DIAGHILEV ET LES

BORIS KOCHNO

DIAGHILEV ET LES BALLETS RUSSES

FAYARD Cet ouvrage a été publié dans son édition originale par Harpers and ROkl, N ek' York- Les passages des lettres de Diaghilev à Stravinski sont extraits de Memoirs and Commentaries et reproduits avec l'autorisation d'Alfred A. Knopf Inc. t / p 6 0 by Robert Craft and Igor Stravinsk). La maquette française de ce livre a été effectuée d'après la maquette américaine de Bea Feitler, et les photographies des documents, de la collection de Boris Kochno, sont dues à Niki Ekstrom. Tous droits de reproduction réservés pour tous pays. C 1970 ry Boris Kochno. C Librairie Arthème Fayard, 1973. Dessin de Picasso, pour le programme des Ballets Russes, en 1923.

Dédicace de Diaghilev à Boris Kochno sur le programme de la saison des Ballets Russes à Paris en 1923.

Pour mon cher Borinka, ce début d'une œuvre qui, grâce à sa sollicitude et son travail, laissera enfin une trace sûre de mes longs efforts. Serge Diaghilev ier décembre IY23 Paris SOMMAIRE DES BALLETS RUSSES LES PARORIGINES ALEXANDRE BENOIS 2 NOTE DE L'AUTEUR 22

LE PAVILLON D'ARMIDE 24 SCÈNES ET DANSES POLOVTSIENNES DE L'OPÉRA LE 26 LE FESTIN 29 LES SYLPHIDES 32 CLÉOPATRE 32 LE CARNAVAL 38 SCHÉHÉRAZADE 42 48 L'OISEAU DE FEU LES ORIENTALES j6 LE SPECTRE DE LA ROSE Óo NARCISSE Ó3 S AD KO 64 PETROUCHKA 66 LE LAC DES CYGNES 73 LE DIEU BLEU 74 THAMAR 79 L'APRÈS-MIDI D'UN FAUNE 80 DAPHNIS ET CHLOE 83 JEUX 84 LE SACRE DU PRINTEMPS 87 SALOMÉ pi LES PAPILLONS 92 LA LÉGENDE DE JOSEPH gf LE COQ D'OR 99 MIDAS 9 9 LITURGIE 101 LE SOLEIL DE NUIT 102 LAS MENINAS 70 j TILL EULENSPIEGEL 106 LES FEMMES DE BONNE HUMEUR 108 LES CONTES RUSSES 112 PARADE 7 16 LA BOUTIQUE FANTASQUE 126 LE TRICORNE 132 LE CHANT DU ROSSIGNOL 138 PULCINELLA 147 LE ASTUZIE FEMMINILI 150 CIMAROSIANA 150 MA PREMIÈRE RENCONTRE AVEC DIAGHILEV //^ CHOUT (LE BOUFFON) ij6 CUADRO FLAMENCO 162 LA BELLE AU BOIS DORMANT 168 RENARD 176 LE MARIAGE D'AURORE 180 MAVRA 182 NOCES 186 PICASSO IMPROMPTU 192 LES TENTATIONS DE LA BERGÈRE LE MÉDECIN MALGRÉ LUI 1,98 LES BICHES 200 PHILEMON ET BAUCIS 208 LES FACHEUX 210 LE TRAIN BLEU 214 ZÉPHYR ET FLORE 220 LES MATELOTS 228 BARABAU 230 ROMEO AND JULIET 234 LA PASTORALE 238 JACK IN THE BOX 240 LE TRIOMPHE DE NEPTUNE 244 1.95 LA CHATTE 248 ŒDIPUS REX 2 MERCURE LE PAS D'ACIER 258 ODE 262 APOLLON MUSAGÈTE 266 LES DIEUX MENDIANTS 268 LE BAL 270 LE FILS PRODIGUE 272 19 AOÛT 1929 2j6 NOTES AUTOBIOGRAPHIQUES DE SERGE DIAGHILEV 280 DIAGHILEV PARLE DE LA DANSE CLASSIQUE 286 INDEX 29o Le nom du créateur des Ballets Russes s'écrivait à l'origine avec w : Serge de Diaghilew. On trouvera dans cet ouvrage une orthographe différente, mais unanimement adoptée aujourd hui, le v a remplacé le w : Serge de Diaghilev. B.K. DIAGHILEV ET LES BALLETS RUSSES

L'ORIGINE DES BALLETS RUSSES par ALEXANDRE BENOIS Texte inédit écrit à la demande de Boris Kochno.

LESdérés Ballets comme Russes faisant peuvent partie être deconsi- la fameuse campagne d'exportation qu'entreprit Serge Pavlowitch de Diaghilev — une des plus curieuses et marquantes figures du début du XXe siècle —, entièrement à ses risques et périls. Bien avant 1909 (année de la première saison de ses ballets), il avait donné des preuves de ses qualités d'organisateur doué d'une énergie et d'un talent excep- tionnels. C'est lui qui avait réussi à souder en un groupe homogène notre Compagnie de jeunes peintres, c'est lui qui organisa leurs premières expositions; c'est lui qui fonda à Saint-Pétersbourg la revue d'art Mir Iskoustva (Le Monde de VArt), qui joua un rôle prépondérant et bouleversa entièrement l'esthétique de la société russe; et c'est encore lui qui organisa la grandiose exposition de portraits russes qui occupa en entier l'immense Palais de Tauride. Mais toute cette activité de Diaghilev se passait en Russie et avait pour but d'élever le niveau de la compréhension artistique de ses compatriotes. Ce n'est qu'en igo6 pourtant, qu'il inaugura ce que j'ai appelé « sa campagne d'exportation ». COMMENT définir les raisons qui pous- sèrent Diaghilev vers cette entreprise? Je crois ne pas me tromper en les cherchant dans un sentiment de profond patriotisme qui l'animait, lui, aussi bien que ses proches amis. Seulement, ce sentiment ne trouvait pas son expression dans des théories, des formules et des slogans. Peut-être même n'en avions-nous pas entièrement conscience et certainement nous nous montrions hostiles et pleins d'ironie à l'égard de tout patriotisme officiel. Nous trouvions mainte chose à redire dans les conditions de la vie russe, et, volontiers, nous en faisions une critique impitoyable. Mais, malgré cela, nous ne pouvions pas ne pas aimer notre pays, subir le charme étrange de son âme, et toute notre activité avait pour but de glorifier l'art russe, tout ce qui autour de nous, en Russie, contenait de la beauté et une grande signification spirituelle. Mais Diaghilev avait aussi des raisons toutes personnelles pour transporter son activité à l'étranger et pour s'adonner entièrement à une « exportation » de l'art russe. C'est qu'à un moment donné il ne trouva plus dans sa patrie un champ assez vaste et suffisamment libre pour y appliquer tout ce que comportait sa nature, de tempérament et d'ambitions. A l'exemple de tous les jeunes gens de sa classe, Diaghilev commença par entrer (en 1899) au service de l'Etat, et ses débuts furent des plus brillants. Il fut nommé « fonctionnaire pour missions spéciales » auprès du nouveau directeur des théâtres impériaux, le prince Wolkonsky, avec lequel d'ailleurs il était Hé d'amitié. Et, tout de suite, Diaghilev s'acquitta merveilleusement de la première mission spéciale qu'il reçut. C'était la rédaction de Y Annuaire des théâtres impériaux pour l'année révolue de 1898-1899. Jusqu'alors c'était une publication tout à fait offi- cielle et privée de tout caractère artistique. Diaghilev, utilisant les forces intellec- tuelles qui se groupaient autour de lui, fit paraître un livre d'un luxe et d'un goût exceptionnels, rempli de documents d'art et d'histoire extrêmement précieux. On fit à cette publication un grand succès; toute la société cultivée de Saint-Pétersbourg y prit intérêt, et même le tsar exprima au prince Wolkonsky sa grande satisfaction. Un avenir des plus brillants s'ouvrait devant Diaghilev; mais malheureusement ce même succès lui fut fatal ! Immédiatement il fit un de ces faux pas qui ne sont guère pardonnés de la part d'un subordonné. Fort de son succès, Diaghilev posait de telles conditions à son directeur (février 1901) que celui-ci ne put y consentir malgré toute son amitié et toute son estime. Le malentendu entre lui et Wolkonsky prit un caractère aigu et, au bout d'une semaine, Diaghilev se voyait « mis en disponibilité », ce qui équivalait à l'exclusion dans l'avenir de tout poste d'Etat. Tous ses espoirs, et les nôtres avec, semblaient s'écrouler irrémédiablement 1. Chose plus grave, Diaghilev ne jouissait pas de la sympathie du tsar lui- même. Nicolas II se méfiait des natures trop douées et volontaires. Cette attitude du monarque ne changea pas, même à la suite de l'exposition mentionnée des portraits historiques, qui pourtant révélait en Diaghilev un homme d'une culture hors ligne, capable des plus grandes entreprises, et témoignant d'un désir ardent de servir son pays. Diaghilev, à trente ans, se vit condamné à une inactivité presque complète; il étouf- fait dans ce milieu, et se mit naturellement à la recherche d'un champ d'action plus vaste. 1. Grâce à ses relations, Diaghilev réussit à réaliser une exception à la règle, et un an après cette catastrophe, il se trouva attaché à la Chancellerie de Sa Majesté. Pourtant, ce poste très honorifique, mais terne et effacé, ne pouvait le consoler de son éloignement des théâtres pour lesquels il se sentait avoir une authentique vocation. Couverture d'un programme de ballets par Constantin Somov. Frappé par le fait que les noms mêmes de nos meilleurs peintres anciens et modernes fussent inconnus en dehors de la Russie, Diaghilev résolut de transporter plusieurs de leurs oeuvres à Paris — ce centre de la vie mondiale — et c'est ainsi que Paris put voir (pendant une durée trop brève de cinq semaines) un ensemble des plus caractéristiques de l'art russe, depuis les icônes des xvie et XVIIe siècles jusqu'aux oeuvres des artistes contemporains. Cet ensemble était présenté dans les salles du Grand Palais, spécialement décorées à cette occasion d'après les dessins de notre ami Bakst; quant à moi, Diaghilev me confia la composition du catalogue illustré et me força, malgré mon aversion pour toute manifestation publique, à faire une conférence d'inauguration.

LA deuxième « campagne d'exportation » de Diaghilev fut constituée par les concerts de musique russe à l'Opéra de Paris, où prirent part nos plus célèbres artistes et virtuoses. Malheureusement, le succès de ces très beaux concerts fut plutôt médiocre. Nous-mêmes, bien qu'étant leurs organi- sateurs et inspirateurs, nous n'en étions pas satisfaits; toute notre Compagnie aimait passionnément la musique, mais nous la comprenions davantage comme partie inté- grante d'un spectacle — opéra ou ballet —, toute notre activité étant d'ailleurs jus- qu'alors consacrée aux arts plastiques, dans la rédaction de nos deux revues d'art (la deuxième, Les Trésors de l'Art russe, fut créée par moi en 19° 1), les expositions, les éditions et les mises en scène pour le théâtre. Quant aux concerts, ils constituent par leur nature même un spectacle assez terne. Nous décidâmes donc, en ce printemps de l'année 1907, que, pour la saison de l'année prochaine, nous apporterions à Paris de la musique de théâtre et, après quelques hésitations, notre choix s'arrêtait sur Boris Godounov de Moussorgsky; sa mise en scène au printemps de 1908, à l'Opéra de Paris, fut des plus somptueuses. Les décors furent peints d'après des maquettes de Golovine, de Juon et de moi; les costumes magnifiques furent créés sur les dessins du grand spécialiste de l'art russe ancien, Stelletzky, et Diaghilev en personne rafla chez les antiquaires tout ce qu'on pouvait y trouver de coiffes populaires et d'anciens brocards. Cette entreprise me séduisit particulièrement par son caractère audacieux. Nous ne trouvions pas partout une bienveillance égale et avions souvent affaire à toutes sortes d'intrigues perfides, mais, en fin de compte, les obstacles furent levés grâce au génie, au tact et à la « diplomatie » de Diaghilev, et le « Tout-Paris » réuni le soir de la première fut émerveillé par la beauté du spectacle. Ce succès encou- ragea Diaghilev et son groupe à entreprendre d'autres manifestations, qui devaient surpasser la première sous tous les rapports. Quelques mois après les concerts parisiens, quelques mois avant le spectacle de Boris, en automne 1907, se réalisait à Saint-Pétersbourg un de mes anciens rêves, ce qui devait avoir pour résultat de transporter à Paris le ballet, à la suite de l'opéra. Ce rêve ancien était la création d'un ballet, où le sujet et la mise en scène m'auraient appartenu en propre et exprimeraient mon idéal. Ce rêve, je le portais en moi depuis mon enfance et ma jeunesse. En 1887, à dix-sept ans, je commençai à compo- ser un ballet sur un sujet trouvé dans un recueil de contes allemands et qui avait beaucoup d'analogie avec l'Ondine de La Motte-Fouqué — le même sujet qui inspirerait bien plus tard Jean Giraudoux pour une de ses plus charmantes pièces. Cette Chaîne de la Nixe (die Kette der Nixe) se présentait sous la forme d'un ballet en trois actes et en cinq tableaux. Je me mis avec ardeur à composer la musique en même temps que des esquisses de décors. Mon ballet était plein d'un romantisme fantastique, de péripéties dramatiques et finissait par le trépas de tous les personnages, tout comme mes deux ballets préférés : La Bayadère et Giselle. Par moments, mes amis et moi, nous avions l'impression d'assister à la naissance d'un chef-d'oeuvre peu ordinaire, mais je fus déçu, à peine ma composition terminée. Le côté enfantin de mon oeuvre, son analogie avec tout ce qui m'avait occupé jusque- là lorsque je jouais au théâtre, m'apparut comme quelque chose prêtant plutôt à rire. Je mis donc ma Nixe de côté, et au bout de quelque temps, tout ce que j'avais inventé s'effaça de ma mémoire. C'était un premier essai, une première anticipation de ce qui fut pour moi et mes amis la création de nos « Ballets Russes ». D'autre part, je ne cessais pas de songer à un spectacle de ballets que j'aurais créé entièrement. La musique était le seul point qui m'arrêtait chaque fois. Il est vrai que je continuais tous les jours à m'adonner pendant des heures à l'improvisation, mais je ne prêtais plus qu'une importance quelconque à ces fantaisies, ayant conscience de mon ignorance de la théorie. Aussi, tout ce qui naissait sous mes doigts, et qui, parfois, ne manquait ni de grâce ni de piquant, était rapidement voué à l'oubli. Quant à mes proches amis, je ne trouvais parmi eux aucun musicien professionnel qui aurait pu venir à mon secours. Pourtant, Nouvel, Nourok et Diaghilev se consacraient plus systématiquement à la musique (les deux premiers devaient fonder plus tard la Société de Musique Contemporaine); mais Nouvel, après avoir composé quelques curieuses romances dans un goût ultra-moderne, se voua définitivement au silence. Nourok, qui parfois nous régalait d'esquisses d'un charme précieux, ne parvenait pas à pousser les choses au-delà de ces essais isolés. Quant à Diaghilev, il renonça défini- tivement à la composition musicale dès 1895.

ET voilà que je trouvai soudain un col- laborateur dans la personne d'un jeune homme très cultivé et très doué, élève de Rimsky-Korsakov, qui venait de terminer brillamment le Conservatoire. C'était Nicolas Tchérépnine. Personnellement, il se tenait à l'écart de notre groupe, mais j'entrai en relation avec lui après qu'il eut épousé la fille de mon frère aîné. Ayant appris que je voulais créer un ballet, Tchérépnine m'offrit sa collaboration et décou- vrit bientôt que nous avions certains goûts communs; il partageait mon culte de E. T. A. Hoffmann, que j'admirais depuis ma première jeunesse. J'avais même un pen- chant d'user de la compréhension de mon auteur favori comme d'un critérium infail- lible, et, volontiers, je, divisais les gens que je rencontrais, selon qu'ils comprenaient Hoffmann ou non. Malheureusement je ne trouvai pas de sujets pour mon ballet dans l'oeuvre même du poète, mais j'en trouvai un chez un autre auteur romantique de mes préférés : Théophile Gautier, dont un récit, empreint d'ailleurs du même esprit hoffmannien, me servit de point de départ pour mon canevas. Je communiquai ma trouvaille à Tchérépnine, qui partagea mon emballement et, peu de semaines après, il m'apportait quelques esquisses qui m'enchantèrent par leur coloris, leur piquant et leur poésie. Mon ballet sortait des limbes et ses traits futurs se dessinaient déjà nettement. Pourtant notre ballet ne vit pas les feux de la rampe de si tôt. Le nouveau direc- teur des théâtres, Téliakovski, parut s'intéresser vivement à notre projet, mais cet heureux début fut suivi d'un contretemps qui dura plusieurs années. Renonçant à une prudence élémentaire, j'avais exprimé plusieurs fois dans la presse, en termes très mordants, mon opinion sur les nouvelles mises en scène des théâtres impériaux, et c'étaient justement celles que Téliakovski avait dirigées personnellement, et dont il escomptait surtout le succès. Nos relations en pâtirent forcément, et je devins la véritable bête noire de ce personnage. Puis, vinrent les années que je passais avec ma famille à l'étranger, à Rome, à Versailles et à Paris, et je cessais complètement de penser à mon Pavillon d'Armide. Par contre, Tchérépnine, à Pétersbourg, continuait dans ses moments de loisirs à travailler à sa musique. Justement, le jeune maître de ballet Fokine (alors tout au début de sa carrière) était à la recherche d'un spectacle inédit qu'il aurait. mis en scène pour l'examen de sortie des élèves de l'Ecole théâtrale, et Tchérépnine, qui était devenu entre-temps chef d'orchestre des spectacles de ballet, lui proposa un fragment achevé de sa partition. Fokine et Tchérépnine avaient l'occasion de se voir presque journellement sur scène ou dans la salle de répétitions, et des relations amicales s'établirent entre les deux jeunes artistes. Cet examen de sortie eut lieu au printemps de 1907 et souleva l'enthousiasme du public, ce qui poussa Kroupenski à s'intéresser à notre ballet. S'autorisant des pouvoirs dont l'avait gratifié le directeur Téliakovski (en congé temporaire), ce jeune fonctionnaire décida de monter Le Pavillon d'Armide pour la prochaine saison, dans sa version intégrale, pour la scène du théâtre impérial Marinski. Tchérépnine, arrivé à Paris pour ses affaires, me fit part de cette bonne nouvelle et, d'ailleurs, Kroupenski me chargeait des décors, des costumes et de la direction générale du travail. Rentré à Saint-Pétersbourg après trois ans d'absence, je fus reçu à bras ouverts par Kroupenski et immédiatement tout fut mis en train pour activer la mise en scène de notre oeuvre. Aidé de deux bons praticiens je me chargeai de brosser les décors que j'avais imaginés, les costumiers de l'Opéra se mirent à exécuter les somptueux costumes, l'atelier d'acces- soires à fabriquer des couvre-chefs, des couronnes, des ornements de toutes sortes pour les costumes et pour les meubles. Le tout devait concourir à prêter au tableau central du ballet qui se passait dans les jardins fantastiques du roi mage Hidraot une splen- deur rappelant les fêtes de l'époque du Roi-Soleil, dont j'étais un grand admirateur et auquel j'avais consacré plusieurs de mes peintures. BIENTOT je fis la connaissance de Fokine. Dès la première entrevue, il me charma par son vif enthousiasme; il ne demandait pas mieux qu'à recevoir de moi toutes sortes d'indications, d'après lesquelles il modifia presque entièrement sa mise en scène primitive. De l'avis général, cette seconde ver- sion surpassait la première, aussi bien dans la magnificence de la composition que dans le développement dramatique de l'action. Toute la troupe (à quelques exceptions près) était enchantée et prédisait un succès complet. Quant à nous trois, coauteurs, nous nous trouvâmes pendant des mois dans un état de fièvre créatrice, nous communi- quant l'un à l'autre nos idées et introduisant des scènes entières et imprévues au cours du travail. En qualité d'initiateur et d'auteur, je conservais sans aucune contes- tation la direction principale. Ainsi l'œuvre mûrissait dans des conditions de compré- hension mutuelle, d'amitié, et c'est ce qui contribua surtout à lui donner un éclat et une fraîcheur exceptionnels. Si nous nous trouvions parfaitement d'accord entre nous, tout n'allait pas sans difficultés du côté de la direction des théâtres. Des personnes qui avaient appris à mieux connaître Kroupenski m'avaient prévenu dès le début de son humeur capricieuse, de son caractère fantasque, et de sa morgue, mais fort de l'accueil qu'il m'avait fait, je n'y ajoutais pas beaucoup d'importance. Brusquement, sans que nous en apprîmes la cause, Kroupenski changea d'attitude. Il est possible que l'antipathie à mon égard de Téliakovski y était pour quelque chose, mais c'était surtout les dépenses imprévues occasionnées par la mise en scène, dont il n'avait pas compris l'envergure dès le début, qui devaient le plonger dans la plus vive inquiétude. A partir de ce moment, une véri- table lutte s'engagea entre Kroupenski et moi. Pour sauver mon œuvre, je m'adressai à des personnages capables d'exercer une pression sur la direction. J'allai même jusqu'à insérer dans le journal le plus répandu de Saint-Pétersbourg une longue et amère interview portant la situation au jugement du public. Ces mesures furent efficaces. Notre spectacle avait, à un moment, semblé tellement en détresse, ce succès du Pavillon d'A.rmide paraissait tellement indésirable à la direction, que la dan- seuse étoile, la célèbre Kchessinskaia, qui avait déjà répété le rôle principal et le connaissait à la perfection, se récusa soudain, sans motif plausible, quelques jours avant la première. Notre amitié avec Pavlova sauva la situation. Cette magnifique artiste s'offrit d'elle-même à remplacer sa camarade et, certes, nous ne perdions pas au change. Rien que le port de reine de Pavlova, qui se trouvait alors dans tout l'éclat de sa jeunesse et de sa beauté, la noblesse innée de ses gestes et de toute sa plastique, représentaient des avantages qui ne nous faisaient rien regretter. Les autres exécutants furent également à la hauteur. Mes efforts pour faire participer Paul Gerdt à mon ballet avaient été motivés par une certaine sentimentalité : je tenais à voir figurer dans « mon premier ballet », dans le rôle du jeune premier, l'artiste qui m'avait procuré tant de plaisir autrefois, lorsque je l'applaudissais étant encore enfant. Je montrai à cette occasion assez de ténacité pour briser la résistance que mon pré- féré opposait à mes objurgations — en alléguant son grand âge, car Gerdt frisait alors la soixantaine. A l'épreuve, on put juger que j'avais eu raison dans mon obsti- nation. Ce rôle fut pour Gerdt un succès complet, et vint confirmer encore une fois la réputation d'éternelle jeunesse qu'il s'était créée en tenant pendant presque un demi- siècle les rôles de premiers amoureux de notre ballet.

IL est impossible de ne pas faire mention ici même, à côté de Gerdt, du nom de Nijinsky. Ce tout jeune artiste venait de sortir de l'Ecole théâtrale et n'avait pas encore eu l'occasion de se révéler au public. Fokine, qui connaissait parfaitement ce dont était capable Nijinsky, insista pour qu'il eût un rôle dans Le Pavillon d'Armide\ et c'est spécialement à cause de lui que j'introduisis le personnage — non prévu d'abord — de « l'esclave favori d'Armide », qui donna à Nijinsky la possibilité de prendre part aux danses et aux scènes d'ensemble. En outre, Fokine composa, sur la musique de Tchérépnine, un solo spécial pour Nijinsky qui débutait par un saut sans élan, très haut, très long, et à pieds joints, une prouesse que personne d'autre dans la troupe n'aurait été capable d'exécuter. Nijinsky réussit ce saut avec une aisance, une grâce et une simplicité étonnantes et sans l'apparence du moindre effort. Toute la plastique de Nijinsky fut pour moi une révélation. Nijinsky était un jeune homme quelque peu trapu, et sa stature ne présentait rien d'harmo- nieux; il était d'ailleurs d'une timidité qui lui prêtait un air plutôt effacé. Aux répé- titions de travail, il était loin de produire une impression avantageuse. Mais les feux de la rampe, le costume le transfiguraient. D'où lui venaient cette souplesse, cette grâce, cette aisance de chaque geste? A ces moments, il produisait même l'impression d'une beauté enchanteresse, ce qui se manifesta aussi bien dans ce rôle de l'esclave d'Armide qu'en son rôle analogue dans Schéhérayade, une année plus tard. A la suite de mon interview accusatrice, la direction décida de démontrer publi- quement le non-fondé de mes attaques, et nous donna une semaine pour que nous ayons deux répétitions d'ensemble. C'est alors que j'invitai à l'une d'elles S. P. Diaghilev, qui brûlait d'envie de voir notre travail. Mais là, se produisit un incident que j'étais loin de prévoir : le commandant de police du théâtre s'approcha de mon ami et lui intima l'ordre de quitter la salle immédiatement! Téliakovski voulait sévir contre celui qu'il considérait comme un rival particulièrement dangereux et odieux. Mes pro- testations et mes menaces restèrent vaines : Diaghilev fut obligé de quitter la salle; mais il le fit, profondément blessé. C'est probablement à ce moment qu'il conçut le plus violemment le désir de triompher de ses ennemis et de montrer au monde ce dont il était capable. Et l'avenir remit les choses à leur juste valeur. La renommée mondiale de l'art théâtral russe est inséparable du nom de Diaghilev, tandis qu'elle ne doit rien à ceux des Téliakovski et des Kroupenski... MAIS Kroupenski ne se tenait pas encore pour battu et il essaya de prendre sa revanche à la fin, en plaçant la première du Pavillon d'Armide, qui comprenait trois tableaux d'une durée d'une heure et demie, en fin de soirée, à la suite du Lac des Cygnes de Tchaïkovsky — ballet très long et très complexe qui, dans les autres pays que la Russie, a toujours été réduit de moitié. Il était facile de donner notre ballet avec quelque ballet court (Ruse d'Amour ou Les Saisons), mais la malveillance de la direction envers nous était telle que, par cet ordre, elle espérait qu'une partie du public serait déjà sortie après le Lac, tandis que le reste serait mort de fatigue et ne prêterait plus une grande attention à ce qu'on lui présentait de nouveau. Et, en réalité, notre ballet commença à onze heures et ne se termina qu'à minuit passé. Pourtant personne ne songea à quitter la salle, et une excitation de curiosité régnait dans le public dès les premières mesures de la parti- tion, annonçant ainsi un triomphe ou un fiasco. C'est le premier qui se produisit, dans un élan d'enthousiasme général! Mon sujet intéressait et touchait; mes décors et mes costumes soulevaient des tonnerres d'applaudissements; la musique de Tchérépnine, superbement orchestrée, séduisit par son caractère poétique et mystérieux; les groupes et les scènes de Fokine étaient de toute beauté. Malgré l'heure tardive, chaque numéro de danses provoquait des ovations prolongées et le public forçait par des « bis » à les répéter. Pavlova, Gerdt, Nijinsky, Rozaï (qui exécutait des tours incroyables dans la danse des bouffons), les charmantes et toutes jeunes Kyakcht, Tchernicheva, Karsa- vina, triomphaient. Il était une heure lorsque toutes ces manifestations prirent fin, mais le public ne se décidait toujours pas à quitter le théâtre, et se massait en une dense cohue à la sortie, échangeant ses jugements et ses opinions. Diaghilev, dans un état de surexcitation extrême, écartait la foule pour arriver jusqu'à moi et pour m'étouf- fer dans ses bras. « Voilà ce qu'il faut montrer à l'Europe, voilà ce que nous porterons à Paris! » clamait-il.

A PARTIR de ce moment, tous les jours, Diaghilev revenait à son idée : il fallait faire connaître l'art à l'Occident, et surtout il fallait montrer notre ballet qui n'avait son pareil nulle part. A cette époque (novembre-décembre 1907), nous étions déjà trop occupés par les préparatifs de Boris Godounov, et il nous était impossible d'entreprendre autre chose. Mais l'idée était là, mûrissant et prenant corps. Le succès de Boris aplanit mainte difficulté. Diaghilev pouvait dorénavant compter sur l'appui de l'oncle du tsar, le grand-duc Wladimir, pour nous faciliter diverses relations utiles et aussi pour nous pro- curer les moyens indispensables à la réalisation de nos grandioses projets. Le grand- duc, lui, estimait aussi qu'il fallait faire triompher l'art russe d'un point de vue gouvernemental. Le choix de ce qu'on apporterait au printemps prochain ( 1909) aux Parisiens ne fut pas immédiatement arrêté. Une seule chose restait d'une façon sûre, c'était Le Pavillon d armide. Pour le reste, nos discussions n'en finissaient plus. Nous pouvions certainement compter sur Chaliapine qui venait de produire une impression inou- bliable dans le rôle de Boris, mais le répertoire du grand artiste n'était pas extrê- mement varié. Enfin, nous nous arrêtâmes sur Le Prince Igor de Borodine, où Chaliapine aurait tenu les deux rôles — du prince Galitzky et du Khan Kantchak. Deux des décors, commandés à Roerich, furent brossés immédiatement. Mais à ce moment, nous nous souvînmes de l'immense impression que Chaliapine avait produite sur nous dans la Pskovitaine de Rimsky-Korsakov, et c'est aussi pour cet opéra que Golovine avait créé ses plus beaux décors. Donc le choix de la Pskovitaine prévalut. Seulement Diaghilev décida de changer son titre qui ne disait rien au public français, et le remplaça par celui de Jean le Terrible, figure centrale du drame. C'est encore à cause de Chaliapine que nous prîmes la Judith de Sérov, car le rôle d'Holopherne était un de ses meilleurs. Mais c'est la question des ballets qui présenta les plus grosses diffi- cultés. Un genre de veto nous empêchait d'arrêter le choix sur une oeuvre de notre compositeur favori, Tchaïkovsky : Diaghilev ne voulait pas braver les goûts du public et des critiques français. Les petits ballets de Glazounov ne semblaient pas assez importants, tandis que les vieux ballets « classiques » et interminables du réper- toire des théâtres impériaux de Saint-Pétersbourg et de Moscou n'étaient nullement satisfaisants pour les exigences musicales, et pourtant, la qualité de la musique était, pour nous, une question primordiale. Diaghilev, dans son exigence, allait si loin que, tout en choisissant les Nuits d'Egypte d'Arensky, il décida d'en « corser » la musique, trop douce et légère, par l'introduction de fragments empruntés au Rouslan de Glinka, à la Mlada de Rimsky, à la Khovantschina de Moussorgsky, et aux Saisons de Glazounov, tandis que la scène finale, complètement remaniée, était accompagnée par une musique de scène, d'un caractère tragique, et spécialement commandée pour cette occasion à Tchérépnine. C'est sur mon insistance qu'on s'arrêta sur les Nuits d'Egypte. J'étais très hé à ce moment-là avec Fokine, qui n'entreprenait rien sans me consulter; nous avions même inventé et combiné avec lui un tout petit ballet, avec des personnages de la comédie italienne, sur une musique de Clementi, qui ne fut donné qu'une seule fois, à un bal organisé par les élèves de l'Académie des beaux-arts. Je pris une part active à la modification partielle du sujet des Nuits d'Egypte, et certaines idées de la mise en scène dans la version de Saint-Pétersbourg m'appartiennent en propre. Ainsi, je décidai Fokine à laisser en scène les personnages de Cléopâtre et de son amant, dans le duo d'amour où la reine cruelle et voluptueuse s'abandonne au jeune homme qu'elle vient de rencontrer. Je suggérai que le couple fut caché par des voiles tenus à bout de bras dans une ronde rituelle de prêtresses. L'idée était très risquée, mais nous étions alors dans une époque qui permettait des audaces impossibles quelque dix ans plus tôt (et peut-être actuellement aussi). Le ballet des Nuits d'Egypte, dans la nouvelle mise en scène de Fokine, ne fut donné qu'une fois à Saint-Pétersbourg, et en dehors du répertoire des théâtres impé- riaux. Il fut monté aux frais d'une société de bienfaisance qui s'était adressée à Fokine pour avoir de lui quelque chose à son choix. Fokine était alors passionné pour le monde antique et passait des jours entiers à étudier les vases et les sarcophages de l'Ermitage; le sujet de son premier ballet, Eunice (1904), était tiré du Quo Vadis? de Sienkiewicz. Il se souvint alors d'un ballet qui avait été jadis donné sans grand succès, et qui avait pour cadre la terre des Pharaons. Pour des raisons d'ordre économique, on ne pouvait refaire à neuf toute la mise en scène ancienne de ce ballet, mais on trouva des éléments utilisables dans les dépôts de décors et de costumes, et les comman- ditaires consentirent à une dépense exceptionnelle pour certains numéros et les princi- paux personnages des Nuits d'Egypte. Les costumes égyptiens et hébreux, exécutés d'après les maquettes de Bakst, suffirent à prêter au spectacle un certain chatoiement de couleurs et un côté suffisant de vraisemblance historique 1.

FOKINE, le jeune réformateur du ballet russe, créait son deuxième chef-découvre, non pour le service des théâtres impériaux, mais sur une commande particulière. Il ne jouissait d'aucune sympathie auprès de la direction qui, d'ailleurs, le suspectait d'être un révolutionnaire depuis qu'il avait énoncé des récla- mations de nuance politique en représentant la collectivité de la troupe — cela se passait dans les années de trouble, en 1905 et en 1906. Le Pavillon d'Armide ne fit qu'accentuer les frottements entre Fokine et ses supérieurs — disgrâce qui s'aggrava à cause des liens d'amitié nés entre Fokine et cet « affreux Benois ». Fokine se voyait voué à l'inactivité, et c'est pourquoi il avait entrepris, au printemps de 1908, la mise en scène, pour la même société de bienfaisance, d'une suite de danses sur la musique de Chopin — qui reçut à Paris en 1909 le titre traditionnel de Sylphides. En janvier ou février 1909 Fokine créait Nuits d'Egypte rebaptisées par nous en Cléopâtre, et c'est ce ballet qui provoqua un succès surpassé seulement par celui du Camp polovtsien. Tout notre groupe aimait particulièrement la musique du Prince Igor, et c'est avec un profond regret que, pour diverses raisons, nous nous vîmes obligés d'exclure cet opéra, dans son entier, de notre répertoire parisien. Toutefois, Diaghilev n'eut pas le courage de renoncer aux danses polovtsiennes et, en les gardant, il révélait une fois de plus son flair, car c'est justement cet acte mi-ballet, mi-opéra, qui porta l'enthousiasme du public à son comble. Les spectateurs furent charmés par la musique, par le coloris tout asiatique de l'ensemble et par le décor poétique de Roerich, qui représentait une ardente soirée de la steppe. Mais ce qui porta au comble l'enthousiasme, ce fut ce caractère de folie orgiaque que Fokine sut inculquer aux danseurs. Lorsque, au final, Sophie Fedorova, comme possédée, menait la danse devant ses compagnons tout aussi saisis par le rythme frénétique de la musique, le chef d'orchestre Cooper lui-même semblait être prêt à enjamber la rampe, tandis que le public trépignait et hurlait de joie... Un autre grand atout de nos succès parisiens était la participation à nos spec- tacles de l'artiste amateur, Ida Rubinstein. Son engagement était plutôt risqué. Per- sonne de nous, pas même Diaghilev, ne pouvait avoir un jugement sûr de cette jeune artiste. Seul, Bakst avait assisté aux leçons particulières qu'elle recevait de Fokine 1. A Paris, Bakst fut le maître absolu de la mise en scène de Cléopâtre. Ses décors, ses costumes et ses acces- soires avaient une beauté exceptionnelle. Malheureusement il ne devait rien rester de cette première version pari- sienne qui s'était, paraît-il, égarée pendant une des tournées. Etant en brouille avec Bakst, Diaghilev s'adressa pour une nouvelle mise en scène de Cléopâtre à un autre peintre. et se déclarait enthousiaste. Il nous assurait que cette dame du monde nous donnerait pleine satisfaction dans le rôle mimique de Cléopâtre et que, sûrement, elle réaliserait une vision bien plus intéressante que Ludmila Barach, qui incarnait à Pétersbourg la personne de la reine fatale. Et en vérité, lorsque, aux sons d'une mystérieuse musique, la jeune et divinement belle Ida apparut sur la scène, sans voiles, dans un somptueux déshabillé royal conçu par Bakst, nous-mêmes fûmes ravis dès la première répétition. Quant au public il suivit cette cérémonie du « dévoilement » très longue et très compliquée dans une admiration croissante. Toute cette scène de l' arrivée de Cléopâtre était de mon invention; mais à Fokine revenait le mérite d'avoir réalisé l'esprit de mon projet avec un tact et un goût parfaits. La résurrection de la beauté mystique de l'ancienne Egypte y était manifestée d'une façon absolument convaincante. Aussi, Rubinstein dans Cléopâtre devint-elle le sujet du jour à Paris, et le très précieux arbiter elegantiarum de l'époque, Robert de Montesquiou, se déclara publiquement l'admirateur de la jeune artiste. L'admirable Pavlova même était éclipsée par le triomphe de Rubinstein. Pavlova arriva à la fin de notre saison, et ne trouva plus aucun rôle vraiment avantageux. Il est vrai qu'elle conserva dans Cléopâtre son rôle ancien, mais elle paraissait vraiment reléguée au deuxième plan par la majesté et la beauté de sa rivale. En ce printemps de 1909, notre succès à Paris dépassa les rêves les plus ambitieux. Mais la tâche avait été loin d'être aisée. Notre leader et ses compagnons d'armes avaient beaucoup peiné. A un moment, notre entreprise semblait en pleine détresse. Le grand-duc Wladimir Alexandrovitch, notre principal mécène, qui avait tant fait pour le succès de Boris Godounov, mourut subitement, quelques mois avant le début de nos spectacles. Sa veuve, la grande-duchesse Marie Pavlovna, ayant hérité de son mari la présidence de l'Académie des beaux-arts, exprima tout d'abord sa ferme intention de nous soutenir, mais encore un de ces faux pas caractéristiques de Diaghilev la froissa et, du jour au lendemain, elle lui refusa toute aide matérielle et morale. C'était un « rude coup », et tout autre que Diaghilev s'en serait trouvé désarçonné, d'autant que tout se trouvait déjà en train; le théâtre du Châtelet loué, les contrats avec les artistes signés; on brossait les décors d'après les esquisses des peintres : de Korovine, Golovine, Roerich, Sérov, Bakst et moi; et des sommes importantes avaient été dépensées en crédit. Nos artistes se trouvaient réunis pour la première répétition, au théâtre de l'Ermitage attenant au Palais d'Hiver où tout le travail préparatoire de Fokine devait s'écouler, lorsqu'un laquais de la Cour vint m'annoncer qu'en haut lieu, l'accès de cette salle nous était interdit, et que nous devions la quitter. Le procédé me parut d'autant plus cruel qu'il était inattendu. Immédiatement la plus vive confusion s'empara de la troupe. Fokine était en rage; l'avenir, qui tantôt paraissait radieux, s'était assombri et prenait un caractère déses- péré. Seul notre leader — qu'on avait mis au courant par téléphone — ne perdit pas la tête. Ayant une foi inébranlable en son étoile, il se mit sans tarder à la recherche d'un nouveau local, et, une heure à peine écoulée, alors que les artistes se préparaient déjà à rentrer chez eux, Mavrine, le secrétaire de Serge, vint annoncer que ce nou- veau local était trouvé, et que tout le monde était invité à s'y rendre. Le prévoyant Mavrine avait même loué tout un escadron de fiacres où nos cavaliers et nos dames se disposèrent par groupes de trois ou de quatre; derrière venaient les costumières avec leurs immenses paniers. Serge avait déniché une salle de théâtre tout récemment amé- nagée par un club et qui n'avait pas encore servi. La scène de cette Salle Catherine était profonde et pleinement suffisante pour les évolutions de nos danseurs. La salle de spectacle s'éclairait par une rangée de grandes fenêtres, le foyer-promenoir était formé par une suite de salons, peints dans les tons vifs et gais à la mode du jour. Tout était pimpant et neuf. La troupe, à son débarquement, fut particulièrement contente de trouver un buffet où une collation l'attendait et que Serge avait fait venir d'un restaurant du voisinage. Diaghilev et moi, quelque peu superstitieux tous les deux, nous crûmes voir un présage prometteur dans un beau portrait de Catherine II ornant l'escalier d'honneur. Le sourire bienveillant de l'impératrice nous accueillait gracieu- sement et paraissait s'excuser du mauvais accueil que nous venions de subir dans son Ermitage. Les amis de notre entreprise vinrent se joindre à nous : le charmant doyen des balletomanes de Pétersbourg, le gros « général Bézobrazov », le critique bienveil- lant des ballets, Svetlov, le prince Argoutinski et le médecin de la Cour, S. S. Botkine. L'enthousiasme et la gaîté régnaient, et cet état d'esprit devint, à partir de ce moment, habituel à la troupe et à ses chefs. Chacun ne doutait plus de notre mission, et tout le monde se mit au travail avec une ardeur qu'on ne montrait guère quand il s'agissait de « servir le gouvernement ». Cet état d'esprit s'accentua encore lorsque notre « horde » arriva à Paris. La troupe se composait presque entièrement de jeunes gens qui n'avaient jusqu'alors rien vu, en dehors des rues de Saint-Pétersbourg, des murs du théâtre Marie et de l'Ecole du théâtre. A côté de ces jeunes, nous nous trouvions vieux, bien que Diaghilev n'eût alors que trente-sept ans et moi trente-neuf. Il fallait caser tout le monde dans des hôtels à proximité du Châtelet, notamment au Quartier Latin dont on avait une vague idée d'après les romans de Dumas et de Paul de Kock. Je me rappelle l'enthousiasme d'un jeune danseur, découvrant de sa fenêtre mansardée, au-dessus des toits et des cheminées, les tours grises de Notre-Dame. Ce n'était d'ailleurs pas le Paris maussade d'hiver, mais un Paris printanier aux journées chaudes, les arbres s'épanouissant dans leur feuillage renouvelé. Les étalages en plein vent et les charrettes à bras étaient remplis de fleurs, les rayons du soleil doraient les façades, les trottoirs étaient pleins de monde, tandis que les fiacres, les voitures de maîtres, les omnibus passaient dans tous les sens. Paris s'offrait dans tout son éclat ahurissant, sa vie débordante. Moi- même, «vieux Parisien de 1896 », j'étais enivré de toute cette beauté. Ne pouvant me séparer de mes jeunes amis, je m'arrangeai pour prendre mes repas avec eux entre les répétitions. N'étant pas encore blasé de ce petit monde, j'en subissais le charme particulier, composé d'une grande sensibilité artistique et de naïveté. Dans cette « folle excursion en Europe », tous prenaient contact avec une vie infiniment plus libre et pittoresque que celle à laquelle ils étaient habitués. En même temps ardents au travail, ils éprouvaient une sorte de terreur salutaire dans l'attente de l'examen qu'on allait subir sur « l'arène du monde », et c'est encore pour cette raison que le travail était mené avec un esprit de discipline et un enthousiasme qu'on ne manifestait ni à Saint-Pétersbourg, ni à Moscou. De même, leur chef Fokine sentait toute sa responsa- bilité; il ne les ménageait pas, les dressant non sans une certaine dureté, et exigeant, de son aide Grigoriev, la même intransigeance, ce qui, soit dit par parenthèse, contribua à faire de ce dernier un régisseur de premier ordre par la suite.

M ES fonctions étaient aussi variées que peu définies. Ce n'est qu'en 1911 que je consentis à prendre (et pour un court moment) le titre de « directeur artistique » dans l'entreprise de Diaghilev. Mais en fait, je l'étais déjà depuis la mise en scène de Boris Godounov. Il est évident que j'attachais une attention spéciale à mon ballet, au Pavillon d'Armide, mais là, ma tâche était plutôt simplifiée, car les décors et les costumes (qui différaient sensible- ment de la mise en scène du théâtre Marinski), arrivaient tout prêts de Saint-Péters- bourg, et il ne restait qu'à les adapter à la scène du Châtelet. Mais outre cela, c'est à Paris même que nous préparâmes définitivement Les Sylphides, une suite de danses sur la musique orchestrée de Chopin. J'avais imaginé comme décor un cimetière abandonné, près des ruines d'un couvent, ce qui était comme une anticipation de Giselle que nous donnâmes (avec mes décors et costumes) l'année suivante, en 1910. Je veillais aussi à l'exécution, à l'accrochage et à l'éclairage des décors de mes amis absents : Golovine, Korovine, Roerich et Bakst 1. Je veillais à ce que les costumes soient ajustés et portés exactement d'après les maquettes des peintres, et j'avais en plus à m'occuper de quelques visites indispensables et des interviews données aux représentants de la presse, partout où notre leader, submergé par le travail, ne pouvait plus suffire tout seul. Je revenais à demi mort de fatigue à mon hôtel, rue Cambon, et je n'eus de répit que lorsque nos premières de l'opéra et du ballet furent couronnées d'un plein succès.

EN disant que notre troupe ne consistait qu'en jeunesses, j'avais complètement oublié la présence parmi nous d'un vieillard authentique : c'était K. F. Waltz, machiniste en chef des théâtres impériaux de Moscou, que Diaghilev, assez méfiant à l'égard du personnel du Châtelet, avait cru bon d'engager. Waltz avait depuis longtemps dépassé la soixantaine, mais personne n'aurait pu lui donner cet âge. Homme à bonnes fortunes, d'une réputation légen- daire, il se mettait sans vergogne du rouge, se teignait les moustaches, et arborait une belle perruque d'un noir de jais. En même temps, il était l'énergie même et son ingé- niosité était sans limites. Ne connaissant pas la fatigue, il arrivait le premier au théâtre, et il le quittait le dernier, non pour aller se reposer à son hôtel, mais pour passer une partie de la nuit en compagnie de nos plus charmantes danseuses, dans les restaurants

1. Ni Golovine, ni Korovine, ni Roerich, ni même Bakst n'étaient présents à Paris au moment des plus fiévreux préparatifs du spectacle. J'étais surtout navré par l'absence de Bakst, que Diaghilev, Dieu sait pourquoi, et malgré mes instances réitérées, tardait à faire venir de Saint-Pétersbourg. Par contre, Allegri qui avait brossé d'après mes esquisses les nouveaux décors du Pavillon d'Armide nous fut d'une aide précieuse et devint, à partir de ce moment, un collaborateur fidèle de notre entreprise. mondialement réputés. Toujours blagueur, Waltz savait communiquer sa bonne humeur aux autres, depuis Chaliapine, tenu chaque soir avant son entrée en scène par un trac invincible, jusqu'à la moindre jeune fille du corps de ballet. Waltz avait emmené à Paris quelques charpentiers de Moscou et avait perfectionné, avec leur aide, la machinerie du théâtre, qui — quelque étrange que cela paraisse — était assez primitive au Châtelet. Pour Le Pavillon d'Armide on avait besoin de deux changements à vue fort compliqués, et il fallait aménager tout un système de trappes dans le plancher de la scène. Le magicien Waltz s'étant occupé de tout cela, tout marcha avec une précision irréprochable dès la soirée de la « générale ». Mais c'est dans les fontaines que Waltz se surpassa! Les jardins d'Armide, à Saint-Pétersbourg, ne comportaient qu'un seul jet d'eau, assez maigre. Cela ne parut pas suffisant à Waltz qui, pour étonner Paris, construisit deux fontaines — une de chaque côté de la scène. Les lourdes masses d'eau, éclairées par les projecteurs, s'élevèrent peu à peu au moment voulu et atteignirent le niveau du sommet des arbres; leur bruit vivant et sonore se mêlait de façon enchanteresse à la musique. Je n'avais osé rêver à rien de pareil. Malheureusement, il nous fut impossible d'obtenir le même effet à Monte-Carlo (Waltz n'était plus avec nous), au théâtre Costanza à Rome, ou au Covent Garden de Londres, où mon ballet dansé par la troupe de Diaghilev eut l'honneur de figurer dans le programme du spectacle-gala donné à l'occasion des fêtes du Couronnement en 1911. Diaghilev, en prenant possession du Châtelet, trouva que ce théâtre, qui datait du temps de Napoléon III, ne correspondait aucunement, ni par la propreté, ni par l'élégance, à la splendeur de la fête d'art qu'il allait offrir à Paris. C'est ce qui le décida à faire des dépenses extraordinaires afin de lui prêter un air plus brillant. Il fit nettoyer et, par endroits, repeindre la salle, les deux foyers et les loges, et — véritable folie — il couvrit de moquette de couleur grenat les passages entre les rangs de fau- teuils. Tel était le caractère de Serge, et malgré toutes mes protestations au nom de la raison et de l'économie, je ne pouvais pas me passer d'admirer les gestes de cette exubérante nature, qui avait tous les mérites et tous les défauts typiques des Russes. En général, la séduction qui émanait de Diaghilev croissait, pour qui entrait en contact avec lui, justement grâce à des excès de folie de ce genre.

TOUT se passa pour le mieux. La cons- cience d'un succès bien mérité nous remplit de bonheur! Je n'oublierai jamais notre promenade nocturne à deux, Serge et moi, après le souper qu'il offrit à une sélection de collaborateurs après la répétition générale, pour laquelle Gabriel Astruc avait ras- semblé, dans un curieux mélange, les représentants les plus en vue du monde et du demi-monde de Paris. Notre vagabondage à travers les rues et les places de Paris dura jusqu'à l'aube, grisés que nous étions par le champagne absorbé en quantité extraordi- naire et par les émotions vécues. Et, sans tarder, nous nous mettions déjà à former toutes sortes de projets, les uns plus audacieux que les autres. La perspective des conversations fort désagréables, qui l'attendaient le lendemain avec les créanciers et les fournisseurs, n'inquiétait pas énormément Diaghilev; une grande partie des dépenses (la moquette grenat, etc.) était faite à crédit, et il y avait encore beaucoup d'autres frais à régler, tandis que la recette suffisait à peine à payer les deux troupes (d'opéra et de ballet). La situation fut quelque peu améliorée par l'aide financière de quelques compatriotes et par des amis que nous avions acquis en France à notre entreprise depuis Boris Godounov. Plusieurs peintres et poètes avaient été conquis alors pour toujours par Diaghilev qui, à partir de ce moment, tout en restant pour nous le même Serge tout court, débute sur l'arène mondiale et commence sa marche triomphale sous le nom de Serge de Diaghilev. En faisant le bilan de la première saison d'opéra et de ballet, à Paris en 1909, nous devons constater que le ballet prima de beaucoup l'opéra, et cela malgré le concours de Chaliapine, de Litvine, de Kastorski et de beaucoup d'autres artistes excellents; malgré les chefs d'orchestre hors classe : Tchérépnine et Cooper, et malgré la magnificence de la mise en scène, Judith de Sérov et le prologue de Rouslan de Glinka passèrent presque inaperçus, et notés tout au plus par un assez maigre « succès d'estime » dans la presse. Seul l'acte du Grince Igor de Borodine avait eu un succès retentissant mais, là aussi, ce n'est pas la partie opéra qui avait soulevé l'enthou- siasme, mais bien la partie ballet. Diaghilev se vit, pour l'avenir, bien contre son gré, forcé de limiter son répertoire parisien aux ballets, en renonçant à l'opéra. Pour- tant il essaya de revenir plusieurs fois encore à l'opéra; ainsi furent montés dans des mises en scène de toute beauté : la Khovantschina de Moussorgsky, Le Rossignol de Stravinsky (la première version pour l'opéra date de 1914) et Le Coq d'or de Rimsky- Korsakov. Beaucoup plus tard, Diaghilev donna quelques opéras-comiques de Gounod, Le Asturqe femminile de Cimarosa, L'Education manquée de Chabrier. Nous présentâmes Le Coq d'or en 1914, dans une version particulière de mon invention, qui confiait tout le côté visuel de l'action au ballet (mimique et danse), et ramenait les parties du chant (chœur et principaux rôles de chanteurs) au rôle d'un accompagnement vocal. Une telle hérésie avait pour fondement le désaccord qui trop souvent devient choquant dans l'opéra et qui se manifeste entre l'aspect peu séduisant des héros et des héroïnes, et l'idée que nous nous faisons d'eux : une Isolde que Tristan a de la difficulté à entourer de ses bras, un Faust ventru et bancal qui courtise une Marguerite énorme! Le ballet exclut de telles « monstruosités visuelles ». Le Coq d'or sous son nouvel aspect, grâce au tact chorégraphique de Fokine et aux rutilantes couleurs des décors et des costumes de Mme Gontcharova, fut accueilli avec enthousiasme, mais néanmoins ce coup d'audace demeura isolé, et lorsque moi- même je remis en scène cette oeuvre qui m'est particulièrement chère (à l'Opéra de Paris, en 1927), je n'osai plus recourir à mon paradoxe. Il est curieux de noter que Diaghilev ne donna rien de Tchaikovsky, ni en 1909, ni plus tard, bien que son culte pour ce musicien fût aussi grand que celui de tous les membres de notre groupe. Cet homme audacieux jusqu'à la témérité, ce cheva- lier sans peur ni reproche, n'osa pas affronter la critique musicale française et cet indéracinable préjugé — qui décrétait, une fois pour toutes, que Tchaïkovsky n'était pas un musicien original incarnant l'idéal de son peuple, qu'il n'était pas « assez russe ». Ce n'est qu'en 1921 que Diaghilev se résolut à donner La Belle au Bois dormant de Tchaïkovsky, à Londres; malheureusement, le succès ne fut pas assez décisif pour couvrir les frais d'une mise en scène grandiose, et ce n'est qu'un seul acte qui, sous le titre du Mariage d'Aurore, fut inclus dans le répertoire permanent des Ballets Russes et, encore, Serge s'abstint de le donner dans une mise en scène spéciale, mais le donna dans les costumes défraîchis du Pavillon d'Armide, créés vingt ans auparavant.

AINSI, l'opéra cédait le pas au ballet. Fokine, par la poésie, la grâce, le brillant où la véhémence de ses trouvailles char- mait et bouleversait le public d'une façon tout à fait insolite en Europe occidentale et rare même en Russie. Fokine d'ailleurs n'est pas uniquement l'innovateur de cer- taines formes dans le ballet, mais le créateur de tout un esprit nouveau chez les artistes. Il est peu probable que Fokine aurait pu mener à bien sa réforme sans le talent des exécutants, sans leur maîtrise consommée et sans leur éducation technique analogue à la sienne. Parmi les personnalités se détachant de la masse des autres, c'est qui se trouvait au premier plan, ce nouveau « dieu de la danse », ce miracle incarné de l'art chorégraphique dont la carrière de météore prit fin au moment où l'on attendait encore de lui tant de nouveaux prodiges. Nijinsky se trouva immédiatement au centre de l'intérêt du public. Son apparition sur la scène provoquait une atten- tion soutenue, ardente, avide, qui aboutissait à des ovations assourdissantes. Malheureu- sement, Diaghilev jugea que cela ne suffisait pas, et dans son extrême prédilection pour le jeune artiste, il ne voulut pas se contenter de lui donner de simples succès de scène, mais voulut en faire un grand créateur dans le domaine du ballet. Ayant par trop marqué sa préférence pour Nijinsky — préjudiciable surtout pour Fokine et pour les autres artistes de premier plan —, Diaghilev amena par là un froid dans ses relations avec eux; bientôt l'envie, des prétentions naquirent à la place d'une collaboration qui avait débuté sous le signe d'une amitié et d'une estime mutuelles; et c'est à cause de ces sentiments que Fokine posa dans la suite des conditions qui grevèrent lourdement le budget et finirent par devenir intenables. D'autre part, l'activité de Nijinsky comme maître de ballet ne produisit pas, à mon avis, de résultats heureux. Il est vrai qu'un scandale fameux fut occasionné par l'audace des gestes et des attitudes dans L'Après- Midi d'un Faune. Dans Le Sacre du Printemps, Nijinsky força les danseurs à se contor- sionner dans des poses des plus grotesques, censées représenter la manière d'être des anciens Slaves. Cela enthousiasma les phalanges des précieux et des snobs; Diaghilev pouvait triompher, flatté par la mission d'honneur qui lui était échue de mener à sa suite l'avant-garde parisienne la plus raffinée. Mais peut-on comparer ces oeuvres d'un caractère voulu et forcé, à l'inspiration libre et tellement conforme à la musique que Fokine, Romanov et plus tard Miassine et Mme Nijinska manifestèrent en créant des ensembles de réelle poésie, d'une séduction intense? JE voudrais m'arrêter à la première appa- rition de Nijinsky sur la scène, à Paris. Cette apparition provoqua dans le public un « Ah! » qui exprimait comme la sensation d'un véritable bonheur. Si Nijinsky conti- nuait à tenir le rôle de l'esclave favori d'Armide, sa danse ne débutait plus par le fameux saut prodigieux à pieds joints, mais par l'arrivée d'un « pas de trois » d'une grâce adorable et exécuté avec une rare perfection par Nijinsky en compagnie de Mmes Fedorova et Karsavina. Ce numéro fut introduit à la place de celui de L'Evoca- tion des Ombres, qui allongeait trop l'action. Je regrettai d'abord la suppression de ce passage très hoffmannien, mais je dus reconnaître que cette nouvelle danse, ce pas de trois, exécuté sur la musique glissante et tendrement mélancolique des Ombres, avait un caractère tellement suggestif, était une telle trouvaille que je me consolai facile- ment. J'avais conçu pour ce numéro un ensemble de trois costumes qui se détachaient avantageusement sur le fond de la profonde verdure du jardin enchanté. Nijinsky était vêtu alla turca en drap d'argent, avec une pointe de jaune et un peu d'hermine; ses deux partenaires en jaune vif, avec broderies d'or. L'apparition du groupe, le geste classique du bras levé de Nijinsky, ses entrechats impeccables, sa façon de planer au-dessus du sol, accompagnés par les révérences de ses partenaires, créaient une vision féerique. Je pense qu'on n'avait rien vu de tel depuis l'époque des Noverre et des Didelot. Et que dire de Nijinsky dans Les Sylphides! Là ce fut une vision rêvée par les romantiques à l'époque des Taglioni, des Grisi et des Petipa... Elans, envols, sauts, on avait l'impression d'un être irréel, impondérant, d'un esprit... En voyant Nijinsky évoluer, il était impossible de le soupçonner astreint à la loi de la pesanteur, ou de penser à ce que sa respiration devait être sévèrement réglée et que ses mouvements nécessitaient de grands efforts. Quel était le secret de cet homme? D'où ce garçon d'origine russo-polonaise, alors absolument inexpérimenté dans la vie, pouvait-il tirer la compréhension d'un art tellement raffiné? Nous eûmes depuis l'occasion d'admirer Nijinsky dans Schéhéra^ade et surtout dans Pétrouchka, où il nous émer- veilla par l'accent tragique qu'il a su prêter à son rôle. Pourtant la première apparition de Nijinsky sur la scène parisienne s'imprégna dans ma mémoire comme une vision de la « beauté absolue ». Pareillement, Tamara Karsavina fut une acquisition des plus importantes dès notre première saison de Paris, et, depuis, elle demeura, pendant des années, notre prima ballerina. Le succès de nos spectacles reposa en grande partie sur elle. Depuis sa sortie de l'Ecole du théâtre, Tamara Platonovna, dont le père était un danseur émérite, attirait l'attention générale par sa sympathique beauté. Pourtant Fokine l'accusait d'être indolente, incompréhensive et peu sérieuse. Il n'est pas impossible que ce fut par un certain dépit amoureux, puisque les demandes en mariage qu'il avait faites avaient été impitoyablement rejetées par la jeune artiste. L'absence de Pavlova, au début de la saison, obligea Diaghilev à s'adresser d'abord à Coralli pour le rôle d'Armide, mais lorsque Coralli dut partir pour un autre engagement, nous réussîmes à persuader Fokine de confier ce rôle à Karsavina, qui avait eu le temps de l'étudier à fond en le voyant exécuter par ses camarades. L'essai fut abso- lument probant. Dorénavant, on pouvait lui faire entière confiance et, d'ailleurs, même si les reproches faits par Fokine étaient justifiés quelques années auparavant, il ne restait plus en elle la moindre trace de paresse ou d'insouciance. Bien au contraire, Karsavina donna, depuis, l'exemple d'un travail réfléchi, elle fit montre d'une conscience absolue de sa responsabilité. Cette charmante jeune femme au rire adorable, sonore et enfantin, faisait preuve d'un rare sérieux vis-à-vis de son art. Elle aimait la lecture, et pas seulement celle des livres russes. Elle se passionnait égale- ment pour la peinture, pour la musique, et en général elle était infiniment plus cultivée que toutes ses amies et camarades, tout en étant dégagée de tout pédantisme. D'ailleurs elle n'avait pas & amies \ elle se tenait un peu à part et ne participait pas aux amuse- ments collectifs. Avec son tact inné et son éducation raffinée, Karsavina présentait vraiment un idéal à tous les points de vue, et son « avancement », son succès n'avaient rien d'étonnant. Diaghilev pouvait être sûr que Karsavina ne la trahirait pas et ne lui causerait pas d'ennuis. Elle n'avait jamais de prétentions exagérées et, pourvu que ses droits ne fussent pas trop lésés, elle était prête à toutes les concessions qu'on lui demandait, la passion de son art primant tout en elle. Son excellent carac- tère, sa candeur, sa bonté firent que souvent par la suite elle fut exploitée par notre chef tyrannique, mais dans l'ensemble les années s'écoulèrent sans le moindre malen- tendu. C'était un véritable trésor, et seules des conditions d'ordre général — les mêmes qui me séparèrent du travail commun — l'empêchèrent de continuer après la Grande Guerre de demeurer la bonne fée des Ballets Russes.

JE n'ai pas de place pour mentionner tous les membres intéressants de notre nombreuse Compagnie qui comprenait tant d'artistes charmants. Pourtant, comment ne pas nommer les deux soeurs Fedorova, Sophie et Olga (la première, très populaire à Moscou, y fut pendant longtemps la prima du ballet impérial), ou bien la gracieuse et charmante Elena Smirnova, la soeur de Nijinsky, Bronislava Nijinska — qui se révéla par la suite comme un metteur en scène de premier ordre? Parmi les hommes, Bolm, l'inoubliable « chef des archers » dans les Danses polovtsiennes, provoquait des bravos frénétiques de même que le talent très suggestif d'Orlov dans un genre grotesque. Il y avait encore Zverev, Froman, Oboukhof, Kremnev, Boulgakov, et enfin le corps de ballet qui, tout en étant admirablement discipliné, ne présentait rien de mécanique dans ses évolutions. Le dernier soldat de notre troupe avait la conscience de son devoir et l'ensemble s'en ressentait, étant remarquablement harmonieux et réglé sans l'ombre de rigidité. Une parfaite liberté, une admirable harmonie dans la discipline présentèrent pendant des années un ensemble d'indissoluble unité qui tint bon — même au milieu de catastrophes d'ordre politique qui ébranlèrent le monde. Pour finir, il ne serait peut-être pas inutile de préciser ce que représentaient en réalité les fameux Ballets Russes. Le public, européen et américain, avait tendance à les considérer comme des tournées à l'étranger du Ballet Impérial russe, célèbre par- delà les confins de notre pays. Malgré le fait que toute la compagnie de Diaghilev provenait du théâtre Marinski de Pétersbourg ou du grand théâtre de Moscou, cette opinion ne peut pas être admise, car toute la partie musicale, chorégraphique et spectaculaire fut conçue à neuf — spécialement pour la saison de Paris. Par contre, il se trouva en Russie des « balletomanes patentés », des critiques, des artistes (ceux-là vexés de n'avoir pas été conviés à participer à notre entreprise), qui ne faisaient que dire du mal de nous et prétendaient que des amateurs indignes osaient déshonorer l'Art russe à l'étranger, en créant Dieu sait quels spectacles grotesques et du pire mauvais goût. A ça, il n'y a rien à dire : nous étions vraiment une « Compagnie d'usurpa- teurs » ! Pourtant, loin d'être des amateurs étrangers au ballet, les principaux membres de notre groupe avaient rêvé, dès leur jeunesse, de consacrer leurs forces à la gloire de Terpsichore. Pour moi, qui puis m'estimer l'inspirateur et le premier initiateur de toute l'entreprise, ma passion pour le ballet avait commencé dès l'âge de sept ans, dès le premier spectacle de ballet que j'avais vu et qui était La Bayadère. Et, depuis, la séduction du ballet ne fit que croître pour moi et devint de plus en plus consciente. Les étapes de cette évolution furent les spectacles de Coppélia et de Giselle, en 1884, l'arrivée en 1885 de la «divine» Virginia Zucchi et enfin l'enchantement de La Belle au Bois dormant en 1890. Les premiers amis gagnés à ma cause furent Walter Nouvel et D. V. Filosofov, puis vinrent se joindre à nous « le cousin de province » de Filosofov, Diaghilev, et l'élève des Beaux-Arts, L. S. Rosenberg-Bakst. Nous cinq, nous préparâmes (de bien loin!) les fameux Ballets Russes et demeurâmes ses chefs et ses éducateurs, ensemble avec les musiciens, Tchérépnine, Stravinsky (plus tard Prokofiev) et les spécialistes du ballet, Fokine, Romanov, Nijinsky, Miassine, plus tard Nijinska, Balanchine, Lifar et Kochno.

J'AI parlé plus haut du rôle que joua dans la carrière de Diaghilev sa démission forcée en 1901. Ce fut la fin de son activité dans les théâtres impériaux. Or il était impossible à cette époque de créer, en concurrence avec les théâtres officiels, des entreprises viables de ballet, à Saint- Pétersbourg. On n'y aurait pas pu trouver les forces nécessaires, étant donné qu'il n'existait pas encore d'autres écoles de danse que l'école impériale. Nous rêvâmes donc de former notre propre ballet sur la base de ce qui existait déjà, et ces rêves nous menèrent peu à peu à la « campagne d'exportation ». D'ailleurs, tout en aimant et en estimant notre Ballet Impérial, nous désirions le renouveler et le rajeunir, ce qui devint impossible depuis l'avènement de Téliakovski. La mise en scène du Pavillon d'Armide et son succès furent le pas décisif vers nos réalisations. Ce travail me rapprocha (moi, d'abord, et ensuite toute notre compagnie) d'un maître professionnel — de Fokine —, et il se trouva que cet excellent artiste partageait entièrement nos goûts et ne demandait pas mieux que de se perfectionner au contact de ses nouveaux amis. Certes, le talent extraordinaire de Fokine se serait révélé tout seul, mais il est aussi incontestable que jamais Fokine n'aurait eu un début aussi éclatant et aussi imposant en 1909 s'il était resté dans son milieu primitif. L'air nouveau qu'il respira Sophocle : 254. Tchelitchev, Pavel : 252, Valois, Ninette de : 15 0, Soudeikine, Serge : 9 l, 262-264- 226. M2"15 5, 176, 179. Tchérépnine, Nicolas : 5-10, Valse, La : 83. Soudeikine, Vera Arturovna 16, 20, 32, 38, 64, 91, Vassilenko, Serge : 53. (ultérieurement Mme Stra- 92. Vaudoyer, Jean-Louis : 60. vinsky) : 179, 207. Tcherkass, Constantin : Vigneau, Daniel : 89. Spectre de la Rose, Le : 60, 150, 226, 268. Vilzak, Anatole : 168, 206. 62, 63, 74. Tchernicheva, Lubov : 9, Vix, Geneviève : 89. Spessivtzeva, Olga : 72, 37, 70, 114, 115, 148, Vladimirov, Pierre : 168. 73, 168, 170, 172, 149, 213, 223, 266, Volinine, Alexandre : 56. 248, 2 50-2 5 3 - 268. Vollard, Ambroise : 27 5 . Steinberg, Maximilien : 99. Téliakovski, Vladimir : Vollmôller, Karl Gustav : Stelletsky : 4. 6-9, 20. 223. Stoll, Sir Edward : 173, Tentations de la Bergère, Les 180. ou l'Amour Vainqueur : W Strauss, Richard : 95, 96, 195, 197, 215, 268. 106. Teyk-Delaunay, Sonia : 37. Wagner, Richard : 243, Stravinsky, Igor : 16, 20, Thamar : 78, 79. 278. 32, 53, 66, 68, 69, 87, Till Eulenspiegel : 106, 107. Walton, William : 234. 91, 100, 101, 109, III, Tofts : 244. Waltz, K. F. : 14, 15. 137, 147, 15 5, 158, Tommasini, Vincenzo : 108. Webb, H. J. : 244. 162, 165, 168, 176, Tragédie de Salomé, La : Weber, Carl Maria von : 60. 179-186, 190, 205, 90, 91, 153. Wells, H. G. : 190. 220, 221, 226, 254, Train bleu, Le : 214-219. Wilde, Oscar : 36. 2 56, 264. Trfilova, Véra : 168, 172, Wladimir, grand-duc : 9, Survage, Léopold : 182, 173. 12. 184, 185. Trésors de l'Art russe, Les : Woizikovsky, Léon : 156, Svetlov, Valérien : 13. 4. 178, 233, 262, 268. Sylphides, Les, 14, 18, 23, Tricorne, Le : 132, 134-137, Wolkonsky, prince Serge : 2. 32, 226. 164. Wood, Christopher : 236. Triomphe de Neptune, Le : 244-247. T Y U Yakoulov, Georges : 257, Taglioni, Maria : 18, 32. 260. T aÏrov, Alexandre : 257, 260. Utrillo, Maurice : 230, 233. Yvain, Maurice : 215. Utter, André : 230, 233. Tamagno, François : 222. Taneiev, Serge : 32. Z Tchaïkovsky, Modeste : 73. V Tchaïkovsky, Piotr Ilyitch : Zéphyr et Flore : 220, 223- 8-10, 16, 17, 20, 30, Val, Amery del : 167. 227. 73, 162, 168, 180, 182, Valadon, Suzanne : 230, Zucchi, Virginia : 20. 195, 206. 233. Zverev, Nicolas : 19, 120.

Cet ouvrage, composé en garamont de corps 14 sur lumitype 550, a été tiré sur les presses de l'imprimerie Berger-Levrault à Nancy, le 10 avril 1973 pour le compte de la Librairie Arthème Fayard, 75, rue des Saints-Pères, à Paris. La photogravure a été réalisée par la société A. R.G. à Anthony. Dépôt légal : 2e trimestre 1973. N° d édition : 4810. N° d impression : 779944-4-1973. H/3 5-565 -7. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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