Albanie ; la petite île de Sazan, entre l’Albanie et l’Italie ; le monastère Sveti Prohor Pèinski entre la Serbie et la Macédoine ; l’Ile aux Serpents, entre la Roumanie et l’Ukraine ; la péninsule de Prevlaka entre la Croatie et le Monténégro ; la baie de Piran entre la Croatie et la Slovénie.

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Les contentieux micro-territoriaux dans les Balkans, XIXe-XXIe siècles

5 Ce dossier n’est pas exhaustif. En remontant dans le temps, il aurait pu traiter de la thalassocratie vénitienne, qui entretint, pour des raisons commerciales ou stratégiques, de minuscules enclaves sur l’île de Crète (Grabousa 1669-1691, Suda et Spinalonga 1669-1715) ou sur la côte épirote (Butrint, Parga, Vonitsa et Preveza) dont eurent à s’occuper ses héritiers français, puis britanniques, face aux convoitises d’Ali pacha de Janina. On trouve fréquemment mention, dans l’histoire serbe entre 1830 et 1862, de la forteresse de Soko, qu’occupa une garnison ottomane, dont les ruines sont pourtant de nos jours à peine discernables. Les Grandes Puissances eurent aussi des exigences microterritoriales difficiles à expliquer : pourquoi l’Autriche-Hongrie exigea-t-elle au Traité de Berlin la baie de Spiè/Spizza, avec les fortins de Haj et de Nehaj, si ce n’est pour “enquiquiner” le Monténégro ? On peut évoquer les très étranges “rectifications de frontières” concédées à l’Empire ottoman après sa victoire sur la Grèce en 1897, un festonnage montagnard dans le Pinde et l’Olympe n’obligeant le vaincu à céder aucun lieu habité. Le fort de Rupel, sur la frontière gréco-bulgare, au débouché du Strymon dans la plaine, occupa une place considérable dans les médias français au printemps de 1916 ; l’évacuation par l’armée grecque de cette position réputée hautement stratégique apparaissait alors comme une trahison ouverte (en avril 1941, Rupel ne résista pas 48 heures au Blitz allemand). Le groupe d’îlots de Palagruža, en plein centre de l’Adriatique, n’est habité que par un gardien de phare et deux variétés de lézards endémiques rarissimes ; il figure dans toutes les tractations territoriales italo-you- goslaves entre 1915 et 1947 ; il appartient aujourd’hui à la Croatie et lui permet d’étendre considérablement ses eaux territoriales. Le cas du petit bourg de Herta, tout au nord de la Moldavie roumaine, est particulièrement absurde : il se trouva rattaché à la Bukovine du Nord, et donc à l’URSS (aujourd’hui l’Ukraine), parce qu’en juin 1940 Molotov avait utilisé un gros crayon mal taillé... Plus proche de nous, le contentieux gréco-turc pour les rochers inhabités d’Imia/Kardak, au nord de Kos, aurait pu

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dégénérer en conflit armé, en janvier 1996. Enfin les journaux Slovènes et croates déroulent comme un feuilleton interminable les péripéties, parfois drolatiques, du bornage frontalier entre les deux pays. Au total, on peut dénombrer une vingtaine de contentieux micro-territoriaux dans les Balkans. Ils ne sont pas liés à un moment historique déterminé, puisque nous les voyons se succéder sur une période de deux siècles. Rappelons, et cela n’est pas inutile, que ce type de litiges n’est nullement une exclusivité balkanique : l’Espagne et le Maroc en ont donné un exemple caractérisé durant l’été 2002 !

6 Les dix cas présentés dans notre dossier montrent que les querelles portant sur de tout petits territoires ont toujours une préhistoire, mais qu’elles surgissent en général dans le sillage des grandes crises balkaniques (1821-1830, 1875-1878, 1912-1918, 1940-1945, 1991-1995). Après la phase d’affrontements violents, après la phase diplomatique, il y aurait, comme un combat d’arrière-garde, une phase de chicane micro-territoriale se prolongeant le plus souvent pendant une dizaine d’années (parfois davantage). Les grands arbitrages font toujours des mécontents (certains, comme le Traité de Berlin, ne firent même que des mécontents) et ceux-ci ne peuvent se résoudre à “tourner la page”, à accepter la nouvelle situation de fait. Ils trouvent une faille dans le dispositif diplomatique : un oubli pur et simple (Ada Kale, Ile aux Serpents), une formulation imprécise (Saint-Naum, Sazan), une suggestion intempestive (l’idée d’un pont près d’Arab Tabija) et en tirent argument à contestation. Mais en fait, plus que des défauts inhérents au texte des traités, c’est la confrontation entre ces textes et la réalité concrète du terrain qui fait naître les contentieux micro-territoriaux. L’historiographie balkanique ne s’est pas privée de souligner les ignorances de la diplomatie occidentale, le manque de précision des cartes qu’elle utilisait, les conséquences funestes à l’échelle locale des décisions prises autour d’un tapis vert. Une belle chicane, utilisant tous les recours proposés par l’Occident lui-même (comme c’est le cas pour Saint-Naum) est une manière de prendre sa revanche sur un ordre international mal accepté. La guerre de procédure dans les chancelleries des capitales a ses retombées sur le terrain, avec l’envoi de commissions internationales d’expertise. Ayons une pensée compatissante pour ces seules “victimes” des conflits micro-territoriaux : ces militaires ou juristes, transformés en arpenteurs, soumis aux pressions de propagandes mesquines et ergoteuses, envoyés dans d’obscures provinces arbitrer des querelles dignes de Clochemerle ! Ils sont amenés à constater de visu les contradictions engendrées à petite échelle par les grandes décisions internationales. Par mille tracasseries, les Etats balkaniques s’efforcent de soulager, à leurs dépens, l’immense frustration qu’ils ressentent.

7 Quels arguments peut-on utiliser dans ce genre de litige, à partir du moment où les aspects ethniques et économiques ne sont pas (ou peu) recevables et compte tenu que chaque Etat s’adresse autant à sa propre opinion publique qu’à son rival ? L’argument stratégique est très souvent mis en avant ; la possession par une puissance étrangère de tel rocher, hauteur, île, mettrait en danger la sécurité du territoire national (Arab Tabija, Sazan, Prevlaka). Le cas de l’Ile aux Serpents est probablement le seul où cet argument soit véritablement convaincant, car ce micro-territoire a effectivement été utilisé à des fins militaires. La question de la baie de Piran présente un cas particulier, puisque c’est un espace maritime qui est investi d’une signification supérieure (donner accès aux eaux internationales). La valeur symbolique du lieu est soulignée, lorsque celui-ci comprend un monument religieux ou culturel. C’est très clairement le cas pour les monastères Sveti Prohor Pèinski et Sveti Naum/Shën Naum, où nous avons à faire à

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des symboles identitaires. Mais nous savons aussi qu’un symbole se crée et se cultive. Une certaine conception de l’espace national fait que toute enclave est perçue comme une anomalie, comme une verrue sur le pur visage de la patrie (Mali Zvornik, Sazan). Dans le cas de Sveti Prohor Pèinski, c’est une conception préalable de l’espace national (défini en termes d’hydrographie) qui est mise en avant ; dans celui de Prevlaka, c’est le droit historique, lequel reflète une configuration géopolitique abolie depuis longtemps, qui sert de référence. En dernier ressort, c’est une sorte d’obstination rancunière (le mot turc inat rend bien cette notion) qui seule permet d’expliquer la poursuite d’un litige absurde. Explication psychologisante douteuse ? Le cas des prairies de Bregovo récuse toute autre explication...

8 Mais les arguments produits lors de ces disputes micro-territoriales peuvent masquer la structure commune à la plupart des cas qui nous intéressent. Nous voyons des Etats neufs, émergeant sur la scène européenne, qui éprouvent le besoin de tester leurs relations avec leurs voisins au moyen d’un litige marginal ou symbolique. C’est le cas de la Serbie avec Mali Zvornik, de la Bulgarie avec Bregovo et Arab Tabija, de l’Albanie et de la Yougoslavie avec Saint-Naum, de la Slovénie avec la baie de Piran, du Monténégro avec Prevlaka, de la Macédoine avec Sveti Prohor Pèinski. Somme toute le nouveau pays prend ses marques avec ses voisins ; il les aiguillonne sur un dossier secondaire et observe leurs réactions ; il teste aussi son personnel diplomatique, ses alliés ou protecteurs, son opinion publique. Nous formulons donc ici l’hypothèse que les conflits micro-territoriaux font partie de l’apprentissage de la souveraineté pour des pays récemment constitués. Un exercice diplomatique, de grandes manœuvres procédurières, destinés à préparer le pays aux conflits sérieux méso- ou macro- territoriaux.

9 Tous les conflits micro-territoriaux ne se plient pourtant pas à cette lecture. Ni la Grèce, ni la Turquie ne faisaient leurs débuts sur la scène internationale en 1996, au moment de la crise d’Imia/Kardak. L’état de l’opinion publique doit être pris en cause, chez les deux protagonistes. Certains litiges n’éclatent pas vraiment au grand jour, mais sont tenus en réserve, prêts à servir (Ada Kale, Sveti Prohor Pcinski). La gestion maladroite d’une question marginale peut aussi s’avérer contre-productive (Mali Zvornik). Les contentieux micro-territoriaux, bien souvent, ne se résolvent pas dans le cadre étroit de la négociation bilatérale qui leur est spécialement consacrée, mais dans le contexte plus vaste de la crise régionale suivante (Bregovo après la Guerre serbo- bulgare, Sazan après la Deuxième Guerre mondiale). Ils cessent alors d’être considérés pour eux-mêmes et rentrent dans un « paquet » diplomatique résolu en bloc. C’est ainsi qu’en même temps que Zadar, Rijeka, l’Istrie et la vallée de la Soèa, les îlots inhabités de Palagruža furent incorporés à la Yougoslavie en 1947. Enfin, nous observons qu’une fois résolus, ils sombrent dans un oubli profond. N’ayant pas entraîné de conflits armés, ni chassé de populations de chez elles, ils ne nourrissent aucune mémoire vive. Les livres d’histoire les ignorent volontairement ou les relèguent dans les notes infra-paginales, comme si rétrospectivement ils faisaient un peu honte. Ce silence posthume n’est pas le moindre paradoxe des conflits micro-territoriaux...

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RÉSUMÉS

Le dossier présenté se penche sur les contentieux micro-territoriaux dans les Balkans, c’est à dire sur des litiges internationaux portant sur des territoires de très faible dimensions (quelques kilomètres carrés tout au plus) et concernant une population minime ou nulle. Les arguments classiques dans les disputes territoriales, à savoir l’appartenance ethnique ou l’importance économique, ne peuvent s’appliquer. Or ces litiges peuvent prendre des formes assez virulentes et mobiliser l’attention internationale pendant de longues années. C’est donc que derrière une apparence insignifiante ils remplissent certaines fonctions. Le dossier présente dix cas précis de contentieux micro-territoriaux. Les villages de Mali Zvornik et de Sakar auraient dû être rattachés à la Serbie en 1834, mais les villageois musulmans s’y opposèrent, profitant de la protection des canons de la forteresse de Zvornik, en Bosnie ottomane. Les autorités serbes ne purent recourir à la force et se livrèrent à un harcèlement diplomatique auprès de la Sublime Porte (Bernard Lory). L’île danubienne d’Ada Kale ne fut pas mentionnée dans le traité de Berlin (1878) et subsista, comme une minuscule enclave ottomane à la jonction des frontières austro- hongroise, roumaine et serbe jusqu’en 1912 (Bernard Lory). La redoute d’Arab Tabija, qui faisait partie du système défensif de la ville de Silistra sur le Danube fut disputée entre la Roumanie et la principauté de Bulgarie dans les années qui suivirent le traité de Berlin (Bernard Lory). A la même époque, la Serbie et la Bulgarie se disputaient une prairie inhabitée, que le cours changeant du Timok avait fait changer de rive. Des circonstances politiques annexes envenimèrent le conflit (Gueorgui Peev). Faute d’une tête de pont plus importante sur la rive albanaise du Canal d’Otrante, l’Italie mussolinienne conserva jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale la petite île de Sazan, à l’entrée de la baie de Vlora (Petrit Nathanaili). La commission internationale chargée de délimiter les frontières de l’Albanie en 1913 les faisait passer par le monastère de Saint-Naum, sur le lac d’Ohrid. Elle oublia seulement de préciser de quel côté de la frontière le monastère devait rester... (Petrit Nathanaili et Bernard Lory). Le monastère Sveti Prohor Pčinski est revendiqué par la Macédoine, pour des raisons de nature idéologique, alors qu’il est situé en territoire serbe. Qui donc décida des frontières inter- républicaines en 1945, dans la Fédération yougoslave ? (Bernard Lory). L’Ile aux Serpents fait l’objet d’un contentieux entre la Roumanie et l’Ukraine, différend qui revêt un caractère stratégique, étant donné sa position géographique et les ressources naturelles qui s’y trouvent (François Després). L’étroite presqu’île de Prevlaka garde l’entrée des Bouches de Kotor. Le Monténégro souhaite une rectification de frontière à son profit ; la Croatie, traumatisée par la guerre de 1991-1995, s’en tient strictement au droit historique (Diane Masson). La délimitation des eaux territoriales de la Slovénie et de la Croatie dépend de leur frontière continentale, au fond de la baie de Piran. Une petite concession du côté croate devrait permettre à la Slovénie d’avoir un accès aux eaux internationales de l’Adriatique (Joseph Krulic).

AUTEUR

BERNARD LORY Maître de conférences à l’INALCO.

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Mali Zvornik

Bernard Lory

1 Les débuts de l’autonomie de la Serbie baignent dans un grand flou juridique. Un terme fut mis à la Seconde Insurrection serbe en 1815 par un simple accord verbal entre le beylerbey de Roumélie Maraşlı Ali pacha et Miloš Obrenović. Ce dernier se voyait reconnu comme oberknez, c’est à dire comme interlocuteur privilégié du pouvoir ottoman et porte-parole de la population chrétienne serbe. Une relative autonomie interne était accordée à celle-ci dans le cadre du pachalik de Belgrade.

2 Il fallut beaucoup de doigté, de ruse et souvent de mauvaise foi à Miloš Obrenović pour consolider ses fragiles positions. Dès 1820, pourtant, il souleva la question de l’étendue territoriale de sa juridiction. Il argumentait ses prétentions en s’appuyant sur le seul document international évoquant l’autonomie de la Serbie, à savoir le Traité de Bucarest, signé le 28 mai 1812 entre l’Empire ottoman et la Russie, alors pressée de se dégager de la zone danubienne pour parer à la menace napoléonienne. Les Ottomans s’y étaient engagés à amnistier les insurgés serbes et à rétablir leur autonomie interne. L’année suivante, pourtant, la Première Insurrection serbe (menée par Karadjordje Petrović) était écrasée.

3 En 1820, donc, s’appuyant sur ce traité resté lettre morte, Miloš Obrenović fit valoir que le territoire désigné en 1812 était plus vaste que le seul pachalik de Belgrade et réclama l’extension de l’autonomie serbe à l’ensemble des territoires contrôlés par l’insurrection huit ans plus tôt, soit à six nahiye situés à l’est, au sud et à l’ouest. Le nahiye de Loznica, correspondant aux terroirs de Jadar et Radjevina, relevait du pachalik de Zvornik, centré en Bosnie, mais qui débordait sur la rive droite de la Drina de façon significative. Le principal axe de communication nord-sud dans la partie occidentale de la Serbie était donc soumis au contrôle ottoman.

4 Soulevée en 1820, la question des six nahiye fut prise en compte par la diplomatie russe dans la Convention d’Akkerman (7 octobre 1826) et surtout par le Traité d’Andrinople (14 septembre 1829). En conséquence, le pouvoir ottoman reconnut l’autonomie de la principauté de Serbie par deux hatt-i şerif en 1830 et 1833, ainsi que l’extension de celle- ci aux six nahiye. Ces dernières étaient assez mal définies et une commission russo- turque fut chargée, à la fin de 1830, d’en déterminer les limites exactes. En raison de

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l’agitation en Bosnie menée par Husejin Kapetan Gradašèevic, cette commission mixte s’abstint prudemment de visiter les bords de la Drina.

5 Après le problème de la délimitation venait celui du départ de la population “turque” des six nahiye. Le terme “turc” désigne à l’époque toute population musulmane, sans distinction de langue ou d’origine ethnique ; les “Turcs” de la rive droite de la Drina étaient bien évidemment slavophones et autochtones. La convention de 1830 stipulait que le Sultan garderait six forteresses (Belgrade, Šabac, Smederevo, Fethislam/Kladovo, Soko et Užice) et qu’à côté des garnisons, la population citadine musulmane pourrait y demeurer. Partout ailleurs, elle devrait vendre ses biens et quitter le territoire de la Serbie autonome. Cette évacuation devait s’effectuer dans un délai d’un an aux termes du hatt-i şerif de 1830, mais, suite à de nombreuses difficultés pratiques, ce délai fut prolongé de cinq ans par le hatt-i şerif de 1833, soit jusqu’en décembre 1838. Si le départ des musulmans de la vallée de la Morava, où ils étaient peu nombreux et citadins, se fit rapidement en 1833, ceux de la vallée de la Drina suscitèrent des difficultés.

6 Il s’agissait d’environ 8 000 paysans re’aya, répartis sur 37 villages. Loin d’être une population isolée, ils s’appuyaient sur la masse compacte de leurs coreligionnaires bosniaques, sur la rive gauche de la Drina. Ces derniers venaient de connaître une période d’effervescence insurrectionnelle, sous Husejin Kapetan Gradašèevic, et nourrissaient de sourds ressentiments envers le pouvoir du Sultan.

7 En mai 1834, Miloš Obrenović fit établir un cordon militaire tout au long de la Drina, puis, en juillet 1834, commença la prise de possession des villages musulmans. Ceux de la région de Loznica et de Lešnica se laissèrent convaincre de vendre leurs biens. Dans celle de Soko, en revanche, quatre villages qui résistaient furent incendiés et leur population se réfugia dans la forteresse. La Porte protesta, mais Miloš Obrenović sut l’apaiser par des bakchichs judicieusement répartis. Un seul point litigieux resta en suspens, celui des deux villages de Mali Zvornik et de Sakar (155 maisons en tout), situés sur les bords mêmes de la Drina, et sous la protection des canons de la forteresse de Zvornik sur l’autre rive, si bien que les forces serbes n’avaient pas osé s’y aventurer.

8 Une commission mixte, envoyée en novembre 1834, tomba dans une embuscade. Les commissaires serbes parvinrent à s’échapper, mais leurs collègues ottomans furent malmenés et délestés de l’importante somme de 10 000 ducats, destinée au rachat des biens musulmans ils furent relâchés le lendemain, à demi-nus. Cette provocation de la part des Bosniaques de Mahmud pacha de Zvornik entraîna des pourparlers supplémentaires. Tandis que les villages évacués par les musulmans étaient occupés par des chrétiens dès 1835, Mali Zvornik et Sakar gardèrent leurs habitants au-delà du délai de décembre 1838. Les efforts diplomatiques de Miloš Obrenović pour les obtenir restèrent vains. Sous le règne d’Alexandre Karadjordjević (1842-1859) la Serbie s’abstint de toute revendication envers la Porte.

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Mali Zvornik

9 La petite enclave de Mali Zvornik, qui mesurait trois heures de marche en longueur pour une en largeur (soit environ 40 km2), n’en restait pas moins une épine désagréable au pied de la Serbie. Elle rendait la circulation le long de la Drina hasardeuse (le célèbre voyageur Felix Kanitz fut refoulé) et constituait une tête de pont ottomane sur la rive droite potentiellement dangereuse en cas de conflit. Mihajlo Obrenović, lors de son second règne (1860-1868) parvint à se débarrasser des deux forteresses de Soko et Užice en 1862, puis des quatre autres, dont celle de Belgrade, en 1867.

10 Ne restait donc que l’enclave de Mali Zvornik comme anomalie territoriale. La régence qui suivit l’assassinat de Mihajlo se trouva dans une situation internationale délicate, en mauvais termes à la fois avec la Russie et avec l’Autriche-Hongrie. Limitée dans sa politique nationale, elle prit à cœur la question toute symbolique de Mali Zvornik et enjoignit son représentant permanent auprès de la Porte (kapu kehaya) de la mettre obstinément sur le tapis, lors de chacune de ses visites hebdomadaires. Cette politique de harcèlement diplomatique était assez puérile. Non seulement elle n’eut aucun succès, mais elle focalisa l’opinion internationale sur un litige mineur.

11 Lorsque s’ouvrit la grande crise d’Orient (1875-1878) et que la diplomatie des Grandes Puissances s’appliqua à régler les problèmes balkaniques, on vit surgir ce point de détail sur le tapis vert, en même temps que les enjeux majeurs. La question de Mali Zvornik fut très sérieusement abordée par la Conférence des Ambassadeurs à Constantinople en décembre 1876 (elle fit même l’objet d’une escarmouche entre le Président du Conseil d’Etat ottoman, Ethem pacha, et l’ambassadeur de Russie Ignatiev) ; on la retrouve dans l’article 3 du Traité préliminaire de San Stefano (3 mars 1878), dans le Memorandum adressé par le gouvernement serbe aux Grandes Puissances le 24 juin 1878 ; elle fut abordée par le Congrès de Berlin, lors de la séance du 8 juillet, et figure à l’article 36 du Traité de Berlin (13 juillet 1878).

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12 La Serbie obtenait de la sorte enfin satisfaction. Victoire ? Loin de là, puisque le Traité de Berlin lui interdisait tout espoir d’extension territoriale et même d’action nationale en Bosnie-Herzégovine, ce qui avait été son objectif politique principal au cours des trente années précédentes. Face à Mali Zvornik enfin recouvré, sur la rive gauche de la Drina, les canons étaient désormais austro-hongrois...

BIBLIOGRAPHIE

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AUTEUR

BERNARD LORY Maître de conférences à l’INALCO.

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Ada Kale Ada Kale

Bernard Lory

1 Au milieu du XIXe siècle, pour la plupart des Occidentaux, le “voyage en Orient” partait de Vienne. On y embarquait sur un vapeur de la Donaudampfschiffahrtsgesellschaft (Compagnie danubienne de navigation à vapeur ; le mot a longtemps été considéré comme le plus long de la langue allemande) et l’on descendait le cours du Danube. La monotonie du trajet était interrompue par le passage des Portes de Fer, où les berges abruptes et resserrées, les cataractes et le souvenir de l’empereur Trajan faisaient frissonner les touristes. Peu après Orşova et avant d’aborder la dernière cataracte, ils longeaient l’île d’Ada Kale, rencognée dans ses casemates, où d’une verdure foisonnante émergeait un minaret blanc. « C’est, pour le voyageur qui arrive de France, la première apparition de l’islamisme »1, signale un guide touristique de l’époque.

2 Cette petite île de 800 mètres sur 200 occupe une position géographique particulière, à la jonction de plusieurs sous-ensembles régionaux. D’une part les Portes de fer marquent une séparation nette entre le bassin moyen du Danube, gravitant vers Vienne et Budapest, et le bassin inférieur, tourné vers la mer Noire. D’autre part, la Cerna, qui se jette dans le Danube à l’aplomb d’Ada Kale, incise l’arc carpathique et marque la limite entre le Banat de Temesvar à l’ouest et l’Olténie à l’est. Au sud, enfin, la montagne Ključ (“la Clé”) isole du reste de la Serbie la Negotinska Krajina, zone de transition faisant face à la plaine de Valachie et se prolongeant, au-delà du Timok, vers le plateau bulgare.

3 Malgré cette position géographique intéressante, Ada Kale n’apparaît que tardivement dans la grande histoire balkanique. A la fin du XVIIe siècle, elle devient un enjeu important de la rivalité austro-turque pour le contrôle militaire, et partant économique, du Danube. L’empereur Léopold Ier y fait construire les premières fortifications (sur des vestiges romains, semble-t-il) en 1689 et baptise la forteresse Neu Orsova. Le traité de Karlowitz (Sremski Karlovci) dix ans plus tard, restitue l’île aux Ottomans, qui la dénomment désormais Ada Kale, “la Forteresse de l’Ile”. Les Autrichiens la réoccupent en 1718, avec le traité de Passarowitz (Požarevac) qui leur accorde la Serbie du nord et l’Olténie. A l’automne de 1738, l’île est reconquise par les

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Ottomans qui s’y réinstallent. Elle est brièvement occupée par les Autrichiens en 1791, puis restituée lors du traité de Sistovo (Svištov) la même année.

4 Ada Kale est le théâtre d’un épisode à la fois héroïque, sanglant et bouffon, dans la veine la plus pure de la “légende noire balkanique”. Les quatre , les usurpateurs qui s’étaient emparés du pachalik de Belgrade en 1801, avaient par leurs exactions poussé la population serbe à prendre les armes en février 1804. Surpris par l’insurrection, ces quatre aventuriers prirent la fuite et se réfugièrent, au mois d’août 1804, dans la forteresse d’Ada Kale. Un commando serbe, mené par Milenko Stojković et appuyé par des forces turques loyalistes, les y rattrapa et les tua après un long combat. Leurs têtes coupées devaient être envoyées à Belgrade. La tâche dégoûtante de laver et d’écorcher les têtes (on exposait juste une peau séchée, bourrée de laine ou de paille) fut imposée à un malheureux Tsigane. Dans son trouble, il laissa échapper dans le fleuve une des têtes qu’on ne parvint pas à repêcher. Il fut puni de 500 coups sur la plante des pieds, peine fort lourde, mais qui lui évita de compléter le lot par sa propre tête...

5 Les insurgés serbes s’emparèrent bientôt de la Negotinska Krajina, mais l’île leur échappa toujours. Le commandant de la place, Receb ağa, participa à l’écrasement du mouvement insurrectionnel en 1813. Mais, suite à des intrigues, il fut exécuté sur ordre du Sultan, et ses fils se révoltèrent en 1815. Si l’exiguïté de l’île n’offrait aucune ressource, sa position géographique ouvrait aux rebelles un vaste champ d’action, en particulier en Olténie. La Porte envoya contre eux Veli pacha, le propre fils d’Ali pacha de Janina : entre gentilshommes-brigands il ne fut pas trop difficile de trouver un terrain d’entente et les fils de Receb surent négocier leur pardon.

6 Plaque tournante régionale, Ada Kale fit encore parler d’elle en 1820, lors-qu’y fut capturé un courrier compromettant entre les hétairistes de Moldavie et Miloš Obrenović. Elle fut visitée en 1835 par von Moltke et en 1862 par Kanitz qui signalèrent la décrépitude de ses fortifications. Après qu’en 1867 l’Empire ottoman eût évacué les forteresses de Belgrade, Šabac, Smederevo et Kladovo, Ada Kale resta la position militaire turque la plus avancée sur le Danube. Elle relevait alors du gouverneur de Vidin.

7 La crise d’Orient et la guerre russo-turque de 1877-1878 modifièrent à nouveau le rapport de force régional. Ada Kale resta à l’écart des combats. La forteresse fut mentionnée par le Traité de San Stefano (3 mars 1878), dont l’article 3 stipulait qu’elle devait être évacuée et rasée. Cet article traitait des frontières de la Serbie, ce qui laisse entendre que l’île lui était attribuée. L’Autriche-Hongrie, cependant, soucieuse de son hégémonie sur la voie danubienne, s’entendit avec l’Empire ottoman et occupa préventivement Ada Kale le 26 mai 1878.

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Vue d’Ada Kale au début du XXe siècle

8 Pirouette de l’Histoire ! Le Traité de Berlin (13 juillet 1878) oublia tout simplement de mentionner Ada Kale ! Un plein mois de tractations tortueuses, de négociations d’antichambre, de bluff et de fausses promesses, de marchandages territoriaux au plus haut niveau, et la machine diplomatique laissait échapper un grain de sable, un îlot sur le grand fleuve...

9 Omise par l’arbitrage international, Ada Kale resta donc possession ottomane de pleine juridiction. Vidin, dont elle relevait jusqu’alors, passa à la Bulgarie, où il fut vite clair que la Porte n’avait plus grand chose à dire. Le chef-lieu ottoman le plus proche était désormais Skopje...

10 La population de l’île, quelques centaines de Turcs (ou de musulmans balkaniques turcisés) se retrouva laissée à l’écart du grand reflux vers l’est des mu-hacir, qui de la fin du XVIIe à la fin du XIX e siècle, vida de sa population musulmane tout le bassin pannonien. La langue et le folklore de ce reliquat d’une turcophonie abolie furent étudiés au début du XXe siècle par le turcologue hongrois Kúnos. Le petit minaret blanc demeurait aux avant-postes de l’Islam. Un nahiye müdürü représentait le pouvoir lointain du Sultan. Le petit bazar de l’île proposait café turc et pâtisseries orientales.

11 Ce fut un âge d’or pour l’île. Qu’on y songe : une petite communauté, soudée par la langue, la religion et le mode de vie, jouissant d’une totale exterritorialité, au point de jonction de trois frontières (hongroise, roumaine et serbe). La contrebande du tabac devint l’activité principale des habitants. Une petite fabrique de cigarettes fut ouverte, dont la production était écoulée auprès des populations riveraines.

12 L’anomalie internationale d’Ada Kale disparut en 1913, lorsque l’Autriche-Hongrie annexa la petite île. Après la Première Guerre mondiale, elle fut dévolue à la Roumanie par le Traité de Trianon (4 juin 1920). Cette décision fut cependant contestée par l’Empire ottoman, qui n’avait pas renoncé à sa souveraineté. De ce fait, il siégeait encore à la Commission internationale du Danube en 1920, comme Etat riverain. Ce n’est qu’avec le Traité de Lausanne (24 juillet 1923) que la Turquie reconnut la souveraineté roumaine sur Ada Kale.

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13 Les Turcs d’Ada Kale vécurent donc dans le cadre de la Roumanie royale, puis communiste, comme un petit groupe marginalisé, dont les spécificités s’effritaient peu à peu du fait des mariages mixtes. Leurs compétences de contrebandiers rendirent service à de nombreux Roumains qui voulurent fuir la dictature de Gheorghiu-Dej.

14 Le destin étrange d’Ada Kale prit fin en 1972, avec la mise en eau du barrage des Portes de Fer, construit neuf kilomètres en aval, qui l’engloutit sous une cinquantaine de mètres d’eau. Dès 1968 la population avait été évacuée ; la petite mosquée et une partie des fortifications furent démontées et reconstruites sur l’île de Şimian, à 24 km en aval.

15 Il n’y eut pas, à proprement parler, de contentieux international à propos d’Ada Kale. Le statut juridique de l’île était sans ambiguïté et la diplomatie, prise au piège de sa propre négligence, ne trouvait à y redire. Enfin la situation géographique exceptionnelle mettait en compétition trois candidats différents (Autriche-Hongrie, Roumanie, Serbie) à cette parcelle minuscule de l’héritage ottoman. Les conflits micro- territoriaux ne mûrissent vraiment que dans des confrontations bilatérales.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Isambert (Emile). Orient, Grèce et Turquie d'Europe, Paris, 1873, p. 513.

AUTEUR

BERNARD LORY Maître de conférences à l’INALCO.

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Arab Tabija Arab Tabija

Bernard Lory

1 La ville de Silistra fut de tout temps une position stratégique majeure sur la rive droite du Danube inférieur. C’est en effet un des verrous contrôlant le passage entre les Balkans et la grande steppe eurasiatique. Ce destin historique à l’échelle du continent européen n’a pas encore fait l’objet de l’étude scientifique qu’il mérite. Avis aux historiens ambitieux et que n’effraie pas l’histoire militaire ! Partant de la romaine Durostorum, ils auront à évoquer les invasions barbares et les guerres défensives de Byzance, l’installation des Protobulgares au VIIe siècle, le thème byzantin du Paristrion aux XIe-XIIe siècles, les conflits entre sultans ottomans et princes roumains, de Mircea l’Ancien à Michel le Brave, en passant par Vlad l’Empaleur, enfin la kyrielle des guerres russo-turques de 1768-1774, 1787-1792, 1806-1812, 1828-1829, 1854-1856 et 1877-1878. Rempart des Balkans ou porte de la guerre, Silistra fut un condensateur d’histoire européenne. Mais cela ne rentre pas dans le récit national bulgare et reste donc inétudié.

2 Silistra – le sait-on ? – fit la une de la presse française au printemps de 1854. Sa résistance acharnée et inespérée à l’armée russe permit au corps expéditionnaire franco-britannique de s’implanter et de se fortifier à Varna, en vue d’une guerre qui aurait dû se dérouler en Dobroudja et qui migra à cause d’elle vers la Crimée. Un quart de siècle plus tard, les Russes revenaient à la charge. Le sort de Silistra fut débattu au Congrès de Berlin. C’est alors, à propos du départage territorial entre la Roumanie et la principauté de Bulgarie que le nom d’Arab Tabija connut une brève gloire diplomatique et médiatique. La position de la Roumanie dans la guerre de 1877-1878 avait été assez inconfortable : contrainte à l’alliance avec la Russie qui devait traverser son territoire, elle savait bien que son alliée souhaitait récupérer les districts de Bessarabie du sud que le Traité de Paris lui avait soustrait en 1856. En compensation de ce territoire, la Russie offrait à la Roumanie la Dobroudja du nord, région déshéritée, mais potentiellement avantageuse. Le Traité de San Stefano (3 mars 1878) officialisa les termes de cet échange territorial. Quelques mois plus tard, le Congrès de Berlin, sans remettre en cause le principe de l’échange, en retouchait certaines modalités. La séance du 8 juillet

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1878 fixa la frontière entre la Roumanie et la Bulgarie sur la ligne Mangalia-Silistra, un peu plus au sud que le tracé de San Stefano. Contre l’avis de la France et de l’Italie, Silistra était laissée à la Bulgarie. La discussion stipula que cette ligne frontalière ne pouvait être considérée comme stratégique. Plus tard le même jour, il fut admis de façon un peu étrange que l’ancrage de la frontière sur le Danube à l’est de Silistra devait laisser la possibilité de construire un pont sur le fleuve entre les deux rives roumaines.

3 Cette dernière remarque compliqua sérieusement l’application sur le terrain des décisions des Grandes Puissances. Dès la première session de la commission européenne de délimitation des frontières de la Bulgarie, à l’automne de 1878, des dissensions à propos de Silistra apparurent entre le représentant russe et le reste de ses collègues. A petite échelle, par un travail d’obstruction acharné, la Russie s’efforçait ainsi d’empêcher l’application du Traité de Berlin. Il rentrait dans cette attitude mesquine une part de rancœur diplomatique, mais aussi le désir de se poser en défenseur intransigeant des intérêts de la Bulgarie, dont la russophilie semblait ne jamais devoir être mise en doute.

4 Le 16 janvier 1879, la Roumanie tenta de brusquer les choses et occupa militairement la redoute d’Arab Tabija. Celle-ci faisait partie du dispositif défensif de Silistra entourant la ville en demi-cercle. Arab Tabija marquait l’angle sud-est de ce système de fortifications. Avec une altitude de 102 m, c’était par ordre d’importance, la seconde redoute protégeant la ville, et elle avait brillamment résisté lors des sièges de 1828-1829 et de 1854. Les Grandes Puissances, fort occupées à veiller à ce que l’ordre instauré par le Traité de Berlin dans les Balkans soit effectivement respecté, ne pouvaient tolérer ce geste de défi de la part de la Roumanie. A la demande de la Russie, l’armée roumaine dut évacuer Arab Tabija le 19 février 1879.

5 La diplomatie russe buttait, en effet, sur la question de Silistra qu’elle entendait assurer à la Bulgarie dans les meilleures conditions possibles. Lors de la seconde session de la commission européenne, en avril-septembre 1879, le délégué russe Bogoljubov refusa d’entériner l’emplacement du pont déterminé par ses collègues, à 800 m à peine en aval de Silistra. Il voulait tirer avantage de la construction hypothétique de ce pont pour déplacer la frontière à 21 km en aval de Silistra, ce qui aurait desserré l’étreinte de la frontière internationale sur la ville.

6 Devant cette impasse, il fut décidé qu’une commission technique trancherait de la faisabilité des deux projets de pont. Elle arriva à Silistra le 27 octobre 1879 et examina les lieux. Le vote eut lieu à Bucarest le 11 novembre et rejeta la proposition russe. La frontière roumano-bulgare toucherait donc le Danube à 800 m en aval de Silistra et laisserait à la Roumanie les redoutes de Deirmen, Jelianli, Arab et Ordu Tabija, soit toute la partie orientale du dispositif de défense de la ville. Soucieuse d’apaiser les aigreurs de la Russie, l’Autriche-Hongrie proposa le 31 mai 1880 une légère rectification du tracé au profit de la Bulgarie. Elle permettait aux habitants de la ville de conserver une partie des jardins et des vignes qu’ils possédaient dans les environs et à l’armée bulgare d’occuper les redoutes, à l’exception de celle d’Arab Tabija, laissée à la Roumanie.

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Arab Tabija

7 La Principauté de Bulgarie se déclara prête à renoncer à Arab Tabija, pourvu qu’en échange la Roumanie s’engage à construire le pont dans un délai de trois ans. La manoeuvre était habile. Il était évident qu’un pont reliant les deux rives roumaines à proximité immédiate de la frontière ne présentait aucun intérêt pour la Roumanie : cet ouvrage d’art coûteux ne relierait en effet que la steppe semi-désertique du Bărăgan à l’extrême périphérie de la Dobroudja roumaine (C’est à Cerna Voda, sur la liaison Bucarest-Constanta qu’en 1895 sera ouvert un pont monumental). De plus il serait sous le permanent contrôle de l’artillerie bulgare. Certes, le Traité de Berlin stipulait que les forteresses de la rive droite seraient démantelées, mais cette clause ne fut jamais appliquée dans les faits. A tout prendre, ce pont ne servirait que les intérêts économiques de Silistra.

8 Le 22 juin 1880, la Roumanie consentit au principe d’une rectification à son détriment, mais aucune décision internationale ne suivit. Ce n’est qu’en février 1883 que les Grandes Puissances parvinrent enfin à un accord et firent savoir aux gouvernements roumain et bulgare que la frontière suivrait la ligne établie par la commission européenne le 17 décembre 1878, en tenant compte des modifications apportées à ses articles 6 et 7, c’est à dire la rectification austro-hongroise.

9 La question cessait d’intéresser les Grandes Puissances. Restait donc à la régler sur le plan bilatéral. Il serait excessif d’y voir une pierre d’achoppement dans les relations roumano-bulgares. Celles-ci étaient très étroites, car les deux pays résistaient ensemble aux velléités hégémoniques de l’Autriche-Hongrie sur le Danube. La question d’Arab Tabija traîna encore un an, car la commission mixte chargée de procéder au bornage de la frontière ne se réunit que le 31 mars 1884 à Bucarest. Sur le terrain, elle constata bientôt que les textes de la commission européenne ne coïncidaient pas avec la carte qui les accompagnait. Après plusieurs semaines de discussions infructueuses, elle se sépara sans avoir tranché. La Roumanie (gouvernement Brătianu) proposa l’arbitrage

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d’un pays tiers non intéressé à la question. La Bulgarie (gouvernement Karavelov) en accepta le principe le 10 mars 1885, mais l’affaire n’en traîna pas moins en longueur.

10 Le 3 septembre 1885, l’armée roumaine occupa derechef Arab Tabija et ses environs immédiats. La Bulgarie réagit vivement et les troupes roumaines, tout en conservant Arab Tabija, évacuèrent leurs autres positions. La Bulgarie se déclara alors prête à concéder Arab Tabija, en échange de la souveraineté sur le village de Kadi Köy. Les événements se précipitèrent à ce moment-là. Le 18 septembre, un coup d’Etat pacifique à proclamait l’union de la province autonome de Roumélie Orientale avec la Principauté de Bulgarie, ce qui ouvrit une crise diplomatique majeure. La Roumanie cependant, à la différence de la Grèce et surtout de la Serbie, fit preuve d’une grande modération à cette occasion. Sans doute l’union des deux Bulgaries évoquait-elle celle de la Valachie et de la Moldavie en 1859-1860 et rencontrait-elle une certaine sympathie. C’est d’ailleurs à Bucarest que fut signé le traité de paix serbo-bulgare, le 3 mars 1886.

11 Et la redoute d’Arab Tabija ? C’est vers cette époque que le litige fut tranché, mais nous ne sommes pas parvenus à trouver la date exacte de l’accord. Plus rien ne s’y opposait. Il ne s’agissait plus de la mauvaise volonté de la Russie à appliquer les décisions du Traité de Berlin ; il ne s’agissait plus d’un pont que personne n’avait eu l’intention de construire ; il ne s’agissait même plus de la défense de Silistra, ville condamnée à vivoter médiocrement dans la périphérie (10 642 habitants en 1880, 11 646 en 1900) ; il ne s’agissait tout au plus que de quelques arpents de vignes...

12 Ce conflit insignifiant devait pourtant rester dans les mémoires comme le premier accroc à la solide amitié roumano-bulgare qui caractérisa la fin du XIXe siècle. Quand ces relations se détérioreront, avec les guerres balkaniques, la question de Silistra refera surface. Le 26 avril 1913, à Saint-Pétersbourg, les deux pays signèrent un protocole, par lequel la Bulgarie cédait Silistra et ses environs à la Roumanie. Cette offrande propitiatoire, alors que ses relations avec ses alliés serbe et grecque ne cessaient de se détériorer, ne devait pas sauver la Bulgarie. Le 30 juin l’armée roumaine franchissait la frontière et précipitait l’issue de la Deuxième Guerre balkanique.

13 Silistra, renommée Durostor, fut roumaine de 1913 à 1940, comme tout le quadrilatère de Dobroudja méridionale ; les accords de (6 septembre 1940) la restituèrent à la Bulgarie. C’est aujourd’hui une ville de 50 000 habitants, rêveuse et provinciale ; elle semble oublier la “la menace roumaine”, qui la guette du haut d’Arab Tabija ; elle attend la venue des barbares ou, à défaut, qu’un historien veuille se pencher sur elle.

BIBLIOGRAPHIE

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Kiel (Machiel), « Urban development in Bulgaria in the Turkish period », in Karpat (Kemal), ed., The Turks of Bulgaria, , 1990.

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AUTEUR

BERNARD LORY Maître de conférences à l’INALCO.

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Le problème de Bregovo dans les relations bulgaro-serbes The Bregovo question in Bulgarian-Serbian relations

Gueorgui Peev

1 Le conflit bulgaro-serbe relatif au territoire de Bregovo est un exemple typique des disputes entre pays balkaniques, conflit qui pendant plusieurs années a perturbé les relations entre les deux voisins sans que l’enjeu n’en vaille la peine. Même pour les hommes politiques balkaniques un tel volume de territoire ne mérite pas de provoquer une véritable crise internationale. Evidemment, derrière cette querelle pittoresque pour un territoire dont la superficie est d’un quart de kilomètre carré, ou plus exactement de 25,858 hectares, ce sont d’autres problèmes qui se cachent.

2 Les articles 2 et 36 du Traité de Berlin délimitent le territoire et les frontières entre la Bulgarie et ses voisins. La frontière avec la Serbie est fixée comme suit : « du sommet du mont Radocina la frontière suit vers l’ouest la crête des Balkans par Ciprovec-Balkan et Stara Planina jusqu’à l’ancienne frontière orientale de la Principauté de Serbie près de la Kula Smiljova Cuka, et, de là, cette ancienne frontière jusqu’au talweg du Danube, qu’elle rejoint à Rakovica ». En décembre 1878, une commission bulgaro-serbe signe un protocole déclarant que dans cette zone la frontière suit le cours de la rivière Timok. Néanmoins les deux parties ne parviennent pas à s’entendre sur la date qui doit servir de référence pour la définition de la frontière. Ainsi les discussions n’aboutissent pas à un résultat définitif.

3 Le problème consiste dans le fait qu’au cours des décennies précédentes le lit du Timok a changé sensiblement. De cette manière, les Serbes gardent quelques terres situées sur la rive droite de la rivière, c’est-à-dire en territoire bulgare. Cela mécontente la population bulgare locale qui les considère comme lui appartenant. Pour les Serbes, c’est la frontière entre l’Empire ottoman et la Serbie fixée en 1833 qui doit servir de base, car à cette époque « dans ces parages elle a été fixée sur la rive droite du Timok suivant l’ancien lit de la rivière ». Les Bulgares, par contre, insistent pour que soit pris en considération l’état actuel du Timok. Ils soutiennent l’argument que « la

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Commission européenne parle du Timok sans faire aucune distinction entre d’anciens et de nouveaux lits ».

4 Au centre du conflit sont les prairies de Bregovo. Il s’agit d’une propriété de la dynastie Obrenović d’environ 150 dönüm (1 dönüm = 920 m2). Le Prince Miloš (1780-1860) achète dans les années 1830 au Turc Hadji Abdi un moulin à eau à proximité de Bregovo. Le bief de ce moulin, qui coule vers le Timok, avec le temps change le courant de la rivière et la prairie se retrouve en 1879 sur la rive orientale, en territoire bulgare. Les prétentions et les disputes qui existaient jadis entre les Turcs et les Serbes pour ce territoire reprennent à partir de 1879 : maintenant les autorités ottomanes sont remplacées par les Bulgares. En 1881 et 1882, les délégués des deux pays essaient à plusieurs reprises de trouver une solution au problème. En même temps, le gouvernement bulgare (en 1881) et le gouvernement serbe (en décembre 1882) refusent de ratifier la convention élaborée. De cette manière le problème de la frontière dans cette zone reste non résolu.

5 En octobre 1883, éclate en Serbie la révolte antigouvernementale connue sous le nom Timočka buna. Elle met encore une fois à l’épreuve les relations entre les deux pays, car après son écrasement ses dirigeants trouvent refuge en Bulgarie. Belgrade proteste et entreprend une offensive diplomatique en vue de leur extradition. A partir de mars 1884 les pourparlers entre les deux pays concernant le sort des émigrés se resaisissent du problème concret des prairies de Bregovo. Et au début du mois de mai, au moment de l’apogée de la crise des émigrés, les autorités serbes envoient dans la zone un poste de sentinelles de quatre soldats, qui s’installent et renforcent l’ancien bâtiment frontalier. Il s’agit d’une maisonnette où logeaient les gardes-champêtres chargés de surveiller la prairie. Les soldats continuent à empêcher, en tirant en l’air, les bergers bulgares de Bregovo d’utiliser la prairie, comme le faisaient les gardes-champêtres. Se sentant menacé par le revirement de la situation - le remplacement des gardes- champêtres par les soldats gardes-frontières, Sofia décide d’agir. Le 16 mai, le gouvernement libéral de Dragan Cankov ordonne au préfet de la région de Vidin de chasser les Serbes du rivage oriental de la rivière. Le 22 mai, le préfet accompagné de neuf dragons encerclent les soldats serbes. Sous la menace d’être désarmés, ceux-ci évacuent et se replient de l’autre côté de la rivière. Le 25 mai, l’agent diplomatique serbe à Sofia, G. Simić, remet une note diplomatique au gouvernement bulgare en protestant contre cet “acte brutal”. Belgrade demande le rétablissement du corps de garde serbe et l’éloignement immédiat de tous les émigrés serbes de Sofia et des départements limitrophes du Royaume Serbe. Le représentant diplomatique prévient que si, dans un délai de trois jours, des mesures concrètes ne sont pas prises par les Bulgares, le gouvernement serbe fermera les bureaux de son Agence diplomatique à Sofia.

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Les prairies de Bregovo

6 Le Premier ministre bulgare Dragan Cankov et le ministre des Affaires étrangères Marko Balabanov consultent l’agent diplomatique russe à Sofia, Koyander. Celui-ci déclare que le gouvernement n’a pas le droit de céder aux autres pays même une poignée du territoire bulgare, libéré par le sang des Russes. Le diplomate russe partage la crainte du Département Asiatique à Saint-Pétersbourg qui voit d’un mauvais œil l’influence prééminente de Vienne sur la politique serbe et en craint des développements dangereux. Encouragé par cette réponse, le Premier ministre ne cède pas devant le Prince Alexandre Ier de Battenberg, qui, à la tête du pays, préconise un compromis avec Belgrade. Devant le Conseil des ministres, Dragan Cankov déclare qu’il est prêt à « se mesurer à la Serbie », ce qui signifie la guerre. Cette tirade provoque l’inquiétude du Prince qui, entré en conflit avec le tsar Alexandre III, cherche des alliés balkaniques.

7 Finalement la réponse du ministre bulgare des Affaires étrangères concernant l’incident de Bregovo est que « les autorités locales de Vidin, qui ont invité, non par la force armée qui n’a pas été employée, mais tout simplement par les agents ordinaires de Police locale, certains hommes armés sur notre territoire et dont le nombre avait dernièrement augmenté, à se retirer au-delà de la frontière, n’ont fait que leur devoir ».

8 En réponse, le Premier ministre serbe Milutin Garašanin rappelle son agent diplomatique à Sofia. Par note du 26 mai le gouvernement de Belgrade expose ses accusations contre la Bulgarie aux Grandes Puissances, qui sont concentrées surtout sur le problème des émigrés. A son tour, le 16 juin, le gouvernement bulgare envoie aux agents diplomatiques européens à Sofia un mémoire relatif au conflit. Dans ce document, pour la première fois, on prévoit la possibilité d’un compromis : Si, d’ailleurs, le Gouvernement serbe voulait se prévaloir de l’existence d’un ancien lit du Timok pour justifier ses prétentions sur le point contesté, le Gouvernement bulgare dans ce cas ne s’opposerait nullement à ce que l’on se mît à chercher tous les endroits où le Timok avait changé de cours, à la condition toutefois qu’il aurait le droit d’occuper les points de territoire qui, situés autrefois en deçà du Timok, se trouvent actuellement sur le territoire serbe par suite des changements du lit qu’a éprouvés cette rivière.

9 Dans le mémoire est cité en exemple un terrain de 300 dönüm situé au-delà du Timok à côté du village bulgare de Baley (dans certain documents Balej ou Balei), à une distance de deux kilomètres de Bregovo. Le document conclut que : « Si la “Kraleva Livada” [“la Prairie du kral” - appellation du roi de Serbie] doit appartenir à la Serbie, parce que le Timok s’est retiré du territoire bulgare, pour la même raison “la Carina Livada” [“tsar” appellation des monarques bulgares] doit appartenir à la Principauté de Bulgarie ».

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10 La rupture des relations diplomatiques entraîne la menace d’un conflit potentiel entre les deux pays. Les Grandes Puissances décident d’agir. Au cours de l’été 1884, une commission internationale composée des représentants de la Russie, de l’Autriche- Hongrie et de l’Allemagne se réunit afin de délimiter la frontière bulgaro-serbe. Les discussions ne donnent pas de résultats, car les participants n’arrivent pas à rapprocher les positions des deux pays voisins. Le délégué russe insiste pour tenir compte uniquement de la position actuelle du Timok, les deux autres délégués considèrent comme base le lit datant de 1833.

11 L’échec de la commission internationale fait que Sofia et Belgrade doivent mener eux- mêmes les pourparlers. En octobre et novembre 1884, le gouvernement bulgare envoie via l’agent diplomatique serbe à Bucarest, Kalević, sa proposition de négociation. En novembre, le Prince Alexandre à son tour adresse une lettre au Roi Milan. Il lui propose de faire connaître à M. Bodi, secrétaire chargé de s’occuper des intérêts de l’Agence diplomatique serbe à Sofia, les positions serbes en vue d’entamer entre les deux parties une discussion non-officielle. Après une longue correspondance, les deux monarques préparent un projet d’accord. Selon le document, les Bulgares doivent déclarer leurs regrets pour le conflit et doivent racheter la prairie directement au Roi Milan. Le nouveau gouvernement de Petko Karavelov, soutenu par l’agent russe Koyander refuse. Avec tristesse, le Prince Alexandre décrit dans une lettre personnelle au Roi Milan les mésaventures relatives à ce sujet avec ses ministres. Ils ont déclaré qu’étant Bulgares « ils préfèrent être égorgés plutôt que de signer ce document qui est un crime contre la Patrie ».

12 Pendant toute l’année 1885 les relations diplomatiques entre les deux pays restent rompues. En novembre 1885 éclate la guerre serbo-bulgare qui se termine par une défaite serbe. Le 13 octobre 1886, à Niš, est signé un « Accord relatif au rétablissement des relations diplomatiques bulgaro-serbes et au règlement des questions pendantes entre les deux pays ». Dans ce document, le gouvernement de Sofia « regrettant l’incident de Bregovo qui avait altéré les relations d’amitié entre les deux états voisins, fera évacuer le terrain contesté vis-à-vis de ce village, immédiatement après la signature du présent acte ». Le terrain est déclaré “neutre” et une commission bulgaro- serbe est nommée pour trouver une solution. En même temps le gouvernement serbe se déclare prêt à le céder à la Bulgarie en échange d’un terrain équivalent sur un autre point de la frontière.

13 Le lendemain le ministre des Affaires intérieures, Vasil Radoslavov, demande au préfet de Vidin de lever le poste bulgare sur la prairie de Bregovo, ce qui se fait deux jours plus tard. Dans un télégramme du 23 octobre, le préfet décrit le mécontentement des paysans de Bregovo suite à cette décision. Il est intéressant de noter que dans ce télégramme on trouve deux résolutions du ministre des Affaires étrangères Grigor Načovič : il note que « la prairie restera toujours bulgare, même si les Serbes prouvent qu’elle leur appartient » et aussi : « Il en suit que le poste serbe restera pour toujours de l’autre côté du Timok ».

14 Une semaine plus tard, les Serbes nomment le préfet de la région frontalière et le président du tribunal de Belgrade comme membres de la commission mixte. Les délégués bulgares et serbes commencent leurs discussions sur le problème en décembre de la même année, mais sans grand succès. L’année suivante, les deux pays continuent à chercher un compromis. Entre-temps les Bulgares essaient d’entraîner dans les pourparlers la Sublime Porte, laquelle est encore suzerain officiel de la Principauté. Les

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Turcs fournissent au ministre Načovič tous les documents nécessaires, mais préfèrent ne pas se mêler directement aux discussions, malgré les insistances bulgares. La seule démarche de la Porte est datée de février 1887. Son représentant à Belgrade déclare que le gouvernement du Sultan n’acceptera aucune concession territoriale de la part de sa vassale la Bulgarie. Certaines parmi les autres Grandes Puissances conseillent aux Bulgares et aux Serbes de trouver eux-mêmes la solution du problème. Dans ce sens on peut mentionner la démarche du comte G. Kàlnoky, ministre des Affaires étrangères de l’Autriche-Hongrie. Les Bulgares sont très sensibles aux conseils des diplomates européens depuis qu’en novembre 1886 Saint-Pétersbourg a rompu les relations diplomatiques avec Sofia, tout en exerçant une politique de pression sur la Régence qui gouverne le pays après la destitution du prince Alexandre I. L’appui des autres Grandes Puissances est d’une importance réelle pour la Principauté, car ses hommes politiques se rendent compte que ce problème frontalier peut être exploité par les Russes.

15 Le 1er juin 1887, un changement de gouvernement s’effectue en Serbie. Le Parti libéral accède au pouvoir. Tout de suite le représentant bulgare à Belgrade entre en contact avec le nouveau ministre des Affaires étrangères à propos du problème frontalier entre les deux pays. De nouveau des représentants des deux pays se réunissent, mais cette fois ils sont décidés à trouver une solution au problème de la frontière concernant la prairie de Baley. Finalement, le problème est résolu par un « Acte d’échange de territoires dans la région des villages Bregovo et Balej (Baley) » signé le 19 décembre 1888. D’après le document : 1. Le Royaume de Serbie cède à la Principauté de Bulgarie la prairie de Bregovo, située sur la rive droite du Timok. 2. En échange la Principauté de Bulgarie cède au Royaume de Serbie la prairie de Balei se trouvant sur la rive gauche de Timok. 3. Le cours actuel de Timok près de Bregovo et de Balej est la frontière politique entre le Royaume de Serbie et la Principauté de Bulgarie.

16 C’est la fin logique d’un conflit pour une prairie de 25 hectares qui pendant presque dix ans a entretenu des tensions entre les deux pays voisins.

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Pour un éclairage serbe sur la question de Bregovo, on peut consulter Jovanović (Slobodan), Vlada Milana Obrenovića (Le règne de Milan Obrenović), Belgrade, 1927 (rééd. 1990), t. 2, pp. 219-224.

AUTEUR

GUEORGUI PEEV Maître de conférences, NBU, Sofia.

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Le monastère de Saint-Naum (Sveti Naum/Shën Naum) The Sveti Naum monastery

Bernard Lory et Petrit Nathanaili

1 Il est des endroits que la nature marque d’un cachet d’exception et, quelle que soit leur langue ou leur religion, les hommes y sont sensibles. Maurice Barrès parlait de « lieux où souffle l’Esprit ». Serti dans les âpres reliefs albano-macédoniens, le lac d’Ohrid offre sa surface lisse et limpide comme une caresse aux regards et un climat d’une douceur exceptionnelle pour la région. Sur son rivage sud-est, une source de résurgence importante est connue pour être celle du Drin. Juste à l’endroit où ses eaux claires se déversent dans le lac, un rocher se dresse en promontoire. Ce rocher a fait l’objet d’un contentieux territorial entre Serbes et Albanais de 1913 à 1925.

2 Mais les charmes naturels du site sont loin de tout expliquer : des enjeux historiques, religieux et d’idéologie nationale s’y imbriquent étroitement. Ce rocher en éperon sur le lac fut en effet choisi au tournant du IXe et du Xe siècle par saint Naum pour y établir un monastère. Moins connu que saints Cyrille et Méthode, dont il fut le disciple, il partage leur culte sous l’invocation collective des Sept Apôtres des Slaves (Sveti Sedmočislenici). A cette époque, le peuplement slave s’étendait, semble-t-il, profondément à l’ouest, dans les vallées du et du Shkumbin, où il laissa des traces dans la toponymie. La figure de saint Naum, telle que nous la présentent l’hagiographie médiévale et la tradition populaire, est davantage celle d’un ermite évangélisateur que celle d’un promoteur des lettres et de la machine hiérarchique, comme saint Clément d’Ohrid, son confrère. Ses reliques, qui depuis sa mort en 910 n’ont pas quitté le monastère, sont également vénérées par les Slaves et les Albanais orthodoxes de la région. Dans les deux groupes, le prénom de Naum jouit de la même popularité.

3 Le culte du saint est plus large encore. Un expert international le signale : Par la conviction que ce saint temple est la vraie maison du Dieu universel et tout puissant, indépendante des religions et des sectes, et aussi par respect des traditions héritées, toutes les populations chrétiennes et musulmanes des districts voisins de Starova, Korça, Bilisht et même Elbasan vont chaque année, le 3 juillet,

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visiter ce monastère et y laissent des dons souvent considérables. L’entretien du monastère est assuré toujours par les dons de cette population1.

4 Saint Naum a en effet été identifié par les musulmans à San Saltik, prédicateur et thaumaturge revendiqué par la mouvance bektachie, dont le moindre miracle ne fut pas d’annoncer qu’après sa mort son corps se multiplierait, si bien qu’il a - au moins - sept tombeaux authentiques (par exemple à Babadag en Dobrogea roumaine). La tombe de saint Naum fait donc l’objet d’un culte utraquiste, comme celle de saint Dimitri/ Kasim à Salonique. Le saint est particulièrement invoqué pour les troubles mentaux (étymologie populaire : na um, “à l’esprit”). Les âmes pures peuvent, dit-on, entendre le cœur du saint battre sous sa pierre tombale.

5 Le monastère connut les vicissitudes de l’histoire. L’église actuelle, de fort petites dimensions, date du XVIe siècle, ses fresques de 1806, les bâtiments conventuels sont récents. La fête du saint, le 23 décembre st. st. était l’occasion d’une foire à laquelle affluait la population de toute la région sans distinction de langue ni de religion. En 1727, il fut décidé de déplacer ce grand rassemblement à une saison plus propice, soit le 20 juin (3 juillet selon le calendrier grégorien). Au XVIIIe siècle, le couvent reçut des subsides des de Valachie. Au milieu du XIXe siècle il connaissait de sérieuses difficultés financières.

6 C’est vers cette époque aussi qu’il devient un enjeu idéologique. Le mouvement d’affirmation nationale des Slaves de Bulgarie et de Macédoine passe par le rejet de la liturgie en langue grecque et la revalorisation de la liturgie slavonne. Le culte de saints Cyrille et Méthode, et, de manière connexe, de leurs disciples immédiats, acquiert une popularité nouvelle dans une approche nationaliste. Ce mouvement touche la région d’Ohrid à partir des années 1860. En 1874, l’éparchie d’Ohrid est une des premières de Macédoine à obtenir son rattachement à l’Exarchat bulgare. Il est à noter cependant que la communauté monastique de Saint-Naum reste fidèle au patriarcat de Constantinople : Pour le service rituel, les Igoumènes - chefs religieux - étaient le plus souvent directement choisis par le Patriarcat ; si, quelques fois, l’évêque d’Ohrida était chargé de leur nomination, il les choisissait invariablement parmi les prélats orthodoxes albanais. Le gouvernement ottoman ne se préoccupait pas directement de ces questions d’ordre religieux qu’il considérait d’une portée locale. Aussi en reliant le monastère de St Naoum à l’évéché d’Ohrida, au lieu de celui de Kortça, il subissait sûrement l’influence des menées sournoises de quelques personnes intéressées. Du reste, Ohrida lui appartenait aussi bien que Kortça. Tout de même, pour satisfaire les fervents sentiments de piété des populations voisines et surtout considérant que les Exarchistes n’avaient aucun droit, il avait favorisé le maintien du rattachement du monastère au Patriarcat2.

7 Une des raisons de l’attachement du monastère au Patriarcat est sans doute la modification des rapports ethniques dans la région. Le peuplement albanais prédomine désormais largement dans la région de Korça ; un slavisme résiduel se maintient encore à Boboshtica et Drenova. Cette position en bordure des deux grands ensembles linguistiques slave et albanais n’avait jamais posé de problème au monastère de Saint- Naum, jusqu’à ce qu’en 1913 on ne s’avise de déterminer sur le terrain les limites d’un Etat albanais.

8 La Première Guerre balkanique éclata en octobre 1912 et, dès les premiers succès de la coalition balkanique, les Grandes Puissances s’efforcèrent d’infléchir sur le plan diplomatique le cours d’événements militaires sur lesquels elles n’avaient pas prise.

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L’Autriche-Hongrie surtout s’engagea en faveur de la création de l’Etat albanais et en fit admettre le principe à la séance du 17 décembre 1912 par la Conférence des Ambassadeurs réunie à Londres. La question de l’étendue géographique du nouvel Etat fut longuement débattue et différents projets de frontières furent proposés. Les deux puissances les plus nettement engagées en faveur de la cause albanaise, l’Autriche- Hongrie et l’Italie, proposèrent le 19 mars 1913 un tracé partant « de la rive méridionale du lac d’Ohrid entre le couvent de Saint-Naoum, qui resterait hors de l’Albanie et le bourg de Starova » et cette proposition fut réitérée le 21 mai. Le traité de Londres du 30 mai 1913 réservait aux Puissances, dans son article 3, « le soin de régler les frontières de l’Albanie et toutes autres questions concernant l’Albanie ». Les événements s’étant précipités sur le terrain avec la Deuxième Guerre balkanique, la décision finale des ambassadeurs n’intervint que le 11 août 1913. Elle allait un peu au- delà des propositions austro-italiennes en stipulant : « Il est dès à présent établi que (...) l’ancien kaza ottoman de Koritza avec la rive ouest et sud du lac d’Ohrid s’étendant du village de Lin jusqu’au monastère de Sveti Naoum font intégralement partie de l’Albanie ».

9 Une commission internationale de délimitation de la frontière oeuvra sur le terrain d’octobre à décembre 1913, mais principalement préoccupée de séparer Grecs et Albanais, elle ne “traita” pas le secteur du lac d’Ohrid ; ce ne fut pas davantage fait au printemps de 1914, si bien que, lorsqu’éclata la Première Guerre mondiale, le bornage n’était pas encore réalisé. Concrètement, le monastère de Saint-Naum était dans la zone d’occupation militaire serbe. Il y resta jusqu’à la fin de 1915, puis les Bulgares l’occupèrent, jusqu’au retour des Serbes en 1917 (retour théorique, car ce secteur du front était tenu par des soldats français).

10 Créé le 1er décembre 1918, le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes eut à résoudre un grand nombre de problèmes frontaliers, en particulier avec l’Italie, l’Autriche et la Hongrie. Le monastère de Saint-Naum ne représentait qu’un enjeu dérisoire dans un contexte où se décidait du sort de provinces riches et populeuses. Lorsque la Conférence de la Paix se réunit à Paris, en 1919, elle se considéra comme compétente pour s’occuper, entre autres, de la question albanaise. A partir de 1920, l’Albanie entra en relation avec la Société des Nations, à laquelle elle demanda son admission. Droit fut fait à cette demande par une décision de l’Assemblée de la SDN, le 17 décembre 1920. La Résolution réservait expressément la question de la délimitation des frontières du nouveau membre.

11 Une fois admise à la SDN, l’Albanie saisit le Conseil de la question de l’évacuation de son territoire (tel qu’il avait été défini par la Conférence de Londres en 1913) par les troupes serbes et grecques qui y stationnaient. Elle aurait souhaité que la SDN se saisisse de la question de la délimitation des frontières. Cependant, par son vote unanime du 2 octobre 1921, l’Assemblée de la SDN estima que la tâche incombait aux Principales Puissances alliées (ce qu’avaient réclamé la Yougoslavie et la Grèce), et recommandait d’ores et déjà à l’Albanie de se soumettre à leur décision.

12 La Conférence des Ambassadeurs, comprenant la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et le Japon, décida le 9 décembre 1921 de régler la question des frontières de l’Albanie. Cependant, une Commission d’enquête, envoyée par la SDN en Albanie, signala des difficultés, entre autres dans le secteur du monastère de Saint-Naum. Plus tard, en août 1922, au sein de la Commission de délimitation sur le terrain, un doute s’éleva parmi les commissaires sur l’interprétation à donner aux termes du Protocole de Londres jusqu’au

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monastère de Saint Naoum. L’intention de ses rédacteurs avait-elle été d’attribuer le monastère à la Serbie ou à l’Albanie ? L’enjeu était de nature symbolique, car le monastère ne comptait à l’époque que deux moines, l’un de langue albanaise, l’autre de langue serbe, qui y avaient d’ailleurs été envoyés, l’un et l’autre, par les autorités yougoslaves.

13 Le gouvernement britannique saisit la Conférence des Ambassadeurs de cette difficulté3. Les membres de la Commission de délimitation transmirent à cette dernière leurs avis motivés4. Des arguments ethniques, géographiques et stratégiques étaient avancés. On ergota sur la signification de la préposition “jusque”, on fit des recherches sur la délimitation exacte des kazas ottomans de Korça et d’Ohrid, on inventa même une protection des souverains serbes médiévaux sur le monastère. Il était difficile de déterminer les intentions des auteurs du Protocole de Londres de 1913, car ils n’avaient pas laissé de procès-verbaux réguliers, ni de carte officielle indiquant le tracé qu’ils avaient retenu. D’après les renseignements recueillis sur place, l’avis du commissaire français était que : les Albanais contribuèrent depuis très longtemps à l’entretien de ce monastère, qui possède des propriétés en Albanie, en particulier à Pendavin près de Koritza. Toute la région avoisinante, selon ces informations, appartient depuis des siècles à des Albanais et les villages de Tushemiste, Zagoriçan, Cerava, Platza et Halarup sont habités par des Albanais5.

14 Dans ces conditions, la Conférence des Ambassadeurs dut trancher. Considérant surtout les arguments ethniques et économiques produits par les membres de la Commission de délimitation, elle se prononça pour le rattachement du monastère de Saint-Naum à l’Albanie le 6 décembre 1922.

15 Le gouvernement yougoslave ne réagit pas et ne protesta que quatre mois plus tard, le 27 mars 1923, car il traversait une de ses fréquentes crises intérieures. Appuyé par le représentant français à la Conférence des Ambassadeurs, il réclama une révision de la décision du 6 décembre6. La querelle fut portée d’instance en instance jusqu’à la Cour de Justice de La Haye, qui donna raison aux Albanais, le 4 septembre 19247.

16 Le 24 décembre de la même année, Ahmed Zogu renversait le gouvernement de Fan Noli, non sans l’aide de Belgrade. Il fit promptement remanier la constitution et ouvrit des négociations avec le représentant yougoslave à Tirana, Cincar-Markoviæ dès le 8 février 1925. Après divers atermoiements, un arrangement de rectification de frontières dû à la proposition de la Conférence des Ambassadeurs, fut trouvé le 5 août 1925, laissant définitivement le monastère de Saint-Naum du côté yougoslave. Cette proposition fut approuvée par le Parlement albanais le 14 octobre 1925. L’accord fut présenté par Zogu, non comme un acte de cession, mais comme un échange territorial avec le gouvernement yougoslave. Le protocole final de délimitation de la frontière yougos-lavo-albanaise fut signé le 26 juillet 1926 à Florence.

17 Désormais yougoslave, le monastère fut promu résidence royale, mais il ne semble pas que les Karadjordjevic en aient beaucoup profité (la reine Marie affectionnait Milocer sur le littoral monténégrin). Ils firent néanmoins construire un grand donjon blanc (un pirgos dans le style athonite) qui écrasait de sa masse la petite église avec le tombeau du saint. Il s’agissait d’inscrire dans le paysage, de façon péremptoire, la limite entre Slaves et Albanais. Ce pirgos, jugé trop agressivement serbe (la croix cantonnée de quatre briquets était inscrite dans la maçonnerie), fut démoli en 1958 par les autorités de Skopje.

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18 Le monastère de Sveti Naum reste aujourd’hui un lieu très fréquenté, tant par les fidèles que par les touristes. L’ouverture d’un poste-frontière entre la Macédoine et l’Albanie a contribué à désenclaver la région.

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NOTES

1. AMAE, Correspondance politique et commerciale 1914-1940, Société des Nations : Frontière albanaise dans la région de Saint-Naoum : Note sur les délibérations de la Conférence des ambassadeurs au sujet de l'attribution du monastère de St-Naoum, c. 293, M.94.1924. VII. pp. 18-19. 2. Ibid. p. 19. Les patriarchistes prétendirent que le monastère de Saint-Naum était une stauropégie, c'est à dire un monastère dépendant directement du Patriarcat de Constantinople, comme ceux du Mont Athos. Il dépendait en fait de l'évêque d'Ohrid, mais dans de nombreux évêchés, depuis le schisme de 1872, on avait deux hiérarchies rivales qui cohabitaient vaille que vaille. Le pouvoir ottoman ne reconnaissait comme partenaire officiel (comme millet bašı) que l'évêque auquel il avait décerné un berat. L'évéché d'Ohrid fut attribué aux exarchistes en 1874, puis connut une période de vacance entre 1877 et 1890, avant d'obtenir à nouveau un berat. Parallèlement, un évêque patriarchiste, n'ayant pas reçu de berat de la Sublime Porte exerçait son autorité sur une minorité de fidèles. Il résidait en général à Kruševo. C'est de cet évêque

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“officieux” que dépendait le monastère de St-Naum. L'higoumène de St-Naum fut longtemps, jusqu'après les guerres balkaniques, l'Albanais Stefan Gjergji. 3. AMAE, SDN, Note du 27 septembre 1922, pp. 10-11. 4. AMAE, SDN, Lettre du 5 novembre 1922, p. 11 5. Ibid., p.16 6. AMAE, SDN, Note du 6 avril 1923, pp. 22-23. 7. AMAE, Corresp. Pol. Com. 1914-1940 ; Publications de la Cour Permanente de Justice Internationale, Série B -N°9, Affaire du monastère de Saint Naoum.

AUTEURS

BERNARD LORY Maître de conférences à l’INALCO.

PETRIT NATHANAILI Professeur associé en histoire contemporaine et relations internationales, département d’histoire, Université de Tirana.

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L’île de Sazan (Sasεno) ou la « Porte de l’Adriatique » The Sazan island or the "Adriatic door"

Petrit Nathanaili

1 À la sortie du canal d’Otrante, au large des côtes albanaises se trouve l’île de Sazan. Elle a l’aspect d’un petit mont ou écueil sortant de l’eau et faisant cinq kilomètres de longueur sur deux de largeur. L’intérêt du canal d’Otrante est stratégique : les principales puissances riveraines se sont à de multiples reprises efforcées d’en tenir les deux rives. D’où la valeur des îles postées en sentinelles à la sortie du canal. Malgré ses minuscules dimensions et sa nature aride, l’île de Sazan a constitué dans le passé un enjeu pour la stratégie navale et militaire de l’Adriatique, puisque, par sa position et la configuration de son terrain, elle commande en même temps qu’elle couvre la baie et la ville de Vlora (Valona) avec son hinterland.

2 C’est cette situation privilégiée qui lui a valu à juste titre l’appellation de sentinelle de Vlora. Selon J. Amery, officier britannique du Special Operation Executive (SOE) et négociateur de l’équipe qui était envoyée en Albanie pendant la Seconde Guerre mondiale, pour exécuter des opérations de sabotage et recueillir des informations à l’arrière des lignes ennemies, Valona et l’île de Saseno contrôlent le détroit d’Otranto, un important passage maritime, la porte de l’Adriatique.

3 La petite rade, ou plutôt l’anse de Saint-Nicolas, qui s’ouvre au Nord-Est de l’îlot offre un sûr et facile mouillage aux embarcations en temps de tempête, étant protégée des vents violents de la mer. Dans cette légende, le corps de saint Nicolas vint échouer d’Orient à Bari pour y devenir protecteur des pèlerins et des écoliers et se transformer dans l’Europe du Nord en Père Noël : Santa Claus. Dans cette légende comme souvent, on rencontre un thème essentiel de l’Adriatique : les relations Orient-Occident.

4 L’île fait son apparition dans l’histoire avec la description par le poète grec Apollonios de Rhodes (IIIe siècle av. J-C) du voyage de Jason et des Argonautes, revenus de Colchide avec la Toison d’Or, le long de la côte entre l’Istrie et les monts Acrocérauniens. À cette époque, l’île était appelée Nymphaiè. Dans l’Antiquité, cette anse servit de repaire aux pirates qui infestaient la mer Adriatique. Certes, il y eut un temps où dans l’île existait

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une population fixe peu nombreuse, mais elle en fut chassée par les entreprises de brigandage des pirates et obligée de se retirer sur la terre ferme, donnant naissance aux deux villages d’Arta et de Zvernec. À l’époque romaine, l’île avait une certaine importance pour le trafic entre les deux côtes de l’Adriatique, parce qu’elle servait d’escale aux traversées régulières que les navires effectuaient entre les ports de Brindisi et Otrante vers Vlora.

5 L’intérêt stratégique de Sazan n’échappa pas à la République de Venise qui, depuis le IXe siècle, visait la maîtrise du bassin Adriatique pour y assurer le contrôle d’escales adaptées aux nécessités stratégiques et économiques de son réseau. Pour protéger ses commerçants qui étaient installés dans l’île, la République de Saint-Marc chercha à s’approprier l’île pour faciliter sa pénétration vers l’intérieur du pays. La volonté politique de dominer la côte albanaise donna naissance à un litige très long entre la Sérénissime et les Balsha, seigneurs de Scutari, mentionnés à l’époque aussi comme seigneurs de l’Albanie. Ce litige, n’ayant pu être réglé à l’amiable, se déroulait dans le cadre d’une confrontation générale entre Venise et Gênes dans les années 1378-1381, plus connue sous le nom de “guerre de Chioggia”. Le conflit, qui durait depuis des années sur un front très étendu, des rives du Bosphore aux îlots de Dalmatie avait pour objet les territoires situés entre l’Istrie orientale (Fiume) et les portes de l’Albanie (Durazzo).

6 La politique de conquête de Venise, “gendarme contesté de l’Adriatique”, pour reprendre la qualification d’A. Ducellier, était celle d’une nouvelle colonisation reprenant, mais depuis l’Ouest, l’antique schéma grec. Dans l’esprit des élites dirigeantes albanaises du XXe siècle, cela rappelle la politique expansionniste, mais d’une plus grande envergure, de l’Italie envers l’Albanie dans les années 20 et 30 du XXe siècle, politique qui devait avoir par la suite des conséquences fâcheuses pour l’équilibre fragile des Balkans.

7 Pendant l’occupation ottomane, l’île était sous la souveraineté effective de l’Empire ottoman, et fit partie du fief de Sinan Pasha, ancêtre de la famille des grands beys de Vlora. Comme le montre un document émanant de l’Administration ottomane des Fondations Pieuses (vakuf), Sinan Pasha à son tour céda l’île au XVI siècle en emphytéose perpétuelle à un vakuf (fondation pieuse) de Kanina.

8 À l’occasion de la cession par la Grande-Bretagne des îles Ioniennes à la Grèce (1864), le gouvernement grec, arguant du fait que sur certaines cartes géographiques antiques l’îlot figurait comme appartenant au groupe micronésien de Corfou, éleva en 1866 des prétentions sur l’île. Cette revendication fut renouvelée par la Grèce en 1871, lors de la construction par l’Administration des Phares Ottomans du premier phare de l’île. Mais les arguments grecs étaient tellement fragiles qu’il fut facile à la Sublime Porte de les réfuter par une argumentation solide en droit et en fait. C’est ainsi que l’île continua à faire partie de l’Empire ottoman jusqu’aux Guerres balkaniques, date à laquelle elle fut occupée par les troupes helléniques.

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L’Ile de Sazan

9 En 1913, lors de la délimitation des frontières méridionales de l’Albanie par la Commission Internationale, bien que le point de vue anglais fût en faveur de l’attribution de l’île à la Grèce, Sazan fut d’emblée déclarée albanaise : « Il est dès à présent établi » dit le procès-verbal du 8 août 1913, « que la région côtière jusqu’à Phtélla, y compris l’île de Saseno, fait intégralement partie de l’Albanie ». Sur l’injonction des Grandes Puissances, la Grèce, qui occupait l’île, fut obligée de l’évacuer.

10 Au commencement de la Première Guerre mondiale, l’Italie, profitant de la situation générale et de la complaisance de la diplomatie européenne qui avait intérêt à ménager cette nouvelle puissance par trop entreprenante, procéda à l’occupation provisoire de toute la région de Vlora y compris l’île de Sazan (30 octobre 1914). Le débarquement en Albanie était présenté par le gouvernement italien comme une mesure de précaution au vu des événements qui se déroulaient sur le continent et qui pouvaient menacer ses intérêts vitaux en Adriatique. L’occupation de Vlora avait une fonction stratégique et politique, destinée à créer en Albanie une large tête de pont pour la réalisation d’une politique de force dans les Balkans. Dans une perspective à long terme, il fallait attiser le nationalisme et l’irrédentisme albanais, en vue d’un réaménagement stratégique de l’Albanie, en cas de nécessité. Dans l’esprit des diplomates italiens de l’époque, l’île de Sazan était considérée comme le Gibraltar de l’Adriatique.

11 Dans la poursuite de cette politique, l’Italie se heurta aux Albanais qui s’insurgèrent en 1920 contre l’occupation et qui à la suite de la victoire qu’ils remportèrent, obligèrent le gouvernement italien à entamer avec le gouvernement albanais des négociations pour l’évacuation totale de la région et le reste du pays. En conclusion de ces négociations fut signé le 2 août 1920 le Protocole de Tirana, en vertu duquel l’Italie assumait l’obligation d’évacuer « Valona et son littoral ainsi que le reste de l’Albanie, exception faite de l’île de Saseno ».

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12 L’accord de Tirana autorisait ainsi l’Italie à prolonger encore quelque temps l’occupation militaire de Sazan, mais dans l’esprit du gouvernement albanais il s’agissait là d’une concession à caractère provisoire, concession justifiée par les conditions politiques générales après la guerre, et nullement d’un transfert de propriété ou de souveraineté. Selon les diplomates albanais, ni dans la lettre ni dans l’esprit dans lequel fut conclu le Protocole, il n’y avait rien qui pût étayer une telle interprétation. Cela étant, il ne saurait être question dans l’esprit du gouvernement albanais d’aucun titre valable qui permît à l’Italie de considérer l’occupation de l’île comme définitive. L’accord ayant tout au plus différé l’évacuation de l’île, l’Italie y était donc toujours à titre précaire et provisoire.

13 Toute autre était l’interprétation des faits par la partie italienne. Le gouvernement de Rome au moment de la Conférence de paix en 1946 prétendit que l’accord de Tirana du 2 août 1920 avait soumis l’île de Sazan à la souveraineté italienne ; la Conférence des Ambassadeurs de Paris en novembre 1921 avec sa décision avait par conséquent entériné cet état de choses. Néanmoins, à propos de l’intégrité de l’Albanie et de l’île de Sazan, la presse italienne de l’époque révélait une susceptibilité particulière de la fraction nationaliste de l’opinion publique italienne. Au moment où (fin août - début septembre 1921), un débat s’engagea devant la SDN sur la question des frontières albanaises, les journaux italiens dans une polémique avec leurs confrères de Paris et de Londres, soutenaient la thèse officieuse que la possession de Sazan par l’Italie ne portait pas atteinte au principe d’indépendance et d’intégrité de l’Albanie. On soulignait dans la presse italienne que « l’Italie reste à Saseno, parce que cet îlot représente pour nous la garantie indispensable que ni demain ni jamais, d’autres puissances ne pourront pénétrer à Valona et assiéger de là, nos côtes, et l’entrée de l’Adriatique ». Cet argument d’ordre stratégique est bien plus fort que toutes les constructions juridiques échafaudées péniblement par les autorités diplomatiques italiennes. C’est à cet argument qu’en reviennent, en dernière analyse, tous les journaux italiens quand il s’agit de l’Albanie. C’est pourquoi dans la situation de l’Adriatique, entre les deux guerres, il ne semble pas possible au gouvernement et à l’opinion publique de restituer à ses anciens propriétaires albanais la minuscule île de Sazan.

14 Selon les documents diplomatiques albanais, la souveraineté de l’Albanie sur l’île avait été d’ailleurs confirmée par les décisions de la Conférence des Ambassadeurs (Grande- Bretagne, France, Italie, Japon, reconnue comme organe compétent pour statuer sur les frontières albanaises) réunie à Paris (1921-1926), qui n’avait fait sur ce point aucune modification aux frontières décidées en 1913. Cette décision avait été signée également par l’Italie qui n’avait fait alors aucune réserve pour ce qui touchait le sort de Sazan.

15 D’après cette analyse des faits, il résulte que, en droit, l’île continuait toujours à être sous la souveraineté de l’Etat albanais, et c’est seulement l’exercice de cette souveraineté qui se trouvait temporairement suspendu au profit de l’Italie par l’accord de Tirana, accord qui avait simplement différé l’évacuation de l’île. Toujours est-il que conformément à l’esprit de l’accord et à la décision de la Conférence des Ambassadeurs du 9 novembre 1921 qui confirmait l’appartenance de l’île à l’Albanie, le gouvernement albanais gardait le droit d’en réclamer à tout moment l’évacuation.

16 L’Italie, tirant profit de la faiblesse de l’Albanie, et désirant à des fins politiques donner un caractère permanent à l’occupation de l’île, décida par mesure législative son annexion au Royaume. Elle violait ainsi par un acte unilatéral et arbitraire en même

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temps que l’esprit du Protocole qui ne lui reconnaissait aucun droit de souveraineté sur l’île, la décision de la Conférence qu’elle avait elle aussi signée. Par le fait accompli de l’annexion, l’occupation provisoire fut transformée en occupation définitive. Mais il convient de noter que même cela n’enlevait nullement juridiquement à l’Albanie le droit de souveraineté sur l’île, vu qu’il s’agissait d’un acte arbitraire, auquel l’assentiment de l’autre partie faisait défaut.

17 Le gouvernement de Mussolini procéda par la suite à la fortification de l’île en la transformant en un puissant point d’appui en vue de l’invasion de l’Albanie. En apparence, les autorités italiennes s’efforçaient par leurs déclarations d’attribuer à l’île de Sazan une fonction défensive, fonction tendant à assurer la protection du secteur naval de l’Adriatique du Sud ainsi que l’indépendance de l’Albanie. En réalité, la politique de l’Italie fasciste avait pour but de donner le change sur ses véritables intentions envers l’Albanie, qui visait à la préparation de l’invasion du pays le 7 avril 1939.

18 L’agression fasciste et le conflit mondial qui éclata six mois après, accompagnés par l’émergence des deux principaux groupes de résistance, les communistes et les nationalistes, firent de la Résistance albanaise l’allié naturel de la Grande Alliance dans la lutte contre les puissances de l’Axe. La victoire des Alliés sur le fascisme, victoire à laquelle les Albanais donnèrent leur contribution, particulièrement le Front de Libération Nationale, dirigé par les communistes, aboutit à la libération totale du territoire national y compris Sazan.

19 La domination de l’Italie sur l’île ayant pris fin, l’Albanie, où s’était déjà instauré un régime communiste, récupéra par voie de conséquence l’exercice de son autorité sur Sazan. La jouissance du droit de souveraineté que l’occupation italienne n’avait pas pu enlever à l’Etat albanais s’en trouva ainsi complétée et renforcée par la possession effective de l’île. Ces faits sont officiellement admis par la Conférence de paix (30 juillet-15 octobre 1946). Le traité de paix signé à cette occasion à Paris le 10 février 1947, a reconnu le passage définitif sous l’autorité de l’Etat albanais de l’île de Sazan, laquelle de jure et de facto resta albanaise.

20 L’inféodation de l’Albanie communiste à la Yougoslavie de Tito et à l’URSS après la Seconde Guerre mondiale a fait resurgir les vieux fantasmes de la politique italienne, c’est-à-dire la menace d’une grande puissance qui contrôle l’autre versant du Canal d’Otrante. L’affirmation que Sazan était cédée à l’URSS pour abriter ses sous-marins est complètement irréaliste, vu les proportions minuscules de l’îlot. L’île servait plutôt de sentinelle au site de Pasha Liman, situé au pied du mont de Karaburun, où en fait se trouvait à partir de 1957 la base militaire navale du Pacte de Varsovie, le point le plus avancé atteint par l’URSS en Méditerranée. Cette fonction défensive de l’île se maintint après le départ des Soviétiques en 1961, jusqu’à la chute du régime communiste en Albanie.

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BIBLIOGRAPHIE

Archives Diplomatiques du Ministère des Affaires Etrangères, Tirana.

I Documenti Diplomatici Italiani, Décima Série : 1943-1948, Volume IV, Roma, MCMXCIV.

Archives Diplomatiques du Ministère des Affaires Etrangères, Paris.

Cabanes (Pierre), éd., Histoire de l’Adriatique, Paris, Seuil, 2001.

Quaronl (Pietro),Valigia diplomatica, Milan, 1956.

Bethell (Nicholas),The Great Betrayal, The Untold Story of Kim Philby’s Biggest Coup, London, 1984.

AUTEUR

PETRIT NATHANAILI Professeur associé en histoire contemporaine et relations internationales, département d’histoire, Université de Tirana.

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Le monastère de Sveti Prohor Pčinski The Sveti Prohor Pčinski monastery

Bernard Lory

1 Le processus d’affirmation nationale des Macédoniens, entre 1878 et 1945, fut lent et contrarié. Plus que d’autres mouvements analogues dans les Balkans, il eut à surmonter des contradictions, nombreuses et intriquées, avant de parvenir à une formulation claire, recueillant l’adhésion de la masse de la population. La question, tout à fait ponctuelle, du monastère de Sveti Prohor Pčinski (Saint Prochore de la Pčinja) illustre certains aspects importants de ce processus et des renégociations identitaires qu’a imposées le XXe siècle.

2 Avant d’être définie comme un territoire ethnique, la Macédoine est perçue comme un territoire historique et géographique. Les érudits et voyageurs qui considèrent la Macédoine au XIXe siècle ont en tête des références de l’Antiquité, variables, au demeurant, selon qu’ils se réfèrent au royaume de Philippe II ou au découpage provincial de l’Empire romain. Aussi, plutôt que de se raccrocher à des divisions politiques révolues, va-t-on chercher à inscrire le toponyme Macédoine dans le cadre plus rassurant et plus définitif de la géographie physique. L’orographie et l’hydrographie sont utilisées pour définir les grands sous-ensembles territoriaux de la péninsule balkanique.

3 L’usage s’implante d’évoquer une Macédoine géographique ou une Macédoine conventionnelle selon une logique hydrographique : elle englobe dans son territoire les bassins versants du Vardar/Axios, de la Struma/Strymon, de la Mesta/Nestos et de l’Aliakmon/Bistrica, auxquels on adjoint le bassin supérieur du Drin Noir (lac d’Ohrid, Debar). On relève cependant une entorse majeure à ce principe apparemment simple : le bassin supérieur de la Struma (région de Kjustendil) n’est pas inclus dans cette définition. Il y a là, en effet, une interférence avec une logique de nature politique : la Haute Struma a été attribuée par le Traité de Berlin à la Principauté de Bulgarie en 1878 et la définition géographique que l’on veut donner de la Macédoine implique que le territoire ainsi désigné soit possession ottomane (durant la période 1878-1912)1.

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4 Cependant, n’en déplaise aux géographes en chambre, un bassin versant ne constitue pas forcément une unité naturelle. La Pčinja est un affluent du Vardar, qui, venant du nord, le rejoint en aval de Skopje. Son cours supérieur, la région de Haute Pčinja (ou Gorna Pčinja) est étroitement enchâssée entre les montagnes Kozjak au sud et Kocura au nord ; elle ne communique avec le bassin de Kumanovo qu’au travers d’une klisura (défilé épigénétique) longue et particulièrement resserrée. Aussi la sous-région extrêmement cloisonnée de Gorna Pčinja communique-t-elle plus facilement avec la région de Vranje, de l’autre côté de la ligne de partage des eaux, sur la Haute Morava2. Le village de Trgoviste est considéré comme le principal centre de ce canton montagneux qui se caractérise par un habitat très dispersé.

5 La logique d’implantation des ermitages, d’où découle celle des monastères, est tout à l’opposé de celle des voies de communication. C’est au contraire la recherche de la solitude et de l’inaccessibilité qui la régit. Aussi le pieux ermite Prohor choisit-il pour résidence un des coins les plus sauvages de la klisura de la Pčinja. Il vécut, nous dit son hagiographie, au XIe siècle et prédit à Romain IV Diogène, alors gouverneur de Sofia et qu’une chasse effrénée avait conduit dans ces solitudes, qu’il règnerait à Constantinople ; ce règne fut d’ailleurs bref, de 1067 à 1071, et s’acheva sur le désastre de Mantzikert, lequel ouvrit toute l’Anatolie à la pénétration seldjoukide. L’ermite Prohor n’était pas seul en son genre. Il est fréquemment associé à trois autres ermites des X-XIe siècles de la même région : saint Jean de Rila, saint Joachim d’Osogovo et saint Gabriel de Lesnovo, autour du culte desquels de grands monastères se développèrent. Saint Prohor et saint Jean de Rila sont d’ailleurs commémorés le même jour, le 1er novembre (19 octobre st. st.).

6 Le monastère Sveti Prohor Pčinski fut protégé par le roi de Serbie Milutin (1282-1311) qui fit construire une église, dont ne subsiste aujourd’hui que le mur oriental avec l’abside. Elle fut décorée de fresques de la main de Michel Astrapas (qui peignit à Ohrid et Staro Nagoričane). Une inscription atteste que les fresques furent refaites en 1489. Son Pomenik (registre de commémoration des donateurs) montre qu’à l’époque ottomane il était visité par des fidèles originaires d’une région grossièrement comprise entre Leskovac, Skopje et Kjustendil. On y recopia des manuscrits et on y peignit des icônes. L’église actuelle fut construite entre 1898 et 1904.

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Sveti Prohor Pčinski

7 Les difficultés politiques pour le monastère commencent à apparaître en 1878. L’armée serbe, entrée en guerre (pour la seconde fois) le 13 décembre 1877, s’empare de Niš le 10 janvier 1878, force la klisura de Grdelica entre le 20 et le 24 et occupe Vranje le 31 janvier. Quand, quelques jours plus tard, le cessez-le-feu entre en vigueur, elle a atteint le nord du bassin de Kumanovo et occupe Sveti Prohor Pčinski. La ligne de démarcation officialisée le 25 février le confirme. L’arbitraire militaire va-t-il décider du sort du monastère ? Non pas, l’arbitraire diplomatique s’en charge. Le 3 mars, le traité de San Stefano attribue la région de Vranje et la Haute Pčinja à la Grande Bulgarie, laquelle n’aura pas d’existence réelle. Le traité de Berlin, le 13 juillet 1878, revient sur cette décision et rattache la région de Vranje à la Serbie, mais laisse la Haute Pčinja, Bujanovac et Preševo à l’Empire Ottoman. La principauté de Bulgarie obtient, pour sa part, le canton de Bosiljgrad (qu’elle perdra au Traité de Neuilly en 1919). Les trois frontières se rejoignent sur le mont Paterica (1672 m). Le poste-frontière serbo- ottoman est à Ristovac, sur la Morava. La décision internationale coupe la Haute Pčinja de son débouché traditionnel sur Vranje et l’oblige à se réorienter vers le sud, vers Kumanovo, et, dans une moindre mesure, vers Preševo et Kriva Palanka. Ce canton montagneux isolé et pauvre se retrouve avec une forte présence militaire ottomane. Il avait relevé du kaza de Vranje jusqu’en 1878 ; il est rattaché au kaza de Preševo, nouvellement constitué.

8 Au début des années 1890 la querelle entre exarchistes et patriarchistes, qui déchire les chrétiens de Macédoine, atteint ce secteur périphérique. Le consul serbe à Skopje, Karić, déploie de grands efforts pour éviter une implantation exarchiste dans une région qui revêt une importance majeure dans la perspective de l’expansionnisme serbe en Macédoine. Le métropolite de Skopje Firmiljan, fervent partisan de la cause serbe, a soin de faire reconstruire l’église et d’implanter une communauté monastique

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partageant ses vues. Cette politique à long terme parvient à ses fins en 1912. Le monastère Sveti Prohor Pčinski est clairement situé au nord de la ligne de partage entre Serbes et Bulgares, coupant la Macédoine du Nord-Est au Sud-Ouest. Lorsque les Bulgares occuperont la région, le 22 octobre 1915, ils massacreront les trois moines serbes du monastère. Dans le nouveau Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, celui-ci relève du srez de Preševo. Il est desservi par des moines russes de l’émigration. Il est d’ailleurs très rarement mentionné et tout semble indiquer que c’est un lieu de dévotion strictement régional, d’accès difficile, sans aura patriotique particulière.

9 C’est en 1944 que les feux de l’Histoire vont converger vers ce couvent modeste et isolé. Et de fait, la plupart des livres d’histoire ne le mentionnent qu’en cette unique occasion.

10 Il s’agit de la Première Session de l’ASNOM (Antifašisticko Sobranie na Narodnoto Osloboduvanje na Makedonija, Conseil antifasciste de Libération nationale de Macédoine), considérée comme l’acte fondateur de l’affirmation étatique de la Macédoine. Ce forum avait pour fonction de répercuter en Macédoine les mesures prises à l’échelle yougoslave par la Deuxième Session de l’AVNOJ (Conseil antifasciste de Libération nationale de la Yougoslavie) qui s’était tenue à Jajce les 29 et 30 novembre 1943. Les bases de la Yougoslavie fédérale titiste y avaient été jetées et le peuple macédonien officiellement reconnu comme peuple constitutif. Les circonstances de la guerre avaient fait que les délégués macédoniens n’avaient pas pu participer à cet acte fondateur. L’absence à Jajce ne fait que renforcer le poids symbolique de Sveti Prohor Pčinski. La préparation de ce forum fut longue et laborieuse. Le Comité d’Initiaitive reçut un briefing très précis au OG des Partisans, sur l’île de Vis ; rien ne fut laissé au hasard. L’ASNOM réunit finalement 122 délégués (dont certains représentaient la résistance communiste en Macédoine de l’Egée et du Pirin). Le choix de la date était hautement symbolique, le 2 août, la Saint-Elie, jour du déclenchement, en 1903, de l’Insurrection d’Ilinden. Quant au choix du lieu, le monastère Sveti Prohor Pčinski, à l’extrême périphérie du territoire considéré comme macédonien, il répondait surtout à des contingences stratégiques. La résistance communiste en Macédoine, ne s’étant affirmée qu’assez tardivement, ne disposait pas de vastes territoires libérés incluant de petites villes, comme les autres régions yougoslaves. Le massif du Kozjak offrait cependant un abri sûr aux délégués et le monastère des locaux suffisamment spacieux pour les réunir.

11 L’allocution inaugurale de l’ASNOM, faite par Panko Brašnarov, s’ouvre de façon révélatrice sur une évocation “hydrographique”de la Macédoine : Camarades représentants populaires ! En ce moment, en ce lieu historique du St Père Prohor Pčinski, et en ce jour historique, la Saint-Elie, alors que je déclare ouvert le Premier Conseil antifasciste de Libération nationale de la Macédoine, mon âme déborde de joie et à travers mes yeux embués, je vois comment se sont mises en branle toutes les rivières, de la Pčinja au Vardar, à la Mesta et à la Bistrica [Aliakmon], éclaboussant toute la terre de Macédoine, voulant laver la honte de dix siècles d’esclavage subie par le peuple macédonien depuis la chute de l’Etat de Samuel, pour voir naître aujourd’hui un Etat macédonien nouveau, lumineux et libre3.

12 Derrière cette rhétorique brassant histoire, géographie et sentiment patriotique, il ne faut pas perdre de vue que, dans le contexte de 1944, l’ASNOM marque avant tout la prise du pouvoir par les communistes en Macédoine.

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13 Les nouvelles autorités de Skopje eurent bientôt à régler un grand nombre de questions. Entre autres, celle de l’extension géographique de leur juridiction face à la Serbie. Dans un premier temps, elles eurent des prétentions sur le secteur de Bujanovac-Presevo, proposant ainsi d’admettre la frontière serbo-ottomane de 1878-1912 comme frontière inter-républicaine. A ce niveau, pourtant, la “logique hydrographique” prévalut et ce secteur de la Haute Morava fut attribué à la république de Serbie. Cette logique, en revanche, ne s’appliqua pas à la Haute Pčinja, qui, bien que relevant du bassin du Vardar, fut attribuée à la Serbie également. La raison en était que ce territoire, de par son relief, avait toujours gravité vers Vranje, beaucoup plus que vers Kumanovo. La frange méridionale de la Haute Pčinja fut néanmoins attribuée à la république de Macédoine. Les quelques villages concernés (Djerman, Nerav, Ogut et Meteževo) élevèrent d’ailleurs très tôt des protestations à ce sujet. mais les commissions d’enquête ne revinrent pas sur la décision initiale. Nous ne trouvons pas mention, dans ce débat, du monastère de Sveti Prohor Pčinski, qui se retrouva à la pointe méridionale du territoire serbe. Les mesures d’expropriation des domaines religieux laissèrent au monastère 24,15 ha de terres cultivables et 30 ha de forêts répartis sur les villages de Starac, Spančevac, Klenike, Klinovac et Tibužde, tous situés en république de Serbie.

14 Cette délimitation inter-républicaine opérée à la fin de 1945 suscita de faibles réactions ; il est vrai qu’à cette époque le pouvoir fédéral était prépondérant et que le yougoslavisme primait sur les prétentions nationales. Svetozar Vukmanovič-Tempo le rappelait avec force à la fin de décembre 1945 : Les partisans macédoniens et les partisans serbes se disputent pour un fichu village du Kozjak, à qui est ce village aux Macédoniens ou aux Serbes (…) On a l’impression que l’ennemi à réussi à pénétrer dans nos rangs et à semer la discorde. Mais notre but est de dire très fermement à tous que la Macédoine est macédonienne et yougoslave, que la Serbie est serbe et yougoslave. Quant à ce village du Kozjak, c’est un village de la Yougoslavie titiste, qu’il soit en Macédoine ou bien en Serbie4.

15 D’autre part il faut rappeler que les communistes macédoniens sont dans une situation délicate par rapport à leurs collègues yougoslaves : leur résistance a été tardive et peut se targuer de moins de hauts faits héroïques, leur république est pauvre, donc dépendante, et 2surtout ils nourrissent, dans ces années d’après-guerre le rêve de reconstituer la Grande Macédoine, rêve à côté duquel tous les autres intérêts sont secondaires.

16 Les décennies suivantes voient s’opérer un changement progressif. Le rêve de la Grande Macédoine s’évanouit en 1948. Les pays voisins (Bulgarie, Grèce, Albanie) servent de repoussoirs idéologiques au jeune nationalisme macédonien. La seule orientation géopolitique permettant le développement de la petite république fédérée est l’ouverture vers le nord, donc une collaboration étroite avec la Serbie. L’effort national se concentre sur l’éducation et la culture, forgeant peu à peu une identité macédonienne vivace et convaincante.

17 Pour la parachever, selon la logique des millet héritée de l’Empire ottoman, qui tend à faire coïncider les entités nationales avec les entités confessionnelles, les Macédoniens souhaitent se séparer du Patriarcat de Belgrade. Le 18 juillet 1967, l’autocéphalie de l’Archevêché d’Ohrid, abolie exactement 200 ans plus tôt, est rétablie. C’est un acte unilatéral, qui marque la rupture avec l’Eglise orthodoxe serbe et qui sera réprouvé par l’ensemble des églises orthodoxes. La hiérarchie macédonienne dissidente jouit de l’appui des autorités de Skopje, toutes communistes qu’elles soient. L’église serbe, sans

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relais dans la sphère politique, ne peut que camper sur ses positions. Or c’est elle qui possède légalement le monastère Sveti Prohor Pčinski.

18 Un élément trivial intervient vers la même époque : une route est construite, qui relie Mlado Nagoričane à Bujanovac, en passant par Sveti Prohor. La partie inférieure de la klisura de la Pčinja se trouve accessible et de forts lacets permettent de gagner le bassin versant de la Morava. Du coup, l’accès au monastère devient facile à partir du territoire macédonien (36 km depuis Kumanovo). L’afflux de fidèles, lors de la fête patronale, devient considérable, les recettes du monastère également (20 à 30 000 dinars pour cette seule journée, vers le milieu des années 1970). Mais ne nous trompons pas ! Nous sommes en régime communiste et la fréquentation du monastère est largement adultérée d’aspects politiques. Un musée de l’ASNOM a été installé dans les bâtiments conventuels. La “dévotion communiste” sert-elle d’alibi au culte du saint, ou bien l’inverse ? Et vers la fin des années 1980, alors que monte un nationalisme serbe qui investit le patrimoine monastique d’un rôle identitaire fort, les moines serbes de Sveti Prohor Pčinski supportent mal le rôle de gardiens de la mémoire communiste macédonienne que l’on prétend leur faire jouer. Le nationalisme macédonien, de son côté, devient plus revendicatif à mesure que l’idéologie yougoslaviste faiblit. En avril- mai 1990, le principal quotidien Nova Makedonija publie un feuilleton en 22 épisodes consacré à la question de Sveti Prohor Pčinski, qui sera repris sous forme de brochure. Dans la Fédération yougoslave ébranlée, nombreux sont ceux qui rêvent de redécoupages territoriaux. Notons que les revendications macédoniennes ne portent que sur le monastère, et non sur la région de Haute Pčinja entière (la définition “hydrographique” de la Macédoine a perdu tout son sens avec l’abandon du rêve grand- macédonien).

19 La proclamation de l’indépendance de la République de Macédoine, le 17 septembre 1991 modifie profondément le regard porté officiellement sur la Première Session de l’ASNOM. Son aspect communiste s’efface progressivement pour faire place à l’aspect državnotvoren (créateur de légitimité étatique). Peuple sans passé étatique, les Macédoniens, s’ils ne se raccrochent pas au royaume de Samuel (IX-Xe siècle) ou à l’éphémère république de Kruševo (1903), n’ont pas d’autre référence historique que l’ASNOM. Mais il faut à tout prix en gommer le contexte yougoslave pour ne retenir que la volonté d’affirmation nationale : le passage du peuple à la nation.

20 La fonction symbolique de Sveti Prohor Pčinski comme berceau historique de l’Etat macédonien n’en devient que plus forte, de même que la frustration de voir le monastère se dresser à quelques centaines de mètres du poste-frontière de Jazince. La rectification territoriale serait minime en termes de superficie. Mais l’interlocuteur n’est pour l’instant pas le gouvernement de Belgrade, c’est l’Eglise orthodoxe serbe, qui ne saurait en aucun cas traiter avec des schismatiques. La solution du micro-conflit de Sveti Prohor Pčinski passe donc par la reconnaissance canonique de l’auto-céphalie de l’Eglise de Macédoine. Or rien n’est plus lent que la diplomatie ecclésiastique, agissant sub specie aeternitatis.

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BIBLIOGRAPHIE

Džikov (Stavre), Sveti Prohor Pčinski, Skopje, 2000. Principale source de cet article.

Trifunovski (lovan), Gornja Pčinja, Belgrade, 1964, 248 p. Etude de géographie humaine, pourvue d’une carte détaillée fort précieuse.

Peiić (Miodrag), Istorisko-pravnite aspekti na odnosite pomegju Srpskata pravoslavna crkva i Makedonskata pravoslavna crkva (Aspects historico-religieux dans les rapports entre l’Eglise orthodoxe serbe et l’Eglise orthodoxe macédonienne), Skopje, 1998, 341 p. (Le dernier chapitre).

Tanasijević (Arhimandrit Pajsije), Prepodobni otac naš Prohor Pčinjski zivotočivi čudotvorac (Notre révérend père Prohor Pčinjski, thaumaturge et source de vie), Manastir Prepodobnog Prohora Pčinjskog, 1999,107 p. Fournit un point de vue ecclésiastique serbe.

NOTES

1. L'ouvrage de référence sur cette question de la définition territoriale qu'utilise le discours national macédonien est Makedonija kako prirodna i ekonomska celina (La Macédoine comme unité naturelle et économique), ouvrage initialement publié en bulgare en 1945, puis traduit en macédonien en 1946 (réédité en 1978). 2. Dès le XIXe siècle, les géographes ont pu constater que la limite entre le bassin versant du Vardar (donc de la mer Egée) et ceux de l'Ibar et de la Morava (donc vers la mer Noire) était passablement floue et qu'on y observe des phénomènes de captation d'affluents dans le bassin de Kosovo Polje et autour du seuil de Preševo. La petite rivière Nerodimka présente même une bifurcation : peu avant Uroševac/Ferizaj, une partie de ses eaux s'oriente vers la Sitnica et de là vers le Danube, tandis que l'autre rejoint le Vardar par la klisura de Kacanik. 3. Cité par Džikov (Stavie), Sveti Prohor Pčinski, Skopje, 2000, p. 170. 4. Ibid., pp. 193-194.

AUTEUR

BERNARD LORY Maître de conférences à l’INALCO.

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L’Ile aux Serpents : source de contentieux entre la Roumanie et l’Ukraine The Island of Snakes: Source of disputes between and Ukraine

François Després

1 Le litige entre la Roumanie et l’Ukraine à propos de l’Ile aux Serpents est aujourd’hui largement méconnu du grand public international. Pourtant, loin d’être anecdotique, ce différend revêt un caractère stratégique, étant donné sa position géographique et les ressources naturelles qui s’y trouvent. C’est pourquoi ces deux Etats y attachent encore actuellement une importance considérable, qui peut notamment apparaître disproportionnée par rapport à sa superficie. Cette île se situe en Mer Noire, au large des Bouches du Danube, plus précisément du Bras de Sulina, à environ 45 kilomètres de la ville roumaine de Sulina. Sa superficie totale est de 17 hectares.

Rappel historique

2 Connue dans l’Antiquité sous le nom d’Ile Blanche (ou Brillante), elle est supposée avoir accueilli la dépouille du héros de la Guerre de Troie, Achille. L’appellation actuelle est apparue au Moyen Age, sans que la présence de serpents y ait jamais été attestée. Bien que se trouvant sous la domination de l’Etat médiéval de Dobroudja puis des Principautés de Valachie et de Moldavie, elle resta complètement inoccupée. Elle fut placée sous souveraineté ottomane à partir de la fin du XVe siècle, lorsque l’Empire ottoman fit de la Mer Noire un “lac turc”. L’île avait fait l’objet d’escales de différentes flottes croisant en Mer Noire, mais aucune puissance régionale n’avait jugé bon d’y installer une présence permanente. A la fin du XVIIIe siècle, l’Empire russe avait le désir de s’étendre vers le Sud, c’est-à-dire dans la direction de Constantinople et des Détroits. Le contrôle de la Mer Noire constituait donc pour lui un objectif stratégique majeur.

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L’Ile aux Serpents

3 C’est pourquoi les Russes manifestèrent ouvertement leur intérêt pour l’Ile aux Serpents lors de la conclusion à Bucarest du traité russo-ottoman de 1812. Ils considérèrent désormais l’île comme n’appartenant à aucun Etat ; aucune fortification ne pouvait y être construite. En 1817 et avec l’accord des Ottomans, les Russes déclarèrent qu’elle était désormais sous leur souveraineté. Ceci fut confirmé officiellement par le traité russo-ottoman signé à Andrinople en 1829. Le traité de Paris de 1856 la rétrocéda aux Ottomans. Le traité de San Stefano, signé le 3 mars 1878, leur imposa de la céder à nouveau à la Russie. Celle-ci précisa qu’elle se réservait la possibilité d’un échange avec le Sud de la Bessarabie, qui se trouvait sous souveraineté roumaine. Au congrès de Berlin (13 juin-13 juillet 1878), le gouvernement roumain présenta un mémoire dans lequel il était demandé que « la Roumanie reprenne possession des îles du Danube et des Bouches du Danube, y compris l’Ile aux Serpents ». Le traité conclu à l’issue de ce congrès attribua celle-ci à la Roumanie, qui n’y installa aucune garnison. Au moment de l’application du Pacte Ribbentrop-Molotov, l’Union Soviétique ne l’annexa pas en juin 1940. Mais sa marine y débarqua symboliquement à la fin du mois d’août 1944, après le changement d’alliance de la Roumanie. Le traité de Paris de 1947 confirma néanmoins l’appartenance de l’île à la Roumanie. Par le protocole du 4 février 1948 et sans aucune négociation préalable, l’Union Soviétique imposa à la Roumanie une modification de leur frontière dans la zone de la Mer Noire, en l’obligeant notamment à lui céder l’Ile aux Serpents en échange d’une protection de la frontière maritime roumaine. La cession intervint officiellement par la conclusion du procès-verbal du 28 mai 1948. Il faut remarquer que les Parlements des deux Etats n’examinèrent, ni ne ratifièrent jamais ce procès-verbal. L’Union Soviétique y implanta de puissantes installations radar, à la fois de détection et de guidage de missiles. Un port pouvant accueillir des navires de moyen tonnage et des sous-marins, ainsi qu’un héliport, y furent aménagés. Les autorités soviétiques firent donc de cette île l’un des éléments clé de leur stratégie de contrôle de la Mer Noire et du détroit du Bosphore. Elles pouvaient de cette manière surveiller l’ensemble des vols de l’OTAN, ainsi que la totalité du trafic maritime. C’est pourquoi elle acquit une importance vitale pour l’Etat qui pouvait la détenir avec l’ensemble de ses installations militaires.

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Renaissance d’un litige au début des années 1990

4 Lors de la décomposition soviétique, le nouvel Etat ukrainien affirma aussitôt sa souveraineté sur l’île, y maintenant une garnison de 70 hommes et préservant les capacités opérationnelles de ses deux installations radar. Dans le nouveau contexte régional, les autorités roumaines réclamèrent à plusieurs reprises au début des années 1990 la restitution de l’Ile aux Serpents. Vu l’importance stratégique de l’île et le danger qu’elle représentait potentiellement à leurs yeux, elles insistaient pour recouvrer leur souveraineté sur l’île. Des auteurs roumains estimaient en outre qu’elle était une continuité du plateau continental de la Dobroudja et était par conséquent, du point de vue géographique et géologique, indubitablement roumaine. L’Ile aux Serpents devint donc un litige territorial entre l’Ukraine et la Roumanie et une source potentielle de conflits. Lors des négociations diplomatiques entamées en 1995 en vue d’aboutir à la signature d’un traité bilatéral, la question de l’Ile aux Serpents fit notamment échouer les discussion du mois de décembre. Les propos du ministre roumain des Affaires étrangères, Teodor Meleşcanu, sur le possible recours à la Cour de Justice internationale pour régler le différend roumano-ukrainien à propos de l’île déclenchèrent immédiatement des réactions courroucées à Kiev. Le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Ghenadi Udovenko, se déclara « surpris par la suggestion de son homologue roumain de s’adresser à la Cour de Justice internationale » et affirma : « Cela signifie que la Roumanie a des revendications territoriales sur l’Ukraine. Je peux dire de manière responsable que l’Ukraine ne fera aucune concession concernant son intégrité territoriale ». L’Ukraine rappela aussitôt en consultation son ambassadeur en poste à Bucarest. Cette manière de procéder dans le monde diplomatique équivalait 58 / Balkanologie VI (1-2), décembre 2002, p. 55-60 à un coup de semonce avant la rupture totale des négociations. Lors d’une rencontre informelle à Londres quelques jours plus tard, les deux ministres eurent une « explication nécessaire » à ce sujet. Pour la partie roumaine, la réaction du chef de la diplomatie de Kiev de rappeler son ambassadeur de Bucarest n’a été fondée que sur les informations diffusées par la presse, informations qui dénaturaient les affirmations du ministre roumain... Pour éclaircir la situation, le sténo-gramme de la séance parlementaire au cours de laquelle monsieur Meleşcanu a fait la déclaration (...) sera envoyé à Kiev.

5 La Roumanie désirait donc calmer la situation, afin que les négociations bilatérales n’échouent pas. Mais Teodor Meleşcanu déclara à nouveau au début de l’année 1996 : « Les prétentions ukrainiennes à conserver l’Ile aux Serpents ne sont pas fondées. Si l’on n’arrive pas à résoudre cette question par la négociation, nous nous adresserons à la Cour de Justice internationale ». Ces nouvelles déclarations suscitèrent immédiatement de vives réactions en Ukraine. Le ministre de la Défense annonça qu’il renforcerait la présence militaire sur l’île et le maire d’Odessa, Edouard Gurvitz, après y avoir effectué une visite spectaculaire, déclara qu’il n’était « pas question d’abandonner un millimètre de son territoire aux Roumains ». Les Ukrainiens considéraient en effet que l’île faisait partie intégrante, de fait et de droit, de leur territoire. Mais au même moment et à propos des informations diffusées dans la presse roumaine concernant une activité intense observée sur l’île, l’ambassadeur ukrainien à Bucarest fit remarquer : Ce sont pour de bon des rumeurs et elles découlent du domaine du fantastique. Sur l’île est placée une unité de gardes-frontières. “Auparavant”, leur

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approvisionnement était assuré par la flotte maritime soviétique de la Mer Noire. Ces dernières années, personne n’a rempli ces fonctions. Pour cela, aujourd’hui, l’Ukraine a été obligée d’effectuer des opérations de reconstruction. Celles-ci sont dues à l’usure de la falaise et des différents moyens techniques ; mais les travaux qui se déroulent maintenant sur l’île sont de pures opérations de réparation, d’entretien... Pour l’Ukraine, l’Ile aux Serpents a une importance nationale du point de vue économique. Les années précédentes, de nombreux navires de braconnage, non seulement roumains, mais aussi de pays tiers, ont été retenus par nos gardes- frontières. Les réserves de pétrole et de gaz naturel se trouvent principalement sur le plateau continental.

6 Outre le sentiment national sous-tendu par un intérêt stratégique, la véritable source du litige roumano-ukrainien était donc constituée par cette présence avérée d’hydrocarbures. Il ne faut pas oublier que les deux Etats, et particulièrement l’Ukraine, cherchent à renforcer leur indépendance énergétique à l’égard de la Russie. Les négociations bilatérales se poursuivaient néanmoins dans ce contexte relativement tendu. Le nouvel ambassadeur d’Ukraine à Bucarest se montra au début du mois de février 1996 très ouvert à l’égard de la position roumaine, puisqu’il affirma que « la Roumanie et l’Ukraine ne sont pas en guerre et que le problème de l’Ile aux Serpents étant de nature juridique, il pourrait être réglé si les deux parties, d’un commun accord, s’adressaient au tribunal international de La Haye ». Il soulignait, en revanche, ses craintes vis-à-vis de prétentions territoriales émanant de certains partis politiques roumains, qui exigeaient « la liquidation des conséquences du Pacte Ribbentrop- Molotov ». Les deux gouvernements faisaient face en effet, de part et d’autre, à des discours peu modérés, qu’ils devaient absolument contenir pour aboutir à la conclusion d’un traité. Les deux Etats restaient très attachés au principe de l’intangibilité des frontières existantes, ce qui ne pouvait que faciliter les pourparlers entre diplomates. La principale difficulté à propos de l’île demeurait toutefois d’ordre juridique, étant donné que les règles du droit maritime ne pouvaient s’appliquer strictement entre les deux Etats. La distance qui sépare l’île de la côte roumaine est trop courte (18 kilomètres) pour que s’applique la convention internationale de Montego Bay.

7 L’alternance politique qui intervint en Roumanie en décembre 1996 donna une nouvelle impulsion au processus de négociations roumano-ukrainien. L’Ile aux Serpents demeurait toutefois un objet de contentieux difficile à régler. C’est pourquoi lors d’une réunion de la fin du mois de février 1997 destinée à finaliser le projet de traité, le principal négociateur roumain, Dumitru Ceauşu, affirma : Il est sûr que dans les questions controversées, il a fallu trouver des solutions de compromis. D’un côté et de l’autre, il y a eu des situations où il a fallu que nous renoncions à certaines positions initiales. Le traité sera accompagné d’un autre document, qui sera signé dans le même temps, document dans lequel nous établirons une procédure de résolution du problème du plateau continental de la Mer Noire. De cette manière, nous établirons une solution paquet qui créera un équilibre des engagements.

8 Les positions des deux Etats divergeaient encore totalement à propos de l’île. L’Ukraine considérait en effet que le problème des eaux territoriales entourant l’Ile aux Serpents devait rester en suspens et qu’il serait seulement tranché après la conclusion du traité. A l’opposé, la Roumanie proposait de négocier encore pendant deux ans ; si à l’issue de cette période, les deux parties n’aboutissaient à aucun compromis, le différend devait être soumis à la Cour de Justice internationale de La Haye. Les diplomates roumains voulaient absolument convaincre l’opinion publique internationale que la délimitation

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du plateau continental autour de l’île devrait être effectuée selon leurs propositions. Dumitru Ceauşu considérait en mars 1997 que l’île devait revenir à la Roumanie : Le principe agréé par la communauté internationale - concernant le tracé des frontières maritimes - est celui de la ligne médiane, l’équidistance par rapport aux points les plus avancés des rives. L’équidistance consacre le principe d’égalité entre Etats. L’Ile aux Serpents se trouve dans la ligne droite de la rive roumaine et affecterait le calcul de la ligne médiane. Selon les normes internationales reconnues par toutes les instances, les formations géologiques, qui ne se prêtent pas à la vie économique propre et ne sont pas propices à l’habitat humain, n’ont pas le droit au plateau continental. L’Ile aux Serpents devrait être ignorée.

Vers une résolution du conflit ?

9 Mais les efforts intenses des deux diplomaties et la pression de certains Etats occidentaux (notamment ceux appartenant à l’OTAN) aboutirent à la signature du traité roumano-ukrainien de bon voisinage et de coopération le 2 juin 1997 à Constanţa (le principal port roumain sur la Mer Noire). C’était un événement sans précédent dans la région puisqu’il s’agissait du premier traité bilatéral conclu par la Roumanie avec l’un de ses Etats voisins situés à l’Est. Dans le deuxième alinéa de l’article 2 du traité susmentionné, les deux parties avaient convenu de régler de manière spécifique le litige de l’Ile aux Serpents : Les parties contractantes... résoudront le problème de la délimitation de leur plateau continental et de leurs Zones Economiques Exclusives en Mer Noire, sur la base des principes et des procédures convenus par un échange de lettres entre les ministres des affaires étrangères, effectué dès la signature du présent traité. Les accords convenus dans cet échange de lettres entreront en vigueur simultanément avec l’entrée en application de ce traité.

10 En souhaitant résoudre l’ensemble de leurs litiges politiques et territoriaux, la Roumanie et l’Ukraine avaient donc décidé de faire tomber la tension qui persistait à propos de l’Ile aux Serpents. C’est notamment en partageant les gains économiques prévisibles que les deux gouvernements avaient trouvé la voie du compromis.

11 A l’heure actuelle, plus de cinq ans après la signature du traité roumano-ukrainien, les négociations concernant l’Ile aux Serpents et la délimitation des espaces maritimes n’ont guère progressé. Il faut noter que celles-ci n’ont pas été facilitées par la découverte avérée de gisements d’hydrocarbures en juillet 2001 par la société mixte Crimean Petroleum Compagnie (créée par la firme britannique JKX OIL GAS PLC et la société ukrainienne Cernomorneftegaz), exploitables commercialement à 4 000 mètre de profondeur à environ 40 kilomètres au sud de l’Ile aux Serpents. Les experts roumains ont estimé que cette zone de forage se trouvait à environ 12 kilomètres à l’est de leurs eaux territoriales, au nord de la zone contiguë. Cette possibilité de forage viole l’un des principes qui régissent les négociations entre les deux Etats, puisque ceux-ci doivent s’abstenir de toute exploitation des ressources minérales jusqu’à la fin des pourparlers. Les diplomates des deux Etats continuent à se réunir régulièrement, sans réussir toutefois à atteindre un compromis acceptable de part et d’autre. Le principal enjeu est désormais constitué par le contrôle des ressources naturelles, sources de richesses pour l’Etat exploitant.

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AUTEUR

FRANÇOIS DESPRÉS Docteur en géographie (option géopolitique) de l’Université Paris VIII, diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques d’Aix-en-Provence. Sujet de thèse : L’espace roumain, limites et affrontements. Le cas moldave. Soutenue en mai 2000

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La péninsule de Prevlaka The Prevlaka Peninsula

Diane Masson

1 Au printemps 2002, à la suite de la visite du ministre croate des Affaires étrangères Tonino Picula à Belgrade, la question de Prevlaka semblait être en voie de règlement, dix ans environ après le début de ce contentieux micro-territorial entre la Croatie et la Yougoslavie. Bien que petite par sa taille, deux kilomètres de long et 500 mètres de large, la péninsule de Prevlaka occupe une place stratégique. Située à l’extrémité méridionale du littoral croate et à deux kilomètres seulement de la frontière monténégrine, Prevlaka, base militaire à l’époque communiste, contrôle l’entrée des Bouches de Kotor (Boka kotorska). Le conflit de Prevlaka a une place à part dans les guerres yougoslaves : il est en effet resté entièrement bilatéral. Ainsi, malgré la présence de troupes de l’ONU, la communauté internationale n’est pas intervenue pour trouver une solution politique, le règlement du contentieux se trouvant dans le camp des gouvernements croate et yougoslave.

Aperçu historique

2 La république de Croatie présente une curieuse discontinuité territoriale, car sa portion la plus méridionale n’est pas directement rattachée au territoire national. Elle en est séparée par une bande de 21,2 kilomètres qui relève de la Bosnie-Herzégovine (incluant le petit port de Neum). L’histoire explique cette anomalie. Le territoire croate isolé par le corridor de Neum correspond en effet exactement à celui de l’ancienne république de Raguse (Dubrovnik), qui fut un petit Etat souverain, quoique tributaire de l’Empire ottoman, jusqu’en 1808. C’est dans le premier quart du XVe siècle que les Ragusains établirent leur contrôle sur la petite plaine des Konavli et sur les petits reliefs qui la prolongent au sud, jusqu’à l’étroite pointe de Prevlaka. Ce n’est pas un hasard si l’ultime hameau ragusain, sur les Bouches de Kotor, se nomme Konfin. Venise, grande rivale commerciale de Dubrovnik, détenait la Dalmatie jusqu’à l’embouchure de la Neretva ainsi que le pourtour des Bouches de Kotor (que les sources de l’époque appelaient l’Albanie vénitienne). Menacés d’encerclement, les Ragusains obtinrent par le

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traité de Karlowitz (Sremski Karlovci) en 1699 que deux bandes de territoire ottoman fissent tampon entre leur territoire et les possessions vénitiennes : la bande de Neum au nord-ouest, celle de Sutorina au sud-est. La première, comme nous l’avons vu, reste inscrite dans le découpage politique contemporain. La seconde, qui offrait à la Bosnie- Herzégovine une lucarne peu commode sur les Bouches de Kotor, fut supprimée en 1945, lors du départage des républiques fédérales de Yougoslavie.

3 Ces frontières, fixées en 1699 et confirmées en 1718, furent maintenues en 1815, lorsque l’Autriche devint le propriétaire unique des trois portions de littoral disjointes. L’usage s’imposa au XIXe siècle d’englober l’ex-territoire ragusain et l’ex-Albanie vénitienne sous le vocable de Dalmatie. Les frontières de Neum et de Sutorina restèrent internationales, de facto jusqu’en 1878, de jure jusqu’en 1908 (avec l’annexion de la Bosnie-Herzégovine). On les retrouve, sous la forme de divisions administratives, dans le srez de Dubrovnik, que le royaume de Yougoslavie rattacha d’abord à la banovina de la Zeta, puis, en août 1939, à la grande banovina croate. La persistance de tracés frontaliers parfois très anciens est une caractéristique de la partie occidentale des Balkans, où elle fut perpétuée par le pouvoir habsbourgeois. C’est une des composantes du droit historique qui occupe une place majeure dans les argumentaires nationaux hongrois et croate. Ce type d’argument n’a pourtant qu’une force de persuasion très médiocre dans les autres parties des Balkans, où l’approche territoriale est beaucoup plus pragmatique.

Les origines du contentieux

4 Au sein de la Yougoslavie titiste, Prevlaka, cette étroite bande de terre qui s’avance dans l’Adriatique, appartenait à une zone militarisée, siège d’une base navale, située à l’intérieur des frontières administratives de la république socialiste fédérative de Croatie. De violents combats s’y engagèrent entre l’Armée populaire yougoslave (JNA) et les troupes croates à la suite de la déclaration d’indépendance de la Croatie le 25 juin 1991. Cette dernière revendiquait la terre, sur laquelle elle avait décidé d’exercer sa souveraineté, alors que la Yougoslavie affirmait de son côté être propriétaire de la base navale qui s’y trouvait. La JNA échoua dans sa tentative de reprise de la péninsule et un cessez-le-feu mit fin en février 1992 aux opérations militaires à la faveur d’une intervention de l’ONU. Le 30 septembre 1992, une déclaration commune était somme toute signée à Genève par les présidents croate et yougoslave, concernant la démilitarisation de la péninsule ainsi placée sous contrôle de l’ONU1. En adoptant la Résolution 740 (1992) et le plan de maintien de la paix en Croatie, qui appelait « toutes les forces de la JNA déployées en Croatie à quitter cette république », le Conseil de Sécurité de l’ONU confirmait l’appartenance de Prevlaka aux frontières internationalement reconnues de la Croatie2. En quittant les lieux, les militaires yougoslaves confiaient la base aux Nations Unies, partant du principe qu’elles en seraient temporairement le gardien jusqu’à ce que la Croatie et la Yougoslavie aient réglé leurs problèmes liés à la propriété territoriale et à la sécurité des Bouches de Kotor3. Pourtant, la solution à ce micro-conflit était loin d’être trouvée, des résolutions de l’ONU prolongeant depuis cette date le mandat des casques bleus de six mois en six mois.

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Prevlaka

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Mission ou démission ?

6 Pendant les guerres de 1991-1995, la Croatie et la Yougoslavie n’ont pas progressé dans le règlement de la question de Prevlaka. Elle fut aussi l’une des absentes des accords de paix de Dayton. A leur retour des Etats-Unis en novembre 1995, le président croate Franjo Tudjman et son ministre des Affaires étrangères Mate Granić devaient expliquer cet état de fait à la population : le premier affirma qu’une éventuelle cession de Prevlaka serait uniquement acceptable si elle répondait aux intérêts de la Croatie ; le second annonça pour sa part que le sujet n’avait pas été réglé à Dayton, car il serait à l’ordre du jour après la reconnaissance mutuelle de la Yougoslavie et de la Croatie dans leurs frontières actuelles, comme cela était prévu dans les accords de paix4. Au cours des pourparlers de Dayton, la délégation yougoslave aurait à plusieurs reprises proposé à la Croatie d’échanger Prevlaka contre un autre territoire, offre qui fut déclinée5. Par la suite, Zagreb n’aurait pas indiqué de positionnement officiel car le président Tudjman espérait tout de même qu’un échange de Prevlaka contre un territoire d’Herzégovine, situé derrière Dubrovnik, serait possible6. Quoi qu’il en soit, la Croatie et la Yougoslavie signaient en août 1996 un accord de normalisation de leurs relations, dont l’article 4 était consacré au contentieux de Prevlaka : Les parties contractantes s’accordent à résoudre la question contestée de Prevlaka par le biais de négociations, afin d’éviter la présence de tensions des deux côtés dans la région, qui devraient contribuer à la totale sécurité de la partie appartenant à la république de Croatie dans la région de Dubrovnik et de la partie appartenant à la république fédérale de Yougoslavie dans les Bouches de Kotor. Les parties contractantes devront résoudre cette importante question à travers des

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négociations conformes à l’esprit des Nations Unies et dans de bonnes relations de voisinage7.

7 Il faudra cependant attendre jusqu’à l’été 1998 pour que la situation de Prevlaka soit directement abordée par les deux pays concernés. Un projet d’accord croate fut officiellement soumis à la RFY le 15 juin 1998, stipulant : 1) la délimitation des frontières internationales existantes ; 2) l’ouverture permanente des postes frontières de Debeli Brijeg et de Konfin ; 3) la délimitation des frontières maritimes ; 4) la démilitarisation asymétrique selon la proportion 1 : 2,5 en faveur de la partie yougoslave pour une période de cinq ans ; 5) la vérification de l’application de ces accords par une commission inter-étatique mixte8. Le 10 juillet 1998, la réponse, ou proposition yougoslave, prônait quant à elle les points suivants : 1) la délimitation des frontières terrestres et maritimes ; 2) la démilitarisation permanente de Prevlaka ; 3) l’établissement d’un poste frontière permanent le long de l’autoroute Herceg Novi- Sutorina-Dubrovnik ; une régulation de la circulation effectuée conjointement par les municipalités yougoslaves et croates9. Pour les autorités de Belgrade, point de discorde majeur, Prevlaka représentait un problème territorial qui pourrait uniquement se résoudre par la modification des frontières internationales, solution - non-conforme aux accords de Dayton - inacceptable pour la Croatie et pour la communauté internationale. Ainsi, malgré la nomination d’une commission commune sur Prevlaka et la tenue de quatre réunions entre septembre 1998 et mars 1999, les négociations ont continué d’achopper, avant d’être bloquées pendant les bombardements de l’OTAN sur la RFY. Il apparaît clairement que Slobodan Milošević a mis en œuvre diverses tactiques dans le but de reporter toute négociation sérieuse, ce qui constituait pour lui un moyen de pression contre la Croatie, mais aussi contre le Monténégro, qui avait boycotté les négociations de la commission commune dès octobre 1998, pour cause de désaccord avec le régime de Belgrade10.

8 Créée par la résolution 1038 du Conseil de sécurité le 15 janvier 1996, la Mission d’Observation des Nations Unies à Prevlaka (MONUP) remplaça l’ONURC. Composée de vingt-sept observateurs militaires, ses objectifs étaient de « contrôler la démilitarisation de la péninsule dans le but de contribuer à résoudre la tension et les divergences entre la république de Croatie et la RFY »11. Pourtant, selon le journaliste anglais Mark Thompson, qui fut également l’un des membres de la mission des Nations Unies à Prevlaka en 1997, aucune des parties n’aurait respecté la zone démilitarisée : les troupes yougoslaves ne se sont jamais retirées de leurs positions près des frontières bosniaques, et la “police spéciale” croate s’est installée dans des “bunkers” aux environs de Prevlaka12. Malgré tout, la région est globalement restée calme depuis 1995, excepté en avril 1999, lorsque des soldats yougoslaves furent sur le point de prendre le contrôle du poste frontière de la péninsule, mais ce sans conséquences notables13.

L’alternance du pouvoir à Zagreb et à Belgrade

9 Les transformations politiques de l’année 2000 en Croatie et en Serbie marquaient indéniablement le début d’une nouvelle stabilité régionale pour les Balkans. Allaient- elles pour autant sonner le glas du micro-conflit de Prevlaka ? Le 4 novembre 2000, Zoran Djindjić, l’un des principaux représentants de l’Opposition démocratique de Serbie (DOS) et futur Premier ministre serbe, affirmait à la télévision croate que « la péninsule de Prevlaka devrait appartenir au Monténégro » et que « ce serait un geste de

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bonne volonté de la Croatie de l’accepter »14. Cette déclaration a bien entendu suscité de vives réactions auprès des dirigeants croates, qui attendaient au contraire une véritable rupture avec la politique de Slobodan Milošević, remettant en cause l’appartenance territoriale et géographique de Prevlaka à la Croatie. Malgré ces débuts quelque peu incertains, le ministre yougoslave des Affaires étrangères Goran Svilanović exprima assez rapidement la volonté de son pays de résoudre le différend sur la péninsule de Prevlaka avec la Croatie15. Sa première visite officielle en Croatie en décembre 2001 prouvait effectivement le réchauffement des relations entre les deux pays. A cette occasion, Tonino Picula énonça les dix points constituant une entrave à la normalisation entre Zagreb et Belgrade, parmi lesquels figurait la question de Prevlaka, « qui devait être réglée dans les prochains mois avec l’aide d’une commission mixte ». Cette dernière fut formellement mise en place lors de la même visite de son homologue serbe16. Dans une lettre adressée au Conseil de Sécurité, l’ambassadeur croate aux Nations Unies Ivan Simonović demandait pour sa part que le mandat de la MONUP « soit prolongé pour une dernière période de six mois et prenne fin le 15 juillet 2002 »17. Il en appelait également à l’aide du Conseil, afin qu’il insiste pour que la commission croato-yougoslave, créée pour délimiter le tracé de la frontière terrestre et maritime dans cette région, achève dans les meilleurs dé lais ses travaux18. Le retrait de la MONUP en juillet 2002 était également approuvé par les autorités de Belgrade.

10 Du point de vue des frontières, les deux ministres des Affaires étrangères se sont mis d’accord à Zagreb le 10 avril 2002 sur le principe d’une reconnaissance des anciennes frontières entre la Croatie et le Monténégro, condition qui permettrait la complète normalisation de la situation dans la région de Prevlaka, une démilitarisation effective, ainsi que le retrait des observateurs de l’ONU19. Deux semaines plus tard, un protocole sur les frontières, le premier depuis l’éclatement du conflit en 1991, a été signé à Belgrade par Tonino Picula et Goran Svilanović20. D’après leur déclaration commune, le règlement définitif du statut de la péninsule de Prevlaka devrait avoir lieu avant la fin de l’année 200221.

11 Tant que les gouvernements croate et yougoslave n’avaient pu s’entendre sur les mesures nécessaires pour déterminer qui était propriétaire de la péninsule de Prevlaka et qui était en charge de la sécurité des Bouches de Kotor, les Nations Unies étaient demeurées sur place, prolongeant le mandat de leurs observateurs tous les six mois à partir d’octobre 1992, mais sans essayer d’intervenir pour aider les parties en présence à trouver une solution politique. Il existait toutefois une différence majeure dans les objectifs des deux républiques : pour le Monténégro, il s’agissait de construire son territoire, c’est-à-dire d’occuper le littoral et de descendre vers l’Adriatique, volonté qui s’est affirmée par phases. La Croatie avait quant à elle une position défensive de protection de ses anciens acquis.

12 La donne se compliqua davantage à partir de 1998 lorsque les pourparlers devinrent triangulaires, intégrant un Monténégro désormais opposé au diktat de Belgrade. Si la responsabilité principale de l’achoppement des négociations a le plus souvent été rejetée sur le président Milošević, force est de constater que la position de son homologue croate Franjo Tudjman n’a pas toujours été des plus cristallines. Les recompositions politiques en Serbie et en Croatie allaient permettre un nouveau départ. A l’automne 2002, l’avenir de Prevlaka ne constitue plus une menace pour la paix et la sécurité de la Croatie et de la Serbie-Monténégro. Bien que le mandat de la MONUP ait finalement été prolongé pour une durée de six mois en juillet 2002, le

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régime transitoire de contrôle des frontières semble toucher à sa fin, à l’heure où les gouvernements concernés n’estiment plus nécessaire la présence d’une mission de maintien de la paix le long de leurs frontières.

NOTES

1. Allcock (John) Milivojevic (Marko), Horton (John I.), eds. Conflict in the Former Yugoslavia. An Encyclopedia. Denver/Santa Barbaïa/Oxford : ABC-Clio, 1998, pp. 225-226. 2. « Croatian Prevlaka, A legal perspective ». Croatian Mission to the United Nations http:// www.un.int/croatia/prevlaka.html. 3. Calver (Richard). « Peacekeeping that lives up to its name ». United Nations peace operations in 2001. The Year in Review. http://www.un.org. 4. Vjesnik, 22 novembre 1995. 5. « Croatian Prevlaka, A legal perspective », (art. cit.). 6. Thompson (Mark) « Croatie : Arrivée de troupes dans Prevlaka », Institute for War & Peace Reporting, 23 avril 1999. 7. In : « Croatian Prevlaka, A legal perspective », (art. cit.). 8. Ibid. 9. Ibid. 10. Ibid. L'arrivée de Milo Djukanović (hostile au pouvoir de S. Milošević) à la tête du Monténégro en 1998 a en effet changé les relations serbo-monténégrines et facilité les relations croato- monténégrines. 11. http://www.un.org. 12. Thompson (Mark), (art. cit.). 13. Ibid. 14. Vjesnik, 5 novembre 2000. 15. Danas, 26 mai 2001. 16. Vjesnik, 14 décembre 2001. 17. Vjesnik, 9 janvier 2002. 18. Ibid. 19. RFL/RL Research Report, 11 avril 2002 20. Danas, 24 avril 2002. 21. Ibid.

AUTEUR

DIANE MASSON Docteur en science politique de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris.

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Le problème de la délimitation des frontières slovéno-croates dans le golfe de Piran Demarcating the Slovenian-Croatian borders in the Piran Bay

Joseph Krulic

1 Dans la constellation des conflits issus de la décomposition de l’espace yougoslave, il en est de spectaculaires, mais aussi d’inattendus, de techniques, presque aussi difficiles à comprendre qu’à résoudre. Lorsque le droit de la mer issu de l’application de la convention internationale de Montego Bay1 rencontre des problèmes de délimitation des frontières terrestres entre les républiques de Slovénie et de Croatie, lorsque les règles du droit de la mer (articles 2 et 5 de la même convention) doivent être combinées, non seulement entre elles, mais avec les règles de la succession des Etats, l’historien s’égare, le géographe perd le nord et le juriste navigue à vue.

2 La signature d’un accord en juillet 2001 entre les deux Etats a permis de conclure l’affaire, non seulement sans conflit militaire, mais aussi sans l’intervention d’une juridiction internationale2. Comprendre ce micro-conflit permet d’approcher les macro-conflits de l’espace yougoslave par une voie originale (et maritime !).

L’originalité des données du contentieux frontalier

3 Le droit de la mer comporte quelques principes simples, mais dont la combinaison est complexe. L’article 2 de la Convention stipule que chaque Etat riverain a le droit de délimiter un espace de souveraineté, couramment appelé “eaux territoriales” d’un minimum de 12 miles, minimum calculé à partir de la côte. L’article 15 stipule : Lorsque les côtes de deux Etats sont adjacentes ou se font face, ni l’un ni l’autre de ces Etats n’est en droit, sauf accord contraire entre eux, d’étendre sa mer territoriale au-delà de la ligne médiane dont tous les points sont équidistants des points les plus proches des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale de chacun des deux Etats. Cette disposition ne s’applique, cependant pas dans le cas où, en raison de l’existence de titres historiques ou

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d’autres circonstances spéciales, il est nécessaire de délimiter la mer territoriale des deux Etats3.

4 Le principe de la ligne médiane a, notamment, été adopté par le traité d’Osimo de 1975 entre la Yougoslavie et l’Italie4.

L’accord slovéno-croate sur l’établissement des frontières au nord de l’Adriatique

5 L’application littérale du principe de l’article 15 de la Convention, dans le cas particulier du golfe de Piran aurait eu pour effet de priver la Slovénie d’un accès à la mer. Le problème se compliquait dans la mesure où la délimitation terrestre a elle- même été contestée. En Istrie, la “question des quatre hameaux” (villages de Buzin, Mlini, Skudelin et Skrije) a opposé les deux républiques. La position Slovène considérait que ces quatre hameaux étaient compris dans la limite cadastrale de 1910, dans le cadre de la commune de Piran. La revendication croate visait à installer la frontière sur l’ancien lit de la rivière Dragonja. Le parlement slovène avait annexé ces quatre hameaux en 1994. La Croatie s’opposa vigoureusement à ce changement en soulignant que le cadastre de 1946 identifiait trois de ces hameaux dans la commune croate de Kasteli puis, plus tard, dans celle de Buje. En août 1998, les services techniques de la commune de Piran ont raccordé ces hameaux aux réseaux Slovènes (électricité, eau, téléphone), ce qui a déclenché une période de tension très médiatisée entre les deux pays. En soi, le territoire concerné est modeste. Mais l’enjeu porte largement sur la limite maritime de ces territoires, c’est-à-dire la péninsule de Savudrija. La Slovénie pourrait rêver, en cas d’annexion de celle-ci, de voir le point de départ (terrestre) de la ligne médiane au sens de l’article 15 de la Convention sur le droit de la mer se situer en Slovénie et inclure une grande partie du golfe de Piran dans une mer intérieure Slovène. En revanche, le maintien de la frontière terrestre sur la ligne de 1991 et la position de la Baie de Piran (orientée Nord-Ouest) est telle qu’un tracé maritime, basé sur l’article 15 de la convention de Montego Bay, couperait d’un tiers l’espace sous

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juridiction Slovène. Si le principe de l’équidistance était adopté, les eaux territoriales croates s’étendraient jusqu’à 2 miles des ports de Trieste et de Koper, établissant une frontière maritime avec l’Italie.

6 Mais la Croatie a toujours exclu une concession sur la frontière terrestre pour des raisons que la situation de guerre avec la Serbie en 1991-1995 explique largement : toute concession territoriale, aussi minime fût-elle, à un de ses voisins sur un territoire internationalement reconnu à la Croatie était perçue comme de nature à donner un argument à la Serbie. L’intransigeance à Piran devait préserver la frontière de Vukovar.

7 Le problème est né, dans une large mesure, du fait qu’aucune frontière maritime n’avait été définie entre les deux républiques à l’époque de la Yougoslavie titiste. Cela rendait impossible la seule application du principe de l’Utis posidetis juris5 dont les avis de la Commission Badinter ont fait le principe majeur de la délimitation des frontières terrestres entre républiques de l’ancienne Yougoslavie : les frontières intérieures entre républiques deviennent les frontières internationales entre les nouveaux Etats. L’économie du Golfe de Piran (pêche, activités portuaires) était, certes, essentiellement le fait des Slovènes. Cela explique la volonté de la Slovénie de voir garantir un accès à la mer internationale en toute souveraineté. Certes, cet accès n’était pas pratiquement menacé : le libre passage dans les détroits, les golfes et les mers intérieures de tous les navires en période de paix est un des principes du droit de la mer depuis Grotius, que la Convention de 1982 n’a fait que confirmer. Mais symboliquement, ne pas avoir l’obligation de passer sur des eaux juridiquement croates paraît à la Slovénie un moyen de s’affirmer : ne disposant que d’un littoral réduit (47 kilomètres), le libre accès à la mer est une question de principe ou de “rang” international.

Une résolution bilatérale du conflit par le compromis juridique

8 La revendication minimale de la Slovénie a toujours été de disposer d’un corridor d’accès souverain à la mer, alors que la délégation croate a toujours souligné que, juridiquement, l’application de l’article 15 excluait, normalement, cette concession de la Croatie sur ses eaux territoriales. La commission de géographes slovéno-croate “Klemenšić-Gosar” (du nom des géographes croate Klemenčić et slovène Gosar) avait proposé une « zone conjointe croato-slovène » qui aurait permis à la Slovénie d’avoir un accès à la mer non soumis à la souveraineté croate. Des zones maritimes conjointes existent dans le Pacifique (Timor, détroit de Torres) et l’Amérique du sud (Malouines).

9 La voie juridiquement normale de la résolution d’un tel désaccord est l’avis de la Cour internationale de Justice (CIJ) de La Haye, compétente dans le système de l’ONU pour tous les problèmes de droit international public, dont la délimitation des frontières, ou un jugement du nouveau Tribunal international de la mer de Hambourg, spécialement institué pour appliquer le droit de la mer. A défaut, les deux Etats pouvaient désigner un arbitre par un commun accord, mais la Slovénie a refusé cette solution. Elle appréhendait la solution juridictionnelle. Le statu quo qui a parfois été envisagé (moratoire des négociations jusqu’à l’entrée des deux Etats dans l’Union européenne) avantageait la Croatie, comme l’application littérale de l’article 15. La Slovénie voulait absolument faire admettre le caractère d’exception sui generis du désaccord. On pourrait forcer le trait : la Slovénie avait sociologiquement raison, mais juridiquement

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tort. Plus précisément, s’il est vrai que la coutume est une source du droit international public, elle n’est qu’une source subsidiaire lorsqu’une convention internationale est applicable au domaine en cause, comme le droit de la mer. Le fait que l’activité économique du golfe de Piran soit à dominante Slovène serait un argument pour établir une coutume en l’absence de convention, mais ne peut permettre de s’écarter de l’article 15 de la convention, sauf si la Croatie en était d’accord. Sous la Présidence de Franjo Tudjman, dans un contexte encore marqué par le souvenir de la guerre fondatrice, une concession de principe paraissait exclue, même s’il est vrai que la Croatie avait besoin de la compréhension slovène sur d’autres contentieux bilatéraux, plus économiques.

10 L’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement croate issu des élections de janvier et février 2000 a largement débloqué la situation. L’idée de laisser un corridor permettant à la Slovénie d’accéder à la mer internationale a progressivement été admise, à condition que la Croatie conserve une frontière maritime avec l’Italie. L’accord de juillet 2001 résulte largement des propositions de la commission Gosar-Klemenčić, la « zone slovéno-croate a été transformée en corridor slovène ». La Slovénie obtenait une concession de principe, la Croatie restait la voisine de l’Italie ! La résolution politique et juridique a été aussi rapide que sa maturation avait été lente. La technicité des négociations, l’absence de frontière maritime entre la Slovénie et la Croatie explique, certes, dans une large mesure, les difficultés de la résolution. Mais il est clair que le contexte politique des années 1991-1999, le besoin d’affirmation étatique de la Slovénie et l’impérieuse intransigeance sur la défense des « frontières internationalement reconnues » du président Franjo Tudjman, qui n’a recouvré la région de Vukovar qu’en janvier 1998, expliquent largement le blocage. En effet, la principale règle de droit applicable, c’est-à-dire l’article 15 de la Convention sur le droit de la mer, avait des effets clairement favorables à la Croatie. La concession ne pouvait être que politique.

NOTES

1. La Convention de Montego Bay, en Jamaïque, signée le 10 décembre 1982, entrée en vigueur le 16 novembre 1994, est la principale source du droit de la mer. 2. Deux juridictions peuvent être compétentes. La Cour internationale de Justice de La Haye, instituée par la Charte de l'ONU de 1945, qui reprend les fonctions de la CPJI (Cour permanente de Justice internationale), instituée par la SDN entre 1919 et 1939, et le Tribunal international de Hambourg, qui fonctionne depuis l'entrée en vigueur de la convention sur le droit de la mer. 3. Sur le problème Juridique, voir l'article de Turkalj (Kristian) « Razgraničenje teritorijalnog mora iz-medju Hrvatske i Slovenije u Sjevernom Jadranu (Piranski Zaljev) », Zbornik Pravnog Fakulteta u Zagrebu, 51 (5), Zagreb, 2001, pp. 939-979. Kristian Turkalj est conseiller juridique au Ministère des Affaires étrangères croate. Sur les négociations et les aspects géographiques ou l'héritage de l'histoire, voir l'article de A. Gosar, Université de Ljubljana, et M. Klemenčić, Université de Zagreb, géographes qui ont dirigé le groupe d'experts. Gosar (Anton), Klemenčić (Mladen), « Les problèmes de la délimitation de la frontière Italie-Croatie-Slovénie en Adriatique Septentrionale » in Mare Nostrum, Dynamiques et mutations géopolitiques de la Méditerranée, Paris :

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L'Harmattan, 2000, dont une version anglaise, actualisée à la date de l'accord de juillet 2001 , « The Problems of the Italo-Croato-Slovene Délimitation in the Northern Adriatic » a été publiée dans la revue Geojournal, An international journal on Human Geography and Environnemental Sciences, Dordrecht / Boston / London, 52 (2), 2000. 4. Sur la crise de Trieste, de 1945-54, Duroselle (Jean-Baptiste), Le Conflit de Trieste, Université Libre de Bruxelles, 1966. Le traité d'Osimo de 1975 met juridiquement fin au conflit. 5. Sur ce principe, voir Corten (Olivier), Delcourt (Barbara), Klein (Pierre), Levrat (Nicolas), eds., Démembrements d'Etats et délimitations territoriales : L'Uti Posidetis en questions, Bruxelles : Bruylant / Editions de l'Université Libre de Bruxelles, 1999.

AUTEUR

JOSEPH KRULIC Université de Marne la Vallée.

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Recherches Research studies

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Mountains as “lieux de mémoire” Highland Values and Nation-Building in the Balkans Les montagnes comme « lieux de mémoire ». Valeurs montagnardes et construction nationale dans les Balkans

Ulf Brunnbauer and Robert Pichler

AUTHOR'S NOTE

This paper results from our research project “Ecology, Organisation of Labour, and Family Forms in the Balkans. Mountain societies compared” which was funded by the Austrian Science Fund (FWF) and car ried out at the Department of Southeast European History at the University of Graz between 1998 and 2001.

Our gratitude goes to Karin Taylor for her comments on an earlier version of this paper and also her language support.

Introduction

1 Notions about shared history and the self-ascription of specific cultural and moral values are constitutive for the formation of nations and their continuity. While this is a common sense assumption, proven by extensive research also for the case of Southeast European nations, the spatial dimension of collective commemoration and of the construction of national identities have been much less considered. As Pierre Nora and his collaborators have shown, modern nation states require “places” onto which they can pin historical commemoration and imagination (lieux de mémoire). In the course of modernisation collective memory lost its organic nature and is no longer reproduced automatically. Collective memory is not any more transmitted orally from one generation to the other but rather has become the endeavour of professional memory- makers such as historians and intellectuals1. In order to be comprehensible and meaningful to people, nationally significant historical events must be anchored in popular experience and consciousness. In this operation, locations and material items

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as well as rituals and other features of culture become bearers of collective memory that cannot be fostered and disseminated by the intellectual endeavour of professional history alone. Places act as symbols of collective historical heritage, and the meaning of an event also rubs off onto the “place” on which its imagination is fixed. Nora studied these discursive operations for the case of the modern construction and imposition of French collective memory, focussing on monuments, cultural artefacts and manifestations, signs and symbols. Similar discursive strategies, which relate cultural features to things from other domains, are at work in the symbolic connection between national and ethnic identities and their corresponding values with specific landscapes.

2 Nations are intrinsically linked to territories since the very term “nation” implies a social group that aims at establishing sovereign government in and control over a specific territory. In the process of nation-building territory and space are instilled with cultural meaning so that the people who make up a nation feel an emotional attachment to the territory the nation claims for itself. Nations become related to specific landscapes which reflect the attitudes, values and sense of history of the members of the nation2. Once instilled with a specific national value, territories turn into cultural landscapes whose helps to maintain national identity among the individual members of the nation and to transmit it from generation to generation3. Landscapes are also linked with national history and symbolise particular events of the nation’s past, embodying “national spirit” and “national characteristics”.

3 Population groups inhabiting such cultural or “national” landscapes are then described as ethnically particularly pure by the ideologues of the nation. The presumed features of the natural landscape are seen by the members of the nation or an ethnic group as metaphors for the spirit and characteristics of the people from that territory4. In a second step, these metaphors are ascribed to a whole nation or ethnic group regardless in which geographical milieus it lives, an operation that recalls Fernandez’s concept of “metonymic” misrepresentation because a part of the social group is taken for the whole5. This discursive operation relates national history and identity to specific spaces in such a way that these places come to represent the whole nation, or at least its “pure” core. As Fernandez points out, one function of metaphors and metonyms in social life is to enable the movement of the subjects in culture6. Hence, once national identity is constructed with the metonymic and metaphorical power of specific places and their people, it can be conferred upon all presumptive members of the nation.

Mountains and the Nation

4 In Southeast Europe, from all kinds of landscapes mountains seem to have played the most important role in the substantiation of national ideologies. This fact is not surprising given the mountainous character of the region which is even called after a mountain range (the Bulgarian Balkan mountains). Mountains generally play an important role in the epic tradition of the region as well as in the popular tradition7. In national histories and mythologies, mountains were often regarded as places where particularly important events of the national tradition took place and specific psychological features allegedly typical of the respective nation could flourish. Both lines of argument are closely related to each other, as in many cases it was the very character of the highlanders as shaped by their mountainous environment that caused nationally significant events to take place in the mountains and not in the plains or

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elsewhere. The geographic-topographical difference between mountains and plains was not only associated with different socio-cultural adaptation strategies to the environment, but also with the different positions of the particular population in the value system of the nation. Ecological habitats were therefore endowed with specific judgements about the cultural and national value of the population inhabiting them. Character traits such as honesty, sobriety, modesty, strength, love of freedom, solidarity, and steadfastness were regarded as the outcome of life under the harsh natural conditions in the mountains. Very often these features were associated with sheep-breeders, as (semi)nomadic or transhumant herding was the main economic strategy in many Balkan mountain societies. The roaming shepherd became an emblem of national freedom8, while this same current of national mythology in the Balkans showed a certain degree of contempt for agriculture.

5 In the Balkans people frequently speak of “mountain villages” and “plain villages” as though their residents differed from each other9. The difference is not regarded only as geographic, but also as cultural, and therefore gains social meaning. In his monograph on rural Greece, Irwin Sanders reports an interesting experiment in which a group of student social-workers in a college near Athens was asked to describe the characteristic features of people in the plains and the mountains10. The students came from villages in every region of Greece and can therefore be viewed as quite representatives of Greek villagers’ way of thinking at that time.

Mountain villagers Plains villagers Change slowly Accept change, adapt better Physically tough Refined in manners More hospitable More sophisticated Stubborn Cunning Happier, more optimistic Sad (Thessaly) Have deeper thoughts More intermarriage of kin

6 Sanders concludes, that « [d]espite their isolation, the mountain people are considered by many Greeks to be brighter and more active than those of the plains. Indeed, many mountain villages are thought to have been settled by the more liberal, strongly independent inhabitants of the plain who could not support the indignities of Ottoman rule »11. But this discursive operation does not stop at associating mountain inhabitants with certain features of character, as in a second step distinctive values such as strength and independent spirit are often taken as representative for the whole nation.

7 However, not only are typically mountain values constructed and taken as representative for the nation, but also certain “typical” social institutions of the nation. This ideological operation rests on the widely held belief that the Ottoman occupation of the Balkans was followed by a retreat of the native Christian populations into the mountains. There, national culture supposedly survived because the Ottomans were never really able to achieve full control of the mountain regions. Later, during the period of “national awakening” and “national rebirth”, the national culture allegedly descended from the highlands figuratively and literally because people from the

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mountains migratedinto the plains bringing with them a traditional way of life and “untainted” national characteristics12 Many of these ideas were born in the 19th century when the was in a process of gradual disintegration. In their efforts to establish nation states and to strengthen and spread national consciousness after eventual “liberation”, nationalist ideologists praised the mountain inhabitants who had allegedly fought for centuries to preserve their freedom and ethnic identity. Sanders writes : « Indeed, many mountain villages are thought to have been settled by more liberal, strongly independent inhabitants of the plain who could not support the indignities of Ottoman rule »13. There, high up in barely accessible mountain regions, closed and homogenous communities allegedly managed to maintain the most valuable features of their ethnic group. According to such a concept, ethnicity becomes closely connected with nature, supporting the essentialist interpretation of ethnicity because if nature does not change, then why should ethnic adherence ?

8 The probably most prominent representative of such a view was the eminent Serb human geographer Jovan Cvijić who in his famous study Balkansko poluostrvo (« Balkan Peninsula », first published in French in 1918 and in Serbian in 192214) attempted a classification of Southeast European psychological types relating them to their natural environment. To explain psychological and cultural features by geographical facts was en vogue in the human and cultural geography of those days. However, Cvijić was not a simple geographic determinist but tried to substantiate his conclusions by extensive empirical research15. He nevertheless gave national meaning to the personality types in the Balkans he was determining, which must be seen in the context of his attempt to support the Serbian case against the opposing nationalist aspirations of his time. Cvijić was especially devoted to the so-called “Dinaric type” who lived in the Dinaric chain or had migrated from there to the plains16. The people of this type, who were Serb by origin, were described by Cvijić in the warmest colours. His portrayal focussed on their solidarity, archaic democracy, war-like spirit, love of freedom, national pride, honour, and sense of justice. Cvijić’s assumption was that « Dinaric people cannot live as servants as mostpeople in the plains can »17. While the inhabitants of the plains accepted the mentality of the reaya, the “herd” who had accepted Ottoman subjugation and compromised with the oppressors, the highlanders never accommodated Ottoman rule. They had learnt their endurance from the environment, which had taught them a difficult lesson but had made them hard. By incessantly fighting the oppressor, the mountaineers had developed a specific hajduk mentality18, which became a standard topic of Balkan folklore. For Cvijić the hajduk mentality not only inspired resistance but also aimed at national independence as Cvijić stressed the state-building capacity of the mountain-dwellers19. Similar views were widely upheld in Greece and Bulgaria, where the klephtes and the haiduti were presented as champions of nationhood. Mountain people were considered by many Greeks to be brighter and more active than those in the plains, having greater fortitude and a willingness to put up with stark conditions. People in the plains were, in contrast to the image of the highlanders, thought to have been dependent on their Ottoman absentee landowners and were despised by the more independent Greeks in the mountains20.

9 In the countries of former Yugoslavia, this discourse on the relationship between geography and national character still has its political and cultural repercussions. Especially in during the last decade, the cleft between highlanders and the residents of the plains was articulated with a political angle. On the one side stood those who cherished Cvijić’s characterisation of the Dinaric highlanders and regarded

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them as the “real Serbs”. In this line of argument, the Serbs in the mountains of Bosnia had kept their “Serbianess” more thoroughly than the Serbian inhabitants of the plains in the Šumadija and the cities. It is obvious that such an assumption was also meant to summon the support of Serbia proper for the secessionist Bosnian Serbs. In a 1991 essay, Nikola Koljević, a professor of English literature at the University of Sarajevo and one of the leaders of the Republika Srpska, contrasted the “agrarian tender souls” in Serbia proper with the Bosnian Serbs’ sense of national mission and fighting spirit21. These ideological currents, which praised the national spirit of the mountain Serbs, were opposed by liberal urban intellectuals who deplored the aggressive of the highlanders (the Bosnian Serbs), making them responsible for the bloodshed in former Yugoslavia and the destruction of civilisation as exemplified by the shelling of towns such as Sarajevo, Dubrovnik, Mostar and Vukovar. In this interpretation, peaceful lowland farmers and cosmopolitan urbanites are set against savage, narrow- minded, and brutal highlanders22. What had once been regarded as positive values in the context of nation-building was re-evaluated in the context of urban and farming societies that saw their achievements and peace threatened by violently nationalist mountain-dwellers.

10 Such a discourse on the “national” role of mountains was not confined to Serbia and former Yugoslavia, but was also an important element in the symbolical construction of other Balkan nations. In our analysis we will draw on Bulgarian and Albanian examples in order to reveal how mountains became significant for the nation by the ascription of national values, events, and social institutions to their people. The Bulgarian and Albanian cases demonstrate particularly well how mountains have been regarded as sanctuaries of the nation, contributing to form national values and institutions. Both examples also illustrate how metaphoric notions of mountains as symbols of the nation can be adapted to different ideological and political contexts and reveal how deeply they are inscribed in the collective consciousness. In our essay, we focus on different aspects of the national imagination of mountains : in the Bulgarian case, we emphasise the role of mountains in national mythology as sanctuaries for liberation fighters and as the environment that formed prominent personalities. In the case of , we show how national discourse regarded mountains as the specific geographical and cultural milieu in which a set of common-law institutions and rules, the kanun, developed. The kanun was described as a particularly Albanian national institution. In both case studies the underlying principle of nationalist discourse is the same : mountains are imagined as having been instrumental in safeguarding, and even developing, the national and ethnic values of the two peoples concerned.

Mountains and Bulgarian national imagination

11 « The Bulgarian people’s 1 000-year past and its survival are closely connected with the [Balkan] mountains. There the decisive events took place that lead to the Bulgarian state of our days »23. This statement by a non-Bulgarian author is quite representative for the Bulgarian imagination of the role which mountains played in Bulgarian national history. Already in the 19th century, Bulgarian nationalist discourse praised mountains for their particular significance for the nation. Mountains were said to have been the stage of important events in the , and to have never betrayed the nation. Mountain people were considered the “purest” . Of all mountain

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ranges in Bulgaria, the Balkan chain (Stara planina) certainly was ascribed the biggest stake in national history24. Bulgarian literature and folk poetry portrayed the Balkan mountains as witnesses of the historical fate of the Bulgarians, as protectors of the Bulgarian nation, as shelters for hermits, as comforters of the subjugated people, and as a hiding-place for those who took revenge on the foreign intruders and fought for freedom. « Therefore the Bulgarians’ love for the mountains is a love historically imposed by needs, it is an everyday love, and not the effect of some contemporary tourist or sport »25.

12 The idea of the Balkan mountains as protectors of the Bulgarian nation was elaborated above all by one of the eminent Bulgarian historians of the first half of the 20th century, Petăr Mutafčiev. In his (unfinished) collection Book for the Bulgarians, written mainly between 1928 and 1936, he devoted a chapter to the historical role of the Balkan Mountains in Bulgarian history, « Balkanăt v našata istorija »26. In this chapter, Mutafčiev describes how the Byzantine Empire’s various attempts to occupy the Bulgarian kingdom to its north failed because Byzantine troops had neither been able to pass the mountains nor to successfully circumvent them. Bulgarians were therefore described in Byzantine historiography as “Barbarians” living in the Balkan Mountains, which had to be conquered in order to subdue their wild inhabitants. According to Mutafčiev, the Byzantines became increasingly terrified of the Balkan Mountains and even the most experienced Byzantine generals did not dare to cross them27. In the war of 1195, the capital of the Second Bulgarian kingdom, the mountain town of Veliko Tărnovo, already lay defenceless before the Byzantine troops but was nevertheless saved because the Byzantine general in charge refused to venture into the Balkan Mountains28.

13 In Mutafčiev’s view, the Balkan chain was therefore responsible for the survival of the Bulgarian kingdom - until it was overrun by the Ottomans -and the Bulgarian nation, as otherwise the traditional Byzantine enemy from the south would have wiped out the Bulgarian people. Although the Byzantines took Bulgarian lands south of the Balkans, this was not decisive as long as their campaigns stopped at the mountains. In Mutafčiev’s description, the mountains are not only a place where certain historic and heroic events took place but they even acquire the capacity of a significant actor : Ever so mysterious and silent, he [the Balkan mountain ; in Bulgarian balkan is male29] has borne a fateful role in determining our future since the very beginning of our national life. And he not only watched over these events like a genuine, old soldier, but with his powerful body he protected this people, born and raised in his paternal fold. The medieval Bulgarian state would have remained an ephemeral and long-forgotten episode without the Balkan Mountains. Without the Balkan Mountains, but later and generally without the mountains in our lands, here in Europe’s South East the people that had lived for so many centuries under the name of Bulgarians would not have survived, indeed not even have come into existence30.

14 Bulgarians and mountains become inseparable in Mutafčiev’s text, whereas the Byzantines and other adversaries of the Bulgarians, such as the Pechenegs, are associated with the sea and the plains31. It is not by accident that the First Bulgarian Kingdom was not defeated by an attack from the south - that is through the mountains - but from the north, when troops under Svjatoslav from Kiev defeated the Bulgarians in 968. The Balkan chain, « like a genuine soldier on guard, did not betray his duty as a defender of the Bulgarian state against his mighty neighbour »32.

15 In historical as well as popular discourses, mountains retained their role as a sanctuary for the Bulgarians also in the period after the defeat of the Second Bulgarian Kingdom

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against the Ottomans in the late 14th century that resulted in almost half a millennium of Ottoman domination. In respect to the Ottoman period, the Balkan chain and other Bulgarian mountains were not portrayed as a line of defence against an external adversary, but as an internal refuge against foreign occupiers. It was not independence that was defended by the mountains but “Bulgarianness”, that is the cultural purity of the Bulgarian nation. This myth is related to the catastrophic interpretation of Ottoman occupation dear to Bulgarian historiography and still maintained bymany a mainstream historian. In this view, the geographic opposition between the mountains and the plains becomes central for the course of events during Ottoman rule : firstly, these historians allege that the Ottomans destroyed Bulgarian towns and drove the Bulgarian population from the fertile plains in order to colonise them with Turkish settlers33. According to this assumption, which is also commonplace in other Southeast European historiographies, the Christian population was forced to retreat to the mountains where it found harsh living conditions, but developed a staunch love of freedom and retained its ethnic particularities. This interpretation of history, however, can easily be deconstructed. Research by scholars of Ottoman history, as well as earlier studies such as those of Felix Kanitz, concluded that this view is flawed. The depopulation of the fertile plains mainly occurred during the perpetual feudal strife and civil wars of the 14th century, well before Ottoman conquest34. Bulgarians were not driven into the mountains, but were rather attracted to mountain villages by tax advantages enjoyed by certain population groups who fulfilled specific duties for the Sultan. One of these privileged groups were the so-called derbendji (Guards of the Passes) who maintained control over vital routes through the mountains. In return for their services, they had the right to carry weapons and to pay fewer taxes. Due to the mountainous character of much of Bulgaria, there were dozens of derbendji villages, in particular in the Balkan chain and the Sredna Gora, such as Kalofer, Koprivštica, Panagjurište, Elena, Žerevna, , Kotel, Teteven and Trjavna. These places « developed in the course of time into the leading Bulgarian craft and trade centres with an independent, enterprising and self-determined population » whose wealth was based on sheep-breeding, cloth and garment production, as well as on trade35. Ironically, the emergence of an independence-seeking, affluent Bulgarian petty bourgeoisie was the long-term effect of privileges granted by the Ottoman government as well as of government orders for the supply of its army and cities, rather than the result of harsh suppression and assimilation attempts as claimed by mainstream Bulgarian historiography.

16 During the period of “national rebirth” in the 19th century and also afterwards, Bulgarian historiography and poetry made the mountains their favourite stage for relating the Bulgarians’ struggle for independence. This narrative strategy is mainly related to the myth of the haiduti (the Bulgarian version of the Serb hajduci) who were described as rebels against Byzantine and Ottoman domination, as well as to the Bulgarian revolutionaries of the third quarter of the 19th century before final “liberation”. Aside from this, mountain towns were also given the credentials of being the cradle of the Bulgarian “Renaissance” (văzraždane).Mutafčiev, again, writes, « in his [the Balkan’s] breast the seeds of our (new) rebirth were laid »36. The significance given to mountains for the survival and revival of Orthodox Bulgarian culture also resulted from the fact that most monasteries in which the Bulgarian literary tradition was maintained were located in mountain regions, such as the famous Rila and Bačkovo monasteries37.

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17 The classic national image of mountains in this context can be found in the poetry of the writer and revolutionary Georgi Rakovski who was born in the town of Kotel in the Balkan chain in 1821. He is credited with the first “all-national” programme for the liberation of Bulgaria, drafted in 1858, and a plan for an uprising in 186138. Rakovski, who lived much of his politically active life in exile, tried to inflame national rebellion with his poetry. In his poems he not only deplored the cruelty of the Byzantines and then the “Barbarian Turks” as well as the deviousness of the Greeks under Ottoman rule, but also praised Bulgarian heroes fighting foreign domination. These haiduti were invariably associated with the mountains to which they had retreated to take revenge on the Byzantine or Ottoman oppressors. « [B]ut some bold vojvodi [leaders of insurgent bands] upheld Bulgarian liberty in inaccessible parts of the ancient Balkan Mountains », where they preserved the typical features of the “old Bulgarians”, resisting all attempts at assimilation39. The harsh life in the mountains led them to acquire particular moral characteristics, such as a warlike spirit, courage, endurance, honour, self-sacrificial devotion to the cause of Bulgarian liberation, honesty, love of freedom, and masculinity. These qualities became intrinsically linked to the environment, which in turn was thought to transform ordinary people living in the mountains into freedom-loving, “real” Bulgarians. Nature and the nation were thus dialectically linked to each other. The hero of Rakovski’s poem « Gorski pătnik » [Mountain traveller] goes into the mountains in order to prove his worth as a true man of the mountains (gorsko momče)40. For these heroes, the mountains also represent a place that enables them to break with their past, an opportunity for purification. There they become “Men of the Balkans”, a qualification associated with the notion of politically active and staunch Bulgarians, while people from the plains are considered more eager to co-operate with the occupiers41. Not by chance, Rakovski regarded the Montenegrins a shining example of a people who had managed to expel the Ottomans. « Every Montenegrin is a soldier », he wrote. « Generally, Montenegrins are bold fellows, hospitable and honest people. They have almost the same character as the Bulgarians of the old Balkans ». Montenegrin women were, of course, « diligent at housework, have a strong sense of shame, and are friendly »42.

18 Aside from Rakovski, other revolutionary poets such as , and Penčo Slavejkov also praised the importance of mountains for the liberation of Bulgaria43. Ivan Vazov, Bulgaria’s most important writer of the second half of the 19th century, held mountains in particularly high esteem as illustrated by his descriptions of his trips through the mountain ranges, such as « In the Heart of the Rhodopes »,» The Magnificent Rila Desert », « One Part of the Stara Planina », and « Musala ». The significance of mountains for rebellions against occupying forces is also evident in Bulgarian expressions such as « to catch to the Balkans » or« to go into the Balkans » which, in Bulgarian historical-political language, mean to take up arms and to join the partisans.

19 The figure of the haidutin flourished in Bulgarian literature and even more recent authors felt attracted by it. One of the best-known modern Bulgarian writers, Nikolaj Hajtov, for instance, published a literary-historical essay on several haiduti of the 19th century whose existence was allegedly historically proven. Although Haitov claimed that his actual aim was to deconstruct some legends on the haiduti, he in fact enhanced the notion of haiduti as bold and just fighters for freedom. According to Hajtov, only few mountain people (balkandzi) were able to endure the harsh living conditions among

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the peaks where they had often been confronted with a lack of food and shelter. But those few who dared stay in the mountains were large and strong, and preferred fist fights to armed battle. The famous haidutin Angel Vojvoda, for instance, was able to jump over a horse loaded with two chests. Hajtov also rejected the claim that the haiduti had been, in fact, nothing more than bandits. According to the author, real haiduti were honest and gave the money they robbed from their enemies to the poor and to schools, monasteries and the church. Hajtov also provided the conflict between the haiduti and the Ottomans with a spatial dimension : « From their shelter in the mountains, they attacked the çiftliks of the begs [Muslim notables], robbed and killed travelling Turkish noblemen, and punished corrupt judges and cruel spahis »44. The Ottomans / Turks were thus associated with the plains, while the haiduti were attached to the mountains.

20 During the rebellions and revolutionary activities of the 1870s, mountains again plaid a prominent role in the actual events as well as the popular mythology. In reflections on the past, historiography, literature and material culture objectified their significance. Several leading national revolutionaries and intellectuals, such as - aside from Rakovski - Ljuben Karavelov, Hristo Botev, , Hadži Dimităr, Filip Totju, and Angel Kănčev came from mountain towns, that is why today monuments in their native towns and wherever else in the country they supposedly fought for Bulgaria’s freedom commemorate their lives. Mountain towns therefore boast a particularly large number of monuments devoted to the national struggle pointing to their important position in collective memory. The central role of the mountains in Bulgarian liberation is also highlighted in the commemoration of the . This badly organised and notoriously unsuccessful uprising against Ottoman rule failed to liberate the country, but it managed to mobilise the support of leading European politicians for the Bulgarian cause on the basis of alleged or actual Ottoman atrocities. From a geographic point of view, the uprising was had its epicentre in the mountains. Its main centres were the towns of Panagjurište and Koprivštica in the Sredna Gora chain. In Oborište near the town of Panagjurište, the insurgents took an oath to liberation. « In Switzerland Rütli, in Bulgaria Oborište », writes Deliradev, indicating the significance of this location for Bulgarian national mythology45. According to a map in the official « » published in 1987, the two other regions of « armed struggle on a massive scale » were the northern slopes of the around the towns of Batak, Peruštica and Pestera, and the central Balkan mountains east of Veliko Tărnovo46. Commemoration of those events is therefore automatically linked to the mountains not only as a geographic fact, but also as carrying certain mythological notions about people breathing the spirit of freedom. As Deliradev writes, « the pride of the mountain-dwellers was never broken like that of the villagers in the plains »47.

21 But the imaginary, and to a certain extent real, role of mountains for the liberation of Bulgaria did not stop there. On the contrary, it reached its climax two years later when the Russians fought the Ottomans in the Russian-Turkish War of 1877-1878. The decisive battle of this war took place at the Šipka Pass in the central Balkan chain, where in June 1878 the Russians defeated some 23 000 Ottoman troops, taking more than 20 000 as prisoners. Hence the Šipka Pass became a cornerstone of Bulgarian historical imagination, one of its most important “places of memory”. Regular celebrations at the huge monument, built on the top of the pass, pay tribute to the Russian “liberators” and secure the place of the mountains in collective memory. The story of the Šipka battle is frequently recalled in the press on its annual anniversary.

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The battle for Šipka also evokes gender images because it is portrayed as the struggle for a woman (Šipka is female in Bulgarian) representing the “mother nation” and being liberated by Bulgarian soldiers and their Russian brethren from brutish alien forces.

22 For the historical representation of the “post-liberation” period, i.e. after 1878, the role of mountains for national ideology changed, as they were no more the stage of important events and in reality saw a period of decline as they became the social, economic and political periphery in a centralising state. But they retained their prominent position as “the friends of the people” in collective memory48. As such, they acquired particular significance in urban discourse on “original values” and “moral purity”. For city people, mountains became a favourite place for rest and recreation, where people sought purification from the ambiguities and seductions of modern urban life. This led to the founding of the first Alpinist societies as early as the 1880s. Society members were predominantly well-educated, well off, and were young people of the professional classes49. Significantly, writers Ivan Vazov and Aleko Konstantinov belonged to the pioneers of the Alpinist movement in Bulgaria.

23 Communist ideology, which imposed itself as the dominant discourse after the Communist takeover in 1944, continued the line of reasoning that presented the mountains as a “pure” alternative to the corrupt and unhealthy ways of urban life. But Communist ideology also revived the idea of the role of the mountains in the fight for liberation. This was due to the ideological significance of the partisan struggle during World War II, which served as one of the mainstays of the legitimisation of Communist rule by presenting it as home-grown and not imposed from outside. Partisan fighting was said to have taken place mostly in mountain regions. In one of the most important Bulgarian post-Second World War novels, Dimităr Dimov’s “Tobacco” (Tjutjun), the partisans, whose struggle occupies a good part of the book, live almost exclusively in the mountains from where they stage assaults on German troops and native fascist forces. The author not only portrays mountains as offeringthe most appropriate shelter for partisans due to their inaccessibility, but he also clearly sets the freedom, purity and spirit of the mountains against the dull, corrupt and exploited life of workers in the plains50. In the post-war period, peaceful activities such as Alpinism and skiing rather than partisan warfare were thought to be the perfect school for young Communists : « [There] several other personal traits valuable in the struggle for national liberation as well as in national state and economic construction are strengthened, such as initiative, steadfastness, spiritedness, self-command, and endurance »51. Activity in the mountains also provided the necessary passion for the more dramatic challenges of personal and social life52. The mountains would confer their intrinsically heroic qualities upon young Communists in the very same way they had done for the haiduti, the Bulgarian revolutionaries of the 19th century, and the partisans in their fight against fascism. Mountains became not only symbols of national pride but also of essential Communist values. First of all, Deliradev imagined mountains taught industriousness, as « active recreation in the mountains makes people active ». Mountains made people tough because there they learnt to resist harsh conditions. Aside from this,« in the mountains the spirit of solidarity is cultivated least artificially. Also the spirit of self-sacrifice »53. Young people could learn the important Communist value of community spirit in the mountains, too. Hence in Communist discourse mountains became the place where the real communist would acquire features deemed essential for Communist morality.

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24 This notion of the “purity” of mountains and their inhabitants was also responsible for the academic interest of scientists in communist Bulgaria in upland communities. In particular ethnography and dialectology perceived mountains as folklore museums where ancient Bulgarian habits and idioms could be observed54. What were actually the linguistic and cultural consequences of the isolation and backwardness of mountain communities became special proof of authentic Bulgarianness. Academic endeavours therefore reproduced established patterns of the perception of mountains and their contribution to the nation. This discursive operation was also used to declare a Bulgarian-speaking Muslim population, the in the Rhodope Mountains, “true” Bulgarians. Bulgarian nationalists claimed that the Pomaks were part of the Bulgarian ethno-nation, although Pomaks themselves oftenshowed a clear lack of Bulgarian national self-identification55. National ideology required that ethnographers and linguists prove the Pomaks’ Bulgarian ethnicity, and in this effort researchers often referred to particular consequences of the Pomaks’ mountain existence. They were, for example, said to speak a Bulgarian idiom close to the language of Cyril and Method. This was taken as undeniable evidence of their Bulgarian ethnicity. Historians claimed that the Pomaks, although having converted to Islam, had resisted all assimilation efforts by the Ottomans and retained their pure Bulgarian because they were protected by the inaccessible nature of their mountain environment. But Pomaks had not only managed to preserve their own Bulgarian character but also that of the mountains which otherwise would have been de-Bulgarianised. In this way, mountains and ethnicity were again linked (to each other).

Mountains, culture and ethnic identity in Albania

25 A common notion in Albanian historiography is that of the centuries of occupation of the country by foreign powers. Only the remote and inaccessible mountain ranges were regarded as areas where the Albanian people could retain a degree of political autonomy. Additionally to their political independence, the Albanian people allegedly preserved their original culture and ethnic identity in these isolated zones. The people developed particular customs which « served as an important means of self- government and union of the people against foreign domination »56. These customs were given the name kanun57. In the 19th and 20th centuries, many of these local kanun laws were collected and codified. The newly set up scientific institutions of the communist state intensified the study of traditional culture. The kanun was treated as a depository of national history which shed light on the « originality of the ethnic consciousness, on the noble feeling of national sovereignty and the pride of the not oppressed peasant masses, especially those of the highlands »58. It was a primary aim of those studies to counteract authors from abroad who tried to deprive thekanun of its ethnic Albanian originality, regarding it as a mere imitation of the Roman, Byzantine, Slav, or Langobard laws. Albanian linguists argued that the Slavic influence on the kanun was only of peripheral significance. The basis of the kanun, the majority of its regulations and legal institutions were and are regarded to be of Albanian origin59.

26 Albanian scientists always conceptualised the mountains as fortresses having preserved the « language and ethno-culture [of the Albanians] in general, and their national consciousness for such a long time. [The] cultural wealth of the mind and the spirit of the Albanians has been the cause but also the consequence of survival »60. Mountains

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thus serve as the protectors of the group as well as of national identity. The concept of isolation and seclusion is closely related to the idea of a stable and unchanged social world. Given the fact that the kanun is regarded as an Illyrian heritage, elements of Illyrian ethno-culture were presumably handed down to the descendants of this people, the contemporary Albanians. The principle elements of the kanun law are thus regarded as « sacred, supernatural, untouchable and unchangeable »61. The idea that ethnic groups have character traits or particular psychological features which differ from other people and are inherited from generation to generation is often mentioned in texts on the kanun62 .The stress on the stable and homogenous character of Albanian culture is aimed against foreign, especially Serbian, assumptions that the “Albanian culture” is amorphous and far from stable and consolidated63. Especially during socialism, Albanian ethnographers did extensive work to prove that the most important institutions of the upland communities were of pure Albanian origin. One of these was, for instance, the kuvend, a village, tribal or regional assembly of males, which can be found in all the variants of Albanian customary law. One legal expert has argued that the institution of the kuvend in the Albanian uplands, though similar to comparable institutions of other customary laws in neighbouring countries, was first of all an element of the Albanian ethno-culture with distinctive Illyrian roots. The same is claimed for other social and economic institutions such as ownership patterns, family organisation and rituals and ceremonies in mountain communities64. The outstanding aim of this kind of research was to construct the image of a homogeneous and cohesive culture on the base of shared ethnic origins. This is rather astonishing, given the fact that in communist Albania, Marxism-Leninism was the official scientific paradigm and therefore materialist explanations of society and culture could rightly be expected. During Socialism, studies on the traditional institutions and habits of the upland communities indeed devoted considerable space to the crucial influence of economy and geography on social structures, but ultimately these studies concluded that ethnic origin determined social and cultural patterns. Culture and ethnicity were seen as two sides of the same coin and were regarded, at least in their “core”, as stable and unchangeable. In the mountainous areas, economic, social and political developments could not destroy this “core” which exhibited the main traits of the ethnic group. Studies of Albanian customs in the mountains are characterised by the aim of portraying the Albanian people as sharing a uniform complex of principles, norms and rules, exemplified by the kanun. At the same time, the differences to the ethnic “other” are emphasised. The numerous social and economic differences between northern and southern upland communities are often neglected as the emphasis rests exclusively on aspects of conformity65. In his study of the Albanian upland village Progonat, the historian Muharem Xhufi states that the people became a stable and continuous community through the ongoing struggle against foreign invaders. They developed a war-like tradition, high moral virtues and abilities, such as patriotism, a defiant will for freedom, courage, pride, friendship, generosity, and hatred of all enemies. These are characteristics of the people of Progonat as well as of all the people of and all Albanians66.

27 Beside the uniformity of the various kanun laws, Albanian scholars claim that the kanun of the mountains is evidence for the ability of the people to govern themselves on the basis of their own principles and institutions. The kanun was treated as a kind of unwritten code that« secured a normal life and regulated social relations. [It] especially arranged the life and the social relations of the free peasant communities, which

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constituted the nucleus of the autochthonous population of the Illyrian-Albanian soil »67. Some authors even compared the kanun with a « constitution for the Albanian people » in times of suppression and foreign domination68. In this respect, the ideal of a well-organised and coherent internal organisation of upland communities is emphasised. A well-developed democratic consciousness, social equality, mutual assistance and solidarity belonged to those principles that allegedly characterised mountain communities. Particular moral values, such as nderi (honour), besa (the given word) and mutual help, were regarded as constitutive elements of the culture of mountain people. These values, on the one hand, « contained elements of the class resistance of the masses against social oppression and exploitation » and, on the other, served as important means of raising « the masses of the people to a position of opposition against foreign occupation, violence and feudal arbitrariness »69.

28 However, these notions can hardly be maintained in the light of historical anthropological research on the social fragmentation of tribal societies. Relations within the household were actually not based on democratic but rather on hierarchical relations. Solidarity was very much confined to the inner circles of the family and the kin-group. Kinship hostilities, suspicion and constant rivalries were therefore endemic. It was the very segmented character of those mountain societies that prevented the development of a well-ordered and functioning community. In their studies, Albanian historians and ethnographers took notice of the frequent conflicts, the numerous victims of vendettas and disputes over honour, but interpreted those phenomena as consequences of the class character of the society. They neglected the fact that the praised moral values such as solidarity, mutual assistance and social equality were confined primarily to kin. Only in rare cases, when the honour of the community was at stake, did unrelated men stand together against neighbouring tribes, villages or others. But even then, the sovereignty of the family was not swayed. Between families unrelated through kinship and marriage, constant competition for social prestige took place. This was formalised in the concept of honour that was of utmost importance for Albanian society. This concept is a typical form of self-redress and constantly competes with the efforts of the state to establish a monopoly of power and legitimate violence70. Thus, it is not surprising that the first communist initiatives and provisions immediately after the Communist take-over concerned the abolition of the traditional institutions of the northern mountain communities, the prohibition of the customary law and the establishment of new administrative centres in the tribal areas. Very soon, the Communist government set up schools and obligatory courses for adults with the aim of spreading literacy and through literacy, ideology. They knew all too well of the impact of the written word, and felt an urgent need to encourage literacy in order to be able to disseminate their ideology. This ideology did not only contain standard Communist elements but was also addressed to the national feelings of the people. Historiography and ethnography were required to provide facts for textbooks that would foster national identity and solidarity. One of these facts was the existence of the kanun, which was portrayed as a pillar of ethnic singularity. Hence, at the same time as the Communists put considerable force behind the effort to replace the kanun with written state law, they declared it an essential element of the national character and turned it into something of the past. A similar process was under way as that observed for French collective memory by Nora, in that the kanun lost its lived and organic nature and was reborn as a fact of national imagination and history. As a consequence, the kanun lost its social and economic meaning and instead became the subject of

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academic discourse. The new regime rendered the old system of reference, related to the patriarchal and tribal order of Albanian mountain societies, illegitimate by replacing it with the concept of modernity and reform. The kanun was treated as a reliquary of the past and served as a contrasting image to « the profound emancipating process carried out by the Party through the triumph of the People’s Revolution and the tremendous transformations performed in the socio-economic relations of our country »71. But despite the colossal efforts of communist politics to change the socio- economic relations in the country and impose modernity, a set of traditional values was also integrated into the concept of nation and identity. These traditional values were characterised by particular longevity and pertinacity. They had first been articulated by intellectuals in the period of the so-called Rilindja (national rebirth) in the late 19th and early 20th century. During the inter-war period they enjoyed particular prominence, and they continued to flourish during and after the Communist period. Under Communism it was said that these values had helped to preserve the ethnic identity of the Albanian people despite foreign domination and had inspired resistance against foreign occupation. In the eyes of the Communists, the main chapter in this continuous resistance against alien domination was the partisan struggle during World War Two, officially labelled the “National War of Liberation”. The victory against German occupation was allegedly achieved due to the « brilliant patriotic and fighting traditions, the rich experience acquired by the Albanian people through the centuries in their struggle for freedom and independence »72. The myth of persistent resistance became part of the official memory of the Communist , such as was the case in other Socialist countries. This went hand in hand with the development of a « grammar of competitive behaviour and values ». Partisans were described as particularly capable of fighting. They were endowed with « inexhaustible strength, courage, self-sacrifice and noble heroism ». Here we rediscover the « defiant will for freedom »,» courage and endurance » and « sacrifice for the ideal of the nation and the Fatherland » 73as part of the character of the Albanians, values which derive from the image of the mountain people and their concept of honour. The drawing upon elements from the moral code of the kanun for the national self-imagination did not necessarily mean the appropriation of the alleged bearers of these norms. Particularly the tribal areas in the north - the core-areas of the kanun - fiercely resisted the communist take- over of power. So those people who best represented the heroic image of the mountains became regarded as politically unreliable and potentially dangerous.74

29 On the other hand, the myth of tireless resistance and its concomitant heroic values contributed enormously to the Communist rulers’ paranoid fears that the country was surrounded by a hostile world and should be kept isolated and in a continuous state of vigilance and readiness to fight in order to defend the motherland against pending threat from the outside world. This position is best reflected in Enver Hoxha’s paradigmatic text on the foundations of “renewed” Albania after four decades of Communist rule : Today, looking back over more than four decades, we Albanian communists feel proud that ever since the days of their creation, the Democratic Front of Albania and our people’s state power, under the leadership of our glorious party, have performed their tasks and mission for the people of the motherland with honour, have been tempered in the sternest battles and trials, have withstood and defeated the plans of all internal and external enemies and have been turned into impregnable fortresses of triumphant socialism and of the fine new life flourishing in Albania75

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30 Hence, the whole nation is envisioned as an isolated, well-protected mountain fortress guarded by alert and freedom-loving mountain people.

31 The mountains, the people and their social and cultural institutions acquired a multifunctional meaning which is best reflected in the representations of the kanun as a typical mode of organization in mountain communities. In this discourse, the mountains supplied self-interpretation in the sense that they were turned into proof of the pristine ethno-culture of the Albanian people. Their images stimulated the myth of ongoing resistance against others and thus also served to legitimise Albanian communist politics of isolation and seclusion.

Conclusion

32 The cases drawn from Bulgaria and Albania reveal the symbolic meaning of mountains and their inhabitants for the process of nation-building and the articulation of nationalist ideologies in Southeast Europe. Mountains serve as cultural landscapes that inspire collective commemoration of the heroic past of the nation. National values are derived from upland communities and their particular social organisation, which actually emerged as a socio-ecological adaptation to the mountainous environment but is interpreted with a romantic and ethnic twist. Mountains become both metonyms of the nation and metaphors of its characteristics. The purity of nature is associated with the purity of ethnicity, and the ethnic group is imagined to be as close-knit as an isolated mountain community. This kind of discourse endorses the essentialist and premordialist interpretation of ethnic identity, supporting those who declare ethnic boundaries unchangeable and impervious. Once substantiated by nature, ethnic claims become mutually exclusive. But “mountain values” also supply ethnic and national identity with a special quality because they are linked with violence and war as legitimate resistance against foreign intruders. This gives qualities such as fighting spirit and bellicosity a positive meaning and was one of the reasons why violence met with such high approval by nationalist ideologies in Southeast Europe. These characteristics also enhance the importance of masculinity in national ideology that draws on deeply rooted images of mountain communities as a specifically patriarchal milieu.

33 Using “natural” arguments to substantiate ethnic and cultural features is also part of the wider discourse on Balkanisation, or how the Balkans are imagined76. The interesting point here is that the Balkanisation discourse in the region itself refers, etymologically correct, to mountains (balkan in Turkish means forested mountain range), while in the perspective from outside the notion of “Balkan” refers to the whole region. But on closer view, the exogenous view apparently also believes that authentic Balkan culture is found predominantly in the mountains. Thus the word “Balkan” has not only come to represent the whole region, but the culture of the mountains - or better, its distorted representations - is taken as typical for the culture of the whole region. Romantic authors such as the German Karl May suggested a link between the mountains of the Balkan peninsula and the ferocity of their inhabitants but in the Romantic vision the presumed savagery of the Balkan people was associated with positive values. The British imagination of Montenegro in the 19th century was filled with “noble savages” who lived in the mountains and relentlessly fought for their autonomy. David Norris even suggests that Walter Scott’s mythological image of the Scottish highlanders

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influenced the ways that Balkan mountain inhabitants were perceived in Victorian Britain. « [T]he same epithets of independent spirit and of a natural innocence which Scott applied in his novel can be found again in the texts about Montenegro ». This discourse was part of a Romantic vision that connected images of mountains, nature and freedom77. John Reed, who reported from Serbia in 1915, also reiterated these images. Of the Serbs he wrote, « the strong, virile stock of a young race not far removed from the half savagery of a mountain peasantry, intensely patriotic and intensely independent »78.

34 However, the evaluation of mountain values by outsiders experienced significant shifts. What was seen in the eyes of Southeast European nationalists and Romantic European writers as a positive mountain mentality, became regarded from the outside more and more as part of the “wild”, “unruly” and “brutal” character of the many ethnic groups inhabiting the Balkan peninsula. As Todorova emphasises, most western descriptions of the Balkans refer to the patriarchal mentality of its people who are often regarded as « uncivilised, primitive, crude, cruel, and, without exception, dishevelled »79. The mountains now posed a potential threat should those mountain men descend from the peaks. Their assumed savagery was bound to disrupt lowland ways of life. During the 20th century, the mountain-dwellers’ closeness to nature was reevaluated and took a more sinister appearance than previous notions of “independence” and “innocence”. What had been hailed as positive in the Romantic version of the European discourse on the Balkans became disguised as uncivilised, barbaric and brutal behaviour. The same sign system was now invested with negative values. This change became recently obvious in the way the Serb soldatesca was portrayed by Western media during the Bosnian War. The anthropologist Marko Živković, for instance, cited the 1992 BBC documentary “Serbian Epics” as an example for this shift in the metaphorical relation between mountains and violence. In this documentary, images of the Dinaric limestone peaks were juxtaposed with images of Bosnian Serbs listening to their epics performed on a gusle while covering besieged Sarajevo with gunfire80. Živković also quotes from an article in the New York Times that appeared in 1992. The author of this article drew the readers’ attention : to the rocky spine of the Dinaric Alps, for it is these mountains that have nurtured and shaped the most extreme, combative elements of each community : the western Herzegovinian Croats, the Sandžak Muslims, and, above all, the secessionist Serbs. Like mountaineer communities around the world these were wild, warlike, frequently lawless societies whose feuds and folklore have been passed on to the present day like potent home-brewed plum brandy that the mountain men begin knocking back in the morning81.

35 As before, Serbs are described as mountain men, but not as noble but rather as bestial savages. As David Norris observed, « [t]he Bosnian war nearly became an archetypal battle between civilization and non-civilization, between mountain and city, in which one headline reads “Sarajevo repels the mountain menace”, relying on a sign system in relation to the Balkans and the Serbs which has been periodically reinvented over the last 170 years, since the Romantics first turned their attention to the folk epics »82.

36 So, all essential features ascribed to Southeast Europe by the Balkanisation discourse have become focussed on the mountains. However, its apt criticism of Western imaginings of the Balkans should not obscure the fact that much of this imagining is mirrored by equivalent discourses in the region itself. Of course, Western imagination can draw on much more political, economic and discursive power in order to impose

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itself, and Western misrepresentation thus has impact on the lives of the people of Southeast Europe. On the other hand, indigenous discourses - “Self-Balkanisation” - are not less relevant and have shaped regional social reality as well. We therefore believe that the deconstruction of the discourse on “Balkanisation” should not stop at the critical analysis of Western intellectual constructions, but rather consider the dynamics of indigenous and exogenous discourses and the transformations of meanings floating between these discourses.

NOTES

1. Nora (Pierre),Zwischen Geschichte und Gedächtnis, Berlin : Wagenbach, 1990, p. 11. 2. White (Geoige), Nationalism and Territory. Constructing Group Identity in Southeastern Europe, Landham : Rowman and Littlefield, 2000, p. 5. 3. Ibid., p. 25. 4. Cf. Fernandez (James W.),Persuasions and Performances : The Play of Tropes in Culture, Bloomington : Indiana University Press, 1986, p. 23. 5. Ibid., p. 85. 6. Ibid., p. 62. 7. Roglič (Josip), « Die Gebirge als die Wiege des geschichtlichen Geschehens in Südosteuropa », in Lauer (Wilhelm), ed., Colloquium Geographicum, 12 (Argumenta Geographica. Festschrift Carl Troll zum 70. Geburtstag), Bonn : Ferd. Dümmlers Verlag, 1970, p. 234. 8. Josip Roglič makes the connection mountains - sheep-breeding - nation / state-building explicit when he writes that the medieval Southeast European kingdoms were “organically” related to the mountains because sheep-breeding was the most important occupation. In this author’s view, the strength of the medieval “nation states” was determined by their ability to control large areas of fertile summer pas tures in the mountains, ibid., p. 234. 9. Sanders (Irwin T.), Rainbow in the Rock. The People of Rural Greece, Cambridge : Harvard University Press, 1962, p. 29 10. Ibid., p. 31. 11. Ibid. 12. E.g. Roglić (Josip), art. cit., p. 231. 13. Sanders (Irwin T.), op. cit, p. 31. 14. Cvijić (Jovan), Balkansko poluostrvo južnoslovenske zemlje. Osnove antropogeografije, Beograd : Kraljevine Srba, 1922. 15. Kaser (Karl), « Anthropology and the Balkanization of the Balkans : Jovan Cvijić and Dinko Tomašić », Ethnologia Balkanica, 2, 1998, p. 91. 16. Cvijić’s enthusiasm for mountain-dwellers may have also been influenced by the fact that he was born into a family of Montenegrin colonists (Roglić (Josip), art. cit., p. 231). He must therefore have come into contact with Montenegrin folk culture and its high estimation of mountains at a young age. 17. Kaser (Karl), art. cit, p. 92. 18. Cvijić (Jovan), Andiic (Ivo), O balkanskim psihičkim tipovima, Belgrade : Prosveta, 1988, p. 32. 19. Živković (Marko), « Violent Highlanders and Peaceful Lowlanders », Replika. Hungarian Social Science Quarterly, special issue, 1997, p. 112. In contrast to Cvijić and other authors who

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emphasised the positive role of mountains for national values, scholars like the Croat Dinko Tomašić claimed the contrary. Tomašić associated all positive values important for the nation with lowlanders, while he considered the people from the Dinaric mountains unruly outlaws, mercenaries and political terrorists who could not contribute to nation-building in a meaningful way. Kaser (Karl), art. cit., p. 94. 20. Sanders (Irwin T.),op. cit., p. 31f. 21. Quoted in Živković (Maiko). art. cit., p. 115f. 22. Quoted in ibid., p. 116. 23. Koglić (Josip), art. cit., p. 234. 24. Cf. Daskalov (Roumen), Building up a National Identity : The Case of Bulgaria, Florence : European University Institute (EUI Working paper SPS No. 94/11), 1994, p. 22. 25. Deliradev (Pavel), Planini i narod, Sofia: Biblioteka « Niva », 1945, p. 53. 26. Mutafčiev (Petăr), Kniga za bălgarite, Sofia : Bălgarska Akademija na Naukite, 1987, pp. 65-89. 27. Ibid., p. 81. 28. Ibid., p. 85. 29. It is significant that the Balkan chain is referred to as “he” not only in the sense of grammatical gender but also in terms of notions of masculinity, whereas other peaks are usually female in Bulgarian. 30. Mutafčiev (Petăr), op. cit., p. 66. 31. A later author, Pavel Deliradev, wrote that for Bulgarians the mountains were the most important geographical factor, while for Greeks it was the sea and for Romanians the plains. Therefore, the Romanian (Valachian) minority in Bulgaria settled above all along the Danube and the Greeks on the Black Sea, but « the mountains are mainly Bulgarian ». Deliradev (Pavel), op. cit, p. 54. 32. Mutafčiev (Petăr), op. cit, p. 89. 33. For examples, see Kiel (Machiel), Art and Society of Bulgaria in the Turkish Period, Assen / Maastricht : Van Gorcum, 1985, p. 33. 34. Ibid, pp. 33-54. 35. Ibid., p. 43. 36. Ibid., p. 66. This assumption rests, however, on historical fact. The man who is commonly credited with being the father of the Bulgarian national revival movement, the monk Paisij Hilendarski, was born in the mountain town of Bansko, and wrote his influential « History of the Slavo-Bulgarians » in the Hilendar monastery on Mount Athos. Other ancestors of Bulgarian nationalism, such as Sofroni Vračanski, Marion Makariopolski, and Neofit Rilski were also bom in mountain towns. 37. Deliradev points out that there was only one “real” monastery in the plains, Iljanci near Sofia. Deliradev (Pavel), op. cit., p. 55. 38. Bălgarska Akademija na Naukite, ed., Istorija na Bălgarija, torn 6 : Bălgarsko văzraždane 1856-1878, Sofia : Izdatelstvo na bălgarska akademija na naukite, 1987, pp. 204 ff. 39. Rakovski (Georgi), « Bălgarski haiduti », in : Săčinenija, vol. 3, Sofia : Bălgarski pisatel, 1984, p. 415. 40. Rakovski (Georgi), « Gorski pătnik », in : Săčinenija, vol. 1, Sofia : Bălgarski pisatel, 1983, pp. 138 f. 41. Gălăbov (K.), « Čovekăt na kavala, čovekăt na ribnija bukvar, ăovekăt na Balkana », in : Životăt na rodi-nata. Kulturniiat păt na bălgarina. Literaturni opiti, Sofia, 1930, pp. 7-10. 42. Rakovski (Georgi), «Černa Gora », in : Săčinenija, vol. 2, Sofia : Bălgarski pisatel, 1983, p. 317. 43. Deliiadev (Pavel), op. cit., p. 65. 44. Hajtov (Nikolaj), Haiduti. Očerci, Sofia : Izdatelstvo otečestvo, 1985, pp. 5-9. 45. Deliradev (Pavel), op. cit., p. 67. 46. Bălgarska Akademija na Naukite, ed., op. cit, p. 392.

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47. Deliradev (Pavel),op. cit, p. 66. 48. Ibid., p. 75. 49. Ibid., p. 87. 50. Dimov (Dimitar), Tjutjun, Sofia : Bălgarski pisatel, 9thedition, 1979. 51. Deliradev (Pavel), op. cit., p. 113. 52. Ibid., p. 115. 53. Ibid., pp. 110-112. 54. For similar efforts in the Alps see Viazzo (Pier Paolo), Upland Communities. Environment, population and social structure in the Alps since the sixteenth century, Cambridge : Cambridge University Press, 1989. 55. For the discourse on the Pomaks see Biunnbauer (Ulf), « Diverging (Hi-)Stories : The Contested Identity of the Bulgarian Pomaks », Ethnologia Balkanica, 3, 1999. 56. Pupovci (Syrja),» Introduction », in Buda (Aleks), et al, ed., Kanuni i Lekë Dukagjinit mbledhur dhe kodifikuar nga Shtjefen K. Gjeçovi, Tirana : Academy of Sciences, 1989, p. 585. 57. The term kanun is derived from he Greek kanon, which means “rule”, “norm”. In the Turkish language it was transformed into kanun. Kanunname were the law codes enacted by the Sultan, in contrast to the şeriaf, the law which is derived from the Koran. In the Albanian language, the term kanun designates the local customary law. 58. Pupovci (Syrja), art. cit., p. 592. 59. Elezi (Ismet), E drejta zakonore penale e shqiptarë dhe lufta për zhdukjen e mbeturinave të saj në Shqipëri, Tirana : 8 Nëntori, 1983, pp. 68f. 60. Tirta (Mark), « The Cult of Several Ancient Customs in the Albanian Ethnical Survival », paper read to the conference The Role of Myth in History and Development in Albania, London, 11-13 June 1999, pp. 1-2. 61. Ibid., p. 2. 62. Elezi (Ismet), op. cit., p. 79. 63. Ibid., p. 70. 64. Ibid., pp. 73-74. See also Elezi (Ismet), E Drejta Zakonore e labërisë në Planin e Krahasues, Tirana : Libri Universitar, 1994. 65. Luarasi(A.), Zaganjori (Xh.), Elezi (I.), Nova(K.), « E Drejta Zakonore Shqiptare », in Omari (Luan), Luarasi (Aleks), eds.,Historia e Shtetit dhe e së Drejtës ne Shqipëri, Pjesa 2, Tirana : Shtëpia Botuese “Luarasi”, 1994, p. 6. 66. Xhufi (Muhanem), Mbi Historikun e Progonatit, Tirana : Elena Gjika, 1995, p. 3. 67. Pupovci (Syrja), art. cit., pp. 596-597. 68. Luarasi (A.), Zaganjori (Xh.), Elezi (I.), Nova (K.), art. cit., p. 5. 69. Ibid., pp. 585-586. 70. Giordano (Christian), « Der Ehrkomplex im Mittelmeerraum : sozialanthropologische Konstruktion oder Grundstruktur mediterraner Lebensformen ? », in Vogt (Ludgera), Zingerle (Arnold), eds., Ehre. Archaische Momente in der Moderne, Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1994, p. 172. 71. Pupovci (Syrja), art. cit., p. 591. 72. Institute of Maixist-Leninist Studies at the Central Committee of the Party of Labour, ed., History of the Party of Labour, Tirana : 8 Nëntori, 1971, p. 239 73. Ibid. 74. The image of the mountaineers further deteriorated with the breakdown of communism and the concomitant migration of thousands of farmers from the north to the urban centres. People from these areas are called malok, a term which designates ”primitive” behaviour regarded as typical for people from the mountains. 75. Hoxha (Enver), Laying the foundations of the new Albania. Memoirs and historical notes, Tirana : 8 Nëntori, 1984, pp. 5-7.

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76. Todoiova (Maria),Imagining the Balkans, New York / Oxford : Oxford University Press, 1997. 77. Norris (David A.), In the Wake of the Balkan Myth. Questions of Identity and Modernity, Basingstoke / London : Macmillan Press, 1999, pp. 26-28. 78. Quoted in ibid., p. 32. 79. Todorova (Maria),op. cit., p. 14. 80. Živković (Marko), art. cit., p. 110. 81. Quoted in ibid. 82. Norris (David A.),op. cit, p. 38.

ABSTRACTS

National identities contain a spatial dimension not only in respect to presumed titles to specific territories, but also in the sense of ascribing important national values upon specific places. The collective memory of the nation, which is a central feature of its identity, is pinned onto spaces, as Pierre Nora has shown in his seminal work on the “lieux de mémoire” in France. In the case of the Balkans, mountains are a particular important carrier of national myths and imagination. A strong current in Balkan national ideologies ascribes to mountains a special role for the assertion and preservation of national identity. Mountains are said to have served as shelters for national culture and ethnic purity, especially during Ottoman rule. There, in isolated communities, the people presumably could preserve their traditions and pass ethnic identity down to the generations which eventually won independence. A discursive link was established between the social consequences of the ecological features of mountains and national values. Mountaineers were said to have learnt endurance from the difficult environment they lived in. As roaming shepherds and traders they allegedly developed a staunch freedom-loving spirit which made them the champions of national liberation. A case in point is Jovan Cvijićs admiration of the “Dinaric people” whom he described as the bearers of the genuine Serbian spirit. The eminent Inter-war Bulgarian historian Petăr Mutafčiev devoted a chapter of his Book for the Bulgarians to the role of the Balkan mountains (Stara planina) for Bulgarian national history. In Albania, the notion of ethnic purity and genuinely Albanian social institutions is associated with mountain communities. In Serbia, Greece and Bulgaria, folk mythology is full with stories of rebel- mountaineers who allegedly fought the Ottomans and gave to the poor (hajduci, klephtes, hajduti). Mountaineers are contrasted with people from the lowlands who are said to have submitted to the alien occupiers and their corrupting ways of life. The paper analyses the role of mountains for national myths in the Balkans from a comparative perspective. Its examples come mainly from the Bulgarian and Albanian national imagination. In its final conclusion the paper highlights the tension that exists between discourses of self-Balkanisation in the region and of Western imaginations of the Balkans. Also in the Western discourse the connection between mountains and the allegedly typical Balkan identity is made. In the Romantic vision this was embodied in the notion of the “noble savage” who incessantly fought the Ottoman occupiers. In more recent times, however, a semantic shift took place and the same connection is now charged with negative associations. Mountains, war-like spirit and cruelty form a discursive chain in the Western imagination of the Balkans, such as shown during the Bosnian War.

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AUTHORS

ULF BRUNNBAUER Center for the Study of Balkan Societies and Cultures at the Department of Southeast European History, University of Graz Mozartgasse 3, A8010 Graz, Austria. E-mail : [email protected].

ROBERT PICHLER Center for the Study of Balkan Societies and Cultures at the Department of Southeast European History, University of Graz Mozartgasse 3, A8010 Graz, Austria. E-mail [email protected].

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Rural-urban differences and the break-up of Yugoslavia L’opposition ville-campagne et la dissolution de la Yougoslavie

John B. Allcock

AUTHOR'S NOTE

An early version of this paper was read at the 31st. Annual Convention of the American Association for the Advancement of Slavic Studies, St. Louis, MO: 18-21 November 1999. A revised version was presented to the Centre for South-East European Studies at the School of Slavonic and East European Studies, London, on 23 October 2001.1 am grateful to colleagues who were present on these occasions for their helpful critical comment, as I am also to the anonymous readers appointed by Balkanologie.

Introduction

1 There has been widespread debate over the possible causes of the breakup of the former Yugoslav federation, encompassing a broad choice of political, economic and cultural factors within the country, as well as aspects of its international setting, which might be considered to have undermined the integrity of the state. Relatively little attention has been paid, however, to the importance of rural-urban differences in the development of these social and political conflicts. I set it out in this paper to remind the reader of the importance of this dimension of the disintegration of the former Yugoslavia, although within the format of a brief article it is possible to do no more than illustrate a hypothesis which will certainly require more rigorous empirical examination.

2 The central hypothesis of this paper is that the economic, political and social exclusion, which some specific segments of the Yugoslav rural population came to experience in relation to the urban-centred “system”, can be regarded as having played an important

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contributory part in the genesis and course of the struggles surrounding the break-up of the former federation. This broad hypothesis is explored here through the medium of two specific, regional case-studies—the ethnic Serb krajina within Croatia, and secessionist “Herceg-Bosna” within Bosnia and Herzegovina. Before engaging with these particular cases, however, it will be useful to frame discussion in relation to some relevant general issues.

3 The general differences between urban and rural cultures have been commented upon extensively by sociologists and anthropologists, and are sufficiently well-established not to require detailed elaboration in this context. They include typically, inter alia, the predominance of industrial and commercial occupations, a higher degree of secularisation, wider distribution of education, higher standards of living, smaller family size, reduced importance of kinship, greater exposure to mass communication, and greater involvement in organised political activity on the part of urban in comparison with rural populations.

4 Whereas these differences are commonly associated with the urban-rural divide in all parts of the world, the creation of differentiated urban cultures in the Balkans has generally been intensified by the historical association of cities with ethnic difference. Under the great imperial powers (Habsburg, Ottoman and Venetian) the cities were identified with Austrian, Magyar or Ottoman ruling elites, and typically also with commercial and financial interests which were differentiated on ethnic grounds, such as Jews, Cincars, Greeks, Ragusans or Germans. In the former Ottoman regions urban- rural differences tended to be made more visible by the institution of millet.1 This overlay of ethnic difference intensified the perception of cities by the country-people as foreign and oppressive, and of the villages by the town dwellers as ignorant and backward.

5 These historical divisions were in no way reduced during the life of the “First Yugoslavia”. Although politics was dominated by a configuration of parties which sought to found their legitimacy upon the base of the peasantry, the link was more typically one of a patronising, populist appeal directed by urban elites rather than an organic expression of rural perceptions and needs. The major legislative intervention made by the state in this period, the land reform programme, despite its rhetoric of support for the small farmer, resulted in practice in a succession of horse-trading deals between party leaderships, the primary objective of which appears to have been the securing of parliamentary coalitions2.

6 The area which became Yugoslavia was slow to urbanise in comparison with many other parts of Europe. In 1921 there were only six towns in the kingdom with populations greater than 50 000, and only 29 with populations greater than 10 0003. By 1981 Yugoslavia possessed 37 cities with populations greater than 50. Although the Communist Party came to power in 1945 with the aid of a largely peasant army, it could scarcely be regarded as an agent of rural interests. Following a brief interlude of 1945-1948, characterised by further redistribution of land to the small peasants, the attempted collectivisation of agriculture in 1948 ushered in a period of open attack upon the peasant land-holding. Even when the collectivisation programme was abandoned in 1953 it was replaced by a succession of institutions and policies which conveyed at best the indifference of the regime to the countryside, and which embodied the expectation that the peasantry would shortly become absorbed into the manual working class. The treatment of agriculture in “Titoist” Yugoslavia continued,

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only in a different outward form, the imposition upon the countryside of essentially urban views of the nature and direction of development, noted by Doreen Warriner4.

7 The situation has been summed up well by Bernard Rosier: “The peasantry and the village are (...) denigrated and suspect. For years now the private cultivator has not been regarded as a proper producer, but as a proprietor, a petty capitalist, who has no place within a socialist system”5. In short, the peasant came to be regarded by policy- makers located in the cities as no more than an “obstacle to modernisation”6.

8 There is some evidence that with the collapse of the former Yugoslavia the socialist straight-jacket of thinking with respect to the countryside has been loosened. Earlier limitations upon the size of individual land-holdings, and the number of employees permitted to private entrepreneurs in general, have been abandoned. Two points are worth making in this regard. In the first place, there is as yet no reason to believe that agricultural policy has ceased to be made principally by “urban thinkers”, and by reference to standards of relevance which are determined substantially in capital cities. Secondly, there is equally little reason to believe that the sense of social and cultural distance between town and country has been everywhere eliminated7. It is essential at this point, however, to enter three broad caveats.

9 Claims about the sense of distance which separated the Yugoslav village from the town should not be confused with complete cultural isolation. As anthropological investigators of rural life documented fully, the post-1945 period saw a steady reduction in many of the former cultural differences between rural and urban ways of life8. In this respect it is necessary to underline the point that the sense of perceived distance, and the manner in which this comes to be represented in discourses, might not always vary with objectively measured differences in the degree of modernisation between rural and urban milieux.

10 One fact which emerges regularly from anthropological studies, the significance of which can hardly be over-emphasised, is the enormous variation in the situation of different localities in the Yugoslav region9. For this reason I wish to emphasise that the aim of this paper is to draw attention to the general significance of the dimension of rural-urban differences for the understanding of the transformation of Yugoslavia, rather than to advance any concrete empirical generalisation about the ways in which these can be regarded as having systematic relevance.

11 In particular, therefore, although the two case-studies presented here focus upon the relative economic backwardness of the regions in question, it certainly cannot be assumed that this is universally the most important dimension of rural-urban relations in the genesis of the Yugoslav conflict.

Some alternative approaches to the question

12 Before turning to a consideration of the relevant evidence it will be useful to differentiate clearly between the approach which I take here and three types of argument concerning rural-urban differences, which have been advanced elsewhere in recent years.

13 The first of these emphasises presumed psychological and cultural characteristics, which supposedly distinguish rural from urban populations in the region, deeply rooted in history. The second presents an implicit model of rural communities as passive victims

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of pressures to change, understood as originating elsewhere. The third centres upon institutionalised models of rural resistance against the state.

Meštrović and “social character”

14 It is vitally important to distinguish the argument developed here from the position taken by another author who has addressed, in his own way, the question of the relevance of rural-urban differences in understanding the break-up of Yugoslavia. I have in mind the work of the American sociologist Stjepan Meštrović.

15 Stjepan Meštrović has produced a succession of publications since 1993 in which he has sought to revive the work of Dinko Tomašić10. Tomašić issued in 1948 his Personality and Culture in Eastern European Politics, in which he argued that the peoples of the Balkan region could be divided into two broad types, ethnographically speaking (“zadruga” culture and “dinaric” culture). These were founded upon different types of ecology, yielding contrasting ways of life, which, he believed, gave rise to opposed personality types. His argument was that the history of the Balkan region in particular, but also eastern Europe more generally, could be understood in terms of cycles of conflict between these antithetical cultures. Tomašić interpreted the history of the Balkans in terms of a series of cycles in which the war-like “dinaric” pastoralists periodically descended from the hills to impose themselves upon the peaceful “zadruga” cultivators. Following victory, they settled in towns, became assimilated by the lowlanders, and embarked upon a process of decadence, to be replaced before long by another wave of “dinaric” conquest.

16 Although largely discredited since its publication, the work of Tomašić has been taken up again by Meštrović’s theory of “social character”, as providing the basis for an interpretation of events surrounding the collapse of Yugoslavia. Meštrović goes beyond Tomašič in a number of respects, particularly in that he quickly abandons the relatively firm ecological footing of the latter’s ideas, and frequently falls into a simple equation between “dinaric” peoples and Serbs and Montenegrins, and “zadruga” types and Croats, which is in danger of being read as straightforward racism11. In this approach, patterns of “social character” provide a relatively permanent matrix from which the antagonistic relationship of town and country is reproduced, and the recent conflict must be understood only as the latest in an unending series of cycles. I maintain that what Meštrović constructs is an explanation which is both re-ductivist and inconsistent with the evidence12.

17 Although the work of Meštrović has received a generally unsympathetic reception among social scientists, it is worth noting because of the popularity of this type of explanation among intellectuals within the region. Bojan Baskar has warned that: “Depicting war as an accomplishment of anti-urban savages from the Dinaric region is also a standard interpretation by the Belgrade opposition, which is desperately interested in situating the evil in the rural area, in order to be capable of believing in its own innocence”13 .

18 It is certainly not only among Croats that this kind of over-simple and reductionist explanation for the war has found a sympathetic hearing.

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Sociologija Sela and the “externality” of war

19 Not surprisingly, social scientists from the Yugoslav region have devoted a good deal of attention to explaining the fate of their former country. It is remarkable, however, that a consideration of rural-urban relations has played a relatively small part in this endeavour14. The search for causal factors has fo-cussed very largely upon issues relating to the constitutional and political structure of the former federation. Only in the journal Sociologija Sela hasthere been anything like a proper acknowledgement of the experience of war by the rural population. Even here, however, it is notable that academic attention has been centred upon the costs and consequences of war, rather than upon its causation15.

20 Although the subject of the implication of the countryside in the causation of war is never the primary concern of writers on rural affairs, a consistent implicit model emerges from several articles which set out to address other problems. War comes into the village, and has a dramatic impact upon the lives of the villagers, but its explanation is invariably to be sought elsewhere. The nearest thing to an attempt at explicit theorisation of the war is provided by Vlasta Ilišin, in an article which takes as its main concern issues relating to post-war reconstruction. His comments on the causation of the war focus on the distance between political institutions and the people, and on the contradiction between “the individual as the bearer of individual interest and the state as the representative of the general interest”16. In this respect he identifies one element of what appears to be a broad consensus about the disintegration of Yugoslavia among social scientists from the region. The point is, however, that the state is something external to, and distant from, the village.

21 Similar imagery recurs, stated less abstractly, but phrased more dramatically, in a group of detailed studies of the encounter of particular rural communities with war. Josip Kel has provided us with a study of the mainly ethnic Magyar community of Korodj: Simun Peneva with an account of the experience of Tovarnik: the local “Crisis Committee” wrote a description of events at the outbreak of the war in Lovas: and Mato Batorovic and Stipan Kraljević have reviewed events in IlokMeštrovićall settlements located in eastern Slavonija and incorporated into the Serbian krajina between 1991 and 1996. For Kel, war simply arrives in Koradj on the 19 June 1991, as a result of the activity of the “JNA i Cetnici”17. Likewise Lovas is the victim of “aggression” by the Srbovojska18.Peneva’s account of Tovarnik devotes a little more space to the antecedents of war. Nevertheless (in a village with a Serb minority of around 22%) the foundation of the Serbian Democratic Party takes place as a result of external initiative, and the village is drawn into conflict following the events in Borovo Selo on 2 May 199119. The same elements of externality recur in Batorović and Kraljić’s study of Ilok, where war is portrayed simply as a consequence of Velikosrpska politika Meštrović» the creation of a unitaristic Yugoslavia and a Great Serbia”20. Ilok is directly affected first by the desecration of the local Orthodox graveyard on 27 March 1991, although this is interpreted not as evidence of local ethnic hostility but as a “provocation” directed at local Serbs and initiated elsewhere. Local solidarity is disrupted by the intrusion of externally manufactured enmities. (Even “Zagreb” is regarded with suspicion, as the authorities attempt to “hush up” the incident.) The local impact of the ambush at Borovo Selo is similarly dramatic, though distant21. For all of these authors, if one

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wishes to understand the war it would be a waste of time to look for causal factors in the villages themselves.

Rural resistance against the state

22 A far more complex, and interesting, appraisal of the relationship between town and country in the causation of the Yugoslav wars is provided by Xavier Bougarel. Taking as his point of critical departure the Tomašić-Mestro-vić thesis, he reviews a series of institutionalised models of rural resistance against the state. He interprets the story which extends “from hajduks to police auxiliaries”, however, in terms of: “imbalances in the modernization of Yugoslav society [which] provoked its “retraditionalization”, expressed by the resurgence of nationalist ideologies and communalist practices in political life, and by the reactivation of clan and kin solidarities”22.

23 In place of an explanation in terms of primordial traits of “social character” which ineluctably assert themselves in defiance of all superficial appearances of socio-cultural change, Bougarel offers us a much more sophisticated account, according to which historically available models of behaviour are activated in response to the contemporary problem of the “incompletion of thestate”23. He looks at the processes of the state which he regards as conducive to unofficial violence. Violence is not simply imported into the village. His account allows us to appreciate the ways in which violence takes institutional forms and is promoted by discourses which are embedded in the past of the lo-cality24.

24 The approach which I offer here is fundamentally opposed to that of Meštrović, in that I wish to insist upon the need to provide an explanation which is fundamentally historical, rather than immanent or essentialist. I share this aim with Bougarel: and in that respect I wish to offer for consideration factors which complement rather than replace those which the latter discusses. My endeavour is directed to those factors which might be said to “trigger” violence at specific locations within the cultural and political context which he describes.

25 Looking at the Sociologija Sela studies cited above, it is striking that they all deal with communities located in eastern Slavonia, having preponderant ethnic Croat or Magyar majorities. I suggest that their interpretation of the background to the war is entirely understandable, given that the authors are reporting the experience of people from this particular region. If we shift the focus of our attention to other areas, however, guided by other criteria of selection, then a different view begins to emerge. The purpose of the following discussion is to draw attention to the possible significance of economic factors in the aetiology of violence during the break-up of the former Yugoslav federation, focusing by way of illustration on events in the secessionist Serb krajina within Croatia (excluding central and eastern Slavonia) and upon the ethnic Croat enclave of western Herzegovina.

26 My own approach, which stands in either a critical or tangential relation to these, while wishing to place contemporary data within a historical context, relies for its explanatory force upon the hypothesis that economic deprivation on the part of certain geographical areas can be considered to have been particularly significant in the development of the Yugoslav conflicts.

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The importance of economic factors

27 Public discussion of the disintegration of the Yugoslav federation, by focussing upon the factor of nationalism, has tended to obscure the importance of economic developments (although in the literature of social science this dimension has been recognised more fully). As the basis of conflict between different groups and regions within Yugoslavia, economic problems were at least as important as politico-cultural factors. The overall economic crisis of the federation also had its part to play in undermining the overall sense of security of all Yugoslavs.

28 The unification of Yugoslavia brought together into a single state regions with very diverse economies, measured in terms of their size, structure, degree of industrialisation, degree of modernisation, and level of productivity. In 1952 the GDP per capita in Slovenia stood at 181,82% of the all Yugoslav average, whereas in Kosovo that figure was 46,51%. Serbia occupied a mid-point with a GDP per capita of 101,97% of the average25.

29 The post-war years, on the whole, were characterised by the growth of these differentials, so that by 1989 the level for Slovenia stood at 196,80% of the federal average, Serbia as a whole maintained its mid-ranking position with 103,62%, but Kosovo had slumped to 25,66%. Croatia managed to maintain its relative position as a republic throughout this period, with a GDP per capita of 121,39% of the federal average in 1952, and of 126,26% in 1989. Bosnia and Herzegovina, along with the other less- developed regions of the country (Macedonia and Montenegro, as well as Kosovo) tended to fall behind. The figures for Bosnia and Herzegovina declined from 95,50% in 1952 (not far behind the position of Serbia as a whole, and ahead of the Vojvodina) to 67,92% in 1989 (only Kosovo and Macedonia falling below this level).

30 These growing disparities in economic fortune were a matter of consistent political concern throughout the post-1945 period, and were the subject of redistributive action at first by the General Investment Fund (before the economic reform begun in 1963) and subsequently by the Fund for Supporting the Development of the Underdeveloped Republics and Regions. The fiscal burden which these transfers involved provoked resentment on behalf of the better-off republics, which tended to argue that the same resources could have been invested to better effect in their territories. They came to regard the poorer regions as an economic burden, generally failing to take into account the advantages which accrued to their economies through the all-Yugoslav market. The failure of the more backward regions to make the expected and hoped for leap forward was blamed upon factors such as the political criteria used to make investment decisions, poor locational factors, and allegations of a culture of inefficiency. The less- developed recipients of aid, dismayed by their continuing slide into relative disadvantage, continued to demand greater efforts from their neighbours.

31 The controversy over regional economic differences was a primary factor in the upsurge of political dissatisfaction which came to be known as the “Croatian Spring” of 1971-1972. The political response to this crisis took the form of the constitutional reform of 1974, and the “Law on Associated Labour” of 1976, both of which took the country further down the road to political and economic decentralisation. These reforms exacerbated the structural weaknesses of the Yugoslav economy instead of remedying them. After the “second oil shock0” of 1979, the sense of economic insecurity in Yugoslavia began to grow steadily worse. This was heightened

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dramatically after the IMF and other international creditors, anxious about the world- wide crisis of creditworthiness among less-developed economies, demanded major structural reforms of the Yugoslav government as a condition for further support.

32 Strong differences emerged within government, business and academic circles in Yugoslavia as to how the economy should be restructured, in which process Slovene and Croatian interests emerged as favouring a rapid transition to marketisation, whereas other republics, led by Serbia, tended to be more sympathetic to a more cautious approach which would retain important features of the communist approach to the political management of the economy. These differences, compounded by differences over the need to re-legitimate government by a parallel transition to multi- party democracy, split the League of Communists during 1989, and led directly to the break-up of the federation. Whereas this argument is widely familiar in the literature, an equally important, although frequently underestimated, feature of this economic picture was the fact that by concentrating attention upon differences between republics the differential economic fate of regions and sectors was often overlooked altogether.

33 Although Croatia was consistently one of the economically more developed of the republics, for example, and a net contributor to the federal development funds, there remained within the republic pockets of acute poverty and serious backwardness. Although Bosnia and Herzegovina as a whole was counted among the less-developed republics, there were marked differences between the economic fortunes of different regions within that republic also. In part these regional differences reflected differential attention on the part of policy-makers to the development of different sectors.

34 Although the first two decades of the “Second Yugoslavia” featured a consistent commitment to industrialisation as the primary plank of the economic platform, this was subsequently modified (in part) by increased attention to other sectors. Consequently, in Croatia after the economic reform of the mid-1960s the building of tourism became an economic objective of major importance. Despite the fanfare with which the idea of a “Green Plan” was announced in 1973, however, in very few localities did agriculture ever take on the role of the leading sector in economic development26.

35 Some rural areas in particular can be shown to be characterised throughout the post-1945 period by steady economic and demographic decline. For a variety of reasons (probably not principally by design) these were frequently areas dominated by ethnic minority settlement. As the Yugoslav economic and political crisis deepened, these came to experience ever more sharply their relative disadvantage. I suggest that their neglect and backwardness tended to result in greatly increased levels of resentment, isolation and frustration on the part of the inhabitants, and as the disintegrating League of Communists was compelled to give way to a configuration of mainly ethno- nationalist parties, the plight of such regions came to be represented sharply in nationalistic terms27.

36 The range of illustrative material which might be assembled in relation to this claim, is considerable. Most notably, genesis of the country’s problems in a process of the exacerbation of regional economic differences has been widely discussed, and points at least by implication to this problem28. The importancefor the continuing hold of Slobodan Milosevic’s Socialist Party of Serbia of a predominantly rural vote has also been remarked upon29. Such is the scope and complexity of the material which might be considered in this respect that it is necessary in a brief paper that I confine myself to

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illustrating the problem, rather than attempting anything like a thorough analysis. Consequently I confine my remarks to a consideration of some aspects of the development of political conflict in Bosnia and Herzegovina and Croatia, and in particular to the attempts to create secessionist, ethnic mini-states within these republics—the Serb krajina in Croatia, and “Herceg-Bosna”30.

Case studies: the serb Krajina in Croatia

37 The areas of Croatia which came to be incorporated into the Serbian krajina between 1991 and 1995, were predominantly backward rural regions. In the thirteen municipalities (opštine or općine) primarily involved in the setting up of the Croatian Krajina, there were only two settlements with populations greater than 10 000 (Knin and Petrinja)31. Fewer than 50 000 of Croatia’s 581 000 ethnic Serbs lived in Zagreb (1991 census), and the preponderant majority of them were found in relatively small, mainly rural settlements.

38 The overall decline of population, especially in rural areas, has long been a matter of general concern in Croatia32. Forty seven of the republic’scommunes experienced a fall in their population between 1981 and 1991: and “if the (urban) centres are excluded, only 30% of the municipalities recorded an increase in population”33. To some extent this pattern is accounted for by patterns of migration, but if one considers only rates of natural increase / decrease, the picture is similar. In the same inter-censal period 49 municipalities failed to reach replacement rate34. It seems that the rates of decline were higher in the krajina municipalities than for the republic as a whole. Table 1 compares rates of population / decline in 13 krajina communes and the Republic of Croatia, between 1971 and 1991. The entire area was experiencing population decline, and five municipalities (Dvor, Gračac, Korenica, Slunj and Vrginmost) lost more than a fifth of their population over the two decades35.

Table 1: Population in Selected Communesof Bosnia and Herzegovina and Croatia, 1971, 1981, 1991

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Croatia Source: For 1971 and 1981, Statistički Godišnjak SFR Jugoslavija, 1990. Belgrade, SZS, 1991: for 1991, Concise Atlas.

39 These rates of decline were influenced heavily by out-migration (especially in the band of settlements lying outside of urban areas, extending from Slunj to Gračac). Although the largest falls in population were recorded in the krajina, infertility was actually a greater problem in central Slavonia. This points towards the distinctive economic dimension of change in the former.

40 In the 13 communes under review, GNP per capita nowhere exceeded 75% of the average for the Republic of Croatia, and in four of those (Dvor, Obrovac, Slunj and Vojnić) it was below 50% of that level36. Table 2 provides data relating to the nett income per capita in social sector employment for this area. Of these 13 municipalities, only Knin and Petrinja were ranked higher than 87th out of 115—the only two not to fall into the lowest quartile. Their standing in this respect reflects their importance as urban settlements. Undoubtedly this picture could be elaborated further: but the evidence considered here suggests that Serb secessionism in Croatia can be understood in substantial measure as a reflection of rural backwardness37.

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Table 2: Nett Income Per Capita in Social Sector Employment Selected Communes of Bosnia and Herzegovina and Croatia, 1988

Bosnia and Herzegovina

Croatia Source: Statistički Godišnjak SFR Jugoslavija: 1990. Belgrade, SZS, 1991.

41 Although there may be a tendency in lay or press discussion to treat “Serbs” in Croatia as a single category, there were significant divisions of political culture within the Serb community. The Serbs in general, but particularly in Zagreb and other larger cities, tended to identify themselves politically with the League of Communists, and its Social- Democratic or Socialist successors. These parties were quite different in outlook from the supporters of Jovan Rašković and his Serbian Democratic Party (SDS), which made relatively little headway in the capital, but which had solid support in these rural and smalltown populations. It is instructive to examine the results of the first, multiparty elections in Croatia, in April-May 199038. The distinctive pattern of Serb voting in the krajina emerges clearly here in Table 3.

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Table 3: Voting in the Krajina Constituencies in the Croatian Elections of 1990

Chamber of Municipalities - 1st Round (Apr. 22,1990) * “Other” is not specified in the source. ** Although in the table the first round result for Vojnić was undecided, my source gives no result for a second round.

Chamber of Municipalities - 2nd Round (May 6, 1990) (Other constituencies decided in 1st. round) HDZ Hrvatska Demokratska Zejednica Ind Independent IS-DS Jugoslavenska Stranka-Demokratska Stianka KNS Koalicija Nacionalne SolidamostSDS Srpska Demokratska StrankaSKH-SDP Savez Komunista Hrvatske-Socijaldemokratska Stranka HrvatskeSS-SSH Socijalistički Savez-Stranka Socijalista Hrvatske Source: Ivan Grdešić, Mirjana Kasparović, Ivan Šiber and Nenad Zakosek, Hrvatska u izborima ‘90. Zagreb: Naprijed, 1991, pp. 208-210 and 214-216.

42 The overall tendency of Serbs to vote for the League of Communists (LC) and its successors (with the aim of preserving an integral Yugoslavia) is marked. Expressly socialist parties created by the LC and the Socialist Alliance captured the seats in the Chamber of Municipalities in Glina, Titova Korenica and Vrginmost, in the first round (22 April), and in Benkovac, Kostajnica and Obrovac in the second round (6 May). Rasković’s Serbian Democratic Party (SDS) took seats in Knin (1st round) and Donji Lapac and Gračac (2nd round). The SDS also polled strongly in Dvor. It did not field candidates elsewhere—even in those parts of central Slavonia (Daruvar, Pakrac and Podravska Slatina) in which there were large Serb populations39. Here the ethnic diversity of the population gave a distinct advantage to left parties which did not adopt a specifically ethnic identity, but which took a broadly pro-Yugoslav stance. Neither did it hold out any appeal to the Serb minority in Zagreb, where no SDS candidates were fielded. (In fact, Šibenik was the only constituency outside the krajina in which the SDS was able to put up a candidate, and here it performed poorly in comparison with non- ethnic parties, in opposition to Tudjman’sCroatian Democratic Union-HDZ).

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Independent and fringe party candidates also performed well among the Serbs of the krajina, and these invariably took strongly nationalist and localist positions. This point has been made in relation to Bosnia by Xavier Bougarel.

43 Study of the results of the elections reveals a particularly homogeneous vote in favour of the nationalist parties in those regions which were economically under-developed and ethnically homogeneous, among the rural or semi-urban population and among the lower and less-educated socio-professional groups.40

44 It seems that the areas which attempted to secede from Croatia as the Serbian krajina possessed a distinctive political culture which owed its character in part to the isolation and economic backwardness of predominantly rural settlements.

45 The failure to perceive the significance of these differences, it can be argued, was fatal for the development of Croatian politics. The insensitivity with respect to Serbs which has been laid at the door of Franjo Tudjman and the HDZ may well be attributable in large measure to two factors.

46 In spite of the formal assurances given to Serbs by the Sabor, that their position as Croatian citizens was not in question, HDZ political campaigning persistently worked on the association between “Serb” and “Communist”41. This is certainly suggested by the character of early HDZ propaganda, which also tended to extract political advantage from contrasting the Catholicism of true Croats with the secularism or atheism of Serb / Communists. Although there was a tendency to demonise Serbs as an alien and hostile force in the country, perceptions of their political effectiveness as opposition to the HDZ was minimised by blindness to the distinctiveness of political culture in the krajina, and a tendency to believe that the more accommodationist Serbs who were prominent in Zagreb politics, such as Milan Djukić, could be taken as representing “Serb” opinion. This picture of Serb culture spectacularly missed the point in relation to the rural heartland of Croatian Serbdom, and probably contributed directly to the failure of the Croatian government to engage seriously with the constitutional and more broadly political problems raised by the republic’s Serb minority.

Case studies: (II) “Herceg-Bosna”

47 Some related, general points could be made in relation to the social character of the Croat municipalities which formed the core of “Herceg-Bosna”— the secessionist ethnic Croat enclave centred upon western Herzegovina, within the Republic of Bosnia and Herzegovina.

48 The settlement of ethnic Croats in Bosnia-Herzegovina was, on the whole, highly dispersed. There were three principal areas, however, in which they made up a significant proportion of the population: the industrial region of central Bosnia, western Herzegovina, and the Posavina (see Table 4). The republican capital, Sarajevo, might be considered a distant fourth, and here the numerical concentration of Croats was masked by their tendency to absorption in a large, multi-ethnic city. (Together these four areas accounted, in 1991, for two thirds of the Croat population of the republic.) The second of these regions was highly distinctive, in that only in this group of communes did ethnic Croats make up more than 75% of the population: and only here did the preponderant majority of the population reside in rural or near-rural

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settlements. As a consequence, Croatian culture in Bosnia-Herzegovina is historically very diverse. Our attention centres upon western Herzegovina.

Table 4: Concentrations of the Ethnic Croat Population of Bosnia and Herzegovina (Census of 1991)

Source: Concise Atlas.

49 The western Herzegovinian communes of Čapljina, Čitluk, Grude, Široki Brijeg (Lištica), Livno, Ljubuški, Neum, Posušje, Prozor and Tomislavgrad (Duvno) each reported fewer than 30 000 inhabitants at the 1991 census. Of these, only Livno contained an urban settlement with a population greater than 10 000. Only Prozor (62,3%) and Čapljina (53,9%) had ethnic Croat majorities smaller than 80%. Together they contained around a quarter of the ethnic Croat population of Bosnia and Herzegovina42.

50 As with the Serb krajina within Croatia, this area had experienced a steady demographic decline. These municipalities had experienced, since the 1970s, some of the highest rates of external migration not only in the republic but in the entire Yugoslav federation43. (The seriousness of this situation is masked in Table 1 by their rates of natural increase.) Between 1971 and 1991 the percentage of the population of the republic reported as on temporary work abroad rose from 3,67 to 5,10. In only one of the ten municipalities considered here (Čapljina) was the rate of increase below the average for the republic, and the average rate for the group in 1991 was 14%. In the census of 1991 Tomislavgrad reported 27% of its total population as workers abroad or their dependants.

51 Not only were these communities mainly small, rural and solidly Croat, therefore, they were also for the most part in dire economic straits. In these ten municipalities, which provided the initial core of “Herceg-Bosna”, average wages were a fifth lower than for the republic as a whole: GNP per capita was approximately 45% of the levels found in the larger cities of the Republic. In fact, with the localised exceptions of Čapljina (containing the pilgrimage centre of Medjugorje, and standing astride the important communications corridor of the Neretva valley), Široki Brijeg and Livno (the only significant industrial locale) all of this group falls into the lowest quartile of communes in the republic, in relation to levels of nett income per capita in social sector employment (Table 2)44.

52 Levels of economic backwardness in fact rivalled those of Kosovo: and this level of poverty is the more remarkable in that the region did not have to contend with the burden of the exceptionally high birth-rates which characterised the latter. The “Herceg-Bosna” project has often been the butt of the gibe that western Herzegovina contains “only rocks, snakes and ustaša”. Whereas it is undoubtedly the case that this is an exaggeration on all three counts, the link which it makes between economic depression and political extremism is undoubtedly soundly based.

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53 The diversity of Croatian culture in Bosnia-Herzegovina appears at a number of levels, including the divisions within the Roman -marked by, for example, the close association between the population of western Herzegovina and the Franciscan order, in the conflict of interpretations which arose over the events in Medjugorje. (The local friars supported the visionaries against the scepticism not only of the secular authorities but also the hierarchy in Sarajevo45).

54 This diversity is manifested also at the level of political culture46. Croatian political opinion in Bosnia and Herzegovina, around the time of the break-up of the former Communist hegemony, did not have the diversity of organisational expression seen among the Serbs of Croatia. The general discredit of the LC in the republic in the 1980s meant that there was no strong, reformed socialist voice in the republic. Ante Marković’s attempt to create a multi-ethnic, modernising force in his Alliance of Reform Forces came too late to have much of an impact on the pattern of party formation and voting behaviour in the first multi-party elections. Consequently, the Croatian Democratic Union in Bosnia and Herzegovina (HDZ BH) was founded as an offshoot of the parent body in Zagreb, and in the first multi-party elections emerged as the unchallenged voice of ethnic Croats throughout the republic. In its early days it was dominated by a group of educated urbanites based in Sarajevo, of which Stjepan Kljujić can be seen as representative. Despite powerful groups within the HDZ BH who throughout retained doubts about the possibility or desirability of supporting the continuing integrity of a united republic of Bosnia and Herzegovina, the party participated in the coalition government formed after the first multi-party elections of November 1990.

55 Slovenia and Croatia declared their independence from the federation in June 1991, following which, in October, a proposal to consider independence was laid before the Assembly in Sarajevo. Serb representatives promptly withdrew from the Assembly, set up their own parliament in Pale, and organised a referendum on independence on November 9-10.

56 The leadership of Bosnia’s Croats immediately became concerned about the possibility that they might be compelled by the Serbs to remain as an increasingly subordinated minority within a Yugoslavia totally dominated by Serbs. Alternatively, given the possible secession of majority-Serb areas, and distrusting the good-will of the (Muslim) Party of Democratic Action, they feared that they could become reduced to the status of a minority within a predominantly Muslim state. On 18 November 1991, therefore, the “Croatian Community of Herceg-Bosna” was founded. At first this was expressly intended as an organisation to defend the interests of Bosnian Croats throughout the republic, rather than as the government of a secessionist state. Its articles of association declared that: “The Community will respect the democratically elected government of Bosnia and Herzegovina while it upholds the independence of the state of Bosnia and Herzegovina in relation to the former or any future Yugoslavia”47. Nevertheless, over the winter of 1991-1992 a struggle took place within the leadership of the HDZ BH which resulted, by February 1992, in the resignation of Kljujić and the installation of a new, radically nationalist leadership. The earlier leadership including Franjo Boras, Ivan Markezic, Marofil Ljubić and Jure Pelivan was replaced by a group led by Mate Boban, and including Ignac Kostroman, Dario Kordić and Anto Valenta. The former conciliatory stance of the party towards maintaining a unified state and a multi- ethnic republic was abandoned, to be replaced by the vision of “Herceg-Bosna” as an

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openly secessionist, expressly Croat, state48. This centred upon the solidly Croat areas of western Herzegovina, which have been the subject of the foregoing discussion, with its “capital” in Grude.

57 At one level western Herzegovina might be regarded as almost worthless as a prize, containing as it did few inhabitants, insignificant economic resources, and being of little importance from the point of view of communication. Throughout the war the principal efforts of the Bosnian Croat leadership, at both the military and political levels, were directed towards securing command of a “triangle of control” in central Bosnia (defined by Jajce, Jablanica and Sarajevo) and the Neretva Valley49. Nevertheless, the fact that the loyalty of the population of this core area, to the project of the secession of a homogeneous Croat state, could be absolutely relied upon, made it ideal as a base from which expansion northwards and eastwards could be pursued.

Conclusion

58 At the most general level, the claim that “no explanation [for the breakup of Yugoslavia] which does not place at its heart economic factors deserves to be taken seriously” under-girds the argument of this paper50. Bearing in mind that wider explanatory context, however, it is certainly not my contention that the disintegration of the Yugoslav federation can be explained solely and simply by reference to a succession of conflicts between the cities and backward rural areas. Above all, I have a lively awareness of the need to avoid the perception warned against by Bojan Baskar51.I have no wish to associate myself with the common practice of blaming the victim !

59 It is my belief, nevertheless, that no attempt to understand the genesis and evolution of the crisis which led to the disintegration of Yugoslavia, which neglects the dimension of rural-urban conflict, can pretend to anything approaching adequacy.

60 I suggest that the ressentiment of backward rural areas towards the metropolis could be one among the array of explanatory factors which need to be addressed. In looking for explanations for the phenomenon of secessionism, I hypothesise that we need to take into consideration the profound state of economic depression into which these areas had fallen, even where (in the case of the Serb krajina in Croatia) they were located in one of Yugoslavia’s more prosperous republics. The two illustrations explored in a rudimentary manner here are intended to provide a stimulus to the wider investigation of these issues. From studies such as this it will be possible to piece together a more complete picture of the diversity of local responses to the Yugoslav economic and political crisis, and to provide a more complete understanding of the ways in which local, state-wide and international factors interacted in the causation of Yugoslavia’s collapse into war.

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NOTES

1. Xavier Bougarel has usefully drawn attention to the significance of this feature. Bougaiel (Xavier), Bosnie: anatomie d’un conflit, Paris: La Découverte, 1996, pp. 27-28. 2. This area is handled from different points of view by Tomasevich (Jozo), Peasants, Politics and Economic Change, Stanford University Press, 1955: Banac (Ivo),The National Question in Yugoslavia, Ithaca / London: Cornell University Press, 1984: and Djilas (Aleksa),The Contested Country: Yugoslav Unity and Communist Revolution, 1919-1953, Cambridge: Harvard University Press, 1991. 3. Statistički Godišnjak 1918-1989, Belgrade: SZS, 1989, Table 3-14. 4. See Wairiner (Doieen), “Urban thinkers and peasant policy in Yugoslavia, 1918-1959”, Slavonic & East European Review, December 1959, pp. 59-81. Note the tendency to assume this explicitly in Yugoslav so ciology. See also Allcock (John B.),Explaining Yugoslavia, London / New York: C Hurst / Columbia University Press, 2000 (Chap. 5,“Economic modernisation: the agrarian economy”). 5. Rosier (Bernard), é d., Agriculture moderne et socialisme. Une experience yougoslave, Paris: Presses Universitaire de France, 1968, p. 286. 6. The phrase is from Lazić (Mladen) ed., Society in Crisis: Yugoslavia in the early 1990s, Belgrade: Filip Visnjić, 1995, p. 18. 7. A related account of the historical development of rural-urban differences, which is immensely in sightful, is provided by Vujovic (Sreten),“An uneasy view of the city”, in Popov (Nebojša), ed., The Road to War in Serbia: trauma and catharsis, Belgrade / Budapest: CEU Press, 2000, pp. 123-145. An added so phistication of the argument is his indication of the importance of the difference between small town mentality and urban culture proper. 8. See for examples, Halpern (Joel),A Serbian Village, New York: Columbia University Press, 1958: Halpern (Joel), Kerewsky-Halpern (Barbara),A Serbian Village in Historical Perspective, New York: Holt, Reinhart & Winston, 1972: Lockwood (William G.),European Muslims: economy and ethnicity in western Bosnia, New York: Academy Press, 1975: Winner (bene),Žerovnica:a Slovenian village, Providence: Brown University Press, 1971. The classic study by Andrei Simić is a particularly important reminder of this point. Simić (Andrei),Peasant Urbanites: a study of rural-urban mobility in Serbia, New York / London: Seminar Press, 1973.I am grateful to Joel Halpern for his observations on this matter. 9. Although it is possible to identify several good studies of specific localities in the Yugoslav region, in relation to the tremendous diversity in the ecology, history, culture and social structure of different regions, social science is still badly lacking on this score. This is particularly the case with the absence of good studies of local history, where the path-breaking work of Bogdan Stojsavljević still does not have enough imitators (Stojsavljević (Bogdan), “Istorijski razvitak agrarno-ekonomskih odnosa u selu Jalžabet (1839-1939)”, Sociologija, 4 (1-2), 1962). Just as synthetic history can not be undertaken adequately without a foundation of fine- grained work of this kind, so synthetic sociology or anthropology depend upon the construction of a substructure of particularistic investigations. 10. Especially Meštrović (Stjepan), Goieta (Miroslav), Letica (Slaven),Habits of the Balkan Heart, College Station: Texas A&M University Press, 1993: and Meštrović (Stjepan),The Balkanization of the West, London / New York: Routledge, 1994. Tomasić (Dinko),Personality and Culture in Eastern European Politics. New York: George W. Stewart, 1948. 11. It also happens to be anthropological nonsense, for reasons which it would be distracting to enumerate here. Note that I do not believe that Meštrović does hold racist views, but that what he writes is in danger of this interpretation. Note also that there is an unacknowledged tendency in his work to confuse what was originally a hypothesis about conflict between rural cultures with a model of rural-urban conflict. To say the very least, in the words of Bojan Baskar, this is an

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approach which is “obviously doomed to parody”. Baskai (Bojan),“Anthropologists facing the collapse of Yugoslavia”, Diogenes, 47 (188), 1999, p. 60. 12. For some critical reviews of Meštrović, see: Contemporary Sociology, 24 (1), 1995 pp. 33-35: Foreign Affairs, 74 (2), 1995, pp. 143-144: International Affairs, 71 (1), 1995, pp. 172-173: Slavic Review, 54 (3), 1995, pp. 813-814: Sociology, 29 (2), 1995, pp. 376-378: Journal of Economic Issues, 31 (1), 1997, pp. 233-234: Slavonic & East European Review, 75 (3), 1997, pp. 574-576.I am considering the production of a more systematic appraisal of his work in a subsequent publication. 13. Baskar (Bojan), art.cit., p. 61. 14. The field is extensive, but several examples available in English are: Sekelj (Laslo),Yugoslavia: the process of disintegration, Boulder / New York: Social Science Monographs / Columbia University Press, 1993: Lazić (Mladen), ed.,op. cit.: Akhavan (Payam), Howse (Robert), eds., Yugoslavia, the Former and Future: reflections by scholars from the region, Washington / Geneva: The Brookings Institution / United Nations Research Institute for Social Development, 1995: Pavković (Aleksandai),The Fragmentation of Yugoslavia: nationalism and war in the Balkans, London: Macmillan (2nd ed.), 2000: Popov (Nebojša), ed., op.cit. It is interesting to observe, in passing, that the factor of ethnic difference tends to be treated by Yugoslav social scientists as a dependent rather than an independent variable, in contrast to the work of outsiders such as Paul Mojzes. Mojzes (Paul),Yugoslavian Inferno: ethnoreligious war in the Balkans, New York: Continuum, 1994) and Michael Sells (Sells (Michael),The Bridge Betrayed: religion and genocide in Bosnia, Berkeley: University of California Press, 1996). 15. A related area of interest, not unnaturally, is that of post-war reconstruction. Vol. 30 (1-2) of Sociologija Sela, in 1992, was devoted in its entirety to Rat i obnova (War and reconstruction). 16. Ilišin (Vlasta), “Rat, problemi obnove i politička opredjeljenja grasdske i seoske mladeži u Hrvatskoj”, Sociologija Sela, 31 (1-2), 1993, p. 76. 17. Kel (Josip), “Korodj: sto smo nam se dogodilo u domovinskom ratu ?”, Sociologija Sela, 34 (1-2), 1996, p. 120. 18. Krizni štab Lovasa,» Istina o stradanju selu Lovasa i njegovih žitelja za vrijeme okupacije Srbocetnickevojske”, Sociologija Sela, 30 (3-4), 1992, p. 291. 19. Peneva (Simun), “Memento za Tovarnik, svibanj-rujan 1991”, Sociologija Sela, 32 (1-2), 1994, pp. 101-102. 20. Batorović (Mato), Kraljević (Stipan), “Ilok u okruzenju, izlazak u konvoju, Iloćani u progonstvu”, Sociologija Sela, 31 (3-4), 1993, p. 184. 21. Ibid., p. 185. 22. Bougarel (Xavier), “Yugoslav wars: the “revenge of the countryside” between sociological reality and nationalist myth”, East European Quarterly, XXXII (2), 1999, p. 165. Bougarel remarks, incidentally, on the antiquity of theories of politics which focus on rural-urban opposition, tracing them back to Ibn Khaldun (pp. 161-162). For a closely related argument see Allcock (John B.),op.cit., Chap. 13, “Violence in South Slav Society”. 23. Bougaiel (Xaviet), art.cit., pp. 172-173. 24. An approach which bears several interesting similarities to that of Bougarel is that of Ivan Čolovic. See Čolović (Ivan),Bordel ratnika: folklor, politika i rat, Belgrade: Biblioteka XX vek, 1994. It would be interesting to explore further the links between the explanations offered by Bougarel, Čolović and Vujović, but this task lies outside the narrow remit of this paper. 25. The source for the figures in this section is the essays by Vojnic (Diagomai), “Disparity and Disintegration: The Economic Dimension of Yugoslavia’s Demise”, in Akhavan (Payam), Howse (Robert), eds., op.cit. It might be worth remarking at this point on a general (albeit speculative) note of caution which needs to be sounded in relation to this discussion, which I have yet to see examined in the literature, but which emerges from a remark made informally by Rado Haluzik. There is a huge question-mark hanging over the adequacy of Yugoslav official economic statistics. I suspect that there were significant, systematic regional variations in the degree of

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their technical accuracy. In particular, it is not inconceivable that the degree of underestimation of indicators of economic activity varied directly with the degree of economic underdevelopment, with the result that economic backwardness was regularly overestimated in all discussions based upon official statistics. There is probably no way of testing this hypothesis. It seems unlikely, despite their failings, that Yugoslav official figures are so unrepresentative of the facts that, overall, general patterns, such as those with which we are dealing here, are completely obscured by the data. Since my own discussion is necessarily based upon these figures, however, all that I can do is enter a word of caution, while pleading that my own conclusions are likely to be no less well-founded than any other similarly-based work. 26. In addition to the generally-acknowledged importance of the Vojvodina in this respect, other examples which might be noted would be the Neretva delta and the Konavlje, in Dalmatia. 27. This cannot be taken, of course, as a blanket explanation for the strength of extreme nationalism in all its forms in Yugoslavia—witness the relatively vigorous support for the right wing of the HDZ in Split, or for “Arkan” in Serbian towns. 28. See in particular, Lydall (Harold),Yugoslav Socialism: Theory and Practice, Oxford: Clarendon Press, 1984 (esp. pp. 174-183): Lydall (Harold),Yugoslavia in Crisis, Oxford: Clarendon Press, 1989 (esp. Chap. 10): Pleština (Dijana),Regional Development in Communist Yugoslavia, Boulder: Westview Press, 1992: Ramet (Sabrina P.), Nationalism and Federalism in Yugoslavia, 1962-1991, Bloomington: Indiana University Press (2nd ed.), 1992 (esp. Chap. 8): Vojnić (Dragomar, art.cit. 29. See a brief review of Serbian sources, in Gordy (Eric D.),The Culture of Power in Serbia, Pennsylvania State University Press, 1999 (“Social bases of regime support”, pp. 51-60): also, Allcock (John B.),op.cit, pp. 357-358. For a longer-term view of the importance of “forces of traditional collectivism”, see Peiović (Latinka), “The flight from modernization”, in Popov (Nebojša), ed., op.cit., esp. pp. 119-122. Cf. Allcock (John B.), “Rhetorics of nationalism in Yugoslav politics”, in Allcock (John B.), Horton (John J.), Milivojević (Maiko), eds., Yugoslavia in Transition, Oxford / New York: Berg, 1992, esp. pp. 291-294. 30. Not all of the areas of Croatia in which attempts were made by Serbs to secede from the republic are considered here. I believe that the attempt to detach eastern Slavonia from Croatia was motivated largely by the concerns of Belgrade to secure control over the considerable economic resources of the region. I exclude also the area around Pakrac and Daruvar from discussion. Similarly, the attempt to extend “Herceg-Bosna” into areas of central Bosnia can be understood largely in terms of their significance in terms of communications and power generation. In each case, the “motor” of military action was the strategic interests of state centres elsewhere, rather than local action. In relation to central Bosnia, this case is argued in some detail in Allcock (John B.),Aspects of Ethnicity, Nationality and Nationalism in the former Yugoslavia, Statement of Expert Witness presented to the International Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia. Bradford, n.d. See esp. Part I, G, and Maps 7 and 8. 31. Concise Atlas of the Republic of Croatia, Zagreb: Miroslav Krleža Lexicographical Institute, 1993, p. 109. Note that the figures usually cited for municipalities (communes) typically cover areas larger than their principal settlements. There were other municipalities adjacent to this area, with large Serb populations (particularly Drniš and Otočac) which were partially incorporated into the territory of the krajina. These are excluded from discussion here. 32. See esp. Nejasmic (Ivica),Depopulizacija u Hrvatskoj: korijeni, stanje, izgledi, Zagreb: Globus / Institut za migracije i narodnosti Sveučilišta u Zagrebu, 1991. 33. Concise Atlas of the Republic of Croatia, op.cit., p. 60. 34. ibid., p. 61. 35. It is important to note the reasons why Slunj is included here. In the census of 1991, 63,7% of the population of the commune were recorded as ethnic Croats. Secessionist Serb forces managed to establish effective control over a substantial portion of the area, however, which remained extremely important to the krajina project as a link between the two principal parts.

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The commune was included in “Sector North” of the UN “Protected Areas”, but was not included by the Republic of Croatia in the “districts with special status” which were set up under the regional government reform of December 1992. (See Concise Atlas of the Republic of Croatia, op.cit., pp. 46-47.) Slunj is typical of a number of municipalities in which there was a marked contrast between the ethnicity of its urban and its rural populations. 36. Concise Atlas of the Republic of Croatia, op.cit., p. 63. 37. A similar picture obtains with respect to the heartland of Serb secessionism in Bosnia and Herzegovina. Of the 19 Bosnian municipalities outside of Sarajevo with populations in 1991 of fewer than 15 000,16 had substantial Serb majorities (the exceptions being Jablanica, Kreševo and Neum). Of the six mainly ethnic-Serb municipalities in eastern Hercegovina, Kalinovik and Ljubinje, with populations of fewer than 5 000 each, were barely viable as municipalities. 38. I have not considered the later elections of 1992, for three principal reasons. War had already begun then, and electoral behaviour could be construed as a reflection of that fact, rather than as an indication of antecedent political culture. The Serbian Democratic Party in Croatia had split by then, with the more accommodationist Serbian National Party (under Milan Djukić) co- operating with the electoral system. The electoral law was also changed in the interval, and by this time the Serb political vote was largely reflected in national “lists” rather than in votes for territorial constituencies. 39. I have excluded these three communes from consideration for several reasons, although an attempt was made to incorporate them into the krajina. They were only partially integrated, spatially, into the secessionist Serb project, partly because of their ethnic diversity. Daruvar (32,2% Serb in 1991) had large Czech, Magyar and other minorities: Pakrac (46,4% Serb) had large minorities of Czechs, Italians and “Yugoslavs”): Podravska Slatina (35,8% Serb) was also diverse, with a large “Yugoslav” component. They all contained quite substantial towns (27 000-31 000), and were mid-ranking in terms of their economic development. 40. Bougarel (Xavier), op.cit, p. 46. 41. In particular, the claim was made much of by Franjo Tudjman. (In Tudjman (Franjo), Nationalism in Contemporary Europe, New York: East European Monographs, 1981, esp. pp. 145 ff.) that minority groups in Croatia had successfully used the apparatus of the LC as a means of social mobility. This material is treated more fully and in a more balanced fashion in Cohen (Lenard),The Socialist Pyramid, London: Tri-services Press, 1989. 42. Note that Mostar is excluded from consideration here, despite vigorous attempts by the Croats to in corporate it into Herceg-Bosna. The situation of Mostar is quite different from that of the area considered here. See below, note 49. 43. Statistički Godišnjak Republike Bosne i Hercegovine: 1992, Sarajevo: Državni Zavod za Statistiku, 1994, Table I-5, pp. 308-310. Figures for 1971 from Baučić (Ivo), ed., Radnici u inozemstvu prema popisu stanov-nistva Jugoslavije 1971, Zagreb: Institut za Geografije Sveučilišta u Zagrebu, 1973, pp. 153-155. 44. I am still somewhat puzzled by the uncharacteristic position of Široki Brijeg in this comparison. Bill Tomljanović has pointed out that “Široki Brijeg is the center of what they sometimes euphemistically call “import-export”. In America we call it “the family”. In other words, Široki Brijeg is the Croatian Palermo”. (Personal communication.) This is an interesting and suggestive idea, but I wonder whether it did not acquire this status most significantly after the events in question. I await elucidation ! 45. See, for example, Markle (Gerald E.), McRea (Fiances B.), “Medjugorje and the crisis in Yugoslavia”, in Swatos (William H.), ed., Politics and Religion in Central and Eastern Europe: traditions and transitions, Westport / London: Praeger, 1994. 46. It is striking that this distinctiveness can be traced back into the “First Yugoslavia”. Ivo Banac shows very clearly that the Radić brothers’ Croatian Peasant Party had no support among Croats of Bosnia and Herzegovina. Instead, the vote of western Hercegovina went to the Hrvatska Pučka

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Stranka (Croatian People’s Party) and the Narodni Klub (National Club). The first of these was strongly Catholic in orientation: the second a coalition of extreme nationalist fragments, which included at that time Ante Pavelić. See, Banac (Ivo),op.cit, esp. maps on pp. 228, 350 and 355. 47. Narodni List HZ HB, rujan 1992, br.1. 48. In preparing this paper I have become acutely aware of the historical controversies which remain to be clarified in this area. These particularly concern the timing of key events, and the relative causal importance of events within Bosnia-Hercegovina or in its wider context—both internationally and in relation to the Croatian leadership. This is not the occasion on which to attempt to resolve these issues. 49. See Allcock (John B.),Aspects of Ethnicity, Nationality and Nationalism in the former Yugoslavia, op.cit., Part l-G and Maps 7 and 8. Two areas within the republic of Bosnia and Herzegovina have been of particular strategic importance. Western Herzegovina, and especially the lower Neretva valley, which includes the town of Mostar, has been of exceptional significance, in that control of this area potentially permits Croatia to control a very high proportion of the trade of Bosnia, as well as secure surface access to the tourist potential of Medjugorje. The Neretva estuary is also a very productive area of agricultural land. Although lying outside of the region of almost homogeneous ethnic Croat settlement which provided the core of “Herceg-Bosna”, a triangle of 17 municipalities extending between Jajce, Sarajevo and Jablanica (excluding those which form part of “Greater Sarajevo”) constituted one of the primary objectives of the HVO during the war. Only three of these municipalities (Kiseljak, Kreševo and Prozor) had ethnic Croat majorities, and there were absolute Muslim majorities in 7 of them. The prize for control of this area, however, was plainly its economic significance rather than the desire to secure the cultural autonomy of its Croat population. It commands the main rail links Sarajevo-Metkovic and Sarajevo-Zenica (in effect regulating the entire rail network of Bosnia and Herzegovina). It encompasses a very high proportion of the power generation capacity of the republic, especially the hydro-electric facilities in the vicinity of Jablanica, along the Vrbas and the Rama, the coal and iron ore resources in the vicinity of Zenica, and useful manufacturing (especially engineering) capacity associated with these. 50. The quotation is from Allcock (John B.),Explaining Yugoslavia, op.cit, p. 89. 51. See above, note 11.

ABSTRACTS

There has been widespread debate over the possible causes of the break-up of the former Yugoslav federation : but relatively little attention has been paid to the importance of rural- urban differences in this process. The central claim of the article is that the economic, political and social exclusion which some specific segments of the Yugoslav rural population came to experience in relation to the urban-centred “system” can be regarded as having played an important contributory part in the genesis and course of the struggles surrounding the disintegration of Yugoslavia. This broad hypothesis is explored through brief discussions of two case-studies, the Serb krajina in Croatia, and “Herceg-Bosna”. While expressly rejecting single- factor explanations of change, the author argues that in looking for explanations of the phenomenon of secessionism in these cases we need to take into consideration the profound state of economic depression into which these areas had fallen.

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AUTHOR

JOHN B. ALLCOCK Research Unit in South East European Studies, University of Bradford, Bradford BD71DP, UK. Tel: +44 1274 233993. Fax: +44 1274 720494. E-mail: [email protected].

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Ambiguous partisanships Philhellenism, turkophilia and balkanology in 19th century Britain Des prises de position ambiguës. Philhellénisme, turcophilie et balkanologie dans l'Angleterre du XIXe siècle

Margarita Miliori

Introduction

1 “Philhellenism” and “Turkophilia” connote an outsider’s sympathy for Greeks and Turks respectively. “Balkanology” on the other hand, does not connote a similar kind of partisanship for a “foreign” national community, but rather an over-arching discourse constituting the Balkans as an internalized European Orient1. And yet, a number of more particular, nation-oriented discourses have historically grown under the wider “Balkan” umbrella. In this article I argue that comparing these discourses with earlier and contemporary discourse on “the Greeks” and “the Turks” significantly illuminates the history of Western perceptions of the Ottoman/Balkan area. In particular, it can help us understand how this history is related to the evolution of notions of nationality in nineteenth-century Western Europe, as well as the ideological ambiguities that emerged when these were applied to the societies of a region whose relationship to the “West” was considered to be in flux.

The British Context

2 In nineteenth-century Britain the “philhellenes” were those who supported Greek nationalist and/or hegemonic aspirations in South-East Europe, and the “Turkophiles” were those who supported the preservation of the Ottoman Empire and believed in its capacity to reform or to “regenerate” itself. On a first, superficial level, these partisan sympathies appeared to be mutually exclusive. However, a significant degree of ideological continuity underlay early nineteenth-century British philhellenism and mid-nineteenth-century British Turkophilia. They both represented secular, commercially minded and politically liberal perspectives on the ; as I

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will argue here, they should, in fact, be viewed as alternative articulations of the notion of a civilizing mission of Western Europe (with Britain at its head) towards the Ottoman “East”.

3 The ways in which notions of Greek nationhood on the one hand and of Ottoman “nationalities” on the other entered into this picture between the 1820s and the 1860s is one of the most intriguing parameters of the whole issue. The middle decades of the nineteenth-century were a formative period for the articulation of modern notions of nationality in Britain, and the ways in which the issue was broached by philhellenes and Turkophiles may provide us with useful insights concerning the interdependence between concepts such as “patriotism” and “nationality” and wider world-views concerning civilization, progress and their political and historical geography.

4 What is particularly clear in this respect, however, is that from the middle of the nineteenth-century onwards the over-all image of the Ottoman and post-Ottoman “East” became a much more complex one, due to the growth of British sympathies for the Slav nations of the Ottoman Empire. Were these sympathies, especially for the Serbs and the Bulgarians, a mere amplification of earlier “philhellenism” ? Or were they a novel phenomenon, rising, at least in part, from a renunciation of an older, “philhellenic” frame of mind ?

5 In the last part of this article I will examine these questions and discuss, more generally, certain continuities in British attitudes towards the Ottoman and post- Ottoman societies of the Balkans that cut across particular national partisanships. But I will start by defining “philhellenism” and exploring its ideological connotations in Britain at the time of the Greek Revolution, in the 1820s.

Setting the stage for the “Moderns”: British Philhellenism in the 1820s

Hellenism, Philhellenism and Nationalism in Britain of the 1820s

6 According to Olga Augustinos, who succinctly summarizes the most common scholarly definition of the term, philhellenism is “a vision of a reborn and liberated Greece coming closer to the West by virtue of its Hellenic heritage”, a vision that was born out of the marriage of the anti-authoritarian political philosophy of the Enlightenment with a long-standing literary tradition of Hellenic travel2.

7 Such definitions have frequently encouraged scholars to subsume the history of Western perceptions of Greek modernity under the history of pre-1820s travel literature on Greece and, consequently, to underestimate the importance of the Greek Revolution of the 1820s as the defining moment in the institution of a “national” Greece in Western discourse and imagination. In order to redress the balance, I propose here that both Hellenic travel and Hellenism in general3 have been overestimated as determining factors in the construction of images of a modern and national Greece in the early nineteenth century. A more qualified assessment of the specific intellectual and ideological contexts within which visions of Greek modernity arose in the 1820s would rightly re-direct our perspective of Western discourse on Greece, from its eighteenth century “pre-history” towards nineteenth-century phenomena, such as the

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development of the Eastern Question debate and the rise of European nationalist ideologies.

8 In early nineteenth-century Britain, definitions of nationality were hard to separate from the notion of an established political community. Notions of nationhood were influenced by an indigenous “patriotic” tradition that had developed in the context of an early appropriation of the rhetoric of the nation in political discourse. This rhetoric had also been colored from the late eighteenth century onwards by Burkean notions of a continuous national (cum political) development, unfolding in an organic fashion though historical time4. In addition, the 1820s was a period during which British post- Napoleonic pride for their own political role in Europe reached its height. As the contemporary popularity of Canning’s “open diplomacy” indicates, Britain’s ability to master historical and political circumstance in the international arena acquired growing importance for British national self-perceptions from the 1820s onwards.

9 Furthermore, in early nineteenth-century Britain, Hellenist discourse was already pervasive as a discourse on literary and aesthetic values, and was already deeply implicated with issues of social differentiation, taste and class. Ancient Greek politics, however, were still not expurgated from negative associations with revolutionary France, neither were they elevated to their mid-nineteenth century liberal pedestal, rightly associated with George Grote and John Stuart Mill5. They could not, therefore, provide a positive precedent, or a model of government, for a “re-constituted” Greek national (cum political) body.

10 The standard authority on Greek history at the time of the Greek Revolution was William Mitford’s History of Greece6. Written during the Napoleonic Wars, this was conceived as a scholarly exposition of the “irrelevant” and “unnatural” character of ancient Greek (and revolutionary French) politics in comparison to modern European liberty, of which English liberty was presented as the prime and the guiding example7. Although Mitford’s History came under the fire of serious criticism in the 1820s 8, this criticism was not reflected in philhellenic texts. Rather, the popularity of Mitford’s views amongst the active supporters of the “Greek cause”9 indicates the centrality of self-congratulatory British discourse for the development of the philhellenic phenomenon. The fact that this self-congratulatory discourse was also interwoven with Hellenism (which may be understood, in this context, as an evolving exegesis of ancient Greek historical experience) indicates that the relationship between “Hellenism” and “philhellenism” was highly mediated, and, therefore, of a much less self-evident character than it is frequently assumed10.

11 Given this context, the Greek Revolution, while providing an opportunity to “export” British political “expertise” in the European arena, represented also an all-important test case for ascertaining the credentials of modern Greek “nationality”. It was partly for this reason that British philhellenic experience during the Greek War of Independence, distilled into the historical, political and journalistic accounts of the philhellenes of the 1820s, and acquiring its full symbolic potential with Byron’s death in Messolongi in 1824, became the cornerstone of later British perceptions of Greece11.

12 Furthermore, British philhellenic involvement with Greece in the 1820s represented a politicized investment on the modern Greek future; an investment that was considered relevant both to contemporary European politics, and to the future opening of the Ottoman world to the “West”. The organizing center of philhellenic activity was the Greek Committee in London, led by a number of liberal and radical MPs. The secretary

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of the Committee was John Bowring, a liberal with strong interests in European politics and in national “awakenings” across Europe (including the Balkan peninsula)12, who was also, at the time, the editor of the newly founded Westminster Review, the mouthpiece of the “Benthamite” radicals.

13 Moreover, both the practical projects of the Committee and its mishaps, especially those surrounding the launch and the mismanagement of the Greek loans of 1824-1825, led to a high degree of political controversy both in Britain and in Greece13. And last but not least, although the Greek Committee tried to gain a wider audience in favor of the Greeks, the republican and free-trade ideals of its most active publicists strongly colored the rhetoric and the ideological character of the movement as a whole14.

14 Philhellenism was, thus, both “political” and “ideological”; yet the extent to which it may be viewed as synonymous with support for Greek “nationalism” remains a complex and open question, involving a subtle re-assessment of both Greek revolutionary politics and the ideological backgrounds from which different British philhellenes approached them. In turn, this would be likely to bring forth one’s own prejudices concerning the relative importance of different values within the spectrum of ideas related to national self-determination. This temptation is difficult to resist in this instance, because here we are faced with an historical moment when such concepts were still in the making15.

15 What is certain, however, is that while the Greek War of Independence was openly viewed as a “national cause” at the time, the exact meaning of Greek national self- determination remained a contested issue throughout the revolutionary decade, both in Greece itself, and in the writings of the British philhellenes. Issues that may be considered central to any kind of nationalist theory were posed by philhellenic experience and were frequently discussed in philhellenic writings. Such issues were, for example, the relationship between “local” and “national” patriotism16; and the respective roles that the various classes of Greeks would, or should play in the new body-politic17.

16 Yet none of these questions was adequately answered by (or for) the early philhellenes by the establishment of the Hellenic Kingdom under the Bavarian dynasty of Otto in 1833. Most philhellenes of the 1820s were critical of the monarchical solution to the Greek political problem, while the precise meaning of a “national” government in the Greek context remained an open question, even in philhellenic circles, long after the War had ended. For example, George Finlay’s strictures about the “anti-national” centralizing policies of the Bavarians, first publicized in 1836 in his Hellenic Kingdom and the Greek Nation, would gradually acquire a serious hearing amongst the British public, especially in the 1850s and 1860s. However, even in his case, to adopt a “national” policy in Greece signified primarily to adapt the administrative system of the country to what he considered to be the “truly Greek” traditions of local self-government. It certainly did not entail embracing full-heartedly the idea that government by one’s co- nationals was a political good in itself18.

The Greeks, the British and the Eastern Question

17 Leaving aside for the moment the narrowly political aspects of British philhellenic ideology, and turning to its supra-national aspects as a “Western” crusade, we should again challenge the prevalent assumption that philhellenic expectations of a West-

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oriented Greek future stemmed “naturally” from an acknowledgement of a “national” connection between the ancient and the modern Greeks.

18 It is true that in the philhellenic writings of the 1820s the presumed “Western” or “European” qualities of the modern Greeks (namely their “talent” for education and for commerce) were often praised, and this was usually coupled with allusions to a “revival” of the ancient Greek spirit amongst them. The first part of such arguments, however, was not a mere projection of the second, since the usual examples of Greek “industry” were not Athens or Corinth, but rather the successes of the modern Greek communities in the Habsburg Empire and in the cities of the West19. Frequent allusions were also made to the naval exploits of the Greek islanders, who, in their relative autonomy from the central Ottoman authorities, ideally represented, in philhellenic eyes, the anticipated commercial dynamism of liberated Greece20.

19 On the whole, the argument concerning the inevitable character of an ongoing struggle between expanding European progress and defensive Ottoman stagnancy - the “Turks” being frequently depicted as “a nation utterly resisting the approaches of that brilliant and productive civilization which absolutely surrounds and urges itself on it in every form21 - was much more sharply drawn in philhellenic rhetoric than the argument about the national revival of the ancient Greeks. Rather than constituting, by itself, the underlying motive of philhellenic activism, the “integral” Europeaness of the Greeks was only one of the constituent elements of a dynamic rhetorical strategy, through which notions of modern Europeaness, modern Britishness and modern Greekness were formulated anew and in relation to each other.

20 As a result of this strategy, side by side with images of Britannia tutoring younger nations in political virtue, visions of an emerging free-trade world, prospering under the enlightened leadership of British commerce, were also projected upon the wider area of the Eastern Mediterranean. Such visions were more prominent in the writings of the radical spokesmen of the Committee, like its secretary John Bowring, its agents in Greece Leicester Stanhope and Edward Blaquiere, and the head of its literary sub- Committee, Charles Sheridan; but they were also put forward by philhellenes who did not belong to this circle, such as the influential traveler and topographer William Martin Leake, or the conservative Cambridge clergyman Thomas Hughes22.

21 It would seem that these visions concerned very little the opponents of the Greeks, the Ottoman Turks, or the other nations of the Ottoman area. However, the faith of the philhellenes that futurity was on their side indicated that, left to its own devices, the Ottoman Empire was doomed. This belief rendered British official support for the Ottomans against the Greeks not only immoral, but also futile, in their eyes, so many argued that support for Greek Independence was the only viable means to counteract Russian expansionism southwards23. Given this wider strategic context, specific visions of a complementary future between “the Turks” and “the Greeks” were also formed. For example, in 1822 Charles Sheridan imagined a future harmony between the two peoples in the following terms: As neighbours they will suit, from the opposition of their tastes and interests; the Turks no more clashing with the Greek ventures to , than the Greeks with the Turkish pilgrimages to Mecca. The Turks will avail themselves of industrious neigh-bours, and the Greeks of unenlightened customers; and whatever change occurs must be for the advantage of the latter. Peace is necessary to educate Greece, and war is the one thing likely to revive the slumbering genius of Mahometanism24.

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22 The impressive way in which Sheridan’s bipolar image recasts the Greek ventures to Marseilles’ as the essence of Greekness, while he presents commitment to Islam as the essence of “Turkishness” should not make us lose sight of the fact that what happens here is not a mere re-iteration of stereotypes about two “nations”. While Sheridan writes about “Greeks” and “Turks” the traditional antithesis between Christian Europe and the Islamic East is almost imperceptibly rewritten into something distinctly modern; it is recast as a relationship between industrious European capitalists and their passive “Eastern” markets, sharing an integrated and peaceful, but clearly unequal world.

Sharing a divided world: the Turks and the Greeks in British eyes, 1830-60

Turkophilia and Philhellenism

23 The period between the institution of modern Greece in the early 1830s and the (1856) was a period during which Palmerstonean liberalism and its concomitant doctrine of support for the Ottoman Empire prevailed in British politics.

24 Viewed from the vantage point of this era, the ideological legacies of early philhellenism appear diffused amongst various strands of British liberal thought on nationality, Europe, and the Ottoman Empire. On the one hand, this diffusion underlines the importance of the “philhellenic affair” of the 1820s within the history of British liberalism. On the other, it shows how a number of liberal themes and ideas that had found a prominent vehicle of expression in philhellenism in the 1820s were subsequently dissociated from commitment to the interests of Greece. To give only one example, in Shelley’s philhellenic “Preface” to his poem Hellas (1821) we find an early and eloquent formulation of the theme of a common crusade of the liberal “peoples” of Europe against the united forces of the European autocrats25. This theme became very popular amongst British liberals in the 1840s and 1850s. Yet, Greece, more frequently than not, was excluded from such mid-nineteenth century liberal mental maps of Europe: Greek nationalism was considered problematic regarding “liberal Europe’s” archenemy, autocratic Russia.

25 Ultimately, if we dismiss the notion of an a priori mutual exclusivity between sympathies for “Greeks” and “Turks” we will find that the clearer resonance of early philhellenism in mid-century Britain is to be found amongst liberally-minded mid- nineteenth-century Turkophiles. The “Eastern” perspectives of two influential publicists, Henry Austin Layard and David Urquhart provide cases in point26.

26 The prominent diplomat and “orientalist” Austin Henry Layard27 was a firm supporter of Ottoman reform and contributed to a number of pro-Ottoman articles to the conservative Quarterly Review during the . A first indication of continuity with earlier philhellenism in these writings is the total absence of concern for the Empire’s non-Christian subjects. Indeed, Layard viewed Ottoman reform as a means to promote the “progress” of the Christian populations of the Empire and to ensure their gradual ascendancy over the Turks, while the terms in which he understood this progress and the means he envisaged for attaining it were strongly reminiscent of the earlier philhellenic “mission”28.

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27 Thus, the “national progress” (sic) of the Christians29 was construed in distinctly secular and material terms, i.e. as an “increase in wealth and intelligence”; Layard believed that it would be attained through the opening of the Empire to European capitalist investment and through Western political influence and control exercised by able European consuls30; while, Protestant proselytizing would play only a complementary role in the process, fighting to counteract the obscurantism of the Greek Church31.

28 The stress Layard placed on European initiative regarding Ottoman reform distanced his perspective from that of David Urquhart, whose views we will examine shortly, but brought him very close to the secular, commercially minded and progressist mainstream of British philhellenic opinion of the 1820s. The main difference between Turkophile liberals of Layard’s sort and the philhellenes of the 1820s was a difference concerning means, not ends: in the 1850s, Layard no longer viewed the Porte as the bulwark of traditional Ottoman intransigence. To him, it was primarily a central political organ for the dissemination of a policy dictated by Western diplomatic advice. The major impediment to progress amongst the Ottoman Christians was now considered to be Russian and Church influence, not the Porte32.

29 The ardent Turkophilia of David Urquhart, on the other hand, bore a much more integral relationship to philhellenism. After participating in the War of Independence on the side of the Greeks in 1827-1829, Urquhart had followed Stratford Canning to Istanbul as a diplomatic agent and spent there and in the Black Sea most of the 1830s. During this time he turned to a committed Turkophile33, his partisanship nurturing from his extreme Russophobia, but also from a deep admiration for traditional Ottoman society.

30 Urquhart’s best - known book, the Spirit of the East (1838) 34, was unique amongst contemporary travel books on the Levant in its defense of Islam, which was presented as a species of Protestantism: as offering a fundamentally egalitarian cultural, political and economic model, undermining privilege and opening the way for free-trade and progress35.

31 More traditionally, Urquhart also presented Islam as the underlying cohesive force of Ottoman society and culture, a view that was combined with stereotypical orientalist cliches, especially of a romantic kind (such as the antithesis between the integral and natural life “of the East” and the mechanical and alienated life in the West). And yet, viewed as a piece of orientalist literature, the Spirit of the East was quite idiosyncratic in that it clearly promoted domestic rather than exotic images of Ottoman society; images that were described in great anthropological detail36. Such elements, combined with Urquhart’s unusual focus on the local economic and administrative structures of the Empire, brought him closer, in my view, than any other British Turkophile of this era to presenting Ottoman society as a “national” society37.

32 Being sincere, and almost “national” Urquhart’s “love for the Turks” in the mid-1830s bore all the signs of a real “conversion” from his earlier philhellenism38. However, his slightly earlier book, Turkey and its Resources (London 1833) rather complicates the issue, as, here, Urquhart’s already strong Turkophilia quite happily co-existed with still distinctive signs of philhellenism39.

33 The first major theme of this book were the commercial prospects of the Ottoman Empire, whereupon Urquhart envisioned complementary roles for the industrial West

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(with Britain in the leading role) and agricultural Turkey that would profit both sides. The second were the traditional “municipal institutions of Turkey”, which Urquhart presented as the safeguard of the moral virtues of both the Muslim and the Christian peasantry and as the main means towards Ottoman political salvation.

34 The book was instantly reviewed in the Westminster, where Urquhart’s analysis was applied to Greece in order to denounce the recent establishment of a centralizing monarchy in the country. His reviewer implied that Urquhart, as a “veteran” philhellene, had discovered that Greek “local patriotism” was deeply averse to centralization, rendering the Greeks, in this limited sense, “republican”40. In the following decades, the same argument would be thoroughly applied to Greece by George Finlay, who rendered the “local institutions of Greece” the distinctive badge of his own philhellenism.

35 Indeed, throughout his life the “veteran” philhellene would insist on the primary value of a grass-roots type of patriotism, nurtured more by peasant traditions than by modern constitutional practice; he would juxtapose the corruption of the modern Greek intellectual and political elites to the patriotic virtue of the Greek “people”; and, while living in Greece and retaining his self-identification as a “philhellene” until the end of his life in the mid-1870s, he would refuse to identify philhellenism with the promotion of modern Greek nationalist ideology, becoming more and more critical, as time went by, of the Greek nationalists’ emphasis on the role of the Orthodox Church in Greek national history41.

36 Thus, even more than the general terms of mid-nineteenth century “Turkophile” rhetoric, the strong similarities between Finlay’s philhellenic and Urquhart’s Turkophile perspectives reveal a substantial convergence between “expert” philhellenic and Turkophile analyses of the social and cultural world that “Turks” and “Greeks” still shared, while the parallel historical processes of transformation signaled as Greek “revival” and Ottoman “reform” had been set in motion.

Redeploying the “Philhellenic Legacy”: The “new” philhellenes of the 1850s and 1860s

37 What I have argued so far seems to imply that liberal philhellenism of the 1820s gradually dissolved into mainstream liberal Turkophilia of various strands. However, the over-all picture is more complex. For, ideological continuities between early philhellenism and later Turkophilia notwithstanding, during the Crimean War, and even more emphatically in the 1860s, a number of scholars and publicists, belonging (more frequently than not) to what we may call “liberal/conservative” circles, entered the arena of public debate in order to defend an ostensible philhellenic tradition in British politics.

38 Aiming to tap into the symbolic capital of a “philhellenic legacy” within which traditional notions of English liberty merged with pride for British initiative and independence in European affairs, these “younger” philhellenes would gradually achieve a substantial re-working of earlier philhellenic schemas, providing the rhetorical and conceptual basis for the formulation of an anti-Ottoman, interventionist and “pro-nationalist” Eastern policy.

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39 The writings of Henry Reeve, political commentator in the Times during the Crimean War and editor of the Edinburgh Review from July 1855, are a good example of the rhetoric of these “new” philhellenes. Writing critically on the prospects of Ottoman reform in 185442, Reeve presented the contemporary dispute between Britain, France and Russia as a struggle that acquired moral legitimacy only when related to the underlying “contest” that was taking place between the Ottoman Porte and its Christian subjects. Reeve described this contest as “that of civilization and barbarism, of legislative rights and arbitrary power, of Christianity and Islamism, of the races of Europe and the races of Asia”, terms strongly reminiscent of the philhellenic rhetoric of the 1820s43. He also proudly reminded his readers of the battle of Navarino, in order to emphasize the European “duty’ to protect the Christians of the Empire”. These were considered now as “nationally” plural, including not only the Greeks but also the Slavs.

40 Other characteristic representatives of this younger generation were the historian E. A. Freeman44 and the Scottish philologist J.S. Blackie 45, who both entered the arena of public debate during the Crimean War as conscious “philhellenes” i.e. with the declared purpose to “defend” the Greeks against their detractors. Their philhellenism nurtured from their scholarly interests, but, at the same time, their militancy indicates that they viewed these scholarly interests as inseparable from a particular “partisan” commitment.

41 As compared with their counterparts of the generation of the 1820s, the philhellenes of the 1850s and 1860s were more tolerant of the misgivings of Greek political life and more sympathetic towards Greek irredentism in the Balkans. They sought and developed contacts with contemporary Greek intellectuals living in Greece and studied their works, while they formed their notions of Greek nationality from various sources, including contemporary German scholarship in ethnology, linguistics and folklore.

42 They were also, on the whole, much more ready to acknowledge the principle of national self-government as a positive end in itself, rather than as a means towards the attainment of other political or social goals. Thus a “veteran” philhellene, William Martin Leake, could still argue in 1851 that it would have been better for Greece to have been made tributary to the Sultan in 1830, on the grounds that, thus, “the Greeks would have received everything they wished for except the privilege of governing themselves, for which they were manifestly unfit”46. On the contrary, a “younger” one, E. A. Freeman, would argue a few years later that the fact that “Greece is again a nation [may] even counterbalance a certain amount of real misgovernment”, since, “men often prefer a bad government of their own to a good one forced on them by strangers”47.

43 Apart from harboring more “modern” (and to us canonical) notions of nationality, these “new” philhellenes were also much less secular in their approach to the Eastern Question than their “veteran” counterparts. Their attitude towards the Ottoman Empire was strongly colored by anti-Islamic prejudice and by sympathies for the Greek Church. In particular, many amongst them were High-Anglicans, such as the theologians R. W. Church and J. M. Neale, or ex-High Anglicans, like the historian E.A. Freeman and the political leader who best expressed these new philhellenic concerns, W. E. Gladstone48.

44 In forming their identity as “philhellenes” this younger generation owed very little to the radical/republican or “Benthamite” frames of mind that had nurtured early philhellenic ideology. However, they owed a great deal to certain strands of scholarly

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philhellenism that had grown quietly between the 1830s and the 1860s. Works on the history and the “present prospects” of the Greek Church, written by “veteran” philhellenes49, as well as George Finlay’s History of Greece from its Conquest by the Romans to the Present Time, played an important role in the formation of the conceptual framework through which they approached both modern Greece and the Eastern Question.

45 Such “philhellenic” studies allowed this generation to move beyond an exclusive discourse on modern Greece, and to formulate conceptions of Europe that encompassed also its Southeastern part. This conceptual incorporation passed mainly through the secularization of the notion of Eastern Christianity, combined with the formulation of a theory about the role of religion as a means of national identification in the “East”50. It was also aided by a re-appreciation of the Byzantine and post-Byzantine world as a symmetrical, “Eastern” historical equivalent of a “Roman” and “post-Roman” Western Europe.

46 The prime example of this reading of Byzantine history is to be found in the numerous writings of E.A. Freeman, who openly acknowledged his debt to Finlay’s scholarship, but moved distinctly beyond it51. Finlay described Byzantium as a coalition between a centralist and conservative “Roman” state and a despotic and corrupt Christian Church, whose joint impact upon the Greeks led to the suppression of the inherent progressive and democratic qualities of the nation. Freeman, on the other hand, described the “New Rome” as a civilizational matrix, within which the double (Greek and Roman) heritage of antiquity merged with Christianity, and from which a host of modern Slavic and European nations eventually sprung.

47 Thus with Freeman we encounter a kind of philhellenism that has transcended its initial limits as a partisan discourse on the modern Greeks to grow into a new kind of plural partisanship, engendering sympathies for all the Balkan nations, as nations, with the proviso that they must still fall within the realm of Christianity52. Combined with the notion of an historical symmetry between Western and Eastern Europe, this perspective, which was by no means Freeman’s alone, sharpened anew the conceptual boundaries between “Europe” and the Ottoman Empire in late nineteenth century Britain, and enhanced images of the Ottoman Christians as European captives of a foreign and barbarous power.

48 And this brings us to the last part of this article, i.e. to the assessment of the relationship of earlier philhellenic and Turkophile perspectives on the Eastern Question with the development of late nineteenth and early twentieth century British Balkanology.

The Greeks and the Balkan Family of Nations, 1856-1910

Slavophiles and Philhellenes: A generic connection?

49 The mid-1850s was an important turning point in the evolution of British discourse on the Eastern Question. Apart from the emergence of a generation of “new” philhellenes, the period of the Crimean War signaled also the emergence of British interest in the “national” fate of the South Slavs. Indicatively, it was in 1853 that a new, enlarged

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edition of the English translation of Leopold von Ranke’s History of Serbia appeared. To this, the publisher had added not only a translation of Ranke’s writings on Bosnia, but also a compilation essay on “The Slave Provinces of Turkey”, taken mainly, but not exclusively, from Cyprien Robert’s Les Slaves de Turquie (Paris, 1844) 53. The perspective on the Eastern Question represented by this edition, a perspective within which support for the “patriotic struggles” of various Balkan nations was placed in the center of a much more diffuse, but ideologically powerful concern for the “oppressed Christian nationalities” of the Ottoman Empire, would acquire its full political and ideological potential only during the Bosnian and Bulgarian crisis of the mid-1870s54. Its main conceptual parameters, however, had already emerged, amongst a narrower circle of Slavophiles, at the time of the Crimean War.

50 Did these new sympathies introduce significant discontinuities in the Eastern Question debate in Britain ? To answer this question we should first inquire whether the British travelers, journalists and scholars who wrote in favor of the Ottoman Slavs in the late nineteenth and early twentieth century shared the general perspective of the “new” philhellenes, as I have described it above; secondly, we should inquire how was their discourse diversified in correlation to the particular nation that each of them supported; and, finally, we should look for continuities and discontinuities between earlier and later partisanships, both on the level of stereotypes that each discourse reiterated, and on the deeper level of the values they alluded to.

51 At first sight, the evidence concerning the congruence of philhellenic and Slavophile perspectives in the 1860s, 1870s and 1880s appears overwhelming. When we study “philhellenism” and “Slavophilia” in these decades we frequently encounter the same people, as for example in the cases of the philhellenes W.E. Gladstone and E. A. Freeman, who were also central figures in the “Bulgarian atrocities” agitation of 1876. Moreover, there is very little evidence in the writings of the Slavophiles of this period either that Greece was excluded from their visions of “Balkan liberation” or that the antagonism between “Greeks” and “Slavs” was anything more than a secondary aspect of the problem in their eyes. For example, in the series of pamphlets published by the Eastern Question Association in 1877-1878, under the general title “Papers on the Eastern Question”, a paper on Turkish Rule on Crete was included 55, and the Greeks were often mentioned elsewhere, favorably and on an equal footing with the other nations of the peninsula56.

52 In addition, not only in political propaganda, but also in the writings of influential travelers of the second half of the nineteenth century we find ample evidence of the central role they attributed to Orthodoxy as determining the identity of the Balkan region, a perspective which is very familiar from the writings of the “new” philhellenes. For example, such is the perspective of Henry Tozer in his Researches in the Highlands of Turkey57 and of Georgina Mackenzie and A. P. Irby in their Travels in the Slavonic Provinces of Turkey in Europe (first published in 1867, but re-issued, with additions and with a Preface by W. E. Gladstone in the midst of the Bosnian / Bulgarian crisis, in 1877)58.

53 Precisely because this common philhellenic / Slavophile world-view was above all else Turkophobe and anti-Islamic, its adherents tended to group together all the Ottoman/ Balkan nationalities as “Eastern Christian” pushing to the background, if they could not ignore, concerns about a possible outbreak of nationalist conflict amongst them59. This, however, did not preclude all discussion of nationalist tensions between “Slavs” and

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“Greeks” nor did it impede the formulation of particular stereotypes of various Slav peoples and of their relationship to each other in such literature.

54 For example, in his brief discussion of the political aspects of the Eastern Question placed within a book concentrating on the description of monasteries and churches and on the comparative study of folklore60, Henry Tozer predicted that “the Greek and the Slavonic races” would ultimately divide the peninsula between them. There was no allusion to a possible future conflict amongst the Slavs themselves, and Serbs and Bulgarians were presented as natural allies, as members of the same Slavic family.

55 And yet, Tozer’s perception of the national character of the two peoples distinctly placed the two “nationalities” in different categories. The Bulgarians he saw as a “naturally agricultural” people, as a passive community, who, in his view, would ideally form the subordinate part in a union with the “commercial” Greeks61. “The Serbs, the Bosniacs, the Montenegrins and the other Slavonic nations” (sic), on the other hand, were presented as a people of an “unyielding temperament and strong national feeling”, whose national character was ultimately irreconcilable with that of the “quick, subtle, impulsive, over-reaching, and “too clever by half”” Greeks62. Thus, in terms of their prospects of autonomous political existence, Greeks and “Serbs” were put on an equal footing, while Bulgarian autonomy was precluded.

56 Mackenzie’s and Irby’s images of the Balkans, although equally Church-framed, were colored by much more intense pro-Serb feeling. Their book clearly reveals the generic relationship that existed between philhellenic discourse and pro-Serb/Montenegrin sympathies in Britain63. For example, in the stereotypical images of the Serbs (and especially of the Montenegrins) painted by the authors, we find that, apart from being described as brave and patriotic, the Montenegrins are also frequently compared with the Scottish highlanders, something very familiar from the accounts of the “mountaineer” Greeks since the time of Byron. Also, the younger generation is represented as seeking enlightenment from Europe, another very common philhellenic theme64. Finally, when the violent military habits of the Montenegrins are discussed, such accounts are frequently tempered with a sense of humor and with allusions to their “child-like” character, something very familiar from some mid-nineteenth century accounts on Greece65.

57 Nevertheless, this book also exemplifies the limits of the relationship between philhellenism and Slavophilia during this period. While Mackenzie and Irby did not express hostility towards the modern Greeks, they often denounced the higher hierarchy of the Orthodox Church and the “” for their historical and contemporary efforts to suppress the language and national rituals of the Slav populations66.

58 This indicates the extent to which - and partly the reason why - the supporters of Greek and Slav nationalism in Britain had already started to grow apart. Indeed, the emphasis that the supporters of the “Eastern Christians” of this period, philhellene and Slavophile alike, placed on Byzantine, medieval and Church history, combined with the gradual consolidation of conceptions of nationhood around language and race, would gradually make untenable the most extreme claims of Greek nationalism in the eyes of Slavophiles (cum philhellenes) of Gladstone’s and Freeman’s sort. Consequently, their philhellenism sometimes appears as a preparatory stage, through which their wider Balkan sympathies evolved67.

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59 Moreover, British philhellenism in its narrower, merely pro-Greek sense enhanced its links with academia during the last decades of the century. This development was put into motion by the creation of the Society for the Promotion of Hellenic Studies in 1879. The Society was created by the combined efforts of a group of British classicists and the active Greek Minister in London, Joannis Gennadios, while it was modeled upon the contemporary French Association pour l’Encouragement des Etudes Grecques. Its orientation was from the start primarily archaeological, and its main contribution in future years was the publication of the Journal of Hellenic Studies (since 1880). The Society was also closely involved with the establishment, and partly with the financing of the British School of Athens (1886)68.

60 These developments led to a particular institutionalization of certain strands of philhellenic discourse in Britain, and, given the preponderant number of archaeologists and classicists in these circles, they also encouraged a reliance of British perceptions of Greek modernity upon British Hellenism69. This created a very different context for the cultivation of sympathies for the modern Greeks, different both from the context within which earlier philhellenic strands had developed, and from that of contemporary Slav sympathies. While the “friends” of the Serbs or the Bulgarians still addressed their audience through an openly politicized or journalistic discourse, being a “philhellene” gradually became an ostensibly more distanced and academic issue, that did not preclude, but could discourage, open partisanship70.

61 Indeed, much of the tendency of contemporary scholarship to subsume “philhellenism” under “Hellenism” seems to derive from the perusal of accounts of modern Greece that were written within this context. For, it is amongst philhellenes of this sort that we frequently find the construction of images of modern Greece as a living museum, within which “the scholar” either archaeologically or ethnologically inclined, could distance contemporary political controversy in virtue of his own disciplined and “expert” knowledge of “the ancient land and its people”71. Thus, more frequently than not from then onwards, to approach Greece as a “Hellenist” became a means of extracting the country from its Balkan context, while, at the same time, distancing oneself from the need to take an open stand on controversial political issues. The significant ideological potential of this ostensibly “apolitical” position, as a means of cultivating exclusive British support for Greek nationalist aspirations at the expense of “un-classical” neighbors, were hardly lost, either amongst the strategists of Greek foreign policy or amongst their Bulgarian and Serbian competitors at the turn of the century72.

The Bulgarians and the Macedonians: an un-Greek kind of nationalism?

62 The above considerations qualify, but do not cancel the fundamental convergence of philhellenic and pro-Slav perspectives during this period - at least of tempered Greek sympathies and Slavophile perspectives of a pro-Serbian hue. The growth of British sympathies for the Bulgarians, on the other hand, is a more complex phenomenon that merits separate analysis.

63 Being viewed for most of the second half of the nineteenth century as a “passive” nationality, the Bulgarians attracted various kinds of sympathy from various quarters. Thus, a distinction should be made in their case between those “sympathizers” who

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fully embraced the Bulgarian nationalist movement (or, later, its Macedonian offspring) and those who sympathized with them precisely because they were considered passive, and therefore the living antithesis of their actively nationalist neighbors.

64 These considerations have of course a lot to do with historical context and timing. For example, in the 1850s and 1860s, we find an ardent sympathizer of the Bulgarians in the British linguist and oriental secretary at Istanbul Percy Ellen Smythe, eighth Viscount Strangford, who contributed many articles on the Eastern Question to the British press at the time, especially to the Pall Mall Gazette73. Strangford was against Greek and Serb nationalist aspirations, while his sympathy for the Bulgarians was placed within the context of a distinctly Turkophile perspective quite similar to that of Henry Layard, which I have described above. Thus, his insistence that “the vast and homogeneous majority of the Christian population in European Turkey consists of Bulgarians” and his efforts to distinguish the national feelings of the Bulgarians from those of the other Slavs, cannot be separated from his belief that the Bulgarians had not yet “risen to the conception of liberty at all, and that, consequently, they were far from being” ripe for rebellion74

65 Alternatively, on the other side of the Turkophile/Turkophobe divide, during the crisis of 1875-78, which ultimately led to the and to the creation of an autonomous Bulgaria, the very image of the passivity of the “industrious”, “calm” and “self-sufficient” Bulgarian peasants75 rendered them ideal “victims” in anti-Ottoman propaganda such as W.E Gladstone’s famous Bulgarian Horrors and the Question of the East (London 1876). And yet, while these years represent an inaugural moment in respect to the formation of the Bulgarian body-politic, we find surprisingly little discussion in the writings of British “Bulgarophile” pamphleteers of the time about the political prospects of a future Bulgarian state.

66 Interestingly, however, whenever we do find such discussion, we may also discern continuities with earlier British debates on Greek politics. For example, in his Scheme for the Future Government of Bulgaria, published in 1878, Sir Edmund Hornby, “late H.B.M.’s Chief Judge for China and Japan, and formerly Judge of H.B.M.’s Supreme Consular Court for Turkey”, envisioned placing future Bulgaria under a “cosmopolitan bureaucracy”76. The aim of such a system, according to Hornby, was to preclude Bulgarian assimilation into any wider South-Slav political formation, while helping the Bulgarians to develop their own “national” political culture, out of the democratic and communitarian traditions that the nation had preserved in its local communities77. Like many commentators on Greece before him, Hornby “discovered” amongst the Bulgarians a rudimentary propensity to freedom that could “bloom” into a system of real self-government, provided that the Bulgarians would be guided,» in their infancy”, by benevolent Europeans78.

67 The political life of the newly created Bulgarian state, before and after the unification of Bulgaria with Eastern Roumelia in 1885, did not receive a univocally bad press in Britain during the last decades of the nineteenth century, even if satirical representations of Balkan politics started to appear79. Positive and peaceful images of the “Bulgarian” national character, however, started to change dramatically around the turn of the century, as the Macedonian movement reached its height. For example, in the writings of Edith Duhram (and especially in her Burden of the Balkans, published in 1905) the “Bulgarian” nationalists of Macedonia were presented in the darkest possible

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colors, as terrorists ready to sacrifice their own people to serve sinister religious and political ends80. As for the Macedonians at large, they were still depicted as passive and child-like peasant victims, but their passivity was now colored by connotations of inferior intelligence that rendered it a much more negative characteristic than it had ever been in earlier accounts.

68 And yet, the Slavs of Macedonia would find a very ardent advocate during the same years in the well-known journalist H. N. Brailsford, who, after working with Durham in Monastir for the British Relief Fund, wrote the most interesting English account on Macedonia of the first decade of the twentieth century81. While Brailsford’s perspective was very strongly anti-Ottoman, it was by no means primarily religious, or historically oriented. Instead it was focused on the village life and the oppression of the Macedonian peasantry (whom he considered to be ethnically Bulgarian in their preponderant majority).

69 Brailsford often sounds critical of Balkan nationalism as a whole.» It matters very little”, he writes already in his preface, “whether a village which was originally neither Greek nor Bulgarian nor Servian is bribed or persuaded or terrorized into joining one of these national parties. But it matters profoundly that it should be freed from the oppression of its landlord, its tax-farmer, and the local brigand chief”82.

70 More attentive reading, however, shows that Brailsford was not a critic of all kinds of national struggle, but was genuinely impressed by the Macedonian revolutionaries83. Not only he embraced their aims, but also what he saw as their positive “patriotic” virtues: the village-level appeal of their movement; its “local” Macedonian character; and their “democratic” organization. These characteristics positively distinguished it, in his view, from the Serbian and Greek movements in Macedonia, both of which he considered as “the creation of the Greek and the Serbian governments”84. Especially Greek nationalism in Macedonia presented for him the very antithesis of the Macedonian patriotic struggle. He writes: The Slavs of European Turkey, have ever yet no highly-developed consciousness of race, and what little they possess is of recent growth. Their passion is not for their race but for their country. They are a people of the soil fixed in their immemorial villages, with a limited range of sentiments which play piously around their mountains, their rivers and their ancient churches. A nation of peasants which starts with these conservative qualities will readily develop a genuine local patriotism. And this indeed has happened despite adverse circumstances85.

71 On the contrary: The Greeks are townsmen, reared on abstractions, who care nothing for the soil of Macedonia, and very much indeed for “Hellenism”. They are, moreover, an aristocracy of talent, whose chief interest is the Church they govern, and they have ingrained an Imperial tradition which knows nothing of local patriotism86.

72 Even if Brailsford’s conception of the patriotism of the Macedonian peasants was not unrelated to a discourse on the “village republics of the Slavs” that we find mentioned in various accounts from the 1870s onwards, there is no indication in his book that his sympathy for the Macedonian movement stemmed from any conscious re-deployment of arguments that were used in the middle of the nineteenth century either by philhellenes or Turkophiles. On the contrary, while his main argument was against the “Turks” his particular invective was reserved for “Hellenists” (the term including both the Greek nationalists themselves, and their British and European supporters), who promoted Greek nationalism as an ideology of a superior kind than that of their Slav

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competitors in Macedonia. If Brailsford’s argument enlisted “local virtue” against “cosmopolitan talent” the defenders of Greek rights in Macedonia in the first decade of the century were promoting the opposite argument, emphasizing the “higher education” of the Greeks, as well as the voluntarist and “idealist” nature of their own national idea, as opposed to the “narrow” and “instinctive” national ideology of their “surly” neighbors, that was “determined by blood”87.

73 And yet, the terms in which Brailsford built up his two alternative versions of national struggle in the previous extracts, juxtaposing “townsmen” to “villagers”,» race” to “country”, “love for the soil” to “Great Ideas”, an “aristocracy of talent» to a people of “peasants fighting for a minimum of liberty” (sic), are strongly reminiscent, when all differences of historical circumstance are taken into account, of the kind of advocacy that early philhellenes (like George Finlay), and early Turkophiles (like David Urquhart), had extended to the peasant populations of “Greece” and “Turkey” as opposed to the political and social elites of the respective central states.

74 It seems then, that irrespective of different theories regarding the original source from which the “local patriotism” of the Balkan peasantry was allegedly derived, and irrespective of which “nationality” each of the British partisans “adopted” the trope of a fundamental antithesis between the kind of patriotism that was engendered in the Balkan villages and the kind of “national virtue” alluded to by educated Balkan “townsmen” (Greeks or otherwise) and their friends in the West (“Hellenists” or otherwise) remained intact.

75 Such continuities suggest that, while in the first decade of the twentieth century the Greeks on the one hand, and the Bulgarians of Macedonia on the other, occupied the antithetical poles of this binary opposition in British eyes, it may be wrong to treat this antithesis as an unproblematic reflection of the actual ideological content of early twentieth-century Greek and Bulgarian and/or Macedonian nationalism. Rather, what the resilience of this trope within nineteenth-century British discourse on the Eastern Question seems to indicate is a deeply-seated British ambivalence concerning the notion of Ottoman/Balkan “nationality” an ambivalence cutting across sympathies for Greeks, Turks, and Slavs, and influencing the “internal” as well as the “external” moral hierarchies of the Balkan nations, as these were perceived by British sympathizers88.

76 We may also argue, that what was most important in the construction of such hierarchies was not a genuine question about the origin or the “historical rights” of each Balkan nation (since a “nationality” in its entirety could be made to represent the values that, under other circumstances, would be attributed only to a class within a nation). Rather, what was central in such discursive distributions of legitimacy was the partisan’s understanding of the relationship between two kinds of virtue: particular, exclusive kind of virtue associated with “patriotism” on the one hand, and the wider “universalistic” kind of virtue, associated with belonging to, representing and fighting for Western/European civilization on the other.

77 As this double-faced moral imperative was projected upon a region whose exact positioning in respect to the West remained in flux, the conceptual ambiguities that it entailed produced an ongoing tension between the kinds of relationships that British partisans envisioned between “local peoples” (sedentary, but “pure”), their “corrupt” (but mobile) socio-political elites, and an all-powerful and sympathetic “Europe” which, not only represented the idealized alter ego of their own national identity, but was also

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considered to have ultimate authority over each Balkan nation’s transition to modernity.

78 Attempting, in conclusion, a projection of my own beyond the chronological and topical limits of the present essay, I would suggest that recognizing the resilient character of such tensions, that survived the profound nineteenth-century political transformations in the Ottoman/Balkan area, may illuminate the terms of a yet unfinished discussion on political autonomy and international solidarity, that lies at the very center of actual and symbolic interaction between peoples in the “periphery” and their “Western” friends.

NOTES

1. Todorova (Maria), Imagining the Balkans, Oxford, 1997; Goldsworthy (Vesna), Inventing Ruritania; The Imperialism of the Imagination, Yale, 1998; Allcock (John), Young (Antonia), eds, Black Lambs and Grey Falcons. Women Travelers in the Balkans, Bradford, 1991. 2. Augustinos (Olga), French Odysseys; Greece in French Travel Literature from the Renaissance to the Romatic Era, Baltimore / London, 1994, p. xii. 3. I use the term as in Turner (Frank), The Greek Heritage in Victorian Britain, Yale, 1981; Clarke (G.W.), Eade (I.C.), eds, Rediscovering Hellenism: The Hellenic Inheritance and the English Imagination, Cambridge, 1989; Stray (Christopher), Classics Transformed: Schools, Universities and Society in England, Oxford, 1998. That is, to connote the appropriation of the ancient Greek literary, philosophical and aesthetic heritage into the intellectual and institutional framework of modem western societies, together with the diverse strands of interpretative exegesis that it entailed. The fact that other scholars have used the term “philhellenism” to describe more or less the same thing (most notably, Marchand (Suzanne L.), Down from Olympus; Archaeology and Philhellenism in Germany, 1750-1970, Princeton, 1996), further illustrates my point about the scholarly conflation of the discourses on ancient and modem Greece. 4. Breuilly (John), Nationalism and the State, 2nd edition, Manchester, 1993, pp. 84-88; Dinwiddy (John), « England” in Dann (Otto) / Dinwiddy (John), eds, Nationalism in the Age of the French Revolution, London, 1988, pp. 53-70; and Colley (Linda), Britons: Forging the Nation 1707-1837, London, 1992, passim. 5. Grote (George), A History of Greece from the Earliest Period to the Close of the Generation Contemporary with Alexander the Great, 12 vols, London, 1846-1856; Mill (John Stuart), Dissertations and Discussions , Political, Philosophical and Historical, 4 vols, London 1859-1875, especially “Civilization” (1, pp. 160-205), “Early Grecian History and Legend”(2,pp. 283-334) and Grote (George) “History of Greece”, Edinburgh Review, 98, October 1853, pp. 425-447. 6. Mitford (William), History of Greece, 5 vols, London, 1784-1818. 7. For more, see Miliori (Margarita), The Greek Nation in British Eyes 1821-1864: Aspects of a British Discourse on Nationality, Politics, History and Europe, unpublished Ph.D. thesis, Oxford University, 1998, pp. 19-29. 8. See Macaulay (T. B.), “On Mitford’s History” [1824], Complete Works of T.B. Macaulay, 12 vols, London, 1898 (11, pp. 365 -393), Grote (George),» Institutions of Ancient Greece”, Westminster Review, 5, April 1826, pp. 269-331.

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9. Napier (Charles), War in Greece, London, 1821, pp. 5-6: “Greece has never been well governed [...]. First she was divided into small states, and the least approach to any thing like good government among them the very smallness of these states, this very division of Greece, was a political sin against the people”; Sheridan (Charles B.), Thoughts on the Greek Revolution, London 1822, p. 101, note 31: “The French Revolution is the only parallel to the wild and guilty career of all the Greek Republics; but the one was the paroxysm of a transient fever, the other a constitutional disease”; Gordon (Thomas), History of the Greek Revolution, 2 vols, Edinburgh / London, 1832, (1, p. 2: [Greek history after the Persian Wars was] “a deplorable succession of political crimes, domestic turmoil, discord, and hostility”). 10. The mental image of the British and the Greeks occupying antithetical positions upon a common scale of European political virtue (an image upon which the notion of philhellenic political tutelage was based), becomes even clearer when we take into consideration that the post-classical history of the Greeks (and most notably Byzantium) was subsumed at this time under Gibbon’s interpretation of the decline and fall of Rome. 11. Byron’s elevation to the symbolic figurehead of British philhellenism should be seen as mediated by the accounts of his collaborators in Greece. See Miliori (Margarita), op.cit., pp. 109-124. 12. By the early 1820s Bowring had already edited and/or translated an impressive number of folk-song collections from all corners of Europe, including the following: Ancient Poetry and Romances of Spain (1824), Batavian Anthology (1824), Servian Popular Poetry (1827), Cheskian Anthology (1832), Poetry of the Magyars (1830), Speciments of the Polish Poets (1827), Speciments of the Russian Poets (1821-1823). His Servian Poetry, dedicated to the Serb linguist and collector of folksongs Vuk Karadzic, is one of the first specimens of British interest in the Slavs of the Balkans. See Wilson (Duncan), The Life and Times of Vuk Stefanović Karadžić 1787-1864; Literacy, Literature, and National Independence in Serbia, Oxford, 1970, pp. 203-207. 13. Thomas (William), The Philosophic Radicals; Nine Studies in Theory and Practice 1817-1841, Oxford, 1979. pp. 163-167; Rosen (Frederick), Bentham, Byron and Greece: Constitutionalism, Nationalism and Early Liberal Political Thought, Oxford, 1992, passim. 14. See mainly Blaquiere (Edward), Report on the Present State of the Greek Confederation, London, 1823; The Greek Revolution: Its Origins and Progress, London, 1824; Narrative of a Second Visit to Greece, London, 1825; Stanhope (Leicester), Greece in 1823-1824, London, 1824, and second edition 1828, under the title Greece in 1823-1825; Sheridan (Charles Brinsley), Thoughts on the Greek Revolution, London, 1822; Fauriel (C), ed., The Songs of Greece, London, 1825. 15. Frederick Rosen, aiming to clarify the relationship between the philhellenic movement and early nineteenth-century British liberalism, has argued that one group of liberal philhellenes were “nationalists”, in the sense that the Mediterranean nationalist movements of the early nineteenth century were central to their ideological formation, while another subscribed to an “authoritarian counter-current” of British liberal thought, stemming from British rule in India (Rosen (Frederick), op. cit, pp. 126-158). His analysis implies that the ultimate marker of a “nationalist” philhellene was prioritizing the creation of a unitary nation-state at all costs. It may be argued, however, that issues such as the representative qualities (or defects) of the projected political organization of Greece, the “popularity” of its projected government and the foreign or indigenous provenance of its prospective rulers, could provide equally valid “nationalist” markers of philhellenic perspectives at the time. 16. This theme was very common. By the end of the revolutionary decade “local patriotism” had become a stereotypical Greek vice (see Gordon (Thomas), op. cit., 1, p. 313); or virtue (see mainly Finlay (George), The Hellenic Kingdom and the Greek Nation, London, 1836, pp. 33-34).; whether the establishment of a “foreign” monarchy in conditions of intense civil strife would compromise Greek self-determinationSheridan (Charles Brinsley), Songs of Greece (op. cit.), pp. lvii-lviii.

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17. Most philhellenes hoped that the leaders of the modern Greek body politic would turn out to be the commercially minded and western-educated elites. Leake (W. M.), Historical Outline of the Greek Revolution, London, 1825, pp. 61-62; Napier (Charles), Greece in 1824, London, 1824, pp. 11-12. A considerable number, however, considered the peasantry as the “national class” per excellence, and admired the “indigenous” leaders of the Revolution. Stanhope (Leicester), Greece in 1823182s (op. cit.), pp. 359-361, 411-416, 443 (footnote) and the three accounts included in A Picture of Greece in 182s: As exhibited in the Personal Narratives of James Emerson, Count Pecchio and W.H. Humphreys, 2 vols, London, 1826, especially Humphreys (2, pp. 198-338). 18. Finlay participated to the Greek War of Independence between 1823 and 1827, and by 1830 had established himself in the country as an “agricultural capitalist”. Such early plans failing, he later became the most influential “Greek” expert in the eyes of British public opinion, sending to London and Edinburgh various writings on Greece throughout his life (d. 1876). His best known work is Finlay (George), A History of Greece from its Conquest by the Romans to the Present Time B.C. 147 to A.D. 1864 [Edinburgh, 1844-1861], new edition, edited by Tozer (H. P.), 7 vols, Oxford, 1877. 19. Brougham (Henry), “Sir William Gell’s Greece”, Edinburgh Review, 38, May 1823, p. 321; Sheridan (Charles Brinsley), Thoughts on the Greek Revolution (op. cit.), pp. 84-85, note 51. 20. Brougham (Henry), op.cit., p. 325; Hughes (Thomas), An Address to the People of England in the Cause of the Greeks, Occasioned by the Late Inhuman Massacres in the Isle of Chios, London, 1822, pp. 27-28. 21. Quoted from Croly (George), “Greece”, Blackwood’s Magazine, 20, October 1826, p. 547. Croly also wrote a poem on the Serbian Karadjordje around this time. See Goldsworthy (Vesna), op. cit., pp. 24-25. 22. Hughes (Thomas), op. cit, pp. 27-28: “The whole of Greece emancipated from barbarian oppression, would become as Hydra, Spezie, and Ipsara: like South America, she would open a capacious mart of European produce: England would be the first country to enjoy the advantages of this commerce”. 23. Napier (Charles), Greece in 1824, London, 1824, passim; Anon., “Greece and Russia”, Westminster Review, 1, April 1824, pp. 453-471. 24. Sheridan (Charles Brinsley), Thoughts on the Greek Revolution (op. cit), p. 75. 25. Shelley (P.B.), “Preface to Hellas”, in Igpen (R), Peck (E.A.), eds., The Complete Works of Percy Bysshe Shelley, 10 vols, London / New York, 1965, iii, 8. 26. Their approaches should be seen against the background of a significantly wider, but more diluted wave of liberal Turkophilia, culminating at the time of the Crimean War. The main concerns of this strand of liberalism lay in Central and Eastern Europe (Poland, Hungary, Germany), where liberal and national causes were seen as threatened by Russian and Austrian absolutism. See Martin (Kingsley), The Triumph of Lord Palmerston: A Study of Public Opinion in England before the Crimean War, new edition, London, 1963; and Anderson (Olive), A Liberal State at War: English Politics and Economics during the Crimean War, London, 1967. 27. Layard gained his expertise on the East in 1842-51 as a protege of Stratford Canning in Istanbul, and as an excavator of Nineveh. He became undersecretary of foreign affairs for significant periods in the 1850s and 1860s, and served as a British minister in Madrid and Constantinople after 1866. 28. Layard (A. H.), “Turkey and Russia”, Quarterly Review, 94, December 1853, pp. 288-301 and Layard (A. H.), « The Peace and its Effects on the Condition of Turkey”, Quarterly Review, 98, March 1856, pp. 502-583. Introducing an uncommon racial argument to the debate, Layard argued that this ascendancy was inevitable on the long run, since the “Indogermanic races” were inherently superior to the “Tartar and Mongolic” ones. 29. There is no sense in Layard’s writings that “national” terminology could, alternatively, be applied either to “Turks”,» Ottomans” or “Muslims”. This is typical of British discourse on the Eastern Question at the time of the Crimean War, even amongst ardent Turkophiles, who (with

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the exception of David Urquhart) rarely even mention Ottoman “patriotism” in any sense. This absence becomes even more conspicuous if British texts are compared with some specimens of French Turkophile literature of the 1850s. For example, in his Preface to the History of Turkey, published during the Crimean War, Alphonse Lamartine clearly writes of the Turks as a “people”, describes their “heroism” and emphasizes the efforts of Abdul Mecid to “nationalize all the fragments of the nations that cover the soil of Turkey”. Lamartine (Alphonse), History of Turkey, 3 vols, New York, 1855, p. 18. 30. Layard (A. H.) “The Peace and its Effects” (art. cit.), pp. 523, 533. 31. For Layard’s criticism of the Orthodox Church see “Turkey and Russia”, Quarterly Review, 94, December 1853, pp. 280-281. 32. Interestingly, during the same period, the “veteran” philhellene George Finlay published an article in Blackwood’s Magazine in which he welcomed the blockade of Piraeus by the allies as a means to “defend” the Greek people (presumably from themselves); while he also strongly condemned the historical role of the Orthodox Church in Greek history, “Otho and his Classic Kingdom”, Blackwood’s Magazine, 76, October 1854, pp. 403-421. 33. Urquhart launched his first propaganda campaign in 1835, but he is better known for his activity during the Crimean War, when his eccentric political doctrines and his intense Russophobia attracted a significant number of radical supporters amongst the urban populations of the West Midlands. This led to the creation of the “National League” a radical organization with particular success in 1854-1855. 34. Urquhart (David), The Spirit of the East. Illustrated in a Journal of Travels through Roumeli in an Eventful Period, 2 vols, London, 1838. The book went into a second edition in 1839 and was translated into German. 35. See ibid, (1, pp. viii-xxi). Also, Urquhart (David), “Character of Turkish Populations and Religions”, British and Foreign Quarterly Review, 2, January 1836, pp. 1-35. 36. See in particular Urquhart (David), op. cit., ch. 25 “The Life of the Harem” and ch. 26 “State of Women- Their Influence on Domestic Manners and National Character - Comparative Morality of the East and the West”, 2, pp. 226-265. The images drawn here, I would argue, provide a literary equivalent of mid-nineteenth century British orientalist painters like J.F. Lewis, rather than being reminiscent of the more well- known orientalist images of J.A.D Ingres and E. Delacroix, or, even, of the French “realist” Orientalists, of the lean-Leon Gerome school. On pictorial Orientalism see the excellent survey by Benjamin (Roger), “The Oriental Mirage” in Benjamin (Roger), ed., Orientalism. Delacroix to Klee, New South Wales, 1997, pp. 5-30. 37. Some other idiosyncratic elements enhance this view. See for example Urquhart’s hymn to the Ottoman flag, Urquhart (David), op. cit, 1, pp. 19-23. 38. As early as 1836 Urquhart argued that the best solution to the Greek political problem would be for Greece to revert to Ottoman rule. See Urquhart (David), “Russian Policy in Greece”, Foreign Quarterly Review, 16, January 1836, pp. 381-383. 39. Cf. Urquhart’s philhellenic comments on Greece in Urquhart (David), Turkey and its Resources: Its Municipal Organization and Free Trade; the State and Prospects of English Commerce in the East, the New Administration of Greece, its Revenue and National Possessions, pp. 256-259. 40. Anon, “Kingdom of Greece and the Ionian Islands”, Westminster Review, 19, October 1833, p. 505. 41. The development of Finlay’s political argument on Greece, from his early support for constitutional government to his strict censure of the Greek political system in the 1850s and 1860s, may be followed through his contributions to Blackwood s Magazine, that span the whole period. Also, we should note that he refused to use the term “Eastern Question” in his writings, preferring the term “Ottoman Question”, which fitted better with his interest on local government and land issues and with his aversion towards growing nationalist ideologies in the area. For his own comments on relevant terminology, see Finlay (George), “King Otho and his

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Classic Kingdom”, Blackwood’s Magazine, 76, October 1854, p. 406, “The Euthanasia of the Ottoman Empire”, Blackwood’s Magazine, 89, May 1861, p. 573. 42. Reeve (Henry), “The Ottoman Empire”, Edinburgh Review, 99, January 1854, pp. 282-314. 43. Ibid., p. 298. 44. Freeman wrote numerous articles on modern Greece in the 1850s and 1860s. See, indicatively, Freeman (E. A.), « The Greek People and the Greek Kingdom”, Edinburgh Review, 103, April 1856, pp. 386-422, “Medieval and Modern Greece”, The National Review, 18, January 1864, pp. 78-114. 45. John Stuart Blackie was born in Glasgow in 1809 and was educated in Scotland and in Germany. In 1850 he succeeded to the Greek Chair in Edinburgh. During the Crimean War he published a number of philhellenic articles and lectures, which show that he considered philhellenism a moral duty intrinsically connected with the intellectual integrity of the classical scholar, but also a “Scottish prophylactic” against the pedantry of English classicism. See Blackie (J. S.), On the Living Language of the Greeks, and its Utility to the Classical Scholar, Edinburgh 1853, Language and Literature of Modem Greece”, North British Review, 20, November 1853, pp. 135-160, “Character, Condition and Prospects of the Greek People’, Westminster Review, 62, October 1854, pp. 345-381. 46. Leake (William Martin), Greece at the End of Twenty-Three Years Protection, London, 1851, p. 7. 47. Freeman (E. A.), “The Greek People and the Greek Kingdom”, Edinburgh, 102, April 1856, p. 419. 48. See Gladstone (W. E)’s early article on the Eastern Question, “The War and the Peace”, Gentleman’s Magazine, new series, 1, August 1856, pp. 140-155. 49. See Masson (Edward), An Apology for the Greek Church: Or, Hints on the Means of Promoting the Religious Improvement of the Greek Nation, London, 1844; Waddington (George), The Present Condition and Prospects of the Greek, or Oriental Church: With Some Letters Written pom the Convent of the Strophades, London, 1829 (and a new, timely edition in 1854). 50. An important role in this played Stanley (A. P.)’s, Lectures on the History of the Eastern Church, London, 1861. See also Church (R. W), On Some Influences of Christianity upon National Character: Three Lectures Delivered in St. Paul’s Cathedral, February 4th, nth and 18th, 1873, London, 1873. Church dedicated one lecture to each of three “races” which he categorized according to dogma. The first, dedicated to “The Character of the European Races belonging to the Eastern Church” was taken up entirely by the Greeks. The other two were “the Latin” and “the Teutonic” races. 51. See Freeman (E. A.), “Finlay on the Byzantine Empire”, North British Review, 22, February 1855, pp. 343-375, “The Eastern Church”, Edinburgh Review, 107, April 1858, pp. 322-357 and The Eastern Question in its Historical Bearings: An Address Delivered in Manchester, November 15, 1876, Manchester, 1876. 52. Freeman’s perspective on Europe, the Slav nations and the Greeks, can be compared with that of Cyprien Robert, Prof. of Slav Literature in the College de France, who wrote about a “peuple”, a “race” and a “monde Greco-Slave”; See, in particular, Robert (Cyprien), Les Slaves De Turquie 1 Serbes, Montenegrins, Bosniaques, Albanais et Bulgares, Leurs Ressources, Leurs Tendances et Leurs Progrès Politiques, Paris 1844, pp. 1-97. Unlike Freeman, who insisted on institutional symmetries between the medieval West and Byzantium, Robert emphasized the antithetical processes of historico-political evolution amongst the “western nations” and the “Slavs”. Yet, both believed that there were two distinct, but related facets of the European “spirit” (an “eastern” and a “western” one), which were, ultimately, classically derived; and they both used notions of ancient and modern “Greekness” as mediators between the Slavs and Europe. 53. Ranke (Leopold von), The History of Servia and the Servian Revolution; With a Sketch of the Insurrection in Bosnia, translated from the German by Mrs. Alexander Kerr, London, 1853. The first edition of the translation of Ranke’s History of Serbia (1829) had appeared in 1847, while the part on Bosnia was a translation of Ranke’s Die Letzten Unruhen in Bosnien (1820-1832).

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54. See Shannon (R. T.), Gladstone and the Bulgarian Agitation 1876, London, 1963, passim, Goldsworthy (Vesna), op.cit., pp. 22-41. 55. Skinner (J. H.), “Turkish Rule in Crete”, Papers on the Eastern Question, (9), 1877. 56. Campbell (G.), “The Races, Religions and Institutions of Turkey and the Neighboring Countries”, Papers on the Eastern Question, (4), 1877, pp. 21-22; Denton (William), “Fallacies of the Eastern Question”, Papers on the Eastern Question, (8), 1877, p. 4. 57. Tozer (Henry Fanshawe), Researches in the Highlands of Turkey, 2 vols, London, 1869. 58. Mackenzie (G. Muir) / Irby (A.P.), Travels in the Slavonic Provinces of Turkey in Europe, 2 vols, London, 1877. 59. This perspective was frequently retained long after nationalist antagonism in Macedonia had become too pervasive to ignore. For example, Buxton (Noel), Europe and the Turks, London, 1907, with Freeman (Edward)’s much earlier Ottoman Power in Europe; Its Nature, Its Growth and Its Decline, London, 1877. 60. Tozer (Henry Fanshawe), op. cit., 1, pp. 389-397. 61. Ibid., 1, p. 395. He believed, however, that this would not ultimately happen, because the other Slavs encouraged their disaffection with the Greeks. 62. Ibid., 1, p. 396. 63. See Mackenzie (G. Muir) / Irby (A.P.), op.cit., mainly the chapters on Serbia, pp. 14-33, 280-327. 64. Ibid., 2, pp. 213-279. 65. Ibid., 2, p. 235: “Kertso was a Montenegrin of the old school; simple, kindly even child-like in all circumstances but the heat of battle, and absolutely unconscious that a any idea of horror can be associated with cutting off the head of a Turk”. This ambivalence between the terrifying and the picturesque is strongly reminiscent, for example, of About (Edmond)’s, Le Roi des Montagnes, first published in Paris in 1857 and translated in English in 1861. 66. Ibid., 1, p. 16. 67. And yet, the kind of critique that the Slavophiles of this period expressed “against the Greeks” presupposed an elevation of de-centralized Church hierarchies, on the one hand, and of religious irredentism, on the other, to national symbols. The idea that autonomous Church institutions could be “badges” of particular national identities was related, but was not derivative from the more traditional idea that Christianity (as opposed to Islam) had historically instilled moral cohesion both amongst and between nations. In Britain, such particularly Anglican notions about the national importance of Church institutions had been applied first to the Greek national / historical context and then passed over to the Slavs by philhellene scholars like A.P. Stanley and E. Freeman. 68. See Macmillan (George A.), An Outline of the History of the Society for the Promotion of Hellenic Studies 1879-1904, London, 1904. For the role of the Society in the context of British Hellenism, see Stray (Christopher), op. cit., pp. 137-139. 69. While the avowed aim of the Society, as declared in its “Rules”, was “to advance the study of the Greek language, literature and art, and to illustrate the history of the Greek race in the ancient, Byzantine and Neo-Hellenic periods”, the inaugural address of Charles Newton, Chair of the society’s Committee, made it quite clear that the motive for the study of Greek literature and Greek history after antiquity was to “trace out the connection” with the ancient Greeks. Newton also expresses the intention of the Society to keep itself aloof from the political aspects of the Eastern Question and to provide “a neutral ground, on which Englishmen and Greeks may in the interest of learning co-operate without coming into collision on account of political differences”. See Newton (C. T.),» Hellenic Studies: an Introductory Address”, Journal of Hellenic Studies, 1, p. 1-6. 70. It was not until the creation of the Anglo-Hellenic League in 1913, that organized philhellenism in Britain re-acquired an openly partisan character, at this time identified with Venizelism. On

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tensions between academia and politics in this context see Clogg (Richard), Politics and the Academy: Arnold Toynbee and the Koraes Chair, London, 1986. 71. A good example is Mahaffy (J. H.), Rambles and Studies in Greece, London, 1876. The process by which the “Hellenist”, as a non-political expert on the country and the people, could avoid, by a detour, local political and historical controversy is exemplified in Mahaffy’s discussion of competing Greek and Turkish arguments concerning the causes of the depopulation of the Morea (ibid, pp. 9-11). While citing the mutual blame that the two peoples piled upon each other on the issue, the scholar presented himself as keeping a discrete silence, in virtue of being aware, on the authority of Strabo, that the peninsula had gone to ruin long before it had been ruled by either Turks or Greeks. For an example of the “ethnographic” version of such “Hellenic” literature see Rodd (Rennell), The Customs and Lore of Modern Greece, London, 1892. This work, much more charming than Mahaffy’s book and very explicitly geared towards modernity, is still very much determined by the “Hellenic Studies” paradigm: Greek folklore is understood in terms of a survival of ancient Greek lore, while modern politics are totally absent. 72. Mahaffy (J. H.), op.cit., pp. v-xix, where the Irish classicist declares that although he is “no enthusiast about the modern, any more than about the ancient Greeks”, they are much to be preferred to the Bulgarians and the “turbulent and mischievous Serbians”. His philhellenic arguments are of a redundant nature: the Greeks are simply “vastly more intelligent, more peaceable, more civilized” than their neighbors (pp. vi-vii). And yet, Macaffy argued that parliamentary government did not suit Greece, which should be ruled, like Ireland, by a Governor-General (p. xi). 73. Collected after his death by his wife Smythe (Emily Anne) in Writings of Viscount, Strangford, 2 vols, 1869. 74. Ibid., p. 17 (from “Chaos”, pp. 1-68, written in 1863). 75. This stereotypical image of the Bulgarians was repeatedly reiterated in relevant literature throughout the last thirty years of the nineteenth century. Apart from examples mentioned in the text, see also Barkley (H. C), Bulgaria Before the War, London 1877, pp. x-xii; Minchin (James George Cotton), The Growth of Freedom in the Balkan Peninsula. Notes of a Traveler in Montenegro, Bosnia, Servia, Bulgaria and Greece, with Historical and Descriptive Sketches of the People, London 1886, pp. 17, 340-345. Minchin, who served for a time as a Serbian Consul-General in London, considered the “peasant” Bulgarian as the very antithesis of the “gentleman” Montenegrin {ibid, p. 17). 76. Hornby (Edmund), A Scheme for the Future Government of Bulgaria, London, 1878, p. 11. In the context of this bureaucracy each major European nation would be entrusted with the task of government most proper to its own “talents”. Thus, the English would supervise the administration of justice (as well as providing the Governor-General), the military and education would be in the hands of Germans, finances would be administrated by the French, transport by the Austrians, commerce and trade by the Italians and foreign policy by the Russians (see ibid., p. 12). 77. Hornby (Edmund), op. cit., pp. 6-7. 78. This belief that the Balkan nations had, ultimately, both the potential and the right to self- government distanced discourse on Balkan politics from colonial discourse (even if the authors of such schemes came frequently from colonial contexts). 79. Goldsworthy (Vesna), op.cit., pp. 113-117. For a very positive account of Bulgarian political life and, also, Bulgarian wartime morality see Minchin (James George Cotton), op. cit., pp. 304-331. 80. Duhram (Edith), The Burden of the Balkans, London, 1905, pp. 209-226. 81. Brailsford (H. N.), Macedonia. Its Races and Their Future, London, 1906. 82. Ibid, pp. x-xi. 83. See in particular ibid., ch. v, “The Bulgarian Movement”, pp. 111-172.

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84. Ibid., p. 21. 85. Ibid., pp. 121-122. 86. Ibid., p. 122. 87. See Abbott (G.F.), ed., Greece in Evolution, London, 1909, a volume of “Studies Prepared Under the Auspices of the French League For the Defence of the Rights of Hellenism”, translated from the French and prefaced by Dilke (Charles W). See in particular Dilke’s “Preface”; Paillarès (Michael), “Hellenism in Macedonia”, in ibid., pp. 133-162 and Berl (Alfred), “Modern Greece: What She Represents in Eastern Europe”, in ibid., pp. 235-260. Quotes from the last essay, ibid., pp. 244-245. 88. That is to say that this ambivalence determined both how the social structure within each national body was judged, and how the national legitimacy of different peoples was “graded”.

ABSTRACTS

The development of Western sympathies for various national causes in the Balkans during the nineteenth century constitutes an important aspect of the over-all discourse of “Balkanology”. By comparing the rhetorical and ideological content of such discourses of partisanship, this article seeks to illuminate the relationship between the development of Balkan images and the parallel evolution of Western European ideas concerning nationality. In particular, the article examines the Eastern Question debate in Britain, from the time of the Greek War of Independence in the 1820s to the first decade of the 20th century, in view of unravelling a series of British “partisanships” that entered therein : “philhellenism”, “Turkophilia”, “Slavophilia”. While such “partisanships” were ostensibly antagonistic to each other, they were characterized by similar conceptual and moral ambiguities and by a very high degree of interdependence. Their analysis, the article argues, reveals the gradual mapping of the national Balkans in relation to the West, as well as the fundamental ideological parameters of this “Balkan” image, over and beyond Western stereotypes of particular nations.

AUTHOR

MARGARITA MILIORI Visiting Assistant Professor in History, Brown University, Rhode Island.

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Le voyage en Grèce des membres de l’Ecole Française d’Athènes Du périple héroïque à l’aventure scientifique, 1846-1892 From heroic voyage to scientific exploration. The travel to Greece of the memebers of the French School in Athen, 1846-1892

Catherine Valenti

1 La création de l’École française d’Athènes, au mois de septembre 1846, serait « la conséquence éloignée, mais légitime, de l’intervention de la France dans la lutte glorieuse de l’indépendance grecque » : c’est en tout cas ce qu’affirme en 1850 Guigniaut1, Grand-Maître de l’Université et chef naturel d’une École d’Athènes directement rattachée au ministère de l’Instruction publique. Dès le début des années 1820, la cause des Grecs en révolte contre le pouvoir ottoman a suscité en Europe un engouement sans précédent. Le mouvement philhellène2 a pris en France une ampleur particulière : si les Français ont été aussi sensibles aux appels en faveur des Grecs, c’est grâce à une longue tradition de récits de voyages dans laquelle le voyage en Grèce a toujours occupé une place prépondérante3, comme en témoigne encore au début du XIXe siècle l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand, paru pour la première fois en 1811 : dans ces notes et impressions de voyage, rassemblées en vue de la rédaction des Martyrs, l’auteur du Génie du christianisme raconte un périple entrepris de juillet 1806, date à laquelle il débarque dans le Péloponnèse, à juin 1807. Chateaubriand sera dans les années 1820 l’un des plus fervents défenseurs de la cause des pallicares4.

2 En 1832, après une guerre de plus de dix ans, la Grèce accède officiellement à l’indépendance. Son autonomie toutefois n’est que relative. Le nouvel État grec est en effet placé sous la tutelle officieuse des trois grandes puissances qui l’ont aidé à se débarrasser du “joug ottoman” : la Grande-Bretagne, la Russie et la France. C’est désormais une sourde rivalité pour le contrôle du royaume hellénique qui sous-tend les relations entre ces trois pays. La naissance de l’École française d’Athènes, dans la deuxième moitié de l’année 1846, est l’un des jalons de cette lutte d’influence. Officiellement, Salvandy, ministre de l’Instruction publique, et Piscatory, légat de France à Athènes, veulent permettre à de jeunes étudiants français de mieux connaître

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l’Antiquité grecque : l’exhumation, au XVIIIe siècle, des ruines de Pompéi et de Paestum a effectivement permis la redécouverte d’une Antiquité plus concrète et suscité une flambée d’intérêt pour les vestiges antiques. En réalité, il s’agit surtout, pour les fondateurs de l’institution, d’ancrer la présence française en Méditerranée orientale.

3 Or le séjour en Grèce des jeunes “Athéniens”5, entre 1846 - date de fondation de l’École - et 1892 - date d’ouverture officielle des fouilles françaises de Delphes -, change peu à peu de nature. Livrés à eux-mêmes, dans un pays étranger où ils ne sont d’abord que la caution culturelle de la diplomatie officielle, les membres de l’École d’Athènes vont participer, presque sans le vouloir, à l’émergence d’une science nouvelle, l’archéologie. C’est la construction de cette démarche scientifique qu’il s’agit de retracer ici, en montrant comment les expéditions exaltées des premières années ont progressivement cédé le pas à une exploration systématique des sites archéologiques du Levant.

Les temps héroïques (1846-1850)

4 Le 11 septembre 1846, une ordonnance émanant du ministère de l’Instruction publique, ratifiée par le roi Louis-Philippe, crée une « école de perfectionnement pour l’étude de la langue, de l’histoire et des antiquités grecques à Athènes »6. Trois mois plus tard, le 24 décembre 1846, la première promotion de l’École d’Athènes est officiellement constituée. Elle se compose de sept membres : Charles Lévêque et Émile Burnouf, agrégés de philosophie, Emmanuel Roux, Antoine Grenier, Charles Benoît et Charles Hanriot, agrégés des classes supérieures, et Louis Lacroix, agrégé d’histoire7. En compagnie du directeur Amédée Daveluy et d’un secrétaire-interprète, Jules Blanchard, ils débarquent en Grèce au mois de mars 1847, après un voyage en bateau d’une dizaine de jours qui les a menés de au Pirée. Ils sont à eux seuls l’École d’Athènes tout entière, comme l’explique Charles Lévêque, l’un des nouveaux membres : « Comment, au débarqué, aurions-nous trouvé l’École d’Athènes, puisqu’elle n’avait d’existence réelle qu’en nous-mêmes qui l’apportions ? »8.

5 Ce premier voyage s’apparente donc à une véritable aventure en terre inconnue. La Grèce du milieu du XIXe siècle possède en effet pour les Occidentaux un caractère indéniablement étrange. Après l’engouement pour les Grecs insurgés contre l’Empire ottoman et le philhellénisme triomphant de la première moitié du siècle, l’enthousiasme des Européens a fait place, vis-à-vis de la jeune nation grecque, au mieux à de l’indifférence, au pire à une certaine méfiance : Après 1830, les voyageurs continuèrent à visiter la Grèce. Mais le philhellénisme n’avait plus prise sur eux. Avec la fin de la guerre, il n’y avait plus d’actions héroïques à célébrer. Il ne restait qu’un pays ravagé par la guerre dont les habitants présentaient peu, voire pas de ressemblance avec les glorieux anciens9.

6 Cette déception - les Grecs “modernes” ne sont pas à la hauteur de leurs illustres ancêtres - se combine pour le voyageur occidental à un danger très concret : celui que représentent les bandits de grand chemin, encore très nombreux dans la Grèce du milieu du XIXe siècle. « Même dans les environs d’Athènes, il faut se déplacer avec des soldats pour ne pas tomber dans les mains des brigands »10. En 1909, Gustave Fougères, ancien membre et futur directeur de l’École d’Athènes, et auteur d’un Guide Joanne de la Grèce - ancêtre des Guides Bleus -, devra encore rassurer les futurs voyageurs en leur certifiant que les conditions de sécurité se sont nettement améliorées dans le pays depuis le milieu du XIXe siècle, et qu’on peut désormais le visiter en toute quiétude11.

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On comprend que dans ces conditions les premiers “Athéniens” se soient eux-mêmes baptisés les “Argonautes”12, en référence à Jason et à ses compagnons, partis chercher la toison d’or en terre barbare. Car la Grèce de 1846 est pour ces jeunes Européens une contrée étrangère : bien plus qu’en Italie, les repères leur manquent dans ce pays qui, vingt ans auparavant, était encore province ottomane.

7 Malgré les dangers, les membres des premières promotions de l’École d’Athènes commencent à explorer le pays, parfois au mépris de leur santé, voire de leur vie13. Ces voyages sont rien moins qu’archéologiques, à une époque où cette science est encore balbutiante, et où l’absence de vocation comme de budget spécifique ne destine pas l’École d’Athènes à organiser de grandes campagnes de fouilles. Au mieux, les membres de l’École vont s’imprégner sur place de l’atmosphère antique, en admirant les vestiges du passé. Comme les voyageurs de l’époque moderne, ils relisent au pied des ruines des temples antiques les récits des grands auteurs de l’Antiquité. Leur démarche est davantage littéraire que scientifique. Dans le meilleur des cas, ils pratiquent une archéologie que l’on pourrait qualifier de “philologique”, comparant l’état moderne et l’état antique des villes et des édifices, en s’aidant des descriptions laissées par les auteurs anciens, et notamment Pausanias14. La plupart des jeunes Argonautes, d’ailleurs, n’en demandent pas davantage. Ainsi Eugène Gandar, unique membre de la deuxième promotion, ne cherche-t-il en Grèce qu’« une idée plus exacte de l’Antiquité, un sentiment plus vif des beautés que nous avons commentées peut-être sans les bien comprendre, et chaque voyage fait faire à chacun de nous un pas de plus dans cette voie »15.

8 Voyages d’initiation et d’enrichissement personnel plus qu’explorations novatrices, telles sont encore en 1849 les pérégrinations de Gandar et de ses compagnons. Pour eux, l’École d’Athènes est bien une école de perfectionnement, qui leur permet de parachever leurs études classiques. « Gandar ne voyageait point (...) en archéologue : ce n’était là que l’objet secondaire à ses yeux ; Pindare, les Sept chefs, les Œdipe relus sur place lui tenaient davantage au cœur »16. Un simple pèlerinage sur les sites antiques, c’est ainsi que la plupart des membres des quatre premières promotions envisagent leur scolarité “athénienne”. Le séjour en Grèce est surtout pour eux l’occasion d’emmagasiner un certain nombre de “choses vues” qu’ils utiliseront plus tard pour donner davantage de vie et de couleurs à leur enseignement de la langue ou de l’histoire grecques. Eugène Gandar ne dit pas autre chose dans une lettre adressée d’Athènes à l’un de ses anciens maîtres, M. Havet : « Je m’applaudirai toute ma vie d’avoir passé deux ans à visiter les pays classiques. (...) Le fruit de mes voyages ne sera pas tout à fait perdu pour ceux qui écouteront mes leçons »17.

9 D’autres “Athéniens” quant à eux ne s’intéressent même pas à la Grèce antique et apprécient peu la Grèce moderne, sauf dans ses aspects les plus superficiels et les moins “grecs” - en l’occurrence les mondanités de la bonne société d’Athènes. Entrés à l’École d’Athènes un peu par hasard, ils y passent une ou deux années consacrées avant tout aux loisirs et à l’oisiveté. L’“Athénien” le plus représentatif de ce dilettantisme est Edmond About, connu plus tard comme journaliste et comme romancier. Pourtant auréolé, à son arrivée à Athènes, d’une réputation d’helléniste fervent, « il ne s’intéressait pas, il ne s’intéressera jamais aux antiquités »18. Les expéditions qu’il entreprend comme élève de l’École n’éveillent en lui aucun intérêt. Par deux fois il se rend à Égine, en compagnie de Charles Garnier, pensionnaire de l’Académie de France à Rome, venu faire en Grèce le relevé graphique des principaux monuments antiques ;

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alors que le futur architecte de l’Opéra de Paris s’extasie devant les ruines anciennes, About ne manifeste que la plus profonde indifférence19. Chaque fois, il abrège son séjour et rentre en hâte à Athènes, car il « supporte difficilement d’être éloigné d’une capitale qui lui donne l’occasion d’étinceler dans le monde et lui fournit quantité d’anecdotes »20 dont il truffe ses nombreuses lettres à ses parents et amis. Les seuls voyages qui suscitent son enthousiasme sont ceux qu’il effectue à titre privé : à Corfou, où il accompagne Théophile Gautier à la fin de l’année 1852, ou encore à Smyrne et Constantinople, en avril 1853. C’est la gent féminine locale qui est alors le sujet majeur de ses préoccupations21.

10 De son séjour en Grèce, About tirera deux ouvrages. La Grèce contemporaine, en 1854, contribue à le rendre célèbre ; il y dresse un portrait peu flatteur du pays où il a séjourné pendant deux ans, et joue ainsi un rôle majeur dans la diffusion en France d’une image très négative de la Grèce22. Dans Le roi des montagnes, en 1857, About stigmatise les brigands grecs qui terrorisent les visiteurs étrangers. Après son retour en France, About s’est donc lancé dans une carrière de journaliste et d’écrivain, et son séjour à Athènes, dans les locaux de l’École française, n’a servi qu’à lui fournir la matière de deux livres consacrés à la Grèce dans ses aspects les plus contemporains. Pour éviter de telles dérives, l’administration de l’Instruction publique a pourtant essayé de mettre en œuvre une sélection plus rigoureuse des futurs membres de l’École française d’Athènes, dans l’espoir de faire du voyage en Grèce une véritable expédition scientifique.

La réglementation progressive des voyages (1850-1859)

11 Quatre ans après la création de l’École d’Athènes, en 1850, ses statuts sont entièrement refondus. Cette réforme est l’œuvre de Guigniaut, nouveau Grand-Maître de l’Université, qui souhaite faire de l’institution “athénienne” une véritable école savante. Le décret de 1850 constitue ainsi une première tentative - ce ne sera pas la dernière - pour barrer l’accès de l’École aux vocations “fantaisistes”, pour éviter le recrutement de jeunes étudiants dont la seule motivation serait de visiter la Grèce et ses monuments pour des raisons au mieux artistiques, au pire touristiques : Parmi les jeunes gens dont le seul nom d’Athènes éveillera l’imagination, il ne manquera pas de s’en trouver qui prendront sincèrement une curiosité d’artiste pour une vocation d’érudit, et verront avant tout, dans l’admission à l’École, l’occasion d’un pèlerinage aux lieux les plus célèbres de l’Antiquité classique. C’est précisément à ces ambitions qu’il faut fermer le chemin de l’École d’Athènes23.

12 Pour recruter de véritables érudits, et non plus de simples voyageurs, le ministre de l’Instruction publique décide de mettre en place un “examen spécial”24qui permettra de dégager les meilleurs éléments - les “Athéniens” ne seront plus recrutés sur leurs seuls titres. La durée de la scolarité, fixée par l’article 3, reste la même : deux années renouvelables une fois, dont une au moins sera consacrée « à des explorations et à des recherches dans la Grèce et les autres pays classiques »25. Les voyages, en effet, ne sont pas supprimés, bien au contraire : ils font partie intégrante du séjour athénien ; mais ils devront être des expéditions scientifiques, non plus des épopées “romantiques”. Le décret de 1850 prévoit d’autre part l’extension de l’aire géographique ouverte à l’exploration des “Athéniens” : l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, dont la

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tutelle sur l’École est renforcée, incite les membres de l’École à voyager, en Grèce mais aussi dans toute l’Asie mineure et le Proche-Orient (Turquie, Syrie, Palestine et jusqu’en Egypte), pour y chercher des objets d’études. Les voyages de découverte vont ainsi se développer dans les années 1850, et changer progressivement de nature. Si le décret de 1850 ne porte pas immédiatement ses fruits (on l’a vu avec l’exemple d’About, entré à l’École en 1851), il ouvre néanmoins la voie à des explorations plus scientifiques. La simple contemplation cède le pas devant la recherche et la découverte sinon de sites entiers, tout au moins de stèles portant des inscriptions dont on prendra copie et que l’on s’efforcera de déchiffrer. Dans la décennie 1850, l’épigraphie devient ainsi l’occupation majeure des membres de l’École d’Athènes. Chaque année, au début du mois d’avril, après avoir terminé dans l’urgence son mémoire de fin d’année, l’“Athénien” se prépare à voyager ; dans toutes les régions qu’elle fréquente, l’École française « a ses conseillers, ses patrons, ses hôtes. Les uns sont de riches marchands ou d’importants dignitaires, les autres de simples épiciers »26. Tous en tout cas accueillent et logent les “Athéniens” en voyage, mais leur signalent également tel ou tel vestige, telle ou telle inscription antique qui sera dûment traduite et commentée.

13 “Exploration”, tel est bien dans les années 1850-1860 le maître-mot de la scolarité “athénienne”. De plus en plus, les travaux s’appuient sur une pratique de terrain. S’il n’y a pas encore de fouilles proprement dites, c’est d’abord par manque de moyens, car « pour fouiller, il faut de l’argent »27. Or il n’y a toujours pas de poste spécifique prévu dans le budget de l’École pour ce type de dépenses. Les voyages d’exploration effectués par les membres doivent souvent être imputés sur le poste des « dépenses diverses ». En 1856 par exemple, le directeur Daveluy insiste pour que ce chapitre soit augmenté, « afin de permettre aux membres de voyager »28. La plupart du temps, les membres doivent financer leurs déplacements “archéologiques” sur leur salaire mensuel, ce qui les place souvent en situation délicate comme le souligne, en 1870 encore, le directeur de l’École : « Votre Excellence comprend que sur les 285 francs par mois dont jouissent les membres de l’École, il leur est impossible de payer leur entretien, leurs voyages, et de réserver une somme pour des recherches ordinairement coûteuses »29. Il arrive que l’absence de crédits spécifiques alloués aux travaux “archéologiques” empêche les Français de mener à bien une entreprise dont ils ont pourtant été les initiateurs. C’est le cas en 1870 : deux membres de l’École, Mamet et Gorceix30, ont découvert l’existence à Santorin « d’objets antiques du plus haut intérêt »31 ; mais, faute de financement, ils ont été devancés dans les travaux de dégagement proprement dits par « un Wurtembourgeois résidant à Paris et depuis quelque temps à Athènes, M. Schliemann (...). Si l’École avait quelques fonds permanents à sa disposition, cela n’arriverait pas »32.

14 Le directeur en est souvent réduit à demander au ministre l’autorisation d’utiliser pour des dépenses de fouilles des crédits qui avaient été affectés sur d’autres postes. En 1853 déjà, Daveluy s’excusait presque d’avoir mis une somme de cent francs à la disposition d’un “Athénien”, Ernest Beulé, pour ses travaux sur l’Acropole : « M. Beulé (...) n’aurait pas entrepris l’immense déblaiement qui a déjà donné de si beaux résultats si je n’avais d’abord mis cent francs à sa disposition. Il faut donc prévoir les éventualités de ce genre et leur faire aussi leur petite part dans les charges de notre budget »33. Près de vingt ans plus tard, le nouveau directeur Burnouf demande à son tour au ministre la permission de prélever 1 000 francs sur un reliquat de 7 800 francs pour permettre à Gorceix et Cartault34 « deux voyages coûteux et difficiles pour lesquels le traitement de membres de l’École est insuffisant »35.

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15 Progressivement toutefois, et malgré les difficultés financières, les “Athéniens” deviennent de véritables spécialistes de l’Antiquité grecque : les recherches menées pendant le séjour en Grèce deviennent la matière de la thèse de doctorat qu’ils soutiennent une fois rentrés en France. C’est ainsi qu’un glissement s’opère dans la vocation de l’École, même s’il n’est pas encore significatif : jusqu’au début des années 1850, on vient encore à Athènes sans idée préconçue, sans projet de recherche, sans objectif scientifique ; à partir de la deuxième moitié des années 1850, on commence à choisir l’École d’Athènes parce que l’on souhaite travailler sur un point particulier en rapport avec la Grèce antique, par exemple le droit dans la République d’Athènes, la mythologie grecque ou la trière athénienne36.

16 En 1859, un décret vient modifier à nouveau les statuts de l’École française d’Athènes. Il précise en particulier les modalités du séjour en Italie que les membres doivent effectuer avant de se rendre en Grèce. Sa durée est fixée à trois mois, et son itinéraire soigneusement défini : Rome, Florence, Naples et la Sicile37. Le voyage de retour est lui aussi codifié ; il passe notamment par l’Allemagne : les membres devront en effet, en revenant en France, s’arrêter dans « les îles Ioniennes, Venise, Munich, et les principaux centres d’études en Allemagne »38. Cet itinéraire n’a pas été choisi au hasard : c’est une reconnaissance implicite de l’importance croissante prise par les Allemands dans le domaine de l’archéologie, et c’est une façon pour les Français de s’inscrire dans une démarche véritablement scientifique.

17 Toutefois, les dilettantes n’ont pas encore été entièrement éliminés de l’École d’Athènes. En 1900, à la mort de Louis Petit de Julleville (membre de la promotion de 1863), son ami Henri Joly éclaire les origines de leur vocation “Athénienne” : « Nous avions fait le projet, Petit de Julleville et moi, d’aller ensemble à l’École d’Athènes. Ce n’était pas par enthousiasme pour l’archéologie, mais nous aimions beaucoup les voyages »39. Avant 1870 en effet, les candidats au voyage d’Athènes restent marqués, comme d’ailleurs l’ensemble de la société française, par une vision exotique de la Grèce.

Du voyage d’exploration aux campagnes de fouilles (années 1860-1892)

18 Malgré tout, les deux décrets successifs de 1850 et 1859 ont fait évoluer les choses, et, dès la décennie 1860, la conception du voyage à l’École française d’Athènes se révèle sensiblement différente de ce qu’elle était à la fin des années 1840. De ce point de vue, l’exemple du voyage à Delphes permet de mesurer les progrès accomplis, en particulier quant au contenu scientifique des travaux d’exploration. En 1849, Eugène Gandar a effectué un long voyage en compagnie de ses condisciples Jules Girard et Isidore Vincent. En mars 1849, les trois jeunes gens passent par Delphes où ils ne font que briser quelques rameaux du laurier sacré40. Gandar, comme on l’a vu, « n’a rien d’un archéologue, il deviendra professeur d’éloquence française »41. Vincent, compagnon de voyage de Gandar, meurt en 1858 sans avoir pu terminer la relation de cette équipée plus exaltée que scientifique. Dans les années 1850 encore, c’est donc le modèle de l’Université “cousinienne” qui reste prédominant. En 1860, les choses ont changé : Paul Foucart, membre de la quatorzième promotion42, arrivé en Grèce au début de 1860, se rend lui aussi à Delphes, mais, contrairement à ses prédécesseurs, il prend l’initiative de pratiquer des sondages dans le sanctuaire, et procède au dégagement d’une partie du mur polygonal qui entourait l’ancien site sacré43. En 1861-1862, Foucart s’associe à

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son camarade de promotion Carl Wescher pour deux autres campagnes. La première, du 27 avril au 15 juin 1861, permet aux deux jeunes gens de découvrir le Sphinx des Naxiens ; la seconde, pendant le printemps et l’été 1862, amène tout une série de découvertes épigraphiques44.

19 D’autre part, le nerf de la guerre est, sinon plus abondant, tout au moins plus largement consacré aux travaux purement scientifiques. Au début des années 1870 apparaît en effet un poste de dépenses spécifique intitulé « fouilles et moulages » : c’est entre 1872 et 1873 qu’il a été détaché de celui des “dépenses diverses” pour constituer un chapitre autonome45. Ce changement toutefois n’est guère significatif et ne s’accompagne pas, dans les années suivantes, d’une augmentation significative des crédits. Si le budget “matériel” passe de 28 773,60 francs en 187146 à 80 400 francs en 1872 et 83 374,42 en 187347, c’est parce qu’il s’agit de financer la construction du nouveau bâtiment qui abritera l’École, au pied du mont Lycabette48.

20 La véritable innovation, celle qui va transformer les voyages d’exploration en campagnes de fouilles, est d’ordre scientifique et s’explique de deux façons. Il faut y voir d’abord les effets de l’émulation avec de puissants rivaux, les archéologues allemands : elle a constitué un puissant stimulant pour les jeunes chercheurs de l’École française d’Athènes. C’est aussi l’action d’un homme, Albert Dumont, qui apparaît comme décisive : ancien “Athénien” et directeur de l’École de 1875 à 1878, son passage à Athènes au milieu des années 1870 a marqué durablement l’institution et l’a orientée dans la direction qui reste la sienne aujourd’hui

21 Après la guerre de 1870-1871, la rivalité franco-allemande trouve un prolongement inattendu sur les chantiers de fouilles de la Grèce, l’archéologie devenant alors l’instrument d’un affrontement indirect entre les deux pays. En mai 1874, alors même que l’Allemagne ne possède pas officiellement d’institut archéologique à Athènes, les Allemands ont signé avec le gouvernement grec une convention qui leur accorde l’exclusivité des fouilles sur le site d’Olympie49. En quelques mois, les Allemands ont obtenu ce qu’en trente ans les Français n’avaient même jamais songé à réclamer. Dans le camp français, l’émoi est considérable. La France entame aussitôt des négociations avec le gouvernement grec, qui après bien des péripéties aboutiront en 1892 à l’ouverture officielle de fouilles françaises à Delphes50. D’autre part, en novembre 1874, un nouveau décret renforce encore le poids de l’Académie des Inscriptions et Belles- Lettres, tutelle scientifique de l’École, dans la vie de l’institution ; l’article 4 du texte stipule en particulier que les “Athéniens” seront tenus « de communiquer à l’Académie des Inscriptions, par l’entremise du directeur, les découvertes archéologiques qui seraient venues à leur connaissance et les résultats des fouilles auxquelles ils auraient assisté ou dont ils auraient pris l’initiative »51. Le décret de novembre 1874 introduit donc une nouvelle dimension en mentionnant pour la première fois des découvertes, et même des fouilles archéologiques. Certes, l’emploi du conditionnel montre bien à quel point la recherche archéologique de terrain est encore en grande partie terra incognita. De même la possibilité qu’un ou plusieurs membres de l’École prennent l’initiative de fouilles n’est-elle évoquée qu’en tout dernier ressort. Ce n’en est pas moins un pas significatif vers une orientation plus purement scientifique.

22 Cependant, c’est le rôle du nouveau directeur Albert Dumont qui se révèle primordial. C’est lui qui, approfondissant et complétant le décret de 1874, fait de l’École un véritable centre de recherches sur la Grèce, avancée décisive que ses prédécesseurs s’étaient toujours refusé à accomplir. La principale innovation introduite par Dumont

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est la mise en place, en 1877, de deux outils scientifiques : l’Institut de Correspondance hellénique, qui vise à « réunir à l’École quelques personnes instruites et zélées, dans le but de centraliser tous les travaux, toutes les découvertes qui se font dans l’Orient hellénique, d’en prendre connaissance et de les faire connaître aussi en Occident »52, et le Bulletin du même nom qui rend régulièrement compte des travaux des membres. On peut désormais évoquer des fouilles à proprement parler, comme en témoigne le contenu du Bulletin de Correspondance hellénique à partir de 1877. Les membres de l’École voyagent dorénavant dans un cadre bien précis, se succédant d’année en année pour fouiller sur des sites déjà explorés par leurs prédécesseurs. D’avril à août 1886, un jeune “Athénien”, Gustave Fougères, se rend ainsi à Délos où il constate que « grâce aux travaux de M. Homolle53 et de ses successeurs, les sanctuaires de l’île et les principaux édifices civils avaient été complètement explorés. Il ne me restait qu’à glaner après eux, à approfondir quelques tranchées, à multiplier les sondages sur certains points que l’abondance des matériaux avait fait laisser de côté »54.

23 À partir du moment où tous les sites ont été peu ou prou mis au jour se met en place un réseau qui n’a plus guère connu de modifications depuis la fin du XIXe siècle. Chaque nation “possède” désormais ses sites réservés sur lesquels elle a le monopole des travaux d’excavation : si les Français travaillent principalement à Delphes, Délos, Thasos et Argos, et les Allemands à Olympie mais aussi à Thèbes, Samos et au Céramique d’Athènes, les Américains sont présents à Corinthe et à l’Héraion d’Argos, les Anglais dans le Péloponnèse - à Megalopolis et Sparte -, les Italiens en Crète et les Autrichiens à Samothrace55. Les rivalités se figent sans s’épuiser dans ce partage tacite : c’est par rapport aux autres nations mais aussi sur son propre terrain que chaque puissance doit faire désormais la preuve de sa supériorité. Dans ce contexte, la campagne de fouilles ne constitue plus un voyage au sens propre : c’est en tout cas un voyage qui a perdu son caractère d’aventure, puisqu’il ne s’agit plus d’une découverte mais d’un retour régulier au même endroit, au fil des années et au gré des générations de jeunes savants qui se succèdent à l’École d’Athènes. La seule inconnue réside désormais dans les trésors extraits du sous-sol.

24 En 1846, la création d’une école française à Athènes relevait d’une démarche essentiellement politique, même si l’étude de la Grèce antique s’inscrivait dans un mouvement séculaire de redécouverte de l’Antiquité. Livrés à eux-mêmes, sans instructions précises, les membres des premières promotions se contentent de visiter le Levant, un livre à la main et l’exaltation au cœur. Paradoxalement, c’est en adoptant progressivement une démarche scientifique, au cours de périples qui, de simples voyages d’agrément, deviennent missions d’exploration puis campagnes de fouilles, que les “Athéniens” acquièrent la crédibilité qui leur faisait défaut jusque-là et contribuent au renforcement de l’influence française en Grèce, vocation première de l’École française d’Athènes.

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NOTES

1. Dans la Notice sur la vie et les travaux de M. Charles Alexandre, cité dans Radet (G.), L’histoire et l’œuvre de l’École française d’Athènes, Paris : Fontemoing, 1901, p. 9. 2. Les termes de « philhellène » et de « philhellénisme », formés à partir de deux racines grecques, appa raissent dans la langue française respectivement en 1823 et 1828. Cf. Rey (A.), éd., Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, t.I, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992, tome II, article « phil(o) », pp. 1502-1503. 3. Augustinos (O.),French Odysseys. Greece in French travel literature from the Renaissance to the Romantic Era, London : The Johns Hopkins Press Ltd, 1994, p. 282 : « The French public was all the more receptive to the cause of the Greeks because it had been aware of their plight through the long series of travel ac counts going back to the sixteenth century ». 4. Les pallicares sont les soldats grecs - ou albanais - qui combattaient contre les Turcs pendant la guerre d’indépendance. Le mot grec “pallikari” signifie “homme brave, valeureux”. Il est employé dès 1821. 5. C’est ainsi que l’on appelle communément les membres de l’École française d’Athènes. 6. Ordonnance de fondation, 11 septembre 1846, article premier, A.N., F/17/13596, dossier « École d’Athènes. Nominations 1846-1869 » 7. Arrêté de nomination des membres de l’École d’Athènes, 24 décembre 1846, A.N., F/17/13596, dossier cité. 8. Lévêque (Ch.), « Débuts de l’École française d’Athènes. Histoire et souvenirs », Revue des Deux- Mondes, 2,1er mars 1898, p. 88. 9. Augustinos (O.),op. cit., p. 288-289 : « After 1830, travelers continued to visit Greece. But philhellenism had lost its grip on them. With the war concluded, there were no more heroics to be sung. What was left was a ravaged country whose war-devasted people bore little or no resemblance to the celebrated an cients ». 10. Étienne (R. et F.), La Grèce antique. Archéologie d’une découverte, Paris : Gallimard, collection « Découvertes », 1990, p. 103. 11. Ibid. 12. Basch (S.), Le mirage grec. La Grèce moderne devant l’opinion française (1846-1946), Paris : Hatier, 1995, p.49. 13. Certains “Athéniens” décèdent au cours de ces voyages d’exploration : Joseph Guigniaut en 1851, Joseph Bilco trente ans plus tard, en 1882. 14. Voyageur et géographe grec du Ile siècle ap. J-C, Pausanias a parcouru toute la Grèce, l’Italie et l’Orient avant de se fixer à Rome vers 174. Il a laissé notamment une Description de la Grèce en 10 livres dans laquelle il dresse l’inventaire détaillé des sites qu’il a visités - notamment les sanctuaires - et les légendes qui s’y rapportent. 15. Gandar (E.), Lettres et souvenirs d’enseignement, Paris : Librairie académique, 1869 (« Lettre à Guigniaut », 17 janvier 1849, p. XXII). 16. Gandar (E.), op. cit. (introduction de Sainte-Beuve, p. xxii). 17. Gandar (E.), op. cit. (« Lettre à M. Havet », Athènes, 26 janvier 1849, p.xx). 18. Thiébaud (M.),Edmond About, Paris : Gallimard, 1936, p. 35. 19. Ibid, p. 54. 20. Basch (S.), op. cit., p. 97. 21. Thiébaud (M.), op. cit., p. 45, p. 52. 22. Basch (S.), op. cit., p. 105. 23. Rapport du ministre de l’Instruction publique au prince-président, 7 août 1850, A.N., F/ 17/13596, dossier cité.

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24. Décret du 7 août 1850, article 2, A.N., F/17/13596, dossier cité. 25. Ibid., article 3. 26. Radet (G.), op. cit., p. 222. 27. Lévêque (Ch.), art. cit., p. 106. 28. Rapport du directeur de l’École française d’Athènes au ministre de l’Instruction publique, 28 janvier 1856, A.N., F/17/4112-4113, « Budgets 1846-1863/1872/1874-1878 ». 29. Lettre du directeur de l’École française d’Athènes au ministre de l’Instruction publique, 27 janvier 1870, A.N., F/17/4117-4118, « Dépenses 1863-1871 ». 30. Promotions de 1868 et 1869. 31. Lettre du directeur de l’École française d’Athènes au ministre de l’Instruction publique, 10 mars 1870, A.N., F/17/4117-4118, « Dépenses 1863-1871 ». 32. Ibid. C’est le directeur qui souligne. 33. Lettre du directeur de l’École française d’Athènes au ministre de l’Instruction publique, 7 août 1852, A.N., F/17/4112-4113, « Budgets 1846-1863/1872/1874-1878 ». 34. Promotion de 1869. 35. Lettre du directeur de l’École française d’Athènes au ministre de l’Instruction publique, 7 août 1872, A.N., F/17/4117-4118, « Dépenses 1863-1871 » (sic). 36. Ce sont quelques exemples de sujets de thèse choisis par des “Athéniens” passés par l’École dans les an nées 1850-1860. 37. Décret du 9 février 1859, article 5, A.N., F/17/4108, sous-dossier « 1855-1859 ». 38. Ibid. 39. Annuaire de l’association des anciens élèves de l’École normale supérieure, année 1901. 40. Hellmann (M.-Ch.), « Voyageurs et fouilleurs à Delphes », in La redécouverte de Delphes, Athènes : École française d’Athènes, 1992, p. 45. 41. Ibid 42. Revue archéologique, 5 (24), 1926. 43. Hellmann (M.-Ch.), art. cit., p. 49. 44. Ibid. 45. A.N., F/17/4112-4113, « Budgets 1846-1863/1872/1874-1878 ». 46. A.N., F/17/4117-4118, « Dépenses 1863-1871 ». 47. A.N., F/17/4119-4120-4121, « Dépenses 1872-1879 ». 48. A.N., F/17/4112-4113, « Budgets 1846-1863/1872/1874-1878 ». 49. Lettre du directeur de l’École française d’Athènes au ministre de l’Instruction publique, 27 mai 1872, A.N., F/17/4105, dossier « Instituts et travaux étrangers et grecs 1871-1900 ». 50. Sur les péripéties des négociations franco-grecques pour la concession à la France du site de Delphes, voir notamment Amandry (P.), « Fouilles de Delphes et raisins de Corinthe : histoire d’une négociation », in La redécouverte de Delphes (op. cit.), pp. 77 à 128. 51. Décret du 26 novembre 1874, article 4 (A.N., F/17/4105, dossier « Instituts et travaux étrangers et grecs 1871-1900 »). 52. Lettre du directeur de l’École française d’Athènes au ministre de l’Instruction publique, 4 avril 1876, A.N., F/17/13596, dossier « Institut de Correspondance hellénique ». 53. Entré à l’École d’Athènes en 1874. 54. Bulletin de Correspondance hellénique, (11), 1887, p. 244. 55. Étienne (R. et F.), op. cit., p. 108.

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RÉSUMÉS

La création de l'École française d'Athènes en septembre 1846, tout en ancrant la présence de la France dans la capitale du nouvel État grec, marque également, pour plusieurs générations de jeunes normaliens qui y séjournent, le début d'une exploration systématique de la Grèce et du Levant. Pendant les premières décennies, cette exploration n'a rien de scientifique : les jeunes membres de l'École d'Athènes ne font que visiter les hauts-lieux de l'Antiquité grecque pour s'imprégner de “l'atmosphère antique”. Progressivement toutefois, notamment sous l'effet d'une émulation croissante avec l'Allemagne après 1870, leurs voyages cessent d'être des épopées romantiques pour devenir de véritables campagnes de fouilles, au cours desquelles les “Athéniens” précisent leur méthode archéologique. Cette crédibilité scientifique nouvelle contribue au renforcement de l'influence française en Grèce, vocation première de l'École française d'Athènes.

AUTEUR

CATHERINE VALENTI Docteur en histoire, membre de l’UMR TELEMME (Aix-en-Provence), auteur d’une thèse consacrée à l’histoire de l’École française d’Athènes.

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« la Californie des Roumains »L’intégration de la Dobroudja du Nord à la Roumanie, 1878-1913 The "Romanians' California". Integrating Northen Dobrudja into Romania, 1878-1913

Constantin Iordachi Traduction : Patrick Michels

NOTE DE L’ÉDITEUR

Cet article a été traduit de l’anglais par Patrick Michels.

1 Cette étude est consacrée à l’intégration de la Dobroudja du Nord à la Roumanie, événement célébré dans l’historiographie roumaine comme la seconde étape de la création d’un Etat national et unitaire roumain, la première étant l’union de 1859 entre la Valachie et la Moldavie1. De ce point de vue, les mécanismes d’intégration et d’assimilation utilisés en Dobroudja par les élites politiques roumaines préfigurent le processus, bien plus complexe et ardu, d’intégration administrative et d’homogénéisation culturelle qui se déroula dans la Grande Roumanie de l’entre-deux- guerres. Néanmoins, bien que le processus de consolidation nationale en Grande Roumanie ait été récemment l’objet de recherches élaborées et fondées sur des perspectives théoriques non télé-ologiques2, le cas de l’assimilation de la Dobroudja au sein de la Roumanie n’a été que peu étudié3. Malgré le caractère spécifique de la province, les études générales de l’histoire moderne de la Roumanie ne distinguent que très rarement la Dobroudja du vieux Royaume. De plus, à une époque où l’historiographie jouait un rôle prépondérant dans le processus de construction nationale en Europe centrale et orientale, la majorité des études historiques bulgares et

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roumaines sur la Dobroudja ont essentiellement porté sur la “validité” des droits historiques de leur pays respectifs sur la province. Par conséquent, tout en produisant un discours historiographique primordialiste et pro domo, ces travaux ont laissé dans l’ombre de nombreux aspects de l’intégration de la Dobroudja au sein de la Roumanie4.

2 Ce texte soutient que, pour favoriser l’incorporation nationale et économique de la province multi-ethnique de Dobroudja du Nord, les élites politiques roumaines ont établi un triple mécanisme de colonisation ethnique, d’homogénéisation culturelle et de modernisation économique. La raison principale de l’annexion de la Dobroudja du Nord était économique : du fait de sa position géographique stratégique, la province était perçue comme un débouché, une route commerciale vitale pour la Roumanie, lui offrant l’accès à la mer et la faisant passer, au sein de l’économie mondiale, du statut de périphérie à celui de semi-périphérie. Sur le plan démographique, la Dobroudja du Nord a servie d“‘Amérique intérieure” à la Roumanie, une zone frontière dynamique accueillant de nouveaux arrivants pour étendre l’économie nationale et les frontières ethniques5. Du point de vue institutionnel, la législation sur la citoyenneté était au cœur du mécanisme d’assimilation : en dépit de son incorporation formelle à la Roumanie, la Dobroudja du Nord était soumise à un régime administratif distinct et extraconstitutionnel entre 1878 et 1913. En vertu de ce statut, les Dodroudjéens jouissaient d’un type local de citoyenneté, qui leur déniait toute participation politique et leur interdisait d’être propriétaires en dehors de la province. L’intégration de la province multi-ethnique de Dobroudja à la Roumanie s’est donc effectuée sur le mode du “colonialisme intérieur” : son organisation était caractérisée par un statut administratif distinct et une centralisation excessive, s’appuyant sur une prétention à la supériorité culturelle de la région centrale, une colonisation ethnique intensive et un développement économique régional inégal destiné à répondre aux besoins de la métropole6.

3 La présente analyse est centrée sur les mécanismes d’assimilation que les élites politiques roumaines ont mis en œuvre en Dobroudja. La première partie examine la formation du discours nationaliste roumain sur la Dobroudja, et son influence sur l’élaboration des lois sur la citoyenneté et sur la propriété dans la province. La deuxième et plus importante partie de ce texte analyse l’intégration de la Dobroudja à la Roumanie sur les plans suivants : organisation administrative, colonisation ethnique et homogénéisation culturelle. Une attention particulière est portée aux effets de la loi sur la citoyenneté sur l’assimilation ethnique de la province au sein de la Roumanie. La troisième partie s’intéresse aux rapports entre consolidation nationale et modernisation, et à leur effet secondaire, à savoir le lien existant entre centralisation excessive exercée par Bucarest et apparition de tendances régionalistes en Dobroudja du Nord. La quatrième partie examine le processus d’émancipation politique des Dobroudjéens. En conclusion, quelques caractéristiques spécifiques du processus d’édification nationale et étatique dans la province sont mises en avant, dans le but de resituer le cas de l’assimilation de la Dobroudja du Nord avant la Première Guerre mondiale au cadre plus large de l’intégration administrative et de l’homogénéisation culturelle menées dans la Grande Roumanie de l’entre-deux-guerres.

4 Du point de vue théorique, dans le prolongement de travaux récentes sur la “déconstruction” de l’Etat-nation, cette étude s’intéresse à son hétérogénéité linguistique, territoriale et ethnique ; elle insiste sur la diversité, plutôt que l’unité, en se concentrant sur l’histoire locale, et celle de la revendication régionale. De ce point de

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vue, le cas de la Dobroudja annonce certains modèles plus généraux d’intégration qui seront reproduits, dans des conditions historiques différentes, à l’échelle de la Grande Roumanie, mais présente aussi des traits particuliers, liés surtout à son passé ottoman de marche impériale multiple, perceptible notamment dans sa composition démographique et religieuse, ainsi que dans son organisation militaire7.

L’orientalisme intérieur : l’intégration de la Dobroudja du Nord en Roumanie

Un héritage impérial ottoman : la Dobroudja, la terre et le peuple

5 Sous l’Empire ottoman, La Dobroudja représentait un exemple typique de marche impériale multiple, un espace de contacts et de convergences entre empires multinationaux, en tant que partie intégrante des zones frontalières russo-ottomane et austro-ottomane, s’étendant du Caucase à la Bessarabie du sud et aux régions frontalières balkaniques8. La Dobroudja, conquise par l’Empire ottoman au XVe siècle, fut l’objet d’une colonisation militaire intense par des populations turques et tatares provenant de la Crimée du Sud et d’Asie mineure, qui ont peu à peu transformé la province en une région de peuplement musulman. Durant les XVIIIe et XIXe siècles, la province était démographiquement liée à un territoire plus vaste, car comprenant de nombreux paysans roumains originaires des plaines de Valachie, des paysans bulgares des monts Balkan et de la Bessarabie du sud, des Cosaques du delta du Dniepr, des Vieux Croyants (Lipovènes) de Russie centrale, et des colons allemands du sud de la Russie. En conséquence, la Dobroudja a acquis une composition ethnique très complexe : le delta du Danube était peuplé de pêcheurs slaves ; les villes comptaient de nombreux marchands italiens, juifs, grecs et arméniens ; le nord était dominé par les Bulgares, le centre et le sud par les Turcs et les Tatares, tandis que la rive droite du Danube était habitée par les Roumains.

6 Les événements militaires ont accentué cette diversité ethnique. La Dobroudja était un élément important du système militaire ottoman, protégeant l’accès à Constantinople, et permettant les communications avec les Tatars de Crimée. Du fait de son importance stratégique, la province est devenue un champ de batailles permanent lors des guerres russo-turques (1768-1878). Ceci entraîna une anarchie administrative et d’importantes fluctuations dans la population de la Dobroudja : après la guerre dévastatrice de 1828-1829, la population dobroudjéenne est tombée à 40 000 habitants, pour revenir à 100 000 en 18509. Après la guerre de Crimée (1853-1856), la Dobroudja fut repeuplée par plus de 100 000 Tatars de Crimée et de Tcherkesses de Kouban et du Caucase. Enfin, la guerre de 1877-1878 a provoqué une émigration massive de musulmans de la province, estimée à 90 000 personnes10. En 1879, un an après l’annexion de la Dobroudja par la Roumanie, les trois principaux groupes ethniques de la province étaient, sur une population totale de 106 943 personnes, les Roumains —31 177, les Bulgares —28 715 ; les Turcs et les Tatars — 32 03311. Examinant la configuration ethnique complexe de la Dobroudja, l’historien roumain Nicolae Iorga a identifié “trois Dobroudjas”, trois bandes parallèles situées le long d’un axe nord-sud : la côte de la mer Noire, poste commercial avancé ; la partie centrale de la province, faisant office d’axe de communication militaire entre Constantinople et la Bessarabie du Sud ; et, enfin, les

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rives agricoles du Danube, peuplées surtout par des Roumains et en contact permanent avec les comtés voisins de la Valachie.

7 Après 1878, la Dobroudja passa brutalement d’un héritage impérial multiculturel à l’ordre homogénéisant de l’État-nation. En vertu d’une décision du Traité de Berlin (juillet 1878), la province fut divisée entre la Roumanie, qui obtint une large partie septentrionale de la Dobroudja, et la Bulgarie à qui fut rattachée la partie méridionale. Par la suite, la Dobroudja devint l’objet d’un contentieux territorial intense entre la Roumanie et la Bulgarie. Les deux États se livrèrent dans la province à une vive concurrence portant sur l’expansion nationale et le tracé des frontières. Dès lors, les formes préalables d’identités multiples et les modes formels et informels de contact entre habitants du sud et du nord de la province furent interrompus, et remplacés par des démarcations frontalières et des définitions de la citoyenneté en termes exclusivement nationaux12.

Du “cadeau empoisonné” aux “terres des Anciens Roumains” : la fabrication du mythe de la Dobroudja dans le discours nationaliste roumain

8 Comme il vient d’être montré, au moment de son annexion par la Roumanie, la Dobroudja possédait un héritage ottoman spécifique, en particulier sur le plan démographique : elle représentait une des régions les plus diverses d’Europe, car peuplée de Turcs, de Tatars, de Roumains, de Bulgares, de Russes, de Grecs, d’Arméniens, de Serbes, de Juifs, d’Allemands, d’Italiens, d’Albanais et d’Arabes.13 C’est pourquoi de nombreux politiciens roumains percevaient la position géopolitique et la composition ethnique de la Dobroudja comme une menace pour l’homogénéité ethnique et la stabilité politique de la Roumanie. De ce fait, le rattachement de la Dobroudja à la Roumanie en 1878 donna lieu à un épisode diplomatique et politique paradoxal : d’après W. Gladstone, la province fut « un cadeau donné de mauvaise grâce et reçu à contrecœur »14. Cette partie s’intéresse donc à la place changeante qu’a occupée la Dobroudja du Nord dans l’idéologie nationale roumaine, et montre le processus de substitution symbolique qui s’est opéré entre cette province et la Bessarabie du Sud.

9 Depuis son apparition dans l’agenda diplomatique est-européen, le destin politique de la Dobroudja est lié à la pomme de discorde territoriale que représente la Bessarabie du Sud. Partie intégrante de la province plus vaste de Bessarabie, mais occupée par la Russie en 1812, la Bessarabie du Sud a été rendue à la Moldavie par une décision du Congrès de Paris (1856) qui mit un terme à la guerre de Crimée (1853-1856). Cette province devint donc une préoccupation centrale pour la diplomatie russe, notamment au moment de la crise d’Orient (1875-1878). Finalement, à l’issue de la guerre russo- turque de 1877-1878, la Russie obtint de l’Empire ottoman la Dobroudja et le delta du Danube (traité de San Stefano, conclu le 3 mars 1878). Dans le même traité, la Russie se réservait le droit d’échanger ces provinces contre la Bessarabie du Sud roumaine. L’échange territorial ainsi proposé suscita une forte indignation à Bucarest, où les hommes politiques et l’opinion publique le rejetant de façon quasi-unanime.

10 Comment expliquer ce refus catégorique des hommes politiques roumains d’accepter l’échange territorial proposé ? En fait, même si la Dobroudja était considérée comme étant d’une valeur économique inférieure, sur le plan territorial et démographique,

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l’échange était plutôt équilibré, avec un léger avantage pour la Dobroudja. Selon les estimations de Leonida Colescu, la Bessarabie du Sud comptait en 1878 une surface de 8 355 km2 et 163 000 habitants, tandis que la Dobroudja du Nord avait une superficie de 15 536 km2 (dont 4 964 étaient recouverts par des eaux marécageuses dans le delta du Danube), et comptait 169 000 habitants15. L’une des raisons principales du refus de l’échange par les dirigeants roumains était leur volonté de défendre l’inviolabilité des frontières de leur pays. Dans un contexte diplomatique où les efforts roumains étaient exclusivement tournés vers la conservation de la Bessarabie, la Dobroudja devenait le symbole d’un marchandage onéreux, et son refus, une manière de défendre l’intégrité territoriale du pays.

11 Le refus des hommes politiques roumains de céder la Bessarabie du Sud à la Russie apparaît plus cohérent encore quand on connaît le rôle économique important de la province au sein de la Roumanie. La Bessarabie du Sud, avec sa façade maritime sur la mer Noire, représentait un débouché vital pour le commerce extérieur roumain. Cette idée a été exprimée de façon éloquente par le Premier ministre Ion C. Bărtianu, qui déclarait : Nous ne pouvons exister sans cette petite partie de la Bessarabie. Nous suffoquerions sans cette région. A travers elle, les portes du monde nous sont ouvertes. Sans la Bessarabie, nous serions engloutis par la Russie, l’Autriche, la Turquie et la Bulgarie. La Dobroudja ne nous ouvre aucune issue et, en l’absence d’axe de communications direct, nous ne pourrions communiquer avec elle qu’au travers des marais et des marécages, ou en faisant un large détour par l’embouchure du Danube. Et ceci, nous ne pouvons l’accepter, quelles que soient les circonstances (...). Nous ne pouvons pas nous opposer matériellement [à la perte de la Bessarabie], c’est évident. Mais malgré cela, nous n’accepterons pas la Dobroudja. 16

12 I. C. Brătianu exprimait donc non seulement le fort attachement roumain à la Bessarabie du Sud, mais aussi la détermination du pays à rejeter unilatéralement l’annexion de la Dobroudja. Campé sur cette position, le gouvernement roumain tenta de s’assurer des soutiens diplomatiques pour obtenir un réexamen en sa faveur du Traité de San Stefano, lors du Congrès international des grandes puissances européennes qui eut lieu à Berlin en juin 1878. Toutefois, le Traité de Berlin stipula lui aussi que la Roumanie devait céder la Bessarabie du Sud à la Russie (article 45) pour, dans le même temps, recevoir la province de la Dobroudja du Nord (article 46).

13 Les décisions du Congrès de Berlin ouvrirent une deuxième phase d’opposition à l’intégration de la Dobroudja, divisant les hommes politiques roumains entre “pro- Dobroudja” et “anti-Dobroudja”17. Estimant qu’une résistance aux décisions européennes constituerait un “suicide politique”, les personnalités politiques les plus importantes de Roumanie, telles que le Prince Carol Ier, le Premier ministre Ion C. Brătianu et le ministre des Affaires étrangères Mihail Kogălniceanu étaient favorables au respect du Traité de Berlin et à l’annexion de la Dobroudja18. Au contraire, d’autres hommes politiques importants, tels que Dimitrie A. Sturdza, Nicolae Dimancea et Petre P. Carp, continuaient de s’y opposer. Sous leur influence, la Chambre des Députés adopta, le 28 juin 1878, une résolution votée par 46 députés, rejetant l’annexion de la Dobroudja, quelles qu’en soient les contreparties, car la considérant « contraire aux intérêts de la Roumaine »19. Selon eux, la Dobroudja était un “cadeau empoisonné”, dont l’acquisition menacerait l’homogénéité ethnique latine du peuple roumain, enserrerait la Roumanie dans les visées géopolitiques balkaniques de la Russie, nuirait à ses relations diplomatiques avec la Bulgarie, et exigerait des sacrifices financiers

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déraisonnables. Les adversaires de l’annexion employèrent une série impressionnante d’arguments contre la Dobroudja, décrivant sa population comme « un ramassis d’éléments des plus turbulents, venus là des quatre coins du monde », et décrivant la province comme « un pays marécageux, dans lequel la fièvre jaune est endémique » et dont la prise en charge signifierait « notre ruine financière »20.

14 La diversité ethnique et religieuse de la province suscitait une inquiétude nationaliste toute particulière. La Dobroudja était « un microcosme de toutes les religions »21 : à côté des orthodoxes roumains, bulgares et grecs, et des Vieux croyants russes, il y avait aussi là de nombreux musulmans, juifs, catholiques et protestants. En Roumanie, l’existence d’une majorité de chrétiens orthodoxes, associée à la tradition des anciens traités (capitulations) conclus entre les principautés de Moldavie et de Valachie et l’Empire ottoman, qui interdisaient la pratique de la religion musulmane sur le territoire roumain, favorisaient une association étroite entre identité nationale roumaine et christianisme22. Ce principe avait été officialisé par l’article 7 de la Constitution roumaine de 1866, qui stipulait que « seuls les étrangers de religion chrétienne peuvent prétendre à la naturalisation ». Sur le plan juridique, la contradiction latente entre législation roumaine et composition religieuse de la Dobroudja fut partiellement résolue un an après l’annexion de la province. Reprenant une disposition du Traité de Berlin qui conditionnait la reconnaissance de l’indépendance roumaine à l’accès des habitants non-chrétiens à la citoyenneté, l’article 7 de la Constitution a été amendé en 1879 : « En Roumanie, les différences de croyance et de confession religieuses ne peuvent empêcher ni l’accès aux droits civiques et politiques, ni l’exercice de ces mêmes droits »23. Mais l’acquisition de la Dobroudja créa, par annexion, une nouvelle catégorie de citoyens non-chrétiens en Roumanie. Bien que le droit international naissant ne fournissait pas de code de conduite précis pour une telle situation, on attendait de l’État roumain qu’il assure la représentation des Dobroudjéens dans les institutions politiques du pays, qu’il les protège et leur fournisse les conditions nécessaires pour la pratique de leur religion.

15 La confrontation décisive entre “pro” et “anti-Dobroudja” eut lieu lors de la session extraordinaire du Parlement convoquée du 28 au 30 septembre 1878 pour débattre de la position officielle de la Roumanie face aux décisions du Congrès de Berlin. Mihail Kogălniceanu et Ion C. Brătianu mirent en oeuvre tout leur talent rhétorique pour convaincre le Parlement roumain d’accepter l’annexion de la Dobroudja. Dans deux discours mémorables, M. Kogălniceanu souligna les avantages économiques et géopolitiques d’une terre ayant « un immense rivage et trois ports », et suggéra que la Roumanie investisse dans « le développement des ports pour améliorer la prospérité de la Dobroudja »24. Surtout, en historien25, M. Kogălniceanu cristallisa le discours nationaliste roumain sur la Dobroudja en insistant sur les droits historiques qu’avait la Roumanie sur cette province, en fixant les priorités nationales de l’administration roumaine —» les seuls travaux que nous réaliserons en Dobroudja seront des écoles et des routes »— et en relativisant la menace du ressentiment bulgare26. En opposition flagrante avec sa position initiale sur le sujet, le Premier ministre I.C. Brătianu se joignit à la campagne pro-annexion de M. Kogălniceanu. Dans un discours éloquent, I.C. Brătianu souligna les avantages géopolitiques et économiques qu’offrait la possession de la Dobroudja, rejeta sans équivoque les droits historiques de la Bulgarie sur la province, et encouragea les députés à surmonter leurs peurs et à croire en la capacité de la Roumanie à assimiler la Dobroudja :

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Vous craignez que nous ne puissions roumaniser une province qui était auparavant en notre possession ? Vous voulez rejeter une terre située entre la mer et le plus grand fleuve d’Europe ? Mais d’autres nations regarderaient cette région comme un homme affamé se jette sur du caviar frais. Chaque peuple tend naturellement à posséder le plus de mer possible, et vous le refusez ? (...) Souhaitez-vous aujourd’hui que nous suffoquions et que nous perdions la mer et le delta du Danube ?27

16 Conduite par I.C. Brătianu et à M. Kogălniceanu, la majorité libérale du Parlement parvint à imposer ses vues quant à l’organisation future de la province. Le 28 septembre, le Sénat votait l’annexion de la Dobroudja, décision approuvée par la Chambre des députés le 30 septembre. De plus, le Parlement autorisa le gouvernement à administrer la Dobroudja par décret, jusqu’à ce qu’une future assemblée législative adopte une loi sur l’organisation définitive de la province.

17 L’approbation de l’annexion de la Dobroudja par le Parlement indiquait de façon claire que le discours national roumain sur la province avait connu en peu de temps une transformation radicale. A l’époque du Traité de San Stefano, la Dobroudja constituait pour de nombreux hommes politiques une province étrangère, le symbole d’un “marchandage onéreux”, d’un “cadeau empoisonné” ou d’un “fardeau géopolitique”. Face à la décision irrévocable du Congrès de Berlin, la province fut progressivement perçue comme un trophée de guerre, une récompense accordée à la Roumanie pour ses sacrifices dans la guerre russo-turque de 1877-1878, et en compensation pour la perte de la Bessarabie du Sud au bénéfice de la Russie. En 1908, Nicolae Iorga, un des fondateurs de l’idéologie nationale roumaine, a synthétisé cette opinion en signalant que la Dobroudja était « doublement chère aux Roumains » puisqu’elle « avait été payée deux fois : la première fois par le sang, et la deuxième par la terre »28. A la fin des débats parlementaires sur le Traité de Berlin, la Dobroudja était considérée presque unanimement comme un ancien territoire roumain et comme une partie intégrante de l’héritage national roumain. Ce processus de production du mythe fut initié par Mihail Kogălniceanu, dont le discours nationaliste sur la province était fondé sur l’argument historique de la possession temporaire de la Dobroudja par la Valachie, au début du XVe siècle, et sur l’important élément roumain autochtone présent dans la province. Plus tard, la thèse que la Dobroudja avait été une ancienne province roumaine revenant à la mère-patrie fut reprise par l’historiographie roumaine et devint un élément essentiel de l’idéologie nationale roumaine, dominant dans tous les travaux historiques roumains postérieurs portant sur la Dobroudja29.

« la Californie des Roumains »30 : colonisation ethnique, nationalisation des terres et incorporation économique de la Dobroudja du Nord

Organisation administrative et assimilation de la Dobroudja

18 La Roumanie prit le contrôle administratif de la Dobroudja du Nord le 14 novembre 187831. L’entrée de l’armée roumaine dans la province fut rapidement suivie par celle d’une multitude d’administrateurs, de géographes, d’anthropologues et d’économistes, qui l’étudièrent et élaborèrent des plans d’organisation économique. Suite à l’annexion, les élites politiques roumaines mirent en œuvre un projet nationaliste modernisateur, qui était censé consacrer l’intégration économique de la Roumanie au sein de l’Occident

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et légitimer le processus d’assimilation en lui donnant un caractère progressiste. Dans le même temps, sur un mode “orientaliste”32, la Dobroudja était soumise à un nationalisme bureaucratique. Le résultat était un triple mécanisme d’assimilation ethnique, de modernisation économique et d’homogénéisation culturelle, associant tentatives d’industrialisation protégée et campagne de consolidation nationale. Basé sur une définition restrictive de la citoyenneté, ce mécanisme contribua à l’intégration de la Dobroudja du Nord sur les plans suivants : 1) la colonisation de la Dobroudja par des Roumains ethniques ; 2) la nationalisation de la propriété foncière dans la province ; 3) l’homogénéisation culturelle des Dobroudjéens ; 4) la mise en place d’un régime politique hautement centralisé, qui favorisait les intérêts des élites politiques de Bucarest et affaiblissait la résistance politique régionale ; 5) le déni des droits politiques des élites économiques dobroudjéennes non-roumaines.

19 Pour mettre en oeuvre cette stratégie de développement, le Parti national libéral, au pouvoir entre 1876 et 1888, institua un soi-disant “régime administratif d’exception” pour la province, qui fut instauré en trois étapes : a) “la période des décrets” (1878-1880), au cours de laquelle la province fut dirigée par des décrets ad hoc émis par le gouvernement ; b) une seconde période (1880-1908) où la province fut administrée sur la base d’une loi distincte votée par le Parlement ; c) une troisième phase (1908-1913) caractérisée par l’harmonisation graduelle de l’organisation administrative et politique de la Dobroudja avec celle de la Roumanie. La partie suivante détaille les stratégies d’assimilation utilisées par les élites politiques roumaines en Dobroudja sur le plan de l’administration, de la citoyenneté et du droit de propriété.

De l’inclusion symbolique à l’exclusion administrative : la législation sur la citoyenneté dans la Dobroudja du Nord

20 Le 14 novembre 1878, dans une déclaration publiée en roumain, en bulgare et en turc, le Prince Carol Ier assura aux Dobroudjéens que « vous appartenez désormais à un Etat gouverné uniquement par des lois débattues et approuvées par la nation. Votre vie, votre honneur et votre prospérité —les biens les plus sacrés et les plus chers de l’humanité— sont sous la protection de la Constitution »33. En dépit de ces garanties royales, l’organisation de la Dobroudja fut en réalité caractérisée par une combinaison singulière d’inclusion symbolique et d’exclusion administrative.

21 La Loi sur l’organisation administrative de la Dobroudja, adoptée par le Parlement roumain en mars 1880, avait comme finalité première l’assimilation de la Dobroudja au sein de la Roumanie34. L’article 3 de cette loi déclarait que « tous les habitants de la Dobroudja qui, le 11 avril 1877, étaient des citoyens ottomans, deviennent des citoyens roumains »35. L’article 5 stipulait que « les habitants de la Dobroudja qui sont devenus des citoyens roumains sont égaux devant la loi, jouissent de tous leurs droits civiques, et peuvent accéder à des fonctions publiques, quelque soit leur origine ou leur religion », tandis que l’article 6 étendait aux habitants de la Dobroudja les droits civiques prévus par la Constitution roumaine. Pourtant, en dépit de l’incorporation formelle de la Dobroudja à la Roumanie, la loi de 1880 était conçue comme une “Constitution dobroudjéenne”, et devait former la base d’un régime administratif distinct, d’exception, dans la province. Cela signifiait que, bien que formellement reconnus comme citoyens roumains, les Dobroudjéens n’avaient aucun droit politique : l’article 4 stipulait qu’« une loi spéciale déterminera les conditions sous lesquelles les

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Dobroudjéens pourront exercer leurs droits politiques et acheter des biens immobiliers en Roumanie proprement dite. Une autre loi précisera leur représentation au sein du Parlement roumain »36. De plus, les libertés civiles étaient potentiellement restreintes par l’article 6 de cette même loi, qui spécifiait que « le gouvernement, par un décret du Conseil des Ministres, peut interdire toute manifestation susceptible de troubler l’ordre public ».

22 Les lois sur l’émancipation politique des Dobroudjéens, annoncées par l’article 4 de la loi de 1880, n’allaient voir le jour que progressivement entre 1909 et 1913. De 1878 à 1909, les habitants de la Dobroudja ne bénéficièrent donc que d’une citoyenneté de type local, car : 1) toute représentation politique au sein du Parlement roumain, ainsi que le droit de s’engager dans des partis politiques, leur était refusé. Au lieu de cela, une fois par an, deux représentants de la province exposaient au Roi les problèmes ayant spécifiquement trait aux intérêts de la Dobroudja ; 2) une fois qu’ils franchissaient le Danube pour venir en Roumanie, ils étaient traités en parfaits étrangers, ne pouvant participer à la vie politique et n’ayant pas le droit d’acquérir de biens immobiliers. Selon le voyageur français André Bellessort, les Dobroudjéens étaient mis dans une situation « au moins aussi extraordinaire que la nature de leur région (...). Ils sont Roumains en Dobroudja, mais, en dehors de la province, ils ne sont ni Roumains, ni citoyens, et n’appartiennent à aucune catégorie connue »37.

23 D’après l’un de ses principaux créateurs, Mihail Kogălniceanu, alors ministre de l’Intérieur (11 juillet 1879-16 avril 1880), le régime administratif distinct de la Dobroudja était conçu comme une mesure provisoire destinée à reconstruire, à repeupler et à réorganiser la province ruinée par la guerre dévastatrice de 1877-187838. De plus, M. Kogălniceanu soulignait que, la Dobroudja ayant été marquée par un système sociopolitique radicalement différent avant 1878, l’ancienne province ottomane avait besoin d’une période de transition avant d’être pleinement intégrée en Roumanie, période au cours de laquelle les nouvelles autorités étendraient progressivement le régime de propriété et les institutions politiques en vigueur dans le reste du pays, afin d’élever les habitants à la situation matérielle et à la culture politique de la Roumanie proprement dite. Considérée ainsi, la loi de 1880 allait non seulement bien au-delà, mais aussi à l’encontre de sa finalité déclarée, puisqu’elle assujettissait la Dobroudja à un régime politique hautement centralisé qui plaçait ses habitants dans une sorte de “quarantaine” territoriale, supprimait certains des droits qu’ils avaient d’ores et déjà acquis, et leur déniait toute participation politique réelle. Une partie importante du Parlement roumain s’opposa aux dispositions peu libérales de la loi de 1880. Le député Pantazi Ghica estimait ainsi que la loi « garantit la vie matérielle, mais interdit toute vie publique en Dobroudja » ; un autre député affirmait que la loi « traite les Dobroudjéens comme un troupeau d’esclaves »39. M. Kogălniceanu contra ces critiques et parvint à obtenir l’accord du Parlement pour cette loi, simplement en soulignant ses priorités nationales : « Cette loi a pour seule finalité que la Dobroudja devienne une partie intégrante de la Roumanie, et que ses habitants s’assimilent peu à peu et deviennent Roumains »40.

24 Qu’entendait M. Kogălniceanu par assimilation ? À en juger par sa carrière politique, c’était un libéral-démocrate41. Dirigeant éminent de la révolution de 1848 en Moldavie, il militait pour l’émancipation sociopolitique des classes inférieures, plaidait pour la tolérance religieuse envers les chrétiens non-orthodoxes, et pour l’abolition de l’esclavage des Tsiganes en Moldavie. Néanmoins, il existe une contradiction sous-

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jacente entre libéralisme et nationalisme dans la vision politique de M. Kogălniceanu, et avant tout dans la conception de l’“assimilation” de la Dobroudja qu’il mit en avant lors des débats parlementaires concernant la Loi sur l’organisation administrative de la province.

25 D’un côté, M. Kogălniceanu était partisan d’une organisation libérale de la Dobroudja, respectueuse de l’autonomie religieuse et culturelle de tous les groupes ethniques, convaincu que, sur la base de la réciprocité, cet exemple permettrait d’améliorer les droits nationaux dont jouissaient les Roumains dans les pays voisins. Mais, de l’autre côté, M. Kogălniceanu militait pour la mise en place d’un “ordre politique roumain” en Dobroudja, qui permettrait d’étendre à la province la juridiction des institutions de l’État roumain et de favoriser la domination politique et économique des Roumains ethniques. Ces objectifs limitaient le degré d’autonomie culturelle accordé aux groupes ethniques dans la province : M. Kogălniceanu défendait leur droit à une éducation dans leur propre langue, à condition qu’ils suivent aussi des enseignements en langue roumaine, le droit de pratiquer leur propre religion, à condition qu’ils acceptent la juridiction des lois civiles roumaines, et un minimum de droits et de libertés civiques, sauf si leur exercice risquait de “troubler l’ordre public”. Les moyens choisis pour mettre en œuvre l’“ordre roumain” en Dobroudja soulignaient la tension existant entre libéralisme et nationalisme dans la conception qu’avait M. Kogălniceanu de l’assimilation. Tout d’abord, celui-ci croyait que le succès du programme de roumanisation de la Dobroudja dépendait de l’instauration temporaire d’une organisation administrative distincte dans la province : Nous voulons donc que la province soit en grande majorité roumaine, mais qui parle d’assimilation évoque une période de travail, de transition ; il s’agit d’un processus de longue haleine. Si nous devions garantir immédiatement à cette province toutes les libertés qui existent actuellement en Roumanie, il n’y aurait pas d’assimilation42.

26 Cette organisation distincte devait fournir à l’administration roumaine les instruments nécessaires à l’application d’un programme progressif d’assimilation, dont les plus importants étaient la centralisation de l’administration, le déni des droits politiques des Dobroudjéens, et l’extension des systèmes éducatif et religieux roumains à la province. Le coeur de l’organisation administrative distincte de la Dobroudja résidait dans les pouvoirs accrus donnés aux autorités roumaines, notamment dans les villes multiethniques où les Roumains étaient en minorité. Selon M. Kogălniceanu : Le préfet (...) doit encourager l’assimilation des habitants, et finalement les Roumains dobroudjéens devront être représentés y compris au sein du Parlement. Donnez donc au préfet la possibilité d’introduire dans les conseils municipaux ces éléments roumains nécessaires. Si vous décidez de leur refuser ce droit, alors dans les villes de Tulcea et de Constanţa, où la majorité des habitants est grecque, ainsi que dans d’autres régions où la majorité est bulgare, les Roumains ne seront pas représentés43.

27 M. Kogălniceanu pressa les députés roumains de « faire des lois nationales avant de faire des lois libérales », et d’« investir l’autorité locale de pouvoirs étendus » pour assimiler la Dobroudja44. Il devenait dès lors évident que, dans la confrontation entre nationalisme et libéralisme autour de l’organisation de la Dobroudja, le premier l’emportait : les droits des minorités ethniques dans la province étaient garantis tant qu’ils ne remettaient pas en cause les intérêts politiques roumains dans la région. Finalement, l’argumentation passionnée de M. Kogălniceanu au Parlement réussit à

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modeler en grande partie le contenu de la loi sur l’organisation de la Dobroudja, loi qui devait s’appliquer à la province pour les trente-cinq ans à venir.

Législation sur la propriété et nationalisation des terres en Dobroudja du Nord, 1878-1913

28 En plus d’avoir tracé les grandes lignes de la loi, M. Kogălniceanu avait également fixé les priorités de l’administration roumaine dans la province, parmi lesquelles figurait en bonne place l’harmonisation du régime de propriété. Le passage d’un régime ottoman hiérarchisé de propriété à une propriété capitaliste inconditionnelle provoqua une redistribution massive de la propriété entre groupes ethniques en Dobroudja du Nord, et, finalement, eu pour résultat l’appropriation des terres par les Roumains ethniques. Organisé sous le contrôle étroit de l’Etat roumain, le processus d’ethnicisation de la propriété foncière se déroula en quatre étapes majeures : 1) le transfert à l’Etat roumain des droits de propriété de l’Etat ottoman ; 2) l’appropriation par l’Etat roumain d’une partie des terres possédées par les Dobroudjéens ; 3) l’ouverture de terres vierges à la culture par des colons roumains ; 4) la distribution à des Roumains des terres des Dobroudjéens qui avaient quitté la province. L’Etat roumain pu ainsi établir un quasi monopole sur la redistribution des terres en Dobroudja, assurant le transfert progressif de la propriété à des Roumains ethniques.

29 La législation ottomane distinguait cinq catégories légales de biens fonciers : mülk, miriè, vakf, metrukè, et mevat 45. Parmi celles-ci, seule le mülk était compatible avec la propriété privée capitaliste46. Les quatre autres catégories de terres était nominalement possédées par l’Etat ottoman, et devaient donc être harmonisées pour correspondre à l’article 23 de la Constitution roumaine qui définissait la propriété privée comme « sacrée et inviolable ». Du fait de sa complexité, ce transfert légal s’opéra par étapes, de 1878 à 1882. Le temps d’étudier le système foncier ottoman et de préparer la nouvelle législation sur la propriété, les autorités roumaines conservèrent les lois ottomanes, qui restèrent effectives jusqu’au 11 avril 1877.

30 La première loi roumaine réglementant la propriété foncière en Dobroudja fut émise en 1880. Elle déclarait que « tous les droits et attributions que le gouvernement ottoman possédait sur les biens immobiliers en Dobroudja » revenaient à l’Etat roumain47. Celui- ci devenait ainsi le propriétaire foncier le plus puissant de la province, prenant possession de plus d’un million d’hectares de terres arables, ainsi que de multiples forêts, mines et lacs. Les terres situées hors des villes et cultivées par les Dobroudjéens —appelées miriè— furent également considérées comme propriété d’Etat. Durant la période 1880-1882, l’Etat roumain mena une campagne pour la vérification de tous les documents de propriété ottomans —tapù— et procéda à leur remplacement par de nouveaux titres de propriété roumains48. A la fin de cette procédure, le régime de la propriété de la province fut finalement réglementé par la Loi sur la propriété immobilière en Dobroudja, édictée le 3 avril 1882.

31 La finalité de la loi était de transformer la propriété conditionnelle ottomane sur les terres agricoles situées hors des villes —miriè— en propriété capitaliste. Afin de devenir pleinement propriétaires, les paysans devaient racheter la dîme annuelle versée auparavant à l’Etat ottoman en payant en plusieurs fois une compensation financière à l’Etat roumain (art. 11). Le montant de cette compensation était fixé au tiers du prix total du terrain49. De nombreux paysans ne pouvant acquitter le montant de cette

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compensation, un règlement de 1884 précisa que les Dobroudjéens « qui n’ont pas effectué la totalité des versements prévus dans les trois années imparties perdent leur droit à la terre, ainsi que les paiements déjà réalisés, au profit de l’Etat »50. Enfin, la "loi interprétative" de 1910 permit à l’Etat de déposséder « par moyens administratifs et sans avertissement ni assistance juridique, tout propriétaire n’ayant pas rempli ses obligations financières envers l’Etat »51. Sur cette base, l’Etat roumain s’appropria une partie des terres détenues par les Dobroudjéens, augmentant ainsi la taille du domaine de l’Etat disponible pour la colonisation ethnique.

Utilitarisme économique et assimilation ethnique : la législation sur la colonisation en Dobroudja du Nord, 1878-1913

32 Le deuxième objectif majeur de la loi de 1882 était la colonisation de la Dobroudja, perçue comme un impératif à une époque où « le progrès économique dépend du nombre de bras employés »52. Alors que la population de la province était de 100 000 habitants environ en 1878, le géographe M. D. Ionescu estimait que la Dobroudja pouvait aisément nourrir 900 000 personnes53. Grossièrement, deux stratégies de colonisation peuvent être distinguées. L’une, représentée par des politiciens tels que Ion Ionescu de la Brad, avait des motivations économiques et considérait que la Dobroudja devait être ouverte à toute personne souhaitant s’installer dans la province, quelle que soit sa nationalité. L’autre, représentée par M. Kogălniceanu et le premier préfet de Constanta, Remus Opreanu, se prononçait pour une colonisation roumaine massive de la province.

33 La loi de 1882 fournit au gouvernement le cadre juridique nécessaire pour la colonisation ethnique de la Dobroudja. D’après cette loi, le gouvernement roumain pouvait découper les terres de l’Etat en parcelles de 3 à 10 hectares, de préférence dans de nouveaux lieux d’habitation, et les vendre à des colons à des conditions financières favorables (art. 25-26). Cette colonisation devait rester le monopole exclusif de l’Etat : « Personne n’a le droit d’amener et d’installer des familles de fermier sur ses terres sans l’accord du Conseil des Ministres, le seul organe chargé de fixer, dans les limites fixées par la Constitution, les conditions dans lesquelles ces familles peuvent s’installer » (art. 31). La loi de 1882 fonctionnait comme un puissant instrument d’exclusion sociale. Afin de renforcer la position économique des Roumains dans la province, elle liait la propriété foncière dans la province au statut de citoyen : « Seuls des Roumains peuvent acquérir des biens immobiliers » (art. 2). Sous le terme générique de “Roumains”, la loi distinguait plusieurs catégories de citoyens : 1) les anciens sujets de l’Empire ottoman —raya— qui résidaient déjà dans la province au 11 avril 1877 ; 2) les citoyens roumains de Roumanie proprement dite (par naissance ou par naturalisation) qui étaient encouragés à venir s’installer en Dobroudja. Ce faisant, ils conservaient leur citoyenneté roumaine, mais perdaient de facto l’exercice de leurs droits politiques, vue l’absence de vie politique dans la province ; 3) les Roumains ethniques de pays voisins qui immigraient en Dobroudja. Cette dernière catégorie était conforme à l’article 9 de la Constitution de 1866, qui favorisait l’attribution de la citoyenneté roumaine aux Roumains ethniques de l’étranger sans un stage de naturalisation.

34 La loi sur la propriété de 1882 fut modifiée en 1884, 1885,1889,1893, et finalement complétée par la “loi interprétative” du 10 avril 1910. Ces modifications mettent en évidence les intérêts spécifiques de l’Etat dans le processus de colonisation, à savoir : 1)

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assurer une source constante de revenus pour le budget de l’Etat par la vente de terres aux colons54 ; 2) mettre en œuvre une colonisation effective de la Dobroudja par des Roumains ethniques. A cette fin, l’Etat roumain établit un strict monopole sur les échanges de terres en Dobroudja. Ainsi, la loi de mars 1909 lui permit d’acheter 1 012 hectares à des Dobroudjéens russes qui émigraient en Sibérie. La loi interprétative de 1910 donna également à l’Etat le droit d’annuler toute transaction foncière effectuée sans son aval entre un colon et un tiers55. Au total, entre 1889 et 1912, l’Etat confisqua 127 483 hectares de terres aux Dobroudjéens qui ne pouvaient pas racheter leur dîme, et aux colons qui n’avaient pas acquitté le montant de leurs traites ou ne s’étaient pas effectivement installés dans la province. Entre 1889 et 1914, 82127 hectares furent redistribués à des colons roumains dans le but de renforcer le caractère roumain de la province56.

L’économie de la frontière : colonisation ethnique en Dobroudja du Nord

35 Dès que la province entra « dans l’espace de l’expansion roumaine »57, son économie frontalière attira très tôt une immigration pan-roumaine. Cette tendance fut renforcée par la loi de 1880, qui favorisait une colonisation roumaine massive de la Dobroudja. Celle-ci se déroula en plusieurs vagues : 1884-1891, 1893-1897, 1904-1907 et 1912-191458. La Dobroudja devint ainsi « une Dacie en miniature », une « mosaïque des races roumaines »59. En plus des Roumains autochtones de Dobroudja, d’autres catégories de Roumains ethniques s’installèrent dans la province, originaires de Transylvanie (Mocani), de Valachie (Cojani), de Moldavie et de Bessarabie (Moldoveni), et de diverses régions balkaniques (Valaques du Pinde et de la vallée du Timok, etc.). Cette immigration a profondément marqué la société roumaine, créant de nouvelles identités sociales et de nouvelles allégeances politiques. La Dobroudja devint un creuset d’identités régionales et un laboratoire de l’identité nationale roumaine.

36 Sous l’impact de la colonisation ethnique encouragée par l’Etat, la population de la province connut une croissance rapide : d’environ 100 000 habitants en 1878, elle passa à 261 490 en 1900, et à 368 189 en 191260. En dehors de la croissance naturelle, ce développement spectaculaire était dû à l’immigration : en seulement quinze ans (1884-1899), la population de la Dobroudja s’accrut de 49 %, alors que la Roumanie dans son ensemble mit quarante ans (1859-1899) pour atteindre une croissance démographique similaire (54 %)61. Même si la Dobroudja du Nord demeurait une mosaïque ethnique62, la colonisation modifia profondément les rapports entre les trois principaux groupes ethniques de la province. La population roumaine monta en flèche, passant de 31177 en 1879 à 43 671 en 1880, 119563 en 1900 et 216 425 en 1913. En seulement vingt-cinq ans, la proportion de Roumains en Dobroudja du Nord passa d’une majorité relative à une majorité absolue (de 36,3 % en 1880 à 52,5 % en 1905). La distribution territoriale des Roumains se modifia également, car ils s’installèrent dans des zones jusqu’alors habitées par des Turcs, des Tatars ou des Bulgares, notamment dans le nord, aux alentours de Tulcea et de Babadag, et au sud, à la frontière bulgare. La population roumaine de la Dobroudja était très hétérogène, composée de Dicieni (24,2 % de la population roumaine totale), de Cojani de Valachie (39,5 %), de Moldaves (8,0 %), de Bessarabes (5,6 %), de Mocani de Transylvanie et du Banat (21,8 %), de Bucoviniens (0,1 %), ou de Roumains originaires d’autres pays étrangers (0,8 %)63. Ces groupes conservèrent une forte identité régionale, qui ne disparurent que progressivement, par

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mariages entre Roumains et par intégration au sein de la communauté nationale roumaine élargie.

37 Les modifications majeures qu’a connues la composition ethnique de la Dobroudja ont également affecté le modèle de propriété foncière dans la province. En 1882, la Dobroudja avait 175 075 hectares de terres arables. Ensemble, les Turcs et les Tatars représentaient le groupe ethnique possédant le plus de terre dans la province, avec presque 50 % des terres arables, suivi des Roumains et des Bulgares, chaque groupe possédant approximativement 23 % des terres agricoles64. Cette répartition a été radicalement modifiée par le processus de colonisation. En 1905, les terres cultivées occupaient 685 449 hectares. De façon significative, les Roumains devinrent les principaux propriétaires, avec 63 % environ des terres de la Dobroudja. Par contre, la part des terres possédée par les Turcs et les Tatars chuta à 7,0 % seulement. Bien qu’augmentant en surface de 38 038 à 129 231 hectares, la part possédée par les Bulgares diminua à 19 % des terres arables. Ainsi, en 1905, les Roumains avaient déjà réussi à s’emparer des deux tiers environ des biens fonciers de la Dobroudja.

Politiques d’identité dans une région frontalière : homogénéisation culturelle, organisation religieuse et système éducatif en Dobroudja du Nord

38 L’assimilation ethnique en Dobroudja s’accompagna d’une offensive culturelle de l’Etat roumain, s’appuyant sur deux principaux piliers : l’église et l’école. Les autorités roumaines poursuivirent une politique religieuse active dans la région, plaçant les églises de la Dobroudja sous l’autorité de l’église orthodoxe roumaine, et faisant construire de nombreux édifices religieux. L’Etat roumain organisa également un réseau dense d’écoles chargées de diffuser les valeurs du nouvel ordre politique et d’instiller la loyauté envers l’Etat, renomma les localités de la Dobroudja, et fit bâtir de nombreux monuments historiques roumains, comme autant de marqueurs du nouvel ordre politique.

39 En Dobroudja, le réveil national des Roumains, des Grecs et des Bulgares était lié à une lutte pour le contrôle du pouvoir et des biens de l’église orthodoxe. Dans les années 1870, l’exarchat bulgare, nouvellement établi, défia l’autorité du patriarcat œcuménique grec en Dobroudja, en tentant notamment d’attirer la population roumaine orthodoxe sous sa juridiction65. Après 1878, les élites politiques roumaines reconnurent le rôle important joué par l’église dans le processus de réveil national en Dobroudja. Malgré la forte opposition du clergé bulgare, la loi de 1880 sur l’organisation de la Dobroudja plaça les églises orthodoxes de la province sous la juridiction de l’église orthodoxe roumaine (devenue autocéphale en 1885), et les intégra dans le diocèse du Bas-Danube.

40 Le système éducatif représentait un autre pilier central de l’administration roumaine en Dobroudja. L’école était perçue comme la principale institution pour favoriser l’homogénéisation culturelle et surpasser le localisme et la ségrégation qui caractérisaient la vie des communautés ethniques dans la province. Jusqu’en 1878, la Dobroudja possédait un réseau d’écoles confessionnelles roumaines, bulgares, grecques et russes, soutenues par les communautés locales. La loi de 1880 favorisa l’éducation primaire subventionnée par l’Etat. Elle autorisa également le fonctionnement d’écoles locales en langues minoritaires, à condition que certains enseignements soient donnés

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en roumain. Avec l’appui de l’administration centrale, le réseau des écoles publiques roumaines en Dobroudja se développa, tandis que celui des écoles confessionnelles déclina progressivement. En dépit de ses fortes connotations nationales, l’offensive scolaire de l’Etat roumain restait néanmoins très irrégulière, progressant par vagues successives, en fonction des difficultés matérielles ou des initiatives personnelles de préfets de la Dobroudja. Alors même que le réseau des écoles primaires s’étendait rapidement, il n’existait toujours pas d’établissement d’enseignement secondaire ou supérieur. Créé en 1883, le lycée (Gymnasium) roumain de Tulcea rencontra de tels problèmes financiers que, au cours de l’année 1891-1892, son directeur rapportait avec découragement que des parents roumains retiraient leurs enfants pour les envoyer au lycée bulgare de Tulcea et au lycée russe d’Ismail66.

41 Grâce à Spiru Haret, ministre roumain de l’Education en 1897-1899, 1901-1904, et 1907-1910, le système éducatif dobroudjéen connut un développement important. Dans le cadre de la politique d’industrialisation du Parti libéral national, S. Haret mena une campagne en faveur de l’émancipation des métayers appauvris, afin qu’ils deviennent des agriculteurs indépendants67. Sa stratégie, inscrite dans la loi scolaire qu’il élabora en avril 1898, consistait à donner un rôle socioculturel plus important aux écoles, par le biais d’une intervention étatique effective. Au cours de plusieurs visites dans la province, S. Haret organisa personnellement le système scolaire et encouragea le développement de banques rurales. Grâce à ses efforts soutenus, le taux d’alphabétisation en Dobroudja passa de 24,8 % en 1899 à 45,2 % en 1912, soit une croissance de 20,4 % en treize ans68. Le taux d’alphabétisation (45,2 %) était non seulement supérieur à la moyenne nationale, qui était de 39,3 %, mais aussi supérieur à celui des autres provinces historiques de la Roumanie prises séparément, à savoir 39,1 % en Moldavie, 41,2 % en Munténie (Muntenia Mare), et 33,5 % en Olténie69. Cette situation illustre le rôle important attribué à l’éducation en Dobroudja en tant que moteur de l’assimilation et de l’intégration nationale par l’Etat roumain.

Nationalisme et modernisation : l’incorporation économique de la Dobroudja du Nord à la Roumanie

42 L’homogénéisation culturelle de la Dobroudja se doubla d’une modernisation économique. Dans leur organisation économique de la Dobroudja, les dirigeants politiques roumains furent influencés par la rhétorique protectionniste du “père” de l’économie nationale, Friedrich List, qui insistait sur le rôle de la mer dans la stimulation du développement économique70. Le principal promoteur du programme d’expansion commerciale de la Roumanie par la mer était l’économiste Petre S. Aurelian, l’un des artisans de la politique économique du Parti national libéral. P. Aurelian insistait sur le lien organique existant entre évolution de l’industrie et développement d’un système complet de transport maritime : « La manufacture est le fondement de la navigation ; plus les manufactures se développent, plus la navigation commerciale s’accroît »71.

43 En tant que Premier ministre de décembre 1896 à avril 1897, P. Aurelian plaida pour un programme national d’investissements conséquents en Dobroudja afin de relier la province à la Roumanie par un système de voies ferrées et fluviales, de construire un grand port sur la mer Noire, à Constanţa, servant de débouché commercial aux exportations roumaines, et de créer une flotte commerciale. Ion C. Brătianu, leader du

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Parti national libéral, soutenait avec enthousiasme le programme économique de P. Aurelian. Il exprima de façon claire la stratégie des libéraux quant à la modernisation de la Dobroudja : Le port de Constanţa est le poumon de la Roumanie, la bouche par laquelle le pays respire. Constaţa deviendra également la forteresse défendant la Roumanie ; par ce port, nous serons en contact avec le monde entier, et nous sécuriserons la plus importante de nos voies de communication commerciale (...). Nous dépenserons 16, 20 ou 25 millions de plus, autant qu’il le faudra pour bâtir un port et un pont sur le Danube, mais ce sera la meilleure preuve que nous sommes une nation puissante et que le futur de tout l’Orient dépend de nous72.

44 L’incorporation économique de la Dobroudja au sein de la Roumanie allait de pair avec un accroissement du rôle de l’Etat roumain dans l’encouragement du développement économique. La province bénéficia d’investissements matériels exceptionnels, surtout dans le domaine des communications. A l’origine, en l’absence d’un transport fluvial régulier et de ponts sur le Danube, elle était pratiquement coupée de la Roumanie, notamment en hiver. En octobre 1882, l’Etat roumain acheta la voie ferrée Constanţa- Cernavoda à la compagnie Barklay pour 16 millions de francs or, et investit 35 millions de lei dans un pont franchissant le Danube afin d’améliorer la communication ferroviaire entre Bucarest et Constanţa. Inauguré en 1895, le “grandiose” pont “Roi Carol Ier”était le plus long d’Europe, et le deuxième au monde à cette époque. Célébré par la population comme un exemple des prouesses techniques de la Roumanie, et comme un symbole de l’union entre la Dobroudja et la “mère patrie”73, ce pont eut un rôle direct dans la colonisation de la province, facilitant l’immigration d’environ 70 000 personnes. Il représentait aussi la voie la plus directe entre l’Asie mineure et l’Europe occidentale : Constanţa devint la dernière gare de l’Orient Express, l’endroit où les voyageurs occidentaux embarquaient pour l’Asie mineure.

45 En octobre 1896, l’Etat roumain lança également la construction d’un port pour réorienter les exportations roumaines vers la mer Noire. Contrairement aux principaux ports danubiens de la Roumanie, Galaţi et Brăila, le nouveau port de la mer Noire n’était pas placé sous la supervision de la “Commission européenne du Danube”, et fut ainsi perçu comme un symbole de l’indépendance économique de la Roumanie. Bientôt, le port de Constanţa devint l’un des principaux objectifs de l’économie nationale roumaine, qui en fit le “poumon” du pays. Le volume total des exportations maritimes de la Roumanie passa de 89 400 tonnes en 1889 à 1,5 millions en 1913, soit un tiers des exportations totales74.

Urbanisation et assimilation ethnique en Dobroudja du Nord

46 L’urbanisation fit également d’importants progrès dans la province. Sous l’Empire ottoman, la Dobroudja comptait quatorze villes, largement peuplées par des colonies marchandes de Grecs, d’Arméniens et de Juifs. Après 1878, l’urbanisation soutenue par l’Etat modifia cette composition ethnique. En 1912, la Dobroudja avait une population urbaine totale de 94 915 habitants (25,7 % de la population totale). A côté des centres administratifs de Tulcea et de Constanta (22 262 et 31 576 habitants respectivement), il existait six autres villes de plus de 5 000 habitants. Dans le cadre du nouvel ordre politique, les Roumains monopolisèrent l’administration et furent plus nombreux à résider dans les zones urbaines de la province. En 1909, les citadins roumains étaient majoritaires dans sept villes, représentant 98 % de la population à Cuzgun, 92 % à

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Ostrov, 66 % à Măcin, 68 % à Cernavodă, 61 % à Hîrsova, 51 % à Isaccea, et 50,6 % à Mahmudia. Dans six autres cités, les Roumains représentaient une majorité relative, avec une proportion de 37 % à Medgidia, 34 % à Constanţa, 33 % à Babadag, 28 % à Mangalia, 27 % à Chilia, et 26,8 % à Tulcea. Les citadins roumains n’étaient minoritaires qu’à Sulina, formant 17 % de la population75. La bourgeoisie urbaine roumaine émergente parvint également à accaparer l’activité commerciale dans la province, tandis que le rôle économique des anciennes élites urbaines “orientales” déclinait. De ce fait, si en 1878 « les rares marchands roumains en Dobroudja pouvaient se compter sur les doigts d’une seule main », en 1909, des 7 664 marchands dobroudjéens enregistrés, 4 815 étaient Roumains et 2 849 étaient “étrangers” (Grecs, Juifs et Arméniens)76. Le symbole de la modernisation urbaine de la Dobroudja est le développement de Constanţa, qui passa de 5 000 habitants en 1878 à 12 725 en 1900, et était devenue en 1912 une ville prospère de 31 000 habitants. Les élites roumaines se félicitaient de ces succès, utilisant le progrès économique comme un argument venant légitimer l’administration roumaine. En 1903, vingt-cinq ans après l’annexion de la Dobroudja, M. D. Ionescu déclarait, enthousiaste, que « dans le domaine économique, la Dobroudja a avancé à pas de géant »77. Se fondant sur des comparaisons entre la Dobroudja, d’autres régions de Roumanie et les pays européens, M. Ionescu parlait de la transformation miraculeuse d’un “tas de ruines” en une province prospère.

Centralisation contre régionalisme : les stratégies d’émancipation politique utilisées pas les Dobroudjéens du Nord

47 L’administration locale jouait un rôle prépondérant dans le régime administratif d’exception en vigueur dans la Dobroudja. La province croulait sous un appareil bureaucratique hautement centralisé, échappant au contrôle des institutions locales, mais étroitement contrôlé par Bucarest. En vertu de la loi de 1880, les maires de Dobroudja n’étaient pas élus comme en Roumanie proprement dite, mais nommés par les préfets pour les villages, et par le Ministre de l’intérieur pour les villes. De plus, au contraire de la Roumanie même, où les membres des conseils municipaux étaient élus par un corps électoral élargi, les conseillers locaux de la Dobroudja étaient en partie nommés par le préfet, seuls quelques uns étant élus au suffrage censitaire. Enfin, les administrateurs locaux jouissaient d’une immunité juridique : préfets, sous-préfets, policiers et maires ne pouvaient être poursuivis sans autorisation préalable du Conseil des ministres (art. 35). La loi de 1880 accordait ainsi à la bureaucratie en Dobroudja un contrôle total sur la population locale. Pour aggraver les choses, la majorité des bureaucrates était recrutée en dehors de Dobroudja et considérait son affectation dans cette lointaine province comme une sanction sévère, bien que lucrative78. Cette situation favorisait la corruption et les abus à l’encontre les Dobroudjéens, notamment de la part de petits fonctionnaires tels que les percepteurs et les inspecteurs fonciers.

48 L’attitude de l’administration dominée par Bucarest la plaçait en conflit avec l’élite locale naissante composée des grands propriétaires terriens, de la bourgeoisie urbaine émergente et des professions libérales. Cette nouvelle élite dobroudjéenne était avant tout composée de colons, produits de l’autorité roumaine. Toutefois, même s’ils profitaient des nouvelles opportunités de développement économique, les colons n’avaient pas d’influence politique réelle dans la province, du fait de leur manque de

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droits politiques. En réaction, les élites dobroudjéennes développèrent un discours régional opposé à la centralisation et à la colonisation administratives, qualifié de “dobroudjanisme”. Sous le slogan « La Dobroudja aux Dobroudjéens », le “dobroudjanisme” se fixait pour objectif de corriger l’écart existant entre le rôle socio- économique prédominant des élites dobroudjéennes et leur impuissance politique. Sa cible principale était le régime administratif d’exception dans la province, qui ôtait aux Dobroudjéens tout droit à une activité politique et à une représentation parlementaire. Cette campagne donna progressivement naissance à un noyau de leaders locaux opiniâtres, tels que Ioan N. Roman, un juriste et essayiste transylvanien qui s’installa en Dobroudja en 1898. Dans un pamphlet politique intitulé « La Dobroudja et les droits politiques de ses habitants », I. Roman élabora un discours régionaliste réclamant un budget propre à la Dobroudja, une organisation administrative mieux adaptée aux besoins de la province, et des subventions destinées à encourager le développement économique régional.79. Rassemblées autour de ces revendications régionalistes, de nombreuses délégations locales dobroudjéennes demandèrent au Roi et au Parlement l’octroi de leurs pleins droits politiques en 1893, 1899, 1902 et 190580.

« Droits politiques sans libertés » : les dilemmes de la citoyenneté en Dobroudja du Nord, 1908-1913

49 Au début du XXe siècle, la question de l’émancipation politique de la Dobroudja devint d’actualité. En 1905, un nouveau gouvernement conservateur désigna une commission pour étudier l’accès des Dobroudjéens à leurs droits politiques. Toutefois, en dépit des conclusions favorables de cette commission, l’émancipation des Dobroudjéens ne se fit que lentement81. Le 15 novembre 1908 seulement, dans un message au Parlement roumain, le Roi Carol Ier déclara que, après trente ans de « travaux fructueux et magnifiques (...), le temps était venu d’étendre notre régime constitutionnel aux comtés de Constanţa et de Tulcea ». La lenteur du processus d’émancipation des Dobroudjéens reflétait en fait le dilemme juridique auquel étaient confrontées les élites politiques roumaines en Dobroudja. Bien que des considérations géopolitiques plaidaient en faveur d’une émancipation en bloc de la population multiethnique de la Dobroudja, une telle décision aurait été en contradiction avec la législation sur la citoyenneté jus sanguinis de la Roumanie. Cette contradiction juridique fut utilisée par les forces nationalistes afin de défendre des objectifs politiques maximalistes en Dobroudja. En 1905, Nicolae Iorga déclara que « l’apparence de la Dobroudja était toujours très cosmopolite, et le travail roumain de colonisation loin d’être terminé »82. Il critiqua l’attitude de l’administration dans la province et déplora le manque d’attention porté à l’assimilation culturelle83. Sur cette base, N. Iorga s’opposa en 1908 devant le Parlement à l’octroi de droits politiques aux Dobroudjéens, estimant une telle démarche prématurée, et considérant que le système électoral censitaire roumain favoriserait les riches Dobroudjéens non-roumains et nuirait ainsi à l’intérêt national84.

50 Cette campagne nationaliste influença l’attitude des élites politiques roumaines au sujet des droits politiques des Dobroudjéens. Invoquant le principe selon lequel « la Constitution ne garantit de droits politiques qu’aux Roumains », le Premier Ministre Ion I. C. Brătianu réaffirma sa détermination à appliquer la loi sur la citoyenneté « dans le même esprit sur les deux rives du Danube »85. En d’autres termes, les élites politiques roumaines étaient réticentes à accorder aux non-Roumains de Dobroudja les droits

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politiques qui leur étaient refusés en Roumanie proprement dite. En conséquence, à l’initiative d’un gouvernement libéral, la première loi sur la citoyenneté des Dobroudjéens, promulguée le 19 avril 1909, octroyait les pleins droits politiques : 1) aux citoyens ottomans qui résidaient déjà dans la province au 11 avril 1877, ainsi qu’à leurs descendants ; 2) aux « Roumains originaires d’un Etat étranger, quel que soit leur lieu de naissance, possédant de propriétés rurales dans les comtés de Constanţa et Tulcea », ainsi qu’à leurs descendants, à condition qu’ils renoncent à leur citoyenneté antérieure86. La loi accordait donc la pleine citoyenneté aux sujets ottomans et à tous les colons ruraux roumains. Mais elle excluait tous les immigrants non-roumains arrivés en Dobroudja après 1878, en zone rurale comme en zone urbaine. Elle excluait également les Roumains d’origine (mais citoyens étrangers) ne possédant que des propriétés urbaines, ou n’étant pas propriétaires.

51 Ces stipulations provoquèrent un tollé au sein des élites roumaines de Dobroudja. Dans un virulent pamphlet politique, Vasile Kogălniceanu caractérisait la loi de 1909 de décision « brutale, anti-libérale et anti-démocratique (...), qui viole les droits déjà acquis, et détériore la situation de milliers de personnes, au lieu d’améliorer»87. La disposition la plus controversée de cette loi était le déni de leurs droits politiques aux citadins roumains. Finalement, une nouvelle loi édictée le 14 avril 1910 retira la propriété rurale des conditions requises pour obtenir la pleine citoyenneté, accordant des droits politiques aux roumains ruraux comme citadins, « propriétaires de biens immobiliers dans les comtés de Constant a ou Tulcea, et y étant domiciliés lors de la promulgation de cette loi »88. Le texte de la nouvelle loi demeurait toutefois très restrictif, et ne suffit pas à calmer l’opinion publique en Dobroudja. Suite à une réunion préliminaire de leaders dobroudjeens à Hîrşova, une délégation provinciale conduite par Constantin Sarry rencontra le Roi Carol Ier le 14 septembre 1911, et demanda une loi sur la citoyenneté plus généreuse. C’est le 3 mars 1912 que le gouvernement conservateur dirigé par Petre P. Carp édicta une nouvelle loi sur la citoyenneté pour la Dobroudja89. Comparée aux précédentes, cette loi était plus large, accordant des droits politiques : 1) aux anciens sujets ottomans résidant légalement en Dobroudja au 11 avril 1877, ainsi qu’aux Turcs et aux Tatars qui avaient émigré de la Dobroudja après la guerre de 1877-1878, mais étaient revenus au moins deux ans avant la promulgation de la loi ; 2) à toutes les catégories de la population roumaine, c’est-à-dire : les Roumains autochtones, les colons roumains disposant de biens immobiliers ruraux ou urbains dans la province, et les Roumains sans propriété qui y étaient installés au moment de la promulgation de la loi ; 3) aux colons étrangers qui avaient acquis des propriétés rurales en Dobroudja. Insidieusement, la loi privait toujours de leurs droits politiques les non- Roumains résidant en zone urbaine, c’est-à-dire les nombreux marchands juifs, arméniens et grecs “infiltrés” en Dobroudja après 1878. La loi sur la citoyenneté en Dobroudja représentait donc la dernière étape des “travaux d’importance nationale” menés dans la province par les autorités roumaines. Selon Ioan Georgescu, les commissions sur la citoyenneté « favorisèrent par tous les moyens possibles l’élément roumain », et en particulier les Roumains de Transylvanie90.

52 Après trente-cinq ans passés comme “citoyens de second rang”, les Dobroudjéens obtenaient enfin le droit de participer à la vie politique roumaine. Toutefois, étant donné le système électoral censitaire roumain, les effets de cette loi sur l’émancipation politique des Dobroudjéens furent assez limités. D’après les premières statistiques électorales, il y avait, en 1912, 12 872 “citoyens actifs” en Dobroudja, sur une population totale de 368 189 habitants91. Comparée aux autres provinces composant la Roumanie

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de l’époque, la Dobroudja demeurait largement sous-représentée dans la vie politique roumaine : les Dobroudjéens élisaient seulement quatre représentants parlementaires dans le comté de Constanţa, et quatre dans celui de Tulcea, soit un total de huit députés pour toute la Dobroudja. La Moldavie élisait pour sa part 79 députés, tandis que les provinces valachiennes de Munténie et Olténie en désignaient respectivement 75 et 2992. La sous-représentation politique des Dobroudjéens est manifeste quand on considère qu’un député représentait 1 859 électeurs dans le comté de Tulcea, et 1 359 dans celui de Constanţa, soit une moyenne de 1 609 votants par député dans la province. Dans le même temps, il y avait un député pour seulement 526 votes en Olténie, un pour 566 en Munténie, et un pour 307 en Moldavie93. Il n’est donc pas étonnant que la province de Dobroudja soit restée marginale dans la vie politique roumaine. Les Dobroudjéens avaient désormais accès au Parlement roumain, mais leurs représentants devaient s’appuyer sur des alliances politiques pour promouvoir les solutions correspondant à leurs intérêts propres.

Conclusions

53 Ce travail offre une analyse détaillée du processus d’assimilation ethnique et d’intégration nationale de la Dobroudja du Nord au sein de la Roumanie, entre 1878 et 1913. L’organisation administrative de la Dobroudja après 1878 met en évidence une contradiction sous-jacente entre les intérêts économiques et les objectifs nationaux des élites politiques roumaines. D’un côté, à une époque d’expansion économique et coloniale européenne intense, celles-ci considéraient les possessions sur le delta du Danube et les rives de la mer Noire comme essentielles au développement économique du pays, et à son rôle géopolitique dans les Balkans. De l’autre, la diversité religieuse et ethnique de la Dobroudja remettait en question la politique ethnique et religieuse mise en place par les élites politiques roumaines. Pour tenter de résoudre cette contradiction, les hommes politiques roumains instituèrent en Dobroudja une organisation administrative distincte ne reconnaissant aux Dobroudjéens qu’une citoyenneté de type local. Ce faisant, le cas de la Dobroudja donna lieu à plusieurs innovations dans la législation roumaine sur la citoyenneté, parmi lesquelles la plus importante était l’institution de la colonisation et l’insistance sur la politique scolaire pour renforcer l’assimilation culturelle. Le résultat fut un triple mécanisme de colonisation ethnique, d’homogénéisation culturelle et de modernisation économique, qui fonctionna dans la province entre 1878 et 1913. Ce mécanisme était fondé sur une allocation inégale des ressources et des pouvoirs de décision entre le centre et la périphérie, au sein même de l’Etat-na-tion. En l’analysant, ce texte met en évidence les pratiques de “colonialisme intérieur” employées par les élites politiques roumaines dans le processus d’intégration nationale de la Dobroudja du Nord, telles que la centralisation excessive, le statut administratif distinct, la citoyenneté locale, la colonisation ethnique, et le transfert massif de propriété, ces pratiques ne pouvant être réduites à un simple modèle centre-périphérie.

54 L’annexion de la Dobroudja eut un impact considérable sur le processus plus général d’édification nationale et étatique en Roumanie. La province a été annexée par la Roumanie à un moment particulier de sa formation politique, alors que le pays vivait une nouvelle étape de l’institutionnalisation d’un Etat-nation indépendant. Cette étape était marquée par l’accès à la pleine souveraineté étatique, suite à la participation de la

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Roumanie à la guerre russo-ottomane de 1877-1878, à la proclamation du Royaume en 1881, et par un processus corollaire de réorganisation institutionnelle. Ce dernier se doublait d’un grand désordre politique, dû aux pertes territoriales (Bessarabie du Sud), à l’agitation sociopolitique suscitée par la conscription de masse et la participation militaire du pays à la guerre de 1877-1878, et à l’intervention diplomatique européenne en faveur de l’émancipation politique des Juifs en Roumanie. Cette conjoncture politique singulière au moment de l’annexion de la Dobroudja a eu des conséquences importantes sur la formation des modèles d’intégration de la province au sein de la Roumanie. La Dobroudja représentait un premier test majeur pour les institutions nationales roumaines et leurs capacités assimilatrices, ce qui explique l’importance accordée par les élites politiques roumaines à la centralisation administrative et à l’homogénéisation culturelle dans la province. Finalement, la suppression du régime administratif distinct en Dobroudja du Nord en 1913 montre que l’assimilation de la province avait produit des résultats satisfaisants : après trente-cinq ans seulement (1878-1913), la Dobroudja était dominée par une majorité ethnique de Roumains. De plus, d’importants investissements économiques avaient fait de la province « la pierre précieuse la plus étincelante de la couronne du Roi Carol »94 et un élément indispensable de l’économie nationale roumaine. En conséquence, les élites politiques roumaines célébraient l’intégration de la Dobroudja comme un succès, dans une évidente auto-satisfaction sur la capacité civilisatrice de la Roumanie, comme l’exprime ici l’un des préfets de Dobroudja : Ce que nous avons accompli à cette époque est un remarquable travail de civilisation, que d’autres peuples ne pourraient pas réaliser dans leurs propres colonies, même sur une période quatre fois plus longue. Ce n’est ni de la présomption, ni de l’orgueil que de se féliciter d’être parvenu à créer une nation à partir d’un mélange de races. Le conglomérat ethnique que nous avons trouvé à notre arrivée, nous l’avons fait fondre à la chaleur de notre idéal patriotique.95

55 L’assimilation de la Dobroudja du Nord a ainsi acquis une signification particulière dans l’idéologie nationale roumaine. La “merveilleuse oeuvre de civilisation” réalisée dans la province était perçue par les élites politiques roumaines comme un signe que la Roumanie était devenue partie intégrante de l’Occident, ayant une mission civilisatrice en Orient. De plus, la province servait simultanément de frontière économique, territoriale, ethnique et maritime à la Roumanie. Le processus de colonisation ethnique, d’homogénéisation culturelle et d’intégration économique de la province peut donc être considéré comme une partie d’un processus plus global, à l’échelle européenne, d’expansion coloniale tant intérieure qu’extérieure. Ceci confirme, comme l’a souligné Katherine Verdery, que l’ethnicité et les frontières ethniques ne sont pas la cause première de l’édification nationale, mais en sont le résultats96.

NOTES

1. Rădulescu (Alexandru), Bitoleanu (Ion), Istoria românilor dintre Dunăre si Mare. Dobrogea (Histoire des Roumains entre le Danube et la Mer. La Dobroudja), Bucarest, 1979, p. 284, [traduit

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en anglais : A Concise History of Dobruja, Bucarest, 1984] ; et Stanciu (M.), Ciorbea (V.), « Asperte ale problemei agrare în Dobrogea la sfîrşitul sec. XIX si începutul sec. XX » (Aspects de la question agraire en Dobroudja à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle), Anuarul Institutului“A.D. Xenopo” (Iaşi), 17, 1980, p. 405. 2. Pour une analyse de référence du processus d'unification administrative et d'homogénéisation cultu relle en Grande Roumanie, avec une attention particulière portée à l'éducation, cf. Livezeanu (Irina), Cultural Politics in Greater Romania : Regionalism, Nation Building and Ethnic Struggle, I818-1930, Ithaca, 1995. 3. Pour la seule analyse globale en anglais de l'intégration de la Dobroudja du Nord au sein de la Roumanie, cf. Iordachi (Constantin), Citizenship, Nation, and State Building : The Integration of Northern Dobrogea into Romania, 1878-1913, Pittsburgh : University of Pittsburgh (Carl Back Papers in Russian and East European Studies), 2001. Pour une comparaison entre le statut légal des Dobroudjéens et celui d'au tres groupes marginaux sociopolitiques, religieux ou de genre en Roumanie, cf. Iordachi (Constantin), « The Unyielding Boundaries of Citizenship : The Emancipation of “Non-Citizens” in Romania, 1866- 1918 », European Review of History, 8 (2), August 2001, pp. 157-186. 4. Sur le rôle joué par l'historiographie dans le processus d'édification nationale et étatique en Europe cen trale, cf. Seton-Watson (R. W.), The Historian as a Political Force in Central Europe, London, 1922. 5. J'utilise ici la métaphore employée par Fernand Braudel pour décrire le processus d'expansion territo riale et démographique en Europe occidentale. Cf. Braudel (Fernand)The Mediterranean and the Mediterranean World in the Age of Philip II, New York, 1972. 6. J'utilise le concept de “colonialisme intérieur” tel qu'il a été élaboré dans le travail de Hechter (Michael), Internai Colonialism : The Celtic Fringe in British National Development, 1536-1966, London, 1975), à savoir un exercice unilatéral du pouvoir et de l'allocation des ressources entre la métropole et la périphérie, qui ne caractérise pas seulement l'organisation des colonies européennes en Amérique latine, en Afrique ou en Asie, mais aussi certaines situations au sein même des Etats européens. Pour une discussion sur la pertinence de l'application du concept de “colonialisme intérieur” à la Dobroudja, cf. Iordachi (Constantin) « Internai Colonialism : The Expansion of Romania's Frontier into Northern Dobrogea, 1878-1913 », in Schultz (Helga), Müller (Uwe), eds., National Borders and Economic Disintegration in Modem East Central Europe, Berlin : Verlag, 2002, pp. 77-105. 7. Dans son analyse des modèles d'intégration de la Dobroudja au sein de la Roumanie, ce papier peut être comparé avec l'étude de Peter Sahlins sur l'édification de la frontière franco-espagnole dans les Pyrénées. P. Sahlins a dégagé certaines conclusions pouvant aussi servir à l'étude historique des marches impéria les multiples, en soulignant l'utilité analytique du concept d'identités multiples, en relevant le “modèle oppositionnel” de construction identitaire dans les régions frontières conçues comme « sites privilégiés pour l'articulation des distinctions nationales », et en redéfinissant la relation centre-périphérie comme une relation de dépendance mutuelle. Sahlins (Peter),Boundaries : The Making of France and Spain in the Pyrenees, Berkeley, 1993, pp. 7-8. 8. Todorova (Maria), Imagining the Balkans, Oxford, 1997, p. 141. 9. The Encyclopedia of Islam, Leiden, 1965, p. 613. 10. Ibid. 11. Statistica din România (Bucarest, 1879), P. 3. Etant donné la rivalité territoriale opposant la Roumanie et la Bulgarie au sujet de la Dobroudja, les statistiques concernant la population de la province doivent être considérées avec précaution. En général, elles en disent plus sur les desseins nationalistes des uns et des autres que les réalités locales. Il faut ajouter, pour la période qui a suivi la fin de la guerre de 1877-1878, l'absence de recensement de la population en Dobroudja, et les forts mouvements d'émigration hors de cette province. Par conséquent, même

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les statistiques officielles offrent des données contradictoires. Comparer, par exemple, les données mentionnées ci-dessus et celles fournies par Colescu (voir note 15). 12. De ce point de vue, la Dobroudja offre de remarquables similarités avec la Cerdagne, la région fronta lière entre l'Espagne et la France. Cf. Sahlins (Peter), op. cit. 13. Pour une analyse pertinente de l'héritage ottoman dans les Balkans, voir Todorova (Maria), op. cit., pp. 161-183. 14. Gladstone (William), « The Friends and Foes of Russia », Nineteen Century, January 1879, pp. 168-192 (cité in Constantinesco (Nicholas),Romania on the European Stage, 1875-1880 : The Ouest for National Sovereignty and Independence, New York, 1998, p. 150). 15. Colescu (Leonida), Analiza recensmîntul generai al populaţiei României dela 1899 (Analyse du recensement de 1899 de la population roumaine), Bucarest : Institutul Central de Statistică, 1944, p. 9. 16. Entretien avec le Premier ministre Ion C. Brătianu, in Deutsche Zeitung (Vienne), 21 mars / 2 avril 1878, (reproduit in Penchikov (Kos'o), Popov (Sheko), Todorov (Petar), Izvori za istoriiata na Dobrudzha, 1878-1919 (Sources sur l'histoire de la Dobroudja, 1878-1919), Sofia, 1992, p. 21). 17. Biàtianu (Ion C), Acte şi cuvintări (Actes et discours), édité par N. Georgescu-Tistu, vol. 4 (1 mai 1878-30 avril 1879), Bucarest, 1932, p. 260. 18. Brătianu (Ion C), « Motiunea Senatului asupra Tratatului de la Berlin », in ibid. (vol. 4), p. 103. 19. Kogălniceanu (Mihail), Opere (Travaux), vol. 4, Oratorie II (1864-1878). Edité par Georgeta Penelea. Part. IV (1874-1878), Bucarest, 1978, p. 322. 20. Voir l'éditorial du Steaua României (23 juin 1878), comme parfait exemple de la virulence des pamphlets hostiles à l'annexion de la Dobroudja. Au sujet des arguments utilisés contre la Dobroudja, cf. la passionnante brochure anti-annexion de Locusteanu (Nicolae), Dobrogea, Bucarest, 1878. 21. Kogălniceanu (Mihail),Opere, vol. 5, Oratorie III (1878-1891). Edité par Georgeta Penelea. Part. I (1878- 1880), Bucarest, 1984, p. 287. 22. Pour une étude plus poussée sur ce point, cf. Iordachi (Constantin), art. cit. 23. « Constituţia din 1866 », in Muraru (Ion), et. al., eds., Constituţile Romăne (Constitutions roumaines), Bucarest, 1995, p. 34. 24. Kogălniceanu (Mihail),Opere, vol. 4, Part. 4, p. 621. 25. Pour une tentative d'étudier les liens existant entre la vision historique de M. Kogălniceanu et son ac tivité en tant que ministre des Affaires étrangères, voir Jelavich (Barbara), « Mihail Kogălniceanu : Historian as Foreign Minster, 1876-1878 », in Deletant (Dennis), Hanak (Harry), eds., Historians as Nation- Builders. Central and South-East Europe, London, 1988, pp. 87-105 ; cf. aussi Durandin (Catherine), « La Russie, La Roumanie et les nouvelles frontières dans les Balkans. Le cas de la Dobroudja », Cahiers du Monde russe et soviétique, 20 (1), janvier-mars 1979, pp. 61-77. 26. Kogălniceanu (Mihail),Opere, vol. 4, Part. 4, op. cit., p. 621. 27. Brătianu (Ion C), « Moţiunea Senatului », in Acteşi cuvîntări, op. cit., pp. 103-104. 28. Iorga (Nicolae), in Adunarea deputaţilor. Dezbaterile. Sesiunea ordinară 1908-1909, 15 novembre 1908, p. 39. 29. Kogălniceanu (Mihail),Opere, vol. 4, Part. 4, op. rit, p. 639. 30. Métaphore élaborée par l'ingénieur agronome Ion Ionescu de la Brad. Cf. Slăvescu (Victor), Corespondenţa dintre Ion Ionescu de la Brad şi , 1848-1874 (Correspondances entre Ion Ionescu de la Brad et Ion Ghica, 1848-1874), Bucarest, 1943, p. 127. 31. Lors de la guerre russo-turque, la Dobroudja fut occupée par les troupes russes. Cette occupation a duré d'avril 1877 à novembre 1878. 32. Mon emploi du terme « orientalisme » est tel que le définit Edward Said dans son ouvrage Orientalism (New York : Vintage, 1979) : un discours qui s'empare des catégories normatives du progrès et de la mo dernité pour l'Europe occidentale, et le compare de manière défavorable aux

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prétendues arriération et ir rationalité de l'Orient. Des travaux récents identifient les modèles orientalistes à la problématique du centre-périphérie, à l'intérieur d'unités politiques individuelles. Voir Hayden (Robert), Bakić-Hayden (Milica), « Orientalist Variations on the Theme 'Balkans' : Symbolic Geographies in Yugoslav Cultural Politics », Slavic Review 51 no. 1, 1992, pp. 1-15 ; et Bakić-Hayden (Milica), « Nesting Orientalisms : the Case of Former Yugoslavia », Slavic Review 54, 1995, pp. 917-931. 33. Cité in Kogălniceanu (Vasile), Dobrogea, 1895-1909. Drepturi politice fără libertăţi (La Dobroudja, 1895- 1909. Droits politiques sans liberté), Bucarest, 1910, pp. 34-35. 34. Legea pentru organizarea administrativă a Dobrogei, 2 mars 1880. Un règlement complémentaire a été édicté le 5 juin 1880. 35. La Roumanie a déclaré la guerre à la Turquie le 11 avril 1877. 36. Hamangiu, Codul General al României, vol. 2, p. 268. 37. Bellessort (André), La Roumanie contemporaine, Paris : Perrin et Cie, 1905, p. 278. 38. Kogălniceanu (Mihail),Opere, vol. 5, Part. I, op. cit., p. 328. 39. Ibid, p. 311. 40. Ibid., p. 269. 41. Pour plus d'informations sur les activités politiques et scientifiques de M. Kogălniceanu, cf. Zub (Alexandru), Mihail Kogălniceanu, istoric (Mihail Kogălniceanu, historien), Iasi, 1974 ; et Mihail Kogălni-ceanul : Biobibliografie (Mihail Kogălniceanu, biobibliographie), , 1971. 42. Kogălniceanu (Mihail), Opere, vol. 5, Part. I, op. cit., p. 269. 43. Ibid. 44. Ibid. 45. Le mülk désigne les biens fonciers privés, dans les villages comme dans les villes ; le miriè, la forme la plus fréquente de propriété en Dobroudja, désigne les biens étatiques situés en dehors des villes et concé dés à des individus en échange du versement d'une dîme annuelle (le droit d'utiliser la terre étant attesté par un document officiel appelé tapù) ; le vakf désigne les biens fonciers des institutions religieuses ; le metrukè désigne les biens fonciers municipaux tels que places, routes et jardins ; enfin, le mevat désigne les terres inutilisées, présentes surtout dans le delta du Danube pour ce qui est de la Dobroudja. 46. Cf. Roman (Ioan N.), Studiu asupra proprietăţii rurale in Dobrogea (Etude sur la propriété rurale en Dobroudja), Constaţa : Ovidiu, 1907 ; voir également les articles de Roman (Ioan N.) et de Filipescu (Constantin), in Dobrogea, cincizeci de ani de viaţă românească (Dobroudja, cinquante ans de vie rou maine), Bucarest, 1928, pp. 279-284, et 485-525 ; et Marcu (Liviu P.), « Réforme agraires et régime de pro priété en Dobroudja », Revue des Etudes Sud-Est Européennes (Bucarest), 22 (3), 1984, pp. 267-273. 47. Legea pentru organizarea administrativă !, art. 11. 48. Voir le « règlement » du 5 juin 1880. 49. Cf. le « règlement », art. 1-2. 50. Hamangiu op. cit., p. 452. 51. Cf. la « Loi interprétative » de 1910, article 2. 52. Ionescu (M. D.), Dobrogea în pragul veacului al XX-lea (La Dobroudja à la veille du vingtième siècle), Bucarest, 1904, p. 350. 53. Ibid., p. 929. 54. Hamangiu, op. cit., p. 538. 55. Art. 3 de la Loi interprétative qui modifiait l'article 26 de la loi de 1882. 56. Ionescu (Toma), « Asupra proprietăţii si colonizàrii in Dobrogea » (A propos de la propriété et de la co lonisation en Dobroudja), in Dobrogea. Cincizeci de ani op. cit., p. 274. 57. Ioiga (Nicolae), Droits nationaux et politiques des Roumains dans la Dobroudja, Bucarest, 1918, pp. 88-89. 58. Ionescu (Toma), art. cit., pp. 266-267.

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59. Ionescu de la Brad in Slăvescu (Ion), Corespondeţna, p. 134 ; et Şandru,Mocanii in DobrogeaŞ, p. 81. 60. Ionescu (M. D.), op. cit. ; pour 1912, cf. Manuilă (Sabin), « La population de la Dobroudja », in La Dobroudja Roumaine, Bucarest, 1938, p. 456. 61. Colescu (Leonida), Recensămîntul gênerai al populaiunii României (Recensement général de la popu lation de Roumanie), suivi de Roman (Ioan N.), Dobrogea si drepturile politice ale locuitorilor ei (La Dobioudja et les droits politiques de ses habitants), Constaţa, 1905, p. 123. 62. Cf. Roman (Ioan N.), « La population de la Dobrogea », in La Dobrogea Roumaine : études et documents, Bucarest, 1919, p. 92. 63. Les pourcentages proviennent des tableaux présentés pour 1940 dans Şandru,op. cit., p. 108. 64. Chiffres donnés in Stanciu (M.), Ciorbea (V.), art. cit., p. 415. 65. Cf. Mateescu (Tudor), « Les Diocèses Orthodoxes de la Dobroudja sous la domination ottomane », Balkan Studies (Athènes), 13 (2), 1972, p. 299. 66. Georgescu (Ioan), « Învăţămîntul public în Dobrogea » (Enseignements publics en Dobroudja), in Dobrogea, cincizeci de ani de viaţă (op. cit.), p. 661. 67. Eidelberg (Philip G.),The Great Rumanian Peasant Revolt of 1907 : Origins of a Modem Jacquerie, Leiden, 1974. 68. Statistica ştiutorilor de carte din România, după recensămîntul din 19 decembrie 1912 (Statistiques sur les personnes lettrées en Roumanie, d'après le recensement du 19 décembre 1912), Bucarest, 1915, p. XVIII. 69. Cf. ibid., p. 39. 70. Cf. Petresco-Comnène (Nicholas), « La Dobrogea et la vie économique de la Roumanie », in La Dobrogea, Paris, 1918, p. 186. 71. Aurelian (Petre S.), Opere economice (Travaux économiques), Bucarest, 1967, p. 199. 72. Brătianu (I. C), Acte şi cuvîntări, vol. 7, édité par George Marinescu et Constantin Grecescu, p. 276. 73. Ionescu (M. D.), op. cit., p. 540. 74. Rădulescu (Alexandru), Bitoleanu (Ion), op. cit., p. 295. 75. Petresco-Comnène (Nicholas),op.cit, p. 137. 76. Kogălniceanu (Vasile), Dobrogea, 1889-1909, Bucarest, 1910, p. 105. 77. Ionescu (M. D.), op. cit, p. 929. 78. Georgescu (Ioan), « Invăţamîntul public în Dobrogea », in Dobrogea, cincizeci de ani, op. cit., p. 651. 79. Roman (Ioan N.),Dobrogea si drepturile politice, op.cit., pp. 88-89 80. Cf. Popov (Zeno), « La situation et les luttes des Bulgares en Dobroudja du Nord (1878-1912) », Bulgarian Historical Review, 19 (1), 1991, p. 21 ; et Rădulescu (Alexandru), Bitoleanu (Ion), op. cit., p. 298. 81. Cf. Carol I de Roumanie, Cuvîntări şi scrisori, 1887-1909 (Discours et courriers), vol. 3, Bucarest, 1909, p. 617. 82. Iorga (Nicolae), România, cum era pînă la 1918 (La Roumanie, telle qu'elle était jusqu'en 1918), vol. 2, Bucarest, 1972, p. 330. 83. Ibid., p. 330. 84. Iorga (Nicolae), discours du 11 décembre 1908 in Adunarea Deputaţilor, Dezbaterile, 1918-1909, op.cit., pp. 39-40. 85. Adunarea Deputaţilor, Dezbaterile (op.cit.), p. 105-106. Ion I. C Brătianu (1864-1927) est le fils de Ion C Brătianu (1821-1891). 86. See Hamangiu,Codul General al României, vol. 5 (1908-1909), Bucarest, 1910, p. 392. 87. Kogălniceanu (Vasile), Dobrogea, 3895- 1909, op.cit., p. 123.

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88. Hamangiu, Codul General al României, vol. 6 (1909-1910), p. 357. Comparée à la loi précédente, la seule modification, en fait, était le retrait du terme "rural" de l'article 3, alinéa b (voir ci- dessus). 89. Cf. Hamangiu, Codul General, vol. 4 (1910-1912), pp. 936-8. 90. Georgescu (Ioan), « Romănii transilvăneni în Dobrogea », in Transilvania, Banatul, Crişana si Maramureşul, 1878 - 1928, vol. 1, Bucarest, 1929, p. 614. 91. Colescu, Statistica ştiutorilor de carte din România, (op.cit.), p. LV ; pour la population de la Dobroudja, cf. Roman (Ioan N.), « La population de la Dobrogea » (art.cit), p. 92. 92. Colescu, Statistica ştiutorilor de carte din România, op.cit., p. LV. 93. Ibid., p.LV. 94. Sany (Constantin N.), Regele Carol I, Dohrogea şi Dobrogenii (Le Roi Carol Ier, la Dobroudja et les Dobroudjéens), Constanţa, 1915, p. 7. 95. Ionescu (Luca), Judeţul Tulcea. Dare de seamă prezentată consiliul judeean (Le comté de Tulcea. Rapport présenté au conseil du comté), Bucarest, 1904, p. 4. 96. Cf. Verdery (Katherine), « Ethnicity, Nationalism and State-making », in Vermeulen (Hans), Govers (Cora), eds., The Anthropology of Ethnicity. Beyond Ethnic Groups and Boundaries, Amsterdam, 1994.

RÉSUMÉS

This study focuses on the integration of Northern Dobrogea into Romania, which is celebrated as the second stage in the creation of a national and unitary Romanian state, after the 1859 union of and Moldova. I argue that, in order to foster the national and economic incorporation of Northern Dobrogea, Romanian political elites designed a threefold mechanism composed of ethnic colonization, cultural homogenisation, and economic modernization. The most important stimulus behind the annexation of Dobrogea was economic : the province was regarded as a vital commercial outlet of Romania, granting it access to the sea and facilitating thus its elevation into the Western economy, from periphery to semi-periphery. Demographically, Northern Dobrogea served as an “Internal America” for Romania, a dynamic frontier zone of new settlements for expanding the national economy and ethnic boundaries. From an institutional point of view, the mechanism of assimilation had citizenship legislation at its core : despite its formal incorporation into Romania, Northern Dobrogea was subject to a separate administrative organization between 1878 and 1913. Under this statute, the Dobrogeans enjoyed a local type of citizenship, which denied them political participation and the right to acquire properties outside the province. The integration of the multiethnic province of Dobrogea resembled thus the model of “internal colonialism” : its organization was characterized by administrative distinctiveness and excessive centralization supported by claims of cultural superiority of the core region, by intense ethnic colonization, and by uneven regional economic development tailored to the needs of the metropolis. In conclusions, I suggest that the successful experiment of Northern Dobrogea's antebellum assimilation influenced the manner in which Romanian political elites approached the post-1918 process of national integration, encouraging them to think in terms of the “mother country” and “annexed provinces,” and to test related mechanisms for fostering institutional integration and cultural homogenisation within Greater Romania

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AUTEURS

CONSTANTIN IORDACHI Ph.D. Candidate, Central European University, Budapest.

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Les géographes français et la délimitation des frontières de la Bulgarie à la conférence de la paix en 1919 French geographers and the demarcation of Bulgaria's borders at the 1919 Peace Conference

Taline Ter Minassian

Introduction

1 Inspirée d’une publication précédente1 consacrée au rôle des géographes français dans la délimitation des frontières balkaniques en 1919, et en particulier à l’action diplomatique et politique menée en faveur de la Roumanie par l’un des maîtres de l’école vidalienne, Emmanuel de Martonne2, cette recherche s’inscrit dans un champ récent de l’historiographie3 des relations internationales. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la contribution des géographes français à l’élaboration des frontières de l’Europe nouvelle témoigne en effet du lien existant dès cette époque entre savoir géographique et expertise. Le tracé des frontières de la Roumanie nouvelle et dans une moindre mesure de la Yougoslavie en sont de bons exemples, mais il s’agit d’Etats vainqueurs dont les revendications territoriales ont été satisfaites. Du côté des vaincus, comme la Bulgarie par exemple, les fondements géographiques des frontières de 1919 se sont trouvés inscrits dans la longue durée du XXe siècle, nourrissant le révisionnisme bulgare lui-même déterminant dans le choix des engagements de la Bulgarie pendant la Seconde Guerre mondiale. Les traités de Berlin et de Neuilly symbolisent ainsi jusqu’à aujourd’hui les humiliations subies par la nation bulgare comme en témoignent les études publiées en Bulgarie en 1999 à l’occasion du 80e anniversaire du Traité de Neuilly4

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2 L’étude des expertises géographiques et de leur incidence supposée ou réelle sur la définition des frontières des Etats de la péninsule balkanique au lendemain de la Première Guerre mondiale pose au moins trois problèmes. Servant « d’abord à faire la guerre », la géographie a contribué à formuler les conclusions territoriales d’une paix qui portait en germe, dans les Balkans comme en Europe occidentale, les affrontements futurs. Par ailleurs, l’action des géographes en tant que « traceurs de frontières » renvoie à une question d’ordre épistémologique propre à l’histoire de la géographie contemporaine. Les formes d’engagement des géographes pendant la Première Guerre mondiale ont permis ainsi de préciser l’image du géographe comme homme d’action. Enfin, dans une perspective de relations internationales, l’action des géographes pose le problème du poids hypothétique de l’expertise dans la « prise de décision » diplomatique.

3 Dans le cadre d’une telle problématique, l’étude de l’élaboration des frontières bulgares lors de la Conférence de la paix comporte évidemment plusieurs limites, puisque les sources des revendications territoriales de la nation bulgare remontent à Berlin (1878) et à la conclusion provisoire apportée à la fin des guerres balkaniques par le traité de Bucarest en 1913. Dans le contexte balkanique de la « Guerre des Sept ans » (1912-1918), le traité de Bucarest a été déterminant dans l’engagement de la Bulgarie aux côtés des puissances centrales. Vaincue en 1918, la Bulgarie n’a donc pas grand chose à attendre de la Conférence de la paix ce qui relativise d’autant, dans le cas bulgare, la pertinence de l’expertise géographique et son rôle dans l’élaboration des frontières.

4 Recrutés dans le milieu universitaire, les experts consultés lors de la Conférence de la paix constituent un groupe limité, majoritairement formé de géographes. Parmi les membres du Comité d’Etudes formé en 1917, seuls quelques uns ont été effectivement consultés par le Ministère des Affaires étrangères fournissant notes et rapports susceptibles d’influer dans le processus de prise de décision. Si Emmanuel de Martonne joue un rôle prééminent d’intermédiaire entre le Comité d’Etudes et la Conférence de la paix, d’autres universitaires, surtout des géographes, ont fourni des rapports sur les questions territoriales les plus complexes5 soulevées lors des négociations. Parmi eux, seuls quelques uns sont intervenus à l’échelon supérieur des négociations, comme Emmanuel de Martonne et Emile Haumant qui furent convoqués à plusieurs séances des commissions interalliées et des sous-commissions qui leur étaient rattachées.

Une obsession récurrente : l’influence de la « bulgarophilie américaine » au sein de l’Inquiry

5 Dans le corpus des sources disponibles – notes et rapports au Ministère des Affaires étrangères, procès-verbaux des réunions du Comité d’Etudes – les observations d’Emmanuel de Martonne relatives à la Bulgarie sont relativement rares, si on compare leurs occurrences aux nombreux témoignages de son obsession roumaine. Auteur d’un rapport sur les experts américains de l’Inquiry, Emmanuel de Martonne s’inquiète surtout du climat « bulgarophile » et « austrophile » régnant au sein de l’Inquiry dirigée par le Colonel House6, du moins à ses débuts.

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Les tendances initiales de l’Inquiry à l’égard de la Bulgarie

6 La diplomatie française procède en effet à une évaluation des « buts de paix » américains et à un état des lieux des expertises et des influences entourant le président Wilson : Depuis un an de nombreux câbles envoyés de Washington par le Haut-Commissariat ont détaillé les influences allemandes qui se sont exercées pour brouiller les titres français à un retour pur et simple de l’Alsace-Lorraine, les influences juives qui se sont exercées en faveur du maintien de l’Autriche-Hongrie, la tenace action du groupe de Cleveland H.Dodge et des ex-professeurs et élèves du Robert College à Constantinople pour empêcher toute rupture avec la Bulgarie7.

7 Envoyé en mission aux Etats-Unis (automne 1916) et auteur d’un rapport sur les membres de l’Inquiry, Emmanuel de Martonne déplore l’influence de Walter Lippmann sur les débuts de l’institution8. Il précise qu’« il faut tenir compte de certaines tendances pacifistes du début, de l’austrophilie et de la bulgarophilie de certains hommes connus : J.C.White et W.S.Monroe ». Le premier conseillait l’annexion de la Serbie et du Monténégro à l’Autriche, le second dépouillait la Grèce et la Serbie en faveur de la Bulgarie, demandait l’indépendance de la Macédoine et de l’Albanie et l’internationalisation de Salonique. Il semble ne rien comprendre au caractère changeant de l’ethnographie balkanique. On l’a reconnu récemment et ses mémoires sont considérés comme sans valeur. La bulgarophilie est néanmoins répandue aux Etats-Unis (importance du Robert College dont les 4/5 des élèves sont bulgares). Concernant la question de la Macédoine, il signale l’existence d’un mémoire déposé à l’Inquiry rédigé par un certain Sonnichsen 9 « philobulgare, partisan d’une Macédoine indépendante et d’une Confédération balkanique dominée par la Bulgarie ». Sur la Dobroudja, le mémoire de W. S. Monroe était selon Emmanuel de Martonne « d’une bulgarophilie si accentuée qu’il a disparu des archives. On considère généralement que l’annexion par la Roumanie de la Dobroudja méridionale est injustifiée ». Concluant son rapport sur l’Inquiry, Emmanuel de Martonne juge que la documentation de l’Inquiry sur les Balkans est « insuffisante et partiale » en dépit de l’identité du rapporteur définitif, Clive Day, « pondéré et impartial ». Il attire particulièrement l’attention des diplomates sur la question de la Macédoine et sur le projet de Confédération balkanique en soulignant qu’on peut « prévoir une sympathie déguisée pour la Bulgarie ».

Perception d’un réseau d’influence : diplomatie protestante et politique missionnaire

8 Ces mises en garde répétées méritent d’être élucidées. Les nombreuses allusions aux réseaux d’influence actifs dans l’entourage de Wilson sont-elles exagérées ? Elles renvoient à l’influence de Cleveland H. Dodge – riche industriel américain et proche de Wilson – et à celle de la philanthropie protestante dont l’action humanitaire s’est exercée dans l’Empire Ottoman en faveur de la protection des Arméniens et des Bulgares. Cleveland H. Dodge est une figure centrale dans le réseau de la philanthropie protestante, fondateur du Dodge Relief Committee en faveur des Arméniens de l’Empire Ottoman (1915), membre incontournable de l’ACASR (American Committee for Armenian and Syrian Relief), proche de l’American Board of Commissioners for Foreign Missions. Issu d’une famille protestante presbytérienne impliquée de longue date dans l’action protestante au Proche-Orient, en particulier dans la fondation du Syrian Protestant

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College, Cleveland Dodge devient lui-même président du Board du Robert College en 1909. Ce lobby s’est révélé extrêmement actif lorsqu’après l’entrée en guerre des Etats-Unis en avril 1917, s’est posée la question de la guerre ou de laneutralité à l’égard de l’Empire Ottoman et de la Bulgarie10. La perspective d’une entrée en guerre posait en effet la question de la protection des protestants de l’Empire Ottoman, des missionnaires et des responsables du Robert College. Les contacts existant entre Cleveland H. Dodge, House et les missionnaires de l’American Board en Bulgarie dessinent les contours d’une diplomatie missionnaire qui a aidé Wilson à défendre, devant la Commission sénatoriale des affaires étrangères, le principe d’une non- intervention américaine contre l’Empire Ottoman et la Bulgarie. D’autre part, durant l’été 1918 le secrétaire de l’American Board, James L. Barton avait tenté une initiative afin de détacher la Bulgarie des puissances centrales11Dans ce projet, Stepan Panaretoff, ambassadeur de Bulgarie aux Etats-Unis, devait jouer le rôle d’intermédiaire. Diplômé du Robert College où il a enseigné pendant près de quarante ans, proche de Cleveland H. Dodge et du jeune Washburn, Stepan Panaretoff a aidé les missionnaires à maintenir le principe de la neutralité américaine à l’égard de la Bulgarie. En juillet-août 1918, avec l’approbation de Stepan Panaretoff, James L. Barton projeta d’expédier Washburn en Bulgarie avec Edward C. Moore, trustee president de Y American Board, clergyman et professeur à Harvard. Sous la couverture officielle d’observateurs de la Croix Rouge, Washburn et Moore étaient censés offrir à la Bulgarie la médiation du président Wilson en faisant valoir les questions frontalières. Comptant sur le ressentiment des Bulgares brimés par les pertes territoriales de 1913, Barton et ses associés pensaient que la Bulgarie répondrait favorablement à une telle proposition. L’objectif de ce plan visait à couper la Turquie de l’Allemagne, forçant ainsi la Porte à s’incliner, voire même à ouvrir les Dardanelles à la flotte américaine. Ce projet fut effectivement pris en considération par House et par le State Department mais, à cette date, la perspective prévisible de la défaite de l’armée bulgare et les succès de l’expédition alliée en Macédoine poussant au nord de Salonique, rendaient déjà ce projet obsolète. L’ouvrage de Joseph L. Grabill consacré à la diplomatie protestante au Proche-Orient semble confirmer les remarques d’Emmanuel de Martonne sur l’influence du lobby protestant au sein de l’Inquiry où le sentiment de sympathie à l’égard de la Bulgarie était assez répandu. Cette influence du lobby protestant s’explique en particulier par le rôle de certaines institutions missionnaires américaines dans la formation des élites bulgares.

Le rôle du Robert College dans la formation des élites bulgares

9 Sans cesse mentionné dans les rapports d’Emmanuel de Martonne, le Robert College de Constantinople est une institution originale, de fait, la première institution américaine d’enseignement supérieur créée à l’étranger. Fondé par les deux fils du révérend Harrison G. O. Dwight – missionnaire américain dans l’Empire ottoman – James H. et William B. Dwight, le Robert College doit son nom à celui de son principal bienfaiteur (mort en 1878), Christopher R. Robert, un riche homme d’affaires philanthrope et par ailleurs trésorier de l’American Home Mission Society. Au départ, l’objectif était de fonder un collège chrétien indépendant de l’American Board : Christopher Robert fit ainsi appel à Cyrus Hamlin qui quitta le Board pour se consacrer à cette nouvelle mission. Au moment de son ouverture en 1863, la structure du Robert College était tout à fait inhabituelle puisque les membres de la faculté (5) étaient plus nombreux que les étudiants (4)12. Fondé sur les principes d’une pédagogie missionnaire, l’enseignement

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au Robert College combine un cursus classique et technique (ouverture d’une école d’ingénieur en 1912). En 1868, le College s’installe sur son site définitif, au nord de Constantinople, offrant une vue splendide sur le Bosphore et la forteresse Rumeli Hissar. Proposant le même curriculum qu’un collège américain, le Robert College s’inspire du modèle des meilleurs établissements de la Nouvelle Angleterre, introduisant la pratique nouvelle du sport et combinant un enseignement en langue anglaise mais aussi dans treize autres langues. Gendre de Cyrus Hamlin, George Washburn (qui était venu à Constantinpole en 1858 en tant que trésorier local de l’American Board) devint son second président. Les principales sources de financement du Robert College ont été des philanthropes protestants de New York comme John Stewart Kennedy, William E. et Cleveland H. Dodge et bien sûr Christopher Robert qui fit don d’une somme totale comprise entre 400 000 et 600 000 dollars.

10 En quoi le Robert College est-il lié comme le suggère Emmanuel de Martonne au mouvement bulgarophile aux Etats-Unis13 ? Bien que l’influence du facteur russe et européen ait été déterminante dans le processus de l’indépendance bulgare, le rôle des missionnaires américains n’a pas été négligeable. Il faut rappeler en effet que la présence protestante a commencé en Bulgarie dès 1858 avec l’ouverture, à Samokov, du Collegiate and Theological Institute. Les presses de l’ American Board ont contribué à l’édition de la plupart des livres imprimés en bulgare moderne, permettant ainsi le développement des relations culturelles entre les peuples slaves du sud-est de la Péninsule balkanique. D’autres signes témoignent encore des liens entre la présence protestante et le développement de l’émancipation nationale. Lorsque les protestants ouvrirent une Eglise évangélique à Sofia en 1888, le prince Ferdinand de Bulgarie assista à la cérémonie et fit don de 500 F à la congrégation. Mais surtout, jusqu’en 1890, les Bulgares formèrent en effet un effectif majoritaireparmi les diplômés du Robert College : sur 435 diplômés entre 1863 et 1903, près de la moitié étaient des Bulgares. Parmi eux, beaucoup se consacrèrent au service public en Bulgarie : en 1879, lors de la réunion de l’Assemblée constituante bulgare, les anciens étudiants du Robert College qui connaissaient la procédure parlementaire et les méthodes de gouvernement à l’occidentale prirent d’importantes responsabilités. Plus tard, de nombreux membres du Cabinet bulgare, des juges, des diplomates etc., sortiront encore du vivier du Robert College. Ainsi, le révérend George Washburn qui succèda à Cyrus Hamlin au poste de président du collège en 1877, fut considéré comme le « père de la Bulgarie » (tout comme Emmanuel de Martonne, « père de la Roumanie », quarante ans plus tard). George Washburn et Caleb F. Gates furent décorés par le roi de Bulgarie.

La question des frontières bulgares : une expertise « en creux »

11 En novembre 1920, dans un article publié dans les Annales de Géographie, Albert Demangeon n’hésite pas à écrire : De tous les Etats danubiens et balkaniques, la Bulgarie est celui dont la constitution territoriale a le moins changé du fait de la guerre. Vaincue, elle n’a pas fait d’annexions comme la Grèce, la Serbie et la Roumanie ; mais elle n’a pas connu le démembrement, comme l’Autriche et la Hongrie. Elle demeure essentiellement ce qu’elle était, un Etat continental, ne s’ouvrant vers le dehors que par une mer intérieure et ne communiquant avec la Méditerranée que par des détroits qu’elle ne commande pas14. En effet, le traité de Neuilly achève la fin d’un processus qui, du

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traité de Berlin au traité de Bucarest, a réduit à néant le projet de la Grande Bulgarie telle qu’elle s’était dessinée de manière éphémère à San Stefano.

12 Si pendant et après la guerre, au moment de la Conférence de la paix, les revendications territoriales bulgares15 sont à nouveau formulées, la Bulgarie vaincue ne peut nourrir l’espoir d’une conclusion territoriale qui lui soit favorable. Du côté des géographes et des universitaires, les rapports d’expertise évoquent « en creux » trois territoires, la Dobroudja, la Macédoine, la Thrace, dont l’attribution aux Etats vainqueurs des Balkans est quasiment une cause entendue. Dans ces conditions, on s’intéressera moins à l’efficacité de l’expertise dans la prise de décision qu’au type d’argumentation géographique dont chacun de ces territoires a été l’objet.

La Dobroudja : l’argumentaire ethnogéographique

13 Il n’est pas étonnant que la question de la Dobroudja soit l’objet des mentions les plus fréquentes dans les expertises fournies par Emmanuel de Martonne. Pour démontrer l’identité roumaine de la Dobroudja, le géographe évite curieusement de faire référence à la notion de région. Dans une monographie consacrée à la Dobroudja défendant le principe de l’attribution de celle-ci à la Roumanie, Emmanuel de Martonne préfère la notion, diversement connotée de « pays » ou de « terre » : « S’il est une conclusion à tirer de l’étude ethnographique de la Dobroudja, c’est qu’elle n’a jamais été une terre bulgare et qu’elle tend naturellement à devenir une terre roumaine »16. « Est-il vrai cependant que la Bulgarie ait des droits ethniques et historiques sur la Dobroudja supérieurs à ceux de la Roumanie ? C’est ce qui est beaucoup plus douteux »17. Réfutant le principe d’une unité physique qui relierait la Dobroudja à la Bulgarie, l’argumentation d’Emmanuel de Martonne fait surtout appel – l’expertise frontalière mettant ici en évidence l’influence de l’épis-témologie vidalienne – à la géographie humaine : La géographie physique si elle mérite considération dans les problèmes politiques, semblerait au premier abord favorable aux revendications bulgares. Entre le Danube qui remonte vers le nord et la Mer Noire, les campagnes nues et sèches de la Dobroudja apparaissent comme la continuation des plateaux qui s’étalent au nord des Balkans, formés des mêmes couches crétacées non plissées, souvent recouvertes de tertiaire récent. Même absence d’eaux courantes sur de grandes étendues, mêmes villages très espacés. Pourtant l’aspect rappellerait plutôt encore les steppes russes que les plaines bulgares18.

14 L’exposé historique, remarquable par son érudition, tend ensuite à démontrer le lien pluri-séculaire qui aurait uni la Dobroudja à la Roumanie. La théorie des origines romaines est ainsi de nouveau mobilisée : « les Romains s’y sont établis en grand nombre, comme l’indiquent les ruines et les inscriptions. De même que la Dacie, la Dobroudja a été fortement romanisée »19. Insistant sur les progrès économiques de la Dobroudja, roumaine depuis 1879, et sur la valeur stratégique de cette région qui assurait aux anciennes principautés moldo-valaques un débouché sur la Mer Noire, Emmanuel de Martonne fonde son argumentation sur des statistiques ethnographiques tirées, en l’absence de recensement digne de ce nom, de données partielles d’origine russe et roumaine concernant le département de Tulcea, situé dans la partie la plus septentrionale de la Dobroudja. Son commentaire de la carte ethnographique ainsi dressée démontre la « roumanité » de la Dobroudja : Nous avons essayé de représenter plus exactement qu’on ne l’a fait jusqu’à présent la répartition géographique actuelle des races qui forment des groupes importants

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en Dobroudja, en laissant de côté les groupes sporadiques, où l’anthropologue retrouve des traces de presque toutes les races connues autour de la Mer Noire : Tziganes, Kurdes, Tcherkesses, Gagautzes. L’image reste celle d’un bariolage ethnique mais la prépondérance de l’élément roumain est évidente (...). Le mélange est extrême le long de l’ancienne frontière méridionale où on note des établissements bulgares assez récents, famille venues du Balcan de Kotel, ce qui indique chez les Bulgares comme chez les Roumains une tendance à la descente vers les plaines (...). Tout le long du Danube, la population est à peu près purement roumaine et, fait important que montre la carte, c’est là qu’est le peuplement le plus dense. Les régions ethnographiquement les plus mélangées ne sont pas les plus peuplées20.

15 Dans le PV de la séance du 6 mai 1918, au cours duquel Emmanuel de Martonne a présenté son rapport consacré à la Dobroudja21, il affirme de manière encore plus péremptoire que « rien ne justifie les revendications des Bulgares sur ce pays. Au moment de l’annexion à la Roumanie, les Bulgares n’y formaient pas le 1/5e de la population, d’ailleurs très clairsemée. Les Turcotatares y dominaient ». Et s’il reconnaît la présence bulgare, c’est pour en préciser immédiatement l’implantation récente : « Les collines du Babadag dans le nord restent le pays le plus mélangé et le seul où les Bulgares représentent un élément important. Ils y sont d’ailleurs des immigrés relativement récents, ce sont les colons transportés par les Russes en Bessarabie qui se sont arrêtés là sur le chemin du retour »22. Il faut remarquer cependant – une fois assuré le principe du maintien des acquisitions roumaines en Dobroudja – une évaluation un peu plus objective sous la plume d’Albert Demangeon : « il fut un temps où la Bulgarie pouvait avec des apparences de raison prétendre à la Dobroudja » mais depuis que la Roumanie a dû contre son gré, en 1878, prendre la Dobroudja en échange de la Bessarabie que gardait la Russie, il n’est pas contestable qu’elle a pris effectivementpossession du pays en le peuplant (en 1911, 54,7% de Roumains, 14,3% de Bulgares), en l’exploitant, en l’outillant ; le port de Constantza, oeuvre roumaine, constitue un organe essentiel de la vie économique de la Roumanie. Par contre, ce sont uniquement des considérations stratégiques qui peuvent justifier la récente annexion de 1913 qui a donné la Silistrie aux Roumains ; car le pays n’est roumain ni par son économie, ni par son peuplement23

Frontière occidentale de la Bulgarie et Macédoine : considérations stratégiques et géographie physique

16 Concernant la frontière occidentale de la Bulgarie avec la Serbie, il est intéressant de constater que l’argumentaire géographique tourne à vide. Albert Demangeon reconnaît que ce sont des considérations stratégiques qui ont justifié la cession de quatre territoires à la Serbie...

17 1) Au nord, le long du Timok, de la cession d’une portion de 130 km2 destinée selon Demangeon à « mettre en sécurité la voie ferrée de Zaietchar à Negotin »24.

18 2) Dans le bassin de la Nichava, le long de la voie ferrée Nich-Sofia, de la cession du district de Tsaribrod « peuplé de 55 000 habitants, tous Bulgares ».

19 3) A l’est de Vrania : la frontière est repoussée loin de la voie ferrée de Nich à Salonique.

20 4) Enfin, le saillant de Stroumitza « d’où les bandes bulgares attaquèrent souvent le chemin de fer de Salonique » .

21 ... et en dressent ainsi le « bilan géographique » :

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Ces pertes, toutes sensibles qu’elles soient, n’affaiblissent pas beaucoup la Bulgarie par elle-même. Mais les nouvelles frontières signifient bien davantage par ce qu’elles ne donnent pas à la Bulgarie, que par ce qu’elles lui enlèvent ; elles marquent que la Macédoine de Skopje, de Monastir et de Salonique, que les Bulgares considéraient depuis un demi-siècle comme un domaine de leur nation, leur échappe pour passer à la Serbie et à la Grèce25.

22 Concernant la Macédoine, les rapports et les discussions du Comité d’Etudes méritent d’être mentionnés. Celui de Haumant26 présente les arguments historiques des revendication bulgares et serbes (Empire bulgare, Empire serbe) sur la Macédoine, mais Charles Diehl fait valoir la « vanité des arguments historiques ». Haumant reconnaît qu’au XIXe siècle, « la propagande bulgare avait gagné la majorité de la population de la Macédoine ; maisle ralliement à la Serbie s’était fait en 1913 sans difficulté, d’après le témoignage d’un Russe favorable aux Bulgares. Si la Serbie obtient un débouché sur l’Adriatique, il sera plus facile de solutionner la question de Macédoine, le pays étant incontestablement plus serbe au nord-ouest, plus bulgare au sud-est ». Même constat sous la plume de L. Gallois qui, faisant valoir le caractère indéfini des populations de Macédoine, affirme que « le principe des nationalités ne saurait ici être appliqué »27. En conséquence, les géographes ont tendance à faire appel à une argumentation relevant de la géographie physique : La vallée du Vardar est complètement séparée de la Bulgarie par des massifs de hautes montagnes et se rattache au contraire directement à la Serbie méridionale, formant l’extrémité de la grande voie de communications balkanique de Belgrade à Salonique. A l’est du Vardar se trouve un massif de population turque compacte. C’est là que semblerait devoir être la vraie frontière.

23 Ce constat est assorti de considérations géopolitiques concernant l’importance de l’axe moravo-vardarien qui « ne doit pas tomber entre les mains des adversaires de l’Entente ». Emmanuel de Martonne souligne enfin qu’« il faut rappeler aux diplomates, qui sont assez portés à l’oublier, les réalités du relief et des grandes lignes de la géographie humaine, l’importance de la ligne Morava-Vardar ne saurait trop être mise en évidence ».

La Thrace et la question du débouché méditerranéen : le prix de la défaite

24 Cette question sensible entre toutes ne donne pas lieu à une argumentation géographique à proprement parler. On peut lire dans les procès-verbaux des réunions du Comité d’Etudes un rapport intransigeant de Pernot sur la question de la Macédoine orientale et de la Thrace affirmant nettement qu’« il n’y a pas lieu de laisser aux Bulgares un débouché sur la Méditerranée, réclamé seulement en vue d’ambitions politiques. Des facilités commerciales suffiront »28. Contrairement au cas de la Dobroudja, l’argumentation ethnogéographique n’est pas utilisée : « nous ne possédons que des statistiques tendancieuses. Les grecques sont les moins mauvaises. Une enquête sur place permettrait seule de fixer la vérité ». Surtout, l’éventualité d’un débouché portuaire sur la Méditerranée est immédiatement subordonnée à des considérations politiques : Cavalla revendiqué par les Bulgares, n’est pas le meilleur débouché de Sofia ; Salonique vaudrait au moins autant sinon mieux. Les marins estiment que Porto Lago pourrait faire un port plus abrité. On doit d’ailleurs tenir compte de l’état d’esprit des populations : Grecs et musulmans décimés par les déportations et la

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famine ont conçu contreles Bulgares une haine formidable. Ils accepteraient peut- être l’internationalisation, mais le rattachement à la Grèce serait bientôt réclamé. Autant y venir tout de suite, quitte à soumettre l’administration grecque à un contrôle29.

25 Emmanuel de Martonne se contente de demander des précisions sur les voies de communication entre Sofia et Salonique et sur les avantages que présenteraient Porto Lago ou Dédéagatch par rapport à Kavalla.

26 Il reste que ce parti pris ouvertement anti-bulgare suscite des critiques ouvertes au sein du Comité d’Etudes, notamment de la part du linguiste et orientaliste Antoine Meillet : Les Grecs occupent depuis l’antiquité des rivages et seulement des rivages. Cela n’avait pas de gros inconvénients quand ils étaient la façade de populations barbares ; c’est intolérable devant des populations civilisées. La prétention des Grecs d’avoir tout le rivage de l’Egée sous prétexte qu’il y a relativement beaucoup de Grecs dans les ports ne saurait être soutenue. Je sais ce qu’on peut dire, et avec raison, contre les Bulgares. Il reste vrai qu’il sont la partie la plus active, la plus sérieuse, la plus laborieuse de la population des Balkans. Nous ne devons pas les mécontenter trop profondément, et justement, en leur refusant tout débouché sur la Mer Egée. En le faisant nous affaiblissons la position des Serbes vis à vis des Italiens, ce qui serait mauvais30.

27 Ou encore d’un certain Boyer qui, s’appuyant sur les témoignages des Lazaristes, des savants et des officiers de l’armée d’Orient, soutient que « les Bulgares sont un peuple de travailleurs, de bons administrateurs », argument également utilisé, il est vrai dans un autre sens, par ses contradicteurs qui reconnaissent dans les qualités des Bulgares, celles des Allemands : discipline, organisation matérielle, force. Dès lors, le « débat » sur les frontières ne fait pas tant intervenir la géographie que des stéréotypes faisant appel à l’idée de « civilisation » dont le développement de l’instruction apparaît comme le principal critère. Un défenseur de la nation bulgare au sein du Comité d’Etudes fait ainsi valoir la faible proportion d’illettrisme dans l’armée bulgare qui serait « moins grande qu’en France, alors qu’elle serait de 50% en Serbie, de 70% en Roumanie » (ce chiffre étant évidemment contesté par Emmanuel de Martonne). Très philhéllène, Pernot répond sans sourciller qu’il ne croit pas que « la disparition des illettrés prouve autre chose qu’un caporalisme scolaire à la prussienne »31 ! Quant au géographe Brunhes, il réfute la valeur du témoignage des Lazaristes sur les qualités du peuple bulgare : promoteurs du mouvement « Bolgaria », ils ont cherché à diviser l’Eglise orthodoxe dans l’intérêt du catholicisme32.

28 Ces discussions n’eurent probablement aucune incidence politique, mais elles révèlent sous un jour inhabituel, l’état d’esprit dominant au sein de l’intelligentsia française et du groupe des décideurs à l’égard du sort de la Bulgarie à la fin de la Première Guerre mondiale. Le traité de Neuilly comblera amplement leurs attentes en refusant à la Bulgarie tout accès à l’Egée. Pour Albert Demangeon, le traité de Neuilly « achève pour la Bulgarie l’œuvre du traité de Bucarest qui en laissant Kavalla aux Grecs, avait interdit à la Bulgarie de l’ouest de déboucher à la mer Egée par la vallée de la Strouma. La Bulgarie ne possède donc plus de communications avec cette mer qu’à travers le territoire grec. Le maintien du caractère continental et la fermeture de tout accès direct à la Méditerranée nous apparaissent donc comme les conséquences les plus graves de la guerre pour l’économie bulgare »33.

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Conclusion

29 Dans son article publié en 1920, consacré au tracé des frontières nouvelles de la Bulgarie et à leurs conséquences, Albert Demangeon cherche à justifier l’œuvre du traité de Neuilly en mettant en évidence les avantages géographiques d’une Bulgarie continentale : « c’est un avantage certain pour la Bulgarie, Etat continental, de grouper ses territoires en un bloc compact ; elle peut y mieux ordonner sa circulation intérieure et mieux concentrer son organisation nationale »34. Quels ont été les principes qui ont présidé à la définition des frontières bulgares ? Selon la remarquable typologie présentée par Stephen B. Jones35, il est clair que les frontières balkaniques de 1919 appartiennent au type anthropogéographique, fondées essentiellement sur un critère ethno-linguistique par excellence flou étant donnée la fiabilité relative de la plupart des cartes et des recensements. D’autre part, ce critère a été visiblement appliqué de manière parcellaire, de façon subjective, souvent lorsqu’il s’agissait de renforcer l’armature territoriale des Etats « gagnants » (cas de la Grande Roumanie). Concernant les Bulgares dispersés à l’extérieur des frontières en Macédoine, en Thrace, en Dobroudja36, et les allogènes de Bulgarie, on compte beaucoup sur l’assimilation. Peut- être faut-il percevoir ici un écho de certaines théories anglo-saxonnes de l’époque37, selon lesquelles il est souhaitable de faire passer les frontières au travers de régions densément peuplées, afin de promouvoir l’assimilation. Dans le cas d’un Etat vaincu comme la Bulgarie, où selon la propre estimation d’Albert Demangeon, « le déficit national de l’Etat bulgare » s’élève à 1 200 000, soit plus du cinquième des Bulgares vivant à l’extérieur des frontières38, c’est un critère bien plus politique qu’anthropogéographique qui a déterminé le choix des tracés. La question du débouché maritime et le thème de la « prison continentale » bulgare est également prise en compte par Albert Demangeon39 qui reconnaît que la structure territoriale de la Bulgarie présente avec l’absence d’un débouché direct à la mer « une grave imperfection ». Ceci était susceptible d’alimenter l’irrédentisme bulgare et une aspiration à l’achèvement de l’unité nationale qui ne se réalisera qu’avec l’annexion temporaire de la Macédoine et de la Thrace de juin 1941 à octobre 1944.

NOTES

1. Ter Minassian (Taline), « Les géographes français et la délimitation des frontières balkaniques à la Conférence de la paix en 1919 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 44 (2), avril-juin 1997, pp. 252-286. 2. Emmanuel de Martonne a inspiré depuis quelques années un grand nombre de publications parmi les quelles il faut citer Bariety (Jacques), « Le Comité d’Etudes du Quai d’Orsay et les frontières de la Grande Roumanie, 1918-1919 », Revue Roumaine d’Histoire, 25,1996, pp. 43-51. Ce thème a également retenu l’attention des géographes, cf. Boulineau (Emmanuelle), « Un géographe traceur de frontières : Emmanuel de Martonne et la Roumanie », L’Espace Géographique, (4), 2001, pp. 358-369.

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3. Bariety (Jacques), « La Grande Guerre (1914-1919) et les géographes français », Relations Internationales, (109), printemps 2002, pp. 7-24 4. N’oijski Dogovor, s objasnitelni belezki ot B.Kesjakov i Dim. Nikolov, Sofia : Martilen, 1999. 5. BIF, Ms 4543, PV Comité d’Etudes, 2 avril 1919. Questions ayant appelé une expertise : frontière de la Transylvanie, Banat, frontière serbo-bulgare, frontière de la Drave, revendications belges, question du Slesvig, frontière orientale de la Pologne. Experts consultés : Demangeon, Denis, Haumant, de Martonne, Verrier, Gallois. 6. House délègue la gestion des affaires de l’Inquiry à son beau-frère Sidney E. Mezes, président du City College de New York et philosophe des religions. 7. MAE, A-Paix, 220, 15 décembre 1918, Note sur les travaux de l’Inquiry et les solutions de paix américaines par Louis Aubert, 11 décembre 1918, ff. 4-5. 8. MAE, A-Paix, 220, Mémoire d’Emmanuel de Martonne sur le service américain de documentation (Inquiry), ff. 42-43. 9. Journaliste américain, Albert Sonnichsen (1878-1931) fut un bulgarophile déclaré. Il a parcouru la Macédoine en 1906 en utilisant les réseaux clandestins de l’ORIM et a laissé un livre de souvenirs Sonnichsen (Albert), Confessions of a Macedonian bandit, New York : Duffield and Cie, 1909. 10. Grabill (Joseph L),Protestant Diplomacy and the Near East, Missionary Influence on American Policy, 1810-1927, Minneapolis : University of Minnesota Press, 1971, p. 94 et suivantes. 11. Ibid., p. 98. 12. Ibid, p. 23. 13. Ibid, pp. 53-54 14. Demangeon (Albert), « La Bulgarie », Annales de Géographie, (162), 15 novembre 1920, p. 401. 15. Parmi une bibliographie pléthorique Bobtcheff (S.S.), Le peuple bulgare et ses aspirations dans le passé et le présent, Sofia : Imprimerie de la Cour Royale, 1915 ; Les accusations contre la Bulgarie, S.L.N.D., Délégation Bulgare à la Conférence de la Paix ; Piotitch (Stojan) (Balkanicus), The aspirations of Bulgaria, London, 1915 ; Die Bulgaren in ihren historischen, ethnographischen und politischen Grenzen, Berlin, 1917 ; Guechoff (I.E.), Tsokoff (D.), Mémoire adressé à la Conférence de la Paix, S.L.N.D. , Ivanov (Jordan), Les Bulgares devant le Congrès de la Paix, Documents historiques, ethnographiques et diplomatiques avec 4 cartes, Berne : Librairie Académique, 1919 ; La question bulgare et les Etats balkaniques, Sofia, 1919 ; Reports and Letters of American Missionaries referring to the distribution of nationalities in the former provinces of European Turkey, 1858-1918, Sofia, 1919. 16. Martonne (Emmanuel de), « La Dobroudja », Rapport présenté à la séance du 6 mai 1918, in Travaux du Comité d’Etudes, Paris : Imprimerie Nationale, 1918, p. 10. 17. Ibid.p3. 18. Ibid. 19. Ibid.p.4. 20. Ibid, p. 10. 21. BIF, Ms 4543, PV de la réunion du Comité d’Etudes, 6 mai 1918, pp. 2-3. 22. Ibid 23. Demangeon (Albert), art. cit., p. 402. 24. Ibid.,p. 403. 25. Ibid 26. BIF, Ms 4543, PV de la réunion du Comité d’Etudes, 8 juillet 1918, pp. 4-5. 27. Ibid, Complément au PV du 8 juillet 1918. 28. BIF, Ms 4543, PV de la réunion du Comité d’Etudes, 21 février 1919, p. 2. 29. Ibid. 30. Ibid. 31. Ibid.

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32. Ibid, p.3. Sur la diplomatie missionnaire du côté catholique, voir le récent ouvrage de Fleury (Alain), Un collège français en Bulgarie, St Augustin, Plovdiv, 1884-1948, Paris : L’Harmattan, 2001, pp. 112-116. 33. Demangeon (Albert), art. cit., p. 403. 34. Ibid, p. 404. 35. Jones (Stephen B.),Boundary-Making, A Handbook for Statesmen, Treaty Editors and Boundary Commissioners, Washington DC : Carnegie Endowment for International Peace, 1945. 36. Demangeon (Albert), art. cit., p. 413. 37. En particulier, Lyde (L.W.),Some Frontiers of tomorrow : an aspiration for Europe, London, 1915. 38. Demangeon (Albert), art. cit., p. 413. Avec beaucoup de précautions, Albert Demangeon évalue à 150 000 le nombre des Bulgares de la « Nouvelle Dobroudja » pour 6 400 Roumains, de 200 à 250 000 le nombre des Bulgares de Thrace, à 800 000 les Bulgares de Macédoine. 39. Ibid, p.416.

RÉSUMÉS

Fondée sur diverses sources d'archives, cette étude propose d'examiner les arguments mobilisés par les géographes français pour régler la question des frontières de la Bulgarie lors de la Conférence de la Paix en 1919. Dans un premier temps, la crainte des géographes français a concerné l'influence bulgarophile répandue parmi les experts américains de l'Inquiry. Les réseaux d'influence mis en place par les missions protestantes et le rôle du Robert College dans la formation des élites bulgares ne sont pas étrangers à cette disposition initiale des experts américains. Vaincue, la Bulgarie est ensuite l'objet d'une expertise « en creux » où l'argument politique domine l'argument géographique. On distingue cependant plusieurs types d'argumentaire selon qu'il s'agisse de la Dobroudja, de la Macédoine ou de la Thrace.

AUTEUR

TALINE TER MINASSIAN Maître de conférences à l’Université Jean Monnet (Saint-Etienne).

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Qui est Sadık Ahmet ? Le parcours d’un nationaliste turc en Grèce Who is Sadık Ahmet? The route of a Turkish nationalist in Greece

Samim Akgönül

Introduction

1 Un des multiples problèmes qui subsistent dans les rapports gréco-turcs malgré l’assouplissement de ces relations depuis quelques années est celui des minorités réciproques. Il est vrai que ce problème, plutôt cette série de problèmes, est très souvent occultée en faveur d’autres différends plus médiatiques, comme Chypre ou le conflit égéen. Pourtant il s’agit là du différend le plus ancien, le plus constant et le plus complexe de tous les aspects du conflit gréco-turc. En effet, depuis janvier 1923, où la minorité grecque-orthodoxe d’Istanbul (ainsi que d’Imbros et de Ténédos) et la minorité musulmane de Thrace occidentale ont été exemptées de l’échange obligatoire décidé à Lausanne, les deux pays s’accusent mutuellement de maltraiter les minorités réciproques tout en continuant de soupçonner ces mêmes minorités de prêter allégeance à leur mère-patrie. C’est dans ces conditions qu’il est difficile d’analyser un quelconque aspect de ces minorités sans prendre en compte des interactions triangulaires, c’est-à-dire la minorité, le pays de résidence, et la mère-patrie.

2 Tous les groupes ont construit leur histoire et leurs personnages historiques, autrement dit leur mythologie. Cette mythologie contient forcément des faits réels, des faits déformés, des faits imaginaires, des rumeurs, de la tradition orale, un peu de manichéisme, un peu de romantisme, une dose de littérature, une autre de démagogie et enfin des acteurs, les fondateurs et autres héros. Les Turco-musulmans de Grèce n’échappent pas à cette règle. C’est surtout depuis ces dix dernières années, avec l’éveil des nationalismes balkaniques et la résurgence des questions minoritaires, que les Turcs de Grèce se sont dotés également d’une mythologie respectant toutes les règles du genre. La place de Sadık Ahmet est particulière dans cette mythologie. Personnage complexe, héros pour certains, opportuniste pour d’autres, leader sans conteste pour les uns, manipulé pour les autres, il ne laisse pas indifférent. Et parfois le hasard donne

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un coup de pouce à la création d’un héros. Sa mort dans des circonstances certes anodines (accident de voiture), mais à un moment où il était à l’apogée de sa popularité, a contribué au renforcement d’un mythe. En raison de cette mythification, l’analyse du parcours et de la personnalité de ce personnage public est brouillée. Nous allons simplement essayer de tracer les grandes lignes de son action pour entrevoir la signification de ce personnage pour la minorité, qui fut plus qu’un homme politique, un phénomène de société.

Le parcours classique d’un Turc de Grèce

3 Sadık Ahmet est né en 1947 dans le village de Küçük Sirkeli près de Komotini. En 1966, après des études primaires dans son village et des études secondaires au lycée de Celai Bayar à Komotini1, il part en Turquie, comme la plupart des jeunes de la minorité, pour une première année de médecine à l’Université d’Ankara. En ces temps-là, où l’enseignement minoritaire secondaire est embryonnaire et très faible en Thrace occidentale, il est quasiment impossible pour un jeune minoritaire de réussir le concours d’entrée aux universités grecques. Alors, le peu de jeunes qui veulent continuer leurs études supérieures (la société turque de Grèce étant majoritairement agricole, même les études secondaires étaient rares dans les années 1960) n’ont d’autre choix que de concourir en Turquie en tant que ressortissants étrangers et de transférer ensuite leur inscription dans une université grecque. C’est ce que fait Sadık Ahmet également. En 1967 il fait transférer son inscription à la faculté de médecine de Thessalonique d’où il sort médecin généraliste en 1974. Après un service militaire de trente-quatre mois dans l’armée grecque, il remplit son obligation de pratiquer une année dans le centre de la Grèce (en Grèce, comme en Turquie, les médecins doivent pratiquer un an à l’endroit où l’Etat les affecte). Il est utile d’attirer l’attention sur la période à laquelle il aborde sa vie d’adulte. Son service militaire de près de trois ans est effectué au moment où les relations gréco-turques ont atteint leur paroxysme à cause du conflit chypriote. Il ne faut pas oublier que les nationalistes turcs de Thrace comparent volontiers leur situation à celle des Turcs de Chypre et les nationalistes grecs montrent volontiers l’exemple chypriote pour dénoncer les visées turques en Thrace. Il est plus que probable que c’est dans cette atmosphère de tension extrême entre les deux nations (des propagandes populistes et nationalistes vont bon train dans les deux pays pour fustiger l’ennemi) que Sadık Ahmet a eu conscience de son identité difficile, sans pour autant s’engager dans une démarche revendicatrice.

4 Ce n’est qu’au début des années 1980 que son engagement se précise. En effet, non seulement la conjoncture est favorable en raison d’un réveil de la conscience minoritaire chez les Turcs de Thrace, mais, de plus, il rencontre des difficultés dans sa vie privée. En 1978, il revient en Thrace et se spécialise en tant que chirurgien. À la fin de sa spécialisation, en 1984, il pose sa candidature à l’hôpital de Thessalonique, mais elle est écartée. C’est à partir de cette date que commence son engagement politique. Ses détracteurs lui ont souvent reproché de ne s’engager dans les affaires de la minorité qu’à partir de ce moment, par dépit, parce qu’il n’avait rien d’autre à faire, doutant donc de sa sincérité.

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Un engagement politique opportuniste

5 A partir de 1985, suite au refus de l’hôpital de Thessalonique de lui accorder un poste vacant alors qu’il est le seul candidat, Sadık Ahmet commence à se faire connaître dans le cercle étroit des leaders et des politiciens de la minorité. La première action publique qui le place sous la lumière des polémiques est l’affaire des pétitions. Rétrospectivement, on peut dire que c’est cette action qui marque le point de départ des revendications concrètes des minoritaires et le début de l’internationalisation du problème.

6 Dès le début des années 1980, une fois acquis une relative aisance économique, les Turcs de Grèce qui avaient émigré en Allemagne, comme d’autres Turcs et d’autres Grecs, commencent à s’organiser2. En 1985, les associations des Turcs de Thrace occidentale en Allemagne intensifient leurs activités. Parmi celles qui visent à se faire entendre par l’opinion publique européenne, figure l’idée d’une pétition sous forme d’un texte énumérant les problèmes de la minorité. Selon les responsables de ces associations évoluant dans un milieu occidental, le seul moyen d’obtenir des concessions d’Athènes est d’utiliser une pression européenne dans le cadre du processus de l’harmonisation européenne. La Grèce ne fait partie de l’Europe que depuis quelques années et la Turquie est non seulement loin, mais, de plus, à peine sortie d’une période de dictature militaire. En juillet 1985, l’association de Düsseldorf est chargée de diriger cette opération informe les dirigeants de la minorité. Après la publication de l’appel par le journal minoritaire Trakya’nm Sesi3, “le conseil supérieur de la minorité4” se réunit et prend la décision de lancer la pétition5, mais le sujet ne revient plus à l’ordre du jour et le texte sous lequel les signatures doivent être recueillies n’est pas rédigé. La raison de ce revirement d’attitude est l’opposition de Hasan Hatipoğlu, propriétaire du journal Akm et membre éminent de l’élite minoritaire. D’après lui, cette action peut nuire à la Grèce et donc à la minorité6. En septembre 1985, Sadık Ahmet, qui vient d’être refusé par l’hôpital de Thessalonique et occupe le poste de secrétaire de l’Association des Diplômés d’Université de la Minorité de Thrace Occidentale7, a déjà commencé à rassembler des signatures sur une feuille blanche dans les villages où il se rend pour pratiquer des circoncisions8. La période coïncide avec la campagne hardie menée contre la nomination de Cemali Meço comme mufti par intérim à Komotini9. Les adversaires de Sadık Ahmet l’accusent d’utiliser cette division dans la minorité pour servir ses propres ambitions. On affirme qu’il déclare dans les villages favorables à Cemali Meço qu’il rassemble des signatures pour lui, et dans les villages adversaires de dire que c’est contre lui10. Sadık accélère la pétition après un court séjour en Allemagne au début de 1986. Cette visite prouve la nature non fondée des accusations portées contre ses intentions, mais le problème est qu’il opère toujours individuellement11. Dans le courant de 1986, il décide de préparer un texte à faire figurer en tête des signatures, mais, jugé trop sévère, il n’est pas approuvé par l’Association des Diplômés d’Université12.

7 Sadık Ahmet est arrêté pour un contrôle de routine le 9 août 1986 sur la route, de retour d’Alexandropolis où il a opéré une circoncision. Lors de la fouille de sa voiture, les gendarmes trouvent un texte intitulé : Yunanistan Cumhuriyeti Smırlan İçinde Yaşayan Bati Trakya Türk-Müslüman Azmlığmm Sikayetleri ve İstekleri (Les plaintes et les volontés de la minorité turco-musul-mane vivant dans les frontières de la République de la Grèce) sur lequel figurent 1 300 signatures13. La préfecture d’Evros porte plainte contre

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diffusion de fausses nouvelles et utilisation de fausses signatures14. Après sa déposition, il est libéré et son procès est reporté à une date non précisée. Suite à cette arrestation, Sadik Ahmet, voyant que le comité de direction de l’Association de Diplômés D’université ne le soutient pas, démissionne de son poste de secrétaire15 À partir de ce moment, soutenu par le journal Gerçek d’ismail Rodoplu, il commence à créer des slogans afin de « faire connaître au monde les pressions de la Grèce »16. Ces slogans vont lui servir durant toute sa carrière politique. Dans ce cadre, opérant toujours seul, il se rend à Thessalonique pour distribuer la traduction en anglais de son texte (Grievances and Requests of Turkish-Moslem Minority Living in Western Thrace) à la Conférence des Droits de l’Homme et de la Démocratie du Conseil de l’Europe. Il est expulsé de la salle par les forces de l’ordre. A la suite de cet événement, le procureur d’Evros fixe la date du procès de Sadık Ahmet au 28 janvier 1988, mais le reporte ensuite au 21 avril.

8 Entre-temps, les événements du 29 janvier 1988 attristent et divisent la minorité. La grande marche de protestation des Turcs de Grèce fait désormais partie de la mythologie nationaliste minoritaire : le 2 octobre 1987, la cour de cassation grecque confirme la décision de 1984 qui dissolvait les associations dont l’intitulé comporte le nom “turc”. Le 4 janvier 1988, la Haute Cour, à son tour, ratifie les décisions précédentes. Cette décision intervient au moment où est lancé “l’esprit de Davos” entre la Grèce et la Turquie, sous l’impulsion de Turgut Özal et Andréas Papandréou, et Özal ne veut pas que les Turcs de Thrace sabotent le processus. Le désintérêt d’Ankara joue un rôle catalyseur et les notables de la minorité (dont Sadık Ahmet, mais dans un rôle discret) prennent une série de mesures allant du boycott des écoles à la menace de porter l’affaire devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme. C’est à cette occasion qu’est organisée une grande manifestation dans les villes de Thrace occidentale. La marche du 29 janvier est le premier véritable mouvement de masse de la minorité.

9 À cause de la tension résultant de ces événements, le procès de Sadık Ahmet est transféré à Thessalonique, puis renvoyé d’abord au 27 mai 1988 et ensuite au 22 juin 1988. À l’issue de ce procès, le 24 juin, Sadık Ahmet est condamné à trente mois de prison et à 100 000 drachmes d’amende, pour avoir diffusé de fausses nouvelles et utilisé de fausses signatures ; au même procès, un certain Vacip Kanarya, accusé de l’avoir aidé, est condamné à quinze mois de prison et à 50 000 drachmes d’amende17. Les deux condamnés font appel de la décision et sont libérés. Le procès d’appel est fixé au 20 décembre.

Sadık Ahmet, Incarnation de la minorite turque de Grèce

10 Ces procès sont qualifiés dès le début de l’affaire comme étant les procès de la minorité. Sadık Ahmet était progressivement présenté, surtout par Gerçek, comme un héros national. L’appui de la Turquie est indéniable : dans le nouveau nationalisme d’Özal, les leaders qui exaltent la turcité de la minorité sont bienvenus. D’ailleurs, le rapprochement est visible durant les visites à Athènes du ministre des Affaires étrangères Mesut Yılmaz et du Premier ministre Turgut Özal lui-même, lors desquelles les responsables turcs s’entretiennent avec Rodoplu, Aga et Hatipoğlu, qui sont les créateurs du phénomène Sadık Ahmet.

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11 À la veille du procès d’appel, les propagandes nationalistes s’accélèrent. Le 23 novembre, “le Conseil Supérieur de la minorité” se réunit en session extraordinaire et décide que « toute la minorité sera présente au procès de Sadık Ahmet »18. La Turquie, qui s’intéresse de plus en plus au cas de Sadık Ahmet, participe à l’enthousiasme général. Dans l’Assemblée nationale turque, le problème est porté à l’ordre du jour et les députés décident d’envoyer une délégation au procès d’appel19. En attendant, Akm lance le procès ainsi : Soydaş [se dit des gens de la même race] ! Le procès qui aura lieu le 20 décembre n’est pas le procès du Dr. Sadık Ahmet ! C’est le procès de nos droits, qui ont été bafoués lors des précédents procès, alors qu’ils nous viennent des lois, de la constitution et des traités internationaux. Et c’est le procès des droits de l’Homme. En bref, c’est la condamnation de la turcité des musulmans de Thrace occidentale qui sera analysée le 20 décembre. Le Conseil Supérieur de notre minorité le considère ainsi. Chacun de nos villages doit envoyer sa délégation à Thessalonique le 20 décembre. Notre devise : Un pour tous, tous pour un, nous nous soutenons fortement.

12 Cet appel produit un grand effet sur la minorité. L’acceptation de ce procès comme « jugement de la minorité »20par le Conseil Supérieur obtient le même effet. Outre la délégation de parlementaires turcs, la TRT (télévision nationale turque) et 800 membres de la minorité viennent assister au procès. Mais il est, une fois de plus, reporté au 29 novembre 1989.

13 En attendant le procès, Sadık Ahmet, qui symbolise déjà le courant nationaliste, se lance dans la politique et se déclare candidat aux élections du 18 juin 1989. Dès le printemps 1989, une nouvelle tentative de liste indépendante est lancée21. L’idée a déjà été essayée aux élections de 1985, mais s’était soldée par un échec. Selon certains notables de la minorité, dont Sadık Ahmet, les élus de la minorité, faisant partie des partis politiques grecs classiques, ne peuvent servir les intérêts de la minorité, car ils sont noyés dans ces grandes formations. En mai 1989, une liste appelée Güven (confiance) est établie à Komotini. Selon cette liste, İsmail Rodoplu, Sabahattin Emin22 et Sadık Ahmet sont les candidats indépendants aux élections du 18 juin. La liste est lancée par Rodoplu dans son journal Gerçek en ces termes23 : O ! électeur turc de Thrace occidentale. Fais confiance aux candidats de la liste de Güven, qui sont sortis de ton sein. Il se peut qu’il y ait des gens hors de Güven qui te menacent ou qui abusent de toi avec des promesses mirifiques. Mais tu as vu beaucoup de menaces, écoute ta conscience et vote pour Güven à qui tu peux faire confiance. Personne ne peut te priver de ce droit.

14 Tout le monde semble soutenir l’idée de candidats indépendants sauf peut-être Abdülhalim Dede de Trakya’nm (bonheur) à Xanthi, le Conseil Supérieur de la minorité a achevé son oeuvre. Il est vrai qu’à la veille des élections, Athènes est embarrassée. Non seulement il serait difficile de contrôler les députés indépendants mais ils risquent en plus de s’emparer des voix des grands partis et donc de changer la configuration de la Vouli. Ainsi, plusieurs mesures douteuses sont prises pour empêcher les Turcs de Thrace occidentale vivant en Turquie de venir voter en faveur des indépendants24 Néanmoins, les voix obtenues par les listes indépendantes sont spectaculaires25. Il faut toutefois signaler que ce ne sont ni les candidats ni les listes qui mobilisent le peuple, mais Sadık Ahmet lui-même. Sa propagande avant les élections, les procès qualifiés de « jugements de la minorité » et son activité professionnelle 26 se sont conjugués pour réunir les quelque 22 000 voix qui représentent un record en Thrace occidentale. Mis à part le cas particulier de Sadık Ahmet, nous pouvons dire que la tentative des listes

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indépendantes s’est plutôt soldée par un échec. À Komotini, un seul député est élu (Sadık Ahmet), et à Xanthi la minorité est privée de représentant à l’Assemblée.

15 À la veille des élections du 5 novembre, Athènes prend les mêmes précautions, y compris la fermeture de la frontière pour cause de grève27. Mais l’événement principal est l’annulation de la candidature de Sadık Ahmet pour cause de vice de forme. Il a oublié de préciser qu’il ne posait pas sa candidature dans une autre région de la Grèce au sein d’un autre parti28. Malgré l’appel de la décision et les nombreuses protestations, il ne peut être candidat. En conséquence, Sadık Ahmet appelle la minorité à voter pour le seul candidat de Güven, c’est-à-dire İsmail Rodoplu. À l’issue des ces élections, İsmail Rodoplu est élu député indépendant à Komotini. Une fois de plus, les musulmans de Xanthi sont privés de député

16 L’année 1990 commence dans une grande agitation en Thrace occidentale. Suite à la condamnation de Sadık Ahmet, “le Conseil Supérieur de la minorité” décide de mesures de protestation et, entre autres, une marche commémorative le 29 janvier 1990 à l’occasion du deuxième anniversaire de la manifestation de 1988. La veille de la marche, les radios locales diffusent des nouvelles provocatrices et amplifient l’atmosphère tendue dans la région. Ainsi, le 29 janvier, des incidents éclatent et violences et saccages des commerces turcs se déroulent le soir. La presse minoritaire traite le sujet d’une façon passionnée.

17 Peu de temps auparavant, Sadık Ahmet et Ibrahim Serif, le deuxième condamné, sont arrêtés. L’accusation porte sur l’utilisation du mot « turc » durant la campagne électorale. Deux accusations se conjuguent : d’une part, celle de diffuser de fausses informations en déclarant que la N.D.29, le PA.SO.K30 et Sinaspismos 31 créent une atmosphère d’anarchie et de terreur et, d’autre part, celle d’inciter le peuple à la violence et de créer des divisions dans la société par l’utilisation du mot « turc » lors de la campagne électorale. Le procès du 25 janvier est encore annoncé comme le jugement de la turcité par Gerçek32. À l’issue du procès, Sadık Ahmet et Ibrahim Serif sont condamnés à 18 mois de prison et 3 ans de privation de leurs droits civiques. Ce jugement et le déroulement du procès sont certainement l’une des causes des événements du 29 janvier 1990.

18 En se préparant aux élections anticipées du 8 avril 1990 (il est évident que la Grèce elle- même est en train de traverser une crise d’instabilité politique ; les élections successives sont décisives à la naissance politique de Sadık Ahmet), la minorité est privée de son “leader naturel”. Il faut à tout prix sortir Sadık Ahmet de prison. La Turquie décide d’utiliser les grands moyens ; outre la délégation parlementaire turque, une délégation des Verts allemands vient assister au procès d’appel du 30 mars 1990 à Patras. Avant le procès, la démarche du 5 mars d’Andréas Politakis, le président du prix Abdi İpekçi, auprès du Premier ministre Zolotas est décisive33. À l’issue du procès, les peines sont diminuées à quinze mois pour Sadık Ahmet et à dix mois pour Ibrahim Serif ; qui plus est, les peines étant avec sursis, ils sont libérés34. Ainsi, une semaine avant les élections, Sadık Ahmet est libre. Les deux listes indépendantes sont établies. L’arrivée d’observateurs étrangers35 pour les élections du 8 avril a certainement empêché les autorités grecques de prendre les mêmes mesures qu’aux élections précédentes36.

19 Pour sa propre carrière, il a fallu à İsmail Rodoplu soutenir Sadık Ahmet de l’extérieur. À Xanthi, les deux personnages qui se disputaient le titre de leader, Mehmet Emin Aga et Ahmet Faikoğlu, sont satisfaits : le premier est mufti, le second est député. Désormais,

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les deux députés turcs et indépendants dans l’Assemblée grecque peuvent jouer « le rôle clé »37. D’autant plus qu’à l’échelon national, la ND a pu obtenir 151 des 300 sièges pour pouvoir former le gouvernement.

20 À la fin de 1990, l’équipe de Sadık Ahmet est au complet. Sadık est le député indépendant de Komotini, Ahmet Faikoğlu celui de Xanthi. Mehmet Emin Aga est élu mufti de Xanthi et, finalement, Ibrahim Serif, compagnon de cellule de Sadık Ahmet, celui de Komotini. La seule fausse note est la nouvelle loi d’élection n° 163 proposée le 24 octobre 1990 qui édicte l’obligation d’obtenir au moins 3 % des voix à l’échelon national et ce, même pour les candidats indépendants. C’est-à-dire que pour être représenté à l’assemblée, il faut obtenir au moins 200 000 voix dans tout le pays. Si les petits partis allaient être ainsi écartés, les candidats indépendants de la minorité perdent aussi toute chance d’être élus.

21 Il faut ici ouvrir une parenthèse concernant la taille de la minorité turco-musulmane de Thrace occidentale. Il n’y a pas de consensus sur le nombre exact de la minorité : selon les sources turques et la presse minoritaire, les chiffres varient entre 120 000 et 150 000. En effet les chiffres avancés diffèrent selon la position qu’on veut défendre. Lorsqu’on veut prouver que la Grèce exerce des pressions et oblige les membres de la minorité à l’émigration, les auteurs utilisent des chiffres se situant autour de 120 000. A l’inverse, lorsqu’il faut démontrer qu’il s’agit là d’une minorité importante qui doit être représentée à la Vouli par trois députés et qu’elle doit intervenir dans l’administration locale, les estimations oscillent entre 150 000 et 200 00038. Les autorités grecques utilisent, elles aussi, plusieurs estimations selon l’idée défendue. Lorsqu’il faut prouver qu’il n’y a aucune pression et que la minorité est heureuse, surtout par rapport à la chute spectaculaire du nombre de la minorité grecque de Turquie39, les chiffres avoisinent les 150 000. Quand il faut minimiser l’importance de la minorité, on retrouve le chiffre de 110 00040 mais, surtout, la minorité est subdivisée en plusieurs sous- groupes que sont les Turcs, les Pomaks et les Gitans41. Que l’on prenne en compte l’estimation faible ou élevée, le nombre d’électeurs est loin d’assurer l’élection de candidats indépendants avec cette nouvelle loi électorale.

22 Le projet de loi est accepté en novembre 1990. Malgré l’opposition de tous les partis, les 151 voix de la ND ont suffi. Avec la déclaration de la nouvelle loi, les députés indépendants, les notables qui les ont soutenus et même la Turquie qui s’est montrée hostile aux autres candidats, sont très embarrassés. En effet, durant la campagne électorale, les candidats musulmans des partis politiques ont été qualifiés de « traîtres » et de « vendus ». Maintenant que le seul moyen d’être représenté est d’entrer dans les partis politiques, la situation est très délicate42.

23 Pour sortir de cet embarras, il faut encore utiliser le charisme de Sadık Ahmet. À son initiative, et avec l’appui de l’Association d’Aide Mutuelle des Turcs de Thrace Occidentale à Istanbul, donc de la Turquie, la fondation d’un parti politique de la minorité est décidée43. C’est là que se séparent les voies d’Ahmet Faikoğlu et de Sadık Ahmet. Ahmet Faikoğlu a déjà été député et plusieurs fois candidat du PASOK, il sait que la fondation d’un parti va non seulement priver la minorité de députés à l’Assemblée, mais surtout qu’elle va bloquer sa carrière. Au contraire, Sadık Ahmet a commencé dans la politique en tant que candidat libre et son but est de devenir le leader incontesté de la minorité à l’échelle internationale.

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Relations ambiguës avec la Turquie

24 Ainsi, le est lancé entre les deux députés. D’autant plus qu’en Turquie l’ANAP a perdu les élections, et la nouvelle cohabitation entre le DYP (Doğru Yol Partisi -le parti de la juste voie- de Süleyman Demirel, centre droit) et le SHP (Sosyalist Halkçi Parti -le parti socialiste populaire - d’Erdal İnönü, centre gauche) s’intéresse aux affaires de la minorité que Turgut Özal, désormais Président de la République. Dans le combat qui oppose les deux députés, tous les coups sont permis. Sadık Ahmet accuse Ahmet Faikoğlu d’être un espion du KIP (renseignements généraux grecs)44. Il va même jusqu’à le traiter de traître en évoquant ses origines gitanes45. De son côté, Ahmet Faikoğlu, qui s’est assuré du soutien d’İsmail Rodoplu et de Gerçek, accuse Sadık Ahmet de « collaborer avec les Grecs »46. L’opposition des deux députés élus a commencé à irriter Ankara. La presse turque en fait largement écho47. Dans cette opposition, Sadık Ahmet perd petit à petit le soutien de la Turquie. Son habitude d’agir seul, qui date de l’affaire des pétitions, l’éloigne de ces soutiens.

25 Ceux qui se sont opposés aux députés indépendants se réjouissent de cette division. Trakya’nm Sesi ne manque pas une occasion de critiquer surtout Sadık Ahmet. Ce dernier, pour justifier son élection, a tendance à déclarer qu’il y a des améliorations. Lorsqu’il déclare cela au Comité des ministres du Conseil de l’Europe, il est traité de traître par ses opposants48.

Le DEB : premier parti politique ethnique de Grèce

26 Dans le même temps, les travaux de fondation du parti de la minorité s’accélèrent. Les fondateurs du parti ont choisi le nom de Dostluk, Esitlik ve Barış Partisi (le parti de l’Amitié, de l’Egalité et de la Paix) ou DEB. La première réunion du parti se tient dans les locaux de l’Association des Jeunes Turcs de Komotini. Sadık Ahmet a écarté tous ceux qui pouvaient le tenir dans l’ombre parmi les fondateurs du parti.

27 La fondation du parti du DEB, la rivalité entre les deux députés, la perte du soutien de la Turquie, voici les trois facteurs qui mettent Sadık Ahmet dans l’embarras à l’annonce des élections anticipées pour le 10 octobre 1993. Dans le courant de 1993, Antoine Samaras démissionne de la ND de Constantin Mitsotakis, le parti du gouvernement, en critiquant surtout sa politique extérieure. Il fonde son propre parti, « le Printemps politique »49, et lance un appel aux députés de la majorité les invitant à démissionner pour permettre de nouvelles élections. Suite à la démission de quatre députés qui ont écouté cet appel, Mitsotakis, qui perd la majorité à l’Assemblée, demande au Président de la République d’annoncer les élections anticipées. C’est chose faite le 10 octobre. Cette annonce, inattendue, oblige les leaders divisés de la minorité à agirvite. Les fondateurs du DEB se réunissent le 11 septembre et prennent les décisions50 : 1 - Le DEB participera aux élections du 10 octobre ; 2 - Le DEB est ouvert à toutes les formations politiques qui veulent collaborer avec nous ; 3 - Si un parti politique propose une collaboration avant le 10 octobre : a) Les droits de l’homme seront prioritaires et aucune concession ne sera accordée ; b) En cas d’accord, Sadık Ahmet sera le candidat à Rhodopes et une personne sera choisie par le DEB à Xanthi ;

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4 - En cas d’absence de proposition d’une formation politique ou en cas d’absence d’accord, notre peuple participera aux élections du 10 octobre 1993 à travers ses candidats indépendants ; 5 - La date limite pour déclarer les candidatures est fixée au 20 septembre. À la lumière des développements jusqu’à cette date, la présidence du parti réunira son Conseil Général qui, à son tour, annoncera la décision finale.

28 Aucun parti ne fait de proposition au DEB : la situation devient de plus en plus difficile. Participer aux élections avec des candidats indépendants équivaut tout simplement à ne pas avoir de représentants à l’Assemblée. Malgré l’opposition de plusieurs journaux, deux listes indépendantes sont encore établies. Ceux qui s’insultaient deux semaines plus tôt se trouvent une fois de plus réunis, du moins sur les pages des journaux. Le slogan des candidats libres revendique d’être élus non pas comme de simples députés, mais comme des leaders sur le plan international51. Ceux qui posent leur candidature sous les couleurs d’un parti sont encore qualifiés de traîtres. Les deux grands partis, la ND et le PASOK tirent profit de la situation. À Xanthi, la ND ne permet pas à son candidat Orhan Haciibram d’utiliser le mot « turc » sur les affiches pendant sa campagne, alors que le même parti en faisait lui-même usage durant les élections précédentes. Orhan Hacıibram est contraint de retirer ses affiches et perd des points aux yeux des membres de la minorité. La même provocation est faite par le PASOK à Komotini contre son candidat Ahmet Mehmet qui, lui, préfère démissionner52. Ainsi les deux grands partis ont garanti l’absence de députés musulmans dans l’Assemblée pour la première fois depuis la période de la junte.

Sadık Ahmet : un homme politique dérangeant

29 Les candidats indépendants, sans se soutenir entre eux, demandent les voix de la minorité pour élire le « leader mondial », les candidats des partis contre-attaquent en précisant qu’il s’agit d’élections pour élire des députés et que s’ils le souhaitent, on pourrait, plus tard, faire des élections pour un leader mondial ! Mais les résultats des élections montrent une fois de plus l’influence de Sadık Ahmet sur le peuple : son charisme fonctionne toujours. Mais en fin de compte, pour la première fois dans son histoire, la minorité de Thrace occidentale n’est pas représentée à la Vouli. La tentative des députés indépendants a dépassé les attentes et la minorité est tombée dans ce piège.

30 Au scrutin d’avril 1990, le nombre de voix données aux candidats musulmans atteint 50 000. Le nombre total des électeurs musulmans de Thrace occidentale étant estimé à 60 000, cela peut être considéré comme une grande réussite. D’autant plus qu’aux élections de 1981, avant l’apparition des candidats indépendants, les candidats musulmans ne parvenaient qu’à obtenir 36 590 voix53 alors que même au scrutin de novembre 1989, où Sadık Ahmet ne se présentait pas, ce chiffre était dépassé. Ainsi nous pouvons conclure que la tentative des candidats libres a été globalement bénéfique aux candidats de la minorité mais, paradoxalement, sans pour autant assurer l’objectif principal, c’est-à-dire l’envoi de députés musulmans à l’Assemblée.

31 La « réussite » des élections du 10 octobre 1993 n’a pas empêché le durcissement des relations entre Sadık Ahmet et les autres notables de la minorité. Sadık Ahmet devient de plus en plus violent et agressif. Il s’éloigne d’Ahmet Faikoğlu et d’İsmail Rodoplu. Ses relations avec la Turquie se détériorent également. Mais il faut signaler une accélération de l’internationalisation du problème de Thrace occidentale sous son

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impulsion, secondé en cela par les Turcs de Thrace occidentale en Allemagne. En effet, depuis la fin des régimes communistes dans les Balkans, les Occidentaux s’intéressent de plus en plus au sort des minorités dans cette région. Profitant de cette conjoncture, nous voyons très souvent Sadık Ahmet à Strasbourg et à Bruxelles dénonçant des violations réelles ou supposées des droits des Turcs de Grèce.

32 Tels sont la situation et le comportement de Sadık Ahmet lorsque, le 24 juillet 1995, il trouve la mort dans un accident de voiture.54 Malgré plusieurs déclarations des notables de la minorité qui insistent sur la nature accidentelle de sa mort, le doute a été, pendant un certain temps, entretenu. Les insinuations à propos des circonstances de l’accident, de la personnalité du chauffeur du tracteur qui a percuté la voiture de Sadık, ont rempli les pages de la revue de Bati Trakya’nm Sesi55. Un prix appelé « prix Sadık Ahmet de paix et de la démocratie » est créés 56. Quelques tentatives pour prolonger l’expérience du DEB avec Isık Ahmet, sa femme, ont vite été abandonnées. Malgré tout, le numéro de cette revue qui donne en couverture la nouvelle de la mort de Sadık Ahmet est davantage consacré à l’emprisonnement de Mehmet Emin Aga qu’au décès de Sadık. D’ailleurs, Sadık Ahmet n’était plus invité aux activités de l’Association d’Aide Mutuelle des Turcs de Thrace occidentale alors qu’İsmail Rodoplu, İbrahim Serif et Mehmet Emin Aga (les deux muftis élus de la minorité) y étaient toujours présents57

33 Aujourd’hui, mis à part dans certains milieux ultra-nationalistes, les discussions autour de sa mort sont terminées. Mais à partir de ce décès inattendu, la mystification de Sadık Ahmet s’est accélérée. Désormais, on le compare à Rauf Denktas ou même, parfois, à Mustafa Kemal. Son parcours et sa personnalité ont été réécrits dans un souci de récupération politique. A Istanbul, une rue ainsi qu’un hôpital portent désormais son nom. De tout bord, des islamistes aux nationalistes, son nom est évoqué comme celui d’un héros national. Nous pouvons dire que dorénavant, en tant que personnalité imaginaire, il fait partie de l’histoire de la minorité à part entière.

NOTES

1. La Minorité possède deux collèges-lycées, un à Xanthi, fondé en 1965 par un particulier appelé Muzaffer Salin, et l'autre à Komotini, inauguré en 1952 à l'occasion de la visite du Président turc Celai Bayar dans le cadre du rapprochement gréco-turc des années 1950. Tout au long des années 1960, il s'agissait de l'institution phare de la minorité. A partir de 1967 l'école tombe en désuétude pour des raisons évidentes liées à la junte des colonels. 2. Akgönül (Samim), « Les musulmans de Thrace en émigration »,Mésogeios, (3), 1999, pp. 31-49. 3. Trakya'nm Sesi, 22 août 1985. 4. Ce conseil, fondé au début des années 1980, comprend, outre les deux muftis, les députés et les anciens députés de la minorité, les responsables des associations, les anciens responsables d'associations, une partie des journalistes, les maires musulmans des villages, les membres des conseils municipaux, ainsi que d'autres notables. 5. Gerçek, 21 septembre 1985. 6. Akm, 31 décembre 1985, « İmza mı toplanıyor ? Dikkatli olalım » (On fait une pétition ? Soyons prudents).

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7. Cette association, fondée en 1982, tente de regrouper les érudits de la minorité pour préparer les actions revendicatrices. Elle est très engagée politiquement et les personnalités qui la dominent ont toutes fait des carrières politiques, à l'instar de Sadık Ahmet et d'Ismail Rodoplu. 8. Oran (Baskın), Türk Yunan İliskilerinde Bati Trakya Sorunu, Istanbul : Bilgi, 1991, p. 197. 9. Il existe toujours une polémique entre les autorités grecques et les élites minoritaires sur la question de la nomination / élection des muftis. Cemali Meço est accusé par les notables de la minorité d'être à la solde d'Athènes. Pour plus de détails à ce propos voir Akgönül (Samim), « Religious Institutions of the Muslim Minority of Greece », in Wasif (Shadid A), van Koningsveld (P.S.), éds.,Religious Freedom and the Neutrality of the State : The position of Islam in the European Union, Leuven : Peeters, 2002, pp. 145-157. 10. Dans son journal éphémère Balkan, Sadık Ahmet a toujours refusé cette accusation apportée par Ömeroğlu Aydın (Ömeroglu (Aydın),Bati Trakya Türkleri ve Gerçek, Istanbul : Avcı Ofset, 1994, p. 144). 11. Gerçek, 19 mars 1987 12. Gerçek, 25 août 1986. 13. Oran (Baskın),op. cit., p. 198. 14. Gerçek, 18 août 1986. 15. Oran (Baskın),op. cit., p. 197. L'auteur cite pour le texte de démission : Akm, 14 novembre 1987. 16. Gerçek, 7 avril 1987. 17. Gerçek, 30 juin 1988. 18. Akm, 12 décembre 1988. 19. Il semblerait que la politique de représailles joua également un rôle dans l'envoi d'une délégation au procès de Sadık Ahmet. Une délégation grecque des organisations de gauche était venue à Ankara pour assister au procès des membres d'une organisation illégale (DEV - SOL). Durant le procès il y avait eu des provocations et les Grecs avaient été arrêtés. Ils furent libérés suite à l'intervention du maire d'Athènes, Miltiadis Evert. Dans le même esprit, le Parti de la Mère Patrie (Anavatan Partisi /ANAP) qui était au pouvoir, décida de faire envoyer cette délégation au procès de Sadık Ahmet.Ömeroglu (Aydın), op. cit., p. 176. 20. Ömeiogju (Aydın), op. cit., pp. 172-173 21. İleri,28 avril 1989. 22. Avocat, compagnon de route de Hasan Hatipoğlu d'Akm ; mais il va vite abandonner le courant. 23. Gerçek, 23 mai 1989. 24. Pour les détails de ces mesures voir Akgönöl (Samim), Une communauté, deux Etats : la minorité turco-musulmane de Thrace occidentale, Istanbul : Isis, 1999, p. 111. 25. Ömeroglu (Aydin), op. cit., pp. 182-183. 26. Depuis 1985, sa principale occupation est la circoncision. Cette occupation, qui peut prêter à sourire, a une importance capitale pour comprendre le phénomène de Sadık Ahmet. La circoncision, pour le peuple turc, est un acte de la plus grande importance. Non seulement elle symbolise le passage de l'enfance à l'adolescence, mais c'est aussi une occasion formidable pour organiser des fêtes dans les villages. Ainsi Sadık Ahmet se promène de village en village, en liant des contacts avec les notables des milieux ruraux. De plus, cette occupation lui permet de subvenir à ses besoins tout en continuant à servir ses ambitions politiques. 27. Helsinki Watch Report, 1990, pp. 29-30 ; Oran (Baskin), op. cit., pp. 205-206. 28. Trakya'nm Sesi, 26 octobre 1989. 29. Nea Democratia (Nouvelle Démocratie - droite). 30. Panhellenio Socialistiko Kinema (Mouvement Panhellénique Socialiste - Parti socialiste). 31. Coalition - réformateurs de la gauche communiste.

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32. Gerçek, 20 janvier 1990, « 25 Ocak'ta Bagimsiz Güven Listesinin Davasi Görüsülüyor. Türklüğümüz Bir Kez Daha Dava Konusu Yapılıyor » (Le 25 janvier on examine le procès de la liste de Güven, notre turcité est encore sujette à un jugement). 33. İteri,16 mars 1990. 34. Selon un des adversaires acharnés de Sadık Ahmet, Aydın Ömeroglu, ils ont été libérés après avoir « avoué » qu'ils étaient d'origine turque et non pas turcs. Ömeroglu (Aydın), op.cit., p.179. La même accu sation est faite par Trakya'nm Sesi, 2 avril 1990. 35. Notamment d'Eric Siesby d'Helsinki Watch Commitee du Danemark et d'Yvo Peeters du même comité de Belgique. Bati Trakya'nm Sesi, mars-avril 1990. 36. Sauf en ce qui concerne les votes des soldats. Milliyet, 9 avril 1990. 37. Hürriyet, 6 septembre 1990. 38. Dans l'hebdomadaire Akm, entre décembre 1990 et septembre 1992, le nombre de la minorité est passé de 120 000 à 170 000. Dans Gerçek, pour l'année 1991, en l'espace de cinq mois, on peut voir les chiffres de 130 000, puis 120 000 et, enfin, 170 000. Dans les brochures électorales ces chiffres peuvent monter jus qu'à 250 000. 39. Sur la diminution du nombre des Grecs de Turquie voir Akgönül (Samim), « Les Grecs d'Istanbul », Mésogeios, 6,1999, pp. 64-106. 40. To Vima, 14 janvier 1993. 41. Kathimerini, 14 mars 1994. 42. Trakya'nm Sesi, 1 er novembre 1990. « Que va-t-il se passer maintenant ? Ceux qui vont se présenter dans les listes des partis aux élections suivantes seront-ils des collaborateurs, des vendus, des traîtres , ou pas ? (...) Allons-nous voter pour ces candidats des partis pour élire des députés ? (...) Si les députés actuels se présentent à nouveau sous les couleurs d'un parti politique, seront- ils des collaborateurs, des vendus, des traîtres eux aussi ? ». 43. Bati Trakya'nm Sesi, avril 1991, p. 3. 44. Trakya'nm Sesi, 23 juillet 1992. 45. Ömeroğlu (Aydın), op. cit., p. 180. 46. Türkiye, 24 septembre 1993. 47. Hürriyet, 10 septembre 1991. 48. Trakya'nm Sesi, 8 octobre 1992. 49. Politiki Anoixi (droite). 50. Bati Trakya'nm Sesi, septembre 1993, p. 10. 51. Sadık Ahmet, dans son journal de propagande, Balkan, 21 septembre 1993, déclare ceci : « à ces élections, on n'aura pas de député mais notre seule perte sera le salaire de député ». 52. Ömeroğlu (Aydin). op. cit., p. 192. 53. Trakya'nm Sesi, 26 octobre 1981. 54. Trakya'nm Sesi, 9 août 1995. 55. Bati Trakya'nm Sesi, juin-août 1995, p. 6. « Dr. Sadık Ahmetin Ölümü ile İlgili Soru İaretleri Ortadan Kalkmalı » (Les points d'interrogation concernant la mort de Sadık Ahmet doivent disparaître). 56. Bati Trakya'nm Sesi, septembre-décembre 1995, pp. 2-4. 57. Bati Trakya'nm Sesi, mars-avril 1995.

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RÉSUMÉS

Sadık Ahmet est l'un des personnages les plus connus de l'histoire contemporaine de la minorité turco-musulmane de Thrace occidentale (Grèce). Son charisme, son engagement et ses parcours parallèles professionnel et politique font de lui une des figures incontournables du mouvement d’émancipation des Turcs de Grèce. Durant les années 1980 et 1990, à lui seul, il a incarné les revendications nationalistes de cette communauté. Il a notamment contribué aux prémices de la reconnaissance ethnique (turque) de la minorité, non encore achevée. Ses relations avec les autorités grecques et turques, ainsi qu’avec les institutions occidentales ont largement permis l’amélioration amorcée depuis quelques années dans plusieurs domaines problématiques et ont fait connaître les problèmes de cette minorité à l’opinion publique internationale. Néanmoins, à cause de ces mêmes relations ambiguës, au fur et à mesure qu’il s’affirmait dans la scène politique, il suscitait l’inquiétude en Grèce, en Turquie et même au sein de la minorité.

AUTEUR

SAMIM AKGÖNÜL Chercheur associé au Laboratoire « Cultures et Sociétés en Europe » (CNRS Strasbourg UMR 7043), Centre de Recherche sur l’Asie Intérieure, le monde Turc et l’espace Ottoman - CeRATO - Programme Eurasie(s). Chargé de cours à l’Université Marc Bloch de Strasbourg.

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Notes et documents Notes and documents

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Force et limites d’une lecture moderne des guerres yougoslaves À propos de l’ouvrage Explaining Yugoslavia1 Strength and limits of a modern reading of the Yougoslav wars. About John Allcock's Explaining Yugoslavia

Xavier Bougarel

RÉFÉRENCE

Allcock (John),Explaining Yugoslavia, London : Hurst, 2000

1 Dans les premières pages de son ouvrage Explaining Yugoslavia, John Allcock rappelle à juste titre que la plupart des livres consacrés aux récentes guerres yougoslaves « se limitent à fournir un arrière-plan historique, plutôt que de procéder à une analyse historique, et évitent également toute confrontation directe avec des enjeux théoriques » (préface, p. XI). Aspirant au contraire à une sociologie historique de l’espace yougoslave, John Allcock entend « fournir une étude sociologique des transformations historiques de longue durée des sociétés sud-slaves, unies de manière intermittente dans un Etat connu sous le nom de Yougoslavie » (p. 1), et démontrer en particulier que comprendre la Yougoslavie et ce qu’il est advenu d’elle revient à comprendre des processus dans lesquels nous sommes nous-mêmes impliqués, et à nous confronter comme dans un miroir à nos propres problèmes. (...) La transformation des sociétés balkaniques ne peut trouver de sens que si elle est resituée dans le contexte de ce qu’il advient des sociétés européennes en général (p. 6).

2 A cette fin, John Allcock présente dans le chapitre deux les concepts-clefs sur lesquels il entend fonder son analyse, à savoir la modernisation et la globalisation, puis explique comment les Balkans participent de longue date à ces deux processus, de manière spécifique mais en relation étroite avec le reste del’Europe. Sur cette base, il aborde

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différents aspects de l’histoire économique, sociale, politique et culturelle de l’espace yougoslave :

3 a) dans le chapitre trois, il revient d’abord sur l’histoire économique longue des Balkans, et en particulier sur la question des « arriérations » ottomane et austro- hongroise, de leur réalité complexe, de leurs causes internes et externes, de leur perpétuation dans un Royaume de Yougoslavie resté essentiellement rural. Le chapitre quatre traite ensuite de la modernisation communiste, de ses modalités, de ses déséquilibres et de ses contradictions. John Allcock considère qu’« il n’existe pas à l’heure actuelle d’analyse satisfaisante de la dimension économique de l’effondrement de l’Etat yougoslave » (p. 98), et insiste quant à lui sur « une contradiction fondamentale dans l’économie yougoslave entre des impératifs modernisateurs, propres à tout processus d’industrialisation, et des tendances localistes, anti-modernes, inhérentes à son cadre politique » (p. 69). Enfin, le chapitre cinq s’intéresse à la question agraire, à savoir avant tout les structures agraires des Empires ottoman et austro-hongrois, et les réformes agraires des première et deuxième Yougoslavie ;

4 b) dans le chapitre six, John Allcock déplore que « les questions de démographie aient souffert d’un certain désintérêt au sein de la sociologie » (p. 145), et revient sur les différents mouvements de population qui caractérisent l’histoire de l’espace yougoslave (expansions militaires et migrations économiques, conversions religieuses et assimilations culturelles, exode rural, « nettoyage ethnique », etc.), ainsi que sur leurs interprétations contemporaines. Le chapitre sept traite de la stratification sociale des sociétés balkaniques : John Allcock s’attache en particulier à montrer comment le caractère segmentaire (localiste et communautariste), semi-périphérique et fortement bureaucratisé de ces sociétés a freiné la constitution des classes bourgeoise et ouvrière associées à la modernité européenne, et conduit plutôt à de simples phénomènes de « massification » ;

5 c) le chapitre huit introduit la dimension proprement politique de l’histoire de l’espace yougoslave en retraçant l’émergence et l’évolution des Etats balkaniques, et en insistant sur leur contexte international spécifique (marches des Empires ottoman et austro-hongrois, semi-périphérie capitaliste, division Est-Ouest, etc.). Sur cette base, le chapitre neuf s’intéresse plus spécifiquement à l’échec de la démocratie comme dimension majeure de la modernité politique, et l’explique par la faiblesse historique des institutions représentatives d’une part, la nature populiste et autoritaire de la vie politique dans les première et deuxième Yougoslavie d’autre part. Le chapitre dix prolonge cette analyse en traitant de l’échec de la société civile et du principe de citoyenneté, et renvoie là encore à des tendances historiques longues, à savoir le sous- développement de la société civile, et sa forte communautarisation sur des bases ethniques et religieuses, le communisme autogestionnaire yougoslave n’ayant fait que perpétuer, voire aggraver cet état de fait ;

6 d) le chapitre onze amorce le passage des questions politiques aux questions culturelles, en traitant de la constitution des identités nationales, et en insistant sur leur caractère construit et fluctuant, ainsi que sur la diversité des acteurs politiques et culturels impliqués dans l’élaboration de ces « communautés imaginaires » (Benedict Anderson). Le chapitre douze s’interroge, quant à lui, sur le caractère traditionnel et / ou moderne des sociétés balkaniques, et revient en particulier sur la question des structures familiales, des liens d’allégeance clientélistes - l’auteur s’étonnant qu’un phénomène aussi omniprésent et essentiel dans la vie sociale quotidienne ne soit pas

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systématiquement pris en compte dans la littérature sociologique sur la Yougoslavie (p. 361) -, et des pratiques religieuses. Enfin, le chapitre treize traite de la violence dans les sociétés sud-slaves, en insistant sur la monopolisation tardive et inachevée de la violence légitime par l’Etat, sur l’influence persistante de certaines formes de violence légitime non-étatique (vendetta, banditisme social, etc.), et sur le caractère symbolique et ritualisé de pratiques telles que la mutilation des corps.

7 John Allcock, spécialiste de longue date de la Yougoslavie, professeur de sociologie et directeur de la Research Unit in South East European Studies à l’université de Bradford (Grande-Bretagne), était sans doute un des mieux à même d’esquisser une sociologie historique de l’espace yougoslave, et d’apporter ainsi un éclairage nouveau sur les guerres yougoslaves. De fait, Explaining Yugoslavia est un livre imposant par son ampleur et son érudition, tout en restant très didactique. Il devrait donc devenir pour longtemps un ouvrage de référence et un outil indispensable pour tous ceux qui étudient l’espace yougoslave. Aux personnes qui travaillent de longue date sur cet espace, il rafraîchira la mémoire et éclaircira l’esprit sur bien des points ; à celles qui le découvre, il en fera découvrir la complexité et la profondeur historique. A ceux qui se réfugient derrière les dates et les noms propres, il montrera que les sciences historiques peuvent avoir d’autres ambitions ; à ceux qui égaient leurs théories sociologiques de références au cas yougoslave, il rappellera que les réalités locales ne se laissent pas facilement domestiquer.

8 Du point de vue historique, cet ouvrage n’est pas seulement une présentation synthétique et raisonnée de plusieurs siècles d’histoire des pays sud-slaves : il en explore ou en redécouvre certains aspects peu connus ou trop vite oubliés, tels que la nature de la question agraire, de l’« arriération » économique et de la stratification sociale dans l’Empire austro-hongrois, ou encore la place des institutions locales et des établissements bancaires au sein du système autogestionnaire, et l’impact de ce dernier sur la perpétuation des pratiques clientélistes et de 1’« esprit de clocher » (« parochialism »), voir sur l’application du principe même de citoyenneté2. Les remarques selon lesquelles l’autogestion yougoslave aurait été fondamentalement anti- moderne, car favorisant tout à la fois une dédifférenciation institutionnelle et une segmentation verticale de la société (p. 69), et qu’elle aurait non seulement favorisé une républicanisation des économies, mais aussi des formes de « localisme économique [economicalparochialism] centré sur la commune et l’entreprise » (p. 77), suscitent bien des réflexions, et méritent d’être prises en compte dans toute réflexion sérieuse sur l’éclatement sanglant de la Yougoslavie.

9 Ouvrage sociologique, Explaining Yugoslavia permet aussi de replacer l’histoire des pays sud-slaves dans des problématiques plus générales de sciences sociales, et donc d’échapper aux approches événementielles, moralisantes ou expressément culturalistes des guerres yougoslaves. Chapitre après chapitre, John Allcock revient à ses problématiques centrales que sont la modernisation et la globalisation, en prenant soin de définir les concepts qu’il utilise (« modernisation » et « globalisation », bien sûr, mais aussi « démocratie », « société civile », « citoyenneté », etc.). Il se réfère non seulement à de grandes figures de l’histoire et de la sociologie (Max Weber, Norbert Elias, Fernand Braudel, Immanuel Wallerstein, Ernest Gellner, Pierre Bourdieu, Antony Giddens, etc.), mais aussi aux meilleurs représentants de la sociologie yougoslave d’après-guerre tels que Josip Županov, Mladen Lazić, Vesna Pešić, Laslo Sekelj ou Vlado Puljiz. Du concept de semi-périphérie emprunté à Wallerstein à celui de civilité inspiré

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par Elias, John Allcock montre que certains ouvrages classiques de sociologie historique peuvent aider à appréhender des réalités yougoslaves complexes, mais en aucun cas insaisissables. Il nous fait aussi découvrir un certain nombre d’analyses et de débats sociologiques venus de l’espace yougoslave, trop souvent ignorés par les auteurs occidentaux traitant de cette région. Enfin, la bibliographie située en fin de volume donne un bon aperçu de la production scientifique sur l’espace yougoslave parue avant 1990 en langue anglaise et en langue serbo-croate.

10 Toutefois, cet ouvrage comporte aussi certaines lacunes et, plus largement, a les défauts de ses qualités. Ainsi, en ce qui concerne la bibliographie, on peut s’étonner que certains travaux classiques tels que ceux de Zagorka Golubović sur la crise d’identité de la société yougoslave, ou ceux de Srdjan Vrcan sur la « religion de crise » dans les années 1980 n’y figurent pas3. A propos du clientélisme, John Allcock déclare n’avoir « rencontré aucune étude sociale scientifique de ces réseaux [clientélistes] » (p. 363). Ce faisant, il ne tient compte ni des travaux de Josip Županov sur la répartition du pouvoir dans le système autogestionaire4, ou de Žika Minović sur les luttes de pouvoir à l’échelle locales5. De même, sa seule référence relative aux pratiques clientélistes dans les systèmes communistes est le court texte de Ghia Ionescu paru dans l’ouvrage de Gellner et Waterbury6, alors que des travaux autrement plus consistants existent sur cette question7.

11 Mais les vraies limites de l’appareil bibliographique et, au-delà, théorique et conceptuel de l’ouvrage de John Allcock sont ailleurs. D’une part, on peut regretter qu’il ne fasse aucune allusion à l’importante production en langue allemande consacrée à l’espace yougoslave, sans toutefois pouvoir le lui reprocher8. D’autre part, il faut noter que son ouvrage est d’une facture très classique et, pour tout dire, relativement datée. Ainsi, s’il donne un aperçu assez complet de la production sociologique yougoslave de la période communiste, il est beaucoup plus lacunaire en ce qui concerne les années de guerre et d’après-guerre9. Il ne tient donc pas compte du fait que l’éclatement de la Yougoslavie et les guerres qui l’ont accompagné ont fortement ébranlé les convictions et les modes de pensée des sociologues (ex-) yougoslaves, jusqu’alors pétris de marxisme et de fonctionnalisme, comme en témoignent certains textes particulièrement émouvants10. La production des ethnologues (ex-) yougoslaves, qui ont plus vite su répondre au défi que représentait le surgissement de la violence, est pratiquement passée sous silence, à l’exception du célèbre ouvrage de Ivan Čolović, Le bordel des guerriers11. Des constats similaires pourraient s’appliquer à la littérature scientifique anglo-saxonne à laquelle se réfère John Allcock.

12 Or, on peut se demander dans quelle mesure il est possible d’analyser les causes et les réalités d’une crise caractéristique des années 1990 à partir d’outils scientifiques datant pour une large part des décennies précédentes. La manière dont John Allcock utilise le concept de globalisation illustre fort bien cette question. Après avoir introduit ce concept en se référant à Giddens, John Allcock privilégie en fait l’approche en termes d’économie-monde et de système mondial élaborée par Wallerstein, et englobe dès lors dans le concept de globalisation des processus datant de plusieurs siècles, tels que l’insertion de l’économie ottomane dans la dite économie-monde, ou la constitution des Etats-nations balkaniques. Par certains aspects, ce choix s’avère utile et salvateur : John Allcock échappe ainsi aux effets de mode liés à la récente « découverte » d’une globalisation qui n’aurait débuté qu’après la chute du mur de Berlin, oppose aux approches culturalistes des « arriérations » ottomane ou balkanique une vision

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structurelle fondée sur l’opposition centre-périphérie, et rappelle à juste titre que la lecture des réalités balkaniques en termes de sociétés semi-périphériques a donné lieu à des travaux importants et novateurs, quoique eux-mêmes un peu datés12.

13 Il reste que, dans son usage le plus fréquent, le concept de globalisation renvoie à des phénomènes vieux tout au plus de quelques décennies (dérégulation économique et démantèlement de l’Etat-providence, épuisement de l’Etat-nation, émergence chaotique d’une « gouvernance globale », etc.), et contredisant par certains aspects les processus historiques de plus long terme que John Allcock inclut dans sa propre définition de la globalisation. Dès lors, l’utilisation du concept de globalisation apparaît souvent en décalage avec les phénomènes dont traite en réalité John Allcock, et celui-ci s’interdit de comprendre en quoi les guerres yougoslaves sont aussi le produit de la courte durée, ou d’une longue durée qui bascule. Il est significatif, de ce point de vue, que son ouvrage ignore largement les travaux récents liés à l’analyse des sociétés post- communistes ou à la relecture du passé communiste d’une part, aux conflits et aux relations internationales de l’après-guerre froide d’autre part13. Or, il eut par exemple été intéressant de comparer le concept de « national-féodalisme », utilisé dès 1988 par Blažo Perović pour caractériser le système yougoslave (p. 418) à ceux de « néo- féodalisme » et « néo-médiévalisme », apparus dans les années 1990, suite aux dérives du post-communisme14 et à la multiplication des failed states15.

14 Le fait que l’ouvrage de John Allcock repose sur un appareil scientifique très classique et relativement daté explique, à mon sens, un certain nombre d’approximations et d’erreurs à propos du communisme ou du post-communisme. Ainsi, on peut s’étonner du fait qu’il considère la Constitution de 1974 et la loi de 1976 sur le travail associé comme les vecteurs d’une « repolitisation de la société qu’il n’est pas déraisonnable de décrire comme “stalinienne” » (p. 92), ou d’une « restalinisation du politique » (p. 426). En effet, il y a bien eu dans les années 1970 « une confirmation des rigidités structurelles et idéologiques du système, plutôt qu’une avancée réelle vers une démocratie participative » (p. 426), mais cet échec ne s’est en aucun cas accompagné d’un retour à une terreur politique ou à un encadrement idéologique de masse comparables à ceux de la période stalinienne. John Allcock le sait mieux que quiconque, et son recours au terme « stalinisme » trahit donc avant tout une difficulté à conceptualiser les réalités du communisme finissant. Il en va de même quand il estime « difficile d’être certain que le communisme est vraiment mort » (p. 412), vu la force persistante des partis néo-communistes en Pologne, en Russie ou en Serbie, comme si ces partis n’avaient pas eux aussi connu d’importantes mutations, et comme si leurs places dans les jeux politiques polonais, russe et serbe n’étaient pas désormais aussi divergentes qu’inédites. Dans ce contexte, la dénonciation par John Allcock du concept de « transition à la démocratie » (p. 411) apparaît comme une figure de style obligée, et non comme l’amorce d’une réflexion critique sur les analyses dominantes du post- communisme, surtout quand il s’avère que John Allcock attribue la paternité de ce concept à Fukuyama, et non à la « transitologie » apparue dans les années 1970 et 1980 autour des transitions démocratiques - avec ou sans guillemets ? - de l’Europe du sud et de l’Amérique latine.

15 Le cas de la transition démocratique renvoie à une autre question, à savoir la capacité de John Allcock à dépasser réellement le type d’approches binaires et normatives qu’il dénonce. Ainsi, une des forces de son ouvrage réside dans sa réfutation claire et argumentée des lectures des réalités yougoslaves en termes d’antinomie entre

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civilisation européenne et barbarie balkanique, modernité austro-hongroise et arriération ottomane, balkanisation de l’Europe et européanisation des Balkans. Mais la manière dont, par exemple, John Allcock appréhende la question du nationalisme dans l’espace yougoslave n’est elle-même pas exempte d’oppositions binaires et de présupposés normatifs.

16 Dans le clivage fondateur qui oppose les analyses primordialistes et constructivistes du phénomène national, John Allcock se situe clairement du côté des secondes, comme l’atteste sa référence appuyée à Benedict Anderson. Il peut dès lors, à juste titre, réfuter les billevesées sur le caractère artificiel des nations macédonienne ou musulmane, en soulignant que, si « le processus de construction [nationale] est dans ces deux cas plus récent, et donc plus aisément perceptible, il n’a pas un caractère fondamentalement différent de celui des autres nations » (p. 315). Mais on se demande alors ce qu’il veut dire quand il affirme que « les diverses nations de l’espace yougoslave sont devenues et sont des nations de manières différentes, et les conséquences de ces différents types de communautés nationales et de formes de la conscience nationale varient donc considérablement » (p. 313), ou que les guerres yougoslaves « mettent en jeu différents types de communauté, qui ont développé différents types de discours politique », et dont les « types de revendication et les modes discursifs qui les modèlent sont incommensurables » (p. 314).

17 S’il s’agissait simplement d’insister sur l’historicité propre à chaque nation sud-slave, et de préciser dès lors leurs trajectoires historiques respectives, ces remarques seraient fort bienvenues16. Mais, comme beaucoup d’autres auteurs, John Allcock distingue en fait sans nuances deux types de nationalisme - le nationalisme civique et le nationalisme ethnique -, et fonde sur cette opposition son analyse de la question nationale dans l’espace yougoslave. Or, si les concepts de nationalisme civique et nationalisme ethnique peuvent, en tant qu’idéal-types, avoir certaines vertus heuristiques, leur utilisation pour classer les nationalismes réellement existants de l’espace yougoslave conduit John Allcock à oublier leurs ambivalences, leurs oscillations et leurs clivages internes, à commettre certaines erreurs d’interprétation et, finalement, à passer à côté des vrais questions théoriques que soulève à ce sujet l’histoire mouvementée de l’espace yougoslave.

18 Sur le plan factuel, John Allcock tend ainsi à considérer la réalité des divers nationalismes de l’espace yougoslave au cours des années 1990 à travers le seul prisme des partis nationalistes dominants. Or, au sein de chaque communauté nationale, différents acteurs ont en fait cherché à se poser en représentant légitime de l’idéologie nationale, et en ont offert des définitions divergentes. En outre, il faudrait se demander si les partis dominants qu’ont été le SPS en Serbie, le HDZ en Croatie ou le SDA dans la communauté musulmane bosniaque étaient soudés par une définition précise et stable de la nation ou, au contraire, par un discours polysémique et fluctuant qui les dispensait de choisir entre plusieurs définitions concurrentes. Quand, par exemple, John Allcock considère que l’erreur des dirigeants serbes est d’avoir « opté pour le principe ethnique » (p. 428), il oublie que ces derniers ont aussi joué la carte de l’idée yougoslave, en 1988 contre les dirigeants Slovènes, en 1990 contre Vuk Drašković, en 1994 contre Radovan Karadžić ou en 1999 contre les nationalistes albanais et l’OTAN17.

19 Sur le plan conceptuel, John Allcock décrit l’opposition nationalisme civique / nationalisme ethnique en termes d’« opposition entre l’erhnos et le demos - ou entre une “communauté imaginaire” (...) définie soit en termes d’identité ethnique partagée, soit

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de citoyenneté commune » (p. 428). Or, comme l’a bien montré Ernest Gellner18, l’essence même de tout projet nationaliste est de vouloir constituer tout à la fois une identité culturelle et une communauté politique communes - la nation -, et de les faire coïncider au sein d’un Etat moderne et territorial - l’Etat-nation. Dès lors, les différences et les clivages qui apparaissent entre nationalismes portent plutôt sur les moyens qu’ils se donnent pour atteindre ces objectifs (assimilation, expulsion ou extermination), et sur les rythmes et les modes selon lesquels s’articulent les différentes dimensions d’un seul et même processus.

20 Alors que les guerres yougoslaves peuvent être l’occasion d’un retour critique sur les concepts de nation et de citoyenneté19, ou sur les violences et les apories constitutives de leur mise en œuvre20, il est dommage que John Allcock ramène finalement la question nationale dans l’espace yougoslave à une opposition statique et réifiée entre nationalisme civique et nationalisme ethnique. Cela est d’autant plus vrai que, par ce biais, il cède lui-même à la tentation des hiérarchies normatives. C’est le cas quand, pour des raisons peu convaincantes, il estime que le projet nationaliste des Serbes et des Croates « continuera de constituer un obstacle à leur accession à la modernité », quand celui des Bochniaques, des Monténégrins, des Macédoniens ou des Albanais du Kosovo « ne laisse apparaître aucune contradiction directe avec la modernité » (p. 349). C’est également le cas quand, après avoir confondu projet identitaire bochniaque (« bošnjak ») et projet multiethnique bosniaque - soit, en ses propres termes, projet ethnique et projet civique -, il déclare que ce dernier est « pratiquement le seul représentant de l’idée européenne d’un Etat basé sur une identité civique et non ethnique » (p. 336). Cela revient en effet à identifier l’Europe au (bon) nationalisme civique, et les Balkans au (mauvais) nationalisme ethnique, et donc à réintroduire dans l’analyse cette antinomie Europe / Balkans que John Allcock s’efforce par ailleurs de réfuter.

21 C’est là, sans doute, que se rejoignent les questions du (non-dépassement de certains présupposés normatifs d’une part, du recours à un appareil scientifique de facture classique d’autre part. Plus que celui de globalisation, en effet, c’est le concept de modernisation qui supporte l’ensemble de l’ouvrage Explaining Yugoslavia. A cette fin, John Allcock en reprend la définition donnée par Jürgen Habermas21, avant de préciser que la modernisation est « un processus complexe qui se déroule sur plusieurs dimensions - économique, politique et symbolique », qu’il existe une « multiplicité de modes possibles d’insertion du pré-moderne dans le moderne », et que « la modernisation ne doit plus être conceptualisée en termes de remplacement d’une culture pré-moderne par une culture moderne, mais plutôt d’une rencontre avec la modernité, dans laquelle les ressources des sociétés pré-modernes sont déployées afin d’adapter, et même de s’approprier certains éléments de la modernité » (p. 17 et 18). Il met donc en garde contre certains usages du couple modernité / tradition, et note ainsi avec pertinence que « la frontière entre la ville et la campagne n’est pas le point limite d’expansion de la modernité, mais une zone de transition entre deux aspects de la modernisation » (p. 8), que les Empires ottoman et austro-hongrois « ne doivent pas être considérés simplement comme des obstacles au processus de modernisation, mais comme les biais par lesquels la modernité acquiert une forme, un rythme et une orientation spécifiques » (p. 11), et que « la région des Balkans dans son ensemble a bien été marquée par une certaine arriération, en termes de rythme et de niveau d’industrialisation », mais que « sous d’autres aspects, toutefois, il faut reconnaître

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l’ampleur relative de son implication dans la modernité, et de sa pénétration par cette dernière » (p. 17).

22 Par contre, si « la tradition est une ressource qui permet aux gens de s’adapter aux conditions changeantes de la modernité » (p. 11), on voit mal le fondement théorique de sa distinction entre partis nationalistes modernisateurs et partis nationalistes traditionnalistes qui, par son caractère statique et normatif, évoque celle établie précédemment entre nationalisme civique et nationalisme ethnique. Du reste, appliquée aux cas serbe et macédonien, cette grille de lecture donne des résultats fort décevants. John Allcock écrit que le Parti socialiste serbe « est traditionnaliste sous de nombreux aspects, quoi que nationaliste », et s’oppose aux partis albanais qui, « bien qu’étant eux aussi nationalistes, sont dans l’ensemble une force modernisatrice » (p. 438). Or, s’il existe un clivage entre traditionnalistes et modernisateurs, il traverse les nationalismes serbe et albanais plutôt qu’il n’oppose l’un à l’autre. De plus, si les partis albanais du Kosovo doivent être considérés comme modernisateurs, c’est dans la mesure même où ils sont nationalistes, et cherchent à ériger en communauté nationale une population albanaise dont les allégeances restent dans une large mesure familiales, régionales et religieuses22. De même, quand John Allcock voit dans la coalition entre les nationalistes du VMRO macédonien et ceux du PDPSH albanais une alliance de deux partis porteurs d’un projet de modernisation économique, il confond discours électoraux et pratiques de pouvoir, et oublie le rôle des prébendes, des réseaux clientélistes et des clivages générationnels dans la vie politique macédonienne23.

23 On peut donc, là encore, se demander si John Allcock ne retombe pas parfois dans les travers développementalistes ou culturalistes qu’il dénonce. En reliant son analyse de la société civile à l’opposition nationalisme ethnique / nationalisme civique, il confond par exemple deux problèmes distincts, à savoir la faiblesse réelle ou supposée de la société civile dans l’espace yougoslave, et sa fragmentation selon des lignes de rupture ethniques et religieuses d’autre part. Pourtant, certaines sociétés civiles florissantes ont été ou restent pétries de communautarisme, comme l’atteste l’exemple des Pays- Bas et des Etats-Unis. Par la suite, John Allcock a beau préciser que « la civilité n’est pas nécessairement un mode de comportement moralement supérieur », et que la problématique qui lui est liée « ne peut pas être réduite au contraste entre anciennes régions habsbourgeoises et ottomanes » (p. 305), il n’en finit pas moins par considérer que, dans l’espace yougoslave, le recours au « piston » (« veze ») est l’apanage des régions post-ottomanes, ce qui reste à démontrer.

24 L’usage que John Allcock fait du concept de civilité pose donc lui aussi un certain nombre de problèmes pratiques. Quand il voit dans l’« incivilité » de la vie politique serbe « un trait autochtone, et non un héritage “turc” » (p. 306), il tend à projeter la réalité des années 1990 sur l’ensemble de l’histoire politique moderne de la Serbie24. Il oublie également que la disparition des élites politiques médiévales serbes peut être considérée comme une conséquence de l’expansion ottomane, et que d’autres élites serbes ont pu perdurer ou apparaître dans les siècles suivants, tant en Serbie étroite que dans l’Empire austro-hongrois (Voïvodine, Dalmatie, etc.) ou dans des villes bosniaques telles que Sarajevo et Mostar25. Enfin, voir dans la Bosnie-Herzégovine, et dans Sarajevo en particulier, l’unique dépositaire de la civilité ottomane26, c’est oublier d’une part que l’espace yougoslave englobe d’autres centres urbains importants de l’époque ottomane, tels que Skoplje ou Prizren, d’autre part que les populations rurales bosniaques sont associées à la civilité urbaine par le biais du čaršija,comme l’a bien

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montré William Lockwood dans les années 197027, et possèdent leurs propres formes de civilité, décrites plus récemment par Tone Bringa28.

25 John Allcock n’est donc pas insensible aux catégories et hiérarchies normatives produites par divers protagonistes des guerres yougoslaves29, et n’échappe pas toujours à certains travers développementalistes ou culturalistes. Sur ce second point, les ambiguïtés de John Allcock sont de toute évidence liées à son appareil scientifique, les grandes figures auxquelles il se réfère comptant parmi les principaux artisans de la mise en forme théorique de la modernité occidentale. Or, à la définition classique de la société civile qu’utilise John Allcock, il serait par exemple possible d’opposer Chris Hann et Elisabeth Dunn, qui cherchent à en dépasser l’ethnocentrisme30, au « processus de civilisation » repris de Elias, d’opposer Hans Peter Duerr, pour qui celui-ci n’est qu’un mythe occidental31, et ainsi de suite.

26 Faute d’avoir la capacité de se livrer à cette tâche immense, on s’étonnera simplement du fait que, au terme d’un ouvrage construit de bout en bout autour de l’idée de modernité, et dont une des dimensions implicites reste la valorisation de ses principaux attributs politiques, surgissent deux grandes figures de sa déconstruction post- moderne, à savoir Michel Foucault et Zygmunt Bauman. C’est bien sûr la violence des guerres yougoslaves, et les interrogations qu’elle traîne dans son sillage, qui amène John Allcock à mentionner ces deux auteurs. Mais leur apparition tardive, soit tombe à plat, soit fait vaciller l’ensemble de l’ouvrage : faut-il en effet rappeler que Foucault conteste la pertinence même du concept de société civile, et parle de dressage des corps plutôt que de polissage des mœurs32, ou que Bauman voit lui aussi dans le processus de civilisation un « mythe étiologique profondément ancré dans la conscience de soi de notre société occidentale »33 ?

27 Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que le chapitre final consacré à la violence dans les sociétés sud-slaves soit à la fois le plus prometteur et le plus décevant de tous. Dans ses considérations sur les formes légitimes de violence dans les sociétés sud- slaves, ou sur les dimensions symboliques et rituelles de certaines atrocités, John Allcock montre une fois de plus l’étendue de son érudition. Dans ses mises en garde sur le traitement des crimes qui ont accompagné les guerres yougoslaves, il fait aussi preuve d’un grand courage intellectuel. Mais force est de constater qu’il ne parvient pas à relier la question de la violence dans l’espace yougoslave à sa problématique centrale de la modernisation.

28 Certes, en insistant sur le caractère tardif et inachevé de la monopolisation de la violence légitime par l’Etat, et donc de la différenciation entre une société pacifiée et un appareil militaire spécialisé, John Allcock met l’accent sur un aspect essentiel de l’histoire des sociétés sud-slaves. Mais son usage flou et quelque peu étrange du concept de militarisation ne permet pas de savoir, par exemple, dans quelle mesure le système yougoslave de défense populaire généralisé relevait d’une persistance diffuse de formes de violence légitime non-étatique, ou de l’emprise insidieuse sur la société d’un appareil militaire post-totalitaire. De même, en qualifiant les pratiques de vendetta, le culte des bandits sociaux et les violences ritualisées de « dimensions de cette militarisation [non-pacification] résiduelle des cultures sud-slaves » (p. 388), il ne tient pas compte de leur réinvention par l’Etat modernisateur, et retombe ainsi dans un usage antinomique du couple tradition / modernité.

29 Dès lors, il lui est difficile d’appréhender les liens existants entre modernisation et violence des guerres yougoslaves : le meurtre du voisin est ainsi expliqué par la

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persistance des codes de la vendetta, et non par la diffusion du principe de citoyenneté qui, loin de prolonger la civilité post-ottomane, en annexe les mécanismes et les brise34. Au delà, la modernité des guerres yougoslaves se trouve finalement ramenée à quelques indices mineurs (reprise de symboles guerriers issus de l’imaginaire occidental, utilisation de l’artillerie dans le siège des villes, etc.), eux-mêmes rejetés parmi les formes « aberrantes » de la violence, comme si John Allcock percevait confusément que la proximité entre modernité et violence - révélée, entre autres, par Michel Foucault et Zygmunt Bauman - était l’élément pouvant remettre en cause l’ensemble de sa propre construction intellectuelle.

30 Dans ce contexte, ses remarques éparses sur les violences et les crimes propres au monde occidental ne lui permettent en aucun cas d’atteindre son objectif de départ, à savoir « percevoir la nature fondamentalement problématique du capitalisme et de l’identité européenne, et reconnaître comme problématique le projet politique démocratique dans son ensemble » et, finalement, utiliser l’espace yougoslave pour « nous confronter comme dans un miroir à nos propres problèmes » (p. 6). En effet, ce que John Allcock problématise avec force, c’est moins l’essence de la modernité que sa possibilité d’existence au sein de l’espace yougoslave. Son ouvrage mesure les réalités sud-slaves à l’aune du projet occidental, et non l’inverse : en d’autres termes, il montre ce que la sociologie nous apprend de la Yougoslavie, mais pas ce que la Yougoslavie pourrait nous apprendre sur la sociologie.

NOTES

1. Allcock (John),Explaining Yugoslavia, London : Hurst, 2000. Conçu à l’origine comme un simple compte-rendu d’ouvrage, ce papier a pris peu à peu des dimensions inattendues. En particulier, les développements critiques sur le recours à certains concepts et leur application au cas yougoslave, m’ont demandé une place et un temps considérables. Ce fait ne doit pas être perçu comme une volonté de dévaluer l’ouvrage de John Allcock, mais au contraire comme un hommage implicite à sa richesse, et une mise à nu indirecte de mes propres limites. 2. Voir les développements sur certains aspects méconnus de l’autogestion yougoslave : le « système de délégation » (p. 92), et une de ses conséquences indirectes : le vote multiple de certains citoyens yougoslaves (p. 303). 3. Golubović (Zagorka), Kriza identiteta savremenog jugoslovenskog društva, Belgrade : Filip Višnjić, 1988 ; Vrcan (Srdjan), Od krize religije ka religiji krize, Zagreb : školska knjiga, 1986. 4. Županov (Josip),Samoupravljanje i društvena moć, Zagreb : Globus, 1985. 5. Minović (Žika), Politička palanka. Opštinske političke borbe u Srbiji, Beograd : Institut za političke studlje, 1972. 6. Ionescu (Ghia), « Patronage Under Communism », in Gellner (Ernest), Waterbury (John), eds., Patronsand Clients in Mediterranean Societies, London : Duckworth, 1977. 7. Voir par exemple Rigby (Thomas), Harasymiw (Bohdan), eds., Leadership Selection and Patron- Client Relations in the USSR and Yugoslavia, London : George Allen & Unwin, 1983 ; Willerton (John),Patronage and Politics in the USSR, Cambridge : Cambridge University Press, 1992 ; Tarkowski (Jacek), « Patrons and Clients in a Planned Economy », in Eisenstadt (Shmuel),

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Lemarchand (René), eds., Political Clientelism, Patronage and Development, London : Sage, 1981 ; Baker (R.), « Clientelism in the Post-Revolutionary State : the Soviet Union », in Clapham (Christopher), ed., Private Patronage and Public Power. Political Clientelism in the Modem State, London : Pinter, 1982. 8. Pour un aperçu synthétique et relativement récent, voir par exemple les bibliographies des ouvrages suivants : Hösch (Edgar), Geschichte der Balkanländer. Von der Frühzeit bis zum Gegenwart, München : C.H. Beck, 1995 ; Hatschikjan (Magarditsch), Troebst (Stefan), Hg., Südosteuropa. Ein Handbuch, München : C. H. Beck, 1999, ainsi que la bibliographie consacrée aux guerres yougoslaves qui se trouve sur le site du Hamburger Institut fur Sozialforschung (http ://www.his- online.de/projekte/bibliogr.htm). 9. Ainsi, en ce qui concerne les études sociologiques de la société serbe, on peut noter l’absence d’ouvrages tels que Golubović (Zagorka), Kuzmanović (Bora), Vasović (Mirjana), Društveni karakter i društvene promene u svetlu nacionalnih sukoba, Beograd : Institut za filozofiju i društvenu teoriju, 1995 ; Bolčić (Silvano), Društvene promene i svakodnevni život : Srbija početkom devedesetih, Beograd : Institut za socioloska istraživanja, 1995 ; Nemanjić (Miloš), Vuković (Slobodan), jugoslovensko društvo krajem devedesetih, Beograd Sociološko društvo Srbije, 1996 ; Samardžić (Slobodan), Nakarada (Radmila), Kovačević (Djuro), Lavirinti krize, Beograd : Institut za evropske studije, 1998 ; Golubović (Zagorka), Stranputice demokratizacije u postsocijalizmu, Beograd : Beogradski krug, 1999. 10. Voir par exemple le dossier « Sociologie et guerre » publiée par la société serbe de sociologie (« Sociologija i rat », Sociološki pregled, 36 (1-4), 1992) ou l’introduction écrite par le sociologue croate Josip Županov à son ouvrage Après le déluge (Županov (Josip), Poslije potopa, Zagreb : Globus, 1995). 11. Čolović (Ivan),Bordel ratnika. Folklor, politika i rat, Beograd : XX. Vek, 1994. 12. John Allcock mentionne en particulier les travaux de Ivan Berend, John Lampe et Nicos Mouzelis. 13. En référence à Michael Ignatieff, John Allcock se déclare « très sceptique sur la validité historique de la thèse d’un type spécifique de “guerre post-moderne” » (p. 409). Pourtant, en s’appuyant sur les travaux de Martin van Creveld (Van Creveld (Martin), The Transformation of War, New York : Free Press, 1991) ou de Mary Kaldor (Kaldor (Mary), New and Old Wars : Organised Violence in the Global Era, Cambridge : Polity Press, 1999), il aurait pu rattacher la problématique des nouveaux conflits à celle du monopole de la violence légitime, qu’il place au coeur de son analyse de la violence dans les sociétés sud-slaves. 14. Voir Verdery (Katherine),What Was Socialism and What Comes Next ?, Princeton : Princeton University Press, 1996. 15. Voir Cerny (Philip), « Neomedievalism, Civil War and the New Security Dilemma : Globalisation as Durable Disorder », Civil Wars, 1 (1), Spring 1998. Pour une approche critique de ce type de néologismes, voir Deibert (Ronald), « Exorcismus Theoriae : Pragmatism, Metaphors and the return of the Medieval in International Relations Theory », European Journal of International relations, 3 (2), 1997. 16. Notons toutefois qu’elles forceraient peut-être John Allcock à nuancer, ou à préciser les formes de son adhésion aux thèses constructivistes. 17. On peut se demander, il est vrai, si l’idée yougoslave elle-même constitue un nationalisme civique ou un nationalisme ethnique (Jugo-sloven : Slave du sud). 18. Gellner (Ernest), Nations and Nationalism, Oxford : Blackwell, 1983. 19. Voir par exemple Gourgouris (Stathis). « Enlightenment and Paranomia », in De Vries (Hent), Weber (Samuel), eds., Violence, Identity and Self-Determination, Stanford : Stanford University Press, 1997. 20. Voir par exemple Hayden (Robert), « Imagined Communities and Real Victims : Self- Determination and Ethnic Cleansing in Yugoslavia », American Ethnologist, 23 (4), novembre 1996.

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21. « Le concept de modernisation désigne un ensemble de processus cumulatifs qui se renforcent les uns les autres ; il désigne la capitalisation et la mobilisation des ressources, le développement des forces productives et l’augmentation de la productivité du travail ; il désigne également la mise en place de pouvoirs politiques centralisés et la formation d’identités nationales ; il désigne encore la propagation des droits à la participation politique, des formes de vie urbaine et de l’instruction publique ; il désigne enfin la laïcisation des valeurs et des normes » (Habermas, (Jürgen), Le discours philosophique de la modernité, Paris : Gallimard, 1988, pp. 2, 3). 22. Pour savoir si les partis nationalistes serbes sont ou non modernisateurs, il faudrait alors se demander si les Serbes sont quant à eux pleinement constitués comme communauté nationale, ou encore dominés par un certain nombre d’allégeances primaires, puis, dans un second temps, sur lesquels de ces éléments les partis réputés nationalistes assoient en fait leur influence. 23. Sur le plan idéologique, le clivage entre SDSM et PDP d’une part, VMRO et PDPSH d’autre part est moins un clivage entre traditionnalistes et modernisateurs qu’entre néo-communistes et anti-communistes, ce qui n’est pas forcément la même chose. 24. Au contraire, les historiens serbes ont eu tendance dans les années 1990 à redécouvrir la période par lementaire de la Serbie indépendante, et à s’interroger à travers elles sur les contradictions et les aléas du processus de modernisation politique en Serbie. Voir par exemple Perović (Latinka), Obradović (Marija), Stojanović (Dubravaka), ur., Srbija u modernizacijskim procesima XX. veka, Beograd : INIS, 1994 ; Popović (Olga), Parlamentarizam u Srbiji od 1903. do 1914. godine, Beograd : Službeni list SRJ, 1998. 25. Sur Sarajevo, voir Skarić (Vladislav), « Srpski pravoslavni narod i crkva u Sarajevu u 17. i 18. vijeku », in Izabrana djela - knjiga II : prilozi o istoriji Sarajeva, Sarajevo : Veselin Masleša, 1985. 26. A propos du cas bosniaque, John Allcock parle pas de civilité (post-)ottomane, mais de « traditions autochtones islamiques de civilité » (p. 305). Or, l’idée selon laquelle la civilité bosniaque serait l’apanage de l’islam, et donc de la seule communauté musulmane, alors même qu’elle est censée permettre « l’interaction (...) entre des individus issus de milieux divers » (p. 305), est un dangereux contresens - la prétention au monopole de la tolérance tue la tolérance - , et une simple projection sur l’histoire de la Bosnie-Herzégovine de certains clichés nationalistes réactivés par les guerres yougoslaves. 27. Lockwood (William), European Moslems. Economy and Ethnicity in Western Bosnia, New-York / London : Academic Press, 1974. 28. Bringa (Tone),Being Muslim the Bosnian Way. Identity and Community in a Central Bosnian Village, Princeton : Princeton University Press, 1995. 29. L’anthropologue Marko Žikvović a bien montré comment la dénonciation du « manque de culture » était dans les années 1990 un des thèmes récurrents des élites politiques et intellectuelles serbes, tant nationalistes qu’anti-nationalistes (Živković (Marko), « Too Much Character, Too Little Kultur : Serbian Jeremiads 1994-1995 », Balkanologie, 2 (2), décembre 1998). Par ailleurs, les nationalistes serbes eux-mêmes n’hésitent pas à se revendiquer à leur manière du « processus de civilisation », en s’enorgueillissant du fait que les empereurs serbes utilisaient des fourchettes, à une époque où les souverains occidentaux mangeaient encore avec leurs doigts ! 30. Hann (Chris), Dunn (Elisabeth), eds., Civil Society : Challenging Western Models, London : Routledge, 1996. 31. Duerr (Hans Peter), Nudité et pudeur. Le mythe du processus de civilisation, Paris : éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1998. 32. Foucault (Michel), « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France 1976, Paris : Gallimard / Seuil, 1997 ; Foucault (Michel), Surveiller et punir, Paris : Gallimard, 1975. 33. Bauman (Zygmunt),Legislators and Interpreters, Cambridge : Polity Press (1987), p. 12, cité dans Smith (Dennis),Zygmunt Bauman, Prophet of Postmodernity, Cambridge : Polity Press, 1999, p. 226.

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34. Je me permets sur ce point de renvoyer au chapitre trois (« Du bon voisinage au crime intime ») de mon livre Bosnie, anatomie d’un conflit, Paris : La Découverte, 1996.

AUTEUR

XAVIER BOUGAREL Chercheur au CNRS.

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From Foe to Friend and back Albanians in Serbian History Textbooks 1918-2000 De l’ennemi à l’ami, et inversement. Les Albanais dans les manuels d’histoire serbes, 1918-2000

Zoran Janjetović

1 The Serbs and the Albanians were neighbours presumably ever since the arrival of the Slavs on the Balkan Peninsula. However, for quite a long time the Albanians were the Serbs’ least important neighbours. It was only in the last 120-odd years that their importance for the Serbs, and accordingly for the Serbian historiography, started to increase gradually. It would be closer to the truth if we said that in the past five or so years the Albanians became the most important Serbian neighbours. Unfortunately, that was due to confrontation rather than cooperation. However, that was not always the case in the more distant past. In this paper the author proposes to investigate which moments from the shared, or purely Albanian history are to be found in Serbian history textbooks, to analyze how they are described and how the changes in the Serbian Albanian policy and mutual relations were reflected in schoolbooks.

Ancient times and middle ages

2 When one deals with the Serbian-Albanian relations, the first question that comes to mind is when did the common history actually begin ? The Albanians claim that they are the direct descendants of the Illyrians who were inhabiting a large portion of the Balkan Peninsula in the ancient times1. This view is not always endorsed by Serbian scholars2. As usual, the dispute is not purely an academic one. The opposing parties often try to legitimate their claims to certain territories by asserting prior habitation whether this is historically correct or not. In the case of the Serbs and Albanians, the bone of contention is Kosovo. Therefore, at first sight it may seem paradoxical that practically in all Serbian schoolbooks dealing with the Balkans in the ancient times and/or at the time of the settlement of the Slavs in the 7th century, the Illyrians are mentioned as direct ancestors of the present-day Albanians. However, there is no contradiction. Although not all Serbian archeologists and historians dealing with the

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subject approve of this thesis, it was possible for the textbook authors to concede partly to the Albanian view because they never claimed that the Illyrians were transformed into Albanians on the whole territory presently inhabited by the Albanians. Indeed, as we shall presently see, they view the appearance of the Albanians in Kosovo and adjacent territories in quite different light than their Albanian colleagues who claim that the Albanians are autochtonous on all the territories they inhabit today.

3 Writing about the Middle Ages, Serbian textbooks seldom mention the Albanians. As a rule conquests of the Serbian kings in Albania are mentioned. Only sometimes is the actual role of the Albanians briefly mentioned. A school-book from early fifties reports about the clashes between the Slavic newcomers and the indigenous population, without mentioning the Albanians by name3. A textbook from the Milošević era states that there were frictions in those parts where the South Slavs lived intermingled with the non-Slavs, but other numerous ties were also mentioned, even if only in passing4. In some textbooks the resistance of the Albanians to the invasion by the emperor Dušan is mentioned5, while their collaboration with him in war against the Byzantine Empire is mentioned in one schoolbook from the socialist period6. It is by no means a coincidence that the schoolbooks published before the Second World War when there was no love lost between Yugoslavia and Albania, and when the conditions of the Albanian minority in Yugoslavia were anything but good, emphasized confrontation. On the other hand, since the communist authorities after the Second World War went out of their way to satisfy the legitimate needs of the national minorities, a post-war textbook puts emphasis on cooperation between the Serbian emperor and the Albanians. Surprisingly enough, despite their general tendency, not even the schoolbooks from this period mention many dynastic ties, cultural interlocking and mutual assimilation in the adjacent areas.

4 Curiously, Dušan’s imperialism at the Albanians’ expense is condemned in some of the pre-war textbooks, but not in the Marxist ones as one would expert. However, there is no incongruency in this : the authors who decry Dušan’s conquests do it from a nationalist point of view, i.e. because the emperor was not building up a national state but was simply collecting foreign lands under his sway7.

5 The only other way the Albanians are mentioned in Serbin textbooks dealing with the Middle Ages is as shepherds in medieval Serbia. The development of the Albanian culture in that period8is mentioned in only one textbook from the late 1980s, and there is only one other where something about the medieval Albanian history in general could be found9. All this fits into the general pattern of neglecting the non-Slavic neighbours (and indeed some Slavic ones too !) in Serbian history textbooks.

Early modern times

6 The Albanians are somewhat more often mentioned in the context of the struggle of the Balkan peoples against the Ottoman invasion in the 14th and 15 th centuries. The mention of the famous Albanian leader Skender-bey (George Kastriot) is made in some, but by no means in all textbooks dealing with the period10. Three out of four of these textbooks were published in comparatively more recent times when some more attention was paid to the non-Slavic neighbours in Serbian textbooks. The remaining one, dating from the 1930s, as if to offset the too positive impression the reader might get, claims that since the fall under the Ottoman rule the Albanians became the “most

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loyal sons of the Sultan”11. Apart from this, next to nothing can be read in Serbian schoolbooks about the Albanians under the Ottoman rule until the end of the 17th century.

7 Thus we come to probably the most disputed juncture in the Serbian-Albanian history. It is the great Viennese War (1683-1699) and the so-called Great Migration of the Serbs (from Kosovo and Serbia to Southern Hungary, i.e. the present-day Vojvodina). After lifting the siege of Vienna, the Austrian troops penetrated as deep into the Ottoman territory as Kosovo and Northern Macedonia. On their way they were joined by Serbian and Albanian Christians who, at first, greeted them as liberators. However the participation of the Albanians, although a well established fact12, is never mentioned in Serbian textbooks. When the tide turned, the Serbs (and some Albanians) had to flee before the revengeful Turks. Thus, according to the more traditionalist and/or nationalistic Serbian historiography, Kosovo became to a large degree depopulated, which enabled the Albanians, who had been only a tiny minority there before, to settle down and oust or assimilate a great part of the remaining Serbs13. In schoolbooks this version can be found in six of the books from before and four from after the Second World War. It is clear that the theme occurs more often in older textbooks, sometimes recounted in quite ghastly terms14; however, although the process of Albanian settlement was much longer and much more complicated, not even Marxist textbook authors were able to resist the well established over-simplified historiographical tradition, even though they speak of the events without the bloodthirsty flourish of the pre-war nationalists. It is really surprising that a textbook from the Milošević era for the third year of secondary school does not mention the Albanian influx15. The important episode is also omitted from several textbooks from the socialist period, presumably for reasons mentioned above or for simple lack of space.

The age of nationalism

8 The Great Migration of the Serbs occurred at the moment that could be seen as a transition from pre-national to national consciousness among the peoples of South- Eastern Europe. The conflicts would assume increasingly national characteristics. The conditions under which the Serbs and Albanians lived within the Ottoman Empire offered an abundance of opportunities for conflicts rather than for cooperation. In the remainder of this paper we shall examine how the conflicting positions of the two ethnic groups within the Ottoman state and society during the 18th and 19th centuries, as well as in the 20th century when the tables were turned, were dealt with in Serbian textbooks.

9 Writing about the last two centuries of the Ottoman rule most of the Serbian textbooks do not mention the Albanians at all. Sometimes Albanian beys and chieftains are mentioned as the mainstay of the Ottoman Empire in the Balkans16. The textbooks from the Milošević era enlarge on the Albanian crimes against the Kosovo Serbs, especially during the 19th century17.

10 On the other hand, the fate of the Muslim population of Serbia, Albanians among them, too, which was expelled, exterminated or forcibly converted to Christianity during the against the Turks (1804-1813), is never mentioned in Serbian textbooks18although they write at great length and with good reason, about the all- important “Serbian revolution” (as it was called by Leopold Ranke). Only the

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confiscated property of these Muslims is sometimes cursorily mentioned. Thus the students are prevented from realizing that even such epoch-making events are not untainted, i.e. that even peoples fighting for their liberty are not immune from doing injustice19.

11 A similar topic could be found in textbooks when it comes to their coverage of the anti- Turkish wars of 1876-1878 which also triggered off migrations on a large scale. The Muslim (predominantly Albanian) population fled or was expelled from the territories liberated by Serbian and Montenegrin armies. However, although these wars are regularly mentioned in all schoolbooks dealing with the period, absolutely none of them makes mention of the expulsion of the Albanians. The case was similar to the one of the First Serbian Uprising, only expulsions of 1878 had more far-reaching consequences : the embittered Albanians were usually settled down in Kosovo, terrorizing the local Serbs, instigating them to flee to free Serbia and upsetting thus the ethnic balance still further20. Without knowing these facts, students cannot understand the subsequent bad relations between the two peoples. In this way Serbian students are lulled into believing that their people always fought not only for the just cause, but also always with just means.

12 Closely connected with the wars of 1876-1878 is the beginning of the Albanian national awakening embodied in the which was set up by Albanian leaders in 1878 in order to prevent carving up of the Albanian-inhabited territories by victorious Serbia and Montenegro. At the same time, the League laid a claim to autonomy of all Albanian-inhabited parts of the Ottoman Empire, even though the Albanians were only a minority in much of the territory they claimed for themselves. Its importance for the further development of the Albanian national consciousness cannot be overestimated and yet it is mentioned only three times in Serbian textbooks : once in a textbook from 1970s and twice in 1980s21. The opinions of Serbian and Albanian historians on the League are diametrically opposed, but in Serbian schoolbooks of the socialist period it was described (because it strove for autonomy) as partly “progressive”, and partly as “reactionary” (because it was led by the beys, because it also claimed predominantly non-Albanian territories, and because of its distinctly Muslim character). Small wonder that it was never mentioned in the textbooks published before the Second World War which served the purpose of glorifying everything Yugoslav and neglecting or even denigrating all things foreign, and especially belonging to “unfriendly” nations22.

The Balkan wars and the First World War

13 The next more close contact of the Serbs and Albanians occurred during the that ended the centuries old Ottoman rule in South-East Europe. Serbia, Montenegro, Greece and Bulgaria routed the Turks, whereas the Albanians, making the best of the bad bargain, proclaimed independence of Albania. Because of the colossal importance of the event, and since Serbia was one of the victors, the war always has an important place in Serbian schoolbooks. Serbian occupation of North Albania is also always mentioned, albeit not under that name. The textbooks from the inter-war period either do not explain the purpose of this action at all, or they exonerate it with economic and strategic reasons which led the Serb politicians to undertake it in the first place. They never question the fact that Serbia had no ethnic, nor even historical reason for occupying those parts.

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14 The textbooks from the socialist period also speak about the occupation condemning it as imperialistic encroachment on Albanian lands by the Serbian bourgeoisie. The contemporary leader of the Serbian social-democrats, Dimitrije Tucović, who opposed the occupation, is extolled as an example of how the social-democrats (who are always seen as the communists’ direct ancestors) held correct views on the nationality issue, that were, of course, inherited by the communists. As usual, the textbooks of this period tend to see everything through a Marxist filter and to explain inter-ethnic conflicts only in terms of class struggle. This approach enabled them to encourage what in the times of socialism used to be called “brotherhood and unity” [of the peoples living in Yugoslavia]. Although this intention of the communist regime was laudable enough, mystifying and simplifying of ethnic problems proved counterproductive in the long run. It prevented students from learning the truth and thus from coming to terms with past conflicts.

15 During the Milošević era, when the ethnic Albanians became the bêtes-noires of the regime, another mystification, worse still, was at work. Sometimes distortions acquire grotesque proportions. Thus the students can read in one of the textbooks that it was the Serbian and allied troops who liberated Albania23 !

16 There is one lurid aspect of the First Balkan War that is never mentioned in Serbian textbooks. That is Serbian war crimes against the Albanians. The atrocities were at first begun by the Montenegrins, but soon Serbian troops joined in. Although the number of victims is not precisely known to this day, the fact that massacres occurred is undisputed24. However, in order not to taint the heroic picture of the Serbian soldiers, their atrocities are never mentioned in Serbian schoolbooks. Yet, it is only fair to state that, until the Milošević era, in Serbian textbooks of the pre-war, or socialist periods the Albanian atrocities committed against the Kosovo Serbs in the decades preceding the First Balkan War, although well documented as well25, were never mentioned. The communist regime was passing over ethnic violence no matter who the perpetrators had been.

17 However, the authors of the Milošević era (who proved their mettle already under the communist regime !) were no longer squeamish when it came to calling a spade a spade, albeit only in the case of the Albanians. Their approach was still Marxist in the beginning when they tried to distinguish between the “good” and “bad” Albanians on the basis of their class origin26. A bit later, as the relations with the ethnic Albanians became completely spoiled, the textbook authors dropped the finesse, condemning the Albanians as a body27.The students were informed of the previous Albanian misdeeds, but were spared the knowledge of what could be seen as the Serbian retaliation. They were simply presented with a distorted and one-sided image of the “good guys” (i.e. “us”) suffering at the hands of the “bad guys” (i.e. “them”). This pattern was put forward by the regime which found its reason for being in confronting neighbours.

18 The next important conflict in the history of the Serbian-Albanian relations came about only a few years later, in the winter of 1915-1916, as the Serbian army and a large number of civilians were retreating through the snow-covered mountains of North Albania before the advancing troops of Austria-Hungary, Germany and Bulgaria. On their way they were occasionally attacked by the Albanian mountaineers who were opposed to the Serbian protege Esad-pasha Toptani. They appear in several, but by no means all textbooks of the inter-war period, as “savage Albanians”28. The fact that many textbooks of the period do not mention the episode, testifies to its relative

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unimportance. The previous Serbian military intervention in favour of Esad-pasha, as well as the assistance of his men rendered during the Serbian retreat of 1915-1916 are never mentioned in Serbian textbooks, preventing thus the students from realizing the great complexity of the situation.

19 Expectedly, the attacks were never mentioned in the communist school-books. As reasons for hardships of the Serbian army and refugees, cold, hunger and hard terrain are invoked, whereas ambushes on the part of some Albanians are completely omitted. Although the antipathy between Tito’s Yugoslavia and Enver Hoxha’s Albania was mutual and cordial, the textbook authors (and their task masters) did not want to denigrate part of a people also inhabiting a part of Yugoslavia.

20 This circumspection was dropped by the schoolbook authors of the Milošević era. The Albanians play their role in the episode again, although they are no longer “savage”. Now they are correctly described as opponents of Esad-pasha Toptani, who is succinctly described as “Serbian ally”29. Unfortunately, the briefness which the episode is dealt with does not give enough information to prevent animosity against the Albanians in general.

The ethnic Albanians in Yugoslavia

21 After the First World War the Kingdom of the Serbs, Croats and Slovenes (in 1929 renamed Yugoslavia) was created. It perceived itself as a nation state on the Western European model, but it was in practice as multi-national as the defunct Habsburg Monarchy which it succeeded. National minorities comprised some 12% of the population and the Albanians were among the most numerous ones. Despite this, Serbian textbooks of the inter-war period ignore as a rule the very existence of national minorities. They sing praises to the Southern Slavs and Slavs in general, taking notice only of the greatest European nations too important to be overseen30.

22 Surprisingly enough, national minorities are not a stock in trade of the communist textbooks either. They are mentioned only sporadically and incidentally in the context of the unsolved “national question” in the Yugoslavia of 1918-1941. However, even in this context their role is of secondary importance : the main narrative usually revolves around the unsolved national question of the non-Serb Slavic peoples inhabiting the country. National minorities are depicted as oppressed, just like all other non-Serb peoples31. Historical and other reasons for oppression are never provided. The ethnic Albanians were mentioned by name only once. Although their position was hard enough, the author, an orthodox Marxist, exaggerates in her description in order to drive home the point of how terrible the old bourgeois regime had been : « Policy of protracted terror, and even of physical extermination, was applied against the Albanians »32. Such writing was in full accordance with the then policy of giving the Albanians equal treatment like that enjoyed by the Serbs, or (through positive discrimination) even better, so as to make up for neglecting them in the past33.

23 In the textbooks from the Milošević era national minorities are mentioned only twice, but the ethnic Albanians are not named. In one of the school-books, the authors falsely claim that the rights of national minorities were guaranteed by law (which was not true), implying thus that their position was satisfactory (which it was not)34. The regime wanted the same to be believed about the conditions of national minorities, and particularly of the ethnic Albanians, during the 1990s. In that way schoolchildren

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learning history were subject to the same kind of manipulation the broad public was subject to in respect the conditions of the minorities in Milošević’s Serbia.

24 Unsatisfactory, and at times really hard position of the ethnic Albanians in the inter- war Yugoslavia spurred them to join German and Italian invaders when the country was attacked by the Axis powers and their satellites in April 1941. The ethnic Albanians, apart from few exceptions, not only sided with the enemy, but remained loyal to him until the end of the Second World War. Looking back, it was very tricky for the communist regime to put a nice face on a nasty affair in schoolbooks which taught history in accordance with the canons of the class struggle and “brotherhood and unity”. How did they get out of the quandary ?

25 Two solutions to the problem were found. In one version the number of the ethnic Albanians collaborating with the invaders was strongly diminished, so as to create the impression that they were only exceptions35. The other version went like this : due to their low educational level and the hard conditions they had experienced in the inter- war Yugoslavia, the national minorities, in particular the ethnic Albanian masses, were prone to buy the enemy propaganda36.

26 All textbooks from the socialist period mention the participation of national minorities in the partisan movement. Sometimes, it is mentioned only cursorily in order to illustrate how widely accepted was the national policy of the Communist Party which led the movement. In other cases the authors enlarge on the subject magnifying out of all proportion what in fact was only a minor role that the minorities played within the partisan army. The ethnic Albanians are probably the best case in point. Since the partisan movement was, for various reasons, predominantly Serb, until the forced recruitment in the autumn of 1944, the Albanian participation in the “People’s Liberation Struggle” (as it was called by the communists) was rather a token one. Textbook writers (writing for the regime which tried to keep the balance among the Yugoslav peoples and national minorities - in good and evil alike) had to stretch this unpleasant historical fact and to convince students that the ethnic Albanians also had made a considerable contribution to the victory of the right cause. Sometimes, they really had to act like spin-doctors. At first sight, the most convincing method was heaping up the names of various ethnic Albanian units37. Uninformed students could hardly realize that all these units (indeed like many others) were in fact much smaller than it could have been inferred on the basis of their official military designation. Although some of them featured as battalions or brigades, they in fact comprised only a few dozen soldiers. Sometimes despite this window-dressing the cat was involuntarily let out of the bag. Thus a textbook from 1960s estimates that there had been some 11 000 partisans in Kosovo at the end of 1944, stating that some 4 000 of themhad been ethnic Albanians38. If one compares this number to the total of almost 500 000 Ethnic Albanians in Yugoslavia at that time, it is clear that the Albanians participating voluntarily in the partisan movement were rather an exception. However, because the students were neither acquainted with the number of the ethnic Albanians then living in the country, nor with the fact that they formed 2/3 of the Kosovo population, they were quite misled by the numbers provided.

27 The textbooks of the Milošević era reverted to historical fact that the bulk of the ethnic Albanians collaborated with the Germans and Italians, but the reasons for such massive high-treason are not explained. Authors make much of the collaboration, persecution of the Serbs and (as yet unidentified number) of illegal immigrants from Albania, but

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they never seek the reasons for such behaviour in the treatment the Albanian minority during the inter-war period and earlier animosities. A pupil can therefore only conclude that the ethnic Albanians were really bad people to treat their Serbian neighbours that cruelly. In accordance with the nationalist policy of the regime, the textbook authors’ task masters wanted to suggest a logical conclusion that if the ethnic Albanians had been so wicked fifty years ago, they could not be any better today. Coupled with the presentation of the post-war behaviour of the ethnic Albanians (to be discussed presently), such writing had the task of putting the ethnic Albanians in bad light and preparing students for regarding them as enemies39.

28 The distortion of historical truth in the socialist period served the purpose of pushing under the carpet ethnic conflicts which occurred during the Second World War. By glossing over, or soft-pedaling ethnic tensions in the past, the policy-makers wanted to prevent ethnic strife in the future. On the other hand, the textbooks from the Milošević era played up the Albanian war crimes in order to make Albanians odious to the Serbian students.

29 This tendency is continued in the textbooks of the same period in respect to the time after the Second World War. Whereas the schoolbooks from the socialist period, steeped in an apotheosis of the socialist system and its communist leaders, do not mention national minorities, the textbooks from the Milošević era devote considerable space to one of them : the ethnic Albanians. The reason is not their numerical superiority over all other national minorities in Yugoslavia after the end of the Second World War, but the protracted conflict with the ethnic Albanians culminating in the open warfare in 1998-1999.

30 There are several topics concerning the Albanian minority that did not appear in the schoolbooks from the previous period, but are dealt with in the latest Serbian textbooks. One of them, belonging in fact to the Second World War topics that could have been touched upon but was regularly omitted, is the Albanian rebellion against the new regime in late 1944 and early 1945 that had to be crushed with considerable deployment of partisan forces. The episode is skirted in only two textbooks from the socialist period, it is bashfully described as a fight against the retreating German forces and (in one of the two) the remnants of the Albanian collaborators40. In a high-school textbook of the Milošević era, the rebellion is depicted in detail after stating that the majority of the ethnic Albanians had fought against the partisans and that the rebellion was aided by the German secret service41. The purpose of this detailed description (which lacks a historical explanation) is clear in the conclusion of the section :» The obsession with Greater Albania, created in the minds of the separatists and enemies of Yugoslavia lives on »42. The subsequent no less uncritical text about Albanian separatism in the after-war period serves to complete the picture of the Albanians as natural foes of the Serbs and Yugoslavia.

31 As a rule, the textbooks from the socialist period describe the history of Yugoslavia until early fifties, devoting much more space to the make-up of the political system and constitution and their changes (always seen as improvements) than to factual political or social history. Nothing can be found about the national minorities in them. Indeed, citizens as such are totally neglected and sections about the times after the Second World War read like eulogy of Tito, the Communist Party and their wise policy seasoned with Marxist mumbo-jumbo Yugoslav style. Small wonder that the Ethnic- Albanian citizens are also completely absent from those pages.

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32 The ethnic Albanians reappear in the books from the Milošević era which pay much attention to the times after the Second World War. The development of Yugoslavia in that period is depicted in keeping with tenets of the official doctrine of the Milošević regime : Serbia and the Serbs were allegedly suppressed and neglected by (a Croat) Tito and his cronies who deprived Serbia of her two autonomous provinces (Kosovo and the Vojvodina) and favored the ethnic Albanians at the expense of the Kosovo Serbs43. The passing of the new Yugoslav constitution which granted Kosovo a substantial autonomy in 1974 isseen as the birth-date of the latest wave of Albanian separatism. Oppression of the Serbs and the spread of separatist ideology are described at great length. Although many of the presented facts are true, just like the events of the Second World War, they are quoted without any kind of explanation or additional information. The students are not told about the earlier Kosovo policy of the communist rulers, whereas the historical, social, economic and other reasons which encouraged Albanian separatism are completely ignored. Thus the schoolchildren are not able to realize that Albanian nationalism was nothing very original, and that in fact sooner or later it will have found its opposite numbers among all other peoples living in the former Yugoslavia, and from pretty similar reasons too44. Needless to say, the errors of the Milošević regime which led to the flare-up of Albanian nationalism (as well as of all others) are not mentioned. All the blame was put on the previous communist regime and measures of the Milošević regime are one-sidedly depicted as putting right the past wrongs45. Just like the adult media consumers in Serbia, students could not understand that by introducing constitutional changes Milošević was not only rectifying some really illogical and in the last resort nefarious institutions, but was also stepping on too many toes in the process. Of course, the regime wanted people to have such warped picture of the latest Serbian and Yugoslav history since it was bent on confrontation and not ironing out ethnic conflicts by reasonable compromise.

Conclusion

33 The Albanians in Serbian textbook were never much of a topic. Like other national minorities and other non-Slavic neighbours, they have always been more or less neglected. Their image in textbooks varied over time, always within the limit of the contemporary political correctness. The schoolbooks published before the Second World War ignored them to the greatest degree. Those from the communist period also mentioned them only superficially : from the lessons or parts of them devoted to the Albanians, students could not have acquired knowledge either of the Serbian-Albanian relations, or Albanian history proper. When the Albanians do appear on the textbook pages, information about them are usually scant and sketchy. When writing about their history in the 20th century, textbook authors of the socialist era avoid junctures of conflict with the Serbs, or are playing them down in ordernot to disturb the atmosphere of “brotherhood and unity” preached by the communist regime. During the rule of Milošević, the Albanians were given more space in Serbian schoolbooks than ever before. However, now they appear almost exclusively as bad guys persecuting the Serbs throughout the last 500 years, this being in keeping with the collision course Milošević pursued in his policy toward the Albanians. At the same time, schoolbooks from all three periods keep mum about the miseries inflicted on the Albanians by the Serbs in the course of the turbulent common history, the sole exception being the condemnation of the Serbian occupation of Northern Albania in 1912-1913 in the

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textbooks of the socialist period. Because of this Serbian students were never enabled to learn the whole of the mutual history with all its ups and downs. This ignorance was later on not dispersed but rather fortified by media, politicians, publicist and some historians, especially in the inter-war period and in the last fifteen or so years. It is very doubtful if the Marxist distortion of history in schoolbooks had produced the desired effect, especially since other sources of information did much to distort the historical truth in quite the opposite direction. Thus the image of the Albanians as eternal enemies of the Serbs was transmitted to too many Serbian generations. Such history teaching coupled with other means of propaganda, economic decline, political oppression and, last but not least, nationalism on the part of Albanians themselves, breeds armed conflict and the lack of will for reconciliation prevailing today. However, without true knowledge of the common history, with all its dark sides, there can be no reconciliation. Among many other gigantic tasks awaiting the democratic Serbian government, the task of detailed revision of the curricula and the textbooks which should enable students to learn the truth about their own nation and neighbouring peoples and to apply their knowledge critically, is looming large. This task also calls for the new textbook writers who should try to undo what their predecessors who served with equal complaisance the communists and Milošević, have spoiled. This process begun bashfully only last year.

34 Finally, we should examine to what degree the schoolbooks discussed above corresponded to official curricula and what degree of liberty the school-book authors had.

35 In the Yugoslavia of 1918-1941, the main goal of education (which was the monopoly of the state) was bringing children up to be loyal citizens of the Kingdom. That meant that curricula stressed the national component : everything was subject to nationalistic criteria so as to educate the young in accordance with tenets of the official ideology of “national unity”46. Although the Yugoslav state of that period never managed to form a consistent educational policy47it never departed form these basic principles which were reflected in the curricula.

36 As for the curricula, only three of them were made for all schools : in 1926, revised in 1927, and a new one in 193648. Before that, history teaching was directed by various ad hoc ordinances of the school authorities. As a rule, the history curricula were sketchy, usually given through lesson titles and few curt catchphrases, or, as often as not, names of important Serbian and Yugoslav rulers. The aim was to extol the struggle of the Yugoslavs for freedom and unity, depicted through several striking episodes. The Albanians were not mentioned, so the authors had the liberty to mention them or to leave them out. However, when they did decide to mention them, they were fully conscious what was politically correct and in what way the Albanians were to be mentioned.

37 After the Second World War, the new communist authorities did their best to win over the national minorities and to gloss over conflicts among the peoples living in the country. Over time the curricula in the post-war Yugoslavia tended to be more detailed, although their basic tenets - loyalty to the communist system and “brotherhood and unity” of the peoples inhabiting the country remained a constant49. The latter principle was coined with the aim of diminishing or obliterating completely the past frictions by depicting common historical destiny and struggle for freedom and socialism. It can be observed that the national minorities gained space in curricula (and therefore in

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schoolbooks) over time50. Now the more detailed curricula left the authors little room for creativity. Just like their pre-war colleagues, they were bound by ideological (now Marxist) considerations and demands of political correctness.

38 This was continued during the Milošević era : the authors of the curricula were often the old ones from the socialist period, and so were the schoolbook writers. They blended in a curious way elements of the old Marxist dogma with the new, nationalist one. In other words, the authors of history school-books followed closely the changes in the official policy. This policy always had its Albanian aspect, and although its importance varied, it did not remain secret to the schoolbook writers. They acted always within the limits of the politically correct and desirable. The fact that often the very same people who had preached “brotherhood and unity” in their texts under Tito, started preaching Serbian nationalism under Milošević, testifies to their low morality. Unfortunately, media and other social factors did little to rectify the distorted historical pictures that were instilled into young minds.

NOTES

1. Anamali (Skender), « Des Illyriens aux Albanais », Studia albanica, (2), 1972, pp. 153-171 ; Polio (Stefanaq), Puto (Arben), eds., Histoire de I’Albanie des origines a nos jours, Roanne, 1974, pp. 36-40 ; Les Illyriens et la genèse des Albanais, Tirana, 1971. 2. Garašanin (Milutin),Illyrians and Albanians in Kosovo. Past and Present, Belgrade : s.a., pp. 33-38 ; Garašanin (Milutin), « Nastanak i poreklo Ilira », in : Garašanin (Milutin), ed., Iliri i Albanci. Serija pre- davanja održanih od 26. maja do 4. juna 1986. godine, Beograd, 1988, p. 76 ; Jovanović (Slobodan), « Jugosloveni i Albanci », Ideje, 5-6,1987, p. 181. 3. Čubrilović (Ljubica)et al., Istorija. Udžbenik za ćetvrti razred osnovne škole, Beograd, 1959 (6th edition), p. 100. 4. Čiiković (Sima M),Istorija za drugi razred gimnazije prirodno-matematičkog smera, Beograd, 1997 (5th edition), p. 62. 5. Prica (Dušan M.),Istorija jugoslovenskog naroda (Srba, Hrvata, Slovenaca) za treći razred osnovne škole, Beograd, 1933 (3rd edition), p. 28 ; Perović (Rade M.), Vojinović (Siniša),Zemljopis sa istorijom za prvi razred strućnih produžnih škola, Skopje, 1939 (5th edition), p. 53. 6. Božić(Ivan),Pregled istorije od XI do XIX veka za drugi razred gimnazije prirodno-matematičkog smera, Beograd, 1963, p. 48. 7. Vuković (Danilo),Opšta istorija srednjeg veka za šesti razred srednjih škola, Beograd 1938, p. 117 ; Vuković (Danilo). Djeiić (Miloš),Opšta istorija srednjeg veka za vise razrede srednjih i stručnih škola, Beograd, 1931 (5th edition), pp. 123-124. 8. One quarter of the page is devoted to the subject : kulturološko-jezicke, pravno-birotehničke, prosvetne i dramske, Beograd, 1988 (2nd edition), p. 111. 9. Čirković (SimaM.), op. cit., pp. 63-64 ; Mihaljčić (Rade),Istorija za šesti razred osnovne škole, Beograd, 1999 (9th edition), pp. 86-89. 10. Ibid., p. 65 ; Mihaljčić (Rade),op. cit., p. 87 ; Božić (Ivan),Istorija za šesti razred osnovne škole, Beograd, 1979 (2nd edition), p. 137 ; Vuković (Danilo),op. cit., p. 134. 11. Vuković (Danilo),ibid.

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12. Kostić (Mita), « Prilozi istoriji srpsko-arbanskog ustanka » 1689-1690, Arhivza arbansku starinu, jezik i etnologiju, 2,1924-1925, pp. 12-20 ; Malcolm (Noel),Kosovo. A Short History, London, 1998, pp. 144-150. 13. Kosovo i Metohija u srpskoj istoriji, Beograd 1989, pp. 140-14 ; Bogdanović (Dimitrije),Knjiga o Kosovu, Beograd, 1985, p. 80. On the other hand, some Albanian authors play down the significance of the migration, or deny it altogether. Rizaj (Skender), « Sur le pretendu grand exode serbe du Kosovo avec à sa tete le patriarche Arsenije Čarnojević (1690) », Studia Albanica, (1), 1984, pp. 83-107. 14. Thus Dj. Lazarević writes : « These new inhabitants of our southern parts tore down many churches and monasteries and other monuments of our medieval past ». (Lazarević (Djoidje B.),Istorija za četvrti razred gradjanskih škola, Beograd, 1937, p. 42). D. Prica wrote for his part : « The colonized Albanians tormented our people who remained there [i.e. in Kosovo], destroyed churches and monasteries, forcing them [i.e. our people] to renounce their religion and robbing them of their possessions ». (Prica ( Dušan M.),Istorija ju-goslovenskog naroda (Srba, Hrvata, Slovenaca) za četvrti razred osnovnih škola, Beograd, 1940, p. 95). 15. Perović (Milutin), Novaković (Relja)Istorija za treći razred gimnazija opšteg tipa i društveno- jezičkog smera i treći razred stručnih škola, Beograd, 1995 (4th edition), p. 98. 16. Ibid., p. 190. 17. Ibid., p. 170 ; Gaćeša (Nikola) et al., Istorija za treći razred gimnazije prirodno-matematičkog smera i četvrti razred gimnazije opšteg i društveno-jezičkog smera, Beograd, 1999 (7th edition), pp. 90-91 ; Gačesa (Nikola)et al, Istorija za osmi razred osnovne škole, Beograd, 1993, pp. 47-48. (In the last mentioned one can read : « The Turkish government was tolerant for centuries toward Albanian banditry, robbery and terror in the territories inhabited by the Serbs. That is the way of ousting the Serbs from Kosovo and Metohija, and of usurping their land ». All this is put into the context of the Albanian national awaken ing, but not of the general anarchy obtaining in the region through larger part of the century). 18. The sole exception to the rule being curt mention that « the Turks » were « expelled » in : Perović (Milutin), Strugar (Milo),Istorija za sedmi razred osnovne škole, Beograd, 1992, p. 102. 19. These events were not given the due attention even by serious Serbian scholarship, remaining thus white spots of the Serbian historiography too. (Rare exceptions see in : Stojančević (Vladislav), « Politički uzroci promena stanovništva Beograda u vreme Prvog srpskog ustanka », Godišnjak grada Beograda, (20), 1970, p. 91 ; Janković (Diagoslav),Srpska država prvog ustanka, Beograd, 1984, pp. 66-67,181). 20. Bogdanović (Dimitrije),op. cit., pp. 137-139 ; Bataković (Dušan T.), « Osnove arbanaške prevlasti na Kosovu i Metohiji 1878 » ; Bataković (Dušan T.),Kosovo i Metohija u srpskoj istoriji, p. 217 ; Malcolm (Noel),op. cit., p. 215 ; Pllana (Emin), « Les raisons et la maniere de l’exode des refugies albanais du territoire du sandjak de Nish au Kosovo (1877-1878) », Studia albanica, (1), 1985, pp. 185-200. 21. Milosavljević (Petal), Diagutinović (Miodiag),Istorija za prvi razred stručnih škola, Beograd, 1974 (2nd edition), pp. 204-205 ; Knežević (Djoidje)et al., Istorija sa elementima istorijskog atlasa za drugi razred us-merenog obrazovanja, Beograd, 1986 (5th edition), p. 43 ; Djuranović (Šailota),Istorija za drugi razred za-jedniikog srednjeg vaspitanja i obrazovanja, Novi Sad, 1986 (7th edition), pp. 99-100. 22. Rosandić (Ružica), « Patriotsko vaspitanje u osnovnoškolskim udžbenicima », in Rosandić (Ružica), Pešić (Vesna), eds., Ratništvo, patriotizam, patrijarhalnost. Analiza udžbenika za osnovne škole, Beograd, 1994, p. 44. 23. Gaćeša (Nikola)et al., Istorija za treci razred gimnazije (op. cit.), p. 91. For the schoolbooks from 1990s, see : Stojanović (Dubiavka), « Udžbenici kao ogledalo vremena », in Rosandić (Ružica), Pešić (Vesna), eds., op. cit., pp. 92-93.

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24. Enquête dans les Balkans. Rapport présené aux directeurs de la dotation par les membres de la commis sion d’enquete, Paris 1914, passim ; Skopiansky (M. D.), Les atrocités serbes d’après les témoignages ameri- cains, anglais, francais, italiens, russes, serbes, suisses etc., Lausanne, 1919,passim. (The latter work, serving propaganda purposes, should be taken carefully.) 25. Bataković (Dušan T.),op. cit.,passim ;Rakić (Milan),Konzulska pisma 1905-1911, Beograd, 1985, passim ;Rakić (Milan),Kosovo i Metohija u srpskoj istoriji, pp. 224-243,260-272,277 ; Rakić (Milan),Prepiska oar- banskim nasiljima u Staroj Srbiji 1888-1889, Beograd, 1899. 26. Peiović (Milutin), Smiljević (Bogdan),Istorija za prvi razred usmerenog obrazovanja za sve struke, p. 188. 27. Gaceša (Nikola)et al., Istorija za treći razred gimnazije prirodno-matematičkog smera, Beograd, 1999, 7th edition, pp. 89-90 ; Gaćeša (Nikola)et al., Istorija za osmi razred osnovne škole, Beograd, 1993, pp. 24,47. 28. The image of the “savage Albanians” was not particular to the Serbs of those times, although with other authors it did not serve a propaganda purpose. See : Weigand (Gustav),Die Aromunen I, Leipzig, 1895, p. VII ; Smith (G. B),Outlines of European History iy8g-ig22, London, 1928, p. 95 ; Brailsfoid (H. N.),Macedonia. Its Races and their Future, London, 1906, pp. 228, 239, 258,278,258. 29. Gaćeša (Nikola)et al, Istroija za treci razred gimnazije prirodno-matematićkog smera (op. cit.), p. 114 ; Gaćeša (Nikola)et al., Istorija za osmi razred osnovne škole (op. cit.), p. 65. 30. Rosandić (Ružica), art. cit., p. 44. 31. Grubać (Djoidje),Istorija sa osnovima socijalističkog samoupravljanja za osmi razred osnovne škole, Beograd, 1981 (8th edition), p. 74 ; Djuianović (Šarlota), art. cit, pp. 201, 225, 235 ; Knežević (Djoidje)et al, Istorija sa elementima istorijskog atlasa za drugi razred usmerenog obrazovanja, Beograd, 1986 (5th edition), p. 81. 32. Djuianović (Šailota), op. cit., p. 225. 33. Rosandić (Ružica),op. cit., p. 44. 34. Gaćeša (Nikola) et al, Istorija za osmi razred, p. 89. 35. Novaković (Relja), Knežević (Djoidje), Istorija za treći razred gimnazije prirodno-matematičkog smera, Beograd, 1962, p. 191 ; Grubač (Djoidje), Istorija sa osnovsama socijaiističkog samoupravljanja za osmi razred osnovne škole, Beograd, 1981 (8th edition), p. 108. 36. Knečević (Djoidje), Smiljvić (Bogdan), Istorija najnovijeg doba za četvrti razred gimnazije (XX vek), Beograd, 1966 (4th edition), pp. 109,135 ; Knežević (Djoidje), Smiljvić (Bogdan),, Istorija sa društvenim urejdenjem za drugi razred stručnih škola, Beograd, 1974, p. 87. (The authors write about Albanian gangs terrorizing the Serbs, but they conclude : « The bulk of the Albanian nationality [i.e. national minority] did not take part in these actions, and for this reason there were no actions of intimidation and large massacres in Kosovo and Macedonia in which the members of the Albanian nationality participated »). 37. Grubač (Djoidje),Istorija sa osnovama socijaiistićkog samoupravljanja, Beograd, 1981 (8th edition), p. 108 ; Novaković (Relja), Nešić (Jovan),Istorija za prvi razred stručnih škola, Beograd, 1966 (4th edition), p. 87. 38. Novaković (Relja), Nešić (Jovan),op.cit., p. 87. 39. Stojanović (Dubravka),op. cit., p. 77. 40. Knežević (Djoidje), Smiljvić (Bogdan),Istorija najnovijeg doba (op. cit.), p. 166 ; Novaković (Relja), Nešić (Jovan),Istorija za treći razred gimnazije prirodno-matematičkog smera, Beograd, 1962, p. 225. 41. Gaćeša (Nikola)et al., Istorija za treći razred prirodno-matematičkog smera i ćetvrtog razreda gimnazije opšteg i društveno-jezičkog smera, p. 185. 42. Ibid. 43. Stojanović (Dubiavka),op. cit., pp. 99-100. Such representations are also to be found in geography schoolbooks, as well as in natural history and social sciences books for lower forms.

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44. This certainly does not mean that the Albanian nationalism was the oldest in Yugoslavia ; it was only the first to start the last surge of ethnic tensions which eventually caused the break-up of the state. 45. Stojanović (Dubravka),op. cit, pp. 100-101. 46. Dimić (Ijubodtag),Kulturna politika u Kraljevini Jugoslaviji 1918-1941, Vol. I, Beograd, 1996, pp. 88,118, 233, 262-263 ; Vol. II, pp. 123, 124, 135, 138, 138, 139, 140, 154, 224 ; Mayer (Martin),Elementarbildung in Jugoslawien (1918-1941). Ein Beitrag zur gesellschaftlichen Modernisierung, München, 1995, pp. 60, 123. 47. Mayer (Martin), op. cit., p. 69 ; Dimić (Ljubodiag), op. cit.(vol. 1, p. 214). 48. Dimić (Ljubodiag), op. cit., p. 121; Mayer (Martin), op. cit, p. 73. 49. Rosandic (Ružica), Pešić (Vesna), art. cit. 50. The curricula were published in the official Prosvetni glasnik.

AUTHOR

ZORAN JANJETOVIĆ Assistant, Institut za noviju istoriju Srbije (Institute for more recent history of Serbia), Belgrade.

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Notes de lecture Books Reviews

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Neumann (Victor), Ideologie si fantasmagorie. Perspective comparative asupra istoriei gîndirii politice în Europa Est-Centralà [Idéologie et fantasmagorie. Perspectives comparatives sur l’histoire de la pensée politique en Europe Est- Centrale] Iaşi : Éditions Polirom, 2001, 224 p.

Antonela Capelle-Pogǎcean

RÉFÉRENCE

Neumann (Victor), Ideologie si fantasmagorie. Perspective comparative asupra istoriei gîndirii politice în Europa Est-Centralà [Idéologie et fantasmagorie. Perspectives comparatives sur l’histoire de la pensée politique en Europe Est-Centrale], Iaşi : Éditions Polirom, 2001, 224 p.

1 Le champ historiographique roumain a connu depuis la chute du régime de Ceausescu1 une pluralisation des approches, des thématiques et des discours, une diversification des outils théoriques et méthodologiques. C’est un champ à présent éclaté et hétérogène qui comprend néanmoins des continuités importantes avec la période communiste et ses réflexes nationalistes, et par delà, avec cette perception romantique de l’histoire comme discours de la nation, vecteur de la construction idéologique de celle-ci, héritée du XIXe siècle. Les ouvrages de l’historien Victor Neumann participent,

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eux, au mouvement de renouveau. Celui-ci touche l’histoire et, plus largement, le système culturel dont elle fait partie, ayant en son centre la figure de la nation unitaire. Ce système culturel avait été perpétué et agrémenté d’accents spécifiques sous le régime national-communiste de Ceausescu. Les personnalités qui avaient illustré la posture “professionnelle” et avaient choisi le retrait, refusant de contribuer à la légitimation du régime, n’avaient pas invalidé ce canon. Elles s’étaient inscrites pour la plupart dans une tradition historiographique libérale-conservatrice ouverte vers l’Occident, teintée toutefois d’un certain nationalisme culturel.

2 Comme quelques autres historiens dont les ouvrages constituent des repères de l’historiographie post-communistes2, Neumann rompt avec cette tradition et participe à la relativisation du canon culturel. Ses écrits - notamment l’étude de la réception des idées modernes en Europe centrale et du Sud-est, publiée en version anglaise dans la série des East European Monographs3, les études consacrées à l’histoire des juifs de Roumanie4 et à l’histoire de l’antisémitisme roumain, les contributions aux débats sur la mémoire de l’entre-deux-guerres -, témoignent de la même volonté de désenclaver une historiographie roumaine encore tentée par l’isolationnisme en la confrontant à d’autres historiographies, en l’ouvrant également vers d’autres territoires des sciences sociales. Familier des cultures roumaine, hongroise, juive et allemande, se mouvant avec aisance dans l’espace des sciences sociales de langue anglaise, française et allemande, l’historien de Timisoara a pour terrain de recherche l’aire centre-est- européenne, approchée dans sa diversité culturelle d’une part, et de l’autre, dans une perspective interdisciplinaire.

3 Son dernier ouvrage paru en roumain sous le titre Ideologie si fantasmagorie. Perspective comparative asupra istoriei gîndirii politice în Europa Est-Centralà (Idéologie et fantasmagorie. Perspectives comparatives sur l’histoire de la pensée politique en Europe Est-Centrale) a pour fil conducteur la construction idéologique de la nation par les élites intellectuelles et politiques - les deux étant imbriquées - de cet espace. Une nostalgie de l’ethos pluriel de l’empire multinational K. u. K. se dégage de ces pages et les rapproche des écrits consacrés à l’esprit de l’Europe centrale, issus à partir des années 1980 de la plume d’auteurs polonais, tchèques, hongrois.

4 La redécouverte de l’Europe centrale est intervenue en Roumanie une dizaine d’années plus tard, au milieu de la décennie 90. Elle fut notamment portée par un groupe d’intellectuels, essentiellement des écrivains, fondateurs à Timisoara d’un cercle baptisé « la troisième Europe ». Si le discours de ce groupe n’est pas exempt d’accents orientalisants, d’une prise de distance « mitteleuropéenne » des Balkans, s’il diffuse des représentations parfois idylliques sur la multiculturalité dans la région, il a le mérite de redécouvrir et revaloriser l’hétérogénéité de la Roumanie, la diversité de ses héritages et de relativiser ainsi le discours de l’identité monolithique. L’ouvrage de Victor Neumann qui adopte dans son dernier volume la posture de l’historien-Aufklärer, critique du nationalisme ethniciste des “petits États” et des petites nations de l’Europe de l’Est, paraît dans la collection parrainée par ce groupe.

5 C’est un recueil d’études qui couvre le XIXe et le XX e siècles, soit la période de la modernisation de l’Europe est-centrale (essentiellement l’aire de l’empire Habsbourg et des États-nations formés sur ses décombres). Les études suivent un fil chronologique et nous conduisent des années 1790 à la fin du communisme. La perspective générale est interdisciplinaire, nourrie par l’histoire des idées, l’histoire des concepts (l’école de R. Koselleck), l’histoire sociale et politique, l’historiographie anglo-saxonne consacrée à la

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région, mais aussi certaines théories de la nation (on rencontre plusieurs références à Ernest Gellner, à Louis Dumont). Un résumé en anglais, détaillé et riche, reprend à la fin du volume sur une vingtaine de pages les questions développées dans le corpus central (« Ideology and Phantasmagoria. Comparative Perspectives of the History of Political Thought in East-Central Europe - Summary », pp. 199-222).

6 Neumann examine la construction idéologique des nations de l’empire Habsbourg sous la double influence de l’Aufklärung diffusé surtout à partir des années 1790 par le joséphisme, et du romantisme allemand (Herder, Fichte, Hegel). Ces deux courants ont connu dans cette aire une diffusion tardive et simultanée, d’où leurs contenus particuliers, fruits de tensions, mais aussi d’imbrications, de hybridations, de syncrétismes. Pour décrire et analyser ce processus, l’historien fait appel à la distinction classique entre la définition politique et la définition ethno- linguistique, de la nation, dominante dans l’Europe du Centre-Est.

7 L’emploi de cette distinction qui guidait les réflexions d’un autre penseur politique de la région, le hongrois István Bibó5, cité à plusieurs reprises par Neumann, peut apparaître par moments un peu schématique. Le filon culturaliste, voire ethnique, n’est pas absent de l’histoire du nationalisme « politique », « occidental », français par exemple, sans qu’il y fût dominant. Dans la réalité, les modèles idéaux-typiques du nationalisme politique et du nationalisme culturel entretiennent des rapports complexes, dynamiques6. D’ailleurs, à plusieurs reprises, Neumann les déchiffre finement.

8 Il est vrai par ailleurs que cette distinction entre la Staatnation et la Kulturnation permet d’éclairer des figures et des thèmes dominants dans cette aire, comme par exemple la figure du peuple ethnos, Volk, davantage que démos, promue à des degrés divers par les idéologies nationales de la région (p. 50). La même distinction complétée par le recours à l’histoire sociale permet à Victor Neumann de relativiser d’une manière convaincante la typologie des nationalismes est-européens définie par Peter Sugar (p. 50). Lequel distinguait les nationalismes selon leur contenu et leurs vecteurs sociaux et identifiait le nationalisme hongrois nobiliaire, bourgeois tchèque, populiste-paysan bulgare et serbe, bureaucratique roumain et grec, etc.7 Neumann montre quant à lui la proximité idéologique de ces nationalismes, le partage d’un certain nombre de références communes, reflet de caractéristiques sociales semblables, tout en restant sensible aux différences.

9 Le volume s’ouvre sur une analyse de la pensée de Herder qui influença les éduqués de cet espace culturel (« Le Herderianisme » : une préfiguration de la théorie ethno- nationaliste ? pp. 9-29). Les trois études suivantes (« Mitteleuropa entre le cosmopolitisme autrichien et le Volksgeist prussion. Le despotisme éclairé de Vienne », pp. 30-488 ; « Du centralisme habsbourgeois à la monarchie austro-hongroise. L’ambiguïté des options politiques hongroises », pp. 49-67 ; « Fédéralisme et nationalisme. Une perspective comparative sur les théories politiques de l’Autriche- Hongrie autour de 1900 », pp. 68-102) s’intéressent à la réception régionale de cette pensée, à ses interprétations dans un contexte spécifique. Neumann observe le dédoublement des discours entre d’une part les discours de l’appartenance et de l’autre, les discours de la Raison nourris par le joséphisme. Il souligne le rôle émancipateur joué par le despotisme éclairé des Habsbourg à la fin du XVIIIe siècle (en particulier de Joseph II, pp. 36, 43) qui façonna à travers les réformes de l’éducation le profil des intelligentsias de l’empire et donna l’impulsion initiale à la modernisation.

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10 Nonobstant cette influence initiale, les intelligentsias adoptèrent progressivement le modèle du Volksgeist prussien aux dépens du modèle cosmopolite et libéral diffusé par Vienne. Neumann offre quelques éléments d’explication pour cette préférence pour le concept du Volk, investi à la base de la construction nationale. Il rappelle la faiblesse des classes moyennes, le poids de la paysannerie et dès lors la coupure entre les élites et les sociétés observée à des degrés divers partout dans la région. Le rôle social des éduqués et la signification politique de la culture « populaire », « archaïque », « découverte » et servie par les éduqués, furent surévalués dans ces conditions.

11 On pourrait ajouter à ces éléments d’autres facteurs d’explication qui éclaireraient la compétition politique des élites au sein de l’empire multinational et la transformation de l’ethnicité en ressource dans ces jeux de pouvoir. Qui pointeraient aussi la réactivité. L’usage politique de la langue hongroise dans la construction stato-nationale magyare fut à l’origine, au moins en partie, une réaction aux tentatives du centre impériale (de Joseph II) de germaniser l’empire pour le moderniser. La résistance nobiliaire hongroise se manifesta d’une part par la valorisation de la tradition constitutionnelle propre et de l’autre, par l’identification sentimentale à la langue transformée en cause nationale. L’imbrication de ces systèmes de références étatiques et culturelles eut pour conséquence la confusion entre la nation politique et la nation culturelle. D’où la volonté hongroise d’homogénéisation culturelle par assimilation linguistique des nationalités vivant sur le territoire de la Hongrie historique. Les nationalités firent de la défense de leurs langues face à des politiques hongroises de magyarisation durcies vers la fin du XIXe siècle le principal vecteur de leur lutte nationale.

12 Neumann pointe d’une plume juste les ressemblances des nationalismes de la région, tout en signalant les spécificités des nationalismes tchèques, polonais et hongrois qui purent invoquer une tradition étatique plus développée au moment du passage à la modernité, comparée aux nationalismes roumain, slovaque ou des Slaves du Sud. Il nous semble toutefois que la composante libérale du nationalisme hongrois, alimentée par cette tradition constitutionnelle, est insuffisamment soulignée dans son analyse riche des options politiques magyares. Cette composante coexistait avec la composante culturalisante, voire ethnicisante chez les réformateurs hongrois de l’âge des réformes (notamment chez Kossuth ou chez son rival Széchenyi) ou encore chez certains conservateurs du début du XXe siècle.

13 Les débats consacrés aux réformes politiques et administratives de la monarchie au tournant du XIXe siècle qui opposèrent les adeptes du statu quo, les réformateurs favorables à la fédéralisation de l’empire et les nationalistes militant pour la destruction de celui-ci et pour la constitutions des États-nations indépendants, révèlent de nouvelles formes de hybridation de l’esprit cosmopolite et libéral et de l’esprit ethno-national. Neumann examine le projet de fédéralisation du Roumain de la province historique du Banat, A. C. Popovici, proche du groupe de Belvédère du prince héritier François-Ferdinand. Son ouvrage paru en 1906 à Leipzig sous le titre Die Vereinigten Staaten von Gross-Österreich (Les États-Unis de la Grande Autriche) eut des échos importants dans l’empire, étant remarqué par le Slovaque Milan Hodza (p. 92) ou le Hongrois Oszkár Jászi (pp. 94-96), lui-même militant de la fédéralisation à partir de 1918.

14 Neumann compare la conception de Popovici à celle des austro-marxistes, en particulier de Renner. Contrairement à la celle-ci, la première conjuguait l’idéal fédéraliste (lié notamment à une fidélité dynastique) et l’idéal ethno-national. La

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pensée politique de Popovici se plaçait en effet dans l’horizon du Volksgeist “enrichi” par les théories biologisantes et racisantes développées par Gobineau, Gustave Le Bon, Vacher de Lapouge, Chamberlain, etc. Formé en Autriche, à Graz, parlant en plus du roumain, le hongrois, l’allemand, l’anglais et le français, fidèle à la dynastie, Popovici était un fédéraliste convaincu et en même temps le défenseur d’un nationalisme ethnique, antisémite, anti-magyar, critique de la démocratie et du libéralisme.

15 L’historien passe par moments un peu vite sur les zones d’ombres de l’action de la Maison de Vienne et de ses politiques, alors qu’il souligne le rôle de l’administration impériale dans la diffusion des valeurs modernes, à travers l’alphabétisation, le développement de l’administration locale, la mise en place des infrastructures régionales, etc. Il note le centralisme, les privilèges de classe exagérés, la défiance à l’égard des institutions économiques modernes de l’administration impériale, de même que son incapacité à imposer des repères culturels communs qui unissent les populations de l’empire (p. 55). Cependant il est un peu rapide d’évoquer le rôle de Vienne en 1848-1849 comme la force qui a mis un terme par son intervention militaire à la guerre interethnique en Transylvanie (p. 43). Et de laisser entre parenthèse l’instrumentalisation par les conservateurs du centre impérial des tensions entre les nationalistes libéraux hongrois et roumains. Neumann se sépare sur ce point de François Fejtö plus critique à l’égard des politiques de l’administration impériale, bien qu’également nostalgique de « l’empire défunt »9 (p. 55).

16 Il n’empêche, la dissolution de l’empire n’a apporté ni la stabilité, ni la paix, ni un ordre politique plus juste dans la région, et l’historien le dit avec force. La démocratie pluraliste et la modernisation politique sont restées des idéaux dans plusieurs des États-nations construits sur les décombres de la Monarchie (p. 205), notamment en Hongrie et en Roumanie, dans une moindre mesure en Tchécoslovaquie. En faisant cette affirmation, Neumann s’attaque à la sacralisation de la signification de 1918, de la formation de la Grande Roumanie, point central de l’historiographie roumaine du XXe siècle.

17 La domination des courants ethnicistes et autoritaires dans les champs intellectuel et politique roumains de l’entre-deux-guerres qui refusèrent d’accepter la diversité ethno-culturelle de la Grande Roumanie, la faiblesse des courants sociaux-démocrates, sont analysées par Neumann qui compare le paysage roumain à celui, plus démocratique, de la Tchécoslovaquie. Il souligne ainsi l’importance de l’apport de l’ethos pluraliste hérité des Habsbourg dans l’articulation de la pensée de Masaryk. Il montre toutefois les limites de l’ouverture démocratique de la Tchécoslovaquie, rappelant les frustrations des Slovaques, insatisfaits de la place qui leur était accordée dans l’État commun (« L’obsession de l’intelligentsia roumaine dans la période de l’entre-deux-guerres : la spécificité ethno-nationale », pp. 103-133).

18 Les trois dernières études (« L’État-nation et l’idée communiste : le rôle de la diversité des héritages historico-politiques », pp. 121-133 ; « La Culture civique de la ville de Timisoara pendant les années de la dictature communiste », pp. 149-174 ; « Les Changements politiques de la Roumanie de l’année 1989 », pp. 175-197) considèrent l’héritage de l’empire Habsbourg, celui d’une pensée du politique rationnelle, centrée sur l’individu et sa responsabilité, comme l’un des facteurs d’explication de l’émergence des mouvements d’opposition anticommuniste en Hongrie, en Tchécoslovaquie et en Pologne. La Roumanie communiste où cet héritage fut moins

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prégnant, où les courants de gauche, y compris le marxisme, furent moins enracinés, fut privée de la cristallisation d’alternatives politiques au régime communiste.

19 Cet héritage de l’empire s’y est manifesté toutefois, en particulier dans certains lieux de la ville « mitteleuropéenne », ethniquement diverse, de Timisoara, où se développèrent quelques noyaux de culture civique. Neumann rappelle les contributions du groupe de rock alternatif des années 1960-1970 « Phoenix », avec sa composition multiculturelle. Il évoque également l’« Aktionsgruppe Banat » (le Groupe d’Action Banat), un cercle qui réunissait dans les années 1970 des écrivains allemands, pour certains marxistes, lesquels dénonçaient le conformisme et l’opportunisme vis-à-vis du régime et offraient un exemple de vie vécue dans la Vérité, pour reprendre cette référence de Vaclav Havel. Sous les pressions policières du régime, ils furent conduits à l’émigration en Allemagne de l’Ouest. L’éclatement de la révolte anti-Ceausescu à Timisoara en décembre 1989 n’apparaît dès lors pas comme le fruit du hasard.

20 La dernière étude laisse toutefois percer la déception, c’est le constat de l’échec du projet mitteleuropéen de la ville de Timisoara des années 1990. L’héritage est en partie dissout, il reste la nostalgie qui traverse un ouvrage riche et informé, comme on aimerait en lire davantage sous la plume des historiens de la région.

NOTES

1. Sur l’état de l’historiographie roumaine à la sortie du communisme voir Pippidi (Andrei), « Une histoire en reconstruction. La culture historique roumaine de 1989 à 1992 » in Marès (Antoine), éd., Histoire et pouvoir en Europe médiane, Paris : L’Harmattan, 1996, pp. 239-262 ; Zub (Alexandru), « L’après-communisme roumain : illusions, blocages et désarrois de Clio », in Durandin (Catherine), L’Engagement des intellectuels à l’Est. Mémoires et analyses de Roumanie et de Hongrie, Paris : L’Harmattan, 1994, pp. 115-126. 2. Rappelons seulement les noms de Antohi (Sorin), Imaginaire culturel et réalité politique dans la Roumanie moderne : le stigmate et l’utopie, Paris : L’Harmattan, 1999 ; de Lucian Boia, auteur d’un ouvrage remarquable sur l’histoire et le mythe dans la conscience roumaine, Boia (Lucian), Istorie si mit în cons tiinta româneascà [Histoire et mythe dans la conscience roumaine], Bucarest : Éditions Humanitas, 1997, de Sorin Mitu, auteur d’une étude sur la construction de l’identité des Roumains de Transylvanie, Mitu (Sorin), Geneza identitàtii la românii ardeleni [La genèse de l’identité chez les Roumains transylvains], Bucarest : Humanitas, 1997. 3. Neumann (Victor), The Temptation of Homo Europaeus, New York : Columbia University Press, East European Monographs, 1993. 4. Neumann (Victor), Istoria evreilor din România. Studii documentare si teoretice [L’Histoire des Juifs de Roumanie. Études documentaires et théoriques], Timisoara : Éditions Amarcord, 1996 ; Neumann (Victor), Istoria evreilor din Banat [L’Histoire des juifs du Banat], Bucarest : Éditions Atlas, 1999. 5. Bibó (István), Misère des petits États d’Europe de l’Est, Paris : L’Harmattan, 1986. 6. Voir pour cette question : Dieckhoff (Alain), « La déconstruction d’une illusion. L’introuvable opposition entre nationalisme politique et nationalisme culturel », L’Année sociologique (Nation, nationalisme, ci toyenneté) (1), 1996, pp. 43-55.

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7. Sugar (Peter), « Nationalism in Eastern Europe », in Hutchinson (John), Smith (Anthony D.), eds., Nationalism, Oxford Readers : Oxford University Press, 1994, pp. 171-176. 8. Une version de cette étude est parue en anglais sous le titre « National political cultures and regime changes in Eastern and Central Europe », dans Castiglione (Dario), Hampsher-Monk (Iain), eds, The History of Political Thought in National Context, Cambridge University Press, 2001, pp. 228-247. 9. Fejtö (François), Requiem pour un Empire défunt. Histoire de la destruction de l’Autriche-Hongrie, Paris : Lieu commun, 1988.

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García-Arenal (Mercedes), éd., Conversions islamiques. Identités religieuses en Islam méditerranéen Paris : Maisonneuve et Larose, 2001, 460 p.

Alexandre Popovic

RÉFÉRENCE

García-Arenal (Mercedes), éd., Conversions islamiques. Identités religieuses en Islam méditerranéen, Paris : Maisonneuve et Larose, 2001, 460 p.

1 Le thème des conversions religieuses est très à la mode. Déjà il y a six ans, en mars 1996, a eu lieu à Rome un colloque intitulé « Conversioni nel Mediterraneo », organisé par Anna Foa et Lucetta Scaraffia, qui a abouti à un très beau livre collectif publié dans la revue de l’Université « La sapienza » de Rome, Dimensioni e problemi della ricerca storica (n° 2 de 1996), qui traitait, à travers une vingtaine de contributions, de la théorie de la conversion religieuse en général, du problème des origines de ce phénomène (prosélytisme juif et paganisme), des conversions entre les différentes religions monothéistes, et enfin des conversions à l’intérieur du christianisme.

2 L’ouvrage dont il est question ici traite d’un problème plus précis, à savoir des conversions à l’islam dans la zone méditerranéenne. Il est (comme l’explique longuement M. García-Arenal dans son Introduction [p. 7-15, cf. p. 8-9]), « le produit de deux tables-rondes organisées dans le cadre du projet de recherche [intitulé] « Individu et société dans le monde méditerranéen musulman » financé par la Fondation Européenne de la Science (ESF) et au sein des activités de l’atelier VI « Attitudes et expériences religieuses » ». La majorité des contributions de ce volume provient de la première de ces tables rondes qui a eu lieu à Rome en septembre 1997, sur la « Conversion à l’Islam dans le monde musulman méditerranéen ». Cette table ronde, tenue à la Escuela Española de Historia y Arqueologia (CSIC) a été le produit de la collaboration des participants du projet de l’ESF et de ceux du projet de recherche du

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Centre de Recherches Historiques de Paris (EHESS/CNRS). Ce projet avait pour titre « Conversion, intégration, exclusion. Étude comparée des religions du Livre ». La seconde table-ronde s’est tenue à Istanbul en juillet 1998 en partant des questions issues des discussions de la première réunion. Sous le titre « Piété individuelle et modes d’appartenance », cette table-ronde a fourni l’occasion de modifier et compléter les présentations de Rome, enrichis au cours des débats. Une partie des contributions à la table-ronde d’Istanbul est incluse dans le présent volume, le reste a été publié comme dossier monographique à la revue Al-Qantara, 21, 2 (2000) sous le titre « Experiencias religiosas y pertenencia a la comunidad ». Ce livre n’est donc pas une collection d’actes mais le produit d’une réflexion collective qui s’est déroulée au cours de ces deux années. Les différences méthodologiques dues non seulement aux diverses disciplines des participants (historiens, arabisants, turcologues) mais surtout à la diversité - intentionnelle - de leurs nationalités, ont contribué à la richesse des approches et des points de vue.

3 Le volume contient une vingtaine de contributions, dues la plupart du temps à des spécialistes chevronnés. Il est divisé en trois parties : Moyen Âge, Siècles modernes et Époque contemporaine. Dans la première partie, on traite des récits des conversions à l’islam dans le monde arabe « classique », d’après les récits figurants dans le célèbre « Livre des classes » (Kitâb al-tabaqât) d’Ibn Sa’d (m. en 845), (G. Calasso, pp. 19-47) ; de l’islamisation et de la conversion des Juifs (D. J. Wasserstein, pp. 49-60) ; du cas de la conversion en Andalousie, des enfants vivant aux frontières du monde musulman (A. Fernández-Félix, pp. 61-71) ; des « conversions » - c’est-à-dire de passage d’une école juridique (madhhab) à une autre, donc à l’intérieur de l’islam -, de l’illustre poète, historien, juriste, philosophe et théologien andalou, Ibn Hazm (m. en 1064), (C. Adang, pp. 73-87) ; des rêves et de la raison, à propos du rôle des autobiographies des convertis dans les polémiques religieuses (M. García-Arenal, p. 89-118) ; et de la conversion d’un groupe de chevaliers musulmans au christianisme, dans la Castille, au XVes. (A. Echevarría Arsuaga, pp. 119-138).

4 La partie consacrée aux siècles modernes contient des analyses et réflexions : sur la conversion à l’islam d’Adam Neuser au XVIes. (D. de Courcelles, pp. 141-149) ; sur la réinscription lignagère et les redéfinitions sexuelles des convertis dans les cours maghrébines aux XVIe-XIXes. (J. Dakhlia, po. 151-171) ; sur les conversions du christianisme à l’islam, puis de l’islam au christianisme (aux XVIe-XVIIes.) d’un portugais, et de plusieurs autres « elches », c’est à-dire de « ceux que que les Maures considèrent comme des chrétiens, et les chrétiens comme des Maures », (F. R. Mediano, pp. 173-192) ; sur « Musulmans et conversions en Espagne au XVIIes. » (B. Vincent, pp. 193-205) ; et sur les Européens convertis à l’islam au Maghreb, ainsi que sur les écrits polémiques au sujet des Moriscos (G. A. Wiegers, pp. 207-223).

5 La partie concernant l’époque contemporaine est particulièrement riche et traite des cas très variés du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et de l’Empire ottoman : « Relations intercommunautaires et changements d’affiliation religieuse au Moyen- Orient (XVIIe-XIXe siècles) » (L. Valensi, pp. 227-244) ; « Frontières confessionnelles et conversions chez les chrétiens orientaux (XVIIe-XVIIIe siècles) », (B. Heyberger, pp. 245-258) ; « Conversion religieuse et identités nationales en Egypte dans la première moitié du XXe siècle » (F. Abécassis, pp. 258-299) ; « » Saving sinners, even Moslems ». The Arabian Mission in the Arabian Gulf » (J. Zdanowski, pp. 301-309) ; « Conversion à l’islam à l’époque coloniale » (S. Bono, p. 311-323) ; « Logiques de l’abjuration et de la

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conversion à l’islam en Tunisie aux XIXe et XXe siècles » (M. Kerrou, pp. 325-365) ; « Les conversions dans le Maroc contemporain (1860-1956). Présentation et étude d’un corpus » (M. Kenbib, pp. 367-397) ; « Aperçu sur l’islamisation des Arméniens dans l’Empire ottoman : le cas des Hamshentsi / Hemshinli » (C. Mouradian, pp. 399-419) ; « Conversion and ideological reinforcement : the Yezidi Kurds » (S. Deringil, pp. 419-443) ; « From religious conversion to cultural assimiliation : some remarks on the fates of Polish immigrants in the Ottoman Empire (1831-1849) », (J. Zdanowski, pp. 445-455).

6 Il s’agit donc à l’évidence, d’après cette rapide présentation, d’un ouvrage extrêmement riche et savant qu’il y a lieu de saluer très chaleureusement, du fait qu’il démontre à travers une documentation énorme la complexité des situations et des problèmes, qui doivent tous être maniés avec une extrême prudence. Cela d’autant plus que beaucoup de gens, par paresse ou par ignorance, succombent à la tentation de vouloir tout juger sans nuances, « en noir et blanc », et présentent des simplifications hatives, dont les media sont si friands. On remarque aussi, l’absence de textes traitant des cas de conversion à l’islam dans la Péninsule balkanique, mais un autre ouvrage concernant ce sujet, à savoir une Bibliographie raisonnée sur les conversions à l’islam dans les Balkans et en Asie Mineure à l’époque ottomane, contenant plus de six cents compte-rendus d’études et travaux parus avant l’année 2001, et préparé en collaboration internationale sous les auspices de l’École française d’Athènes, devrait paraître vers la fin de l’année 2003.

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Iveković (Ivan), Ethnic and regional conflicts in Yugoslavia and Transcaucasia. A political economy of contemporary ethnonational mobilization, Ravenna : A. Longo Editore, 2001, 223 p. [Bibliogr., Index]

Patrick Michels

RÉFÉRENCE

Iveković (Ivan), Ethnic and regional conflicts in Yugoslavia and Transcaucasia. A political economy of contemporary ethnonational mobilization, Ravenna : A. Longo Editore, 2001, 223 p. [Bibliogr., Index]

1 Directeur de Naše Terne (1980-1981), diplomate, professeur de science politique à l’Université américaine du Caire, correspondant du Cahier d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, I. Iveković, tout en continuant ses recherches sur les pays africains et leurs mouvements indépendantistes, s’est penché ces dernières années sur l’ancienne Yougoslavie et le Caucase dans une approche comparative et pluridisciplinaire. Son étude est impressionnante : dix ans d’histoire décortiquée, analysée, critiquée. Son interrogation est simple : « Je voulais déchiffrer ce qui s’est mal passé, pourquoi cela s’est déroulé de cette façon, et où vont nos nouveaux Etats- nations » (p. 9).

2 Son étude est centrée sur l’économique et le politique. Il rappelle, et c’est la base de son étude, que les racines de l’éclatement yougoslave, et russe, se trouvent dans l’économie, et plus précisément, dans l’économie étatique. « La surproduction sans innovation devint un boulet » et « les principes du marché affaiblissaient l’économie centralisée »,

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« l’ancien système de redistribution étatique s’effondra, générant une nouvelle différentiation sociale et de nouveaux conflits d’intérêts » (p. 29). Même si l’économie politique est sous-représentée dans la « transitologie » (p. 9), il ne faut pas pour autant en dénier la pertinence. Il montre les enchaînements que la crise économique a suscités. La comparaison avec l’URSS est intéressante et instructive : si le développement titiste est supérieur à celui des satellites soviétiques et à l’URSS elle- même (p. 37), la Yougoslavie a moins bien réussi à réduire les écarts régionaux que l’URSS, notamment au Caucase (p. 42). Le problème principal était l’absence de capital yougoslave et de marché du travail unifiés (p. 85), alors que tout le monde blâmait l’Etat.

3 Les membres de la « petite » bureaucratie (spécialistes, professions libérales, petits entrepreneurs) étaient mécontents, tiraillés entre leurs origines paysannes et la cité, cherchant à recréer les liens de la solidarité de groupe : leurs aspirations matérielles et sociales ne pouvaient en fait être comblées par le système existant ; les paysans percevaient l’Etat comme un envahisseur, principal obstacle à la prospérité ; la classe ouvrière était éclatée en branches et en unités de production territorialement définies (p. 80). La modernisation communiste a empêché l’émergence d’une large classe moyenne consolidée et satisfaite (p. 89). Les frustrations sociales ont été transformées en peurs et en haines nationales (p. 85), par le fruit du travail d’intellectuels hybrides, d’idéologues nationalistes et de médias (p. 118). L’auteur donne deux exemples de ces intellectuels hybrides, produits mi-paysans : Dobrica Ćosić et Franjo Tudjman (p. 87), dont la comparaison est intéressante.

4 I. Iveković produit quelques rappels sur l’économie souterraine (corollaire de l’industrialisation ?), qui n’existe pas que dans les pays de l’Est, mais aussi dans les pays dits « développés » (p. 61). Il insiste sur les conditions sociales et économiques. Il analyse le jeu des élites, et leurs perceptions de leurs propres intérêts et rappelle que les Balkans et le Caucase vivent toujours dans la temporalité de la transition de la société agraire à la société industrielle (p. 150). Il revient sur quelques « pompiers pyromanes » quand il affirme que la reconnaissance internationale a, en fait, légitimé l’autorité ethnocratique, les pratiques de développement et de la violence nationalitaires étatiques (p. 169) ; et pose la question de qui a le droit à l’autodétermination et quelles en sont les conséquences pour les autres groupes ou les droits individuels (p. 17g) ? En fait, conclue-t-il, les Etats occidentaux ne se sont pas préoccupé des critères utiles à la construction des Etats post-communistes.

5 On trouve, forcément, quelques erreurs : Stepinec (p. 136), Karadžić au lieu de Milošević (p. 138). Le seul point faible est l’effet « boule neige » évoqué, les régimes communistes s’écroulant les uns après les autres (p. 167), raccourci analytique certainement dû au fait que cette problématique dépassait le cadre de son étude. Ces deux « laboratoires régionaux » présentent des traits similaires, des évolutions parallèles, des perspectives qui se ressemblent. I. Iveković démontre brillamment que la modernisation communiste a atteint ses limites quantitatives et qualitatives, cédant la place à la stagnation économique et à la crise, vecteur de troubles sociaux et crises identitaires qui ont initié une nouvelle dynamique sociale et politique qui a conduit à l’homogénéisation et à la polarisation nationales aboutissant à la fragmentation de la Yougoslavie et de la fédération soviétique en de multiples Etats nationaux (p. 31).

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Glamočak (Marina), La transition guerrière yougoslave Paris : L’Harmattan, 2002, 287 p.

Diane Masson

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Glamočak (Marina), La transition guerrière yougoslave, Paris : L’Harmattan, 2002, 287 p.

1 « L’ouvrage de Marina Glamočak, tiré de sa thèse, richement documenté, va faire date parce qu’il remonte aux causes de la décomposition sanglante de l’ex-Yougoslavie » (p. 7). Cette première phrase de la préface d’Alain Joxe résume parfaitement la démarche intellectuelle de M. Glamočak. Sociologue, l’auteur a voulu sortir des cadres “étriqués” des théories existantes sur la « transition à la démocratie » et proposer une grille de lecture différente de l’éclatement de la Fédération yougoslave. Son postulat de départ est que « malgré les conflits guerriers, la transition yougoslave n’est pas séparable de la question du passage des anciens régimes socialistes au capitalisme. La guerre intérieure yougoslave, causée par des liens inextricables entre le processus de transition (que ce soit son acceptation ou son refus) et l’aspiration à l’indépendance, n’est qu’une des voies qu’emprunte la transition » (p. 20).

2 Dans la première partie l’ouvrage, l’auteur revient sur « les clivages sociaux et le multipartisme dans la société ex-yougoslave », étude préliminaire indispensable à la compréhension des événements ultérieurs. L’originalité de cette étude du “prélude” à la guerre réside dans l’intérêt qui est porté à la structure même de la société yougoslave et aux rapports des différentes classes sociales en son sein, en s’interrogeant sur la capacité de celle-ci à répondre aux « besoins du multipartisme ». L’héritage politique du régime titiste est également traité, mettant en lumière la division de la population yougoslave en « cages nationales » (p. 58), circonstances qui auront un rôle déterminant au moment de la création de premiers partis politiques.

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3 La deuxième partie est centrée plus précisément sur le « multipartisme et la transition politique en Croatie et en Serbie », avec une présentation du multipartisme est- européen. Malgré les différences des sociétés serbe et croate, force est de constater une similitude dans le sort que ces dernières subissent, à savoir une désintégration et une segmentation, face à des institutions étatiques qui « se bornent à assurer le pouvoir et ne proposent aucune intégration sociale exceptée celle de la nation en guerre » (p. 110).

4 La troisième partie, qui est selon nous la plus riche, est consacrée aux « rapports entre pouvoir et groupes militaires et paramilitaires ». L’auteur revient sur la décomposition de l’Armée populaire yougoslave (JNA) et démêle avec brio les liens politico-financiers qui ont permis le financement de l’armement dans les deux républiques yougoslaves, ainsi que l’avènement des armées républicaines nationales et des groupes paramilitaires.

5 Enfin, dans une quatrième partie, les « conséquences de la transition guerrière » sont exposées, toujours dans une approche comparative entre la Serbie et la Croatie. Des questions comme le nationalisme populiste en Serbie, ou le rôle prééminent de l’Etat dans la construction et la consolidation du régime croate sont décortiquées, éléments parmi d’autres qui empêchent les deux républiques de « rejoindre un processus pacifiste de transition politique et économique » (p. 269).

6 La transition guerrière yougoslave est par conséquent un ouvrage important pour la compréhension de la désintégration de l’ancienne fédération titiste. De manière plus globale, son approche méthodologique, qui sort des schémas classiques de lecture du concept de « transition », ouvre la voie à de nouvelles pistes de recherche sur le passage à la démocratie.

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Kaser (Karl), Pichler (Robert), Schwandner-Sievers (Stephanie), Hg., Die weite Welt und das Dorf. Albanische Emigration am Ende des 20. Jahrhunderts Wien : Böhlau, 2002, 296 p.

Nathalie Clayer

RÉFÉRENCE

Kaser (Karl), Pichler (Robert), Schwandner-Sievers (Stephanie), Hg., Die weite Welt und das Dorf.Albanische Emigration am Ende des 20. Jahrhunderts, Wien : Böhlau, 2002, 296 p.

1 L’émigration est l’une des réalités les plus marquantes de la société albanaise depuis la chute du régime communiste. Entre 1990 et 1998, 16% de la population de l’ex-pays d’Enver Hoxha auraient émigré, temporairement ou non. Aujourd’hui, on avance les chiffres de près de 500 000 migrants albanais en Grèce, de plus de 150 000 en Italie et de plusieurs milliers d’autres en Allemagne, aux Etats-Unis, au Canada, en Belgique, en Turquie ou en France (pour une population de 3 300 000 habitants en 1990). Le livre collectif édité par Karl Kaser, Robert Pichler et Stephanie Schwandner-Sievers, qui s’intéresse à ce phénomène et à ses conséquences, est donc important, d’autant que les auteurs ont su, à partir d’une étude de cas, avec toute sa richesse et sa précision, proposer une analyse plus large du phénomène en y adjoignant d’autres études. Le noyau de l’ouvrage est en effet le fruit d’un travail anthropologique mené, en été 1998, dans deux villages du sud de l’Albanie, situés dans la région montagneuse du Kurvelesh (à l’ouest de Gjirokastër) - en l’occurrence Fterra et Çorraj. Aux contributions qui résultent de ces observations et forment la seconde partie de l’ouvrage, ont été ajoutées quatre autres études touchant à certains aspects de l’émigration albanaise ou à des

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formes prises par le phénomène dans d’autres régions. Arjan Gjonça offre ainsi une approche générale de l’émigration albanaise, de ses causes (politiques et économiques), de sa nature (dirigée en premier lieu vers la Grèce et l’Italie, à 70% masculine et concernant essentiellement la tranche d’âge des 15-45 ans) et de ses conséquences encore incertaines sur le développement démographique du pays (émigration des adultes en âge de procréer, déséquilibre hommes/femmes, bouleversements dans les rapports ville/campagne). Nicola Mai étudie ensuite l’influence des médias italiens sur la jeunesse albanaise. Il rappelle comment la télévision italienne a joué un rôle central dans le façonnement d’une image du monde extérieur à une époque où le pays était totalement refermé sur lui-même et analyse son impact sur l’univers politico-culturel de la jeunesse actuelle des grandes villes d’Albanie centrale, Tirana et Durrës. L’étude qui suit, de Lars Brügger, concerne également la population des grands centres urbains. A travers plusieurs profils individuels classés selon trois catégories de migrants en fonction du lieu d’habitation (en Albanie, à l’étranger ou à la fois en Albanie et à l’étranger), elle aborde la question de la multiplicité et de la fluidité des identités et des stratégies personnelles. L’auteur est donc amené à mettre en évidence une réalité fondamentale que révèle le mode migratoire : l’utilisation par les individus de réseaux sociaux (famille, amis, collègues, etc.) dans lesquels ils sont « pris ». Enfin, Gilles de Rapper observe le phénomène migratoire dans une région frontière, en l’occurrence celle du Devoll (à l’ouest de Korça). Ses observations mènent à la conclusion que, dans cet espace, les migrants forment deux catégories qui s’ignorent totalement, selon qu’ils sont du district ou qu’ils sont de passage pour la Grèce, venant d’autres régions d’Albanie. En outre, le passage de la frontière politique s’accompagne de reformulations identitaires et donc d’un passage de frontières imaginaires, comme les « frontières » nord/sud, musulman/chrétien, barbarie/civilisation ou encore passé/présent.

2 Les six études de la seconde partie - illustrées par de magnifiques photographies qui leurs donnent assurément une dimension supplémentaire - ont été conçues de façon complémentaire. La première, celle de Robert Pichler, aborde de façon générale le phénomène d’« économie mobile » des villages du sud de l’Albanie, dans ses formes passées et actuelles. Car, de même que dans d’autres régions des Balkans, l’économie mobile de pâturage et l’émigration est loin d’être un phénomène nouveau pour ces villages de montagne. Karl Kaser analyse ensuite les changements abrupts subis par les villages étudiés, à travers leur topographie (agencement des quartiers, des lieux de pouvoir et de lieux de sociabilité) et les données démographiques. Hannes Grandits aborde directement la question de l’émigration, en s’intéressant plus particulièrement à l’enjeu crucial et au processus d’obtention d’un visa pour la Grèce. En filigrane apparaissent des questions éminemment politiques. Les deux contributions suivantes sont consacrées à l’impact des transformations sociales - en particulier de l’émigration. D’après l’étude de Caroline Tower, le plus grand changement pour les jeunes générations est probablement vécu par les jeunes filles, dorénavant recluses chez leurs parents, pour des raisons de sécurité, plus que par retour de la tradition musulmane ou du patriarcalisme. Martin Prohazka étudie lui le nouvel horizon du village de Fterra, ainsi que l’évolution de l’image du monde extérieur et du village lui-même chez ses habitants. Enfin, le dernier article traite d’un phénomène très particulier à l’émigration albanaise : le changement de nom, la majorité des Albanais travaillant en Grèce ayant pris des noms chrétiens-orthodoxes. Pour comprendre ce phénomène Georgia Kretsi a mené une enquête sur la valeur sociale, religieuse et symbolique du nom dans la société albanaise (musulmane et chrétienne) en la rapportant au cas grec. Elle voit ces

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changements de nom (et éventuellement de religion) non pas comme une rupture, mais plutôt comme une continuité dans la tradition qui existe surtout chez les musulmans albanais de changer de nom afin de se protéger dans la vie d’ici-bas1.

3 En bref, l’ouvrage ne traite pas seulement des modalités du phénomène migratoire, mais aussi plus généralement des transformations sociales liées à cette émigration et aux changements politiques survenus dans les années 1990, de même qu’il fournit de multiples analyses de leurs implications identitaires. Dans l’étude de cas le phénomène migratoire est étudié surtout du point de vue du village d’origine. Il serait intéressant, à l’avenir, d’approfondir la question de la situation des migrants à l’étranger. Probablement faute de temps, les auteurs n’ont pas toujours exploré la comparaison entre Fterra, le village musulman principalement étudié, et son voisin chrétien, Çorraj. Mais ces études de terrain, les fines observations et les analyses qui en résultent, nous donnent déjà beaucoup de précieuses pistes de réflexion, dégagées des habituels clichés.

NOTES

1. Il faut cependant rappeler, que, à la fin du XIX e siècle, beaucoup de catholiques albanais avaient aussi pour habitude de prendre des noms musulmans lorsqu'ils descendaient dans les plaines pour s'y installer ou trouver du travail.

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Creed (Gerald W.), Domesticating Revolution. From Socialist Reform to Ambivalent Transition in a Bulgarian Village University Park, PA: The Pennsylvania State University, Press, 1998,304 pages

Galía Valtchinova

RÉFÉRENCE

Creed (Gerald W.), Domesticating Revolution. From Socialist Reform to Ambivalent Transition in a Bulgarian Village, University Park, PA: The Pennsylvania State University, Press, 1998,304 p.

1 L’anthropologue américain Gerald Creed est un des rares chercheurs occidentaux « armés de théories jusqu’aux dents » qui maîtrisent un « terrain bulgare » dans son vécu concret, sans ignorer les plans chronologiques qui se situent en dehors de sa recherche pointue. Fondé sur la thèse doctorale de Creed soutenue en 1991 à la California University de New York, ce livre en est une bonne démonstration. L’ouvrage se construit sur un travail effectué sur le même site lors de deux longs et plusieurs courts séjours sur le terrain, entre 1986 et 1994. Cette chronologie, en amont aussi bien qu’en aval du changement politique de novembre 1989, détermine largement le choix de la problématique, l’approche de l’auteur de son terrain, ainsi que ses prises de position quant à certaines thèses courantes dans l’anthropologie des sociétés socialistes et post-communistes. Au centre de l’intérêt de l’anthropologue, ce sont les formes que revêt, dans la vie quotidienne d’une communauté villageoise (Zamfirovo) dans le nord- ouest de la Bulgarie, la transition à la démocratie et à l’économie de marché. Adoptant les termes et les notions consacrés, pour ainsi dire, par l’étude socio-anthropologique des sociétés post-communistes, l’auteur ne manque pas de critiquer le cadre restrictif

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qu’ils imposent. C’est le cas même de la notion centrale de transition, associée aux standards occidentaux de « normalité » [de la vie politique] mais ne voulant pas dire grand-chose dans un contexte historique de transition permanente (p. 2). Pour en rendre compte, l’anthropologue s’écarte des modes qui pensent le « communisme » en noir et blanc et des solutions faciles, qui ne prennent en compte que les développements d’après-1989, traitant de la période précédente en bloc, comme si rien ne s’était passé entre le milieu des années 1940 et 1989. C’est l’expérience vécue, réelle, des villageois de « son » village, dans les années 1980, qui lui sert de point de départ. Or ce quotidien lui propose davantage d’exemples des processus d’adaptation et de réajustements au système, une myriade de faits d’arrangements personnels et locaux, que des sagas de résistance anti-communiste ou des récits de goulag. Afin d’en rendre compte et de les inscrire à l’intérieur d’un système explicatif qui, d’une façon générale, privilégie les ruptures, Gerald Creed s’attaque à la problématique choisie sous un angle inédit, à savoir : comment domestiquer « la révolution [communiste] ».

2 L’auteur commence par baliser (Introduction, pp. 1-33), l’horizon théorique qui lui permettra d’avancer, notamment par un développement fort utile sur le thème « socialisme, réforme et agriculture ». Le premier chapitre, « Transformations rurales », examine la collectivisation socialiste en Bulgarie dans son rapport avec les modalités de gérer l’agriculture existant jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. La « découverte » d’un mouvement de coopération puissante de la période de l’entre- deux-guerres lui permet de déceler une certaine continuité, dans la tendance plutôt que dans les formes et les résultats escomptés ou réels. Dans le deuxième chapitre, l’auteur se penche sur l’évolution dans l’organisation de la vie agricole au cours de l’époque socialiste, c’est à-dire entre 1945 et 1989. Chiffres et tableaux en main, il montre qu’on peut parler d’une véritable modernisation de la campagne en Bulgarie socialiste et que l’indiscutable progrès des techniques et de la productivité de l’agriculture entraîne une nette amélioration de la vie rurale. Ouvrant de nouveaux horizons, celle-ci crée pourtant la nécessité de réformes qui, à leur tour, minent le système socialiste à même sa base : il s’agit de l’intégration croissante entre fermes coopératives de travail collectif [TKZS] et exploitations individuelles de subsistance, formes complémentaires et conflictuelles à la fois de l’économie. Cette notion de complémentarités conflictuelles [conflicting complementarities] des formes de production agricole en Bulgarie socialiste est fondamentale pour comprendre la thèse défendue par G. Creed. Mettant ce qui fut exhibé par le régime côte à côte avec les réalités que ce dernier a essayé de cacher, cette notion éclaire, en un certain sens, l’économie des rapports sociaux sous le socialisme.

3 Le troisième chapitre (pp. 121-148) ajoute à ce tableau une nouvelle dimension : la décroissance démographique. A côté de caractéristiques locales (comme la baisse du taux de fécondité), la composante de base de ce phénomène démographique est l’exode rural, particulièrement prononcé dans les années 1960. C’est une dimension négligée dans le tableau du socialisme réel qu’on dresse habituellement. Or, comme le montre l’auteur, c’est la désertification des villages consécutive à la modernisation et à l’industrialisation forcée qui provoque un déclin général de l’agriculture, menaçant l’équilibre social. Ce sont autant de conditions favorisant l’ouverture de l’économie socialiste vers des formes plus souples et, surtout, à une agriculture de subsistance basée sur la famille et le ménage [household], ce qui ronge le système de l’intérieur. Le chapitre suivant (« Révolutions industrielles », pp. 149-183) prolonge ces constats par

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une analyse de la croissance des entreprises non-agricoles dans le village de référence. A souligner, l’écart entre « industries rurales » et « agriculture industrialisée » qui facilite le relâchement de discipline de travail dans chacun des deux types d’entreprise, ce qui profite essentiellement aux activités « informelles » des villageois. Creed montre comment la naissance et la croissance d’un secteur « privé » s’installe, en douceur, dans ce clivage entre coopératives et industrie d’Etat, bien avant qu’on ne parle d’une économie de marché.

4 Un chapitre à part (pp. 184-218), est consacré à ces activités « informelles » ou du moins non-reconnues par le discours officiel et dans l’idéologie du socialisme : il montre pourtant que leur contribution au secteur de l’Etat fut bien prise en compte. La prolifération de ces activités, spécialement dans les années 1980, fait que l’agriculture « socialiste » s’y trouve de plus en plus associée. Ceci explique les réactions de la communauté face à l’effort de dé-collectiviser les terres et les rendre à leurs anciens propriétaires (sujet du sixième chapitre). Ce dernier, intitulé « Restitutions rurales », examine la détail les causes profondes du rejet que la société locale oppose à la nouvelle politique agricole menée à partir de 1992-1993 : elle s’attaque à un système déjà bien « domestiqué » qui n’a plus grand-chose à voir avec les coopératives des années 1940 et 1950. C’est ainsi que l’auteur explique, également, la préférence des locaux pour le parti socialiste (ex-communiste) bulgare et leur « vote rouge ». La conclusion étend les observations sur la continuité (réelle et/ou perçue) entre réformes « socialistes » et transition post-communiste à une réflexion sur les relations sociales et les changements durables au niveau des mentalités (« Égalités » et « Identités rurales », pp. 265-276). Le livre de Gerald Creed donne une explication logique et claire à des processus et à des phénomènes de la « transition post-communiste » qui persistent à être une source de malaise autant pour la démocratie bulgare que pour beaucoup d’experts locaux et internationaux en politique ou en sciences sociales.

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Radost (Ivanova), Folklore of the Change. Folk Culture in Post-Socialist Bulgaria Helsinki: Academia Scientiarum Fennica, 1999 [= FF Communications,

1232, (270)], 127 pages

Galía Valtchinova

RÉFÉRENCE

Radost (Ivanova), Folklore of the Change. Folk Culture in Post-Socialist Bulgaria. Helsinki:

Academia Scientiarum Fennica, 1999 [= FF Communications, 1232, (270)], 127 p.

1 Ce livre est une réponse spécifique, celle de l’ethnologue et du folkloriste1, aux événements et aux processus de changements politiques en Bulgarie entre 1989 et 1996. Il capte, décrit et donne une première analyse à quelques-uns des aspects les plus saillants d’une culture balkanique lors du passage, non-révolutionnaire (au sens marxiste du terme) d’un système social à un autre. Composé de huit études sur des sujets distincts, mais clairement reliés entre eux, le livre présente un double défi : d’un côté, scruter la dynamique des processus culturels lors de l’ouverture démocratique et libérale de la société bulgare, détectant les premiers signes de changement des mentalités. De l’autre côté, identifier les formes à une « culture de la transition » à part entière [kultura na prehoda], s’interrogeant sur les promesses et les dangers qu’elle contient.

2 Intitulé « Le chemin vers la démocratie », le premier chapitre (pp. 17-27) explore les dimensions spatiales des protestations politiques de masse. Il s’agit de juxtaposer deux concepts alternatifs de « centre » et de « cité » - en l’occurrence, le cœur administratif de la capitale Sofia et la « Cité de la Vérité » du printemps de 19902 - et le fonctionnement du déplacement même de la périphérie vers le « centre » comme une quête de la démocratie. La ritualisation de la marche et de l’espace parcouru par des

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manifestants est un sujet présent, également, dans la deuxième contribution (pp. 28-37), cependant focalisée sur les slogans. L’auteur a choisi pour intitulé du chapitre (qui est le titre du livre dans sa version bulgare) l’un des slogans les plus savoureux de ces années : « Au revoir, dinosaures, bienvenus, crocodiles ! ». Formules écrites pour être portées sur des transparents ou bien paroles prononcées, scandées, les slogans sont comparables à l’anecdote politique si vivace sous le socialisme, tout en étant très différents dans la manière de leur communication. Multipliant les exemples visant à montrer la place des slogans dans la culture publique dite « de changement politique » (voir aussi les chapitres 3, 5 et 6), R. Ivanova les définit comme un genre proche de l’incantation (pp. 65-67), ou comme « forme spécifique de folklore » (pp. 32-33). Elle montre l’utilité de l’étude de cette « expression de masse » aussi bien pour les folklore studies et la socio-linguistique que pour l’histoire sociale et l’histoire des mentalités.

3 La troisième des contributions (pp. 38-55) porte le sous-titre « Le drapeau comme système de signes dans la culture bulgare ». Elle s’articule autour de deux thèmes : un premier, celui de la signification de l’objet - et du symbole - appelé drapeau ; un second concernant le symbolisme des couleurs et leur interprétation changeante. Une section consacrée au drapeau dans le mariage traditionnel bulgare met ces deux thèmes en rapport, grâce à une approche sémiotique. Un détour par la question des drapeaux nationaux et de leur importance symbolique grandissante dans la société moderne permet de faire le point sur les façons de « lire la couleur » décrétées par l’État national et centralisateur. Avec l’amplification de la contestation politique, les drapeaux de partis politiques (bleu, vert, rouge etc.) tendent à se substituer au tricolore national ou tout au moins à radicalement altérer la lecture qui est habituellement donnée de la couleur rouge.

4 Une autre expression savoureuse empruntée, cette fois, non à la rue, mais à une parodie de parti politique, l’Union des Forces Sexuelles, introduit le thème de la subversion des textes et des mots d’ordre politiques (pp. 56-63). Pleine d’humour et de verve, une « pétition » de 1990 tourne en dérision la prolifération de nouvelles formations politiques, accompagnant les noms de quelques-unes des plus connues de l’adjectif « sexuel/le/s ». Afin de remonter à la source de cette pratique, la folkloriste bulgare se tourne vers un des premier décrets soviétiques de mars 1918 proclamant l’« abolition de la propriété privée sur la femme ». Pourtant, une tournure comme « Camarades, Mesdames et Messieurs... Bulgares » traduit le désarroi de toute une culture d’expression publique et d’adresse face au basculement des valeurs et au changement des repères politiques. On peut regretter que cette réflexion ne soit pas explicitée et développée, d’autant plus que les événement récents montrent que le même problème continue à se poser à chaque détour imprévu du chemin menant vers « la démocratie ». Cette formule semble toujours de mise en 2001 lorsque, après la victoire du Mouvement National Siméon Deux aux élections législatives, médias et élites politiques bulgares se confondirent, dans leur terminologie, d’adresse vis-à-vis du nouveau Premier ministre : Monsieur, Citoyen ou Majesté ? Post factum, cet exemple fait voir toute l’importance de la recherche sur les formes de communication et de sociabilité publiques.

5 Un autre aspect de la culture du changement est évoqué dans le sixième chapitre (pp. 71-87) : les graffiti sur certains lieux de mémoire de l’époque communiste : le Monument à l’Armée rouge, le mausolée de G. Dimitrov (rasé en 1999). La culture des

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graffiti étant quasiment inexistante sous le socialisme, il est d’autant plus significatif que ses premières manifestations sont associées à un extrémisme qui choque, à la fois culturel et politique. R. Ivanova considère la production de graffitis comme une « soupape des tensions politiques existantes » (p. 75). L’étude effectuée parmi les auteurs de graffitis montre qu’il s’agit, pour eux, de mettre l’expression publique du mécontentement à la portée de tous, d’introduire les attitudes de protestation dans des espaces réservés à ce qu’on peut appeler la culture du silence respectueux, et d’effectuer une sorte de contrôle continu sur les hommes politiques les plus en vue. Ce dernier objectif est manifeste dans un slogan repris par les graffitis et que l’auteur a choisi comme intitulé du chapitre : « Toutes les grenouilles sont vertes, seule la nôtre est rouge ! ». L’allusion au premier président démocratiquement élu, Z. Zhelev, est transparente. Un florilège de graffiti à contenu politique assez âpre, destinés aux leaders, est à découvrir aux pages 81-86.

6 À l’affût des changements de mentalités, R. Ivanova ne pouvait manquer rendre compte d’un phénomène très marquant des années 1990 : la récupération politique des sports de combat et la tendance généralisée à faire de l’appellation de certains sports un synonyme de « mafieux ». Le texte témoigne d’une fine observation du rapprochement, au niveau des significations et du symbolisme, entre « lutteur », « garde-du-corps », « sale gueule » [mutra], « truand » - tous devenus des figures contemporaines du « héros »3. La documentation se diversifie : à côté de l’anecdote qui marque son retour, c’est la presse écrite - désormais très influencée par le langage parlé et expressif - qui apparaît comme l’indicateur d’une nouvelle oralité exubérante.

7 Replacé dans le contexte de l’ethnologie et de la science du folklore, telles qu’elles étaient pratiquées jusqu’à tout récemment dans les Balkans et en Europe de l’Est, ce livre est sans doute un ouvrage novateur. Il est résolument tourné vers la ville, les grandes urbanités (ce n’est que dans le dernier chapitre que s’opère le retour vers le village) ; il présente des processus socio-politiques récents ou en cours, représentatifs du changement du système politique et d’un société en transition ; enfin, il met à contribution une documentation rarement prise au sérieux par les autres sciences sociales ou l’histoire, et réussit à en extraire le maximum. A tous ceux qui n’aiment pas les folklore studies, il fournit un matériau abondant et utile, autant pour l’historien que pour l’ethnologue ou le politologue.

NOTES

1. L’expression est empruntée à la préface de Klaus Roth, p. 5. 2. Campement d’intellectuels et d’étudiants, soutenu par plusieurs députés de l’opposition, face à la Présidence, pour protester contre les tentatives de freiner le renouveau démocratique et les insuffisances de la nouvelle Constitution. 3. Un constat à comparer aux observations, faites à partir du cinéma yougoslave, de Iordanova (Dina), Cinema of Flames. Balkan Film, Culture and the Media. London : BFI Publishing, 2001, pp. 178-181.

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Nikolov (Rajko), Diplomacija na četiri oči. lz dnevnika na edni bǎlgarski poslanik v Jugoslavija [Diplomatie entre quatre-z-yeux. Extraits du journal d’un ambassadeur bulgare en Yougoslavie] Sofia : Lik, 1999, 304 p.

Bernard Lory

RÉFÉRENCE

Nikolov (Rajko), Diplomacija na četiri oči. lz dnevnika na edni bǎlgarski poslanik v Jugoslavija [Diplomatie entre quatre-z-yeux. Extraits du journal d’un ambassadeur bulgare en Yougoslavie], Sofia : Lik, 1999, 304 p.

1 Les souvenirs, mémoires et journaux intimes, qui sont, de plus en plus nombreux à paraître, nous ouvrent des perspectives sur des aspects de la période communiste qui paraissaient fort opaques aux observateurs étrangers. La manie du secret voilait de mystère des événements ou des enjeux, dont nous commençons à prendre les véritables dimensions. Les notes de Rajko Nikolov nous permettent ainsi de mieux cerner les relations inter balkaniques, lors d’une période relativement calme, à savoir les années 1978-1983. Etre ambassadeur de Bulgarie à Belgrade à cette époque n’est pas une position enviable. La Bulgarie ne cesse en effet de clamer publiquement que, grâce au socialisme, ses problèmes de voisinage sont résolus, tandis que la Yougoslavie ne perd pas une occasion pour dénoncer le nationalisme de sa voisine à propos de la question macédonienne. Situation paradoxale qui oblige l’ambassadeur à avaler maintes couleuvres... Le paradoxe est décortiqué minutieusement au long du livre. La politique

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balkanique de la Bulgarie est menée directement par Todor Živkov (Petăr Mladenov, ministre des Affaires étrangères apparaît comme un personnage extraordinairement falot) qui, pour des raisons idéologiques, ne peut en aucun cas se démarquer ni s’opposer à la ligne politique de Georgi Dimitrov, la grande icône du communisme bulgare. Or ce dernier avait, lors des rencontres de Bled et d’Evksinograd en 1947, reconnu l’existence d’une minorité macédonienne en Bulgarie, décision allant radicalement à l’encontre du sentiment général de la nation. La rupture entre Tito et Staline, suivie par la mort de Dimitrov, avait permis d’abandonner rapidement cette ligne, sans avoir à la dénoncer. Les Yougoslaves, de leur côté, ne cessent de revenir sur la question et de réclamer la prise en compte des droits nationaux de la minorité macédonienne du Pirin. Revendication de pure théorie, car les Yougoslaves, qui peuvent voyager en Bulgarie, savent fort bien qu’il n’y a aucun mouvement populaire, en Macédoine du Pirin, pour étayer leur revendication.

2 Les notes de l’ambassadeur Nikolov viennent opportunément nous rappeler un des mécanismes de fonctionnement de la fédération yougoslave que l’on tend un peu trop à oublier. A côté de la « fraternité et unité » prônée entre les peuples et nationalités de la Fédération, le régime a systématiquement entretenu une tension xénophobe, tournée contre l’Italie et l’Autriche à certaines périodes, et contre l’Albanie et la Bulgarie, de façon constante. Toutes les démarches d’ouverture bulgares sont repoussées avec arrogance ou transformées en dialogue de sourds. Serbes et Macédoniens sont, bien sûr, les interlocuteurs les plus désagréables. Le quotidien est fait de petites piques, d’outrances médiatiques, de règlement de comptes entre vieux militants communistes rédigeant leurs mémoires1. Le morceau de bravoure du livre, c’est l’entretien orageux entre Todor Živkov et Lazar Koliševski, le soir même des funérailles de Tito (pp. 157-161).

3 Pour le reste, l’ouvrage n’a pas d’événements majeurs à rapporter. Nous voyons au jour le jour les répercussions sur la politique balkanique de l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS, de la crise des missiles entre les deux superpuissances, des événements de Pologne, etc. Nous trouvons un regard bulgare sur la répression au Kosovo en 1981, la mort de Mehmet Shehu, l’arrivée au pouvoir du PASOK. Nous voyons fonctionner les lourds rouages d’une diplomatie timorée, vivant dans la hantise de déplaire à Moscou.

NOTES

1. On retrouve tous ces éléments soigneusement exposés dans l’étude de Troebst (Stefan), Die bulgarische-jugoslawische Kontroverse um Makedonien 1967-1982, München / Oldenbourg, 1983.

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Grumel-Jacquignon (François), La Yougoslavie dans la stratégie française de l’entre-deux-guerres, aux origines du mythe serbe en France Bern / Berlin / Bruxelles / Frankfurt / New York / Wien : Peter Lang, 1999, 669 p.

Mile Bjelajac

RÉFÉRENCE

Grumel-Jacquignon (François), La Yougoslavie dans la stratégie française de l’entre-deux- guerres, aux origines du mythe serbe en France, Bern / Berlin / Bruxelles / Frankfurt / New York / Wien : Peter Lang, 1999, 669 p.

1 Le livre de François Grumel-Jacquignon est un exemple parfait de la tendance à la révision présente dans la compréhension des relations traditionnelles franco-serbes, mais aussi, sur un plan beaucoup plus vaste, de la politique globale française. Dès l’introduction, l’auteur se présente comme un « non-conformiste ». Quelle méthodologie utilise-t-il pour obtenir de nouvelles conclusions ? A-t-il suivi les postulats de sa profession ? Ce thème, qui n’est pas très vaste par sa nature, est-il bien situé dans le contexte de la politique française de l’entre-deux-guerres, déjà bien étudiée par les articles scientifiques et par une grande production de documents diplomatiques ?

2 Dans cet ouvrage volumineux, l’auteur exprime son opinion concernant la stratégie française de la paix juste après la Première Guerre mondiale, et il examine dans ce cadre sa relation avec le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, puis avec le Royaume de Yougoslavie, avec une attention particulière pour le facteur serbe. L’auteur est convaincu, selon son interprétation des sources militaires et diplomatiques françaises,

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que la France a fait dès le début une erreur en comptant sur le facteur Serbe, orienté selon lui vers le Sud, alors qu’elle aurait eu besoin d’un allié tourné vers l’Europe Centrale. Ainsi la France a-t-elle, sans réfléchir, quitté la politique danubienne, cédant la place à l’Italie. Elle a également perdu l’occasion de construire sa politique avec l’aide des Croates et des Slovènes, tournés quant à eux vers l’Europe Centrale et le bassin danubien. En choisissant l’alliance serbe, la France se serait embarrassée d’un allié peu convenable, rendant ainsi impossible l’établissement de bonnes relations stratégiques avec l’Italie, l’Union Soviétique dans les années 1930, et parfois avec la Grande Bretagne. La mégalomanie et les velléités d’hégémonie balkanique (« Les Balkans aux peuples balkaniques ») des Serbes auraient menacé le seul intérêt vital de la France, le port de Salonique et la possibilité de transport par la terre de l’aide militaire à la Pologne et à la Tchécoslovaquie. Les relations avec la Bulgarie et la Grèce auraient également été touchées. Le ministre français des Affaires étrangères de l’époque, Louis Barthou, était fidèle au mythe serbe en France et donc un homme dont la politique était irréaliste. L’auteur soutient que l’influence française diminuait peu à peu par rapport à l’influence allemande, qui devint dominante dès 1935. L’auteur pense ainsi déterminer des limites temporelles à la recherche du « mythe » de l’amitié franco-serbe : « En définitive Paris perd, du fait de son ambiguïté, et la carte italienne et la carte yougoslave. Et, pour comble de paradoxe, elle peut voir Belgrade et Rome s’entendre sous l’égide de Berlin. Ce qu’elle n’avait pas su obtenir en dix ans, les Allemands l’obtenaient en trois » (p. 587).

3 Cette politique française erronée est la conséquence de sa perception erronée. Ses dirigeants ont naïvement cru en la capacité de l’armée serbe, surestimant sa contribution dans la guerre précédente, et escomptant la continuité de la même tradition pendant la période de paix. Mais, selon l’auteur, cette armée était incapable et il n’était pas possible de la transformer en une force efficace. Admirative de la démocratie paysanne serbe, contrairement aux régimes des pays d’une Europe centrale aristocratique et impériale à l’époque, et motivée par la proximité des deux partis radicaux (français et serbe), la France a toléré l’hégémonie serbe aux dépens des Croates et des Slovènes, ce qui constituait un obstacle à la stabilité de l’Etat.

4 La France fit là une erreur car « la Monarchie appuyée sur l’Armée apparaît à Paris comme le seul ciment possible d’une union sud-slave souhaitée pour des raisons géopolitiques ». Une erreur aussi en soutenant le modèle centraliste de l’« Etat-nation » et en pensant que la question croate pouvait être résolue par une simple décentralisation. L’erreur viendrait également du rapprochement entre le conflit qui opposa le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes à l’Eglise catholique d’une part, avec le conflit de la IIIe République et cette même Eglise de l’autre, « alors que la volonté des Serbes de convertir les Slovènes et les Croates à l’orthodoxie était tout à fait claire » (p. 601). La France se trompa en soutenant la réconciliation serbo-italienne et la ratification des conventions de Nettuno aux dépens des intérêts croates et Slovènes : « Le crédit naïf accordé à l’Etat yougoslave aurait dû pourtant être corrigé par la simple écoute des Serbes qui, eux, perçoivent fort bien les différences majeures qui les séparent des Prečani, l’incompatibilité des deux mentalités, et ne cessent de se définir comme orthodoxes, orientaux, de souligner leur défiance envers tout ce qui relève de la culture « occidentale », et consécutivement, ne conçoivent l’union que sous leur domination, la rendant par là même fragile » (p. 602). Grumel-Jacquignon pense en dernier lieu après son analyse que « se dégageait ainsi un authentique mythe serbe en France, fort éloigné de la réalité mais élément constitutif de celle-ci puisque

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contribuant à inhiber certaines possibilités diplomatiques ; un mythe dont on ne saurait douter qu’il ne perdure aujourd’hui en France ».

5 L’expert ou le simple lecteur peuvent se demander si ses conclusion ont été apportées de manière correcte. Elles ne sont pas seulement importantes pour les historiens, mais aussi pour une partie de l’opinion publique serbe. De l’autre côté, l’ouvrage envoie un message évident au public, aux experts, et à la diplomatie française. L’auteur a décidé de faire, plus ou moins seul, des recherches de documents français volumineux, et avant tout des Archives Militaires et Diplomatiques de Paris. Il utilise le plus souvent ces documents comme une source qui se suffit à elle-même. Bien que n’étant pas le premier à les utiliser, il se présente aux lecteurs comme le premier à « révéler » des faits longtemps cachés (p. 23). Ainsi, les auteurs qui ont consulté les mêmes documents, et avec beaucoup plus de scrupules, en les comparant avec des sources britanniques, allemandes, italiennes, tchèques, hongroises et autres de la même époque, mais aussi avec des documents provenant des archives yougoslaves, demeurent inconnus au public. L’auteur a évité de présenter et de commenter les résultats des recherches précédentes, allant jusqu’à ne pas citer des documents qu’il a lui-même utilisés. Le reproche le plus grave est certainement le fait que l’auteur utilise beaucoup de documents mineurs, peu sérieux, notamment des sources seulement annotées par les représentants français diplomatiques-militaires. Nous ne citerons ici que quelques exemples, que nous trouvons particulièrement significatifs. Pour être convaincant sur la conclusion de « l’orientation allemande » et de « l’attitude non-favorable de la Yougoslavie envers le rapprochement franco-soviétique », il omet ce qui est, selon nous, la plus importante synthèse des opinions françaises sur le Roi, de la politique intérieure et extérieure française et du caractère des relations franco-yougoslave : la Note, préparée par le Quai d’Orsay pour la rencontre (qui n’a eu jamais lieu du fait de l’attentat), entre le Président de la République Française, le président du Conseil des Ministres et le Ministre des Affaires Etrangères avec le Roi Alexandre, en octobre 1934. Il est évident que c’est une source primaire, révélant le point de vue officiel de la France et aussi des pas qu’elle pensait entreprendre.

6 Quelle est l’origine de certaines parties du document, interprétées ou citées par l’auteur ? Dans le document original il n’existe pas un seule mot exprimant les aspirations du Roi Alexandre à établir une union bulgaro-yougoslave de 20 millions d’habitants sous son sceptre, comme présenté par Grumel-Jacquignon de la manière suivante : « Ce danger paraît au moins aussi grand au Quai d’Orsay que celui de l’Allemagne » (p. 469). Il est évident dans la note mentionnée « que le gouvernement yougoslave est trop prudent, trop averti du danger que représenterait le triomphe du germanisme en Europe Centrale sur se prêter à ce jeu » (se tourner vers l’Allemagne). Le document accentue clairement le fait que la réception de M. Gohring en mais 1934 était sensiblement réservée, que le roi tendrait vers la France (« aussi longtemps qu’elle le voudra »), tout comme l’élite politique yougoslave qui avait fait la guerre. Il existe une certaine inquiétude en ce qui concerne l’avenir, car les Allemands essaient de parvenir à une influence concrète, économique et culturelle. Cette influence était toujours présente chez les Croates et les Slovènes. La position de la Yougoslavie envers l’Autriche est aussi expliquée avec précision. La Yougoslavie respecte ses obligations internationales et elle est prête à aider l’Autriche, mais à condition que l’Autriche ne devienne pas un protectorat italien et que l’Italie abandonne l’idée d’une prépondérance dans le bassin danubien.

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7 Grumel-Jacquignon souligne plusieurs fois que l’attitude anti-soviétique de la Yougoslavie présentait une obstacle pour la France. Dans ce document il est explicitement dit que « le gouvernement yougoslave considérait favorablement le rapprochement franco-soviétique ». En le citant, l’auteur remarque que c’est une « appréciation pour le moins exagérée ». En déterminant l’année 1935 comme celle de la fin de l’amitié franco-serbe, il s’est libéré de l’obligation de faire une recherche sur la coopération ultérieure entre les deux Etats, sur le plan militaire et diplomatique. Les analyses et les notes des dialogues entre les diplomates français avec Stojadinović ou avec son ministre de l’armée Ljubomir Marić sont nombreux. Dans ces notes les motivations de la politique yougoslave pâtissant de la politique française envers l’Italie sont bien accentuées. Marić assurait les Français que son gouvernement n’aurait pas de raison d’abandonner ses anciens alliés et de se rapprocher des Etats révisionnistes. Stojadinović donne des preuves de la même attitude. Il souligne qu’aucun gouvernement ne pourrait aller contre les sentiments populaires qui sont tournés vers la France et ses anciens alliés. Les Français ne remettent pas en doute la sincérité des Serbes, qui, si la guerre recommençait, seraient de leur côté ; mais ils sont aussi prudents et pensent que Stojadinović fait tout ce qu’il peut pour l’éviter. On peut trouver dans ces rapports de grandes craintes du côté yougoslave, dues à l’attitude envers l’Espagne et à la faiblesse de la Grande-Bretagne et de la France. Il doit être mentionné que les Yougoslaves acceptent en 1935 de participer aux opérations militaires communes avec la France et l’Italie en cas de menace sur l’Autriche.

8 Grumel-Jacquignon a fait, selon nous, sa plus grande erreur en montrant l’incompréhension de l’interdépendance entre un petit et pauvre allié, épuisé par la guerre, et la grande puissance alliée - la France. Ces conclusions ne montrent que partiellement la manière dont la faiblesse militaire et économique du grand allié a influencé l’inquiétude et quelques pas tactiques du Gouvernement du Royaume de Yougoslavie dans les relations internationales entre les deux guerres. Même si l’auteur a cité dans son livre les articles de Martin Alexandre sur le général Gamelin et la politique de la défense française, celui de Piotor Wandysz sur le « crépuscule » des alliés français de l’Est ; même si les travaux de Jean Doise et de Maurice Vaisse sur la diplomatie et le facteur militaire pouvait lui faire percevoir correctement l’attitude de l’Italie, de l’Allemagne, mais aussi des petits Etats européens (surtout des alliés de la France), tous les faits mentionnés ici sont ignorés. L’auteur cite dans son livre les mémoires du général Bethouart, qui a passé huit ans auprès de l’armée yougoslave, mais sous un titre incomplet ; ses mémoires renforcent pourtant notre propre conclusion. Par la lecture des articles de N. Jordan, A. Adamthwaite, R. D. Challener, C. Bankwitz, R. Young, ajoutés à plusieurs articles de Maurice Vaisse {Sécurité d’abord, Paris 1981), et aux nombreux articles des historiens français sur le thème de l’armée française et de la paix perdue, cette relation très importante d’interdépendance entre une grande puissance, garante de l’ordre européen, et les petits Etats alliés pouvait être relatée plus précisément.

9 Même si l’auteur utilise une douzaine d’ouvrages écrits par des historiens yougoslaves (Dedijer, Vinaver, Mitrović, Avramovski, Krizman, Ude, entre autres) publiés en langue serbe (et Slovène), il est bien évident qu’il lui manque le plus important des travaux de Vinaver, « La Yougoslavie et la France pendant deux guerres mondiales (La Yougoslavie, était-elle un satellite français ?) » publié en 1985, ainsi que le livre d’Andrej Mitrović, « La Yougoslavie à la Conférence de la Paix, 1919-1920 »,

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« Délimitation de la Yougoslavie avec la Hongrie et la Roumanie » de Desanka Todorović, « La Yougoslavie et les Etats balkaniques 1918-1923 », de Djordje Stanković sur Nikola Pašić, etc., écrits justement à partir des fonds de la Conférence de la Paix et des autres sources diplomatiques des Archives Diplomatiques de Paris. Il ne mentionne aucune monographie yougoslave sur l’armée du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes entre 1918 et 1935, ni l’étude consacrée à l’influence française sur l’armée yougoslave entre les deux guerres, publiée en 1994 dans la Revue Historique des Armées (SHAT). Ainsi, sans utiliser les ouvrages mentionnés, l’auteur a eu beaucoup plus de marge pour rester silencieux sur certains thèmes ou pour en arriver à des interprétations libres, fondées sur ses propres préjugés. Décrire, par exemple, les événements à la frontière albano-yougoslave, la révolte au Kosovo-Metohija et en Macédoine occidentale, les opérations militaires et la propagande albano-italienne, et ce sans mentionner le général De Fourtou (représentant de l’armée française à Scuttari) ses rapports et ses observations, est vraiment étonnant. Ceux-ci se trouvent pourtant dans les deux fonds d’Archives utilisés par l’auteur, ainsi que dans les fonds appartenant à la liste de ses sources. Il décide également de ne pas utiliser certrains fonds des Archives diplomatiques (Albanie, vol. 14/15) et inverse après délibérément la suite chronologique des événements de l’été et de l’automne 1920. Voici le résultat de cette observation : « A l’été, l’armée SHS marche sur Scuttari et Tirana. Le gouvernement albanais mobilise et remporte, le 26 août, la victoire, accusant les Yougoslaves de « vouloir exterminer » la race albanaise » (p. 105). Cette description est complètement à l’opposé de la réalité des faits et des intentions serbes. Premièrement, ne mentionnant pas délibérément le fait que Franchet d’Esperey, le commandant en chef à l’époque, avait dès 1918 déterminé des lignes de démarcation, l’auteur insiste sur « l’occupation » serbe et sur son plan pour diviser l’Albanie en « parts égales ». Tout est arrangé par les mémorandums albanais bien connus, présentés aux forums internationaux et aux Grandes Puissances séparément, et aussi par la propagande venant d’Italie et de Grande-Bretagne. Hormis les livres et les articles qu’il omet, délibérément ou non, d’utiliser, Grumel-Jacquignon n’hésite pas, dans le même temps, à ériger certains travaux en « ouvrages capitaux », comme par exemple le livre de Paul Garde (Vie et mort de la Yougoslavie, 1992) pour lequel l’auteur affirme que c’est « l’œuvre d’un linguiste qui a le mérite, peu courant en France, de souligner la vision ethnique des Serbes et de relativiser la signification des liens franco-serbes » (p. 623)1.

10 François Grumel-Jacquignon nous a convaincu sur plusieurs points, mais malheureusement pas sur ceux qu’il espérait. Sa présentation à la lumière des sources extensives et de l’observation des nombreuses controverses intérieures dans les relations entre les Etats balkaniques est une contribution à prendre en compte, mais elle demeure bien loin d’une interprétation des problèmes extérieurs et intérieurs du Royaume de la Yougoslavie et de son attitude vis-à-vis de la France et inversement. L’éditeur Peter Lang, qui a publié des ouvrages importants, comme par exemple deux études exhaustives d’Yvon Lacaze, a contribué avec le livre de Grumel-Jacquignon à un dialogue scientifique, mais non à un grand succès dans le sens professionnel.

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NOTES

1. D’autres ouvrages jugés « capitaux » par l’auteur sont mis en avant, en voici une liste non exhaustive : Pribičević (Svetozar), La dictature du Roi Alexandre, 1933 ; Pezet (Ernest), Simondet (Henri), La Yougoslavie en péril, 1933 ; Pozi (Henri), La guerre revient, 1933 ; Adler (Jasna) L’Union forcée. La Croatie et la création de l’Etat yougoslave en 1918, Genève, 1997. Ces ouvrages ont en commun d’être peu impartiaux sur la question serbe.

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Hadžieva-Aleksievska (Jasmina), Kasapova (Elizabeta), Arhitekt Andreja Damjanov 1813-1878 [Andreja Damjanov, architecte, 1813-1878] Skopje, 2001, 230 p.

Bernard Lory

RÉFÉRENCE

Hadžieva-Aleksievska (Jasmina), Kasapova (Elizabeta), Arhitekt Andreja Damjanov 1813-1878 [Andreja Damjanov, architecte, 1813-1878], Skopje, 2001, 230 p.

1 Cet ouvrage, publié sous les auspices du Ministère de la Culture de Macédoine et du programme PHARE, présente à la fois en anglais et en macédonien l’œuvre de l’architecte Andreja Damjanov. Celui-ci s’inscrit dans une généalogie d’architectes, peintres d’icônes et sculpteurs d’iconostases célèbres dans les Balkans, le vaste clan des Renzovski-Zografski-Dospevski. L’ancêtre commun, au début du XVIIIe siècle, était originaire de la région de Gorna Reka, près de Debar, région de montagne pauvre, dont les habitants s’étaient spécialisés dans les métiers du bâtiment et œuvrèrent dans tous les Balkans ottomans. Héritier de cette tradition, Andreja Damjanov apprit son métier sur les chantiers. Son œuvre connue, une quarantaine d’églises et de bâtiments civils réalisés entre 1835 et 1878, se répartit sur les vallées du Vardar et de la Morava, avec une extension intéressante vers la Bosnie-Herzégovine.

2 L’ouvrage présente de petites monographies sur treize églises : sept sur le territoire de la Macédoine (Skopje, Kratovo, Veles, Sv. Jakim Osogovski, Novo Selo, Kumanovo, Gorno Čičevo), quatre en Serbie (Pečenjevac, Turekovac, Niš, Smederevo) et deux en Bosnie-Herzégovine (Sarajevo, Mostar). Cette dernière a été détruite lors de la récente guerre. Abondamment illustré de photos, plans et coupes, cet ouvrage vient à point

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nommé pour nous rappeler qu’il est absurde de plaquer des schémas nationaux sur l’histoire de l’art. On voit l’architecte macédonien s’adapter à la demande sociale de ses commanditaires serbes, en combinant simultanément des éléments traditionnels hérités de l’école de la Morava du XVe siècle et des éléments baroques occidentaux venus d’outre-Save. Les débats internes de l’orthodoxie balkanique s’organisent visiblement à cette époque beaucoup plus sur un axe tradition-innovation que sur celui de la compétition nationale.

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