Introduction
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Volume ! La revue des musiques populaires 12 : 1 | 2015 Avec ma gueule de métèque Introduction Yvan Gastaut, Michael Spanu et Naïma Yahi Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/volume/4664 DOI : 10.4000/volume.4664 ISSN : 1950-568X Édition imprimée Date de publication : 30 novembre 2015 Pagination : 9-19 ISBN : 978-2-913169-28-8 ISSN : 1634-5495 Référence électronique Yvan Gastaut, Michael Spanu et Naïma Yahi, « Introduction », Volume ! [En ligne], 12 : 1 | 2015, mis en ligne le 30 novembre 2015, consulté le 10 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ volume/4664 ; DOI : https://doi.org/10.4000/volume.4664 L'auteur & les Éd. Mélanie Seteun 9 Introduction ma gueule de métèque, de juif En phase avec une époque qui, depuis les « Avec errant, de pâtre grec, et mes années 1980 et la « sono mondiale », tend à valoriser cheveux aux quatre vents… » : cette figure de et commercialiser le métissage musical (Laborde, l’éternel étranger chantée par Georges Moustaki 1997 ; Arom & Martin, 2006), les trajectoires dans sa célèbre chanson « Le Métèque » donne le des chanteurs d’origine immigrée sont autant de ton de notre présent dossier consacré à l’explora- témoignages de processus d’appropriation cultu- tion des liens qui unissent la chanson de variété au relle à l’œuvre dans l’industrie de la variété fran- fait migratoire contemporain en France. De fait, çaise. Les importations musicales et les marques la variété est un véritable objet d’histoire (Dune- identitaires dont ils sont porteurs, ironiques ou ton, 1998) tant elle nourrit notre imaginaire en sincères, authentiques ou humoristiques, sont fournissant une série de représentations sociales manifestes de la complexité des transferts cultu- standardisées. Dans ce cadre, une thématique rels de notre époque et semblent jouer un rôle forte peut être repérée : nombre de chanteurs et de central dans l’adhésion du grand public. Comme Volume chanteuses nous racontent des histoires de migra- le montre Carl Wilson (2015), les étrangers/immi- tions, de circulations et de croisements culturels. grés ont une capacité à exprimer des émotions plus Nombreuses sont les vedettes à avoir une origine intenses, s’affranchissant et sublimant les codes ! n° 12-1 étrangère, une identité métissée ou tout du moins locaux de l’expression distinguée. Ils perturbent un marquage communautaire qui n’est pas sans ainsi, d’une certaine manière, l’ordre établi de stimuler leur succès, que ce soit par exotisme ou la « bonne » déclaration sentimentale en tentant par identification à une communauté d’exil. d’accroître leur capital sympathie. 10 Yvan Gastaut, Michael Spanu & Naïma Yahi Pour autant, la passion du métissage identitaire les évolutions du rapport de la France à l’altérité constatée dans la chanson ne signifie pas forcé- dans la deuxième moitié du XXe siècle. Cette ins- ment une acceptation de ces réalités dans d’autres cription historique fait la part belle à une réflexion sphères de la vie publique. L’intérêt suscité par un soucieuse de tisser des liens entre histoire de l’im- chanteur à l’identité complexe, avec un accent migration et histoire de la variété en France. Les étranger délivrant une musique aux sonorités exo- chercheurs en histoire culturelle comme Ludovic tiques, n’implique évidemment pas que la natio- Tournès ou Jean-Charles Scagnetti ont déjà exploré nalité ou la catégorie ethnique qu’il représente sera les influences musicales de la France des IVe et mieux acceptée au sein de la société dans laquelle Ve Républiques. Par ailleurs, l’angle des « transferts il connait la gloire. L’histoire montre que, bien culturels », à travers les questions de diplomatie souvent, l’artiste peut constituer une avant-garde culturelle (Delphy et al., 2010), ou des recherches trompeuse sur la réalité des relations intereth- plus spécifiques comme celles d’Anaïs Fléchet niques, comme dans le cas de la chanson coloniale (2013) sur les influences brésiliennes en France, en France (Liauzu & Liauzu, 2002). ou Naïma Yahi (2008) sur les artistes algériens, a Ce numéro de Volume ! propose d’explorer la pro- retenu l’attention des historiens du temps présent. pension des chanteurs, à travers leurs trajectoires Les travaux pionniers d’Alec G. Hargreaves (1997) de scène et de vie, à mettre en scène ou à maquiller, portant sur les « cultures postcoloniales » dans consciemment ou non, l’identité immigrée dont ils notre pays avaient déjà éclairé la prise de parole sont porteurs au sein du contexte national fran- culturelle – dont la chanson – des enfants de çais. Or, comme le fait remarquer Yves Borowice l’immigration maghrébine en France. Cet intérêt (2007) dans un article de référence, la chanson pour la chanson se précise désormais pour les histo- française s’apparente à un « art de métèques » ins- riens de l’immigration (voir par exemple Gastaut, crit dans le temps long, depuis le XIXe siècle. Sans 2006 : 99-167 ; Ould-Braham, 2010) opérant sur cette dimension interculturelle, la variété – au sens des sources autres que celles du monde du travail premier du terme – semble ne pas avoir lieu d’être. – auquel ils se sont longtemps cantonnés. Enfin, ce Ainsi, elle est un outil heuristique pour interro- numéro s’inscrit dans la lignée de l’article fondateur ger le schéma dominant de « l’identité nationale » d’Ursula Mathis-Moser sur « L’image de “l’Arabe” qu’on voudrait figée dans une définition stricte, dans la chanson française contemporaine », publié alors qu’elle est en perpétuelle évolution, intégrant en 2003 dans Volume ! Ce texte fait figure de réfé- de manière plus ou moins assumée et opportuniste rence, dans ce qu’il révèle du poids des rapports les apports culturels des populations immigrées et/ postcoloniaux au sein des représentations sociales ! n° 12-1 ou anciennement colonisées. de l’Autre en chanson. Ce numéro propose une série de contributions Sur un plan méthodologique, on trouvera peu qui abordent l’univers de la chanson comme un d’analyses musicologiques dans ce numéro, mais Volume ensemble de sources pertinentes pour analyser plutôt des approches particulières de la variété 11 Introduction comme un cadre éclairant l’histoire de l’immigra- toire, mais dont l’identité artistique est dissoute dans tion en France. Retracer les parcours de vedettes, l’appellation « chanson française 1 » et, d’autre part, telle est, avant tout, l’ambition de ce numéro, en ceux qui produisent un répertoire de l’exil, créé en mettant l’accent sur leurs identités complexes, France, mais ayant un message propre à la dias- qu’ils masquent souvent, révèlent parfois, et uti- pora de leur pays d’origine, le plus souvent inter- lisent stratégiquement (ou non) selon le contexte, prété dans les langues vernaculaires. le cadre et le moment de leur carrière. Dès lors, le rôle des médias apparait essentiel dans la mesure où ils fabriquent la vedette et permettent Qu’y a-t-il de français dans une identification du public. La période n’est pas la chanson française ? anodine puisqu’elle correspond à l’émergence de Le parcours des artistes qui « font France 2 » la société de consommation portant sur le devant fait écho à l’évolution des flux migratoires qui de la scène des objets et des médias qui accentuent concernent la France métropolitaine et colo- le phénomène de la « star », analysée par Edgar niale. Par exemple, les populations originaires Morin (1957) : le disque, la cassette, mais aussi la d’Europe de l’Est, notamment les Juifs touchés radio et bientôt la télévision qui entrent progres- par les persécutions, trouvent refuge dans l’Hexa- sivement dans la plupart des foyers. L’importance gone et fournissent, au cours du XXe siècle, un des médias dans la popularité des chanteurs a incité fort contingent d’artistes, tels Nathan Korb alias plusieurs contributeurs à recourir, avec raison, à la Francis Lemarque (1917-2002), le poète du Paris source audiovisuelle. des faubourgs, ou Lucien Ginsburg alias Serge Avec l’arrivée à l’âge adulte des « jeunes issus de Gainsbourg (1928-1991), né de parents réfugiés l’immigration » au début des années 1980, repé- juifs russes, qui va contribuer à la grandeur de rables lors de la « Marche pour l’égalité et contre ce qui est appelé et identifié comme « chanson le racisme » de 1983, la question de l’immigra- française ». Par ailleurs, le parcours édifiant de tion devient centrale dans la vie publique, autour deux immigrés, le compositeur Joseph Kosma de la problématique de l’accueil et du rejet (Weil, (1905-1969) d’origine hongroise et son interprète 2005). La chanson n’a néanmoins pas attendu que d’origine italienne Ivo Livi, alias Yves Montand l’immigration se médiatise pour mettre en exergue (1921-1991), se retrouvant autour de la même Volume le thème de l’immigration. En effet, jusqu’aux œuvre, Les Feuilles mortes (1945), illustre une années 1970, si certaines musiques se cantonnent forme particulière d’intégration des populations à des milieux communautaires, par exemple la issues des flux migratoires européens, par le biais ! n° 12-1 chanson kabyle, la mode est aux airs venus d’Ita- d’une médiatisation culturelle à succès. Dans le lie, de Grèce, d’Orient, d’Espagne ou d’Amérique cas d’Yves Montand, cette intégration se fait sur du Sud. Il apparait ainsi nécessaire de distinguer, le mode d’une occultation partielle de son identité d’une part, les artistes qui reflètent le fait migra- d’origine, quasiment à l’inverse de Serge Reggiani 12 Yvan Gastaut, Michael Spanu & Naïma Yahi qui capitalise sur son italianité dès le début de sa ensuite éclipsée par Dalida (1933-1987), d’ori- carrière. Cette opposition, qui aboutit pourtant gine italo-égyptienne, qui diffuse le belcanto ita- à un résultat proche (les deux artistes incarnent lien avec « Bambino » (1956) ou « Come Prima » une « intégration réussie »), est particulièrement (1958), tout en proposant des classiques hispa- visible dans les parcours biographiques de chacun nisant comme « L’histoire d’un amour » (1957).