Le contexte idéologique de . Quelques remarques sur la partie finale du poème

Dorothea Kullmann University of Toronto

The ideological background of many chansons de geste is still but little known. One of the most interesting texts from this point of view is the twelfth-century poem Girart de Roussillon, which praises ecclesiastical values such as pacifism and humility and even defends some very specific theological positions. This paper analyzes some aspects of the final part of the poem, such as the allusion to the legend of St. Bartholomew (which further corroborates the localization of the text in the Lyon region), the uncommon use which is made of this legend and which implies a rejection of extreme poverty and an acceptance of social constraints, as well as the stress laid on the construction of churches and on prayers for the dead. These concerns presuppose the reactions of the Church against the heretics of the first half of the twelfth century, Peter of Bruys and Henry of Lausanne. The necessity of fighting the latter’s movement (which was still virulent around the middle of the century) might very well be one of the reasons that induced the poet to write an epic in the local language.1

L’essor étonnant que prend la littérature vernaculaire en France pendant la période qui va de la fin du XIe à la fin du XIIe siècle est le plus souvent considéré comme un fait acquis de l’histoire littéraire qui ne réclame plus d’explication. Cependant, nous ne savons pas vraiment pourquoi ni comment cette éclosion s’est faite, à une époque où l’enseignement de l’écriture passait forcément par le latin et où l’érudition latine était également en plein développement. Nous sommes convaincue qu’au XIIe siècle, au moins pendant les trois premiers quarts de ce siècle, la composition et la mise par écrit d’une œuvre narrative en langue vernaculaire, et a fortiori celle d’une épopée, ne peuvent se concevoir sans une raison particulière. Pour certains textes, des recherches ont déjà été menées dans ce sens. Ainsi, on a toujours vu que la Chanson de avait quelque rapport avec la propagande pour la première croisade. Le Couronnement de Louis doit se rattacher à un débat sur l’hérédité de la couronne, même s’il n’y a pas de consensus sur l’événement exact visé par le texte. La Chanson d’Antioche de Graindor a été mise en relation avec la croisade flamande de 1177. Aspremont est peut-être à mettre en rapport avec la troisième croisade (on peut d’ailleurs se demander s’il ne faut pas

1 Cet article est une version révisée et légèrement augmentée de la communication que j’ai faite au XVIIe congrès international de la Société Rencesvals à Storrs (Connecticut), sous le titre “Le contexte idéologique de Girart de Roussillon”.

25.1-2 272 Dorothea Kullmann identifier dans cette croisade une des causes de l’accélération de la production épique à laquelle on assiste pendant le dernier quart du XIIe siècle). Mais qu’en est-il des autres ? En fin de compte, on ne peut que constater que bien des textes du XIIe siècle restent mal connus en ce qui concerne leur contenu idéologique. Nous partons d’une hypothèse de travail qui, au fond, est banale et selon laquelle une bonne partie de ces textes se doivent à des intérêts particuliers de l’Eglise, intérêts qui ont amené des ecclésiastiques non seulement à composer des œuvres en langue vernaculaire, et dans un genre qui était susceptible d’intéresser une grande partie des laïcs, mais à les prendre au sérieux au point de les juger dignes d’être conservés. Il nous semble en effet que bon nombre de chansons de geste contiennent des détails dont la portée théologique n’a pas suffisamment retenu l’attention des chercheurs. Un texte s’imposait tout d’abord à l’attention: Girart de Roussillon. Il est bien connu que cette est imprégnée d’un point de vue clérical. Elle préconise la Paix de Dieu. Des représentants de l’Eglise y jouent un rôle assez considérable : par deux fois, lors du mariage et après la bataille de Vaubeton, le pape réconcilie Girart avec le roi ; lorsque Girart et Berte, ayant tout perdu, échappent de justesse aux troupes de Charles, ils rencontrent un saint hermite, dont les remontrances les dirigent sur un chemin de pénitence. Les miracles ne font pas défaut ; et la fable entière suit un schéma édifiant qui culmine dans la conversion finale du héros lui-même. Paula Leverage a souligné la structuration de l’histoire sur la base du calendrier liturgique2. Par ce côté religieux très prononcé, Girart de Roussillon s’oppose nettement aux chansons de geste plus anciennes, lesquelles, tout en appelant à la croisade ou en décrivant des épisodes de conversion personnelle (par exemple dans le cas de Roland), ne nient pas pour autant les valeurs guerrières de la société chevaleresque. Une étude plus approfondie des idées défendues par le poète du Girart nous semble donc indispensable, d’autant plus qu’il s’agit sans doute de la première chanson de geste écrite (plus ou moins) en occitan et que les raisons de ce choix linguistique restent dans l’ombre. On ne prétend pas, dans cette communication, résoudre tous les problèmes que pose la composition de Girart de Roussillon. Ce qu’on va présenter ici, ce ne sont que quelques observations partielles, première étape d’un travail à peine entrepris. On voudrait simplement signaler une voie qu’il pourrait être utile de suivre, aussi bien pour ce texte-ci que pour d’autres chansons du XIIe siècle : l’étude du contexte idéologique immédiat de chaque œuvre. Qu’on nous permette quelques remarques préliminaires à propos des recherches précédentes sur Girart de Roussillon. Il n’y a peut-être pas d’autre texte pour lequel le débat des individualistes et des traditionalistes ait causé autant de dégâts. Comme le monastère de Vézelay et les reliques de Marie- Madeleine qui ont été transférées à ce monastère y jouent un rôle important, le texte se prêtait à une interprétation bédiérienne (voir, par exemple, Bédier, Les légendes épiques, vol. 1, pp. 25-95). D’autre part, quelques contradictions dans le poème tel que nous le lisons ainsi que la remarque initiale du poète sur une version antérieure de la chanson (v. 73), devaient forcément amener les traditionalistes à chercher à identifier

2 Voir dans ce volume l’article de Leverage, “The Reception of the Chansons de Geste.” 3 Nous citons le texte de Girart de Roussillon d’après l’édition de W. Mary Hackett.

Olifant Contexte idéologique de Girart 273 des états antérieurs du texte. Roussillon étant un nom particulièrement fréquent dans la toponymie française, les chercheurs pouvaient laisser libre cours à leur imagination. On a postulé des états du texte provenant du Poitou ou de l’Aquitaine centrale, de la Bourgogne (où se déroule une bonne partie de l’action) et de la région du Roussillon, avec des cheminements assez surprenants de la légende entre ces endroits. La chanson du XIIe siècle que nous possédons a été identifiée (et l’est toujours) tantôt avec l’une, tantôt avec l’autre de ces versions postulées (voir, par exemple, Louis, De l’histoire, p. 288 ; Lot, Etudes, p. 165 ; Pfister, Lexikalische Untersuchungen, p. 55). Claudie Duhamel-Amado (Genèse, p. 199), sans exprimer d’opinion très arrêtée sur l’origine de la chanson, attire l’attention sur l’apparition du nom de “Géraud” dans la famille des comtes de Roussillon du Sud-Ouest vers le milieu du XIIe siècle4. Il ne nous semble donc pas superflu de rappeler qu’une autre hypothèse n’avait été écartée par les deux courants principaux de la recherche plus ancienne que parce qu’elle ne s’accordait pas avec des idées préconçues en fonction de leurs théories respectives. Nous voulons dire l’opinion selon laquelle Girart de Roussillon est à mettre en rapport avec le château de Roussillon qui se trouve à quelques vingt kilomètres au sud de Vienne, dans le voisinage du péage de Roussillon, donc près de la résidence principale du comte Girart de Vienne historique. Il y avait une famille comtale qui se faisait appeler “de Roussillon” et qui contrôlait justement ce péage. Cette possibilité ne s’accordait pas avec les théories de Bédier parce qu’elle n’impliquait pas directement un monastère sur les routes de pèlerinage. Or, Vézelay, lieu de pèlerinage célèbre, n’était certainement pas hors de portée pour un clerc écrivant dans la vallée du Rhône, d’autant plus que ce monastère se rattachait directement à l’histoire du personnage historique qui était au centre de son œuvre, et que ce clerc s’intéressait aux histoires édifiantes. Il serait plus difficile d’expliquer la présence des indications très détaillées sur les domaines rhodaniens de Girart que le texte contient aussi si celui-ci avait été composé à ou pour Vézelay. René Louis a écarté l’hypothèse viennoise parce que ni le château ni la famille comtale de Roussillon ne sont attestés avant le XIIe siècle (De l’histoire, pp. 241-45). Etant donné qu’il considère la chanson existante comme poitevine (p. 288) et que les chansons précédentes dont il postule l’existence sont antérieures au XIIe siècle, il ne pouvait utiliser ce Roussillon pour expliquer la naissance de celle-ci. Nous n’entrerons pas ici dans dans le débat sur les origines de la chanson de geste. Il est vrai que, dans le cas de Girart de Roussillon, l’existence d’une version versifiée antérieure à la chanson existante paraît assez probable, étant donné que le poète, au début de son poème, fait clairement référence à une chanson préexistante qu’il aurait révisée. Cependant la question qui nous intéresse n’est pas de savoir s’il y a eu des versions antérieures à notre chanson et où celles-ci ont pu être composées. Il nous semble préférable de chercher d’abord à expliquer le contexte qui a donné naissance à la chanson que nous avons, qui est représentée par les six versions manuscrites qui ont survécu ou qui sont attestées, et qui appartient sans doute au milieu ou au troisième quart du XIIe siècle. À cette époque, l’amalgame avec la famille comtale en place dans le Viennois était tout à fait possible, et cette possibilité devait forcément rendre le texte intéressant tant

4 Nous nous référons aussi à une communication personnelle du 13 juillet 2006.

25.1-2 274 Dorothea Kullmann pour cette famille même que pour la population de la région. Il semble bien qu’à partir de la fin du XIIe siècle, ou tout au moins du début du XIIIe siècle, cette famille se soit effectivement identifiée à celle du Girart de la chanson (le nom de Girart y est utilisé5). C’est également vers la région de Vienne que convergent les recherches lexicales menées par Max Pfister sur notre chanson. Pour la version du XIIe siècle, nous retiendrons donc la localisation dans le Viennois comme la solution la plus probable, jusqu’à preuve du contraire, et ce n’est que cette chanson-ci qui nous occupera dans les pages qui suivent. Venons-en au texte. On y distingue normalement la partie centrale d’une part et le début et la fin d’autre part. La partie centrale raconte essentiellement les guerres entre Girart et Charles et pourrait être l’adaptation soit d’une version antérieure, soit d’une ou de plusieurs sources latines ; les parties initiale et finale, où l’on trouve quelques contradictions par rapport à la partie centrale, sont normalement considérées comme des ajouts du poète du XIIe siècle. A première vue, la doctrine prônée par le poète de Girart de Roussillon semble assez banale. L’humilité et le pacifisme, s’ils ne comptent pas parmi les valeurs d’un héros épique ordinaire, reviennent un peu partout dans l’enseignement de l’Eglise. Rappelons néanmoins que l’auteur du Girart pousse le pacifisme jusqu’à demander qu’on renonce même à venger la mort d’un père ou d’un fils – Girart est critiqué pour vouloir à tout prix exclure Thierry d’Ascagne, qui a tué son père, de la paix qu’il accepte de conclure avec le roi. Plus tard il va devoir renoncer à justicier le meurtrier de son fils. Sur d’autres questions, notre auteur défend des positions très spécifiques. Qu’on songe à l’intérêt très prononcé qu’il porte à l’amour courtois qu’il ne condamne pas complètement mais qu’il sublime, en quelque sorte, en le faisant aboutir, dans les personnages de Berte et de Guintran, dans un amour profond pour Dieu. Qu’on songe à ses idées sur le mariage, qui reflètent, comme nous avons pu le montrer autrefois, des doctrines spécifiques pré-Pierre Lombard (Kullmann, “Kirchliche Lehren”, pp. 404-09). Qu’on songe au jugement différencié qu’il porte sur les juifs, qui sont protégés par Folcon, le chevalier idéal, mais dont la participation au conseil royal est sévèrement critiquée. Qu’on songe aux admonestations que l’ermite donne à Girart et qui contiennent tout un développement théorique sur le péché qui consiste à vouloir tuer son seigneur féodal, développement dans lequel l’auteur se montre proche des doctrines de Jean de Salisbury (“Kirchliche Lehren”, p. 415). En analysant toutes ces particularités idéologiques, nous espérons pouvoir arriver à cerner de plus près l’époque et le contexte de la composition du poème. Dans le cadre de cette communication, nous nous concentrerons sur l’extrême fin de la chanson, qui nous semble présenter un intérêt tout particulier du fait de sa position exposée et parce qu’elle appartient sans aucun doute entièrement à notre poète. Girart suit sa femme, qui disparaît chaque soir et qu’un serviteur a faussement accusée d’avoir un amant, et il la trouve en train de porter des sacs de sable au chantier de l’église qu’on construit pour les reliques de la

5 Voir, par exemple, l’acte de 1233, par lequel les comtes Artaud et Girard de Roussillon promettent, dans les mains de l’archevêque, de ne plus exiger des sommes exorbitantes au péage de Roussillon (Grenoble, Archives départementales de l’Isère, I G 11, C-3, 2e document).

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Madeleine, en compagnie d’un vénérable pèlerin. Il reconnaît en ce pèlerin un parent, Guintran, autrefois son vassal, mais qui avait disparu pendant de nombreuses années. Il invite ce sage et pieux personnage à venir à sa cour en tant que conseiller et lui offre des vêtements appropriés à ce rôle. Guintran refuse d’abord de porter ces riches vêtements, mais Girart revient à la charge en disant que son parent, de par son expérience de la vie, ne risque pas de succomber au péché d’orgueil pour quelques vêtements. Pour appuyer ce raisonnement, il cite l’exemple de saint Barthélemy :

Li cons comande a joc, chaire risent : “Aportez a vestir a mon parent.” E cil a cui ou dist nou firent lent ; Cendat e de cansil li fant present, Pelicon e mantel molt bon valent. E el les jete jus, negun nen prent. E lo cons en juret son saigrement : “A vestir vos estuet, ce vos covent. Cosin, por Deu, facaz a mon talent ; Que non ai mais ami ne bon parent Quin sache dar conseil ric ne valent, Fors Bertran e Folcon, a cui s’atent Por dreit e por justise [l]a paubre gent. E m’onors est tan granz ke loing porprent, Qu’il ne poent tornar a mei sovent. E vos non es meschins de leu jovent, Qui se preiz ne orguel por vestiment. Eu saint Bertolomeu vos trai garent, Qui en mult char vestit servi Deu gent.” Cel lo fai si cum vol, no ll’en desment. (vv. 9880-99)

Cet argument décide Guintran, qui accepte les vêtements. Que Girart invoque justement saint Barthélemy se comprend parfaitement si on situe le texte dans la vallée du Rhône. En effet, Lyon pouvait se vanter de posséder quelques reliques de ce saint. Parmi les textes classiques sur l’apôtre Barthélemy se trouve le récit du transfert de ces reliques, transportées d’abord miraculeusement à l’île de Lipari, puis, lors d’une invasion sarrasine, à Bénévent. Une des versions de ce récit ajoute un transfert ultérieur d’une partie de ces reliques en France, et plus précisément à Lyon :

Erat hisdem diebus illis in partibus quorundam iniqua insectatione peregrinus vir valde fidelis et venerabilis vitae, Narbonensis episcopus, Bartholomeus nomine, qui, rogante praefatae urbis

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antistite, novam apostoli basilicam Domino dedicavit, beatas reliquias condidit et ex more missarum sollempnia celebravit, necnon et partes piorum pignorum multis per Gallias locis ex benedictione Christi impertivit, praecipue Lugdunensium civitati, ubi iam venerabilis apostoli memoria in venerabili martirum cripta reverenter excolitur (Anastasius Bibliothecarius, Sermo Theodori Studitae, p. 7).

Le grand nombre de villes, de villages et d’églises autour de Lyon qui portent le nom de ce saint, par ailleurs assez rare en France, prouve la diffusion effective de son culte dans la région6. Cependant, l’argumentation de Girart a de quoi surprendre. Elle va à l’encontre de tout ce que les prédicateurs disent habituellement au sujet de l’orgueil et de l’humilité. Dans d’innombrables sermons latins, l’humilité chrétienne se manifeste par un renoncement aux vêtements riches ou nobles, qui sont associés à l’orgueil. L’exemple de saint Barthélemy revient avec une fréquence particulière dans ce contexte. Les sermons destinés à être prononcés le jour de la fête de saint Barthélemy exploitent souvent le thème “expoliavit se Ionathas tunica qua erat indutus” (I Rois 18). Le raisonnement va toujours dans le même sens : l’apôtre Barthélemy, bien qu’étant noble et fils ou petit-fils de roi, a renoncé à ses vêtements de noble pour suivre le Christ. Il existe une version différente de la légende, selon laquelle Barthélemy, tout impressionné qu’il était de la prédication de Jésus, aurait peu apprécié le fait que les disciples de celui-ci portaient toujours de mauvais vêtements. Il demande donc au Christ la permission de continuer à porter ses vêtements de pourpre, “propter dignitatem regiam”, permission qui lui est accordée ; et, tout au long de sa vie de disciple et d’apôtre, il sert Dieu, vêtu de pourpre7. Cette version de la légende correspond parfaitement à l’histoire que présuppose

6 Il y a tout au moins un Saint-Barthélemy en Isère, un Saint-Barthélemy-de-Séchilienne, également en Isère, Saint-Barthélemy-Grozon, Saint-Barthélemy-le-Meil, Saint-Barthélemy-le-Plain, tous les trois en Ardèche, Saint-Barthélemy-Lestra, dans le Forez (où plusieurs autres paroisses ont ce saint pour patron, sans en porter le nom), auxquels il faut ajouter un Saint-Barthélemy dans le canton Vaud en Suisse. Nulle part ailleurs en France on ne retrouve une telle présence massive de ce saint. 7 Petrus de Natalibus, qui était évêque de Iesolo vers la fin du XIVe siècle, raconte dans son Catalogus sanctorum et gestorum eorum ex diuersis voluminibus collectus (imprimé à plusieurs reprises autour de 1500) comment Barthélemy, petit-fils de roi, en entendant parler de la prédication de Jésus, en aurait été impressionné, mais aurait peu apprécié le fait que les disciples de Jésus ne portaient que de mauvais vêtements. Il aurait donc d’abord envoyé un messager pour s’enquérir auprès du Christ s’il ne pouvait pas continuer à porter ses vêtements de pourpre, “propter dignitatem regiam”, ce que le Christ aurait accepté, en lui faisant dire toutefois que plus tard il donnerait encore sa propre peau. Barthélemy l’aurait donc suivi, vêtu de pourpre. Jusqu’ici, c’était le seul texte connu qui présente cette version de la légende. Or le ms. Venise, Marc. lat. Z. 158 (=1779), fº 328v-329v, contient une variante de cette version, inédite jusqu’ici, variante dans laquelle le maintien des vêtements royaux semble presque dû à la hâte avec laquelle Barthélemy se fait disciple du Christ: “[...] Creuit autem puer Bartholomeus et factus est mirabilis et amabilis cunctis gentibus. Qui postmodum audiens famam Christi predicantis mundum et coronam regis prudenter spernens ad eum humiliter properauit. Quem Christus secum cum eisdem uestibus regijs ducens suum discipulum et

Olifant Contexte idéologique de Girart 277 l’allusion dans Girart de Roussillon. Cependant cette version n’est attestée que tardivement, au XIVe siècle, et en Italie. Petrus de Natalibus, un des auteurs qui nous la transmettent, se réfère, certes, à une source plus ancienne, mais il ne la désigne que par les mots “aliqua historia”. Il est probable qu’il a utilisé un ouvrage réel, mais anonyme, ouvrage qu’on n’a pu identifier et dont il est impossible de déterminer la date ou la provenance. Or, quoiqu’il en soit de l’existence de cette version particulière de la légende de saint Barthélemy au XIIe siècle, le texte classique de la légende, les actes apocryphes du Pseudo-Abdias, offre un point de départ pour les deux interprétations. Ce texte ne parle que de l’activité du saint et de son martyre en Inde. Barthélemy arrive dans un temple où l’on adore une idole ; il se rend compte que le dieu païen, au lieu de guérir les gens, les rend d’abord malades, pour ensuite les délivrer de la maladie. Il l’enchaîne par des chaînes de feu, de sorte qu’il ne peut plus s’adresser au peuple. Les gens qui venaient consulter ce dieu ne savent plus que penser et vont en consulter un autre, dans une ville voisine. Ce démon-là leur explique ce qui s’est passé et leur donne aussi un signalement du saint, qui porte toujours des vêtements blancs (lesquels ne se salissent jamais), mais avec une bordure en pourpre et quatre pierres précieuses :

Dicunt ei: Et quis est iste Bartholomaeus? Respondit daemon et dixit: Amicus est dei omnipotentis et ideo huc uenit in istam prouinciam ut omnia numina quae colunt Indi euacuet. Dixerunt autem cultores idoli: Dic nobis signa eius, ut possimus inuenire eum, quia inter multa milia hominum non possumus cognoscere eum. Respondit daemon et dixit: Capilli capitis nigri et crispi, caro candida, oculi grandes, nares aequales et directae, aures coopertae crine capitis, barba prolixa habens paucos canos, statura aequalis quae nec longa possit nec breuis aduerti. uestitur colobio albo clauato purpura, induitur pallio albo per singulos angulos habentem singulas gemmas purpureas. XX et VI anni sunt quod numquam sordidantur uestimenta eius, numquam ueterescunt. similiter sandalia eius amentis latis per XXVI annos numquam ueterescunt (Acta apostolorum apocryphya, éd. Tischendorf, II, 1, pp. 130-31).

Peut-on se fier aux paroles d’un dieu païen ? Toujours est-il que la description existe et que les vêtements qu’elle décrit ne paraissent pas véritablement humbles. Il est vrai que plus tard dans le récit, Barthélemy, qui a guéri la fille du roi, refuse les dons que celui-ci veut lui faire, et qui comprennent justement de riches vêtements, en lui expliquant qu’il ne désire rien des biens de ce monde :

apostolum ordinauit. [...]” (fº 329v). Il n’est pas exclu que cette brève remarque se base sur Petrus de Natalibus, mais elle pourrait aussi dépendre d’une source commune. Elle n’est sans doute pas plus ancienne ; le catalogue de la bibliothèque date le manuscrit du XVe siècle, avec un point d’interrogation ; il pourrait éventuellement remonter au XIVe mais pas plus haut.

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Tunc rex onerauit camelos auro argento gemmis uestibus et coepit quaerere apostolum et penitus non inuenit eum. et reportata sunt omnia ad palatium eius. Factum est autem cum transisset nox et aurora diei futurae inciperet, apparuit apostolus solus cum solo rege ostio clauso in cubiculo eius et dixit ei: Vt quid me quaesisti tota die cum auro et argento et gemmis et uestibus? ista munera eis sunt necessaria qui terrena quaerunt: ego autem nihil terrenum, nihil carnale desidero (II, 1, p. 134).

Plus tard encore, le roi d’une autre ville, frère du premier roi, reproche à Barthélemy la conversion de son frère, et lorsqu’il apprend que l’idole de sa propre ville vient d’être renversée, il devient furieux, déchire son vêtement royal et fait justicier le saint :

Haec cum diceret, nuntiatum est regi quod deus eius Vualdath cecidisset et minutatim abisset. tunc scidit rex purpuream uestem qua indutus erat et fecit fustibus caedi sanctum apostolum Bartholomaeum, caesum autem iussit decollari (II, 1, p. 149).

Le déchirement d’un vêtement étant un signe assez commun d’une grande émotion, c’est certainement le vêtement du roi qui est déchiré ici. Ceci dit, sur le plan linguistique, rien n’empêche d’y voir le vêtement du saint; un malentendu serait tout à fait possible. Le texte du Pseudo-Abdias, très répandu dans les légendaires et souvent utilisé dans les sermons, suffisait donc pour permettre à qui le voulait, une extrapolation en un sens un peu plus mondain. Que l’auteur du Girart fasse des concessions à un public laïque et noble – humilité oui, mais il ne faut pas exagérer – , il n’y a rien là d’impossible. Michel Zink, dans son livre sur la prédication romane (1982), a souligné le fait que les sermons vernaculaires sont souvent moins sévères que les sermons conservés en latin. Les textes qu’il analyse datent pour la plupart du XIIIe siècle, mais il est tout à fait possible que nous ayons ici un reflet de ce qu’a dû être la prédication aux laïcs du XIIe siècle – qui, comme on sait, n’a pas survécu directement. Les citations des psaumes insérées dans le passage analysé appuient cette impression. L’esprit conciliant qui caractérise ce passage, le rejet d’une pauvreté extrême en faveur d’une acceptation des contraintes sociales de la vie laïque, s’explique peut-être mieux si on tient compte des autres questions qui y sont soulevées. Le choix des thèmes traités dans ce final de poème nous paraît, en effet, assez révélateur. Il y est d’abord question d’une forme d’amour courtois sublimé, qui utilise des termes du langage des troubadours (v. 9777 : “midon”), mais qui exclut non seulement tout rapport physique (que recherche le chambellan, supposant à Berte une liaison avec le pèlerin et l’en accusant auprès de son mari), mais aussi la jalousie (à laquelle Girart va renoncer, en acceptant expressément le rapport entre Berte et le pèlerin) (vv. 9810-16). Cet amour, qui est d’abord un amour pour un autre être humain, entraîne le désir de servir Dieu. Il semble impliquer automatiquement le renoncement complet au combat et à la guerre : “Ja mais ne baillerai per gerre escut” (v. 9817).

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Viennent ensuite, après que Girart a reconnu dans le pèlerin son parent et ancien vassal Guintran, la question des vêtements et celle de la nourriture que Guintran attend de la bonté de Dieu, autrement dit, de la nourriture quêtée. Guintran suit, de toute évidence, un idéal de pauvreté, qui est finalement rejeté par le poète, puisque Guintran finit par accepter les vêtements offerts ainsi que la position de conseiller que Girart lui propose. Le conseil qui se tient alors porte sur les dispositions testamentaires à prendre par Girart, qui, rappelons- le, a perdu son fils unique dans le cours de l’histoire. Deux de ses conseillers et confidents, représentés auparavant comme des personnes fidèles et bien intentionnées, Andicas et Bedelon, lui conseillent tous les deux de tout léguer à l’Eglise, en expiation de ses péchés et de ceux de son père. Girart refuse, en rappelant le service dû à l’empereur pour ces terres (vv. 9916-17). Guintran, lui, tient compte des nécessités du siècle et dit qu’une bonne administration de la justice vaut des oraisons. Girart donnera donc ses fiefs à Folcon, le chevalier parfait de notre chanson, qui a toujours été en faveur de la paix et qui, ayant épousé une nièce du roi, ne risque pas de se soulever contre lui, comme Girart par le passé, et sera par conséquent un vassal acceptable pour le roi (vv. 9933-38, 9966-72). Cette question des legs comporte un autre aspect, celui de l’utilité des dons et des oraisons pour le salut des morts. La mémoire des morts se trouve singulièrement mise en relief – les moines dans les monastères qu’on va fonder ne prieront pas seulement pour leur fondateur Girart mais aussi pour Boson (v. 9960). Souvenons-nous que Boson, objet principal de ces prières prospectives, n’était justement pas un ami de la paix, qu’il s’est toujours exprimé en faveur de la guerre et que son âme, plus que toute autre, a donc besoin des prières des vivants. On fondera donc des monastères, on construira des églises, sur les alleux que Girart possède en propre. L’aspect pratique de la construction elle-même est souligné, non seulement dans la scène du travail nocturne de Berte et de Guintran, mais aussi dans les dispositions finales de Girart, qui mentionnent le terrain, les fonds nécessaires aux travaux et les plans (au moins c’est ainsi que nous entendons “compas” [v. 9993]). Dans les derniers vers, le commencement des travaux est encore une fois associé à la fin de la guerre, et de l’orgueil (vv. 9995-98). A part les questions plus générales de l’amour, de l’humilité, de la paix et du respect pour les obligations féodales, que trouve-t-on ici ? La construction d’églises, les prières pour les morts et le rejet d’une de pauvreté excessive, en faveur d’une acceptation de responsabilités sociales. Ce sont là les thèmes sur lesquels notre poète insiste à l’extrême fin de sa chanson. Or, ce choix n’est peut-être pas arbitraire8. Le Midi de la France voit apparaître à plusieurs reprises, depuis le début du XIIe siècle, des réformateurs chrétiens extrémistes, régulièrement condamnés plus tard comme hérétiques ; et plusieurs de ces mouvements semblent bien être originaires de la région de Lyon au sens large. C’est d’abord Pierre de Bruys et ses disciples, dont on connaît les doctrines grâce à la réfutation de Pierre le Vénérable dans le Contra

8 Voir, pour ce qui suit Esposito, “Sur quelques écrits” ; Manselli, “Il monaco Enrico” ; Manselli, Il secolo XII, pp. 87-117 ; Lauwers, “Dicunt vivorum beneficia” ; Zerner, “Au temps de l’appel”.

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Petrobrusianos : ils se dressaient contre les baptêmes d’enfants, les constructions d’églises, l’adoration de la croix, l’idée de la transsubstantiation lors de la messe, et les prières pour les morts (voir éd. Fearns). Vient ensuite Henri, dit “de Lausanne” (sur la foi d’une lettre de saint Bernard qui énumère plusieurs villes où Henri aurait exercé ses activités pernicieuses et dont il aurait été chassé), qui prêche en 1116 au Mans, mais se retrouve dans le Midi par la suite – en 1135 l’archevêque d’Arles le fait arrêter et juger par le concile de Pise. Ses doctrines étaient proches de celles des Pétrobrusiens (voir surtout Manselli, “Il monaco Enrico”, et Zerner, “Au temps de l’appel”). Il semble qu’il se soit surtout insurgé contre le statut des prêtres et des évêques, en y ajoutant le refus des prières pour les morts et du baptême des enfants. Ce sont les doctrines soulevées par le traité Contra Henricum du Moine Guillaume, dont une partie seulement a été éditée (Manselli “Il monaco Enrico”, pp. 62-63 ; voir Zerner sur l’importance de ce traité). Il ne fait pas de doute, cependant, qu’il prônait aussi un idéal de pauvreté (voir la lettre que saint Bernard adresse au comte de Saint- Gilles à son sujet [Bernhard von Clairvaux, Sämtliche Werke, éd. Winkler, ep. 241, pp.125-27]). Plus tard, les Vaudois, ou Pauvres de Lyon, ajouteront à ces positions la prédication des laïcs (et c’est essentiellement cette activité de prédicateurs qui leur sera fatale). Les idées de pacifisme et d’humilité, sur lesquelles notre auteur insiste un peu partout, n’ont peut-être pas besoin d’une explication particulière, dès qu’on adopte un point de vue clérical. Les autres thèmes spécifiques soulevés (rejet de la pauvreté extrême, intégration dans la société et acceptation de ses contraintes, construction d’églises, oraisons pour les morts, alors qu’il n’y est pas question de la prédication des laïcs, chère aux Vaudois), nous semblent pourtant bien à mettre en rapport avec les débats suscités par les mouvements hérétiques de la première moitié du XIIe siècle. Reste à éclaircir le rôle étonnant attribué à l’amour. Ce rôle n’est pas sans rappeler les sermons de Bernard de Clairvaux sur le Cantique des Cantiques, dont les résonances avec l’amour des troubadours ont déjà été mises en relief par Michel Zink (Poésie, pp. 186-87). Cependant, vu l’attitude mondaine dont l’auteur fait preuve à plusieurs endroits, une origine cistercienne stricto sensu paraît peu probable. D’ailleurs, Barthélemy est un saint qui n’apparaît pour ainsi dire jamais dans un contexte cistercien. Cela n’exclut pas que notre poète ait subi l’influence de l’enseignement de saint Bernard. Voici donc nos conclusions, qui pour l’instant restent parfaitement provisoires et hypothétiques : Girart de Roussillon présuppose les débats autour des mouvements hérétiques de la première moitié du XIIe siècle. On sait que saint Bernard prêche encore en 1145 contre l’influence du mouvement de Henri de Lausanne. Il ne nous semble pas exclu que la nécessité de réagir contre l’influence de ce mouvement ait été pour quelque chose dans la décision de composer un poème épique (genre susceptible d’atteindre un public très large) sur un sujet local et, dans la mesure du possible, dans le parler local.

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Œuvres Citées

Manuscrits:

Grenoble, Archives départementales de l’Isère, I G 11, C-3, 2e document.

Venise, Marc. lat. Z 158 (=1779).

Textes

Acta apostolorum apocrypha, post Constantinum Tischendorf denuo ediderunt Ricardus Adelbertus Lipsius et Maximilianus Bonnet. II, 1. Hildesheim: Georg Olms, 1959. Réimpression de l’édition de 1898.

Anastasius Bibliothecarius. Sermo Theodori Studitae de Sancto Bartholomaeo Apostolo. Ed. U. Westerbergh. Stockholm: Almquist, 1963.

Bernhard von Clairvaux. Sämtliche Werke lateinisch/deutsch. Ed. G. B. Winkler. T. III. Innsbruck: Tyrolia, 1992.

Girart de Roussillon. Ed. W. M. Hackett. 3 vol. Paris: SATF, 1953-55.

Petri Venerabilis. Contra Petrobrusianos hereticos. Ed. J. Fearns. Turnhout: Brepols, 1968.

Petrus de Natalibus. Catalogus sanctorum et gestorum eorum ex diversis voluminibus collectus. Lugduni: Saccon, 1519.

Etudes Critiques

Bédier, Joseph. Les légendes épiques: recherches sur la formation des chansons de geste. 3e éd. Vol. 1. Paris: Champion, 1926.

Duhamel-Amado, Claudie. Genèse des lignages méridionaux. Vol. 1: L’aristocratie languedocienne du Xe au XIIe s. Toulouse: CNRS, 2001.

Esposito, Mario. “Sur quelques écrits concernant les hérésies et les hérétiques aux XIIe et XIIIe siècles.” Revue d’histoire ecclésiastique 36 (1940): 143-62.

25.1-2 282 Dorothea Kullmann

Kullmann, Dorothea. “Kirchliche Lehren in Girart de Roussillon.” Filologia romanza e cultura medievale: studi in onore di Elio Melli. Ed. A. Fassò, L. Formisano, M. Mancini. Alessandria: Edizioni dell’Orso, 1998. 403-17.

Lauwers, Michel. “Dicunt vivorum beneficia nichil prodesse defunctis. Histoire d’un thème polémique (XIe- XIIe siècles).” Inventer l’hérésie? Discours polémiques et pouvoirs avant l’inquisition. Dir. M. Zerner. Nice: Centre d’Etudes Médiévales, 1998. 157-92.

Lot, Ferdinand. Etudes sur les légendes épiques françaises. Paris: Champion, 1958.

Louis, René. De l’histoire à la légende. Girart, comte de Vienne, dans les chansons de geste: Girart de Vienne, Girart de Fraite, Girart de Roussillon. 2e partie. Auxerre: Imprimerie moderne, 1947.

Manselli, Raoul. “Il monaco Enrico e la sua eresia.” Bullettino dell’Istituto storico italiano per il Medio Evo. 65 (1953): 1-63.

——. Il secolo XII: religione popolare et eresia. Roma: Jouvence, 1983.

Pfister, Max. Lexikalische Untersuchungen zu Girart de Roussillon. Beihefte zur Zeitschrift für romanische Philologie 122. Tübingen: Niemeyer, 1970.

Zerner, Monique. “Au temps de l’appel aux armes contre les hérétiques: du ‘Contra Henricum’ du moine Guillaume aux ‘Contra hereticos’.” Inventer l’hérésie? Discours polémiques et pouvoirs avant l’inquisition. Dir. M. Zerner. Nice: Centre d’Etudes Médiévales, 1998. 119-55.

Zink, Michel. Poésie et conversion au Moyen Age. Paris: PUF, 2003.

——. La prédication en langue romane avant 1300. Paris: Champion, 1982.

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