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Sommaire | juin 2016

Éditorial 4 | Le féminisme, pour le meilleur et sans le pire › Valérie Toranian

Dossier | Les femmes, l’islam et la République 10 | Élisabeth Badinter. « La gauche n’a jamais été aussi soumise aux injonctions religieuses... » › Valérie Toranian 27 | Résister aux fantasmes › Leïla Slimani 35 | Modernité trompeuse du féminisme religieux et sexiste › Caroline Fourest 45 | Événements de Cologne : un cas d’école de la déroute des néoféministes › Bérénice Levet 52 | La femme en islam : entre dogme religieux et tradition patriarcale › Malek Chebel 61 | Les enfants de Spinoza et de Sade › Abnousse Shalmani 69 | Fureurs et misères des néoféministes › Pierre-André Taguieff

Études, reportages, réflexions 80 | Daesh, l’argent et le pétrole › Øystein Noreng 89 | Les veilleurs de l’Aquarius › Jean-Paul Mari 99 | Les grandes vagues migratoires en France › Catherine Wihtol de Wenden 108 | Chicanes et merveilles sur les bords de la Seine › Catherine Clément 115 | L’avenir incertain de l’économie iranienne › Annick Steta 122 | Le projet européen : paradoxes de relance › Pasquale Baldocci 127 | Face à la barbarie : l’art en France des années trente aux années cinquante › Robert Kopp

2 juin 2016 Littérature 134 | Portraits de novembre › Olivia Rosenthal 140 | Frankenstein, deux cents ans plus tard › Michel Delon 147 | Affaire Millet, suite... › Marin de Viry 152 | Ludovic Janvier et sa langue vivante › Patrick Kéchichian 155 | Henri Michaux ou l’art d’éconduire › Olivier Cariguel 158 | Nouvelles du capitalisme › Frédéric Verger 162 | L’aristo est-il entré dans la moulinette ? › Marin de Viry

Critiques 170 | Livres – Brève histoire des empires › Henri de Montety 173 | Livres – Pérennité de Jean Cocteau › Eryck de Rubercy 177 | Livres – Juifs de France : une communauté dans la tourmente › Joseph Voignac 187 | Expositions – Les cartes de Seydou Keïta › Bertrand Raison 191 | Expositions – Lumières de Darwin › Robert Kopp 195 | Expositions – Femmes en résistance › Olivier Cariguel 198 | Disques – Harnoncourt, le passé au futur › Jean-Luc Macia

Notes de lecture

juin 2016 3 Éditorial Le féminisme, pour le meilleur et sans le pire

e féminisme est comme la gauche : scindé en courants irré- conciliables et depuis longtemps incapable de faire la syn- thèse. Il déroute, il agace, il divise. La raison en est simple : il est pris en otage par sa branche la plus activiste, la plus médiatique, qui est aussi, hélas, la plus idéologique, donc la Lmoins consensuelle. Demandez à une femme si elle est féministe, elle fait la moue. Dommage. Le féminisme mérite mieux. Il a permis des avancées spec- taculaires aux femmes tout au long du XXe siècle, en Occident, et il a définitivement changé leur condition juridique, sociale, économique. Historiquement, le féminisme a été sans conteste porté par la gauche. Mais paradoxalement ses figures les plus populaires, en France, sont souvent issues de la bourgeoisie. Olympe de Gouge, qui rédigea une Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne en sep- tembre 1791, et qui aura la tête tranchée durant la Terreur en 1793. Simone de Beauvoir, qui posa en 1949 les fondements modernes de la réflexion sur la condition féminine avecle Deuxième Sexe et dont l’influence intellectuelle dépassa largement la France. Simone Veil, femme de droite, européenne convaincue, qui porta courageusement

4 juin 2016 la loi pour le droit à l’avortement, en 1974, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, réformateur moderne en phase avec son époque. Et enfin, Élisabeth Badinter, philosophe engagée, qui conti- nue d’incarner la défense des valeurs universalistes du féminisme. Peut-on en déduire que ce combat humaniste, qui s’adresse à toutes les femmes, quelle que soit leur condition sociale, aurait pu, « par vocation », transcender les clivages politiques traditionnels ? Et que, beaucoup de combats ayant déjà été gagnés pour l’amélioration de la condition des femmes, il s’agissait surtout d’exercer un droit de vigilance pour empêcher que les acquis soient remis en question et que certains sujets (l’égalité salariale, la violence conjugale…) continuent d’être pris au sérieux ? C’est le rêve qu’ont caressé nombre de femmes. Mais hélas la réalité est tout autre. Le féminisme a épousé les batailles idéologiques de la gauche. Il en est à la fois l’héritier, le creuset, le symptôme. Pour le meilleur et, hélas, pour le pire. Depuis quelques années, un néoféminisme prétend prendre la relève. Nourri de relativisme culturel, qui empoisonne toute la vision de la gauche sur la question des religions, de la montée des intégrismes et de la condition des femmes, il se veut ouvert et tolérant aux cultures portées par des communautés issues de l’immigration. Là où les féministes universalistes défendent la liberté, l’égalité et les droits des femmes, s’inquiètent de toute régression de leur condi- tion, dénoncent les tentatives de mise au pas, la surveillance de leur sexualité et de leurs mœurs, les néoféministes, elles, ont dans leur ligne de mire l’homme blanc dominateur, suppôt machiste du capitalisme et du néocolonialisme. L’immigré est, par essence, une victime de la domination occidentale ; toute agression ou pression qu’il exerce sur une femme, fût-elle immigrée, est relativisée. En revanche, toute cri- tique des pratiques culturelles ou religieuses contraires aux lois de la République est perçue comme une nouvelle forme de colonialisme et au nom de « leur liberté » nous n’avons pas le droit de les dénoncer. Or rien n’est plus raciste que d’enfermer les gens dans leur groupe et leur culture d’origine. C’est tout le dévoiement dangereux du néoféminisme.

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Fort de son bon droit bien-pensant, il sanctuarise les femmes voi- lées, égéries post-modernes idéalisées, « victimes des lois liberticides » contre le foulard à l’école et pour l’interdiction de la burka. Mieux, il s’autoproclame parfois féminisme islamique, au nom d’une liberté qui enferme les femmes dans une condition subalterne. Ses contradicteurs sont systématiquement accusés d’islamophobie. Une véritable régression de la condition féminine est à l’œuvre dans les quartiers. Le déplorer, c’est être islamophobe. Le foulard en France, même lorsqu’il est porté librement, désigne la femme, au nom de la religion, comme responsable de la concupis- cence qu’elle déclenche chez l’homme ; c’est un signe de soumission à des codes patriarcaux et religieux hérités du VIIe siècle. Le souligner, c’est être islamophobe. Les femmes qui portent fièrement leur mode islamique et « pudique » revendiquent un choix de « respectabilité » qui n’est pas anodin : il classe les femmes entre pudiques et « non-pudiques », (les filles sérieuses versus les filles faciles ?) ; il s’accompagne parfois d’une vraie rupture avec le modèle républicain et laïc qui prône l’égalité des sexes. S’en inquiéter, c’est être islamophobe. Le soir de la Saint-Sylvestre, une chasse à la femme a eu lieu dans les rues de Cologne, de Düsseldorf, de Hambourg. 497 femmes ont été victimes d’agressions sexuelles en Allemagne (1). 149 des suspects identifiés sont des étrangers, dont 103 en provenance du Maghreb. Les néoféministes en Allemagne et en France ont préféré défendre l’immigré ou le réfugié, victime par essence de la « domi- nation idéologique occidentale », plutôt que les femmes agressées. « Stigmatiser l’étranger », c’est être islamophobe. Kamel Daoud a écrit à propos des agressions dont ont été vic- times ces femmes allemandes : « Aujourd’hui, avec les derniers flux d’immigrés du Moyen-Orient et d’Afrique, le rapport pathologique que certains pays du monde arabe entretiennent avec la femme fait irruption en Europe. Ce qui avait été le spectacle dépaysant de terres lointaines prend les allures d’une confrontation culturelle sur le sol même de l’Occident. Une différence autrefois désamor- cée par la distance et une impression de supériorité est devenue

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une menace immédiate. Le grand public en Occident découvre, dans la peur et l’agitation, que dans le monde musulman le sexe est malade. » Et aussi : « Les réfugiés et les immigrés ne sont pas réductibles à la minorité d’une délinquance, mais cela pose le pro- blème des “valeurs” à partager, à imposer, à défendre et à faire com- prendre. (2) » Un honteux procès en islamophobie lui a été intenté par des universitaires français (3), alors qu’il est l’une des rares voix du monde arabo-musulman qui s’élève avec courage pour défendre la liberté de penser, au péril de sa vie. Les attentats de 2015 ont dramatiquement éclairé l’aveuglement qui a été le nôtre depuis trente ans. Un islam politique s’est installé progressivement, et s’est mêlé de régler la vie sociale du groupe, la « respectabilité » des femmes et les mœurs de chacun ; la pénétration, marginale mais spectaculaire, des idées salafistes est l’aboutissement d’un retour du religieux, financé grâce aux subventions d’élus qui ont cru naïvement qu’en aidant les associations cultuelles, ils achèteraient la paix sociale… À chaque fois, la question des femmes est centrale ; elle est même devenue l’étendard de la progression de l’islam politique, qui a compris tout le profit médiatique qu’il pouvait tirer de ces femmes musulmanes, en les présentant comme victimes de la République et du racisme. De plus en plus de femmes se « revoilent », affirmant une identité en rupture avec notre modèle (décadent, libéral, impudique, capita- liste, laïc…). D’autres, très nombreuses, se taisent, font le dos rond, rêvent d’un monde où plus personne ne parlerait de foulard, de com- mandement religieux, de virginité obligatoire, d’honneur, de vertu ; un monde où chacun pourrait construire une identité multiple, fon- dée à la fois sur ses origines, sans en faire une prison, sur ses droits, sur sa liberté fondamentale de croire ou de ne pas croire. Beaucoup, enfin, vivent douloureusement le conflit de loyauté envers leur com- munauté : elles critiquent ses dérives en privé mais sont incapables de s’en désolidariser en public. Voilà pourquoi la parole féministe, la vraie, ne doit pas faiblir. Ces femmes ont besoin d’entendre que ce pays est le leur, qu’il les respecte dans leur diversité tant qu’elles respectent ses lois, qui par ailleurs les pro-

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tègent. Ici chacun peut construire son identité comme bon lui semble sans jamais être réduit à son appartenance à un groupe, quel qu’il soit. Le vrai féminisme défend les droits et les libertés de toutes les femmes. Il n’est pas soumis idéologiquement. Il transcende les clivages gauche- droite. Il ne renvoie pas les femmes à leur culture d’origine sous pré- texte de ne pas heurter leur différence. Il ne trouve pas excusables la polygamie, le mariage forcé, l’excision et l’interdiction de s’habiller librement sous prétexte qu’on est d’origine africaine, arabe ou turque. Il ne laisse pas tomber toutes celles qui pensent encore que la France peut les sauver de l’intégrisme.

Valérie Toranian

1. Source : l’Express, 6 février 2016. 2. Kamel Daoud, « Cologne, lieu de fantasmes », le Monde, 31 janvier 2016. 3. Tribune « Nuit de Cologne : “Kamel Daoud recycle les clichés orientalistes les plus écu- lés” », le Monde, 11 février 2016.

8 juin 2016 juin 2016 dossier les FEMMES, l’ISLAM et la république

10 | Élisabeth Badinter. « La 52 | La femme en islam : entre gauche n’a jamais été aussi dogme religieux et tradition soumise aux injonctions partiarcale religieuses... » › Malek Chebel › Valérie Toranian 61 | Les enfants de Spinoza et 27 | Résister aux fantasmes de Sade › Leïla Slimani › Abnousse Shalmani

35 | Modernité trompeuse du 69 | Fureurs et misères des féminisme religieux et néoféministes sexiste › Pierre-André Taguieff › Caroline Fourest

45 | Événements de Cologne : un cas d’école de la déroute des néoféministes › Bérénice Levet « La gauche n’a jamais été aussi soumise aux injonctions religieuses... »

› Entretien avec Élisabeth Badinter réalisé par Valérie Toranian

Élisabeth Badinter est la grande figure française du féminisme universaliste. De Condorcet à Lévi-Strauss, de la loi de 1905 à l’émergence de l’islam politique, la philosophe retrace ici l’histoire des femmes au sein de la République et dénonce le dévoiement de l’antiracisme qui s’est transformé en défense du religieux.

Revue des Deux Mondes – Commençons par nous pencher sur le lien entre la laïcité et le féminisme. Comment appré- hender la loi de 1905 ? Est-ce une simple mise à distance de l’Église catholique, si influente à l’époque, ou peut-on «déjà y déceler une défense du droit des femmes ?

Élisabeth Badinter La loi de 1905 est incontestablement le résul- tat d’une lutte de la République contre le pouvoir de l’Église ; c’est le résultat d’une grande bataille livrée entre le civil et le religieux. Il y eut, après coup, une prise de conscience de son utilité pour le féminisme et l’égalité des sexes. La laïcité est la condition sine qua non de la libération des femmes car elle les soustrait à l’oppression qui pèse sur elles dans les

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trois religions monothéistes. Le poids de l’Église sur les femmes au XIXe était très fort ; sous la IIIe République, on pensait que si on donnait le droit de vote aux femmes, elles voteraient comme leur curé…

Revue des Deux Mondes – Comment s’explique cette proximité entre les femmes et l’Église ?

Élisabeth Badinter Il faut lier cette relation à la solitude des femmes, à un besoin de contacts sociaux et amicaux. Le curé écoute, prodigue des conseils ; il considère la femme comme un individu. L’Église est un lieu et le prêtre un inter- Élisabeth Badinter est philosophe. locuteur. À cela s’ajoute la différence Dernier ouvrage publié : le Conflit. La d’instruction entre les hommes et les femme et la mère (Flammarion, 2010). femmes : la loi Camille Sée, qui promeut Elle termine un livre sur le pouvoir au féminin. l’enseignement secondaire des jeunes filles, date de 1880. Il faut reconnaître à cet homme politique une vision des femmes différente : s’il n’utilise pas la formule « vote des femmes », Camille Sée souhaite que celles-ci aient une action plus visible dans la vie civile, qu’elles aient une reconnaissante citoyenne alors inexistante.

Revue des Deux Mondes – Quel était le statut des femmes depuis la révolution française ?

Élisabeth Badinter 1793 a été un grand échec pour les femmes. Condorcet et Romme, les deux porte-parole de l’égalité des sexes au XVIIIe siècle, n’ont pas été entendus par les révolutionnaires. Quelques figures féminines, parmi lesquelles Olympe de Gouge ou Anne-Josèphe Théroigne de Méricourt, prennent la parole en public pour revendiquer l’égalité, ce qui choque terriblement la bourgeoi- sie de l’époque. Quand cette dernière prend le pouvoir en 1793, les femmes se voient renvoyées à la maison. C’est alors l’affirmation, à l’Assemblée nationale, qu’elles sont aussi mineures que les enfants et les fous. La bourgeoisie française révolutionnaire symbolise le

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triomphe de Rousseau contre Condorcet. J’appelle cela la théori- sation de la complémentarité des rôles : dans l’ordre de la nature, la femme est le complément opposé de l’homme ; à lui les droits, à elle les devoirs. Rousseau dresse un portrait affligeant de la femme à travers le portrait de Sophie dans l’Émile. Son modèle féminin a connu, étrangement, un immense succès auprès des femmes de la classe bourgeoise.

Revue des Deux Mondes – Qu’aiment-elles chez Rousseau ?

Élisabeth Badinter La Nouvelle Héloïse d’abord, succès inouï, sans équivalent à l’époque. Et dans l’Émile, Rousseau propose aux femmes un contrat : la société a besoin de vous, explique-t-il ; vous avez d’immenses responsabilités à prendre en son sein, à savoir éle- ver les enfants pour en faire de bons citoyens. Jamais aucun homme, aucun philosophe ne s’était adressé directement aux femmes pour leur attribuer un rôle. C’est une illumination et c’est à partir de ce moment que commence une autre histoire de la maternité. L’image de la mère dévouée, de l’éducatrice, émerge. Les femmes mordent à l’hameçon et se font avoir. Dans l’Émile, Rousseau tient ce propos sur Sophie : « Sophie devra être dans sa maison comme une nonne dans un cou- vent. » C’est l’enfermement de la femme. Ne pas accepter ce rôle, c’est défier la nature.

Revue des Deux Mondes – Pourquoi cette fibre « féministe » chez Condorcet ?

Élisabeth Badinter Condorcet est dans la lignée des hommes des Lumières. Voltaire, féministe sans le savoir, prend position contre les pièces misogynes de Molière ; D’Alembert et Diderot sont infiniment respectueux des femmes ; chez eux aucun discours de domination. Condorcet théorise dans les années 1780 la nécessaire égalité des sexes ; il prône une instruction identique aux filles et aux garçons. Ses idées ne sont jamais mises à l’ordre du jour de l’Assemblée pendant la

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Révolution ; on en ricane. Condorcet s’exprime sur le vote des femmes au nom de l’universalisme : quand on vote, c’est l’humanité en nous qui l’emporte ; ce qui unit homme et femme est plus important que ce qui les distingue ; ils ont les mêmes droits, les mêmes libertés. Tant que le schéma du primat de la nature domine, les rôles et les droits sont attribués en fonction de la physiologie des sexes et du discours religieux. Ce discours emprisonne. Quand on casse le modèle, le féminisme peut naître et se répandre. Ce n’est pas un hasard si le féminisme, qui a soulevé des générations de femmes dans le monde entier, est né en France, avec Simone de Beauvoir. « On ne naît pas femme, on le devient » : elle fait prendre conscience des stéréotypes.

Revue des Deux Mondes – La laïcité, qui nous semblait une évidence, est devenue, au fil du temps, une question mal comprise, critiquée. Que s’est-il passé ?

Élisabeth Badinter Nous n’avons pas assez prêté attention au retour d’un religieux, infiniment plus strict aujourd’hui qu’hier, tant chez les juifs que chez les musulmans. Mais à la différence du judaïsme, l’islamisme est prosélyte. Nous n’avons pas perçu la pression et le tra- vail des Frères musulmans ­et des salafistes, comme le dit Manuel Valls. Et quand nous nous en sommes rendu compte, cette toute petite minorité était déjà bien implantée. Une pensée extrêmement radicale a pris le pouvoir contre l’ancienne génération, qui pratiquait un islam compatible avec la République. Chanteloup-les-Vignes a radicalement changé en dix ans. Natalia Baleato, la fondatrice de la crèche Baby Loup, s’en alarmait dès 1995. Mais on ne l’écouta pas. Ce fut une prise de pouvoir silencieuse des extrémistes venus du Golfe, du Maghreb ou de Turquie. Car n’oublions pas qu’il est très dif- ficile de tourner le dos à sa communauté. Même si vous désapprouvez son action, une chose est d’en faire la critique, une autre de rompre, ce qui fait de vous un « traître ».

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Pourtant, quand on embrigade vos enfants, quand on leur reproche de ne pas aller à la mosquée, quand on vous les confisque en quelque sorte, il y a un combat à mener. Certains enfants considèrent leurs parents comme des mécréants, des « ratés », et des « victimes de la colonisation ». Heureusement, la donne commence lentement à chan- ger. D’une part une bourgeoisie de jeunes Français musulmans émerge et prend sa place légitime. D’autre part, de plus en plus de femmes des banlieues réclament haut et fort l’application des lois de la République et d’abord de la laïcité.

Revue des Deux Mondes – La constitution d’une bourgeoisie ou d’une classe moyenne ne garantit pas son caractère républicain. On constate que le refus des valeurs républicaines n’est pas une ques- tion sociale. Est-ce une question identitaire ou religieuse pour vous ?

Élisabeth Badinter Faire de sa religion son identité, voilà la nou- veauté. Le discours identitaire, tellement dangereux, refuse l’universa- lisme. Il est même très frappant de voir à quel point la revendication de la différence qui constitue une identité particulière l’emporte sur toute considération de ce qui nous est commun et de ce qu’on par- tage. Pour cette frange de la population, l’identité est très liée au fait religieux qui impose le séparatisme.

Revue des Deux Mondes – La montée d’un islam politique dans les quartiers correspond aussi à l’arrivée au pouvoir de la gauche et à la création de mouvements comme Touche pas à mon pote, très focali- sés sur l’antiracisme. N’y a-t-il pas eu un dévoiement de cette notion ? Dans l’antiracisme, le musulman, l’immigré, l’étranger ne devient-il pas a priori plus aimable et à n’importe quelle condition ?

Élisabeth Badinter Les associations qui luttent contre le racisme sont fort utiles car on ne peut pas nier l’existence d’un racisme anti- maghrébin, anti-africain mais aussi antisémite. C’était un combat juste et nécessaire. La lutte s’est peu à peu focalisée non plus sur une

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origine géographique ou ethnique, mais sur la religion. Les personnes défendues n’étaient plus des Arabes mais des musulmans. Nous avons clairement confondu les deux. Là se situe le dévoiement, une glissade intellectuelle détestable. La reconnaissance de l’altérité n’implique pas que nous soyons contraints d’entériner des coutumes et des traditions qui sont contraires à nos valeurs.

Revue des Deux Mondes – Claude Lévi-Strauss n’est-il pas le père de ce relativisme culturel de la gauche ?

Élisabeth Badinter Non. Lévi-Strauss a, sur le fond, tout à fait raison. Son travail, fort utile à l’époque, consistait à dire à la culture dominante du monde, blanche et occidentale : « Vous n’avez pas à imposer vos propres lois à d’autres cultures. » Lévi-Strauss a fréquenté des cultures étrangères microscopiques ; il a expliqué qu’elles pou- vaient être sophistiquées, intéressantes, subtiles. La supériorité du Blanc n’était pas justifiée à ses yeux ; ce qui en soi est juste. De là est né un dévoiement qu’on ne peut lui attribuer. Cette reconnaissance de l’autre s’est accompagnée de l’idée qu’il fallait à son égard une tolé- rance totale, de ses mœurs, de ses traditions, dans notre propre pays. Lévi-Strauss était bien loin de ça. La bonne conscience des différentialistes, de ceux qui ont défendu le relativisme culturel et le communautarisme jusqu’à l’absurde, m’a toujours frappée. Je me souviens à quel point nous étions consi- dérés comme intolérants, il y a trente ans, lorsqu’on se permettait de critiquer la polygamie. Dans les années quatre-vingt, j’entendais maintes personnalités du Parti socialiste et de l’extrême gauche dire qu’il fallait admettre ces traditions étrangères à nos valeurs. Voir par exemple le discours de Danièle Mitterrand, de Jack Lang ou de Lio- nel Jospin. Ils ont sincèrement cru qu’ils incarnaient un progrès de la tolérance. Leurs propos étaient commandés par toute cette phi- losophie du relativisme culturel et surtout par ce désir absolu de ne pas se comporter comme les coloniaux pouvaient le faire cinquante ans plus tôt.

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La reconnaissance nécessaire de l’égalité de tous et de la liberté de chacun est devenue une arme que les plus radicaux retournent contre nous. Peu à peu s’est imposée l’idée qu’on n’avait pas à intervenir dans cette montée en puissance du religieux dans les quartiers. On n’a jamais vu la gauche si soumise aux injonctions religieuses...

Revue des Deux Mondes – Le relativisme culturel est-il finalement le premier coup de boutoir dans la laïcité ?

Élisabeth Badinter Aujourd’hui, il est extraordinairement difficile pour un habitant d’une cité à majorité religieuse musulmane de ne pas faire le ramadan ; tous les restaurants sont fermés. L’étau se resserre. Gare à celui qui transgresse la loi religieuse ! Qu’est devenue la liberté de croire ou de ne pas croire dans ce pays ? On a détourné le regard et on s’est tu. Après les attentats, les yeux se sont dessillés : n’a-t-on pas trop laissé faire ? N’a-t-on pas été trop loin ? Qui paye la note ? Ce sont les femmes. Des femmes se promènent maintenant en hijab ; les jeunes filles doivent appliquer des codes vestimentaires ; elles ont des comptes à rendre aux hommes sous prétexte de plaire à Dieu.

Revue des Deux Mondes – Ces femmes-là étaient, disait-on, sous le joug des pères, des frères. Or pas du tout : beaucoup d’entre elles agissent au nom de leur liberté, par affirmation identitaire. Et il est très difficile pour elles de se désolidariser de leur communauté d’ori- gine. Sont-elles libres ou pas ?

Élisabeth Badinter Je ne nie pas l’existence d’une sorte de jouis- sance de la servitude volontaire : des raisons identitaires motivent cer- taines femmes ; elles y trouvent satisfaction. Toute décision est légitime si vous avez votre liberté de conscience. Mais comment défendre celles qui, sous pression, ne peuvent pas dire non ? Celles qui n’ont plus leur liberté d’aller et venir ? La servitude imposée n’est pas acceptable.

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Revue des Deux Mondes – Dans certains quartiers, être laïque est perçu comme une provocation. La laïcité est-elle antireligieuse et donc anti-islam ?

Élisabeth Badinter La laïcité n’est pas antireligieuse ; elle auto- rise les religions ; elle n’en connaît aucune et les accepte toutes. Mais la liberté de croyance n’est pas la reconnaissance d’une loi religieuse supérieure à la loi politique. De la reconnaissance et de la légitimité des croyances, on est en train d’aller tout doucement vers le primat de la loi religieuse sur la loi politique par le communautarisme. On exige des droits supplémentaires et le respect de mœurs contraires à l’universalité des droits de l’Homme.

Revue des Deux Mondes – Mais le religieux ne doit-il pas être respecté?

Élisabeth Badinter Depuis longtemps, les gens prient le Dieu qu’ils veulent sans que cela ne pose le moindre problème. On assiste à un glissement : par exemple imposer de la nourriture halal ou casher est insensé. Des cantines scolaires proposent quatre repas, le halal, le casher, le végétarien, le repas classique : où sommes-nous ? Les élus font preuve d’absence de courage : ils ne pensent qu’à leur réélection et se demandent finalement comment faire, dans tel ou tel quartier, pour complaire à la majorité, pour gagner son vote. C’est à se deman- der s’il ne faudrait pas limiter les mandats – celui du président de la République inclus – à un seul.

Revue des Deux Mondes – Pour vous, l’islam est compatible avec la République...

Élisabeth Badinter Certainement. Les preuves ne manquent pas. Avant la montée en puissance des extrémistes, les musulmans vivaient sereinement leur foi. Nous avons d’ailleurs un problème linguistique : quand on dit « islamophobie », on veut dire en vérité « islamismo­ phobie ». Je suis convaincue, depuis la prise de parole critique des

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­intellectuels d’origine musulmane et celle des femmes des quartiers, que l’on peut voir naître un islam intégré et moderne. On l’a déjà connu.

Revue des Deux Mondes – Vous avez été vivement prise à partie lorsque vous avez dit, à la radio, qu’il « ne faut pas avoir peur d’être traité d’islamophobe ». Que vouliez-vous dire ?

Élisabeth Badinter Pour des défenseurs de la laïcité qui n’appar- tiennent ni à l’extrême droite ni à l’extrême gauche et qui défendent des valeurs républicaines, se faire traiter d’islamophobe est absolument aberrant. C’est une arme très puissante pour interdire la moindre cri- tique des religions. Si on avait dit « islamismophobe », peut-être cela aurait-il été mieux compris. Mais, par ailleurs, il n’est pas impossible que la peur de l’islam grandisse, dans la mesure où c’est en son nom qu’il se passe des horreurs. La majeure partie des musulmans reste relativement muette même si, à chaque nouvel attentat, des imams républicains s’ex- priment. Le lien communautaire est difficile à rompre. J’ai rêvé, comme beaucoup, qu’après les attentats de Charlie Hebdo, les musulmans des- cendent dans la rue en disant : « On les combattra avec vous. » Ils ont bel et bien dit : « On n’a rien à voir avec ces gens-là, leur religion n’est pas la nôtre », mais ils n’ont pas ajouté « ce sont nos ennemis comme les vôtres ». S’ils l’avaient dit massivement, cela les aurait protégés d’un possible amalgame. Ce qui m’alarme, ce sont moins les radicaux fichés que leurs sympathisants mus par la haine de notre société et qui voient tout à travers le prisme du complot judéo-américain.

Revue des Deux Mondes – Ce qu’on appelle la « zone grise », c’est-à- dire ceux qui propagent culturellement les idées du salafisme...

Élisabeth Badinter Il y a eu des incidents dont la presse a peu parlé. Après le 13 novembre, des « hourra » ont été entendus dans cer- tains quartiers de Marseille et ailleurs. Cela ne veut pas dire qu’il s’agit de terroristes, mais cette « zone grise », qu’on ne peut pas mesurer, m’inquiète énormément.

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Revue des Deux Mondes – On s’est rendu compte, au moment des évé- nements de Cologne, de l’incapacité, pour une certaine gauche, une par- tie du féminisme et même des médias, d’appréhender l’événement et de condamner clairement ces actes, sous prétexte qu’ils étaient l’œuvre d’une population composée en partie de réfugiés ou d’immigrés...

Élisabeth Badinter Nous avons eu là une vue éclairante sur les idéologies. C’était, venant de certains, « si vous stigmatisez des émi- grés, vous êtes racistes ». Et puis, à l’opposé, les manifestations d’ex- trême droite en Allemagne. C’est pour cela que j’ai parlé de troisième voie : une majorité de Français, que l’on n’entend pas beaucoup, ne se reconnaît ni dans un discours ni dans l’autre. Je pensais pour ma part qu’il était absolument nécessaire de défendre d’abord les droits élémentaires des femmes.

Revue des Deux Mondes – Comme si les « Blanches dominantes » étaient plus difficiles à défendre pour certaines féministes…

Ces féministes héritières des années quatre-vingt défendent avant tout les émigrés, qui connaissent des conditions difficiles ; elles sont antiracistes avant d’être féministes. Cela veut dire que la défense des uns leur importait plus que la défense des autres. Comme si elles per- cevaient l’ensemble de la société comme lepéniste en puissance, des foules qui allaient se mettre à hurler « émigrés dehors ! ». La première réaction n’a pas été l’indignation pour ce qui s’est passé à l’égard des femmes mais « taisez-vous et ne mettez pas en péril les malheureux réfugiés ». Elles sont plus politiques que féministes. La défense des femmes est passée au second plan, avec cette idée qu’il valait mieux se taire, banaliser les faits et mettre le couvercle sur le scandale.

Revue des Deux Mondes – Le journaliste Kamel Daoud a été vive- ment pris à partie à la suite de sa condamnation des agressions de Cologne. Qui sont les sociologues, les chercheurs qui s’attaquent à lui ? Que représentent-ils dans l’université ?

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Élisabeth Badinter Il y a deux aspects dans cette affaire. D’une part, concernant les signataires de la pétition contre Kamel Daoud, très franchement, personne ne les connaît. D’autre part, et c’est bien plus important, la question de la pratique de la sociologie en France. En principe, il faut traiter les faits sociaux comme des choses, c’est-à-dire avec le maximum d’objectivité. Le sociologue est là pour dire : « Voilà la réalité sociale, voilà ce qu’il se passe. » Il y a eu un dévoiement de la sociologie à partir des années soixante-dix. Le sociologue est devenu non plus celui qui analyse le fait social mais celui qui le légitimise et laisse entendre que « ce qui est doit être ». C’est une vraie dérive de la sociologie française. Trop souvent le sociologue analyse et réagit selon ses convictions politiques. Ce qui est contraire à la doctrine fondatrice de Durkheim. L’initiative de ces sociologues contre Kamel Daoud, menacé dans son pays, était militante et choquante. Je pense que le Monde n’aurait pas dû la diffuser.

Revue des Deux Mondes – Des féministes disent que les valeurs uni- versalistes, celles que vous représentez, sont « ringardes »...

Élisabeth Badinter Nous traiter de ringardes ne suffit pas. Il fau- drait qu’elles argumentent et non qu’elles insultent pour être prises au sérieux.

Revue des Deux Mondes – Est-ce une vraie rupture idéologique ? Cela pourrait-il signifier, au-delà d’elles, qu’il existe deux gauches irréconciliables ?

Élisabeth Badinter Je crains que oui. Non seulement sur la ques- tion des femmes, mais aussi du point de vue de l’économie et de la société que nous voulons. Qu’ont en commun, dans leurs combats, la gauche dite libérale ou sociale et l’extrême gauche ? Je ne vois plus beaucoup ce qui nous unit.

20 JUIN 2016 JUIN 2016 « la gauche n’a jamais été aussi soumise aux injonctions religieuses... »

Revue des Deux Mondes – L’opposition sur l’islam politique a-t-elle accéléré cette rupture ?

Élisabeth Badinter C’est probable. L’irruption de l’islam politique est sans précédent dans notre histoire depuis la loi de 1905. On a vu sur- gir un mouvement cultuel, culturel et politique étranger à notre culture. C’est un phénomène nouveau qui donne lieu à des oppositions frontales. C’est un problème d’ordre philosophique et politique qui se joue là. Pour ma part, je défends des valeurs universalistes : tous les êtres humains doivent bénéficier d’un certain nombre de droits non négo- ciables. Je rappelle quand même que la Déclaration universelle des droits de l’homme, votée par l’ONU en 1948, n’est pas caduque. Même si de fortes pressions s’exercent pour changer de doctrine.

Revue des Deux Mondes – Certaines femmes se réclament d’un fémi- nisme islamique et un courant « néoféministe » les défend. Que pen- sez-vous de ce concept ?

Élisabeth Badinter Quand on me parle de féminisme islamique, je dis d’abord que c’est un oxymore. Qu’est-ce que le féminisme ? C’est le combat pour l’égalité des sexes et le respect des libertés des femmes. Dans les pays dominés par la charia, le bilan est éloquent : en Iran ou en Arabie saoudite, polygamie, héritage inégal, répudiation, liberté de croire ou de ne pas croire inexistante, sexualité féminine sous surveil- lance (1). C’est totalement contraire à l’objet du féminisme. Parler de féminisme islamique est une foutaise, une vilaine récupération poli- tique. Le féminisme islamique ne trouverait-il pas, par hasard, une véritable jouissance dans la soumission ?

Revue des Deux Mondes – Dans certains pays très oppressifs, le fémi- nisme islamique est la seule façon « pragmatique » pour les femmes de tenter de faire progresser leurs droits. C’est en Iran que ce mouve- ment est né…

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Élisabeth Badinter Je comprends que lorsqu’on est dans une pri- son, on fasse tout ce que l’on peut pour aménager sa vie le moins mal possible. Mais qu’on ne me parle pas de féminisme. Lorsque des femmes iraniennes, algériennes, ont tenté de nous mettre en garde, de nous alerter sur la nature de ces régimes islamistes, on ne les a pas écoutées. On a été inconscients et méprisants.

Revue des Deux Mondes – Les tenants de l’islam politique retournent les valeurs issues de la philosophie des Lumières contre nous, la liberté, le droit de l’individu : « Si vous défendez la liberté, respec- tez ma liberté de vouloir être une femme avec un voile, de vivre en France avec les lois de la charia, d’avoir des magasins avec une mode islamique. » Ils essaient de nous piéger et les jeunes sont très réceptifs à ce discours « libéral »...

Élisabeth Badinter Nous vivons dans un État et dans une société dotés d’un héritage culturel qui constituent, avec des aménagements, une nation. Descartes disait : « Dans quelque pays que je sois, je vis selon les us et coutumes de ce pays. » Alors bien sûr cela peut paraître rigide et il y a des tas d’accommodements à avoir, mais si on forme une nation, et c’est vrai aussi au niveau européen, il faut un mini- mum de lois communes, de cohésion et d’entente sur l’essentiel. La liberté n’est pas « je fais ce que je veux », c’est « j’obéis à la loi que je me suis donnée » : le droit de vote, l’égalité entre les hommes et les femmes, etc. Sinon, c’est un détournement du concept de liberté. Les libertés politiques ont été chèrement acquises. La loi de 1905 reconnaît que les personnes peuvent s’habiller comme elles veulent sur la voie publique. On a ajouté : en montrant leur visage. Cela ne me fait pas forcément plaisir de voir dans certains quartiers une majorité de femmes avec le même uniforme, mais c’est leur droit. Loin de moi l’idée de contester ce droit. Ce qui veut dire justement qu’il y a déjà un accommodement avec nos us et coutumes. Quand j’entends, à la radio, un animateur s’indigner parce qu’une femme qui porte la burqa ne peut pas sortir et est obligée de garder ses

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enfants à la maison, et dire, « c’est un véritable scandale, au nom de la République, on opprime vos enfants, ce sont eux qui payent… », je suis stupéfaite. Mais j’ai envie de répondre qu’une femme qui ne veut pas sortir ses enfants parce qu’elle ne peut pas affronter le regard des autres sans la burqa, il vaut mieux qu’elle aille vivre dans un pays où règne la charia. On va dire que je suis intolérante. Mais ce sont les exigences minimales de la vie commune. Si n’importe quelle Européenne va en Iran, elle met un voile ou elle n’y va pas. Je n’entre jamais dans une mosquée sans me plier aux règles. Je comprends ces hôtesses de l’air qui ne veulent pas mettre de voile sur le sol iranien dans le contexte actuel. Il faut s’en remettre au volontariat. Il s’agit de liberté de conscience. Vous êtes en droit de penser que ce qui se passe en Iran et dans d’autres pays à l’égard des femmes ne vous convient pas et que vous ne voulez pas y aller. Ce qui est inacceptable, c’est d’aller dans un pays et de refuser de se conformer à la loi locale. Ce qui est vrai là-bas l’est tout autant ici.

Revue des Deux Mondes – Une polémique est née autour de cette mode islamique, dite mode « pudique », de plus en plus présente dans les grandes enseignes. Vous avez suggéré que les femmes boy- cottent ces marques...

Élisabeth Badinter Je ne suis pas dans un esprit de croisade. Mais il me semble que c’est un problème de conscience, féministe ou pas. Je considère que la grande arme de tout un chacun à l’égard d’une publi- cité qu’il réprouve ou d’un produit qui ne lui convient pas, c’est de ne pas l’acheter. C’est la pire des choses qui puisse arriver à la marque.

Revue des Deux Mondes – Vous êtes présidente du conseil de surveil- lance de Publicis, une des sociétés chargées de la communication, en France et en Europe, de l’Arabie saoudite. Avez-vous une respon- sabilité dans ses choix commerciaux et n’êtes-vous pas en face d’un conflit d’intérêts ?

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Élisabeth Badinter En ma qualité de présidente du conseil de sur- veillance, de par la loi, je ne participe à aucun acte de gestion et a fortiori commercial. Je reste libre de ma parole et entends le rester. Je remarque, une fois encore, qu’à la critique de mes arguments on préfère l’attaque ad hominem et mettre en doute mon honnêteté intel- lectuelle et morale. C’est misérable.

Revue des Deux Mondes – Dans son livre Terreur dans l’Hexagone (2), Gilles Kepel explique comment le vote de la population arabo-­ musulmane a basculé à droite ou dans l’abstention suite à la loi Tau- bira sur le mariage homosexuel. Il y a eu un rapprochement entre le vote musulman, pourtant traditionnellement à gauche, et les mili- tants de la Manif pour tous. Que vous inspire cette alliance ?

Élisabeth Badinter La sainte alliance des religions ! On peut main- tenant trouver dans les urnes, côte à côte, des bulletins d’une droite totalement réactionnaire et même parfois raciste, je pense à l’extrême droite, et en même temps des bulletins de musulmans choqués. C’est leur droit. Il y a quelque chose d’ironique dans cette alliance stricte- ment d’ordre religieux. Parce que pour le reste…

Revue des Deux Mondes – La polémique autour de l’apprentissage de la notion de genre à l’école, caricaturée d’ailleurs par ses adversaires, a également été très vive…

Élisabeth Badinter La théorie du genre passe mal parce qu’elle nie totalement la part de la nature dans l’être humain. « Tout est culturel, il n’y a plus de différence sexuelle, ou plutôt il y en a une infinité. Il n’y a plus d’hommes ni de femmes », c’est ce que prône Judith Butler, la théo- ricienne du genre. C’est aussi, pour d’autres, une atteinte à la loi divine.

Revue des Deux Mondes – Et vous, qu’en pensez-vous ?

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Élisabeth Badinter J’ai, avec les théories de Judith Butler, un sen- timent d’attraction-répulsion. Je suis allée assez loin dans mes analyses sur l’importance de la culture, mais je n’ai jamais franchi certaines limites. Pour moi, il y a deux sexes. C’est vrai qu’il y a des trans- genres pour des raisons génétiques, biologiques, pas d’X pas d’Y, ou psychologiques. Mais ce sont des exceptions qui confirment la règle. La transgresser, c’est une forme de délire. On rompt avec le réel. Pour autant, même s’il y a deux sexes, je pense qu’il y a une multiplicité de façons d’exprimer son identité sexuelle. D’autre part, je pense que les enfants doivent nécessairement passer par une période d’identification sexuelle. Le besoin enfantin d’identité sexuelle est séparatiste et signi- fie : « Je ne suis pas toi. » Comme le disait Spinoza, toute affirmation est négation. Pour autant, j’éprouve aussi de l’intérêt pour la théorie du genre parce que cette façon de pousser le culturel au point limite m’intrigue, m’intéresse intellectuellement.

Revue des Deux Mondes – Est-ce à dire qu’on ne peut pas étudier la déconstruction des stéréotypes à l’école ?

Élisabeth Badinter Il faut combattre les stéréotypes, c’est évident. Mais pas tous chez les petits, qui vont en avoir besoin pour se construire. Ce dont il était question à l’école n’avait rien de « butle- rien » et ne méritait pas cette croisade pour retirer les enfants de leurs établissements.

Revue des Deux Mondes – Il y a toujours un rejet, et peut-être encore pire aujourd’hui, du féminisme. Certainement parce qu’il est identi- fié à sa frange la plus radicale et la plus activiste, dans laquelle les femmes ne se reconnaissent pas...

Élisabeth Badinter Le féminisme ne tente pas les jeunes femmes parce qu’il a une mauvaise image. En revanche elles découvrent son importance sur le lieu de travail. Elles s’aperçoivent que souvent l’égalité des sexes n’est pas effective, qu’elles sont moins payées à

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­compétence égale, avec moins de promotions. Beaucoup disent que tout d’un coup elles ont compris l’importance du combat féministe. Au demeurant, le discours des néoféministes est trop souvent agres- sif et rebutant. Mais il y a aussi autre chose qui éloigne les femmes. Le sentiment que le féministe voudrait dire, pour certaines, régler ses comptes avec les hommes. Je redoute que cela ne dégrade plus profon- dément qu’on ne l’imagine la relation entre les hommes et les femmes.

Revue des Deux Mondes – Qu’avez-vous pensé du cas Jacqueline Sau- vage, qui a tué son mari qui la maltraitait ?

Élisabeth Badinter Je n’ai pas pris parti. Peut-être parce que je sais qu’on ne peut pas juger d’un cas sans connaître le dossier. Si par deux fois, deux jurys différents l’ont condamnée à dix ans de réclusion, c’est que cela n’était pas si clair. Pour autant, tant mieux pour elle si elle sort plus tôt de prison. Mais je trouve aberrant l’idée de donner le droit de tuer son compagnon de manière différée. Cette « légitime défense à retardement » est indéfendable. Cela ouvre la porte à toutes les dérives. Rien ne peut légitimer le meurtre et encore moins l’assassi- nat, même s’il existe de fortes circonstances atténuantes.

Revue des Deux Mondes – Selon les néoféministes, la femme est tou- jours a priori la victime et l’homme a priori le bourreau…

Élisabeth Badinter C’est la grande différence avec le féminisme de ma génération : nous étions conquérantes, maintenant les femmes sont des victimes à protéger.

1. Je recommande la lecture du dernier livre de Chahdortt Djavann, les Putes voilées n’iront jamais au paradis, Grasset, 2016. 2. Gilles Kepel et Antoine Jardin, Terreur dans l’Hexagone. Genèse du djihad français, Gallimard, 2015.

26 JUIN 2016 JUIN 2016 Résister aux fantasmes

› Leïla Slimani

es débats intellectuels qui ont suivi l’affaire des agressions sexuelles de Cologne, le soir du Nouvel An 2016, m’ont semblé habités par un profond malaise. Des intellectuels ont accusé Kamel Daoud, qui voit dans la misère sexuelle des jeunes musulmans une cause de leur agressivité à Ll’égard des femmes (1), d’entériner des « clichés orientalistes » et une vision fantasmée de l’homme musulman. De l’autre côté du spectre, l’extrême droite européenne a fait son miel de l’affaire, faisant ressur- gir les vieilles peurs de hordes musulmanes s’attaquant aux femmes blanches. Il n’y a qu’à contempler la une du magazine polonais wSieci, qui titrait : « Le viol islamique de l’Europe » et sur laquelle figurait une femme, dont le buste était couvert par un drapeau européen que des mains basanées essayaient d’arracher. À l’heure où ressurgit l’idée d’un conflit de civilisations entre le monde musulman et l’Occident, les questions de l’égalité des sexes, de la liberté des mœurs et de la femme sont le nœud autour duquel viennent s’agglutiner les fantasmes que chaque camp nourrit sur l’autre. « Les femmes ont pendant des siècles servi aux hommes de miroirs. Elles possédaient le pouvoir magique et

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délicieux de réfléchir une histoire de l’homme deux fois plus grande que nature », écrit Virginia Woolf dans Une chambre à soi. Cela n’a jamais été plus vrai. Marocaine et française, musulmane et européenne, je fais sans cesse l’expérience de ces clichés. Lors d’un festival de littérature en France où j’étais venue présenter mon roman (2), plusieurs lecteurs m’ont abordée. L’intrigue de mon livre se déroulait à Paris, les per- sonnages étaient français, et pourtant près d’une dizaine de personnes

ont souhaité échanger sur l’islam avec Leïla Slimani est journaliste et moi. J’ai botté en touche mais la répéti- écrivaine. Elle est l’auteure de la tion de cette expérience m’a profondément Baie de Dakhla. Itinérance enchantée entre mer et désert (Malika Éditions, troublée. Lorsque j’en ai discuté avec des 2013) et de Dans le jardin de l’ogre amies, journalistes, activistes, militantes (Gallimard, 2014). féministes, elles m’ont toutes raconté les › [email protected] mêmes anecdotes. « Est ce qu’à toi aussi on te demande de parler de la femme musulmane victime et soumise ? », m’a interrogé une activiste égyptienne. « Est-ce qu’on loue ton courage ? Est-ce qu’on s’inquiète de te savoir victime de menaces, voire d’une fatwa ? », s’est moquée une Marocaine. « Est-ce qu’enfin, a ajouté une journaliste algérienne, on insiste sur tes vêtements ? Est-ce qu’on te demande si tu portes le voile dans ton pays ? » Au cours de cette discussion, nous avons beaucoup ri des clichés et des fantasmes dont nous étions les récep- tacles. Mais nous nous sommes aussi un peu désespérées. Car cette image de la femme musulmane, image de plus en plus monolithique, mythifiée, nous est apparue comme un terrible piège que nous, fémi- nistes, laïques et démocrates, devrions nous échiner à déconstruire. Comment dire le monde, comment dénoncer, raconter, quand nous sommes sans cesse ramenées à notre culture et à notre religion ? En Europe, on a souvent tendance à enfermer la femme musul- mane dans un rôle de victime. Elle serait soumise, aliénée, condamnée au silence. Par un glissement de pensée assez fallacieux, on en conclut que si elle est soumise c’est parce que l’islam est une religion struc- turellement inégalitaire, rétive à la modernité et qui rend totalement impossible l’épanouissement de la femme. La femme voilée n’est-elle pas devenue pour le monde occidental le symbole même de la femme

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musulmane et, partant, d’un islam liberticide, misogyne et arriéré ? Il est par exemple assez étonnant de constater le nombre de papiers ou de reportages sur l’islam illustrés par une femme voilée, même s’il n’y est guère question de la condition des femmes. En réifiant la « femme musulmane », on essentialise une culture islamique vue comme anhistorique. On ne prend pas en compte la temporalité des sociétés qu’elle a contribué à modeler ; en un mot, on occulte les nuances du réel. Or la condition de la femme musulmane n’est pas aussi monolithique qu’on le croit. L’influence de l’islam sur les législations diffère selon la nature des régimes et des sociétés. On oublie que liberté, progrès et raison sont des valeurs universelles dont des femmes (et des hommes !) du monde musulman se sont emparées depuis des décennies pour mener leurs combats. L’effet pervers de cette essentialisation, c’est que toute une partie des médias et de l’opinion occidentale est tombée dans un double piège, tendu à la fois par les islamistes et par les mouvements d’extrême droite comme Pegida : à savoir l’idée que l’islam est par essence une civilisation à part évoluant selon ses propres règles, et donc irréconciliable avec le monde démo- cratique. Du coup, on se dispense de penser les conditions politiques, sociales ou économiques de la sujétion de la femme musulmane. Chez une partie de la gauche notamment, cette essentialisation s’est faite sous couvert de défendre la « diversité culturelle ». Leur thèse ? Tout ce qui est « culturel » est respectable et doit être respecté. La « femme musulmane » est donc traitée en fonction de sa culture supposée et les exigences d’émancipation s’en trouvent abaissées. « Le complexe de culpabilité face à des populations symbolisant les anciens colonisés a été le plus fort dans cette génération de socialistes. […] C’est la phrase stupéfiante de Lionel Jospin à l’Assemblée : “Nous essaierons de les convaincre d’ôter ce signe religieux mais, si elles ne le veulent pas, nous les accepterons” », citait Élisabeth Badinter dans un entretien au journal Marianne (3). Pour les féministes du monde musulman, cela est vécu comme un véritable abandon. Nous ne voulons plus de cette culpabilité ni du statut de victime larmoyante. « Nous ne sommes pas soumises, nous sommes opprimées ! », me rappelait une militante féministe à Casablanca. Beaucoup de musulmanes dénoncent le poids

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de la religion et du patriarcat sur leur vie. Elles sont traitées par une partie de la gauche bien-pensante soit en icônes, confirmant en creux la supériorité des valeurs occidentales, soit comme des pasionarias nourrissant de l’aigreur à l’endroit de leur propre culture. Nous, les féministes laïques, sommes parfois taxées d’islamophobie et accusées de « jouer le jeu du Front national » quand nous osons refuser le rôle qu’on nous assigne. C’est affligeant. Comment s’en sortir lorsque d’un côté notre discours réjouit la mouvance raciste et bigote, qui en fait un argument de plus dans sa critique nauséabonde de l’islam et que, de l’autre, les forces dites « progressistes » prennent leurs distances, sacrifiant ainsi la cause des femmes sur l’autel du politiquement cor- rect ? Combien de fois ai-je entendu, en France ou ailleurs, de fervents démocrates m’inviter à calmer mes ardeurs, à m’adapter au contexte, à « respecter les traditions » quand je préconisais une révolution de l’égalité des sexes pour les pays musulmans ?

À travers le corps de la femme se jaugent l’honneur, l’image, et la vertu d’un peuple

Le féminisme n’est pas africain, affirma un jour un universi- taire nigérian à la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, auteure de Nous sommes tous des féministes (4). « Cela ne fait pas partie de notre culture », lui a-t-il sèchement asséné. Pour les islamistes aussi, le féminisme universaliste n’est rien d’autre qu’un cheval de Troie de l’Occident. Pour eux, les principes des Lumières sont un leurre. N’ont-ils pas servi à légitimer la colonisation ? Ne sont-ils pas une supercherie puisque les dirigeants occidentaux les oublient pour le moindre contrat juteux ? Un jour, alors que je défendais devant un auditoire l’idée d’une dépénalisation des relations sexuelles hors mariage au Maroc, quelqu’un s’est levé, furibond, et m’a tout sim- plement accusé de vouloir généraliser l’homosexualité et faire du Maroc un immense lupanar. Et si vous vous risquez à dire que oui, vous enviez à l’Occident la liberté sexuelle, l’égalité des sexes, le fait de pouvoir, pour une femme, marcher tranquillement dans la rue

30 JUIN 2016 JUIN 2016 résister aux fantasmes

la nuit, vous êtes considérée comme un traître. Et sans doute vous servira-t-on cet argument ô combien sibyllin : “Une femme qui s’af- fiche en bikini et qui subit les diktats érotiques est-elle plus libre qu’une femme voilée ? Les femmes occidentales sont-elles vraiment plus heureuses ?” » Dans le monde musulman, on verse aussi, et avec quelle violence parfois, dans l’essentialisation de l’autre. S’il m’arrive de raconter à des amis français à quel point l’Occident peut obséder de l’autre côté de la Méditerranée, ils sont dubitatifs, pour ne pas dire aga- cés. « Oh mais l’Occident ça suffit ! La colonisation, c’est fini depuis longtemps. On ne va pas tout nous mettre sur le dos. » Certes, les puissances coloniales ne sont plus et les relations avec les anciennes colonies se sont distendues. Mais depuis les années quatre-vingt-dix, les guerres successives dans le monde arabe sont vécues comme une humiliation ; l’hégémonie du mode de vie occidental est vue comme une colonisation qui ne dit pas son nom. Pour Abdelhak Serhane, auteur de l’Amour circoncis (5), « la culture occidentale n’a réussi qu’à bouleverser l’identité traditionnelle dans ses formes et à placer l’individu dans des ambiguïtés inquiétantes, sources de conflits ». Les opinions arabes se sont repliées sur elles-mêmes. « Les Arabes ont vu au fil des ans se rétrécir leur univers et, ignorants désormais de ce que peuvent être les autres, ils se sont laissés couper du monde et enfermer dans un monologue mortel avec eux-mêmes », écrit Sophie Bessis dans les Arabes, les femmes, la liberté (6). Le sentiment de subir la modernité et la mondialisation renforce la volonté des hommes de maintenir vivace le patriarcat, symbole d’une identité menacée. L’espace sexuel devient le seul où l’homme peut exercer sa domination. Même dans les pays occidentaux, de nombreux musul- mans prêtent l’oreille à l’idée d’une identité musulmane humiliée, déconsidérée par l’Occident. Le voile est ainsi devenu un étendard identitaire, le contrepoids à un Occident où, dans le fantasme col- lectif, les femmes sont dévêtues, offertes, faciles. Le corps de la femme doit, au contraire, porter haut l’identité musulmane. À tra- vers lui se jaugent l’honneur, l’image, la vertu d’un peuple, d’une famille, d’un État.

JUIN 2016 JUIN 2016 31 les femmes, l’islam et la république

Pour les salafistes, l’Occident est un contre-modèle : celui de la transparence à outrance où tout se dit et où tout se voit, où l’on baise partout et tout le temps et où le corps des femmes ne fait plus l’ob- jet d’aucune pudeur. Y céder, c’est risquer de sombrer dans le chaos. Accepter la liberté des femmes, c’est accélérer la décomposition de l’ordre social et condamner à mort une culture et des traditions. D’ail- leurs, parlez de l’Occident avec un islamiste et vous constaterez qu’il se met très vite à aborder le sujet des femmes, des homosexuels ou de la liberté sexuelle. Pour eux, l’Occidental se caractérise d’abord par « l’anarchie des mœurs » ou « la déviance sexuelle ». D’une certaine façon, on peut dire que Daesh constitue la réali- sation ultime d’un double fantasme. Côté musulman, il réactive le mythe d’une théocratie où la femme musulmane est ramenée à son rôle originel de mère et strictement séparée des hommes. Mais les dirigeants de Daesh savent que le fantasme fonctionne aussi sur une opinion publique occidentale pour qui cela confirme, même en creux, l’arriération congénitale dont l’islam est porteur. Or, comme l’ex- plique la chercheuse marocaine Asma Lamrabet, « entre une pensée islamique sclérosée, qui s’acharne à maintenir des garde-fous autour de la problématique féminine, et une certaine idéologie occidentale qui aime à dénigrer l’islam à travers cette même problématique, on a du mal à imaginer une troisième voie qui puisse sortir la femme musulmane de cette impasse idéologique » (7). Le défi est d’ancrer dans nos sociétés la liberté des choix indivi- duels sans se contenter de se calquer sur un modèle ; refuser à la fois le paternalisme occidental et les assignations identitaires des salafistes. Nous avons une histoire et une tradition propres que nous devons redécouvrir. « Nous devons créer nos propres concepts, notre vocabu- laire et réhabiliter de grandes féministes maghrébines comme Fatima Mernissi, Huda Sharawi, Doria Shafik. Ça ne veut pas du tout dire que je plaide en faveur d’un féminisme communautaire, puisque les valeurs défendues sont universelles. Mais je crois qu’il faut aider les femmes musulmanes à se réapproprier un héritage culturel dont on les a trop longtemps dépossédées », explique Mona El Tahawy, dans Foulards et hymens (8).

32 JUIN 2016 JUIN 2016 résister aux fantasmes

Je m’évertue toujours à rappeler que les mouvements d’émanci- pation de la femme n’ont pas été purement et simplement importés de l’Occident et qu’au contraire ils sont endogènes à la dynamique arabe et musulmane. Cette émancipation a été pensée dans de grands centres religieux comme la Zitouna à Tunis ou Al-Azhar au Caire. À la fin du XIXe siècle, en Tunisie, en Turquie, en Égypte, des élites modernistes et libérales ont puisé dans le corpus des Lumières, considérant qu’on ne pouvait pas créer des États arabes modernes et démocratiques sans libérer la femme. Mais la colonisation va trans- former profondément le rapport des peuples musulmans à l’Occi- dent. Dans les années cinquante, les mouvements nationalistes reviennent aux fondamentaux pour défendre à la fois des valeurs universelles (liberté, indépendance, souveraineté) et une identité, à savoir l’islam. Au cœur de ce combat identitaire, les femmes sont, et continuent d’être, une arme et un symbole. Comme l’explique Sophie Bessis (9), « à quelques décennies d’intervalle, le très moder- niste Bourguiba et le très populiste FLN font du maintien de la sujétion des femmes le gage le plus sûr de la sauvegarde d’identités fragilisées par la présence coloniale ». Les femmes seront tour à tour trahies par des modernistes qui martèlent qu’on ne peut aller trop vite ou trop loin et par des islamistes qui considèrent l’égalité des sexes comme un prélude à l’anomie. L’Anglaise Virginia Woolf, la Marocaine Fatima Mernissi ou encore la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie partagent, à des époques et dans des contextes différents, le même constat. Le monde est fait de frontières invisibles qu’il est souvent impossible de franchir pour les femmes, des frontières qui existent uniquement dans la tête de ceux qui ont le pouvoir. Toutes font le même diagnostic : on leur a confisqué la culture et la culture est elle-même devenue l’instrument de cette confiscation. L’objectif ne serait-il pas précisément de rendre la culture aux femmes ? De leur donner la parole dans un système où tout conspire à les réduire au silence ? Je le répète, nous ne sommes pas notre culture, nous la créons chaque jour et si cette culture ne recon- naît pas l’égalité des sexes, nous devons tout faire pour l’y introduire et ne jamais craindre d’être, pour cela, accusées de trahison.

JUIN 2016 JUIN 2016 33 les femmes, l’islam et la république

Je pense souvent à cette phrase de Fatima Mernissi à propos du personnage de Shéhérazade – personnage magnifique mais parfois bien pesant pour les femmes musulmanes : « Elle aiderait le sultan à voir que sa haine obsessionnelle des femmes était une prison. Elle guérirait l’âme troublée du roi en lui racontant les malheurs d’autrui. (10) » Pour la sociologue marocaine, Shéhérazade est un personnage extraordinaire non parce qu’elle incarne la femme orientale séductrice et lascive mais, bien au contraire, parce qu’elle reprend ses droits sur le récit, qu’elle n’est plus seulement objet mais sujet de l’histoire. Les femmes doivent retrouver le moyen de peser sur une culture qui est l’otage des religieux et du patriarcat. La femme doit refuser d’être un étendard pour devenir plutôt sujet, et enfin individu. Plus que jamais, il faut résister aux fantasmes dans lesquels on nous enferme, aux faux procès qu’on nous intente, au confort que peuvent aussi, parfois, nous procurer des rôles tout prêts. Et préférer, toujours, dire la réalité dans ses nuances. Lutter contre les mytholo- gies, les constructions culturelles, c’est aussi refuser l’idée d’un choc de civilisations entre deux mondes et réaffirmer, au contraire, la néces- sité d’en revenir aux valeurs universelles. C’est peut-être aussi pour ça que le combat féministe est plus important que jamais : parce qu’il est l’un des derniers grands combats universalistes et qu’il porte en son cœur l’idée que la culture n’excuse pas tout. C’est d’un féminisme courageux et vraiment émancipateur dont nous avons besoin. Pas de pseudo-progressistes qui utilisent les cultures comme cache-sexe de leur couardise et de leur impuissance.

1. Kamel Daoud, « Cologne, lieu de fantasmes », le Monde, 31 janvier 2016. 2. Leïla Slimani, Dans le jardin de l’ogre, Gallimard, 2014. 3. « Élisabeth Badinter : “Je ne pardonne pas à la gauche d’avoir abandonné la laïcité” », propos recueillis par Éric Conan, Marianne, 3 février 2015. 4. Chimamanda Ngozi Adichie, Nous sommes tous des féministes, traduit par Mona de Pracontal et Sylvie Schneiter, Gallimard , coll. « Folio », 2015. 5. Abdelhak Serhane, l’Amour circoncis, Éditions Paris-Méditerranée, 2000. 6. Sophie Bessis, les Arabes, les femmes, la liberté, Albin Michel, 2007. 7. Asma Lamrabet, le Coran et les femmes, une lecture de libération, Tawhid, 2007. 8. Mona El Tahawy, Foulards et hymens. Pourquoi le Moyen-Orient doit faire sa révolution sexuelle, Bel- fond, 2015. 9. Sophie Bessis, op. cit., 2007. 10. Fatima Mernissi, Rêves de femme, une enfance au harem, traduit par Claudine Richetin, Le Livre de poche, 1998.

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› Caroline Fourest

émancipation des femmes a toujours été intimement liée à l’avancée de la sécularisation et donc à la laïci- sation de la société. Sans elles, le droit au divorce, à la contraception ou à l’avortement n’auraient pas été possibles. Le féminisme est aussi un universalisme, même si les tenants de l’universalisme laïque ont mis du temps à l’inté- L’ e grer. Malgré un sexisme et un patriarcat assez répandus au XIX siècle, chez les hommes d’Église mais aussi chez les hommes de République, plusieurs pères de la laïcité ont soutenu les droits des femmes. Ferdi-

nand Buisson, qui présidait la Commission Caroline Fourest est essayiste, parlementaire ayant élaboré la loi de 1905, a réalisatrice. Dernier ouvrage publié : créé une Ligue des électeurs pour le suffrage Éloge du blasphème (Grasset, 2015). › Twitter @CarolineFourest féminin. Aristide Briand, le père spirituel de la loi, s’est également prononcé en sa faveur. De nombreux artisans et précurseurs de la séparation des Églises et de l’État (pas tous) étaient plus généralement partisans de l’égalité, membres de la Société des amis des Noirs et dreyfusards. Face à eux, l’Église catholique incarnait et continue d’incarner la principale force de résistance à l’avancée des droits des femmes (1).

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Avant la séparation, les lois sur la laïcisation de l’école ont per- mis de développer une instruction publique progressivement mixte, plus autonomiste et moins ségréguée que celle dispensée par les congrégations­ féminines. L’esprit de ces combats pour l’émancipation par le biais de l’école se retrouve dans la loi interdisant les signes reli- gieux ostensibles à l’école publique de mars 2004. Les uns y voient une loi d’égalité, déclenchée par un signe à la fois religieux et visant à domestiquer la pudeur des femmes. D’autres la présentent comme une loi « d’exception », plus proche de l’esprit de Jules Ferry le colonisateur que de Jules Ferry le laïque. Depuis le tournant du XIXe siècle, signe des temps, l’articulation féminisme et laïcité, pourtant si évidente, semble devoir passer de l’implicite à l’explicite. Elle est devenue un véritable champ de bataille, sémantique et idéologique (2).

La discorde du voile

La gauche et la droite étaient déjà divisées en 1989, lorsque cinq intellectuels – Élisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay, Catherine Kintzler – ont pris le parti de demander aux professeurs de tenir bon face au voile dans une tribune intitulée : « Ne capitulons pas ! » (3). Le Premier ministre de l’époque, Lionel Jospin, a choisi de ne pas trancher la discorde. En conseillant aux chefs d’établissement d’« établir un dialogue avec les parents et les enfants concernés pour les convaincre de renoncer à ces manifestations » (le port de signes religieux) tout en cédant si les parents ou l’élève refusent : « l’enfant – dont la scolarité est prioritaire – doit être accueilli dans l’établissement public ». Ils ont refusé. Tout au long des années quatre-vingt-dix, le nombre de jeunes femmes se mettant à porter le voile a suivi la courbe montante de l’inté- grisme religieux. Accompagné de demandes de dérogations, comme la dispense de piscine, toujours plus difficiles à vivre pour le personnel enseignant. Le profil des jeunes femmes voilées, surtout, a changé.

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En 1989, les deux élèves au cœur de la polémique étaient sous la domination de leurs familles, d’origine turque, récemment immigrées. En 1998, celles qui vont incarner la fronde pour le voile à l’école ont un visage autrement plus politique. Celui de Lila et Alma Lévy, nées en France, de parents juif et arabe, radicalisées par des prédicateurs d’ici. Leurs partisans ont beau les décrire comme des « filles comme les autres », selon le titre d’un livre d’entretiens qui leur est consa- cré, il suffit d’écouter leurs déclarations pour comprendre qu’elles ont adhéré à un islam intolérant et intégriste. Dans ce livre d’entre- tiens, elles défendent leur voile comme une obligation religieuse et ne cachent pas leur haut-le-cœur en imaginant qu’un homme et une femme puissent être seuls dans une même pièce avant le mariage. Elles se disent aussi écœurées de voir des couples s’embrasser en public, surtout des homosexuels : « Quand j’étais en seconde, raconte Lila, il y avait des filles de mon lycée qui, devant les professeurs, s’embrassaient sans vergogne. Or je n’aime déjà pas tellement quand je vois une fille et un garçon, parce que je trouve cela impudique. (4) » Sa petite sœur est aussi écœurée : « Auparavant, les gens savaient se tenir. » Au nom de la même conception de la pudeur, elles se prononcent pour l’inter- diction du baiser en public et justifient la « lapidation » comme « un choix »… permettant de purifier ses péchés (5). Voilà les deux porte-voix du combat pour le voile – dont la rébel- lion pour le voile a été présentée comme un nouveau Mai 68 par Daniel et Gabriel Cohn-Bendit dans une tribune (6). Depuis, les deux « rebelles » ont disparu des écrans médiatiques, conformément au devoir de pudeur, et s’occupent de leurs foyers. Leur père, Laurent Lévy, est resté un militant actif au sein du Parti communiste et du cou- rant Ensemble de Clémentine Autain, sans doute le plus complaisant envers l’islamisme anti-Charlie (7). C’est dire si une partie de la gauche, même celle se disant fémi- niste, a perdu ses repères. Par peur d’alimenter le racisme et parce que la loi sur les signes religieux à l’école publique a été votée sous un gouvernement de droite. Ceux-là oublient que la loi sur l’avor­ ­ tement, elle aussi, venait de la droite, avant de s’imposer comme une loi d’émancipation. À l’époque, il s’agissait d’arracher le ventre des

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femmes à l’Église catholique. Trente ans plus tard, il s’agit d’arracher leurs cheveux à l’intégrisme musulman. Mais une certaine gauche semble incapable de voir ce danger intégriste lorsqu’il vient d’une reli- gion non plus majoritaire mais minoritaire.

Une gauche et un féminisme déchirés

La revue ProChoix n’a pas échappé aux dissensions. À la fois fémi- niste, antiraciste et laïque, elle a vu son comité de lecture se diviser pour savoir si la loi de mars 2004 était une loi laïque ou raciste. Ayant pris le parti de la défendre, en tant que co-fondatrice et rédactrice en chef, je me suis vue traitée « d’islamophobe » par l’un des contribu- teurs, Pierre Tevanian, qui a fini par monter un comité de soutien aux sœurs Lévy en compagnie de Tariq Ramadan et de ses troupes. Les membres du comité de lecture qui l’ont soutenu (Éric Fassin, Daniel Borrillo, Marcela Iacub) ont démissionné de la revue. Cette déchirure a traversé tout le camp féministe, resté plutôt fidèle à l’émancipation laïque, à de notables exceptions. À partir d’une même époque et de ses drames, deux féministes historiques font faire des trajets rigoureusement inverses. Horrifiée par le sexisme des fanatiques et la lâcheté d’une certaine gauche, Anne Zelensky, si importante dans le combat du Mouvement de libération des femmes (MLF), a flirté avec le combat douteux de Riposte laïque et ses amis Identitaires, avant de s’en éloigner (8). À l’opposé, Christine Delphy, ancienne directrice de la revue Nou- velles questions féministes, qui avait fait polémique pour avoir publié un article ambigu sur les juifs et Israël (9), s’est retrouvée à jouer la féministe de service chez les partisans islamistes du voile. Le 28 février 2004, lors d’une conférence organisée à Montpellier, elle dénonçait la loi sur les signes religieux à l’école publique comme une « loi inique et raciste » et le « viol comme une vieille invention gau- loise », en compagnie de militants islamistes venus dénoncer la venue de Fadela Amara de Ni putes ni soumises (10). Le 8 mars suivant, elle marchait en compagnie des filles voilées d’Une école pour tous et toutes

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(le collectif monté pour soutenir les élèves voilées). À leur soirée, en compagnie de Tariq Ramadan, elle s’est prononcée en faveur du « fémi- nisme islamique » prôné par le prédicateur : « Un féminisme avec l’is- lam ? Pourquoi pas ? (11) » Elle participe depuis au Collectif féministe pour l’égalité, dont l’objectif affiché est de « refuser l’idée d’un modèle unique de la libération et de l’émancipation des femmes ». On mesure la tristesse d’une telle prise de position lorsqu’on sait combien le « féminisme islamique » que prône Tariq Ramadan est à l’opposé du modèle longtemps incarné par Christine Delphy, aujourd’hui réduit à une posture « occidentale ». Je pense aux cassettes où Ramadan invite les musulmanes à respecter le rôle du patriarche, à se voiler pour être pudiques et ne pas tenter les hommes (12). Ou encore à celle où il autorise les femmes à travailler à condition qu’il s’agisse d’« activités extérieures » conformes à leur nature (13), et qu’elles remplissent leurs tâches familiales : « Pas de libération de la femme aux dépens de la famille (14) ». Ou encore à cette consigne du prédicateur : « Malheur à ceux qui tiennent un discours de libération et qui s’enferment dans l’oubli de Dieu. (15) »

Le fondamentalisme « féminisme » islamique

« Qu’est-ce que le féminisme musulman ? » C’était le thème, désor- mais populaire, d’un colloque organisé à l’Unesco, en 2006, par la commission Islam et laïcité lancée par la Ligue de l’enseignement et désormais sous la houlette de la Ligue des droits de l’homme. Une commission dans laquelle Tariq Ramadan est très actif. Officiellement, il s’agit de soutenir un féminisme de l’intérieur, basé sur les références musulmanes. En réalité, ce « féminisme » isla- mique est un féminisme fondamentaliste, pensé dans les cercles des Frères et des sœurs musulmans, pour combattre le féminisme univer- saliste et laïque, dit « occidental ». Parmi les invités vedettes de ce colloque, on retrouve l’une des « lieutenantes » de Tariq Ramadan : Siham Andalouci, membre de Présence musulmane, du Collectif des féministes pour l’égalité et de

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la commission Islam et laïcité. Mais aussi et surtout Nadia Yassine, la porte-parole du mouvement islamiste marocain Al-Adl wal Ihsan (Justice et spiritualité) (16). Quant aux références bibliographiques de cette journée, elles renvoient aux livres d’Asma Lamrabet, l’une des auteures de référence du « féminisme islamique ». Dans Musulmane tout simplement, préfacé par Tariq Ramadan et paru aux éditions Tawhid en 2002, cette dernière justifie le verset du Coran autorisant les hommes à battre leurs femmes si elles se montrent déso- béissantes… Dans la mesure où « le Saint Coran » oblige les femmes à se montrer soumises à des hommes croyants, donc justes :

« Dans ce verset, Dieu s’adresse en premier lieu aux croyants. Or qui dit croyant dit un certain nombre de règles à respecter ; autrement dit le croyant est respectueux, bon et juste. En second lieu, Dieu parle des femmes “désobéis- santes” et non pas des femmes en général ; l’obéissance ici est certes une obéissance au mari, mais quel type de mari ? Il est évident qu’il s’agit du mari croyant, bon, qui lui- même obéit à Dieu et à Ses directives. Il est donc question ici de femmes non obéissantes, non respectueuses d’une certaine morale conjugale. »

Nous voilà rassurées, le « féminisme » islamique autorise à battre les femmes mais uniquement si le mari est un bon croyant.

Faut-il mettre un voile pour défiler le 8 mars et à la Gay Pride ?

À l’image du mot « islamophobie », le « féminisme islamique » est une arme sémantique pensée pour faire passer les intégristes pour des victimes du colonialisme culturel et les laïques pour des racistes. C’est la thèse, délirante, d’un livre comme les Féministes et le garçon arabe de Éric Macé et Nacéra Guénif-Souilamas, la sociologue des Indigènes de la République et d’Une école pour tous.

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Porté aux nues par certains médias à sa sortie, en 2004, ce condensé de sociologie approximative et victimaire a réussi l’incroyable exploit théorique de présenter le féminisme égalitariste et laïque comme le faux nez du racisme post-colonial stigmatisant le « garçon arabe », tandis que les filles voilées seraient… l’avant-garde de la modernité. Extrait :

« [...] il nous faut voir, dans le trio formé par les figures du queer, du garçon arabe et de la fille voilée, non pas les ennemis de la modernité, mais les acteurs incandescents de l’hypermodernité individualiste et démocratique contemporaine. (17) »

Aussi ahurissant que cela puisse paraître, cette propagande est assez répandue dans les milieux branchés du post-féminisme queer, qui trouvent « hypermoderne » la subversion du voile puisqu’elle choque et donc interpelle la norme (18). Tant pis s’il s’agit du drapeau des par- tisans de l’assignation à un genre bien différencié, pour éviter notam- ment justement de confondre le masculin et le féminin, et s’il est porté par des réseaux intégristes aussi sexistes qu’homophobes. À l’image de Youssef al-Qaradhawi, tuteur théologique des Frères, de Tariq Rama- dan et de plusieurs organisations d’Une école pour tous, qui écrit : « Quand l’homme se féminise et que la femme se virilise, c’est le signe du chaos et de la dégradation des mœurs (19). » Il justifie la peine de mort pour débarrasser le monde des homosexuels. C’est dire la confusion à haut risque qui règne au sein du féminisme et du post- féminisme depuis l’alliance improbable entre les tenants du queer et ceux du « féminisme islamique ». Des associations féministes ont essayé de réagir. Ni putes ni sou- mises, le Mouvement français pour le Planning familial et la Coor- dination féministe et laïque ont lancé un appel pour « Un nouveau féminisme » qui lutte de façon urgente contre l’intégrisme. Ce col- lectif a tenté d’échapper à l’entrisme des islamo-gauchistes. Il a même voté à la majorité l’exclusion d’Une école pour tous de la marche du 8 mars 2005. Ce qui lui a valu les foudres du président de la Ligue des

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droits de l’homme, des syndicats SUD-Solidaires et Fédération syndi- cale unitaire (FSU), et les critiques de militants de Mix-Cité ou des Panthères roses (20). Tous unis contre l’universalisme et laïcité au nom d’une vision communautariste et rétrograde du combat minoritaire.

Un piège qui fonctionne

Ce n’est pas la première tentative de faire passer l’antiféminisme pour du féminisme. Dans les années quatre-vingt-dix, des militantes contre le droit à l’avortement se réclamaient, elles aussi, d’un fémi- nisme religieux « pro-vie ». Elles disaient vouloir aider la femme à retrouver sa vraie vocation naturelle, la maternité, et se revendi- quaient même d’un slogan utilisé par les nazis : « l’émancipation de l’émancipation » (21). Les antifascistes ont éclaté de rire. Aucun journal de gauche n’eut l’idée saugrenue de les interroger pour le 8 mars ou de les présenter comme une forme nouvelle de féminisme. Le succès a été tout autre pour le « féminisme musulman », que certains confondent avec le féminisme universaliste porté par de femmes musulmanes, alors qu’il les vise. Les journalistes de l’Obs ne savent pas bien faire la différence, ni célébrer la journée du 8 mars sans privilégier le « féminisme musulman » pro-voile, jugé moderne, contrairement au féminisme laïque (22). Il est vrai que le nouvel organe d’Emmanuel Todd, Alain Badiou et des anti-Charlie est plus marqué par l’histoire du combat anticolonial que par celui en faveur du féminisme. Les rares fois où il a célébré des intellectuelles femmes, c’était pour mettre à la une une photo de Simone de Beau- voir… nue et de dos. Comme si son corps comptait plus que son esprit. La prochaine couverture, au train où va le débat dans ses pages, sera Simone de Beauvoir retouchée par Photoshop et avec un voile. Pour défendre la subversion, bien sûr. Dans ce même article de l’Obs, des féministes du Sud ou d’origine iranienne, comme Abnousse Shalmani ou Chahla Chafiq, tentent – en vain – d’alerter sur les dangers du « féminisme islamique ». Elles savent qu’il est avant tout pensé pour les disqualifier, comme « occi-

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dentalisées », si elles prétendent militer pour une réelle égalité entre les hommes et les femmes sans tenir compte de la « spécificité » musul- mane. Wassyla Tamzali, une féministe algérienne, l’a écrit dès 2004. Dans une tribune remarquée parue dans Libération, « Féministes, je vous écris d’Alger », elle met en garde les intellectuels français qui seraient tentés d’accepter que le ressentiment post-colonial serve à jus- tifier l’oppression des femmes de culture musulmane : « Nous avons déjà assez de mal comme ça pour que des intellectuelles ajoutent leurs voix – et quelles voix ! – à ceux qui pensent avec Tariq Ramadan qu’il existe un genre “femme musulmane”. (23) » Plus de dix ans et quelques attentats plus tard, ce cri sonne toujours comme une alerte. Alors qu’il a fallu des siècles de luttes pour conquérir l’espace public et le droit de marcher en pantalon, alors que nous ne sommes pas arrivées au point où toutes les femmes de tous les quartiers peuvent marcher la nuit ou en jupe sans se faire agresser ou traiter de putes, le retour de bâton est bien en marche. Il a le visage de l’oppression millénaire mais le langage du minoritaire. Et une partie de la gauche se disant progressiste semble vouloir l’aider à prendre sa revanche sur l’émancipation.

1. N’en déplaise à un sociologue du protestantisme comme Jean Baubérot, qui préfère retenir que des reli- gieux américains ont su (parfois) être féministes et que des républicains français pouvaient être sexistes (bien sûr) pour disqualifier ce qu’il appelle « l’intégrisme républicain » laïque et défendre le modèle anglo-saxon. Jean Baubérot, l’Intégrisme républicain contre la laïcité, Édition de l’Aube, 2006. 2. Nous reprenons dans cet article des éléments d’analyse exposés dans la Tentation obscurantiste, Gras- set, 2005. 3. « Profs, ne capitulons pas ! », le Nouvel Observateur, 2 novembre 1989. 4. Alma et Lila Lévy, Des filles comme les autres. Au-delà du foulard. Entretiens avec Véronique Giraud et Yves Sintomer, La Découverte, 2004, p. 84. 5. Idem. 6. Daniel et Gabriel Cohn-Bendit, « Une honte pour l’école laïque », le Monde, 16 octobre 2003. 7. Http://www.ikhwan.whoswho/blog/archives/9502. 8. ProChoix, janvier 2011. Anne Zelensky dit aujourd’hui s’être éloignée de Riposte laïque, dont elle conteste la proximité pourtant récurrente avec les Identitaires. 9. « Andrea Dworkin parle d’Israël », Nouvelles questions féministes, vol. 14, n° 2, 1993. 10. Notamment Saida Kada. Cf. Leïla Acherar et Caroline Fourest, « Voici venu le temps des féministes pro- voile », ProChoix, n° 28, printemps 2004. 11. Dans Un racisme à peine voilé, un film de propagande en faveur du combat pro-voile, on aperçoit Chris- tine Delphy intervenir lors de la soirée organisée par Une école pour tous au Trianon et tenir ces propos. 12. L’ensemble des positions antiféministes de Tariq Ramadan, cassettes à l’appui, est longuement ana- lysé dans Caroline Fourest, Frère Tariq : Discours, stratégie et méthode de Tariq Ramadan, Grasset, 2004, p. 177 à 217. 13. Tariq Ramadan n’autorise pas le travail des femmes en tant que tel, plutôt des activités extérieures devant rester dans les limites de la féminité : « Nous n’allons pas, nous, dans le même sens que ce qu’on peut voir parfois dans la société occidentale, en disant : pour véritablement montrer que la femme est libérée, il faut qu’elle puisse devenir maçon ou camionneur [rires dans la salle]. Nous, on dit : ça sert à rien, ça. On va pas devenir stupide au point de dire : montre ta libération, deviens camionneur, conduis un camion, putain (sic) tu vas montrer que... Travaille dans le domaine de compétence qui est le tien à partir

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du moment où, dans la famille, on a trouvé un équilibre. » Cassette de Tariq Ramadan, « La femme musul- mane face à son devoir d’engagement », partie n° 2, enregistrée à Abidjan (Côte d’Ivoire), QA 22, Tawhid. 14. Cassette de Tariq Ramadan, « La femme musulmane. Réalités et espoir », Tawhid. 15. Idem. 16. Http://www.ikhwan.whoswho/blog/archives/9425. 17. Nacira Guénif-Souilamas et Éric Macé, les Féministes et le garçon arabe, Éditions de l’Aube, 2004, p. 21. Cet ouvrage, avec ses faiblesses théoriques et politiques, a été remarquablement décortiqué et analysé par Liliane Kandel dans « Les noces enchantées du “post-féminisme” et de l’archéo-machisme », ProChoix, n° 32, mars 2005. 18. Cf. le dossier réalisé sur la pensée queer dans ProChoix n° 34, automne 2005. 19. Youssef al-Qaradawi, le Licite et l’illicite en islam, Éditions Al Qalam, 1992, p. 1999. 20. En réunion du collectif Droits des femmes, une militante des Panthères roses a même plaidé en faveur d’Une école pour tous au nom de la « polarité queer » à trouver entre le féminisme… et le voile. 21. Les Allemandes, selon Alfred Rosenberg, « gardiennes lyriques des forces obscures du sang » doivent « s’émanciper de l’émancipation », empêcher « les bâtards juifs et leur littérature de bordel d’inonder l’Europe de leur boue et de leur art nègre ». Rita Thalmann, Être femme sous le IIIe Reich, Laffont, 1982, p. 72-73. 22. L’Obs, 5 mars 2016. 23. Wassyla Tamzali, « Féministes, je vous écris d’Alger », Libération, 14 janvier 2004.

44 JUIN 2016 JUIN 2016 Événements de Cologne : un cas d’école de la déroute des néoféministes

› Bérénice Levet

ne chasse aux femmes se produit au cœur de l’Europe­ – plus de 766 plaintes déposées à la police, dont 497 pour agression sexuelle (1) – et les égéries du néoféminisme restent impassibles. Elles d’ordinaire si promptes à se saisir du moindre fait susceptible Ud’alimenter leur rhétorique victimaire, si sonores lorsqu’il s’agit, pour prendre un dernier exemple en date, de l’absence de femmes au Festival de la bande dessinée d’Angoulême se distinguèrent par leur mutisme. Et lorsque, comme contraintes et forcées, elles en sortirent, elles prirent le parti de ne pas s’indigner, ainsi de Clémentine Autain noyant l’inédit de la situation dans une aberrante analogie historique : « Entre septembre et avril 1945, deux millions d’Allemandes violées par des soldats. La faute à l’islam ? », ou alors elles s’indignèrent à front renversé, à l’instar de Caroline De Haas, qui invita rageusement ceux qui eurent la hardiesse de révéler ces actes et de nommer les respon- sables, à aller « déverser leur merde raciste ailleurs ». Bref, les événements de Cologne et d’autres villes allemandes et européennes, ainsi qu’on finirait par l’apprendre, mettent en lumière un malaise dans le féminisme que l’on peut dater des années quatre-

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vingt-dix, depuis sa reprise en main par une jeune génération de mili- tantes influencées par le féminisme anglo-saxon, acquises au grand récit de la femme éternelle victime de mâles blancs éternels coupables, et, où, au motif que l’ennemi serait commun – le mâle blanc hétéro- sexuel –, la cause des femmes devient inséparable de celle des minori- tés ethniques et sexuelles. Le malaise concernant Cologne tient d’abord, mais je ne m’éten- drai pas sur ce point, qui a fait l’objet d’analyses fines et fortes, au fait que les prédateurs étaient musulmans et qu’entre deux maux – la

violence faite aux femmes et le risque d’ali- Bérénice Levet est philosophe. menter le racisme, les « amalgames », cette Dernier ouvrage publié : la Théorie du clochette pavlovienne destinée à interdire genre ou Le monde rêvé des anges (Grasset, 2014 ; Le Livre de poche, toute tentative de penser, c’est-à-dire au coll. « Biblio essais », 2016, préface contraire de séparer, démêler, discerner – de Michel Onfray). les néoféministes n’hésitent pas un instant. › [email protected] Elles sacrifient les femmes. La barbarie peut croître, leur conscience est sauve : elles restent du côté de ceux qu’elles ont définitivement rangés dans le camp des opprimés, des réprouvés, des damnés de la terre. Nous en avons eu un exemple remarquable qui mérite toutefois, même si j’ai promis de ne pas développer ce point, qu’on s’y arrête tant il est emblématique des complicités avec le mal auquel l’antiracisme idéo- logique confine. Le 14 janvier, invité à participer à l’émission d’Élisabeth Quin « 28 Minutes » sur Arte, le sociologue Éric Fassin, conscience mas- culine du féminisme, s’est particulièrement illustré dans le registre du déni et du « deux poids, deux mesures ». « Ce n’est pas parce que les gens sont musulmans qu’ils ont commis ces actes, nous a-t-il doctement expliqué. Il y a une finalité politique. À qui s’en sont-ils pris ? À des femmes alle- mandes, blanches. Ils ne sont pas allés violer des prostituées. Cela donne le sens de leur violence. » Autrement dit, en agressant des femmes blanches allemandes – comprendre : des dominantes –, les immigrés ne commet- taient aucun acte délictueux, ils faisaient montre de résistance. Ainsi, pour le sociologue, n’est-il pas de mal en soi, tout dépend de qui le commet. Pour prendre la mesure de ce qui entre d’idéologie dans cette conclu- sion ignominieuse, il faut se souvenir de l’attitude du même Éric Fas- sin dans l’affaire Dominique Strauss-Kahn, en relisant notamment la

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­tribune qu’il publia alors dans le Monde (2). Le procès n’avait pas encore eu lieu mais peu importait. Pour le sociologue, la sentence ne faisait aucun doute : la scène mettait aux prises le « patron du FMI » donc un Blanc, riche, puissant (juif, serait-on tenté d’ajouter), bref un domi- nant, et une femme de ménage noire, pauvre, musulmane, autrement dit une dominée, le verdict pouvait tomber, sans appel. Et l’objet de sa tribune était la dénonciation de ceux qui, comme Robert Badinter, Jack Lang, Jean-François Kahn, Bernard-Henri Lévy, avaient la faiblesse de reconnaître à Dominique Strauss-Kahn le droit à la présomption d’in- nocence, se refusaient à l’accuser de viol alors même que nul ne savait ce qui s’était passé dans la fameuse suite 2806 de l’hôtel Sofitel. Selon que vous serez puissant ou misérable… la morale de la fable est ici inversée. L’immigré, incarnation du misérable par excellence, est ontologique- ment innocent ; l’Occidental, personnification du puissant, ontologi- quement coupable. « Hommes du passé, hommes dépassés », disait le sociologue de Badinter, de Lang… Ne serait-ce pas lui aujourd’hui qui se trouve totalement dépassé par les faits ?

Le symbole d’un choc des civilisations

Il fut donc exclu d’établir le moindre lien entre les mœurs dans les- quelles les agresseurs avaient été élevés et les actes qu’ils avaient com- mis. Or si ces actes ne doivent pas rester cantonnés à la rubrique des faits divers, c’est qu’ils sont révélateurs d’un des défis les plus redou- tables que l’Europe doit se donner les moyens de relever. Nous savons qu’ils ne sont pas le fait de quelques hommes particulièrement bru- taux et/ou avinés en cette nuit de Saint-Sylvestre, mais qu’ils sont pra- tique commune dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient dont ces hommes sont originaires. Ce type d’agression sexuelle de masse a un nom en arabe, taharrush gamea. Reconnaître que ce ne sont pas des voyageurs sans bagage qui, hier comme aujourd’hui, abordent à nos rives, mais des êtres chargés de cou- tumes, d’usages, de références distinctes, voire destructrices, des nôtres, est un délit. D’où le procès en islamophobie intenté contre le journaliste

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et romancier Kamel Daoud, qui, parlant d’expérience et non depuis le serein ciel des idées où s’exilent confortablement nos intellectuels, nous instruisait de cette rude réalité et nous mettait en garde contre notre pitié dangereuse. Mais à chaque salve de lucidité, une flopée de sociologues, de politologues et autres prétendus experts qui ont la faveur des médias, répond par le déni, la criminalisation. Et pourtant, le réveil- lon cauchemardesque de Cologne est bien le symbole d’un choc des civilisations. Le paradigme d’un choc des civilisations, déjà hautement suspect à nos bonnes âmes car brisant l’idéal d’une civilisation universelle, est d’autant plus irrecevable pour les féministes, et c’est l’autre point qui doit être pris en compte pour éclairer leur malaise, qu’il les obligerait à se désavouer elles-mêmes, à reconnaître que la civilisation européenne est une civilisation où il fait bon vivre pour les femmes. Les exac- tions de la Saint-Sylvestre nous révulsent, nous révoltent en soi mais nous devons les rejeter avec d’autant plus de détermination qu’elles sont une offense faite à nos mœurs, des mœurs taillées dans l’étoffe de l’égalité et de la liberté, à notre art de la mixité des sexes. Les hommes ont été « polis » par les femmes, ils ont appris à dompter l’appétence que l’autre sexe leur inspire, à emprunter tours et détours. Ils n’ont pas exigé que l’objet de leur désir se voile de la tête au pied pour ne pas céder sans délai à la tentation, ils ont appris les règles de la galanterie. Mais c’est cette réalité que les féministes se refusent à voir. De quel récit vivent-elles en effet ? De celui de l’éternelle domina- tion des femmes par les hommes en Occident. À les suivre, tout reste- rait à faire, l’égalité, la liberté ne seraient que formelles. Notre société resterait une société de type patriarcal. Caroline De Haas, la fonda- trice de l’association Osez le féminisme ! et du site Macholand, n’a de cesse de dénoncer le « fondement patriarcal de notre société construite sur un rapport de domination des femmes par les hommes », et le psychiatre Serge Hefez de compter sur « le genre pour voir enfin sauter les digues du patriarcat ». Et leur dernier cheval de bataille est préci- sément l’espace public, urbain. « La rue, fief des mâles », nous alertait le quotidien le Monde en 2012, relayant les travaux de doctes obser- vatoires et collectifs vigilants. « Si vous pensez que l’accès à l’urbanité

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est égalitaire, vous vous trompez », nous dessille l’association Genre et Ville (3). « La mixité d’appropriation de la ville » – on goûtera le jargon – n’est qu’apparente. Elle a fait le compte de l’occupation des bancs publics à Paris, la domination est largement masculine. Le grand coupable ne tarde pas à être désigné : Hausmann et l’urbanisme haussmannien. Conçue par et pour les hommes, la ville est inamicale, litote, aux femmes. Elles ont « peur », nous dit ce collectif. Il suffit de les observer traversant la ville : « Leurs pas sont rapides, certaines tiennent leur sac à main bien serré contre elles » et se hâtent de ren- trer au foyer. Bref, elles craignent à tout instant d’être détroussées ou troussées par ces mâles qui ont investi sans partage l’espace commun. La rhétorique féministe avait déjà été prise en défaut au lendemain des carnages islamistes de novembre 2015 à Paris, où, cédant la place au vocabulaire abstrait, désincarné, des valeurs, l’on célébra comme un des grands charmes de la vie parisienne notre art de la mixité des sexes, art qui devait nous rendre particulièrement odieux à nos ennemis. De fait, aux terrasses des cafés décimées par les djihadistes, hommes et femmes se mêlaient.

De Cologne au lit conjugal...

Mais peu importe la réalité, l’idéologie ne saurait s’en encombrer. Et le 8 mars 2016, en cette Journée internationale des femmes, un thème domina : « L’architecture parisienne est sexiste », nous alertaient ainsi les militantes relayées complaisamment par les médias. On fit certes allu- sion à la condition féminine en banlieue où, pour le coup, l’exclusion des femmes de l’espace public, leur relégation dans la clôture du foyer, l’absence de mixité aux terrasses des cafés sont des réalités, mais sans s’y attarder. De là l’interprétation qui prévalut dans les milieux féministes. Les événements de Cologne ne seraient ainsi que l’image grandissante de la réalité quotidienne des femmes, en tout cas d’une menace qui pèse quotidiennement sur elles. Autrement dit, la différence ne serait que de degré, nullement de nature. Où que l’on soit, les femmes ne sont

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pas en sécurité pour la simple raison qu’il y a des hommes… telle est en substance la thèse des néoféministes. On pense que je caricature. Ouvrons le journal Libération du 22 janvier 2016. Récusant la cri- tique faite aux féministes d’être demeurées silencieuses, le quotidien se faisait fort de prouver le contraire : « Sans se défiler, les blogueuses et associations féministes qui ont manifesté lundi à Paris, en réaction aux événements de Cologne, se sont aussi chargées de rappeler à quel point les femmes ne sont pas en sécurité où que ce soit dans le monde, dans “tous les pays, tous les milieux, tous les espaces”, avec ce slogan : “Non à la violence contre les femmes, que ce soit à Cologne, à la Fête de la bière ou dans la chambre à coucher”. » Oui, vous avez bien lu, de Cologne au lit conjugal, la conséquence est bonne ! Hélas, ce déni, cette cécité volontaire n’est pas l’exclusive de nos mili- tantes féministes, elle atteint notre président de la République qui, dans un entretien accordé à l’occasion de la Journée de la femme au magazine Elle, dans lequel il se flattait d’être féministe, glisse sans vergogne des événements de Cologne au harcèlement dont les femmes seraient mas- sivement et en permanence victimes dans les transports en commun et dans l’espace public : « Si le drame de Cologne a à ce point marqué les esprits, explique François Hollande, c’est aussi parce que tous les jours, dans beaucoup de nos villes, des femmes subissent des harcèlements verbaux ou physiques dans la rue et les transports en commun. Et ce n’est pas le fait d’hommes qui viennent d’arriver sur notre territoire ou qui n’auraient pas bénéficié d’une éducation semblable à la nôtre. C’est un phénomène de masse qui doit être regardé en face car il atteint les principes mêmes de la vie en commun. » Bref, cela n’a rien à voir avec la culture musulmane, tout avec les turpides des hommes !

Je suscite au mieux l’étonnement, au pis l’indignation, lorsque j’ose affirmer que je récuse l’épithète « féministe ». Née dans les années soixante-dix, je sais ce que je dois aux militantes de la cause des femmes, et il ne s’agit pas pour moi de faire montre d’ingratitude. Mais voilà pourquoi je ne suis pas féministe, parce que, sauf à l’être au sens d’Élisa- beth Badinter, être féministe aujourd’hui, c’est s’étrangler d’indignation en lisant le bel hommage que Kamel Daoud rend à nos mœurs dans un

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entretien au Magazine littéraire : « Ce que je jalouse dans l’Occident, confie le romancier, la seule avance qu’il a, comparé à nous, c’est dans le rapport des femmes », c’est fermer les yeux sur les agressions sexuelles et les viols lorsqu’ils ne sont pas commis par des mâles blancs, c’est ren- voyer dos à dos, comme l’a fait la sénatrice Esther Benbassa, le port du voile et celui de la minijupe au motif que si soumission au pouvoir masculin il y a, il n’est pas moins grand dans le dernier cas. Bref, c’est être désespérément absent des seuls lieux et des seules causes où être féministe garde un sens. On nous parle de société patriarcale, or si ce monde n’est pas tout à fait derrière nous, si patriarcat il y a encore en France, il se rencontre exclusivement dans les territoires perdus de la République, dans les banlieues et certains quartiers de nos grandes villes placés sous la juridiction d’un islam rigoriste, travaillant à incarcérer les femmes. Là, en effet, les principes d’égalité, de liberté, d’émancipation des femmes sont foulés au pied par les hommes. Là, en effet, les femmes sont maintenues dans un état de minorité. Ce ne sont pas nos mœurs qui sont coupables mais bien l’importation, sur notre sol, de mœurs étrangères aux nôtres, les mœurs musulmanes. En sorte que si le fémi- nisme a encore un sens, c’est en ces territoires qu’il doit porter le fer, mais les féministes de la capitale, les Clémentine Autain, Caroline De Haas ou encore Najat Vallaud-Belkacem, ne s’y risquent pas par hantise d’être suspectes d’islamophobie. Les femmes qui ont le courage de se dresser contre le patriarcat, contre les interdits prescrits par les autorités religieuses, et dont les frères, les fils se font les implacables sentinelles – que l’on pense à l’association Brigade des mères à Sevran –, se retrouvent bien seules. Qui, en dehors de quelques intrépides, sait faire prévaloir l’exi- gence de vérité et le principe de réalité sur toute idéologie, qui ose nommer les seuls ennemis des femmes aujourd’hui en France ?

1. Source : l’Express, 6 février 2016. 2. Éric Fassin, « L’après-DSK, pour une séduction féministe », le Monde daté du 29 juin 2011. 3. Http://www.demainlaville.com/saviez-vous-que-lurbanite-etait-genre.

JUIN 2016 JUIN 2016 51 La Femme en islam : entre dogme religieux et tradition patriarcale

› Malek Chebel

orsqu’en mars 2016, Emine Erdoğan, la première dame de Turquie, a déclaré intempestivement que le harem était une « école de vie » pour les femmes du défunt Empire ottoman, elle ne savait pas quel tsunami elle allait déclencher. Toutes les consciences vives du pays, Lparmi lesquelles évidemment les militantes laïques les plus aguerries, se sont réveillées de la torpeur islamiste que tente de leur imposer l’AKP, le parti au pouvoir. Sans avoir mesuré l’impact de son « pater- nalisme » naïf, Mme Erdoğan a exprimé avec clarté la pensée de la majorité écrasante de la population conservatrice, à commencer évi- demment par le très raide président de son pays, son propre époux, Recep Tayyip Erdoğan, qui assigne ouvertement à la femme musul- mane l’« exaltante » fonction de mère. Rappelons en quelques lignes que le harem ottoman fut le prototype du harem, que toute la Turquie pré-kémaliste a sublimé sans limites, mais qui a perdu de son éclat au cours des XVIIIe et XIXe siècles pour n’être plus, au premier quart du XXe siècle, qu’une structure creuse et anachronique, expression d’un fantasme masculin, sans fondement anthropologique.

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Le statut de la femme ottomane était figé depuis la nuit des temps, à l’image précisément de son statut dans tout le monde musulman. Aujourd’hui encore, la situation ordinaire de la femme musulmane, ses droits, sa liberté, son aptitude à décider pour elle-même, sa voca- tion à prendre des initiatives sont niés. Si en Tunisie la polygamie est abolie depuis 1957, en Arabie saou- dite et dans toute la zone sous son influence (pays du Golfe, Soudan, etc.), la question n’est même pas posée, et paraît scandaleuse aux yeux des autorités morales au prétexte qu’elle contredit le « bel exemple » (sunna) que fut celui du Prophète. Autre point plus général, l’accès des

jeunes filles à l’école, gage de leur émancipa- Malek Chebel est anthropologue et tion. Dans beaucoup de cas, les observateurs philosophe. Dernier ouvrage publié : constatent une stagnation ou une régression Désir et beauté en islam (CNRS préjudiciables à leur épanouissement. La Éditions, 2016). › [email protected] multiplication des mariages précoces signi- fie que l’école recule par rapport à des projets de vie plus affirmés. Selon cette vision, l’entreprise, la recherche ou la politique sont encore des domaines généralement inaccessibles à la femme arabe musulmane. De fait, le monde arabo-musulman ne cesse de vouloir couper un nœud gordien impossible, celui qui fait dépendre toute évolution des menta- lités des fourches caudines de la tradition la plus conservatrice. La condition de la femme dans le contexte arabo-musulman est marquée au fer rouge par trois facteurs explicatifs : la doctrine reli- gieuse d’une part, l’histoire des mentalités d’autre part, mais surtout – plus difficile à débusquer – le rôle crucial de l’imaginaire. Lestée par l’édit coranique, la doctrine religieuse est surdéterminée par la compréhension promulguée aux temps médiévaux par les docteurs de la Loi. Les versets de la sourate IV – « Les femmes » – codifient l’ensemble des liens de la femme avec son environnement social et statuent de manière ambiguë sur le rapport à l’homme, à l’époux et à la constellation familiale. Il faut préciser que la tendance générale n’est pas en faveur de la femme, dès lors qu’elle subit les contraintes et les absurdités d’une tradition cumulée depuis des siècles et rarement mise en question. Depuis peu, une régression manifeste s’est répandue sur toute la

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région, si bien que les acquis modernistes du XXe siècle sont dange- reusement oblitérés par un retour massif du refoulé. Le salafisme se présente ainsi comme un archaïsme agressif qui tend à embastiller la femme, la couper de ses droits universels et fondamentaux.

« Jamais une misogynie n’a été aussi clairement explicitée »

Les familiers de cet univers opaque, sans tradition théologique ancienne, connaissent la nocivité de doctrines prêchées par des idéolo- gues pleins de morgue éthique et qui n’ont à la bouche que la sanction de l’enfer. L’outrage est poussé à l’excès car, à leur vision surannée, les salafistes ajoutent la multiplication des ouvrages qui colportent un univers repoussant. Ces livres inondent les librairies du monde arabe. Ils sont offerts à des prix défiant toute concurrence ; quant à leur vision de la femme, elle est édifiante et pour tout dire désastreuse. Prenons un ouvrage classique comme Fiqh as-sunna (Exégèse de la sunna) de Mohamed Sayyid Sabiq, paru en 1995 aux éditions Dar al- Fath du Caire. Le volume II, sur les trois que compte cet ensemble, est entièrement consacré aux questions familiales et à certains points de doctrine qui nous intéressent ici comme les al-hudûd (interdits majeurs). Jamais une misogynie n’a été aussi clairement explicitée. À coups de slogans ordinaires, presque conventionnels, l’auteur n’hésite pas à asséner des certitudes dérangeantes. Le salafisme, qui représente l’idéal le plus radical de la tradition musulmane, exprime de fait le côté le plus strict et le plus sévère de la doctrine musulmane. Le point de vue salafiste sur les femmes est donc un indice explicite du monde dans lequel elles vivent et, partant, celui du monde dans lequel la cohorte de théologiens conservateurs espère entraîner leurs nouvelles recrues. Tandis que l’homme peut se marier sans avoir de tuteur dès lors que la compagne est consentante, la femme reste une éternelle mineure. Elle est obligée de passer par l’autorité d’un parent proche ou d’une institution. Elle ne peut accepter toute personne la deman- dant sans passer par le truchement d’un mâle. Selon l’ensemble des sources traditionnelles, le Prophète avait déclaré qu’en l’absence

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d’un tureur, aucun mariage n’est valide : « La nikah’ illa bi-wali ». Ce tuteur doit être un homme adulte, de condition libre et jouissant de sa santé mentale. Parmi les arguments que le collège des théologiens musulmans clas- siques donnent en justification à cette inégalité entre les sexes, le fait que la femme se laisse plus facilement dominer par son affect (Al-mar’atû katirân ma takhda’ lihukmi al-‘atifa (la femme se soumet excessivement à son émotion)). Aujourd’hui encore, le tutorat est quasi général, même s’il prend la forme hypocrite d’une attention bienveillante à l’égard de l’être « faible », voire « immature », qu’est la jeune épouse. Une autre façon de déposséder la jeune femme de son choix et de sa liberté est la quasi-impossibilité doctrinale d’épouser un non-musul- man. Du Maroc jusqu’en Indonésie, la musulmane est soumise à des conditions drastiques qui la disqualifient au-delà du seul prédicat de la conversion à l’islam. Bien que le mariage ne soit pas un sacrement religieux, il est cependant lesté par des considérations historiques et religieuses visant à minorer le choix féminin en la matière. On prête aux théologiens d’avoir interdit le mariage du musulman avec une femme polythéiste (wathâniyya), hérétique (zindiqiyya) ou apostate (murtadda ‘ala al-islam). Il lui est également interdit d’épou- ser celles qui adorent les vaches, soit les hindoues (abidat al-baqar), et toutes celles qui doutent de l’existence de Dieu selon ce qui a été annoncé dans le Coran, sourate II, « La vache », verset 221. D’ail- leurs, tout apostat est impur aux yeux des théologiens orthodoxes, qui spéculent en outre de la manière la plus spécieuse sur l’origine culturelle et même linguistique de l’individu concerné. Il est permis au mâle musulman d’épouser la femme libre et croyante appartenant aux « religions du Livre », en particulier la chrétienne et la juive, à la condition qu’elle se convertisse. Cette condition n’est pas toujours exclusive, mais cette union, permise en théorie, est souvent déconseil- lée dans la pratique (makrouh), notamment en raison des complica- tions qu’elle est supposée entraîner au quotidien. Il va sans dire que l’interdit de l’inceste s’applique aux belles-mères, aux tantes des deux côtés, aux filles des frères et des sœurs. Ces caté- gories sont citées dans la sourate IV du Coran, au verset 23. D’autres

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interdictions liées à l’allaitement au même sein (ridâ’) sont préconi- sées. Il en va de même lorsque les liens familiaux sont plus touffus et que certaines personnes sont amenées à observer des alliances croisées et consanguines.

Le simulacre de justification de la polygamie

La polygamie – en fait, une polygynie stricte – est fixée par le Coran à quatre femmes au maximum, au moins pour le croyant ordinaire, lorsque le Prophète, lui, en a épousé neuf. L’exégèse du verset est biaisée : au lieu de remettre en question la pertinence du mariage d’un homme avec quatre femmes, le théologien musulman discute du nombre réel induit par la sourate, lequel ne s’arrête pas à quatre, mais va au-delà. Un traitement équitable des épouses est imposé à tout polygame, à la fois dans l’approvisionnement des biens vitaux et dans la cohabitation sexuelle. Là encore, le débat est biaisé. Au lieu de montrer l’évidence d’une impossibilité physique de satisfaire quatre épouses de manière égale, le théologien déplace son argument vers la nature même de cette cohabitation. L’ouvrage de Mohammed Sayyid Sabiq est très éloquent à cet égard : « L’équité demandée est objective, quantifiable, et non pas l’équité subjective », en particulier dans le domaine de l’affection, du désir et de la copulation (al-mawadda wal-mahibba wal-jima’), car aucun homme n’est capable de s’en acquitter convenablement. Cette forme d’équité est laissée à la libre convenance du mari. Si la doctrine musulmane établit que l’épouse peut demander à son époux de ne pas se remarier, la réalité est beaucoup plus cruelle : pour respecter cette même clause, le mari est souvent amené à user de son droit à la répudiation, un droit régalien médiéval qui lui est dévolu d’immémoriale mémoire. Ce qui explique pourquoi beaucoup de femmes acceptent les coépouses, au risque de devoir quitter la demeure conjugale au profit de leurs rivales. Les cuistres musulmans expliquent de manière indirecte la néces- sité de maintenir la polygamie en l’état et n’hésitent pas à chercher autant d’arguments spécieux que possible (1). Parmi ces arguments,

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la démographie joue un rôle important, mais c’est l’aptitude supposée de l’homme pour la chose sexuelle qui les anime le plus. « La disposi- tion de l’homme à se livrer à l’activité sexuelle est naturellement plus développée que celle de la femme », lit-on très régulièrement dans les traités de jurisprudence musulmane. Aussi, l’une des raisons qui soutient la polygamie est cette diffé- rence supposée d’inclinaison de la fonction sexuelle chez l’homme et chez la femme. Selon les théologiens, qui ramènent la furie érotique au seul besoin de procréation, la femme a un appétit sexuel limité dans le temps, entre 20 et 45 ans. Après la ménopause (de plus en plus tardive), elle est plus rétive à se livrer aux désirs de son époux, ce qui légitime un remariage. L’autre explication est encore plus perfide. L’islam interdit scrupu- leusement aux hommes et aux femmes de se livrer à une vie sexuelle hors mariage (appelée fûh’cha, « débauche »), qui est tenue pour une prostitution. Or, pour préserver la « chasteté » de l’époux, il n’est plus qu’une seule alternative, celle qui consiste à prendre une jeune femme et en faire une coépouse, au lieu de rechercher le sexe pour lui-même en dehors de son foyer. En abordant la question de la doctrine religieuse, j’ai été amené à faire un large détour par l’histoire, mais le Coran n’éclaire pas tout. Le contexte historique explique une grande partie du retard juridique que connaissent le statut et la condition de la femme. Certes, le Coran a gravé dans le marbre l’inégalité entre hommes et femmes au point de vue social (héritage inégal par exemple) (ar-rijâlû qawwamûn ‘ala nissa), mais les théologiens n’ont jamais cherché des voies parallèles susceptibles de faire évoluer cette condition. L’imaginaire arabe plonge ses racines dans l’Antiquité abraha- mique : leur ancêtre Ismaël était non pas le fils de la femme libre, Sara, mais celui de l’esclave Hagar/, celle que l’on congédie d’un claquement de doigts. Hagar, esclave égyptienne, a donné naissance à Ismaël pour plaire à son « époux » Abraham, en mal de progéniture, mais cela ne convenait pas à Sara : « Chassez cette servante et son fils, car le fils d’une servante ne sera point héritier avec mon fils Isaac », dit-elle (Genèse, XXI, 10). Abraham s’exécuta devant l’ordre de Sara

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et les chassa tous les deux. Ce qui intéressait le patriarche, c’était bien l’utérus fécondable de son esclave et non son statut, encore moins l’union réelle, celle de la chair et celle de la loi. Hagar a été une simple variable d’ajustement, un substitut momentané de Sara qui savait que son propre silence utérin pouvait être vaincu par le temps : l’une est femme pour la vie, légitime de surcroît, l’autre est juste une mère por- teuse. Mais l’imaginaire est aussi nourri, au temps du Prophète de l’is- lam, à travers Mohammed lui-même, parangon des musulmans, pro- pagandiste malgré lui du harem pléthorique. Il a eu deux concubines : Marya, la copte, offerte en 630 avec sa sœur Sirin par Muqawqis, le roi d’Égypte, et Rayhana bint Zayd, une captive de guerre. Les Arabes ont-ils encore vivant dans leur imaginaire les razzias au temps prophétique, très pourvoyeuses d’esclaves, notamment fémi- nines, et les jeux à gage où l’on s’échangeait des vierges en guise de trophée lorsque les médiocres s’échangeaient des liasses de billets ? Ont- ils en tête l’image ravageuse de l’esclave voluptueuse qui orne les Mille et Une Nuits de quelques satrapes sensuels de Bagdad au temps des Abbassides et jusqu’aux concubines des chefs de guerre ? Ces derniers violent sans limites d’un côté tout en se mariant « à la carte » de l’autre selon la convention non écrite du mariage temporaire, également appelé « mariage de jouissance » (zawaj al-mût’a) qui leur permet de disposer du corps d’une femme pour un bref moment en toute « légalité ». Ont-ils dans leur imaginaire les femmes réduites en esclavage dans les nations qu’ils avaient brimées dans le passé, et qui, ensuite, les ont gouvernés, signe de leur déclin (durant les siècles ottomans, l’escla- vage était pratiqué à grande échelle, notamment au dépens des Circas- siennes, par exemple) ? Possible… Les dynasties qui les ont gouvernés après avoir été asservies par eux sont légion : des sultans-esclaves de Delhi qui furent au pouvoir tout au long du XIIIe siècle jusqu’aux sou- verains mamlouks d’Égypte, ancienne garde civile affranchie et restée au pouvoir du XIIIe au XVIe siècle. L’esprit des esclaves agit en eux comme un renversement : il veut sa revanche. Le blocage n’est pas simplement psychologique, il est également­ historique. Cette frustration n’est pas toujours vécue comme négative, elle est dans certains cas voulue et recherchée.

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La concubine survit à l’érosion du temps, puisqu’on la retrouve sous une forme inattendue jusque dans les sites actuels de rencontres tels Mektoube.fr ou Inshallah.com, censés favoriser les unions intra- communautaires. Les jeunes femmes et les jeunes hommes qui ont recours à ces nouveaux moyens offerts par la Toile font tous le même constat : le mariage heureux et fidèle que vantent les promoteurs de ces sites n’est pas au rendez-vous. Trop puissant, le clan veille de loin à ce que les penchants amoureux ne soient nulle part laissés libres de droits. Certaines femmes regrettent amèrement que ces relations non suivies de mariage les relèguent de fait à un statut de « concubine » moderne. L’imaginaire résiste aux transformations radicales qu’entraîne le réel politique d’aujourd’hui, à commencer par la marche irrésistible, bien que modeste dans les faits, du progrès féminin.

Le statut réel des femmes

Quelle est la situation actuelle des femmes musulmanes dans chaque pays ? Tous les observateurs internationaux constatent que, grâce à la pression constante exercée sur les politiques, les associa- tions féminines de nombreux pays (Algérie, Tunisie, Turquie, Maroc) obtiennent des résultats positifs dans le domaine juridique ; malheu- reusement, le contraste entre les lois promulguées et les attitudes médiévales et claniques des hommes est flagrant. Le cas du Yémen est exemplaire : d’un côté la loi protège les femmes, de l’autre elle conserve le mariage forcé, y compris avec les mineures (12 ou 13 ans parfois dans les campagnes) ; les mutilations génitales maintiennent la femme dans les pires conditions d’existence. Les mariages forcés de jeunes filles à peine nubiles sont également monnaie courante au Pakistan, en Afghanistan, en Mauritanie (avec une composante supplémentaire, l’esclavage domestique) et dans la plupart des pays d’Afrique musul- mane. Quant aux mutilations génitales, pratique non musulmane à l’origine mais validée par le silence coupable des théologiens, elles n’ont jamais vraiment baissé au Soudan, en Égypte et dans la Pénin-

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sule arabique. Plusieurs campagnes de sensibilisation et d’éducation des femmes ont été menées tambour battant ; les résultats sont restés largement insuffisants. Le statut de la femme est globalement meilleur au Maghreb qu’au Machreq, hormis au Liban, où la composante chrétienne est significa- tive. En Syrie et en Irak, les rapports démontrent que la femme avait atteint avant la guerre une position enviable. Mais la débâcle actuelle a tout ruiné. Dans l’ensemble des Émirats arabes unis, la règle est d’aider les filles de l’élite à s’insérer dans le tissu économique, mais la confron- tation avec la réalité sociale est biaisée du fait que plus de 80 % de la population active est étrangère, donc globalement asservie. En géné- ral, les grandes métropoles (Tunis, Alexandrie, Beyrouth, Casablanca, etc.) sont bien plus sensibles à l’idée d’émancipation féminine que ne le sont les campagnes, qui développent une résistance extraordinaire au changement. Pourtant, si les mentalités patriarcales résistent partout, surtout lorsqu’elles sont réactivées par des crises d’identité collective, les principes fondamentaux d’égalité des sexes continuent à travailler la conscience collective, mais avec une lenteur qui désespère les réformistes. En définitive, le sujet féminin est pris en étau entre trois contraintes pour l’heure indépassables et qui ont tendance à se renforcer mutuelle- ment : les versets coraniques défavorables à la femme, la théologie des salafistes, qui imposent une lecture rétrograde de ces mêmes versets, et l’imaginaire de la concubine qui donne un simulacre de justificatif historique et idéologique à l’idée d’infériorité culturelle de la femme arabo-islamique.

1. Il faut noter que le ministère français des Affaires étrangères identifie pas moins de cinquante pays où la polygamie est dûment légalisée et reconnue par les législations nationales. Outre un ou deux pays non musulmans, en Afrique, tous les autres sont musulmans. Cela pose notamment quelques problèmes d’adéquation avec la loi française en matière de séjour des étrangers et d’accès à la sécurité sociale.

60 JUIN 2016 JUIN 2016 Les enfants de Spinoza et de Sade

› Abnousse Shalmani

e suis née à Paris. À 8 ans. Avant, j’étais née à Téhéran. Depuis, je vis le cul entre deux chaises. Entre Orient et Occident et même si c’est inconfortable, c’est la place que je préfère : c’est celle de la liberté. Je suis métèque et je suis la somme de mes J choix. Et mes choix se sont affranchis de la naissance et de la religion. Je suis une mécréante. J’ai choisi d’être libre. J’aime trop les livres, je crois en les idées. Je suis l’enfant de Spinoza et de Sade. L’enfant de la liberté, de l’athéisme et de l’universalisme. J’appris avec Spinoza qu’il était impos- sible d’être libre hors de la joie et qu’il était indispensable de connaître son désir pour réaliser l’autonomie du corps et de l’esprit. Puis Sade m’apprit à désacraliser. Aucune morale, aucune éthique, aucune ins- titution – Dieu en première ligne – ne résiste à l’anti-idéologue mar- quis, enfermé vingt-sept ans durant par tous les régimes qui se sont succédé, de la monarchie absolue à l’Empire. J’ai échappé à toute forme de totalitarisme, moi qui suis née dans une famille marxiste, dans un pays qui a connu la première révolution islamiste et qui a vu les uns tenir la main des autres.

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Et je suis française. Parce qu’il était une fois la révolution fran- çaise – qui ne fut pas seulement un événement historique mais l’ou- til de la critique universelle. L’universalisme, qui est la bête noire des

réactionnaires – de Joseph de Maistre aux Abnousse Shalmani est l’auteure islamistes en passant par les néoconser- de Khomeiny, Sade et moi (Grasset, vateurs – tant ses principes résonnent en 2014). tous ceux qui à travers le monde remettent en question Dieu, l’État absolu, les préjugés et les coutumes et se battent pour la démocratie, le droit, la liberté individuelle, le sexe sans Dieu, le rire. L’universa- lisme demeure notre seule patrie, à nous les métèques mécréants. Et d’autant plus quand nous sommes des métèques mécréantes. Si l’exil est toujours une douleur, il fut surtout une chance pour la petite fille née à Téhéran. Les Lumières dévoilent le visage qui se cache derrière la naissance, le sexe, la culture, la religion : celui du citoyen libre. François-­Dominique Toussaint-Louverture,­ fils d’esclave, a lu la Déclaration des droits de l’homme en 1791 à Saint-Domingue. Il a compris qu’il était un citoyen avant d’être noir, esclave, affranchi, colonisé, infériorisé. Il s’est lu l’égal de tout homme et s’est appro- prié le texte, universalisant la révolution française et inaugurant la décolonisation. Quelques siècles plus tard, de nos jours, Biram Dah Abeid se bat en Mauritanie contre l’esclavage et défie les auto- rités. Il ne se reconnaît qu’un seul maître : les Lumières. Pour libé- rer les esclaves mauritaniens, il se bat en brandissant Montesquieu, Diderot, Rousseau. Ma conviction se niche dans ce geste d’une subversion magistrale et salvatrice. C’est cet universalisme que l’idéologie islamiste combat féroce- ment : refus de la démocratie, de l’autonomie, de l’esprit critique, refus de l’égalité entre les sexes, du politique, de l’expression artis- tique, de la spéculation intellectuelle. En résumé : refus de tout ce qui a été pensé par Spinoza, Hobbes, Locke, Kant, Rousseau, Dide- rot, D’Alembert, Montesquieu, Condorcet, d’Holbach, Voltaire, Sade et tous les autres. L’avènement de l’islam politique ne sera pas la fin d’une civilisation ou d’une nation mais la fin de la pensée.

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Ce qui nous interroge ici est la question de l’islamisme, de l’islam politique. Cela ne dédouane pas les autres religions de préjugés, d’obs- curantisme et de terreur. Toutes les religions sont coupables d’asservir l’homme et d’inférioriser la femme. Toutes combattent l’autonomie et la libre-pensée.

« Les Lumières, c’est pour l’homme sortir d’une mino- rité qui n’est imputable qu’à lui. La minorité c’est l’inca- pacité de se servir de son entendement sans la tutelle d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement : telle est donc la devise des Lumières ! (1) »

Refuser à l’homme l’exercice de son esprit critique, c’est le réduire à un néant politique, donc à son infantilisation. Il faut du courage pour être libre ; il est tellement plus aisé de naître et de croître sans chercher à voir plus loin que l’horizon bouché du périmètre de sa naissance. Un environnement limité est le terreau idéal des pré- jugés. Les régimes les plus autoritaires, les tyrannies les plus san- glantes se maintiennent en limitant au maximum le libre arbitre et l’imagination de leurs sujets. L’Arabie saoudite est exemplaire dans ce domaine : la musique, le cinéma, la littérature, la peinture sont prohibés. La pensée inexistante. Bienvenue au paradis ! La foi est fermée. Les chemins de traverse sont dissimulés habilement par un mur de ronces dogmatiques. C’est le talent des islamistes : proposer une vie à la carte. Du matin au soir, de la première à la dernière prière. Quoi manger, quand et à quelle heure, qui aimer et comment, que lire, que maudire, qui tuer. Le sujet devient objet, il est encerclé. Soumis. Il n’existe plus comme individu. Ses faits et gestes sont sous le regard assassin de la communauté. Sa parole n’est pas la sienne, ses choix sont dictés, son âme dans l’obscurité, son corps prisonnier des coutumes. La première cruauté de l’islamisme tient à sa destruction systématique et inévitable de toute autonomie. Le doute a disparu. C’est la fin de la poésie.

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Lorsque l’on est soumis dès l’enfance à un système de valeurs fermé, même les pratiques les plus douces imposent l’idée d’une frontière entre soi et les autres. Entre le licite et l’illicite. Entre le hallal et le haram. L’interdit devient boussole, le corps des femmes l’interdit absolu. Le corps des femmes n’est que péché, et la cruauté exercée à son encontre est hallucinante. Pour s’en convaincre, il suffit de se souvenir de l’année 2002 en Arabie saoudite : quinze filles âgées de 13 à 17 ans sont mortes piétinées suite à la propagation d’un incendie dans leur école, la police des mœurs les ayant forcées à rester à l’intérieur de l’école en feu car elles ne portaient ni voile ni abaya ; il suffit de savoir qu’en Égypte, en Tunisie, au Liban, 40 % des femmes consi- dèrent les corrections physiques comme justifiées pour sanctionner des fautes telles qu’avoir fait brûler le dîner, être sortie sans permis- sion ou avoir refusé des relations sexuelles ; il suffit de constater que depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP en Turquie, 4 063 femmes ont été assassinées pour cause d’« honneur ». C’est une hausse de 1 400 %. Il suffit de constater que la première mesure que prennent les barbus parvenus au pouvoir concerne les femmes et leurs cheveux. Les isla- mistes se justifient en comparant la femme à une perle précieuse qu’il convient de préserver dans son coquillage. Foutaises. Le coquillage, c’est le voile. Ou le « sac poubelle », pour paraphraser Salman Rush- die. Qu’une moitié de la population ne puisse évoluer dans l’espace public que recouverte d’un sac poubelle est une absurdité qui ne cesse de m’émouvoir. Je ne veux pas être une perle. Je veux des droits ! Ce qui prime dans un État de droit, ce n’est ni mon sexe ni ma naissance ni ma culture mais mon statut juridique, qui m’offre la possibilité du choix et l’éga- lité. Dans la majorité des pays arabo-musulmans – dont la source juri- dique est la charia – un homme vaut deux femmes. Cela vaut pour l’héritage comme pour un témoignage au tribunal : le témoignage d’une femme seule ne vaut rien face à celui d’un homme. S’il est vrai qu’en Tunisie, au Maroc, au Liban, en Iran, en Turquie, la majorité des étudiants sont des étudiantes, il est tout aussi vrai que cette proportion ne se retrouve pas sur le marché du travail, où les femmes peinent à atteindre une moyenne de 27 %. Si des femmes dans l’espace arabo-

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musulman travaillent et occupent parfois même des postes de respon- sabilité, tant qu’elles n’auront pas pris possession de leur corps, tant qu’elles n’auront pas enclenché la révolution sexuelle, elles demeure- ront des citoyennes de seconde zone, infériorisées, infantilisées, dépos- sédées de leur corps, de leur entendement, de leur vie. Il est impossible de libérer l’esprit sans libérer le corps. C’est lorsque le corps est entravé que l’esprit se fige, c’est quand la parole est confis- quée que le corps devient le lieu des superstitions et de la violence. La littérature libertine, fer de lance des idées de la révolution fran- çaise, l’avait compris : la femme sera la narratrice et l’héroïne de ces romans philosophiques qui détricotent patiemment tous les préjugés, qui revendiquent l’émancipation pour tous, qui désacralisent avec un humour corrosif toutes les figures de pouvoir (le roi, la monarchie, la justice, le clergé). Libérer la France de la chape de plomb de l’Ancien Régime ne pouvait passer que par la figure féminine, première des victimes de l’Église et de l’État absolu.

« Aucune culture ne doit peser devant le droit qui fonde l’égalité des sexes »

Aujourd’hui l’émancipation féminine doit être au centre de notre défense idéologique. On ne transige pas avec les droits des femmes. Aucune minorité, fût-elle anciennement colonisée, ne doit imposer ses vues sur l’infériorité des femmes. Aucune culture, serait-elle tri- plement millénaire, ne doit peser devant le droit qui fonde l’égalité des sexes. Aucune femme ne doit, parce qu’elle a eu la malchance de naître dans un pays qui ne la reconnaît pas l’égale d’un homme, subir des lois iniques et dégradantes. L’égalité devant la loi et la mixité sont indissociables de la fin de l’apartheid sexuel. Les islamistes sont en guerre contre le corps. C’est l’existence terrestre et charnelle du corps qui les irrite, les remet en cause, les détruits. La liberté dont jouissent les corps les rend hystériques. Ce n’est pas sans raison que l’idée de foutre sans procréer a été le coup de massue radical porté à l’Église aux temps du siècle libertin.

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Femmes et homosexuels sont détestés, molestés, torturés, tués par l’islamisme. Ces corps qui refusent d’entrer dans les ténèbres aux- quelles l’islamisme les condamne sont des corps libres. La cruauté exercée contre ces corps est physique (défenestration d’homosexuels par l’organisation État islamique, condamnation à mort en Arabie saoudite, en Iran et au Yémen, emprisonnement et tortures dans tous les pays arabo-musulmans, lynchage des femmes adultères, violences domestiques verbales et physiques systématiques) ou politique (dis- crimination inscrite dans la loi, mise sous tutelle). Dans les deux cas, c’est refuser au corps le droit d’évoluer en dehors des clous plantés par le diktat religieux pour se maintenir jusque dans le lit des fidèles. Rien de plus efficace que de combattre ces préceptes dégradants en accordant justement l’égalité devant la loi aux femmes comme aux homosexuels et de soutenir toutes les tentatives de libération sexuelle. C’est ainsi que meurent les Églises : balayées par la liberté dont jouissent les corps interdits. La liberté, c’est l’enfer. Rien n’est acquis, tout est possible. La rai- son est la seule boussole et elle est sacrément paresseuse. Il faut la nourrir constamment. C’est la remise en cause permanente. C’est la solitude. Mais quelle fécondité ! Quel plaisir d’avancer sans interdits, sans limites ! En recherche, en questionnement. C’est le cosmopoli- tisme. C’est s’intéresser, se passionner pour ce qui n’est pas immédia- tement soi. C’est frapper à toutes les portes, armé de la critique univer- selle. C’est lire et aimer le Mahabharata tout en dénonçant le système effroyable des castes et le sort des intouchables. C’est ne pas réduire la culture chinoise et sa pérennité aux pieds bandés des femmes (qui n’avaient d’utilité que de muscler les parties génitales féminines. Rap- pelons ici que c’est une poétesse, professeure d’arts martiaux chinois, Qiu Jin, qui la première se dressa contre cette coutume aussi ances- trale qu’archaïque. Elle fut décapitée pour trahison en 1907 après avoir exhorté les femmes à détruire le système patriarcal en reprenant possession de leur corps et en apprenant un métier. Toute comparai- son avec le voile islamique est volontaire). C’est se frotter à toutes les cultures en évitant le relativisme culturel, qui est un racisme : il suppose qu’un musulman, parce qu’il est né musulman, ne peut jouir

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des mêmes droits que moi, française, car il faut préserver sa culture ancestrale. Se croire humaniste en déclarant que les musulmans sont de grands enfants et qu’ils ont besoin de la religion pour vivre sans s’entretuer, c’est oublier que c’était, mot pour mot, superstition pour superstition, l’argument de défense de l’Ancien Régime porté par le clergé catholique qui psalmodiait les feux de l’enfer à quiconque refu- sait de demeurer à sa place. Que rien ne bouge. Nous crevons de civilisation. Nous sommes trop polis. C’est bien pourquoi nous avons tant besoin de la caricature, du rire et du blas- phème. Nous avons besoin de dédramatiser la peur, d’avancer en riant de ceux qui nous refusent la liberté de penser et d’être. Ce que maudissent les tenants des anti-Lumières – pour reprendre l’expression de Zeev Sternhell –, c’est le progrès. Le progrès, c’est la laï- cité, la mixité, la démocratie. C’est un journal satirique qui défroque le pape et envoie des coups de pied au cul des présidents, qui trouve toujours de quoi tirer le fil du rire et de l’absurde devant tout pouvoir et toute institution (féministe, humaniste ou sociale, elle n’y échappe pas pour autant. Elle n’a pas le droit d’y échapper). C’est une femme née ailleurs, domiciliée ici, qui baise avec qui elle veut sans être traînée dans la boue du péché, rejetée, insultée. C’est un réfugié politique qui a fui la violence de la tyrannie pour trouver refuge ici et qui a le droit de crier – pour la première fois de sa vie certainement – tout ce qui l’aurait envoyé en prison et sous la torture dans son pays natal. C’est un homosexuel qui tient la main de son compagnon et qui envisage un avenir bêtement bourgeois avec enfant, maison de campagne et chien. C’est un petit garçon qui s’émerveille de découvrir entre les pages d’un livre sa vie à lui et qui se prend à la rêver. C’est une petite fille qui échappe à l’excision et au mariage. C’est une autre qui a oublié tout ce que ses parents lui ont répété sur la place inférieure des femmes dans le monde et qui dit « non ». La réponse que j’oppose à l’islam politique, dernier avatar du tota- litarisme, c’est ma certitude inébranlable d’être plus heureuse en me réclamant de Spinoza et de Sade plutôt que de n’importe quel Dieu. Le bonheur – ce concept fondamental égaré entre les pages des maga- zines décérébrés – et son corollaire qu’est le progrès étaient l’objectif

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des Lumières et de l’école du droit naturel pensé par Locke suivi par Hobbes et Rousseau. L’individu prime sur la société. Il n’est pas ques- tion de changer l’homme, mais la société. Les Lumières ne sont pas un totalitarisme. Oui, l’homme est plus heureux en étant libre malgré l’effort que cela représente. Mais pour accéder à ce monde privilégié, il faut bannir préjugés et superstitions. Et sans l’exercice de la raison, c’est impos- sible ; sans un environnement cosmopolite, ouvert, partagé, c’est une illusion ; sans une école élitiste qui instruit avant tout, c’est une erreur ; sans une intransigeance absolue quant aux principes issues des Lumières, dont la laïcité, l’égalité, la fraternité, la liberté, la mixité, c’est vain ; sans un contrat social qui rejette l’essentialisme, qui remet l’individu au cœur de la Cité et non la communauté dont il est issu ou la religion dont il se réclame, c’est infaisable ; sans tout ce qui a fondé le siècle libertin, le bonheur est irréalisable. Avons-nous franchement autre chose à opposer à la mort violente ?

1. Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, 1784.

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› Pierre-André Taguieff

renons les choses au sérieux, même les plus insigni- fiantes. Le néoféminisme contemporain est un phéno­ mène global, qu’il faut analyser dans toutes ses dimen- sions : sociale, politique, intellectuelle, culturelle et médiatique. En attendant le jour lointain où des socio- Plogues critiques d’un type encore inimaginable le prendront pour objet de recherche, esquissons une définition non prétentieuse des néofémi- nistes en activité dans les sociétés démocratiques occidentales. Il s’agit généralement de femmes qui, appartenant (ou désireuses d’appartenir) aux élites du pouvoir, de la communication ou de la culture, se pré- sentent, d’une façon ostentatoire, comme des victimes, et dénoncent avec indignation l’abominable société « patriarcale » ou « androcen- trée » où nul pourtant ne leur interdit de diffuser leurs accusations contre les suppôts de la « domination masculine ». Elles représentent la dernière génération des « féministes radicales », passées de la périphérie au centre, de la marginalité à la notabilité. Leur pensée unique est la sui- vante : les « mâles » sont intrinsèquement dominateurs, sexistes, violents et exploiteurs. Il est facile d’en tirer des conclusions pratiques.

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Ainsi caractérisé, le néoféminisme se distingue autant du féminisme classique qui luttait vaillamment pour la libération ou l’émancipation des femmes que des associations militantes se donnant pour objec- tif de réaliser « l’égalité femmes-hommes », laquelle tend à se réduire modestement à l’égalité salariale. Une telle revendication, si raisonnable, n’appelle aucune objection. Sa légitimité ne Sociologue, politologue et historien saurait être mise en question. Notons seu- des idées, Pierre-André Taguieff est lement que la puissance de l’idéal égalitaire directeur de recherche au CNRS. ne saurait se traduire par une alternative Dernier ouvrage publié : Des putes et des hommes. Vers un ordre moral héroïque du type « l’égalité ou la mort ». Les androphobe (Éditions Ring, 2016). néoféministes, quant à elles, sont tentées par le mot d’ordre « l’égalité ou la mort de l’homme ». Car, comme le pos- tule la féministe radicale Catharine A. MacKinnon à la suite d’Andrea Dworkin, le viol est « le paradigme définissant la sexualité » et « le plai- sir masculin est inextricablement lié à la victimisation, la souffrance, l’exploitation d’autrui ». En un mot, précise-t-elle, « rien de tel que l’hétérosexualité­ pour donner à la brutalité du viol la dignité d’une rela- tion humaine ». Force mobilisatrice du ressentiment.

Misandrie militante

En avril 1969, la féministe radicale Ti-Grace Atkinson, après avoir désigné les hommes comme les « agents de l’oppression individuelle des femmes » et identifié la « classe des hommes » comme l’ennemi des femmes, énumère les « véhicules » de ladite oppression : « Le mariage, la famille, les rapports sexuels, l’amour, la religion, la prostitution. (1) » Rien n’est oublié. Il ne reste plus aux humains qu’une porte de sortie honorable : l’euthanasie. « De la jeunesse, de la couleur, des femmes ! » Ce slogan, qui pourrait être celui du monde de la pub, des séries TV ou du Crazy Horse Saloon, résume parfaitement la vulgate androphobe, leucophobe et jeuniste contemporaine. La préférence pour les non-vieux, les non-Blancs et les non-hommes s’est socialement banalisée. On sait qu’elle joue désormais le rôle d’un principe de sélection des membres d’un gouvernement de

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gauche ou de droite idéal comme des acteurs visibles des médias ou des institutions culturelles. Avec cette clause additionnelle : des femmes jeunes et si possible colorées (ou « issues de l’immigration »), mais des féministes proclamées, et le sourire en plus pour la parade ! L’androphobie est une crainte doublée de haine envers les hommes, la misandrie une haine doublée de crainte et empoisonnée par l’esprit de revanche ou de vengeance. Surgissement d’un « second sexisme » ou d’un « néo-sexisme » (2). Le 23 septembre 2015, la nouvelle présidente de France Télévi- sions, Delphine Ernotte, a déclaré au micro d’Europe 1 : « On a une télévision d’hommes blancs de plus de 50 ans, et ça, il va falloir que cela change. » Changer, c’est-à-dire faire qu’il y ait à la télévision « des femmes, des jeunes, toutes les origines ». En langage politiquement correct : plus de « diversité » visible, toujours plus. Dans la vulgate néoféministe, la norme est « diversitaire » et jeuniste. Dans le spectacle que la société française se donne à elle-même, la discrimination positive en faveur des non-Blancs, des non-hommes et des non-vieux est en passe de devenir une pratique normative commune. Il y a là, au nom de l’antiracisme, de l’antisexisme et du « renouvellement des générations » une normalisation culturelle du racisme (anti-Blancs), du néo-sexisme (anti-mâles) et de la géronto- phobie. Dans la société réelle, la jeunesse, sans distinction d’origine ou de sexe, est vouée au chômage. La souriante Ségolène Royal a dit de la non moins souriante Najat Vallaud-Belkacem, sa disciple : « Elle s’appellerait Claudine Dupont, elle ne serait peut-être pas là [où elle est]. » Un sourire inaltérable n’ex- clut pas un regard impitoyable. Ni, avec l’âge, une certaine lucidité. On imagine sans peine qu’une agence de recrutement spéciali- sée, pas nécessairement matrimoniale, pourrait utiliser, sans provo- quer la moindre réaction scandalisée, une formule « diversitaire » du type : « Cherche femme, jeune, d’origine extra-européenne (africaine, maghrébine, asiatique, etc.), ou, à défaut, métisse. » Comme tout mouvement idéologico-politique contestataire ou protestataire, le néoféminisme a ses démagogues, ses sectaires et ses dogmatiques, ses opportunistes et ses fanatiques, ses carriéristes et ses

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stratèges cyniques. Sans oublier ses médiocres et ses crétines, les plus acharnées à exiger une parfaite égalité entre tous et toutes. L’idéal le mieux partagé dans la communauté informelle des médiocres en tout genre : le nivellement par le bas. L’égalité des chances, ce cadeau offert par l’individualisme moderne, est en permanence menacé par sa cor- ruption idéologique : l’égalitarisme niveleur. Mais les féministes radi- cales ne se contentent pas de l’égalité totale des conditions : elles rêvent de domination. « L’ennemi principal » doit être muselé et soumis.

Détruire le patriarcat

Il faut bien sûr se garder de parler des femmes en général. Ce serait commettre l’un des nouveaux péchés mortels définis par les sciences sociales : le péché d’essentialisme. Et je dois confesser que, depuis long- temps, malgré mes lectures répétées de Schopenhauer et de Nietzsche sur la question, je penche très nettement pour une position nominaliste. « Les femmes », « les hommes », « les Blancs », « les Français », etc. : autant de pièges attirant les formules creuses et les stéréotypes. Mais si le silence me semble devoir être scrupuleusement respecté sur la question, c’est aussi en raison du sentiment obscur que la prudence s’impose dans ce domaine. Un bon connaisseur, Léon Tolstoï, nous a mis en garde par cette confi- dence, rappelée par Philippe Muray : « Je dirai ce que je pense des femmes quand j’aurai la moitié du corps dans la tombe, et aussitôt après l’avoir dit, je rabattrai sur moi la pierre de la tombe. » À l’époque de Tolstoï, on ne parlait pas de terrorisme intellectuel ni de politiquement correct. Preuve que les choses n’attendent pas d’être nommées pour exister. L’impératif unique du catéchisme néoféministe : détruire le patriar- cat. Pensée futile à l’époque de l’individualisme égalitaire triomphant : la société androcentrée a désormais le même statut de forme histori- quement morte que la monarchie de droit divin. La « domination masculine », rituellement dénoncée, n’est plus qu’une survivance, un souvenir folklorisé et une illusion persistante. Du moins dans les sociétés occidentales. Le « second sexisme » en expansion est une réalité non reconnue.

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Les ayatollettes de l’antisexisme androphobe ont l’imagination courte : elles ne peuvent penser la libération de la femme qu’à l’aune de la crimi- nalisation de l’homme. Toutes des « sextrémistes » qui, armées d’une vigi- lance de tous les instants, traquent les « réflexes virilistes »… Leur ultime combat : abolir la prostitution en criminalisant les clients – les mâles « prostitueurs », disent-elles. C’est leur grande croisade purificatrice. Le dogme néoféministe a été formulé en 1971 par Kate Millett (3), caractérisant la prostitution comme le « paradigme » de la « condition sociale féminine », et précisant que la situation des prostituées est la « forme extrême de la situation de toutes les femmes ». Toutes des putes, donc des victimes et des esclaves, qu’il faut d’urgence libérer de leurs chaînes. Mais pourquoi s’en tenir à la « forme extrême » ? Les néofémi- nistes postulent, à la suite de l’oracle Antoinette Fouque, que « partout les femmes, parce qu’elles sont des femmes, sont victimes de la haine et de la violence ». L’essentialisme se cache dans un détail : « parce qu’elles sont ». Il reste à analyser cette forme émergente de causalité diabolique. Un furieux esprit de vengeance sans raison de vouloir se venger : telle est leur principale motivation. On la discerne dans leur obsession abolitionniste. Il faut observer de près les moins de 30 ans les plus agitées, celles qui pratiquent l’indignation permanente. Elles sont pour la plupart intellectuellement médiocres, dénuées d’humour et sans talents par- ticuliers, mais elles sont prêtes à tout pour accéder à des postes de pouvoir, ou, pour le dire d’une façon conventionnelle, devenir riches et célèbres. Leur seule occupation est de conspirer en leur faveur, ce qui, notait Guy Debord en 1988 (4), est « un nouveau métier en grand développement ». En quoi elles ne se singularisent pas. Elles ressemblent au premier trader venu. André Gide écrivait en juin 1937, dans ses Retouches à mon « Retour de l’URSS » (5) : « Je me méfie des idées qui rapportent et des opinions “confortables” ; je veux dire : dont celui qui les professe peut espérer tirer profit. » Pourquoi donc les « activistes » chasseuses de sorciers s’affairent-elles sur la place publique, sinon pour obtenir des bénéfices, des privilèges, des faveurs, des postes… À moins qu’une conviction profonde ne les habite, pour en faire des fanatiques.

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En France, au XXIe siècle, est née une idée neuve : le bonheur dans le féminisme, le socialisme et l’égalité. À l’occasion de la Jour- née internationale des droits des femmes, le 8 mars 2016, le président ­Hollande, avec son habituelle modération, s’est fait le héraut de la bonne nouvelle dans le magazine féministe à visage féminin Elle : « Je suis donc féministe ! Et toujours socialiste. [...] Il n’y a de bonheur que dans l’égalité. » Mais allons plus loin, sans craindre de paraître radical, et imaginons le parfait homme de gauche synthétique. Il serait féministe, progressiste, humaniste, socialiste, écologiste, européiste et internationaliste, immigrationniste, antifasciste et antiraciste, anti- islamophobe, putophobe, antisioniste et anticapitaliste. J’oubliais : antinationaliste, anticolonialiste, anti-impérialiste et anti-néolibéral. Et pour couronner le tout : ni mondialiste ni antimondialiste mais altermondialiste. Bref, un petit monsieur satisfait, pratiquant le cumul des mandats idéologiques, et politiquement propre sur lui. Un de ceux qui se disent prêts à « faire bouger les lignes » à toute heure. Dans le sens de l’histoire, cela va sans dire. Avatar le plus récent du « Dernier Homme ». de sable égal à tout autre grain de sable. Comment imaginer un être plus rayonnant au milieu de ses semblables ? S’il fallait imaginer une égalité désirable, le triste « mariage pour tous » n’aurait aucune chance face aux « fiancées pour tous ». Rêve d’avenir interdit ici-bas.

Le rêve secret d’un monde sans homme

Je m’interroge sur les hommes qui s’affirment aujourd’hui fémi- nistes. En quel sens ? Dans quel courant féministe se reconnaissent- ils ? S’ils sont des hommes politiques, on comprend qu’ils ne veuillent pas sortir de l’ambiguïté. D’autres questions s’imposent : expression banale de « bons sentiments » ou adhésion cynique à l’esprit du temps ? Esprit de soumission ou esprit de collaboration ? Haine de soi ou ralliement au sens du courant ? L’allégeance reste paradoxale. Osons une comparaison, en forçant le trait : imagine-t-on un WASP (White Anglo-saxon Protestant) se déclarer partisan de l’afrocentrisme ?

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La vision manichéenne du néoféminisme est fondée sur un double postulat : les hommes sont coupables parce qu’ils sont des hommes ; les femmes sont des victimes parce qu’elles sont des femmes. Toutes victimes, tous coupables. Plus précisément, l’espèce humaine est composée de violeurs en attente et de violées potentielles. Le schéma manichéen « coupables par nature et culture versus victimes ontolo- giquement innocentes » structure l’imaginaire néoféministe. Antiracistes avant tout, les néoféministes n’oublient leur anti- sexisme frénétique que dans un seul type de situation : lorsqu’elles perçoivent un risque de « stigmatisation des immigrés » de culture musulmane. Conformément à la nouvelle vulgate antiraciste, elles postulent que l’« islamophobie » est le seul racisme réellement existant aujourd’hui, le seul à être inconditionnellement condam- nable. Au sanglot de l’homme blanc s’ajoute ainsi celui de la femme blanche. C’est pourquoi tant de militantes néoféministes ont gardé le silence sur les agressions sexuelles commises dans la nuit du 31 décembre 2015 à Cologne et dans d’autres villes européennes par des immigrés originaires d’Afrique du Nord ou des « migrants » venus d’Irak ou de Syrie. La dénonciation de l’« islamophobie », nouveau péché mortel, lorsqu’elle s’inscrit dans la culture de l’ex- cuse, provoque un retournement spectaculaire de l’indignation morale : il consiste à minimiser ces violences sexuelles de masse en raison de l’origine ou de l’identité religieuse des agresseurs, tout en dénonçant les discriminations ou l’« islamophobie » dont ces der- niers seraient les victimes, ou les « instrumentalisations racistes », par « l’extrême droite », desdites agressions contre des femmes européennes. La misandrie n’est suspendue que lorsque les hommes violents ne sont pas d’origine européenne et incarnent le type de l’exclu-victime du fait de leur statut d’immigrés de religion musul- mane. Étrange islamophilie militante, à l’image des normes morales hyper-idéologisées de l’époque. Le plus allumé des lacano-marxistes slovènes, Slavoj Žižek, clone approximatif de notre Alain Badiou, propose d’envisager les agres- sions sexuelles de Cologne comme « une rébellion carnavalesque des laissés-pour-compte ». Dans son anthropologie de bazar, le

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« ­carnaval de Cologne » illustre l’une des « stratégies de résistance » des « classes inférieures » contre les « détenteurs du pouvoir ». Žižek prétend expliquer pourquoi les agresseurs sexuels d’origine extra- européenne ont donné en Allemagne ce « spectacle public » : « Les pussies, les chattes des Allemandes des classes privilégiées, devaient faire l’expérience d’une douloureuse vulnérabilité. (6) » Entre les islamo-gauchistes du Parti des indigènes de la République en lutte contre la « domination blanche » ou le « peuple blanc » et les islamo-fascistes qui massacrent les infidèles au nom du djihad, la différence est mince. La haine vindicative des « victimes » est infinie. L’espace néoféministe est soumis aux règles de la rivalité mimétique et de la polarisation de groupe. De là le surgissement de formes impré- vues d’extrémismes idéologiques. En janvier 2007, le Collectif des féministes indigènes a déclaré la guerre aux « féministes blanches », censées représenter le « féminisme néocolonial et paternaliste ». À ce féminisme « eurocentrique », les « femmes indigènes » opposent un « féminisme décolonial » préfiguré par le « féminisme islamique », dont la première exigence est le respect de l’islam. Le féminisme à venir sera-t-il voilé ? Réalisée en juin 1981, une affiche signée « Mouvement de libération des femmes » donne à voir un visage masculin anonyme sur lequel est écrit : « Cet homme est un violeur, cet homme est un homme. » L’affiche aurait été réalisée par le groupe des « lesbiennes radicales ». L’essentia- lisme androphobe semble être leur pain quotidien. Certaines féministes dotées d’un sens tactico-stratégique ont déploré le fait que l’affiche avait soudé « le bloc du patriarcat mâle », on se demande bien pourquoi. Pour les néoféministes, l’homme en tant qu’homme est de trop. La femme en tant que femme se suffit à elle-même. Elle doit se vouer à jouir d’elle-même et se réjouir d’être elle-même. Jusqu’à se rendre un culte. L’autre – l’homme – est un supplément plus qu’inutile : nui- sible. Parfaite « hétéro-phobie » qu’aucune ligue vertuiste ne dénonce. L’émancipation réalisée par une autonomie polymorphe : une solitude sans entraves. On a des raisons de croire que toute néoféministe rêve secrètement d’un monde sans homme. Enfin seules sur la planète des femmes !

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Les indignées sans humour prennent à la lettre le mot d’esprit de la romancière américaine Rona Jaffe : « Si l’on peut envoyer un homme sur la Lune, pourquoi ne pas tous les y envoyer ? » Voilà qui redonne de l’espoir aux plus désespérées. Le rêve d’un massacre final des hommes hante les nuits blanches des féministes radicales, comme en témoigne cette affiche diffusée à Montpellier en 1981, représentant une femme armée d’une mitrail- lette avec cette légende : « Et on tuera tous les affreux… ». Leur monde sans homme se double d’un monde sans pute. Car là où il y a des putes, il y a des hommes. À l’horreur économique s’ajoute l’horreur hétérosexuelle. Voilà ce qu’il s’agit pour elles d’abolir. Sans les putes, point de jazz ni de tango. Précieuses contributions à la civilisation universelle, qui devraient interdire à jamais de mépriser ces inspiratrices immémoriales des poètes, des peintres et des musi- ciens. Sans parler de Marie de Magdala, pute et sainte à la fois, qui travaillait en freelance, à ce qu’on sait. Des clients, des voisins, des amis, mais pas de proxénète. Sans elle, que serait la vie de Jésus ? L’antisexisme a suivi une voie parallèle à celle de l’antiracisme : corruption idéologique, sloganisation, instrumentalisations poli- tiques et effets pervers. L’antisexisme féministe est devenu une machine idéologique, rhétorique et institutionnelle qui, totalement inefficace quant à la réalisation de ses objectifs déclarés, ne fonc- tionne, par intermittence, qu’au profit de celles qui s’en réclament. Comment ne pas évoquer ici les galas organisés au profit des orga- nisateurs de galas ? L’antisexisme devenu fou : une passion idéologique en cours d’adaptation dans les programmes scolaires soumis aux normes du politiquement correct. L’antisexisme frénétique et fanatique, une fois intellectualisé, a pris la forme institutionnelle des études de genre. La déconstruction subventionnée des « stéréotypes de genre » favorise la création de nouveaux postes dans l’université : aubaine pour les militantes au chômage. Avec le soutien de Présage (Pro- gramme de recherche et d’enseignement des savoirs sur le genre), elles peuvent enfin publier leurs imprécations contre la domination masculine et leurs vaticinations sur l’émancipation en marche.

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Combien dérisoires et a-poétiques paraissent les exercices de décivilisation auxquels s’adonnent les adeptes néoféministes de la « théorie du genre », théorie dont le seul mérite est de ne pas exister. « L’homme est notre malheur », ruminent-elles avec rage. Elles sont en effet malheureuses. La haine les rend telles. Avant-goût du Jugement dernier ? La tragi-comédie de l’histoire serait qu’on ne puisse en finir avec la misogynie qu’en sombrant dans la misandrie.

Cet article est un post-scriptum de Pierre-André Taguieff à son livre Des Putes et des hommes. Vers un ordre moral androphobe (Éditions Ring, 2016).

1. Ti-Grace Atkinson, Odyssée d’une amazone [1974], traduit par Martha Carlisky et Michèle Causse, ­Éditions des Femmes, 1975, p. 57-58. 2. David Benatar, The Second : Discrimination Against Men and Boys, Wiley-Blackwell, 2012. 3. Voir Kate Millett, la Prostitution. Quatuor pour voix féminines [1971], traduit par Élisabeth Gille, Denoël- Gonthier, 1972, p. 53-83. 4. Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle [1988], in Œuvres, Gallimard, coll. « Quarto », 2006, p. 1637. 5. André Gide, Retour de l’URSS suivi de Retouches à mon « Retour de l’URSS », Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2009, p. 155. 6. Slavoj Z˘iz˘ek, « Les mille salopards de Cologne » (traduit par Frédéric Joly), 20 janvier 2016, http:// bibliobs.nouvelobs.com/idees/20160120.OBS3101/les-mille-salopards-de-cologne-par-slavoj-i-ek.html.

78 JUIN 2016 JUIN 2016 études, reportages, réflexions

80 | Daesh, l’argent et le pétrole 122 | Le projet européen : › Øystein Noreng paradoxes de relance › Pasquale Baldocci 89 | Les veilleurs de l’Aquarius › Jean-Paul Mari 127 | Face à la barbarie : l’art en France des années trente 99 | Les grandes vagues aux années cinquante › Robert Kopp migratoires en France › Catherine Wihtol de Wenden

108 | Chicanes et merveilles sur les bords de la Seine › Catherine Clément

115 | L’avenir incertain de l’économie iranienne › Annick Steta Daesh, l’argent et le pétrole › Øystein Noreng

e conflit avec l’organisation État islamique (Daesh) est le plus souvent dépeint comme une lutte militaire contre un groupe terroriste bien organisé. L’enjeu politique, l’ave- nir de la population arabe sunnite dans l’ouest de l’Irak et l’est de la Syrie orientale, ne font, eux, (presque) pas l’ob- Ljet de discussions. Les pourparlers de Vienne en novembre 2015 ont abouti à un accord visant à organiser des élections ; ceux-ci ­supposent de façon implicite que le status quo ante – l’État syrien unitaire – soit restauré. De même, la lutte contre Daesh en Irak vise de façon expli- cite à restaurer l’État irakien tel qu’il était auparavant, présupposant une adhésion de la population sunnite des régions contestées. Couper les revenus pétroliers est souvent cité comme le moyen le plus efficace de combattre Daesh, or l’organisation terroriste dispose de multiples sources de revenus et d’atouts sur le terrain. La puissance de Daesh ne peut être réduite à ses revenus de pétrole et de gaz. Quand l’organisation État islamique s’est imposée en 2014 sur la scène du Moyen-Orient, on l’a rapidement qualifiée d’organisa- tion terroriste la plus riche du monde. Daesh bénéficiait de plusieurs sources de revenus : fiscalité, extorsion, vol et pétrole. La fiscalité sur

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la population locale était la plus importante. Le gouvernement irakien fédéral transférait à l’époque environ 200 millions de dollars par mois aux fonctionnaires dans les régions occupées par Daesh. Un impôt sur le revenu estimé à 50 % pouvait ainsi fournir à Daesh plus d’un milliard de dollars par an. En retour, Daesh s’est abstenu d’attaquer les installations pétrolières dans le sud de l’Irak. La cessation récente des transferts d’argent de la part de Bagdad comporte donc des risques pour l’industrie pétrolière irakienne. Les territoires de l’ouest de l’Irak et de la Syrie orientale conquis par Daesh durant l’été 2014 produisaient à l’origine environ 300 000 barils de pétrole par jour. Une fois entre les mains de Daesh, le volume a chuté à moins de 100 000 par jour. Au bout d’un an et demi, la production de pétrole est estimée entre 10 000 et 40 000 barils par jour – les chiffres varient en fonction des problèmes techniques, du manque d’entretien des infrastructures, de personnels défaillant, des destructions et des attentats à la bombe. Sans parler des rapports com- plexes avec les tribus et des groupes politiques rivaux. Au cours de l’été 2014, Daesh a saisi 4 à 5 millions de barils de pétrole des installations de stockage et Øystein Noreng est professeur à la BI Norwegian School of Management, à d’oléoducs en Irak. La compagnie pétro- Oslo. Dernier ouvrage publié : Crude lière nationale irakienne, l’Inoc, a continué Power. Politics and the Oil Market (IB à pomper du pétrole au rythme d’environ Taurus, 2002). › [email protected] 150 000 barils par jour, au risque de repré- sailles. Daesh, de son côté, utilisait des employés de l’Inoc pour puiser près de 30 000 barils par jour du gisement d’Anel ; il envoyait le gaz associé à Kirkouk, ville sous contrôle du gouvernement régional du Kurdistan, le KRG. Du pétrole volé en Irak et vendu aux contreban- diers kurdes… Des mesures prises par le gouvernement régional kurde contre le trafic ont incité Daesh à intensifier le conflit dans la zone kurde en représailles. Au Moyen-Orient, le pétrole trouve partout des marchés : les tran- sactions financières traversent souvent les lignes de conflit politique ou militaire. Depuis les années quatre-vingt-dix, les trafiquants et les firmes actives dans la contrebande du pétrole irakien n’ont pas beau- coup changé. Le chaos et le renvoi des forces armées ­irakiennes par

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les autorités d’occupation américaines en 2003 ont servi la contre- bande. Depuis l’invasion américaine, le commerce illicite de pétrole avait été l’un des moteurs de l’économie irakienne. Ces dernières années, la guerre civile en Syrie et l’avancée de Daesh dans l’ouest de l’Irak ont favorisé les contrebandiers et les voleurs. Le contrôle des routes et des réseaux est fondamental pour l’organisation terro- riste mais aussi pour d’autres groupes et tribus qui vivent du trafic. Daesh envoie du gaz naturel par gazoduc aux centrales thermiques sous contrôle du gouvernement de la Syrie, en échange d’électri- cité, illustration de la complexité du conflit. Il n’est pas anormal au Moyen-Orient que des adversaires militaires soient des partenaires commerciaux. De petites raffineries éphémères traitent une partie du pétrole. Avant de l’exporter, Daesh doit répondre aux besoins en carburant de ses forces armées et de la population locale. L’excédent de pétrole exportable a dès lors diminué sensiblement. Certaines sources pré- tendent que Daesh couvre à peine ses besoins en pétrole et qu’un excé- dent est constitué par le vol et l’extorsion. À la fin de l’automne 2015, la production de pétrole contrôlée par Daesh semblait osciller entre 15 000 et 45 000 barils par jour. Afin de commercialiser son pétrole, Daesh utilise l’infrastructure d’oléoducs en Syrie et en Irak, ainsi que des routes et des réseaux de contrebande, mis en place dans les années quatre-vingt-dix pour contourner les sanctions contre le régime de Saddam Hussein. Ces réseaux sont souvent tenus par d’anciens éléments du régime de Saddam Hussein et par les djihadistes, qui financent ainsi l’insur- rection irakienne et se soustraient aux impôts du gouvernement irakien. Ils entretiennent des liens étroits avec des hommes d’affaires et des politiciens en Turquie comme dans le Kurdistan irakien. Les contre- bandiers transportent le pétrole principalement par camion ; de plus petits volumes transitent en camionnettes et à dos de mulets, ou par des conduites et des tuyaux improvisés, quelquefois par radeaux lors du franchissement des rivières. En coopérant avec les tribus locales, Daesh renforce ses liens commerciaux et politiques.

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Le pétrole de Daesh est exporté via la Syrie et l’Irak, parfois à des clients en Jordanie, en Iran et dans le Kurdistan irakien ; la Turquie constitue néanmoins le débouché majeur : 30 000 barils par jour fin 2014, soit environ 3,5 % de l’ensemble du marché turc. Le princi- pal conduit traverse la province de Hatay. Des camions transportant du pétrole de Daesh ont été observés effectuant des trajets de plus de dix heures en territoire turc. La zone syrienne frontalière avec la province de Hatay n’étant pas sous contrôle de Daesh, les cargaisons changent de mains autour d’Alep. Des convois de camions (jusqu’à trente) partent des sites d’extraction de pétrole, contrôlés par Daesh, qui reçoit des versements en espèces. Les convois circulent de préfé- rence dans des régions peuplées afin de décourager les raids aériens de la coalition : les pertes civiles déclenchent en effet l’hostilité des popu- lations locales. Une partie du pétrole arrive au port turc de Ceyhan, d’où il gagne les marchés mondiaux. À Ceyhan, le pétrole de Daesh est mélangé avec des cargaisons provenant d’autres sources ; il est ensuite vendu sur le marché mondial. Certaines quantités auraient atteint le port israélien d’Ashdod, d’où elles auraient été transportées par oléo- duc jusqu’à Eilat puis expédiées vers l’Asie par bateau. Les transports par camion ont été suppléés par des oléoducs provi- soires et temporaires franchissant la frontière turque. Des usines, des stations d’essence et des raffineries, qui bénéficient des prix réduits du pétrole brut en provenance de Daesh, comptent parmi les acheteurs turcs. D’autres réseaux livrent du pétrole de Daesh à des clients en Jordanie, dans le Kurdistan irakien et même en Iran. Une bonne partie du pétrole traversant la frontière kurde du KRG transite par l’Iran, occasionnellement par le nord de l’Arménie, l’Afghanistan et le port iranien de Bandar Abbas pour réexportation par bateau. Depuis 2014, ces volumes ont été fortement réduits. La contrebande est une entreprise risquée et onéreuse ; les inter- médiaires sont coûteux. Le prix du pétrole mis en vente par Daesh est par conséquent modeste, de 30 à 40 % du prix du marché mon- dial. Daesh ne s’occupe pas des transports : les opérations sont sous- traitées à des contrebandiers et transporteurs professionnels, souvent de petites compagnies syriennes, turques ou kurdes. Chaque camion

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transporte environ 250 barils et doit effectuer de longues distances pour atteindre les points de vente finale. Le transport de mille barils requiert quatre camions chaque jour et un aller-retour peut prendre jusqu’à dix jours. Une vente de 5 000 barils par jour exigerait deux cents camions sur la route. Un camion peut coûter quatre cents dol- lars par jour et les trafiquants ne gagnent pas plus d’un millier de dollars par camion sur dix jours, un profit faible à l’égard des risques courus. La forte diminution de la production de pétrole et la chute des prix ont provoqué une baisse massive des revenus pétroliers de Daesh. À la fin de l’été 2014, il est probable que Daesh vendait 60 000 barils par jour au prix de 40 à 45 dollars le baril, donnant lieu à des reve- nus mensuels d’environ 75 millions de dollars. À la fin de 2015, les revenus pétroliers de Daesh plafonnaient à 10 millions de dollars par mois. Dans ce contexte, l’accent mis sur les revenus du pétrole de Daesh semble exagéré. Dans la mesure où les recettes pétrolières ne suffisent pas, Daesh a besoin d’autres sources de revenus, tels que la fiscalité, les redevances de transit, l’extorsion et le vol. Par ailleurs le bombardement systématique des installations pétrolières et des infrastructures n’est pas sans risque ; il faut priver Daesh de ressources mais aussi de sa base politique. Pour cela, il faut donner à la population arabe sunnite de l’ouest de l’Irak et de l’est de la Syrie une perspective d’avenir. Aujourd’hui, cette population ne reconnaît pas la légitimité du gouvernement de Bagdad dominé par les chiites, ni celle du régime de Bachar al-Assad à Damas dominé par les alaouites. Le retour à un Irak et une Syrie dans leurs formes historiques semble illusoire. Offrir une alternative à cette population sunnite serait un moyen de priver Daesh de sa base. Il convient de trouver une solution poli- tique qui ne peut être réduite aux bombardements, ni à une inter- vention terrestre. L’organisation État islamique multiplie ses actes macabres afin de provoquer l’intervention étrangère au sol, en pen- sant, à tort ou à raison, qu’il sera capable de la repousser et d’infliger une défaite à l’envahisseur. Mais les puissances extérieures, notam-

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ment les États-Unis, qui larguent des bombes sur le territoire de Daesh et sur ses lignes de transport sont réticentes à s’engager sur le terrain.

La Turquie est à bien des égards la clé de Daesh

Avec le recul, il est important de souligner à quel point la per- cée spectaculaire de Daesh en 2014 n’aura été possible qu’avec la bienveillance turque. Les allégations russes de coopération au moins tacite entre le gouvernement turc et Daesh ne semblent pas sans fondement. La frontière ouverte a permis à Daesh d’importer des combattants, des armes, de l’argent et d’exporter du pétrole par la Turquie, via le port de Ceyhan contrôlé par le gouvernement. La Turquie est à bien des égards la clé de Daesh. La presse turque aurait reçu la consigne de ne rien publier sur ces affaires. Des gardes-fron- tières turcs auraient été sanctionnés pour avoir arrêté une cargaison d’armes destinée à Daesh. Des intérêts turcs privés sont fortement impliqués dans le trafic du pétrole de Daesh, difficile à mener sans l’accord du gouvernement. Des personnes et des firmes turques sont propriétaires d’une grande partie des camions transportant le pétrole en provenance de Daesh à travers le territoire syrien et le territoire turc jusqu’au port de Ceyhan. Une bonne partie des transactions financières à Ceyhan est gérée par des banques turques. Il semble que des personnalités proches du pré- sident du pays sont engagés dans le commerce avec Daesh. Par des mesures relativement simples, comme la fermeture de sa frontière, la Turquie aurait pu bloquer le transport de pétrole hors de la Syrie et le convoi des armes et des djihadistes vers la Syrie, infligeant ainsi de sérieux revers à Daesh. La connivence de la Turquie avec Daesh a de multiples explica- tions : l’économie turque bénéficie d’un pétrole de contrebande bon marché ; ceci s’applique particulièrement à la province frontalière de Hatay. De plus Recep Tayyip Erdoğan souhaite écarter le régime de Bachar al-Assad du pouvoir pour protéger ses propres intérêts straté-

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giques sur son flanc sud. Enfin le cauchemar pour la Turquie serait un État kurde à sa frontière méridionale qui s’étendrait du nord de l’Irak à la Méditerranée en passant par la Syrie – une unité des Kurdes de l’Irak et de la Syrie n’étant certes pas évidente. Un tel État aurait une base économique solide grâce aux ressources pétrolières et gazières du territoire actuel du KRG et à l’oléoduc en Syrie du Nord qui lui donnerait l’accès à la Méditerranée. Le territoire kurde en Syrie est actuellement coupé en deux par la région de Kobané, point de transit capital entre la Turquie et les zones tenues par Daesh. Pour la Turquie, le statu quo actuel avec un Kurdistan autonome au sein d’un État fédéral irakien faible est acceptable d’un point de vue économique et politique. La région du KRG reçoit de nombreux investissements privés turcs et fournit du pétrole en grande quantité à la Turquie. En outre, les ressources en gaz naturel sont importantes. Une union économique avec une monnaie commune qui faciliterait la balance des paiements de la Turquie améliorerait encore la situation ; elle impliquerait une sécession de l’Irak. Les exportations du Kurdistan irakien dépendent actuellement du bon vouloir turc ; le pays exerce un contrepoids au pouvoir de Bagdad. Pour les ressources du KRG, le transport de pétrole à travers la Turquie vers la Méditerranée est crucial. La Turquie entretient de bonnes relations avec le KRG, à l’exact opposé de ses relations avec les Kurdes de Syrie, qui jouissent aujourd’hui d’une autonomie comparable à celle du KRG en Irak, mais qui sont contrôlés par le Parti de l’union démocratique (PYD), parti kurde syrien allié du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) turc. La Turquie redoute qu’une dissolution de l’État syrien incite une partie des zones kurdes à faire sécession, à chercher l’union avec les zones kurdes en Irak, et éventuellement avec les zones kurdes du sud- est de la Turquie. Pour prévenir une telle hypothèse, la Turquie a inté- rêt au maintien de Daesh ; si nécessaire, elle interviendra directement en Syrie et même en Irak ; en cas d’éclatement de l’État syrien et de défaite de Daesh, elle pourrait occuper les régions kurdes du nord du pays. Déjà, des incursions militaires turques sur le territoire du KRG en Irak ainsi que dans les confins syriens sont révélatrices des inten- tions du gouvernement d’Erdoğan.

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L’objectif d’Ankara est de maintenir la guerre civile syrienne à une intensité contrôlée, de garder Daesh en place tout en l’empêchant de gagner : l’État islamique menacerait aussi la Turquie. Toute participa- tion turque dans la lutte contre Daesh ne peut être que mitigée, et ne s’opposera pas au trafic de pétrole. Apparemment, la Turquie a réussi à convaincre ses alliés de l’Otan de ne pas combattre Daesh avec trop de détermination. L’Iran, l’Irak et la Russie sont aujourd’hui sur le terrain les véritables adversaires de Daesh, auxquels on peut ajouter la France. La requête turque d’une zone d’exclusion aérienne dans le nord de la Syrie avait pour objet de cibler les Kurdes de Syrie, d’empêcher la jonction des deux zones kurdes et de protéger le territoire où transitent les flux de pétrole de Daesh. La Russie a établi sa propre zone d’exclu- sion aérienne ; en pratique, elle contrôle le ciel du nord de la Syrie. Elle veut protéger les Kurdes des bombardements turcs et cibler les convois de pétrole de Daesh ainsi que ceux d’équipements militaires. Les actes de cruauté de Daesh font souvent oublier le fait politique essentiel : Daesh est en train de constituer un État nouveau à cheval entre l’Irak et la Syrie, avec une population relativement homogène d’Arabes sunnites, avec une administration en mesure de taxer la population, de fournir des services publics et de maintenir des forces armées. Daesh s’appuie d’une part sur des technocrates, des militaires et d’anciens fonctionnaires du régime de Saddam Hussein en Irak, et d’autre part sur des dirigeants religieux. Les deux poursuivent des stra- tégies différentes ; les dirigeants militaires paraissent donner la prio- rité à la maîtrise d’un territoire facile à défendre avec une population homogène, et ne souhaitent pas la conquête de territoires chiites ou kurdes ; tandis que les chefs religieux veulent clairement augmenter leur influence sur l’ensemble du monde arabe, avec la vision du nou- veau Califat. Les chefs militaires souhaitent établir une base politique pour construire un nouvel État ; la religion n’est pour eux qu’un vernis et un moyen de recruter des partisans. La percée fulgurante de Daesh en 2014 dans des zones importantes de l’Irak et la Syrie, notamment la ville de Mossoul, atteste, à l’époque, un accueil favorable des popu- lations sunnites locales, désireuses de ne plus être gouvernées par Bag- dad ou par Damas.

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Même après les horreurs de Daesh, il n’est pas certain que la popu- lation sunnite souhaite rétablir le status quo ante – des États centralisés d’Irak et de Syrie – au cas où Daesh serait vaincu. Il serait difficile de stabiliser la région après une victoire sur Daesh sans la participation de la population locale. Or ce point paraît absent des discussions sur l’avenir de la région, les puissances extérieures semblant privilégier le retour au status quo ante. Cette absence de vision pourrait affaiblir leur lutte contre Daesh. L’hypothèse d’une fédéralisation avancée de la Syrie et de l’Irak, avec des gouvernements centraux faibles et de fortes autonomies régionales, avec un Kurdistan irakien et un Kurdistan syrien, pourrait être une perspective réaliste. Le point décisif serait le contrôle des res- sources de pétrole et de gaz ainsi que des infrastructures et des revenus. L’autre hypothèse réaliste serait la partition des deux pays et la création d’un nouvel État, un « Sunnistan » comprenant l’ouest de l’Irak et l’est de la Syrie, et un Kurdistan comprenant les régions autonomes kurdes d’Irak et de Syrie.

88 JUIN 2016 JUIN 2016 Les veilleurs de l’ Aquarius › Jean-Paul Mari

Jean-Paul Mari, l’auteur des Bateaux ivres (1) consacré à l’odyssée des migrants, a embarqué pour vingt et un jours sur le navire de l’association SOS Méditerranée, qui porte secours aux migrants en mer. Récit.

La mouche

Elle s’est posée juste au milieu de l’écran de mon ordinateur au moment même où j’écrivais. Je l’ai chassée de la main. Elle s’est envolée. Est revenue, têtue, au même endroit. Il n’y a rien de plus gênant qu’un insecte au milieu d’une phrase. En plus, j’ai horreur des mouches. Dans le désert, elles sortent de nulle part pour torturer le marcheur qui a soif, tourmente les blessés et ne respecte pas les morts. Les mouches vivent de l’ordure du monde. La tentation était forte de l’écraser. J’ai renoncé. Après tout, cette mouche n’était pas là au départ de Lampedusa en Sicile et elle n’est apparue qu’à douze milles des côtes d’Afrique. Pas de doute, c’était une mouche libyenne. Elle est chez elle. Le fait est qu’elle a décidé de quitter la côte et de prendre le large pour venir se réfugier sur l’Aquarius. Cette mouche têtue, agaçante, mais perdue est de la race des insectes migrants. Alors, j’ai repris mon écriture et elle est allée se poser sagement à côté de ma machine sans plus déranger. Bien plus gênante est cette mer qui roule des vagues de plomb et joue les « machines à laver », du nom que les marins donnent aux hublots soudain submergés par une

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lame. Le temps commence à s’améliorer. L’accalmie permet de parler avec ceux que nous ne connaissons pas. Une chose est sûre : ce bateau est habité par un esprit et des hommes pas comme les autres. Il y a Jean le marin, jeune officier formé à l’École Jean-Paul Mari est grand reporter navale et habitué des plates-formes pétro- et écrivain. Dernier ouvrage publié : lières, qui dit avoir compris sur l’Aquarius la « Les bateaux ivres ». L’odyssée des véritable nature de son métier-vocation. Et migrants en Méditerranée (J-C Lattès, 2015). Majd, navigant né à Idlib en Syrie, réfrac- › [email protected] taire au service militaire et qui vogue depuis en frôlant les côtes de sa terre natale. Et Zenawi, l’Érythréen qui a fui voilà trois ans la dictature de son pays, a franchi la Méditerranée sur un rafiot pour gagner Lampedusa, s’est installé en France et fait office d’in- terprète en arabe et en tigrinya. Il se retrouve sur le pont de l’Aquarius, du bon côté, pour tendre la main au naufragé qu’il a été. Et puis, il y a l’histoire de Klaus Vogel, capitaine de navire marchand et président de l’association à l’origine du projet, personnage peu commun qui voulait devenir médecin, se retrouve marin à l’âge de 18 ans, pose son sac cinq ans plus tard pour fonder une famille et préparer un doctorat d’histoire entre Paris et Gottingen. Revenu sur l’eau, il sillonne le globe comme capitaine sur d’immenses porte-conteneurs, mais abandonne tout, d’un coup, à 58 ans, parce qu’il ne supporte pas de voir la Méditerranée vide quand les migrants se noient et appellent au secours. Oui, ce navire est un creuset capable de fondre plusieurs vies ensemble. Tiens ! La mouche s’est envolée. Plus légère.

Sentinelle

Je viens de passer trois heures sur le pont, pour mon quart de veille. Le radar de bord ne suffit pas à repérer les petites embarcations et en l’absence d’appel de détresse, il faut absolument repérer un petit cha- lutier ou un Zodiac surchargé de migrants avant qu’il ne coule. Le bon poste se situe à 25 mètres au-dessus de l’eau, sur le toit de la passerelle du commandant, juste au-dessous des pales de ventilateur du radar. Depuis ce matin, l’Aquarius regarde vers le nord, moteur tout réduit, et

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se laisse dériver par le courant et le vent vers l’est. Je vois distinctement la côte libyenne, à 23 milles de distance, et crois reconnaître les chemi- nées d’une immense cimenterie que j’avais remarquée, en reportage sur la route entre Tripoli et Misrata. Une bonne vigie divise son périmètre en quartiers. Sur bâbord arrière, je ne vois rien. La mer roule des vagues lourdes ourlées d’une écume nacrée qui scintille sous le soleil. Sensation d’un vol au-dessus des nuages ou de contempler la banquise de l’Antarc- tique qui dégèle en blocs de glace éblouissants. Bâbord avant, l’obstacle est cette eau qui mousse au loin sous le vent. Un petit triangle blanc dessine une coque, un bouillonnement sombre ébauche un Zodiac. Et tout disparaît. Ce n’était qu’un rond dans l’eau. J’ai passé mon quart à considérer une myriade de mirages. Le temps est précieux. En cas de naufrage, la règle est simple et mortelle. Un humain tient 1 h 05 dans une eau à 4 degrés, 1 h 25 à 10 degrés. La Méditerranée, relativement clémente, laisse un peu plus de deux heures à vivre à des hommes sains, mais pas à des migrants déjà affaiblis par la soif, la faim, le mal de mer. Pour garder son corps à la bonne température, il faut une eau à 34 degrés, autant dire un bain chaud à la maison. Quand la température du corps descend au-dessous de 33 degrés, le naufragé est en hypothermie, il délire, perd conscience, renonce à lutter.

« J’aime pas le lundi »

Quand on l’a hissé sur le pont de l’Aquarius, mouillé et fripé, il gre- lottait. L’un de nous lui a enlevé son blouson en mauvais nylon pour l’enrouler dans une couverture. Dessous, il portait un tee-shirt blanc sur lequel était inscrit : « J’aime pas le lundi ». J’ai regardé ma montre, il était 6 h 40 ce lundi. Plus tard, les réfugiés dormaient, assommés, la tête enroulée dans une serviette éponge, ne se réveillant que pour demander à boire, à manger, une aspirine. Assiz a étalé son tee-shirt sur le pont pour le sécher, « J’aime pas le lundi » éclatant au soleil. Torse nu, il est sec comme un migrant en cavale. La sienne a duré sept ans. Depuis sa Guinée natale vers le Sénégal, la Mauritanie, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, jusqu’en

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Libye. Avec des allers-retours au gré des expulsions policières et du travail dans les champs. Il avait 18 ans, il en a 25. Assiz a survécu, il a tout encaissé. Même en Libye, le seul pays capable d’effacer son sourire d’adolescent. Il dit le racisme, les civils armés, les hommes qui vous crachent dessus, frappent et rackettent, les gosses qui vous pointent une lame sur le ventre – « Donne l’argent, sale négro ! » – au milieu de respectables vieillards qui sourient. Et les maisons de torture. Assiz a été kidnappé, vendu, séquestré, affamé, fouetté, mal- traité. On lui a tendu un téléphone pour appeler sa famille en exi- geant une rançon. Cela tombait bien, son village n’a pas le téléphone et sa mère pas un sou. Assiz était un mort en sursis. Et il se réveil- lait le matin, le corps et le visage couverts de cicatrices, entouré des cadavres de ceux qui n’avaient pas donné d’argent assez vite. Au bout de trois mois, il a réussi à s’évader. Il s’est caché, est parvenu à récu- pérer 800 euros pour payer un intermédiaire qui a encaissé l’argent et a disparu, puis il a trouvé l’argent pour un deuxième voyage, et le voilà, en pleine nuit, pieds nus sur le rivage, près de Tripoli. Le pas- seur libyen lui montre le Zodiac posé sur la mer, gros jouet de plage normalement interdit de navigation. Les migrants ne savent pas nager. Ils entrent dans l’eau, pataugent, s’agrippent, se battent, coulent. « Il y a eu deux ou trois noyés cette nuit-là », dit Assiz. Ceux qui réussissent à grimper dans l’embarcation découvrent un plancher fixé par de longs clous, pointes vers le haut, véritable tapis de fakir qui interdit de s’allonger. La première déchirure du plastique est survenue à l’aube… L’Aquarius est arrivé à temps. Assiz remet son tee-shirt blanc « J’aime pas le lundi » et retrouve son sourire face au port italien de Lampedusa : « Je me sens comme un bébé qui vient de naître. »

Double alerte sur l’Aquarius

Je sursaute. Soudain, en pleine nuit, le calme plat. La couchette ne joue plus les balançoires, les hublots ne sifflent plus les hauts de Hur- levent, la coque ne gémit plus. Enfin ! Huit jours qu’on attendait la fin

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de cette mauvaise mer, houle lourde et prétentieuse qui se voulait aussi grosse qu’une tempête. La nuit sera sans cauchemars. Et le réveil brutal. 6 h 40, message du centre maritime de Rome : « Détournez votre trajec- toire à vitesse maximum vers latitude 33° 26’ N et longitude 13° 37’ E, pour assistance bateau en détresse avec cent personnes à bord. » En quelques minutes, l’équipage est sur le pied de guerre. Gants, gilets, casques, combinaisons s’entassent à côté des canots de sauvetage. Les médecins, en blouse verte, vérifient le matériel d’urgence. Sur la pas- serelle de commandement, on croise les trajectoires entre compas et radar… ils sont loin, très loin de nous ! Nous sommes à l’est, à hauteur de la ville de Khoms, eux sont partis des alentours de Tripoli, à l’ouest. 6 h 56, nouveau message de Rome : « Zodiac en détresse… 100 per- sonnes… Latitude 33° 13’, longitude 13° 07’ E. » Deux ! Ils sont deux bateaux maintenant. Et le dernier est encore plus loin de nous, plus au nord et après Tripoli, en regardant la frontière tunisienne. Rome nous dirige vers le premier : 20 milles, deux heures de navigation. On se sent un peu seul sur l’eau. Jusqu’à ce que deux navires militaires s’identifient. L’un anglais, l’autre espagnol. Ce n’est pas Frontex, qui croise dans les eaux européennes. Cela ressemble plutôt aux très discrets éléments de l’opération « Sophia » qui traquent les passeurs, souvent sans grand suc- cès – allez donc identifier des passeurs dans un rafiot bourré de migrants ! Heureusement, les militaires, plus proches que nous, filent un bon vingt nœuds. Notre Aquarius est équipé d’une clinique et Rome nous demande de rester tout près, en assistance. Quant au deuxième Zodiac, le radar montre un navire qui se porte à son secours. Il ne s’identifie pas. Un navire de guerre. La mer, si calme jusqu’ici, bruisse des communica- tions radio, l’anglais et l’espagnol se coordonnent, parlent de « bateaux de migrants », nous de « réfugiés en détresse », question de point de vue. Les deux Zodiac ont dû quitter la côte libyenne l’un à minuit, l’autre à 3 heures du matin. Ils n’ont pas perdu de temps ! La coque claire de l’énorme bateau norvégien de Frontex, double pont, moteur surpuis- sant, apparaît à l’horizon. C’est lui qui mènera les réfugiés en Sicile. Sur le pont de l’Aquarius, Klaus le capitaine, jumelles à la main, apprécie en professionnel la navette du transbordement des migrants par canot rapide : « Bien. Ils savent faire. »

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Errance entre Thawarga et Calais

J’ai quitté Assiz sur le quai du port de Lampedusa. À travers la vitre du bus qui emmenait les réfugiés au camp de rétention, je l’ai vu rire comme un gamin en exhibant son tee-shirt « J’aime pas le lundi ». L’Aquarius a aussitôt largué les amarres et filé plein sud vers la Libye. Sans ses 74 migrants, le navire semblait un peu vide. Allongé sur ma couchette, j’avais du mal à dormir même après une nuit sans sommeil. Je repensais aux sept années de cavale d’Assiz, de sa Guinée natale jusqu’à l’enfer libyen, son kidnapping, la détention, la torture, les cicatrices sur son visage. Soudain m’est revenu, très clair, le souvenir d’un reportage pen- dant la guerre là-bas. D’abord la longue route côtière qui suivait l’iti- néraire des batailles jusqu’à la chute de Khadafi le bouffon sangui- naire. On longeait la mer de Tripoli à Misrata, ville martyrisée par un siège de quarante-cinq jours. Un peu avant, s’élevaient des colonnes de fumée noire des ruines de Thawarga, cité fantôme autrefois peuplée de 30 000 habitants. Plus aucun humain dans les rues vides. Des chiens errants, des ânes, des vaches affamées, à l’abandon. Et dans le salon de cette villa où j’avance un pied prudent, un grand tapis moelleux occupé par un mouton mort de soif. Je me souviens de la mort et de la désolation. Partout des villas saccagées, la vaisselle fine brisée, le mobi- lier pillé, les rideaux arrachés, les lits couverts de merde. Sur le fronton d’une maison, une main avait écrit : « Négros. Esclaves. » Thawarga a toujours été une cité de lépreux. C’est ici qu’on regrou- pait les esclaves arrachés à l’Afrique tropicale, ici que leurs descendants se sont sédentarisés. Des immigrés de l’intérieur à la disposition des notables arabes locaux. Un cortège de domestiques, de manœuvres et de filles à abuser. Kadhafi s’en est servi pour enrôler de force ses hommes de main. Pour leur malheur. J’ai tourné longtemps dans la poussière de Thawarga. Le vent des combats chargeait l’air de fumée grasse, de sable et d’électricité. Venu des dunes, il soufflait sans faiblir. Si longtemps que les arbres poussaient inclinés vers la mer. Si fort qu’il avait fait basculer le talus du chemin de fer en construction. Ce vent du désert rendait fou.

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Et la nuit, au coin d’un feu puant l’essence, les combattants de la katiba de Misrata s’excitaient à coups d’histoires de mercenaires afri- cains, de récits d’exactions épouvantables, de trahison et de complots. Ah, la faute des Noirs, bien sûr ! Après la victoire finale, les « com- battants de la démocratie » ont dévasté la ville sans défense qu’ils ont rebaptisée « New Misrata ». Thawarga avait trahi, Thawarga devait disparaître. En quittant la cité en ruines, j’ai pu lire sur un mur en grosses lettres l’objectif de cette noble bataille : « Épurer la ville de ses esclaves à la peau noire. » L’Aquarius est arrivé à l’aube devant les côtes libyennes, pile à l’heure où les migrants se jettent à l’eau. Mais la Méditerranée était mauvaise et ses eaux vides. On est restés là à se dandiner sur les flots, face aux immeubles de Tripoli qu’on voyait à l’œil nu. Allez ! Venez, camarades migrants, si vous y tenez. Calais, pour un Noir, c’est pas terrible, je sais. Mais c’est toujours mieux que le vent du désert libyen.

Un bébé sur l’eau

D’abord, il y a eu le silence. On était seuls sur l’eau. Et la mer nous paraissait bien vide. Nos veilleurs guettaient la crête des vagues, à la recherche d’un point gris émergent, un Zodiac, avant que le creux de la houle ne l’enfouisse en son sein. Parfois, dans les jumelles, la silhouette d’un cargo, filant vers Tripoli. Et à la nuit tombée, une lune qui inventait des ombres d’éphémères radeaux de rescapés. Et puis un matin, l’appel du centre maritime de Rome, pour nous signaler un Zodiac, cent personnes, en détresse. Trop loin de nous. Le temps sur l’eau est parfois synonyme de naufrage. On a poussé les machines, l’estomac noué. Soudain, on les a vus, surgis de nulle part. Deux grands navires de guerre, un espagnol à l’est, un anglais à l’ouest, qui filaient vingt nœuds, le double de notre vitesse. Et ils fonçaient vers le minuscule Zodiac gris pris en tenaille. « Sophia », le nom a couru sur la passerelle. Sophia, bien sûr, du nom de l’opération militaire lancée en mai dernier par l’Union européenne dans la partie sud de la Méditerranée centrale,

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joliment siglée Eunavfor Med. Seize États membres, cinq navires de combat, un porte-avions, des hélicoptères, des militaires, des torpilles, des canons face aux côtes libyennes. Objectif : identifier, capturer et neutraliser tout ce qui flotte et peut-être utilisé par des passeurs ou des trafiquants de migrants. Ils ont le droit d’arraisonner un bateau suspect, le sommer de s’arrêter, le fouiller et s’il y a soupçon, de le sai- sir. Une quinzaine de suspects ont déjà été remis à la justice italienne. La deuxième étape de l’opération, pénétrer à l’intérieur des 12 milles nautiques des eaux territoriales libyennes, une vingtaine de kilomètres, n’attend plus que le feu vert du Conseil de sécurité et l’accord officiel de Tripoli. Face à une telle armada, notre Zodiac paraissait bien fra- gile. Rome a demandé par radio à l’Aquarius de rester à l’écart, mais présent, en assistance, avec notre clinique médicale opérationnelle à bord. Puis les militaires ont commencé leur opération de sauvetage. Ouf de soulagement sur la passerelle. Ah ! bien. Les militaires savaient aussi secourir. D’ailleurs, le très vilain nom d’« Eunavfor Med » a été rapidement remplacé par « Sophia », d’après le prénom d’un bébé de réfugiés né à bord d’un navire de secours allemand en août dernier. Les jours suivants, ils étaient toujours là, visibles. Un italien notam- ment, qui nous accompagnait au gré de nos changements de cap. Le Virginio Fasan – navire amiral ! – portait le nom d’un commandant de la Seconde Guerre mondiale qui avait préféré saborder son vaisseau plutôt que de le livrer aux Allemands. Il ne nous perdait pas de vue. Le temps s’est soudain mis au beau, autorisant le départ des embar- cations de réfugiés. Et l’Aquarius a dû aussitôt reprendre sa ronde et la veille. L’amiral nous fait parvenir un dernier télex pour « exprimer sa gratitude pour votre inestimable soutien apporté aux autorités italiennes dans cette difficile situation ». Finalement, « Sophia » ne manque pas d’élégance. Et la nuit, sur le pont de notre bateau, je les ai écoutés. D’abord, Priscille, et son bébé de 3 mois, prénommée Bénédiction, partie du Cameroun l’enfant à peine né pour fuir un mariage forcé, et pour lui donner une vie où elle aura le choix. Et Willy, 5 ans, rivé au bastingage face à l’inconnu me demandant s’il y avait « des poissons dans la mer qui mangent les hommes ». Et l’autre, gaillard de 20 ans, fils de grand

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magistrat, père décédé et mère ruinée, dépossédée, escroquée par son oncle, qui a décidé de trouver l’argent pour réparer l’injustice. Et Siku le Nigérian, qui a fui Boko Haram. Comme Cyril le Camerounais, chrétien, lui aussi menacé par les islamistes. Cyril, frappé par le syn- drome libyen, racisme, séquestration, viols et « maisons de torture ». Cyril qui parle comme un docteur en philosophie en racontant à voix basse les milices et les tueurs de Daesh, les migrants forcés de prendre les armes pour jouer la chair à canon. Et ces pauvres bougres qu’on drogue pour les transformer en tortionnaires de leurs frères. Ainsi, dans ces formes qui dorment autour de nous enroulées dans des cou- vertures, il y aurait côte à côte torturés et tortionnaires ? Et Cyril a fait oui de la tête. Dehors, la mer grondait, ricanait et je ne la reconnaissais plus. Pour ne pas la haïr, je me suis forcé à me rappeler les dauphins venus à notre rencontre lors du sauvetage du Zodiac. Un, deux, trois, quatre puis cinq dauphins qui se sont placés juste devant la proue du bateau. Sont restés là longtemps. Jusqu’à ce qu’on trouve l’embarcation. Pour nous montrer le chemin.

Le prochain sauvetage

Il est déjà minuit, la mer est calme et je ne parviens pas à trou- ver le sommeil. À terre, sur la côte libyenne, des migrants se pré- parent à tenter la grande traversée. Je les imagine parqués dans cette grande baraque dans les dunes, là où les passeurs les font attendre des jours, parfois des semaines. Cette nuit, ils sont plusieurs centaines, Nigérians, Ghanéens, Gambiens, Maliens, Ivoiriens, Camerounais. Hommes, femmes, enfants, bébés. On les fait sortir sous escorte. Des Libyens armés de kalachnikovs ont ordre de ne pas laisser s’approcher les groupes rivaux qui veulent leur voler les migrants pour les vendre, les faire travailler, les enrôler dans leurs milices. Sur la plage, une demi-lune éclaire faiblement l’eau noire. Et les réfugiés découvrent cette mer qu’ils n’ont jamais vue. À cent mètres du rivage, les Zodiac les attendent, deux boudins de mauvais plastique, un vieux moteur,

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un plancher de fortune. Derrière eux, ils entendent les détonations des combats. L’escorte contre les milices. Les passeurs leur ordonnent d’entrer dans l’eau, qui leur arrive rapidement jusqu’au nez. Certains se noient. En posant le pied à bord, un homme crie de douleur, le pied troué par les longues vis qui pointent au fond du Zodiac. On s’entasse. Il est 3 heures du matin. L’esquif a pris la mer, sans les passeurs – pas fous ! –, qui ont laissé la barre à un des hommes. Trois heures plus tard, le Zodiac est déjà en détresse. On colle des rustines sur les boudins percés qui se dégonflent, le moteur cafouille, les planches du sol cèdent et déchirent le plastique. À bord, tous sont malades. Leurs vêtements trempés dès le départ, le vent, le froid qui les tétanise, les vagues qui les font vomir, l’obscurité sur l’eau qui les terrifie. Il est 6 h 11, l’heure où le jour pointe sur Tripoli. Le pilote a lancé un SOS et, s’il a un GPS, donné sa position. 6 h 15, message radio du centre maritime de Rome à tous les navires sur zone : « Embarcation pneumatique en détresse. Une centaine de personnes. Extrême vigilance. Coordonnées… » Sur l’Aquarius, les veilleurs balaient la mer de leurs jumelles et le capitaine pousse les machines en affinant son cap. Un cri. Les voilà. Ce petit point blanc là-bas qui s’enfonce sur la mer. L’eau clapote au fond du Zodiac. Ils sont déjà à deux doigts de sombrer. L’équipe de secours met son premier canot à la mer. Il est déjà 7 heures du matin. Moi, je suis revenu à terre. Je ne verrai pas le prochain sauvetage. Mais l’Aquarius est en place. Je peux enfin m’endormir.

1. Jean-Paul Mari, « Les bateaux ivres ». L’odyssée des migrants en Méditerranée, J-C Lattès, 2015.

98 JUIN 2016 JUIN 2016 Les grandes vagues migratoires en France › Catherine Wihtol de Wenden

a France est le plus ancien pays d’immigration en Europe, car, frappée plus tôt que ses voisins européens par le déclin démographique à un moment d’expan- sion industrielle, elle a eu recours à l’immigration dès la seconde moitié du XIXe siècle. Il s’est agi d’une immi- Lgration de voisinage, puis du recours à la main-d’œuvre coloniale et enfin de flux récents provenant de la globalisation des migrations. Certaines nationalités ont particulièrement alimenté l’immigration en France : les Belges, les Allemands, les Italiens, les Portugais et les Algériens, rejoints en nombre par les Marocains. Ces flux ont tantôt été encouragés tantôt dissuadés au fil des tendances des politiques migratoires, françaises et européennes. En revanche, l’émigration française vers l’étranger est restée faible, du fait de la faible nata- lité des Français entre 1850 et 1945, d’une importante population rurale qui migrait surtout à l’intérieur du pays et de la situation éco- nomique plus favorable que dans les pays d’Europe du Sud.

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On peut découper les grandes vagues migratoires en France en plu- sieurs périodes, en fonction de l’homogénéité du paysage des migra- tions et du contexte institutionnel : de 1850 à 1918, de 1919 à 1945, de 1945 à 1974, de 1974 à aujourd’hui.

De 1850 à 1918 : les débuts du recours à l’immigration

On ne connaît le nombre d’étrangers en France que depuis 1851, date du recensement qui distingue pour la première fois les Français des étrangers parmi la population vivant en France. Trois cent mille étrangers sont alors recensés, alors que l’on ne connaissait aupara- vant leur présence que par leur participation à des révolutions ou des émeutes contre les coups d’État (1830, 1848, 1851). Dès 1789, cer- tains étrangers s’étaient illustrés comme soutiens à la cause révolu- tionnaire comme Thomas Paine et Anarcharsis Clootz, l’un et l’autre membres de la Constituante, et avaient été élevés à la qualité de citoyen. Le déclin Catherine Wihtol de Wenden est démographique s’est amorcé depuis la fin politologue et sociologue, directrice de recherche au CNRS. Dernier e du XVIII siècle et a montré ses effets au ouvrage publié (avec Camille Schmoll début de la révolution industrielle : alors et Hélène Thiollet) : Migrations en que l’expansion économique est au rendez-­ Méditerranée (CNRS Éditions, 2015). vous à partir du Second Empire, la France › catherine.wihtoldewenden@ sciencespo.fr manque de bras. Les Belges (comme dans Germinal, d’Émile Zola), les Suisses, puis les Allemands sont les pre- miers à venir travailler dans les mines, dans l’artisanat, dans les services domestiques. Parmi les Allemands, il convient de signaler une popula- tion juive dans la confection dès la fin du XIXe siècle à Paris. Quelques commerçants algériens sont signalés également, mais leur nombre est mal connu. Déjà une concurrence s’installe dans les esprits entre Français et Italiens, qui se traduit par les « vêpres marseillaises », une chasse à l’homme sanglante à Marseille et la tuerie d’Aigues-Mortes, un règlement de comptes sur fond de rivalité dans les salines de la ville en 1893. En 1898, l’affaire Dreyfus illustre au grand jour le climat de xénophobie et d’antisémitisme qui désigne derrière le juif le traître, celui qui a commerce avec l’ennemi (allemand), bien que Dreyfus fût

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un officier français.Q uelques revues, comme l’Économiste français, dirigé par Paul Leroy-Beaulieu, sont le reflet d’un débat qui oppose les courants pro-immigration, patronat notamment mais aussi popu- lationnistes, et le courant nationaliste, inquiet de la « dénationalisa- tion » de la France. La loi de 1889, qui ouvre la nationalité française aux enfants nés en France de parents étrangers, marque la mesure de la nécessité de « faire des Français avec les étrangers », comme on disait alors, pour des raisons démographiques et militaires, dans l’éventualité d’un conflit franco-allemand, car la France manquait aussi de soldats. À cette époque en effet l’Allemagne avait connu une forte croissance démographique à cause de la politique sociale et de santé menée en Prusse et dans les autres Länder, qui s’est traduite par une réduction drastique de la mortalité infantile plutôt que par l’augmentation du nombre des naissances. On compte un million d’étrangers en France en 1900. Les nationalités les plus nombreuses sont toujours les fron- taliers, Allemands et Belges. Dans le même temps, des Français sont partis hors de métro- pole : les Alsaciens et Lorrains après 1870 du fait de la perte de l’Alsace-Lorraine ainsi que les exilés, quarante-huitards, partici- pants au coup d’État du 2 décembre 1851 contre la prise du pou- voir par Napoléon III, conduits souvent malgré leurs réticences en Algérie pour occuper le territoire conquis depuis 1830. Une autre émigration française vers l’étranger est celle des habitants de la région de Barcelonnette pour le Mexique. Il s’est d’abord agi du départ de quelques colporteurs de tissus des Alpes qui ont tenté leur chance en vendant du tissu au Mexique, puis en le produisant et en édifiant de grands magasins à Mexico et dans quelques autres villes du pays. Leur réussite fut foudroyante, du fait de l’introduc- tion de la mode française et de la conjoncture politique : ils ont fourni le tissu nécessaire aux troupes américaines lors de la guerre de Sécession (1865) puis ont été aidés dans leur économie mono- polistique par Porfirio Diaz, le président du Mexique. Une rue de Barcelonnette porte d’ailleurs son nom et un musée du Mexique a été édifié dans cette petite ville du Sud-Est, dans la maison de famille de l’un des émigrés les plus connus, Alexandre Reynaud, père de Paul Reynaud, président du Conseil à plusieurs reprises.

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Beaucoup des « Barcelonnettes » sont rentrés en France, fortune faite, d’autres sont restés au Mexique mais la vague migratoire s’épuise après les années trente. Pendant la Première Guerre mondiale, de nouvelles nationalités commencent à être présentes sur le territoire, venues notamment des colonies soit pour participer au conflit mondial, soit pour suppléer au manque de main-d’œuvre, en partie assumé par les femmes : Maghré- bins d’Algérie, de Tunisie et du Maroc et Sub-Sahariens originaires d’Afrique de l’Ouest au front, Annamites et Chinois dans les usines d’armement. Il s’y ajoutait les Français d’outre-mer, des Antilles et du Pacifique, également au front.

L’entre-deux-guerres : manque de main-d’œuvre et xénophobie

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la France manque de bras et doit faire face à la reconstruction du pays. Une petite partie des anciens combattants coloniaux est restée sur place, venant d’Algérie notamment, mais l’appel à l’immigration est sur- tout faite en direction de l’Italie et de la Pologne pour travailler dans le bâtiment (Italiens), dans les mines du Nord et de Lorraine (Italiens et Algériens), tandis que l’immigration frontalière se pour- suit, chez les Belges. Ceux-ci vont remplacer les fermiers disparus en Normandie et en Bretagne, dans le teillage du lin, utilisé pour la fabrication des tissus (draps, nappes, usage industriel). Il s’agit de Flamands catholiques, appréciés par les châtelains nombreux dans ces régions. En 1930, les Italiens deviennent les plus nombreux des étrangers en France, qui compte trois millions d’étrangers. Ils sont souvent, comme les Polonais, accusés de conservatisme religieux, de violences et mal acceptés. Un ouvrage de Georges Mauco, paru en 1932 (1), fait état de la diversité des nationalités en France et hiérarchise leur aptitude au travail et à l’assimilation selon leur nationalité. Au bas de l’échelle, on trouve les Algériens et les Russes, venus après la révolution d’Octobre en 1917. Ces derniers ont grossi le flux des apatrides, alimenté dès la fin de la guerre par

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les Arméniens. Le passeport Nansen, du nom de l’explorateur et diplomate norvégien Fridtjof Nansen, leur donnera un statut qui est l’ancêtre du titre de réfugié. Malgré le climat d’euphorie des années vingt, qui valorise l’alté- rité (l’art « nègre » avec Joséphine Baker, par exemple, ou les cabarets russes à Paris), la crise de 1929 est le théâtre d’une violente expression de xénophobie anti-italienne et d’antisémitisme. Le docteur René Martial partage les idées de pureté raciale d’outre-Rhin et dénonce les dangers sanitaires apportés par la présence étrangère – la syphi- lis notamment, alors que la tuberculose est plus répandue – dans des termes peu imaginables aujourd’hui (« la maladie universelle »). D’autres auteurs, sur un ton plus scientifique, comme Alexis Car- rel, s’affichent dans ce même courant. La presse xénophobe dénonce l’accaparement de la France par les juifs, avec une violence d’expres- sion inouïe. C’est dans ce climat qu’arrivent les premiers réfugiés fuyant les régimes autoritaires, fuorusciti italiens, réfugiés allemands, républi- cains espagnols. Beaucoup sont très mal accueillis, dans des camps comme à Rivesaltes ou à La Baume-lès-Aix. Le Front populaire ne les reçoit pas à bras ouverts mais crée un éphémère secrétariat d’État à l’immigration en 1938. Celle-ci était alors gérée depuis 1919 par le patronat, la Société générale d’immigration, qui regroupe les mines et la grande industrie et qui s’occupe du recrutement de la main-d’œuvre étrangère – Algériens exclus car, compte tenu de leur condition de coloniaux, ils sont administrés par le ministère de l’Intérieur. Pendant la Seconde Guerre mondiale, des étrangers participent à la Résistance au sein de la Main-d’œuvre immigrée (MOI) et de plu- sieurs filières de résistance françaises.

Les « trente glorieuses » 1945-1974

Les lendemains de la Seconde Guerre mondiale sont une période de refondation pour la politique de l’immigration : en 1945 est remis à plat le code de la nationalité, élargissant l’accès à la nationalité

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française, est créé l’Office national de l’immigration (ONI) chargé du monopole du recrutement des travailleurs étrangers en France, et est adoptée l’ordonnance sur l’entrée et le séjour des étrangers en France, toujours en vigueur malgré une multiplicité d’amendements. Le courant populationniste, représenté par le démographe Alfred Sauvy, directeur de l’Institut national d’études démographiques (Ined), a ses entrées au sommet de l’État sous la IVe et les débuts de la Ve République. Il s’agit non seulement de développer une politique démographique, car la France est alors un pays de vieux, mais aussi de faire le tri entre les étrangers destinés à être une simple main- d’œuvre et ceux destinés à faire partie de la population française. Les Italiens, si décriés dans l’entre-deux-guerres, sont alors choisis parmi ces derniers. Quelques contingents viendront reprendre des fermes dans le Sud-Ouest, mais le « miracle économique italien » les retient chez eux. Vont alors se succéder une série de vagues migratoires pour répondre à la pénurie de bras : Espagnols puis Portugais, You- goslaves et, côté sud, Algériens, Tunisiens, Marocains. Le besoin de main-d’œuvre est tel que beaucoup d’entreprises vont elles-mêmes chercher la main-d’œuvre à l’étranger, faisant venir clandestinement les travailleurs et les régularisant ensuite. Le flux d’immigration est considérable, et l’ONI ne contrôle qu’à peine 20 % des entrées : en 1968, 18 % seulement des immigrés sont passés par son intermé- diaire, les autres s’étant fait régulariser une fois sur place à la demande des employeurs. Beaucoup de ces nouveaux venus s’entassent dans les foyers pour travailleurs immigrés (dont ceux de la Sonacotra, ini- tialement réservés aux Algériens) et dans les bidonvilles qui cernent les grandes villes de France : Paris, Lyon, Marseille, Nice. Une opéra- tion massive de démolition sera menée par Jacques Chaban-Delmas,­ Premier ministre, et les immigrés vont être logés dans les grands ensembles, des tours et des barres HLM construites pour des Fran- çais actifs en manque de logement qui choisissent ensuite de faire construire des pavillons et laissent ces logements aux immigrés. La suite est connue : c’est le début de l’histoire des banlieues urbaines. Des grèves de la faim commencent à s’égrener au début des années soixante-dix, à la fois pour lutter contre l’arrêt des régularisations en 1972 (les circulaires Marcellin-Fontanet) et contre la résorption

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des bidonvilles. Mais le grand changement vient de la décision, en 1974, de suspendre l’immigration de travail, au début du septennat du président Valéry Giscard d’Estaing.

De 1974 à aujourd’hui : la France, un pays d’immigration malgré lui

La suspension de l’immigration de travail salarié, survenue en réponse à la crise économique de 1973 liée à la hausse du prix du pétrole, a pour effet d’entraîner progressivement le regroupement familial d’immigrés hier célibataires qui faisaient des allers-retours réguliers dans leur pays d’origine. Désormais, face à une mobilité devenue plus difficile, ils accé- lèrent un mouvement qui s’était déjà développé antérieurement, dès la fin des années soixante. Le nouveau Secrétaire d’État à l’Immigration Paul Dijoud lance trente mesures pour l’intégration des étrangers, un terme emprunté au discours utilisé en Algérie coloniale par Jacques Soustelle. Une politique de retour est menée en 1977 par son succes- seur Lionel Stoléru, proposant un million de centimes aux candidats au retour. Ce sera un échec, ceux que l’on voulait faire partir, les Maghré- bins, déclinant l’offre, sous l’influence de l’Algérie consciente de la perte de leurs droits et en proie au chômage, et ceux que l’on voulait garder, les Espagnols et les Portugais, repartant plus volontiers chez eux. Au recensement de 1975, pour la première fois, le nombre des étrangers non européens est supérieur à celui des étrangers européens, du fait de l’arrivée depuis les années soixante-dix de Turcs, de Tunisiens et de Marocains. Les Portugais sont les plus nombreux au recensement de 1982 : huit cent mille, arrivés souvent clandestinement après avoir fait le « saut » des Pyrénées avec un « passeport de lapin » car le gouverne- ment de Salazar limitait l’émigration, alors que les Algériens circulaient librement entre la France et l’Algérie aux termes des accords d’Évian et cela jusqu’en 1973, quand une décision unilatérale de l’Algérie arrête l’émigration suite à un accident xénophobe à Marseille. La politique migratoire, qui intéressait peu le débat public, com- mence à devenir un objet politique à partir des années quatre-vingt : des émeutes dans les banlieues soulignent le mal-être d’une partie des

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« seconde génération », nées en France ou arrivées jeunes, qui se mobi- lisent contre les discriminations policières et les morts dans les quartiers immigrés et contre la « double peine », le fait de renvoyer dans leur pays d’origine de jeunes condamnés étrangers au terme de leur séjour en pri- son en France. À partir de 1980, alors qu’aucune loi n’avait été votée sur l’immigration, depuis 1945, l’essentiel des décisions s’effectuant par circulaires, notes, telex, chaque changement gouvernemental va se tra- duire par une nouvelle loi sur l’immigration, souvent pour réduire les conditions d’entrée et de séjour des étrangers. Aux élections municipales de 1983, Jean-Marie Le Pen fait une percée aux élections municipales et désormais son parti donnera le ton à l’opinion publique. Après une période d’ouverture, marquée par les lois socialistes de 1981 (entrée et séjour des étrangers, liberté d’association) et de 1984 (carte de séjour de dix ans pour les résidents), l’arrivée de Charles Pasqua au ministère de l’Intérieur se traduit par une législation restrictive (lois de 1986 et de 1993). C’est dans cette loi de 1993 que, pour la première fois, le dispo- sitif européen de l’immigration entre dans la législation française. Deux vagues de régularisations dites massives sont effectuées face à la montée des revendications des sans-papiers : en 1982 et en 1997, mais avec des chiffres limités (cent quarante-trois mille et quatre-vingt-dix mille) par rapport aux pays européens du sud (Italie, Espagne, Portugal, Grèce). Il s’agit surtout d’Africains et de Chinois. Des politiques de retour-réin- sertion avec un pécule sont mises en œuvre, sans grand succès. La chute du mur de Berlin a peu d’impact sur l’immigration en France, qui est en deuxième ligne par rapport à l’Allemagne et reçoit peu de nouveaux venus. Le droit de la nationalité fait l’objet d’un long débat sur la limita- tion du droit du sol, un thème développé par le Front national, avec une législation dans ce sens en 1993 et au contraire un retour au statu quo de l’équilibre entre le droit du sol et le droit du sang en 1998. À l’aube des années deux mille, le climat est à la frilosité et au durcissement des positions. Bien que la France soit tenue de mettre en œuvre la directive européenne relative à la lutte contre les discrimina- tions de 1999, par des lois de 2001 et 2002 essentiellement relatives à la lutte contre les discriminations au travail, la question est à l’ordre du jour. Le gouvernement Jospin crée en 2000 la Commission natio- nale de déontologie de la sécurité et les discriminations commises par

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les institutions d’autorité apparaissent au grand jour. C’est d’ailleurs sur ce thème, associé au sentiment de non-respect des principes répu- blicains d’égalité et de fraternité, qu’éclatent les émeutes urbaines de 2005, à Clichy-sous-Bois, qui ne se réclament en rien de l’islam, cer- tains émeutiers étant d’ailleurs de religion chrétienne. Le début du quinquennat de Nicolas Sarkozy en 2007 ouvre la voie à un questionnement sur l’identité nationale. Le nouveau ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Co-­ développement est le point de départ d’une politique de l’immigration inspirée par l’accent sécuritaire et un nouveau questionnement sur ce que signifie être français, un débat qui n’aboutira pas. Un Pacte euro- péen sur l’immigration et l’asile, piloté par Brice Hortefeux, ministre de l’Immigration, définit en 2008 cinq objectifs : la lutte contre l’immigra- tion irrégulière, le contrôle des frontières et la lutte contre le trafic du passage, la réponse par l’immigration aux besoins du marché du travail, l’harmonisation du droit d’asile et la coopération pour le développe- ment avec les pays d’origine. De nombreux accords de réadmission des migrants sont signés avec les pays d’origine, mais l’ensemble du dispo- sitif ne parvient, ni en France ni en Europe, à endiguer le flux des sans- papiers : le site de Calais-Sangatte perdure, malgré les tentatives réitérées d’éradication de la « jungle » proche du tunnel sous la Manche. L’affaire Mohammed Merah, un acte de terrorisme à Toulouse contre les mili- taires et les juifs, clôt le quinquennat au printemps 2012. On entre alors dans l’actualité immédiate : afflux des demandeurs d’asile de Syrie, d’Irak, de la Corne de l’Afrique et du Kosovo vers les pays européens, la France faisant partie, derrière l’Allemagne, des pays d’accueil recevant le plus de demandeurs d’asile en Europe, la reprise du terrorisme avec la tuerie de Charlie Hebdo en janvier 2015 et celle du 13 novembre 2015, par un groupe armé formé par Daesh. Ces épi- sodes meurtriers n’affectent cependant pas la longévité de l’expérience migratoire de la France ni la détermination affichée de respecter les principes républicains qui animent ses gouvernants et ses associations, malgré les clivages et le difficile respect de ces principes dans les lieux d’exclusion sociale.

1. Georges Mauco, les Étrangers en France et le problème du racisme,La Pensée universelle, 1977.

JUIN 2016 JUIN 2016 107 Chicanes et merveilles sur les bords de la Seine › Catherine Clément

ù naquit l’idée d’un nouveau musée national ­d’anthropologie à Paris ? L’anecdote est devenue légendaire. Sur une plage de l’île Maurice, en présence de Jean-Pierre Elkabbach et de Nicole Avril, Jacques Chirac en vacances rencontre un Omarchand d’art, grand collectionneur d’art africain. Il s’appelle Jacques Kerchache et une passion l’habite : rétablir l’égalité entre les arts des peuples colonisés et les arts d’Europe, faire entrer les arts amérindien, africain et polynésien au musée du Louvre. Son slogan : « Les chefs-d’œuvre du monde entier naissent libres et égaux. (1) » Nous nous sommes tellement habitués à cette idée qu’elle paraît banale aujourd’hui. Mais à l’époque, pas du tout ! Elle a aussitôt déchaîné les foudres de dignitaires horrifiés par ce sacrilège. Élu président de la République en 1995, Jacques Chirac leur força la main et inaugura en l’an 2000, au cœur du musée du Louvre, le Pavillon des sessions, sublime installation d’« arts pre- miers », comme on disait alors.

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En ce temps-là, l’académicien Pierre Rosenberg présidait aux des- tinées de notre immense musée. Le jour de l’inauguration, Jacques Chirac découvrit les particularités que le président du Louvre avait assignées au secteur des arts premiers, mis en place par Jacques Ker- chache : peuh ! Un marchand d’art ? Pas de ça chez nous ! Allez, une autre entrée, d’autres gardiens. Furieux, Chirac fonça sur Pierre Rosenberg, l’attrapa par sa fameuse écharpe rouge et, penchant vers lui sa haute taille, il lui jeta ceci : « Et les Normalienne, Catherine Clément gardiens du Pavillon des sessions, vous a enseigné la philosophie à la n’avez pas oublié de leur mettre un os dans Sorbonne sous l’égide de Vladimir le nez, j’espère ? » Puis il prit par l’épaule Jankélévitch, et suivi les séminaires de Claude Lévi-Srauss et de Jacques l’ambassadeur du Pakistan pour lui mon- Lacan avant de devenir journaliste au trer une magnifique statue de bois géante Matin de Paris, puis diplomate. Elle tailladée par les siècles, en lui expliquant a publié une soixantaine d’ouvrages qu’elle était pré-islamique et qu’elle venait largement traduits dans le monde. des « tribals » du nord de l’actuel Pakistan. Jacques Chirac avait « bouffé du lion » et n’entendait pas s’en laisser conter, pas plus par un conservateur réactionnaire que par l’ambassadeur d’une Répu- blique islamique pour qui, officiellement, l’art pré-islamique était blasphématoire. Le mépris raciste entourant les arts premiers s’étant manifesté dès l’annonce de l’ouverture du Pavillon des sessions, Jacques Chirac surenchérit et en 1996, il mit sur la place publique son projet person- nel : un nouveau musée d’anthropologie. Où ça ? À Paris. Et le musée de l’Homme ? Ses collections d’ethnologie seraient regroupées dans le nouveau musée avec celles du Palais de la porte Dorée, anciennement musée des Arts africains et océaniens, aujourd’hui Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Nouvelles foudres, dignitaires anthropo- logues horrifiés, tohu-bohu, grève du musée de l’Homme trois ans plus tard. Il est vrai que le musée de l’Homme avait joué un rôle his- torique : fondé pendant le Front populaire, lieu héroïque du premier réseau de résistance, il avait incarné la France. Je me souviens avoir entendu l’illustre ethno-cinéaste Jean Rouch présenter au vieux musée de l’Homme un festival de films sur les Dogons : il commença par invoquer la Résistance, née dans cette

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salle de cinéma, dans ce musée, puis enchaîna par un vibrant appel « à lutter contre le nouveau nazi, j’ai nommé Jacques Chirac. » Sic. Curieusement, un vieil anthropologue chevronné soutenait mordi- cus le projet du nouveau musée. Je ne fus pas surprise par l’attitude de Claude Lévi-Strauss, que je connaissais personnellement depuis 1962. Au cours des décennies, il m’avait raconté la stupéfiante histoire de ses collections amérindiennes.

Trésors en péril

Au retour du Brésil en 1938, Lévi-Strauss avait fait don au musée de l’Homme de ses collections d’art plumaire, grandes coiffes bororo en plumes d’ara bleues, fragiles merveilles assemblées à la cire et entourée de cordelettes blanches. Passé la Seconde Guerre mon- diale, Lévi-Strauss fut nommé en 1949 sous-directeur du musée de l’Homme, et directeur par intérim. Il chercha ses coiffes bororo et ne les trouva nulle part. Et il finit par découvrir qu’elles avaient été dépoussiérées… avec un dissolvant. Résultat : le dissolvant avait dissous la cire et les brillants assemblages d’art plumaire avaient été détruits. Il en avait conçu un grand dépit pour la maintenance des collections du musée de l’Homme, dont les réserves étaient régulièrement pillées et dont les œuvres, certes exposées selon la stricte observance ethnologique des années trente, étaient souvent balayées par la pluie, fenêtres grandes ouvertes, même dans la salle des masques dogons. Le projet de Jacques Chirac l’enthousiasma. Rien d’étonnant. Il y allait de la conservation des trésors en péril du vieux musée de l’Homme. Quant aux violentes querelles suscitées par ses caciques… Lévi-Strauss avait passé sa vie à défendre la création amérindienne, sans cesse régénérée. Pourquoi aurait-il endossé la querelle très aca- démique lancée par une partie de ses collègues ? L’esthétique serait au cœur du nouveau musée, très bien. Pour Lévi-Strauss, il n’y avait aucune contradiction entre la mise en évidence de la beauté des arts et leur contexte savant, social et historique. Dans l’équipe préparatoire,­

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se trouvaient à la fois Germain Viatte, génial conservateur d’art moderne et père du musée de la Vieille-Charité de Marseille, regrou- pant des collections d’art africain, océanien et amérindien, et l’ethno- logue océaniste Maurice Godelier, spécialiste des Baruya de Nouvelle-­ Guinée, disciple marxiste et récalcitrant de Lévi-Strauss. L’art et le savoir ensemble. Chargé de la mise en œuvre du projet et toujours président du musée du quai Branly, Stéphane Martin, grand connaisseur de l’Afrique, me recruta trois ans avant l’ouverture pour préparer les cycles de conférences intellectuelles destinées à compléter le dispo- sitif d’origine. Le musée serait comme le centre Pompidou, une cité pluridisciplinaire. Quelle chance pour moi ! Je vis naître un musée d’anthropologie. Nous étions installés dans un bâtiment sans âme, mais assez vaste, au bord du XIIIe arrondissement. C’est là qu’on transportait les objets de l’ancien musée de l’Homme, soumis à un traitement radical : le « déverminage. » En informatique, le nom vient du premier bug causé par un insecte. Et en effet, de nombreux objets contenaient de la ver- mine : fibres végétales, bois, cheveux, fibres animales, os, papier, tissus, peaux, vessies de saumon gonflées pour en faire un manteau, ces maté- riaux très divers étaient vulnérables aux insectes. Aidé par le groupe Air Liquide, Stéphane Martin fit passer la totalité des collections dans une chambre d’anoxie privant les objets d’oxygène pendant quatorze jours – en 2014, le musée se dota de deux chambres d’anoxie pour traiter ses réserves. Une fois dans le XIIIe arrondissement, on triait et on classait les objets avant anoxie. Leur débarquement était surréaliste. Les objets en transit arrivaient dans le désordre sur un tapis roulant, un masque en papier mâché, une coiffe de danse indonésienne, une mystérieuse statuette d’Afrique couronnée de petites plumes noires, un éventail de plumes blanches… Ah ! Cet éventail. Ses plumes n’étaient pas d’autruche, mais raides, un peu grises au bout, aigle ou grue, sans doute. D’où sortait-il ? De Chine. Pourquoi n’était-il pas au musée Guimet ? Parce que la donatrice en avait fait cadeau à l’ancien musée de l’Homme. Qui cela ? Eleanor Roosevelt. Et alors, tout s’éclaire.

JUIN 2016 JUIN 2016 111 études, reportages, réflexions

Eleanor Roosevelt présida le comité de rédaction de la Déclara- tion universelle des droits de l’homme, proclamée en décembre 1948 au Palais de Chaillot, voisin du musée de l’Homme ! J’imagine dame Eleanor retrouvant dans ses bagages l’éventail de plumes de grues porte-bonheur venu de Chine – serait-ce un cadeau diplomatique de Tchang Kaï-chek pendant la conférence du Caire en 1943 ? C’est le plus vraisemblable. L’éventail est resté dans les réserves, ainsi que d’innombrables objets donnés par de naïfs et généreux donateurs, pauvres objets privés d’exposition publique, tristement enfermés. Je les plains. Juin 2006. Une semaine avant l’ouverture, nous étions dans l’agita- tion. Stéphane Martin me confia la visite du musée avec des associations de handicapés pour vérifier si tout était en ordre. Pas du tout ! Ici une bosse rendait impossible l’avancée des fauteuils roulants, là une bande de plastique leur barrait le chemin, à l’entrée administrative, une volée d’une dizaine de marches ressemblait à une porte fermée… Je notais fébrilement. Ils avaient tous raison. La France n’a toujours pas rattrapé son invraisemblable retard pour faciliter la vie des handicapés. Le jour J arriva. 23 juin. Les artistes aborigènes d’Australie qui avaient peint les plafonds étaient sur leur trente-et-un, coiffure de plumes et habit de feuilles sur le corps nu. Dans le théâtre qui allait s’appeler Claude-Lévi-Strauss, Jacques Chirac était déjà devant son pupitre quand un très vieux monsieur s’avança en tremblant ; c’était lui. Lévi-Strauss reçut une ovation debout. Plus tard, en novembre 2008, le jour de ses 100 ans, Stéphane Martin m’avait chargé de ras- sembler des lecteurs de son œuvre au milieu des collections. Avec Mar- got Chancerelle, aujourd’hui directrice de la production au Théâtre de l’Europe, nous rassemblâmes cent textes et cent lecteurs, pourvus d’un répétiteur inattendu, Daniel Mesguich. Lecteurs et lectrices de tous les âges, de toutes professions, illustres ou inconnus, debout dans l’obscure clarté où veillaient le mât haïda, des poteaux peints austra- liens, d’immenses statues d’Océanie, les masques dogons et les hauts tambours africains… On attendait deux cents personnes, et il en vint douze mille, assises par terre jusqu’à 2 heures du matin en écoutant lire du Lévi-Strauss. C’était beau.

112 JUIN 2016 JUIN 2016 chicanes et merveilles sur les bords de la seine

J’ai appelé « Université populaire », selon la tradition française des années du Front populaire, la trentaine de conférences que je programme chaque année pour approcher ce qu’Antoine Vitez appe- lait « le théâtre des idées ». Nous avons commencé par analyser en quatre ans, ligne à ligne, le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme, si peu respectée, si mal connue. Ce théâtre est magique. Régis Debray nous y a éclairés sur les dix ans d’absence de Jacques Vergès – basé à Pékin, chargé du recrutement des intellec- tuels ; Béchir ben Yahmed, directeur de Jeune Afrique, nous a raconté ses négociations sucrières avec le Che au lendemain de la révolu- tion castriste, Élisabeth Roudinesco n’a parlé que photographie et cinéma, Natalie Dessay parla théâtre, Dominique Blanc de Patrice Chéreau, et Patrice Chéreau de son œuvre. Récemment, nous avons fait connaissance avec les love dolls japonaises et la polyandrie. On découvre, on prospecte. On ne se repose pas sur de vieilles idées. Le monde est vaste encore. Il y a eu tant d’expositions temporaires que je ne suis pas certaine de les avoir toutes vues. Ascétique, comme « Les Arctiques » ; foi- sonnante, comme « Maîtres du désordre » ; d’une violente beauté sexuelle, comme « Sepik. Arts de Paouasie-Nouvelle-Guinée » ; sub- versives, comme les marquises décapitées de Yinka Shonibare (« Jar- din d’amour ») ; innovante, comme « Persona. Étrangement humain », que vient d’organiser le jeune Emmanuel Grimaud sur les robots, avec Anne-Christine Taylor-Descola, qui dirigea longtemps la recherche au musée. Sans oublier la toute première exposition, agencée par Ger- main Viatte, « D’un regard l’Autre », remplie de XVIe siècle, caravelle d’or de Charles-Quint, tentures de plumes, coupe des Habsbourg en corne de rhinocéros, gigantesques costumes de deuil de Tahiti, objets si rares que Lévi-Strauss la visita un jour de fermeture, marchant à peine, le plus souvent assis, émerveillé par ces rassemblements d’une lourde histoire de conquêtes et de libérations qu’il n’aurait jamais cru voir de ses yeux, disait-il. Le musée du quai Branly n’est pas le musée des arts premiers, et pour une bonne raison : l’art premier n’existe pas. Cette poé- tique invention de Malraux n’a pas de sens. Les peuples ne sont pas

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« ­primitifs », ni « premiers », ni aborigènes ni rien de tout cela. Pour adopter en 2009 la Déclaration des droits des peuples dits « pre- miers », l’Organisation des nations unies a fixé le vocabulaire, même un peu maladroitement : indigenous en anglais, « autochtone » en français. Les peuples qui abondent en chefs-d’œuvre de savoir et de beauté sont bien vivants ; ils sont nos contemporains, leurs œuvres sont désormais signées. Nous avons affaire à des artistes. Quant au nom du musée, il est jusqu’à ce jour « musée des Arts et Civi- lisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques ». Tout le monde savait qu’il s’appellerait un jour « musée Jacques-Chirac », car nous le devons à son entêtement, à sa révolte, à son anticolonia- lisme viscéral.

1. Jacques Kerchache, les Chefs-d’œuvre du monde entier naissent libres et égaux, Adam Biro, 1990.

114 JUIN 2016 JUIN 2016 l’avenir incertain de l’économie iranienne › Annick Steta

e 16 janvier 2016, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a annoncé que l’Iran avait tenu les premiers engagements pris dans le cadre de l’accord sur l’abandon de son programme nucléaire militaire. Cet accord avait été conclu le 14 juillet 2015 avec les cinq Lmembres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies et l’Alle- magne (groupe P5+1). Douze ans de négociations ont été nécessaires pour obtenir ce résultat. La communauté internationale a, dès 2002, soupçonné l’Iran de vouloir se doter de l’arme nucléaire. Or le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires de 1968, que l’Iran a signé et ratifié, a réservé la détention de ces armes aux cinq pays ayant fait explo- ser un engin nucléaire avant le 1er janvier 1967 : les États-Unis, l’Union soviétique, le Royaume-Uni, la France et la Chine (1). Des inspections conduites par l’AIEA ayant confirmé que Téhéran cherchait à mettre au point des armes de destruction massive, des pourparlers ont été enga- gés en 2003 à l’initiative de la France, de l’Allemagne et du Royaume- Uni afin de convaincre l’Iran d’abandonner son programme nucléaire militaire. Les négociateurs européens furent rejoints en 2006 par les États-Unis, la Chine et la Russie. L’élection en 2005 de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la République islamique d’Iran ralentit l’avancée des discussions : tenant d’une ligne dure, celui-ci annonça en

JUIN 2016 JUIN 2016 115 études, reportages, réflexions

2006 que l’« Iran [avait] rejoint les pays nucléaires » et rejeta les propo- sitions visant à obtenir du gouvernement de Téhéran l’abandon du pro- gramme d’enrichissement d’uranium en échange d’un accord de coopé- ration économique et technologique. C’est seulement après l’arrivée au pouvoir en juin 2013 de son successeur, Hassan Rohani, issu du camp des réformateurs et des modérés, que les négociations purent véritable- ment reprendre. L’intensification des pourparlers aboutit à l’adoption, le 14 juillet 2015, d’un accord reposant sur la limitation du programme nucléaire iranien pendant une durée de dix ans au moins, un renfor- cement des contrôles et la levée des sanctions internationales. L’objec- tif principal de ce texte consiste à garantir que le temps nécessaire à la production de la quantité d’uranium enrichi suffisante pour fabriquer une arme nucléaire (breakout time) soit d’au moins un an pendant une

durée de dix ans. Cette mesure est destinée Annick Steta est docteur en sciences à donner à la communauté internationale la économiques. possibilité matérielle de réagir efficacement › [email protected] à une éventuelle reprise du programme nucléaire militaire iranien (2). Pendant les quinze prochaines années, l’Iran ne pourra pas dépasser un taux de 3,67 % d’enrichissement de l’uranium (3). Ses stocks d’ura- nium enrichi seront par ailleurs strictement limités. L’Iran ne pourra pas conserver sur son territoire plus de 300 kilogrammes d’uranium enrichi à moins de 3,67 % sous forme d’hexafluorure d’uranium. L’excédent devra être exporté ou dilué. Quant à l’uranium enrichi au-delà de 3,67 %, il devra être expédié hors d’Iran ou dilué, à l’exception de l’ura- nium contenu dans le combustible du réacteur de recherche de Téhéran. Le réacteur nucléaire à eau lourde d’Arak subira enfin des modifications destinées à lui interdire de produire du plutonium à usage militaire. En échange du renoncement à son programme nucléaire militaire, l’Iran a obtenu la levée d’une large part des sanctions économiques et financières infligées par la communauté internationale et devenues de plus en plus handicapantes au fil des ans. Certaines des restrictions aux échanges imposées à Téhéran ont été mises en place il y a plus de trente ans. Après l’éclatement de la révolution de 1979, qui aboutit à la chute du chah Mohammad Reza Pahlavi et à l’avènement de la République islamique d’Iran, et qui fut marquée par la détention de cinquante-

116 JUIN 2016 JUIN 2016 l’avenir incertain de l’économie iranienne

deux diplomates et civils américains dans les murs de l’ambassade des États-Unis à Téhéran de novembre 1979 à janvier 1981, Washington mit un terme à l’importation de la quasi-totalité des biens en prove- nance d’Iran. Au milieu des années quatre-vingt-dix, le gouvernement américain accrut la pression qu’il exerçait sur Téhéran en interdisant à ses ressortissants d’investir en Iran et en sanctionnant toute entreprise étrangère investissant plus de 20 millions de dollars par an dans le sec- teur énergétique iranien. Une dizaine d’années plus tard, lorsque l’Iran redémarra son programme d’enrichissement d’uranium, le Conseil de sécurité des Nations unies imposa un embargo sur la vente de matériels et de technologies nucléaires ainsi que sur la vente de tout type d’armes à l’Iran. À cet embargo vinrent s’ajouter des sanctions économiques adoptées par les États-Unis, le Canada et les pays membres de l’Union européenne. Tandis que Washington privait d’accès au système bancaire américain plusieurs banques iraniennes ainsi que des institutions ayant des liens avec les Gardiens de la révolution islamique (Pasdaran) (4), l’Union européenne gelait des actifs financiers iraniens et compliquait considérablement les échanges commerciaux avec l’Iran en imposant des inspections méticuleuses sur les importations en provenance de ce pays et les exportations qui lui étaient destinées. Au début des années deux mille dix, le Royaume-Uni mit un terme aux relations entre les établissements financiers britanniques et les banques iraniennes. Les États-Unis et le Canada renforcèrent quant à eux les sanctions infligées aux entreprises commerçant avec le secteur énergétique iranien. Le gou- vernement américain alla plus loin encore en interdisant aux établisse- ments financiers étrangers de réaliser des transactions pétrolières avec la banque centrale iranienne, par laquelle transite la majorité des paie- ments relatifs à ce secteur d’activité. Enfin, l’Union européenne mit en place un embargo sur les importations pétrolières en provenance d’Iran. Après l’entrée en vigueur de cette mesure, le 1er juillet 2012, les expor- tations iraniennes de pétrole chutèrent de plus de 30 % en volume (5). La mise en œuvre par l’Iran de l’accord du 14 juillet 2015 a autorisé la levée des sanctions économiques imposées à Téhéran afin de contraindre le pays à abandonner son programme nucléaire militaire (6). Certaines sanctions bilatérales, qui ne sont pas concernées par cet accord, pour-

JUIN 2016 JUIN 2016 117 études, reportages, réflexions

raient par ailleurs être assouplies lors des mois ou des années à venir. Les États-Unis envisagent ainsi d’autoriser l’Iran à réaliser des transactions en dollars, ce qui faciliterait considérablement la réinsertion du pays dans le tissu des échanges internationaux (7). Pour le Fonds monétaire international, la levée des sanctions devrait se traduire par une accéléra- tion de la croissance : le produit intérieur brut (PIB) pourrait augmenter de 4 à 5,5 % lors de l’exercice 2016-2017 (8). Cet accès retrouvé aux marchés internationaux ne suffira toutefois pas à guérir les maux dont souffre l’économie iranienne : il devrait au contraire rendre ses fragilités plus évidentes. Les sanctions adoptées à l’égard de l’Iran ont en effet servi d’excuse aux autorités pour expliquer les difficultés dans lesquelles l’économie nationale s’est embourbée. À son arrivée au pouvoir, Has- san Rohani a dû faire face à une situation très dégradée. Le cours de la monnaie iranienne, le rial, se repliait depuis 2010 sur les marchés des changes. Le taux d’inflation était supérieur à 40 %. Quant au PIB, il s’était contracté de près de 7 % en 2012, sous l’effet notamment de l’embargo européen portant sur les exportations iraniennes de pétrole. Le resserrement de la politique monétaire opéré par la Banque centrale d’Iran a permis de ramener le taux d’inflation à un niveau moins extrava- gant : il s’est établi à 11,9 % lors de l’exercice 2015-2016. La croissance économique a renoué avec des valeurs positives, bien que faibles : après avoir rebondi à 3 % en 2014, elle n’a été que de 0,5 % en 2015. Enfin, le gouvernement de Hassan Rohani a réussi non seulement à stabiliser le cours du rial par rapport au dollar, mais aussi à réduire l’écart entre le taux de change officiel et le taux de change constaté sur le marché noir. La dépendance au pétrole constitue la principale faiblesse de l’éco- nomie iranienne. Les réserves prouvées de pétrole dont dispose le pays le classent au quatrième rang mondial. En 2014, cette matière première représentait 17 % du PIB iranien et 30 % des recettes budgétaires. Selon l’économiste Saeed Laylaz, qui a été le conseiller du président Moham- mad Khatami et est resté proche du camp des réformateurs, l’économie iranienne est à la peine lorsque le prix du baril de pétrole passe sous la barre des 70 dollars : au-dessous de ce montant, la croissance écono- mique ralentit et les créations d’emploi sont moins nombreuses. Or le cours du brent (9), qui était voisin de 100 dollars le baril entre 2011

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et 2014, oscillait autour de 40 dollars au printemps 2016. La levée de l’interdiction d’importer le pétrole iranien permettra certes de pomper dans un premier temps 500 000 barils supplémentaires par jour avant de retourner progressivement au niveau de production antérieur à la mise en œuvre des sanctions, soit 3 à 4 millions de barils par jour. Mais cet afflux de brut sur les marchés internationaux pèsera sur le cours du pétrole : une étude conduite par la Banque mondiale estime que l’expor- tation par l’Iran de 1 million de barils supplémentaires par jour pourrait conduire à une baisse de 13 % du prix du baril (10). En l’absence d’un rééquilibrage de l’offre et de la demande de brut au niveau mondial, auquel pourrait contribuer une restriction de la production de l’Organi- sation des pays exportateurs de pétrole (Opep), les gains liés à la reprise des exportations de pétrole iranien demeureront donc limités. Mais la pression à la baisse exercée sur le cours du brut par l’augmentation des exportations iraniennes aurait un impact positif sur les pays importa- teurs de pétrole, dont la facture énergétique se réduirait. La levée des sanctions économiques aura par ailleurs pour consé- quence de diminuer le coût des transactions entre l’Iran et ses parte- naires commerciaux et de dynamiser l’activité industrielle. Le secteur automobile, dont la production est passée de 1,6 million de véhicules par an avant la mise en œuvre des sanctions adoptées en 2012 à 700 000, devrait bénéficier de cette possibilité de retour sur les marchés tiers. Le démantèlement des restrictions pesant sur les mouvements de capitaux favorisera quant à lui le retour des investisseurs étrangers, dont l’apport est indispensable à la modernisation de l’économie iranienne. Celle-ci a en effet fortement pâti de l’isolement lié à la mise en œuvre de sanc- tions économiques de plus en plus contraignantes. Certains secteurs d’activité souffrent de la vétusté des équipements disponibles. C’est notamment le cas des compagnies aériennes, que les sanctions écono- miques privaient de la possibilité d’acheter des appareils occidentaux et des pièces de rechange : elles ont subi plusieurs accidents majeurs lors des dernières années et ont un besoin urgent de renouveler leur flotte. Téhéran entend consacrer une partie des 32 milliards de dollars d’actifs qui avaient été gelés en application des sanctions à l’achat d’avions ainsi qu’à la construction d’aéroports et de voies ferrées (11).

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Bien que l’Iran, qui compte 80 millions d’habitants, constitue un marché attractif aux yeux des investisseurs étrangers, beaucoup d’entre eux hésitent encore à s’y engager en raison de l’instabilité de l’environnement juridique et économique. L’Iran pointe à la 118e place sur 189 du classement Doing business 2016 de la Banque mondiale, qui évalue la qualité de l’environnement des affaires dans un pays donné. La corruption gangrène l’ensemble de l’économie. L’importance du secteur public et parapublic freine par ailleurs le développement du secteur privé, qui contribuerait à la diversifica- tion des exportations et permettrait d’absorber les nouveaux arri- vants sur le marché du travail. Les jeunes Iraniens, qui sont souvent très bien formés, ont en effet beaucoup de mal à trouver un emploi en rapport avec leur qualification. Leur taux de chômage est nette- ment supérieur à celui de l’ensemble de la population, qui est actuel- lement proche de 11 %. Depuis son arrivée au pouvoir, le président Hassan Rohani s’est montré déterminé à libéraliser l’économie iranienne et à l’ouvrir aux échanges internationaux. Mais il se heurte à l’opposition des bénéfi- ciaires de l’économie de rente qui s’est mise en place depuis la révolu- tion de 1979. Certains responsables d’entreprises privées mobilisent leurs relations au sein de l’appareil d’État pour protéger leurs activités. Les Gardiens de la révolution islamique ont quant à eux créé un véri- table empire industriel et commercial parallèlement à leurs activités militaires, ce qui leur confère un poids économique particulièrement important. Il existe par ailleurs des fondations bénéficiant d’un statut extrêmement privilégié : elles échappent largement à la concurrence comme à l’impôt et ne rendent compte qu’au Guide de la révolu- tion. Elles peuvent être divisées en deux catégories : les fondations religieuses chargées de gérer les dons faits par les croyants à des fins sociales, et les fondations créées après la révolution de 1979 pour gérer les biens confisqués aux proches du régime du chah (12). Composé des entreprises dominées par les Pasdaran et des fondations, le secteur parapublic constitue un fardeau pour le reste de l’économie. Mais en raison de l’influence politique de ses dirigeants, il sera difficile de lui retirer les privilèges dont il jouit.

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Il est pour le moment impossible de savoir quel sera le destin de l’Iran : parviendra-t-il à rejoindre les rangs des puissances économiques émergentes, ou restera-t-il durablement pénalisé par l’isolement et la mauvaise gestion qui ont été son lot lors des trois dernières décennies ? En la matière, les mois à venir seront déterminants. Si le gouverne- ment de Hassan Rohani réussit à mettre à profit le climat favorable lié à la levée des sanctions pour poursuivre la libéralisation et l’ouverture de l’économie, ces premiers succès seront portés au crédit du camp des réformateurs et des modérés. Mais s’il échoue, les ultraconserva- teurs, qui ont critiqué l’accord sur le nucléaire de juillet 2015 avant de perdre du terrain lors des élections législatives et des élections à l’As- semblée des experts (13) de février 2016, n’hésiteront pas à exploiter le mécontentement de la population. En renonçant à son programme nucléaire militaire et en obtenant la levée des sanctions économiques et financières, l’Iran a réintégré le concert des nations. Cette avancée ne sera durable que si le président Rohani parvient à maîtriser les ten- sions internes à son pays ainsi qu’à enrayer les appétits de puissance des tenants d’une politique expansionniste susceptible de mettre en péril le fragile équilibre régional.

1. Ces cinq pays – ou, dans le cas de l’Union soviétique, son héritière, la Fédération de Russie – sont membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies. 2. Sur le breakout time, voir : http://www.washingtoninstitute.org/policy-analysis/view/irans-nuclear- ­breakout-time-a-fact-sheet. 3. Le degré d’enrichissement des matériaux fissiles varie selon l’usage auquel ceux-ci sont destinés. L’uranium doit être enrichi de façon à contenir 3 à 5 % d’isotope 235 de l’uranium (235U) pour un usage civil, contre 90 % pour un usage militaire. L’uranium naturel contient 0,71 % de 235U. 4. Le corps des Gardiens de la révolution islamique est une organisation paramilitaire de la République islamique d’Iran dépendant directement du Guide de la révolution, le plus haut responsable politique et religieux du pays. 5. Sur les sanctions imposées à l’Iran, voir : Elena Ianchovichina, Shantayanan Devarajan et Csilla Laka- tos, « Lifting economic sanctions on Iran: Global effects and strategic responses », World Bank, Policy Research Working Paper, n° 7549, février 2016, p. 6-7. 6. L’embargo sur les armes décidé par les Nations unies restera quant à lui en vigueur jusqu’en 2020 pour les armes conventionnelles et le matériel connexe, 2023 pour les articles, matières et technologies en lien avec le programme nucléaire posant un risque de prolifération, et 2025 pour les articles et technologies en lien avec le programme de missiles balistiques. Voir sur ce point : http://www.grip.org/fr/node/1517. 7. Jay Solomon, « U.S. moves to give Iran limited access to dollars », The Wall Street Journal, 1er avril 2016. 8. Le calendrier iranien est décalé par rapport au calendrier grégorien : l’année du calendrier iranien com- mence à l’équinoxe de printemps, qui a lieu entre le 19 et le 21 mars du calendrier grégorien. 9. Le brent sert de brut de référence au niveau mondial. 10. Elena Ianchovichina et al., op. cit., p. 4. 11. « Waiting for the peace dividend », The Economist, 23 janvier 2016, p. 27. 12. Thierry Coville, « Une économie en attente de réformes substantielles », Questions internationales, n° 77, janvier-février 2016, p. 75. 13. Composée de 88 religieux élus pour huit ans, l’Assemblée des experts élit le Guide de la révolution et peut le révoquer.

JUIN 2016 JUIN 2016 121 Le Projet Européen : paradoxes de relance › Pasquale Baldocci

epuis le Conseil de Maastricht en décembre 1992, la promotion de la Communauté en Union euro- péenne et le lancement de l’euro, le projet européen aborde un long et lent déclin, que le drame politique et humanitaire des migrants achève de placer en assez Dmauvaise posture. Ce dessein ressemble à une princesse plongée dans un sommeil profond que nul n’ose interrompre, craignant de provo- quer un accès de colère et un assaut de reproches. Tout au contraire, la mondialisation prospère rapidement dans la stupeur, l’effarouchement ou l’indifférence : pour sa part l’histoire avance sans attendre le bon ou le mauvais plaisir des Européens, éba- his par l’ampleur des nouvelles invasions et perdus dans les replis de leur étroit lit de Procuste. Le réveil d’une Russie qui se sent encerclée et qui songe à une revanche, les chaos du Proche-Orient, la récession en Chine et la reprise de sa rivalité avec le Japon, le fléau des conflits asymétriques et du terrorisme qui en résulte ne réussissent pas à distraire les Européens de leurs querelles de famille et des relents d’un populisme qui se farde de nationalisme et de défense inavouée de la race.

122 JUIN 2016 JUIN 2016 études, reportages, réflexions

« Quo vadis, Europa ? » La question ne trouve pas de réponse, mais suscite une inquiétude justifiée parmi ceux qui ne sont pas troublés par l’obsession des équilibres budgétaires et par l’épouvantail de la dette. L’esprit des Robert Schuman, Alcide De Gasperi, Konrad Ade- nauer, Paul-Henri Spaak, François Mitterrand et Helmut Schmidt, mis en éveil par Altiero Spinelli et Jean Monnet, semble avoir été suf- foqué par la réunification de l’Allemagne, la débâcle de l’URSS et l’implosion de la Yougoslavie, dernier rempart d’un socialisme éclairé et unificateur. « Europe, que nous veux-tu ? », se demandent ceux qui se perdent dans la recherche d’une identité spécifique, en ignorant qu’elle ne fait que s’affirmer fortement depuis Giuseppe Mazzini et Victor Hugo et, de nos jours, par des historiens et des philosophes tels que Jürgen Habermas. D’autres, détracteurs ou non, soutiennent que le projet européen est victime de ses nombreux paradoxes : son acte de naissance, enregistré le 9 mai 1950 dans le salon de l’Horloge du Quai d’Orsay par une France renaissante, dans la tradition de Mon- tesquieu, de Voltaire, de Rousseau et des romantiques, est peu après contredit par le refus de la Communauté de défense, premier faux pas d’une suite de rejets qui culminent au référendum de mai 2005. Quant à la vision européenne de Berlin, ancrée à une comptabilité d’État en bon ordre, elle ne va pas au-delà d’une Union ressemblant trop à une république fédérale à l’échelle du continent, inacceptable par ses partenaires. Les Italiens se plaisent et s’attardent dans les détours d’un bavardage suranné qui rappelle les doutes de Hamlet. Les Anglais enfin n’ont aucune raison de se récrier, car l’Europe actuelle, en tant que fief anglo-atlantique placé sous l’égide Pasquale Baldocci est ancien protectrice américaine, est assurément la ambassadeur d’Italie, chargé de meilleure solution que Londres puisse espé- conférences aux universités de rer. En attendant, eurosceptiques et euro- Florence, de Trieste et de Pérouse. phobes, porteurs de voix non négligeables pour la survie électorale de gouvernements nationaux aussi veules que peu imaginatifs, battent le rappel de tous les mécontents qui font des institutions de Bruxelles des boucs émissaires inespérés, auxquels attribuer les pires erreurs commises en politique intérieure.

JUIN 2016 JUIN 2016 123 études, reportages, réflexions

Qu’allons-nous donc devenir, dans cette foire d’empoigne déver- gondée et insolente ? De nombreux regards restent tournés vers la France, où tout avait commencé mais qui se tait obstinément, comme si la réunification allemande avait mis fin à un espoir d’hégémonie française sur une Europe intégrée politiquement. « Il n’est bon bec que de Paris », affirme François Villon, premier poète d’une Europe (féminine) des nations. C’est justement dans notre culture commune, creuset où la conscience européenne se bâtit depuis la Renaissance, que nous pouvons trouver les leviers essen- tiels à une affirmation communautaire, arc-boutant de la cathédrale à construire : elle ne sera ni romane, ni gothique, ni baroque, mais « mondialisante » et aura comme clé de voûte, centre de gravité et d’harmonisation la synthèse entre mondialisation et régionalisation. En fait, l’Europe des régions existe déjà, subrepticement et discrète- ment, et se porte mieux que celle des États, sans que les gouverne- ments paraissent s’en apercevoir. En parallèle, les écoles et les universités jouent un rôle de pre- mier plan : en 2003 les étudiants de l’université de Trieste organisent une conférence sur le thème « Pour une Europe nouvelle dans le contexte global » et publient le « Manifeste de Gorizia », proclamé dans le château qui domine la ville. Peu après, le lycée européen d’Udine, soutenu par l’Académie européenne du Frioul et de la Vénétie julienne, lance un programme d’action pour une fédération européenne d’États-nations. En 2010, l’université et la municipa- lité de Florence animent un procès simulé où les gouvernements de l’Union européenne figurent en accusés, et prononcent un réquisi- toire contre leur inertie prolongée. De nos jours, l’immobilisme officiel est brutalement secoué par le flot croissant de migrants, généralement mal accueillis, car il rappelle le désarroi provoqué par le complexe du « plombier polonais », aggravé par la persistance d’un chômage élevé, surtout dans la jeunesse. Dans la confusion et la mauvaise humeur des opinions publiques on oublie les bienfaits qu’une immigration adroitement intégrée apporterait à une Europe en baisse démographique et où de nombreux jeunes qua- lifiés décident de partir pour l’étranger. La difficulté de trouver une

124 JUIN 2016 JUIN 2016 le projet européen : paradoxes de relance

solution communautaire souligne la crise et la paralysie du projet, attaqué de toutes parts sans que soit proposé un plan d’action autre que des compromis au rabais, souvent négociés bilatéralement par les administrations les plus exposées.

Des feuilles de route strictement établies

À l’origine d’une crise qui sévit depuis plus de vingt ans, une frac- ture se précise et s’affirme dans toute son ampleur et sa gravité, entre l’unification économique et l’intégration politique qui aurait dû la renforcer. En 2001, lors des débats de la Convention chargée d’éla- borer un projet de Constitution, le ministre des Affaires étrangères allemand, Jokscha Fischer, avait esquissé le dessein d’une fédéra- tion d’États-nations à établir dans une Union à géométrie variable ou à cercles différenciés : Jacques Chirac et le président italien Carlo ­Azeglio Ciampi avaient donné leur assentiment, après que François Mitterrand eût proposé de former une équipe d’avant-garde, sorte de noyau dur d’une Europe politique. Les prévisions sur l’évolution du projet se sont révélées erronées : Jacques Delors avait préconisé une monnaie commune agissant comme plate-forme de lancement de l’union politique : les jeunes diplomates qui assistaient à la signature des traités de Rome préconi- saient que l’union monétaire représente le couronnement du projet. On oubliait que l’histoire connaît des feuilles de route strictement établies et qu’une devise officielle n’a jamais précédé la fondation d’un État, unitaire aussi bien que fédéral. L’itinéraire financier n’a pas été abandonné pour autant et le plan imaginé par le gouverneur de la Banque centrale Mario Draghi d’injec- ter une masse considérable de liquidités pendant une longue période pour venir en aide aux petites et moyennes industries est une ultime tentative de fournir à l’économie un souffle d’air vivifiant et créer de l’emploi. Le risque est que ces fonds soient absorbés par le système bancaire pour renflouer certains instituts de crédit et n’atteignent les entreprises destinataires qu’en mesure réduite.

JUIN 2016 JUIN 2016 125 études, reportages, réflexions

Le dernier et le plus provocateur des paradoxes est celui suggéré par un groupe d’étude, dans un « Manifeste pour une union poli- tique de l’euro » (1), sorte de révolution copernicienne à l’intérieur de l’édifice bruxellois : la Commission acquiert des pouvoirs politiques, le Conseil se limite à un rôle de Sénat consultatif, à côté d’une Assem- blée composée d’élus des Parlements des États adhérents. Ce dessein heurte de plein fouet les attaques à la supranationalité des institutions européennes et, en tant que tel, se situe au sommet de la pyramide des paradoxes. Mais l’histoire semble se jouer de ces contradictions, qui peuvent parfois exercer une poussée décisive s’ils révèlent leur véritable origine et dévoilent les erreurs du passé. C’est pourtant bien d’une prise de conscience de la réalité que l’Union européenne a un besoin urgent et indéniable : les périls d’une implosion se tiennent aux aguets, alimentés par une déception crois- sante des électorats qui, idéalement du moins, ne semblent pas s’être récriés des valeurs du projet européen, seul aboutissement historique et politique souhaitable à une Europe qui verrait poindre à l’intérieur de ses anciennes frontières grand ouvertes un nouvel humanisme répandu par la mondialisation. Vers 320 avant Jésus-Christ, le poète grec Callimaque, premier directeur de la bibliothèque fondée par Alexandre, exhortait ses dis- ciples par ces mots :

« Empruntez les chemins que les chars ne parcourent pas ; ne suivez pas les traces d’autrui ; ne préférez pas les allées larges aux sentiers secrets, même si leur approche est étroite. »

1. « Manifeste pour une union politique de l’euro », le Monde, 16 février 2014.

126 JUIN 2016 JUIN 2016 Face à la barbarie : l’art en France des années trente aux années cinquante › Robert Kopp

eu à peu, la vision manichéenne des années les plus noires du XXe siècle, qui courent de l’accession au pouvoir de Hitler à la mort de Staline, fait place à une appréciation plus différenciée de cette période où rien n’est simple. Grâce à l’incessante publication de témoi- Pgnages, toujours plus nombreux, nous pénétrons peu à peu dans le laby- rinthe des relations politiques, diplomatiques, artistiques, changeant sans cesse au gré de Robert Kopp est professeur de littérature française moderne à l’évolution de la situation intérieure et inter- l’université de Bâle. Dernières nationale. En attendant la suite du Journal de publications : Baudelaire, le soleil Maurice Garçon, voici la réédition de Sou- noir de la modernité (Gallimard, 2004), Album André Breton venirs d’une ambassade à Berlin (1931-1938) (Gallimard, coll. « Bibliothèque de d’André François-Poncet (1) et le deuxième la Pléiade », 2008), Un siècle de volume du Journal d’Hélène Hoppenot, cou- Goncourt (Gallimard, 2012). › [email protected] vrant les années 1936 à 1940 (2), qui nous apportent un précieux complément d’information. Nous est ainsi rappe- lée cette exposition d’art français, voulue par le Front populaire et orga- nisée par Robert Rey, qui eut lieu à Berlin, en juin et juillet 1937, et à

JUIN 2016 JUIN 2016 127 études, reportages, réflexions

laquelle participaient – à défaut de Pablo Picasso, exclu en raison de sa nationalité – Henri Matisse, Georges Braque, Fernand Léger, Maurice de Vlaminck, André Derain, les premiers faisant partie de ceux qui, la même année, allait être stigmatisés, à travers tout le Reich, comme artistes « dégénérés », les seconds participant, le 30 octobre 1940, au voyage en Allemagne organisé par les forces d’occupation. François-Poncet, agrégé d’allemand et auteur d’une thèse sur les Affinités électives de Goethe, ne se faisait aucune illusion sur les intentions belliqueuses du Reich ni sur sa politique raciale. Aussi cette exposition d’art français – fort éclectique, bien qu’elle fût préparée par un inspecteur des Beaux-Arts hostile à l’art abstrait – pouvait-elle apporter un petit souffle de liberté dans une Alle- magne étroitement surveillée. Hitler – confondant, aux dires de Fran- çois-Poncet, impressionnisme et cubisme, deux manifestations, à ses yeux, de l’esprit juif – était néanmoins présent à l’inauguration. Ce que François-Poncet observe depuis Berlin, Hélène Hoppenot l’analyse depuis Paris, où elle se retrouve après une longue absence en Chine. Plus politiques et littéraires qu’artistiques, ses notes nous res- tituent ses entretiens avec Saint-John Perse, se plaignant de la veulerie de ses supérieurs, incapables de résister aux provocations de Hitler, mais aussi avec le maurrassien Abel Bonnard, partisan d’un rappro- chement avec l’Allemagne.

Tradition et avant-garde entre Résistance et collaboration

Peu à peu donc, cette vision binaire de l’histoire sévissant encore dans certains manuels, qui veulent nous faire croire que l’histoire est un combat entre le bien et le mal, fait place à des vues plus nuancées et des appréciations plus différenciées. Il est vrai que le terrain a été préparé depuis longtemps pour ceux qui voulaient ne pas se contenter de la doxa du politiquement correct. Comme les travaux menés avec patience et obstination depuis trente ans et plus par Jean Clair, articles, livres, expositions confondus (3). Ils sont poursuivis par Stéphane Guégan, qui a publié l’an dernier un excellent panorama de cette période trouble et troublante, dont l’ombre portée est perceptible jusqu’à aujourd’hui.

128 JUIN 2016 JUIN 2016 face à la barbarie : l’art en france des années trente aux années cinquante

Riche de cent cinquante illustrations, ce fort volume intitulé « 1933-1953. L’art en péril, cent œuvres dans la tourmente » (4) offre en huit chapitres et une centaine de tableaux et de sculptures une vue d’ensemble aussi limpide que bien informée d’une époque qui a vécu la descente aux enfers d’une Europe à peine revenue du cauchemar de sa première tentative de destruction globale (5). L’intérêt de Stéphane Guégan pour cette période décisive ne date pas d’hier. En marge d’études et d’expositions consacrées à Stendhal, Théophile Gautier, Charles Baudelaire, Jean-Auguste Ingres, Eugène Delacroix, Gustave Courbet ou Édouard Manet, il avait déjà collaboré, en 1997, à un petit ABCdaire des années 1930 (Flammarion, Paris-Musée), puis, en 2012, à un ouvrage beaucoup plus important, les Arts sous l’Occupation. Chronique des années noires (6). Par ailleurs, il n’a jamais caché son très vif intérêt pour certains écrivains de cette période, notamment pour Louis Aragon et Pierre Drieu La Rochelle, frères puis ennemis qui, à leurs débuts, partageaient bien plus que leurs seules inclinations surréalistes avant de chercher un succédané de salut, l’un dans le communisme, l’autre dans le fascisme. Rien n’est simple, ni au moment où, vers 1930 – Brasillach est un des premiers à le noter –, l’après-guerre bascule dans un nouvel avant- guerre, ni pendant l’Occupation et encore moins au moment de la Libération. Plus sensibles aux événements que d’autres, plus exposés aussi, les artistes et les écrivains, lorsque les fascistes arrivent au pou- voir, accusent le choc. Individuellement, comme Victor Brauner, qui fait dès 1934 un portrait de Hitler en monstre dépecé par ses propres instruments de torture, ou collectivement, dans le cadre de l’Associa- tion des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), dirigée alors par Aragon, de son mensuel culturel, Commune, ou son Salon des peintres révolutionnaires organisé à la porte de Versailles en janvier-février 1934, alors que les ligues de droite et d’anciens combattants manifes- taient contre le régime parlementaire. Une exposition qui réunit des artistes appartenant à différentes générations et à différents styles, de Paul Signac à Fernand Léger, de Frans Masereel à Maurice Estève, de Jean Lurçat à Édouard Pignon.

JUIN 2016 JUIN 2016 129 études, reportages, réflexions

Dénonciation du mal, mais aussi fascination pour la force. Yves Brayer rapporte de ses années passées à la villa Médicis, à Rome, une série de tableaux qu’il expose avec succès la même année à la galerie Charpentier, dont un Portrait de Mussolini qui s’inscrit dans la tradition du portrait, de David à Manet, et qui fut aussitôt acheté par l’État français. L’heure était aux accords Laval, c’est-à-dire au rapprochement de la France et de l’Italie pour faire front commun contre l’Allemagne... Brayer fait partie des nombreux artistes figuratifs injustement oubliés par tous ceux qui de la peinture du XXe siècle ne connaissent que le cubisme, le surréalisme et l’abstraction. Stéphane Guégan montre à juste titre quelle a été l’importance de la tradition réaliste, du retour au sujet, au portrait, au métier, tels que le pratiquait par exemple le groupe Forces nouvelles, autour de Henri Héraut, Robert Humblot, Henri Jannot, Pierre Tal Coat et d’autres. Tous réagissent, chacun à sa manière, aux sollicitations de l’histoire, même s’ils ne se sont pas hissés au niveau de Guernica. L’histoire de la peinture, c’est aussi l’histoire des institutions qui la font voir, les musées et les galeries, les expositions internationales, les grandes rétrospectives et les éphémères manifestations d’avant- garde. En conservateur avisé, Stéphane Guégan leur accorde la place qui leur revient et souligne leur rôle dans le développement d’une œuvre ou d’une carrière d’artiste. Il n’est pas indifférent que Guer- nica ait été une commande du gouvernement républicain espagnol pour l’Exposition internationale des arts et des techniques appliqués à la vie moderne de 1937 – le titre exact annonce un programme qu’on aurait tort de ne pas prendre en compte –, ni que Raoul Dufy ait été chargé d’orner les murs du Palais de Chaillot à la même occa- sion par la Fée électricité. De même, il n’est pas sans importance que, parallèlement à l’Exposition internationale, au Petit Palais, se soit tenue une expo- sition « Les maîtres de l’art indépendant, 1895-1937 », mais sans Henri Matisse, Georges Braque ni Pablo Picasso, qui, relégués au sous-sol, préféraient rejoindre Vassily Kandinsky, František Kupka, Hans Hartung, les dadaïstes et les surréalistes au Jeu de Paume, où

130 JUIN 2016 JUIN 2016 face à la barbarie : l’art en france des années trente aux années cinquante

Yvonne Zervos organisait une « exposition d’art international indé- pendant ». Mais c’est sans doute l’exposition de Jean Cassou, « L’art cruel », à la galerie Billiet-Worms, qui fut le plus en phase avec les événements. L’exposition surréaliste de 1938 à la galerie des Beaux-Arts retrouve ainsi le contexte qui fut le sien et l’on comprend mieux à quel point le mouvement était marginalisé et comment il a réussi à se reconstituer dans l’exil, la première exposition, « Artists in exile », ayant lieu à la galerie Pierre Matisse à New York, en mars 1942, six mois avant celle, devenue mythique, de Peggy Guggenheim, « Art of this Century », qui a révélé le surréalisme aux Américains. Stéphane Guégan insiste à juste titre sur l’étrange libéralisme qui, en France, contrairement à l’Allemagne et à la Russie, continuait à régner jusque sous l’Occupation. Certes, beaucoup d’artistes qui avaient cru trouver refuge en France sont devenus « indésirables ». Un important chapitre leur est consacré. Quelques-uns ont réussi à se cacher, d’autres ont réussi à fuir, souvent après avoir été inter- nés, comme Max Ernst et Hans Bellmer, au camp des Milles, où Bellmer a fait le portrait de son ami en débris de briques. D’autres encore sont morts en déportation, comme Otto Freundlich ou Felix Nussbaum. Certes, il y eut des artistes, comme des écrivains, qui ont participé aux voyages de propagande organisés par l’occupant en Allemagne hitlérienne, mais d’autres, comme Louis Haute- cœur, secrétaire général des Beaux-Arts, en rouvrant le musée d’Art moderne en 1942, ont pu déclarer : « La France n’a pas été vaincue sur le terrain artistique. » Il est vrai qu’il a fini par être révoqué pour « refus permanent de collaboration »… Tout au long de ces années, des échanges subtils se font entre nova- teurs et gardiens de la tradition, entre l’ordre et l’aventure, comme le disait jadis Apollinaire. La nouveauté n’est pas toujours là où on croit la trouver et certaines réputations sont peut-être aussi surfaites que sont méconnus aujourd’hui, après des années de gloire, un André Lhote ou un Georges Rouault, pour ne citer que ces deux exemples. Il n’empêche que se maintiennent à travers tout Picasso, Matisse, Miró, Giacometti, Braque. Or on les comprend mieux dans le contexte non

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seulement artistique mais aussi politique de leur temps. Dans cette époque pleine de bruit et de fureur, chacun devait répondre aux solli- citations de l’heure, sinon choisir son camp.

1. André François-Poncet, Souvenirs d’une ambassade à Berlin (1931-1938), préface de Jean-Paul Bled, Perrin, 2016. 2. Hélène Hoppenot, Journal. 1936-1940 « Hitler sait attendre. Et nous ? », Éditions Claire Paulhan, 2016. 3. Dont « Les réalismes entre révolution et réaction, 1919-1939 », Centre Pompidou, 1980 ; « L’apocalypse joyeuse. Vienne, 1880-1938 », Centre Pompidou, 1986 ; « Les années 1930. La fabrique de “l’Homme nou- veau” », musée des Beaux-Arts du Canada, catalogue Gallimard, 2008. 4. Stéphane Guégan, 1933-1953. L’art en péril. Cent œuvres dans la tourmente, Hazan, 2015. 5. Dernier volume d’un triptyque dont les premiers volets sont Cent tableaux qui font débat (Hazan, 2013) et Cent tableaux à éclipse. La peinture, son public et les caprices du goût (Hazan, 2014), il suit la même méthode d’une histoire de l’art par l’exemple, partant des œuvres et non pas des artistes, ponctuée par une série de tableaux emblématiques replacés dans leur contexte. 6. Stéphane Guégan, Guillaume Picon et Claude Pommereau, les Arts sous l’Occupation. Chronique des années noires, TTM Éditions, 2012.

132 JUIN 2016 JUIN 2016 littérature

134 | Portraits de novembre › Olivia Rosenthal

140 | Frankenstein, deux cents ans plus tard › Michel Delon

147 | Affaire Millet, suite... › Marin de Viry

152 | Ludovic Janvier et sa langue vivante › Patrick Kéchichian

155 | Henri Michaux ou l’art d’éconduire › Olivier Cariguel

158 | Nouvelles du capitalisme › Frédéric Verger

162 | L’aristo est-il entré dans la moulinette ? › Marin de Viry Portraits de novembre › Olivia Rosenthal

L’auteure de Que font les rennes après Noël ? (Verticales, 2010, Prix du livre inter 2011) revient sur ses rencontres autour des attentats terroristes de novembre 2015 et retrouve les thématiques centrales de son œuvre : comment on se libère de la souffrance, comment on trouve sa voie.

ai rencontré Daniel dans un café place de la République. Dans mon souvenir, il portait une casquette en tweed, il était grand et mince, parlait avec une certaine lenteur et une grande douceur dans la voix. J’ai découvert ensuite J’que beaucoup de Rwandais s’exprimaient avec ce même débit comme s’il fallait peser ses mots, ne pas révéler trop de soi, être toujours prêt à l’esquive. Daniel n’est pas du genre à prendre la parole en premier. Il écoute attentivement ses interlocuteurs et ponctue leurs discours de vibrations vocales qui sont proches de l’assentiment mais qui ne vont jamais jusqu’à être articulées en un « oui » franc. C’est comme le petit bourdonnement émis au bout du fil par un auditeur qui veut manifester que la distance ne l’empêche pas d’être présent. Daniel manifeste discrètement sa présence. Il s’échappe dès qu’on cherche à connaître exactement son point de vue, il est insaisissable. Il a survécu au génocide des Tutsis rwandais en fuyant au Burundi

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puis en Europe. C’est un rescapé qui est désormais devenu en par- tie étranger à son pays (il vit en Europe). Comme beaucoup d’exi- lés, il a une double appartenance et sans doute une double manière de penser. Dès qu’une situation se révèle inconfortable, il se faufile dans le mince interstice ménagé entre ses deux identités. Les portes et les murs s’ouvrent pour lui seul et on le voit alors disparaître par une petite brèche sans pouvoir le suivre. Daniel vit dans un monde à la Haruki Murakami, où les personnages sont à la frontière entre ici et là et passent Olivia Rosenthal est écrivaine et professeure de littérature à Paris VIII. constamment d’un monde à l’autre. On Derniers livres parus : Mécanismes de n’est jamais sûr de partager un moment survie en milieu hostile (Verticales, avec Daniel car entre chaque rencontre et 2014) et Toutes les femmes sont des Aliens (Verticales, 2016). même pendant une rencontre avec lui, il peut à tout moment être aspiré ailleurs avant qu’on ait eu le temps de protester ou de faire le moindre geste pour le retenir. De toute façon, le retenir n’aurait pas beaucoup de sens, il trouverait, s’il se sentait pris au piège, un moyen de se soustraire. En octobre dernier, je devais travailler avec Daniel à Kigali mais il n’est pas venu. Pendant quelques jours je l’ai attendu. Mais au bout d’un certain temps, j’ai compris qu’il ne viendrait pas. J’ai pensé sou- vent à lui pendant ce séjour. Aux raisons profondes qu’il devait avoir de ne pas être là. Je me suis sentie trahie. Je le lui ai dit. Il n’a pas compris. Je suppose que ce verbe, « trahir », était un peu extrême en la circonstance et que les trahisons qu’il avait connues jadis avaient eu des conséquences autrement plus lourdes que ce petit désistement de dernière minute.

Le 13 novembre, à 10 heures du soir, j’étais dans le métro, à Paris. La station République était fermée au public « sur ordre préfectoral ». Je suis donc descendue à Strasbourg-Saint-Denis. J’ai tout de suite senti qu’il se passait quelque chose. J’ai vu des gens se précipiter dans les escaliers, j’ai entendu des courses et de drôles de hurlements, l’am- biance était électrique. En montant vers la sortie, j’ai croisé plusieurs personnes qui pleuraient. Je me suis approchée d’un jeune homme, adossé à la rampe des escaliers. Il se tenait entre l’intérieur et l’extérieur­

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des souterrains. Il devait avoir une vingtaine d’années, était légère- ment débraillé, le visage froissé, les cheveux hirsutes, et semblait sortir d’un rêve agité. Les syllabes se bousculaient sur ses lèvres, ses yeux se déplaçaient sans cesse d’un point à un autre comme s’il craignait que quelqu’un (son fournisseur ? un ennemi de fraîche date ?) ne surgisse pour le frapper. Quand je lui ai demandé ce qui se passait, il m’a dit qu’il y avait des terroristes un peu partout, que ça tirait dans tous les sens, que j’avais intérêt à me cacher vite fait, c’était un sacré bordel. Je ne l’ai pas vraiment cru, d’autant qu’il n’avait pas l’air, malgré la précipitation de son débit, de se mettre en mouvement pour s’abriter. Pourtant, le jeune homme de Strasbourg-Saint-Denis ne m’avait pas menti. Rétrospectivement je me demande ce qu’il faisait là, sentinelle décalée postée à l’entrée d’une bouche d’ombre dans un état contra- dictoire où se mêlaient la fébrilité, la crainte et la curiosité. Je ne sais pas s’il est resté à son poste, à l’arrière du théâtre des opérations, pour sonder l’état de sidération qui s’emparait de la ville, s’il a renseigné les passants, s’il est venu en aide à ceux qui, en état de choc, erraient dans les rues, s’il a couru, s’il a eu froid ou peur ou pitié, s’il a retrouvé un ami, un dealer, une amoureuse ou s’il les a espérés en vain. J’imagine plutôt qu’il est resté au même endroit et a continué à parler pour tenir compagnie à ceux qui l’accostaient et pour se tenir compagnie à lui-même en attendant que cette nuit étirée et sinistre prenne fin. Certains parlent quand d’autres fuient.

Le dimanche 15 novembre, contre mon habitude, je suis restée à Paris. Il faisait beau. Le matin, j’ai mis dans la poche de mon manteau, avec une sorte de gêne difficile à expliquer, une bougie et des allu- mettes et je suis allée traîner du côté du canal Saint-Martin. Au coin de la rue Bichat et de la rue Alibert, je me suis arrêtée. Il y avait là des caméras, des badauds, des anonymes. Beaucoup filmaient avec leur téléphone comme s’il fallait encore et toujours intercaler entre soi et le monde des filtres et des écrans. J’ai vu trois très jeunes filles en anorak gris et bleu qui se prenaient dans les bras et qui pleuraient. J’ai vu un monsieur aux cheveux gris déposer une rose devant le rideau de fer du restaurant Le Petit Cambodge. J’ai vu des couples de quarantenaires,

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des enfants, des filles de 20 ans, des garçons mal rasés qui quittaient la foule silencieuse et remontaient la rue Bichat en sanglotant. Je me suis approchée du Carillon, j’étais mal à l’aise, je ne suis pas coutumière de ces petits gestes symboliques qui ont fonction d’hommage ou qui signent l’appartenance à une communauté. Pourtant j’ai déposé une bougie et je l’ai allumée. J’ai ensuite quitté le lieu au plus vite. C’est à cette date que j’ai décidé d’organiser à la maison une fête avec les amis. Ceux auxquels on pense et qu’on ne voit pas. Qui sont si proches qu’on croit savoir qu’on ne les perdra pas. Puisque penser à eux devrait suffire. Je me suis rendu compte que ça ne suffisait pas.

Entre le 15 novembre et le 20 décembre j’ai traversé presque tous les jours la place de la République parce que c’est mon chemin. Cette contrainte, qui jusque-là n’avait de sens que géographique, est deve- nue une sorte de cérémonie. Chaque jour, j’ai parcouru l’esplanade en roulant sur les dalles en béton gris. Chaque jour, j’ai tourné à vélo autour de la Marianne, j’ai regardé sans m’arrêter les messages et les bouquets qui s’accumulaient à ses pieds. Chaque jour j’ai observé, comme pour me rassurer, le visage de ceux qui venaient se recueil- lir, j’ai lu en passant des textes naïfs, tristes, engagés ou lyriques. Un soir, il pleuvait très fort, la nuit tombait, les piétons marchaient vite, petites silhouettes humides qui cherchaient, aux abords de l’esplanade monumentale, une zone abritée. Quelques jeunes gens esseulés regar- daient la pluie éteindre les centaines de lumières autour de la statue de la République. Dans le crépuscule, un homme s’est approché. Il avait une démarche de caïd, balançait les hanches et les bras comme s’il voulait impressionner un adversaire invisible. Arrivé aux abords immédiats des mémoriaux de fortune accumulés sur le socle de la sta- tue, il est reparti en sens inverse. Plusieurs fois il s’est avancé, plusieurs fois il s’est écarté comme repoussé par les signes vacillants que les petites flammes lui renvoyaient. Ses allées et venues et son air fausse- ment dégagé ont attiré mon attention. De temps à autre, il s’éloignait ostensiblement vers le boulevard Voltaire et je croyais qu’il allait dispa- raître. Mais il revenait et, de cette même démarche chaloupée et crâne, il s’approchait du piédestal de la République, se balançait d’une jambe

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sur l’autre puis repartait dans la direction opposée. Il se comportait comme un voyou préparant un mauvais coup et rôdant, avant de se lancer à l’attaque, autour du lieu supposé de son futur délit. J’ai donc attendu que le délit ait lieu. La pluie continuait à tomber. L’homme s’est approché plus près encore, si près qu’il aurait pu éteindre d’un souffle les quelques flammes qui luttaient contre la pluie. Il a sorti un briquet de la poche de son pantalon, a allumé une cigarette qu’il a fumée en la tenant entre le pouce et l’index dans un geste de décon- traction feinte. Il s’est retourné plusieurs fois vers d’éventuels spec- tateurs comme s’il hésitait à agir, puis d’un mouvement brusque il a tendu son briquet vers les bougies que la pluie avait éteintes. Il en a allumé quelques-unes le plus vite possible puis il a quitté le centre de la place. Il avait toujours l’air de vouloir s’en prendre à quelqu’un et marchait le corps en avant, les bras légèrement écartés, prêt à en découdre. Il s’est engouffré dans le métro sans se retourner. Je suis res- tée à regarder les minuscules bougies qui brûlaient dans le crépuscule. C’était la première fois depuis le 13 novembre que je restais debout et immobile devant les milliers de messages en train de s’effacer.

J’ai revu Daniel au début du mois de décembre. Nous n’avons pas parlé de son absence. Nous n’avons pas prononcé le mot « trahison ». Il m’a raconté que quand il était jeune il avait voulu rompre avec sa famille et qu’il l’avait fait en se convertissant à l’islam. Sa famille était chrétienne. Lui, voulait devenir un paria, un exclu, un banni, un autre. Il est allé à la mosquée. Il répétait des prières qu’il ne com- prenait pas. Il habitait chez un oncle et essayait d’apprendre l’arabe. Daniel m’a dit que cette expérience lui permettait de comprendre un peu mieux ce qui conduisait de jeunes gens à se tourner vers l’islam radical. Il a continué à lire les sourates du Coran, à dire la prière, à aller à la mosquée et à essayer d’apprendre l’arabe. Pendant quelques mois il a été coupé de sa famille. Il aurait pu se fourvoyer et se perdre s’il avait rencontré un imam extrémiste. Mais cela ne s’est pas produit. Un jour, sa mère a débarqué là où il habitait. Elle lui a dit qu’elle était très malheureuse et qu’elle était persuadée que personne dans son nouveau milieu ne l’aimerait jamais autant qu’elle. Il faut croire

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que c’est ce que Daniel attendait. Il a quitté l’habit, s’est rasé la barbe, a laissé le Coran et l’arabe, et n’est plus retourné à la mosquée. Je ne sais pas pourquoi Daniel m’a raconté cet épisode de son adolescence. J’ai eu l’impression qu’à travers ce récit, il cherchait à expliquer, à mots couverts, la crainte qui est la sienne de se voir assigner une place, celle du bon fils, celle de l’artiste engagé ou celle du rescapé. Daniel n’a pas vraiment de place, il circule dans le monde, éternel voyageur, sans domicile fixe. Et contrairement à ce que certains essayent de nous faire croire, fuir, dans son cas comme dans celui de bien d’autres, n’a pas dû être une décision facile à prendre, plutôt un arrachement à soi, l’expression d’une énergie et d’une force vitales, se mettre en marche, partir pour éviter le pire. On a parfois tendance à l’oublier mais il y a dans la fuite une volonté de contredire les mouvements collectifs et les statistiques, de s’élever contre les fatalités, contre les ordres, contre les obéissances, et même contre le récit historique, de résister. Parfois, rester, c’est être complice.

juin 2016 juin 2016 139 Frankenstein, deux cents ans plus tard › Michel Delon

n mai 1816, une jeune Anglaise qui n’a pas encore 19 ans s’installe au bord du lac de Genève avec son amant, qui en a 24 et qui a laissé en Angleterre sa jeune femme enceinte. Elle se nomme Mary Wollstonecraft Godwin, c’est la fille du philosophe radical William Godwin et de Ela militante féministe Mary Wollstonecraft. Elle s’est enfuie avec le poète Percy Shelley. À côté de leur maison, Byron a loué la belle villa Diodati à Cologny, qu’il occupe avec son médecin John William Polidori et où il est fréquemment rejoint par la demi-sœur de Mary. Ils sont tous jeunes, beaux, scandaleux. Ils ont fui une Angleterre puritaine et conservatrice dont ils ne partagent la détestation ni de la révolution française ni de Napoléon. Ils mettent en cause la propriété privée et l’inégalité sociale, ils refusent de considérer le mariage comme un engagement de fidélité. Ni l’homosexualité ni l’inceste ne les effarouchent. L’été 1816 n’est pas une saison comme une autre. Le Congrès de Vienne a redessiné la carte du continent et croit avoir éradiqué la contagion révolutionnaire. Mais la météorologie s’est mise de la par- tie. Un an plus tôt, le volcan Tambora s’est réveillé en ­Indonésie et a provoqué l’éruption la plus violente et la plus meurtrière­ ­répertoriée

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dans l’histoire, suivie de famines et d’épidémies. Le nuage de cendres fait plusieurs fois le tour de la Terre, la température baisse dans l’hémisphère Nord et les étés 1815 et 1816 sont sans soleil. Ce temps cloître les Anglais de Cologny chez eux. « Souvent une pluie incessante nous empêchait, des jours durant, de sortir de la maison. Quelques volumes d’histoires de revenants, traduites de l’allemand en français, tombèrent entre Michel Delon est professeur à la nos mains. » Et Shelley d’énumérer les Sorbonne. Il est notamment l’auteur contes effrayants dont nos jeunes révoltés du Dictionnaire européen des se délectent. Byron lance l’idée de riva- Lumières (PUF, 1997) et de Sade, un liser avec les auteurs allemands. « Nous athée en amour (Albin Michel, 2014). › [email protected] écrirons chacun une histoire de fantômes, dit lord Byron, dont la proposition fut acceptée. » Seuls Polidori et celle qui va bientôt devenir Mary Shelley jouèrent le jeu ; le premier composa le Vampire, publié en 1819, et la seconde se lança dans Frankenstein. Encouragée par Shelley et Byron, elle passa l’année à parfaire le roman qui parut en 1818 sous le titre « Frankenstein ou le Prométhée moderne ». Le titre complet suffit à détromper tous ceux qui croient que Frankenstein désigne la créature monstrueuse, bricolée par un méde- cin irresponsable. Frankenstein est le nom du jeune savant genevois, passionné par le progrès, qui découvre les ressources de l’électricité et de ce qu’on commence alors à nommer le galvanisme, du nom du physicien Luigi Galvani. Il se lance dans la fabrication d’un être arti- ficiel auquel l’électricité donne vie, mais auquel sa nature composite interdit de s’intégrer à la société. La créature devient un monstre condamné à semer la terreur autour de lui. Mais le roman est plus complexe. Il commence par l’histoire du capitaine Walton, explo- rateur voguant vers le pôle pour étudier le magnétisme terrestre. Il fait la connaissance de Frankenstein, qui lui raconte son ambition et sa confrontation avec l’être sans nom qu’il a inventé et qu’il se révèle incapable de contrôler. Le récit donne alors la parole à cette créature, laissée aux marges de l’humanité, réclamant l’affection qui lui est refusée. Frankenstein semble prêt un temps à lui créer une compagne, mais il est retenu par la crainte de laisser proliférer sur

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terre une race d’êtres indéterminés et inquiétants, tandis que le capi- taine Walton se montre bientôt sensible aux récriminations de son équipage et renonce à l’expédition polaire. La créature n’aura pas de descendance, mais son histoire a fait souche et a connu la plus riche postérité. Un milieu d’esprits libres, nourris des espoirs des Lumières, a produit un mythe inquiétant de la modernité, une variante du mythe antique de Prométhée. Promé- thée était devenu, à la fin du XVIIIe siècle, une figure de la révolte contre l’autorité des dieux et le poids de la tradition. Il vole le feu pour le donner aux hommes et sa punition sur le Caucase n’éteint pas sa conviction d’avoir fait avancer l’humanité. Frankenstein pourrait être un nouveau Prométhée offrant à ses semblables la maîtrise de la vie. Mais, apprenti sorcier, il prend conscience trop tard des dangers de l’expérimentation. Walton et lui en viennent à ce que nous appelons le principe de précaution. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », avertissait Rabelais, à qui la foi fournissait un garde-fou. Le sens civique et le devoir historique remplacent la référence religieuse chez Mary Shelley, orpheline de naissance, marquée par les deuils qui se succèdent autour d’elle, et d’abord ceux de ses enfants, tandis qu’elle compose l’histoire. Quelques années après le séjour à Genève, Shelley se noie dans le golfe de La Spezia, et ensuite Byron meurt à Missolonghi, tous deux fauchés dans leur jeunesse rebelle. L’espoir de contrôler scientifiquement la procréation se heurte à la fragilité de l’existence, en des temps où la mortalité infantile reste élevée et l’espé- rance de vie limitée. Au XXe siècle, le cinéma s’est emparé du mythe, la technique de l’image animée s’est plu à raconter l’animation de la matière, du film de James Whale en 1931 où la créature prend le visage de Boris Karloff jusqu’à celui de Kenneth Branagh en 1994, où le réalisateur joue le docteur et Robert De Niro la créature. Le Retour de Frankenstein (1969) et Chair pour Frankenstein (1973) ont succédé à la Fiancée (1935) et au Fils de Frankenstein (1939) (1). La seule année 2015 a vu sortir un Docteur Frankenstein, film en costume de Paul McGuigan, et le Fran- kenstein transposé aujourd’hui de Bernard Rose. La littérature n’est pas en reste. Dans Frankenstein délivré ou le nouveau Prométhée déchaîné,

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par exemple, Brian Aldiss projette un brave Texan d’aujourd’hui dans la Genève de 1816 et le fait intervenir au milieu du drame en train de se nouer (2). Porteur de notre expérience de la bombe nucléaire et des manipulations génétiques, notre contemporain finit par exécuter le doc- teur du XIXe siècle et par éliminer les deux créatures, mâle et femelle, qu’il avait créées. Le roman fait dialoguer Shelley et Byron sur la possi- bilité d’évaluer les risques de l’expérimentation scientifique, livrée à la volonté de pouvoir et à la quête du profit. Mais la créature en mourant avertit les hommes : en me tuant, vous vous tuez vous-mêmes.

Frankenstein, symptôme majeur d’une crise morale et esthétique

Mary Shelley a pris soin d’effacer les marques temporelles, mais une remarque incidente du savant, passant par Oxford, date le récit d’un siècle et demi après la guerre civile anglaise, c’est-à-dire en 1792, en pleine révolution française. La créature innommable qui a finale- ment accaparé le nom de son inventeur n’est-elle pas le peuple dont le besoin de reconnaissance se heurte à l’égoïsme des privilégiés, et même ce peuple révolté qui brandit des têtes au bout de ses piques dans les rues de Paris ? Ne représente-t-elle pas la foule des sans-droit, des sans- papiers, des sans-nom qui surgit d’époque en époque et qui se presse aujourd’hui à nos portes ? Telles sont les questions que posent plusieurs essayistes, en particulier Jean-Jacques Lecercle dans son Frankenstein : mythe et philosophie (3). La prise de conscience des deux scientifiques du roman, l’explorateur et le médecin, est contemporaine d’une autre figure littéraire du savant, allant au bout de son désir, celle de Faust qui a accompagné Goethe tout au long de sa carrière, de la première esquisse de jeunesse jusqu’au second Faust de la maturité. Dominique Lecourt cherche dans cette concomitance les bases d’une conscience collective qui se fait insistante aujourd’hui et qui est devenue la bio­ éthique (4). L’ambition initiale du médecin genevois lui semble légi- time, mais sa solitude le condamne à l’errement. Seul le dialogue des acteurs sociaux laisse espérer un chemin étroit entre l’expérimentation

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rendue folle et la prudence transformée en immobilisme. Il fallait marquer l’anniversaire de l’été 1816. Et quel meilleur décor que celui de la Fondation Martin-Bodmer, établie depuis bien- tôt un demi-siècle à Cologny (5), là même où fut inventé le Promé- thée moderne ? David Spurr y a réuni, le temps d’une exposition, des cahiers de Mary Shelley rediges entre 1816 et 1817, venus de la Bod- leian Library à Oxford, et les premières versions imprimées du roman : editions anglaises de 1818, 1823 et 1831, editions francaise de 1821 et americaine de 1833 imprimée à Philadelphie. On y trouve aussi des textes de Byron, de Shelley et de Polidori qui entrent en résonance avec celui de Mary Shelley : Byron a composé un fragment d’histoire gothique qu’il n’a pas eu le goût de développer, Shelley un Promé- thée délivré et Polidori le Vampire, puis Ernestus Berchtold ou l’Œdipe moderne. Tous ces écrivains prennent un visage, leur écriture donne à voir leur geste même. Les manuscrits de Mary Shelley sont agités d’une graphie nerveuse, avec des repentirs et des ratures. Telle lettre de Byron paraît étonnamment hâtive, dans l’impatience d’une impulsion qu’il ne peut refréner. D’autres documents en disent long sur l’esprit de la bande. Sur le livre des clients de l’Hôtel de Londres à Chamo- nix, Shelley inscrit avec lui Mary et la belle-sœur de celle-ci. Il donne comme destination : « L’Enfer ». Et se définit comme « humaniste, démocrate et athée » ; seule prudence : il écrit ces mots en grec. Les portraits de Byron et de Polidori en beaux mélancoliques viennent de Londres et le manuscrit du Pèlerinage de Childe Harold d’Edimbourg. La Fondation expose ses propres trésors : lettres et livres des poètes anglais, traités de Luigi Galvani sur l’électricité humaine et de Franz- Anton Mesmer sur le magnétisme animal. L’exposition est belle, le catalogue ne l’est pas moins (6). À s’attarder parmi les vitrines, à lire les essais du catalogue, Frankenstein s’impose comme le symptôme majeur d’une crise morale et esthétique, hier et aujourd’hui. La crise morale naît d’une difficulté de la confiance dans le progrès collectif à se substituer à la perspective traditionnelle du salut individuel. Le débat qui a fait rage autour de l’inoculation (qui précède la vaccination, moins risquée) s’élargit en une interrogation sur le droit à l’expérimentation. Devait-on inoculer les enfants avec

144 juin 2016 juin 2016 frankenstein, deux cents ans plus tard

un risque limité mais réel de provoquer la variole ou « petite vérole » ? Quel droit la société peut-elle s’arroger de sacrifier quelques patients pour en sauver des milliers ou plus ? de sacrifier des milliers d’animaux, ajoutent certains, pour sauver des humains ? Ces questions prennent un tour dramatique dans le roman de Mary Shelley, où la recherche devient l’aventure personnelle d’un savant qui longtemps ne se croit de comptes à rendre à personne. Frankenstein relève ainsi contradictoi- rement du roman gothique et de la science-fiction en train de naître. Tourné vers le passé, il renoue avec des peurs ancestrales, la hantise de la nuit et la perte de toute frontière entre la vie et la mort. Alain Morvan a pu récemment réunir un volume de la « Bibliothèque de la Pléiade » sous le titre « Frankenstein et autres romans gothiques » (7) : Mary Shelley y prend place aux côtés d’Ann Radcliffe et les tech- niques modernes y sont associées aux vieilles forteresses. L’inquiétude devant une science livrée à elle-même se transforme en angoisse méta- physique. L’exposition « L’Ange du bizarre, le romantisme noir de Goya à Max Ernst » pouvait s’ouvrir au musée d’Orsay, il y a quelques années, sur une confrontation entre les gravures de Goya et les images du film de James Whale ; un écho s’imposait entre la dénonciation d’une Espagne attardée et superstitieuse et la mise en garde contre des Lumières dévoyées. La force inentamée de cette fiction d’il y a deux siècles est de don- ner une forme esthétique à l’interrogation. Longtemps, la belle œuvre d’art était considérée comme l’association de ce qu’il y avait de plus beau dans les divers aspects de la nature. Praxitèle aurait rassemblé les Athéniennes les plus séduisantes pour en tirer une représentation de Vénus. Le monstre composé de bouts de cadavres, « ce bricolage anatomique » (8), montre l’illusion sous-jacente à cette composition- décomposition de la réalité. Mais c’est l’idée même de beauté qui est bientôt mise en cause. Les paysages de haute montagne et de désert glaciaire où errent les personnages relèvent de la catégorie nouvelle- ment repensée de sublime, en des temps où les touristes vont frisson- ner devant des avalanches et des explosions volcaniques. Soudain « le monstre séduit » (Alain Morvan). Le lecteur découvre avec effroi que la créature lui ressemble, qu’elle est son double secret. Le médecin

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genevois a voulu créer la vie sans Dieu et se passer de sexualité pour faire advenir un être nouveau, il a pris sur lui de léguer aux générations futures des créatures qui échapperaient à toute maîtrise. Aujourd’hui où nous nous demandons jusqu’où doit aller la procréation médi- calement assistée et quand le progrès des manipulations génétiques s’inverse en barbarie, nous ne pouvons que nous retrouver dans l’effort d’une jeune femme pour dépasser l’effroi et donner forme à ses cau- chemars. Ses paniques intimes sont devenues nos débats politiques. Le bicentenaire de la naissance d’un monstre mérite d’être célébré.

1. Voir le recueil dirigé par Gilles Menegaldo, Frankenstein, Autrement, 1998. 2. Brian W. Aldin, Frankenstein Unbound, Tor Books, 1973, Frankenstein délivré, Presses Pockett, 1978. Un film en a été tiré : Roger Corman, la Résurrection de Frankenstein, 1990. 3. Jean-Jacques Lecercle, Frankenstein : mythe et philosophie, Presses universitaires de France, 1988. 4. Dominique Lecourt, Prométhée, Faust, Frankenstein. Fondements imaginaires de l’éthique, Les Empê- cheurs de penser en rond, 1996. 5. Route Martin-Bodmer 19-21, 1223 Cologny, Suisse. « Frankenstein, créé des ténèbres », exposition jusqu’au 9 octobre 2016. 6. Frankenstein, créé des ténèbres, sous la direction de Nicolas Ducimetière et David Spurr, Gallimard, 2016. 7. Frankenstein et autres romans gothiques, sous la direction d’Alain Morvan avec la collaboration de Marc Porée, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2014. 8. Annie Amartin-Serin, la Création défiée. L’Homme fabriqué dans la littérature, Presses universitaires de France, 1996.

146 juin 2016 juin 2016 Affaire Millet, suite... › Marin de Viry

ne seconde affaire Millet, beaucoup plus discrète que la première, a abouti à son licenciement par son employeur, les Éditions Gallimard. Elle fut déclen- chée par un article qui situait dans le contexte cultu- rel et littéraire actuel l’œuvre de Maylis de Kéran- Ugal, qui publie chez Verticales, filiale de Gallimard (1). En prenant la décision de se séparer de Richard Millet pour « faute » à la lecture de cet article, son employeur savait très bien que la qualification de cette faute – la déloyauté à l’égard de son employeur – ne serait pas rete- nue comme la véritable cause de l’éviction définitive d’un de ses meil- leurs éditeurs, de surcroît écrivain d’un talent rare. Elle savait aussi que Richard Millet ne pouvait, et ne peut toujours pas, être traité en simple employé ayant fait une grosse bourde. Elle savait enfin que sa décision allait provoquer chez ceux qui aiment vraiment la littérature un dégoût moral et le début d’une défiance durable à l’égard de sa politique éditoriale. Elle a fait son choix. L’article en question est ce qu’on appelle dans ce jargon (parfois potache) des critiques littéraires une « descente », qui n’est exempte ni de prise à partie personnelle, ni de drôlerie, ni d’une misogynie sans aloi particulier.

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Écrit dans un style impeccable que la recherche permanente de « rehaut » rend à mon sens un peu trop appuyé – mais qu’importe, les grands styles ont toujours quelque chose d’agaçant –, cet article utilise trois expressions qui seraient restées inaperçues sous la plume d’un Bernanos, mais qui sont apparemment devenues délictueuses dans notre temps. Rien qui, toutefois, ne sorte du registre polémique, dans lequel la personne est attaquée en conséquence de ses œuvres et non en elle-même. Pour le dire net, Richard Millet pense que l’œuvre dont il parle participe d’une sous-post-littérature qui se fait prendre pour de la lit- térature, au mieux en se réclamant de certains principes, au pire en assénant des arguments d’autorité, qu’il trouve risibles dans les deux cas, car il s’agit d’un simulacre. Il juge – et je crains qu’il ne soit en mesure d’en témoigner – que beaucoup d’auteurs croient avoir atteint les sommets quand ils ont touché le fond, prennent leurs effusions

narcissiques pour une rencontre avec l’esprit Marin de Viry est critique littéraire, de la littérature, croient être touchés par la enseignant en littérature à Sciences grâce quand ils ne voient que l’hologramme Po, directeur du développement de PlaNet Finance. Il a publié Pour de leur nombril, et trouvent dans leur œuvre en finir avec les hebdomadaires un geste créateur souverain alors qu’elle n’est (Gallimard, 1996), le Matin des que la répétition servile d’une posture d’ori- abrutis (Lattès, 2008), Tous touristes (Flammarion, 2010) et Mémoires d’un ginal (de masse) et de révolté (budgété) ; snobé (Pierre-Guillaume de Roux, qu’enfin ils n’ont pas la moindre idée de ce 2012). qu’est la littérature, tout simplement parce › [email protected] qu’ils ne sont pas des artistes mais quelque chose comme des interve- nants culturels, avec une carrière, des chefs, un employeur, des collè- gues de bureau ; et naturellement, en bons employés, ils font grand cas des opinions qu’ils doivent professer pour faire bouillir la marmite et gratter des promotions. Il voit de petits managers du marketing litté- raire capter les prestiges de la littérature tout en liquidant sa qualité. Il pense également que dans une sorte d’unanimité infernale, la sous-post-littérature veut l’avènement d’un monde qui ne serait plus habité que par des hermaphrodites sociaux-démocrates, et dont l’hori- zon eschatologique ressemblerait plus à une éternelle réunion d’équipe cool dans une ONG norvégienne qu’à la Jérusalem céleste.

148 juin 2016 juin 2016 affaire millet, suite...

Ceci est contestable, naturellement, mais argumenté, et nullement infâme. C’est probablement parce que Millet cherche des artistes et n’en trouve pas qui soient dignes de cette dénomination à ses yeux qu’il est sacrilège. Il dénonce l’absence de vocation artistique chez les artistes postiches, avec certes moins d’humour qu’un Philippe Muray, car il y a chez lui un sens douloureux de la défaite qui lui gâche le bonheur de la charge, mais avec autant d’arguments. Il croit qu’un artiste véritable a un don, un charisme et du courage, alors que la sous-post-littérature a besoin de voir en chacun un artiste, ainsi qu’il le fut énoncé par Jack Lang au début des temps. Depuis l’ère « Djack » – le moment lumière pour tous –, il est devenu sacré, canonique, légal, opposable et si absolu que même dépourvu de don, doté d’un charisme de moule, et absolument couard, chacun tutoie Rimbaud. Et il est de bonne espérance progressiste de voir venir le grand jour, couleur d’orange, où la nullité sera la condition de possi- bilité d’un devenir d’artiste. Pour faire en sorte que la littérature nulle, pour les nuls et par les nuls, se substitue à la littérature tout court, il faut tout un dispositif de lutte spirituelle et culturelle que Millet, de livre en livre, analyse, scrute, sonde, critique. Il faut d’abord dénigrer le don. Facile : déjà, Dieu n’existe pas, donc il n’a rien à donner. Ensuite, si quelqu’un avait naturellement des dispositions exceptionnelles, ce serait injuste, et donc son œuvre serait irrecevable. Quant au charisme, c’est-à-dire la capacité d’attraction et d’entraînement d’une singularité, il suffit pour le débouter de noter qu’il est au fond l’antichambre du fascisme, ou à tout le moins du pouvoir personnel. Et enfin, pour dénigrer le courage, c’est-à-dire le travail dans le doute jusqu’à la perfection, il suffit de proclamer la primauté du geste créateur, bref et spontané, sur le labeur poussif du réactionnaire, et en avant ! Au bilan : banal, sans aimantation, et franchement branleur, tel est l’idéal de l’artiste pos- tiche contemporain. Quant à l’artiste tout court, il n’a guère d’autre choix, s’il veut témoigner, que celui du martyre. Puisque son don, son charisme et son courage ne lui valent que des humiliations, il n’y a que le Ciel qui puisse en recevoir l’hommage.

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Tel est le système Millet, dans lequel la métaphysique est le refuge de l’art à l’agonie. Il est à la fois brillant et ouvert à la réfutation, et sa dimension polémique ne doit pas être un obstacle à sa diffusion. Comme lui, on peut penser que la vraie littérature est aujourd’hui affaire d’offensive, de désir de débouter le projet de l’époque, de repor- tage dans les abattoirs de l’esprit : a-t-elle, d’ailleurs, jamais été autre chose, et n’a-t-elle pas toujours été escortée par des imbéciles qui la prenaient pour une effusion sympathique ? J’aurais tendance à penser que ce n’est pas grave : en me penchant sur le catalogue Gallimard d’il y a cinquante ans, je vois que se juxtaposent les génies et les littéra- teurs médiocres, assez heureux pour écrire convenablement, mais sté- riles à la lecture. Aujourd’hui encore, Gallimard publie Régis Debray, admirable, et David Foenkinos, globalement risible. Et il est vrai qu’il existe de nos jours beaucoup d’écrivains douteux, je veux dire dont on doute qu’ils soient vraiment écrivains, car ils sont sur la ligne de crête entre la posture et l’imposture. Un storyteller qui tire à la ligne en utilisant les procédés du page turner, tout en lardant son texte de marqueurs culturels qui le rendent bankable chez Gallimard, est-ce vraiment un écrivain ou du Canada Dry ? Comme Millet, je penche pour le Canada Dry. La politique idéale d’un éditeur serait de laisser la postérité tran- cher en publiant aujourd’hui à la fois des auteurs à grosses ventes et à petit avenir pour financer leur contraire ; mais tout se gâte, tout se passe comme si l’éditeur était désormais forcé de choisir, que tout ce petit monde ne pouvait plus vivre sous le même ciel. Les camps se sont formés autour d’une double querelle en imposture. La couronne de la vraie littérature ne doit pas revenir à la sous-littérature, pour un Millet, tandis qu’elle ne doit pas aller à la littérature « fasciste », pour ses détracteurs. On se souvient en effet que l’essai de Millet sur AndersBreivik ­ (2) « déshonorait la littérature », d’après ses détracteurs regroupés en col- lectif d’« auteurs Gallimard » (j’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer sur cette expression que je juge, justement, déshonorante, car un écrivain ne se définit jamais par son appartenance à une marque commerciale), comme s’ils possédaient à eux seuls l’esprit de leur éditeur, et qu’ils

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demandèrent, déjà en 2012, son licenciement. « Déshonorait », c’est- à-dire trahissait les principes qui la fondent. Naturellement, personne chez les pétitionnaires n’a pris la peine de définir « l’honneur » de la littérature, de peur de n’avoir aucun titre à présenter pour se dire écri- vain, ou alors écrivain peu honorable. Il leur suffisait de clamer que l’essai de Millet était « fasciste » – ce qu’il n’était pas, ou alors les mots n’ont pas de sens –, « raciste » – ce qu’il n’était pas plus – et constituait une « apologie du crime » – accusation encore à côté de la plaque. Millet a tout simplement des positions intéressantes, construites, argumentées, contestables, qu’il exprime avec beaucoup de talent. Que des ligues de vertu littéraire se constituent contre ce talent sous des prétextes de morale verbeuse ne me paraît pas un progrès rece- vable. Que leur désir de censure, formé en lobby, rencontre le succès au sein même d’une maison d’édition est simplement lamentable. On ne donne pas les clefs d’une politique éditoriale à une ligue de vertu.

1. Richard Millet, « Pourquoi la littérature de langue français est nulle », Revue littéraire, janvier-février 2016. 2. Richard Millet, Langue fantôme, suivi de Éloge littéraire d’Anders Breivik, Pierre-Guillaume de Roux, 2012.

juin 2016 juin 2016 151 Ludovic Janvier et sa langue vivante › Patrick Kéchichian

our identifier Ludovic Janvier, il y a d’abord sa voix ini- mitable : elle est reconnaissable de loin, entre mille, en quelques lignes ou vers. Il y a la modulation si particu- lière de cette voix, toujours inattendue, qui mêle tris- tesse, rire et colère, douceur et fantaisie débridée, coq- Pà-l’âne et argumentation mesurée. Il y a les mots, les syllabes enfin, leurs agencements et bousculades sous l’effet d’une sorte d’ivresse ou d’urgence, avec des pronoms si peu personnels, des narrations qui ne sont jamais de longues rivières dormantes. Il faut que ça aille vite, que ça pulse comme dans le jazz, mais qu’en même temps tout soit dit. La hiérarchie des choses importantes et de celles qui le sont moins, ou pas du tout, n’est plus valide… Chantal Thomas avait justement parlé d’un « marcheur mot à mot ». Elle citait un poème du recueil intitulé « La mer à boire » (1) : « Je suis né poumon comme tout le monde / la grâce attendue tardait à venir / jusqu’au jour où pour mieux m’en- tendre / j’ai marché mot à mot sur des pages de hasard… » Cette voix, c’est, c’était celle de Ludovic Janvier. Il est mort, à 82 ans, au début de l’année 2016, durant le mois à son nom, car l’ironie peut être funèbre – ou le funèbre ironique. Mais la littérature n’est pas réduite au silence par la mort. Il suffit d’ouvrir ou de rouvrir les livres

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publiés par l’écrivain, depuis les deux grands essais sur Beckett (2). Ombre tutélaire, silencieuse et amicale, le grand Irlandais a incon- testablement marqué à vie Ludovic Janvier. Et l’admirable pertinence de ses analyses pionnières ne peut être contestée. Mais on ne peut, en toute honnêteté, parler d’influence ou d’imitation déguisée… Janvier suit son chemin, trouve sa propre voie. Parallèlement à ce travail de critique littéraire, ce furent des proses, romans et surtout nouvelles, poèmes, autobiographie (3) et même un livre sur Pierre Bonnard (4). Et toujours cette voix, ce rythme, ce ton, cette sonorité, aussi impor- tants – et peut-être bien plus – que la pensée ou le sens qui étaient ainsi, prestement, véhiculés. Deux livres posthumes paraissent (5), qui sont des proses brèves. Le premier, Apparitions, est le quatrième volume (6) de ce que l’au- teur appelle des « Brèves d’amour ». Sur la première page du premier volume, cet exergue programmatique : « Je est un hôte. » Peut-être faut-il voir dans ce jeu de mots une sorte d’aveu… On ne peut résu- mer ou synthétiser ces pages qui, avec conscience et sérieux, partent dans tous les sens. Cela forme un univers qui semble dessiné par un créateur d’art brut, une sorte de Dubuffet cherchant, cherchant toujours… Prenons un exemple, presque au hasard, les pages 153-154 de ce livre qui se lit comme on rêve, comme on cauchemarde aussi, comme on rit ou comme on pleure. Première phrase : « C’est moi vraiment cette fil-

lette sur la photo ? Je n’arrive pas à le croire. » Patrick Kéchichian est critique Nous non plus, mais qu’importe ! Cette littéraire et écrivain. Derniers petite fille tient une pelle, est « en maillot de ouvrages publiés : Paulhan et son contraire (Gallimard, 2011) et Saint bain une pièce, un peu juste il me semble ». Paul. Le génie du christianisme Le narrateur (la narratrice ?) avoue sa peur, (Points, « Sagesses », 2012). « j’allais dire pitié, non, c’est bien la peur ». › [email protected] Mais la peur de quoi ? La dernière phrase du paragraphe l’explique, cette peur : la fillette a « l’air d’avoir du mal à comprendre, et sans doute pour longtemps. L’air d’être attendue par une vie sans égard ». Et quelques lignes plus loin, les années passant rapidement : « Avec cette pelle à la con lui donnant sens et contenance cette fillette promet une femme éberluée qui ne comprendra jamais de quoi la vie doit être faite pour

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être vraiment vécue. » Cette histoire « à la con » frôle, comme souvent sous la plume de Janvier, le drame et le désespoir. Et c’est bien par l’écri- ture que peut être entendu ce fatal frôlement. Même constat, même voix, même joie et peine (même délit ?) avec Paris par cœur. Et notons notre grande chance, notre intense bonheur de lecteur avec ces deux posthumes, qui sont tout sauf des fonds de tiroir. Ludovic Janvier est né à Paris, maternité Baudelocque, en haut du boulevard de Port-Royal. À Paris également, il est mort. Et sans doute il y a longtemps, ou toujours, habité. On ne résume pas une ville comme celle-là (les autres non plus, d’ailleurs) : on la parcourt, on y vagabonde, « en jouant des échos et des renvois pour chanter libre- ment, se plaindre… » Voyez Charles Baudelaire, Jacques Réda, Léon- Paul Fargue ou Restif de la Bretonne. « Être de Paris : un programme sans fin qui vous vide et reste après vous comme une promesse impos- sible à tenir… » Et la mort vient confirmer cette promesse non tenue. L’étrangeté, à Paris, est ordinaire, même si on ne s’y habitue jamais. Un jour par exemple, Janvier croise Cioran, « qui longeait comme à regret les grilles du Luxembourg ». Il continue avec cette magnifique notation, étrange et pourtant lucide, conforme à la silhouette croisée : « L’air d’un envoyé de Cioran, vaguement amer et ruminant quelque chose contre son patron. » Un autre jour, plus prosaïquement, mais toujours au Luxembourg, il croise Philippe Sollers. Va-t-il le saluer ? Oui, mais pressé, en marchant, en préparant sa main pour ne pas avoir à interrompre sa course folle vers on ne sait quel but, quel génie ! Je n’aurai qu’un mot à dire : lisez Ludovic Janvier, vite – et vous aurez quelque chance d’épouser le rythme de son écriture. Son propos, donc.

1. Ludovic Janvier, la Mer à boire, Gallimard, 1987 ; rééd. coll. « Poésie », 2006, avec une préface de Chan- tal Thomas. 2. Ludovic Janvier, Pour Samuel Beckett, Minuit, 1966 et Samuel Beckett par lui-même, Le Seuil, 1969, précédés par une étude sur le Nouveau Roman, Une parole exigeante, Minuit, 1964. 3. Ludovic Janvier, la Confession d’un bâtard du siècle, Fayard, 2012. 4. Ludovic Janvier, Bientôt le soleil, Flohic, 1998. 5. Ludovic Janvier, Apparitions. Brèves d’amour 4, Gallimard, 2016 et Paris par cœur, Fayard, 2016. 6. Les trois premiers sont Brèves d’amour, 1993, En mémoire du lit, 1996, et Encore un coup au cœur, 2002, tous chez Gallimard.

154 juin 2016 juin 2016 Henri Michaux ou l’art d’éconduire › Olivier Cariguel

es lettres reçues et envoyées par Henri Michaux assem- blées sous le titre « Donc c’est non » (1) composent un ouvrage très inhabituel. Les correspondances d’écri- vains ont pour coutume de célébrer les liens soutenus et chaleureux qui les unissent à une myriade d’amis et Lde personnalités. Or celle concoctée par Jean-Luc Outers se situe aux antipodes. D’abord, les nombreux destinataires n’apparaissent le plus souvent qu’une fois. Ils n’ont pas de lien entre eux, à la notable exception des échanges concernant les Éditions Gallimard. L’unique point commun des missives est de solliciter HM. Selon son bio- graphe Jean-Pierre Martin, Michaux aimait « se désigner de manière amenuisée en HM, signal d’une silhouette quasi idéogrammatique » (2). Chaque lettre consiste en une demande qui sera systématique- ment rejetée. Pourquoi construire un livre à la gloire du refus édicté par un « raseur professionnel » ? Quel est l’intérêt de parcourir une galerie de quémandeurs renvoyés dans leurs buts ? Ainsi défini, le projet d’une anthologie d’éconduits malheureux frise le saugrenu. Pourtant, la réussite est totale parce que son élaboration aboutit à un ouvrage unique, savoureux et réellement original.

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« La vedettomanie », « les hommages et les bons sentiments en pompe » hérissent Henri Michaux. L’homme qui dit non, c’est lui. Sa vie durant, il a posé son veto à toutes sortes de propositions. La liste est longue : présence dans une anthologie, réédition de ses textes ou de plaquettes anciennes, photographie ou dessin pour illustrer un livre sur son œuvre, interview radiophonique, télévisée ou écrite, simple récitation ou récital de ses poèmes à la radio, adaptation cinémato- graphique ou théâtrale de ses textes sous forme de sketch dans un cabaret, numéro hommage de la NRF, pas- Olivier Cariguel est historien, sage en poche de ses livres grand format, spécialiste de l’édition et des revues entrée dans la prestigieuse « Bibliothèque littéraires du XXe siècle à nos jours. de la Pléiade », perception d’une mensua- Dernier ouvrage publié : Louis- Ferdinand Céline, Lettres à Alexandre lité contre un contrat portant sur plusieurs Gentil (1940-1948), édition établie années, attribution d’un prix littéraire aussi et présentée par Olivier Cariguel, prestigieux soit-il, plaque commémorative (Éditions du Lérot, 2014). › [email protected] sur l’immeuble où il est né. Michaux refuse de se faire un nom. Les variations du non font de ce recueil étrange une merveille de drôlerie. Non sans circonlocutions, HM a parfois accédé à des demandes de sa maison d’édition principale, Gallimard. « Je cherche une secrétaire qui sache pour moi de quarante à cinquante façons d’écrire non », lance-t-il au spécialiste de littérature portugaise Robert Bréchon, chargé d’écrire un ouvrage sur lui dans la collection des Éditions Gallimard « La bibliothèque idéale » consacrée à des écri- vains de renom. Michaux le rebelle invente des tournures grinçantes, fines, pleines d’humour et de politesse. Chaque refus tourne au « mimodrame », c’est une affaire d’État et d’état intérieur que Michaux prend très au sérieux. Pas de lettre type, piège de la facilité. Rédiger un refus net et dissuasif lui coûte plusieurs brouillons. L’exercice, à le croire, confine à la torture. Les inconnus et les vieux amis du temps de ses débuts en littérature, par exemple Franz Hellens, le directeur de la revue belge le Disque vert, où Michaux publia ses premiers écrits dans les années vingt, sont logés à la même enseigne. Il y a des raisons profondes, littéraires. Elles sont dévoilées en majorité à la fin du volume, dans les années soixante-dix. Le poète a horreur de la mise en spectacle de

156 juin 2016 juin 2016 henri michaux ou l’art d’éconduire

son intérieur. Le poème, une fois écrit, n’a pas besoin d’être trans- formé. Les manipulations de ses textes à l’oral aboutissent à une catas- trophe : « Mes amis, plus que moi encore, étaient désemparés, hon- teux généralement », explique-t-il en 1978 à un comédien passionné qui représenta à plusieurs reprises ses livres. De plus, « la distance est nécessaire à mes écrits. C’est une illusion que de vouloir les rendre publics et en public. Ils y perdent leur retenue. C’est perdre leur nature » (juin 1977). Hélas ! HM vient d’être honoré à l’occasion du cinquantième anniversaire de la collection « Poésie-Gallimard » par une édition limitée de Plume (3). Il fait partie des dix livres sélection- nés sur les plus de cinq cents que compte la collection pour fêter un demi-siècle d’existence. Impossible pour lui de réagir. Il nous reste à imaginer la lettre mordante que Michaux aurait décochée à l’annonce de cet anniversaire qui l’aurait muséifié (4). À vos plumes !

1. Henri Michaux, Donc c’est non, lettres réunies, présentées et annotées par Jean-Luc Outers, Gallimard, 2016. 2. Voir « l’Avertissement » dans la biographie de référence écrite par Jean-Pierre Martin, Henri Michaux, Gallimard, coll. « NRF Biographies », 2003, p. 9. 3. Henri Michaux, Plume, précédé de Lointain intérieur, Gallimard, coll. « Poésie-Gallimard », n° 201, 1985, édition limitée spéciale. L’édition originale datant de 1938 a été revue et corrigée. 4. Jean-Luc Outers se prête au jeu après la dernière lettre de Henri Michaux : il a rédigé une lettre fictive, datée du 13 janvier 2015, que Michaux lui adresse depuis sa tombe pour qu’il renonce à la publication posthume de Donc c’est non.

juin 2016 juin 2016 157 NOUVELLES DU CAPITALISME › Frédéric Verger

homme le plus riche et le plus puissant qui sera jamais a vécu il y a cinq siècles. Les magnats et oligarques d’aujourd’hui ne sont que des nains à côté de lui, les spécimens d’une espèce que l’histoire a miniaturisés. Il fut le plus riche parce qu’il contrôlait des moyens L’de production et un flux financier que de nos jours les puissances de Goldman Sachs et d’Exon confondues ne pourraient égaler. Le plus puissant parce qu’il transforma et modela l’ordre politique et social d’une façon qui structure encore notre monde. Telle est la thèse, mi- Braudel, mi-Barnum, de Greg Steinmetz dans un livre qui vient de paraître, The Richest Man Who Ever Lived: The Life and Times of Jacob Fugger (1). Fugger, né en 1459 et mort en 1525 à Augsbourg, en Alle-

magne, était issu une riche famille de négo- Frédéric Verger, professeur agrégé ciants en textile et de financiers. La stratégie de lettres, est l’auteur d’un roman, familiale, qui trouva avec lui sa plus grande Arden (Galimard, 2013). logique et son meilleur rendement, ressemblait tout à fait au modèle qui correspondait selon Fernand Braudel à la nature même de ce que l’on peut véritablement appeler « capitalisme » et qu’il différenciait de l’économie de marché : une haute sphère de négoce qui se situe hors

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d’un univers concurrentiel. À l’origine de l’épanouissement capita- liste de cette fortune, il y a le commerce­ du poivre, qui, si on peut y accéder, est hautement rémunérateur parce qu’il permet d’entrer dans une sorte de club monopolistique. Une fois le capital accumulé, la stratégie de Fugger a consisté à se spécialiser dans le prêt au pouvoir politique. Il a réalisé de quel pouvoir immense était doté celui qui peut prêter beaucoup et vite : financement des armées, corruption des adversaires politiques ou des élections aux scrutins impériaux, l’essen- tiel de la politique des princes d’Autriche dépendait de l’argent qu’ils étaient capables de mettre vite sur la table. En retour, on attendait des princes une protection juridique des opérations de la « famille », et un privilège pour l’achat de domaines fonciers qui contrôlait la produc- tion de monnaie ou de métallurgie militaire : mines d’argent du Tyrol, de cuivre de Hongrie, de mercure en Espagne, d’or dans le Nouveau Monde. En ce sens, les Fugger ont compris qu’il ne peut exister de capitalisme au sens braudélien du terme sans un État puissant ou complaisant qui favorise l’activité des opérations financières, ou bien, s’il est lui-même partie dans le négoce d’argent, qui soit à la fois vorace et solvable. Autrement dit, pas de capitalisme sans État qui le favorise, et ce que Fugger a mis en place, c’est l’interaction du politique et de ce négoce « de haut vol ». Je laisse au lecteur le plaisir facile d’appliquer ces remarques à la situation du monde actuel, avec cette différence que les besoins de beaucoup d’États aujourd’hui ne sont plus militaires ou politiques mais purement économiques, puisqu’ils visent à pallier, de façon sans doute illusoire à long terme, les effets ravageurs dans nos sociétés de consommation des progrès du machinisme et de la férocité de la concurrence. Le livre de Greg Steinmetz intéresse aussi par une série de faits dont la portée est pleine d’enseignements : on y apprend ainsi que Fugger convainquit Léon X de lever l’interdit sur la prise d’intérêt et d’encourager le commerce des indulgences. C’est dire que la mesure qui devait contribuer à l’apparition de la Réforme n’a pas eu pour origine le cœur latin du monde catholique mais des commerçants du Nord qui estimaient peut-être qu’il y avait là matière à superstition plus qu’à spiritualité, et qu’il était donc licite d’en faire spéculation. Il

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est ironique – ironique parce que logique – que la décision qui devait provoquer la Réforme et la Réforme elle-même aient pour source le même horizon culturel. Le lecteur qui aime méditer sur notre monde en contemplant, cure-dent aux lèvres, les vastes perspectives du passé se jettera aussi avec intérêt sur le dernier ouvrage du professeur Robert Gordon The Rise and Fall of American Growth (2). Selon lui, nous nous faisons une idée fausse du monde économique qui nous entoure parce que nous comprenons mal les origines et la nature de celui qui l’a pré- cédé. L’extraordinaire taux de croissance de l’économie américaine au XXe siècle est pour lui un phénomène beaucoup plus long et profond qu’on ne le croit d’ordinaire. Le vrai découpage serait celui d’un siècle, entre 1870 et 1970. La première date marque le début de toute une série d’avancées scientifiques qui seront particulièrement nombreuses dans les années 1880. Ensuite, et jusque dans les années vingt, ces découvertes théoriques ou techniques vont subir tout un processus de raffinement technologique dont les conséquences sur la croissance, décuplées par les grands travaux d’électrification du New Deal, seront de plus en plus sensibles jusque dans les années soixante-dix. Il estime que l’erreur commune à beaucoup d’analystes de l’histoire écono- mique consiste à sous-estimer l’importance des progrès et des trans- formations accomplis dès les années dix aux États-Unis et surtout de ne pas voir que la grande croissance américaine du XXe siècle est en germe dans l’interaction mise en place dès les années 1880 par cinq grands progrès : l’électricité, l’assainissement urbain, la chimie et la pharmacie, le moteur à combustion interne, les moyens de commu- nication. Paul Krugman, convaincu par cette nouvelle perspective, l’a résumé d’une façon frappante et simple : un adolescent new-yorkais d’aujourd’hui serait moins dépaysé dans le New York des années qua- rante qu’un adolescent new-yorkais de 1940 dans celui de 1870. La métamorphose de la vie quotidienne, l’allégement de la pénibilité du travail ont été, si l’on y regarde de près, plus forte dans la période qui va de la fin de la guerre de Sécession jusqu’à Pearl Harbour. L’idée du professeur Gordon est aussi que la révolution numérique, qu’on présente souvent comme la quatrième révolution industrielle, n’a rien

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à voir avec cet extraordinaire mouvement séculaire. Elle n’est qu’une révolution technique dont les effets sur la productivité sont déjà passés et qui n’a pour l’instant pas enclenché d’interaction aussi puissante et universelle que celle de la fin du XIXe siècle. Il est donc illusoire de croire qu’elle permettra de retrouver les taux de croissance du siècle. Une révolution industrielle majeure se reconnaît, selon lui, à ce qu’elle transforme radicalement les pratiques économiques dans le fonction- nement et les composantes du travail en s’accompagnant d’une hausse du niveau de vie et d’éducation. Or, ces données ne sont plus réunies aux États-Unis : les créations d’emplois renvoient souvent à des tâches qui exigent peu de qualification, les inégalités augmentent, le niveau d’éducation stagne ou régresse, la population vieillit. On pourra reprocher à l’auteur d’être passé d’un optimisme exces- sif, lorsqu’au début des années deux mille il prévoyait une longue période de croissance soutenue, à une vision radicalement inverse. Ou de méconnaître les possibilités des transformations des modes de pro- duction et de travail que le numérique laisse entrevoir. Il n’empêche que sa vigoureuse remise en perspective de cent cinquante ans d’his- toire économique est d’ores et déjà incontournable.

1. Greg Steinmetz, The Richest Man Who Ever Lived: The Life and Times of Jacob Fugger, Simon and Schus- ter, 2015. 2. Robert J. Gordon, The Rise And Fall Of American Growth. The U.S. Standard of Living Since the Civil War, Princeton University Press, 2016.

juin 2016 juin 2016 161 L’aristo est-il entré dans la moulinette ? › Marin de Viry

armi les nombreuses autorités plus ou moins bien- veillantes dont j’ai partagé la vie quotidienne et qui, bizarrement, ont trouvé et exprimé un intérêt à ce que je me comporte et pense différemment de la manière dont je me comportais et pensais effectivement – je Pveux parler des institutions d’enseignement, de mes animaux domes- tiques, des entreprises qui m’ont employé, des associés que j’ai eus lorsque j’en ai créé moi-même, des femmes, des administrations publiques et privées, des parents jusqu’au troisième degré, des associa- tions sportives, des partis politiques, des cabinets, etc. –, Sciences Po est celle qui a poursuivi à l’égard de mon cerveau le but le plus clair et qui a mis à l’atteindre les moyens les plus cohérents, dans la durée. Je crois qu’on peut parler de rééducation, si ce terme veut bien dire l’abolition de l’éducation antérieure, jugée intrinsèquement perverse quoique de façon implicite, et son remplacement par une nouvelle, qui aurait garanti que ma personne contribuât aux buts que cette école s’était fixés envers la société.

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Rééduquer, c’est inclure dans un projet nouveau par la destruc- tion des habitudes de la vie intérieure passée. Chez les Khmers rouges et chez Marguerite Duras (que je ne compare qu’accidentellement), cela va jusqu’à l’abolition du langage, siège des structures mentales de domination et de sujétion, vieille malédiction à annihiler d’urgence. À Sciences Po, on laisse sa langue au rééduqué, mais on touche simul- tanément au raisonnement et à la perspective dans lesquelles elle se meut, au but et à la dialectique. J’ai fréquenté deux autres institutions d’enseignement supérieur – la Sorbonne et l’ESCP-Europe –, mais là où le désir de m’abolir, puis de me restructurer pour me reprogram- mer était le plus grand, c’était à Sciences Po. J’ai atterri à Sciences Po en provenance du paradis, c’est-à-dire la Sorbonne. Marc Fumaroli y disait un peu de mal des femmes et beau- coup de bien de Corneille, Michel Crouzet se promenait dans Stend- hal comme un papillon ivre, Michel Zink nous détaillait comment

de dormitorium on arrive à « dortoir » à Marin de Viry est critique littéraire, travers les siècles que traverse la phonétique enseignant en littérature à Sciences historique, Pierre Brunel nous faisait des Po, directeur du développement de PlaNet Finance. Il a publié Pour allers-retours Thomas Mann-Cesare Pavese en finir avec les hebdomadaires dans leur langue respective, on apprenait en (Gallimard, 1996), le Matin des stylistique des choses merveilleuses comme abrutis (Lattès, 2008), Tous touristes (Flammarion, 2010) et Mémoires d’un le zeugma sous toutes ses attestations pos- snobé (Pierre-Guillaume de Roux, sibles, et les linguistes générativistes déli- 2012). raient un peu, mais plaisamment. Et le › [email protected] latin, chose sublime ! Le paradis des textes, des langues, de l’histoire, de l’interprétation, le tout sous des plafonds à hauteur de ciel, et dans des murs à la fois sévères et enchantés peints par Puvis de Chavannes. À la Sorbonne, on ne me demandait pas de penser d’une certaine manière, mais de maîtriser une matière. Les oppositions de pensée ne se manifestaient qu’à travers l’invasion bruyante des amphis par des militants de ceci ou de cela, mais il n’existait pas de rapport direct entre l’intention de l’institution et la formation du cerveau des étudiants. Dès le seuil de Sciences Po, établissement installé dans l’hôtel de la comtesse de Boigne, qui était une peste snob de l’eau la plus pure si l’on en croit ses Mémoires, je sentis que le jeu se serrait. Pour y

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entrer, il fallait produire un dossier, une grande dissertation et pas- ser un oral dont le jury était systématiquement composé d’un profes- seur, d’un membre d’un grand corps de l’État, et d’un représentant de Sciences Po. Je ne voyais pas très bien ce que l’État et l’adminis- tration avaient à voir avec les soins de mon cerveau, n’ayant jamais considéré ces deux institutions comme capables de me fournir des interlocuteurs valables sur ce plan-là. Si je n’avais écouté que mon sentiment et non l’appel de la courtoisie, je n’aurais adressé la parole qu’au professeur (et je me serais pris une bâche à l’épreuve, preuve que la politesse sert à quelque chose). Et j’ai bien senti que cet oral, qui n’avait lieu que si la dissertation avait préalablement rassuré l’ins- titution sur mes compétences scolaires, avait pour but de se faire une idée de ma capacité d’intégration à l’élite républicaine. Mon nom à particule et mon air de cornichon féodal bien élevé excitaient le zèle réformateur des membres de ce jury, qui voyaient en moi un cas assez rare mais dûment répertorié par les éducateurs républicains : l’aristo à faire entrer dans la moulinette. Quelle moulinette ? C’est très simple : à haute dose et sur tous sujets, la moulinette consistait à penser que les extrêmes sont dérai- sonnables et qu’il existe forcément une voie moyenne. Plus on pro- gressait dans la scolarité, plus cette voie moyenne devait être précise et opérationnelle, jusqu’à produire des arrêts du Conseil d’État pour le cas où, ô joie, on finirait par en rédiger de vrais dans le palais des Orléans, où ce temple de la justice est installé (vous noterez que les rois de la synthèse Sciences Po qui se sont hissés jusqu’au Conseil d’État vivent dans le lieu où vécurent ces autres monarques de la syn- thèse, et qui réussirent si mal. Il y aurait beaucoup à dire sur le fait que les princes de la synthèse, les Orléans, terminent sur l’échafaud, en faveur de l’ordre bourgeois, jonglent éternellement avec une chèvre et un chou, et complotent à longueur de journée). Mais revenons à la moulinette par l’exemple. Il s’agissait de pro- duire sur tout sujet et à longueur de journée des plans dont la pre- mière partie terrorisait le lecteur par l’évocation des extrêmes, puis la seconde partie le rassurait par l’existence d’un juste milieu (autre nom du régime orléaniste, vous l’aurez noté) bien français.

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Politique Partie I, entre l’écueil de la monarchie absolue et celui de l’anarchie ; partie II, il existe un régime merveilleux, la Ve République, pour autant qu’elle sache s’adapter aux temps nouveaux tout en conservant ses traits fondamentaux.

Mœurs Partie I, entre l’orgie ininterrompue et l’ascétisme perpétuel ; par- tie II, il existe un régime conciliant la nécessaire exultation de la chair et des plages de réflexion à froid, utiles à la vie professionnelle comme quotidienne.

Épouser Partie I, entre épouser une héritière repoussante à particule et épouser une sublime jeune Africaine fauchée sous le prétexte dérai- sonnable qu’on l’aime ; partie II, il existe une troisième voie, qui concilie stratégie patrimoniale et affection modérée mais durable.

Faire carrière Partie I, entre servir n’importe qui pour faire n’importe quoi en se bâfrant et ne servir personne en crevant de faim au nom de principes excessivement rigides ; partie II, il existe une voie moyenne : la déon- tologie du serviteur de l’État, qui grimpe en pliant.

Religion Partie I, entre trop croire et ne pas croire du tout ; partie II, il existe une voie moyenne : savoir qu’on ne sait pas, et tout devient plus cool.

Caractère Partie I, entre l’élan lyrique imprudemment généreux à la Lamartine et la dépression psychique inutilement agressive à la Houellebecq ; partie II, il existe une troisième voie : l’altruisme égoïste.

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À ce régime quotidien et encore une fois sur tout sujet – d’un contentieux entre une intercommunalité et le préfet sur le budget d’un camion-poubelle jusqu’à la guerre nucléaire –, on finit par être à trente- sept degrés plus ou moins zéro virgule un degré en toutes circonstances, et jusqu’à la tombe. Tiède au long cours. Si vous êtes barro-rocardien, vous êtes à 36,9. Si vous êtes rocardo-barriste, vous êtes à 37,1. C’est l’idée du serpent dans le tunnel, une invention à l’origine monétaire (les règles de variation des taux de change dans la Communauté écono- mique européenne) qui s’est transposée dans le domaine de la vie inté- rieure des élites de la nation. Tout cela est très juste et très raisonnable : les cadres de la nation sont là pour encadrer, et qu’encadre-t-on sinon des limites extrêmes ? Il faut faire entrer l’ex-maoïste et le RPR (ancêtre des Républicains), l’ouvrier spécialisé et le trader, le lycéen adorateur du Code du travail (et qui sera prêt tous les dix ans à mourir pour le CDI sans espoir d’en avoir jamais un) et le patron de PME aux abois, Louis Aragon et Drieu La Rochelle, André Gide et Georges Bernanos dans le tableau de famille. À la fin, on regarde passer n’importe quoi en ruminant des syn- thèses. J’ai vu Bernard Tapie s’inviter au centre du jeu politique, la dette tripler, le débat public devenir débile, l’affaire Cahuzac, l’inva- sion des nuls, le paradigme Canal + dominer, tout ça en ruminant. Mais au fond le système éclate parce que la vie est déraisonnable, contrairement à la haute administration. Si je prends le thème « femmes », par exemple, et que je pose des sujets bateau, la partie II ne marche pas.

Carrière-maison Partie I, entre pousser l’aspirateur et faire carrière… ; introuvable partie II, car la vie montre qu’il n’existe pas de voie moyenne. J’ai vu des femmes simultanément ne pas pousser l’aspirateur et ne pas faire carrière. D’autres faire les deux en même temps. D’autres abandonner l’un pour l’autre. Mais jamais je n’en ai vu qui fassent la synthèse.

Honneur conjugal Partie I, entre la morne fidélité et le vagabondage compulsif… ; introuvable partie II, car ils n’existent pas, ces petits coups de canif

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sympas dont les psychologues nous expliquent qu’ils relancent leur appétit pour la vie conjugale : en vrai, les femmes foutent le camp d’un coup ou elles restent en poste.

Types extrêmes du genre féminin Partie I, entre princesse des contes et gardienne de prison… ; introuvable partie II : elles font du ping-pong entre les deux incar- nations extrêmes, pas la synthèse. Un plan en deux parties qui pour- rait marcher serait de couper en deux l’alexandrin de Corneille dans ­Polyeucte : partie I, « Source délicieuse » (les femmes en général), par- tie II, « en misères fécondes ». Mais il n’y a pas de synthèse, de balan- cement circonspect, ça ne fait pas république moderne. Même chose pour la politique, justement. Quand la méthode avait comme point d’application dans le monde réel le choix entre Ray- mond Barre et Michel Rocard (version gauche de gouvernement, pas Parti socialiste unifié), ça fonctionnait. Mais si le choix est entre le salafisme politique et Marion Maréchal-Le Pen, la synthèse n’existe pas, il faut que l’un des deux disparaisse.

On a tenté de me rééduquer pour vivre dans un monde irréel, dans lequel les extrêmes pouvaient fusionner, grâce au miracle de la synthèse, pour produire une sorte de solution républicaine, tricolore, moderne. Ça ne marche pas. Heureusement, j’avais gardé sous les fagots quelques repères rustiques : l’épée est l’axe de l’histoire, on court derrière les femmes sans rien y comprendre, l’homme est un loup pour l’homme, l’amour n’est pas aimé, on finira entre quatre planches, et sans l’invisible, le visible est insoutenable.

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CRITIQUES

LIVRES Brève histoire des empires › Henri de Montety

Pérennité de Jean Cocteau › Eryck de Rubercy

Juifs de France : une communauté dans la tourmente › Joseph Voignac expositions Les cartes de Seydou Keïta › Bertrand Raison

Lumières de Darwin › Robert Kopp

Femmes en résistance › Olivier Cariguel

DISQUES Harnoncourt, le passé au futur › Jean-Luc Macia Livres Brève histoire des empires › Henri de Montety

ous ce titre somme toute assez neutre se trouve un essai (1) consacré à la pensée d’Ibn Khaldūn, « le plus grand historien du Moyen âge et de l’Islam ». S e Ibn Khaldūn, qui écrivait au XIV siècle, connaissait les tri- bulations des anciens empires orientaux, celles de l’Empire romain et de l’islam sous le règne arabe, turc puis mon- gol. Il connaissait aussi la Chine. Bénéficiant d’un regard sur l’histoire ultérieure, Gabriel Martinez-Gros poursuit avec le développement de l’empire islamique, déplacé vers l’est jusqu’au nord de l’Inde en raison de la décadence du Moyen-Orient, et continue la description de l’empire de Chine jusqu’à l’ère contemporaine, dans ses relations avec ses marges turques, mongoles et mandchoues. Ce sont en effet les marges qui font les empires. Car l’histoire des empires, selon Ibn Khaldūn, est une histoire de la vio- lence, c’est-à-dire une histoire de la manière dont des tri- bus nomades « violentes et solidaires » s’emparent de vastes territoires qu’elles désarment et soumettent à l’impôt en échange de la paix civile. Quelques générations plus tard, ces élites guerrières se ramollissent, se fondent dans la masse des producteurs et laissent la place à la tête de l’empire à une autre tribu venue de la périphérie. Ibn Khaldūn évaluait la période d’apogée d’un empire à trois générations, c’est- à-dire un siècle environ. Dès lors, les tribus guerrières se sédentarisent et deviennent vulnérables. « Elles meurent le plus souvent sans comprendre, satisfaites de leurs faiblesses et incrédules de leurs échecs. Le déni de la réalité apaise leurs derniers instants. »

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Il est aussi possible qu’une même tribu se maintienne plus longtemps à la tête d’un empire. Gabriel Martinez- Gros donne l’exemple des mamelouks, ces anciens esclaves- soldats dont l’isolement, notamment par l’interdiction du mariage avec les indigènes, fut le garant de la longévité à la tête de l’Égypte. Un autre exemple, non pas de longévité inaccoutumée, mais du caractère « étranger » de la classe au pouvoir, est la Chine de l’époque mandchoue, dont les maîtres étaient tellement conscients de leurs propres lacunes par rapport à la civilisation chinoise qu’ils impo- sèrent à la Chine une double législation en se réservant pour eux-mêmes la qualité durable de « barbare ». Du reste, un empire ne disparaît pas vraiment, il renaît sous une nouvelle forme, au moment où la classe guer- rière dégénère et qu’une nouvelle tribu s’empare du pou- voir comme d’un mûr. C’est ainsi que l’islam connut plusieurs dynasties successives, issues d’ethnies diverses. La religion elle-même, finalement, n’a pas d’importance. Ainsi la capitale de la Méditerranée passa-t-elle de Rome à Damas puis à Bagdad. Oui, c’est bien l’islam qui a succédé à l’Em- pire romain. Adoptant la vision d’Ibn Khaldūn, Gabriel Martinez-Gros souligne que l’Empire carolingien n’aurait d’empire que le nom (et l’illusion historiographique). Il observe aussi non sans humour qu’Athènes (et ses citoyens- soldats qui mêlent indûment les fonctions guerrière et productive), aux yeux d’Ibn Khaldūn, n’est qu’une « orga- nisation tribale semi-primitive » à laquelle manque tout arrière-pays civilisé. La violence est à la mode. René Girard lui donnait un sens et une fonction métaphysique. Ici, au contraire, elle est éminemment pragmatique. On s’embarrasse peu de for- mules comme celle de Max Weber sur le « monopole de la violence légitime » tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières de l’État. Peu importe la légitimité. En garantis- sant la paix dans l’empire grâce à la défense des frontières,

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l’élite guerrière s’autorise la levée de l’impôt, à son propre bénéfice, au sein d’une population nombreuse et désarmée. Le seul danger est d’être renversé par une autre tribu qui aura préservé son potentiel de violence. C’est ainsi que les richesses de l’Empire mongol sont tombées dans l’escarcelle d’aventuriers anglais dont l’armement s’est révélé consi- dérablement plus destructif que celui de leurs adversaires. La Compagnie des Indes devenait « le dernier empire isla- mique ». L’Occident, bien loin de ses propres frontières, entrait enfin dans l’histoire des empires. Mais c’est pour en sortir aussitôt, car l’ère des empires – au sens d’Ibn Khaldūn – prenait justement fin. Avec l’armement moderne et la levée en masse de la population sédentaire et réputée pacifique, souligne Martinez-Gros, « c’est la révolution industrielle qui met fin au schéma d’Ibn Khaldūn ». Car elle abolit la distinction entre guerrier et producteur. De plus, l’accrois- sement de la richesse privée fait que « l’État et l’impôt ne sont plus la source unique de la richesse ». Tout le modèle vole en éclats. Sans compter la démocratisation, car, désor- mais, « la violence est entre les mains de tous, son usage déterminé par le peuple souverain ». L’Europe est paradoxale, car en faisant triompher l’État national (qui éradique les barbares), « elle remplit mieux les fonctions impériales ». Ni Rome ni la Chine n’y avaient pensé. Tout de même, Martinez-Gros évoque aussi le troi- sième empire qui n’est pas près de laisser l’Europe tran- quille, l’islam. Car, contrairement à Rome et à la Chine, dont les origines se perdaient dans la nuit des temps, l’islam a toujours été « travaillé par l’angoisse et la certitude de la disparition ». Certes, « le génie d’Ibn Khaldūn a su ordon- ner et presque apaiser [cette angoisse] en cycles réguliers ». Reste à savoir dans quelle partie du cycle nous sommes.

1. Gabriel Martinez-Gros, Brève histoire des empires. Comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, Le Seuil, 2014 ; coll. « Points histoire », 2016.

172 juin 2016 juin 2016 Livres Pérennité de Jean Cocteau › Eryck de Rubercy

ean Cocteau est mort en 1963 à Milly-la-Forêt. Les uns ne voulaient déjà ne plus voir en lui que J l’écrivain, les autres que le cinéaste ou le dessina- teur ; mais il n’avait jamais été que poète par l’œil et par le verbe. L’automne de sa dernière année, il s’absentait dans la brume des départs en nous assurant : « Je reste avec vous. » Parole qui allait devenir son épitaphe, comme le rappelle Serge Linarès, dans le superbe et copieux Cahier que les Éditions de L’Herne, sous sa direction, ont consa- cré au poète (1). Un demi-siècle plus tard, la mort a-t-elle ôté ce masque de la gloire dont Cocteau se vêtit par jeu ? Lui qui s’interrogeait sur « ces hommes masqués de l’ave- nir qui nous jugent », tout en sachant que l’éternité des poètes ne dépend pas d’eux. Car enfin, qui était au juste cet homme doué, sous un même nom, de plusieurs iden- tités ? Si son ami Jean Marais affirmait que « la lumière des poètes est aussi longue à nous parvenir que celles des étoiles », l’ensemble des textes réunis ici, en chapitres thé- matiques, ouvre toute grande la porte au lecteur désireux d’accéder à l’univers du poète. « Vous qui pour les véri- tés les plus hautes vous contentez d’un signe flamboyant qui les rassemble », lui écrivait Proust. Et certes Cocteau n’analyse pas ; il ne fait jamais que dire, écrire ou dessiner, méthodes parallèles qui se croisent parfois, avec une spon- tanéité déroutante. Ainsi laissons-nous aller aux mouvements de sa vie au gré des textes les plus divers (lettres, brefs essais, articles de critique, entretiens…), dont certains inédits, d’une foule

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d’auteurs, parmi lesquels Jean Genet, François Mauriac, Colette, Robert Brasillach, Alberto Savinio, Jorge Luis Borges, W.H. Auden… ainsi que de nombreux universi- taires. C’est d’abord l’époque des meilleurs scandales qui introduisent à la modernité. Celui de Parade (1917), où le public siffle son texte, la musique de Satie et les décors de Picasso. Cocteau chante l’Ode à Picasso (1920), mais il lui semble déjà que la vie ne tient guère qu’au fil des équilibristes : « La pesanteur nous habite, Nijinski cher- chait sans cesse quelque ruse afin d’en venir à bout. » C’est l’esprit des Ballets russes de ce Diaghilev qui disait à Cocteau dès 1913 : « Jean, étonne-moi ! » Libre ensuite des influences qui s’étaient exercées sur sa jeunesse – celles d’Anna de Noailles et de Maurice Barrès –, il trouve son équilibre. Mais on lui refuse le droit de créer son temps, et la critique le classe encore parmi les « poètes fantai- sistes » avant que les surréalistes, qui ne peuvent l’aimer, rêvent de sa perte (2). Peu importe : Cocteau marche plus vite, surprend les modes qu’il défait et pense la mort à rebours – « Vivre me déroute plus que mourir » –, évitant de pleurer lorsque Raymond Radiguet prend le prétexte d’une typhoïde pour disparaître en 1923. C’est dans un très beau texte que Yukio Mishima l’évoque : « Max Jacob, de son bras, soutenait celui de Cocteau. Déjà, les pleurs de celui-ci s’étaient taris avant que Radiguet n’entre en agonie, et Jacob, voyant l’état de son ami incapable de trouver désormais la moindre consolation dans les larmes, se demandait avec crainte ce qu’il allait advenir de lui. » Or Cocteau refait surface en revenant à sa lumière intérieure à l’endroit où s’ébranle « la machine infernale » (1934), admirable titre qui dénonce le piège parfait tendu au mortel par le destin. Et pour échapper aux amateurs de procès, il se met au service « d’un ordre considéré comme une anarchie » (1923) ou « des beaux-arts considérés comme un assassinat » (1932) et dédouble son talent en

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créant le Sang d’un poète (1930), premier film d’une véri- table œuvre cinématographique qui s’ajoute aux jeux du miroir d’Alice au pays des merveilles, dans lequel il dispose en poète les objets du réel – du réel au réalisme contraire. Alors tout s’organise aux yeux de ceux qui le découvrent. On se réfère aux notations du Coq et l’Arlequin (1918) et aux propos de cet art poétique qu’est le Secret professionnel (1922) ; on s’éprend des héros du Grand Écart (1923) et de Thomas l’Imposteur (1923), et, à force d’en rêver, les jeunes gens jouent dans la vie les Enfants terribles (1929) où se meuvent à l’exemple de l’ange Heurtebise des anges malheureux, lourds du poids de leurs ailes et plus blancs que neige. Sa prose est de même nature que ses vers, et procède de l’arabesque qui se détend en ligne droite, en style direct. C’est qu’il a au fond de l’œil un profil en mouvement, celui de la silhouette noire de l’élève Darge- los traversant le Livre blanc (1928) que le poète signe de ses dessins, dont Patrick Modiano dit très bien qu’« ils ont l’audace des dessins d’aujourd’hui ». Si ses poèmes donnent l’impression d’une suite de jeux graves, pour autant il serait sot de s’en tenir là : le Cap de Bonne-Espérance (1919), Vocabulaire (1922), « Discours du Grand Sommeil » (1922) et Plain-Chant (1923) ouvrent à Opéra (1927), où il laisse retomber le rideau rouge sur les mythes de la Grèce. Sur quoi Jean Genet écrit : « Grec ! La sèche élégance de ce mot, sa brièveté, sa cassure même, un peu abrupte, sont les qualités qui s’appliquent avec promptitude à Jean Cocteau. » Dès lors tout semble dit, mais il écrira encore d’autres recueils, dont Clair-obscur (1954) et le Requiem (1962), tous deux arrachés à la dou- leur physique. Reste que les sentinelles de la littérature protestent toujours : ce n’est ni clair, ni obscur, ni ancien, ni moderne, c’est faux ; et lui de répondre : « Je suis un mensonge qui dit toujours la vérité. » Poète à toute heure et en chacun de ses actes, malgré « la difficulté d’être »

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(1947), il nous aide à franchir la surface lisse des miroirs, à tenir sans vertige sur le fil de l’erreur et à toucher le feu sans crainte puisqu’« il faut se brûler vif pour renaître ». Et là, nous commençons à deviner qu’il n’est ni moderne ni mondain, mais plutôt du côté de ceux qui cherchent moins qu’ils ne trouvent, de sorte que, par-delà la mort, il est de toutes les époques sans être d’aucune.

1. Cocteau, L’Herne, 2016. Signalons aussi le Portrait de Mounet-Sully publié simultané- ment par les Éditions de L’Herne, prose inédite de Jean Cocteau, ornée de seize dessins coloriés. 2. Voir à ce sujet « Retour à Breton et Cocteau », Revue des Deux Mondes, février 2004.

176 juin 2016 juin 2016 Livres Juifs de France : une communauté dans la tourmente › Joseph Voignac

elon l’Agence juive, organisme chargé de l’immigra- tion juive en Israël, 7 231 juifs français ont fait leur S alya (terme hébreu qui désigne l’immigration vers Israël) en 2014 (1). La France est devenue le premier foyer mondial d’émigration vers Israël cette année-là. Faisant écho à ce phénomène, le Premier ministre français, Manuel Valls, déclarait, dans son discours à l’Assemblée nationale après les attentats de janvier 2015 : « Sans les juifs de France, la France ne serait plus la France. » Alors que les juifs sont présents en France depuis près de mille cinq cents ans, qu’ils ont survécu aux persécutions les plus meurtrières, y compris la Shoah il y a à peine soixante- dix ans, qu’ils semblent désormais jouir d’une pleine inté- gration dans la nation française et d’un dynamisme com- munautaire sans précédent, pourquoi sont-ils, aujourd’hui, de plus en plus nombreux à quitter le pays ? Deux livres publiés en début d’année tentent justement de répondre à cette interrogation. Le premier, l’An prochain à Jérusalem ? (2), est une étude menée par Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion et stratégies d’entreprise de l’Ifop, et Sylvain Manternach, géographe-cartographe. Le livre s’appuie essentiellement sur les données recueillies au cours de l’été 2015 auprès d’un échantillon national repré- sentatif de 45 250 personnes, dont un échantillon de 724 personnes se déclarant de confession juive ou avoir au moins un parent juif. En analysant les résultats de leur sondage, les confrontant à d’autres enquêtes d’opinion plus anciennes

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et à des entretiens menés avec des membres de la commu- nauté juive française et des juifs français installés en Israël, les deux chercheurs fournissent des éléments précieux pour comprendre l’évolution de l’antisémitisme en France et les réactions de la communauté juive française. Le second livre, le Grand Désarroi (3), est une enquête au sein de la communauté juive française menée par deux jour- nalistes, Victor et Salomon Malka, pour tenter de traduire l’état d’esprit des juifs de France aujourd’hui. L’ouvrage s’appuie essentiellement sur des témoignages de membres de la communauté juive, rencontrés au gré d’un parcours à travers la France au cours de l’année 2015. Si le livre de Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach cherche à déceler des tendances à partir de données pré- cises et tangibles, la démarche de Victor et Salomon Malka semble être son exact opposé – et son complément. Les deux journalistes mettent en lumière l’extrême diversité des opinions régnant au sein du judaïsme français : si, face à cer- tains choix binaires – école juive ou école publique ; partir ou rester –, on peut identifier des réponses types, chaque juif évolue dans un contexte différent et aucun n’a exacte- ment le même raisonnement face à ces questions. Pour la plupart des juifs français, révèlent les frères Malka, les choix ne sont pas faits, le déchirement auquel ils sont confron- tés étant pour beaucoup insolvable. Ainsi, si Jérôme Four- quet et Sylvain Manternach entrevoient la réalisation de l’adage « l’an prochain à Jérusalem », les deux journalistes ne peuvent constater qu’un « grand désarroi ».

Un phénomène d’insécurisation Naturellement, le premier thème abordé par les deux livres est celui de l’antisémitisme en France. Une analyse des chiffres du SPCJ (Service de protection de la communauté juive, qui recense les actes antisémites commis en France) cités dans l’étude de Jérôme Fourquet et de Sylvain ­Manternach indique

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que le nombre d’actes antisémites en France est passé de 82 en 1999 à 744 en 2000, sans jamais descendre franchement en dessous de 400 par an depuis. Cette date charnière corres- pond au début de la Seconde Intifada, objet en France d’une couverture – voire d’une obsession – médiatique importante, que les deux chercheurs jugent en partie responsable de la flambée des tensions entre les communautés juive et musul- mane dans le pays (4). Si les auteurs accusent implicitement les médias fran- çais d’accorder une importance disproportionnée au conflit israélo-palestinien, contribuant à l’importer en France, ils révèlent néanmoins que, contrairement à la perception de nombreux juifs français, le pays dans son ensemble ne prend pas parti pour la cause palestinienne au détriment de l’État hébreu. Certes, le sentiment pro-israélien s’est érodé au sein de la population française depuis 1967 (lorsque 68 % des Français déclaraient que leur sympathie allait à Israël dans le conflit qui opposait Israël aux pays arabes), mais cela ne s’est pas traduit par un soutien massif aux Palestiniens. On observe plutôt une indifférence croissante des Français en la matière. En juillet 2015, 74 % des Français déclaraient que dans le conflit entre les Israëliens et les Palestiniens leur sym- pathie n’allait à aucun des deux. Parmi ceux qui prennent position, seuls deux points séparent les pro-Palestiniens (14 % des Français sondés) des pro-Israéliens (12 %) (5). Les deux chercheurs s’intéressent aussi à l’antisémitisme « traditionnel ». Ils listent dans un premier temps les évé- nements antisémites marquants de ces dernières années en France, du meurtre d’Ilan Halimi en 2006 aux attentats contre le supermarché Hyper Casher en janvier 2015, en passant par les manifestations du « Jour de colère » en janvier 2014, où des slogans tels que « Juif, la France n’est pas à toi » ou « Juif, hors de France » avaient été scandés en plein Paris. Puis, s’ap- puyant sur une enquête réalisée en 2014 par l’Ifop pour la Fondation pour l’innovation politique, les auteurs analysent

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les taux d’approbation aux propositions « les juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de l’économie et de la finance » et « les juifs ont trop de pouvoir dans les médias ». Ils constatent une adhésion nettement plus fortes chez les sympathisants du Front national et chez les sondés d’origine musulmane que dans l’ensemble de la population (6). L’objet de l’enquête n’est pas tant l’ampleur réelle de l’anti­sémitisme en France que l’état d’esprit de la commu- nauté juive française aujourd’hui face à la perception du danger. Ainsi les auteurs pointent du doigt le fait que 52 % des parents juifs interrogés déclarent « souvent craindre que leurs enfants soient insultés parce que juifs » et 35 % qu’ils soient agressés (7). Par ailleurs, un tiers des sondés déclarent avoir déjà été agressés plusieurs fois parce que juifs. Ces résultats, que les deux chercheurs jugent intolé- rables dans un État de droit censé garantir la sécurité de tous ses citoyens, attestent selon eux d’un phénomène non d’insécurité mais d’insécurisation au sein de la communauté juive. Il s’agit d’un concept élaboré conjointement avec le sociologue Alain Mergier qui « ne renvoie pas tant à la certi- tude d’être agressé mais à l’incertitude de ne pas l’être » (8).

L’école juive : un refuge ? La première réaction de la communauté juive française face à ce climat angoissant semble avoir été le retrait des enfants de l’école publique en faveur de l’école privée. Bien que la majorité des juifs français continuent de scolariser leurs enfants dans le public (65 %), cette proportion reste plus faible que dans l’ensemble de la population fran- çaise (85 %) mais, étonnamment, seuls 13 % d’entre eux choisissent d’envoyer leurs enfants dans un établissement juif. La majorité des parents juifs français scolarisant leurs enfants dans le privé préfèrent, en effet, l’enseignement des lycées catholiques. Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach interrogent une mère juive ayant choisi le privé catholique

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pour ses enfants. Celle-ci explique que les établissements catholiques ont l’avantage de garder les enfants à l’abri de l’antisémitisme tout en les dispensant des cours de religion (dispense a priori impossible dans une école juive) (9). Si les écoles juives ont été considérées dans un premier temps comme des lieux de refuge contre l’antisémitisme, après l’attentat de Toulouse en 2012 visant l’école Ozar Hatorah, celles-ci sont désormais perçues comme des cibles privilégiées du terrorisme islamiste. Les deux livres regorgent de témoignages décrivant les effets anxiogènes de la présence – pourtant jugée nécessaire – de militaires armés aux abords des écoles juives et des synagogues. Le plus poignant d’entre eux, cité dans le livre des frères Malka, déclare que les juifs français sont devenus « les dhimmis du XXIe siècle » (10). Certes ils ne doivent pas s’acquitter d’impôts spéciaux ni subir de mesures vexatoires, comme les dhimmis de l’Empire ottoman, mais leur survie ne va pas de soi, elle est entre les mains d’un pouvoir bienveillant qui s’engage aujourd’hui à protéger « ses » juifs. Le cardiologue bordelais interrogé sou- ligne surtout la précarité de ce statut de « population proté- gée ». Selon lui, « la vraie question est de savoir combien de temps cette [protection] pourra durer » (11).

L’effet « boule de neige » Dans ce contexte, le fait que le pourcentage de juifs fran- çais « envisageant sérieusement de s’installer en Israël ou dans un autre pays » (21 %) soit deux fois plus élevé que celui de l’ensemble des Français « envisageant sérieusement de s’installer à l’étranger » (10 %) n’est donc guère surpre- nant. Prévisible également le fait que 47 % des sondés juifs ayant un proche parti vivre en Israël estiment qu’il est parti « parce qu’en tant que juif, il ne se sentait plus en sécurité en France » (12). Cependant, 53 % des sondés juifs pensent que le départ pour Israël n’est pas motivé principalement par un sentiment d’insécurité.

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Les deux ouvrages font état d’un nouveau phénomène : le départ vers Israël de familles qui ne semblaient pas parti- culièrement religieuses ou attachées à l’identité juive. L’An prochain à Jérusalem ? fournit un premier élément d’expli- cation. Il s’agirait d’un effet boule de neige : des familles gagnent Israël pour y retrouver des proches déjà établis, et reconstituer un cercle social qui s’est expatrié. C’est en ce sens que le président de la communauté juive de Toulouse au moment de l’affaire Merah affirme que le problème n’est pas de savoir « s’il y aura des juifs en France, mais s’il res- tera une communauté institutionnelle » (13). À mesure que les principaux animateurs de la vie juive française partent, celle-ci perd de son attrait et la tentation du départ se répand. L’effet boule de neige est aussi un cercle vicieux. Mais c’est surtout l’alya des jeunes Français qui intrigue les auteurs des deux livres. Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach constatent que « l’écart entre la population générale et la population juive en matière d’intention de départ est maximal parmi les personnes les moins diplô- mées ». Selon eux, alors que les jeunes bacheliers manquent d’habitude de ressources pour envisager un départ à l’étran- ger, l’Agence juive fournit des informations, des stages de préparation aux études en Israël et des bourses d’études, facilitant grandement la perspective d’installation en Israël des jeunes juifs. Mais il ne s’agit pas que d’une question de ressources. En effet, on constate que les diplômés juifs de niveau supérieur à bac +2 sont deux fois moins nombreux à envisager l’émigration que leurs coreligionnaires moins diplômés (14). Ainsi il semble que la propension au départ soit corrélée à une certaine forme de réussite scolaire. Cela pourrait renvoyer à une particularité du système israélien : du fait des deux à trois ans de service militaire obligatoire, il propose une orientation universitaire retar- dée et flexible. Le système français, lui, exige de choisir des spécialisations scolaires dès la classe de première et offre

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peu de passerelles de changement de voie. Pour des jeunes bacheliers ignorant encore quelle formation choisir, l’émi- gration en Israël peut sembler attrayante puisqu’elle leur laisse le temps de mûrir leur choix. Par ailleurs, l’écono- mie israélienne, perçue comme dynamique, avec un sys- tème d’embauche moins contraignant que la France, peut aussi rassurer ces jeunes-là. C’est ainsi que le directeur de la radio juive de Marseille, Radio JM, explique : « S’ils n’avaient pas été juifs, ils auraient peut-être été à Londres ou à Barcelone…­ J’imagine­ que si Erevan était une start-up, les jeunes Arméniens iraient y faire leurs études » et relativise le phénomène : « Dès que l’économie reprendra, les choses vont s’atténuer. (15) »

Les contraintes d’un État laïque La volonté de pratiquer la religion juive dans un cadre plus adapté à ses rituels est aussi perçue comme un important facteur de départ vers Israël. La proportion des juifs français envisageant sérieusement l’alya atteint 39 % chez les « très pratiquants » et descend à 5 % chez les « peu ou pas prati- quants » (16). Les juifs religieux sont certes plus exposés à la menace antisémite que d’autres puisqu’ils fréquentent régu- lièrement les lieux sensibles gardés par des militaires et sont des cibles plus visibles que leurs coreligionnaires moins pra- tiquants : la plupart d’entre eux portent, en effet, des signes distinctifs comme la kippa. Mais l’aspect sécuritaire n’est pas le seul à pousser les juifs orthodoxes à quitter la France. La pratique stricte de la religion juive impose certaines contraintes (alimentation casher, shabbat et fêtes juives chômées) qui peuvent rendre la vie difficile à certains juifs orthodoxes évoluant dans un cadre laïc. Simon Bouskila, professeur de maths dans un lycée juif de Strasbourg, raconte aux frères Malka qu’après avoir quitté le Maroc dans les années soixante, il a choisi de s’établir en Alsace car le régime concordataire lui permettait

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« d’observer, comme c’était le cas au Maroc, nos traditions culturelles et religieuses » (17). Il entrevoyait donc certaines difficultés à concilier la pratique du judaïsme orthodoxe avec la laïcité telle qu’elle est observée dans les autres régions françaises. Pour les deux journalistes, le durcissement de la laïcité ces dernières années, en réaction au développement de l’is- lam radical, contribue à rendre la vie en France plus difficile pour les juifs pratiquants. Il y a encore quelques années, les élèves juifs pouvaient porter la kippa à l’école publique et convenir avec l’administration scolaire de pouvoir s’absen- ter pour le shabbat et les jours de fête ; de tels arrangements sont désormais impossibles (18). La peur du communautarisme, ancrée dans l’héritage jacobin de la République, inquiète ceux qui revendiquent leur appartenance à une communauté religieuse et cultu- relle. Victor et Salomon Malka montrent par exemple que si le Front national s’est engagé dans une entreprise de dédiabolisation, le parti reste farouchement opposé à l’idée de communautés et voue une haine irrationnelle à certaines institutions juives, comme le Conseil représentatif des ins- titutions juives de France (Crif), perçues par beaucoup de militants comme des forces politiques occultes. Les deux auteurs jugent donc paradoxal le fait que certains juifs portent leur voix vers un parti qui juge leur comportement communautaire suspect, voire anti-français (19). Ces tensions potentielles entre la pratique d’un judaïsme « authentique » et l’intégration totale des juifs à la nation française ont fait débat depuis l’époque du Grand Sanhé- drin convoqué par Napoléon en 1807 pour s’assurer de la conformité du judaïsme avec les lois et les mœurs du pays jusqu’aux récentes polémiques autour des signes dis- tinctifs dans les lieux publics. Il y a un peu plus de trente ans, dans une démarche ressemblant beaucoup à celle des frères Malka, les journalistes André Harris et Alain de

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Sédouy publiaient l’enquête Juifs et français (20). La lec- ture de cet ouvrage, avec le recul historique, est saisissante. On constate que la menace d’un antisémitisme islamiste en France n’était encore anticipée par personne. La mémoire de la collaboration, elle, était encore très présente dans les esprits et se traduisait par un manque de confiance en la capacité des Français à voir leurs concitoyens juifs comme des égaux. L’absence de ce sentiment des récentes études sur la communauté juive contemporaine pourrait être le signe que le « devoir de mémoire » effectué depuis par la société française a su apaiser les consciences. Néanmoins, l’un des principaux éléments qui ressort de ce livre est la difficulté qu’exprimaient déjà de nombreux témoins à vivre leur judaïsme, en particulier son expression orthodoxe, de façon ouverte en France.

Cependant, malgré toutes les difficultés auxquelles la communauté juive française a été confrontée au cours de son histoire, il n’y a jamais eu de départ massif des juifs de France. Le fait que 21 % des membres de cette com- munauté envisagent sérieusement de quitter la France est certes troublant, mais la grande majorité d’entre eux n’a pas encore fait le choix du départ. Le livre de Salomon et Victor Malka fournit une explication de cette résilience : un amour profond de la culture française et le sentiment d’une his- toire juive si mêlée à la France qu’envisager la fin de celle-ci c’est entrevoir un appauvrissement profond du judaïsme, qui « ne serait plus vraiment le judaïsme ». À chaque dépla- cement, les deux journalistes s’attardent ainsi sur l’implan- tation parfois millénaire du judaïsme dans les régions qu’ils visitent, laissant entrevoir que toute désertion des juifs de ces espaces serait une rupture historique fondamentale. Dans son dernier roman, Soumission (21), Michel Houellebecq prédit le départ massif des juifs de France suite à l’élection d’un président de la République issu d’un

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parti islamiste. « La France n’est plus la France sans les juifs ? Voire ! », réagissent les deux auteurs. « Elle pourrait s’en accommoder très bien, suggère Houellebecq… La tristesse des juifs sans la France est peut-être plus perceptible. Tout un pan de leur histoire, toute une région de leur culture, toute une partie de leur être, toute une galerie de noms qui ont fabriqué le judaïsme moderne, tout cela se volatiliserait d’un coup. (22) »

1. Le nombre de départs de juifs français vers Israël est passé d’une moyenne annuelle de 1 832 départs entre 1967 et 2013, à 3 288 en 2013 et 7 231 en 2014. 2. Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, l’An prochain à Jérusalem ?, L’Aube, 2016. 3. Salomon et Victor Malka, le Grand Désarroi, Albin Michel, 2016. 4. Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, op. cit., p. 26-27 et 49. 5. Idem, p. 109-110. 6. Idem, p. 62 ; 144. 7. Idem, p. 67 ; 69. 8. Idem, p. 200. 9. Idem, p. 103-104. 10. Suivant le droit musulman, un dhimmi est un citoyen non musulman d’un État musul- man, lié à celui-ci par un « pacte » de protection. 11. Salomon et Victor Malka, op. cit., p. 109-110. 12. Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, op. cit., p. 187 et 196. 13. Salomon et Victor Malka, op. cit., p. 39. 14. Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, op. cit., p. 189. 15. Salomon et Victor Malka, p. 109-110. 16. Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, op. cit., p. 201. 17. Salomon et Victor Malka, op. cit., p. 53. 18. Idem, p. 31. 19. Idem, p. 195-196. 20. André Harris et Alain de Sédouy, Juifs et français, Grasset, 1979. 21. Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 2015. 22. Salomon et Victor Malka, op. cit., p. 169.

186 juin 2016 juin 2016 expositions Les cartes de Seydou Keïta › Bertrand Raison

i l’on connaît désormais l’œuvre du photographe malien Seydou Keïta (1921-2001) exposée pour la pre- S mière fois en France à la Fondation Cartier en 1994, il a tout de même fallu attendre une succession de petits miracles pour que ses magnifiques portraits nous parviennent. Coup de pouce bienvenu parce que la France des années quatre- vingt restait tranquillement engoncée dans ses frontières euro- péennes. Ce n’est qu’à l’occasion de la mythique exposition « Magiciens de la terre », en 1989, que les cimaises hexago- nales s’ouvrent à l’Afrique contemporaine. André Magnin, un des commissaires de cette fameuse manifestation, raconte qu’il découvre, en 1991, Seydou Keïta à Bamako en cherchant l’auteur anonyme des tirages que Jean Pigozzi, collectionneur compulsif d’art africain intrigué par la qualité des portraits, lui avait transmis. Sur place, il montre les photocopies et sans hési- tation on l’emmène tout droit chez Seydou Keïta. S’amorce alors l’étonnante résurrection d’un artiste qui avait ouvert son studio en 1948 et l’avait fermé en 1962. Depuis cette date, plusieurs milliers de négatifs dormaient soigneusement rangés dans l’attente d’un geste providentiel. Ils furent plusieurs à se pencher sur ce parcours extraordinaire et à tenter de sortir de l’isolement la photographie africaine. Ce fut le cas notamment de Françoise Huguier, co­fondatrice des Rencontres de Bamako, dont la première édition eut lieu en 1994, qui entreprit aussi de le promouvoir. Keïta, à la suite de sa rencontre avec André Magnin, lui permet de faire des tirages argentiques à partir de ses négatifs, réédition à laquelle il apposera sa signature.

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L’aventure commence, non sans réserver quelques sur- prises, dont la moindre est l’accueil que lui réserve (enfin) le Grand Palais, organisant ainsi la première monographie d’un photographe africain sous sa vénérable verrière. Retard peut-être mais disons juste retour des choses puisque l’au- guste bâtiment abritait, dans l’entre-deux-guerres, le Salon de la Société coloniale des artistes français, ces boursiers des Beaux-Arts ramenant de l’Empire français une mois- son d’œuvres célébrant l’exotisme convenu de ces lointaines contrées. Précision sans doute anecdotique mais utile à rap- peler car la démarche de Keïta va subvertir tous les codes de la représentation coloniale en vigueur. Il vivra en effet la fin de la colonisation et les débuts de l’indépendance du Mali, en septembre 1960. Moment particulier où le marché de la photographie africaine est inexistant et où le départ des Français provoque le rapatriement de presque tout le matériel photographique vers la métropole. Ce qui explique aussi que Keïta n’avait pas la possibilité de tirer de plus grands formats. Destinons au passage cette explication aux esprits chagrins qui, sacralisant les tirages d’époque (les glorieux vintages), sous-estiment­ les tirages ultérieurs sans parler des agrandis- sements. Le Grand Palais montrant les deux, le visiteur aura tout le loisir d’apprécier l’inanité de la querelle. Mais revenons au trajet de l’apprenti menuisier devenu photographe. Autodidacte, alors ? Oui si l’on considère qu’il n’a pas fréquenté l’école, non si l’on tient compte de sa pas- sion car adolescent il se servait déjà d’un Kodak Brownie offert par un de ses oncles. Parallèlement à son travail à l’atelier de menuiserie, il photographie sa famille et ses proches. Un ins- tituteur photographe, Mountaga Dembélé, lui prodigue ses conseils et le jeune Keïta fréquente le Photo Hall soudanais – premier laboratoire photographique du Mali – pour déve- lopper ses pellicules. Très tôt la photographie lui assure un revenu régulier et à 28 ans, fort de cette longue formation, il s’installe à son compte. En l’espace de quatorze ans, il voit défi-

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ler le Tout-Bamako, attiré par la modernité de ses portraits noir et blanc. Les prises de vue se déroulaient le plus souvent dans la cour du studio, à la lumière naturelle. Là, dans une ambiance de palabre, il organise la scène selon les modalités classiques du studio photographique (la pose et la toile de fond) populari- sées par les opérateurs occidentaux qui, depuis l’arrivée des pre- miers daguerréotypistes en 1839-1840, se sont succédé dans les ports du Sénégal et au Cap en Afrique du Sud. Yves Aupetitallot, un des commissaires de l’exposition, signale dans le catalogue que « la colonisation européenne de l’Afrique de l’Ouest est indissociable de l’histoire de la diffu- sion de la photographie qui lui est concomitante dans une même temporalité et dans une même zone géographique » (1). Pour s’en convaincre, il suffit de regarder l’énorme pro- duction de cartes postales qui atteignit son âge d’or à l’orée de la Première Guerre mondiale. Cet amoncellement de vues se délecte de la sensualité supposée des odalisques et s’attache à répertorier les ethnies. Il s’agit d’inventorier, de recenser, de maîtriser une population indigène toujours présentée fronta- lement. On retrouvera les traces de ce découpage démogra- phique pendant la guerre d’Algérie. À cette frontalité objec- tivée, indifférente, Seydou Keïta va substituer l’individualité frémissante des sujets. Il revendique l’invention du portrait en buste de biais et surtout la capacité à embellir sa clientèle. Certains même arrivent avec un petit chapeau en arrière à la manière du personnage interprété par Eddie Constantine, une célébrité à l’époque dans les rues de la capitale malienne. Les commerçants, les fonctionnaires, les politiciens se précipitent chez lui tirés à quatre épingles parce qu’ils savent qu’une fois passés par son regard ils sortiront encore plus beaux, plus vivants, bref singuliers. Perfectionniste, Keïta accroche aux murs de son atelier un échantillon de poses permettant à ses clients de choisir ce qui les mettra en valeur. Mais il fait mieux que cela, disposant d’un jeu de tissus pour le fond, il les sélec- tionne en fonction de l’habillement, n’hésite pas non plus

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à soigner la position des mains, la direction du regard et se sert d’accessoires pour signifier la vitalité de ses modèles, leur volonté d’émancipation. Ainsi cette jeune fille, les coudes sur un poste de radio, s’identifie à l’actualité, on entend quasiment la musique qu’elle écoute. Le Solex, le scooter, la machine à coudre Singer magnifient tour à tour un trait de caractère. On imagine que le porteur du costume impeccablement cravaté, le jeune homme à la fleur ou le couple posant négligemment les bras sur le même poste de radio feront bientôt l’Indépen- dance. Souvent la surabondance décorative du tissu du fond se mélange aux imprimés des habits. Ce dispositif jouant sur la dynamique de l’arrière-plan et du premier plan pousse allè- grement, sur un grand format de 1959, deux femmes habil- lées du même boubou au motif d’autruche au-devant de la scène. Une composition d’autant plus forte que, par les soins de Keïta, les deux coépouses adoptent une posture hiératique. L’exubérance irrigue tout son parcours, et s’exprime à tous les niveaux. Dans la foule qui se presse aux portes du studio, dans ces rabatteurs qui, arpentant le centre-ville de Bamako, montrent les « cartes » de Seydou pour allécher le chaland, dans la rapidité des séances – une seule prise suffit en géné- ral – et dans la prodigalité de son entourage familial, avec ses vingt et un enfants et ses six épouses. Ses clients sont si satis- faits qu’ils s’empressent d’envoyer leur portrait par la poste, renouant ainsi avec la tradition des cartes postales mais cette fois-ci, ce sont les principaux intéressés qui ont pris leur destin en main. Parmi les miracles qui ont présidé à sa découverte, notons le plus émouvant quand, face aux nouveaux tirages, ce portraitiste hors pair a pris conscience de la beauté de ses images. « J’ai compris alors, confiait-il, que mon travail était vraiment, vraiment bon. Les personnes sur les photos parais- saient tellement vivantes. C’était presque comme si elles se tenaient debout devant moi en chair et en os. (2) » 1. Catalogue publié à l’occasion de l’exposition présentée au Grand Palais, à Paris, du 31 mars au 11 juillet 2016, Seydou Keïta, RMN-Grand Palais, 2016, p. 18. 2. Propos rapportés par Robert Storr, Seydou Keïta, op. cit., p. 34.

190 juin 2016 expositions Lumières de Darwin › Robert Kopp

l faut de toute urgence aller voir l’exposition « Darwin, l’original » à la Cité des sciences et de l’industrie et se I plonger dans le livre publié à cette occasion par Guil- laume Lecointre et Patrick Tort, le Monde de Darwin (1). Au moment où l’obscurantisme des créationnistes gagne des adeptes sur toute la planète et notamment au sein des religions soi-disant révélées – le judaïsme, le christianisme et l’islam –, cet événement est une œuvre de salubrité publique. Voilà plus d’un siècle et demi qu’est paru l’Origine des espèces et que le principal enseignement de l’ouvrage, le transformisme, est admis par l’ensemble de la communauté scientifique du monde entier, comme sont admises les lois de la gravitation expliquant la chute des corps. Et pour- tant, le nom de Darwin continue à faire peur, comme si l’homme n’arrivait pas à concevoir que la Terre n’a pas été spécialement faite pour lui et que sa place dans la chaîne de l’évolution est certes une place particulière, mais non une place à part. Né en 1809 à Shrewsbury, dans le comté du Shropshire, près du pays de Galles, cinquième de six enfants d’une famille anciennement aisée d’avocats, de médecins et de naturalistes, tous pénétrés de l’esprit des Lumières, grands lecteurs de Francis Bacon, John Locke, David Hume, Isaac Newton, William Whewell et Jean-Baptiste de Lamarck, Charles Robert Darwin connaît une enfance et une jeu- nesse de frivole insouciance avant d’entrer, selon la tradi- tion familiale, dans la prestigieuse université d’Edimbourg pour y faire sa médecine. Mais les cours l’ennuient et la

juin 2016 191 critiques

dissection le rebute, si bien qu’il obtient de son père de s’inscrire à Cambridge pour des études classiques. Pourtant, ses véritables intérêts le poussent vers l’entomologie, la bio- logie et la géologie. Ayant obtenu son diplôme de Bachelor of Arts, il profite de l’occasion qui lui est offerte d’accom- pagner à titre de naturaliste non appointé une expédition le long des côtes de l’Amérique du Sud en vue d’achever leur relevé hydrographique. À l’instar du grand naturaliste et géologue Alexander von Humboldt, pour lequel le jeune Darwin éprouvait une admiration enthousiaste, le voilà embarqué sur le Beagle pour un voyage autour du monde qui durera presque cinq ans et qui lui permettra d’amasser les observations géologiques, paléontologiques, botaniques et zoologiques formant les bases de son futur travail scienti- fique, qui consiste d’abord à relier les faits géologiques aux faits géographiques et aux faits biologiques. Ainsi, il observe sur l’archipel volcanique des Galápagos une série de petits oiseaux dont l’examen montre que chaque île détient son espèce propre, reconnaissable à la forme du bec, qui s’est adaptée à chaque fois à un régime alimentaire différent, selon les ressources disponibles sur chaque île. De retour à la maison familiale de Down House, Darwin rédige une première ébauche de la théorie de la sélection naturelle comme moteur de la modification des espèces. Il la peaufinera pendant de longues années, au cours desquelles il soumettra certaines de ses réflexions à ses collègues de la Royal Society, essayant par avance de réfuter les arguments du créationnisme fixiste de la théologie naturelle, à laquelle adhéraient alors toutes les confessions du christianisme. Ce n’est qu’en 1859 que parut à Londres On The Origin of Species by Means of Natural Selection, or The Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life. Une traduction alle- mande suivit dès 1860, une traduction française en 1862 (2). Or, dès les années 1840, Darwin s’était fait une répu- tation internationale par ses travaux sur les récifs coralliens.

192 juin 2016 juin 2016 expositions

Si Darwin est combattu jusqu’à aujourd’hui, c’est qu’il est souvent lu avec des a priori autant religieux que scien- tifiques. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, ce n’est pas d’évolution que Darwin parle dans son titre, mais de préservation des espèces. Contrairement aux zoologistes « réalistes » de la fin du XIXe siècle, Darwin est un « nomi- naliste ». Les espèces sont des conventions de langage ; le fait premier est la multitude des individus. Et ceux-ci varient sans cesse. « Le rôle de la sélection naturelle va alors consister à expliquer comment on obtient du semblable à partir du changement incessant, avant que d’expliquer comment on obtient le changement de ce qui nous semble stable (3). » Comme le souligne Guillaume Lecointre, la sélection naturelle explique à la fois la stabilité et le change- ment : « Si l’environnement est relativement stable, la sélec- tion explique la régularité des formes au sein d’une com- munauté de reproduction ; et si l’environnement change, la sélection naturelle expliquera le changement au sein des espèces. » Ce n’est pas là le seul malentendu persistant concer- nant les théories de Darwin. Un autre concerne l’idée que « l’homme descend du singe », suivant une interprétation caricaturale de la Filiation de l’homme, d’une douzaine d’an- nées postérieure à l’Origine des espèces. Darwin n’a évidem- ment jamais utilisé cette formule ; il a parlé de l’ascendance commune aux grands singes anthropoïdes (orangs-outangs, gorilles, chimpanzés) et à l’espèce humaine, dont il a tou- jours défendu l’origine unique. La perspective phylogénétique qui assigne à l’homme une origine animale a évidemment incité d’aucuns à crier à la « bestialisation » de l’homme par Darwin. Or, cette accusation tombe d’elle-même si l’on veut bien se repor- ter à la théorie darwinienne de la généalogie des sentiments affectifs et moraux exposée dans la Filiation de l’homme. Au cours de son évolution, l’espèce humaine développe aussi

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des « instincts sociaux » qui la poussent à la valorisation de l’autre comme semblable. La civilisation s’oppose donc à la sélection purement naturelle. La prétendue « immoralité » de Darwin est ainsi à ranger parmi les lieux communs et les idées fausses. Que celles-ci ont la vie dure, le volume coordonné par Guillaume Lecointre et Patrick Tort l’illustre à satiété. En les démontant une à une, les auteurs font émerger une pensée révolutionnaire d’une grande complexité et dont les réper- cussions dans le domaine de l’art et de la littérature ne sont pas moins riches que dans celui des sciences. Une lecture qui prolonge à merveille la visite d’une exposition hors pair.

1. Guillaume Lecointre et Patrick Tort, le Monde de Darwin, La Martinière, 2015. L’expo- sition « Darwin, l’original » durera jusqu’au 31 juillet 2016 à la Cité des sciences et de l’industrie, à Paris. Rappelons que Patrick Tort est le maître d’œuvre du monumental Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, Presses universitaires de France, 1996, 3 volumes de plus de 1 500 pages chacun. 2. On se reportera désormais à l’édition du Bicentenaire établie sous la direction de Patrick Tort, Champion Classiques, 2009. Le texte est également disponible en poche, GF, 2008. 3. Guillaume Lecointre, « La grande invention théorique de Darwin », le Monde de Darwin, op. cit., p. 75.

194 juin 2016 juin 2016 expositions Femmes en résistance › Olivier Cariguel

entrée au Panthéon le 27 mai 2015 de Gene- viève de Gaulle-Anthonioz, nièce du général de L’ Gaulle, et de l’ethnologue Germaine Tillion,­ anciennes déportées à Ravensbrück, a mis l’accent d’une manière solennelle sur le rôle des femmes dans la Résis- tance (1). Leur apport à la résistance française et euro- péenne face au nazisme a été tardivement reconnu, quand il n’a pas été minoré ou ignoré. Il a fallu attendre les années quatre-vingt pour que le regard se détourne des idées reçues. L’historienne Rita Thalmann avait alors décrit les fonctions multiples des femmes au sein des réseaux de résistance. Le grand public français avait ensuite découvert l’activité de Lucie Aubrac, femme de Raymond, grâce au film de Claude Berri en 1997 (2). Plusieurs publications à partir de 2009 avaient révélé l’activité de Rose Valland, une attachée de conservation qui recensait secrètement au Musée du Jeu de Paume les œuvres d’art pillées par les nazis. Le film – encore un – Monuments Men, de George Clooney, à l’affiche en 2014, la fit connaître d’un plus large public en montrant, sur la base d’un scénario hollywoodien peu apprécié des spécialistes, l’aide qu’elle apporta à un commando d’experts chargés de retrouver les trésors enlevés par les nazis dans les pays occupés. L’exposition « Femmes en résistance » ouverte au Mémorial de la Shoah jusqu’à la fin septembre (3) dresse le portrait de quatre résistantes sans qui, selon la formule de Henri-Rol Tanguy, le chef régional des Forces françaises de l’intérieur à Paris, « la moitié de notre travail eût été impossible ». À l’origine de cette manifestation, une

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initiative originale ­portée par les Éditions Casterman, qui viennent de publier un quatrième album de bande dessinée dans la série consacrée à ce sujet, sur Mila Racine, issue de la résistance juive (4). Les trois premiers tomes de cette série, qui a nécessité quatre années de travail, étaient consacrés à l’aviatrice anglaise Amy Johnson, pionnière intrépide, à l’étudiante allemande Sophie Scholl, qui monta le réseau La Rose blanche, et à la Française Berty Albrecht, résistante de la première heure, co-fondatrice du mouvement Combat qui se suicida après avoir été capturée par la Gestapo en 1943. La vie de Mila Racine fut beaucoup moins divulguée. Spécialisée dans le sauvetage des enfants juifs, elle leur fai- sait passer la frontière franco-suisse du côté d’Annemasse. Grâce à elle, 234 enfants juifs ont été recueillis en Suisse. Arrêtée, elle fut déportée et périt, à quelques jours de la libé- ration du camp de Mauthausen, lors d’un bombardement des forces alliées. L’histoire de chacune est retracée puis complétée par un dossier pédagogique et historique de quatre pages écrit par l’historienne Emmanuelle Polack, qui eut l’idée de la série. Outre l’attractivité du genre de la BD, les quatre albums concourent à préciser, éclairer ou même rétablir certaines vérités historiques que l’exposition permet de saisir avec acuité. Amy Johnson, qui fit des prouesses de pilotage, n’était pas intégrée parmi les as de l’aviation. Et la guerre n’y changea rien. On garde l’image – héritée de 1914-1918 – des femmes à l’usine, ou bien celle, postérieure, des infir- mières et des secrétaires en uniforme pendant la Seconde Guerre mondiale. Les préjugés restaient tenaces. Amy Johnson fut reléguée dans le transport des avions depuis l’usine jusqu’au front. Pour elle, la guerre s’arrêtait au tar- mac, pas d’envol. La RAF avait exclu les femmes du combat alors que les aviatrices soviétiques pouvaient combattre. En URSS, la pilote Mariya Dolina sur le front de la Baltique reçut le titre de héros de l’Union soviétique en août 1945,

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­servant au passage la propagande soviétique. Amy Johnson mourut, elle, en vol lors d’un convoyage. Plusieurs docu- ments et photos de l’exposition soulignent les différences de traitement, d’un Allié à l’autre. La résistance de la jeu- nesse allemande au cœur du Reich n’a guère été valorisée. La résistance intellectuelle de ces jeunes consistait à rédiger et distribuer des tracts aux étudiants, ils fabriquaient eux- mêmes leurs « armes de papier ». Berty Albrecht, souvent présentée comme la secrétaire de Henri Frenay, avait bel et bien cofondé le mouvement Combat. Le quatrième por- trait, Mila Racine, comble un vide historiographique : la nature spécifique de la Résistance juive réduite au poncif d’un certain laisser-aller des populations juives, qui n’au- raient pas résisté au même titre que les nationaux. Mila Racine a contribué au sauvetage de vies humaines, participé à la guerre avec des groupes armés juifs regroupés au sein de maquis (Éclaireurs israélites, Mouvement de jeunesse sioniste) notamment dans le Tarn, et fait vivre une résis- tance de nature spirituelle pour la survie de l’identité et de la culture juives. À travers les archives historiques, des pho- tographies et les planches originales de ces quatre albums très solides et réussis sur ces femmes d’exception, on se rend compte qu’elles s’étaient mobilisées en première ligne, au contact de l’ennemi, et nullement reléguées à l’arrière, une image d’Épinal centenaire.

1. Le même jour, les résistants Pierre Brossolette et Jean Zay étaient accueillis sous l’immense coupole du Panthéon. 2. Claude Berri, Lucie Aubrac, avec notamment Carole Bouquet, Daniel Auteuil, d’après le livre de Lucie Aubrac, Ils partiront dans l’ivresse, Le Seuil, 1997. 3. « Femmes en résistance », exposition au Mémorial de la Shoah, à Paris, jusqu’au 30 septembre. 4. Régis Hautière, Emmanuelle Polack, Francis Laboutique, Olivier Frasier, Femmes en résistance, tome iv, Mila Racine, Casterman, 2016. Les trois précédents albums de la série étaient consacrés à Amy Johnson, à Sophie Scholl et à Berty Albrecht.

juin 2016 juin 2016 197 disques Harnoncourt, le passé au futur › Jean-Luc Macia

u début de l’année 2016, sont décédées deux per- sonnalités éminentes qui ont profondément mar- A qué l’évolution de l’interprétation musicale : Pierre Boulez et Nikolaus Harnoncourt. Le premier, en plus d’être un éminent chef d’orchestre, fut un compositeur inventif et iconoclaste. Il avait eu 90 ans l’an dernier et, à cette occasion, nous avions présenté ici même (1) plusieurs coffrets regrou- pant l’essentiel de ses enregistrements. Compositeur post- sériel d’une relative rigueur dogmatique, Boulez fut un chef analyste, s’investissant avant tout dans le répertoire contem- porain, qui commençait pour lui à… Berlioz et Wagner. La démarche de Harnoncourt était tout autre : violoncelliste de l’Orchestre symphonique de Vienne, il fut l’un des premiers à comprendre que la manière que l’on avait alors d’interpréter Bach et ses contemporains était irrationnelle, passée au filtre du romantisme et de l’orchestre symphonique. Avec la création du Concentus Musicus­ Wien, il révolutionna notre approche des partitions des XVIIe et XVIIIe siècles : instruments anciens, petits effectifs, voix uniquement masculines, rythmes accen- tués, évacuation des legatos et vibratos. Il ne s’agissait pas, c’est lui-même qui l’affirma, d’une recherche d’authenticité (on ne saura jamais comment sonnait vraiment la musique de Bach en 1730 à Leipzig) mais plutôt de redonner vie à des œuvres que l’évolution avait engluées dans une muséologie stérile et obsolète. Boulez s’insurgea contre le succès des « baroqueux » et leurs dogmes, mais Harnoncourt ne fut justement pas un ter- roriste de l’interprétation à l’ancienne. Après les coups d’éclat que furent ses premiers disques de Bach, le chef ­autrichien

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aborda avec la même absence d’a priori d’autres répertoires : Mozart, Beethoven­ et au-delà jusqu’à Bruckner, Verdi et Bar- tók ou Gershwin.­ Il dirigea les plus grandes formations sym- phoniques du moment (Amsterdam, Vienne, Berlin). Sur tout le répertoire, Harnoncourt­ a posé un regard neuf et passionné, régénérant des partitions que l’on croyait immuables. Bien sûr, ses lectures de Bach restent incontournables et l’on privilégiera la Passion selon saint Jean gravée chez Teldec à la fin des années soixante selon les critères qu’il venait d’imposer. Les symphonies de Mozart, notamment les quatre dernières, chez le même éditeur, enregistrées avec le Concertgebouw d’Ams- terdam, sont essentielles pour réaliser comment Harnoncourt a su transfigurer le délicieux et galant Amadeus en composi- teur véhément et déjà romantique. Harnoncourt avait surtout, grâce à son esprit novateur, redonné une sève inattendue et une vision prophétique aux symphonies de Beethoven, allé- gées, vivaces, dramatisées. C’était en 1990 avec les instruments modernes du Chamber Orchestra of Europe (2). Or il a décidé voici peu d’entreprendre une autre gravure avec cette fois son Concentus Musicus et donc de jouer Beethoven sur instru- ments anciens, ce que d’autres ont fait, certes, mais son pre- mier disque, réalisé l’an dernier, avec les 4e et 5e symphonies (3), démontre tout ce que Harnoncourt pouvait apporter par son non-conformisme : la virulence des contrastes, les coups de boutoir assassins de la 5e ou les ambiguïtés harmoniques que le Concentus met en valeur comme aucune autre forma- tion. Malheureusement, cette nouvelle intégrale s’arrêtera là. La maladie puis la mort nous privent cruellement de la suite. Mais on n’oubliera jamais le geste novateur et l’investissement musical passionné de ce grand interprète.

Et aussi… La « révolution Harnoncourt » a suscité l’émergence depuis la fin des années soixante-dix d’une floraison de musiciens et d’ensembles adoptant ses vues et son absence

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de préjugés­ en matière de musique ancienne. Parmi eux, William Christie aura été l’un des plus inventifs et des plus prolixes, notamment avec ses Arts Florissants. Leur dernier CD (4) est une merveille. Intitulé « Bien que l’amour... », il regroupe des airs de cours qui ravissaient courtisans et mélo- manes sous Louis XIV. Airs sérieux ou airs à boire recréent des saynètes galantes ou pittoresques, parfois triviales, où chantent bergers, amoureux transis, séducteurs, fêtards au fil d’une musique sensible et emplie d’affects poétiques. Michel Lambert est ici largement honoré avec François Couperin et Marc-Antoine Charpentier. Cinq merveilleux chanteurs (deux femmes, trois hommes) et quelques instrumentistes installent une manière de théâtre où la virtuosité et la légè- reté voisinent avec l’émotion, autant dans le chant soliste que dans les ensembles où la musique prend une dimension quasi épique. Un bonheur exalté par la direction vivifiante de Christie. Autre époque, autre cour : Goya vu par Enrique Grana- dos, disparu il y a cent ans. Le compositeur espagnol s’inspira de plusieurs tableaux de son célèbre compatriote dans les six pièces pour piano de ses Goyescas, inventant une musique allusive, évocatrice et bariolée qui a pris quelques leçons chez Debussy mais sait nous toucher par son impressionnisme fantastique. Le virtuose hollandais Joop Celis s’approprie cette musique rêveuse et tragique avec un aplomb et une délicatesse de toucher qui unit musique et peinture (5). Le naturalisme solaire de la Jeune Fille et le rossignol ou la morbi- dezza de l’Amour et la mort trouvent sous ses doigts une vérité lyrique qui fait honneur aux intuitions de Goya.

1. « Pierre Boulez, 90 ans, 135 CD », Revue des Deux Mondes, juin 2015. 2. Beethoven. Les Neuf Symphonies par Nikolaus Harnoncourt, 5 CD Teldec 7888799 ou dans le coffret Beethoven de 14 CD Warner 6603809. 3. Beethoven. Symphonies nos 4 et 5 par Nikolaus Harnoncourt, CD Sony 8299690. 4. Bien que l’amour… Airs sérieux et à boire par Les Arts Florissants, CD Harmonia Mundi HAF 8905276. 5. Granados. Goyescas. Escenas poéticas par Joop Celis, SACD Bis 2122.

200 juin 2016 juin 2016 NOTES DE LECTURE

Né au bon moment Lettres à Pierre Monnier David Lodge 1948-1952 › Marie-Laure Delorme Louis-Ferdinand Céline › Olivier Cariguel Les Bûchers de la liberté Anastasia Colosimo L’Indiscipline de l’eau › Robert Kopp Jacques Darras › Jean-Pierre Naugrette Génération sans pareille. Les baby-boomers de 1945 à nos Les Chrétiens et la culture. jours Conversion d’un concept Jean-François Sirinelli (Ier-VIe siècle) › Robert Kopp Sébastien Morlet › Henri de Montety Tout ce qu’on ne s’est jamais dit Celeste Ng Sigmund Freud-Benedictus › Marie-Laure Delorme de Spinoza. Correspondance 1676-1938 La Porte au cœur de l’intime Michel Juffé Georges Banu › Stéphane Ratti › Bertrand Raison Martin Histoire du silence. Bertrand Schefer De la Renaissance à nos jours › Patrick Kéchichian Alain Corbin › Charles Ficat Revue Schnock, n° 18 Collectif L’Oreille d’or › Olivier Cariguel Élisabeth Barillé › Lucien d’Azay Silence coupable Céline Pina La Fontaine › Michèle Fitoussi Jacques Réda › Charles Ficat notes de lecture

Mémoires succès. Son but ne varie pas tout au long Né au bon moment de sa vie : avoir un métier qui lui laisse David Lodge suffisamment de temps pour écrire. Il traduit par Maurice Couturier suit les grands événements politiques du Rivages | 580 p. | 24 € monde, mais en se tenant à bonne dis- tance du militantisme. On suit, pas à pas, la naissance d’un écri- Aucune réécriture de l’histoire. David vain. Il appartient à la classe moyenne Lodge est un homme de son temps. Il britannique, il a grandi dans la banlieue dépeint une mère entièrement au ser- londonienne de Brockley, il a été élevé vice de sa famille durant sa jeunesse et dans la religion catholique, il a accédé pèse le pour et le contre de la libéra- à la bourgeoisie grâce à l’enseignement. tion sexuelle. Il avoue qu’il n’aurait pas Son père est musicien, sa mère est pu construire sa carrière si son épouse femme au foyer. David Lodge est né en n’avait pas suspendu la sienne pour s’oc- 1935. Ses mémoires couvrent les qua- cuper de leurs enfants. C’est cette hon- rante premières années de sa vie. L’au- nêteté sans fard qui fait tout le mérite de teur de Changement de décor et de Un Né au bon moment. La naissance d’un fils tout petit monde ne se hausse jamais du atteint du syndrome de Down change le col. Il rend hommage aux autres, évoque cours de sa vie. « Cela a été pour moi ses admirations (James Joyce, Gra- un choc considérable. Je croyais être ham Greene, Evelyn Waugh, Kingsley dans un ascenseur qui allait me por- Amis), narre ses échecs (postes universi- ter moi et ma famille à des niveaux de taires refusés, romans jugés trop long). Il plus en plus élevés d’épanouissement, montre surtout combien lui et sa femme de plaisir et de bonheur, et soudain il ont été de fervents catholiques, au point venait de se bloquer de manière irrépa- de refuser de faire l’amour hors mariage rable. » Une dépression s’ensuivra. Ses puis de rejeter longtemps toute idée de derniers romans, plus profonds, portent contraception. les traces d’une nostalgie. › Marie-Laure Les rites de passage, comme les voyages Delorme à l’étranger et les deux années de ser- vice militaire, sont autant d’expériences qu’on retrouvera dans ses romans. Il ESSAI découvre les différentes facettes des pays Les Bûchers de la liberté et des hommes. David Lodge poursuit Anastasia Colosimo toute sa carrière comme professeur à Stock | 232 p. | 18,50 € l’université de Birmingham et devient un critique et un essayiste reconnu. Il Malgré les apparences, la France s’est dit aussi tout ce qu’il doit aux États- trouvée bien seule en première ligne pour Unis, où il séjournera. Il se met à déve- défendre la liberté d’expression au lende- lopper de plus en plus l’humour dans main des attentats contre la rédaction de son œuvre romanesque et rencontre le Charlie Hebdo. Que la réprobation­ de

202 juin 2016 notes de lecture

ces actes barbares n’ait parfois été que de et une égale protection juridique. La surface même dans les pays occidentaux, tolérance alors envers les différents l’histoire du boycott de la cérémonie du cultes risque de se muer en intolérance Pen Club américain, au cours de laquelle à l’égard de la liberté d’expression, qui le journal aurait dû recevoir le Freedom n’est pas seulement menacée par des lois of Expression Courage Award, le prix du mais surtout par la bien-pensance qui courage de la liberté d’expression, l’il- pousse à multiplier celles-ci. lustre à satiété, l’appel au boycott ayant Ainsi, en France, le combat de Voltaire, été signé par plus de deux cents écrivains, qui, au lendemain du centenaire de sa dont Russel Banks, Joyce Carol Oates, mort, a abouti aux lois de 1881 et de Peter Carey, Junot Diaz, Michel Ondaa- 1905, de la liberté d’expression et de la tje ou Eliot Weinberger (le traducteur séparation des Églises et de l’État, a subi ­d’Ottavio Paz). un coup d’arrêt par la loi Pleven de 1972 C’est que le retour du religieux s’accom- sur l’incitation à la haine raciale, qui pagne un peu partout – et pas seulement ouvrait la voie à toutes sortes de traduc- dans le monde musulman – du retour du tions sur le plan juridique de principes blasphème. À moins que le blasphème ne de la bien-pensance multiculturelle. Le nous ait jamais vraiment quittés, comme blasphème n’est pas une question reli- le montre avec brio Anastasia Colosimo, gieuse mais un instrument politique au grâce à sa triple culture politique, juri- service d’une restriction toujours plus dique et théologique. Il suffit de réfléchir, grande de la liberté d’expression et de la comme elle nous y invite, à l’histoire de liberté tout court. Il ne définit pas seu- l’Angleterre, de l’Italie ou de la Grèce lement ce qu’il est interdit de dire, mais pour s’apercevoir à quel point la religion ce qu’il est dangereux de penser. › Robert anglicane, catholique ou orthodoxe légi- Kopp time l’État et est légitimée en retour par ce dernier. Porter atteinte à l’autorité de HISTOIRE l’un signifie porter atteinte à l’autorité Génération sans pareille. Les de l’autre. Ce qui se comprend aisément baby-boomers de 1945 à nos quand, comme en Grèce, l’histoire de jours l’Église se confond pour partie avec celle Jean-François Sirinelli de l’indépendance nationale conquise Tallandier | 288 p. | 20,50 € contre la domination ottomane, ou quand, comme en Angleterre, l’Église Professeur d’histoire contemporaine à a été façonnée par le pouvoir politique Sciences Po, connu pour ses travaux sur pour être au service de celui-ci. l’histoire des intellectuels au XXe siècle, Toutefois, les choses se compliquent ainsi que sur les grandes figures (Robert lorsqu’il n’y a plus une seule Église offi- Debré, Georges Pompidou, Jacques cielle, mais que plusieurs communautés Chaban-Delmas, Valéry Giscard d’Es- revendiquent une égale reconnaissance taing) et les événements marquants

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(Mai 68, loi Veil) de la Ve République, dot au succès planétaire d’Emmanuelle, Jean-François Sirinelli actualise et en 1974, de moins de 20 % de bache- complète­ son enquête sur les baby- liers par classe d’âge en 1965 à plus de boomers, publiée en 2003 (Fayard) et 40 % en 1990, de la politique nataliste reprise en édition de poche en 2007 de De Gaulle au remboursement de (Hachette, coll. « Pluriel »). Multipliant l’interruption volontaire de grossesse, les précautions oratoires et les conseils un monde a disparu et un autre a com- de prudence méthodologiques indis- mencé à se mettre en place, parfois pensables pour qui veut traiter de l’his- sous l’impulsion, plus souvent sous le toire du temps présent avec un tant soit regard médusé d’une génération qui a peu de recul, il essaie de suivre sur une vu sa vie et ses mœurs se transformer soixantaine d’années une génération sans toujours comprendre ni pourquoi née entre 1945 et 1955, composée de ni comment. quelque 9 ou 10 millions de Françaises Par mille et un exemples, empruntés et de Français, qui sont entrés dans la à l’histoire politique, institutionnelle, vie active sous Pompidou, ont accédé mais surtout à l’histoire culturelle aux responsabilités sous Mitterrand et depuis la Libération, Jean-François qui s’apprêtent actuellement à quitter le Sirinelli essaie de fournir quelques clefs devant de la scène. pour une meilleure appréhension de ce Une génération tiraillée entre deux qui lui semble être un bouleversement France, celle de leurs parents, qui était aussi considérable que celui qu’ont vécu encore largement une France coloniale, les hommes et les femmes de la Renais- rurale et ouvrière, et celle d’une France sance. › Robert Kopp hexagonale, urbaine et largement désindustrialisée, exposée à la mondia- Roman lisation. En une vingtaine d’années, du Tout ce qu’on ne s’est jamais dit milieu des années soixante au milieu Celeste Ng des années quatre-vingt, une révo- traduit par Fabrice Pointeau lution sans précédent s’est produite Sonatine | 280 p. | 19 € qui n’a pas seulement bouleversé les mœurs, le rapport entre les généra- L’air est sec et froid dans le nord-ouest tions, le système éducatif, les structures de l’Ohio, en ce début mai de l’année sociales, mais qui a profondément 1977. Nous l’apprenons bien avant affecté la place de la France dans le tout le monde : Lydia Lee, lycéenne monde. De la fin des paysans (Henri de 16 ans, est morte noyée. Son père, Mendras en 1967) à la disparition du James, d’origine chinoise, enseigne village (Jean-Pierre Le Goff en 2012), l’histoire américaine à l’université Mid- de l’appel du 18 Juin à celui du 18 dlewood ; sa mère, Marilyn, femme au Joint, en 1976, du scandale provoqué foyer, a abandonné ses études de méde- par les premiers films de Brigitte Bar- cine. Ils ont trois enfants, dont Lydia

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qui gît, aujourd’hui, au fond d’un lac ESSAI glacé. Tout ce qu’on ne s’est jamais dit La Porte au cœur de l’intime est un premier roman sur le racisme, Georges Banu Arléa | 192 p. | 20 € la disparition, le secret. Tout se chu- chote dans cette bourgade de trois mille Dans une maison, la fenêtre et la habitants. Et on cherche à comprendre porte sont indissociablement liées. la mort d’une jeune fille issue d’une Mais chacune joue sur un registre qui famille sans histoires : suicide, assassinat lui est particulier. Si la fenêtre ouverte ou accident ? sur le monde reçoit tous les honneurs, Mais les familles sans histoires n’existent la porte confinée à l’entrée et à la sor- pas. Il y a bien longtemps, avant le décès tie joue les utilités. Vouée aux seconds de Lydia, la mère avait disparu puis était rôles, cette dernière a pourtant la pré- revenue. Marilyn Lee a toujours voulu férence de l’auteur, plus admiratif des que ses trois enfants se distinguent des personnages en retrait que de ceux qui autres alors que James Lee désirait qu’ils occupent le premier rang. Cette atti- se fondent parmi les autres. La fragile rance le conduit à esquisser une carto­ Lydia s’est retrouvée au cœur des vœux graphie mentale et imaginaire de la et des peurs de ses parents. Elle est porte à travers la peinture. Sa porte, celle qui, face à leurs rêves, a toujours prévient-il, est occidentale. Au fil de son dit oui. Oui, elle étudie l’algèbre pour intérêt, la promenade s’attarde auprès devenir médecin ; oui, elle se rend au des Hollandais du XVIIe siècle et se bal des élèves dans une belle robe ; oui rapproche des contemporains. Rien elle a des amis pour montrer combien d’exhaustif dans cette déambulation, elle est intégrée. Une fille souriante, seul compte le détail sensible des com- future médecin, heureuse. Mais quand plémentarités et des variations. Et c’est elle parle à ses amis, au bout de la ligne ainsi, rapporte-t-il, que la fenêtre « tient téléphonique, il n’y a en fait personne. de la vision, la porte de la frontière ». Le style de Celeste Ng est neutre. La Examinés à partir de cette différence, les romancière américaine s’attache à intérieurs des maisons peintes par Pie- l’ambiguïté des personnages et s’em- ter De Hooch ou de Gerard Ter Borch ploie à déjouer les clichés. Les parents apparaissent ouvertes sur l’extérieur, le découvrent la vie de leur fille : la soli- dehors se laissant apercevoir dans l’enfi- tude, les notes qui chutent, le silence. Le lade des portes. Plusieurs générations drame révèle les failles souterraines au s’y retrouvent, surtout des femmes. La sein d’une famille américaine, les ambi- porte ne cache rien de la ville, et cet tions déçues des parents. Et la jeune espace transparent, à l’abri du conflit, Lydia Lee, elle, que voulait-elle si ce célèbre un univers féminin pacifié. Tou- n’est vivre sa vie ? › Marie-Laure Delorme tefois, la peinture hollandaise sait aussi se confronter au désordre des sexes mais les scènes de beuveries se déroulent le

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plus souvent dans des tavernes où les une contradiction fondamentale entre le portes n’ont aucune fonction avouée. silence et notre époque. C’est d’ailleurs Absente, la porte, curieusement, induit pourquoi la plupart des écrivains cités la confusion, la transgression des fron- dans le livre – à l’exception de quelques tières. Deux siècles plus tard, le Danois critiques (Marc Fumaroli et son École Vilhelm Hammershøi abandonnera du silence) ou poètes (Philippe Jaccot- l’échappée sur l’extérieur et ses inté- tet) – sont des auteurs des siècles passés. rieurs seront parcourus par des femmes Aurions-nous délaissé le culte du silence enfouies dans leur solitude. Avec elles, qui a tant prévalu autrefois ? Exemples nous pénétrons au cœur de pièces vides, à l’appui, Alain Corbin rappelle qu’en au centre de la mélancolie qu’elles dif- toutes circonstances le silence accom- fusent. Alors que les portes ouvertes des pagne les passages de la vie. En vue de intérieurs hollandais admettent la libre cette typologie, il a pioché chez de grands circulation entre le dedans et le dehors, auteurs autant d’évocations possibles qui ces mêmes portes chez le peintre danois cernent le silence dans ses aspects infinis. rythment la clôture du lieu. Les soli- Ses litanies de citations et de références taires peintes de dos par Hammershøi nous rappellent combien le silence nous invitent à contempler leur retraite comptait dans la pensée d’auteurs aussi et le grand silence qui les entoure. Au divers que Baltasar Gracián, Honoré de gré de chapitres ciselés, Georges Banu Balzac, Eugène Fromentin, Émile Zola nous livre les secrets d’un itinéraire et Joris-Karl Huysmans, Maurice Mae- intime qui s’achève au murmure de la terlinck et Georges Rodenbach, Marcel dernière porte. › Bertrand Raison Proust ou Julien Gracq. Dans la maison, dans la nature, dans la peinture, dans l’amour, dans la haine, dans la peur, dans Essai Histoire du silence. la société, partout le silence opère si l’on De la Renaissance à nos jours veut bien prêter attention à son influence Alain Corbin décisive. Sans doute notre temps gagne- Albin Michel | 216 p. | 16,50 € rait à renouer avec le silence, car ce serait un moyen de restaurer le lien avec notre Moins une histoire au sens chronolo- être fondamental, qui a trop tendance à gique des différentes conceptions du s’égarer dans les méandres de l’hypermé- silence à travers les siècles qu’une ana- diatisation. Alain Corbin ne craint pas lyse spectrale des multiples facettes de d’achever son exploration sur un poème cet état particulier propice au recueil- de Leconte de Lisle relatif à la dimension lement, l’essai d’Alain Corbin vise à « tragique du silence », celui qui régnera nous faire renouer avec cette condition lorsque la Terre aura disparu et que « tout essentielle. Le silence seul permet d’être se taira ». Ce silence-là, effroyable, nul à l’écoute de soi et d’atteindre au plus ne sait à quelle échéance il s’imposera. intime de son être. Sans doute y a-t-il › Charles Ficat

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Récit Avec le recul et un stéthoscope, l’auteure L’Oreille d’or de Corps de jeune filleausculte son ano- Élisabeth Barillé malie pour en analyser les résonances : Grasset | 128 p. | 14 € sensibilité précoce à la mort, présence d’esprit plus vive, orgasmes d’un genre Félicien Marceau annonçait d’emblée, plutôt baroque, construction d’un au téléphone, qu’il était devenu dur orgueil suraigu, chevaleresque, mais de la feuille avec l’âge et on lui répon- parfois crispant, au point de lui faire dait invariablement : « Moi, je vous manquer d’empathie (« never explain »). entends très bien ! » La surdité inspire Comme ses illustres prédécesseurs dans d’autant moins de compassion qu’elle ce handicap (Ludwig von Beethoven, est invisible. Élisabeth Barillé n’entend Gabriel Fauré, Thomas Edison, Frank plus rien de l’oreille gauche. Tel est le Sinatra, François Truffaut, etc.), elle beau sujet de l’Oreille d’or, un récit refuse la prothèse qui améliorerait son pénétrant, laconique et spirituel, qui audition, quitte à arpenter le monde en Face fait merveilleusement pendant à oblique, tendant son oreille droite vers à ce qui se dérobe où Henri Michaux le vacarme ou bien s’isolant grâce à la décrit les répercussions d’un bras cassé. gauche, pour mieux percevoir son mur- Comment tirer parti d’une infirmité mure intérieur. au point de la transformer en atout, Amputée de la jambe, Sarah Bernhardt voilà la belle leçon que nous donne jouait assise et riait de son infirmité. On en sourdine la romancière. Elle écrit finit par lui attribuer une jambe de bois « sur la grâce de n’être pas parfaite », imaginaire. Aux trois coups du lever de avançant par interrogations, comme à rideau, on s’écriait : « La voilà ! » D’Éli- son habitude, pour « entamer un bloc sabeth Barillé, l’élégante qui vous écoute de mystère ». Cette surdité partielle lui comme un crabe, les jeunes générations permet de faire tôt l’expérience de l’ex- diront un jour : « C’est l’écrivaine à clusion et de la singularité. Elle y voit l’oreille d’or. » › Lucien d’Azay le principe d’une création endogène et quasi alchimique (d’où l’« oreille d’or »). Insonorisé, opaque et brûlant essai comme un creuset, son for intérieur La Fontaine devient le havre de grâce de sa vie. Jacques Réda Elle y découvre la sublime ascèse de la Buchet Chastel | 192 p. | 12 € solitude. De là sa « sauvagerie patho- logique » : elle fuit le monde, évite les De La Fontaine, les œuvres autres que cocktails, ne cultive pas son « réseau », les Fables ont eu tendance à s’éloigner préférant chasser les papillons. Une des goûts de notre époque, notamment demi-surdité dont elle se réclame les Contes, autrefois appréciés, mais comme d’un totem héraldique. Elle en peu lus aujourd’hui. Dans cette « pro- a fait son armure. menade avec La Fontaine », Jacques juin 2016 juin 2016 207 notes de lecture

Réda en revisite quelques-unes qu’il Michel Butor. S’agissant de l’auteur des affectionne et qui offrent de nouvelles Fables, voilà un des génies de la France perspectives sur le « Bonhomme » célébré à sa mesure par un poète (éga- sans diminuer en rien la force de son lement spécialiste de jazz), car La Fon- recueil principal et montre l’unité qui taine est de ces auteurs dont on ne se anime cet ensemble. Bien conscient de lasse jamais au cours d’une vie. › Charles ce relatif oubli, il cherche à présenter Ficat l’œuvre dans sa totalité – vers et proses à la fois – à partir d’une sélection dont l’ordre et le florilège lui sont tout per- Correspondance sonnels. On aura ainsi le plaisir de Lettres à Pierre Monnier 1948-1952 retrouver les vers fameux des Amours Louis-Ferdinand Céline de Psyché et de Cupidon : « J’aime le édition présentée et annotée jeu, l’amour, les livres et la musique,/ par Jean-Paul Louis La ville et la campagne, enfin tout ; il Gallimard | 576 p. | 35 € n’est rien/Qui ne me soit souverain bien,/Jusqu’au sombre plaisir d’un Se refusant à rentrer en France, Céline cœur mélancolique », ceux du Poème reste exilé au Danemark. Il habite une du quinquina ou des extraits du Songe chaumière à Klarskovgaard, au bord de de Vaux, de lettres à sa femme ou de la Baltique, prêtée par son avocat danois discours. Bien entendu, un choix de Thorwald Mikkelsen. Son incarcération fables conclut le volume. de 1946 à 1948 l’a éprouvé. La menace À propos des qualités de La Fontaine, d’une extradition pèse toujours sur ses Jacques Réda souligne à juste titre : « Il épaules. Sa correspondance nourrie n’aima fidèlement et profondément que avec de multiples contacts en France sa langue ; sans transports exultants ou le maintient sur la brèche. Trouver pathétiques, elle le lui rendit sans comp- un moyen de se délivrer des Éditions ter. » On reste en effet ébloui par cette Denoël prises dans l’imbroglio de la grâce dont le charme étourdit à chaque succession de Robert Denoël, assassiné ligne, qu’il s’agisse de versification ou de à Paris en décembre 1945, et voir ses prose, comme si la métrique était par- livres à nouveau disponibles le préoc- tout présente. À cet égard, La Fontaine cupe beaucoup. Un homme se présente reste un enchanteur parmi nous. à lui lors d’une tournée de comédiens, Cette nouvelle collection, « Les auteurs danseurs et chanteurs au Danemark de ma vie », aux éditions Buchet-­ en septembre 1948. Attaché de presse Chastel, réactive celle des « Pages de la société folklorique La Bourrée, il immortelles » jadis publiées chez Cor- s’appelle Pierre Monnier. Ancien cagou- rêa, où figuraient un Virgile par Jean lard et rédacteur au journal d’extrême Giono et un ­Descartes par Paul Valéry droite l’Insurgé, qui gravitait autour de qui ressortent – paraît aussi un Hugo par l’Action française. Il a vivoté pendant

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­l’Occupation et à la Libération. Sous de l’écrivain, qui exhorte Monnier : « Il le nom de Chambri, il dessine dans le faut être roublard comme Ulysse ! Ce ne journal Aux écoutes. Après sa rencontre sont que pièges et monstres partout. » avec Céline rendue possible par la com- › Olivier Cariguel plicité d’un fonctionnaire de l’ambas- sade de France à Copenhague, Monnier va « promener sa face enfarinée de Pier- POÉSIE rot lunaire dans les couloirs de l’édition L’Indiscipline de l’eau Jacques Darras en disant : “C’est Céline que je tiens par préface de Georges Guillain la main, voulez-vous l’éditer ?” ». Mais Gallimard | 256 p.| 8,10 e c’est un milieu qu’il ne connaît pas. Armé de sa bonne volonté, il se retrouve, du Par les temps qui courent, le recueil de jour au lendemain, à « faire l’éditeur ». Jacques Darras, sous-titré « Anthologie Le volume de sa correspondance avec personnelle, 1988-2012 », résonne réso- Céline s’appuie sur les lettres divulguées lument jovial, fluvial, européen. Poète, dans son récit Ferdinand furieux, publié angliciste et traducteur, il arpente un aux Éditions L’Âge d’homme en 1979. territoire dont on parle seulement les Elles sont aujourd’hui soigneusement soirs d’élections perdues. Or c’est son réunies. Augmentées de lettres inédites, territoire d’élection, qui part de sa Picar- d’un appareil critique abondant, d’une die natale et suit les grandes rivières du chronologie et de notices historiques, nord de la France, de la Belgique voi- ces Lettres à Pierre Monnier décrivent sur sine, de l’Oise à la Meuse : « Chance une période de cinq années, au rythme accrue lorsque trois rivières font triangle de deux à trois courriers hebdomadaires, amoureux / sur la carte – Somme les soubresauts de la résurrection édito- Escaut Sambre. » Navigation poétique riale de l’œuvre de Céline lancée par sur les canaux et rivières, que Robert les rééditions de Casse-pipe et de Mort Louis ­Stevenson, Arthur Rimbaud ou à crédit. Céline sera d’abord réédité Guillaume Apollinaire ont pratiquée aux Éditions Jean Froissart, animées avant lui, arrivée sur les grands ports par Charles Frémanger – surnommé qui ont noms Hambourg, Rotterdam « Courant d’air » par Céline à cause de ou Anvers. Poésie au fil de l’eau, de son sa propension à entrer dans des « phases long cours, sa descente vers les mers et de fugue et de disparition ». Il claqua les estuaires, faisant fi des frontières, fai- ensuite la porte pour passer aux Édi- sant part de l’émoi à les traverser. « Dans tions Frédéric Chambriand, créées par les paysages que je fréquente il y a tou- Monnier, qui abandonne son rôle d’in- jours une rivière. » termédiaire. Les 325 missives échangées La peinture flamande n’est jamais loin. au fil de cette relation auteur-éditeur Jan Van Eyck, Pierre Paul Rubens : décrivent le processus complet d’une le polyptyque est poétique. Tableaux aventure éditoriale et les débordements d’auberge : Darras ne se prive pas de juin 2016 juin 2016 209 notes de lecture

lever gaiement sa chope ou son bock, Par la suite, les chrétiens se sont rattra- avec « Autoportrait en buveur de bière pés, puisque c’est Augustin qui a fixé bruxellois ». Mais il lève aussi des sujets le fameux programme des arts libéraux plus graves. « Volatilisation d’Édouard (le trivium et le quadrivium), largement Darras au bois de la Gruerie le 24 sep- inspiré de la cultura latine, elle-même tembre 1914 » le porte sur les pas de calquée sur la paideia grecque. Cela son grand-père : le poème vaut comme étant, pour Sébastien Morlet, d’une part tombeau du corps émietté. Dans « Bilan « la notion de culture générale a suivi les d’examen médical préparatoire », il évolutions de la notion de “culture” ». constate : « Je vis naturellement dans D’autre part, les Pères de l’Église ont une espèce d’immunité joyeuse ». dès les origines développé une vision Auscultant­ sa bonne santé, il s’émeut dualiste distinguant la bonne de la de la mort des autres, réflexion qui le mauvaise culture. Certes, selon Clé- conduit à visiter Auschwitz : « La res- ment d’Alexandrie, « la poésie témoigne semblance est étonnante entre les deux avec peine de la vérité », mais, pour le plaines, à l’ouest / de Cracovie, à l’est même auteur, la dialectique elle-même d’Amiens. » Vision à vol d’oiseau, por- est un outil méritoire, en ce qu’elle per- tée par une prosodie, une langue souples met de dénoncer les erreurs de l’ennemi et amples, atterrissage en douceur sur (entendre : les dialecticiens). On sait des hêtres, des fougères, des mûres, le succès des catéchismes rédigés sous dont il décrit et goûte avec gourman- forme de questions-réponses. dise la cueillette. Petit chef-d’œuvre de Quant aux disciplines mathématiques, précision poétique que la description du elles sont entrées plus facilement dans geste permettant, telle l’encre de l’écri- l’ordre chrétien. L’ordre, c’est l’harmo- ture, « d’exprimer le jus dont la teinte nie. Ainsi la musique des sphères (que violette/et noire s’imprime, indélébile,/ seul Pythagore, dit-on, serait parvenu sur la main ». › Jean-Pierre Naugrette à entendre) s’accorde-t-elle volontiers avec la musique des Écritures. L’art de la mesure et des proportions est loué essai Les Chrétiens et la culture. par les penseurs chrétiens, tant que l’on Conversion d’un concept voit dans le monde (et dans le ciel, sur- (Ier-VIe siècle) tout) des signes, mais non des causes Sébastien Morlet (Plotin). Origène s’oppose lui aussi au Les Belles Lettres | 234 p. | 12,90 € « fatalisme astral », tandis que Philon admet la pratique de la prédiction à la Si l’on en croit le plaisant anachronisme condition qu’elle se limite à un caractère (volontaire) qui clôt la conclusion, le modestement météorologique. Dans un christianisme fut l’invasion barbare esprit pacificateur, Morlet souligne que qui naguère apporta le scandale dans « tout cela se retrouve déjà avant eux ou le monde policé de la culture grecque. à la même époque dans la philosophie

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grecque ». Finalement, le christianisme convergence essentielle entre les deux fait une critique philosophique de la penseurs : « Il y a dans la psychanalyse culture. Et la philosophie fait son miel quelque chose de fondamental qui de toutes fleurs. Tout en veillant à se approche de très près le spinozisme : la garder des « significations triviales et notion de surdétermination. » Autre- d’usages idéologiques », Morlet pro- ment dit, aucun des deux auteurs ne pose ainsi de définir la culture vue par pouvait croire au libre arbitre. Freud se les chrétiens des premiers siècles comme serait réjoui, s’il l’avait lu, de retrouver une « conception symphonique de la chez Schopenhauer, qui défendait l’idée vérité » où la « diversité », sans être pour d’une volonté entièrement déterminée, autant une « dimension fondamentale une citation de l’Éthique : « La volonté de la vérité », « témoigne d’un effort, ne peut être appelée cause libre, mais d’une tension commune vers la vérité ». seulement cause nécessaire. » Tout serait › Henri de Montety donc psychiquement déterminé. Michel Juffé nous offre donc, issue des limbes, une correspondance entre Freud essai et Spinoza en seize missives. Les ama- Sigmund Freud-Benedictus de Spinoza. Correspondance teurs de fiction passeront cependant 1676-1938 outre. Car jamais l’auteur n’exploite Michel Juffé l’excellente idée de départ dans toutes Gallimard | 336 p. | 24,50 e ses conséquences, ce qui décevra les littéraires. Le livre n’est égayé d’aucune On savait Freud familier des grands fantaisie et jamais le moindre humour écrivains, de William Shakespeare à ne vient alléger une matière toujours Stefan Zweig, de Johann Wolfgang sérieuse malgré la loufoquerie d’une von Goethe à Romain Rolland, et ce situation qui aurait pu donner elle- fut le mérite du beau livre d’Edmundo même lieu à une création originale. Gómez Mango et Jean-Bertrand Ponta- Le livre semble ainsi divisé en deux : lis, Freud avec les écrivains (Gallimard, les lettres elles-mêmes, d’une part, où 2012) de l’avoir montré. Michel Juffé, Freud parle comme il s’exprime dans pour sa part, rappelle la défiance du sa correspondance authentique (mais père de la psychanalyse pour la philoso- les effets mimétiques ou parodiques phie. A-t-il lu Spinoza sur le conseil de demeurent sans sel véritable) et où l’auteur de Jean-Christophe ? Rien n’est Spinoza s’exprime plus platement et moins sûr et le nom de Spinoza n’appa- comme hors du temps ; les notes de bas raît (presque ?) jamais dans l’œuvre de de page, d’autre part, où l’auteur fait la Freud. Pourtant Lou Andreas-Salomé, preuve du sérieux de son entreprise et dans son Journal d’une année (1912- exploite la grande qualité de son infor- 1913) (Gallimard, 1970 ; Mercure mation scientifique, justifiant les affir- de France, 2000), avait pressenti une mations des deux protagonistes par des

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renvois bibliographiques érudits et fort rattraper. Encore moins le saisir. Par lui, pertinents. Les philosophes y feront leur par tout ce qu’il est, par son égarement miel. De ce contraste naît, peut-être, même, ils prennent conscience, comme une forme d’incohérence littéraire qui l’exprime Schefer avec sa subjectivité fait parfois sourire le lecteur. Il demeure très droite, que le métier de vivre est une introduction subtile et fort péné- sans cesse menacé par la précarité, mis trante à la pensée de Freud. › Stéphane en danger par une mystérieuse et cen- Ratti trale fragilité existentielle. Né dans ce qu’on nomme une bonne famille, Martin est de la génération post- RÉCIT 68. Ses parents, qui ont gardé la nostal- Martin gie de ce joli mois de mai, habitent le Bertrand Schefer Quartier latin, comme la famille de l’au- POL | 94 p. | 8 e teur. Il y a aussi la figure de cet arrière- grand-père, « grand écrivain français », C’est un récit simple, sans apprêt, précise l’auteur sans donner son nom, d’une parfaite justesse et économie de qui importe peu d’ailleurs. Bertrand ton comme de style. Avec son visage Schefer fait donc le portrait, le terrible, et sa personne, Martin en est, non pas calme et infiniment triste portrait de le héros, mais le sujet, à la fois présent Martin, son ami. Il écrit pour ainsi dire et absent. À vrai dire, même physi- à sa place, lui « qui n’écrit pas », dont la quement présent, Martin se dérobe, « vie n’est pas une œuvre, seulement un s’échappe, s’absente. Et cela depuis la long, un interminable désœuvrement fin de l’adolescence. La réalité, il ne inconscient ». Martin « est seul », non peut la vivre qu’au travers du prisme de pas au monde – et ce livre en témoigne sa folie. Il n’a pas de domicile fixe, est d’une manière bouleversante – mais en perpétuel exil, aussi bien en lui que « dans son monde ». Tout est dit, et hors de lui – dans la rue. Les psychiatres même si la mort menace, un homme sont impuissants : toujours il reprend est là, Martin, fragile et debout. › Patrick sa fuite, la justifiant (ou non) avec une Kéchichian haute intelligence, mais obscurcie et tragiquement décalée par rapport à la vie ordinaire. « Véritablement ailleurs Revue et, au fur et à mesure, presque dans un Schnock, n° 18 autre espace », écrit Bertrand Schefer, Éditions La Tengo | 176 p.| 14,50 e son ami d’enfance, qui ajoute : « On croirait qu’il marche sur des coussins Déjà 18 numéros de Schnock ! La « revue d’air. Il glisse sur le bitume. » Autour de des vieux de 27 à 87 ans », qui va bien- Martin, de plus en plus inquiets, il y a tôt souffler ses cinq bougies continue d’autres amis de son âge, qui l’aiment, de cultiver un style rétro et vintage. Et voudraient l’aider, mais ne peuvent le on aime ! Elle ausculte avec profondeur

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et humour les phénomènes culturels collection inventée par Gérard de Vil- de la société gaullo-pompido-giscardo- liers qui est courageusement disséquée. mitterrandienne dans tous ses états : L’auteur de l’article a dû avaler tous les acteurs fétiches de cinéma, chanteurs, volumes… Un concours est lancé pour séries télévisées, publicités, icônes riches vérifier l’attribution à 80 % d’un extrait et célèbres ou perdues de vue. Schnock à Philippe Muray, qui « négrifia » dans est une caméra qui explore le temps avec la douleur des « BM » à la pelle, toutes un brin de nostalgie. Le dossier central signées du mystérieux Michel Brice. Il honore Philippe Noiret, le gentleman­ y a beaucoup de policiers français bien débonnaire et éternel du cinéma fran- de chez nous dans ce numéro faisant çais. Longue interview avec Bertrand figurer leurs homologues italiens qui Tavernier « toujours très disert » (ajou- arrêtèrent à Rome Pierre Clémenti. tons captivant). Un petit « Dico Noi- Ce coup monté contre l’ange noir du ret », une analyse du style Noiret et un cinéma français et sa carrière sont passés choix de ses meilleurs films résumés en revue par son fils. Et avec la saga pul- font revivre ce « schnock » historique. peuse de la publicité Orangina, voilà un Très culte « et signe de ralliement », la numéro qui ne fait pas pschitt ! › Olivier musique du générique de la série les Bri- Cariguel gades du Tigre, réalisée par Victor Vicas, retentit en nous à la lecture des souve- essai nirs de Jean-Claude Bouillon et Jean- Silence coupable Paul Tribout alias le commissaire Valen- Céline Pina tin et l’inspecteur Pujol, en l’absence Éditions Kero | 256 p. | 18,90 e du deuxième adjoint Pierre Maguelon (Terrasson à l’écran), disparu en 2010. Céline Pina, ancienne conseillère régio- Les anecdotes fusent sur l’organisa- nale du Val-d’Oise, s’est fait connaître tion du tournage de ce grand moment en septembre 2015 pour avoir dénoncé d’une télévision populaire et pas popu- avec vigueur le Salon de la femme liste. Victor Vicas, formé à l’améri- musulmane à Pontoise et ses prêcheurs caine (caméra à l’épaule), est d’abord obscurantistes. Le plus choquant pour perçu par le trio « un peu comme un cette ancienne militante du Parti socia- vieux con ». Ses manies surannées et liste, démissionnaire il y a peu : l’ab- sa personnalité décalée surprennent : sence de réaction des politiques face à n’ayant pas précisé s’ils venaient « pour cette manifestation contraire à l’égalité l’apéro ou pour bouffer », il leur sert hommes-femmes. du Byrrh, l’apéritif tonique ancestral, Silence coupable des élus, donc. Son en leur demandant de ne pas mettre livre est construit autour de ce constat de miettes par terre… Le projecteur se généralisé et de ses conséquences : tourne ensuite vers une autre brigade, l’accélération de la stratégie politique la mondaine, et non moins célèbre des islamistes, dont le projet de société

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s’oppose absolument au nôtre, tant sur la laïcité que sur le statut de l’individu et l’égalité entre les sexes. Cette démission expose, écrit-elle, tous les Français : nous avons payé pour le comprendre avec les attentats de 2015. « Les islamistes ne sont grands que parce que nos élites sont à genoux. » Pire qu’un silence, son livre dénonce un double langage : sur le plan national, un discours plus ou moins ferme contre l’intégrisme musul- man ; sur le plan local, le clientélisme pratiqué dans les quartiers favorise le communautarisme et le noyautage insi- dieux des partis, associations, syndicats, mosquées. Pour autant, Céline Pina, qui connaît le terrain, ne verse pas dans la démagogie. Au facile « tous pourris », elle préfère « nombreux médiocres » et s’indigne de ce que beaucoup d’élus, par facilité ou par ignorance, ne soient plus por- teurs des valeurs républicaines qu’ils devraient incarner. Accusée d’islamo- phobie dans son parti, elle ne confond pas non plus les musulmans avec les islamistes politiques. Et dénonce l’em- prise de ces derniers sur les popula- tions musulmanes, particulièrement les femmes et les jeunes filles. « À travers le voile, les islamistes testent la résistance de nos sociétés. » Un bilan inquiétant, voire désespérant. Sauf à espérer qu’un sursaut populaire doublé d’une prise de conscience des politiques – elle cite Manuel Valls parmi les rares qui ont compris – sont encore possible. Mais alors, dit-elle, il y a urgence. › Michèle Fitoussi

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