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Slavica bruxellensia Revue polyphonique de littérature, culture et histoire slaves

10 | 2014 Espace slave, espace germanique

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/slavica/1533 DOI : 10.4000/slavica.1533 ISSN : 2034-6395

Éditeur Université libre de Bruxelles - ULB

Référence électronique Slavica bruxellensia, 10 | 2014, « Espace slave, espace germanique » [En ligne], mis en ligne le 15 février 2014, consulté le 25 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/slavica/1533 ; DOI : https://doi.org/10.4000/slavica.1533

Ce document a été généré automatiquement le 25 septembre 2020.

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SOMMAIRE

Edito

Edito #10 Dorota Walczak

Articles

Les relations polono-allemandes dans les proses polonaise et allemande après 1945 Kornelia Ćwiklak

Peter Handke : La parole slovène à travers les confins Igor Fiatti

La Chronique de Dalimil, première chronique rédigée en tchèque : langue vernaculaire, identité et enjeux politiques dans la Bohême du XIVe siècle Éloïse Adde-Vomáčka

La collaboration cinématographique russo-allemande dans le Berlin des années 1920 et l’exemple des films expressionnistes Alexia Gassin

Les emprunts allemands dans la presse russe actuelle Valentina Caillat-Tuzhikova

Excellensia

Benjamin Goriély (1898-1986), un médiateur privilégié de la littérature russe Svetlana Cecovic et Hubert Roland

Traduction

Traduction du récit « Pan » de Bruno Schulz Traduction du polonais Alain van Crugten

Entretien

Entretien avec Pieter Lagrou Cécile Bocianowski et Petra James

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Recensions

Röger M., Flucht, Vertreibung und Umsiedlung. Mediale Erinnerungen und Debatten in Deutschland und Polen seit 1989 Lionel Picard

Ray M. Douglas, Les expulsés Laurent Béghin

Petra James, Bohumil Hrabal : « composer un monde blessant à coups de ciseaux et de gomme arabique » Thibault Deleixhe

Stanislas Auguste, dernier roi de Pologne. Collectionneur et mécène dans l'Europe des Lumières, sous la direction de Grąbczewska M. Christine Masson

Igor Stravinskij. Confidences sur la musique. Propos recueillis (1912-1939) Izabela Jach

From Your Land to . On the Commitment of Writers Michał Bandura

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Edito

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Edito #10

Dorota Walczak

1 Dans son étonnant poème Pan Kichot (1960), Günter Grass, prix Nobel de Littérature et personnalité hors du commun, aussi controversé que génial, fait la démonstration d’une extraordinaire habilité à gérer le littéraire et le réel. Avec une vraie maestria, il mélange l’élément lyrique et épique, l’intertextuel et le pictural, l’historique et le fabuleux, l’individuel et le collectif d’une manière puissante, évidente mais aussi sibylline. La part de mystère se cache dans la réinscription de son nouveau Don Quichotte – le hussard polonais qui avec sa lance attaque les moutons – la division blindée des tanks. En invitant ainsi le personnage de Don Quichotte à siéger dans son poème, Grass nous invite, en tant que lecteurs de Cervantès, à revisiter la vivacité des modèles littéraires ainsi qu’à les confronter à l’histoire : ici la Deuxième Guerre mondiale. L’auteur de Die Blechtrommel (Le Tambour, 1959) nous suggère à notre tour d’éplucher comme un artichaut les significations des mots et des vers qui dévoilent des images stéréotypées et pourtant toujours actives et prêtes aux confrontations de la vérité littéraire avec la vérité historique et sociétale. Au centre de ce poème se situe la confrontation du caractère polonais et du caractère allemand, du « slave » et du « germanique », il s’agit bien du souci d’évoquer des clichés imagés et de les remettre en question. C’est aussi la vraie préoccupation des auteurs qui contribuent au dixième numéro de Slavica Bruxellensia : réexaminer des images forgées dans l’histoire et dans la littérature européennes dans leurs domaines de recherche respectifs. Ainsi, l’article de Kornelia Ćwiklak nous montre un vaste panorama fort utile de liens réciproques et complexes dans la prose polonaise et allemande d’après 1945, tandis qu’Igor Fiatti examine la notion de déplacement et des frontières dans l’œuvre de Peter Handke. Eloïse Adde-Vomáčka revient aux sources même de l’image que les Tchèques ont des Allemands dans l’une des plus précieuses chroniques slaves du XIVe siècle, la Staročeská kronika tak řečeného Dalimila (Chronique de Dalimil). Nous présentons également l’article de Valentina Toujikova qui se penche sur la problématique des emprunts de l’allemand dans la langue russe et celui d’Alexia Gassin sur les contacts russo-allemands dans l’expressionisme cinématographique de Berlin. Dans notre rubrique Excellensia Hubert Roland et Svetlana Cecovic commentent l’œuvre de Benjamin Goriély. Nous nous réjouissons également de pouvoir publier les prémices de la nouvelle traduction de

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Sklepy cynamonowe (Les Boutiques de Cannellei) de Bruno Schulz réalisée par Alain Van Crugten et présenter la personnalité et les recherches de Pieter Lagrou dans un entretien mené par Petra James et Cécile Bocianowski. Ce numéro se termine comme de coutume par des recensions d’ouvrages récents.

2 Bonne lecture à tous, merci à toute l’équipe qui a contribué à préparer ce numéro et à bientôt pour le prochain numéro consacré à la rencontre de la philosophie et de la littérature slaves.

AUTEUR

DOROTA WALCZAK

Responsable de la Chaire de Polonais, section de Langues et Littératures modernes, option Slaves, de l’Université Libre de Bruxelles (Belgique) ; Rédactrice en chef de Slavica Bruxellensia

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Articles

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Les relations polono-allemandes dans les proses polonaise et allemande après 1945

Kornelia Ćwiklak Traduction : Katia Vandenborre

1 Dans les relations polono-allemandes, nous pouvons observer une césure à la fin des années 1980. Les conditions géopolitiques dans lesquelles se trouvent les deux états voisins sont alors modifiées à la suite du démantèlement pacifique du régime socialiste en Pologne résultant des débats de la Table Ronde (du 6 février au 5 avril 1989) et des premières élections parlementaires partiellement libres (le 4 juin 1989) ainsi que de la chute du mur de Berlin (le 10 novembre 1989) et de la réunification de l’Allemagne (le 3 octobre 1990). Elles évolueront de manière diamétralement opposée.

2 Le nombre de travaux précieux et intéressants que les chercheurs polonais et allemands ont à plusieurs reprises publiés en commun démontre que les relations polono-allemandes se sont révélées un sujet de recherche attrayant des deux côtés de l’Oder : Nie będzie nigdy Niemiec Polakowi bratem...? (L’Allemand ne sera jamais un frère pour le Polonais… ?, 1995) sous la direction de Marek Zybura1, Polacy i Niemcy. 100 kluczowych pojęć (Les Polonais et les Allemands. 100 concepts clés, 1996) sous la direction d’Ewa Kobylińska, Andreas Lawaty et Stephan Rüdiger2, Obcowanie z wolnością. Dialogi literackie polsko-niemieckie (Rapports à la liberté. Dialogues polono-allemands, 1994 et 2001) sous la direction de Bożena Chrząstowska et Hans Dieter Zimmermann3, Niemcy w Polsce (Les Allemands en Pologne, 2001) par Zybura 4, Polska-Niemcy. Pogranicze kulturowe i etniczne (Pologne-Allemagne. Les frontières culturelles et ethniques, 2004) sous la direction de Janusz Kamocki, Krystyna Kwaśniewicz et Anna Spis5, Polsko- niemieckie miejsca pamięci (Les lieux de mémoire polono-allemands, 2012) sous la direction de Robert Traba et Hans Henning Hahn6, pour n’en citer que quelques-uns.

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2. Image des Allemands dans la littérature polonaise d’avant-guerre

3 Dans la littérature d’avant 1989, l’image des Allemands et de la culture allemande suit deux courants et deux langages : d’une part, celui de la propagande de la Pologne Populaire et, d’autre part, celui de la grande littérature. Les stéréotypes jouent un rôle essentiel dans la perception réciproque des représentants des deux nations : dans le premier cas, ils servent (conformément à la classification de Zofia Mitosek7) à affermir les représentations hostiles déjà existantes, dans le deuxième ils reposent sur le démasquage et le désarmement des stéréotypes par la littérature.

4 Les années d’après-guerre sont dominées par une image de l’Allemand fortement conditionnée par les expériences négatives de la guerre. L’Allemand est montré comme un « maître arrogant, turbulent, traitant de haut les autres nationalités, convaincu de sa mission orientale de Kulturträger (porteur de la culture) »8. Un tel portrait est visible notamment dans Medaliony (Les Médaillons, 1946) de Zofia Nałkowska. Les images d’Allemands dépeints à l’aide de schémas simplifiés et stéréotypés dominent. Conformément à ces schémas, le métier allemand le plus adéquat semble être « le métier d’assassin » (d’après l’expression de Paul Celan « Der Tod ist ein Meister aus Deutschland »9 [La mort est un maître venu d’Allemagne] dans « Todesfuge » [Fugue de la mort, 1952]). 5 Les artistes polonais qui avaient des contacts personnels avec des représentants du monde culturel allemand dans l’entre-deux-guerres ont été particulièrement choqués par les actions des occupants visant à exterminer l’intelligentsia polonaise, en commençant par l’arrestation de près de deux cents professeurs de l’Université Jagellonne de Cracovie au tout début de la guerre (le 6 novembre 1939), qu’il s’agisse de l’exécution de professeurs de l’Université et de l’École Polytechnique de Lvov après le déclenchement de la guerre germano-soviétique (le 4 juillet 1941) ou de la déportation systématique des représentants des couches culturelles dans des camps de concentration, considérées comme des actions conscientes visant à priver les Polonais de leur identité nationale. Dans son livre Życie na niby. Pamiętnik po klęsce (La vie en apparence. Mémoires après la défaite, 1939-1940), l’éminent critique Kazimierz Wyka exprime l’immense déception causée par cette « grande nation » dont il ne remettait alors même pas en question la contribution à la culture mondiale. En revanche, il en soulignait l’hypocrisie, celle-là même qui avait empêché les Allemands de comprendre les raisons de leur défaite dans la Première Guerre mondiale : « Dans leurs propres manières d’agir, ils ne sont pas capables de percevoir leur faute et je ne pense pas que ce ne soit dû qu’à leur aveuglement moral. »10 6 Les nouvelles sur Auschwitz de Tadeusz Borowski proposent une autre perspective. En abordant la problématique du camp de concentration, du bourreau et de la victime dans une perspective universelle, sans se limiter à la critique des Allemands ; elles atteignent un niveau artistique élevé, une force d’impact et une crédibilité incroyable. Andrzej Werner a qualifié leur contenu « d’apocalypse ordinaire »11. 7 Après la guerre, l’attitude négative par rapport à la culture et à la langue allemande change clairement. Dans les discours de propagande, cela signifie néanmoins que les Allemands commencent à se diviser en « bons » (de l’Allemagne de l’Est) et en « mauvais » (de l’Allemagne de l’Ouest). Les commentateurs et les critiques spécialisés

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dans la littérature allemande (entre autres Jan Koprowski, Egon Naganowski, Marcel Ranicki, Wilhelm Szewczyk, Witold Wirpsza), qui en devinrent également d’excellents traducteurs, commencent à jouer un rôle primordial. Dans ces années 1948-1956, les figures de la littérature allemande classique (Johann Wolfgang von Goethe, Friedrich von Schiller, Heinrich Heine, Gotthold Ephraim Lessing) sont parmi les auteurs les plus souvent traduits et édités. 8 La littérature dite des Territoires Récupérés est notamment utilisée pour façonner l’image des Allemands à des fins de propagande. Parmi les auteurs les plus importants, il faut citer Eugeniusz Paukszta, un des chroniqueurs et des thuriféraires du « retour des Territoires Récupérés dans la Patrie », qui montre dans ses romans la colonisation des Territoires de l’ouest par les colons de l’est, et ce, sous différents titres évocateurs : Trud ziemi nowej (La peine de la terre nouvelle, 1948), Lody pękają (La glace se fend, 1955), Pogranicze (Les confins, 1961), Odzyskane gniazda (Les nids récupérés, 1963), Wrastanie (L’accroissement, 1964), Zawsze z tej ziemi (Toujours de cette terre, 1976). Ce sont des romans sociopolitiques, idéologiquement engagés, qui sont des exemples modèles de la manière dont il est possible de créer une image littéraire de l’Autre basée sur des stéréotypes. 9 Edward Balcerzan affirme qu’il est mieux d’observer cette « germanité » représentée dans la littérature au travers du prisme de la poétique du texte : La poétique doit permettre de comprendre la manière dont une œuvre peut se définir par rapport à une culture non indigène (étrangère), et en même temps comment il se fait que la littérature donne au récepteur un sentiment de communion, par exemple avec la langue allemande.12 Le personnage littéraire est une figure poétique significative dans la littérature à thématique allemande. Il s’agit en effet d’un Allemand qui est le signe de la culture allemande, le signe de la « germanité ». 10 La construction des personnages et les schémas narratifs situent les romans de Paukszta dans le courant de la littérature populaire. Nous pouvons leur appliquer avec succès les mots d’Anna Martuszewska : « Le principe fondamental de composition englobant l’ensemble de la structure des œuvres relevant de la littérature populaire est la polarisation du monde qui y est représenté selon un schéma clairement défini comme axiologiquement noir et blanc. »13

11 Le roman politique d’espionnage Lody pękają est celui qui mobilise le plus les mécanismes de la littérature populaire à des fins de propagande. Il reproduit le schéma narratif du roman d’espionnage déjà développé avant la guerre. L’arrière-fond et le commentaire idéologique ont bien entendu changé ici, mais les rôles des personnages principaux ont été conservés. Parmi les protagonistes, nous avons donc le Héros Invincible (le président de l’organisation du parti de l’usine), la Femme-Ange dans le rôle de la victime exploitée et trompée (l’institutrice de l’école maternelle locale) et le Monstre Démoniaque (inutile de dire que c’est l’espion allemand). Chacun des romans étudiés contient des trames sensationnelles et amoureuses, ce qui trahit la volonté de s’adresser à un lectorat le plus large possible. 12 Le langage, non seulement celui des personnages, mais aussi celui de la narration, suggère la volonté de traduire la conscience d’un « homme simple », d’un ouvrier, d’un paysan qui se trouvait sur les Territoires Récupérés et qui ne comprend pas grand- chose à la réalité qui l’entoure. Il est certainement aussi le destinataire projeté dans le texte. La tentative de décoder la situation communicationnelle se présenterait alors de

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la manière suivante : le destinateur agissant sur ordre des autorités exagère le sentiment de menace de la part des Allemands afin de consolider les anciens et les nouveaux habitants des Territoires Récupérés, faire naître en eux la conviction qu’ils ne deviennent les propriétaires de ces terres que grâce aux changements de régime en Pologne. 13 Une telle image des Allemands était répandue dans la littérature populaire des années 1960 et 1970. Néanmoins, des signes de changement dans l’approche de la problématique polono-allemande et des tentatives de réévaluer les jugements historiques font déjà leur apparition à cette époque, en particulier dans la littérature artistique de haut niveau. La poésie de Krzysztof Karasek, surtout le poème « Deutsches Requiem » (Requiem allemand, 1978), en est un exemple14. D’autres écrivains remarquables créent des portraits bien plus complexes des Allemands et des relations polono-allemandes dans leurs œuvres, sans succomber aux stéréotypes. Andrzej Kuśniewicz en fait partie avec Eroica (Eroica, la symphonie héroïque,1963), Stan nieważkości (L’état d’apesanteur 15,1973) et Trzecie królestwo (Le troisième royaume,1975). Le héros et narrateur à la première personne d’Eroica est l’officier SS et aristocrate autrichien Ottokar von Valentin. Son personnage anéantit le stéréotype répandu qui dérive l’hitlérisme de l’esprit prussien. 14 En 1958 paraît le remarquable roman de Stanisław Grochowiak Trismus. Ici aussi, le narrateur et héros de premier plan est un officier SS, le commandant du camp de Glückauf. Les excès des occupants observés pendant la guerre, c’est ce trismus en titre, c’est-à-dire la brève contraction musculaire qu’ont les chiens enragés quand ils mordent. Le comportement de l’Allemand « infecté » par l’hitlérisme est un réflexe comme le trismus chez un animal enragé. Telle est aussi l’obéissance aveugle du héros vis-à-vis de ses supérieurs. Le livre de Grochowiak tente d’analyser les déterminants psychologiques du nazisme. Sur l’exemple de son héros, il montre les émotions et les motivations d’un partisan d’Hitler. Son apparence émotionnelle et son sentimentalisme montrent clairement qu’il a pleuré non pas quand il a appris la mort de sa femme, mais quand, en entendant les paroles de Himmler, il a été ému par « l’innocence » de la neige. 15 Le recueil de nouvelles de Henryk Worcell Najtrudniejszy język świata (La langue la plus difficile du monde, 1965) fait aussi partie des tentatives intéressantes de surmonter la perception stéréotypée des Allemands. Il propose une vision des contacts polono- allemands sur les Territoires occidentaux juste après la guerre qui diffère de celle de Paukszta. Le rapport du narrateur aux Allemands est ambivalent : il est un mélange de curiosité, de sympathie et d’aversion. Les Allemands travaillent toujours dans leurs exploitations, ils aident les nouveaux propriétaires, les Polonais. Méfiants au début, Kornecki et « son » Allemand, Paul Hattwig, se prennent néanmoins d’affection et s’habituent l’un à l’autre : « Je me sentais tout à fait bien à ses côtés. (…) Mais cet hiver passé ensemble sous un même toit nous a permis de nous apprivoiser. »16 L’auteur essaye d’éviter les stéréotypes, tant par rapport aux Polonais que par rapport aux Allemands. L’attitude du narrateur à leur égard est aussi nuancée : il ne ménage pas la malice des Polonais (du lieutenant Stopka, de la bonne femme soldat Hruszczewska). En revanche, Paul et sa sœur Elza sont « doux », Reinhardt est « un gosse adorable » ; seule Erna, la femme de Paul, reçoit le surnom de « diablesse ». Celle qui éveille le plus de sympathie est la vielle Hattwig : « c’est à ses côtés que j’oubliais le plus facilement que j’avais affaire à une Allemande, il s’en fallait de peu pour que je me sente comme un

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vacancier aux côtés d’une aubergiste de campagne… »17 Dans cet ouvrage, les Allemands sont bien entendu perçus dans leur différence, telle qu’enregistrée par le narrateur. Ici, cependant, les Allemands ne font pas peur (comme dans les romans de Paukszta). Le contact réel ne confirme pas les pseudo-vérités stéréotypées : les Allemands sont normaux. En fait, le conflit est représenté d’une autre manière. Profondément caché au début, il augmente avec le développement de l’intrigue (la composition du recueil est proche de celle du roman). Malgré les apparences de symbiose irréprochable, les colons polonais ne gratifient pas les Allemands de sympathie en retour : Enfin, quelque chose de non allemand, un enfant simplement, un pur enfant. Ceux- là dans la grange, ce sont de vrais Allemands, et ce petit et cette grand-mère… (…) Je sais, j’écrirai que la véritable germanité commence chez ces gens à partir de sept ans et qu’elle se termine vers la soixantaine ! Quand ils ne peuvent pas encore et quand ils ne peuvent plus…18 L’auteur montre ses héros dans la force de leurs préjugés ; quant au narrateur, il le construit de manière à ce que quelque chose « lui ordonne » de céder à l’aversion envers les Allemands et de prononcer des mots dont il aura honte après, mais qui, même s’il les regrette, le fera se sentir dans son droit. Dans Najtrudniejszy język świata, une véritable entente avec les Allemands est impossible. 16 Dans la nouvelle Grunwald de Sławomir Mrożek, la confrontation avec l’image intérieure, profondément enracinée de l’Allemand est entretenue dans une tonalité plus libre. Plusieurs années après la guerre, des ordres (« Halt » [halte], « Zurück » [arrière], « Vorwärts » [avant]) prononcés sur un ton énergique, bien que de bonne foi, par un passant allemand pour aider à garer une voiture rappellent unanimement la guerre au narrateur polonais et éveille une certaine aversion. Halt... zurück... facile à dire pour lui. Halt c’était encore un moindre mal, surtout qu’il n’avait pas ajouté Hände Hoch! (...) Va pour vorwärts. D’autant plus qu’il savait ce qu’il faisait, et moi pas. Impuissant et paniqué, je cédai volontiers à son autorité. Sa connaissance des choses était évidente, mais un souvenir d’il y a… combien ?... quinze, seize ans refit soudain surface, et persistait parallèlement à d’autres actions de mon cerveau, ces « arrière… stop… débrayer… » (...) Les sentiments confus ne sont pas sains, ils témoignent du fait que nous venons d’une situation anormale. C’est encore pire quand il n’y a plus de situation anormale, mais que les sentiments confus restent.19 17 La littérature de la République Populaire de Pologne, en particulier celle qui s’inspire des facteurs officiels, perpétue les images stéréotypées des Allemands qui existent dans la conscience des lecteurs. Aux anciens stéréotypes du XIXe siècle (Allemand-Chevalier Teutonique), elle en ajoute de nouveaux : Allemand-fasciste et Allemand-révisionniste. Seule la grande littérature s’efforce de s’y opposer, désireuse de créer des conceptions plus approfondies et non schématiques. Le ton antigermanique toutefois dominant (au moins en nombre) dans la littérature des premières décennies d’après-guerre aide à préserver le sentiment de grief historique, à compenser la conscience des pertes territoriales et de la vassalisation de la Pologne, et, par conséquent, il consolide le stéréotype « d’hostilité perpétuelle »20.

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3. Image des Polonais dans la littérature allemande d’après-guerre

18 Les images de la Pologne et des Polonais dans la littérature allemande d’après-guerre subit des évolutions, comme celle de l’Allemagne et des Allemands dans la littérature polonaise. Elles sont influencées par deux complexes de conscience qui sont liés à l’histoire récente de l’Allemagne et qui suscitent des émotions contradictoires : le phénomène de la « culpabilité allemande » (conformément à la terminologie de Karl Jaspers) et l’expérience de la perte de l’Est allemand.

19 L’historien allemand Klaus Ziemer estime que ce deuxième facteur a été dominant pendant de longues années après la guerre : Après la défaite totale de l’Allemagne dans la Deuxième Guerre mondiale, l’image de la Pologne (...) n’est pas formée par le décompte des crimes commis par des Allemands en Pologne. Un bien plus grand poids est accordé à la perte des régions de l’Oder et de la Neisse, ce qui pour des millions d’Allemands signifiait la nécessité de quitter leur pays d’origine. Le destin des expulsés était ressenti comme une extrême injustice.21 Le nom de propagande des « Territoires Récupérés » était considéré comme une moquerie et ces territoires étaient jugés comme occupés. L’Allemagne de l’ouest n’a pas reconnu la frontière de l’Oder et de la Neisse avant la moitié des années 1960. Par ailleurs, le fait que la Pologne avait perdu presque la moitié de son territoire d’avant- guerre (conformément aux résolutions de Yalta), raflé par l’Union Soviétique, était ignoré. En conséquence, des millions de Polonais avaient été déplacés des anciennes provinces orientales de la République de Pologne (provinces devenues lituaniennes, biélorusses et ukrainiennes dans les républiques soviétiques après la guerre) vers la Pologne dans ses nouvelles frontières. C’était donc une expérience analogue à l’expérience allemande, mais l’opinion publique des deux états allemands y était indifférente. Sa position n’a évolué qu’avec le changement d’attitude des églises allemandes, notamment le mémorandum de l’Église évangélique (1965) postulant le droit à leur pays d’origine pour les Polonais nés sur ces territoires après 1945 (de même que pour les déplacés allemands) et l’échange de lettres entre les évêques polonais et allemands de l’Église catholique. Cela a entraîné un tournant dans la conscience collective, initiant la « nouvelle politique de l’est » du gouvernement de Willy Brandt, comme le fait remarquer Ziemer : La majorité des citoyens de la République Fédérale a alors pris conscience de la dimension non seulement politique, mais aussi morale des relations polono- allemandes, jusque-là reléguée aux oubliettes (...). Toutefois, seuls quelques milieux et personnes engagés ont commencé à participer à la « digestion du passé », la prise de conscience parfois très douloureuse de ce qui s’est passé en Pologne pendant la Deuxième Guerre mondiale, des crimes que les Allemands y ont commis.22 20 L’écrivain et Prix Nobel Günter Grass fait partie de ces personnes qui ont activement soutenu la politique de Brandt. Il accompagnait le chancelier lors de la fameuse scène où celui-ci s’est agenouillé devant le monument de Héros du Ghetto de Varsovie (le 7 décembre 1970), geste interprété comme une confession publique de la culpabilité du peuple allemand et comme un hommage aux Juifs assassinés à Varsovie ainsi qu’à toutes les victimes de la Deuxième Guerre mondiale.

21 Grass est un auteur qui a fait des relations polono-allemandes un des thèmes les plus importants de son œuvre. L’écrivain est considéré comme un critique sévère de la

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société et de l’histoire allemande, comme un satiriste anarchiste et un iconoclaste qui désarme les idéologies, les légendes nationales, les mensonges de la politiques et de la philosophie par la moquerie, comme un moraliste et, en même temps, comme un chantre de l’existence dans sa forme sensuelle. Cet auteur qui n’épargne pas ses compatriotes parle de la Pologne et des Polonais avec un lyrisme discret (teinté d’une ironie mélancolique)23. 22 Die Blechtrommel (Le Tambour, 1959), son œuvre la plus importante, pénètre et utilise les stéréotypes réciproques des Polonais et des Allemands, que l’auteur montre comme le résultat de préjugés. Il attribue aux Allemands un talent organisationnel et une grande importance à leur identité nationale, quoiqu’imprécise en raison de la division séculaire des états allemands, ayant servi de terreau au nationalisme du XXe siècle. Il présente les Polonais comme des idéalistes romantiques, attachés au concept de nation, forts dans l’improvisation et peu exigeants dans l’organisation. 23 L’écrivain affirme que tous ses livres épiques, y compris les plus imposants, sont nés de l’inspiration d’un « moment lyrique ». Ainsi, le point de départ de Die Blechtrommel est le poème « Die polnische Fahne » (Le drapeau polonais). Maria Janion considère ce détail comme très important, car il montre ce que ce « moment lyrique » désintéressé, artistique, polonais représente pour ce chef-d’œuvre de la littérature européenne du XXe siècle24. L’image de la polonité dans Die Blechtrommel doit être interprétée au travers du prisme de la classification générique de ce roman, qui n’est ni un roman historique, ni un roman politique, mais un roman fantastique. C’est avant tout la création de la figure du héros principal, Oskar, qui le prouve, celui-ci agissant dans l’espace fantastique en lequel Gdańsk se mue sous son pouvoir. Comme le dit Janion, le monde fantasmatique de Grass contient le mythe de la polonité25. 24 Grass se sert de l’image du patriotisme polonais telle qu’elle s’est formée à l’époque romantique, un patriotisme frôlant la folie. L’écrivain se réfère à cette conception, il l’intensifie en créant une série de biographies fantastiques et souvent grotesques de patriotes-maniaques polonais, comme par exemple le grand-père d’Oskar (Józef Koljaiczek) et son oncle (Wincenty Broński). Grass qualifie les Polonais d’habiles. Il le dit le plus souvent possible, car il admire leur fidélité à leurs idéaux et leur détermination dans la quête de leurs rêves. Don Quichotte, chevalier à l’allure mélancolique, noble maniaque, apparaît à la lumière du crépuscule nocturne au pied de Kutno, menant l’assaut de la cavalerie polonaise contre les chars allemands en septembre 1939 (il faut noter que cette séduisante vision n’a toutefois pas d’équivalent dans la réalité). Il est par ailleurs curieux que Grass accepte l’idéalisme polonais, alors qu’il ne supporte par la philosophie idéaliste allemande. Janion interprète cela comme un effet de son aversion pour l’idéalisme de Georg Wilhelm Friedrich Hegel, qui tend à fondre l’individu dans un tout abstrait, alors que le culte romantique de l’individualité, de l’originalité domine dans l’élan polonais vers son idéal. Les conditionnements esthétiques qui influencent l’écrivain ne sont pas sans importance : l’ironie tragique du destin polonais s’accompagne de mélancolie, ce qui implique que l’admiration de Grass pour la beauté mourante a une motivation esthétique. Comme l’écrit Janion, c’est une beauté mélancolique qui exprime le mythe du Royaume Assassiné26. 25 Dans les œuvres de Grass, Siegfried Lenz ou encore Horst Bienk, on retrouve une image des relations polono-allemandes et une vision des confins communs sans préjugés ni distorsions stéréotypées, et présentés, en plus, dans une prose remarquable, aux problématiques riches et plurivoques et aux valeurs artistiques exceptionnelles.

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D’importants critiques et chercheurs en littérature, comme par exemple Janion, Koprowski, Bolesław Fac, Adam Krzemiński, Zbigniew Światłowski, sont devenus des amateurs et des popularisateurs de ces écrivains. L’auteur de la trilogie dite de Gdańsk (Le Chat et la souris, Le Tambour, Les Années de chien) a toutefois rencontré un accueil controversé dans la Pologne des années 1980. Certains commentateurs, faisant souvent abstraction des aspects littéraires de ses œuvres, les considéraient comme des discours à caractère politico-idéologique plaidant contre le patriotisme polonais, et entraient en conflit avec l’auteur justement sur ce point. 26 Dans les années 1970 et 1980, la prose d’Heinrich Böll jouit d’un immense lectorat, celle-ci étant considérée comme représentative de la littérature allemande de l’Ouest et proche du récepteur polonais grâce à sa position chrétienne. Parmi les écrivains de l’ancienne République démocratique allemande, aborde les relations que les Allemands entretiennent avec leurs voisins orientaux dans son roman Kindheitsmuster (Trame d’enfance, 1976), dans lequel elle revient dans son Landsberg natal (Gorzów). Johannes Bobrowski en fait de même : ses romans et ses nouvelles rencontrent un accueil favorable en Pologne eu égard à la manière dont il y aborde le sujet des confins germano-slaves, qu’il montre comme une mosaïque pluriethnique extraordinairement riche culturellement (la conception du « divan sarmate »)27. La thématique suprême de son œuvre, tant en poésie qu’en prose, est la relation des Allemands avec leurs voisins orientaux. 27 À l’exception des périodes de crise ou de tournant dans la vie sociopolitique du pays, la Pologne ne se trouvait pas au centre des préoccupations de l’opinion publique en Allemagne de l’ouest, comme l’écrit Ziemer : Il a fallu attendre l’insurrection de « Solidarność » en 1980 pour que des cercles plus larges de l’opinion publique de République Fédérale d’Allemagne commencent à s’intéresser à la Pologne. Elle a révélé de nouvelles images de la Pologne et a rendu possible l’identification de ce qui était polonais : autrement dit, l’attitude patriotique et anticommuniste des Polonais, leurs liens avec l’Église, leur engagement politique et social, leur désir de liberté, etc. Cela a provoqué une vague de fascination pour la Pologne.28 Dans le courant des années 1980, l’image de la Pologne s’est cependant détériorée eu égard à l’importante vague d’émigrés qui a commencé à arriver en Allemagne de l’ouest après l’introduction de l’état de siège en Pologne (le 13 décembre 1981). Certains d’entre eux, en particulier ceux qui avaient reçu une bonne formation et auxquels les gouvernements de l’appareil du pouvoir communiste ne permettaient pas de déployer leurs ailes dans la patrie, sont devenus d’estimables employés, mais d’autres n’ont pas contribué à la bonne réputation de la Pologne. 28 Depuis le renversement pacifique du régime communiste en Pologne et la réunification de l’Allemagne, activement soutenue par les pouvoirs polonais, les comportements pro- polonais relèvent, comme l’observe Ziemer, de la political correctness. La question de la frontière pesant sur les relations polono-allemandes « a été définitivement réglée, et un accord de bon voisinage, signé le 17 juin 1991, crée des conditions optimales à l’intensification des contacts. »29 Prisonnier d’Auschwitz et militant de l’opposition démocratique qui a pendant plusieurs décennies travaillé de manière conséquente au rapprochement entre les deux peuples, Władysław Bartoszewski est un symbole de cette réconciliation qui jouit d’un immense respect en Allemagne. Il l’a exprimé dans un émouvant discours au Bundestag lors du cinquantième anniversaire de la fin de la

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Deuxième Guerre mondiale, alors qu’il parlait en tant que Ministre polonais des Affaires étrangères.

4. Relations mutuelles dans les années 1980

29 Les relations avec les voisins occidentaux subissent d’évidentes modifications dans les années 1980, tandis que les changements sociopolitiques s’intensifient en Pologne et que la scène littéraire voit apparaître une nouvelle génération d’écrivains nés dans les années 1950 et 1960 dont le rapport aux expériences historiques est différent de celui de leurs parents et grands-parents. Pour ces auteurs, il est devenu clair qu’il faut modifier le regard porté sur les Allemands. Les essayistes prennent pour modèle de relations de voisinage la réconciliation entre l’Allemagne et la France, des pays dont l’histoire commune n’a pas été moins chargée que le passé des Polonais et des Allemands. La réconciliation avec l’Allemagne est perçue comme possible et considérée comme une tâche à accomplir.

30 Un des indicateurs de ce changement a été, comme le remarque Leszek Szaruga, la parution d’une série d’œuvres abordant l’Holocauste d’une manière nouvelle. Il commence à acquérir une dimension universelle, déjà perçue précédemment, mais masquée par la vivacité du drame des Polonais et par l’ampleur de leur martyrologie de guerre. Les plus importantes de ces œuvres ont paru dans les années 1980 : Umschlagplatz (L’Umschlagplatz, 1988) de Jarosław Marek Rymkiewicz, Zagłada (L’extermination, 1987) de Piotr Szewc, Sublokatorka (Le sous-locataire, 1985), Okna (Les Fenêtres,1985), Zdążyć przed Panem Bogiem (Prendre le bon Dieu de vitesse, 1977) ; entretien avec Marek Edelman, le seul chef de l’Insurrection du Ghetto de Varsovie à avoir survécu) d’, Początek (littéralement Le Début, traduit en français sous le titre La jolie Madame Seidenman, 1986) d’Andrzej Szczypiorski, Skrawek czasu (Un morceau de temps, 1987) d’Ida Fink et les essais contenus dans Kamień graniczny (La pierre de frontière, 1994) de Piotr Matywiecki. Ces livres proposent un regard plus large, universalisant, mais cela ne signifie pas qu’ils libèrent les Allemands de leur responsabilité dans l’extermination ou qu’ils essayent de relativiser la faute des Allemands. Ils apportent toutefois de nouveaux éléments au sujet :« ils semblent prudemment accepter son caractère d’expérience irréductiblement universelle, (...) fondamentalement différente de tous les antécédents connus dans l’histoire »30. Il est intéressant de signaler ici l’association caractéristique de la problématique polono- allemande avec la problématique juive31. 31 Dans les années 1980, une image de l’Allemand qui se réfère à des attitudes et des actes de personnes concrètes, sans se baser sur des indicateurs politico-idéologiques, s’oppose de plus en plus manifestement à la séparation fermement établie par la propagande entre les bons et les mauvais Allemands32. C’est ce qui se produit dans Początek de Szczypiorski et dans Hanemann (1995) de Stefan Chwin. Ces livres sont traduits en allemand, ils contribuent ainsi à briser des clichés fermement ancrés et à nouer un dialogue entre Polonais et Allemands. C’est devenu possible grâce à la transposition des expériences historiques de la sphère politique vers la sphère psychologique. Connu en Allemagne sous le titre Die schöne Frau Seidenman (La jolie Madame Seidenman), le roman de Szczypiorski joue un rôle particulier, il devient un bestseller, démontrant pour la première fois avec force que l’entente avec les Polonais

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est possible au-delà du complexe de l’expérience de la souffrance et de la culpabilité de la guerre. 32 Początek fait partie des tentatives largement discutées à cette époque de réconciliation polono-allemande. C’est un livre aussi célèbre que controversé. Dans les colonnes d’ Odra, il est critiqué par Andrzej Więckowski qui y demande sans détours comment il se fait que Szczypiorski pardonne aux Allemands pour la Deuxième Guerre mondiale33. D’où provient ce point de vue si saisissant ? À son avis, le procédé de base appliqué dans Początek est l’utilisation libre d’une série « d’anecdotes autobiographiques se terminant à une époque ultérieure »34. Il s’agit d’anecdotes « perverses, ironiques, efficaces et en même temps plates, évidentes »35. Ce sont elles qui illustrent « la thèse directrice du livre selon laquelle tout est variable dans la vie, les gens diffèrent et l’histoire est moqueuse, ironique, railleuse »36. Ce n’est bien entendu pas une découverte, mais cette affirmation doit servir le flou de la responsabilité. Par exemple, le petit Juif caché pendant la guerre par des religieuses devient un Polonais sarmate sujet à l’antisémitisme, le romantique soldat de l’Armée Intérieure est bien sûr quelques années plus tard impliqué dans le mouvement de Solidarność, tandis que le « szmalcownik », le maître chanteur persécuteur de Juifs, fait carrière dans le communisme. D’après Dariusz Nowacki : La géniale invention de Szczypiorski repose premièrement sur l’étalement du champ du récit (cinq ans c’est trop peu), et deuxièmement sur l’extension des griefs. Les relations polono-juives, judéo-allemandes et le communisme s’insèrent dans les relations polono-allemandes. Il est clair que le discours anticommuniste fonctionne ici comme un baume et un calmant en même temps.37 33 Dans les années 1980, la rhétorique anti-allemande commence aussi à perdre de son sens parce qu’elle est éclipsée par la redécouverte et la verbalisation pour la première fois ouverte du traumatisme lié à la perte des Confins orientaux par la Pologne ainsi que la martyrologie des Polonais à l’est. Des camps voilent des camps. La nouveauté tient au fait de mettre le totalitarisme nazi et le totalitarisme soviétique sur le même pied d’égalité. Il est intéressant de remarquer ici que les Allemands ont mis du temps à accepter une telle conception, soulignant la singularité du fascisme. « L’Allemand Polonais » Peter/Piotr Lachmann (qui est resté en Pologne après la guerre où il est devenu un poète, prosateur et traducteur bilingue) souligne la tendance typiquement allemande à viser la perfection dans chaque domaine. Il estime qu’un des pires traits du caractère national allemand est l’inclination vers l’absolutisme et son Monopolanspruch (exigence de monopole). Même la dispute d’après-guerre entre les historiens allemands (Historikerstreit) n’a pas permis la comparaison des crimes nazis et staliniens, ce qui, à son avis, est la preuve d’un esprit malade de concurrence dont résulte le désir de monopole, même en ce qui concerne « le plus grand crime de tous les temps »38. Nous retrouvons des exemples de rapprochement du rôle du nazisme et du communisme dans Krótka historia pewnego żartu (Brève histoire d’une certaine blague, 1991) de Chwin, qui se sert d’un double portrait : Hitler va de pair avec Staline, le totalitarisme brun avec le rouge. Une conception similaire est appliquée dans la nouvelle Stół (La table, 1991) de Paweł Huelle : les parents d’une jeune héroïne-narratrice se disputent pour savoir lesquels étaient les pires, les Allemands ou les Russes : Il s’est pendu – maman rentrait justement dans la pièce avec un plat fumant – car sa conscience avait fini par l’agiter. Si tous les Allemands avaient été agités par leur conscience, ils auraient tous fait la même chose – ajouta-t-elle en mettant les pommes de terre en chemise sur la table – ils auraient tous dû se pendre après ce qu’ils ont fait.

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– Et les Soviétiques ?! s’exclama mon père en rejetant ses pelures au bord de l’assiette – et les Soviétiques ? Je savais que c’était le début d’une dispute. Maman avait une peur panique des Allemands et rien ne pouvait la soigner de cette angoisse, alors que mon père attribuait les plus grands maux aux compatriotes de Fëdor Dostojevskij. La frontière invisible passait maintenant par la table (...) et ils étaient tous les deux séparés par celle-ci, comme le pays de leur enfance en trente-neuf, (...) on avait déchiré comme rien le morceau de toile en deux parties, entre lesquelles luisait le fil argenté du Bug.39 34 Le rapport aux Allemands et aux Russes fait donc partie de cette première éducation à la maison. Il est aussi un élément de la conception du monde héritée de l’école, conforme au discours de propagande de l’État socialiste : À l’école, nous avions appris que les Allemands qui voisinaient avec nous étaient bons et étaient nos amis, car ils ne voulaient rien de nous, et que ceux qui ne voisinaient pas avec nous étaient mauvais et n’étaient pas nos amis, car ils voulaient nous chasser de nos appartements, de notre école et de la ville en général. 40 Ainsi, au tournant des années 1980 et 1990, un net changement se produit : l’attitude de ressentiment et d’hostilité à l’égard de ce qui est allemand cède la place à un intérêt pour la différence. La nouvelle ouverture dans les relations polono-allemandes après 1989 est accompagnée d’une curiosité réciproque, une découverte (déjà entamée auparavant par un petit nombre d’excellents auteurs, tels que Grass, Lenz et Henryk Bienek) des petites patries communes dans les confins occidentaux (dans la littérature polonaise depuis la fin des années 1980 : Huelle, Chwin [Gdańsk], Erwin Kruk, Kazimierz Brakoniecki, Włodzimierz Kowalewski [la Mazurie], Artur D. Liskowacki, Inga Iwasiów [Szczecin], Julian Kornhauser, Henryk Waniek, Stefan Szymutko, Kazimierz Kutz [la Haute Silésie]). 35 On ne peut non plus ignorer l’importance des « histoires de confins » qui étaient autrefois interdites par la censure et qui, sous la forme de tradition familiale incarnée par les parents et les grands-parents des héros, étaient frauduleusement intégrées à la littérature des petites patries situées sur les territoires occidentaux, patries appelées par certains « patries récupérées ». L’expulsion des terres familiales situées dans les anciens confins orientaux de la Pologne facilitait la compréhension des émotions liées à la perte de la terre natale à l’est par les Allemands et permettait d’observer des parallèles existants entre les destins des Polonais et des Allemands déplacés, et ce, malgré les nombreuses différences.

36 On trouve des exemples de cette thématique dans des œuvres qui présentent des rencontres entre des habitants présents et des anciens habitants des territoires occidentaux. Opowieść heroiczna (Récit héroïque, 1989) de Mirosław Jasiński et Mirosław Spychalski illustre cette germanité de Wrocław découverte par ses habitants d’après- guerre. La nouvelle Srebrny deszcz (Pluie d’argent, 1996) de Huelle ainsi que Krótka historia pewnego żartu et Hanemann de Chwin présentent le passé de Gdańsk, stratifié à la manière d’un palimpseste. Dans ces livres, les trames « des confins » s’entrechoquent avec les trames « post-allemandes ». Les livres Miasto-ja-miasto (Ville-moi-ville, 1998) de Iwasiów, Ulice Szczecina (Les rues de Szczecin, 1995), Cukiernica pani Kirsch (Le sucrier de Madame Kirsch, 1998), Eine kleine... (Une petite..., 2000) de Liskowacki révèlent le passé compliqué de Szczecin. Dans ces livres, le complexe de la perte qu’éprouve la génération des déplacés, qui sont montrés comme des mèches déracinées, est remplacé par une progressive appropriation de ces territoires en possession de la génération des

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enfants qui sont nés là et qui créent une littérature de ré-enracinement. Ce ne sont donc que les écrivains nés dans les années 1950 et 1960 qui ont commencé à se mesurer à l’héritage laissé par les Allemands, et non les déplacés d’après-guerre dont les problèmes dominants étaient le bouleversement politique et personnel, l’immensité des dégâts et la nécessité de reconstruire le pays à partir de zéro. 37 La littérature des années 1990, dite du courant des petites patries, tente de sauver le souvenir des habitants des confins, de cette région « entre » deux pays ainsi que leur culture spécifique, polono-allemande de transition. Cette littérature ouvre une perspective qui s’éloigne des conditionnements historiques, permettant d’interpréter autrement le concept de nationalité, comme le fait par exemple Andrzej Zawada dans son essai Bresław (1996), dont le titre est formé par l’assemblage des noms allemand et polonais de la ville41. La catégorie du lieu est devenue un facteur primordial pour définir sa propre identité, surtout l’identité basée sur l’identification régionale, et non nationale ou étatique. Ceci est particulièrement important par rapport à l’expérience de la Deuxième Guerre mondiale qui a imposé de voir l’histoire comme une grande destructrice des communautés locales. De manière assez caractéristique, dans la littérature des petites patries, la géographie vainc l’histoire. Comme le fait remarquer Szaruga, cette « sortie de l’histoire » dans le domaine de « la terre qui n’appartient à personne » est devenue une bonne base pour surmonter ce qui a été inculqué par la propagande et pour former au sentiment d’aliénation42. Cette anhistoricité particulière peut s’observer dans les romans Weiser Dawidek (Weiser David, 1987) de Huelle, Hanemann de Chwin ainsi que dans certains romans d’Olga Tokarczuk. Dans ceux-ci, l’histoire devient un costume conventionnel cachant des problèmes plus importants qui se jouent autour de l’identité propre. Au centre de l’attention, se trouvent les villes et les régions des confins, comme Gdańsk, la Silésie, la Mazurie, qui sont présentées comme les pays des premières initiations. 38 Grâce à la variété des façons dont elles explorent la thématique allemande, les œuvres plus tardives de la littérature polonaise démontrent qu’il n’y a déjà plus de limite. Dans le roman Ślady na piasku (Des Traces sur le sable, 1994) de Marek Jastrzębiec- Mosakowski, par exemple, la politique, les questions nationales et l’histoire ne comptent pas, car les héros vivent d’amour et d’art. Kowalewski adopte une perspective similaire dans sa nouvelle Powrót do Breitenheide (Retour à Breitenheide, 1997). L’ancienne Prusse orientale n’est plus montrée que comme un attrayant décor où se joue un drame érotique universel (Ślady na piasku), elle devient un décor « exotique », propice à la réflexion sur l’inéluctabilité du temps qui passe (Powrót do Breitenheide). Il en est pratiquement de même dans la prose d’Ewa Schilling (Akacja [L’Acacia, 2001]), dont l’action se déroule à la limite de la Warmie et de la Mazurie dans la petite ville d’Alsten (Orłowo) dans les années 1945-1956. Elle devient un voyage littéraire dans le passé, mais aussi dans « l’altérité ». Le problème de la quête d’identité des Allemands qui sont restés (lesdits autochtones) et qui sont donc confrontés à une nouvelle réalité, leur relation avec leurs nouveaux voisins, des personnes déplacées venant de régions situées au-delà du Bug, est toutefois mis en relation avec la différence d’orientation sexuelle. Ici, la germanité n’est donc qu’un des nombreux signes de différence. Cette approche extraordinairement large de la thématique allemande dans la littérature polonaise des années 1990 prouve que la réconciliation a déjà eu lieu, et que la thématique allemande a été transposée dans la sphère privée. Ces remarques concernent cependant la prose artistique, et non populaire, ce dont témoigne le roman Niemiecki taniec (La Danse allemande, 2000) de Maria Nurowska. Elle y parle du drame de

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l’expulsion et se base sur la simple idée du renversement des rôles du bourreau et de la victime. 39 Des effets très intéressants ont pu également être obtenus par l’application dans plusieurs œuvres du regard sur le monde de « l’autre » depuis l’intérieur, c’est-à-dire la création par l’écrivain polonais d’un narrateur allemand, grâce auquel le lecteur polonais peut avoir un aperçu d’une mentalité et d’une culture qui diffère de la sienne, et en même temps percevoir sa propre culture avec des yeux étrangers, d’une certaine façon de l’extérieur. Ce type de narration est présent entre autres dans Eroica de Kuśniewicz, Hanemann de Chwin, E.E. de Tokarczuk, Powrót do Breitenheide de Kowalewski. Comme le fait remarquer Balcerzan : Dans les portraits littéraires de la culture allemande, dans ses appréciations polonaises, les opérations artistiques liées à la figure du destinateur se distinguent tout particulièrement (...). Qui est le narrateur : un Polonais ou un Allemand ? C’est de cela que dépend la langue de l’œuvre, la langue des expériences et des valeurs personnelles ou étrangères.43 Balcerzan appelle de telles œuvres des apocryphes allemands, qu’il définit comme des « tentatives de regarder les Allemands avec le regard d’Allemands inventés par des auteurs polonais »44. Il est néanmoins significatif que les identités des héros de ces livres ne s’épuisent ni dans la « germanité », ni dans la « polonité ». 40 Comme l’observe Nowacki, les écrivains et les intellectuels du cercle « Borussia » d’Olsztyn nous convainquent de l’existence (au moins dans une dimension mythologique) d’une Atlantide du Nord. De la même manière, les voyages de l’essayiste de Waniek dans une contrée du nom de Śląsk-Silésie-Schlesien, en ignorant les circonstances historiques, créent un pays mythique, invalidant ainsi les litiges autour de son appartenance territoriale. Dans ses esquisses, apparaît la conviction qu’il existe « un droit souverain de la terre, ses propres lois, ses attentes et ses destinations »45.

41 Liskowacki, l’auteur des œuvres autour de Szczecin précédemment évoqués, a publié en 2002 un recueil sous le titre éloquent Pożegnanie miasta (L’Adieu à la ville), faisant comprendre qu’il ne voulait plus être l’otage d’un seul sujet. Dans un esprit de réconciliation, il avait suffisamment abordé le passé familial allemand de la ville. Il a en même temps signalé que le sujet avait été épuisé.

5. Pour conclure

42 À partir des années 1980, nous pouvons observer une nouvelle vague d’émigration polonaise en Allemagne : ce sont des écrivains qui s’y sont installés soit en tant qu’émigrés politiques, comme par exemple Ewa Maria Slaska, soit en tant que « déplacés tardifs », comme par exemple Stanisław Bieniasz, Janusz Rudnicki, Krzysztof Maria Załuski. Dans leurs œuvres, persiste une intense confrontation de la polonité et de la germanité, ce qui est visible dans les nouvelles de Rudnicki dans son recueil Można żyć (On peut vivre, 1992) ainsi que dans la nouvelle Też (1996) de Załuski, dont la narratrice est la fille d’un déplacé s’efforçant de se retrouver entre deux milieux culturels et linguistiques. Rudnicki, quant à lui, déconstruit les motifs tabous dans les décennies d’après-guerre (par exemple le tatouage des numéros de camp, les images d’extermination dans la langue du flirt). Il démontre qu’ils sont des signes morts depuis longtemps dans l’iconographie martyrologique.

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43 Il vaut également la peine d’évoquer les jeunes auteurs qui écrivent en allemand, tels que Dariusz Muszer qui aborde les problèmes polono-judéo-sorabo-allemands dans son livre Die Freiheit riecht nach Vanille (La liberté sent la vanille, 1999) ou encore Artur Becket qui se réfère aux relations polono-mazuro-allemandes dans Der Dadajsee (Le lac de Dadaj, 1997). L’œuvre de Radek Knapp, qui vit en Autriche, mérite une attention particulière : ses livres Franio (1994) et Herrn Kukas Empfehlungen (Les recommandations de Monsieur Kuka, 1999) ont été rapidement traduits en polonais, et le deuxième a fait l’objet d’une adaptation cinématographique réussie. Dans le cas des émigrés, soit ils s’attachent à leur identité polonaise, cultivant la langue, les traditions et le pays d’origine, soit ils choisissent l’identité allemande pour s’adapter à leur nouvel environnement, mais c’est un processus complexe dont plusieurs des écrivains cités illustrent les méandres. 44 Il est difficile de prédire dans quelle direction la représentation des nations voisines, de leurs représentants et de leurs cultures évolueront dans les deux littératures. Toutefois, il faut noter que les relations officielles entre la Pologne et l’Allemagne n’ont jamais été aussi bonnes, que les deux états collaborent étroitement dans le cadre de l’Union Européenne, faisant partie de ses représentants les plus actifs, et que la coopération interrégionale se développe. Cela ne signifie cependant pas que tout a été fait en termes de compréhension et de rapprochement, même si certains auteurs ressentent une certaine surabondance de la thématique allemande, allant jusqu’à parler de « kitsch de la réconciliation ». Il est plus difficile d’éliminer les préjugés profondément ancrés chez les gens ordinaires que de changer l’attitude réciproque des élites artistiques et politiques.

BIBLIOGRAPHIE

Balcerzan E., « Przygoda trzecia: apokryfy niemieckie » (Troisième aventure : les apocryphes allemands), in : Idem, Przygody człowieka książkowego (ogólne i szczególne) (Les aventures de l’homme du livre [en général et en détail]), PEN, Varsovie, 1990, pp. 30-50. Celan P.,« Todesfuge » und andere Gedichte (« Fugue de la mort » et autres poèmes), Suhrkamp Verlag GmbH, Berlin, 2004.Grözinger E., « “Trójkąt” polsko-niemiecko-żydowski jako temat polskiej literatury współczesnej » (Le Triangle polono-germano-juif comme sujet de la littérature polonaise contemporaine), in : Obcowanie z wolnością. Dialogi literackie polsko-niemieckie (Rapports à la liberté. Dialogues polono-allemands), t. 1 (sous la direction de Chrząstowska B. & Zimmermann H. D.), Nakom, Poznań/Berlin, 1994, pp. 177-190. Huelle P., Opowiadania na czas przeprowadzki (Récits pour le déménagement), PULS, Londres, 1991.Janion M., Günter Grass i polski Pan Kichot (Günter Grass et le Don Quichotte polonais), Słowo/ Obraz Terytoria, Gdańsk, 1999. Jasiński M. & Spychalski M., Opowieść heroiczna (Récit héroïque), Kret, Wrocław, 1989. LachmannP., Wywołane z pamięci (Éveillés de la mémoire), Borussia, Olsztyn, 1999. Martuszewska A., « Topika literatury obiegów popularnych » (La topique de la littérature des mouvements populaires), in : Słownik literatury polskiej XX wieku (Dictionnaire de la littérature polonaise du XXe siècle), sous la direction de Brodzka A. et alii, Ossolineum, Wrocław,1993,

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p. 1105. Mitosek Z., Literatura i stereotypy (La littérature et les stéréotypes), Ossolineum-PAN, Wrocław, 1974 Mrożek Sł., Dziennik powrotu (Journal du retour), Noir sur Blanc, Varsovie, 2000. Nie będzie nigdy Niemiec Polakowi bratem...?(L’Allemand ne sera jamais un frère pour le Polonais… ?), sous la direction de Zybura M., Okis, Wrocław, 1995, 299 p. Nowacki D., « O polsko-niemieckim pojednaniu (w literaturze) » (La réconciliation polono- allemande [dans la littérature]), in : Normalność i konflikty. Rozważania o literaturze i życiu literackim w nowych czasach (La normalité et les conflits. Considérations sur la littérature et la vie littéraire des temps nouveaux), sous la direction de Czapliński Prz. & Śliwiński P., Poznańskie Studia Polonistyczne, Poznań, 2006, pp. 219-233. Obcowanie z wolnością. Dialogi literackie polsko-niemieckie (Rapports avec la liberté. Dialogues polono-allemands), t. 2 (sous la direction de Chrząstowska B.), Nakom, Poznań/Berlin, 2001, 331 p. Polacy i Niemcy. 100 kluczowych pojęć (Les Polonais et les Allemands. 100 concepts clés), sous la direction de Kobylińska E., Lawaty A. & Rüdiger St., Więzi, Varsovie, 1996. Polska-Niemcy. Pogranicze kulturowe i etniczne (Pologne-Allemagne. Les frontières culturelles et ethniques), sous la direction de Kamocki J., Kwaśniewicz K. & Spis A., PTL, Wrocław, 2004. Polsko-niemieckie miejsca pamięci (Les lieux de mémoire polono-allemands), sous la direction de Traba R. & Hahn H. H., t. 3, Scholar, Varsovie, 2012. Szaruga L., « Od stereotypów do wyzwolenia z historii » (Des stéréotypes à la libération de l’histoire), in : Polonistyka, no 3/1999. Waniek H., Opis podróży mistycznej z Oświęcimia do Zgorzelca 1257-1957 (Description d’un voyage mystique d’Oświęcim à Zgorzelec 1257-1957), Znak, Cracovie, 1996. Werner A., Zwyczajna apokalipsa: Tadeusz Borowski i jego wizja świata obozów (L’apocalypse ordinaire : Tadeusz Borowski et sa vision du monde des camps), Czytelnik, Varsovie, 1981. Więckowski A., « Szczypiorski w Niemczech » (Szczypiorski en Allemagne), in : Odra, no 9/2000. Worcell H., Najtrudniejszy język świata (La langue la plus difficile du monde), Wydawnictwo Śląsk, Katowice, 1965. Wyka K., Życie na niby. Pamiętnik po klęsce (La vie en apparence. Mémoire après la défaite), Wydawnictwo Literackie, Cracovie-Wrocław, 1984. Ziemer Kl., « Das deutsche Polenbild der letzten 200 Jahre » (L’image allemande des Polonais ces deux cents dernières années), in : Mythen und Stereotypen auf der beiden Seiten der Oder (Mythes et stéréotypes des deux côtés de l’Oder), sous la direction de Hans Dieter Zimmermann, Forum Guardini, Berlin, 2000. Zybura M., Niemcy w Polsce (Les Allemands en Pologne), Wydawnictwo Dolnośląskie, Wrocław, 2001 1. Introduction

NOTES

1. Nie będzie nigdy Niemiec Polakowi bratem...?(L’Allemand ne sera jamais un frère pour le Polonais… ?), sous la direction de Zybura M., Okis, Wrocław, 1995, 299 p. 2. Polacy i Niemcy. 100 kluczowych pojęć (Les Polonais et les Allemands. 100 concepts clés), sous la direction de Kobylińska E., Lawaty A. & Rüdiger St., Więzi, Varsovie, 1996, 491 p. 3. Obcowanie z wolnością. Dialogi literackie polsko-niemieckie (Rapports à la liberté. Dialogues polono- allemands), t. 1 (sous la direction de Chrząstowska B. & Zimmermann H. D.), Nakom, Poznań/

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Berlin, 1994, 213 p., et t. 2 (sous la direction de Chrząstowska B.), Nakom, Poznań/Berlin, 2001, 331 p. 4. Zybura M., Niemcy w Polsce (Les Allemands en Pologne), Wydawnictwo Dolnośląskie, Wrocław, 2001, 256 p. 5. Polska-Niemcy. Pogranicze kulturowe i etniczne (Pologne-Allemagne. Les frontières culturelles et ethniques), sous la direction de Kamocki J., Kwaśniewicz K. & Spis A., PTL, Wrocław, 2004, 333 p. 6. Polsko-niemieckie miejsca pamięci (Les lieux de mémoire polono-allemands), sous la direction de Traba R. & Hahn H. H., t. 3, Scholar, Varsovie, 2012, 472 p. 7. Mitosek Z., Literatura i stereotypy (La littérature et les stéréotypes), Ossolineum-PAN, Wrocław, 1974, 193 p. L’auteur distingue trois types de relation entre la littérature et les stéréotypes : la stabilisation littéraire du stéréotype, la création de stéréotypes littéraires et le décryptage du stéréotype. L’engagement déterminé des stéréotypes leur donne le rôle de signes de connivence entre le destinateur et le destinataire de l’œuvre ou d’outil d’influence du texte (de relais des contenus idéologiques désirés), voire d’objet de démasquage artistique (ils deviennent alors l’objet d’une opération créatrice ayant pour objet la dégradation des idées reçues sur la réalité). 8. Szaruga L., « Od stereotypów do wyzwolenia z historii » (Des stéréotypes à la libération de l’histoire), in : Polonistyka, no 3/1999, p. 144. 9. Celan P.,« Todesfuge » und andere Gedichte (« Fugue de la mort » et autres poèmes), Suhrkamp Verlag GmbH, Berlin, 2004, p. 12. Le poème « Fugue de la mort » de Paul Celan a paru pour la première fois dans le recueil Der Sand aus den Urnen(Le sable des urnes, 1948) ; sa deuxième édition, qui a eu un grand retentissement, a paru dans le recueil poétique Mohn und Gedächtnis (Le pavot et la mémoire, 1952). 10. Wyka K., Życie na niby. Pamiętnik po klęsce (La vie en apparence. Mémoire après la défaite), Wydawnictwo Literackie, Cracovie-Wrocław, 1984, p. 235. 11. Werner A., Zwyczajna apokalipsa: Tadeusz Borowski i jego wizja świata obozów (L’apocalypse ordinaire : Tadeusz Borowski et sa vision du monde des camps), Czytelnik, Varsovie, 1981, 256 p. 12. Balcerzan E., « Przygoda trzecia: apokryfy niemieckie » (Troisième aventure : les apocryphes allemands), in : Idem, Przygody człowieka książkowego (ogólne i szczególne) (Les aventures de l’homme du livre [en général et en détail]), PEN, Varsovie, 1990, pp. 30-50. 13. Martuszewska A., « Topika literatury obiegów popularnych » (La topique de la littérature des mouvements populaires), in : Słownik literatury polskiej XX wieku (Dictionnaire de la littérature polonaise du XXe siècle), sous la direction de Brodzka A. et alii, Ossolineum, Wrocław,1993, p. 1105. 14. Karasek Krz., Prywatna historia ludzkości (L’histoire privée de l’humanité), Wydawnictwo Literackie, Cracovie, 1978, pp. 48-55. 15. Traduit sous ce titre en 1979 par Christophe Jeżewski et Dominique Autrand (éditions Albin Michel. Paris). [NDlE] 16. Worcell H., Najtrudniejszy język świata (La langue la plus difficile du monde), Wydawnictwo Śląsk, Katowice, 1965, p. 264. 17. Ibid., p. 294. 18. Ibid., p. 302. 19. Mrożek Sł., Dziennik powrotu (Journal du retour), Noir sur Blanc, Varsovie, 2000, pp. 134-136. 20. J’ai écrit plus amplement sur le sujet dans : « Bliscy nieznajomi. Proza polsko-niemieckiego pogranicza wobec narodowych stereotypów » (Proches inconnus. La prose polono-allemande des confins par rapport aux stéréotypes nationaux), in : Obcowanie z wolnością, op. cit.,t. 2, pp. 191-206. 21. Ziemer Kl., « Niemiecki obraz Polaków w ostatnich dwustu latach » (L’image allemande des Polonais ces deux cents dernières années), in : Obcowanie z wolnością, t. 2, op. cit., p. 131. 22. Ibid., p. 133.

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23. Światłowski Zb., « Günter Grass », in : Pisarze niemieckojęzyczni XX wieku (Les écrivains de langue allemande du XXe siècle), PWN, Varsovie-Wrocław, 1996, p. 106. 24. Janion M., Günter Grass i polski Pan Kichot (Günter Grass et le Don Quichotte polonais), Słowo/ Obraz Terytoria, Gdańsk, 1999, p. 58. D’après le critique Mariusz Cieślik, ce livre « montre que Maria Janion a mené à bien son projet de faire de l’écrivain “le maillon manquant de la littérature polonaise”. […] Parmi les écrivains allemands, aucun ne comprend ni ne connaît les Polonais comme Günter Grass, mais aucun n’est aussi compris et adoré chez nous. » : CieślikM., « Günter Grass i polski Pan Kichot, Janion, Maria » [Günter Grass et le Don Quichotte polonais, Janion, Maria], in : Gazeta Wyborcza, 19 janvier 2001. URL : http://wyborcza.pl/1,75517,108019.html (consulté le 16 octobre 2013). 25. Janion M., Ibid., p. 67. 26. Ibid., pp. 72-73. 27. Chez Johannes Bobrowski, le « tapis sarmate » est une référence manifeste au West-östlicher Divan (Le Divan occidental-oriental,1819) de Johann Wolfgang Goethe qui a déterminé la perception de l’Orient dans la culture allemande pendant de nombreuses années. Toutefois, « l’Orient » désigne ici les pays du Proche-Orient, avant tout la Perse des contes de fées avec sa riche tradition littéraire. On retrouve des échos de l’Orient tel que conçu par Goethe dans les cycles poétiques de Bobrowski Sarmackie czasy (L’époque sarmate, 1961) et Schattenland Ströme (Les courants du pays de l’ombre, 1962), aussi appelés « divan sarmate ». Les références à l’œuvre de son grand prédécesseur ont cependant un caractère polémique chez Bobrowski. L’Orient de ce ;io-ci est situé ailleurs : il s’agit du territoire frontalier de la Prusse orientale, de la Pologne et de la Lituanie, fascinant par la multiculturalité. La portée idéologique des deux cycles poétiques est, elle aussi, différente. La conception littéraire de la Sarmatie comprend les paysages perdus de l’enfance, souligne l’importance de la nature et l’inspiration du décor des régions situées au-delà du Niémen, évoque les lointains ancêtres polonais, suggère d’approfondir la pluridimensionnalité de sa propre origine, de l’identité tissée de fils allemands et polonais, elle se rapporte également à la question de la culpabilité et de la possibilité d’une compensation poétique. La Sarmatie de Bobrowski est une tentative d’invoquer le mythe de l’Europe de l’est, compris comme un lieu exceptionnel sur la carte du continent, qu’il enrichit par son ensemble particulier de relations historiques, géographiques, naturelles et culturelles. 28. Ziemer Kl., art. cit., p. 134. 29. Idem. 30. Szaruga L., art. cit., pp. 145-146. 31. Voir : Grözinger E., « “Trójkąt” polsko-niemiecko-żydowski jako temat polskiej literatury współczesnej » (Le Triangle polono-germano-juif comme sujet de la littérature polonaise contemporaine), in : Obcowanie z wolnością, op. cit., t. 1, pp. 177-190. 32. Szaruga L., art. cit., p. 146. 33. Więckowski A., « Szczypiorski w Niemczech » (Szczypiorski en Allemagne), in : Odra, n o 9/2000, p. 14. 34. Nowacki D., « O polsko-niemieckim pojednaniu (w literaturze) » (La réconciliation polono- allemande [dans la littérature]), in : Normalność i konflikty. Rozważania o literaturze i życiu literackim w nowych czasach (La normalité et les conflits. Considérations sur la littérature et la vie littéraire des temps nouveaux),sous la direction de Czapliński Prz. & Śliwiński P., Poznańskie Studia Polonistyczne, Poznań, 2006, pp. 219-233. 35. Idem. 36. Idem. 37. Idem. 38. LachmannP., Wywołane z pamięci (Éveillés de la mémoire), Borussia, Olsztyn, 1999, p. 164. « Mistrzostwo świata Niemiec » (le championnat du monde de l’Allemagne), cette citation traduite

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par Peter/Piotr Lachmann du poème de Celan « La Fugue de la mort » traduit bien le caractère des aspirations allemandes. 39. Huelle P., Opowiadania na czas przeprowadzki (Récits pour le déménagement), PULS, Londres, 1991, p. 8. 40. Jasiński M. & Spychalski M., Opowieść heroiczna (Récit héroïque), Kret, Wrocław, 1989, p. 4. 41. Ce néologisme est effectivement formé par l’association des deux noms utilisés pour désigner une seule et même ville : Breslau en allemand et Wrocław en polonais. (NdT) 42. Szaruga L., art. cit., p. 150. 43. Balcerzan E., op. cit., p. 24. 44. Idem. 45. Waniek H., Opis podróży mistycznej z Oświęcimia do Zgorzelca 1257-1957 (Description d’un voyage mystique d’Oświęcim à Zgorzelec 1257-1957), Znak, Cracovie, 1996, p. 32.

RÉSUMÉS

Le présent article est consacré aux relations polono-allemandes dans les proses polonaise et allemande après 1945. La première partie se focalise sur la représentation des Allemands dans la littérature polonaise entre 1945 et 1989. Deux courants sont alors en présence : d’une part, la propagande officielle de la Pologne Populaire (Eugeniusz Paukszta notamment) et, d’autre part, la grande littérature (Andrzej Kuśniewicz, Stanisław Grochowiak). Dans le premier cas, les stéréotypes jouent un grand rôle dans la perception réciproque, alors que le second tend à les dépasser. La deuxième partie présente des exemples choisis d’images de la Pologne et de Polonais issus la littérature allemande d’après-guerre. L’une des tendances les plus intéressantes a la particularité de s’écarter des préjugés dominants (le Groupe 47 : Günter Grass, Johannes Bobrowski et Siegfried Lenz). La section suivante est consacrée à la nouvelle étape qui émerge après 1989, les relations polono-allemandes se caractérisant alors par une curiosité réciproque, une découverte (déjà entamée par quelques écrivains allemands, tels que Günter Grass et Henryk Bienek) des petites patries communes dans les confins occidentaux de la Pologne. Dans la littérature polonaise, cette thématique est explorée à partir de la fin des années 1980 entres autres par Paweł Huelle, Stefan Chwin (Gdańsk), Erwin Kruk, Kazimierz Brakoniecki, Włodzimierz Kowalewski (la Mazurie), Artur D. Liskowacki, Inga Iwasiów (Szczecin), Julian Kornhauser, Henryk Waniek, Stefan Szymutko, Kazimierz Kutz (la Haute-Silésie). Enfin, nous soulevons un dernier aspect : l’œuvre des émigrés polonais vivant en Allemagne. Les représentants de l’ancienne génération écrivent en polonais (Janusz Rudnicki, Stanisław Bieniasz), tandis que les plus jeunes (Radek Knapp, Dariusz Muszer) écrivent en allemand, exprimant dans cette langue une identité polonaise spécifique confrontée à l’environnement allemand ou autrichien dans lequel ils vivent.

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INDEX

Mots-clés : écrivains polonais en Allemangne, littérature allemande, littérature polonaise, prose polonaise, relations polono-allemandes, stéréotypes et leur dépassement Index géographique : Allemagne, Danzig, Gdańsk, Mazurie, Pologne, Silésie, Stettin, Szczecin Index chronologique : communisme, époque contemporaine, Guerre froide, post-communisme, XXe siècle Schlüsselwörter : deutsche Gegenwartsprosa, nationale Stereotypen und ihre Überwindung, polnisch-deutsche Beziehungen in den beiden Literaturen dargestellt, polnische Gegenwartsprosa

AUTEURS

KORNELIA ĆWIKLAK

Université Adam Mickiewicz de Poznań (Pologne). [email protected]

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Peter Handke : La parole slovène à travers les confins

Igor Fiatti

1 Selon Gian Mario Anselmi, la limite est lacération de celui qui, de la finitude, s’ouvre à l'inexploré du monde1 (l’Ulysse de Dante Alighieri et l’Infinito de Giacomo Leopardi en ce sens sont une sorte de manifeste, renvoyant certes aux modelès de l’Antiquité, l’Odyssée d’Homère et l’Eneide de Virgile). Si la frontière « ferme », elle invite en même temps à son « infraction » et la littérature, par sa nature, a toujours franchi des seuils et transgressé des consignes – notamment à travers le genre moderne par excellence, le roman, comme Mikhail Bakhtine l’a bien montré2. Les auteurs centre-européens sont particulièrement sensiblesau déracinement, à l’ailleurs, en particulier dans les régions frontalières des nations qui sont nées sur le territoire de l’Empire austro-hongrois, où l’atomisation de la Vielfalt, la multiplicité « kakanienne »3, a atteint son acmé. C’est bien l’espace de la Mitteleuropa, un espace marqué par l’expérience de la dislocation.

2 Conformément à ce qu’écrit Natalie Dupré, le terme « dislocation » traduit le terme anglais displacement4. Le concept de dislocation, tel qu’il est utilisé par la critique postcoloniale, renvoie aux formes de transfert dans l’espace qui peuvent causer une crise identitaire : les déplacements volontaires et involontaires, les migrations individuelles et collectives. Toutefois, en se référant aussi à ce malaise éprouvé par le moi suite au dénigrement ou à l’oppression culturelle, la notion de dislocation renvoie d'emblée à « la problématicité plus générique du rapport entre le moi et l’espace (culturel) »5 qui peut tirer son origine à la fois d’un déplacement effectif ou par l’imposition d’une norme culturelle perçue in toto ou en partie comme dissemblable. Par conséquent, la dislocation finit par déranger le rapport entre le moi et l’espace en rendant impossible tout processus d'identification (cela vaut aussi pour la condition de frontière en général, dans laquelle l’incertitude se fait forma mentis). Dans notre analyse, nous examinerons l’expérience de la dislocation vécue, de manière paradigmatique, par l’écrivain autrichien Peter Handke (né en 1942). 3 Nous considérerons notamment le roman Die Wiederholung (Le Recommencement, 1986), car il représente la summa de l’engagement littéraire de Handke vis-à-vis des questions essentiels de cette article : la frontière, l’identité, la dialectique du centre

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(autrichien/allemand) et de la périphérie (slovène/slave). Comme le note Hans Höller, le thème de la Slovénie et la blessure des Slovènes de la région de la Carinthie y font l’objet d’un nouvel Epos : plus de vingt ans après Le mythe et l'empire dans la littérature autrichienne moderne (1963) de – ouvrage incontournable lorsqu’on aborde la Mitteleuropa – Handke y expose « un des peuples blessés » de la monarchie des Habsbourg6. « La politique, c’est avoir affaire à des blessés » selon l’historien Friedrich Heer. D’après lui, d’une manière spécifique, la politique de la monarchie habsbourgeoise avait prudemment affaire à des « peuples profondément blessés »7. 4 Marquée par ces « blessures » engendrées par l’Histoire, la frontière chez Handke émerge certes en tant qu’espace critique. Un espace entropique, décentrant et déhiérarchisant, par lequel nous voudrions procéder à notre analyse. Pourtant, tout en considérant sa nature « ouverte », « plurielle », la méthodologie à suivre ne devrait pas reposer sur une approche monolithique. Afin de saisir ses multiples déclinaisons, nous remarquons – avec Mario Lavagetto – les risques impliqués par « l’euthanasie de la critique » (Eutanasia della critica, 2005) : face à des bibliographies si illimités, il n’y a qu’une seule alternative au silence : se mettre en route avec un équipement léger, pour éviter de ne pas atteindre le texte et de ne pas se mesurer avec ceci, tout en y cherchant et en y repérant le plus implacable dispositif de contrôle8. Et bien que thèmes comme la crise identitaire et la frontière nous renvoient tout de suite aux domaines anglo-saxons des Cultural studies ou des Border studies, cet article ne se peut pas se borner à une approche univoque. Il s’agira plutôt d’adopter un substantiel relativisme à la fois critique et méthodologique, un « écletisme critique » (Remo Ceserani)9. Par l’étude du texte et du contexte, nous allons essayer de sonder la frontière germano-slave dans l’écriture handkéenne. 5 Manifestement, le lointain est une dimension essentielle de la frontière ; et l’horizon est la ligne représentant le lointain, son expression physique. L’horizon comme limite du paysage, comme sa frontière : c’est bien ça la signification du mot grecque ὁρίζων. A ce sujet, Antonio Prete remarque que le lointain est la source de chaque forme d’art10. Mais il est aussi la transparence se perdant à l’horizon, visant à faire de la limite la source même de la représentation. A l’évidence, l’altérité de l’horizon requiert aussi de notre part une interrogation philosophique.

1.

6 Il est d'abord nécessaire de remarquer un fait fondamental, faisant consensus parmi les critiques et les auteurs lorsqu'on aborde la Slovénie et son histoire : la centralité de la production littéraire. La littérature slovène – quide facto s'est développée pendant la domination habsbourgeoise – s'est révélée être un pilier national, même la principale institution nationale, au point qu'on pourrait dire que les poètes et les écrivains ont donné le jour au peuple11. À la différence des littératures des autres Slaves du sud, des Croates ou des Serbes, la slovène ne se divise pas en ancienne et nouvelle, mais elle s'est développée sous le signe de la continuité linguistique de la seconde moitié du XVIe siècle à nos jours. Le vrai incipit est lié à la Réforme protestante et, en particulier, à sa voix principale, Primož Trubar (1508-1586), auteur du premier livre slovène imprimé en 1550. Avant cette date, les documents du Moyen-Age écrits en langue slovène sont très rares. La première pièce officielle slovène remonte à 1515, il s'agit d'un manifeste qui invite les paysans à la révolte : « Le vkup, le vkup, uboga gmajna » (Rassemblons-

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nous, rassemblons-nous, pauvres gens)12. Aux marges de l'Histoire qui compte, le peuple slovène se rassemble ainsi autour de sa langue, s'assemble autour des défenseurs de sa parole.

7 Il en a pleine conscience l'auteur Drago Jančar (né en 1948), qui est considéré comme l'idéologue de l'idée slovène deMitteleuropa13. Dans son article « Terra Incognita »(1987),il décrit sa Slovénie, comme « une idylle littéraire, la terre promise des écrivains »14, tout en mettant en évidence que la langue est pour les Slovènes ce que la Torah est pour les Juifs et, en même temps, en épousant la pensée de lorsque celui-ci – à l’instar de Johann Gottfried von Herder – soutient que la culture et la création intellectuelle sont laconditio sine qua non de l'existence d'un petit peuple. Ainsi comme l'écrivain tchèque fait coïnciderLa tragédie de l'Europe centrale (1983)avec le déclin des Habsbourg15, Jančar, même en niant une quelconque forme de sentiment à l'égard de la Double Monarchie, plonge dans « le monde harmonique » de la famille Trotta brossé dans les romans de Joseph Roth. Ainsi comme Kundera en appelle aux fantasmes habsbourgeois et à leur potentiel mythopoïétique vis-à-vis du grand récit des Soviet, Jančar plonge sa plume dans l'humus mittel-européen face au grand récit yougoslave et titiste. Une vision qui s’est concrétisée aussi par l'institution du Prix littéraire de Vilenica, qui, à la fin des années 1980, a rapproché la Slovénie de la Mitteleuropa en revendiquant une identité centro-européenne. Toutefois, Handke (qui a été lauréat du Prix en 1987) s’est opposé résolument aux partisans de la rencontre annuelle de Vilenica : selon lui le Prix a contribué à la fausse idée de Mitteleuropa, pour pousser les Slovènes à abandonner le seul espace auquel ils appartenaient, celui-ci de l'État yougoslave16. Mais ces dernières années, chaque fois que je me rendais en Slovénie, je remarquais qu’une nouvelle histoire y était propagée. Nouvelle ? C’était la vieille légende, remise au goût du jour, de la Mitteleuropa. (…) Et cette parole historisante, proclamée par des bouches nombreuses, dans des journaux, des mensuels, lors de colloques, détournait du pays l’hôte venu en Slovénie pour l’entraîner vers l’irréalité, l’intangibilité, la non-présence. (…) Qu’il est triste, et aussi scandaleux, que quelqu’un tel que Milan Kundera, il y a quelques semaines, dans un appel au « sauvetage de la Slovénie » publié dans Le Monde, la distingue, avec la Croatie, des « Balkans » serbes et l’adjoigne aveuglément à cette « Europe centrale » fantomatique dont les seigneurs impériaux taxaient de baragouinage barbare sa langue tchèque, une langue slave dans laquelle plus tard Jan Skácel de Brno allait forger les psaumes les plus délicats du XXe siècle !17

2.

8 Handke nous fournit par la fiction littéraire un témoignage important sur la recherche de l’Eigenes (le propre) dans une situation frontalière de contact avec la langue du voisin. Ici, cependant, une précision de nature sémantique s’impose avant de procéder à notre discours. Piero Zanini remarque justemment que la frontière, à la différence des confins, n’est pas représentable comme une ligne : elle est plutôt une bande, une zone vague où très souvent tout se mêle, tout se trouble18. Les deux mots sont différents étymologiquement : le mot « frontière » dérive du latin frons-tis, « front » en français, avec une signification directionnel (vers ou contre quelqu’un ou quelque chose) ; le mot « confins » dérive par contre du latin con-finis – littéralement «avec»-«fin» – un terme exprimant une limite spatiale. En français et en italien, pour autant, les deux termes sont souvent utilisés comme synonymes (confins-frontière ; confine-frontiera) ; dans la

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langue française, en particulier, la frontière est devenue synonyme de confins lorsque, en poursuivant la politique de compromis avec les autres nations européennes, la France a atteint ses propres limites naturelles19. En allemand, le seul terme Grenze englobe les deux significations, tandis que jusqu’au Moyen Âgele mot Mark désignait la zone contiguë à la frontière. La langue allemande a abandonné l’usage de ce dernier terme grosso modo à la moitié du XIII e siècle, lorsque les Chevaliers de l’Ordre Teutonique devaient discuter des questions territoriales avec les princes polonais : parler d’une ligne, au lieu d’utiliser un mot qui indiquait une zone bien plus étendue, c’était bien conforme aux exigences des représentants impériaux. Le terme Grenze est par conséquent un emprunt aux langue slaves, qui disposent de forme quasiment identiques pour exprimer la chose20 (granica en polonais, croate,bosniaque ; granica, écrit dans l’alphabet cyrillique, en russe, serbe, bulgare ; hranice en tchèque ; hranica en slovaque).Etpour gloser cette digression sémantique, il faut enfin souligner qu’une distinction nette persiste en anglais entre border et frontier 21. Ce dernier terme renvoie certes à la frontier américaine (Cf. Frederick Jackson Turner) 22, à savoir un frontentenducomme limite d’un système en expansion.

9 Indépendamment des relations entre langue et genèse nationale, la différence entre les deux termes (confins-frontière) subsiste et elle est substantielle : la frontière est en continuelle évolution et elle est instable ; en revanche, tracer des confins signifie fonder un espace en imposant une ligne certaine et stable23. En outre, la frontière crée un autre espace : un no man’s land s’ouvre au-delà des communautés liminaires, entre les marges des deux pays, entre deux espaces différents. Il s’agit « d’un territoire neutre » selon Georg Simmel, où la rencontre peut se produire « sinon amicalement, du moins sans hostilité »24. 10 Chez Handke – tout en soulignant à nouveau la différence entre l’ouverture indéfinie de la frontière et la fermeture nette des confins – la contiguïté linguistique ne se révèle pas le privilège de la frontière, entendue comme une richesse majeure de stimuli linguistiques à disposition de l'individu, mais plutôt comme une expérience de conflit, une expérience des confins. Le geste de l'écriture handkéenne a cependant pour visée de dépasser les confins et leur structure dichotomique : comme le note Johann Drumbl, les accents ne se mettent pas sur le concept de frontière, mais sur celui de seuil – un seuil qu’il faut entendre selon lui comme des confins dans la perspective dynamique de leur dépassement25. Et comme l’a reconnu Handke lui-même, le seuil est le lieu de la créativité : (...) ce vide, ce vide houleux, céleste, fécondant, attirant ne m'est jamais apparu dans une nature vide d’hommes, mais toujours à proximité des hommes. C'était toujours sur une lisière, par exemple à la lisière de la ville, à la limite entre la forêt et la steppe, c'est étrange : toujours sur des frontières, ou plus exactement sur des seuils. Toujours là.26 11 En écrivant, Handke va à la recherche de l’expérience de ce qu’un de ses personnages définit comme la « Schönheit der Schwellen! » (la beauté des seuils)27. Son œuvre en prose est pourtant constituée par la longue histoire inachevée de la recherche archéologique des seuils fondateurs de l’identité28, comme en témoigne l’écrivain même en reconnaissant que la recherche identitaire, la recherche de soi-même est à l’origine de son écriture29. La quête de l’identité apparaît comme une marche aléatoire et exploratoire, le résultat d’interactions successives et multiples émanant des expériences quotidiennes. L’identité de l’individu qui ne se contente pas de subir les influences dépend de la maîtrise de ces croisements fortuits ou choisis, mais, après les

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avoir identifiées, il s’emploie aussi à les modeler. Cependant, ainsi que le souligne le psychosociologue américain Erik H. Erikson dans son étude sur le développement de la personnalité, les crises jalonnent la difficile conquête de l’identité30. Dans une telle recherche identitaire tourmentée, le roman Die Wiederholung représente une étape importante du rapprochement avec la culture slovène. Né dans un village bilingue de la Carinthie du Sud, Griffen, Grebjin en slovène, Handke retourne à l’amnios maternel (sa mère était une Slovène de Carinthie). Rappelons le contexte : l’écrivain a reconnu n’avoir subi aucun événement historique déterminant dans sa vie, à part l'expérience de l’oppression linguistique remarquée dans sa région natal31. C’est « une expérience déterminante » pour l’auteur, un motif qui l’a poussé à écrire en fortifiant et en nourrissant concrètement son pathos : Dans toute ma vie, hormis ce que j'ai épié, vu et lu du national-socialisme, je n'ai subi aucun événement historique qui pût me déterminer – à part, si vous acceptez cet exemple, le bilinguisme en Carinthie du Sud, où j'ai été élevé, et où j'ai remarqué que le groupe qui parle l'allemand opprime le groupe qui parle une autre langue, le slovène, et le considère comme de valeur moindre. C'est déjà une expérience déterminante, mais dans ce cas-là, elle ne me diminue pas. C'est tout au plus pour moi un motif de me mettre à écrire. Cela renforce pour ainsi dire le pathos – ou cela fortifie le pathos et lui donne aussi une nourriture concrète.32 12 En Carinthie, le dialogue germano-slovène de deux cultures remonte au premier millénaire. Quoiqu’une disparité hégémonique se soit bientôt manifestée en faveur de la germanophonie, il y a eu aussi des phases d’interculturalité constructive33. Au début du XIXe siècle, par exemple, avec la revue Carinthia de Klagenfurt (1811). Quant au XX e siècle – après la montée des nationalismes et la césure constituée par les deux conflits mondiaux – il faut surtout remarquer les efforts des auteurs qui ont voulu stimuler la médiation culturelle : Peter Turrini (né en 1944) auprès du public germanophone ; Andrej Kokot (1936-2012), Janko Messner (1921-2011), Janko Ferk (né en 1958) auprès du public slovène. La figure de l’écrivaine blingue Maja Haderlap (née en 1961) est pareillement paradigmatique.Avec Klaus Amann,nous remarquons par la suite une manifestation qui,à partir de 1981, se soustrayait consciemment au protectionnisme des traditionalistes et contribua ainsi à une « normalisation » de la situation : le « Printemps de Carinthie » (Kärntner Frühling). Selon Amann, « pour la première fois, des auteurs slovènes, des auteurs écrivant en dialecte et d’autres en allemand se présentaient sur un pied d’égalité »34. De son coté, Handke, avec ses traductions en allemand des œuvres de Florian Lipuš (né en 1937) etde Gustav Januš (né en 1939), a contribué considérablement à la connaissance et à la valorisation de la littérature slovène de la Carinthie.

13 Die Wiederholung est ainsi le récit d’une quête à plusieurs niveaux 35. Le narrateur, Filip Kobal, traverse la Slovénie en quête des traces d’un ancêtre légendaire, chef d'une insurrection paysanne du XVIIIe siècle, alors que la famille Kobal vit dans une sorte d’exil permanent à Rinkenberg, Vogrče en slovène, un village de la Carinthie, non loin de la frontière yougoslave et du village natal de Handke, Griffen. Cependant, plus que par la quête de son ancêtre, le narrateur est angoissé par le destin se son frère, Gregor, disparu pendant la Deuxième Guerre mondiale. L’héritage laissé par ce personnage porteur d’identité est essentiellement celui des mots : il laisse derrière lui un dictionnaire germano-slovène et ses notes prises à l’École d’agriculture de Maribor. Filip trouve les traces de son frère et transpose immédiatement tous les mots et toutes les images verbales dans la nouvelle connaissance d'un contexte existentiel36. « Et la

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traduction des mots mleko et kruh n’était pas une traduction vers un langue étrangère, elle était un retour aux images, à l’enfance des mots, à la première image du lait et du pain. »37 Les notes agricoles du frère de Filip sont à la fois un cahier de travaux pratiques et un manuel ; elles se caractérisent par une écriture-dessin qui, comme le souligne Brigitte Desbrière-Nicolas38, conduit à une lecture qui s’opère sur le mode de l’intuition, provoquant la transcription directe des mots en images39. Aussi, au-delà du déchiffrement peu familier de la langue étrangère d’un ouvrage spécialisé, le détour par la traduction ouvre les voies de la reconquête de l’unité perdue entre les mots et les choses, que l’héritage légué par le frère permet d’entrevoir40. La thématique de l’identité, de la recherche identitaire conduite sur le seuil, s’associe en filigrane à celle de la langue retrouvée, lorsque les notes agricoles du frère, qui illustrent et expliquent les techniques de transplantation, se révèlent une allégorie de transfert vital, de fécondité, dans un monde mittel-européen qui fuit la répétition œdipienne. Une telle fécondité est en effet antithétique à l’épos de Der Mann ohne Eigenschaften (L'homme sans qualités, 1930) de Robert Musil, qui représente la désagrégation d’un ordre millénaire de civilisation, ignorant la procréation : comme le remarque Magris, dans le monde musilien du k.u.k. 41, toute génération physique et intellectuelle, toute transmission organique de la vie est inimaginable42. Par « la force des mots »43, transmise par les écrits de son frère, Filip retrouve la « Muttersprache »44 (la langue maternelle). Le frère est détenteur de la Parole ; dès lors, la langue slovène se révèle une allégorie biblique qui ouvre une série de parallélismes entre le peuple slovène et le peuple hébraïque. La matrice architextuelle de l’Ancien Testament se concrétise dans l’âpreté du paysage du plateau du Karst, où le destin slovène de Die Wiederholung se superpose à l’écho éloigné de l’errance du peuple de Moïse dans le Sinaï. Le vent karstique, en particulier, est le souffle vital, créateur de la Genèse et, en même temps, il est le souffle de la Pentecôte – mais non dans l’interprétation chrétienne proposée par l’excellente analyse de Desbrière-Nicolas45, plutôt dans la lecture hébraïque liée à la célébration du don de la Loi. Sans le vent du Karst, le narrateur reconnaît qu’il n’aurait pu raconter aucune histoire, « aucune inscription ne courrait sur ma stèle. Tout cela ne faisait-il pas une loi ? »46 14 Les échos biblico-karstiques résonnent depuis longtemps dans la production littéraire – le Karst a été transposé bibliquement dès le début du XIXe siècle dans la littérature triestine47–, mais, dans le roman de Handke, les renvois au thème de la traversée, de la traversée du désert, s’accumulent dans sa recherche du seuil. La figure de Moïse se découpe enfin nettement dans le golf de Trieste, où se conclut le voyage de Filip qui aperçoit un bateau, « l’Arche de l'Alliance »48. Chez Handke, de cette manière, les grands auteurs de la poésie slovène se découpent à nouveau : Dragotin Kette (1876-1899), et surtout Srečko Kosovel (1904-1926), originaire du Karst – manifeste dans l’intertexte du roman handkéen49– qui a notamment composé deux poèmes dans lesquels la mer est prépondérante : Ekstaza smrti (Extase de mort, 1925) et Tragedija na oceanu (Tragédie sur l’océan, 1927), tous deux exprimant les souffrances de la population slovène du littoral50. 15 Le voyage raconté dans Die Wiederholung substitue au traditionnel retour aux sources grecques de la civilisation occidentale un itinéraire qui, par l’intermédiaire d’une culture ancestrale, va à la recherche des origines du langage : alors que ses camarades du lycée entreprennent un voyage de fin d’études à destination de la Grèce, le narrateur Filip Kobal, invoquant de faux prétextes, s’engage en solitaire dans son aventure slovène51. Le voyage de Filip culmine dans la recherche de la redécouverte du

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Langage vrai, antérieur à la coupure radicale entre les mots et les choses52, antérieur au clivage entre logos et mythos. Dans l’écriture de Handke, un des thèmes les plus importants de l’œuvre de Maurice Blanchot semble de cette façon émerger sur la frontière-seuil : l’écriture animée par une parole dépossédée, privée du pouvoir d’englober autrui en l’amoindrissant ainsi de son caractère excessif. Blanchot parle explicitement d’une expérience double de la parole, la parole « dialectique » et la « parole non dialectique ». L'une, parole de pouvoir, d’affrontement, d’opposition, de négation, est destinée à réduire tout opposé et à affirmer la vérité dans son ensemble comme égalité silencieuse. L’autre est une parole hors de l’opposition, hors de la négation et ne faisant rien qu’affirmer, mais également hors de l’affirmation : car elle ne dit rien que la distance infinie de l’Autre53. La parole non dialectique, ou la parole plurielle comme la définit Blanchot, est exemptée de l’exercice du pouvoir. Pratiquer une telle parole veut dire rompre le langage de la dialectique qui s’appuie sur le primat de l’exigence optique autour de laquelle se développe toute la pensée occidentale : à partir de l'allégorie platonicienne de la caverne, « la lumière » est la mesure de tout le dicible et de tout le pensable ; pour Blanchot, par contre, parler ce n’est pas voir, parler détourne de tout visible et de tout invisible54. Dans sa pérégrination slovène, Filip Kobal se retrouve devant l’entrée d’un tunnel, interdit, il se demande si le sous-sol lui cache un trésor ou un refuge55. En définitive, il n’est pas nécessaire d’étudier le grec ancien pour retrouver la grâce originaire de l’unité primordiale, il suffit de raviver les traces conservées par la Langue vraie d’aujourd’hui. La langue slovène « retrouvée » par Handke est symétrique, dans un tel sens, à l’idiome utilisé par Pier Paolo Pasolini dans ses Poesie friulane (Poèmes frioulans). À ce propos, Johann Strutz relève que « l’innige Ironie »56 (l’ironie intime) de la langue slovène de Handke exprime une idée similaire au « frioulais » de Pasolini : les deux ont choisi un idiome non corrompu, le mythe d’une culture et d’une société non aliénées, sans bourgeoisie, sans aristocratie57. Une langue mère qui, dans le livre de Handke, représente par ailleurs la seule voie pour tenir en vie sa propre foi58. En sondant dans toute sa conflictualité le legs de la Vielfalt kakanienne59, Die Wiederholung a une dimension « élevée au carré » du souvenir : le moi-narrateur est un homme de quarante-cinq ans qui se souvient de sa jeunesse par ses propres mémoires de jeune homme de vingt ans. Ce sont les yeux de l’incomparable don de la distance, de la Ent-fernung, de « l'éloignement de l'éloignement »60, que, selon Massimo Cacciari, « l'homme posthume » Musil a peut-être mieux compris que n’importe qui d’autre61. Et comme le note Jürgen Wolf, le souvenir handkéen abroge le temps, devient une forme du présent62. Conformément à la philosophie de Gilles Deleuze, la recherche identitaire semble converger sur le fait que l’identité n'est pas première, elle existe certes comme principe, mais comme second principe, principe devenu. Pour Deleuze, « avec l’éternel retour, Nietzsche ne voulait pas dire autre chose. L’éternel retour ne peut pas signifier le retour de l’Identique, puisqu’il suppose au contraire un monde (celui de la volonté de puissance) ou toutes les identités préalables sont abolies et dissoutes ». Revenir est donc la seule identité, mais l’identité comme puissance seconde, l’identité de la différence. Une telle identité est déterminée comme « répétition », Die Wiederholung justement. « Dans l'éternel retour, l’être univoque n’est pas seulement pensé et même affirmé, mais effectivement réalisé », note Deleuze63.

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16 Comme le souligne Strutz, la perspective de l’Autre ne se réalise pas chez Handke au niveau des acteurs, mais par la métaphore intertextuelle du livre (le dictionnaire germano-slovène, le « legs » du frère du protagoniste de Die Wiederholung) 64. À l'instar de Pasolini, l’auteur autrichien se soucie avant tout de ce qui, dans la problématique du langage, concerne la théorie de la connaissance et la critique de la civilisation65. Handke veut affirmer l’individu en mettant en scène le mythe d’une culture utopique. Dans l’expérience de la dislocation, l’éloignement de l’espace originaire transforme de manière irréversible et radicale sa fonction à l’intérieur du noyau identitaire, en se constituant sous forme d’une « présence-absence » ambivalente66. De cette façon se forgent des récits qui, selon William Wordsworth, ont lieu « here, nowhere, there, and everywhere at once »67. Quiconque a subi ou subit l’expérience de la dislocation, typique à la fois de l’exil et de la condition existentielle des zones de frontière, se libère difficilement de son désir d’un retour à l’état antécédent, et le désir même – imprégné souvent par une mémoire nostalgique – a comme objet non seulement le retour à un espace et à un temps déterminés, mais à un modus vivenditoutentier 68. Sur Handke pèse le substantiel déboussolement identitaire qui, comme nous l’avons remarqué, est à l’origine de son écriture. Le retour au présent de l’auteur autrichien, bâti sur le tourment de la frontière-seuil, n’a aucun accostage spatio-temporel sûr ; la Carinthie natale est le fruit et la victime du pathos de « l’expérience déterminante » vécue en témoignant de l’oppression linguistique infligée à la minorité slovène, alors que, dans la pensée handkéenne, la Mitteleuropa n’est qu’une « sorte “d’Ersatz” de l’Empire des Habsbourg »69.

17 Handke reconnaît toutefois une unité kakanienne faite de codes culturels communs à l’espace centre-européen, et parmi ceux-ci, il inclut le jaune impérial qui marque l’architecture habsbourgeoise. Une affirmation qu’il argumente en remarquant que les choses de la vie quotidienne, jusque dans leurs plus petites ramifications, forment une unité, une unité très diverse, naturellement, puisque ce sont des choses différentes70 – concordant avec le concept d’idée de Deleuze, selon lequel l’idée est une multiplicité, constituée d’éléments différentiels, rapports différentiels entre ces éléments, et de singularités correspondantes a ces rapports71. En tout état de cause, selon Handke, qui par Die Wiederholung retourne (à l’instar de Deleuze) à l’identité de la différence, « le dernier Empire, le seul Empire raisonnable et non métaphysique sera certainement l’Empire de l’écrit, l’Empire de la narration »72. L'écrivain le souhaite en ayant claire conscience à la fois de l’impossibilité de vaticiner un retour éventuel à l’Empire et de la nécessité d’une métamorphose « impériale ». « Ces sentiers vides, ces fenêtres aveugles, demandent une métamorphose, cette hallucination d’un Empire appelle la métamorphose – mais en quoi peut-on le métamorphoser ? »73 Ce sont des mots qui, de la dichotomie de la Carinthie, de la dénégation de la Mitteleuropa, nous portent vers la conclusion de notre article. Régis Debray, dans son essai Éloge des frontières (2010), qu’il définit comme un manifeste, note que « renoncer à soi-même est un effort assez vain : pour se dépasser, mieux vaut commencer par s’assumer »74. Handke écrit apertement dans un espace sensible : dans le laboratoire des confins et des frontières post- kakaniennes, qui, par ses littératures parallèles, manifeste et confesse son propre caractère vital « d’interface polémique entre l’organisme et le monde extérieur »75.

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18 Chez Handke, le moi est au centre de la littérature : « Ce que j’écris n’est que mon existence mise en forme »76. L’œuvre littéraire est pourtant tissée des fils d’une thématique personnelle que Roland Barthes définit comme « la structure d’une existence »77. Par le jeune Kobal de Die Wiederholung– un Télémaque à la recherche d’Ulysse – Handke n’a pas seulement l’occasion de parcourir les vicissitudes du peuple slovène de la Carinthie et de retrouver ses origines slaves, mais aussi de traverser à nouveau le paysage paysan de son enfance et de son adolescence. Il parvient ainsi à ressusciter une période fondamentale de sa vie, qui l’a séparé à jamais de son peuple en le rendant étranger78. 19 En tant que récit d’une évolution visée à la reconquête de l’identité par l’exploration du pays des origines dans son intégrité, Die Wiederholung est un Bildungsroman, un roman de formation. Il est aussi une romantische Wanderschaft, un compte-rendu d’une errance romantique – c’est-à-dire d’un voyage dans un lieu rêvé (comme le note Daniel Henri- Pageaux, tout voyage est une forme de traduction d’un espace : l'expérience de l'étranger se change en expérience existentielle quand le déplacement se fait écriture)79. Die Wiederholung est en même temps un des ouvrages plus significatifs de la littérature des confins, dans laquelle les personnages vivent consciemment dans leur intériorité la rencontre et la confrontation quotidienne de différentes cultures80.Lors d'une randonnée sur la ligne de crête entre la Carinthie et la Yougoslavie, le père du narrateur, Filip Kobal, sort ainsi de la résignation muette qui le caractérise : « Regarde ce que signifie notre nom : pas l'homme aux jambes écartées, mais la nature frontalière (Grenznatur). »81 Quant à son contenu, enfin, Hans Kitzmüller note à juste titre que Die Wiederholung est certes un roman « slovène » 82, mais il n’exprime pas seulement le besoin d’appartenance, il est aussi le compte rendu de la réappropriation d’une réalité liée au monde de l’enfance : la « Kindschaft »83. Un mot qui inclut en soi enfance (Kindheit) et paysage (Landschaft) par une réflexion sur la langue. Comme nous l’avons noté, pour Filip l’étude du « legs » culturel du frère – le dictionnaire germano-slovène et les notes prises à l’École d’agriculture – se révèle une expérience à la base de la refondation de la théorie de la narration, dans laquelle chaque mot retrouve sa capacité de connotation seulement lorsqu’il est lié au vécu. C’est bien l’idée des « Ein-Wort- Märchen»84, des contes de fées capables d’évoquer, avec un seul mot, les récits liées aux expériences originaires de l’enfance. Cependant, par l’exploration d’un lexique issu d’une culture paysanne, certes proche à la nature, Filip ne parvient pas à l’image d’un peuple au sens d’un objet historique : « (…) un peuple indéterminé, intemporel, extra- historique, – ou, mieux, un peuple qui vivait dans un éternel présent (…) et en même temps au-delà, ou antérieur à, ou postérieur à, ou à l’écart de toute Histoire »85. L’expression slovène deveta deželase réfère à un lieu fantastique de l’enfance évoquant un royaume lointain, mythique, le neuvième pays86. « Puissions-nous nous retrouver tous un jour, dans la calèche décorée de la nuit pascale, en route pour les noces avec le Neuvième Roi dans le Neuvième Pays – exauce, ô Dieu, ma prière ! »87 : c’est ce qu’écrit Gregor Kobal, le frère du protagoniste de Die Wiederholung, dans une lettre envoyée du front. Comme le remarque Haderlap, il est évident que Handke, avec son « neuvième pays », considère la Slovénie comme une entité universelle, une sorte d’Arcadie privée qui ne peut pas être décrite en termes d’appartenance nationale88. Handke lui-même a extériorisé son sentiment : « Alors l’ancestral conte slovène du Neuvième Pays a un peu plus chaque année cédé la place devant le discours spectral sur la Mitteleuropa. »89

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20 La double appartenance culturelle fait de Handke une personne déplacée, dépaysée (Tzetan Todorov)90. Out of place, comme dirait Edward Saïd91. A savoir, un lieu de l’entre- deux où l’écrivain se situe dans un équilibre instable. C’est un brouillage du prochain et du lointain, à la quête d’une identité à travers les confins germano-slaves.

NOTES

1. Anselmi G. M., préface à Finisterrae: scritture dal confine (Finisterrae : écritures depuis les confins), sous la direction de Indiveri M., Bonito V. M. & Novello N., Carocci, Rome, 2007, p. 9. 2. Idem. 3. Non sans une certaine ironie, l’écrivain autrichien Robert Musil appelait la Double monarchie austro-hongroise la « Kakanie », du préfixe apposé partout K. und K. : Kaiserlich und Königlich (impérial et royal). Dans notre travail, nous utiliserons cette terminologie « musilienne ». 4. Voir par exemple :Ashcroft B., Griffiths G. & Tiffin H., The Empire writes back. Theory and Practice in post-colonial literatures (L'Empire vous répond. Théorie et pratique des littératures post- coloniales), Routledge, Londres-New York, 1989, pp. 8-11 (Ouvrage cité par Natalie Dupré dans Per un'epica del quotidiano: la frontiera in « Danubio » di Claudio Magris [Pour une épique du quotidien : la frontière dans « Danube » de Claudio Magris]), F. Cesati, Florence, 2009, p. 36). 5. Dupré N., Ibid., p. 37. 6. Höller H., Peter Handke, Rowohlt, Hamburg, 2007, p. 97. 7. Cité par Christoph Ransmayr dans Auszug aus dem Hause Österreich. Unterwegs zur letzten Kaiserin Europas (Départ de la Maison d’Autriche. En route vers la dernière impératrice de l’Europe), in : Im blinden Winkel. Nachrichten aus Mitteleuropa (Dans l’angle mort. Nouvelles de la Mitteleuropa), Fischer Taschenbuch, Francfort-sur-le-Main, 1989, p. 281. Cf. également Höller H, op. cit., p. 97. 8. Lavagetto M., Eutanasia della critica (Euthanasie de la critique), Einaudi, Turin, 2005, p. 7. 9. Cf. Ceserani R., Guida allo studio della letteratura (Introduction à l’étude de la littérature), Laterza, Bari, 1999, pp. XXXIII-XXXV. 10. Prete A., Poetica dell’orizzonte. Passaggi (Poétique de l’horizon. Passages), in Finisterrae..., op. cit.,p. 58. 11. Mitrović M., Pregled slovenačke književnosti (Aperçu de la littérature slovène), Izdavačka knjižarnica Zorana Stojanovića, Sremski Karlovci-Novi Sad 1995, p. 10. 12. Bernard A., « Littérature slovène », in : Histoire littéraire de l'Europe médiane : des origines à nos jours, sous la direction de Delaperrière M., l'Harmattan,Paris-Montréal, 1998, p 301. 13. Cf. Konstantinović Z., « Les Slaves du Sud et la Mitteleuropa », in Revue Germanique internationale, n°1, 1994, pp. 45-60. 14. Jančar D., « Terra Incognita », in Cross Currents, Volume VI, 1986, p. 332. 15. Kundera M., « Un occident kidnappé ou la tragédie de l'Europe centrale », in : Le débat, n° 27, novembre 1983, pp. 3-22. 16. Handke P., Abschied des Träumers vom Neunten Land: Eine Wirklichkeit, die vergangen ist: Erinnerung an Slowenien (Adieu d’un rêveur au Neuvième Pays : Une réalité passée : Souvenir de la Slovénie), Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 1991 p. 6. 17. Ibid., p. 22. Comme le note Maja Haderlap, un extrait de ce texte parut dans Libération (22 août 1991) sous le titre « Le Conte du Neuvième Pays : Ma Slovénie en Yougoslavie », peu après la parution dans Le Monde (4 juillet 1991) de l’article où Milan Kundera prenait parti pour

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l’indépendance de la Slovénie. (Haderlap M., L’angle de la Mitteleuropa : Une réminiscence, in :Aux frontières : la Carinthie, Cultures d'Europe centrale, Hors-série n° 2, 2004, pp. 45-54. 18. Zanini P., Significati del confine, Bruno Mondadori, Milan, (1997) 2002, p. 15. 19. Voir Nordman D., Frontières de France : De l'espace au territoire : XVIe-XIXe siècle, Gallimard, Paris, 1998. Notamment le chapitre De la limite à la frontière (pp. 40-66). 20. Pille R. M., « A propos du terme de Grenze - Quelques remarques lexicales et historiques », in Seuil(s), Limite(s) et Marge(s), Actes du Colloque international de l'Association des germanistes de l'enseignement supérieur,L’Harmattan, Paris, 2001, p. 11. 21. Zanini P., op. cit., p. 12. 22. Cf. Turner F. J., The Frontier in American history (La frontière dans l’histoire américaine) (1920), Holt, Rinehart and Winston, New York, 1962. 23. Zanini P., op. cit., p. 14. 24. Simmel G., Soziologie. Untersuchungen über die Formen der Vergesellschaftung (Sociologie, étude sur les formes de la socialisation), Duncker & Humblot Verlag, Berlin, 1908, p. 525. En anglais dans le texte original. 25. Drumbl J., « Soglie e frontiere » (Seuils et frontières), in : Letterature di frontiera, n°1, 1991, p. 144. 26. Extrait de l’entretien que Peter Handke a accordé au germaniste suisse Herbert Gamper (Aber ich lebe nur von den Zwischenräumen: ein Gespräch, Amman, Zürich, 1987) : Gamper H., Espaces intermédiaires : entretiens, traduit de l'allemand par Nicole Casanova, Christian Bourgois, Paris, 1992, p. 113. 27. Handke P., Langsame Heimkehr (Lent Retour), Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 1979, p. 136. 28. Desbrière-Nicolas Br., « Identité et appartenance », in Partir, revenir : en route avec Peter Handke, actes du colloque international, Paris 31 janvier et 1 er février 1992, Publications de l'Institut d'allemand d'Asnières, Asnières, 1992, p. 34. 29. Cf. Handke P., Ich bin ein Bewohner des Elfenbeinturms (J'habite une tour d'ivoire), Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 1972, p. 26. 30. Erikson E. H., « Identity and the Life Cycle », in : Psychological Issues, t. I, n° 1, 1959. Cité par Desbrière-Nicolas Br. dans : art. cit., p. 34. 31. Gamper H., op. cit., p. 116. 32. Idem 33. Strutz J., « Littérature régionale comparée. Vénétie, Istrie, Carinthie », in : Les littératures de langue allemande en Europe centrale : des Lumières à nos jours, PUF, Paris, 1998, p. 232. 34. Amann K., Écrire une histoire littéraire régionale : L’exemple de la Carinthie, inAux frontières..., op. cit., pp. 55-67. 35. Strutz J., art. cit., p. 245. 36. Idem. 37. Handke P., Le Recommencement (Die Wiederholung), traduit de l’allemand par Claude Porcell, Gallimard, Paris, 1989, p. 106. 38. Desbrière-Nicolas Br., Identité et appartenance dans l'œuvre narrative de Peter Handke, P. Lang, Berne-Paris, 1991, pp. 421-423. 39. Handke P., Die Wiederholung, Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 1999, pp. 164-65. 40. Desbrière-Nicolas Br., op. cit.,p. 423. 41. Voir note 3. 42. Magris Cl., L’anello di Clarisse: grande stile e nichilismo nella letteratura moderna (L'anneau de Clarisse : grand style et nihilisme dans la littérature moderne),Einaudi, Turin, 1999, p. 247. 43. Handke P., Le Recommencement, op. cit., p. 129. 44. Handke P., Die Wiederholung, op. cit., p. 180. 45. Desbrière-Nicolas Br., op. cit., p. 426. 46. Handke P., Le Recommencement, op. cit., p. 214.

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47. Guagnini E., Minerva nel regno di Mercurio: contributi a una storia della cultura giuliana (Minerva sous le signe de Mercure : contributions à une histoire de la culture « giuliana »), Istituto giuliano di storia, cultura e documentazione, Gorizia, 2001, p. 76. 48. Handke P., Le Recommencement, op. cit., p. 231. BUNDESLADE (en majuscules dans le texte) dans Handke P., Die Wiederholung, op. cit., p. 298. 49. Handke P., Die Wiederholung, Ibid., p. 299. 50. Voir : Pahor B., Letteratura slovena del Litorale: vademecum : Kosovel a Trieste e altri scritti (Littérature slovène du littoral : vademecum : Kosovel à Trieste et autres écrits), Mladika, Trieste, 2004 ; Pahor B., Srečko Kosovel, Edizione studio tesi, Pordenone, 1993. 51. Desbrière-Nicolas Br., op. cit., p. 429. 52. Idem. 53. Blanchot M., L'entretien infini, Gallimard, Paris, 1969, p. 92. 54. Ibid., p. 82. 55. Handke P., Die Wiederholung, op. cit., p. 113. 56. Ibid., p. 182. 57. Strutz J., art. cit., p. 248. 58. Handke P., Die Wiederholung, op. cit., p. 182. 59. Voir note 3. 60. Cacciari M., Dallo Steinhof, prospettive viennesi del primo Novecento (Du Steinhof, perspectives viennoises du début du XXe siècle), Adelphi, Milan, p. 22. 61. Idem. 62. Wolf J., Visualität, Form und Mythos in Peter Handkes Prosa (Visualité, forme et mythe dans la prose de Peter Handke), Westdeutscher Verl., Opladen, 1991, p. 214. 63. Deleuze G., Différence et répétition, PUF, Paris, 1968, pp. 59-60. 64. Strutz J., art. cit., p. 246. 65. Ibid., p. 249. 66. Cf. Dupré N., op. cit., p. 39 et Seidel M., Exile and the narrative imagination (Exil et imagination narrative), Yale university press, New Haven-Londres, 1986, pp. 198-199. Sur Handke voir : Desbrière-Nicolas Br., op. cit., pp. 393-395. 67. Wordsworth W., The Prelude (Le prélude), Edward Moxon, Londres, 1850, p. 129 (cinquième livre, v. 533). 68. Dupré N., op. cit., p. 39. 69. Gamper H., op. cit., pp. 150-51. 70. Ibid., p. 155. 71. Deleuze G., op. cit., p. 356. 72. Gamper H., op. cit., p. 154. 73. Idem. 74. Debray R., Éloge des frontières, Gallimard, Paris, 2010, p. 15. 75. Debray R., op. cit., p. 39. 76. Gamper H., op. cit., p. 238. 77. Barthes R., Michelet par lui-même, Seuil, Paris, 1954, p. 5. 78. Zorzi R., postface à Handke P., La ripetizione, traduit de l’allemand en italien par Rolando Zorzi, Garzanti, Milan, 1990, p. 205. 79. Pageaux D.-H., Le scritture di Hermes: introduzione alla letteratura comparata (Le séminaire de ‘Aïn Chams), sous la direction de Proietti P., traduit en italien par Anna Bissanti, Sellerio, Palerme, 2010, p. 60. 80. Kitzmüller H., Peter Handke. Da Insulti al pubblico a Giustizia per la Serbia, Torino, Bollati Boringhieri, 2001, p. 101. 81. Handke P., Die Wiederholung, op. cit., p. 235. 82. Kitzmüller H., op. cit., p. 102.

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83. Handke P., Die Wiederholung, op. cit, p. 207. 84. Ibid., p. 205. Les italiques sont de Peter Handke [NdlR]. 85. Handke P., Le Recommencement, op. cit., pp. 156-157. 86. Kitzmüller H., op. cit., p. 101. 87. Handke P., Le Recommencement, op. cit., p. 245. 88. Haderlap M., L’angle de la Mitteleuropa... op. cit. 89. Handke P., Abschied des Träumers vom Neunten Land..., op. cit., p. 22. 90. Voir Todorov Tz., L'homme dépaysé, Seuil, Paris, 1996. 91. Voir Pageaux D.-H., op. cit., p. 75. Pageaux se réfère à l’autobiographie de Saïd publiée en 1999 : Out of place: A memoir (À contre-voie. Mémoires), Knopf, New York, 1999.

INDEX

Index chronologique : XXe siècle Index géographique : empire austro-hongrois, Europe centrale, Autriche, Slovénie, Yougoslavie, Carinthie, Karst Mots-clés : frontière, confins

AUTEURS

IGOR FIATTI

Docteur en Littérature Comparée, Université Paris III-La Sorbonne Nouvelle – Università di Torino

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La Chronique de Dalimil, première chronique rédigée en tchèque : langue vernaculaire, identité et enjeux politiques dans la Bohême du XIVe siècle

Éloïse Adde-Vomáčka

Introduction

1 La Staročeská kronika tak řečeného Dalimila (Chronique de Dalimil) est un texte majeur, fondateur même, de la littérature tchèque. Après la Chronicon Boëmorum (Chronique des Tchèques) achevée en 1125 par Cosmas de Prague, doyen du chapitre métropolitain de la cathédrale Saint-Guy, elle constitue le deuxième grand texte historiographique consacré à la Bohême ; surtout, il est le premier du genre à avoir été rédigé en tchèque. L’œuvre joua plus généralement un grand rôle dans la constitution d’une littérature de langue vernaculaire. De plus, après l’Alexandreida, qui l’avait précédée de quelques années et qui consistait en une adaptation du Roman d’Alexandre latin de Gautier de Châtillon, la Staročeská kronika est la deuxième œuvre littéraire rédigée en tchèque parvenue jusqu’à nous ; mais à la différence de ce premier texte, elle porte, elle, sur un sujet strictement tchèque et, surtout, elle ne s’appuie sur aucun modèle étranger (latin), tentant de mettre au jour une littérature spécifiquement tchèque1.

2 Cette chronique rimée de 103 chapitres fut rédigée dans les années 1309-1315 et s’inscrit donc dans la période très tourmentée de la crise de succession provoquée par l’assassinat de Venceslas III (4 août 1306) et l’extinction de la dynastie des Přemyslides, qui se résolut à la fin de l’année 1310 avec l’élection de Jean de Luxembourg comme roi de Bohême. Sur le plan extérieur, le pays était dangereusement menacé par les velléités des Habsbourg qui souhaitaient profiter de la situation pour mettre la main sur ce riche et puissant royaume, le roi des Romains Albert Ier (1298-1308) parvenant même à

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installer sur le trône tchèque son fils Rodolphe Ier pour quelques mois en 1307 ; à l’intérieur du pays, la population était déchirée entre les divers prétendants étrangers2 tandis que l’antagonisme entre la population tchèque autochtone et la population allemande installée depuis le grand mouvement de colonisation initié au XIIe siècle recouvrait une signification nouvelle. 3 C’est ce contexte mouvementé qui semble avoir été à l’origine de la rédaction de la Staročeská kronika3. Alarmé par les rixes qui sévirent dans la capitale en 1309-1310 et par le « coup d’État de Kutná Hora », l’auteur s’emploie à sensibiliser son public à la menace que représente, selon lui, le voisin allemand. Désireux de communiquer au mieux son point de vue, il situe aussi loin que possible dans le passé les relations entre les Tchèques et les Allemands pour en livrer une lecture systématiquement manichéenne. Dans un contexte où la menace allemande était devenue bien réelle, l’auteur place les événements et ses interprétations dans un continuum fictif afin de faire du peuple allemand l’ennemi par excellence de la Bohême et, partant, de mobiliser la « nation » tchèque contre lui. Dès lors, son message est empreint d’un nationalisme et d'une germanophobie extrêmement acérés, tout à fait originaux pour l’époque. 4 Dans cet article4, nous entendons revenir sur l’antagonisme tchéco-allemand et sur le traitement qui en est fait dans la chronique. Toutefois, notre intention sera également de le mettre en question pour mieux le comprendre. En effet, l’antagonisme entre les Tchèques et les Allemands se superpose dans le discours de Dalimil5, et plus largement dans le discours de la noblesse du XIVe siècle, à un autre antagonisme, celui entre la noblesse et la bourgeoisie. En fondant la double équation : noblesse = tchèque, bourgeoisie = allemande, Dalimil posait également que la noblesse était la garante de la « tchéquité » et de l’intégrité du royaume de Bohême et qu’il fallait se méfier autant des bourgeois que des Allemands. Pour mieux cerner toutes ces implications, nous commencerons par présenter la conception de la nation chez Dalimil et l’importance accordée à la langue ; nous nous intéresserons ensuite à la place des Allemands dans cette construction singulière, pour nous concentrer enfin sur les implications réelles de ce texte et le projet politique qu’il soumet à son public.

Langue et nation dans la Staročeská kronika

5 Dès la préface de sa chronique, l’auteur dévoile ses priorités et annonce qu’il écrit pour son pays et pour sa nation. Après avoir réprimandé les auteurs qui ne s’intéressent pas à leur pays et « outragent ainsi leur lignée »6 et regretté l’absence d’une histoire complète et fidèle du peuple tchèque dans le patrimoine littéraire du pays, il concède que c’est ce manque, grave selon lui, qui l’a conduit à entreprendre la rédaction de sa chronique. Après l’incontournable présentation des sources utilisées, il donne clairement le ton dans sa préface : il écrit pour communiquer à ses lecteurs l’amour de son pays, demande à qui le peut d’améliorer son récit sur le plan stylistique pour « honorer notre pays / et piéger nos ennemis » et énonce, dans un dernier élan, que « seul importe pour [lui] le bien de [sa] langue »7, le mot langue recouvrant dans le contexte vieux-tchèque le sens de nation.

6 Dans tous les États européens, la langue a été utilisée comme facteur de distinction nationale, à des degrés plus ou moins élevés. Au Moyen Âge, elle comptait parmi les critères les plus évidents pour déterminer les limites des différentes ethnies. Les nations européennes étant peu différenciées physiquement, la langue était le moyen le

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plus sûr de débusquer « l’intrus », pour autant qu’il n’ait pas plusieurs langues à son actif – chose rare à cette époque. Pourtant, dans la tradition latine, c’est le terme natio qui finit par s’imposer par rapport à celui de lingua pour désigner le groupe des locuteurs d’une même langue, tandis que le second ne désignait plus que le système de communication et l’organe servant à parler. Cosmas de Prague lui-même recourt au terme natio près de trois siècles avant Dalimil. Ce dernier choisit néanmoins de ne pas transcrire la terminologie de Cosmas8, dont l’œuvre constituait pourtant sa source principale, pour enraciner durablement le terme jazyk comme mot désignant la nation, cette synonymie entre jazyk et národ ayant subsisté jusqu’au XVI e siècle9. Un tel choix ne pouvait pas être le fruit du seul hasard. Nous avons déjà entrevu à travers l’exemple du Roman d’Alexandre que les modèles latins avaient considérablement cadré la mise à l’écrit des langues vernaculaires en Europe : partout s’opéra un décalquage, une transposition de la terminologie latine dans les langues vernaculaires. Le passage à l’écrit nécessitait en effet un enrichissement du vocabulaire de la langue vernaculaire concernée, pauvre du fait de son confinement à la sphère de l’oralité, enrichissement qui s’accomplit sous la houlette du latin et des modèles de la littérature classique qui dominaient jusque-là les pratiques de l’écrit. Ce refus d’adapter la natio de Cosmas en utilisant le terme národ et la préférence pour jazyk, la langue, chez Dalimil, est alors particulièrement édifiant quand on le relie au mot Němec, qui signifie « Allemand » en tchèque. Construit sur la racine němý, muet, ce terme désigne par définition l’Allemand comme celui dont on ne comprend pas l’idiome. De manière éloquente, les mots nous disent que celui qui appartient à la nation est celui qui parle la même langue que nous et que l’Allemand est sémantiquement l’intrus qui en est exclu, la figure de l’Allemand étant ainsi dénuée d’existence en soi et pour soi, objectivée au contraire comme l’incarnation de l’autre, de la différence, par excellence, par rapport au sujet que constitue, dans ce rapport précis, le membre de la jazyk tchèque, le Tchèque.

Les Allemands, les ennemis désignés de la Bohême

7 Les Allemands sont caractérisés par un traitement très particulier dans la Staročeská kronika. Alors que les autres nations (Polonais, Hongrois, Mongols, Italiens, etc.) sont considérées de manière plutôt neutre, ne suscitant aucune émotion particulière, les Allemands, eux, sont l’objet de haine – n’ayons pas peur des mots – et de mépris de la part de Dalimil10.

8 Or les propos de Dalimil ainsi que l’analyse lexicale révèlent qu’il a une conception particulière de l’étranger. Pour lui, être étranger n’est pas une donnée objective fondée sur la seule altérité ; plus que le ressortissant d’une autre nation, l’étranger est l’ennemi qui met en péril la famille qu’est la nation tchèque en s’installant sur son sol. Le thème de l’étranger venu en Bohême pour faire du tort au pays est abondamment développé par l’auteur qui écrit : « L’étranger fera venir des gens de sa langue / et cherchera constamment à vous faire du tort. » [IV, 25-26] Pour lui, le fait d’avoir quitté son pays pour proposer ailleurs ses services est lourd de suspicion : cela consiste déjà en une forme de traîtrise à l’égard de son propre pays qui le prédispose naturellement à en faire de même dans le pays d’accueil. Montrant que le fait d’être en un certain lieu étranger implique nécessairement quelque chose de contre-nature, il invite les Tchèques à se méfier de ces intrus qui cherchent à traiter avec eux : « L’honnête homme n’abandonne pas son pays. / Celui qui ne peut plus rester chez lui se retrouve

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chez nous. / Comment un homme peut-il être fidèle à des étrangers / alors qu’il n’a même pas su rester fidèle aux siens ? / Comment pourrait-il t’être de bon conseil / alors qu’il ne pense qu’à te faire du tort ? / L’étranger n’est pas venu vers toi pour ton bien à toi / mais pour son profit à lui. » [LXIII, 14-20] 9 Seuls les Allemands s’étaient massivement implantés en Bohême, dans le contexte de la colonisation, problématique sur laquelle nous reviendrons par la suite. Dalimil fait ainsi dire de manière explicite au duc Soběslav II (1173-1178) : « Allemand, ne furète pas de par le monde ! / Reste dans ton pays avec les tiens ! / Ce ne sont pas de bonnes intentions qui t’ont amené hors de chez toi ! / Raconte-nous ce qui t’a fait venir chez des étrangers ! » [LXVIII, 5-8], pour ensuite énoncer haut et fort : « Tous les Allemands ne cherchent qu’à faire l’infortune des Tchèques. » [LX, 36] Dans le contexte de crise qui sévit dans la Bohême de l’époque, il entend mobiliser ses « compatriotes » et n’hésite pas à sacrifier la vérité historique et à changer le cours des événements ou encore à livrer des interprétations fallacieuses. Dans sa vision de l’histoire, il réinterprète toute crise comme la faute des Allemands et toute période de prospérité comme le résultat de leur expulsion au-delà des frontières. De la même manière, la qualité des souverains tchèques se mesure au degré de sympathie de ces derniers à l’égard du voisin germanique, retranscrivant une vision manichéenne du passé fort éloignée de la réalité : sont de bons souverains Spytihněv Ier (894-915, chap. XLVIII), Soběslav II (chap. LXVIII), Vladislav III (1160-1222, chap. LXXII), Přemysl Ier (1198-1230, chap. LXXIII) une fois passé l’épisode de Ratisbonne, Venceslas Ier (1230-1253, chap. LXXVII), dans la mesure où, selon lui, nous y insistons, ils ne montrent que révulsion à l’égard des Allemands et n’hésitent pas à les expulser du pays, tandis que Vratislav II (1061-1092, chap. LI), Bořivoj II (1100-1107 puis 1117-1120, chap. LXIII), Vladislav Ier (1109-1117 puis 1120-1125, chap. LXVII-LXVIII), Frédéric Ier (1178-1189) et Conrad II (1189-1191), les fils de Soběslav (chap. LXIX), Venceslas II (1191-1192, chap. LXXI), Přemysl Ier (chap. LXXIII) jusqu’à l’épisode de Ratisbonne, Přemysl Ottokar II (1253-1278, chap. LXXXVI), Venceslas II (1278-1305, chap. XC) sont vivement décriés en raison de leur prétendu soutien aux Allemands. 10 Schématisant les contextes et les rapports de force d’antan pour servir sa cause, Dalimil transpose dans le passé les préoccupations du présent. L’exemple de la querelle survenue entre Bořivoj II et son frère Vladislav Ier est révélateur. Alors qu’il s’agissait d’une banale lutte pour le pouvoir entre les deux frères, qui faisait davantage intervenir des clans opposés que des intérêts ethniques, Dalimil transpose les deux acteurs dans le champ de l’antagonisme tchéco-allemand, faisant de Vladislav un souverain exemplaire et de Bořivoj un contre-modèle à sanctionner. Dans sa version des faits, ne pouvant plus souffrir la sympathie de son frère pour les Allemands [LXIII]11, Vladislav aurait fini par chasser Bořivoj sur ces mots : « Mon frère, puisque tu ne peux pas te passer d’eux, / mets-toi donc en chemin vers le Rhin avec eux, / peut- être t’aideront-ils à prendre l’empire. » [LXIII, 56-58] En réalité, les Allemands n’avaient joué aucun rôle dans l’affaire, comme le relate Cosmas de Prague avec justesse12. De la même manière, Sobeslav II, désigné de manière éloquente comme « l’ami des Tchèques », n’était pas si antiallemand que Dalimil le prétend : c’est lui qui fut à l’origine du privilège de 1174 qui confirmait et étendait les droits que Vratislav II avait accordés aux Allemands concernant leur installation dans le quartier de na Poříčí et leurs activités économiques13, chose que Dalimil se garde bien de rappeler. Il va de soi que l’ambition de Dalimil n’était pas tant de restituer la vérité historique que d’enraciner dans la conscience de son public une grille de lecture manichéenne afin

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d‘instiller en eux des automatismes de comportement et une haine farouche envers les Allemands.

Le projet politique de la Staročeská kronika

Antagonisme ethnique ou antagonisme social ?

11 En réalité, chez Dalimil, mais plus largement dans cette littérature naissante de langue tchèque essentiellement pro-nobiliaire, l’antagonisme ethnique entre les Tchèques et les Allemands recoupait un autre antagonisme, celui qui opposait la noblesse à la bourgeoisie, alors en pleine ascension. Les Allemands venus en Bohême s’étaient très vite organisés économiquement pour dominer le patriciat urbain dans un contexte de changements sociauxconsidérables qui leur donnait l’avantage. C’est à partir des années 1170 que des zones peu peuplées de la région frontalière du Nord-Ouest de la Bohême commencèrentà se peupler d’Allemands, qui venaient mettre en culture des terres jusque-là laissées à l’abandon14. Ce mouvement de grande envergure était encouragé à la campagne par la noblesse et les monastères, tandis que les souverains, en particulier Přemysl Ottakar II, voyaient en lui un moyen décisif de création de villes.

12 Vers 1300, on estime à un sixième environ la part d’origine allemande de la population totale des pays tchèques, elle-même comptant environ 1,5 million d’habitants15. Ce mouvement n’était peut-être pas tellement important en nombre, mais il s’était intensifié de manière très rapide, devenu particulièrement sensible au cours du XIIIe siècle, et était très perceptible là où il s’était accompli du fait de sa grande concentration. 13 La communauté allemande était donc nombreuse, en ce début du XIVe siècle ; en outre, elle s’était imposée comme une véritable force économique importante à cause de sa domination sur les villes, alors que la noblesse tchèque était restée confinée dans les campagnes ou dans l’entourage proche du roi. Les grandes familles allemandes des villes de Bohême avaient effectivement réussi à accumuler entre leurs mains des richesses prodigieuses ainsi que le pouvoir dans les villes où elles étaient représentées. Leur ascension avait été extrêmement rapide, concentrée sur la deuxième moitié du XIIIe siècle, comme le montrent les travaux de Václav Vladivoj Tomek16 et Jaroslav Mezník17, et le groupe représentait une menace de plus en plus nette pour la noblesse tchèque de plus en plus dépassée, ce qu’illustre le coup d’État attenté contre les grands seigneurs par les bourgeois de Kutná Hora en février 1309. 14 Frustrées de ne pas jouir d’un pouvoir politique équivalent à leur poids économique dans le pays, mais aussi entravée dans leurs activités par l’insécurité permanente qui sévissait depuis l’assassinat de Venceslas III, certaines grandes familles de la bourgeoisie décidèrent de prendre leur revanche. Le 15 février 1309, le patriciat des villes de Prague et de Kutná Hora, les villes les plus riches et les plus influentes du pays, coordonna son action et procéda à l’enlèvement des principaux dirigeants de la noblesse tchèque. Conduits par la famille des Ruthard et le riche Peregrin Pusch, les insurgés de Kutná Hora s’emparèrent d’Henri de Lipá (1275-1329), de Jean de Vartenberg (?-1316), de Jean de Klinkenberg (?‑1345) et de Jenslin (?-1309), le bailli de Kutná Hora, qui passaient la nuit au monastère de Sedlec après y avoir réglé des affaires d’ordre administratif18. Le bailli fut décapité sur le champ, les autres prisonniers furent enfermés. Parallèlement, un groupe de bourgeois conduit par Jacques Welfl et Nicolas

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Thusintmark fit irruption au château de Prague, enfermant le prévôt de Vyšehrad et conseiller du roi Pierre Angelův, Raymond de Lichtenburk (1265-1329) et Hynek de Dubá (1267-1309), qui prenait, aux côtés d’Henri de Lipá, les grandes décisions concernant le pays19. Les deux clans s’entretinrent directement, sans l’intermédiaire du souverain Henri de Carinthie qui s’était illustré par son incapacité à prendre la moindre décision, pour trouver un accord, au printemps 1309 : Nicolas Ruthard devait s’unir à la fille d’Henri de Lipá tandis que l’un des jeunes de la famille des Lichtenburk devait épouser la fille de Jacques Welfl20. La situation d’Henri de Carinthie était alors des plus critiques : sans le sou, abandonné de tous, il fut même renvoyé du château par un groupe de seigneurs et de bourgeois, et dut attendre l’arrivée de son frère Otton de Carinthie21, auquel il avait fait appel, pour pouvoir regagner sa résidence. De son côté, le clan nobiliaire se ressaisit rapidement, profitant aussi de la fragilité du camp des bourgeois22. Henri de Lipá jouissait de nombreux soutiens, même au sein de la bourgeoisie. Les promesses d’alliances matrimoniales furent immédiatement rompues, les prisonniers et autres otages libérés. Henri de Lipá entra à Prague et parvint à maîtriser la situation en mettant en place un plan d’attaque efficace. Les patriciens insurgés furent expulsés de Prague et de Kutná Hora23. Mais la situation était toujours aussi dramatique. Derrière les frontières, de nouveaux prétendants au trône de Bohême (Frédéric de Habsbourg, Frédéric Ier de Misnie et le duc de Legnica Boleslav) n’attendaient que la fin d’Henri de Carinthie pour intervenir24. 15 Si ces événements de 1309-1310 avaient de quoi inquiéter, il ressort de la manière dont ils sont décrits que la situation dépassait largement la portée seulement ethnique. Mais Dalimil force le trait pour attirer la sympathie des Tchèques envers une noblesse totalement « dégermanisée », garante de l’intégrité de la Bohême, face à une bourgeoisie présentée de manière caricaturale comme majoritairement allemande, traitresse, au service des forces extérieures venues de Misnie ou d’Autriche25.

Un programme politique en faveur de la noblesse

16 Toute cette mise en scène a en effet pour objectif de présenter comme un corps politique à part entière. Remontant aux temps ancestraux de l’histoire de la Bohême, Dalimil enracine la noblesse comme la force qui aurait « fait » le premier duc. Après la mort du juge Krok, sa fille Libuše lui succéda. Alors, les hommes étaient hostiles à l’idée d’avoir une femme au-dessus d’eux et réclamèrent qu’elle cédât sa place à un prince. Respectueuse de la volonté unanime de l’assemblée selon le prétendu usage d’alors – remarque qui n’est pas anodine dans le discours de Dalimil, Libuše se serait pliée, tout en mettant en garde les hommes contre le pouvoir autoritaire du prince appelé à les gouverner dans les termes suivants : « Vous feriez mieux de souffrir mon jugement / plutôt que de chercher à avoir pour duc un homme fort. / Alors que la main de la jeune fille frappe avec légèreté, / le coup asséné par celle de l’homme est un vrai supplice. / Vous me donnerez créance / le jour où vous verrez votre duc s’attabler à une table de fer » [IV, 3-18], et leur recommande de rester unis : « La communauté est la protection de tous / et mieux vaut oublier celui qui l’outrage. / Si tu perds la communauté, n’attends rien du château, / hors de la communauté, tu devras faire face aux dissensions les plus diverses. » [IV, 7-10]

17 La communauté est ici l’ensemble des hommes qui ont droit de parole autour d’elle, une sorte de proto-conseil à une époque mythique où le duché de Bohême et ses

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rouages n’existaient pas encore. Elle préfigure la communauté des seigneurs de Bohême, la noblesse, et est clairement posée dans un rapport de force qui l’oppose au « château » : elle protège chacun de ses membres contre l’arbitraire et les éventuelles dérives absolutistes du souverain. Mais alors qu’il fallut attendre le XIIe siècle pour voir la noblesse se constituer comme un groupe social dans le contexte de l’accroissement de la propriété nobiliaire et de la confirmation d’un ensemble de privilèges inhérents à ce groupe spécifique (les « statuts conradiens »)26, Dalimil la fonde de manière anachronique bien avant l’existence du duché lui-même. Même si elle demeure abstraite et ne recouvre pas de contenu institutionnel27, la notion de communauté renvoie à l’idée d’une noblesse unie et unifiée, censée équilibrer le rôle du souverain. Pour ce faire, l’auteur place entre ses mains deux outils fondamentaux dont il livre une fausse généalogie les faisant remonter aux temps les plus anciens de l’État tchèque : le droit de tuer le tyran et celui d’élire le souverain.

La question du tyrannicide

18 Degermanisée, la noblesse tchèque est présentée comme un corps politique constitué avant l’heure qui aurait précédé le duc en personne ; le pouvoir du duc serait le simple résultat du contrat passé entre la communauté (les hommes, les seigneurs de l’époque) et Libuše, contrat qui engageait le souverain à travailler de concert avec les seigneurs. Aussi Dalimil somme-t-il les seigneurs d’intervenir si jamais le souverain ne respecte pas, ou plus, cet engagement. Si la discussion, puis le conflit, ne parviennent pas à faire entendre raison au souverain, les seigneurs sont dans l’obligation d’intervenir quitte à employer les moyens les plus radicaux. L’auteur fonde ainsi une véritable culture de la déposition et du tyrannicide, dès les premiers temps de l’histoire de la Bohême, tradition qui est censée servir d’exemple à ses contemporains. Dans l’histoire qu’il nous livre, ducs et rois sont constamment sur la sellette, l’auteur n’hésitant pas à créer des précédents de toutes pièces, pour, d’une part, donner la leçon au souverain en place, Jean l’Aveugle (1310-1346), et, d’autre part, inviter les seigneurs à ne pas tergiverser en banalisant un acte pourtant extraordinaire, et légitimer une telle action.

19 Aux côtés de nombreux prétendus bannissements de souverains (Borivoj II au chap. LXIII, Frédéric Ier au chap. LXIX, etc.), Dalimil relate deux cas de tyrannicide. Au chapitre LXIX, il évoque le règne de Conrad II Otton (1189-1191) de Znojmo. Alors que ce dernier s’était montré favorable à la noblesse avec la publication des statuts conradiens évoqués plus haut pour s’assurer son soutien, Dalimil le diabolise comme un incompétent sympathisant des Allemands et invente de toutes pièces un cas de tyrannicide. En réalité, le duc était mort de la peste au cours du siège de Naples de septembre 1191 alors qu’il était venu prêter main forte à l’empereur Henri III (1190-1197), l’auteur prétend qu’il fut tué en conséquence de ses actes, après avoir été banni en 1192. Lui succède alors un certain Stanimir, personnage fictif, qui subira le même sort pour avoir à son tour privilégié les Allemands [LXIX, 81]. La mise en scène est imparable, ces deux exécutions ne sont pas de simples régicides, résultats de luttes d’intérêts personnelles ; elles sont le résultat de la concertation des nobles désireux de protéger les intérêts du pays. 20 L’auteur va encore plus loin en mettant dans la bouche de son icône de la lutte antiallemande Soběslav II un discours préconisant le recourt à ce type de procédé en cas de mise en danger de la nation tchèque. Redoutant de voir ses fils élevés à la cour de

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l’empereur pervertis par une éducation trop allemande à son goût, il aurait tenu ses propos : « Si j’apprends même par un oiseau / que vous vous en êtes remis aux Allemands, / je vous ferai mettre dans un sac de cuir / que je ferai jeter dans la Vltava avec vous dedans ! / Car il serait plus facile pour moi de vous déplorer, vous deux, / que de voir la honte assaillir ma langue et la laisser comme morte » [XLVIII, 163-168], puis s’adresse aux seigneurs qu’il a convoqués dans la foulée : « Je vous suis reconnaissant de votre fidélité / car vous en avez fait preuve sans aucune mesure. / Je vous demande d’être aussi fidèles à mes enfants, / pour autant qu’ils demeureront avec les leurs. / S’ils ne tiennent plus les leurs en amour, / ne les respectez plus. / Ne leur soyez plus fidèles / et prenez pour duc un laboureur ! / Un simple laboureur fera toujours un meilleur duc / qu’un Allemand ne pourra être fidèle aux Tchèques. » [XLVIII, 171-180]

L’élection du souverain

21 En cas de défaillance du prince, il incombe à la noblesse d’intervenir et d’user des outils qu’elle a à sa disposition. Juge suprême, elle est en plus inaltérable, pérenne, par le truchement de la communauté qui la représente et qu’elle représente, à la manière de l’ universitas médiévale dont l’idée abstraite suffisait à en faire perdurer l’existence malgré la mort de ses membres et l’arrivée de nouveaux membres28. Face au souverain passible de tomber malade, d’être incompétent ou de mourir, la noblesse apparaît comme la garante de la permanence du royaume, de l’État29. Cela transparaît encore à travers l’importance de l’élection.

22 Au chapitre LIII, Dalimil évoque une expédition qui aurait allié le souverain tchèque Vladislav II à l’empereur Henri IV (1050-1106) contre Étienne III de Hongrie (1161-1173), à l’issue de laquelle, l’empereur aurait récompensé les Tchèques en remerciements des services rendus : « Alors l’empereur accorda la liberté à la Bohême / et institua l’élection libre. » [LIII, 16-17]Alors que l’idée d’élection était nettement limitée30, Dalimil crée l’illusion du droit de la noblesse à choisir la personne de son choix et s’empresse de donner matière à ce principe nouveau en fondant la tradition – fictive encore une fois – de sa scrupuleuse application. 23 Au chapitre LIV, il rapporte que le pays devait revenir à Břetislav, après la mort de Vratislav II en 1092. Or les seigneurs se seraient opposés à cette décision, d’après lui, car Bretislav était un mauvais exemple du fait qu’il s’était révolté contre son père et risquait ainsi de semer le trouble parmi la nouvelle génération [LIV, 2-6]. Ils auraient alors fait usage de leur prérogative en élisant l’homme de leur choix à sa place : « Comme l’empereur leur avait accordé ce droit, / ils élurent Conrad de Moravie. » [LIV, 7-8] La réalité était toute autre : la succession de Conrad Ier correspondait bien au plan prévu par Vratislav avant sa mort. Mais Dalimil poursuit sur sa lancée : la noblesse aurait encore fait usage de son droit au chapitre LVIII31, avec le message suivant : la pratique empirique qui s’inscrit dans la tradition est source d’autorité. Dans le contexte de l’extinction de la dynastie à l’aube du XIVe siècle, cette fausse tradition, mettant en scène une noblesse active et décidée, a une résonnance très spéciale. Au chapitre LXV, il loue même les bienfaits de l’élection, en affirmant que, gage de stabilité, elle confère au prince une dignité plus importante : « Quand la succession au trône est naturelle, / si l’on tue le duc, sa mère n’en met pas au monde un deuxième. / Mais quand le duc est choisi par l’élection, / sa mort entraîne peu de dommage. / Certains demandent la mort

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du duc, / surtout ceux qui ont pour eux-mêmes quelque espoir. / Que ceux-là sachent bien que, lorsque le duc est élu, / on ne peut pas s’en débarrasser. » [LXV, 31-38] 24 Par l’élection, le souverain est l’expression d’une volonté constante, celle de l’ universitas, de la communauté des seigneurs, dans le sens médiéval où elle est à l’image du bien commun, où elle tend constamment vers lui, vers la paix32 et Dalimil pense pouvoir proposer un idéal de gouvernement dans lequel ne peuvent que régner la recherche de la paix et la « fin des dissensions ». Il n’y a donc plus de raisons de vouloir s’en débarrasser puisque c’est la parole unanime des seigneurs qui préside à toutes les décisions. Prétendant rendre plus fort ainsi le duc, c’est en réalité l’idée de plus en plus abstraite de l’État, en voie de se dissocier de la personne du souverain à laquelle il était pourtant intrinsèquement lié au Moyen Âge, et à travers lui la noblesse, dans la mesure où elle incarne sa préservation, qui étaient les vrais bénéficiaires d’un tel modèle.

Conclusion

25 À travers ce voyage au cœur de la Staročeská kronika et de la crise de succession de 1306-1311, notre intention était de comprendre le plus justement possible le message livré par Dalimil. Si la portée nationaliste et antiallemande de ce texte est indéniable, il faut néanmoins replacer ce discours dans le contexte social et politique de l’époque : les Allemands, sous la houlette d’Albert Ier de Habsbourg, étaient prêts à accaparer le royaume, soutenus en cela par un patriciat urbain majoritairement allemand, désireux de conquérir de cette manière le rôle politique qui, à ses yeux, devait lui revenir ; de l’autre côté, la noblesse entendait elle aussi instrumentaliser le vide du pouvoir et l’arrivée sur le trône d’un roi faible, car peu expérimenté et étranger, pour consolider sa position et étendre ses droits et privilèges. Si les Allemands échouèrent, la noblesse, elle, profita de la mort d’Albert Ier de Habsbourg pour se tourner vers le Luxembourgeois Henri VII fraîchement élu roi des Romains et prendre son fils, Jean de Luxembourg, pour roi. Dès l’installation de Jean l’Aveugle (1310-1346), elle veilla à faire valoir ses prétentions, entrant à partir de 1315 dans une dissidence farouche qui déboucha sur les Accords de Domažlice de 1318, véritable capitulation du souverain face au puissant seigneur Henri de Lipá qui, de fait, gouvernait le pays, tandis que le roi Jean passait le plus clair de son temps à l’étranger.

26 Les bases du bipartisme, partage du pouvoir entre la noblesse et le souverain, qui devait triompher en pratique sous le règne de Georges de Poděbrady puis de manière institutionnelle en 1500 avec la promulgation du Vladislavské zřízení zemské (constitution vladislavienne ou statuts vladislaviens), sorte de constitution du royaume de Bohême qui limitait la compétence du souverain à des fonctions cérémonielles et d’arbitrage et accordait la réalité du gouvernement à la noblesse33, étaient donc jetées, quand bien même celui-ci ne serait pas encore véritablement théorisé en ce début du XIVe siècle.

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NOTES

1. Remarquons rapidement que l’influence du latin et des modèles littéraires dont il était porteur fut incontestable pour la formation des littératures vernaculaires européennes. Le choix de l’épopée de Gautier de Châtillon, œuvre maîtresse de la littérature latine, n’avait rien de surprenant et ce texte sert de modèle à plusieurs littératures vernaculaires naissantes. Pour les auteurs qui se pliaient à l’exercice, il s’agissait de prouver que leur langue pouvait s’élever au niveau du latin et remplir les exigences de la littérature classique. Cela vaut bien sûr pour le domaine tchèque. Voir Svejkovský Fr., « Základní problémy středověké poetiky a jejich odraz ve slovánských literaturách » (Les principaux problèmes de la poésie médiévale et leur impact sur les littératures slaves), in : Česká Literatura, t. VI, Prague, 1958, p. 269. Sur ces aspects de l’ Alexandreida, voir Adde-Vomáčka É., « Alexandre et les enjeux d’une littérature de langue tchèque dans la Bohême médiévale », in : Gaullier-Bougassas C., La fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes (X e siècle – XVI e siècle), coll. « Alexander redivivus », Brepols, Turnhout, 2014. Dans ce contexte, le parti-pris de l’auteur de la Staročeská kronika tak řečeného Dalimila (Chronique de Dalimil) – et son choix de la langue tchèque comme langue de rédaction – est d’autant plus audacieux que la littérature nationale était encore à ses balbutiements. 2. Après le Habsbourg Rodolphe Ier, c’est un autre étranger, Henri de Görtz, le duc de Carinthie, qui fut élu roi de Bohême. Régnant de 1307 à 1310, il ne parvint jamais à faire véritablement l’unanimité ; de surcroît, sa faiblesse et son indécision contribuèrent largement à exacerber la crise qui s’était abattue sur le pays et culmina en 1309. 3. Sur l’impact de ce contexte et en particulier des événements de 1309, voir Šusta J., Dvě knihy českých dějin. Kus středověké historie našeho kraje (Deux livres d’histoire de la Bohême, un morceau d’histoire médiévale de notre pays), t. II : Počátky Lucemburské (1308-1320) (Le début du règne des Luxembourg), Argo, Prague, 2002 (1935), p. 33. 4. Cet article est la mise à l’écrit d’une conférence donnée le 5 novembre 2013 à l’ULB dans le cadre du séminaire consacré à l’Europe centrale dirigé par Dorota Walczak et Petra James- Křivanková. 5. Même s’il est avéré aujourd’hui que l’auteur de ce texte ne portait pas ce nom, nous continuerons de l’appeler de la sorte pour plus de commodité. 6. Staročeská kronika tak řečeného Dalimila, préface, v. 4. Nous citons notre traduction de la chronique dont la publication est en préparation aux Publications de la Sorbonne et renvoyons au découpage en chapitre du manuscrit de Vienne qui est le manuscrit utilisé pour l’édition maîtresse : Staročeská kronika tak řečeného Dalimila – Vydání textu a veškerého textového materiálu (La chronique dite de Dalimil – édition et commentaires), Daňhelka J., Hádek K., Havránek B. & Kvítková N. (éd.), 2 t., Academia, Prague, 1988. 7. Staročeská kronika tak řečeného Dalimila, préface, v. 59. Les références ultérieures seront notées dans le texte par le numéro de chapitre (en chiffres romains) et du numéro de vers (en chiffres arabes). 8. Bláhová M., «Český národ ve staročeské Kronice tak řečeného Dalimila» (La nation tchèque dans la Chronique tchèque dite de Dalimil), in : Historia vero testis temporum (L'histoire, témoin de l'époque), t. I, Cracovie, 2008, pp.646, 651. 9. Pečírková J., « Staročeská synonyma jazyk a národ » (Jazyk [la langue] et národ [la nation], deux mots synonymes en vieux-tchèque), in : Listy filologické, t. XCII, cahier 2, Prague, 1969, pp. 126-130 ; Jungmann J., Slownjk česko-německý (Dictionnaire tchéco-allemand), vol.1, Arcibiskupská tiskárna, u Josefy vdovy Fetterlové, řízením Václava Špinky, Prague, 1835, article « Gazyk» (Langue), p.575.

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10. Dans un autre article, nous appuyons cette réflexion sur les résultats de l’analyse lexicométrique réalisée sur l’ensemble du texte grâce au logiciel Hyperbase et montrons que les mots cizí / cizozemec (étranger) et Němec (Allemand) sont caractérisés par les mêmes concordances et contextes (prévalence du champ lexical de la maladie, entre autres), voir Adde- Vomáčka É., « Les étrangers dans la Chronique de Dalimil, une place de choix faite aux Allemands », in : Cahiers du CEFRES, t. XXXI, Prague, 2011, pp. 11-52. 11. Il l’aurait chassé à deux reprises pour cette même raison, vv. 1-4 & 51-52. 12. Voir le Chronicon Boëmorum (Chronique des Tchèques) de Cosmas de Prague, in : Die Chronik der Böhmen des Cosmas von Prag (La Chronique des Tchèques de Cosmas de Prague), Bretholz B. (éd.), Monumenta Germaniae Historica, Scriptores rerum Germanicarum, Nova series 2, Munich, (1923), livre 3, chap. XL-XLVII, pp. 213-220. 13. Kejř J., « K privilegiu knížete Soběslava IIpro pražské Němce » (Le privilège du duc Soběslav II aux Allemands de Prague), in : Právně historické studie, t. XIV, Prague, 1969, pp.241-258. 14. Sur le mouvement de colonisation allemande, voir Higounet Ch., Les Allemands en Europe centrale et orientale au Moyen Âge, Aubier, Paris, 1989 ; Žemlička J., Počátky Čech královských (1198-1253), proměna státu a společnosti (Les débuts du royaume de Bohême [1198-1253], un État et une société en mutation), Lidové noviny, Prague, 2002, pp.252-253 ; Scales L., «At the margin of community : Germans in pre-Hussite Bohemia» (Aux marges de la communauté : les Allemands dans la Bohême préhussite), in : Transactions of the Royal Historical Society(Bulletin de la Société Royale d'Histoire), t. VI, livre 9, Cambridge, 1999, pp. 327-352. 15. Skála E., «Vzník a vývoj česko-německého bilingvismu» (Naissance et évolution du bilinguisme tchéco-allemand), in : Slovo a slovesnost, t. XXXVIII, 1977, p.199. 16. Tomek V. Vl., Dějepis města Prahy (Histoire de la ville de Prague), t. I, 1892, p 607. 17. Mezník J., Praha před husitskou revoluci (Prague avant la révolution hussite), Academia, Prague, 1990, p. 24. 18. Le monastère accueillait par exemple régulièrement la cour supérieure de justice, horní soud. 19. Šusta J., op. cit., t. II, pp. 15-17. 20. Ibid., pp. 25-26. 21. Otton était comte du Tyrol et duc de Carinthie (1295-1310). Il avait envoyé en Bohême quatre-vingts chevaliers et de nombreux guerriers, qu’il avait confiés à Conrad de Aufenstein, en octobre 1309. Voir Ibid., p. 27. 22. La richesse des villes tchèques était un phénomène nouveau et la bourgeoisie locale encore faiblement constituée, marquée par les luttes qui opposaient les différentes familles la constituant. 23. Šusta J., op. cit., t. II, pp. 29-31. 24. Ibid., p. 38. 25. Cette assimilation apparaît déjà dans l’Alexandreida, voir Adde-Vomáčka É., « Alexandre au service de l’idéologie nobiliaire », art. cit. 26. Les statuts conradiens de 1189 avaient ainsi confirmé par écrit un ensemble de privilèges fondamentaux : la détention des biens en l’échange de services rendus au roi devenait en effet héréditaire alors que jusque-là elle prenait fin à la mort du bénéficiaire, voir Horák P., « K statutům Konráda Oty » (Les statuts de Conrad Otton), in : Časopis matice moravské, t. LV, 1961, Brno, pp. 267–280 ; Malý K. & Sivák Fl., Dějiny státu a práva v českých zemích a na Slovensku do roku 1918 (Histoire de l’État et du droit dans les pays tchèques et en Slovaquie jusqu’en 1918), Tobola, Prague, 1992, p. 50. 27. C’est à la fin du XVesiècle, et surtout au début du XVIe siècle que la noblesse tchèque devient un « état », voir Macek J., Česká středověká šlechta (La noblesse tchèque au Moyen Âge), Prague, Argo, 1997, p. 10. 28. Thomas Y., Les opérations du droit, édition établie par Hermitte M.-A. et Napoli P., Hautes études, EHESS Gallimard-Seuil, Paris, 2011, pp. 207-238.

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29. Nous renvoyons ici à la théorie des « deux corps du roi » telle qu’elle a été étudiée et décrite par Ernst Kantorowicz dans : Les Deux Corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, Gallimard, Coll. « Bibliothèque des Histoires », Paris, 1989. 30. Comme dans le Saint-Empire où l’empereur en place faisait élire de son vivant son fils comme roi des Romains, l’élection en Bohême était une simple formalité. Le souverain devait provenir de la dynastie přemyslide ; en outre, le principe de la primogéniture qui s’était imposé au tournant des XIIe et XIIIe siècles limitait encore la possibilité de s’écarter de cette ligne prédéfinie. 31. Dalimil écrit : « L’empereur consacra comme duc de Bohême / Otton de Moravie. / Les seigneurs s’opposèrent à la volonté de l’empereur / et élurent son frère Vladislav comme duc. / Non pas parce qu’il était meilleur, / mais parce qu’il n’avait pas été désigné par l’empereur. » : Staročeská kronika tak řečeného Dalimila, op. cit., chap. LVIII, vv. 28-33. 32. Ibid., chap. LXXV, vv.37-38 : «[Les seigneurs] avaient pour habitude de se réunir en conseil / et assuraient ainsi une grande paix dans le pays.» 33. Voir Pánek J., « Český stát a stavovská společnost na prahu novověku ve světle zemských zřízení » (L’État tchèque et la société d’états au seuil des temps modernes à la lumière des “statuts du pays”], in : Vladislavské zřízení zemské a počátky ústavního zřízení v Českých zemích (1500-1619) (Les statuts vladislaviens et les début du système constitutionnel sur les terres tchèques), Pánek J., Malý K. & Janiš D. (éd.), Historický ústav AV ČR, Prague, 2001, p. 15.

INDEX

Mots-clés : histoire tchèque, littérature tchèque oeuvrecitee Staročeská kronika tak řečeného Dalimila (Chronique de Dalimil)

AUTEURS

ÉLOÏSE ADDE-VOMÁČKA

Chercheuse postdoctorale, Université du Luxembourg, Laboratoire IPSE

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La collaboration cinématographique russo-allemande dans le Berlin des années 1920 et l’exemple des films expressionnistes

Alexia Gassin

Introduction

1 Au lendemain de la Révolution d’Octobre, des milliers de Russes fuient le régime bolchévique pour s’installerle plus souvent dans l’un des trois grands centres européens de l’émigration russe, à savoir Paris, Prague et Berlin qui est considéré comme la « véritable capitale de l’émigration »1 de 1921 à 1924. À partir de 1924, le nombre d’émigrés russes diminue en effet en raison de l’inflation galopante qui touche l’Allemagne à ce moment-là.Nous pouvons également noter que ces années correspondent aux débuts et au développement du cinéma expressionniste allemand qui commence à décliner en 1924 avec l’avènement du nouveau courant de la Neue Sachlichkeit (Nouvelle Objectivité), aussi appelé nouveau réalisme et prenant le relais de l’expressionnisme.

2 Dès leur arrivée à Berlin, les émigrés russes sont donc plongés dans l’atmosphère expressionniste des années 1920 dont l’esthétique laissera d’ailleurs une forte empreinte sur le cinéma muet russe et soviétique puisqu’ils inspireront le cinéma d’avant-garde, dit cinéma expérimental, de Sergej Mihajlovič Ejzenštejn, Vsevolod Illarionovič Pudovkin, Dziga Vertov, Leonid Zaharovič Trauberg et Aleksandr Petrovič Dovženko2. Malgré cette immersion, les liens tissés entre les deux nationalités dans le milieu du cinéma restent un sujet encore peu exploré jusqu’ici. Selon Jörg Schöning, le rédacteur en chef de l’ouvrage de référence CineGraph – Lexikon zum deutschsprachigen Film (CineGraph – Lexique du film germanophone), la rareté des études réalisées à ce propos s’explique par le fait que les chercheurs manquent de matériaux dans ce domaine et aient préféré se consacrer au cinéma soviétique d’avant-garde des années

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19203. Deux exemples de ces travaux apparaissent dans la thèse d’Alexander Schwarz Der geschriebene Film. Drehbücher des deutschen und russischen Stummfilms (Le film écrit. Scénarios du film muet allemand et russe), publiée en 1994, et dans l’ouvrage collectif co-édité en 2012 par Günter Agde et Alexander Schwarz Die rote Traumfabrik. Meschrabpom-Film und Prometheus (1921-1936) (La fabrique de rêves rouge. Mežrabpom- Film et Prometheus). En outre, les recherches portent également pour l’essentiel sur les deux grands centres cinématographiques de l’époque, à savoir Paris et Berlin, d’où une focalisation notable de l’attention des historiens du cinéma sur la coopération cinématographique franco-allemande, symbolisée entre autres par les productions communes des sociétés Ciné-France-Film et de l’UFA (Universum Film AG). C’est pourquoi, après avoir retranscrit le climat des relations russo-allemandes dans le Berlin des années 1920, nous nous proposons d’explorer ici un autre aspect du cinéma d’émigration, à savoir la collaboration entre les émigrés russes et les Allemands, et d’en retracer le contexte avant de présenter quelques films expressionnistes de référence témoignant d’un travail commun autour du motif russe et d’un mouvement artistique allemand majeur, facilité par la meilleure infrastructure cinématographique4 dont disposait Berlin à l’époque.

État des lieux des relations culturelles russo- allemandes

3 Les raisons ayant incité les Russes à s’installer à Berlin sont multiples et sont essentiellement liées à l’existence antérieure de relations communes entre les Russes et les Allemands qui ont contribué à faciliter l’obtention des visas au fil des années. En outre, même si cela peut sembler paradoxal au premier abord, les conditions économiques difficiles de l’Allemagne nées des conséquences de la guerre permettent aux Russes qui détiennent certaines liquidités de profiter d’avantages matériels résultant d’une vie peu onéreuse pour eux. Une autre raison, plus psychologique, est la proximité géographique de l’Allemagne par rapport à la Russie : espérant retrouver un jour leur patrie, les Russes essaient de ne pas trop s’en éloigner, d’où un intérêt moindre à cette époque-là pour les villes américaines, par exemple San Francisco et New York. Enfin, le milieu intellectuel de l’émigration est attiré par le foisonnement artistique et littéraire de la capitale allemande qui connaît son Âge d’or (Goldene Jahre)et devient le principal centre avant-gardiste européen, une spécificité apparue dès le début du XXe siècle grâce à l’émergence de courants tels que l’irrationalisme, l’expressionnisme et, un peu plus tard, l’art prolétaire. L’atmosphère de liberté créatrice qui règne sur la capitale encourage les artistes à laisser libre cours à leur imagination, tandis que les écrivains sont invités à composer. Le peuple allemand exprime en effetune grande admiration pour la littérature russe et les maisons d’édition berlinoises offrent des possibilités d’impression peu onéreuses.

4 Par ailleurs, les Russes manifestent un profond intérêt pour la culture allemande et ses différentes tendances artistiques susmentionnées dont la plus remarquable est l’esthétique expressionniste, née officiellement en 1910 mais ayant connu ses prémisses au tout début du XXe siècle, aussi bien dans le domaine pictural que littéraire. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles les émigrés russes choisissent de s’installer au cœur de la vie culturelle berlinoise, adopté auparavant par plusieurs peintres expressionnistes, tels Ernst Ludwig Kirchner, Erich Heckel et Max Pechstein, lors de

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leur emménagement dans la capitale allemande aux alentours de 1909-1910, à l’ouest de Berlin, dans les quartiers de Schöneberg, Wilmersdorf, Charlottenbourg et du Tiergarten où se trouvaient la plupart des théâtres et des cabarets de la ville. La bohême allemande et l’émigration russe préfèrent alors la partie animée de la ville au quartier du Mitte, à savoir le centre historique de Berlin, constitué de la Porte de Brandebourg, de la célèbre avenue Unter den Linden, de plusieurs grands musées et de l’Opéra et où s’établissent plutôt les représentants soviétiques. 5 Malgré ces choix et cet intérêt marqué pour la capitale allemande, il est commun d’arguer que les émigrés russes vivaient en vase clos et ne voulaient pas se mélanger à la population berlinoise. Ce poncif est en effet très souvent repris par les historiens qui font preuve d’une certaine ironie lorsqu’ils indiquent les noms des lieux que les émigrés fréquentaient avec assiduité. Karl Schlögel écrit ainsi : « Le Kurfürstendamm est nommé la perspective Nepsky, en souvenir de l’avenue d’honneur perspective Nevski et de la NEP de la capitale de l’empire. Charlottenbourg s’appelle Charlottengrad et Berlin est de temps en temps appelée Berlinograd. »5 La naissance de ce cliché s’explique surtout par le fait que les Russes, une fois arrivés à Berlin, ont ouvert leurs propres cafés, restaurants, cabarets, théâtres, écoles, librairies, maisons d’édition, etc., sans compter la fondation de nombreuses associations d’entraide. Pourtant, la création de ces lieux est bien plus liée au besoin de se soutenir mutuellement dans un pays étranger et de continuer à vivre dans une atmosphère un tant soit peu russe au lendemain de la perte de leur patrie qu’à une volonté de vivre à l’écart du peuple allemand. 6 Lorsque nous approfondissons la question des relations russo-allemandes, nous pouvons voir en effet que les communautés russe et allemande se retrouvaient très souvent lors de soirées organisées par l’une des deux nationalités qui se mêlaient l’une à l’autre et échangeaient des idées sur les grands thèmes de l’époque, tels que la mode, le sport, la santé, la psychanalyse, l’art, la littérature, la politique, l’automobile et l’ésotérisme. 7 Ces rencontres avaient surtout lieu dans les célèbres salons du comte Harry Kessler et d’Helene de Nostitz, que l’on peut assimiler à des bienfaiteurs, ou lors de bals de charité, vernissages, premières théâtrales et cinématographiques et anniversaires dont les Russes et les Allemands avaient eu connaissance par ouï-dire ou par l’intermédiaire des journaux émigrés ou berlinois, tels Ruľ (Le Gouvernail), fondé par les juristes Vladimir Dmitrievič Nabokov, Avgust Isaakovič Kaminka et Iosif Vladimirovič Gessen, et le Vossische Zeitung (La Gazette de Voss), dont le rédacteur était à l’époque Georg Bernhard.

Une collaboration cinématographique diversifiée

8 Ces premières remarques nous permettent de constater qu’il existait bien des relations culturelles entre les Russes et les Allemands qui se côtoyaient dans tous les milieux intellectuels et artistiques dont celui du cinéma. La spécialiste Oksana Bulgakova scinde la collaboration russo-allemande en trois grandes périodes6. Tout d’abord, au début des années 1920, les Allemands et les Russes adaptent à l’écran de nombreuses œuvres littéraires classiques russes. Nous pouvons citer par exemple : Die Brüder Karamasoff (Les Frères Karamazov, 1920) et Irrende Seelen (Âmes errantes, 1920-1921, version cinématographique du roman Idiot [L'Idiot] de Fëdor Mihajlovič Dostoevskij) de Carl

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Froelich, Anna Karenina (Anna Karénine, 1920) de Friedrich Zelnik, Dubrowsky, der Räuber Atamann (Dubrovsky, le voleur ataman, 1921) de Pëtr Ivanovič Čardynin, Schuld und Sühne (Crime et châtiment,1921-1922) de Rudolf Biebrach, Die Kreutzersonate (La Sonate à Kreutzer, 1921-1922) de Rolf Petersen, Erniedrigte und Beleidigte(Humiliés et offensés, 1922) et Raskolnikow (Raskolnikov, 1922-1923) de Robert Wiene, Auferstehung. Katjuscha Maslowa (Résurrection, 1923), Die Macht der Finsternis(La Puissance des ténèbres, 1923) de Conrad Wiene, Frühlingsfluten (Eaux printanières, 1923-1924) de Nikolaj Petrovič Malikov et Taras Bulba (1924) de Vladimir Fëdorovič Striževskij. Ensuite, le cinéma des Russes (« Russenkino ») influence les réalisateurs allemands, ce qui engendre l’émergence du motif russe dans les films allemands. Ces derniers retracent alors des épisodes de l’histoire russe et des complots de l’époque tsariste ou racontent des aventures exotiques dont l’un des objectifs est de servir de parabole à la Révolution. Tel est par exemple le cas des longs-métrages Der falsche Dimitry (Le Faux Dimitri, 1922) de Hans Steinhoff, Peter der Große (Pierre le Grand, 1922) de Dmitrij Savelevič Buhoveskij, Lyda Ssanin (1922) de Zelnik, Tatjana (1922-1923) de Robert Dinesen et Graf Kostja (Comte Kostia, 1924) de Jacques Robert. Enfin, les émigrés russes développent le film à costumes destiné à créer un monde illusoire lié au rêve.

9 Ces trois vagues nous permettent de montrer l’interaction entre les Russes et les Allemands, c’est-à-dire l’exercice d’une influence mutuelle et d’un travail commun, que l’écrivain Vladimir Nabokov, considéré comme le plus grand témoin de l’émigration russe à Berlin du fait de ses quinze années passées à Berlin (1922-1937), a illustré dans plusieurs de ses œuvres dont Kamera obskura (Chambre obscure, 1933). Par ailleurs, le développement de l’industrie cinématographique russe en Allemagne se lit dans la création de revues cinématographiques telles que Kino-iskusstvo (Art du cinéma), Kino- obozrenie (Aperçu du cinéma), Kino-Eho. Kinematograf dlja Rossii (Écho du cinéma. Le Cinématographe de la Russie), Ekran (Écran) et Teatr i žizn’ (Théâtre et vie) ainsi que dans la fondation en 1922 de l’Association des acteurs de la cinématographie en Allemagne, le SDRKG (Sojuz dejatelej russkoj kinematografii v Germanii) dont les membres se retrouvent les mardis et jeudis au Café Landgraf7. Ces rencontres sont régulièrement mentionnées par le quotidien Ruľ, telle celle du 7 janvier 19228. 10 Les relations russo-allemandes peuvent être illustrées à tous les niveaux de l’industrie cinématographique des années 1920. La coopération apparaît tout d’abord dans la formation en Allemagne de sociétés de production russes qui financent des films marqués par le travail en commun des émigrés russes et des Allemands. Ainsi, la toute première société, à savoir le studio Charitonoff-Film, créé à Berlin en 1920 par Dmitrij Ivanovič Haritonov et à l’origine du film Dubrowsky, Le voleur ataman, s’associe dès 1921 à la société allemande Atlantic-Film Aarhus GmbH et devient la société Atlantic- Charitonoff-Film. Leur collaboration conduit en 1922 à la sortie du film Psicha, die Tänzerin Katharina der Großen (Psiha, la danseuse de Catherine la Grande) de Malikov dont les acteurs, tels Evgenija Aleksandrovna Hovanskaja, Osip Iľič Runič et Mihail Mihajlovič Tarhanov, sont Russes tandis que le cadreur, Waldemar Siewerssen, est Allemand. Enfin, en 1923, Haritonov crée la société Caesar-Film GmbH avec Vladimir Vengerov et Gregor Rabinovič, une réunion qui aboutit à la production du film Frühlingsfluten de Malikov, interprété aussi bien par des acteurs russes qu’allemands. 11 Puis vient la société Ermolieff-Film GmbH, constituée cette fois-ci à Munich en 1923 par Iosif Nikolaevič Ermoľev et dont la fondation crée un véritable événement médiatique grâce aux gros titres utilisés par les revues de cinéma allemandes Der Film (Le Film) et

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Lichtbild-Bühne (Scène de photographie) pour annoncer l’arrivée d’Ermoľev à Berlin 9, suite à son départ de France après sa séparation d’avec Aleksandr Borisovič Kamenka et Noj Markovič Bloh. Les deux films produits par la société, à savoir Ihr Fehltritt (Son faux pas, 1923) de Georgij Georgievič Azagarov et Taras Bulba (1924) de Striževskij, témoignent une nouvelle fois de la coopération russo-allemande. 12 Enfin, Vengerov est le co-fondateur de la société Westi-Film GmbH qu’il inaugure le 11 décembre 1923 avec Rudolf Becker et Lev (dit Leo) Semënovič Bagrov. La société produit six films, tous sortis en 1924 : Niniche de Victor Janson, Das goldene Kalb (Le Veau d’or)de Peter Paul Brauer et Peter Paul Felner, Die Perücke (La Perruque) de Berthold Viertel, Graf Kostja de Jacques Robert, Die Puppe vom Lunapark (La poupée du Lunapark) de Jaap Speyer et le court documentaire Bamberg 10. Par ailleurs, à la même époque, Vengerov s’efforce de fonder un syndicat européen du film dont le but est de mettre fin aux difficultés économiques cinématographiques européennes. Pour ce faire, il cherche à réunir les gros producteurs européens afin de créer une coalition de fournisseurs, d’étendre les canaux de distribution intereuropéens du film et d’activer l’intégration et la jonction de cinémas sur la base d’alliances et de joint-ventures11. Son syndicat prend vie grâce au soutien financier du riche industriel allemand, Hugo Stinnes, spécialiste de l’industrie lourde. 13 Ces quelques considérations sur les sociétés de production nous permettent d’observer non seulement une véritable coopération entre les producteurs allemands et russes, mais aussi entre les cinéastes, les acteurs et les techniciens des deux nationalités. Ce travail en commun se manifeste tout particulièrement dans le tournage du film Raskolnikow de Robert Wiene qui fait appel à la troupe du Théâtre d’art de Moscou, plus connu sous le nom de MHAT (Moskovskij Hudožestvennyj Akademičeskij Teatr), dont les acteurs Grigorij Mihajlovič Hmara, Marija Kryšanovskaja et Pavel Pavlov et le directeur artistique Andrej Andreev. Robert Wiene et son frère Conrad ont de nouveau recours à une partie de ces acteurs pour leurs films respectifs La Puissance des ténèbres et I.N.R.I. (1923). 14 Cependant, la collaboration russo-allemande n’apparaît pas uniquement dans l’association des deux citoyennetés. Elle s’exprime également dans la quasi-« naturalisation » allemande de certains cinéastes russes (ou soviétiques) par le peuple allemand lui-même. Ainsi, les réalisateurs Striževskij, Malikov, qui est aussi un très célèbre acteur, et Azagarov sont présents sur la scène du cinéma allemand tout au long des années 1920 pendant qu’Aleksandr Efimovič Razumnyi et Anatolij Mihajlovič Litvak se distinguent dans la seconde moitié de la même décennie. Enfin, Fëdor Aleksandrovič Ocep, Aleksej Mihajlovič Granovskij et Viktor Aleksandrovič Trivasse se font connaître au tout début des années 1930. Quant à Viktor Turžanskij, il est remarqué en 1928 et 1929 pour les longs-métrages Wolga-Wolga et Manolescu et continue sa carrière jusqu’à sa mort à Munich en 1976. Sa contribution à la propagande national- socialiste lui a valu de nombreux reproches, un fait souligné, entre autres, par l’historien du cinéma Wolfgang Jacobsen12. 15 L’assimilation des Russes à des soi-disant Allemands est également visible dans le milieu des acteurs où les comédiens russes jouent auprès de leurs célèbres collègues allemands. Les deux exemples les plus remarquables de ce phénomène sont Hmara et Ivan Iľič Mozžuhin : le premier donne ainsi la réplique à Asta Nielsen dans les films Der Absturz (La Chute, 1922) de Ludwig Wolff et I.N.R.I. de Conrad Wiene tandis que le

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second tourne Manolescu avec Brigitte Helm et Der weiße Teufel (Le Diable blanc, 1929-1930) d’Alexandr Aleksandrovič Volkov avec Lil Dagover. 16 Enfin, il est important de noter la place fondamentale des figurants russes dans les productions allemandes à laquelle l’historien du cinéma Rašit Jangirov consacre un chapitre entier dans son ouvrage « Raby Nemogo ». Očerki istoričeskogo byta russkih kinematographifistov za rubež’om 1920-1930-e gody 13 et dont témoigne le journal Ruľ 14. Cet univers de la figuration est tout particulièrement décrit par Nabokov dans les œuvres Mašen’ka (Machenka, 1926) et Čelovek iz SSSR (L’Homme de l’URSS, 1927), d’autant mieux que l’écrivain a travaillé comme figurant à maintes reprises aux studios Babelsberg de Potsdam. La participation des émigrés russes aux films allemands prend une telle ampleur que les Allemands, en proie à la crise économique, ont l’impression que les Russes leur enlèvent leur travail dans la mesure où ces derniers acceptent de travailler à moindre coût pour de riches sociétés de production refusant de payer leurs employés à leur juste valeur. Ce phénomène est décrit de façon substantielle dans l’article « Russkie statisty v kino » (Les figurants russes au cinéma), paru en 1925 dans le quotidien Ruľ15.

La représentation du motif russe dans les films expressionnistes

17 Ces constatations nous permettent donc de noter l’omniprésence des relations russo- allemandes dans le milieu cinématographique allemand des années 1920. Du fait de cette collaboration continue, il n’est pas étonnant de voir apparaître une récurrence du motif russe dans le cinéma de Weimar. Comme nous l’avons déjà évoqué, les réalisateurs allemands et russes adaptent à l’écran plusieurs classiques de la littérature russe et construisent des intrigues autour de complots politiques plus ou moins historiques dont l’action a lieu en Russie ou dans un cadre oriental. Selon le critique de films Thomas Brandlmeier, il existe quatre grands types de motifs russes dans les films qui « forment une réserve fermée de modèles d’action qui suffisent à créer le genre russe en tant que sous-genre du mélodrame, de la comédie de société ou du film d’espionnage »16. Premièrement, le thème de la mésalliance raconte l’amour entre une aristocrate et un homme du peuple et inversement. Deuxièmement, le mélodrame autour des retrouvailles traite la question des relations entre des femmes et des hommes qui se sont perdus de vue après la Révolution, émigrent et se rencontrent par hasard dans un lieu d’exil. Troisièmement, l’utilisation de l’aristocrate transformé en femme ou en homme du peuple voit par exemple un prince devenir serveur ou une cantatrice devenir chanteuse de cabaret. Quatrièmement, la trame liée au retour du révolutionnaire s’achève sur le triomphe de l’amour romantique au détriment des principes révolutionnaires. Le choix du motif russe s’explique de deux façons : pour les Allemands, il s’agit de suivre la vague d’exotisme introduite par les émigrés russes lors de leur arrivée en Allemagne ; au contraire, les Russes cherchent à répondre à la demande allemande reposant sur des stéréotypes dont le public berlinois n’a pas forcément conscience. Comme le remarque Bulgakova : Les émigrés ne mettent pas en scène des mélodrames russes pré-révolutionnaires mais des comédies européennes et des films d’aventures à la fin heureuse. Ils devaient rendre la culture et l’histoire russe vendable par le biais de l’exotisme (ours, balalaïka, tziganes, etc.) et s’adapter à la conception stéréotypée de l’étranger parce que, sinon, ils n’auraient pas été perçus ni été admis comme Russes.17

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18 Jusqu’à présent, le motif russe a surtout été étudié dans le cinéma populaire de l’époque, consistant essentiellement dans des comédies et des film historiques (ce qu'on appelle les « films à costumes »). Il a donc été écarté de l’analyse du cinéma d’avant-garde, et ce même si Schwarz a traité de manière approfondie la question des convergences artistiques entre les cinéastes russes et allemands dans son ouvrage Le film écrit. Scénarios du film muet allemand et russe. Pourtant, le motif russe apparaît dans l’un des courants avant-gardistes cinématographiques majeurs de l’époque, à savoir l’expressionnisme, dont découle également le genre du film désigné comme Kammerspiel. L’esthétique de ce genre de films s’intéresse aux mouvements de l’âme que le scénariste Carl Mayer a su exprimer dans de nombreuses œuvres dont Das Cabinet des Dr. Caligari (Le Cabinet du Dr Caligari, 1919-1920) et Genuine, die Tragödie eines seltsamen Hauses (1920) de Robert Wiene, Der Gang in die Nacht (La Marche dans la nuit, 1920-1921), Schloss Vogelöd (La Découverte d’un secret, 1921), Der letzte Mann (Le Dernier des hommes, 1924) et Tartüff (Tartuffe, 1925) de Friedrich Wilhelm Murnau, Verlogene Moral (Torgus, 1920-1921) de Hanns Kobe, Scherben (Le Rail, 1921) et Sylvester (La Nuit de la Saint-Sylvestre, 1923-1924) de Lupu Pick, Die Hintertreppe (L’Escalier de service, 1921) et Erdgeist (L’Esprit de la terre, 1922-1923) de Leopold Jessner et Vanina (1922) d’Arthur von Gerlach.

19 Avant même de détailler les films, nous pouvons observer que le concours des émigrés russes au cinéma expressionniste et Kammerspiel se manifeste, comme dans le cinéma populaire, dans leur participation effective aux longs-métrages. C’est ainsi qu’Olga Konstantinovna Čehova, qui crée sa propre société de production, appelée Olga Tschechow-Film GmbH, dont l’unique film est Die Pagode (LaPagode, 1922-1923) 18, est la principale interprète féminine de Schloss Vogelöd(La Découverte d’un secret, 1921) de Murnau et qu’Oľga Beljaev incarne la muse du poète de foire dans Das Wachsfigurenkabinett (Le Cabinet des figures de cire, 1923-1924) de Paul Leni, tandis que Vladimir Georgievič Gajdarov joue aux côtés de Lya de Putti dans Der brennende Acker (Le Champ quiflambe, 1921-1922) de Murnau et Manon Lescaut (1925-1926) d’Artur Robison. Quant au chef opérateur Konstantin Čet, il travaille aux effets spéciaux des films Metropolis (1925-1926) et Frau im Mond (La Femme sur la lune, 1928-1929) de Fritz Lang. 20 En ce qui concerne le motif russe dans les films expressionnistes et Kammerspiel, nous en trouvons cinq exemples remarquables qui rappellent en partie la typologie donnée par Brandlmeier. Tout d’abord, les cinéastes Murnau et Lang jouent avec les grands sentiments des femmes russes aristocrates dont le modèle reste, dans l’Allemagne des années 1920, le personnage de Taťjana du roman en vers d’Aleksandr Sergeevič Puškin Evgenij Onegin (Eugène Onéguine). Ainsi, dans la première grande partie du film Dr. Mabuse, der Spieler (Dr Mabuse, le joueur, 1921-1922) de Lang, le réalisateur met en scène un personnage de femme aristocrate russe, interprétée par l’actrice russe Lidija Semënovna Potekhina. En tant qu’épouse du producteur allemand de l’UFA Max Pfeiffer, né à Saint-Pétersbourg, cette dernière joue régulièrement dans de grands films allemands jusqu’à l’avènement du cinéma parlant. Elle est par exemple invitée par Lang à jouer dans le film Der müde Tod (Les Trois lumières) en 1921 19. L’identité du personnage féminin restant anonyme, le spectateur apprend sa nationalité par l’intermédiaire de la comtesse Dusy Told. La femme russe se caractérise alors par l’abondance de ses bijoux, tels de nombreux colliers de perles et un diadème rappelant le kokošnik, la coiffure traditionnelle russe. Assise à une table de jeux, elle joue aux

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cartes, accompagnée d’un jeune homme qui réalise tous ses désirs. Il lui sert à boire, lui tend son poudrier pour qu’elle se remaquille ainsi que de l’argent jusqu’à ce qu’il n’en ait plus lui-même. Lorsqu’elle vient à perdre son collier de perles acheté chez le célèbre joaillier Tiffany & Co. pour une valeur de cinquante mille dollars, elle se met à pleurer et à crier tout en faisant de grands gestes désespérés et en accusant Mabuse, qui revêt alors un autre masque, d’être le diable. Lang met alors en lumière le caractère passionné du personnage féminin russe, souligné par l’exclamation « Elle est merveilleuse » de la comtesse Dusy qui est à la recherche d’émotions intenses du fait de l’ennui de sa vie trop tranquille. 21 Dans Die Finanzen des Großherzogs (Les Finances du grand duc, 1923-1924) de Murnau, adapté du roman éponyme de l’écrivain suédois Frank Heller, le grand-duc Don Ramon, qui règne sur le petit État d’Abacco, est encouragé à épouser la grande-princesse Olga, interprétée par l’actrice autrichienne Mady Christian, pour régler ses dettes. Cette dernière accepte d’ailleurs aussitôt la proposition, ce que nous pouvons voir dans la lettre qu’elle adresse à Don Ramon. Elle écrit : Je me suis maintenant mis en tête de devenir la grande-duchesse d’Abacco. Certes, je vous connais aussi peu que vous me connaissez mais je vous aime depuis que j’ai appris avec quel sacrifice vous avez aidé à sauver les naufragés de la catastrophe du « Patestrina ». Que vous n’ayez pas d’argent n’est pas grave – j’en ai beaucoup. Je veux bien veiller à ce que vos finances rentrent dans l’ordre ! Cette missive lui vaut l’admiration du grand-duc qui perçoit la beauté intérieure d’Olga. Même si le réalisateur se montre quelque peu ironique envers la fortune effective de son personnage féminin tout au long du film (il lui fait oublier son argent alors qu’elle boit un verre dans un café ; elle procède à des calculs compliqués pour rembourser une somme modique à l’aventurier Philipp Collin et ne parvient pas à faire son addition ; sa chambre d’hôtel est remplie d’effets personnels), il n’en insiste pas moins sur sa richesse de cœur et son exaltation dans les moments difficiles. Ainsi, lorsqu’elle apprend l’assassinat (qui n’est cependant qu’un leurre) de Don Ramon, Olga s’évanouit avant de partir pour Abacco le plus rapidement possible. Une fois arrivée sur l’île et après avoir compris que le grand-duc est toujours vivant, elle essaie de le sauver des brigands qui menacent de le pendre. Elle dévoile alors son identité de grande-princesse dans le but d’acheter la vie de Don Ramon. Elle menace même de faire exécuter les bandits : « Ne le touchez pas ! Ou – aussi vrai que je sois Olga, grande-princesse de Russie – vous paierez de votre vie pour la sienne ! » 22 Au travers de ces deux films, Lang et Murnau accentuent donc les poncifs autour de la femme russe passionnée et de l’âme russe transportée par la fièvre des émotions. Cette idée apparaît également dans le long-métrage Spione (Les Espions, 1927-1928) de Lang où la jeune Sonja Barranikowa, jouée par l’Autrichienne Gerda Maurus, travaille pour Haghi, le chef d’une organisation criminelle. Elle y est chargée de séduire certains hommes gênants afin de mieux pouvoir les éliminer par la suite. Mais un jour, elle tombe amoureuse de l’agent n° 326 qui lui rappelle son frère Sasha. Elle décide donc de suivre son cœur et de cesser ses funestes agissements. Cependant, le réalisateur ne s’arrête pas à cet unique cliché. Afin de souligner la nationalité de Sonja, il met en scène une partie des accessoires associés à la Russie. Par conséquent, lorsque, contrainte par la volonté d’Haghi, la jeune femme invite l’agent n° 326 à boire un verre de thé en sa compagnie, l’organisation criminelle agrémente la pièce selon la tradition russe à l’aide d’icônes, d’un samovar et de différentes friandises servies habituellement avec le thé. Sonja fait elle-même partie du décor puisqu’elle porte une espèce de

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sarafane (robe traditionnelle russe) moderne. Enfin, le motif russe permet à Lang d’introduire un élément essentiel de l’histoire de la Russie tsariste, à savoir l’okhrana, la police politique secrète de l’époque, créée en 1881 par le tsar Aleksandr III et dont le pouvoir arbitraire a provoqué de nombreux assassinats. Les crimes de Sonja sont ainsi en partie excusés par le fait que son frère et son père ont été condamnés à mort par le tsar pour leurs idées dites révolutionnaires, ce que nous pouvons lire sur l’acte de condamnation rédigé en caractères cyrilliques par souci d’authenticité du cinéaste.

23 L’intérêt des réalisateurs expressionnistes pour certains événements sanglants de l’histoire de la Russie tsariste apparaît également dans le film Das Wachsfigurenkabinett où un poète est engagé pour inventer une histoire autour des personnages en cire d’une attraction de Lunapark, d’où la narration de trois épisodes dont le second aborde le règne d’Ivan le Terrible, joué par le célèbre Conrad Veidt. Le spectateur peut alors percevoir l’inhumanité du tsar que Leni porte à son paroxysme. Ivan le Terrible se plaît en effet à observer l’angoisse de l’un des prisonniers condamné à mort par l’empoisonneur de la chambre des tortures. Une fois son nom écrit sur le sablier, le captif doit regarder le sable qui s’écoule et qui signifie sa mort prochaine. Ses tentatives de violer une jeune mariée dont il condamne l’époux au supplice constitue un autre témoignage de sa cruauté. Par ailleurs, le cinéaste propose une explication quelque peu romancée à la folie du tsar qui reste mystérieuse encore aujourd’hui malgré les recherches scientifiques et historiques à ce sujet. Il utilise alors la férocité du tsar à l’encontre de ce dernier : avant d’être assassiné par les gardes d’Ivan le Terrible, l’empoisonneur écrit le nom du tsar sur le sablier. Pour échapper à son sinistre sort, celui-ci est donc condamné à retourner le sablier toutes les heures et à passer le reste de son existence sans sommeil alors même que la crainte d’un empoissonnement l’a obsédé toute sa vie. C’est un moyen de faire allusion à la folie tsariste et aux mauvais côtés du tsarisme. Il s’agit d’une histoire assez romancée mais qui met en relief l’obsession du tsar d’être un jour empoisonné. 24 Nous pouvons donc voir que les films expressionnistes, à l’inverse des films populaires, portent bien plus sur le passé de la Russie que sur la Révolution russe et la guerre civile, bien que ces événements se déroulent à l’époque même de l’émergence du cinéma expressionniste. Cela nous laisse supposer que l’arrivée des Bolchéviques au pouvoir et les conséquences du nouveau régime n’étaient pas forcément perçues de manière négative par le milieu cinématographique allemand qui, rappelons-le, collaborait également avec les Soviétiques, appréciant certainement leur esthétique avant- gardiste, et dénonçait également les dérives du capitalisme, ce que nous pouvons voir par exemple dans le film Metropolis de Lang. Les seules fois où le cinéma expressionniste se rapproche des longs-métrages populaires apparaît dans les films d’aventures ou d’espionnage. De plus, comme nous l’avons dit, les réalisateurs expressionnistes mettaient le plus souvent à l’écran des sujets graves, voire macabres, qui contribuaient à étudier les mouvements de la conscience humaine, ce qui apparaît non seulement dans l’épisode russe du Das Wachsfigurenkabinett, mais aussi dans le film Raskolnikow, la version expressionniste du roman Prestuplenie i nakazanie (Crime et châtiment, 1866) de Dostoevskij, considéré comme le père de l’expressionnisme. Le long-métrage se focalise essentiellement sur les tourments de l’âme de Rodion Romanovič suite à l’assassinat de l’usurière et sur sa longue confrontation avec le juge d’instruction, Porfirij Petrovič, chargé de l’enquête, et ce même si l’histoire d’amour entre Rodion et Sonja ainsi que les déboires de la famille Marmeladov apparaissent en toile de fond.

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Conclusion

25 L’ensemble de cette étude nous montre que le milieu émigré russe entretenait bien des relations avec les Allemands dans le domaine cinématographique, les rapports se révélant assez égalitaires dans la mesure où les sociétés de production, qu’elles soient russes ou allemandes, avaient recours aussi bien à des émigrés qu’à des autochtones dans le choix des cinéastes, des acteurs ou des techniciens du film. Les rapports russo- allemands sont également illustrés dans les films expressionnistes qui, au contraire du cinéma populaire, mêlent les personnages russes à la société allemande et leur permettent pour ainsi dire de devenir une partie de cette communauté. C’est de cette façon que la femme aristocrate russe du film Dr. Mabuse, der Spieler se laisse tromper par Mabuse au même titre que les Allemands et que les personnages d’Olga (Die Finanzen des Großherzogs) et de Sonja (Spione) tombent amoureuses d’hommes de langue allemande, prêts à tout pour garder la femme de leur vie. Pour ce qui est des longs-métrages Das Wachsfigurenkabinett et Raskolnikow, bien que le lien soit plus implicite, il s’agit pour les cinéastes d’insister sur le rôle joué par l’histoire et la littérature russes sur la communauté allemande en retranscrivant des moments-clés de la culture russe. En outre, cette coopération russo-allemande « expressionniste » permet d’introduire et de développer le motif russe sous l’angle de la passion, c’est-à-dire de l’exacerbation des sentiments, symbolisée non seulement par les paroles et les gestes des personnages russes, en particulier, des femmes, mais aussi par les décors composés d’après le folklore russe qui se prête au jeu de la déformation géométrique utilisée par les réalisateurs expressionnistes. Le motif russe entre ainsi en adéquation presque parfaite avec l’esthétique expressionniste reposant sur l’extériorisation des émotions.

26 5. Schlögel K., « Das Domizil eines Schattenreiches. Russische Emigranten in Berlin der 20er Jahre » (Le domicile d’un royaume des ombres. Les émigrés russes dans le Berlin des années 1920), in : Die Russen in Berlin 1910-1930 (Les Russes à Berlin 1910-1930), sous la direction de Ruprecht St. & Lange I., Stolz, Berlin, 1995, p. 14. Sauf mention contraire, les traductions tirées de l’allemand et du russe sont celles de l’auteur de l‘article.

NOTES

1. Struve N., Soixante-dix ans d’émigration russe (1919-1989), Fayard, Paris, 1996, p. 15. 2. L’historien du cinéma Francis Courtade estime que le cinéma expressionniste allemand a donné naissance en 1921 à un collectif d’artistes, la FEKS (Fabrika ektsentritčeskogo aktëra – Fabrique de l'acteur excentrique), dont les procédés rappellent ceux des films expressionnistes, à savoir l’utilisation d’« objets gigantesques, [d’]éclairages grotesques, [de] décors irréalistes, [d’une] interprétation venue d’ailleurs (Courtade F., Cinéma expressionniste, Henri Veyrier, Paris, 1984, p.190. 3. Schöning J., « Fantaisies russes », in : Fantaisies russes. R ussische Filmmacher in Berlin und Paris 1920-1930 (Fantaisies russes. Les cinéastes russes à Berlin et à Paris 1920-1930), sous la direction de Schöning J., Ed. Text + Kritik, Munich, 1995, p. 7.

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4. Bulgakova O., « Russische Film-Emigration in Deutschland: Schicksale und Film » (L’émigration russe du film en Allemagne : destins et films), in : Russische Emigration in Deutschland 1918 bis 1941. Leben im europäischen Bürgerkrieg (L’émigration russe en Allemagne de 1918 à 1941. Vivre pendant la guerre civile européenne), Schlögel Karl (dir.), Akademie-Verlag, Berlin, 1995, p. 379. 6. Bulgakova O., art. cit., pp. 390-392. 7. Le nom de l’auteur n’est pas précisé dans l’article, « Kino » (Cinéma), in : Ruľ, n° 466, Ullstein, Berlin, 1922, p. 5. 8. Le nom de l’auteur n’est pas précisé dans l’article, « Teatr i muzyka » (Théâtre et musique), in : Ruľ, n° 346, Ullstein, Berlin, 1922, p. 5. 9. Schwarz A., « Der mobile Produzent. Iosif Ermoľev in Russland, Frankreich, Deutschland, USA » (Le producteur mobile. Iosif Ermoľev en Russie, France, Allemagne, USA), in : Fantaisies russes..., op. cit. pp. 50-51. 10. L'auteur n'est pas référencé sur le site internet de Westi-Film GmbH. (NdlR) 11. Ibid., p. 60. 12. Jacobsen W., « Arrangeur verborgener Gefühle. Anmerkungen zum Regisseur Viktor Tourjansky » (L’arrangeur des sentiments cachés. Notes sur le cinéaste Viktor Tourjansky), in : Fantaisies russes... op. cit., p. 138. 13. Jangirov R., « Raby Nemogo ». Očerki istoričeskogo byta russkih kinematographifistov za rubež’om 1920-1930-e gody (« Les esclaves du cinéma muet ». Études sur le mode de vie historique des cinéastes russes à l’étranger pendant les années 1920 et 1930), Biblioteka-fond « Russkoe zarubež'e », Russkij Puť, 2007. 14. A. L–r, « Kak ja byl kinematografičeskim statistom (Iz berlinskih vpečatlenij) » (Comment j’étais figurant de cinéma [D’après des impressions berlinoises]), in : Ruľ, n° 888, Ullstein, Berlin, 1923, p. 5. 15. Le nom de l’auteur n’est pas précisé dans l’article, « Russkie statisty v kino » (Les figurants russes au cinéma), in : Ruľ, n° 1319, Ullstein, Berlin, 1925, p. 4 16. Brandlmeier Th., « Brillants et brillantine. Les Russes exilés et les Russes du film » (Brillanten und Brillantine. Exilrussen und Filmrussen), in : Fantaisies russes..., op. cit., p. 10. 17. Bulgakova O., art. cit., p. 381. 18. Le nom de l’auteur n’est pas précisé dans l’article, « Teatr i muzyka » (Théâtre et musique), in : Ruľ, n° 481, Ullstein, Berlin, 1922, p. 6. 19. Le nom de l’auteur n’est pas précisé dans l’article, « Teatr i muzyka » (Théâtre et musique), in : Ruľ, n° 213, Ullstein, Berlin, 1921, p. 6.

INDEX

Index géographique : Allemagne, Berlin, Russie Index chronologique : entre-deux-guerres, XXe siècle Mots-clés : cinéma allemand, cinéma russe, cinéma soviétique, émigration russe

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AUTEUR

ALEXIA GASSIN

Paris-Sorbonne – Docteur en Études slaves

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Les emprunts allemands dans la presse russe actuelle

Valentina Caillat-Tuzhikova

Introduction

À l’heure actuelle, la presse russe représente un champ d’intérêt incontournable pour l’étude des emprunts. En raison des changements politiques et sociaux que la Russie a subis durant ces deux dernières décennies, il est devenu nécessaire de nommer des objets ou des phénomènes nouveaux. La langue russe a ainsi accéléré le processus d’appropriation de mots étrangers pour combler des lacunes dans le vocabulaire politique, économique et juridique. La presse russe s’est dès lors approprié ces nouveaux mots et en a introduit d’autres à son tour. Parmi les langues étrangères concernées, l’allemand est une des sources majeures de ce vocabulaire contemporain. Quels sont les emprunts allemands et quels sens possèdent-ils dans la langue source ? Comment ces mots évoluent-ils en russe ? Y-a-il un lien de dépendance entre la fréquence d’utilisation des emprunts et leur appropriation par la langue ? Les questions que nous analyserons ici concernent l’emploi des emprunts allemands dans la presse et leur évolution sur le plan sémantique et en particulier connotatif. Un bref rappel historique permet de comprendre l’important impact des emprunts allemands dans la langue russe.Le XIIIe siècle est considéré, par l’ensemble des linguistes, comme le point de départ de l’assimilation des mots allemands dans la langue russe, et ce, en raison des rapports commerciaux étroits entre l’Allemagne et la Rus’ de Kiev. Ensuite, l’époque de Pierre le Grand marque l’introduction massive du lexique allemand dans le russe. Comme le précise Irina Tokareva dans sa thèse Adaptacija nemeckikh leksičeskikh zaimstvovanij v russkom literaturnom jazyke : Na materiale istočnikov rubeža XIX – XX vv. (L’adaptation des emprunts lexicaux dans la langue russe littéraire : Sources des XIXe et XX e siècles) 1, les réformes de Pierre le Grand dans l’armée russe, le développement de l’industrie minière et métallurgique ont favorisé l’arrivée de mots allemands. Au XIXe siècle, au moment du boom industriel, le vocabulaire politique et social russe s’est aussi enrichi d’emprunts ou calques

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allemands, comme rabotadateľ (Arbeitgeber – employeur), rynok truda (Arbeitsmarkt – marché du travail)2. Malgré les guerres et les conflits, le XXe siècle a également contribué à cette forme d’enrichissement de la langue russe. D’après Roger Comtet3, les bouleversements politiques et sociaux ont entraîné des mutations dans le russe, notamment avec la révolution de 1917. Pour ce faire, Comtet s'appuie sur les recherches d'André Mazon qui a démontré la nette prédominance des emprunts allemands dans le langage des militants ouvriers, par l'intermédiaire du marxisme. Toujours cité par Comtet, Roman Jakobson a également relevé la tolérance par les Russes des emprunts allemands pendant la guerre et l'importance de leur impact dans le lexique scientifique. Nous verrons que les emprunts datant des siècles passés sont nombreux dans la presse actuelle. Notre corpus est constitué d’articles issus de la presse généraliste, destinée à un public large et qui se compose, selon Valéry Kossov4, de trois catégories : les journaux strictement officiels dépendant du pouvoir, les journaux ouvertement opposés au régime et ceux qui tout en étant sous la pression du régime donnent une analyse alternative. Les exemples qui sont traités ici proviennent surtout des quotidiens Moskovskij komsomolec, Izvestija ou de l’hebdomadaire Profil ainsi que d’articles de presse cités dans le Nacionaľnyj korpus russkogo jazyka (Corpus national de la langue russe) 5, incluant toute la presse à partir des années 1990. Les journaux dits généralistes contiennent aussi des articles spécialisés destinés à des lecteurs intéressés par des sujets précis, par exemple économiques ou politiques. Dans ce cas, les journalistes créent un lexique codé destiné à des initiés, qui peuvent, par l’usage de ce code, se distinguer dans la société. Il s’avère donc que l’introduction de l’emprunt n’est pas toujours dictée par la nécessité mais aussi par la volonté de ces journalistes. Pourquoi l’emprunt lexical ? Dans le présent article, nous nous appuierons sur la définition d’emprunt en tant que « forme d'expression qu'une communauté linguistique reçoit d'une autre communauté »6, proposée par Vittore Pisani et reprise par Louis Deroy. Sachant que « forme d’expression » peut désigner un mot, mais aussi un tour syntaxique, un trait morphologique ou bien un son, il nous semble indispensable de préciser que nous étudierons ici les mots ou les expressions comprenant ces mots. Le verbe « recevoir » interpelle : quand et comment une communauté linguistique, ici la communauté linguistique russe, reçoit-elle tel ou tel mot allemand, par quels intermédiaires est-il introduit ? Nous ne nous attarderons pas sur ces intermédiaires, mais examinerons plus finement l’intégration d’emprunts. Plusieurs critères entrent en jeu lorsqu’il s’agit de cette dernière dans la langue, phonologiques, morpho-syntaxiques et sémantiques. Dans notre étude, il sera question de la manière dont les emprunts allemands ont été adaptés aux niveaux phonétique, orthographique et morphologique par la langue russe. Or, nous accentuerons notre attention en particulier sur les critères sémantiques qui, selon Louis Guilbert, « décident de l’installation durable d’un terme étranger »7 cessant d’être néologisme. L’emprunt, par suite de divers emplois, peut acquérir un sens supplémentaire et, par conséquent, une plus grande polysémie, différente de celle de la langue source. De plus, parfois deux, voire plusieurs termes, quelle que soit leur origine, renvoyant au même objet ou phénomène cohabitent dans la langue russe. Pour illustrer cette cohabitation ainsi que l’extension de sens ou le glissement connotatif, nous étudierons

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quelques emprunts appartenant au lexique général et spécialisé : économique, politique ou encore argotique, ainsi que leurs emplois dans la presse actuelle.

Les emprunts dans le lexique économique

La terminologie économique figure parmi les lexiques de la langue russe qui ont été les plus imprégnés par l’allemand. Dès les XIIe-XIIIe siècles, les échanges commerciaux entre l’Allemagne et la Rus’ de Kiev ont largement contribué à l’apparition d’emprunts lexicaux. À la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, le développement du domaine financier a également été propice aux emprunts pour désigner de nouvelles réalités comme bank (Bank – banque), birža (Börse – bourse), makler (Makler – courtier, agent de change), etc. Au XXe et au début du XXIe siècle, depuis la chute du régime communiste et suite à l’introduction de l’économie de marché, le lexique russe a continué à s’enrichir par des emprunts à l’allemand, ce qui a été démontré dans les récentes recherches des linguistes russes tels que Tokareva ou encore Svetlana Kepeščuk et Ajguľ Timirgaleeva8. Notre attention a été attirée par les emprunts allemands ayant subi une extension de sens en russe. Prenons l’exemple du lexème gešeft (Geschäft – affaire, commerce), emprunté par la langue russe à l’allemand à la fin du XIXe siècle. Le Deutsches Wörterbuch (Dictionnaire allemand) de Gerhard Wahrig définit le mot Geschäft de la façon suivante : Activité, occupation, travail (avec un but précis) ; métier, profession ; résultat, activité lucrative, commerce, affaires, vente ; tâche, mission ; lieu de vente, sociétés commerciales, maison de commerce, magasin ; (figuré – familier) satisfaire les besoins naturels.9 Le Deutsches Universalwörterbuch (Dictionnaire universel de la langue allemande) propose également plusieurs définitions du mot Geschäft : 1. a) Entreprise orientée vers le profit, transaction commerciale, commerce..., b) Transactions commerciales, vente, chiffre d’affaires..., c) Bénéfice (d’une entreprise commerciale), profit... 2. a) Société b) Pièces, locaux, magasin… 3. Tâche, affaire...10 Observons maintenant le sens de gešeft relevé dans un article de la presse russe actuelle : Pervonačaľno v osnove podobnoj linii ležalo stremlenie sdelať « zakonnyj gešeft ». Initialement, dans le fondement d'une ligne pareille, il y avait l'ambition de mener « une affaire légale »…11 L’ironie que l’auteur exprime ici envers cette affaire commerciale est soulignée par les guillemets. En effet, dans son Slovar’ inostrannykh slov, vošedšikh v sostav russkogo jazyka (Dictionnaire des mots étrangers entrés dans la langue russe), Aleksandr Čudinov définit ce mot de la façon suivante : (allemand) Se dit dans un sens ironique d’une affaire entreprise en vue d’un profit, d’une spéculation de qualité inférieure reposant sur un mensonge.12 Aleksandr Babkin et Valentin Šendecov citent ce mot à côté d’un autre mot allemand Schwindel(mensonge, escroquerie)dans leur Slovar’ inojazyčnykh vyraženij i slov, upotrebljajuščikhsja v russkom jazyke bez perevoda (Dictionnaire des expressions et des mots étrangers, employés dans la langue russe sans traduction) : …Partout on escroque, on ment et on plume les autres.13

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D’après la source citée par Babkin et Šendecov, on peut conclure que cet emprunt n’est pas nouveau car cette source remonte à 191314. Le Nacionaľnyj korpus russkogo jazyka contient également ce mot dans des sources datant de 1880-1890 : Moj otec priezžal sjuda delať gešeft na liniju, kogda stroilas’ doroga…Gešeft ne pošel…Togda moj otec khodil v gorod s muzikoj et velel mne tože igraťs soboj… Mon père arriva ici pour faire des affaires sur la ligne où l’on construisait le chemin de fer. Ses affaires ne furent pas un succès. Alors mon père s’en alla à la ville pour faire de la musique et me demanda de l’accompagner…15 De plus, on emprunte non seulement un mot, mais aussi sa combinatoire. L’expression delať gešeft est calquée sur l’allemand mit etw ein gutes / schlechtes Geschäft machen (faire une bonne / mauvaise affaire). Il faut signaler que dans la presse ce mot ne s’emploie pas seulement dans le sens d’affaire commerciale, mais aussi dans celui de profit. Kak možno dogadaťsja, eti-to den’gi i esť vernaja garantija pobedy MDM na aukcione pri privatizacii gospaketa (vpročem, daže esli privatizacija i otložitsja na neopredelennyj srok, ničto ne mešaet Meľničenko s Popovym izvlekať svoj « gešeft » iz nynešnego polozenija – faktičeskogo vladenija gospaketom). Comme on peut le deviner, cet argent est la garantie fidèle de la victoire du MDM16 aux enchères pour la privatisation des actions étatiques (d’ailleurs, même si la privatisation est repoussée à un délai inconnu, rien n’empêche Meľničenko et Popov de tirer « profit » de la situation actuelle – de la possession effective d’actions étatiques).17 En effet, dans le Bolšoj tolkovyj slovar’ russkogo jazyka (Grand dictionnaire de la langue russe) de Kuznecov, cet emprunt est défini comme : « (langue parlée)Intérêt, profit, gain. Quel profit tirera-t-il de cela ? » 18 Ce sens apparaît dans le discours des habitants d’Odessa pour lesquels il ne s’agit pas d’escroquerie, mais du profit tiré d’une affaire tout à fait légale : « Profit, bénef » (familier en yiddish). Il existe de nombreuses opinions sur le statut linguistique de ce qu’on appelle la « langue d’Odessa », basée sur le yiddish, le russe et l’ukrainien, considérée par les uns comme un dialecte et par les autres comme une langue indépendante. Inna Kabanen a consacré tout un travail de recherche à la « langue d’Odessa »19, qui a été depuis sa fondation en 1794 par Catherine II une ville multiethnique, rassemblant de nombreux peuples : Grecs, Ukrainiens, Russes, Biélorusses, Moldaves, Italiens, Juifs, Polonais et Allemands. D’après Kabanen, qui cite Anna Veršik ou Nina Mečkovskaja, il s’agit d’une variante de la langue russe des Juifs (appelé également Jewish Russian) qui est finalement plus proche du yiddish par sa structure grammaticale que du russe20. Kabanen préfère, quant à elle, l’appeler « langue mixte », terme proposé par Peter Bakker pour nommer cette langue, formée sous l’influence de plusieurs ethnies. C’est notamment cette langue qui est devenue une source importante pour l’argot de la pègre en Russie. Odessa, ville portuaire et cosmopolite, accueillait bon nombre de commerçants malhonnêtes et toute sorte de contrebande. Dans ses Odesskie rasskazy (Récits d’Odessa) 21, l’écrivain et dramaturge russe originaire de cette ville Isaak Babeľ décrit avec fascination la vie des bandits à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Comme le dit Daniel Aarao Reis dans son ouvrage Modernités nationales, modernités importées : Entre Ancien et Nouveau Monde (XIX e-XXIe siècles), le crime est devenu une banalité à Odessa, « dans cette ville, à certains moments, c’est comme si tous étaient des hors-la-loi. Mieux encore, comme si la loi n’existait pas… Se banalise ainsi l’arbitraire de nos bandits et la violence dont ils font usage »22. Aujourd’hui, les entrepreneurs n’hésitent pas à nommer leurs entreprises par le mot gešeft, qu’il s’agisse d’agences immobilières ou publicitaires, de sociétés de travaux

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publics ou même de banques : GEŠEFT, Finans-Gešeft, etc. Les textes publicitaires utilisent également ce mot pour inciter les entrepreneurs à ouvrir leur propre entreprise : « Sdelaj svoj gešeft! » 23 (Crée ta propre entreprise !). Ces slogans publicitaires visent avant tout les Russes connaissant l’allemand qui comptent partir en Allemagne. Néanmoins, dans la presse actuelle, à l’exception des textes destinés aux locuteurs ciblés et initiés, gešeft perd son sens neutre de delo (affaire) et acquiert la connotation négative d’affaire louche. Il est nécessaire de comparer cet emprunt à celui fait au français : afera – arnaque, datant, selon le dictionnaire de Pavel Černykh, de la première moitié du XIXe siècle24. Ce mot, également mentionné dans le Tolkovyj slovar’ russkogo jazyka (Dictionnaire de la langue russe), est défini comme : « une entreprise, une affaire ou une action déloyale, frauduleuse »25. En allemand, le mot Affäre a pour signification « une affaire désagréable, un incident embarrassant ou scandaleux »26 ou encore « un litige, une liaison, une aventure amoureuse »27. Même s’il ne s’agit pas d’une arnaque, ce mot est doté d’une valeur négative. Pourquoi alors le mot gešeft a-t-il été affecté d’une connotation péjorative, alors que l’emprunt afera évoquait déjà l'idée d'une affaire louche ? Comme nous supposons qu’au départ gešeft ne possédait pas cette connotation péjorative, puisqu’il est toujours utilisé dans son sens direct d’affaire ou de profit, il ne s'agit pas d’un double emprunt. Le glissement connotatif a eu lieu plus tard. Aujourd’hui, la presse russe l’utilise le plus souvent dans sa connotation péjorative, comme le font, par exemple, le quotidien Moskovskij komsomolec ou l’hebdomadaire Profil, dans lesquels le mot gešeft est préféré au mot afera. Le mot gešeft, moins fréquent, semble mieux capter l'attention du lecteur par son exotisme. En utilisant des mots dotés d’une valeur négative dans le langage courant, les journalistes cherchent à attirer l’attention sur les imperfections de la situation politique et sociale, sans exprimer ouvertement leur opinion critique ni prendre parti dans leurs appréciations.

Les emprunts dans l’argot russe

Comme nous l’avons observé plus haut, l’argot russe contient plusieurs emprunts allemands. Le mot russe avtoritet (autorité) vient d’Autorität qui a les sens suivants en allemand : 1. Influence d’une personne ou d’une institution reposant sur la performance ou la tradition et la considération qui en découle. 2. Personnalité qui a une influence notable et qui fait autorité.28 D’après l’Etimologičeskij slovar’ russkogo jazyka (Dictionnaire étymologique de la langue russe) de Max Fasmer, le mot avtoritetest utilisé pour la première fois en 1718, provenant du mot allemand Autorität, ce dernier ayant pour origine le mot latin auctoritas29. Dans le Novyj slovar’ inostrannykh slov (Nouveau dictionnaire des mots étrangers), nous trouvons plusieurs sens du mot avtoritet : Autorité, de l’allemand Autorität, du latin Auctoritas, pouvoir, influence. 1) importance universellement reconnue, influence ; 2) celui dont l’importance est universellement reconnue, qui a une influence, par exemple il a une grande compétence (a de l’autorité) en médecine ; autorité dans le milieu criminel – chef d’une organisation criminelle, d’un grand groupe criminel.30 Nous constatons que le mot avtoriteta pris un sens supplémentaire : il a commencé à être employé dans l’argot du milieu pour désigner la personne à la tête d’une organisation criminelle et il apparaît, par conséquent, avec ce sens négatif dans la presse russe : « V Tveri ubit kriminaľnyj avtoritet Ibragim Azizov po kličke Arkaša »31

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(Le caïd Ibrahim, dont le surnom est Arkaša, a été tué à Tver). Même si l’adjectif « criminel » était absent, le lecteur pourrait comprendre qu’il s’agit d’un chef du milieu criminel grâce à l’emploi de termes tels que « tué » ou « surnom ». Le mot abzac (Absatz), autre emprunt à l’allemand, s’est doté de plusieurs sens dans l’argot russe. Adopté par la langue russe dans le sens d’alinéa, ce lexème intègre la langue parlée où il gagne de nouveaux sens à la connotation tantôt positive, tantôt très négative. Voici quelques exemples tirés du Bolšojslovar’ russkogožargona(Grand dictionnaire de l’argot russe)32 : Čto ty nacepila? Kakoj-to abzac. Mitrofanov, Nikitina, MK. Qu’est-ce que tu as mis là ? C’est une horreur ! Mitrofanov, Nikitina, MK. Polnyj abzac. Slovar’, paren’, ty kupil – polnyj abzac! Ce dictionnaire que tu as acheté, mon gars, il est vraiment super ! Aujourd’hui, dans la langue parlée, le mot аbzac se retrouve plus fréquemment chargé d’une connotation négative signifiant « une fin » : Drugimi slovami, atomnyj abzac dlja Evropy možet nastupiť každuju minutu.33 Autrement dit, l’apocalypse nucléaire pour l’Europe peut arriver d’une minute à l’autre. Nous observons la même évolution sémantique avec le mot finiš (fin), emprunté à l’anglais pour désigner dans le lexique sportif 1) La partie finale d’une compétition sportive ; 2) l’arrivée, la fin d’une épreuve34. Ce mot est ensuite utilisé dans la langue parlée et même dans les œuvres littéraires avec une connotation négative, évoquant quelque chose d’inéluctable : Posle etogo i načalos’, brat načal piť…v obščem, eto yže byl finiš.35 Après cela, tout a commencé, mon frère s’est mis à boire et c’était là le début de la fin. Le lexique technique allemand a fourni à la langue russe plusieurs termes comme šajba (Scheibe – palet), šakhta (mine), šifer (ardoise), cekh (atelier) 36. Si nous analysons le mot šajba, emprunté à l’allemand pour nommer une pièce en forme de disque ayant une fonction technique, nous nous apercevons qu’il a acquis, par extension, le sens de palet dans le hockey sur glace. Dans la langue allemande, le mot Scheibe a, entre autres, le sens de cible dans le lexique sportif ou militaire. En revanche, en russe, ce sens serait exprimé par le mot mišen’.Dans le langage parlé, on utilise le mot šajbapour encourager les joueurs de hockey à marquer un but. De plus, dans l’argot du milieu ce mot désigne plusieurs choses : « Une place ronde, une pièce de monnaie, l’argent, l’acte sexuel »37. Ces sens seraient peut-être venus, par analogie, du sens suivant du mot Scheibe : « (Dans le domaine technique) pour une fonction technique spécifique, disque (par exemple, disque de frein, rondelle de joint) généralement circulaire [avec un trou prévu en son centre] et destiné à être incorporé en tant que pièce rotative dans une machine ou autre. »38 Par ailleurs, les mots šakhta, šifer ou cekh se sont également dotés de nouveaux sens par leur utilisation dans l’argot du milieu et ont de ce fait souvent acquis une valeur péjorative. Les emprunts lexicaux comme gešeft, avtoritet, abzac ou šajba, qui ont vu leur sens s’étendre à des significations différentes de celles de la langue source, illustrent le phénomène de l’emprunt interne qui mène à une plus grande polysémie. L’argot russe a maintes fois eu recours aux langues étrangères, comme le polonais, l’allemand39 ou le français40. Les emprunts, ne possédant souvent aucune connotation dans leurs lexiques d’origine, acquièrent un sens nouveau dans la langue russe comme blat, šprekhať, šprekhanuť (sprechen), abkhaľten (abhalten), etc. Analysons le mot blat

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(initié, complice) qui, selon le dictionnaire de Fasmer41, est d’origine judéo-allemande. Dans l’allemand courant, le mot Blatt signifie la feuille d’un végétal et, par extension, la feuille de papier, un journal ou un jeu de cartes42. Lors de son passage de l’allemand au russe, blat a perdu ses sens dès le début, contrairement au mot avtoritet,et a été fixé dans le Tolkovyj slovar’ russkogo jazyka avec les sens suivants : 1. Argot des voleurs. 2. Connaissances, relations qu’on peut utiliser à des fins personnelles ou pour en tirer profit (langage populaire).43 Ce mot a été fixé pour la première fois dans le dictionnaire de Vasilij Trakhtenberg Blatnaja muzyka : Žargon tjur’my. Po materialam, sobrannym v peresyľnyx tjur’max (Argot des voleurs et de prison : selon les documents recueillis dans les prisons de transit) en 190844 : Tout crime, de n’importe quel type : vol,meurtre, escroquerie, cambriolage, contrebande, distillation clandestine, fabrication et commercialisation de fausse monnaie, etc. – possède en argot un seul nom générique : « blat » Le sens du mot blat compris comme des connaissances ou des relations s’est répandu pendant la période soviétique dans les années 1930. À cette époque, la pénurie permanente entraîne le phénomène de faveur, et connaître des vendeurs ou des apparatchiks permet aux gens d’obtenir des marchandises et des services plus rapidement ou encore ce qui est inaccessible. Ce sens serait en lien avec le mot Blatt, feuille de papier, comme code, signe d’appartenance à un groupe d’initiés. Vasilij Trakhtenberg souligne également que le mot blat désigne, entre autres, une affaire illégale, comme une contrebande. Si, dans ce deuxième sens, le substantif blat et son dérivé continuent à être employés dans la presse russe actuelle, dans le premier sens, c’est l’adjectif blatnoj qui est plus utilisé : Tak čto v sukhom ostatke polučaetsja, čto EGE ne toľko ne otmenil blat, no i uzakonil ego.45Ainsi, le résultat c’est que l’examen d’État unifié non seulement ne supprime pas le piston, mais va jusqu’à le légitimer. Tjur’ma davno vošla v naš byt, našu kuľturusvoej blatnoj časťju. 46La prison est entrée depuis longtemps dans notre quotidien et dans notre culture par le biais de l’argot des voleurs. Pour donner un autre exemple, citons le couple de mots ayant la même racine šprekhať / šprekhanuť. Ces mots viennent du verbe allemand sprechen, tout à fait neutre, privé d’expressivité. En russe, šprekhať s’utilise dans le langage parlé pour signifier « parler une langue étrangère »47 et šprekhanuť, dans l’argot du milieu, pour « dénoncer ». Comme le démontre le slaviste allemand Tilman Bergerdans dans son étude « Sprechtit, šprekhaťund andere lustige verba dicendi »48 (Sprechtit, šprekhať et autre drôle de façon de dire « dire »), ces mots appartiennent à la « langue Quelia», formée par des russophones juifs habitant en Allemagne, en Autriche et en Suisse. Ils ont effectivement créé leur propre langue pour communiquer en se fondant sur la grammaire russe et le lexique allemand.

Les emprunts dans le lexique politique et social

Le lexique politique et social russe a également emprunté plusieurs termes à l’allemand, parmi lesquels nombreux sont d’origine latine : agent (Agent, du latin agentis), agentura (Agentur), lozung (Losung), ljumpen (Lumpenproletariat), nejtralitet

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(Neutralität, du latin neuter), paritet (Parität, du latin paritas), putč (Putsch), bundestag (Bundestag – Parlement), bundesver (Bundeswehr – armée), bundesrat (Bundesrat – chambre du Parlement), kancler (Kanzler – chancelier), fjurer (Führer), policaj (Polizei – police) et d’autres. Le linguiste russe Leonid Krysin souligne que le mot policaj (Polizei), après avoir glissé dans le russe pendant la Seconde Guerre mondiale, a acquis une connotation négative en désignant un « policier, collaborateur de la police, nommé par le commandement allemand sur le territoire occupé »49. Ainsi, on assiste au glissement connotatif du mot Polizei qui ne possède aucune connotation péjorative en allemand. Il est intéressant de noter qu’aujourd’hui ce mot s’emploie toujours dans la presse russe, tout en gardant une valeur péjorative, pour parler de la police russe en général : « Perenesli sud – policaj ne javilsja »50 On a ajourné le délai du jugement au tribunal – le policier n’est pas venu. Il faudrait également se pencher davantage sur l’emprunt à l’allemand des mots agent et agentura. D’après l’Etimologičeskijslovar’ russkogojazyka (Dictionnaire étymologiquede la langue russe)de Galina Cyganenko, le mot agent, apparu dans la langue russe au début XVIIe siècle, provient de l’allemand Agent avec le sens de « plénipotentiaire »51, qui est défini dans le Duden online de la façon suivante : 1. Personne missionnée secrètement par un gouvernement, une organisation militaire ou autres, devant exécuter des missions définies, la plupart du temps illégales ; espion. 2. (Écon. Vieilli) a) Personne qui fait et conclut des affaires, la plupart du temps sur la base de provisions ; représentant de commerce. b) Personne dont le métier est de rechercher des engagements aux artistes.52 L’actuelTolkovyj slovar’ russkogo jazyka mentionne trois définitions de l’emprunt agent similaires à celles d’Agent en allemand : 1. Personne, chargée par un établissement de régler des tâches et des missions de service. 2. Personne qui agit dans les intérêts de quelqu’un. 3. Voirespion.53 En revanche, le mot Agentur, qui a donné l’emprunt agentura au russe, ne signifie en allemand que : 1. (particulièrement en économie) Institution qui représente quelqu’un, quelque chose, qui procure quelque chose. 2. Forme abrégée pour agence de presse.54 En russe, le mot agentura désigne le service des renseignements (razvedyvateľnaja ou sysknaja služba), qui est nommé en allemand die Agenten, comme le précise Karl Gottlieb dans son Wörterbuch der « Falschen Freunde des Übersetzers » (russisch-deutsch / deutsch- russisch) (Dictionnaire des faux amis du traducteur [russe-allemand / allemand- russe])55. Dans les sources russes, on situe l’emploi de ce mot au début du XXe siècle et il est toujours utilisé notamment dans la presse actuelle : V bor’be s narkotikami roľ agentury črezvyčajna vysoka, odnako, kak my uze govorili, eto agentura sovsem drugogo roda.56Dans la lutte contre les drogues, le rôle des agents est extrêmement important, cependant, comme nous l’avons déjà dit, il s’agit d’agents d’un tout autre type.

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L’adaptation phonétique, orthographique et morphosyntaxique

Lors de l’adaptation phonétique des emprunts qui se traduit par une adaptation orthographique émerge le problème de la graphie, comme le souligne Christine Bracquenier dans son article « L’adaptation des emprunts lexicaux du français par la langue russe : de Karamzin à Akunin »57. Nous observons le même phénomène pour les emprunts à l’allemand. Dans les exemples précédemment cités, comme pour le mot gešeft, nous voyons l’évolution de l’adaptation vers la translittération ou la transcription, qui remplace l’utilisation des mots originaux. En effet, pour une meilleure assimilation des emprunts, la transcription est beaucoup plus commode, tandis que l’utilisation des mots originaux est réservée aux énonciateurs souhaitant démontrer leur appartenance à un groupe ou à une classe sur l’échelle sociale ou encore concerne les noms propres des marques des vêtements, des produits de beauté, de l’électroménager, des noms des sociétés, etc., comme « Braun », « Nivea », Schwarzkopf », « Deutsche Bank ». Ces noms sont également transcrits en cyrillique et nous retrouvons l’emploi des deux orthographes dans la presse russe actuelle. D’après Timirgaleeva58, dans les journaux spécialisés ou la publicité, les noms sont conservés en lettres latines, tandis que les œuvres littéraires et les dictionnaires préfèrent les transcriptions en cyrillique. Par ailleurs, nous avons rencontré le cas de la transcription et de l’orignal dans le même article de presse : Pavel Teplukhin s 1 oktjabrja stanovitsja glavnym ispolniteľnym direktorom Dojče Banka v Rossii, ob’javil v sredu bank. On budet podčinjatsja Štefanu Ljajtneru, členu pravlenija i členu ispolniteľnogo komitetaa gruppy, glave podrazdelenij Deutsche Bank AG.59 À partir du 1er octobre, Pavel Teplukhin devient le principal directeur exécutif de la banque allemande « Deutsche Bank » en Russie, a annoncé la banque mercredi. Il rendra compte à Stefan Leithner, membre du Conseil d’administration et du comité exécutif du groupe, chef des succursales de Deutsche Bank AG. Concernant l’adaptation morphologique, le russe emprunte beaucoup de substantifs à partir desquels il peut ensuite former des dérivés, selon les règles de formation de mots en russe, par exemple blat / blatnoj. Les verbes allemands sont également transformés en verbes russes, souvent à l’aide du suffixe –ova ce qui n’est pas le cas des verbes šprekhať / šprekhanuť, formés avec la base špreha, avec ou sans le suffixe –nu еt la désinence –ť. Cette possibilité qu’ont les emprunts allemands de servir de base à une dérivation indique le haut degré de leur intégration dans la langue russe. Le choix du genre n’est pas toujours déterminé par l’article du mot allemand, comme pour das Geschäft ou die Autorität. Ces mots, neutre ou féminin à l’origine, prennent le genre masculin en russe, puisqu’ils se terminent par une consonne.

Conclusion

D’après cette brève étude, nous pouvons constater que la presse russe a puisé beaucoup d’emprunts lexicaux à l’allemand. Ils ont joué un rôle non négligeable dans la formation du lexique russe, parce qu’ils se sont dotés le plus souvent d’un nouveau sens, comme dans le cas de šajba ou avtoritet. On constate également un large éventail d’emprunts comme blat ou agentura qui, par extension ou glissement connotatif, ont intégré la

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langue russe avec des sens différents de ceux de l’original. La traduction de ces derniers présente un problème particulier, lié aux « faux amis ». Afin de le contourner, le traducteur se doit de porter son attention sur les contextes et sur les domaines d’utilisation. La fréquence des connotations péjoratives ou ironiques caractérise la plupart du temps les emprunts étudiés, retrouvés dans les articles de presse généralistes. Les journalistes cherchent ainsi à présenter leur image des événements politiques et sociaux actuels en s’adressant au lecteur initié. L’emploi courant des emprunts à valeur négative dans la presse est étroitement lié à leur utilisation dans le langage de la population russe dans la vie de tous les jours. Ironique ou hostile, elle reflète la tendance de l’opinion publique, sans pour autant proposer de solutions aux problèmes de la société. C’est souvent l’adoption du terme dans le langage argotique qui crée ces connotations car son lexique très expressif est marqué par l’attribution de valeurs positives ou négatives. Comme nous avons pu l’observer, ce phénomène concerne non seulement les emprunts à l’allemand, mais aussi les emprunts à l’anglais ou au français, et si certains restent à la mode et sont toujours d’usage fréquent, d’autres sont délaissés, le plus souvent remplacés par de nouvelles créations Dans des travaux de recherches ultérieurs, il conviendrait d’étudier l’interaction entre les emprunts à l’anglais, à l’allemand et au français, ainsi que l’évolution de leur emploi.

NOTES

1. Tokareva I., Adaptacija nemeckikh leksičeskikh zaimstvovanij v russkom literaturnom jazyke : Na materiale istočnikov rubeža XIX – XX vv. (L’adaptation des emprunts lexicaux dans la langue russe littéraire : Sources des XIXe et XX e siècles), thèse de doctorat, Tjumenski gosudarstvennyj universitet, Tjumen’, 2003, 175 p. 2. Ibid., p. 47. 3. Comtet R., Les emprunts linguistiques dans le débat sur la langue en Russie : d’une révolution à l’autre, in : Slavica occitania, 1996/3, pp. 11-35. 4. Kossov V., « La langue russe à l’épreuve de la crise économique de 2007-2009 : les apports linguistiques au travers de la presse », ILCEA [En ligne], 15 | 2012, mis en ligne le 30 janvier 2012, consulté le 16 novembre 2013. URL : http://ilcea.revues.org/1195. 5. Nacionaľnyj korpus russkogo jazyka (Corpus national de la langue russe), URL : http:// www.ruscorpora.ru. 6. Deroy L., L’emprunt linguistique, Les Belles Lettres, Paris, 1956, p. 18. 7. Guilbert L., La créativité lexicale, Librairie Larousse, Paris, 1965, p. 98. 8. Kepeščuk Sv., Nemeckie leksičeskie zaimstvovanija kak istočnik popolnenija russkogo leksikona (Les emprunts lexicaux, source pour le lexique russe), Tjumenski gosudarstvennyj universitet, Tjumen', 2001, 199 p. ; Tokareva I., op. cit. ; Timirgaleeva A., Inojazyčnaja leksika nemeckogo proiskhoždenija v russkom jazyke noveišego perioda (Le lexique étranger d’origine allemande dans la langue russe de la période actuelle), Kazanskij gosudarstvennyj tekhničeskij universitet im. A. N. Tupoleva, Kazan’, 2006, 179 p.

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9. Wahrig G., Deutsches Wörterbuch (Dictionnaire de la langue allemande), Bertelsmann Lexikon- Verlag, Gütersloch, 1968 et 1972, p. 1476. Toutes les traductions, de l'allemand comme du russe, sont de l'auteur de cet article. 10. Duden K., Deutsches Universalwörterbuch (Dictionnaire universel de la langue allemande), Dudenverlg, Mannheim-Vienne-Zürich, 1989, p. 595. 11. Rostovskij M., «Ukrožčenie Rossii : čego Amerika na samom dele khočet ot Kremlja. Časť II» (La Russie apprivoisée : ce que les États-Unis veulent réellement du Kremlin), in : Moskovskij komsomolec, no 26 234, URL : http://www.mk.ru/politics/world/article/2013/05/20/856783- ukroschenie-rossii-chego-amerika-na-samom-dele-hochet-ot-kremlya.html, consulté le 12 juin 2013. 12. Čudinov A. N., Slovar’ inostrannykh slov, vošedšikh v sostav russkogo jazyka (Dictionnaire des mots étrangers, entrés dans la langue russe), V.I. Gubinskij, Saint-Pétersbourg, 1910, p. 157. 13. Babkin A. M. & Šendecov V. V., Slovar’ inojazyčnykh vyraženij i slov, upotrebljajuščikhsja v russkom jazyke bez perevoda (Dictionnaire des expressions et des mots étrangers, employés dans la langue russe sans traduction), Kniga 2, « KVOTAM », Saint-Pétersbourg, 1994, p.558. 14. Il s’agit de la citation de Vladimir Spacovič, juriste, historien et critique littéraire russe d’origine polonaise, qui décrit son voyage en Dalmatie, Bosnie et Herzégovine en 1882. 15. Zlatovratskij N. N., « Siroty 305-j versty » (Les orphelins de la verste 305), URL : http:// www.ruscorpora.ru, consulté le 14 juin 2013. 16. La Banque russe Moskovskij delovoj mir (Monde des affaires de Moscou). 17. Gotova N., « Černo-buraja monopolija » (Le monopole de l’or noir), URL : http:// www.profil.ru, publié le 17 mars 2003, consulté le 1er juin 2013. 18. Kuznecov S. A., Bolšoj tolkovyj slovar’ russkogo jazyka (Grand dictionnaire de la langue), Norint, Saint-Pétersbourg, 1998, p. 201. 19. Kabanen I., Vvedenie v osobennosti odesskogo jazyka (Introduction aux particularités de la langue d’Odessa), Kevat, 2008, 50 p., URL : http://www.helsinki.fi/venaja/opiskelu/graduja/ kabanen.pdf, consulté le 15 juin 2013. 20. Ibid., p.10. 21. Babeľ I., Odesskie rasskazy (Récits d’Odessa), Leninizdat, Saint-Pétersbourg, 2012, 192 p. Ces textes datent de 1931. 22. Aarao Reis D. & Rolland D., Modernités nationales, modernités importées : Entre Ancien et Nouveau Monde XIX-XXIe siècle, L’Harmattan, Paris, p. 63 23. In : Homes-Collection.com, URL : http://homes-collection.com/2013/articles/business/sdelay- svoy-gesheft/, consulté le 12 juin 2013. 24. Černykh P., Istoriko-etimologičeskij slovar' russkogo jazyka (Dictionnaire historico-étymologique de la langue russe), t. 1, Russkij jazyk, Moscou, 1993, p. 59. 25. Ožegov S. I. & Švedova N. Y., Tolkovyj slovar’ russkogo jazyka (Dictionnaire de la langue russe), OOO izd. ELPIS, Moscou, 2003, p.32. 26. Duden online, URL : http://www.duden.de/rechtschreibung/Affaere, consulté le 1 er juin 2013. 27. Wahrig G., Deutsches Wörterbuch (Dictionnaire allemand), Bertelsmann Lexikon-Verlag, Gütersloch 1968 et 1972, p. 369. 28. Duden online, URL : http://www.duden.de/rechtschreibung/Autoritaet, consulté le 2 juin 2013. 29. Fasmer M., Etimologičeskij slovar’ russkogo jazyka (Dictionnaire étymologique de la langue russe), Astreľ, AST, АСТ, Moscou, 2004, 60 p. 30. Zakharenko E. N., Komarova L. N. & Necaeva I. V., Novyj slovar’ inostrannykh slov (Nouveau dictionnaire des mots étrangers), Azbukovnik, Moscou, 2008, p. 26. 31. Sokolov-Mitrič D., « Smerť za Kruga. V Tveri rasstreljan čelovek, kotoromu molva pripisyvaet ubijstvo

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znamenitogo šanson’e » (A Tver l’homme qui a, selon la rumeur, tué le célèbre chanteur Krug, a été fusillé), in : Izvestija, 20 septembre 2002, URL : http://www.ruscorpora.ru, consulté le 10 juin 2013. 32. Mokienko V. M. & Nikitina T. G., Bolšoj slovar’ russkogo žargona (Grand dictionnaire de l’argot russe), Norint, Moscou, 2000, p. 29. 33. « Černobyľskaja radosť Ukrainy » (La joie de Tchernobyl en Ukraine), in : Kriminaľnaja khronika (Chronique criminelle), publié le 24 juillet 2003, URL : http//www.ruscorpora.ru, consulté le 12 juin 2013. 34. Ožegov S. I. & Švedova N. Y., op. cit., p. 852. 35. Katerli N., « Dnevnik slomannoj kukly » (Le journal de la poupée cassée), in : Zvezda, 2001, URL : http://www.ruscorpora.ru, consulté le 14 juin 2013. 36. Timirgaleeva A., op. cit., p. 38 37. Mokienko V. M. & Nikitina T. G., op. cit., p. 680. 38. Duden online, URL : http://www.duden.de/rechtschreibung/Scheibe, consulté le 15 juillet 2013. 39. Dans le dictionnaire de Vasilij Trakhtenberg Blatnaja muzyka : Žargon tjur’my. Po materialam, sobrannym v peresyľnyx tjur’max (Argot des voleurs et de prison : selon les documents recueillis dans les prisons de transit), on observe un grand nombre de mots ou d’expressions provenant de l’allemand : « cirlih ( en allemand zierlich – menu, fin), guten-morgen (Guten Morgen), štuľn (en allemand :stehlen – voler), frajer, fraer, freier... » in : Trakhtenberg V. F., Blatnaja muzyka, op. cit., sous la direction de I. A. Baudouin de Courtenay, tip. A. G. Rozen, Saint-Pétersbourg, 1908, 116 p. 40. T. M. Nikolaeva cite les emprunts au français dans l’argot russe du milieu : « Fors – den’gi (en français. force) dlja bleziru (en français plaisir) et autres. ». Nikolaeva T. M., « Boduen de Kurtene – redaktor slovarja V. F. Trakhtenberga “Blatnaja muzyka, Žargon tjurmy » (Baudouin de Courtenay, rédacteur du dictionnaire de V. F. Trakhtenberg « Argot des voleurs et de prison », in : Russkaja i sopostoviteľnaja filologija: Lingvokuľturologičeskij aspekt (Philologie russe et contrastive: aspect culturo-linguistique), izdanie Kazanskogo universiteta, Kazan’, 2004, pp. 176-181. 41. Fasmer M., op. cit., p.172. 42. Duden online, URL : http://www.duden.de/suchen/dudenonline/Blatt, consulté le 15 juin 2013. 43. Ožegov S. I. & Švedova N. Y., op. cit., p. 50. 44. Trakhtenberg V. F., op. cit., pp. 7-8. 45. Ameľkina A., « Pusť otdykhajut... na Solovkakh » (Qu’ils se reposent… aux îles Solovki), in : Izvestija, publié le 24 juin 2003, URL : http://www.ruscorpora.ru, consulté le 14 juin 2013. 46. Gilinskij Ja., « Prizonizacija po-rossijski » (L’influence de la prison sur la vie de la société russe), in : Otečestvennye zapiski (Annales de la patrie), 2003, http://www.ruscorpora.ru, consulté le 18 juin 2013. 47. Khimik V. V., Boľšoj slovar’ russkoj razgovornoj ekspressivnoj leksiki (Grand dictionnaire du lexique expressif de la langue parlée), Norint, Saint-Pétersbourg, 2004, p. 741. 48. Berger T., « Sprechtit, šprekhať und andere lustige verba dicendi » (Sprechtit, šprekhať et autre drôle de façon de dire « dire »), URL : http://homepages.uni-tuebingen.de/tilman.berger/ Handouts/Salzburg2009.pdf, consulté le 16 juin 2013. 49. Krysin L., Inojazyčnye slova v sovremennom russkom jazyke (Les mots étrangers dans la langue russe d’aujourd’hui), Nauka, Moscou, 1968, p. 132. 50. http://lenta.ru/video/2013/04/14/kosenko1/,publié le 14 avril 2013, consulté le 13 juin 2013. 51. Cyganenko G. P., Etimologičeskij slovar’ russkogo jazyka (Dictionnaire éthymologique de la langue russe), Radjans’ka škola, Kiev, 1989, p. 13. 52. Duden online, URL : http://www.duden.de/rechtschreibung/Agent, consulté le 8 juin 2013.

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53. Ožegov S. I. & Švedova N. Y., op. cit., p. 21. 54. Duden online, URL : http://www.duden.de/rechtschreibung/Agentur, consulté le 8 juin 2013. 55. Gottlieb K. G. M., Wörterbuch der « Falschen Freunde des Übersetzers » (russisch-deutsch / deutsch- russisch) (Dictionnaire des faux amis du traducteur, russe-allemand, allemand-russe), Russkij jazyk, Moscou, 1985, p. 37. 56. Nikitinskij L., « Proščaj, policejskij...» (Adieu, le policier) in : Moskovskie novosti, 2003, URL : http://www.ruscorpora.ru, consulté le 18 juin 2013. 57. Bracquenier Chr., « L’adaptation des emprunts lexicaux du français par la langue russe : de Karamzin à Akunin», in :Les emprunts lexicaux du français dans les langues européennes , Editura Universitaria, Craiova, 2011, pp. 1-9. 58. Timirgaleeva A., op. cit., p. 55. 59. Orlova Ju., « Teplukhin vozglavil Dojče Bank v Rossii » (Teplukhin prend la direction de la Deutsche banque en Russie), in : Gazeta.ru, publié le 26 septembre 2012, URL : http:// www.gazeta.ru/financial/2012/09/26/kz_4788625.shtml, consulté le 20 juin 2013.

RÉSUMÉS

Le présent article est consacré à l’analyse des emprunts allemands dans la presse russe actuelle. Cette étude consiste à démontrer l’évolution sémantique des mots allemands intégrés aux différents moments de l’histoire dans le lexique général et spécialisé russe : économique, politique ou encore argotique. Il sera donc question de l’extension de sens ou glissement connotatif des emprunts. On voit que ces derniers ne sont pas nouveaux dans la presse et que leur emploi a évolué avec le temps. On constate également que l’usage des emprunts à valeur négative est une tendance du monde journalistique.

This article proposes to analyse German loan words in current the Russian written press. This study consists of showing the semantic evolution of German words were integrated in at different historical moments in the Russian general or specialized lexicon: economical, political and slang. The article analyses the question of sense extension or connotative change of loan words. We can see that these words are not new in the press and their use changed with time. We note as well that the press has a tendency to use the loan words with a negative connotation.

INDEX

Index chronologique : XXe siècle, XXIe siècle Keywords : connotative change, loan words, press, semantic, sense extension Mots-clés : emprunt, extension de sens, glissement connotatif, presse, sémantique Index géographique : Russie

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AUTEUR

VALENTINA CAILLAT-TUZHIKOVA

Chargée d’enseignement, Université Stendhal-Grenoble 3, Docteur es Langues, Littératures et Civilisations, CERCLE EA 7342 [email protected]

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Excellensia

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Benjamin Goriély (1898-1986), un médiateur privilégié de la littérature russe

Svetlana Cecovic et Hubert Roland

1 Le champ d’étude des médiateurs culturels en Europe est en pleine expansion et nourrit actuellement plusieurs projets de recherche et de publications, attirant l’attention sur des personnalités mal connues, mais dont l’œuvre de traduction et de médiation a – sans qu’on en prenne réellement conscience – très largement façonné notre perception des cultures et littératures étrangères1. Au-delà d’un intérêt biographique pour des parcours dignes d’intérêt sur le plan de l’étude des échanges culturels internationaux, les études sur les médiateurs drainent avec elles des questions méthodologiques qui apportent un renouvellement certain aux sciences humaines et sociales. Les médiateurs se situent à la croisée des transferts culturels, de l’historiographie et de l’histoire sociale de la littérature, mais aussi de l’imagologie comparée et de l’étude des réseaux politiques et intellectuels – notamment par le biais des revues culturelles et littéraires. Dans le cadre d’un projet de recherche actuellement mené à l’Université catholique de Louvain, portant sur la réception de la littérature russe et les images de la Russie en Belgique dans la période de l’entre-deux guerres2, notre attention a inévitablement été attirée par la figure de Benjamin Goriély (1898-1986), traducteur, publiciste et médiateur de la culture russe.

2 Goriély est né le 22 août 1898 à Varsovie. Il fut étudiant à Kharkov, avant que la révolution ne le mène en 1918 à Moscou, où il prit une part active aux événements révolutionnaires et se porta volontaire pour l’Armée rouge3. Comme la situation politique tourna mal, il quitta l’armée et rejoignit un temps la Pologne, qu’il quitta alors pour partir étudier à Berlin. Attiré par la culture francophone, Goriély décida en 1921 de s’installer à Bruxelles, une capitale francophone qu’il situait dans le sillage immédiat de Paris. Lorsqu’il quitta Bruxelles pour gagner Paris en 1930, Goriély avait déjà entamé une activité importante de médiateur qu’il poursuivit pratiquement jusqu’à la fin de sa vie. Son œuvre d’écrivain et critique, de traducteur et de journaliste en fit un médiateur franco-russe de premier plan. Passeur et introducteur de Vladimir

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Vladimirovič Majakovskij, Boris Leonidovič Pasternak, Viktor Vladimorovič Khlebnikov, il fut aussi l’éditeur de la correspondance de Lev Nikolaevič Tolstoj. Sa médiation de la littérature russe englobe donc aussi bien les auteurs « classiques » du XIXe siècle que des poètes plus tardifs et des avant-gardes, pour lesquels il joua un rôle plus novateur de découvreur, sans oublier son intérêt pour les écrivains soviétiques. Il décéda à Paris en 1986. 3 Bien des détails de la vie de Goriély avant et pendant son séjour en Belgique nous sont connus grâce au manuscrit de ses souvenirs Nul ne reconnaîtra les siens 4. Si la lecture de ceux-ci, rédigés après la Deuxième Guerre mondiale, appelle bien sûr une lecture critique, ils expliquent toutefois une dimension importante de son activité de médiateur par l’impulsion nouvelle qu’il donna à l’histoire culturelle et littéraire. Dans la continuité des années révolutionnaires à Moscou qui l’avaient tant marqué, Goriély consacra sa vie à une réflexion sur le phénomène de la poésie révolutionnaire et à son impact sur l’avenir littéraire de la Russie et de l’Europe. Il joua donc un rôle crucial dans l’interprétation de la poésie de l’avant-garde russe en Occident, ainsi que dans la genèse de la littérature prolétarienne en Belgique par le biais d’un modèle « russe ». Cette idée de poésie révolutionnaire, Goriély l’imagine fort logiquement au niveau international. À cet égard, la position géographique de la Belgique, entre la France et l’Allemagne, se révèle stratégiquement très favorable ; elle favorise des échanges et transferts triangulaires, qui organisent des convergences en réseau. 4 L’existence nomade du jeune Goriély l’avait mené entre ses séjours en Russie et en Belgique, dans le Berlin des débuts de la République de Weimar. Observant de près l’agitation révolutionnaire en Allemagne et le climat de répression qui s’y opposait, il s’y était intéressé au phénomène de l’expressionnisme, qui « atteignait son apogée. Il voulait la mort des pères, des maîtres à penser, du rationalisme. L’expression[n]isme glorifiait l’absolu, c’est-à-dire la mort »5. Dès ce moment, on constate l’intérêt soutenu de Goriély pour les courants d’avant-garde « jeunes », ceux qui ont entrepris de détruire et régénérer l’Europe littéraire « bourgeoise ». On constate donc ici un trait transversal de son action de médiateur, et une tendance majeure de son œuvre d’historiographe des mouvements d’avant-garde. Dans un article consacré aux « littératures de transition », qu’il donna pour la revue belge Tentations, Goriély resitua l’importance de ces mouvements littéraires du premier quart du XXe siècle (futurisme, cubisme, dadaïsme, expressionnisme) qui, selon lui, « contribuèrent à la destruction de l’ancienne littérature bourgeoise (...) [et] déblayèrent le terrain pour laisser place à l’épanouissement d’une littérature constructive, prolétarienne »6, dans laquelle la Russie nouvelle se devait de donner le ton. 5 Les étapes du parcours de Goriély en Belgique illustrent bien la manière dont il fit son entrée dans le champ intellectuel de la médiation. Dès son arrivée à Bruxelles, il s’inscrivit à la faculté de Sciences Naturelles de l’Université Libre de Bruxelles mais son activisme politique prit rapidement le pas sur ses études à proprement parler et c’est ainsi qu’il s’engagea toujours davantage comme jeune journaliste et publiciste. Après avoir publié ses souvenirs de la révolution russe sous le pseudonyme de Maximof dans le périodique étudiant L’Universitaire, il multiplia les activités de diffusion de la littérature russe, dans une perspective essentiellement sociale. Ainsi présenta-t-il un exposé sur Anna Karénine de Tolstoj, puis un autre sur la poésie soviétique, à Charleroi dans un « club de la culture ». Son public rassemblait principalement des ouvriers émigrés, polonais, russes, juifs. En réalité, Goriély fréquenta les milieux du futur parti

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communiste. Par le biais de liens personnels avec les acteurs principaux de la littérature prolétarienne en Belgique comme Augustin Habaru, Pierre Hubermont et Albert Ayguesparse7, il fut progressivement introduit comme chroniqueur culturel du quotidien communiste Le Drapeau Rouge, puis noua des contacts avec des revues comme La Lanterne sourde, Le Rouge et le noir et même Sept Arts. Mais c’est surtout dans l’expérience de Tentatives, une revue éphémère, à laquelle succéda un temps Prospections avant de disparaître, que Goriély fut pleinement intégré. Il y fit la connaissance de Charles Plisnier, mais aussi de René Baert, avec qui il rédigea par la suite une anthologie de la poésie russe sous le titre La Poésie nouvelle en URSS (1928) ainsi que la première traduction en français du célèbre poème Oblako v štanakh(Le Nuage en pantalon)de Majakovskij(1930)8. 6 Le mérite principal qu’on reconnut à Goriély fut lié à son aura de témoin d’un événement majeur, dont on parla beaucoup à l’époque – la révolution d’Octobre de 1917-1918. Celle-ci devint pour lui l’inspiration principale de la création littéraire autour des futuristes comme Majakovskij et Khlebnikov ou encore David Davidovič Burljuk et Aleksej Eliseevič Kručenykh qu’il croisa dans le fameux café des futuristes de la Anastasevskij Pereulok à Moscou9. Certes, Goriély fut loin d’être le seul à parler de la révolution russe et cet événement fut l’objet des souvenirs personnels d’un certain nombre de publicistes et médiateurs de la culture russe en Belgique comme Jules Destrée, Marcel Thiry ou Zinaïda Schakovskoy. Les discours sur la révolution renforcèrent une image déjà existante de la Russie communiste, qui avait permis aux milieux bourgeois de définir le socialisme comme quelque chose d’oriental, ou bien de non-européen10. Le but de Goriély était en revanche de contribuer par ses travaux à la désintégration de la culture bourgeoise. D’après lui, les mouvements de l’avant-garde russe, rassemblés sous le nom de futurisme suite à l’influence grandissante de Filippo Tomasso Marinetti, représentaient en réalité une littérature de transition en marche vers la littérature prolétarienne, comme on l’a vu. Ce projet n’a pas tout à fait réussi en Belgique surtout parce que le mouvement fut, d’après Goriély, pénétré par de nombreux courants caractéristiques d’un « nouveau romantisme »11, qui orienta certains membres du mouvement vers le catholicisme (Plisnier) ou bien vers le nazisme (Baert). 7 Goriély contribua finalement à un discours sur la « mystique révolutionnaire » – sous- titre emprunté à son étude sur la poésie dans la révolution russe– discours très répandu dans le monde intellectuel belge et occidental. Il parle du danger du « bateau ivre » au sein du mouvement prolétarien mais d’un autre côté, il admire les poètes dans la révolution russe, évoquant « la musique des mots, l’alcool brûlant de la forme qui charmaient cette foule venue de toutes les classes et de tous les coins de la Russie »12. Tout particulièrement, il admire Aleksandr Aleksandrovič Blok qui sut, d’après lui, le mieux comprendre la Révolution et achever un équilibre entre éléments politiques et littéraires13. 8 Sur le plan de la médiation de la littérature expressionniste allemande, on remarquera pour finir que Goriély fut, indirectement, à l’origine de la réception de l’écrivain Carl Sternheim en Belgique et dans la francophonie. Ayant lu un article à son propos dans le journal russe prosoviétique de Berlin Ruľ, il recommanda Sternheim à son épouse Hélène Temerson-Goriély14, qui s’était entre-temps inscrite comme étudiante en philologie germanique à l’Université Libre de Bruxelles et consacra à l’auteur allemand un travail de recherche. Cet intérêt trouva plus tard un prolongement via quelques

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traductions de Sternheim, publiées en Belgique dans les années 1930. C’est sans aucun doute la critique décapante de la bourgeoisie dans les pièces de Sternheim qui attira l’attention de Goriély, y décelant là aussi une œuvre qui alimentait son propos de la nécessité d’une littérature nouvelle et révolutionnaire en Europe15.

NOTES

1. Voir le colloque qui se tiendra à l’Université Catholique de Leuven (KU Leuven, Belgique), du 5 au 7 juin 2014 : http://www.arts.kuleuven.be/cetra/cm/home (consulté le 7 avril 2014) et le numéro 45/2014 de Textyles. Revue des lettres belges de langue française consacré au thème des « Passeurs. Médiation et traduction en Belgique francophone » (éd. par Béghin L. & Roland H.). Hubert Roland a consacré un article de ce numéro aux années belges de Benjamin Goriély (1921-1930). 2. Ce projet a déjà mené l’organisation, à l’Université Catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve, Belgique) les 10 et 11 février 2015, du colloque intitulé « Réception, transferts, images : Phénomènes de circulation littéraire entre la Belgique, la France et la Russie 1870-1940 », dont la matière mènera à une publication en 2015 chez l’éditeur P.I.E.-Peter Lang (coll. « Comparatisme et société »). Il sert également de cadre à la thèse de Svetlana Cecovic, en cours de rédaction. 3. C’est du moins le récit qu’il fit de son parcours dans une revue dirigée par des étudiants belges de gauche : Cf. Goriély B., « Souvenirs de la révolution russe », in : L’Universitaire, 24 mars 1925. 4. Ce tapuscrit est conservé, avec l’ensemble de ses archives, à la Bibliothèque de l’Alliance israélite universelle, Paris, AP 21/5. Nous remercions Serge Goriély d’en avoir mis une copie à notre disposition. 5. Nul ne reconnaîtra…, Ibid., p. 167. 6. Cf. Goriély B., « Littérature de transition », in : Tentatives, février/mars 1929, pp. 13-15. 7. Cf. Aron P., La littérature prolétarienneen Belgique francophone depuis 1900, Labor, Bruxelles, 1995, pp. 53-78 & 109-172. 8. Marina Cvetaeva fut une des premières traductrices de Vladimir Vl. Majakovskij en français. Ses traductions ont été souvent très critiquées. Elle a traduit quelques poèmes, mais à notre connaissance, pas Oblako v štanakh (Le Nuage en pantalon). À son sujet, voir Coudenys W.« “Te poslednie vy mozhete ispravljať c točki zrenija stilistiki”: četyre zabytykh francuzskikh perevoda Mariny Cvetaevoj » (Vous pouvez corriger ces derniers du point de vue de la stylistique : quatre traductions françaises oubliées de Marina Cvetaeva), in : Revue des études slaves, t. LXVI, fascicule 2, 1994. pp. 401-411. Une analyse de la traduction de Goriély, très intéressante du point de vue stylistique, reste à faire. 9. Goriély B., Les poètes dans la révolution russe, Gallimard, Paris, 1934, p. 67. 10. Cf. Adamovsky E., « Russia as the Land of Communism in XIX th Century? Images of Tsarist Russia as a Communist Society in France, c. 1840-1880 » (La Russie comme pays du communisme au XIXe siècle ? Images de la Russie tsariste comme société communiste aux yeux des Français), in : Cahiers du Monde russe, vol. 45, n° 3-4, 2004, p. 514. 11. Bengor G. [pseudonyme de Goriély], « Le nouveau romantisme », in : Tentatives, juin-juillet 1928, p. 21. 12. Goriély B., Les poètes dans la révolution russe, op. cit., p. 41. 13. Ibid., p. 44.

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14. Goriély et Hélène Temerson se séparèrent lors du départ du premier à Paris. Leur fils, Georges (1921-1998), fit carrière comme professeur de philosophie politique à l’Université Libre de Bruxelles. Leur petit-fils Serge (né en 1963) vit comme auteur-dramaturge et enseignant- chercheur à Bruxelles. 15. Ceci au risque de trahir la pensée d’un auteur comme Carl Sternheim, qui n’était pas, pour sa part, un adepte de la révolution.

RÉSUMÉS

Benjamin Goriély, traducteur et publiciste, a joué un rôle important dans la médiation de la pensée russe en Belgique dans l’entre-deux-guerres, en particulier entre 1925 et 1930. Grâce à son séjour à Moscou pendant la révolution de 1917 et à Berlin par la suite, il devint un acteur important des rapports triangulaires Belgique-Allemagne-Russie. Sa collaboration avec le périodique étudiant L’Universitaire et les acteurs principaux du mouvement prolétarien belge comme Augustin Habaru, Pierre Hubermont, Charles Plisnier et Albert Ayguesparse lui permettent d’accéder au Drapeau Rouge, le quotidien communiste, ainsi qu’aux revues importantes (quoique éphémères) comme Prospections et Tentatives. Progressivement, Goriély devient un des pionniers de la littérature prolétarienne en Belgique autour d’un modèle soviétique. Le futurisme russe qui occupe une place privilégiée dans le travail de ce médiateur, il le considère comme un mouvement transitoire vers la littérature prolétarienne. À part ses travaux sur la littérature et la révolution russes, Goriély suivait attentivement la littérature allemande et inspira son épouse Hélène Temerson-Goriély, pour qu’elle consacre, à l’Université Libre de Bruxelles, une première thèse de doctorat qui porta sur Carl Sternheim, l’écrivain expressionniste allemand. Son interprétation précieuse du futurisme russe et des expressionnistes allemands exprime la nécessité d’une littérature entièrement nouvelle et révolutionnaire. Malgré son départ définitif à Paris en 1930, suite à la mauvaise fortune du mouvement prolétarien en Belgique, le travail de Goriély a largement contribué à un éclairage unique du phénomène de la « poésie révolutionnaire ».

INDEX

Mots-clés : expressionnisme allemand, futurisme russe, littérature prolétarienne, médiation, traduction Index géographique : Allemagne, Belgique, France, Russie Index chronologique : entre-deux-guerres Keywords : german expressionism, mediation, proletarian literature, russian futurism, translation

AUTEURS

SVETLANA CECOVIC

[email protected]

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HUBERT ROLAND

F.R.S./FNRS-UCL [email protected]

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Traduction

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Traduction du récit « Pan » de Bruno Schulz Traduction du polonais

Alain van Crugten

Présentation

1 Alain Van Crugten est né à Bruxelles en 1936. Germaniste, slaviste, traducteur du polonais (Tadeusz Rożewicz, Sławomir Mrożek, Marian Pankowski, Stanisław Grochowiak), du néerlandais (e.a. Tom Lanoye et Joost Zwagerman), du tchèque (Karel Čapek), du russe (Aleksandr Zinoviev) et de l’anglais (e.a. Robert Nye, Luc Sante et John Tytell), il a reçu dernièrement le Prix des Phares du Nord 2013 pour sa traduction de La Langue de ma mèrede l’auteur flamand Tom Lanoye. Romancier, on lui doit Des Fleuves impassibles (1997), Spa si beau ! (1999), Korsakoff (2003, Prix Rossel des Jeunes), Bibardu (2005), Pourquoi pas moi ? (2006) et Principessa (2008). Il a également écrit des recueils de nouvelles (Personnes déplacées [2001], Stef et autres fictions [2005]) et sept pièces de théâtre. Nous l’avions interviewé dans notre quatrième numéro1. Il a dernièrement entrepris une nouvelle traduction de Sklepy cynamonowe (Les Boutiques de cannelle, 1933-1934 2) de Bruno Schulz. L’œuvre majeure de cet écrivain polonais d’origine juive, né en Galicie polonaise sous l’empire austro-hongrois, présente le monde magique d’une petite bourgade aux confins du monde dans laquelle se mêlent des éléments réels et fantaisistes ainsi que diverses mythologies propres à l’Europe centrale et orientale. Schulz décrit la vie d’antan dans une langue incroyablement belle et envoûtante. Dans sa prose, véritable défi pour le traducteur, il dévoile ses talents de peintre et de conteur hors pair. Voici un extrait de cet ouvrage : le chapitre intitulé « Pan »

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Traduction

2 Dans un coin de la cour, derrière les baraques et annexes, il y avait comme une ruelle, un dernier embranchement enfermé entre la réserve, le cabinet et l’arrière du poulailler, unecrique perdue, sans issue. C’était le cap le plus lointain, le Gibraltar de cette cour, qui se frappait désespérément la tête sur une palissade aveugle, la paroi ultime qui clôturait ce monde. Sous ses planches couvertes de mousse coulait un filet d’eau noire et puante, une rigole de boue grasse et pourrissante qui ne séchait jamais ; c’était la seule route qui menait au monde à travers la frontière de la palissade. Mais le désespoir de cette petite impasse crasseuse avait cogné la tête durant si longtemps sur cet obstacle que l’une des fortes planches horizontales avait cédé. Nous, les garçons, avions fait le reste, nous avions enfoncé et arraché la lourde planche de ses piquets. Nous avions ainsi forcé une ouverture, une fenêtre sur le soleil. Debout sur la planche jetée comme un pont sur la flaque de boue, le prisonnier de la cour pouvait se glisser horizontalement par la fente, qui lui donnait accès à un monde nouveau, vaste et aéré. C’était un grand et vieux jardin retourné à l’état sauvage. Des groupes imposants de hauts poiriers et de pommiers à la large ramure poussaient là, entourés d’un murmure argenté, d’un filet bruissant de scintillements blancs. Une herbe dense, mêlée, jamais fauchée, couvrait le terrain ondulé d’un manteau duveteux. On y voyait d’ordinaires brins d’herbes des prairies surmontés de plumeaux et d’épis, mais aussi le délicat filigrane du persil sauvage et des carottes, les feuilles rudes et froissées des lierres, des orties blanches qui sentaient la menthe, des plantains brillants et durs, constellés de taches de rouille, d’où jaillissaient des grappes de gros grains rougeâtres. Tout cela, cette espèce d’édredon de plantes entremêlées, baignait dans une atmosphère douce, dans un vent bleuâtre saturé de ciel. Quand vous vous couchiez dans l’herbe, toute une géographie bleue de nuages et de continents dérivait au-dessus de vous et vous respiriez l’immense carte des cieux.Au contact de cet air, les feuilles et les pousses se couvraient de petits poils légers, une couche de duvet et de petits crochets aigus qui semblaient être là pour capter et retenir l’oxygène. Cette pellicule délicate et blanchâtre unissait les feuilles à l’atmosphère, leur donnait la luisance gris-argent de vagues d’air, de méditations ombreuses entre deux éclats de soleil. L’une de ces plantes, jaune, ses tiges pâles pleines d’un suc lactescent, se gonflait d’air et ne distillait de ses pousses vides que de l’éther, rien qu’un nuage de petits globes de plumes laiteuses que le vent dispersait et qui se fondaient sans bruit dans le silence azuré. Le jardin était vaste, il se divisait en plusieurs branches et connaissait diverses zones et divers climats. D’un côté il était ouvert, plein du lait du ciel et de l’air, et il étendait sous le firmament la plus molle, la plus délicate, la plus duveteuse des verdures. Mais à mesure qu’on s’enfonçait dans le deuxième embranchement, il était plongé dans l’ombre entre l’arrière d’une ancienne fabrique d’eau gazeuse et le mur déglingué d’une grange, il s’obscurcissait à vue d’œil, devenait inamical et négligé, il se laissait aller à la sauvagerie, se hérissait d’orties et de chardons, se couvrait d’une gale végétale, puis, au fin fond, dans le grand rectangle formé par les murs, il perdait toute mesure et laissait éclater sa folie. Là, ce n’était plus un jardin, mais un paroxysme de démence, une éruption de rage, une débauche éhontée et cynique. Les choux vides des grandes bardanes s’étalaient en donnant bestialement libre cours à leur furie – énormes sorcières qui se dépouillaient de leurs larges jupes en plein jour, les rejetaient, jupe après jupe, jusqu’à ce que ces haillons gonflés, bruissants et troués, ces guenilles de

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plantes enterrent sous elles toute cette race bâtarde et querelleuse. Mais les jupes avides recommençaient à se gonfler et à s’étendre, elles se repoussaient et se recouvraient mutuellement, elles se multipliaient et s’enflaient en une masse de couches feuillues jusqu’au bord du toit de la grange. C’est à cet endroit que je l’ai vu pour la première et unique fois de ma vie, dans la touffeur abrutissante de l’heure méridienne. C’était un de ces instants où le temps, ivre et furieux, s’arrache à la routine des événements et court à grands cris à travers les champs comme un vagabond en fuite. Perdant le contrôle, l’été s’épanouit sans mesure et sans raison dans l’espace tout entier, croît en tous lieux dans un élan sauvage, se dédouble, se détriple, entre dans un temps autre, dégénéré, dans une dimension inconnue, une démence. C’était l’heure où j’étais gagné par la manie de la chasse aux papillons, la passion de poursuivre ces petites taches tremblotantes, ces petits flocons blancs errants qui voletaient en zigzag dans l’air brûlant. Un jour donc, l’une des petites taches brillantes se divisa en plein vol, d’abord en deux, puis en trois, et ce triangle blanc, frémissant et miroitant, m’entraîna comme un feu follet à travers la luxuriance des chardons qui cuisaient au soleil. Je m’arrêtai en arrivant à la limite des bardanes, n’osant m’enfoncer dans ce coin perdu. Soudain je l’aperçus. Il était accroupi devant moi, plongé jusqu’aux aisselles dans les bardanes. Je vis ses larges épaules dans une chemise sale et les lambeaux crasseux d’une veste. Il restait là, ramassé sur lui-même, comme prêt à bondir, son dos semblant ployer sous un poids énorme. Tout son corps respirait lourdement sous l’effort et la sueur coulait sur son visage cuivré qui luisait au soleil. Il ne bougeait pas, il avait l’air d’être occupé à quelque rude labeur, d’affronter sans un mouvement une charge gigantesque. Je restai cloué au sol, comme pris dans une tenaille par son regard. C’était le visage d’un vagabond ou d’un ivrogne. Une touffe de cheveux sales se dressait sur son front, qu’il avait large et bombé comme un galet roulé par une rivière. Mais ce front était barré de rides profondes. Je ne savais si c’était la douleur ou la brûlure du soleil ou un effort surhumain qui distordait ainsi sa face et en crispait les traits jusqu’à l’éclatement. Ses yeux noirs s’enfoncèrent dans les miens avec l’intensité du désespoir ou de la souffrance extrême. Ces yeux me regardaient et ne me regardaient pas, me voyaient et ne me voyaient pas. C’étaient des boules prêtes à exploser, tendues par l’exaltation suprême de la torture ou par la violente volupté de l’extase. Et soudain, ces traits contractés à se rompre se déformèrent en une grimace affreuse, déchirée, suppliciée, et cette grimace s’élargit, prit la même expression de délire ou d’extase que les yeux, s’enfla, se convulsa de plus en plus, puis se brisa dans un éclat de rire pareil à une toux rauque. Paralysé par la stupéfaction, je le vis, la poitrine puissante secouée par un hurlement de rire, se redresser lentement de sa position accroupie. Courbé comme un gorille, les mains soutenant son pantalon qui pendait en guenilles, il prit la fuite à grands bonds, se frayant un chemin dans la masse ondulante des bardanes – un Pan sans flûte qui se réfugiait en panique dans ses forêts sacrées originelles.

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NOTES

1. Voir : Dufour A. & Vandenborre K., « Entretien avec Alain van Crugten », in : Slavica bruxellensia[En ligne], 4 | 2009, mis en ligne le 15 octobre 2009. URL : http://slavica.revues.org/ 256 ; DOI : 10.4000/slavica.256 2. La version française de cet ouvrage est une compilation de traductions effectuées par trois traducteurs différents (Thérèse Douchy, Georges Sidre et Jerzy Lisowski). Schulz Br., Les Boutiques de cannelle, Gallimard, coll. « ‘L’Imaginaire », Paris, 2005, 210 p.

INDEX

Mots-clés : littérature polonaise Index chronologique : entre-deux-guerres, XXe siècle Index géographique : Galicie, Pologne oeuvrecitee Schulz B. : Sklepy cynamonowe (Les Boutiques de cannelle)

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Entretien

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Entretien avec Pieter Lagrou

Cécile Bocianowski et Petra James

Présentation

1 Pieter Lagrouest professeur d'histoire contemporaine à la Faculté de Philosophie et Lettres à l’Université Libre de Bruxelles. Il a également enseigné à l’Institut de Sciences Politiques à Paris et a travaillé comme chercheur au CNRS. Ses travaux portent sur l’histoire européenne du XXe siècle dans une perspective comparée, notamment sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Il coordonne la Chaire internationale d’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale à l’ULB qui a accueilli des conférenciers réputés tels que Timothy Snyder, Tsuyoshi Hasegawa, Filippo Focardi. Ses recherches se focalisent plus particulièrement sur l’historiographie du temps présent depuis 1945. Parmi ces dernières publications on peut citer : ‒ « Europe as a Place for Common Memories? Some Thoughts on Victimhood, Identity and Emanciaption form the Past », in : Clashes in European Memory. The Case of Communist Repression and the Holocaust (European History and Public Spheres, Vol. 2), sous la direction de Blaive M., Gerbel Chr., Lindenberer Th., Studien Verlag, Innsbruck, 2010, pp. 281-288 ; ‒ « ʻHistorical trialsʼ: getting the past right – or the future? », in : The Scene of the Mass Crime. History, Film and International Tribunals, sous la rédaction de Delage Chr. & Goodrich P., Routledge, Londres, 2012, pp. 9-22 ; ‒ « De l’histoire du temps présent à l’histoire des autres. Comment une discipline critique devint complaisante », in : Vingtième Siècle, n° 118, Avril 2013, pp. 101-119.

Entretien

Cécile Bocianowski : Vos travaux portent sur l’histoire comparée de l’Europe au XX siècle : dans quelle mesure l’Europe centrale et orientale fait-elle partie des recherches que vous entreprenez ? Pieter Lagrou : Le défi pour l’historien qui travaille sur le XXe siècle est aujourd’hui d’écrire une nouvelle histoire pour une nouvelle Europe. Ce défi est quelque peu

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instrumental, il faut l’avouer. En effet, avec l’élargissement de l’Union Européenne, il y a une demande de l’écriture historique qui inclut ces nouveaux pays membres. Mais au-delà de cela, nous découvrons depuis 1989, 1991, nos propres limites. Ce que je veux dire par cela est que l’élargissement de l’UE nous a permis de nous rendre compte à quel point nous avons sorti l’autre part de l’Europe de notre histoire. Petra James : L’un de vos sujets de recherche est la Seconde Guerre mondiale. De quelle manière l’ouverture des archives dans les pays de l’ancien Bloc de l’Est après 1989 a-t-elle contribué à la recherche dans ce domaine ? P. L. : La première constatation à ce sujet doit être que l’historiographie de l’époque de la Guerre froide était une historiographie germano-centrée, basée sur les archives et les sources allemandes et écrite dans la perspective allemande. En même temps, nous pouvons aujourd’hui tenter de surmonter un tabou – après avoir répertorié les crimes perpétrés par les Allemands, nous devons également parler de leur souffrance. Car, en effet, l’histoire du XXe siècle doit inclure non seulement les crimes des Allemands mais aussi les réactions qu’ils ont provoquées. P. J. : Aujourd’hui, vous travaillez régulièrement avec des collègues historiens d’Europe centrale, notamment de Pologne. En quoi cette collaboration est-elle enrichissante pour vous ? P. L. : Grâce à ma collaboration avec les collègues d’Europe centrale mais aussi des pays baltes, je me suis d’autant mieux rendu compte du décalage entre les débats d’historiens et les débats politiques. C’est clairement visible en Pologne ou en République tchèque. On se rend également compte de la difficulté de débat concernant certains sujets. En assistant à un colloque à Riga en Lettonie, je me suis vite rendu compte que dans le contexte local, les termes comme « occupation », « résistance » et « collaboration » sont problématiques. Néanmoins, je constate une plus grande ouverture du débat en Estonie que dans les autres pays Baltes. C. B. : Quels éléments la perspective comparée a-t-elle permis de développer concernant la question de la mémoire et celle de son instrumentalisation après la Seconde Guerre mondiale en Europe ? P. L. : Je pense qu’il faut mentionner, avant tout, le dépassement des perspectives strictement nationales. En effet, l’événement de la Seconde Guerre mondiale ne peut pas être saisi dans sa complexité si l’on reste dans les limites de l’histoire nationale. D’un autre côté, la volonté d’appliquer une expérience historique à une autre n’est pas toujours une réussite. J’ai assisté à un colloque entre l’Allemagne, la Pologne et la France, où l’on tentait, en bonne foi, d’appliquer le modèle de la réconciliation franco-allemande aux relations polono-allemandes… En même temps, certains programmes appliqués lors de la réconciliation franco-allemande ont véritablement porté leurs fruits et pourraient être utilisés ailleurs. Je parle ici de programmes d’interaction au niveau personnel, que ce soit les échanges d’étudiants, des double- cursus universitaires entre l’Allemagne et la France ou bien les projets de jumelages. Il me semble que le manque de conscience européenne chez les Britanniques est partiellement causé par l’absence de projets semblables dans ce domaine. P. J. : Est-ce qu’il y a, selon vous, des pistes de recherches peu explorées concernant la relation des mondes slaves et germaniques au XXe siècle ? P. L. : Je pense que le grand défi est la description des expériences partagées. Je peux donner un exemple concret. J’ai fait parti d’un jury de thèse sur l’accueil des expulsés allemands en Saxe après la Seconde Guerre mondiale. L’auteur de la thèse

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mentionnait un témoignage très intéressant d’une famille allemande de Silésie qui a fui vers l’Allemagne et dont la ferme fut par la suite occupée par une famille polonaise expulsée de Pologne orientale après son rattachement à l’Union soviétique. À la fin de la guerre, dans la confusion générale, la famille allemande est revenue dans sa ferme pour être accueillie de manière assez chaleureuse par la famille polonaise et les deux ont passé un certain temps à travailler ensemble avant que la famille allemande ne soit finalement obligée de repartir vers l’Allemagne. Ce qui m’a touché dans ce témoignage (qui confirme par ailleurs le sens de collectes de témoignages oraux), c’était l’entente qui a pu être établie entre ces personnes grâce à l’expérience partagée de la fuite et de l’expulsion. Une autre piste est celle d’une perspective large. L’élargissement de la perspective à la partie orientale de l’Europe a également rendu visible la nécessité d’aller encore plus loin. Il faut remettre les interactions des mondes germanique et slave dans la perspective « coloniale », c’est-à-dire de voir le rôle véritable des Alliés dans le conflit. Il faut aller au-delà de l’idée généralement reçue de la « bonne foi occidentale » et étudier leurs agissements dans une perspective globale. P. J. : Une question plus personnelle. Y a t-il un écrivain « slave » que vous aimez lire plus que d’autres ? P. L. : Je dois avouer que dans ce domaine, il faut remonter à mes lectures de jeunesse. Étant adolescent, j’ai beaucoup lu les auteurs russes, surtout Fëdor M. Dostoevskij, dont les lectures m’avaient beaucoup marqué. Je me souviens encore des jours entiers de lectures fébriles dont je sortais très perturbé. Pour les auteurs contemporains, je peux citer Bohumil Hrabal ou Milan Kundera. P. J. : Vous préparez un nouveau livre. Pouvez-vous nous dire quelles en sont les grandes lignes directrices ? P. L. : Ce livre tentera de répondre aux questions transversales concernant l’histoire de l’Europe dans sa totalité. En effet, il faut sortir de la logique des Blocs qui n’a plus raison d’être. J’aimerais me poser des questions sur des « moments européens ». Il me semble qu’il faut tout d’abord réfléchir sur le phénomène de la nostalgie de l’entre- deux-guerres et questionner l’hégémonie de la réussite de la démocratie parlementaire libérale dans l’Europe de l’époque. On pourrait aborder ce problème notamment à travers la question des minorités (qui n’était pas uniquement une question des nouveaux états en Europe centrale mais dans l’ensemble de l’Europe comme en Alsace-Lorraine ou en Irlande). L’appartenance linguistique est aussi une question complexe et je souhaiterais m’y intéresser plus en détail. De même, je souhaiterais poursuivre la piste d’une succession d’échecs majeurs qui ont jalonné l’histoire de l’entre-deux-guerres : l’échec de la tentative démocratique, l’échec des frontières établies après la Première Guerre mondiale, l’échec du capitalisme et l’échec du libéralisme qui, à mon avis, ont mené à 1945, 1948. C. B. : Vous avez co-organisé à l’ULB en mai 2012 une série de conférences de l’historien américain et spécialiste de l’histoire de l’Europe centrale et orientale Timothy Snyder ainsi qu’une journée d’études autour de son ouvrage Bloodlands: Europe Between Hitler and Stalin (2010). Ce livre traite notamment des interactions des mondes germanique et slave dans la première moitié du XXe siècle. Pourriez-vous nous en dire plus ? En quoi consiste l'originalité de cet ouvrage et quels sont, selon vous, ses limites ? P. L. : Il y a au moins deux façons de mal lire Terres de sang. La première revient à s’insurger contre le fait que Snyder semble être autorisé à mener une opération historiographique en 2010 qui avait valu à Ernest Nolte vingt-cinq ans plus tôt de

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déclencher une Historikerstreit qui monopolisa le débat intellectuel allemand pendant une décennie. La deuxième aggrave encore son cas : il ne s’agit pas ici du reproche de mettre en péril un consensus historiographique construit sur la responsabilité allemande et le repentir dans la démocratie modèle qu’était devenu la République de Bonn, mais de celui d’alimenter les feux du nationalisme exclusif dans les démocraties fragiles baltes, ukrainienne et biélorusse (et dans une moindre mesure polonaise), bâties sur une martyrologie russophobe, l’amnésie du fascisme indigène et le rejet de toute forme de responsabilité dans les massacres de Juifs par leurs propres nationaux. Il est légitime de faire une lecture politique de ce livre important, mais ces deux lectures ratent pourtant fondamentalement le dessin de l’auteur, tout en sous-estimant à quel point il s’agit d’une remise en cause des canons historiographiques contemporains. P. J. : Ce livrea très vite été traduiten plusieures langues et a également succité de vives discussions et la relecture du passé. Est-ce un livre « dérangeant » ? Terres de sang dérange par un cadrage inédit, d’une part chronologique, ouvrant une fenêtre de 1933 à 1953 ; d’autre part géographique en proposant un regroupement régional qui court de la Baltique à la Mer Noire, une bande large de quelques centaines de kilomètres à l’Ouest et surtout à l’Est de la ligne Molotov-Von Ribbentrop. Au sein de ce cadrage, Snyder cible un objet qui lui est aussi propre : les politiques délibérées de meurtre de masse de civils, soviétiques et nazies, faisant 14 millions de morts dans ce périmètre : 3,3 millions de victimes de la famine en Ukraine de 1932-1933 ; 300 000 victimes de la Grande Terreur de 1937-38 ; 200 000 civils polonais exécutés entre septembre 1939 et juin 1941 par les forces d’occupation allemandes et soviétiques ; 4,2 millions de citoyens soviétiques affamés par les Allemands entre 1941 et 1944, dont plus de 3 millions de prisonniers de guerre ; 5,4 millions de Juifs assassinés par les Allemands et 700 000 civils exécutés à titre de « représailles » surtout en Biélorussie et à Varsovie. Un tel cadrage a toujours une part d’arbitraire. La sélection géographique exclut une grande partie des victimes, notamment pour les deux opérations soviétiques, la famine de 1932-1933, qui ft autant de victimes au Kazakhstan, ou la Grande Terreur (700 000 victimes en tout). C. B : Est-ce une sorte de courage de plonger dans les archives et d’analyser les statistiques en tenant compte de catégories oubliées ou peu mises en lumière, puisqu’il s’agit bien en quelque sorte de « sélection catégorielle » ? La sélection catégorielle (victimes de politiques délibérées de meurtre de masse de civils) exclut les victimes militaires, mais inclut les prisonniers de guerre soviétiques (qui, il est vrai, ne seraient pas morts dans de telles proportions si la Wehrmacht les avait considéré comme militaires et donc respecté la Convention de Genève) ; il exclut les victimes « collatérales » des opérations militaires (bombardements, réfugiés et déplacés), sans que la ligne soit toujours claire entre politiques délibérées et dégâts collatéraux. Les deux acteurs ont une part très inégale dans ces tueries : plus de 10 millions pour l’Allemagne nazie, moins de 4 millions pour l’Union Soviétique, dont 3,6 millions entre 1933 et 1938, avant le début de la Deuxième Guerre mondiale. S’il s’était agi d’une comparaison, l’opération est bancale : d’une part un État en temps de paix qui exécute plusieurs centaines de milliers de ses propres citoyens dans une grande purge et en laisse mourir quelques millions dans les conséquences assumées d’une politique meurtrière de réforme agraire ; de l’autre un État qui envahit ses voisins et y met en place des politiques de meurtre de masse parmi les populations occupées. Autrement dit : seul en déplaçant le curseur de 1939 à 1933 Snyder réussit à modifier le bilan meurtrier de la guerre à l’Est pour les deux belligérants, modifiant un rapport de 100 000 à 10 millions en un rapport de 4 à 10 millions. S’il s’était agi d’établir un bilan moral et politique, l’opération semble

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contestable et tout autre périmètre, géographique, chronologique ou catégoriel, aurait donné un autre résultat. Or, l’enjeu pour Snyder n’est pas là. P. J. : Dans ce cas, quelle approche privilégiez-vous ? P. L. : Il y a une seule perspective qui donne à la démarche de Snyder une légitimité évidente et incontournable : celle des victimes. Quelle historiographie couvre l’expérience humaine d’un Juif de Lviv (Lwów) – citoyen polonais jusqu’en 1939, soviétique de 1939 à 1941, vivant et, à de rares exceptions près, mourant sous occupation allemande ensuite ? Quelle politique mémorielle peut le comptabiliser dans son martyrologe ? À en croire les résultats électoraux d’avant 1939, il y a de fortes chances qu’il se soit avant toute chose identifié à la nation polonaise. Nettement moins nombreux étaient ceux qui votaient communiste et se seraient en toute logique identifiés à leur nouvelle patrie soviétique en 1939. Moins nombreux encore ceux qui votaient sioniste et dont la filiation posthume mènerait à une patrie israélienne à venir. Qu’un Juif de Lwów, même quand la ville devint Lviv, se soit un jour senti ukrainien est peu probable. Ou prenons l’exemple d’un Polonais d’Ukraine orientale, qui perdit des membres de sa famille dans la Grande Famine, d’autres dans la Grande Terreur, d’autres encore pendant l’invasion allemande ; qui se retrouve dans une unité de partisans en 1943 et est expulsé de l’Ukraine soviétique en 1945 pour s’installer dans une ferme de Silésie dont les propriétaires allemands venaient eux-mêmes d’être expulsés. Snyder multiplie les exemples de trajectoires individuelles et surtout familiales, de 1933 à 1945 – les chances de survivre à autant de vagues successives d’opérations meurtrières pour un individu étant presque inexistantes. La multiplication de ces trajectoires aboutit à une expérience collective dans les terres de sang qui est incontestablement tragiquement particulière. Si tout cadrage à une part arbitraire, celui proposé par Snyder dans ce livre n’est pas purement artificiel. Son dessin central n’est pas la comparaison, mais l’effet cumulatif de ces politiques meurtrières et les interactions qu’elles provoquent entre soviétiques et nazis. La répression brutale par l’Union Soviétique dans zone annexée de la Pologne suite à l’accord Molotov-Von Ribbentrop (315 000 déportés, 110 000 emprisonnés, 30 000 exécutés et 25 000 morts en détention) fournit moins un cadre de comparaison qu’un prologue indispensable pour la compréhension des événements qui suivent l’invasion allemande. Les Juifs de Pologne qui avaient trouvé refuge dans la zone soviétique ne furent pas épargnés par cette brutalité, mais ils durent leur survie à l’Union Soviétique et ils furent relativement plus nombreux à rallier l’administration et l’appareil policier soviétiques que leurs compatriotes non- juifs. Ce fait permit à l’envahisseur de leur attribuer la responsabilité pour les milliers de morts qui jonchaient les prisons de la NKVD évacués à la hâte et de déclencher dans les heures qui suivaient son arrivée des violences massives contre les juifs avec la participation de la population locale. Ceux qui se retrouvaient à l’arrière de l’armée rouge, parce qu’ils avaient réussi à prendre la fuite, parce qu’ils avaient été évacués ou parce qu’ils avaient fait partie des centaines de milliers de déportés, et qui purent donc rentrer avec le gouvernement de Lublin firent face, en Pologne communiste, à de nouvelles violences populaires, cette fois-ci pas parce que les autorités les y poussaient, mais parce qu’elles ne réussirent pas à les maîtriser. Une histoire transnationale, dans ce cas, ne demande aucune justification méthodologique. L’alternative, une histoire nationale, ne peut qu’être partielle, découpant un bout de territoire de l’unité d’action dont il fait partie, excisant une séquence chronologique d’un enchaînement infernal, pour aboutir ainsi à des explications qui le plus souvent

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ne sont pas seulement partielles, mais partisanes et le plus souvent historiquement fausses. C. B. : Quel est l’apport le plus substantiel de la méthodologie de Snyder ? P. L. : L’histoire non-nationale que Snyder met en pratique dans ce laboratoire des Terres de sang apporte des révisions importantes. Déjà, au niveau de la statistique de la mortalité, l’approche porte à revoir les chiffres agglomérés à la baisse, non seulement parce qu’il s’affranchit de l’enchère des martyrologues nationaux, mais aussi parce qu’il permet d’éliminer les comptages doubles (l’addition des chiffres polonais, soviétiques, ukrainiens et de juifs serait plus près des 30 millions que des 14 avancés par Snyder). Plus fondamentalement, le décloisonnement qu’il opère permet de surmonter la réification des événements, des catégories et des nomenclatures. Si Terres de sang place l’expérience ukrainienne au cœur de son analyse, Snyder, au grand dam des nationalistes ukrainiens, n’en rejette pas moins le terme d’Holodomor. Bien plus radical encore, Snyder écarte le terme « génocide » : « Les historiens qui traitent du génocide s’emploient à répondre à la question de savoir si tel ou tel événement a les qualités requises, et font ainsi un travail de classification plutôt que d’explication. » (p. 622) Le recadrage qu’il opère ne pousse donc pas à des amendements à la marge du débat historiographique, à suggérer de nouvelles interconnexions, mettre de nouveaux accents, proposer de nouvelles chronologies. C’est d’une remise en cause d’une tradition historiographique vieille d’un demi-siècle qu’il s’agit, son cadrage, son outillage conceptuel, son vocabulaire. P. J. : Que pouvez-vous nous dire des motivations de Snyder ? N’est-ce pas justement dans les fondements de sa méthodologie que nous pouvons trouver de nouvelles sources d’inspiration susceptibles de révolutionner l’étude de l’histoire centre-européenne ? P. L. : Snyder justifie sa démarche comme une nécessité éthique : redonner une voix aux victimes, qui ne sont pas 14 millions, mais 14 millions fois un, 14 millions de vies irréductiblement différentes, 14 millions de projets et de rêves, de familles et de couples détruits, 14 millions de façons individuelles d’affronter la mort. L’implication méthodologique dépasse de loin l’opposition entre une perpetrator history et un victim perspective. Les historiens savent que la maîtrise de l’opération, le savoir, et donc les sources, sont du côté des auteurs du crime et que nul n’a souvent moins de moyens de comprendre ce qui lui arrive que la victime. Si dans cette région la souffrance a été paroxystique, c’est à cause de l’effet multiplicateur des violences mises en œuvre par au moins deux régimes. Une histoire à partir de ce terrain nécessite alors la maîtrise du corpus des sources, du corpus historiographique et des langues des deux agresseurs – allemand et russe, mais aussi ceux des habitants de ces régions – polonais et ukrainien, lituanien, letton, estonien, yiddish. L’histoire comparée peut être un travail d’équipe, et d’excellents exemples d’ouvrages comparant le régime nazi et soviétique existent, mais l’histoire de l’imbrication des politiques nazies et soviétiques sur les terres qui séparent les deux États ne peut s’en contenter. La soviétologie et les histoires nationales des pays Baltes, de la Pologne et de l’Ukraine entrent en ligne de mire d’une telle remise en cause, mais à en juger à partir des comptes-rendus critiques et des débats soulevés par le livre, c’est les pratiquants de l’histoire du nazisme qui se sont sentis le plus directement visés. Snyder a, suite à la publication de son livre, explicité les implications éthiques et méthodologiques de sa démarche, par rapport à la tradition dominante de l’historiographie du nazisme et de l’Holocauste, en plaidant pour une approche

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« postcoloniale ».(1) Les histoires impériales, qu’il s’agisse de l’histoire de l’Empire britannique, de l’histoire de l’Afrique ou de la colonisation des Amériques, se sont longtemps contentées de narrer l’histoire de la conquête à partir des archives abondantes des conquérants, des explorateurs, militaires, marchands et administrateurs coloniaux. Ce parti pris, par commodité, à cause des limitations linguistiques, par manque d’inventivité et par conformisme, était justifié en invoquant l’absence de sources des peuples colonisés, analphabètes, vivant à l’état de la nature, sans administration, sans écrits et sans archives. Une telle approche est aujourd’hui devenue inconcevable, sauf, semble-t-il, dans le cas de l’histoire de l’Empire nazi, où l’on continue d’écrire l’histoire des projets impériaux et leurs conséquences meurtrières exclusivement à partir des sources abondantes, administratives et privées, des acteurs allemands. Les sources qui contiennent les voix des victimes, en polonais, en ukrainien, en yiddish, sont certes dispersées, mais elles sont abondantes et abondamment exploitées dans Terres de sang. Certains historiens, dont Snyder utilise de façon intensive les travaux, comme Karel Berkhof, Christian Gerlach et Dieter Pohl, sont les exceptions qui confirment la règle. Ils se trouvent en quelque sorte en dehors du canon historiographique produit dans les universités allemandes, américaines et britanniques (et travaillent par ailleurs pour les trois historiens cités dans des universités aux Pays-Bas, en Suisse et en Autriche). Au nom de « SLAVICA BRUXELLENSIA » nous vous remercions pour cet entretien.

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Mots-clés : Chaire internationale d’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale, histoire européenne, historiographie du temps présent, Seconde Guerre mondiale Index géographique : Belgique, Pologne Index chronologique : époque contemporaine, XXe siècle

AUTEURS

CÉCILE BOCIANOWSKI

Doctorante en Littérature comparée à l’Université Paris IV-Sorbonne (France) ; assistante à l’Université Libre de Bruxelles (Belgique) ; membre du comité de rédaction de Slavica Bruxellensia

PETRA JAMES

Responsable de la Chaire de tchèque, section de Langues et Littératures modernes, option Slaves, de l’Université Libre de Bruxelles (Belgique) ; membre du comité de rédaction et du comité scientifique de Slavica Bruxellensia

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Recensions

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Röger M., Flucht, Vertreibung und Umsiedlung. Mediale Erinnerungen und Debatten in Deutschland und Polen seit 1989

Lionel Picard

RÉFÉRENCE

Maren Röger, Flucht, Vertreibung und Umsiedlung. Mediale Erinnerungen und Debatten in Deutschland und Polen seit 1989, Verlag Herder Institut, coll. « Studien zur Ostmitteleuropaforschung », Marbourg, 2011, 377 p.

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1 La fuite et l’expulsion des populations allemandes des territoires perdus à la fin de la Seconde Guerre mondiale et de l’Europe centrale et orientale a déjà donné lieu à une multitude d’études. Toutefois Maren Röger ne s’intéresse pas à l’événement proprement dit mais plutôt à la façon dont les médias ont contribué aux débats sur le sujet. Elle montre en effet que contrairement à certaines idées reçues, les médias (presse écrite et télévision) ne font pas qu’accompagner ou rapporter des débats, mais qu’ils en sont au contraire des participants actifs, et c’est là l’un des apports majeurs de cette adaptation d’une thèse de doctorat soutenue en 2010 à Giessen.

2 L’étude livre de riches enseignements sur la contribution des médias à la mémoire de l’expulsion. L’analyse contrastive de médias allemands et polonais révèle que la partie allemande ignore largement les médias polonais tandis que ces derniers réagissent plus souvent aux débats en Allemagne. Le rôle des correspondants de presse à l’étranger comme représentants de leur pays est bien mis en valeur et leurs engagements politiques (notamment le soutien de Thomas Urban au projet de Centre contre les expulsions) contribuent à orienter les débats médiatiques. 3 S’agissant de la persistance de mythes tels que celui d’un tabou qui entourerait la question de l’expulsion des Allemands (qui n’a jamais existé et qui est régulièrement démenti mais dont la ténacité doit beaucoup au Spiegel qui l’a colporté) ou celui du nombre de victimes (sujet hautement sensible car manipulé à dessein par l’extrême droite), on découvre que ces biais doivent autant à la tendance des médias à véhiculer des informations que d’autres ont diffusées avant eux qu’à des motifs économiques. Le manque de moyens financiers pour mener des recherches approfondies les pousse à reprendre des informations supposées exactes ou à ignorer l’actualité de la recherche historique. Röger montre aussi la persistance de motifs visuels ou narratifs directement tirés de la propagande nazie et pourtant présents dans l’après-guerre et même jusqu’au XXIe siècle. Elle s’appuie pour cela sur les images du village de Nemmersdorf qui sont si connues qu’elles sont considérées comme exactes par l’ensemble des médias. Elles offrent certes une illustration répondant à leurs besoins, mais les conditions de leur réalisation mériteraient d’être mentionnées, voire interrogées. 4 C’est principalement l’importance de la dimension économique qui s’avère la plus surprenante dans l’ouvrage de Röger. En mettant à jour la vive concurrence sur le marché de la presse polonaise, l’auteur parvient à établir que l’intérêt porté à l’expulsion par Wprost tient parfois moins au sujet lui-même qu’à une mise en cause du voisin allemand qui s’est installé en Pologne en développant de nouveaux journaux. L’arrivée de Newsweek Polska et de Fakt, qui appartiennent au groupe médiatique allemand Springer, a provoqué en réaction des élans antiallemands chez leurs concurrents. Chacune de ces deux publications suit toutefois sa propre ligne éditoriale :

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Tandis que la première dénonce les outrances de Wprost contre les expulsés allemands (couverture de 2003 montrant Steinbach en uniforme SS), la seconde suit la ligne des tabloïds et s’associe à l’antigermanisme, allant jusqu’à critiquer le journal-phare de la maison-mère, le Bild-Zeitung. 5 La justesse de l’analyse ainsi qu’une bonne maîtrise du sujet font de ce livre un document utile pour compléter la connaissance sur les débats liés à l’expulsion et mieux comprendre leur vigueur en Pologne comme en Allemagne.

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Index géographique : Allemagne, Pologne Index chronologique : post-communisme, XXe siècle Mots-clés : expulsion, histoire, médias, mémoire, mémoire collective

AUTEURS

LIONEL PICARD

Docteur en Etudes germaniques, Université de Bourgogne

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Ray M. Douglas, Les expulsés

Laurent Béghin

RÉFÉRENCE

Ray M. Douglas, Les expulsés, traduit de l’anglais par Laurent Bury, Flammarion, coll. « Au fil de l’histoire », Paris, 2012, 510 p.

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La1 géographie humaine de l’Europe centrale et orientale subit de profondes transformations au cours des années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale. La modification des frontières de nombreux États provoqua d’importants transferts de populations : Polonais des Confins, Ukrainiens de Petite Pologne, Italiens d’Istrie1 et surtout les millions d’Allemands ethniques établis depuis des siècles en dehors des frontières actuelles de la République fédérale d’Allemagne. De 1945 au début des années 1950, entre douze et quatorze millions de Volksdeutsche furent contraints de quitter leur foyer souvent dans des conditions inhumaines. Ces expulsions, qui firent entre cinq cent mille et un million et demi de victimes et qui constituent « peut-être la plus grande migration dans l’histoire de l’humanité » (p. 9), sont au centre de l’ouvrage de Ray M. Douglas2.

Professeur2 d’histoire à la Colgate University (Hamilton, État de New York), l’auteur étudie les différents aspects de cette tragédie. Née en pleine guerre dans l’entourage du président tchécoslovaque en exil Edvard Beneš (ch. 1), l’idée de déporter les Allemands ethniques fut appliquée aussitôt après la capitulation du Reich (ch. 3). La Tchécoslovaquie s’empressa de se débarrasser de près de trois millions d’Allemands des Sudètes. En Pologne, à « la mi-juin [1945], les routes situées entre les Territoires reconquis et l’Oder étaient noires d’Allemands » (p. 128). Les transferts de populations étaient souvent précédés par le regroupement forcé des individus à expulser. Certains camps nazis, comme Majdanek ou Auschwitz, furent même réutilisés (ch. 5). Ironie du sort : il arriva qu’on arrêtât comme Allemands ethniques des Juifs au motif qu’ils étaient germanophones ! Ces déportations, qui concernèrent aussi la Hongrie, la Yougoslavie et la Roumanie et qui s’accompagnèrent souvent d’exactions (notamment à Ústí nad Labem – Aussig en allemand –, dans le nord-ouest de la Bohême, où, le 31 juillet 1945, entre cent et cent cinquante Volksdeutsche, dont un nouveau-né, furent massacrés par des Tchèques), furent présentées par les gouvernements des pays concernés comme une explosion spontanée de la juste colère des populations contre des minorités allemandes qui, pendant l’Occupation, avaient pu jouir d’une situation privilégiée. L’auteur montre que, la plupart du temps, ces « expulsions sauvages » furent en réalité soigneusement encadrées par les autorités, celles-ci espérant mettre les Alliés devant le fait accompli. À vrai dire, gagnés aux thèses de Beneš, les vainqueurs avaient eux aussi décidé de vider l’Europe centrale de ses Allemands ethniques. Selon l’article 13 des accords de Postdam, signés le 2 août 1945, les gouvernements britannique, américain et soviétique reconnaissaient « qu’il y aura lieu de procéder au transfert en Allemagne des populations allemandes restant en Pologne, en Tchécoslovaquie et en Hongrie ». Le document stipulait par ailleurs que ces transferts

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devraient « être effectués de façon ordonnée et humaine ». Il s’agissait là d’un vœu pieux car les Alliés, dont Douglas pointe à plusieurs reprises la responsabilité morale, ne prirent jamais la moindre mesure pour atténuer les souffrances que devait immanquablement occasionner le déplacement de millions de personnes. Au bout du compte les « expulsions organisées » des années 1946-1947 (ch. 6) ne furent pas moins chaotiques et meurtrières que les déportations de l’été 1945. Parmi leurs victimes, on compte beaucoup d’enfants, auxquels l’auteur consacre une section de son livre (ch. 8). Souvent parqués dans des camps à leur arrivée en Allemagne, parfois méprisés par la population locale, les Volksdeutsche s’adaptèrent difficilement à leur nouveau pays (ch. 11). Le3 repeuplement des territoires autrefois habités par des Allemands ethniques fut tout aussi problématique. Attirés par la richesse de ce nouveau Far West vantée par la propagande officielle, les colons déchantaient vite et ne tardaient pas à repartir (emportant parfois avec eux des objets laissés par les Allemands). Les conséquences démographiques et économiques des expulsions se font sentir jusqu’à nos jours. Aujourd’hui encore « la majorité des zones de Pologne occidentale d’où les Allemands avaient été chassés comptent (…) parmi les moins densément peuplées du pays et les plus attardées sur le plan économique » (p. 313). Dans4 le dernier chapitre de l’ouvrage, Douglas s’interroge sur le sens et la mémoire de cet épisode (ch. 13). En dehors de la RFA des années 1950, où l’insistance sur les souffrances endurées par l’Allemagne pendant et après la guerre servait à occulter le mal que les Allemands avaient infligé au reste de l’Europe, en particulier à la population juive, l’expulsion des Volksdeustche ne suscitait au mieux que de la condescendance. « Parmi les exemples de violation massive des droits humains dans les temps modernes, c’est le seul cas où l’on a affirmé qu’il valait mieux passer sous silence l’événement de peur d’amoindrir l’horreur que devait inspirer un crime plus grand » (p. 382). C’est l’un des principaux mérites de ce livre, qui, pour échapper au discours victimaire, s’appuie essentiellement sur des archives officielles, de montrer que, loin de punir des criminels de guerre, les expulsions frappèrent le plus souvent des femmes, des enfants et des vieillards innocents. Un bémol toutefois : quelques cartes supplémentaires (l’ouvrage en compte une seule, celle des camps par lesquels transitèrent les expulsés) auraient permis aux lecteurs de cette étude de mieux saisir l’ampleur des transferts.

NOTES

1. Sur les transferts de populations polonaises et ukrainiennes, on lira Timothy Snyder, The Reconstruction of Nations: Poland, Ukraine, Lithuania, Belarus, 1569-1999 (La reconstruction des nations : Pologne, Ukraine, Lituanie, Bélarus, 1569-1999), Yale University Press, Yale, 2003, 384 p. Sur les Italiens d’Istrie, voir Raoul Pupo, Il lungo esodo. Istria: le persecuzioni, le foibe, l’esilio (Le long exode. Istrie : les persécutions, les foibe, l’exil), Rizzoli, Milan, 2005, 333 p. 2. Version originale : Orderly and Humane. The Expulsion of the Germans after the Second World War, Yale University Press, New Haven, 2012, 416 p.

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Mots-clés : Europe centrale, Europe orientale

AUTEURS

LAURENT BÉGHIN

Institut libre Marie Haps

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Petra James, Bohumil Hrabal : « composer un monde blessant à coups de ciseaux et de gomme arabique »

Thibault Deleixhe

RÉFÉRENCE

Petra James, Bohumil Hrabal : « composer un monde blessant à coups de ciseaux et de gomme arabique », Classiques Garnier, Études de Littératures du XXe et XXIe siècles, Paris, 2012, 462 p.

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1 La citation de Bohumil Hrabal retenue comme titre de cet ouvrage en résume brillamment l’objet : « composer un monde blessant » ou décrire la difficile réalité d’après-guerre, « à coups de ciseaux » – au moyen de textes découpés, « et de gomme arabique » – et des oublis inhérents à toute réalisation culturelle. Elle renferme les trois problématiques fondamentales de cette recherche sur la prose hrabalienne : Quelle mimésis ? Avec quelles techniques d’écriture ? Et quel matériau littéraire (et en absence de quels autres) ? L’auteur inscrit cette étude dans une perspective comparatiste en confrontant les pratiques du collage chez Hrabal à celles des représentants du foyer parisien de la poésie expérimentale, telles que le cut- up des artistes américains William S. Burroughs et Brion Gysin ou encore les textes expérimentaux de Claude Simon.

2 Bien qu’il s’agisse-là d’artistes et d’œuvres déjà soigneusement cartographiés par les études littéraires, personne n’avait à ce jour effectué ce rapprochement, pourtant suggéré dans ses textes par Hrabal lui-même. L’originalité de cette étude est donc de revenir sur les interactions ayant eu lieu entre ces milieux mais aussi et surtout d’étudier l’impact qu’auront eu leurs situations historiques respectives sur leur création littéraire et d’établir des distinctions dans le traitement qu’ils réservent aux enjeux mémoriels. 3 Le livre s’articule autour de deux axes. Le premier est consacré à l’identification des héritages littéraires dans lesquels puise l’écriture hrabalienne. L’auteur dresse un catalogue des courants avant-gardistes tchèques et étudie les mutations qu’ils connaissent au cours du siècle, notamment suite aux échecs de leurs programmes esthétiques n’ayant pu prévenir la barbarie des guerres mondiales. Elle met en exergue les enjeux mémoriels nationaux qui ont infléchi le développement de ces courants littéraires : alors que l’Europe occidentale et orientale expérimentent des esthétiques radicalement neuves, faisant table rase d’un patrimoine discrédité, l’Europe centrale ne peut se résoudre à s’amputer d’une tradition culturelle qui a longtemps constitué le socle de nations à l’indépendance fraichement recouverte. C’est cette mémoire sauvegardée qui servira de matériau privilégié aux auteurs qui lui feront suite, Hrabal au premier chef. 4 Le second axe est dédié à la trajectoire esthétique de Hrabal au cours des années 1950-1980. Profitant de l’habitude de Hrabal de retravailler ses textes, l’auteur en compare les versions et suit pas à pas les mutations stylistiques, depuis ses essais infructueux d’épopée socialiste, en passant par ses montages de paroles rapportées, jusqu’à ses collages littéraires les plus audacieux. Le statut qui est accordé au mot trouvé guide l’analyse, révélant le basculement progressif d’une représentation classique du réel, cadenassée par les exigences du réalisme socialiste, à une représentation conceptuelle, faite de l’agglomération de lambeaux de traditions culturelles marginales et hétérodoxes.

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5 Un succès indéniable de cette étude est qu’elle parvient à démontrer que, de manière paradoxale, l’anathème qui frappait les pratiques littéraires expérimentales en Europe Centrale aura eu sur elles un effet profitable. Alors que les poètes expérimentaux occidentaux s’avançaient toujours plus loin dans l’exploration formelle, et cela jusqu'à mettre en péril la notion même de sens, leurs confrères tchèques, Hrabal en tête, y puisèrent des techniques qui leur permettaient plus efficacement de dire le réel en dehors des sentiers balisés du réalisme socialiste. C’est à cette synthèse entre inventivité littéraire et volonté de décrire le réel, entre formalisme et historicité, que tient tout le talent de la plume de Hrabal. 6 La précision des analyses textuelles, rédigées dans un français limpide, témoigne d’une connaissance intime des sources. La fécondité des comparaisons ne laissera au lecteur qu’un léger regret, que leurs conclusions ne contribuent pas à une synthèse théorique plus développée, tant elles présentent d’intérêt. Assurément une lecture passionnante pour tous ceux qui s’intéressent à l’inventivité de la post-avant-garde face aux dogmes esthétiques !

INDEX

Index chronologique : communisme, XXe siècle Index géographique : République tchèque, Tchécoslovaquie Mots-clés : Littérature tchèque

AUTEURS

THIBAULT DELEIXHE

Doctorant en Lettres Slaves à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO) de Paris

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Stanislas Auguste, dernier roi de Pologne. Collectionneur et mécène dans l'Europe des Lumières, sous la direction de Grąbczewska M.

Christine Masson

RÉFÉRENCE

Stanislas Auguste, dernier roi de Pologne. Collectionneur et mécène dans l'Europe des Lumières, sous la direction de Grąbczewska M., Institut d'Etudes Slaves, Paris, 2013, 150 p.

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1 Stanislas Auguste Poniatowski... ce nom résonne aux oreilles polonaises, mais ne trouve qu'un vague écho dans la société française. Stanislas Auguste (1732-1798) fut le dernier roi de Pologne et un homme au destin tragique. Alors que ses échecs politiques ont causé la disparition de son royaume, il était parvenu à propager les idées des Lumières et à hisser la culture polonaise aux standards de ses illustres voisines. Cette personnalité fascinante et controversée, mais méconnue en dehors des frontières polonaises, mérite pourtant d'être présentée à un public plus large, et plus particulièrement français, au vu des liens étroits qui existaient alors entre la France et la Pologne, précisément sous l'impulsion de Stanislas Auguste.

2 Composé de onze articles issus du colloque qui s'est tenu à Paris et à Compiègne en 2011, Stanislas Auguste, dernier roi de Pologne. Collectionneur et mécène dans l'Europe des Lumières explore l'action de Stanislas Auguste dans le domaine de la culture. Il ne s'agit donc pas ici, comme le précisent les préfaces, de fournir une biographie royale ou de se pencher sur la politique du souverain, mais bien d'apprécier comment l'amour des arts du roi et sa francophilie ont transformé en profondeur la société polonaise. La mosaïque thématique et stylistique ne nuit en rien à la cohésion de l'ouvrage. Bien au contraire, elle renforce sa compréhension et son amplitude grâce à l'étendue des domaines couverts (histoire, société, arts). Il s'agit là d'un excellent point de départ pour qui veut acquérir une connaissance générale de l'atmosphère qui régnait sous le règne de Stanislas Auguste, féru de culture polonaise ou simple curieux. 3 C'est par une mise en contexte que le lecteur s'approche tout d'abord du mécène qu'était le roi. Le premier article met en lumière la situation politique et culturelle de la société polonaise jusqu'à l'arrivée au pouvoir de Stanislas Auguste. Il est ensuite complété par un récit sélectif de la vie du souverain. Ayant ainsi cerné le pays et son roi, le lecteur peut désormais se pencher sur la vie culturelle de la Pologne du XVIIIe siècle. À travers la plume des auteurs, il voyagera entre les salons polonais et français, les collections royales et les ateliers des artistes au service du roi. Il terminera finalement son périple en prenant connaissance de la destinée réservée au patrimoine culturel et artistique qu'a laissé Stanislas Auguste. Afin de faciliter cette échappée dans la Pologne des Lumières, des témoignages d'époque ainsi que des illustrations couleurs des œuvres plastiques les plus remarquables sont fournis. En outre, chaque article est étayé par des références qui offrent de nouvelles pistes de recherches au lecteur. Notons que tous les articles sont rédigés en français à l'exception d'un seul (en anglais) et peuvent être lus séparément. 4 Par la variété des thèmes explorés et son accessibilité Stanislas Auguste, dernier roi de Pologne. Collectionneur et mécène dans l'Europe des Lumières est un recueil à mettre entre

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toutes les mains. Il satisfera autant l'historien que le passionné d'art ou encore celui qui s'interroge sur les origines de la francophilie en Pologne.

INDEX

Index géographique : Pologne Index chronologique : XVIIIe siècle Mots-clés : Collectionneur, Lumières, mécénat, Stanisław August Poniatowski

AUTEURS

CHRISTINE MASSON

Étudiante en première année de Master européen en Langues et cultures de l’Europe centrale à l’ULB)

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Igor Stravinskij. Confidences sur la musique. Propos recueillis (1912-1939)

Izabela Jach

RÉFÉRENCE

Igor Stravinskij. Confidences sur la musique. Propos recueillis (1912-1939). Textes et entretiens choisis, édités et annotés par Valérie Dufour,Actes Sud, Arles, 2013, 404 p.

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1 Qui est Igor Stravinskijj ? Pour certains, c'est un génie, pour d'autres, un fou ou un démon. Sans aucun doute, il est une icône de l'époque contemporaine, considéré comme l'un des compositeurs les plus influents du XX e siècle. Le génie avec lequel il est intervenu dans le monde de la musique a fait que sa bibliographie est riche. L’ouvrage de Valérie Dufour est néanmoins unique parce que dans ces Confidences sur la musique, c’est le maître- même Stravinskijj qui prend la parole. C'est un vrai régal intellectuel pour les amateurs comme pour les mélomanes chevronnés. Il convient de souligner que Dufour a déjà publié divers textes sur Stravinskijj et sur la vie musicale des XIXe et XXe siècles.

2 L’ouvrage contient des écrits que l’artiste a publiés dans la presse avant 1940 et un choix d’entretiens qu’il a accordés à la même époque. Dans ses lettres, le musicien nous parle de modernité, de technologie, progrès, politique et critique, de ses inspirations et fascinations pour lui-même ainsi que de sa compréhension du monde et de l'art. Les Confidences sur la musique jettent une nouvelle lumière sur la personnalité créative de Stravinskij. La chercheuse nous propose une rencontre intime avec le musicien qui parle de son enfance dans l'opéra, de son père, ou encore de sa rencontre avec Nikolaj Rimskij-Korsakov auquel il a avoué qu'il voulait être compositeur. Dufour a créé une œuvre grâce à laquelle nous pouvons composer un portrait complexe de Stravinskij en tant qu'artiste et en tant qu’être humain. Elle introduit le lecteur dans le monde intérieur de l'artiste. Dans ce monde surréaliste et spirituel, l’auteure est comme un guide qui a judicieusement choisi les textes et les entretiens, lesquels tiennent compte de l’évolution artistique de Stravinskij, de sorte que le lecteur ne soit pas perdu dans le labyrinthe des pensées du génie. 3 Dans la première partie de l'ouvrage, les lettres sont avant tout le reflet de ses chefs- d'œuvre, comme par exemple Le Sacre du printemps ou Perséphone. Le compositeur explique également ce qu'il a vraiment voulu exprimer dans ses ballets, il parle de ses inspirations, notamment de Puškin et Čajkovskij, il évoque l’histoire de la Russie ou encore sa candidature à l’Institut en France. Tout cela est accompagné d’une vaste réflexionsur la politique et la musique. La plume du compositeur n’a pas de grande valeur littéraire et ses observations confirment que Stravinskij n’est pas un écrivain mais plutôt un penseur – philosophe qui choisit ses mots avec soin. L’image de l’artiste dans ces fragments n’est pas facile à définir. Nous ne pouvons savoir si Stravinskijest un moderniste, un révolutionnaire ou encore un fou qui ne respecte aucune tradition. 4 La deuxième partie des Confidences sur la musique se compose d’entretiens, mais Dufour souligne que les entretiens dans la presse doivent toujours être lus avec prudence et attention parce que nous ne pouvons pas toujours vérifier la qualité de la transcription du journaliste. Stravinskij a parfois avoué qu’il ne se reconnaissait pas dans les interviews présentées. Mais pour nous lecteurs, les interviews journalistiques ont une grande valeur puisque nous y trouvons les pensées spontanées de Stravinskij. Il parle de sa vie spirituelle, des événements importants des années vingt. Nous découvrons la

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fascination de l'artiste pour l'Amérique et pour Rome ou encore son opinion sur le jazz, sur la musique et le cinéma, sur la radio et les enregistrements à la radio. Le compositeur se prononce à la fin sur ses méthodes et ses buts dans le domaine de la musique. L’artiste est présenté, si l’on considère que tous les entretiens ont été autorisés, par ses propres paroles et son portrait est complété par un grand nombre de citations. 5 En somme, Dufour nous propose un voyage extraordinaire à travers le monde intérieur d’une personnalité fascinante et controversée, laquelle n'est pas complètement définie à ce jour. L’auteure laisse le soin au lecteur de trouver sa propre réponse à la question de savoir qui est Stravinskij et quel est son rôle dans l'art contemporain. Elle nous invite à nous interroger sur la signification même du génie et sur la frontière entre la folie et le génie. Ce qui rend l’ouvrage aussi intéressant et compréhensible pour les connaisseurs de Stravinskij que pour un novice qui ne le connaît pas ou seulement juste un peu mais qui, une fois la lecture entamée ne peut s’arrêter de lire avec fascination.

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From Your Land to Poland. On the Commitment of Writers

Michał Bandura Traduction : Katia Vandenborre

RÉFÉRENCE

From Your Land to Poland. On the Commitment of Writers, sous la direction de Walczak- Delanois D., Vandenborre K. & James P.,P. I. E. Peter Lang, Bruxelles, 2013, 228 p.

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1 L’ouvrage From Your Land to Poland. On the Commitment of Writers est le fruit d’une conférence organisée par les polonistes de trois universités belges – l’Université Libre de Bruxelles, Katholieke Universiteit Leuven et Universiteit Gent – en novembre 2011 à l’Université libre de Bruxelles. Les organisateurs y posaient les questions suivantes : l’engagement social et politique des écrivains est-il possible à une époque où les conditions de fonctionnement de la littérature sont dictées par le marché ? Si oui, quelles formes peut-il prendre ? Quelle influence les actions des artistes peuvent-elles avoir sur la forme des sociétés contemporaines? Enfin, quelle place la littérature occupe-t-elle dans le système actuel de communication ? Le matériel de la réflexion devait être avant tout fourni par la littérature polonaise des XXe et XXIe siècles, mais d’autres accents viennent diversifier le volume, par exemple l’analyse de la figure de Bertrand Russel durant la Première Guerre mondiale par Olivier Estèves ou encore celle de la situation des écrivains arabes en Europe sous la plume de Xavier Luffin.

2 Édité par trois chercheuses de l’ULB – Dorota Walczak-Delanois, Katia Vandenborre et Petra James –, le recueil se compose de trois parties. Le héros de la première est Czesław Miłosz. C’est non seulement à l’œuvre du poète, mais aussi à sa biographie que les auteurs (notamment Aleksander Fiut et Anna Nasiłowska) se réfèrent pour tenter de répondre aux questions qui touchent la condition de la littérature dans la société d’aujourd’hui. L’article de Kris van Heuckelom se distingue dans ce chapitre. Le critique part de l’analyse d’un certain nombre de métaphores, avant tout la chasse et le « cœur de la forêt »1 mickiewiczien, et en tire des conclusions sur la relation entre le sujet, le « moi » du texte, et l’Autre, le monde extérieur. Ces relations élémentaires constituent un fondement dans la poésie de Miłosz, fondement sur lequel sont construites toutes les références et relations sujet-objet, y compris les jugements de valeur et les positions philosophiques. Le chercheur montre que l’engagement politique ou social n’est pas exclusivement une question de déclaration consciente de l’auteur, mais qu’il résulte au contraire de l’adoption antérieure de prémisses au caractère philosophique. Le caractère politique de la littérature n’est pas seulement une question d’éthique, il relève également de l’épistémologie. En ce qui concerne la pertinence de l’analyse et de l’interprétation des textes littéraires ou la précision de la démonstration, l’article de van Heuckelom n’a pas d’équivalent dans le livre. 3 Dans la deuxième partie consacrée à d’autres écrivains polonais, nous trouvons entre autres la réflexion de Marta Skwara sur l’actualité de Witkacy dans la culture de masse ou encore la comparaison du motif de l’exilé dans la poésie de et d’Osip Mandel’štam par Arent van Nieukerken. Dorota Walczak-Delanois, quant à elle, explore la position ambigüe de Tadeusz Różewicz au sujet de l’érection de monuments et, plus largement, la production des images des écrivains. Enfin, ces considérations sur la littérature et la culture polonaise sont complétées par une analyse critique du spectacle Transfert ! dans la mise en scène de Jan Klata par Agnieszka Szmidt. Cette

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pièce qui a fait couler beaucoup d’encre il y a quelques années abordait le sujet difficile des déplacements des populations polonaise et allemande après la fin de la Deuxième Guerre mondiale. 4 La troisième partie de l’ouvrage contient les voix, témoignages et déclarations des écrivains en personne, parmi lesquels nous trouvons des personnalités aussi variées que la poétesse Meenakshi Bharat originaire d’Inde, Antoine Cassar qui est né à Malte et écrit dans plusieurs langues ou encore le jeune poète polonais Szczepan Kopyt. 5 Le volume From Your Land to Poland a été conçu avant tout pour des lecteurs non polonais, désireux de mieux connaître la littérature et l’art de ce pays. Ses qualités tiennent au fait qu’il réunit les opinions de chercheurs issus de milieux universitaires de différents pays et qu’il offre la possibilité de confronter leurs voix avec celles d’écrivains. La thématique même, autrement dit la place des créateurs dans la société, éveille, comme le montre ce volume, d’inépuisables émotions. Il semble qu’une des principales oppositions influant sur la forme et la dynamique de développement de l’écriture moderne – la littérature engagée versus la littérature autonome – n’a pas perdu de son actualité. Cela signifie-t-il – pour détourner l’expression de Bruno Latour2 – que nous n’avons jamais cessé d’être modernes ?

NOTES

1. Mickiewicz A., Pan Tadeusz, traduit du polonais par Roger Legras, L’Âge d’Homme, coll. « Classiques slaves », Lausanne, 1992, p. 106. 2. Latour Br., Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie symétrique, Éd. La Découverte, coll. « L'armillaire », Paris, 1991, 210 p.

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