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Géographie et cultures

76 | 2010 Géographie des musiques noires

Yves Raibaud (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/gc/1010 DOI : 10.4000/gc.1010 ISSN : 2267-6759

Éditeur L’Harmattan

Édition imprimée Date de publication : 1 novembre 2010 ISBN : 978-2-296-54657-8 ISSN : 1165-0354

Référence électronique Yves Raibaud (dir.), Géographie et cultures, 76 | 2010, « Géographie des musiques noires » [En ligne], mis en ligne le 12 février 2013, consulté le 21 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/gc/ 1010 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gc.1010

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Le jazz, le , le rap mais aussi le réunionnais ou la rumba congolaise sont- ils des musiques noires ? Quelle est donc cette musique qui serait liée à la couleur de la peau ? Est-ce la façon de désigner la musique des Africains, des Afro-Américains, est-ce une musique mondiale ? Les auteurs choisis pour ce numéro apportent un éclairage sur des lieux et des situations particulières dans lesquels l'expression "musique noire" peut avoir un sens. En Colombie, dans le quartier new-yorkais de Harlem, sur l'île de La Réunion, au Bénin, en Angola ou dans l'océan Indien se développent des scènes musicales qui participent aujourd'hui à l'élaboration de ces musiques et des récits qui les accompagnent.

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SOMMAIRE

Musique noire La musique des Afriques dans le monde Yves Raibaud

Musiques actuelles et religion Vodoun au Bénin Mélaine Bertrand Poda

Jazz et tourisme Construction et patrimonialisation d’une musique noire aux États-Unis Pauline Guedj

Musiques afrocolombiennes Création musicale, imaginaire identitaire et patrimonialisation. Violeta Joubert-Solano

Le passé des origines, le présent de l’action culturelle Sur l’ancrage de la musique (noire ?) à La Réunion et en Guyane française Bernard Chérubini

Les « désirs d’être » du hip hop à Luanda Par-delà les clichés de l’Atlantique noir Chloé Buire et Arnaud Simetière

« Black Waters » et « Black Atlantic » Quel teint pour la musique indienne de diaspora ? Anthony Goreau-Ponceaud et Catherine Servan-Schreiber

Habiter le monde avec des sons Le grain de la voix noire Emmanuel Parent

Lectures

Denis-Constant Martin, Quand le rap sort de sa bulle Nelly Quemener

William-T. Jr Lhamon, Peaux blanches et masques noirs Emmanuel Parent

Catherine Servan-Schreiber, Histoire d’une musique métisse à l’île Maurice Yves Raibaud

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Musique noire La musique des Afriques dans le monde

Yves Raibaud

1 Le jazz, le reggae, le rap, le mais aussi le maloya réunionnais, la rumba congolaise ou l’aléké guyanais sont-ils des musiques noires ? Quelle est donc cette musique qui serait liée à la couleur de la peau ? Est-ce la façon de désigner la musique des Africains, des Afro-Américains, est-ce une musique mondiale ? Une musique de diaspora, résultat d’un métissage dont on pourrait retrouver la part des origines africaines ? Est-ce un récit légendaire lié à l’histoire de l’esclavage, de l’asservissement des populations à la peau noire ou foncée ?

2 Ces interrogations arrivent dans le monde des géographes à un moment où ils sont nombreux à ressentir l’urgence de décoloniser la géographie en questionnant l’exotisme, le goût de l’authentique, le fixisme des relations Nord-Sud. Les mêmes (et d’autres) pensent qu’il est nécessaire aussi de « désencarter » une géographie construite sur des représentations illusoires (par exemple la carte des musiques du monde1) si l’on veut rendre compte de la complexité des cultures dans une humanité par définition mobile et hybride. Elles ont été posées lors d’un colloque à Bordeaux, en 20102, mais procédaient d’un travail de recherche antérieur. En 2007 le n° 59 de Géographie et Cultures intitulé « Géographie et musique, quelles perspectives ? » et dirigé par Claire Guiu avait suscité la création d’un groupe de « géomusiciens » de langue française et de journées d’études, concrétisées par plusieurs ouvrages et numéros de revues traitant des rapports entre géographie et musique.

3 Dans une de ces publications intitulée, « Géographie, musique et postcolonialisme »3, nous avions traduit et publié une lettre ouverte du musicologue anglo-canadien Philippe Tagg (Tagg, 2008 [1987]) à propos des musiques noires, afro-américaines et européennes. Dans cette lettre, Tagg dénonce, non sans humour, la fascination du public européen ou nord-américain pour une musique noire dont la spontanéité, la naturalité et l’authenticité seraient les marques de l’origine africaine. La recherche obstinée, par certains de ses collègues musicologues, de la preuve de ces origines dans la structure de langages musicaux propres aux musiciens noirs (l’oralité, les rythmes, le contretemps, le groove, la blue-note, l’improvisation…) l’agace et l’amène, par esprit de contradiction, à démontrer la présence de structures musicales identiques dans les

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musiques populaires d’Europe du Nord ou de l’Est, telles qu’elles ont été importées par les migrants venus s’installer en Amérique à partir du XVIIe siècle. Cela lui permet de développer ainsi l’idée que l’émergence de la musique noire nord-américaine est tout autant liée à l’interaction entre maîtres et esclaves (en insistant sur l’origine populaire des maîtres et de leurs musiques) qu’à une mystérieuse matrice musicale originale, commune à tous les Africains. La recherche d’une essentialité de la musique noire aurait, dans ces conditions, un aspect douteux : la musique noire, concept raciste ?

4 La déconstruction des idées reçues a toujours un côté vivifiant qui stimule les chercheurs. Que penser cependant de ces musiciens noirs ou blancs qui se réclament de cette généalogie africaine ? De ces musées et de ces événements qui sont consacrés aux musiques noires en Afrique et dans le monde ? Du public innombrable qui les plébiscite ? Des influences qu’elles ont sur les nouvelles musiques populaires ? Le parti- pris du colloque de Bordeaux a donc été de poursuivre le débat en doublant la question : peut-on parler de musique noire… mais peut-on ne pas en parler ?

5 Un an après, deux publications voient le jour pour rendre compte de la richesse de ces échanges4. La contribution des géographes dans ces débats menés avec des anthropologues, musicologues et sociologues des musiques populaires met, comme il se doit, l’accent sur l’espace et les mobilités des sociétés humaines. Cela passe préalablement par un hommage à un livre au titre précurseur : The black Atlantic : modernity and double consciousness (Gilroy, 1993). En prenant l’Atlantique pour centre et non l’Afrique ou l’Amérique, Gilroy met l’accent sur la mobilité plutôt que sur l’ancrage, ce qui permet de rendre compte des échanges permanents passés et à venir entre populations à la peau noire d’Afrique, d’Amérique et d’Europe. Il nous donne ainsi les moyens de déjouer un certain nombre de récits univoques sur les musiques noires (du passé vers l’avenir, de l’Est vers l’Ouest, du Noir vers le Blanc) pour lancer une vaste histoire des interactions de ’races’ et de cultures, de leurs métissages et/ou de leurs hybridations à travers le temps.

6 Le choix des textes qui suit procède peu ou prou de ces références théoriques aux cultural studies. Les auteurs apportent un éclairage sur des lieux et des situations particulières dans lesquels l’expression « musique noire » peut avoir un sens. En Colombie, dans le quartier new-yorkais d’Harlem, sur l’île de la Réunion, au Bénin, en Angola ou dans l’Océan indien se développent des scènes musicales aux interactions complexes qui participent aujourd’hui à l’élaboration de ces musiques et des récits qui les accompagnent. Trois tendances principales me semblent se dégager de ce travail collectif, illustré par les sept textes qui suivent. Je propose de les organiser autour de trois métaphores : le dénigrement de la musique noire, la traversée des eaux noires et les Afriques dans le monde.

Le dénigrement de la musique noire

7 La première métaphore qu’on pourrait appeler « le dénigrement de la musique noire » insiste sur la nécessaire déconstruction du récit sur et autour des musiques noires, afin d’en dévoiler les enjeux supposés. Dans l’ouvrage « Géographie, musique et postcolonialisme », plusieurs auteurs (Béru, Mendjeli, Raibaud, 2008) proposaient ainsi l’hypothèse que la perception fantasmée d’une authenticité noire exotique pouvait servir de modèle implicite pour penser aujourd’hui les modes musicales émergentes des quartiers périphériques des grandes villes européennes (rap, musiques actuelles,

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musique du monde). Ils montraient également comment ces modèles pouvaient être utilisés, en France, comme clé d’interprétation et mode de régulation culturelle des populations d’origine étrangère5, par exemple dans le cadre de la Politique de la Ville. Dans un contexte tout à fait différent, Violeta Joubert-Solano explique (dans ce numéro) comment la musique des populations noires rurales de Colombie a été étudiée, puis instrumentalisée dans la construction d’un imaginaire national au sein d’un modèle multiculturel, jusqu’à sa patrimonialisation récente par l’Unesco, gage de retombées touristiques pour les villages concernés. L’auteure nous montre ainsi l’africanisation progressive des groupes de musiciens noirs locaux (musiques, costumes, instruments, emprunts aux langues africaines), évolution qui permet à ces musiciens d’être conformes au « modèle des origines » que les anthropologues à la recherche des preuves de la continuité des cultures africaines ont participé à construire dans les années 1970 et 1980. Même pression à la conformité pour les musiciens de la Nouvelle-Orléans : les touristes européens qui font le pèlerinage aux sources du jazz sont déçus s’ils voient des musiciens blancs, ils veulent « des Noirs aux lèvres épaisses » (Guedj, dans ce numéro). À Harlem, la légende sombre du ghetto new yorkais se conjugue avec les figures emblématiques des musiciens de la première époque (Duke Ellington, Cab Calloway, Charlie Parker, Miles Davis) pour faire du quartier un des lieux touristiques les plus visités de New-York, ce qui participe à sa gentrification (Guedj, idem). Ces arguments, qui reviennent régulièrement dans la plupart des textes, insistent ainsi sur une certaine artificialité de la musique noire et montrent comment elle peut être facilement instrumentalisée au profit d’une vision simpliste et binaire du monde, dans laquelle les peuples à la peau noire sont assignés à ressembler aux stéréotypes qui leur sont généralement attribués.

8 La déconstruction est une étape utile si l’on constate que le récit légendaire envahit l’imaginaire collectif (y compris celui des chercheurs), surtout lorsque ce récit se construit dans un contexte où le racisme et la dévalorisation des populations à la peau noire ou foncée sont des pratiques sociales courantes. Qu’un énoncé douteux, du genre « la musique noire, c’est la musique que les Noirs ont dans la peau » soit remplacé par une proposition radicale, du type « la musique noire est un concept raciste » peut cependant avoir un effet contraire à celui escompté. En dénigrant la musique noire, ne risque-t-on pas de dévaloriser l’identité de ceux qui l’ont portée ? La déconstruction critique de la noirceur de la musique ne couvre-t-elle pas une forme d’amnésie ou de négation subtile de la déportation de millions d’Africains vers les Amériques et leur esclavage entre le XVIIe et le XIXe siècle ? Peut-on si facilement tourner la page, dire que la musique noire n’existe pas en tant que telle puisqu’elle est à présent jouée aussi bien par des Noirs que par des Blancs, qu’elle fait partie du bien commun de l’humanité toute entière ? Derrière ce dénigrement se joue probablement aussi le statut de la musique noire comme « musique d’exil », posant à son tour la question du statut des populations noires d’origine africaine dispersées dans le monde (Chivallon, 2008). Le mot de diaspora est utilisé couramment pour les communautés libanaises, juives, arméniennes ou srilankaises, et l’on attribue souvent à leurs musiques un rapport avec la terre d’origine, jusqu’à en faire parfois des musiques d’exil. Pourquoi ce mot ne s’applique-t-il pas facilement aux populations d’origine africaine et à leurs musiques ? Est-ce à cause de l’esclavage ? De la différence visible que représente la couleur de leur peau ?

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La traversée des eaux noires

9 La deuxième métaphore qu’on pourrait appeler « la traversée des eaux noires » (cf. Goreau-Ponceaud et Servan-Schreiber, dans ce numéro) consiste à polariser la genèse des musiques noires sur la déportation des esclaves africains vers les Amériques (mais aussi, par extension, à la déportation des « engagés volontaires » tamouls de l’Inde vers les colonies anglaises de l’Océan indien). La marque particulière de la musique noire serait alors d’être une musique de l’esclavage, une identité « forgée dans les cales des navires négriers » comme nous le suggèrent les écrivains français antillais (Glissant, Condé, Chamoiseau). Cependant, plusieurs textes de ce numéro donnent à cette dimension une autre portée que celle proposée par Philippe Tagg. Celui-ci décrit en effet l’émergence d’une musique noire nord-américaine qui doit presque tout à l’interrelation maître esclave dans le contexte d’une domination des Blancs sur les Noirs, toutes les musiques dites noires étant au final produites, filmées et diffusées par des producteurs blancs. Bernard Chérubini, Arnaud Simetière et Chloé Buire insistent plutôt sur un autre imaginaire de l’esclavage, celui de la révolte et de l’insoumission. C’est le cas du marronnage (Chérubini), qui inspire les chants et les musiques des anciennes colonies françaises que sont la Guyane et l’île de la Réunion. Une faible occupation de l’espace par les colons, une végétation luxuriante (Guyane), un arrière- pays montagneux (Réunion) et les hésitations de l’histoire politique française (abolition de l’esclavage sous la Révolution, rétablissement sous l’Empire) encouragent des milliers d’esclaves à s’enfuir des plantations au début du XIXe siècle pour s’installer de façon précaire dans les endroits les plus reculés. Les musiciens noirs qui entretiennent depuis deux siècles cette légende du marronnage à travers des musiques comme le maloya ou l’aléké, même s’ils savent construire eux-mêmes leurs généalogies et les « preuves » de leurs origines africaines, les rapportent toujours à l’histoire fondatrice de l’esclavage, de l’exil et de la révolte contre un ordre injuste. Anthony Goreau- Ponceaud et Catherine Servan-Schreiber retracent à peu près les mêmes chemins pour le chutney mauricien. Musique des « quasi-esclaves » que sont les engagés volontaires tamouls, le chutney reflète le besoin de sauvegarder la cohésion de la communauté dans un contexte interculturel marqué par la cohabitation avec les communautés des anciens esclaves africains et malgaches, la nécessité de s’adapter aux modes musicales apportées par les colons européens et, depuis la fin du XXe siècle, par l’influence des modes musicales mondiales qui se réfèrent aussi à ces différentes aires culturelles. La créolisation de la musique qui en résulte6 est la trace de cette histoire, mais le récit de l’origine de la présence tamoule à Maurice (la traversée des eaux noires) reste une constante dans les textes, associé à une musique renouvelée par les influences du sous- continent indien proche.

10 Ces récits mémoriels du traumatisme initial, entretenus et constamment enrichis par des générations d’artistes, peuvent donc s’apparenter à une conscience politique diffuse des femmes et des hommes à la peau noire dans le monde, principalement celles et ceux qui sont issus des populations africaines. Il est aisé de faire le lien avec certains courants du jazz des années 1960, plus ou moins liés au mouvement protestataire du Black Power ou le mouvement (rendu célèbre par et la musique reggae), mais aussi, aujourd’hui, avec ce phénomène mondial et multiforme que représente la culture hip-hop (danse hip-hop, rap, graff et autres « cultures urbaines »). Parmi plusieurs textes proposés, nous avons choisi celui de Chloé Buire et Arnaud

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Simetière sur le hip-hop angolais7. Les auteurs montrent en effet comment le mythe du hip-hop new-yorkais, exprimant « la fierté d’être du ghetto, d’être minoritaire dans un monde où l’on n’a pas choisi sa place » inspire les jeunes musiciens de Luanda, dans la foulée d’une guerre d’indépendance contre les portugais et d’une guerre civile entre les partis de libération. L’africanité est reléguée au second plan. Le rap angolais devient alors, à Luanda, l’expression possible d’une condition noire qui s’enracine « non pas dans une essence africaine mais dans une expérience de subordination et ses techniques de résistance quotidienne » (Parent, 2008). L’autonomie des musiciens est d’autant plus grande qu’elle se heurte à la censure politique et à la pauvreté des moyens disponibles pour créer, répéter et jouer. On ne peut donc pas soupçonner les producteurs blancs8 d’être à l’origine de ces musiques, même s’ils sont toujours, en dernier ressort, à la recherche de pépites qui permettent de renouveler l’appétit insatiable des consommateurs européens et nord-américains pour les musiques « authentiques » (Da Lage, 2009).

11 En réduisant la musique noire à l’expression des révoltes du peuple noir (du marronnage au malaise des ghettos urbains), on risque cependant de ne pas rendre compte de la richesse d’une expression musicale à la fois mondiale et diverse. Certes, Spivack peut écrire « Can the subaltern speak ? » (Spivack, 1988) pour montrer la puissance d’énonciation des civilisations impériales et des nouvelles formes de domination culturelle qu’elles imposent au monde. On peut penser en effet que la permanence et la violence des dominations coloniales et postcoloniales tendent à formater la production des musiques noires, soit dans l’acceptation des stéréotypes de « race », soit dans l’expression de la rébellion contre l’oppression impérialiste des pays du Nord. Mais ce serait ignorer aussi la puissance et la profusion des expressions populaires, la capacité des artistes professionnels et amateurs à faire flèche de tout bois, à bricoler et produire leur musique à partir de tous les matériaux possibles… Que dire du zouk antillais, du séga réunionnais, de la rumba africaine, sinon que ces musiques n’ont jamais cessé d’emprunter leurs musiques et leurs instruments à toutes les influences, et que leurs textes n’expriment pas toujours, loin s’en faut, les souffrances du peuple noir…

La musique des Afriques dans le monde9

12 Récapitulons : il était nécessaire de porter un regard critique sur le récit merveilleux de l’origine africaine de la musique noire (le village de cases, l’esprit communautaire, les tambours, le rythme, la danse et la transe…), sur le récit de sa survivance au sein de la société esclavagiste américaine et sur l’idée que le substrat d’une « nature africaine » était resté miraculeusement intact dans les diverses expressions de la musique noire. Il était nécessaire cependant de ne pas dénigrer la musique noire au point de lui refuser toute valeur comme musique de diaspora et d’exil pour les populations africaines, de ne pas lui dénier toute identité de « race » pour en faire une musique appartenant à une humanité plurielle et abstraite. Il était nécessaire enfin de ne pas masquer le traumatisme historique de la déportation des esclaves, et d’acter que la musique noire peut être l’expression de cet héritage, marque d’une identité plus ou moins problématique des populations noires dans le monde.

13 Deux articles (Mélaine Poda et Emmanuel Parent) ouvrent, chacun à leur manière, une porte sur « la possibilité d’une musique noire » et de sa géographie.

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14 Mélaine Poda propose une étude sur les musiques actuelles du Bénin et sur les manières dont elles se réfèrent à la tradition. L’itinéraire des musiciens du Gangbé Brass qu’il prend en exemple reflète les échelles territoriales de leur initiation : le Bénin, où ils apprennent la musique dans des écoles héritées de la colonisation et où ils s’initient au culte local du Vodoun (Vaudou), revigoré par les retours d’Amérique de cette religion mondiale pratiquée au Brésil, aux Antilles ou à New-York ; l’Afrique de l’Ouest et ses festivals de musique du monde, très prisés par les producteurs européens ; l’Europe, passage obligé pour un certain nombre de musiciens à la recherche du succès ou en froid avec les autorités politiques locales ; le monde enfin, que ce soit à travers le marché de la World ou par les recommandations de l’Unesco sur la patrimonialisation des sites historiques de la traite négrière. Mélaine Poda montre comment les musiciens du Gangbé Brass Band se trouvent au centre de multiples systèmes de sens et d’échelles territoriales qui leur permettent de se réclamer d’une musique noire « actuelle », à la fois valorisée à l’export et appropriée par toutes les catégories de la population béninoise.

15 Emmanuel Parent extrait de son travail de recherche sur la littérature noire américaine ce que disent les auteurs de la musique noire, et en particulier de la voix noire. Pas de culture noire sans musique noire, nous disent ces grands écrivains. Pas de nostalgie, de souvenirs d’enfance, de sentiment douloureux ou exalté d’appartenance à une communauté qui ne passent par cette manière particulière de chanter le blues en « salissant » sa voix, ce qu’imitent par leur jeu instrumental les saxophonistes, clarinettistes et trompettistes de jazz. Le propos d’Emmanuel Parent n’est en rien essentialiste : les chanteuses et chanteurs de blues et de jazz qu’il cite dans son travail décrivent les exercices quotidiens qui leur sont nécessaires pour acquérir et cultiver cette technique de la voix noire, afin que l’auditeur identifie immédiatement, à l’écoute, la couleur de la peau de l’interprète. Cela démontre, bien sûr, que le « grain de voix noire » n’a rien de biologique (sinon comment expliquer que des musiciens blancs s’en emparent, ou à l’inverse, la sublime voix lyrique de la chanteuse Barbara Hendricks), mais qu’il doit tout à l’histoire et la géographie d’un style musical particulier qui revendique sa « salissure » comme stigmate et en fait un joyau.

16 L’aire de recherche sur la musique noire qui apparaît à travers ces textes et d’autres communications présentées lors du colloque de Bordeaux dépasse donc l’aire africaine et nord-américaine pour englober une présence diffuse de la musique noire dans le monde. Il me semble pour cela que la dénomination « les Afriques dans le monde » utilisée par nos collègues de l’ex-Centre d’Études des Afriques Noires à Bordeaux (ville au lourd passé colonial…) correspond assez bien pour définir le périmètre des études sur la musique noire dans les limites et avec les ouvertures précisées ci-dessus. L’aire de recherche n’est plus l’Afrique noire, ni l’Amérique des Afro-Américains, mais la présence « des Afriques » et de la variété de leurs cultures dans le monde, les Afriques étant présentées comme « une aire empirique de pertinence scientifique, historique dans son rapport complexe et protéiforme à la globalisation (…) »10.

17 On peut donc parler de musique noire. On peut aussi en faire un thème de recherche aux multiples facettes qui devrait intéresser, à l’avenir, tous les géographes à l’affût de nouvelles possibilités de décrire le monde.

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NOTES

1. À Cuba la salsa, à l’Andalousie le flamenco, à Chicago le jazz, à Buenos-Ayres le tango, aux banlieues le rap… 2. "Peut-on parler de musique noire (mais peut-on ne pas en parler ?)", 12-13 avril 2010, organisé par la revue Copyright Volume et le laboratoire ADES CNRS avec le soutien du Centre d’Études d’Afrique Noire (LAM), de la mairie de Bordeaux et du Conservatoire à Rayonnement Régional de Bordeaux. 3. Revue Copyright Volume n° 6, octobre 2008, dossier dirigé par Yves Raibaud, traduction de Philippe Tagg et commentaires par Gérôme Guibert et Emmanuel Parent. 4. Je remercie à cette occasion Emmanuel Parent et l’équipe de Copyright Volume d’avoir bien voulu m’accompagner dans cette aventure éditoriale. Je renvoie les lecteurs de ce Géographie des musiques noires à la lecture d’un numéro spécial de Copyright Volume qui paraît en mai 2011, intitulé "Peut-on parler de musiques noires", dont les textes complètent ceux qui sont présentés ici. 5. Issues pour la plupart des anciennes colonies françaises. 6. Le terme de créolisation, emprunté au registre des sociolinguistes (Alleyne, 1989) ne peut être qu’une métaphore pour la musique qui n’est pas à proprement parlé un langage faute d’articulation entre le signifiant musical et le signifié. Il s’agit donc de "comportements symboliques", "expressions médiatisées par la musique, du social au culturel (…) marquant les conséquences du passage d’une société à une autre" (Bastide, 1969, cité par Chérubini, voir infra). 7. À lire sur ce sujet les textes de Sophie Moulard-Kouka, Laurent Béru et Claire Dubus dans "Comment la musique vient aux territoires" (s.d. Y. Raibaud, 2009). 8. Par exemple, Vincent Krenis, producteur de Konono, des "papys cubains" du Buena Vista Social Club (filmés par Wim Wenders) ou, plus récemment, des musiciens handicapés congolais du groupe Staff Benda Bilili qui effectuent actuellement une tournée mondiale, sur la lancée du documentaire qui les a rendu célèbres en 2010. 9. LAM, Les Afriques dans le Monde, c’est le nouveau nom que s’est choisi en 2011 le Centre d’Études d’Afrique Noire de Bordeaux, partenaire du colloque. 10. Présentation du laboratoire LAM (ex-CEAN) dans le rapport AERES, 2011.

AUTEUR

YVES RAIBAUD ADES CNRS – Université Bordeaux 3 Michel de Montaigne [email protected]

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Musiques actuelles et religion Vodoun au Bénin Contemporary music and traditional religion of Voodoo in Benin

Mélaine Bertrand Poda

1 Cet article propose une étude sur les musiques actuelles du Bénin et sur les manières dont elles se réfèrent à la tradition. Les jeunes musiciens béninois souhaitent montrer au monde la richesse de leur patrimoine tout en s’affirmant modernes. La question préalable est de définir les modes de construction d’une tradition béninoise et ses interrelations avec différentes échelles : Bénin, aire culturelle ouest-africaine, cultures du monde. Cela nous permettra ensuite de montrer comment cette musique traditionnelle, considérée comme un patrimoine culturel, est valorisée aujourd’hui dans un marché émergent des musiques du monde (World Music), d’une part à travers les politiques culturelles des Nations Unies (Unesco), ou du Bénin d’autre part. Pour tenter de cerner ces logiques tout en montrant le parcours singulier et créatif des musiciens béninois, nous nous intéresserons aux trajectoires, aux productions et à l’influence sur la société béninoise de musiciens locaux qui ont acquis une notoriété aussi bien à l’intérieur de leur pays que sur la scène internationale. Nous évoquerons un certain nombre de carrières artistiques en nous attardant particulièrement sur le groupe Gangbé Brass Band, à travers le contenu des musiques et des textes qui font leur renommée internationale. Nous montrerons ainsi comment ces musiciens se trouvent au centre de multiples systèmes de sens et d’échelles territoriales qui font de leur création artistique un élément important dans la compréhension du Bénin mais aussi un opérateur de sa construction territoriale. Enfin, nous analyserons en quoi la musique béninoise peut être définie comme une « musique noire » et comment cette désignation peut être valorisée et appropriée par toutes les catégories de la population béninoise.

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Les musiques traditionnelles au Bénin, ancrage territorial et impacts sociaux

2 Certaines musiques béninoises actuelles s’inspirent explicitement des cultes Vodoun. Elles traduisent les formes d’appropriation ou de réappropriation de la tradition par les jeunes générations, qui revendiquent cependant une créativité ouverte aux influences extérieures. Elles sont donc susceptibles de donner des indications sur la réalité sociale et culturelle béninoise et sur les représentations que les musiciens et leur public se font de leur « place » dans le monde qui les entoure. Les textes des chansons montrent comment, à partir d’évènements ordinaires tels que les rituels festifs1 célébrés dans les familles ou des collectivités ou, à l’inverse, lors des rencontres nationales et internationales au Bénin et à l’étranger, les musiciens décrivent les bienfaits des cultes Vodoun, décodent les interactions entre le Vodoun et les groupes sociaux, évoquent les endroits où les cultes sont pratiqués. Les musiciens béninois agissent comme des producteurs d’idées qui, à partir des pratiques sociales ordinaires, réfléchissent sur les problèmes de l’humanité en général, particulièrement sur ceux de la société dans laquelle ils vivent. Les musiciens sont donc à la fois autonomes dans leur création et hétéronomes par leur référence au répertoire traditionnel de la société dont ils sont issus et qui est, au Bénin, puissamment imprégné par la religion Vodoun. Cela leur permet de revendiquer une position idéologique et de se déclarer porteurs des idéaux du peuple (Kouvouama, 2007).

3 Par ailleurs, compte tenu des origines sociales et ethniques des membres de ces groupes et de la diversité des langues locales qu’ils utilisent dans leurs chansons, la musique qu’ils font multiplie les références aux différents « terroirs » béninois, sources d’inspirations pour les artistes. Ainsi, à travers leur production artistique, il est possible de faire une lecture de la société béninoise dans sa complexité. Aux yeux de la classe politique qui dirige le pays, ces productions musicales sont un objet de fierté pour le peuple : elles peuvent donc participer à créer une identité nationale. L’importance symbolique de la musique pour les Béninois est renforcée par l’organisation de grands concerts publics, souvent gratuits, et par des festivals internationaux organisés dans le pays. Ces événements mettent en valeur la production musicale béninoise aux côtés des productions musicales d’autres pays d’Afrique et du monde, permettant aux musiciens béninois de se comparer à d’autres, de se faire connaître et de se faire inviter dans des festivals analogues organisés partout dans le monde. Cela contribue à donner une bonne image du pays et de ses dirigeants, souvent controversés à l’intérieur comme à l’extérieur.

Tradition musicale et culte Vodoun

4 Les jeunes musiciens béninois de musique actuelle ont en commun une volonté de mêler tradition et modernité pour donner une originalité à leurs compositions musicales, demeurées pendant longtemps sous influences musicales étrangères. La principale influence béninoise qu’ils revendiquent dépasse la simple tradition musicale puisqu’ils se réfèrent tous au culte Vodoun (Vaudou) et particulièrement à ses rythmes, tels qu’ils sont pratiqués dans les couvents lors des initiations ou dans les cultes familiaux. Ajoutés aux influences jazz et rap, mais aussi aux chorégraphies populaires, ces rythmes très reconnaissables (par leurs structures et par les instruments qui les

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jouent) donnent une sonorité particulière et une empreinte musicale unique, reflétant une identité locale d’autant plus forte que le Vodoun est encore très largement pratiqué par toutes les couches de la société béninoise.

5 Issu des anciennes religions animistes africaines, le Vodoun fait partie des pratiques béninoises modernes, même chez ceux qui pratiquent une autre religion. Selon certains auteurs, 75 % des Béninois seraient animistes (Chanez, 1997). Le mot Vodoun au royaume du Dahomey (actuel Bénin) signifie simplement Dieu, mais au sens large « tout ceci est Vodoun » (Herskovits, 1967). Mawu (Dieu) est Vodoun. Quand quelqu’un meurt et que son âme a été établie, lui aussi est Vodoun (Chanez, Op.cit., p. 133). « Le mot Vodoun désigne ce qui est mystérieux pour tous, indépendamment du moment et du lieu, donc, ce qui relève du divin » (Maupoil, 1943, p. 54).

6 De ce fait, différentes sortes de Vodoun sont représentées par des divinités, telles que Sakpata (qui donne de l’argent et guérit les malades), Hoho (qui porte chance), Avlékété (père du bonheur), Tohosou (père des richesses), Hébiosso (gardien), Agbé (mélange des divinités), Houawo (protège la femme mariée, punit et dévoile l’adultère), Vodoun assin (statues représentant les parents décédés dans chaque famille animiste au Bénin), Legba (protecteur de la maison, sentinelle), Gou (la divinité du fer, qui offre des opportunités), le son du métal accompagnant les Zangbétos, Ogoun ou Egungun (les esprits des morts), ont inspiré le groupe Gangbé Brass Band qui revendique leur filiation. Au Bénin, les adeptes de ces divinités portent, représentent leurs ancêtres, chantent en utilisant du fer et d’autres métaux pour entrer en contact avec les esprits lors des rituels.

7 La rencontre entre le Vodoun (présent partout dans l’espace) et les initiés se fait sur des lieux consacrés, plus ou moins secrets ou connus de tous. Pour finir cette brève présentation, on pourrait définir le Vodoun comme : « une force immatérielle existant partout dans l’espace, mais à qui on peut assigner un point matériel ou les initiés peuvent l’invoquer par des formules connues d’eux seuls. La jarre encastrée dans les sanctuaires des grands dieux, certains rochers, certains arbres, certaines rivières ne sont pas le séjour permanent du Vodoun, mais un lieu de rendez-vous convenu entre la divinité et ses fidèles, lieu qui se trouve sacralisé par son contact privilégié avec la divinité » (L. Desquiron, 2003, p. 27).

Les origines béninoises du Vodoun et leur rayonnement dans le monde

8 Cet musical et les danses rituelles qui l’accompagnent ont une importance d’autant plus grande pour la société locale que les origines du Vodoun se trouvent au Bénin. Les cultes Vodoun se sont répandus dans le monde entier par le biais du commerce des esclaves dont le royaume du Dahomey était, jusqu’au début du XIXe siècle, une des plaques tournantes en Afrique. De nombreuses études et rencontres2 ont été réalisées, rétablissant les similitudes entre la religion traditionnelle béninoise et les cultes Vodouns actuellement pratiqués à Cuba, au Brésil, en Haïti, en Europe et aux USA. Ces études et la publicité qui en a été faite ont eu le double effet de valoriser le culte Vodoun (pendant longtemps interdit ou déclassé au profit des grandes religions monothéistes européennes et du monde arabe) et de réunifier des pratiques qui s’étaient développées séparément, de façon souvent clandestines, de part et d’autre de ce que P. Gilroy nomme « l’Atlantique noir » (Gilroy, 2003).

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9 Si personne aujourd’hui ne semble douter de l’influence de la culture musicale africaine dans les musiques noires ou afro-américaines modernes (jazz, rumba, salsa, reggae…)3, il est certain que le « retour d’Amérique » de ces musiques vers l’Afrique a profondément influencé à son tour la production musicale béninoise, ce que nous verrons par la suite. Les musiques qui s’appuient sur le culte Vodoun représentent certainement un niveau intéressant pour les tenants d’une hypothétique « musique noire », dont l’Afrique serait le berceau, dans la mesure où ces musiques sont liées à des traditions religieuses secrètes et clandestines qui se sont perpétuées dans de nombreux pays où vivaient des populations à la peau noire déportées par la traite des esclaves. Ces cultes étant très intimement liés à la musique et à la danse, il est donc utile d’étudier les musiques qui se réfèrent au Vodoun comme des exemples particulièrement intéressants du point de vue de l’étude des musiques noires.

10 F. Mazzoleni, dans son ouvrage intitulé L’épopée de la musique africaine, fait l’inventaire de ce que le Bénin a conservé de ces traditions musicales dans les cérémonies liées au culte des ancêtres et des rites de transe qui ont été décrits et photographiés par les ethnologues P. Verger et G. Rouget (dans Mazzoleni, 2008). Ces cérémonies Vodoun se distinguent notamment par leurs polyrythmies, qui mélangent aussi bien cloches, hochets, incantations et tambours4. On peut discuter de la plus ou moins grande authenticité de ces productions et de leur inventaire, qui prétendent représenter l’ensemble d’une production nationale, dans un pays qui compte encore des dizaines de langues et les cultures ethniques les plus diverses. On notera plutôt l’importance que prend cet héritage aux yeux des musicologues et chercheurs en sciences sociales en raison de l’historicité et de l’étendue de l’aire géographique qui correspond à la diffusion du culte Vodoun, le Bénin étant souvent considéré comme un lieu d’origine de cette religion. Ainsi, c’est à Ouidah, au Bénin, qu’a été organisé en 1993 le premier festival des et Cultures Vodoun sous le haut patronage de l’Unesco.

11 Sur le plan musical, la diffusion d’une tradition béninoise explicitement inspirée du Vodoun s’exprime à présent au sein des grandes manifestations des musiques du monde dans lesquelles les groupes nationaux font reconnaître leur différence et la richesse de leur création artistique. On peut citer l’exemple du Marché des arts du spectacle africain (MASA) en Côte d’Ivoire, qui a connu une présence remarquée du Bénin lors de sa sixième édition en 2003 avec la participation des trois groupes de danse et de musique précédemment cités (Gangbé Brass Band, H20 Assouka et Ori Dance Club). Ces trois groupes disent puiser leur inspiration dans la tradition Vodoun. Ils s’inscrivent explicitement dans une démarche de promotion des valeurs culturelles béninoises en se référant à la religion animiste de leurs ancêtres, tout en dénonçant les conditions de vie difficiles du peuple béninois et de l’Afrique en général. Dans cette même veine, associant Vodoun, musiques actuelles et discours revendicatif, on peut également citer d’autres musiciens béninois mondialement reconnus, comme le « Tout puissant orchestre Poly-Rythmo de Cotonou », devenu un des plus grands ensembles africains qui, lui, s’inspire à la fois de la tradition Vodoun et des productions des pays voisins tels que le Ghana, le Nigeria, le Togo. On peut également citer la chanteuse Angélique Kidjo, originaire de Ouidah au Bénin, dont le parcours montre bien les réseaux de production et de diffusion des musiques noires. Remarquée à Paris par Chris Blackwell, le fondateur jamaïcain de la maison de disque Island Records qui distribuait, entre autres, Bob Marley, elle débute sa carrière en 1985 comme chanteuse dans le groupe Pili Pili (jazz africain) accompagnée d’un pianiste hollandais. Depuis 1998, elle s’est

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installée aux États-Unis où elle a eu un grand succès, notamment avec l’ « Orémi », marqué par le jazz, le R&B et la Soul Music. Ce premier album est explicitement consacré aux racines de la musique noire, chemin qu’elle a poursuivi ensuite avec deux autres , Black Ivory Soul et Oyaya.

Rayonnement et circulation des artistes béninois

12 Comme le souligne E. Mambou5 dans son travail de thèse : « entre 1970 et 1990, le continent africain a vu partir près de 12 000 artistes- musiciens vers l’Occident pour des raisons idéologiques et culturelles, voire économiques, entre autres » (Mambou, 2008, p. 246).

13 La république du Bénin n’a pas été épargnée par cette vague d’émigration vers un nouveau monde qui semble plus accueillant pour les musiciens. « L’émigration des artistes-musiciens vers l’Occident serait motivée par la reconnaissance artistique et professionnelle, c’est-à-dire la recherche d’une notoriété internationale, ou par la recherche de meilleures conditions de travail (studios d’enregistrement, producteurs, salles de concert, marketing…) » (Kofi, 1994, p. 98).

14 Ces migrations vers le Nord participent à l’évolution des productions par la rencontre avec des producteurs et des musiciens venus d’autres parties du monde, d’une part, la confrontation avec un public qui recherche l’authenticité, d’autre part (E. Da Lage, 2008).

15 Cependant, les migrations de ces artistes ne signifient pas qu’ils renoncent à leur identité béninoise. Revenons sur l’exemple d’Angélique Kidjo. C’est une musicienne de jazz, de soul et de funk music, mais elle chante en fon ou en yourouba, langues parlées un peu partout au Bénin. Agolo, un de ses plus grands succès sorti en 1994, confirme sa notoriété en mélangeant soul music et les danses béninoises connues sous le nom de tchinkoumey6 ou gogbahoun, dont les rythmes sont empruntés aux rythmes funéraires Vodoun. Dans les années 2000, lors d’une de ses visites au Bénin, elle rencontre le groupe Gangbé Brass Band et enregistre avec lui, quelques années après, l’album Djin Djin. Aujourd’hui, Angélique Kidjo est aussi ambassadrice de l’Unicef et fait preuve de nombreuses distinctions parmi lesquelles le Prix Octave RFI en 1992, le Prix Kora Music (meilleure artiste féminine africaine) en 1997, le Grammy Award 1995, 1999, 2003, 2005, 2007, 2008, etc.

16 On comprend pourquoi cet héritage a suscité un engouement chez les jeunes musiciens d’aujourd’hui, et pourquoi ils ne veulent pas couper le pont entre les modes musicales les plus récentes7 et les traditions béninoises. Le Vodoun en sort renforcé, car il apparaît, à travers la création artistique contemporaine, comme la religion mondiale qui se rapproche le plus du récit légendaire qui attribue à l’animisme africain et les musiques qui l’accompagnent la paternité de toutes les musiques noires.

17 Nous allons évoquer maintenant brièvement la biographie de quelques-uns de ces musiciens, leurs conditions de travail et leur carrière à travers une courte monographie du groupe Gangbé Brass Band.

Le groupe Gangbé Brass Band

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Photo 1. Le groupe Gangbé Brass Band

Michel de Bock

18 Créé en 1994, le groupe Gangbé Brass Band est composé de musiciens béninois dont certains sont déjà connus internationalement dans le monde du jazz. Dans les années 1998, il se renforce grâce à l’arrivée de musiciens venus de l’Union des Instrumentistes à Vent du Bénin8. Le premier objectif affiché par ce groupe est le caractère national de sa musique, qu’il présente comme héritière de la tradition musicale béninoise. Les parties rythmiques des morceaux joués par Gangbé Brass Band se réfèrent au son du métal (Gangbé) qui évoque certaines divinités invoquées par les adeptes du Vodoun au Bénin, telles que Egungun (esprits des morts) et Ogun (nommée parfois Shango) ou encore les Zangbétos (la danse des revenants). Ces rythmes et ces sons s’intègrent sans difficulté dans des créations d’inspiration jazz et musiques actuelles, styles musicaux qui autorisent et même encouragent (en tant que musiques non académiques et le plus souvent non écrites) l’improvisation et l’hybridation des cultures (Amselle, 2001).

19 Les musiciens utilisent simultanément des percussions traditionnelles africaines et des instruments à vent tels que la trompette, le trombone ou encore le saxophone. Les structures rythmiques interprétées par les percussions se réfèrent de façon précise aux rythmes Vodouns. Les paroles sont interprétées dans les langues vernaculaires béninoises telles que le yoruba, le fon, le goun, mais aussi parfois en créole. Si les percussions et les paroles évoquent assez précisément les cultures béninoises, les cuivres, les vents, les mélodies, les musicaux se réfèrent tour à tour aux standards des musiques issues du jazz et des musiques caribéennes (salsa, reggae, rumba), telles qu’elles ont été réappropriées par tous les courants de la musique africaine moderne, notamment au moment des indépendances dans les années 1960 : les scènes de Brazzaville, de Dakar, de Kinshasa ou d’Addis Abeba étaient alors des lieux majeurs de l’importation des musiques afro-américaines au profit de nouveaux courants musicaux africains (Da Lage, 2008).

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20 La principale qualité du groupe est donc d’associer une culture musicale typiquement béninoise avec une connaissance des modes musicales mondiales, portées par des musiciens d’exception. Ce mélange d’authenticité et de standards internationaux plaît au public français, qui fait connaissance avec Gangbé Brass Band grâce au groupe angevin Lo´Jo en France (introducteur d’un autre groupe africain devenu mondialement célèbre, le groupe touareg Tinariwen (Nadia Belalimat, dans Raibaud, 2008). Comme beaucoup de groupes africains, Gangbé Brass Band se caractérise par une prestation scénique très animée, dans laquelle les musiciens extériorisent leurs émotions, dansent et mettent en jeu leur corps d’une façon exubérante. On retrouve dans ce type de prestation scénique à la fois une référence aux traditions de danse et de transe béninoise et un standard des musiques noires, telles qu’elles ont été forgées, probablement, par la mise en scène des musiques noires afro-américaines faite par les producteurs états-uniens dans la première moitié du XXe siècle (Tagg, 2008). Une autre qualité de ce groupe composé principalement de cuivres et de percussions est de pouvoir également se « débrancher » et descendre de scène pour parader dans les rues à la rencontre de leurs fans.

21 Assez consensuel au Bénin, le culte Vodoun ne fait pas l’unanimité auprès du public européen : d’après certains musiciens du groupe que nous avons interrogés, beaucoup de personnes leur renvoient une vision négative du Vodoun et pensent que c’est du fétichisme, un culte du mal9. Pour les musiciens de Gangbé Brass Band, on s’en doute, ces allégations ne sont pas fondées. Ils plaident au contraire pour l’aspect positif du Vodoun, essentiel à une culture béninoise partagée par le plus grand nombre. Pour eux, le Vodoun n’est pas une sous-culture, ni un folklore, il est sacré : ils rappellent qu’on ne peut accéder au temple Vodoun sans avoir suivi une initiation. Tous ont été initiés dans les couvents du Vodoun et déclarent avoir l’autorisation des hauts dignitaires spirituels pour s’en inspirer et chanter ses vertus. Leur démarche consiste donc à explorer la richesse infinie des rythmes des couvents, basés sur les innombrables chansons traditionnelles des adeptes, afin d’exploiter la diversité de ces richesses et de les valoriser aux yeux de la société contemporaine béninoise et du monde.

Parcours, héritage, actualité du message

22 L’entrée dans la musique des membres de Gangbé Brass Band au Bénin résulte en grande partie de la transmission d’un héritage culturel qui s’opère de génération en génération. Certains avaient déjà, dans leur famille, des musiciens attitrés. Le père d’un des musiciens est percussionniste, adepte du Vodoun et enseigne ses connaissances du Vodoun dans les couvents du Bénin. Sa mère chante dans une chorale religieuse (chrétienne) et dans les groupes d’animation de quartier de son village. Par cet exemple, on voit comment un héritage familial peut donner à un jeune musicien une grande habileté sociale lorsqu’il doit démarrer sa carrière artistique. D’autres portes avaient été également ouvertes aux musiciens de Gangbé Brass Band par des vedettes béninoises qui les avaient précédés. Jean Adagbenon, musicien bien connu autrefois dans le pays, est resté longtemps élève des percussionnistes et des grands chefs religieux du couvent de Vodoun, dont il a dit avoir reçu beaucoup d’inspiration et de savoir qu’il a transmis à son tour au groupe Gangbé Brass Band. Dans les entretiens avec les musiciens de Gangbé Brass Band, nous remarquons qu’ils mettent sur le même

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plan leurs maîtres béninois et des figures telles que Miles Davis, Louis Amstrong ou Jonas Pedro qui fut un des pionniers de la salsa en Afrique avec le groupe Africando.

23 Ces parcours et ces influences (ici résumés en quelques phrases) forment le contexte des créations, qui se réfèrent à la fois aux ancêtres béninois, aux conséquences de la mondialisation, ou bien en appellent au renouveau de l’Afrique et du Bénin. Après leur premier album inaugural Gangbé, en 1998, dont le contenu était déjà orienté vers la promotion du culte Vodoun, Gangbé Brass Band sort deux albums qui connaissent un grand succès (Togbé, 2001, Whendo, 2004). Le mot Togbé veut dire ancêtre en langue fon. Dans Whendo, les musiciens saluent l’ancienneté de leur musique qui continue de favoriser leur succès et remercient leurs ancêtres de leur protection et de leur aide. Dans un des morceaux de ce disque nommé Tagbavo, ils expliquent qu’il ne sert à rien de se battre dans la vie pour des choses de la terre qui ne sont pas éternelles et ne sont que vanité. Le morceau Aou Whan parle de l’homme polygame qui ne se soucie pas de sa famille et de ce fait est irresponsable. Dans Gbedji (exode en français), il en appelle à la diaspora noire pour prendre conscience qu’il est nécessaire de reconstruire l’Afrique originelle, laissée à l’abandon.

24 Dans une interview accordée au journaliste Philip Ojo en 2007 dans West Africa Review, le groupe Gangbé Brass Band rappelle que le Bénin est un pays dont la population, qui a augmenté de façon considérable, est composée de sept millions d’habitants et d’une quarantaine d’ethnies. La plupart de ces ethnies ont une particularité musicale et le plus souvent des structures rythmiques particulières liées à leur tradition. La démarche de Gangbé Brass Band consiste aujourd’hui, et de plus en plus, à mettre en valeur chaque groupe ethnique qui forme la nation béninoise. Ce fait est remarquable si l’on se souvient que le groupe, au début de sa carrière, reprenait plutôt des musiques venant du Nigeria voisin, du Togo ou encore du Ghana, musiques elles-mêmes inspirées par les traditions musicales locales, ce que F. Mazzoleni relate également dans son ouvrage consacré aux musiques africaines : « L’euphorie des années suivant l’indépendance du Bénin est mise en musique par des orchestres largement influencés par les formations de danse ghanéenne qui sillonnent alors toutes les grandes villes du golfe du Bénin, du Nigeria jusqu’au Libéria » (Mazzoleni, 2008, p. 95).

25 Cette transition d’une influence musicale ouest-africaine vers une création musicale locale s’est faite, d’après ce qu’ils disent, avec les encouragements et l’autorisation des hauts dignitaires du Vodoun. Par leur statut d’initiés, les musiciens du Gangbé Brass Band sacralisent leur musique et peuvent prétendre à la valorisation et à l’unification des cultures béninoises de différentes régions du Bénin (Ouidah, Porto Novo, Parakou, Dassa). À leur référence au culte des morts (référence principale dont ils se réclament) s’ajoutent maintenant des références à la culture de réjouissance de la cour royale d’Abomey (Azemin), marquant par là qu’ils interfèrent aussi sur la sphère politique en flattant le passé prestigieux du royaume de Dahomey. Ce mélange de rythmes et des cultures qui leur sont liées leur permet d’afficher une vocation sociale en diffusant dans les principales langues parlées au Bénin des messages de sensibilisation afin d’interpeller la conscience du peuple. Ils critiquent ainsi la situation de la femme au Bénin et le système patriarcal. Ils dénoncent les conditions des enfants déshérités et orphelins qui traînent dans les rues des grandes villes, ils parlent de la reconstruction de l’Afrique, et de sa plus forte participation aux grandes décisions prises par les instances internationales, etc.

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26 Un autre fait marquant qui inspire les créations artistiques du Gangbé Brass Band est la politique menée par l’État béninois pour restaurer la mémoire de la traite négrière, autrement dit la mise en esclavage, la vente et la déportation massive vers le Nouveau Monde de millions d’Africains par des entreprises hollandaises, danoises, françaises, anglaises et portugaises pendant près de quatre siècles. Là encore, les dimensions nationales et internationales se croisent, puisque cette politique mémorielle menée au Bénin est contemporaine d’un effort des nations européennes et américaines pour reconnaître cet épisode tragique des relations Europe-Afrique-Amérique et restaurer la mémoire de la traite négrière. Ce travail de mémoire, fondé sur une recherche historique de plus en plus précise, devient ainsi, depuis le début des années 1990, un phénomène mondial (loin d’être achevé) : de même que les grandes villes européennes impliquées dans le commerce des esclaves commencent à redécouvrir et montrer les archives de la traite (Bordeaux, Bristol, Nantes, Lisbonne), les lieux de déportation sont peu à peu réhabilités et muséifiés (Antilles françaises, Caraïbes). Le royaume du Dahomey (devenu le Bénin moderne) est un des lieux emblématiques de cette traite négrière, puisque la ville de Ouidah était un des plus importants lieux de concentration des populations déportées, avant leur vente aux armateurs européens et leur embarquement sur des navires négriers. L’État du Bénin s’est engagé lui aussi dans cette politique de mémoire, en créant un circuit que les musiciens béninois animent, notamment lors de fêtes et événements culturels à caractère touristique, le long d’un itinéraire mémoriel qui va de Ouidah à la côte : concerts sur la « Place des enchères », défilés musicaux sur la « Route des esclaves », station musicale à « l’Arbre du retour », etc. Des groupes de musiques traditionnelles, comme les Egungun et les Zangbétos qui vénèrent les esprits des morts, s’approprient peu à peu ces lieux de mémoire. En vulgarisant dans leurs textes cette histoire, telle qu’elle a été dévoilée peu à peu par le travail de recherche, et vulgarisée par la patrimonialisation des sites, les musiciens construisent les contours d’un imaginaire national profondément ancré dans l’histoire du monde, puisqu’il rappelle la filiation des populations noires d’outre-Atlantique avec leurs lointains ancêtres africains. Vodoun, traite négrière et diaspora noire forment ainsi la trame d’une histoire de la population noire dans le monde, dont le Bénin peut « s’enorgueillir » d’être un des lieux originels symboliques et dont la musique béninoise est présentée comme un des vecteurs privilégiés.

La musique africaine, racine des musiques noires ?

27 Bien avant les musiques et les chants des artistes africains médiatisés d’aujourd’hui, les populations d’Afrique (comme bien d’autres dans le monde) connaissaient des modes d’expression aujourd’hui nommés artistiques liés à leur vie quotidienne ordinaire (travail, chasse, tâches domestiques…) ou extraordinaire (cérémonies, rituels, fêtes)10. Pour les béninois, comme pour tous les peuples d’Afrique occidentale voisins, la musique fait partie de la vie sociale, ce qui s’exprime peut-être plus encore que dans d’autres régions du monde par une participation toujours très active de l’assistance. Cette forte participation, qui démontre la force spectaculaire du lien communautaire à travers le rythme, la danse et la transe, a souvent été interprétée comme un signe distinctif des musiques noires, en particulier outre-Atlantique. Est-ce suffisant pour affirmer : « La musique africaine constitue l’héritage culturel le plus important pour bon nombre d’Africains-Américains11 » ?

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28 Nous laissons à chacun le choix de faire la part entre ce qui est purement légendaire et la part de vérité qu’elle contient, d’autant plus si l’on considère l’apport des musiques afro-américaines dans les musiques actuelles béninoises. Mais il faut considérer également une autre circulation que celle entre l’Afrique et l’Amérique. Ces musiques, chantées dans les langues et sur les rythmes du pays, sont très appréciées des béninois expatriés (pour la plupart en Europe) et fonctionnent, comme toutes les musiques de diaspora, sur le mode de la nostalgie du pays natal. La musique béninoise circule donc de façon permanente autour de ces trois pôles, Afrique Europe Amérique, ce qui valide pleinement l’image d’Atlantique noir développée par P. Gilroy (2003).

29 Ces circulations peuvent éclairer en partie la recréation de ces musiques et leur vitalité sur la scène musicale mondiale. Il faut tenir compte également d’un certain nombre de « contextes structurants » qui encadrent ces circulations. Le premier est le développement d’un marché musical mondial qu’on peut définir sous le terme de World Music (Raibaud, 2008). La World Music met en scène les cultures du monde à travers des productions variées, réunies dans des catalogues et présentées lors de grandes manifestations musicales organisées sous formes de marchés (telle le MASA, Marché des arts du spectacle africains). Les productions musicales, dans ce cadre, doivent être à la fois conformes au goût du consommateur standard (c’est ce qu’apporte l’influence des musiques actuelles) et authentiques, pour se différencier des autres productions par des stéréotypes aisément identifiables.

30 Le deuxième est l’effet de patrimonialisation réalisée par des organismes supranationaux tels que l’Unesco à travers le classement de certaines productions sous la rubrique « Patrimoine culturel international ». On a vu ainsi l’intérêt que pouvait porter l’Unesco à la culture Vodoun, et l’on peut craindre que la charte de la diversité culturelle adoptée par cet organisme (Convention Unesco, 2003), visant à « préserver des objets culturels vivants » renforce pour les musiciens l’assignation à produire de la musique authentique, ce qui peut être un frein important à la création artistique.

31 Le troisième élément vient de la difficulté qu’ont les autorités politiques béninoises à créer une identité nationale sur des frontières héritées de l’époque coloniale. Le pouvoir politique a donc tout intérêt à laisser se renforcer une scène musicale béninoise, d’autant plus si elle s’appuie sur ce qui est peut-être le plus consensuel pour la mosaïque ethnique qui compose le paysage socioculturel du Bénin : la religion Vodoun. Le soutien qu’apporte l’État à Angélique Kidjo lors de ses prestations internationales, ou encore aux groupes de musiques tels que Gangbé Brass Band, en est un exemple. Des centres d’enregistrement musicaux se créent avec des aides publiques. Les collectivités subventionnent des écoles de chant et de danses traditionnelles. Des festivals voient le jour un peu partout, tels que le festival de cinéma « La Quintessence » à Ouidah qui coïncide avec une date traditionnelle du calendrier Vodoun et s’accompagne de spectacles et de concerts publics et gratuits en plein air.

32 À travers tous ces éléments, la musique béninoise apparaît comme un élément fort de la construction territoriale du Bénin. Elle s’inscrit dans de multiples systèmes de sens et à différentes échelles territoriales comme une composante extrêmement vivante du vaste ensemble des musiques noires. Pour un musicien de la scène béninoise, il ne fait aucun doute qu’il existe bien une musique noire mondiale, et que ses origines sont à chercher au Bénin, du côté du culte Vodoun et de la traite négrière.

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NOTES

1. Poda M. B., 2009. "Appropriation territoriale dans les rituels festifs à Ouidah (Bénin)", Colloque international "Musique, territoire et développement local", 19 et 20 novembre, Grenoble, CNRS PACTE, UMR 5194, à paraître. 2. Premier festival des Arts et Cultures Vodous, tenu à Ouidah (Bénin) en 1993, Les Rencontres, Afrique, Europe, Amériques et les Caraïbes sont organisées sous le haut patronage de l’Unesco. 3. Même si cette filiation repose sur des éléments musicologiques et organologiques très minces et discutables du fait de l’absence de traces écrites ou enregistrées et du remplacement des musiques d’origine africaine par la production de musiques afro-américaines influencées par les musiques populaires des migrants européens (P. Tagg, 2008).

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4. On trouvera une approche musicologique et organologique complète des musiques traditionnelles béninoises dans l’ouvrage de Florent Mazzoleni L’épopée de la musique africaine. Rythmes d’Afrique atlantique, Hors collection, 2008, p. 95. 5. Elie Mambou, La diaspora africaine aux États-Unis de 1960 à nos jours : intégration et/ou assimilation ? École doctorale Science de l’homme et de la société, groupe de recherche anglo-américaine de Tours (GRAAT), thèse soutenue le 21 octobre 2008, p 246-252. 6. Le style béninois tchinkoumey est un rythme de funérailles mahi du centre du Bénin. Il se joue avec le tohoun, une calebasse retournée sur un récipient rempli d’eau que l’on frappe avec des baguettes, le gotta, une gourde au son grave, et des cloches, doubles ou simples qui établissent un dialogue entre elles. Ce style a été modernisé et électrifié dans les années 1960 sous le nom de "tchink system" par Anatole Alokpon, surnommé "le grand roi du tchink" et, dans les années 1970, par Stan Tohon, un artiste influencé par la soul music. De nombreux artistes béninois l’ont adopté, comme Vovo Vilaup, Bobo D. ou encore Teriba Trio. 7. Et les plus appréciées de leur public, en particulier les jeunes, les moins de 25 ans, qui représentent, ne l’oublions pas, la part la plus importante de la population africaine contemporaine. 8. Bois et cuivres issus de formations musicales de type "harmonie" dont l’origine est européenne et importée pendant l’époque coloniale (cf. Les travaux d’Orphée, Gumplowicz, 1988). Le Brass Band, aux États-Unis et en Europe, peut être défini par ses instruments et son répertoire, fanfare de cuivres jouant des airs de Ragtime et de jazz New-Orleans. 9. "Le Vodoun fait peur, parce que nous ne le connaissons pas. Le Vodoun fascine, parce que l’Occident y a inscrit au fil des siècles ses fantasmes, sa peur de l’autre, de l’inconnu – et de l’inconnu en soi" (Le Bris, M., 2004, Vaudou, Hoëbeke, 215 p.). 10. À lire aussi De Courtilles, I. et L. Prevost, 2009, Les racines des musiques noires, Paris, L'harmattan, 359 p. 11. Gates, Louis Henry et Anthony Appiah, 1999, Africana: The Encyclopedia of the African and African-American Experience. New York, Perseus, p. 1856.

RÉSUMÉS

La république du Bénin, ancien royaume du Dahomey, est un pays qui dispose d’un important patrimoine culturel et historique. Terre de tradition et du Vodoun par excellence, le Bénin représente aujourd’hui un ensemble d’atouts culturels très prisés. Pour les jeunes générations béninoises, à l’heure de la mondialisation, le Bénin doté de richesses culturelles diversifiées doit s’affirmer sur l’échiquier international en mettant en valeur ses différentes potentialités culturelles. Parmi ces dernières figurent les musiques traditionnelles inspirées de la religion Vodoun, éléments importants issus des pratiques ancestrales. Le premier festival des arts et cultures Vodoun organisé à Ouidah en 1993 sous le haut patronage de l’Unesco témoigne d’un véritable engouement au niveau international. Les exemples sont nombreux, et nous pourrions également mentionner les rencontres panafricaines avec le Marché des arts du spectacle africain (Masa) en Côte d’ivoire, l’un des symboles de rencontre entre peuples et cultures d’Afrique. Plusieurs cultures ont été représentées à cette occasion. En 2003, le groupe Gangbé Brass Band, de renommée mondiale, a fait partie des trois groupes de musiques du Bénin présents à ce festival et dont l’inspiration est puisée dans la tradition Vodoun, s’inscrivant ainsi nettement dans une démarche de promotion des valeurs culturelles béninoises. Entre l’improvisation au rythme

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du jazz et un style digne d’une fanfare, tout en paradant dans les rues du Bénin et sur les scènes internationales, leur message est clair : ils affirment que courir aujourd’hui derrière la modernité en laissant de côté la tradition apparaît comme un leurre. En mêlant les sons de leur métal au jazz et aux rythmes hérités dans les couvents Vodouns, lieux des rites d’initiation par excellence, ils parviennent à revigorer les racines de la musique noire d’une façon originale.

The Republic of Benin, formerly called the kingdom of Dahomey, is a country with important cultural and historical heritage. Land of tradition and Voodoo par excellence, Benin is now a set of popular cultural assets. For the young Beninese generations, at a time of globalization, Benin with its diversified cultural resources, must assert itself on the international stage by enhancing its different cultural potentialities. Among these are included traditional music inspired by the voodoo religion, important elements born of traditional practices. The first festival of Voodoo arts and cultures in Ouidah organized in 1993 under the patronage of Unesco shows a real craze at international level. Examples are numerous and we can also mention Pan African meetings with the Market for African Performing Arts (MASA) in Côte d’Ivoire, a symbol of encounter between peoples and cultures of Africa. Many cultures were represented on that occasion. In 2003, the Gangbé Brass Band, worldly famous, was part of the three music bands from Benin which were present at the festival, and whose inspiration is drawn from the tradition of Vodoun, coming clearly within the scope of a process of promoting cultural values of Benin. Between improvisation on jazz rhythms and a style worthy of a fanfare, showing off through the streets of Benin and on international stages, their message is clear: they claim that, being in chase of modernity, leaving tradition aside appears as a decoy. By mixing the sounds of their metal rhythms with jazz and rhythms inherited from vodun convents, that are places of initiation rites par excellence, they manage to revive the roots of black music in an original way.

INDEX

Mots-clés : musiques noires, jeunesse, Vodoun, patrimoine culturel, tradition, Afrique, gouvernance territoriale, modernité, Unesco Index géographique : Bénin Keywords : black music, youth, Voodoo, cultural heritage, tradition, Benin, Central African Republic, territorial governance, modernity, Unesco

AUTEUR

MÉLAINE BERTRAND PODA Laboratoire SET-UMR 5603 du CNRS – Université de Pau et des Pays de l’Adour (UPPA) [email protected]

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Jazz et tourisme Construction et patrimonialisation d’une musique noire aux États-Unis Jazz and tourism: building black music and its heritage in the United States

Pauline Guedj

1 En 1999, l’anthropologue Sara Le Ménestrel (1999) publie les résultats d’une enquête de terrain menée pendant plusieurs années en Louisiane auprès de populations cadiennes. Elle s’intéresse principalement à la dimension touristique de la région étudiée, décrit les relations entre différentes catégories de touristes et Cadiens et analyse, entre autres, le rôle de la musique comme vecteur du processus de patrimonialisation. Toutefois, malgré l’ampleur du tourisme dans le Sud de la Louisiane et son rôle dans les recompositions identitaires qu’elle y observe, Sara Le Ménestrel (1999 et 2002) n’hésite pas à préciser que, pour certains de ses interviewés, la découverte de la culture cadienne est accueillie avec une certaine déception. Dans un article de 2002, elle cite les propos du directeur du centre international de Lafayette qui regrette cette situation : « Il y a toujours ces stéréotypes. Le [Français] veut voir ce qu’il veut voir. Il veut voir les images qu’il a en tête et qui sont parfois stéréotypées aussi. C’est toujours la robe de crinoline devant une maison de plantation. Ou alors ils sont déçus, s’ils vont écouter un orchestre de jazz, si ce sont des Blancs qui jouent. Alors que c’était un orchestre d’une qualité fabuleuse. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ! Ils veulent un Noir avec des lèvres très épaisses » (cité par Le Ménestrel, 2002).

2 Ainsi, d’après les propos de cet homme, il semblerait que s’opposent, dans la vision du touriste, une culture perçue comme « blanche » qui n’exciterait la curiosité que de certains visiteurs, et un ensemble de traditions musicales « noires » qui, si elles sont interprétées par des Afro-Américains, intéressent massivement les touristes et restent conformes à leur imaginaire d’une tradition louisianaise. La quête d’authenticité, une des motivations centrales du tourisme (MacCannell, 1976 ; Cousin et Réau, 2009), la recherche des traditions passeraient donc nécessairement par une approche des cultures afro-américaines, des populations noires, de leurs musiques et du jazz. Ce faisant, c’est une population minoritaire et discriminée aux États-Unis qui serait au cœur de l’expérience touristique dans la région.

3 Dans cette logique, depuis plusieurs décennies déjà, La Nouvelle-Orléans est devenue l’objet d’un tourisme culturel important dans lequel la musique constitue une pierre

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angulaire. Le carnaval de mardi gras, dans lequel on retrouve orchestres et marching bands est au centre de ce processus, et des anthropologues comme Mark J. Souther (2003) ont déjà bien montré comme le tourisme est au fondement de la réputation de la ville en tant que berceau du jazz.

4 Toutefois, aux États-Unis, La Nouvelle-Orléans est loin d’être l’unique ville perçue comme un lieu de foisonnement créatif pour la musique noire : Chicago, conçue comme la terre du blues, Kansas City et ses jazz bands, Détroit et sa Motown1 et bien sûr New York sont des références incontournables pour qui s’intéresse à ces pratiques artistiques. Dans ces métropoles, on trouve des musées, des clubs, des studios d’enregistrement que le touriste peut découvrir lors de visites organisées ou dans ses propres pérégrinations. À Chicago, la soirée dans un club de blues est un passage obligé des circuits touristiques, au même titre que la découverte du musée d’art moderne et la visite des gratte-ciel de la ville. À New York, les quartiers downtown2 et en particulier Greenwich Village, attirent des groupes de touristes qui peuvent y choisir de découvrir la musique d’artistes « tête d’affiche » dans des clubs mythiques comme le Village Vanguard ou assister à des jam-sessions3 dont le droit d’entrée est souvent moins onéreux au Small’s ou au Fat Cat.

5 Fondé sur une recherche en cours sur les processus de patrimonialisation des quartiers noirs de New York, cet article dresse un premier bilan et interroge les relations complexes entretenues entre jazz et tourisme dans le quartier de Harlem. En effet, à New York, la valorisation touristique de la musique afro-américaine s’accompagne depuis les années 1990 d’une réhabilitation de certains quartiers qui, à côté de ceux du downtown, deviennent des lieux périodiquement investis par les visiteurs. Harlem, autrefois considéré comme un lieu dangereux de la mégapole est à présent vanté dans les guides touristiques comme « le berceau de la culture noire » (Collectif, 2006, p. 72), culture noire dont le jazz resterait l’un des emblèmes majeurs.

6 Dans cet article, nous analyserons comment l’explosion d’activités touristiques en relation à la musique à Harlem est l’occasion d’une mise en scène codifiée des relations raciales américaines. Entre mise en tourisme d’une culture noire sans cesse recréée et promotion d’un modèle multiculturel, nous verrons comment cette performance des relations raciales pose la question épineuse des liens entre cultures minoritaires, appropriation nationale et tourisme. Ce faisant, le processus de patrimonialisation fera écho à une histoire vécue et reconstruite du quartier, l’histoire d’un âge d’or, d’un déclin traumatique et d’une renaissance contestée.

Harlem : du ghetto à la patrimonialisation

7 Harlem se situe dans la partie Nord de l’île de Manhattan entre la 110e et la 168e rue. Le quartier débute à l’extrémité nord de Central Park et s’étend sur une soixantaine de pâtés de maisons (blocks). À l’intérieur de l’ensemble Harlem, on trouve plusieurs enclaves de taille plus restreinte et aux réputations contrastées. La partie Ouest est celle qui, dans les années 1990, s’est trouvée réhabilitée le plus rapidement. Elle recoupe les pâtés de maison de Morningside Heights autour de l’université de Columbia. C’est également à West Harlem, autour de Saint Nicholas Avenue que s’étend le district de Sugar Hill, bien connu pour avoir été entre 1920 et 1950 le lieu d’habitation de nombreux artistes et intellectuels du quartier.

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8 La partie Est de Harlem est aussi appelée Spanish Harlem. Elle constitue, depuis la fin des années 1950, une destination privilégiée pour des populations caribéennes et hispaniques, en particulier portoricaines et cubaines, immigrées aux États-Unis (Moreno Vega, 2004). Enfin, la partie centrale du quartier, Central Harlem se déploie autour de l’intersection des deux artères principales du lieu, la 125e rue, rebaptisée Martin Luther King, et Lenox Avenue, aujourd’hui Malcolm X. Les habitants de Central Harlem sont majoritairement afro-américains, bien que, nous le verrons, le quartier est actuellement l’objet d’un vaste processus de gentrification4 qui tend à modifier profondément sa population.

9 Il semble que Harlem ait reçu ses premières vagues significatives de migrations afro- américaines à partir de 1905. Pour Gilbert Osofski (1964), l’apparition de communautés afro-américaines dans le quartier est indissociable de l’entreprise de Philip A. Payton Jr, un Afro-Américain qui, en créant l’Afro-American Realty Company, décida de s’ériger en intermédiaire entre les propriétaires blancs des maisons du quartier et les Noirs expulsés du Sud de la mégapole.

10 Entre 1910 et 1930, les migrations noires à Harlem ne cessèrent de s’intensifier et ce, dans un contexte général états-unien de déplacement des populations afro-américaines du Sud vers le Nord. Le Nord allait représenter pour les Afro-Américains à la fois un lieu d’emplois potentiels, emplois dans les industries surtout, laissés vacants par l’effort de guerre, ainsi qu’une vaste terre de prétendue liberté où la ségrégation légale n’était pas de mise. En 1930, la population afro-américaine de Harlem s’élevait à 164 566 individus (Osofski, 1964, p. 130).

11 Dès les années 1930, des écrits sociologiques tentèrent d’analyser les transformations survenues à Harlem. De manière générale, les premières études sur les quartiers afro- américains étaient apparues à la fin du XIXe siècle. À Philadelphie d’abord, W.E.B. Du Bois (1899), dans The Negro, s’attachait à décrire les conditions d’extrême pauvreté des populations afro-américaines de l’Old Seventh Warth et analysait les relations entre stigmatisation sociale et hausse de la criminalité (Du Bois, 1940, p. 58-59). Plus tard, en 1930, l’intellectuel et artiste afro-américain James Weldon Johnson (1930) dans son écrit Black Manhattan décrivait pour la première fois Harlem comme ce que Loïc Wacquant (2005, p. 26) appellera « une ville noire dans le giron de la blanche » avec ses propres institutions, sa propre histoire, voire même sa propre culture. « Voici Harlem ; écrivait-il, pas simplement une colonie, une communauté ou un peuplement ; pas du tout un quartier ou un taudis, mais une ville noire située au cœur du Manhattan blanc, et qui contient plus de Noirs au kilomètre carré que n’importe quel autre coin de la terre » (cité par Wacquant, 2005, p. 26).

12 À l’image de ces écrits, Harlem connaîtra successivement dans la littérature sociologique deux réputations contrastées. D’abord, le quartier sera qualifié, dans la lignée des écrits de Weldon Johnson, de « La Mecque du peuple noir ». Il est considéré comme un lieu de renégociation de l’identité et de l’art afro-américains, le carrefour emblématique d’une renaissance artistique, la , vaste mouvement qui rassemble des auteurs, des militants, des musiciens et des artistes noirs5. Harlem est la terre d’accueil des New Negroes, cette nouvelle génération d’hommes et de femmes qui, malgré l’héritage de l’expérience traumatique de l’esclavage, a recouvré sa fierté raciale, son estime propre. Ce faisant, les habitants du quartier se distinguent de l’image classique du Noir du Sud qu’Allan Locke n’hésitait pas à qualifier d’« homme

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malade de la démocratie américaine » (Locke, 1925). Ainsi, entre 1915 et 1930, le quartier est, pour reprendre l’expression de David Levering Lewis (1969), « en vogue ». Il est un symbole de renouveau, la promesse d’un avenir glorieux pour la communauté noire.

13 À partir des années 1960, cette image positive de Harlem disparaîtra progressivement de la littérature pour laisser place à des écrits dénonçant sa détérioration, la violence qui y aurait cours ainsi que son extrême pauvreté. C’est alors le terme « ghetto » qui est massivement utilisé pour décrire Harlem mais également pour analyser l’ensemble des enclaves dites noires des villes américaines. En 1964, Gilbert Osofsky rédige son ouvrage phare Harlem : The Making of a Ghetto, et un an plus tard paraît Ghetto noir de Kenneth B. Clarke dans lequel le quartier est décrit comme souffrant d’un état pathologique (Clarke, 1965, p. 14). Il ne s’agit plus du Harlem guide pour l’humanité noire ; le quartier rejoint le South Side de Chicago comme emblème d’un ghetto « sans fin », terre de la surpopulation, de la détérioration de l’habitat, du ressentiment, de l’hostilité et du désespoir (Clarke, 1965, p. 13).

14 Il semble que cette situation de détérioration de Harlem se soit intensifiée entre les années 1960 et 1990. Dans son analyse des quartiers afro-américains de Chicago, Loïc Wacquant (2006) décrit la transformation des ghettos états-uniens en ce qu’il qualifie d’hyper-ghetto. S’appuyant sur les écrits du sociologue William Julius Wilson (1997), il montre comment le quartier afro-américain des années 1980 est l’objet d’une profonde paupérisation. Cet appauvrissement fut provoqué principalement par la disparition des aides sociales dont bénéficiaient de nombreux membres de la communauté noire et par le départ de Harlem ou de Bronzeville à Chicago des classes moyennes et bourgeoises afro-américaines. À la ségrégation raciale du ghetto s’ajoutait une nouvelle ségrégation, cette fois-ci sociale, déterminée par l’appartenance à une classe. Pour beaucoup d’habitants de Harlem, cette période, entre 1970 et la fin des années 1980, sera qualifiée d’« années de la lutte » (years of struggle).

15 Depuis les années 1990, Harlem entre dans une nouvelle phase de son histoire. À une période d’hyper-ghettoïsation succéderait une phase d’embourgeoisement (gentrification). Charlotte Recoquillon (2009) nous montre ainsi comment le quartier est aujourd’hui victime d’une vision néolibérale de la ville, faisant de la gentrification : « un processus dynamique de reconquête territoriale de quartiers (préalablement désinvestis) par les classes supérieures qui, par leur statut et leurs ressources, exercent une pression financière (principalement dans le secteur immobilier), morale (stigmatisation/pénalisation des habitudes de la communauté autochtone) et culturelle (usages et habitudes rompant avec le style de vie local) » (Recoquillon, 2009).

16 Là où à Bedford Stuyvesant, quartier noir de Brooklyn, ce sont principalement les classes moyennes et bourgeoises afro-américaines qui, aujourd’hui, réinvestissent le lieu, la gentrification s’opère ici massivement par le biais de populations catégorisées comme blanches qui rénovent les brownstones6 et s’y installent. À Harlem, une nouvelle frontière voit alors le jour séparant le quartier noir situé au sud de la 130e rue et un voisinage décrit comme « mélangé » (mixed) entre la 100e et la 125e.

17 En outre, le processus de gentrification observé et le départ d’un certain nombre d’habitants noirs du quartier provoqué par la hausse des loyers s’accompagnent d’une importante dynamique de patrimonialisation et de mise en tourisme. Là où le quartier tend, dans certaines de ses rues déjà, à se vider de sa population noire, il est dorénavant

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l’objet d’une véritable entreprise de muséification destinée à valoriser la culture afro- américaine.

Harlem, jazz et patrimonialisation

18 Sur la 42e rue, à proximité du district de Times Square à Manhattan, les bus de l’entreprise New York Sightseeing mènent les visiteurs dans les quartiers uptown de l’île. Les bus rouges de l’Uptown loop accompagnent ainsi les touristes dans leurs découvertes des abords de Central Park, du quartier du Lincoln Center et surtout de Harlem qu’on visitera dans sa partie Sud, jusqu’à la 125e rue. Ce parcours des cars de touristes à Harlem est salué comme une nouveauté par les habitants du quartier. Au passage des bus, certains se retournent, commentent ; d’autres continuent leur chemin7. Pour Gordon Polatnick, guide touristique spécialisé dans l’organisation de visites harlémites, Harlem a fait son apparition sur les plans touristiques de New York au début des années 19908. Avant cette date, il n’était que très rarement évoqué par les professionnels du tourisme et s’il était mentionné, ce n’était que pour mieux appeler les curieux à éviter absolument de s’y rendre.

19 Avec le développement du processus de gentrification dans le quartier, la situation change drastiquement et rapidement. La vaste politique de rénovation a abouti à la restructuration du Studio Museum of Harlem qui rassemble des collections d’art contemporain afro-américain et à la réhabilitation du Schomburg Center for Research in Black Culture, antenne de la New York Public Library qui contient à présent un musée sur l’histoire afro-américaine.

20 Toutefois, c’est surtout autour de deux manifestations que se concentrent les activités menées par les touristes dans le quartier : la visite d’une église le dimanche matin et la participation à une messe9 ; la sortie nocturne soit dans un club de jazz recommandé par l’office du tourisme de la ville, soit pour l’Amateur’s Night de l’Apollo Theater10. Les touristes peuvent aller seuls dans un club de jazz, en métro ou en taxi, ou faire appel à un guide qui viendra les chercher directement à leur hôtel. Des agences de voyage comme Harlem Heritage ou Big Apple Jazz Tour proposent également des visites à pied ou en minibus lors desquelles les touristes peuvent découvrir les vestiges de clubs célèbres du lieu, le Savoy’s Ballroom, Connie’s Inn, le Cotton Club et écouter de la musique dans des salles de concert ouvertes plus récemment, le Lenox Lounge, le Saint Nick’s Pub ou Showman’s Room.

21 Parmi l’ensemble des clubs du quartier, le Lenox Lounge, Bill’s Place et le Saint Nick’s Pub sont privilégiés par les guides touristiques et recommandés par l’office du tourisme de Times Square. Le Lenox Lounge a fêté en 2010 ses soixante-dix ans. Il se compose de deux espaces, un vaste bar fréquenté principalement par des habitués et une salle de concert, la zebra room, ensemble art déco qui doit son nom à son papier peint zébré. Au mur, on trouve des photographies de musiciens célèbres ayant joué ou habité dans le quartier : Duke Ellington, Cab Calloway, Charlie Parker et Miles Davis. Par ailleurs, une banquette, considérée comme étant celle que choisissait systématiquement Billie Holiday lorsqu’elle se rendait au Lenox Lounge est communément appelée la « banquette de Billie Holiday » (Billie Holiday’s booth).

22 Les dimanches soir, la zebra room est réservée à une jam-session vocale à laquelle participent des chanteurs de la ville ou de passage à New York. Cet événement est placé sous l’égide de Billie Holiday. Le lundi soir, le Lenox Lounge reçoit la jam-session du

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saxophoniste Patience Higgins et son groupe le Sugar Hill Quartet. Le Lenox Lounge se caractérise par un prix d’entrée onéreux, 25 dollars plus deux boissons minimum par set11. Il est également le lieu d’un important merchandising comprenant la vente de tee- shirts et de casquettes. Lors de ses jam-sessions du lundi soir, Patience Higgins prend grand soin de présenter ces différents articles à l’effigie du club et propose à l’auditoire des enregistrements de son Quartet qu’il promet de signer à l’entracte : « Ainsi, vous pouvez emporter Harlem et le Lenox Lounge chez vous » commente-t-il.

23 Le Saint Nick’s Pub existe depuis 1990. Il a été fondé par l’entremise d’une jeune femme afro-américaine originaire de Sugar Hill et qui aurait décidé de faire revivre la musique dans le quartier de Harlem. Le Saint Nick’s Pub se situe dans les locaux de l’ancien Lucky’s Rendez-vous, autrefois dirigé par le pianiste Lucky Roberts. À l’image du Lenox Lounge, le Saint Nick’s Pub propose une programmation de concerts réguliers et des jam-sessions comme celle dirigée par le claviériste Donald Smith. Lors de mon dernier passage au Saint Nick’s Pub, la scène accueillait des musiciens qui s’étaient produits l’après-midi au festival Jazz Mobile12 stationné pour la journée au Marcus Garvey Park.

24 Enfin, Bill’s Place est le club harlémite le plus récent. Il a été créé par le saxophoniste Bill Saxton en 2005. Celui-ci a fait l’acquisition d’un appartement situé au rez-de-chaussée d’une brownstone sur la 133e rue. L’appartement a ensuite été réhabilité et transformé en club de jazz, avec une scène, un petit bar et une terrasse extérieure. Bill’s Place organise des concerts tous les mercredis soir. Dans son club, Bill joue essentiellement ses propres compositions. La deuxième partie de la soirée, pour les deuxième et troisième sets, selon la présence de musiciens dans la salle, peut donner l’occasion à une jam-session. Lorsqu’il accueille les visiteurs venus découvrir son club, Bill Saxton met l’accent sur la mission dont il se considère investi. Il est le fondateur d’une association dont le but est de promouvoir et de perpétuer la musique à Harlem, Harlem Jazz Scene Inc.

25 Lorsqu’il évoque, pendant les concerts, l’histoire de son club, Bill Saxton insiste sur l’emplacement stratégique du lieu. Bill’s Place se situe sur la 133e rue, une rue qui dans les années 1920 était qualifiée de Swing Street ou Jungle Alley. On y retrouvait de nombreux clubs où, en pleine ère de la prohibition, les clients pouvaient se fournir en alcool. Bill’s Place portait alors le nom de Tillie’s Chicken Shack et, à partir de 1930, devint Covan’s. Covan’s aurait alors, lui aussi, été fréquenté par Billie Holiday qui s’y produisait régulièrement. Aujourd’hui, Saxton a accroché sur les murs du club de nombreuses photographies de la chanteuse. À l’entrée, des articles de journaux mentionnant l’histoire du club sont disponibles et Saxton invite les visiteurs à prendre le temps de lire l’épopée extraordinaire du lieu où ils viennent de passer la soirée. L’histoire du lieu, son ancrage dans la scène jazz de Harlem des années 1920 et 1930 permettent à Saxton de légitimer son entreprise actuelle. Lors d’un entretien mené en août 2009, celui-ci me précisait pourtant qu’il ignorait tout de ce passé lorsqu’il fit l’acquisition du local. « La 133e rue était pour moi juste la 133e rue. Je ne savais rien sur Swing Street ».

26 Aujourd’hui, le Lenox Lounge, Bill’s Place et le Saint Nick’s Pub sont fréquentés en grande partie par des touristes. On y rencontrera des Français, des Britanniques, des Italiens, des Japonais, des Américains provenant des États alentours mais aussi des New Yorkais venus découvrir Harlem. Les clubs ont également des arrangements avec des guides qui leur amènent leur clientèle. Le Saint Nick’s Pub accueille par exemple tous les vendredis soir un groupe de touristes japonais accompagné par Tommy Tomita. Guide touristique

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à Harlem depuis le début des années 1990, il réserve toujours la même table et s’attache à présenter les musiciens qu’il connaît bien aux touristes qui le suivent.

27 Pour les visiteurs, assister à un concert de jazz à Harlem revient, dans une large mesure, à découvrir la musique afro-américaine dans ce qu’ils considèrent comme l’un de ses lieux de naissance. Ainsi, au lieu de fréquenter les clubs du downtown de New York, ceux-ci choisissent de se rendre à Harlem pour faire une expérience musicale qu’ils jugent plus authentique. La visite du club de jazz de Harlem est alors conçue comme une immersion dans la culture afro-américaine, comme une découverte de son exotisme jugé chaotique et débridé. Ainsi, Loren, un visiteur venu de Pennsylvanie rencontré au Saint Nick’s Pub, m’expliquait la différence qu’il reconnaissait entre les salles de concerts du Sud de la ville et celles de Harlem : « Dans un club downtown, tu ne verras jamais un gars assis dans le public s’adresser directement au contrebassiste pendant qu’il joue. Tout ça est très guindé. C’est tellement commercial. Ici, si tu veux parler, tu parles. Si tu veux bouger une table, tu la bouges. Si tu veux manger du poulet frit, tu en manges ! Harlem, c’est la liberté ! » (Propos recueillis le 19 août 2009).

Harlem, la valorisation d’un âge d’or et la mise en avant d’une Amérique multiculturelle

28 Les propriétaires du Saint Nick’s Pub, du Lenox Lounge et de Bill’s Place sont tous des Noirs américains qui affichent leur spécificité « Black owned13 ». Avec un merchandising important pour le Lenox Lounge, un droit d’entrée relativement onéreux pour le quartier à Bill’s Place et une vente d’alcool importante au Saint Nick’s Pub, ces clubs constituent des entreprises commerciales lucratives et en plein développement. De leurs côtés, les musiciens qui s’y produisent s’assurent la permanence de prestations régulières. Ils y jouent parfois plusieurs fois par semaine et peuvent y être découverts par une audience souvent nombreuse, à laquelle il est possible de commercialiser pour plusieurs dizaines de dollars des enregistrements gravés sur un compact disque.

29 Entreprises commerciales indéniables, les clubs de jazz de Harlem affichent également une mission éthique. En effet, tous tendent à mettre en avant sur leur site Internet, dans leurs prospectus ou lors des paroles prononcées sur scène par les musiciens, leurs origines, leurs rôles dans l’histoire du quartier et l’histoire du jazz ainsi que la mission dont ils se reconnaissent les détenteurs. Cette mission pourrait se résumer par ces paroles prononcées par Bill Saxton tous les mercredis soir : « Nous voulons ramener la musique dans la communauté ». Dans cette logique, Bill Saxton et Patience Higgins se font les représentants d’un effort de revalorisation de la scène musicale harlémite dans le but de rendre à Harlem son histoire et son originalité culturelles.

30 Ainsi, si les touristes fréquentant le quartier de Harlem entendent y découvrir une musique intemporelle, née et préservée dans le quartier, les artistes qui se produisent à Bill’s Place et au Lenox Lounge se pensent eux les détenteurs d’une mission de revalorisation, de retour à une tradition musicale qui, pour paraphraser leurs propos, « aurait quitté la communauté ». Par conséquent, à l’imaginaire de préservation immuable véhiculé par les touristes s’oppose une rhétorique du déclin et de la résurgence adoptée par les musiciens et les propriétaires des clubs. Harlem aurait connu son âge d’or, celui du Jazz age, où Swing Street était parsemée de clubs, où le Lenox Lounge accueillait Billie Holiday et où le Saint Nick’s Pub alors Lucky’s rendez-vous

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comptait parmi ses habitués Duke Ellington, habitant de Sugar Hill. Ce Jazz age, inscrit dans la Harlem Renaissance, correspond également à l’époque où le quartier abritait les leaders politiques phares dans la communauté noire, Marcus Garvey par exemple, ainsi que des artistes et auteurs majeurs et influents.

31 Puis, à partir des années 1960, le quartier serait progressivement tombé dans la décrépitude. Nous sommes dans la phase que Loïc Wacquant (2006) décrivait comme celle de l’hyper-ghettoïsation. La drogue s’est emparée des rues, les classes moyennes ont quitté les lieux, les artistes aussi et progressivement « la musique serait partie » (« music left »)14. Aujourd’hui, l’ampleur des transactions immobilières tantôt contestée, tantôt considérée comme un renouveau potentiel pour Harlem donnerait à ces individus s’autoproclamant « garants de la mémoire » l’occasion de revigorer la scène jazz harlémite et surtout d’en restituer la grandeur d’antan.

32 Au déclin des années 1960-1980, succéderait alors la résurgence des années 2000 et le Harlem d’aujourd’hui pourrait effacer ses années de décrépitude pour se revendiquer comme la progéniture directe de la Harlem Renaissance. Ainsi, les « garants » de la mémoire harlémite tentent de sauvegarder une histoire artistique glorieuse et novatrice, pour mieux effacer la rupture tragique de l’hyper-ghettoïsation. Dans les jam-sessions de Harlem, les artistes mettent en scène cette continuité, cette absence de rupture dans l’histoire du quartier. Ce faisant, leur performance trouve un écho dans l’imaginaire d’un jazz intemporel promu par les touristes amateurs de musique.

33 Processus de revalorisation, l’entreprise de patrimonisalisation du jazz observée à Harlem s’appuie sur une logique de sélection des éléments, des histoires et des musiciens. Il est ainsi troublant de constater que dans les lieux précédemment cités, l’accent soit systématiquement mis sur des musiciens du Jazz age, Duke Ellington, Billie Holiday en tête, au détriment de ceux qui, plus récemment, se sont investis dans la formation des mouvements be-bop et hard-bop en particulier. À l’intérieur du club Minton’s Playhouse, pourtant mentionné par beaucoup de musiciens comme le lieu de naissance du be-bop15, pas de précision sur cette histoire et ce sont encore des portraits de Billie Holiday que l’on retrouve affichés sur les murs. Dans une même logique, le discours fondé sur la dialectique du « La musique est partie et est revenue » (Music left and it came back) est adopté par de nombreux musiciens contemporains, habitants de Harlem, ayant traversé les « années difficiles » (rough years) et qui n’évoqueront que rarement leurs activités musicales, pourtant foisonnantes, pendant cette période.

34 Dans la valorisation de la période du Jazz age et de la Harlem Renaissance, se cache alors un autre discours destiné à promouvoir Harlem non seulement comme un quartier authentiquement noir mais aussi comme un lieu multiculturel. En juillet 2009, le Jazz Museum in Harlem, un musée en construction qui consiste pour l’instant en un appartement de la 125e rue, organisa une exposition intitulée Ghosts of Harlem accompagnant la réédition de l’ouvrage du même nom rédigé par le producteur Hank O’Neal. Dans cet ouvrage, Hank O’Neal s’était attaché à photographier le devenir des grands clubs de jazz de Harlem dans les années 1980 et à effectuer des entretiens avec des musiciens phares des grands orchestres du Jazz age qui, lorsqu’il les rencontre, ont majoritairement quitté le quartier. À tous ces musiciens, Andy Kirk, Cab Calloway, Al Casey, O’Neal (1997) demande de témoigner sur leur vie à Harlem et d’analyser les causes du déclin de sa scène musicale.

35 Les raisons invoquées sont nombreuses ; la Seconde Guerre mondiale, l’invention du be- bop qui n’était plus une musique de danse, le crack. Mais pour beaucoup, c’est en

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réalité la transformation du public qui explique la progressive disparition de la scène. Ainsi, le saxophoniste Greely Walton explique : « Il est arrivé un moment où il n’y a plus eu d’endroit pour jouer. Les habitués ont cessé de venir. À l’époque du Connie’s Inn, du Cotton Club, du Savoy et du Renaissance, il y avait de la musique tous les soirs. Harlem n’était plus qu’un vaste club de jazz. L’un des problèmes est que la plupart des clubs de Harlem dépendaient d’une clientèle blanche. Bien sûr, les jeunes, blancs ou noirs, venaient danser au Savoy… Mais quand les Blancs ont cessé de venir à Harlem, le déclin a commencé » (cité par O’Neil, 1997, p. 99).

36 Nous le voyons, le souvenir du Harlem glorieux du Jazz age est donc celui d’un quartier flamboyant, centre mondial de la culture et de la musique noires mais aussi quartier ouvert sur le monde, vers les autres populations de la métropole et vers les Blancs en particulier. Or ce désir d’inclusion des Blancs et des autres habitants de la ville est aujourd’hui au cœur du processus de patrimonialisation observé. Là où la gentrification supposerait la modification, voire la diversification, de la population autochtone, la patrimonialisation pourrait, elle, permettre de démontrer que Harlem est aussi historiquement un quartier multi-ethnique.

37 Ainsi, lors de sa visite de l’Apollo Theater, le guide Billy Mitchell explique : « Ils sont tellement nombreux à être venus à l’Apollo Theater. Parce que quand on pense à l’Apollo Theater, la première chose qui vient à l’esprit, ce sont tous les incroyables talents africains-américains qui sont passés par ici. Mais, en réalité, toutes les races, toutes les cultures, tous les groupes ethniques ont joué un role dans l’histoire de l’Apollo. La contribution africaine-américaine a été la plus importante. Mais il ne faut pas oublier la contribution des Blancs, des Asiatiques, des Indiens... Ils ont tous contribué à cette histoire mais peu de gens en parlent » (propos recueillis le 04 août 2009, New York).

38 À Harlem, quartier noir, l’Apollo Theater devient dans les propos de Billy Mitchell un lieu pluri-ethnique, digne représentant d’une Amérique multiculturelle. Tout se passe donc comme si la valorisation du jazz aux États-Unis, la patrimonialisation du quartier ghetto supposaient son détachement d’un simple ancrage afro-américain pour en faire un symbole d’une Amérique multi-ethnique et contemporaine. Par conséquent, le jazz joue aujourd’hui à Harlem un rôle complexe. Acteur dans le processus de patrimonialisation, sa promotion en tant qu’ingrédient majeur de l’histoire glorieuse de la communauté noire s’accompagne toujours de sa description comme le symbole d’une Amérique libérée, multi-ethnique et ouverte sur le monde16.

39 Parfois considéré comme « La Mecque du peuple noir », autrefois craint pour sa violence, Harlem est devenu un lieu touristique important dans la ville de New York. Le dimanche matin, ses églises affichent complet, réservant leurs coursives à des visiteurs curieux ; le soir, ses clubs de jazz, de plus en plus nombreux, accueillent eux aussi des touristes du monde entier venus se perdre dans des jam-sessions vécues comme les emblèmes d’un art noir vivant et libéré. Recherche d’exotisme, le tourisme à Harlem est aussi la pierre angulaire d’un important processus de patrimonialisation visant à chanter le passé glorieux du lieu et à justifier ses transformations et son embourgeoisement actuels. Ainsi, par un effet troublant, patrimonialisation et gentrification avancent main dans la main, jouant sans cesse avec les représentations et les imaginaires associés au quartier.

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NOTES

1. La Motown est une maison de disque créée à Détroit en 1959 par Berry Gordy. Elle a permis la parution des enregistrements de musiciens afro-américains célèbres comme Marvin Gaye et Stevie Wonder. 2. Manhattan est souvent considéré comme divisé en trois secteurs. Les quartiers downtown s’étendent du sud de l’île à la quatorzième rue. Puis midtown recoupent les pâtés de maisons situés entre la quinzième rue et l’extrémité sud de Central Park, 59th street. Suit uptown, la ville haute, se déployant de la soixantième rue au quartier d'Inwood au Nord. 3. Une jam-session est une prestation musicale improvisée basée sur l’interprétation de standards à laquelle peuvent se joindre plusieurs musiciens. 4. La notion de gentrification est apparue dans les années 1960 pour désigner les transformations à la fois matérielles, sociales et symboliques des centres-villes, liées à l´arrivée d´habitants relativement aisés (Bidou-Zachariasen, 2003). 5. Sur la Harlem Renaissance, voir, entre autres, Marable et Mullings (2000, p. 276-287) et West et West (2003). 6. Le terme brownstones s’applique aux demeures victoriennes que l’on retrouve dans plusieurs quartiers de New York. Elles tirent leur appellation de la couleur sombre de leurs pierres. 7. En août 2010, lors d’une enquête de terrain menée sur les parcours des bus New York Sightseeing, je fus témoin d’un événement qui démontre des difficultés parfois rencontrées par les professionnels du tourisme à Harlem. En effet, dans la matinée, à l’approche du quartier, le bus suivait son parcours habituel en empruntant la 120e rue depuis le mausolée du Général Grant jusqu’au cœur de Harlem. Or dans l’après-midi, des adolescents décidèrent d’asperger, à chacun de leurs passages, les cars de touristes avec l’eau de pompes à incendie défectueuses. Pour ne pas gêner les visiteurs et éviter toutes confrontations avec la population locale, les dirigeants de l’entreprise New York Sightseeing décidèrent de modifier le parcours de la visite. 8. Entretien avec Gordon Polatnick, New York, août 2009. 9. Aujourd’hui, c’est l’Abyssinian Baptist Church qui accueille le nombre le plus important de touristes, environ cinq cents, chaque dimanche. Notre recherche en cours sur les processus de patrimonialisation de Harlem comprend également un volet sur les Églises et le gospel. Une première enquête de terrain sur le sujet a été réalisée au cours de l’été 2010. 10. L’Apollo Theater est une salle de concert située sur la 125 e rue. Les mercredis soir, elle accueille une soirée concours lors de laquelle des musiciens amateurs sont soumis à l’appréciation du public. L’Amateur's Night a constitué un tremplin dans la carrière de plusieurs artistes, Ella Fitzgerald et Michael Jackson en particulier. 11. Le concert de jazz est la plupart du temps divisé en plusieurs parties qualifiées chacune de set. 12. Le festival Jazz mobile repose sur l’organisation de concerts gratuits effectués sur une scène ambulante. 13. L’expression Black owned insiste sur le fait que certains commerces de Harlem constituent la propriété de membres de la communauté noire. La valorisation de la propriété noire se retrouve dans les discours de nombreux dirigeants afro-américains depuis le XIXe siècle. 14. Entretien avec le percussionniste et vocaliste Mansur Scot, New York, août 2010. 15. Voir, entre autres, l’autobiographie de Miles Davis (Davis et Troupe, 1989).

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16. Notons que l’on retrouve ici le spectre de débats présents dans de nombreuses études sur le jazz et qui cherchent à le définir tantôt comme une musique ethnique, communautaire et proprement noire, tantôt comme une manifestation artistique à vocation universelle. À ce sujet, voir, entre autres, Chivallon (2008) et Jamin et Williams (2001).

RÉSUMÉS

Depuis quinze ans, la scène jazz du quartier de Harlem à New York connaît une renaissance populaire et médiatique. Dans les clubs, l’audience se compose de plus en plus de touristes, venus des quatre coins des États-Unis, de l’Europe mais aussi du Japon. À Harlem, ceux-ci cherchent à découvrir le jazz « authentique », témoignage d’une culture noire américaine dont l’histoire et les origines pourraient se chercher aujourd’hui dans l’Uptown new-yorkais. Cet article, résultat d’un travail en cours sur les processus de patrimonialisation du quartier noir états-unien, s’intéresse aux dynamiques de mise en tourisme de la scène jazz harlémite. Nous y analysons la manière dont le jazz devient, dans ce contexte, à la fois l’emblème d’une culture noire sans cesse réinventée et d’un quartier revalorisé et décrit comme multiculturel.

For the last 15 years, the Harlem jazz scene has been at the center of a profound renewal. In clubs, many tourists from various parts of the United States as well as Europe and Japan gather in order to discover what they consider as « authentic » African American music. Based on a current research on tourism in traditional Black neighborhoods, this article discusses processes of touristic performances in jazz. In that context we will show how jazz becomes both the symbol of a reinvented Black culture and the testimony of a gentrified neighborhood advertised as multicultural.

INDEX

Index géographique : New York, États-Unis Keywords : jazz, music, tourism, ghetto, African Americans Mots-clés : jazz, musique, tourisme, ghetto, Afro-Américains

AUTEUR

PAULINE GUEDJ CREA/CEAN – Université Lyon 2 Louis Lumière [email protected]

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Musiques afrocolombiennes Création musicale, imaginaire identitaire et patrimonialisation. Musical creativity, identifies and patrimonialization in afrocolombian music

Violeta Joubert-Solano

« It is not too much to say that there is no people whose customs have developed uninfluenced by foreign culture, that has not borrowed arts and ideas which it has developed in its own way » (Franz Boas 1940, p. 631).

1 Au sein d’un modèle multiculturel de reconnaissance et de valorisation des populations afrodescendantes adopté depuis les années 1990 dans des pays d’Amérique latine et de la Caraïbe, la musique afrocolombienne est un géo-indicateur important. Elle apparaît comme un outil de construction et de revendication d’un imaginaire identitaire à la fois « afronational » et transnational.

2 Dans cet article nous mettrons en avant les répercussions des transformations sociales, politiques, économiques et culturelles sur l’évolution du groupe musical, les Alegres Ambulancias (Joyeuses Ambulances), originaire de San Basilio en Colombie, en particulier depuis le classement de ce village par l’Unesco comme « Chef d’œuvre du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité » en novembre 2005, et inscrit sur la liste représentative du patrimoine culturel et immatériel en 2008. Nous montrerons comment, depuis une trentaine d’années, les palenqueros ont vécu d’importants bouleversements dans leur mode de vie, leurs traditions, leur structure sociale et bien entendu leurs créations musicales.

3 À travers cette présentation, nous mettrons en évidence la manière dont interagissent des phénomènes se situant à différentes échelles, globale, nationale et locale. Nos réflexions se porteront en particulier sur les effets de la patrimonialisation, ainsi que sur l’accélération du processus de professionnalisation, de folklorisation, et d’introduction des musiques palenqueras dans un marché du « folclor » 1 musical colombien en plein essor2. Dans une première partie nous examinerons brièvement l’émergence de termes tels que « afrocolombianité », « afrocolombien », « afrodescendant » dans les propos académiques, scientifiques3 et politiques en

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Colombie afin de prendre en compte les individus, le contexte historique et les lieux dans lesquels ces notions et le discours revendicatif d’un imaginaire identitaire « afro » en Colombie sont apparus et sont utilisés aujourd’hui. Dans une deuxième partie, nous ferons un rappel de l’état des recherches à propos des afrocolombiens, pour ensuite développer notre analyse sur la musique de San Basilio, notamment à travers l’évolution des Alegres Ambulancias. Pour finir, nous aborderons la question du PCI (Patrimoine culturel immatériel) et le phénomène de patrimonialisation.

Émergence de « l’Afrocolombianité »

4 Jusque dans les années 1990, un discours institutionnel et académique tenu sur la Colombie la présentait comme une nation métisse, aspirant au blanqueamiento (blanchiment) de sa population4. Ceci n’est pas spécifique à la Colombie : on peut observer des courants idéologiques semblables au Brésil (premier pays d’Amérique du Sud en pourcentage de population afrodescendante, la Colombie se situant au deuxième rang5). Il faut souligner également que tous les pays d’Amérique latine ont été, depuis l’époque de la colonisation, profondément influencés par les courants idéologiques et théoriques européens. Selon Elisabeth Cunin (2004a, p. 108), l’identité nationale en Colombie serait fondée sur trois stéréotypes : le christianisme, le discours scientifique sur les races (issu du naturalisme européen), et l’altérité pensée par Simon Bolivar dans son projet politique. Peter Wade (1997a, p. 86) décrit un modèle de hiérarchisation sociale, établi à l’époque coloniale et encore observable aujourd’hui, qui maintient au plus bas de la pyramide des classes sociales les afrocolombiens.

5 À la fin du XXe siècle, avec le changement de la Constitution politique6, la Colombie se proclame comme un État « multiculturel », « pluriethnique » et « multilingue ». La loi 70, votée en 19937, autorise la revendication d’une authenticité et d’une altérité ethnique et permet le développement d’actions sociales, culturelles, politiques et économiques pour les militants du mouvement noir colombien (consolidé dans les années 1980)8. 9

Aperçu des recherches scientifiques

6 Les recherches en sciences sociales sur les afrocolombiens, se sont longtemps focalisées sur le « noir » en tant que catégorie raciale et sociale ; ce n’est qu’à partir des années 1990 que les aspects culturels et identitaires ainsi que le rôle qu’ils jouent dans le discours politique ont commencé à faire partie des problématiques de recherche. Auparavant, dans les années 1980, on avait pu observer une prolifération d’études scientifiques sur les populations noires de la côte Caraïbe et en particulier sur le village de San Basilio10. Cette naissance d’un discours scientifique sur l’apport et l’influence des cultures africaines en Colombie a certainement été décisive dans l’apparition d’un discours de revendication identitaire. Une grande partie des études sur ce village afrocolombien présente en effet une approche essentiellement historique, centrée sur l’époque de l’esclavage et la première moitié du XXe siècle, au détriment de l’histoire contemporaine11. Ces études manifestent un intérêt particulier pour l’organisation sociale (divisée par groupes d’âge, appelés cuagros), pour la langue palenquera (langue créole ayant comme base l’espagnol et le Kikongo, langue bantoue), et le lumbalú

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(répertoire de la musique traditionnelle) dans les rites funéraires (velorios)12. Cependant, les musiques dites traditionnelles de San Basilio, constituant l’une des principales caractéristiques culturelles de l’identité palenquera, et les contextes dans lesquels elles évoluent, n’ont pas fait jusqu’à aujourd’hui l’objet d’études significatives.

7 Palenque de San Basilio ou Palenque13, « premier peuple libre d’Amérique »14, a été fondé au XVIIe siècle par des « Marrons » originaires en grande majorité d’Afrique centrale, plus exactement de la partie basse du Congo et d’Angola, de régions connues aujourd’hui comme le bas Zaïre, les proximités de Cabinda et du Congo Brazzaville15. Ce village de près de 3 500 habitants est proche de Cartagena et Barranquilla16, les deux villes les plus importantes de la côte Caraïbe colombienne, destinations principales des immigrés palenqueros. Il entretient des relations très étroites des points de vue historique, économique, politique et culturel avec Cartagena, également l’une des localités les plus touristiques colombiennes, déclarée « Patrimoine mondial de l’humanité » en 1984.

8 À San Basilio, les décennies 1970 et 1980 ont constitué une période importante pour la société palenquera avec l’arrivée de l’électricité et des nouvelles technologies (téléphone, télévision, chaînes hi-fi, radio, etc.). C’est également à cette époque que la route reliant les villes de Cartagena et Sincelejo est tracée, permettant ainsi un meilleur accès au village. Jusqu’alors, excepté à l’occasion de la victoire mondiale en 1972 du boxeur palenquero Antonio Cervantes, connu comme « Kid Pambélé », le village était peu connu en Colombie et à l’étranger. Ségrégués par les citadins et les villageois des proximités, les habitants de San Basilio avaient abandonné une partie de leurs pratiques culturelles. Peu à peu, en raison de ce que représente le « Palenque » comme lieu légendaire où subsistent des cultures ancestrales, et grâce à la mobilisation de certains intellectuels et chercheurs, le village a commencé à être progressivement mis en valeur jusqu’à atteindre la notoriété dont il profite aujourd’hui. Il est important de souligner que les palenqueros interprètent et se réapproprient les propos contenus dans les travaux scientifiques à leur égard, ainsi que les discours institutionnels sur le « multiculturalisme » et la patrimonialisation. Cela provoque chez certains d’entre eux une grande fierté mais aussi une tendance à s’enfermer dans un discours revendiquant une authenticité ethnique, centrée sur une idéologie afrocentriste17, dont ils seraient les seuls acteurs légitimes, ce qui entraîne parfois des relations conflictuelles aussi bien avec des populations voisines qu’avec d’autres afrocolombiens.

9 En ce qui concerne les études sur les musiques colombiennes, il semble que depuis la moitié du siècle dernier, et jusqu’à il y a une quinzaine d’années, celles-ci aient été majoritairement abordées selon une perspective folkloriste. Ce n’est que très récemment que quelques sociologues, anthropologues, et ethnomusicologues ont commencé à travailler à partir de nouvelles approches sur les musiques colombiennes, et plus spécifiquement sur les musiques afrocolombiennes. Peter Wade a beaucoup travaillé à partir de la musique sur les enjeux identitaires, politiques et culturels des afrocolombiens, ainsi que sur les processus de discrimination raciale. De la même manière, les travaux d’Elisabeth Cunin abordent les problèmes émergeant des discours sur le multiculturalisme, et les modalités de leur réappropriation par les afrocolombiens, notamment à Cartagena, ainsi que les enjeux sociaux des imaginaires identitaires autour de l’africanité colombienne, particulièrement à travers l’exemple de la champeta18. D’autres approches peuvent être mobilisées pour aborder l’art des musiciens palenqueros comme le fait par exemple Marisol Rodriguez (2008) sur la

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musique comme valeur sociale et symbole identitaire, le tourisme culturel à travers l’exemple d’une communauté « afroanglaise » dans l’île de Providence, le lien entre musique, politiques culturelles et droits d’auteurs pour les musiciens traditionnels. Ces travaux encouragent le développement de nouvelles manières d’appréhender et de comprendre la relation entre ces musiques et les contextes de leur apparition : espaces de production, de diffusion, d’écoute, et acteurs (musiciens, producteurs, managers, médias, entrepreneurs culturels, publics, etc.).

Les Alegres Ambulancias, un groupe emblématique de la musique afrocolombienne

10 Après le classement de San Basilio en tant que « Chef d’oeuvre du patrimoine culturel immatériel de l’humanité » par l’Unesco en 2005, les musiques palenqueras sont devenues un outil de promotion pour les leaders19 et les musiciens du village à destination des non palenqueros. Cette promotion succède à une longue période de refus de la culture palenquera par les populations voisines, et marque à la fois le retournement du stigmate et la mythification du village, devenu symbole de l’« afrocolombianité ».

11 À San Basilio, selon les situations sociales, les espaces dans lesquels se déroulent les performances, et selon les acteurs présents, les musiques jouées diffèrent : du vallenato (une des principales musiques populaires en Colombie) à la champeta, en passant par « la musique africaine »20, les musiques dites traditionnelles du village (bullerengue sentao, chalupa lumbalú, son palenquero), et les juegos de velorio (jeux des veillées funéraires). Nous y retrouvons des musiciens originaires du village comme Viviano Torres, Justo Valdez (directeur du groupe Son Palenque), et Luis Tower qui, en quittant San Basilio, se sont professionnalisés et ont créé de nouveaux projets musicaux dans des espaces urbains. Ces musiciens apportent l’innovation tout en faisant appel à la renommée de leur village et en se présentant comme porteurs de « l’africanité » musicale palenquera, susceptible de leur accorder une reconnaissance dans leur carrière professionnelle. Néanmoins, il semble que l’exclusivité accordée au fil des années aux deux groupes locaux, Alegres Ambulancias et Sexteto Tabalá, représentants de la tradition musicale, restreigne d’une certaine manière la créativité musicale et la possibilité de faire évoluer les pratiques musicales de San Basilio.

12 En effet, depuis les années 1980 et encore aujourd’hui, seuls deux groupes, le Sexteto Tabalá (Tambours de guerre) et les Alegres Ambulancias, sont considérés par les journalistes, les chercheurs et les institutions culturelles comme les représentants des musiques palenqueras. Ces deux groupes sont censés répondre à des critères qui correspondent à un imaginaire national sur la musique noire, historiquement perçue comme primitive, exotique, séduisante et mystérieuse21. Par conséquent, ces caractéristiques musicales et performatives relevant d’un héritage africain, leur permettent de jouer un rôle important quant à la représentativité d’une authenticité culturelle afro en Colombie. Actuellement, dans les récits produits par les habitants du village et les divers acteurs sociaux que nous avons cités plus haut, la musique est censée matérialiser et préserver les « huellas de africanía »22 de ce village colombien. Pour ces deux groupes de San Basilio, la musique qu’ils pratiquent leur attribue de façon durable une reconnaissance individuelle et collective au niveau local, mais aussi une reconnaissance culturelle aux niveaux régional, national et même international.

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13 Le Sexteto Tabalá, dont les musiciens ont toujours été des hommes, joue du son palenquero, qui est un répertoire né de la rencontre de musiciens cubains avec des musiciens de San Basilio dans les années 1930. Il est intéressant de remarquer qu’une partie de ce qui est considéré comme la musique traditionnelle de San Basilio est en réalité une musique récente, et qu’il s’agit en outre d’une musique qui ne renvoie pas de manière explicite et directe à une musique ancestrale africaine. La notion de « branchements » (Amselle, 2001) apparaît, à travers cet exemple, plus adaptée que celle de métissage23. Quant à Alegres Ambulancias, avant son émergence dans les années 1980 en tant que groupe musical tel qu’on le conçoit dans le monde occidental, il s’agissait plutôt, à l’origine, de membres du village appartenant au cabildo24 lumbalú, qui se réunissaient pour organiser les rituels funéraires (velorios). Durant ces rituels, les femmes membres du cabildo dansaient le baile de muerto (danse du mort), et interprétaient des chants en langue palenquera nommés lumbalús, souvent sous une forme responsoriale (soliste/chœur). En même temps, elles faisaient des battements de mains, et étaient accompagnées par le llamador25 (celui qui appelle) et le pechiche26, un tambour rituel de deux mètres de long qui était exclusif à l’ancien palenque. Remplacé aujourd’hui par le tambour alegre27 (joyeux), le pechiche est tombé en désuétude depuis au moins une trentaine d’années28. Les chants lumbalús ne sont interprétés que rarement dans le village au cours des rituels funéraires, tandis qu’ils font systématiquement partie des répertoires interprétés sur scène. La musique jouée aujourd’hui par les Alegres Ambulancias est composée principalement de trois répertoires musicaux, appartenant aux bailes cantados (danses chantées)29 : le lumbalú, le bullerengue (jupon ou robe de maternité) sentao (assis) et la chalupa (chaloupe), chacun identifié par une base rythmique spécifique exécutée par le tambour alegre. La chalupa a une structure qui ressemble beaucoup à celle du bullerengue sentao, mais ce répertoire est joué et chanté dans un tempo plus rapide, et dans sa structure instrumentale se trouve également la tambora30.

14 Dans les années 1950, partant d’une démarche folkloriste, les frères Delia et Manuel Zapata Olivella se sont consacrés à la recherche de traditions musicales et de danse en Colombie. Au cours des années 1980, ils ont créé un groupe de danses folkloriques qui a atteint une importante notoriété aux échelles nationale et internationale. À travers des représentations sur scène organisées dans le pays, ils sont parvenus à faire découvrir les groupes de musique traditionnelle de San Basilio en dehors du village. C’est à cette période que les deux groupes, Sexteto Tabalá et Alegres Ambulancias ont commencé à se professionnaliser mais aussi à se folkloriser.

15 Ce processus de folklorisation et de professionnalisation a été influencé par « la mise en spectacle »31 et la familiarisation des musiciens avec celle-ci, mais aussi avec les premiers enregistrements32 sonores, l’amplification du son, et l’altération du temps et de l’espace dans leurs nouvelles performances (présentations d’une ou deux heures, réduction de la durée des chansons, concerts sur scène, dans des espaces fermés). Ils ont découvert un public nouveau qui les applaudissait, qui souvent restait en silence, qui était physiquement loin. Ils ont alors commencé à intégrer une nouvelle manière de partager leur musique et d’interagir avec ces nouveaux auditeurs. Néanmoins, aujourd’hui, les musiciens des deux groupes dits traditionnels de San Basilio donnent à voir et entendre des pratiques qu’ils prétendent héritées des habitants fondateurs de l’ancien Palenque, symbole du lien avec l’Afrique.

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16 Jusqu’à la fin des années 1990, les membres de ces groupes étaient des personnes âgées qui avaient hérité leur savoir musical d’une transmission orale, sous forme d’imitation. Durant les années qui ont suivi, une nouvelle génération de jeunes musiciens a intégré respectivement les deux groupes de musique dite traditionnelle.

17 Le Sexteto Tabalá joue dans le village lors de diverses occasions telles que les fêtes patronales, les mariages, et durant les festivités de fin d’année. Il participe également tout au long de l’année à différents évènements culturels à Bogotá, Cartagena et Barranquilla. Ce groupe peut jouer également lors des veillées funéraires mais ce contexte reste souvent réservé aux chants féminins. On y trouvera donc plus souvent Graciela Salgado (ancienne soliste principale des Alegres Ambulancias) et ses deux filles, ainsi que Dolores Salinas (deuxième soliste et choriste). Cependant, leur présence ou celle d’un groupe masculin dépend uniquement de la volonté du défunt ou de sa famille : les performances musicales de ce groupe ne sont donc pas systématiques dans les velorios, contrairement à ce qui est affirmé dans les récits des médias, des leaders et des institutions culturelles33.

18 Les processus de folklorisation et de professionnalisation des Alegres Ambulancias, ainsi que leur popularité, se sont accélérés considérablement. La mort en 2004 de Paulino Salgado « Batata III »34, frère de Graciela Salgado et leader du groupe, marquait la fin d’une époque. La proclamation de San Basilio par l’Unesco comme patrimoine culturel en ouvrait une autre. L’arrivée de Tomás Teherán, fils de l’ancienne soliste principale, pouvait alors relancer le groupe musical vers une dynamique nouvelle. Ce jeune musicien, connu actuellement sous le nom de « Batata IV », est devenu le manager du groupe et son principal percussionniste. Parti de son village lorsqu’il était encore enfant à Barranquilla, il y est devenu un musicien professionnel jouant avec des orchestres de musique tropicale (merengue, salsa, vallenato). Aujourd’hui, outre la direction des Alegres Ambulancias, il donne des cours de percussion, dirige et fait partie de groupes folkloriques ayant déjà effectué des tournées internationales35. Cette expérience lui permet d’adapter son groupe musical aux dynamiques des marchés musicaux nationaux et globaux.

19 D’autres éléments ont contribué aux transformations des créations musicales des Alegres Ambulancias comme, par exemple, les disques36 que le groupe a enregistrés, dont la plupart ont été commercialisés en Europe, ou bien l’intensification de la « mise en spectacle » (les habits utilisés lors des performances sont faits souvent avec des tissus africains, le nombre de percussionnistes a été triplé). Mais on peut aussi noter la présence du groupe dans les nouveaux réseaux de communication, et de circulation des musiques tels que Facebook et Myspace, où le discours sur l’héritage africain, et l’évocation d’une Afrique imaginée est toujours mis en avant. Enfin, il faut prendre comme élément majeur l’intérêt manifesté par des nouveaux publics, généralement originaires de milieux urbains, pour l’authenticité de leurs créations musicales, car cet engouement suscite chez les musiciens une prise de conscience du profit économique qu’ils peuvent tirer de l’« afrocolombianité » et des caractéristiques culturelles de la société palenquera.

20 Il faut noter également que les approches méthodologiques et le discours afrocentriste construit depuis presque trente ans par les chercheurs (et encouragé par le milieu institutionnel), à propos des particularités de la culture palenquera, ont grandement contribué à la promotion des pratiques culturelles du village sur la côte Caraïbe et dans toute la Colombie. Cunin souligne ainsi que :

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21 « Par un travail de mémoire, par la valorisation d’un certain nombre de traits culturels, et l’oubli d’autres, par la mise en scène d’une histoire commune, Palenque de San Basilio est aujourd’hui considéré comme un territoire africain en Colombie » (Cunin, 2004b, p. 202).

22 Si le groupe des Alegres Ambulancias joue un rôle social et culturel important à San Basilio aujourd’hui, c’est qu’aux yeux de l’opinion publique régionale, nationale et internationale, il sauvegarde à travers son répertoire musical l’« afrocolombianité » du village et par conséquent sa notoriété et son attrait touristique.

La musique palenquera et les effets de la patrimonialisation en contexte de globalisation

23 À ce jour, les musiques interprétées par les Alegres Ambulancias et le Sexteto Tabalá, groupes avérés comme les détenteurs des traditions authentiques et ancestrales de leur village, sont présentées et perçues comme n’ayant subi pratiquement aucune transformation à travers le temps. Pourtant, ces musiques censées personnifier un passé légendaire, celui des anciens « Marrons », n’ont pas cessé de se transformer. Comme le fait remarquer Denis-Constant Martin : « Les musiques bougent ; elles ont toujours bougé. Les musiques changent ; elles ont toujours changé. Dès l’aube de l’humanité, les hommes se sont déplacés, et leurs pratiques avec eux. Lorsqu’ils se sont croisés, ils ont échangé et, de ces échanges, sont nés des formes, des systèmes nouveaux. De ce point de vue, rien n’a fondamentalement changé. Pourtant, les mouvements sont devenus plus vastes, les échanges, plus intenses. Deux époques représentent des moments de transformations qualitatives ayant influencé grandement sur les processus qui ont abouti à l’apparition des musiques aujourd’hui écoutées d’un bout à l’autre de la planète : celle de la découverte, pour les Européens, des mondes nouveaux dans ce qu’ils nomment les Amériques, l’Asie et l’Afrique ; celle de l’invention de techniques permettant la reproduction du son » (Martin, 2005, p. 17-51).

24 Ces complexes mutations ont provoqué, et provoquent encore, des processus d’acculturation qui altèrent considérablement nos modes de vie et entraînent l’émergence de nouveaux espaces sonores et de nouvelles créations musicales. Nous considérons donc qu’il est important de prendre en compte les nouveaux processus de création musicale, de mise en scène, de production, de diffusion, de réception, de circulation et d’interaction (utilisation de nouveaux réseaux de communication) entre les différents acteurs (musiciens, auditeurs, producteurs, « passeurs ») dans le monde contemporain car ils participent au renouvellement incessant des pratiques musicales (dans ce cas précis, les musiques palenqueras, et afrocolombiennes). En effet, dans ces innombrables échanges, rencontres, altérations et transformations au sein des sociétés dans le monde, « la globalisation ne se traduit pas par l’affadissement des différentes cultures, ni par l’affrontement entre les segments culturels épars qui seraient restés intacts au cours de l’histoire » (Amselle 2001, p. 22).

25 Nous n’assistons donc pas à une uniformisation des sociétés et de leurs cultures, mais plutôt à un renforcement des identités culturelles partout dans le monde.

26 Nous allons interroger à présent la notion de « sauvegarde » que comporte le « Patrimone culturel immatériel ». Ne s’agit-il pas d’une notion paradoxale, puisqu’il s’agit de « préserver des pratiques culturelles » vivantes, c’est-à-dire des savoir-faire et

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des expressions qui appartiennent à des individus et qui sont, par conséquent, des pratiques en mouvement, en constante transformation ? Quelle est donc la place de la créativité dans la Convention de 2003 établie par l’Unesco37 ? Est-ce que les manifestations nouvelles y sont reconnues ? Faut-il négliger le fait que les artistes sont souvent en déplacement, en contact avec d’autres lieux, d’autres cultures musicales, et en interaction avec d’autres musiciens et auditeurs ?

27 En 2006, l’Observatoire du patrimoine culturel colombien MIA (matériel, immatériel et archéologique) a reçu la mission de conseiller le ministère de la Culture, en ce qui concerne la politique sur le PCI colombien. Dans un rapport38 réalisé par cet Observatoire la même année, consacré à la définition du champ conceptuel de cette politique, l’écart existant entre le global, le national et le local a été mis en relief. D’un côté, l’Unesco souligne l’importance d’impliquer les acteurs détenteurs des traditions culturelles et, de l’autre, le gouvernement colombien, sans vraiment consulter les détenteurs de ces savoir-faire, tend à définir son PCI comme l’équivalent du foclor (festivals et carnavals), largement institutionnalisé. Parallèlement, en ce qui concerne l’élaboration des listes du PCI colombien, il semblerait que celle-ci soit discutable. Les choix des pratiques culturelles « dignas » (dignes) et susceptibles d’être incluses dans ces listes sont faits arbitrairement, dictés par des intérêts politiques, car ils ont été faits à partir des législations au sein du Congrès39.

28 Comme le suggère l’anthropologue Chiara Bortolotto40, avec l’émergence du PCI et la création des inventaires dans chaque pays ayant ratifié la Convention, n’est-ce pas un dispositif de mise en catégories des cultures et de renforcement des stéréotypes culturels qui se met en place, avec comme risque un processus de hiérarchisation des cultures ?

29 Quant à la patrimonialisation de San Basilio, on peut affirmer qu’elle a consolidé la notoriété du village et son statut privilégié en tant que représentant d’une « afrodescendance » incontournable. Cependant, ce phénomène était censé apporter un soutien aux habitants de ce village afin qu’ils puissent accéder à de meilleures conditions de vie. Malgré le fait que le texte de la Convention de 2003 spécifie à plusieurs reprises l’importance de l’implication des communautés dans la sauvegarde de leur patrimoine, certains habitants à San Basilio semblent ne montrer aucun intérêt à l’égard de leur patrimonialisation par l’Unesco, d’autres ne comprennent pas ce que cela signifie. L’une des causes pouvant expliquer cela est le faible intérêt apparent des institutions nationales et locales elles-mêmes, qui se traduit par leur manque d’implication dans l’implantation de plans d’action destinés à veiller réellement à ce que les principaux acteurs concernés, c’est-à-dire l’ensemble de la communauté, participe de manière active. Il existe donc un fossé entre l’image donnée par les médias, des institutions comme le ministère de la Culture colombien et l’Unesco, et la réalité des palenqueros au village ou à l’extérieur, en ce qui concerne leurs pratiques culturelles et musicales. Non seulement ces derniers dansent et chantent le vallenato tandis que les plus jeunes écoutent et dansent principalement la champeta et le reggaeton41, mais les chants rituels lumbalús, fortement liés à la religiosité et à la mémoire ancestrale des palenqueros ne sont que très rarement joués dans le village. Ce sont les répertoires de bullerengues et chalupas, ceux qui sont le plus souvent écoutés et dansés dans les rituels funéraires aujourd’hui.

30 Les dernières décennies du XXe siècle et le début du XXIe siècle se présentent comme un moment de l’histoire où le futur a tendance à être plus incertain qu’auparavant, c’est ce

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que Hartog (2003, p. 210) explique à partir de ce qu’il appelle « le présentisme », qui revient à considérer le présent en ayant en vue le passé. Cette crainte constante de perdre les repères sociaux, historiques, religieux, culturels face à une globalisation qui pour beaucoup semble instaurer une uniformisation des sociétés, a mis en avant la mémoire, la quête des racines, la sauvegarde de ce patrimoine qu’il faut préserver puisqu’il est censé définir ce que nous sommes aujourd’hui.

31 Face aux enjeux et à l’impact de la patrimonialisation de San Basilio, on peut se demander si le groupe de musique traditionnelle Alegres Ambulancias, profiterait aujourd’hui de la même reconnaissance par les institutions culturelles colombiennes, s’il n’était pas originaire d’un village afrocolombien, labellisé par une institution internationale comme légitimement ancestral, suffisamment ethnique et authentique par son héritage africain. San Basilio apparaît ainsi comme un exemple, en Amérique latine, de la tendance de notre époque à muséifier et patrimonialiser les sociétés locales, ce qui revient de fait à nier leur historicité. L’injonction à l’authenticité et à l’africanité est devenue dans la Colombie interculturelle un outil politique, économique et social (légitimation des droits notamment liés au territoire, amélioration du niveau de vie, rejet des pratiques de discrimination), qui tend à figer les palenqueros et leurs pratiques culturelles. Ce phénomène comporte le risque de renforcer le fossé entre générations. Parallèlement, la patrimonialisation des pratiques culturelles palenqueras, et le discours afrocentriste qu’elles induisent prédisposent les leaders et les musiciens à promouvoir des relations de pouvoir qui génèrent des conflits aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du village.

32 Pour conclure, nous invitons à réfléchir sur un phénomène très récent qui incarne la logique de la patrimonialisation de pratiques culturelles immatérielles en Colombie, il s’agit de la récente création de « marchés de la culture », où sont à l’honneur les « nouvelles musiques colombiennes ». En 2008, Rafael Ramos, un producteur de musiques traditionnelles colombiennes reconnu sur les marchés national et international, a organisé à Cartagena le premier Mercado cultural de la Caraïbe (Marché culturel de la Caraïbe). Une deuxième ville colombienne, Medellin, a accueilli en juillet 2010 une nouvelle version de cet événement dans le cadre du IIIe Congrès Ibéroaméricain de Culture. Ces marchés, qui regroupent des producteurs nationaux et internationaux, des managers et des groupes musicaux choisis au préalable, s’inspirent d’évènements européens similaires. Ils se présentent comme des lieux indispensables au développement des pratiques musicales et s’inscrivent dans la perspective d’une industrie culturelle régie par les dynamiques des marchés globaux. Il est alors intéressant d’observer comment ces événements peuvent participer à la transformation des pratiques musicales colombiennes et révéler des phénomènes socio-économiques et politiques simultanément liés aux processus de globalisation, aux changements propres à la société colombienne et à leurs répercussions à l’échelon local. À travers l’institutionnalisation des groupes musicaux de San Basilio, on peut observer ces effets croisés en montrant les interactions entre un marché mondial de la World Music, la patrimonialisation introduite par l’Unesco comme mode de gouvernance internationale (avec cette idée de « sauvegarde » de certaines musiques dans une perspective « présentiste » évoquée ci-dessus) et de nouvelles politiques culturelles régionales et nationales oscillant entre ces deux grandes tendances.

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NOTES

1. En Colombie, ce terme est très utilisé dans le milieu institutionnel, académique, médiatique, et par l'ensemble des Colombiens pour faire référence aux musiques dites traditionnelles. 2. Pour nous, ce terme est plutôt conçu selon la définition du mot folklore mentionnée dans le Dictionnaire de l’ethnologie dirigé par Roger Bonte et Michel Izard (1991). Le mot folklore a été proposé au milieu du XIXe siècle en Angleterre pour faire référence au savoir du peuple à une époque marquée par les nationalismes, et au cours de laquelle les pays européens ont entrepris un collectage de traditions populaires sans vraiment se soucier des contextes sociaux et culturels. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le folklore est devenu une discipline discréditée dans le

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milieu scientifique à cause de son idéologie archaïsante. Le terme folklore renvoie à une mise en scène des traditions, à une fixation mais aussi à une homogénéisation des pratiques. Voir aussi Guillermo Abadía (1977, p. 19-20) et Aubert (2001, p. 91- 98). 3. Arocha (1992), Restrepo (1997), Wade (1997a, 1997b et 1999), Cunin (2004b, p. 179-215). 4. Wade, 1997a, p. 86-87. 5. Les afrocolombiens, regroupés notamment sur la côte Caraïbe et Pacifique de la Colombie, représentent environ 28 % de la population du pays. 6. Ce fut après l’adoption de cette nouvelle Constitution en 1991 que le 12 octobre fut déclaré : Día de la raza (Journée de la race) et que depuis 2001, le 21 mai est célébré comme la journée de "l’afrocolombianité". L’utilisation du terme raza est encore très utilisé dans la société colombienne, ainsi que dans beaucoup de pays en Amérique latine ; voir Wade, 1997 et 2002. 7. Avec le soutien de certains leaders politiques amérindiens, et de certains académiciens et intellectuels, l’article transitoire 55 fut introduit à cette Constitution. Cet article voulait mettre en place une "loi qui reconnaisse le droit à la propriété collective pour les communautés noires ayant occupé des terres non cultivées dans des zones rurales riveraines des bassins du Pacifique, d’après leurs pratiques traditionnelles de production (...)", ainsi que des mécanismes pour assurer la protection de l’identité culturelle et les droits de ces communautés, et la promotion pour leur développement économique et social. Après une période de diffusion nationale, et de discussions sur les contenus (ethnoéducation, autonomie, culture et participation) dans la côte de la Caraïbe et dans les départements du Valle, Cauca et Nariño, une Commission Spéciale réussit à concrétiser ce projet qui est devenu la loi 70 de 1993. 8. Pendant cette période se sont constitués des mouvements sociaux au sein des communautés noires, notamment le Movimiento Nacional Cimarrón qui, plus tard, en 1993, a donné naissance au mouvement PCN (Proceso de Cominidades Negras). Avant la loi de 1993, les membres de ce mouvement revendiquaient des droits territoriaux ainsi que le droit à être reconnus en tant que "minorités ethniques" "afrodescendantes", et dénonçaient la discrimination et le racisme envers les Noirs (Cassiani, 2002, p. 573-592). 9. Agudelo, 2004. 10. Les travaux pionniers sur San Basilio, et de manière générale sur les afrocolombiens, sont ceux de l’anthropologue colombienne Nina S. de Friedemann (1987, 1983, 1991, 1992 et 1994), mais la première étude sur San Basilio a été celle d'Aquiles Escalante dans les années 1950. 11. Cunin, 2004b, p. 194-195. 12. Escalante, 1979 ; Arrazóla, 1970 ; Escalante et Bickerton 1970 ; Friedemann et Patiño, 1983 ; Schwegler, 1996. 13. En Colombie, le terme "Palenque" (qui est l’équivalent du mot Quilombos utilisé au Brésil) fut attribué durant l’époque de l’esclavage aux forteresses construites par les "Noirs marrons", c’est- à-dire les esclaves qui fuyaient et résistaient contre la domination des colons (Friedemann, 1987). Le village de San Basilio est couramment appelé Palenque mais nous préférons le désigner par son seul nom, le qualificatif "Palenque" étant aujourd’hui très connoté. 14. Friedemann, 1983, p. 37-45. 15. Escalante, 1979, p. 52; Friedemann, 1987; Schwegler, 1996. 16. Le carnaval de Barranquilla a été lui aussi patrimonialisé par l’UNESCO en 2003, et a lieu chaque année quelques jours avant le début du carême. 17. Sur le courant idéologique de l’afrocentrisme, voir Walker, 2004. 18. Musique née dans les années 1980, inspirée du , du hi-life, de l’ et des musiques dites traditionnelles de San Basilio ; elle est aujourd’hui très populaire auprès des jeunes de San Basilio et de la côte caraïbe colombienne, notamment dans les milieux les plus défavorisés. 19. Les leaders à San Basilio, sont souvent des jeunes mais parfois aussi des personnes âgées qui généralement ont un statut important dans la hiérarchie sociale. La plupart d’entre eux sont membres du Consejo Comunitario (Conseil communautaire, qui est la plus importante organisation

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sociale du village ; c’est là que sont prises toutes les décisions concernant le village). On trouve également dans ces leaders des professeurs, des conseillers, des musiciens qui dirigent les deux Casas de la Cultura (Maisons de la Culture). Ces personnes, notamment les plus jeunes, sont aussi chargées de l’organisation in situ de tous les évènements culturels de San Basilio, avec l’accord de dirigeants économiques et politiques palenqueros qui vivent à Cartagena depuis de longues années. 20. À partir des années 1980, des musiques congolaises des années 1970 et 1980 ont commencé à arriver par bateau sur le port de Cartagena. Rapidement, elles ont été diffusées dans la ville et ont reçu un très bon accueil de la part de quelques palenqueros immigrés de Cartagena. Aujourd’hui, les palenqueros en général, qu’ils habitent dans le village ou dans une ville, demandent aux étrangers de leur envoyer de la musique africaine, et des tissus africains. 21. Wade, 2002. 22. "Empreintes ou traces d’africanité". Ce concept a été utilisé pour la première fois par Friedemann évoquant "l’héritage africain", présent dans les cultures de la diaspora afro- américaine. Voir cet auteur, 1991, p. 70 ; 1994, p. 84. 23. Dans ses réflexions sur "l’universalité des cultures" qui découlerait de la globalisation que nous vivons actuellement, J.-L Amselle propose la notion de "branchements" (2001) en substitution à celle de "métissage", qui pour lui est très marquée par la biologie, et renvoie à l’idée d’une "pureté originaire" illusoire. Ainsi, il avance que les différents groupes d’individus dans le monde, proviennent de mélanges et de rencontres qui se sont produits sans cesse ; le concept de "branchements" permettrait alors de représenter des liens et la "communication interculturelle" nés des relations entre les êtres humains. 24. Friedemann, 1993, p. 92; 1998, p. 81-101; Schwegler, 1996, p. 60, 71. Ces confréries existaient déjà en Espagne pour encadrer l’esclavage des africains. Dans les ports du Nouveau Monde, elles étaient destinées dans un premier temps à accueillir les esclaves blessés ou malades, il s’agissait d’infirmeries populaires. Le cabildo fut également une organisation socioculturelle implantée à Cartagena, permettant aux esclaves originaires des mêmes populations de se retrouver et de partager leurs croyances et leurs coutumes. 25. Tambour conique à une membrane percuté avec les mains, ayant entre 30 et 40 centimètres de longueur. 26. Tambour conique ayant une membrane et percuté avec les mains, dont la partie supérieure était recouverte de peau de cerf ou de chèvre. 27. Ce tambour, ayant comme fonction principale celle d’improviser, était lui aussi conique à une membrane et percuté avec les mains. Il est présent dans toute la région de la côte atlantique, et a environ 70 cm de longueur. 28. Lorsque Schwegler (1996) a commencé ses recherches sur le rituel lumbalú dans les années 1980, il avait déjà constaté que les chants lumbalú et le baile de muerto n’étaient que très rarement exécutés dans le village. 29. Ce sont des pratiques musicales où se retrouvent la voix et des instruments de percussions qui sont accompagnés par des danses (Carbó, 2003). 30. Ce tambour à deux membranes a environ 70 cm, et est frappé des deux cotés avec des baguettes en bois. 31. À propos de cette notion, voir Aubert, 2001. 32. Dans les années 1980, Armin Schwegler a enregistré des chants lumbalú. L’ouvrage de George List (1994 [1983]) est accompagné d’un Cd dans lequel figure l’enregistrement d’un chant lumbalú (Samb’Angol’e). Dans un Cd de musiques traditionnelles paru en 1994, figure un lumbalú (Samitolo) enregistré par Egberto Bermúdez. 33. Depuis une dizaine d’années, Graciela Salgado et Rafael Casianni, directeur du Sexteto Tabalá, ont l’habitude de recevoir chez eux des journalistes, des chercheurs et des touristes nationaux et internationaux qui viennent rencontrer les emblématiques groupes musicaux de San Basilio dont

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ils sont les principaux représentants, et dont les performances s’inscrivent dans un tourisme culturel local en expansion. 34. À San Basilio, certaines pratiques comme la musique, sont détenues depuis des générations par quelques familles, parmi lesquelles la plus importante est celle des Batata, c’est-à-dire celle à laquelle appartiennent la plupart des musiciens de Alegres Ambulancias. Paulino Salgado fut l’un des percussionnistes colombiens les plus reconnus aux échelles locale, nationale et internationale, de même que Toto la Momposina, chanteuse de musique dite traditionnelle colombienne, qu’il a accompagné durant une bonne partie de sa carrière professionnelle. 35. Paléo Festival 2004 (Hommage à Paulino Salgado), Billingham International Folklore, Salland Festival 2008 avec le groupe GFU. 36. Colombie. Palenque de San Basilio (Ocora-Radio France/2004) et Colombie : musique funéraire de Palenque (Buda Records-Universal Music 2004). Les morceaux de musique de ces albums ont été enregistrés respectivement en 1999 et en 2000. 37. unesdoc.unesco.org/images/0013/001325/132540f.pdf 38. Ce rapport a été réalisé par l’anthropologue Alvaro A. Santoyo à la fin de l’année 2006. 39. Alvaro Santoyo, 2006. 40. Propos recueillis dans une intervention qu’elle a donnée au sein du séminaire "Musique et globalisation" dirigé par Emmanuelle Olivier à l’EHESS durant l’année 2007-2008. 41. Genre musical apparu dans les années 2000, très écouté par les adolescents en Amérique latine et aux États-Unis. Il est issu d’un mélange entre reggae, , hip hop et des rythmes des Caraïbes.

RÉSUMÉS

San Basilio, village afrocolombien situé au nord de la Colombie, a vécu jusque dans les années 1970 dans un isolement relatif mais, notamment durant les années 1980, après son ouverture, la société palenquera a commencé à se confronter à d’importantes transformations. La nouvelle Constitution de 1991 qui a reconnu la Colombie comme un État « multiculturel », « pluriethnique » et « multilingue », ainsi que la mise en valeur de l’héritage africain dans ce village, promue par les chercheurs et qui a entraîné sa patrimonialisation en 2005, ont fait de San Basilio un emblème de l’« afrocolombianité ». Une étude des répercussions de ces évènements à travers l’évolution du groupe de musique traditionnelle du village, les Alegres Ambulancias, est un des exemples nous permettant de comprendre le rôle de la musique en tant que révélateur d’enjeux sociaux, culturels, économiques et politiques contemporains aux échelles globale, nationale et locale, auxquels sont confrontés les musiciens et les sociétés auxquelles ils appartiennent.

San Basilio, an afrocolombian village located in the North of Colombia, was relatively isolated from the outside world lived until the end of the 1970’s. However, after its opening, in the 1980’s, the village’s society began to be confronted with important transformations. The new Constitution of 1991 which recognized Colombia as a « multicultural », « multiethnic » and « multilingual » State, as well as the glorification of the African inheritance of this village promoted by the researchers and which lead to its patrimonialization in 2005, made of San Basilio an emblem of « afrocolombianity ». A study of the repercussions of these events from the evolution of the group of traditional music of this village, the Alegres Ambulancias, is one of the

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examples allowing one to understand how music reveals contemporary social, cultural, economic and political stakes on a global, national and local scale with which are confronted the and the societies they belong to.

INDEX

Index géographique : Colombie Keywords : music, identities, afrocolombians, multiculturalism, patrimonialization Mots-clés : musiques, identités, afrocolombiens, multiculturalisme, patrimonialisation

AUTEUR

VIOLETA JOUBERT-SOLANO CRAL – EHESS [email protected]

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Le passé des origines, le présent de l’action culturelle Sur l’ancrage de la musique (noire ?) à La Réunion et en Guyane française Past origins, present cultural action: about (black?) roots of music in Reunion and French Guiana

Bernard Chérubini

Introduction

1 Le champ musical réunionnais et celui de la Guyane française ne se sont pas structurés par rapport à un mécanisme de construction qui aurait intégré en son sein le concept de musique noire. Le poids de l’histoire a en revanche marqué profondément les positionnements de chaque musicien par rapport à une musique traditionnelle créole, à la fois locale et plus globale, commune aux aires culturelles créoles par exemple, par rapport à des musiques actuelles, plus urbaines, plus cosmopolites, plus mondialisées. Une première donnée semble incontournable : le Noir, qui pourrait avoir été le musicien d’une hypothétique première musique noire guyanaise ou réunionnaise, est avant tout perçu comme un esclave, avant d’être perçu comme un Africain. Ceci concerne à la fois les sociétés de Marrons, présentes en Guyane française, qui se sont formées à partir d’esclaves évadés des habitations du littoral, et les sociétés créoles formées à partir d’esclaves affranchis ou libérés en 1848. On sait ainsi que « les cortèges de réjouissances des Noirs » ont été encouragés par les maîtres, par les planteurs, dans la continuité probablement des mascarades des jours gras, des mascarades de cours qui étaient déjà en Europe marquées par l’Afrique, un imaginaire de l’Afrique, qui se traduisait par la présence de tambours africains et de fanfares de cour, d’orchestres militaires, dans lesquels on pouvait retrouver des Noirs (Szwed et Abrahams, 1988). Le continuum européen-afro-américain pourrait ainsi avoir été partiellement occulté au profit du continuum africain-afro-américain.

2 Poser la question de l’existence d’une musique noire dans l’aire créole, de la Caraïbe ou des Mascareignes, c’est avant tout situer la musique traditionnelle guyanaise et

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réunionnaise dans cette historicité pour mieux apprécier les manifestations les plus contemporaines de la production des musiques dites actuelles. Les jeunes du fleuve Maroni et de la région de Saint-Laurent du Maroni qui transforment la musique aleke en ragga et reggae, les jeunes Réunionnais qui ont fait éclater le maloya électrique des années 1980-1990 s’inscrivent-ils dans un contexte de production de musiques noires ? La réponse que nous serions tentés d’apporter est bien entendu négative. À l’exception de quelques musiciens qui se revendiquent d’une filiation africaine et qui souhaitent se situer dans un courant musical qu’ils appellent eux-mêmes « musique noire », la grande majorité des artistes confirmés ou débutants parlent surtout de musique créole, de musique métisse, de musique du monde (Samson, 2006 ; Lagarde, 2007). Un constat s’impose alors : les musiques traditionnelles guyanaise et réunionnaise se sont ancrées dans un espace local soumis à de fortes tensions interculturelles, dès les premiers temps de leur fondation, au gré des migrations interrégionales et des vagues de peuplement dictées par les puissances coloniales, sous l’influence des cultures musicales importées ou imitées via les moyens modernes de communication audio et audiovisuels.

3 Les descendants des populations d’origine africaine, pratiquement tous métissés dans ces deux DOM (Départements d’outre-mer) français, ont déjà une longue histoire musicale locale depuis les premiers « contacts de civilisation » (Bastide, 1967) opérés sur leurs territoires respectifs, 1604 en Guyane française et 1663 à La Réunion (Bourbon à l’époque), si l’on retient leurs dates de prises de possession par la France. Si musique noire il y a, celle-ci a voyagé avec les premières vagues d’esclaves originaires d’Afrique et de Madagascar, à moins qu’elle n’ait accompagné les colons européens, déjà en contact avec les peuples d’Afrique, parfois par l’intermédiaire d’esclaves africains déjà présents sur le continent européen (Szwed et Abrahams, 1988). Deux éléments nous paraissent essentiels dans notre raisonnement : il y a une différence fondamentale entre les contextes états-uniens et caribéens (Guyane française) d’émergence et de stabilisation de la musique afro-américaine qui a trait au mode de production de la société esclavagiste et à la spécificité de la société d’habitation guyanaise en particulier ; il existe en Guyane française et au Surinam des sociétés de Marrons formées aux XVIIe et XVIIIe siècles qui ont bénéficié de conditions tout à fait différentes de transmission de valeurs culturelles, religieuses, et de connaissances musicales, de celles de la société d’habitation côtière restée longtemps sous l’emprise du régime esclavagiste1.

4 Les schémas raciologiques du monde de la plantation s’accompagnent donc d’une gestion sociale des rencontres de cultures qui n’épargne pas le discours sur la musique et sur la performance musicale. De ce point de vue, les aires culturelles caribéennes, latino-américaines ou indianocéaniques se retrouvent intimement liées. La musique des esclaves de l’habitation guyanaise et réunionnaise fait l’objet de descriptions à peu près similaires, à travers le regard de maîtres blancs, générant un mode de pensée qui va perdurer dans le discours populaire. Une identité phénotypique continue à signifier une série de valeurs sociales et culturelles et la promotion de productions culturelles dites métisses continue à signifier « [les] louanges du mélange et du mixte, ce qui, au plan du vécu, continue aussi à signifier la dissolution essentielle de la ’race’, même aux yeux de ceux qui la nie » (Bonniol et Benoist, 1994, p. 68).

5 Un examen des situations rencontrées en Guyane française et à La Réunion peut sans aucun doute enrichir la réflexion mais sans prétendre apporter des réponses à toutes

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les questions posées autour de ce concept très contestable et du reste fort contesté de « musique noire ». Sans le dire réellement, une majorité d’intellectuels créoles réunionnais – mais il en va probablement de même dans le contexte guyanais et sans doute antillais –, celle qui cherche surtout à glorifier le métissage, se sert du champ musical pour dessiner des « stratégies institutionnelles » qui font de la musique noire, lorsque celle-ci est évoquée, plus sûrement de la musique locale créole et métisse une sorte d’otage de la construction locale des identités (Cherubini, 1996). La question posée ailleurs de la musique traditionnelle qui doit être perçue comme une musique nationale est ici reprise dans un contexte de démarcation de la musique populaire venue de la France métropolitaine, même si, un temps, la musique de variété française diffusée par la radio nationale a bénéficié d’un public local très enthousiaste, avant que les radios libres n’inondent les ondes de musique anglophone, correspondant mieux aux goûts des générations actuelles.

6 Notre réflexion s’articulera principalement sur deux types de stratégies institutionnelles que l’on peut observer dans les deux DOM pris ici pour exemple : les efforts déployés en faveur de la reconnaissance de la musique locale et les actions favorisant l’émergence de lieux pour la pratique et la formation, des lieux qui permettent l’expression de nouveaux genres musicaux, à La Réunion et en Guyane française, mais aussi et surtout leur ancrage dans de nouveaux territoires localisés et mondialisés. On essaiera de montrer ainsi que sans l’action culturelle, incarnée par exemple par le Pôle régional des musiques actuelles à La Réunion (Courbis, 2003a) et le Centre culturel de rencontres TransAmazoniennes de Saint-Laurent du Maroni (Christophe, 2003), cette musique des DOM sortirait difficilement de sa situation d’enclavement et d’insularité.

Le territoire de l’action culturelle

7 Sur le plan méthodologique, nous nous en tiendrons ici à l’examen des dires et des vécus, aux témoignages des acteurs et des participants à ces actions, des observateurs et des spécialistes de ces questions musicales à La Réunion et en Guyane française. Nous observons en tant qu’ethnologue, les sociétés créoles de la Guyane depuis 1978 et de la Réunion depuis 1986. Nous avons conduit des recherches sur le patrimoine culturel matériel et immatériel de la Guyane et de La Réunion2, ce qui peut nous permettre d’apprécier en partie – mais indirectement – les transformations rapides de la scène musicale locale et les succès récents de certaines formes musicales sur la scène européenne et métropolitaine. Il n’est pas étonnant, par exemple, que nos recherches sur la fête populaire et les fêtes patronales en Guyane durant les étés 1991 et 1992 (Cherubini, 1992, 2002), pointaient du doigt l’apparition de groupes bushinenge3 sur la scène locale qui avaient beaucoup de mal à s’imposer dans le paysage musical des fêtes patronales traditionnelles, laissant ces groupes de jeunes musiciens largement en marge de la programmation officielle sur la côte, mais leur donnant aussi l’occasion d’animer, en parallèle, les nuits festives des quartiers de Saint-Laurent du Maroni4.

8 Nous avons également eu, dans ce cadre, l’occasion de nous pencher sur les revendications identitaires des différentes communautés ethniques ou ethnoculturelles qui forment ces sociétés plurielles, multiculturelles, qui puisent une partie de leur argumentation dans les dénonciations de restrictions apportées à la pratique culturelle, linguistique et/ou musicale. Nous pouvons alors reprendre, assez rapidement, les

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principales caractéristiques de la structuration historique de ce champ musical, avant de voir les efforts consentis par les institutionnels en faveur de la protection et du développement de ces musiques traditionnelles et de conclure, provisoirement, sur l’intérêt que présentent ces approches de la musique traditionnelle et actuelle pour les études afro-américaines, indianocéaniques, et pour un renouvellement du travail ethnomusicologique et musicologique.

9 Les recherches des sociolinguistes sont ici un point d’appui essentiel (Alleyne, 1989a, 1989b) pour fonder quelques hypothèses de travail sur des processus de créolisation différenciés entre sociétés créoles et sociétés de Marrons. Il y a déjà plus d’une quarantaine d’années, Roger Bastide (1969), qui avouait lui aussi son incompétence en ethnomusicologie, suggérait de se pencher sur les travaux d’anthropologues qui abordent ces chants et ces danses comme des « comportements symboliques » car, en l’absence de données et d’informations sur « la musique séculaire de l’Afrique », on peut voir ces manifestations esthétiques, ces comportements, comme autant « d’expressions médiatisées par la musique, du social au culturel ». Il cite en particulier les conséquences du passage du rural à l’urbain, d’une société agraire à une société urbaine, avec en particulier une « culture du ghetto ».

10 Il devient alors tout à fait pertinent de discuter des mécanismes d’identification à l’une ou l’autre de ces références identitaires, de la portée des discours sur la musique et la société, des éventuelles revendications d’une appartenance à un vaste ensemble qui serait celui de la « musique noire », des phénomènes de rejet d’une telle perspective, au profit le plus souvent d’une revendication de « musique métisse », « musique actuelle », de « musique créole », ce qui suffirait sans doute à expliquer la faiblesse d’une (re)construction du champ musical autour de ce concept de musique noire. Savoir si la musique créole est une musique noire ne peut être qu’une question dérangeante pour les spécialistes des études créoles, à la fois pour ceux qui travaillent en sociolinguistique (Hymes, 1970 ; Alleyne, 1989a ; Chaudenson, 1992) et pour ceux qui travaillent en anthropologie, qui ont un temps rejeté le diffusionnisme et le culturalisme, « l’héritage du Noir »5 (Herskovits, 1966), pour s’engouffrer dans les méandres des processus de créolisation socioculturelle, du métissage des cultures et des traits culturels, de la créativité culturelle (Mintz et Price, 1976 ; Affergan, 1997).

11 La recherche des africanismes, des traits culturels d’origine africaine, se heurte au processus d’adaptation de la culture d’origine. Le lien apparent entre physiologie et culture, le phénotype et la musique par exemple, la « transmission naturelle » et « l’héritage », ne résistent pas aux conditions de la transmission que l’on appellera « syncrétisme », « continuum d’acculturation » et bien entendu « métissage ». La musique noire serait-elle alors seulement celle des Noirs américains, « afro- américains » ou African-Americans et une source d’inspiration pour toutes les autres communautés afro-américaines, de la Caraïbe et pour toutes les diasporas ? De toutes les façons, la musique traditionnelle a muté, s’est enrichie de croisements multiples qui produisent de nouveaux discours sur la créolité et la réunionnité. Et dans un tel contexte, la référence à l’Afrique des ancêtres est régulièrement évoquée, de même que la volonté de s’inscrire dans une musique contemporaine qui est devenue urbaine, diasporique, « cosmopolitaine », mondialisée.

12 On pourrait illustrer ces évolutions récentes à partir de l’exemple de la programmation de deux types de manifestations : le festival des TransAmazoniennes, créé en 1997 dans le camp de la Transportation à Saint-Laurent du Maroni, en Guyane, et le festival Sakifo

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organisé depuis 2004 à La Réunion, à Saint-Leu, puis depuis deux ans à Saint-Pierre. Les musiques du fleuve donnent « un avant-goût de l’avenir de la musique guyanaise » pour les promoteurs du festival TransAmazoniennes qui font se déplacer depuis 1997 plusieurs directeurs de festivals métropolitains, mais aussi de Belgique, d’Allemagne, de Hongrie, du Canada. Il est vrai que plus de soixante formations ont été répertoriées à Saint-Laurent du Maroni en 2004 (« un groupe pour 300 habitants »), s’inscrivant aux présélections des Tremplins des TransAmazoniennes d’où sont issus bon nombre de groupes qui représentent aujourd’hui la Guyane sur les scènes internationales : Energy Crew, Jay Youth, Spoity Boys... À La Réunion, Sakifo est devenu la vitrine de la musique de l’océan Indien attirant un nombre croissant de professionnels venus du monde entier.

13 Mais les artistes locaux produisent avant tout un discours identitaire à partir de ce qu’ils considèrent comme étant pour eux la musique populaire ou la musique traditionnelle. Quelques exemples peuvent nous permettre d’approcher ces différentes conceptions. Par exemple, à La Réunion, Bernard Joron, chanteur du groupe Ousanousava, considère que : « le maloya est la musique traditionnelle réunionnaise (…) je fais du ’maloya moderne réunionnais’, c’est une déviation du ’maloya traditionnel réunionnais’, du ’maloya sec’ (…) Danyel Waro n’est plus traditionnel : il a des accents de jazz et de blues » (Joron, 2005, p. 309).

14 La nécessité de s’identifier à une musique qui ne serait pas ou plus la musique traditionnelle du pays vient le plus souvent en second, au titre d’un métissage musical revendiqué comme forme évolutive du maloya traditionnel, « malogué » par exemple, pour un rapprochement du maloya et du reggae, mais la référence à la tradition est plus associée à l’esclavage qu’à l’Afrique, à l’exception notoire de quelques artistes comme Nathalie Natiembe, qui affirme qu’elle s’est rapprochée de ses ancêtres du Mozambique6, ou Ti Rat, leader du groupe Rouge Reggae, qui veut inscrire son combat insulaire dans « le courant ethnique panafricain »7.

Faire reconnaître les ancrages culturels de la musique traditionnelle

15 Exemple le plus remarquable de ces stratégies, au début des années 1990 à La Réunion, on a mis en place durant trois années « l’opération CES Musiques » qui consistait à encadrer et favoriser la création musicale de quelques 400 jeunes Rmistes, sous l’égide du Conseil général, avec le concours de la Direction régionale des affaires culturelles, la DRAC (Cherubini, 1996, 2009). Le Conservatoire national de région, dirigé à l’époque par François Jeanneau8, avait déjà créé en 1989 un département « musiques populaires » qui permettait de développer la pratique instrumentale réunionnaise. Dans ce même conservatoire, il existait aussi un département de « musiques improvisées » dans lequel officiaient quatre professeurs, musiciens de jazz, qui encourageaient l’adaptation des standards de jazz en maloya. Puis, le Pôle régional des musiques actuelles, créé en 1997, est venu consolider le domaine de la formation, de l’information et de l’exportation de ces musiques locales (Courbis, 2003b). La production discographique a fait un bon assez remarquable : 80 albums ont été produits en 1999, 130 en 2000, 230 en 2001 et pas loin de 300 en 2002.

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« On peut parler d’une véritable explosion musicale avec une nouvelle génération de musiciens qui cherchent dans toutes les directions, souvent sans oublier leurs traditions et en continuant le métissage d’où sont nées ces traditions » (Courbis, 2003b, p. 3).

16 En Guyane française, les efforts déployés par le Centre culturel TransAmazonien de Saint-Laurent du Maroni pour développer la production, la formation et l’exportation des musiques guyanaises se sont concrétisés par de belles réussites sur la scène internationale : l’aleke du groupe Fondering, par exemple, héritier du groupe Bigi Ting qui a gagné un concours organisé par Aides Guyane en 1991, pour présenter une chanson sur le sida, dans le quartier de La Charbonnière, à Saint-Laurent du Maroni, s’est produit au festival des TransAmazoniennes 2004 après que son leader, Prince Koloni, ait enregistré des albums de reggae à Amsterdam entre 1998 et 20049. Le répertoire de ces groupes est marqué par les années de conflits au Surinam, une guerre civile qui a duré six ans, de 1986 à 1992, et qui a provoqué un afflux de réfugiés sur les rives du Maroni côté français et dans la région de Saint-Laurent du Maroni10.

17 Fruit de cette démarche culturelle volontariste et professionnelle, mais peut-être au risque de voir un jour sa plasticité altérée, le maloya a été inscrit en 2009 sur la « liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité » de l’Unesco. On peut lire sur le site web de l’Unesco, à la rubrique Patrimoine culturel immatériel (PCI), la fiche « maloya » rédigée comme suit : « Le maloya est à la fois une forme de musique, un chant et une danse propres à l’île de la Réunion. Métissé dès l’origine, le maloya a été créé par les esclaves d’origine malgache et africaine dans les plantations sucrières, avant de s’étendre à toute la population de l’île. Jadis dialogue entre un soliste et un chœur accompagné de percussions, le maloya prend aujourd’hui des formes de plus en plus variées, au niveau des textes comme des instruments (introduction de djembés, synthétiseurs, batterie…). Chanté et dansé sur scène par des artistes professionnels ou semi- professionnels, il se métisse avec le rock, le reggae ou le jazz, et inspire la poésie et le slam (…) Facteur d’identité nationale, illustration des processus de métissages culturels, porteur de valeurs et modèle d’intégration, le maloya est fragilisé par les mutations sociologiques ainsi que par la disparition de ses grandes figures et du culte aux ancêtres »11.

18 En Guyane française, le kaséco, lorsqu’il est exécuté sur l’Approuague, à Saint-Esprit, sert aussi à communiquer avec les esprits et évoque des danses religieuses africaines, un syncrétisme où danses de possession africaines et croyances catholiques se rejoignent. En général, le kaséko – littéralement « casser le corps/corps cassé » - est considéré comme l’équivalent de la Kalenda martiniquaise. C’est une danse rurale exécutée à la fin des travaux qui est devenue urbaine, comme danse de clôture, de fin de bal, qui est aussi considérée comme un défoulement, d’où l’équivalence entre le vidé et le kaséco (Blérald-Ndagano, 1996, p. 190). Les bals du samedi soir chez Man Sérotte à Cayenne perpétuent cette tradition du kaséko. Née à Malmanoury en 1921, Gisèle Sérotte a fondé le groupe folklorique Buisson Ardent en 1940. Dans sa jeunesse, elle a pu côtoyer les habitants de Malmanoury qui perpétuaient des danses ancestrales nées autour de ces petites habitations créoles des savanes de l’Ouest, largement issues des vagues migratoires acadiennes de 1764-176512.

19 Ces quartiers constituaient une Acadie guyanaise – ou une Guyane acadienne – pour lesquelles nous avons suggéré quelques pistes de recherche, en particulier l’existence d’un lien hypothétique entre la danse créole au tambour que l’on dit originaire de la région de Sinnamary, le grajé (une « valse transformée » selon Michel Lohier, originaire

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d’Iracoubo, « une valse française mise au goût africain » selon Régine Horth, « une valse ancienne » selon Auxence Contout) et les danses de l’Acadie pré-déportation. Il est sûr en tout cas que les différentes manières d’exécuter cette danse (grajé simple, grajé roume, grajévals) font apparaître une forme très différente entre Sinnamary et Cayenne13.

L’ancrage interculturel : du localisme à la globalisation

20 Comment se forme alors la musique dite « traditionnelle » ? Jean-Pierre La Selve (1984) a mis en évidence dans ce contexte réunionnais un processus d’adaptation des formes extérieures qui prend un relief tout particulier avec « l’établissement de traditions spécifiques » : un syncrétisme entre groupes non européens, afro-malgaches, indo-afro- malgaches, un syncrétisme entre groupes non européens et européens, un véritable métissage musical (séga, chansons « kabaré », etc.). La population d’origine africaine et malgache que l’on appelle familièrement « cafre » se voit attribuer tantôt le séga (mais un séga « typique » comme on le dit à l’île Maurice), tantôt le maloya (mais « le maloya est une forme de »), ce qui pourrait se traduire par continuum au niveau des musiques populaires mais qui se heurte aux stratégies identitaires qui font que l’on met surtout l’accent sur ce qui les sépare, quitte à entretenir une opposition séga-maloya dans des joutes plus militantes qu’ethnomusicologiques. Ce qui est sûr, c’est que le champ musical réunionnais reflète les lignes de fracture de la société réunionnaise avec au centre la misère, la misère des noirs et des métis afro-malgaches. La vision bipolaire de la société, que l’on retrouve aussi dans l’imagerie et l’idéologie rastafarienne (Constant, 1982), permet surtout au maloya d’être le support d’une revendication identitaire forte de la part des descendants des métis et des laissés-pour-compte de la société réunionnaise, tandis que le séga est associé par les tenants du maloya à la société coloniale blanche (La Selve, 1984).

21 L’aire culturelle caribéenne aura ainsi permis à la recherche ethnomusicologique de se développer autour de quelques-unes de ces questions clés pour la compréhension des phénomènes de créolisation (Bilby, 1985 ; Browning, 1998 ; Manuel, 2006), sans pour autant accréditer l’hypothèse du transport ou du transfert sans encombre des éléments de la culture d’origine14, un constat qui est également fait par les principaux chercheurs francophones, de Bastide (1967) à Affergan (1997). La musique est surtout un support pour des échanges dans un contexte de globalisation, des premiers temps de la colonisation à nos jours, ce qui permet de diversifier les genres musicaux dans un contexte spécifique de rencontre et d’échange (samba, reggae, hip hop, mambo, etc.).

22 L’opposition entre musique savante et musique populaire parasite largement ce débat dans un contexte de colonialisme et de post-colonialisme, de racisme et de domination socioraciale, de supériorité des musiques blanches et européennes sur les musiques autochtones et celles des groupes dominés, depuis les premiers temps de la colonisation jusqu’aux vagues plus récentes de migrations. La relative autonomie des musiques amérindiennes, mais aussi celle des Marrons du Surinam et de Guyane française vient complexifier cette situation car les jeunes du fleuve qui s’emparent de la musique de leurs ancêtres, l’aleke en particulier, pour faire du reggae, de la « dança afro-beat afro », trouvent là un moyen de communiquer avec le reste du monde à partir de leur musique, la « musique noire maronne », qui est une « musique identitaire forte », « sortie de l’exil » (« la jungle » ou encore le fleuve pour les jeunes bushinenge),

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pour devenir une musique urbaine (à Saint-Laurent du Maroni, à Paramaribo, à Albina) dans les années 199015. Les emprunts d’un groupe bushinenge à un autre se font sans difficulté dans les villes mais aussi sur le fleuve. L’aleke que l’on retrouve dans la musique aluku est un style emprunté aux voisins Ndjuka. L’aleke est dérivé d’une danse récréative plus ancienne appelée « lounsie ». La musique est jouée le plus souvent sur trois longs tambours et sur un grand tambour de basse, battu avec un tambour rembourré, appelé « djaz », tous apparus récemment. L’aleke a subi aussi l’influence de la musique moderne populaire du Surinam, connue sous le nom de « kaseko » ou « bigi poku », et d’une musique au tambour des Créoles de la côte appelée « kawina » (Bilby, 1989, p. 63).

Rejoindre ou ne pas rejoindre « le monde plus vaste des musiques noires » (Bilby)

23 Des formes hybrides résultent de tous ces brassages, y compris dans les villages fluviaux de la Guyane et du Surinam qui ont accueilli des communautés de Marrons, à la fin du XVIIe siècle et durant tout le XVIIIe siècle. La créativité et la vitalité de ces populations dans le domaine musical ont contribué à maintenir un héritage ancestral dans lequel le passé africain reste très présent, tout en produisant une musique comme l’aleke qui a fini par être la plus populaire parmi les jeunes depuis une quinzaine d’années (Bilby, 1999 ; 2001 ; Price, 2001). L’origine de certaines de ces danses « au tambour » qui remonte à l’esclavage ne viendrait pas alimenter autre chose que l’équivalent d’un continuum linguistique : « an African-European musical spectrum » (Bilby, 1985) qui n’empêche pas différentes déclinaisons contemporaines de la musique guyanaise (musique traditionnelle, jazz créole, musique reggae, musique urbaine, chanson carnavalesque). L’analyse ethnomusicologique peut être amenée à relier ces musiques des Noirs Marrons guyanais au monde plus vaste de la musique noire. Mais c’est surtout l’action culturelle qui porte ces musiques au titre des « musiques actuelles », maloya électrique à La Réunion et scène reggae en Guyane, encourageant une créativité et une profusion qui s’inscrit dans la complémentarité et la diversité des scènes locales. Appeler la musique noire la « musique black » ou revendiquer des sources et des racines africaines dans un contexte de créolité ne peut qu’orienter les différentes façons d’alimenter le continuum musical européen-africain à une époque où domine l’exclusion sociale et économique des jeunes musiciens domiens sur les marchés de l’emploi locaux et nationaux.

24 À La Réunion, une nouvelle génération de musicien va ainsi se réapproprier, dans les années 1980-1990, les racines ancestrales des ancêtres malgaches ou malbars. C’est en particulier le cas du leader de Baster, Thierry Gauliris, qui s’est toujours identifié à son quartier de Saint-Pierre qui a donné le nom du groupe16. Gramoun Lélé et le Rwa Kaf restent enracinés dans leurs quartiers de l’Est, Fimin Viry dans le Sud (Cherubini, 2009, p. 266). Nathalie Natiembe, chanteuse de maloya traditionnel teinté de rock, invitée au Printemps de Bourges 2001 dans la catégorie « découvertes », a choisi dans ses deux premiers albums (Margoz en 2002 et Sankèr en 2005) de « s’affranchir des cadres étroits d’un discours raisonneur pour revenir aux sources les plus profondes de son inspiration et faire œuvre véritablement créatrice (…) laissant ainsi pointer des bribes de malgache, de comorien et de swahili, résurgence d’un passé têtu qui résisteraient à la tentation d’une reddition inconditionnelle aux valeurs d’une modernité de pacotille… »

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(Rivière, 2005, p. 59). Barbara Browning (1998), qui a travaillé initialement sur la samba à partir d’un groupe de carnaval au Brésil, affirme que le hip hop, après le reggae, est un nouveau moment de la dispersion et de la popularisation des idiomes de la musique afro-américaine à travers des flux transnationaux. Utilisant des métaphores médicales, elle considère que des lieux (micro-lieux ?) sont « infectés » par ces nouveaux rythmes, qui entraînent une « contagion ».

25 Enfin, le musicien créole réunionnais dont les paroles de chanson sont en langue créole dira volontiers son admiration pour la musique noire américaine, le jazz ou le blues, qui fait partie de la discographie de base de ses parents ou de ses professeurs de musique, parlera de son inspiration puisée dans la musique afro-américaine « soul », « funky », « gospel » ou « reggae ». Il sait que sa production figure en métropole dans le bac du disquaire à la rubrique « musiques du monde ». La musique créole guyanaise, quand elle n’est pas associée à la production antillaise, est dans une situation identique, même si son environnement régional diffère, avec d’autres influences caribéennes et latino- américaines.

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NOTES

1. L’abolition de l’esclavage de 1848 n’a pas constitué une rupture immédiate dans la vie quotidienne des travailleurs de ces habitations, la liberté s’étant soldée sur place par des "réceptacles de vagabonds" jusqu’en 1852-53 (Cherubini, 2002). 2. En particulier grâce à des programmes financés par le Conseil régional de La Réunion de 1991 à 1994. 3. Littéralement "Nègres des bois" (Neg nan bwa). Les Aluku (Bonis) ont proposé aux autorités politiques guyanaises de désigner sous ce terme les descendants des Marrons qui forment les six communautés ethniques présentes sur les territoires surinamiens et guyanais : Saramaka, Ndjuka, Aluku, Paramaka, Matawai et Kwinti. 4. Le maire musicien de Saint-Laurent du Maroni, Léon Bertrand, avait alors la réputation de quitter la Grande nuit officielle de la fête patronale de sa commune pour rejoindre des groupes de musiciens dans les quartiers. 5. Titre choisi pour la traduction française de l’ouvrage de Melville J. Herskovits, 1958, The Myth of the Negro Past, Boston, Beacon Press (1er ed. 1941). 6. "Mes ancêtres étaient des esclaves venus du Mozambique. Je sais bien qu’il faut avoir cette mémoire. J’ai traversé le canal du Mozambique, j’étais assise près du hublot, je voyais la mer qu’avaient traversée mes ancêtres et tant d’esclaves, j’ai eu un changement de cœur" (entretien de mai 2007 sur Afrik-Com : www.afrik.com/article 11781.html). 7. Groupe de reggae créé en 1994 à Sainte-Anne par Ti Rat (Alain Lebeau). 8. Saxophoniste et chef d’orchestre, François Jeanneau est resté au CNR de 1987 à 1991 où il a créé le département jazz. 9. En 1991, l’ethnologue Diane Vernon a participé à une campagne d’information et de prévention organisée par Aides Guyane autour du sida sur le fleuve Maroni et a proposé un concours pour choisir une chanson thème de cette campagne. Plusieurs musiciens, issus de plusieurs groupes d’aleke se sont unis sous le nom de Bigi Ting pour répondre à la proposition. Ils ont gagné le concours avec "Condoom", puis ils ont enregistré une cassette et donné une multitude de concerts. En 1993, la jeune génération suit cette voie avec le groupe Fondering et, en 1995, l’un des trois chanteurs de Bigi Ting, Fonsje, s’autoproclame "roi de l’aleke", pour devenir le chanteur central de Fondering sous le nom de Prince (Blanchet, 2002, p. 128). 10. Comme, par exemple, "Original Aluku soldier" de Klodyas et Wailing Roots. 11. http://www.unesco.org/culture/ich/RL/00249 12. Environ 600 Acadiens se sont implantés en Guyane à la suite du Grand dérangement de 1755 et de la chute de Louisbourg en 1759, principalement à Sinnamary et à Iracoubo (Cherubini, 2002). 13. Voir dans M. Blérald,-Ndagano, Musiques et danses créoles au tambour de la Guyane française, Cayenne, Ibis rouge, 1996, et dans Musiques en Guyane, catalogue de l’exposition du Bureau du patrimoine ethnologique, Cayenne, Conseil régional de la Guyane, 29 septembre-25 novembre 1989.

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14. Pour Alleyne (1989a) : "The study of language, religion, music and social organization reveals strong cultural continuities with Africa". 15. Extraits d’entretiens avec Prince Koloni qui a créé Fondering en 1994. 16. C’est dans l’association "Mouvman Kiltirel Basse-Terre", créée en 1981, que Thierry Gauliris commence à répéter, avant d’enregistrer, en 1983, une première cassette de maloya électrique, grâce au groupe Ziskakan.

RÉSUMÉS

La musique créole est-elle une musique noire ? Le maloya, le séga à La Réunion, le kasé-ko, le kamoungué, le grajé, en Guyane, ont des origines africaines à travers la migration forcée des esclaves venus du Mozambique, de Madagascar, de l’Afrique de l’Est, pour ce qui est de La Réunion, ou de l’Ouest, pour ce qui est de la Guyane, via parfois les plantations portugaises ou hollandaises du Brésil ou du Surinam. Des formes hybrides résultent de tous ces brassages, y compris dans les villages fluviaux de la Guyane et du Surinam qui ont accueilli des communautés de Marrons, à la fin du XVIIe siècle et durant tout le XVIIIe siècle. La créativité et la vitalité de ces populations dans le domaine musical ont contribué à maintenir un héritage ancestral dans lequel le passé africain reste très présent, tout en produisant une musique comme l’aleke qui a fini par être la plus populaire parmi les jeunes depuis une quinzaine d’années. L’analyse ethnomusicologique peut être amenée à relier ces musiques des Noirs Marrons guyanais au monde plus vaste de la musique noire. Mais c’est surtout l’action culturelle qui porte ces musiques au titre des musiques actuelles, maloya électrique à La Réunion et scène reggae en Guyane, encourageant une créativité et une profusion qui s’inscrit dans la complémentarité et la diversité des scènes locales. Deux types de stratégies institutionnelles observées dans les deux DOM seront ici examinées : les efforts déployés en faveur de la reconnaissance de la musique locale et les actions favorisant l’émergence de lieux pour la pratique et la formation, des lieux qui permettent l’expression de nouveaux genres musicaux, à La Réunion et en Guyane française, mais aussi et surtout leur ancrage dans de nouveaux territoires localisés et mondialisés.

Is Creole music a part of black music? Maloya, sega music in Reunion, kase-ko, kamoungue, graje in French Guiana have African origins in the wake of the forced migration of the slaves from Mozambique, Madagascar, East Africa for Reunion and from West Africa for French Guiana, sometimes through Portuguese and Dutch plantations in or Suriname. Mixed styles arise from this intermingling of music even in the river villages of French Guiana and Suriname which hosted Maroon communities at the end of the seventeenth and throughout the eighteenth centuries. The vast creativity and vitality expressed by these people in music was a major factor for the perpetuation of an ancient heritage in which the African past remains quite vivid. In the meantime it has lead to produce music styles such as aléké, which with time has become the most popular among young people for the last fifteen years. A closer analysis from the point of view of ethnology and music might link these music styles performed by the Guianese black Maroons, to the wider world of black music. But above all, the cultural action has raised these music styles to the status of modern music (electric maloya in Reunion and reggae in French Guiana) by fostering creativity and abundance, both of which are to be found in the synergy and variety of local stages.Two kinds of institutional strategies carried out in the French oversea territories will

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be focused upon: the efforts toward the recognition of local music on the one side and the actions in favor of the emergence of places dedicated to the performance and training of music on the other side. These places not only allow the free expression of new music styles in Reunion and French Guiana but they also enable their diffusion in new areas at a local or a global scale.

INDEX

Mots-clés : musique créole, métissage, ancrage, hybridité, Marrons Index géographique : La Réunion, Guyane française Keywords : creole music, cultural intermingling, rooting, hybridity, Maroons, French Guiana, La Reunion

AUTEUR

BERNARD CHÉRUBINI ADES UMR 5185 – Université Bordeaux Segalen [email protected]

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Les « désirs d’être » du hip hop à Luanda Par-delà les clichés de l’Atlantique noir The 'will-to-be' of hip hop in Luanda: Black Atlantic beyond clichés

Chloé Buire et Arnaud Simetière

Photo 1. Luanda, juin 2009

Chloé Buire

« La seule chose qui soit difficile à réaliser, c’est de créer dans une société où l’on n’a pas pu

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choisir sa place. » Ornette Coleman (musicien), propos parus dans Downbeat, le 2 novembre 1967. (Cité par P. Carles et J.-L. Comolli, 2000)

« Désir d’être », clichés et fantasmes du hip hop en Afrique

« Je vis dans les quartiers obscurs du monde sans lumière ni vie. Je vais par les rues à tâtons prenant appui sur mes rêves vagues trébuchant sur l’esclavage vers mon désir d’être.1 »

1 Lorsqu’Agostinho Neto écrit ce poème dans les années 1940, son « désir d’être » est avant tout celui d’un jeune intellectuel angolais rêvant de voir son pays libéré du joug colonial. Lorsque le recueil Sagrada Esperança est édité pour la première fois en Angola en 1977, le désir est réalisé. L’Angola est indépendant, Neto en est le premier président et pourtant les quartiers de Luanda sont toujours plongés dans l’obscurité symbolique d’une oppression latente. Les patrouilles du MPLA, le Mouvement populaire pour la libération de l’Angola désormais au pouvoir, se livrent à une chasse aux sorcières, exécutant des dizaines de milliers de dissidents à la suite d’un coup d’État supposé2.

2 E. Parent suggère de considérer l’idée de musique noire comme une « expérience de la subordination et ses techniques de résistance quotidienne » (Parent, 2008, p. 170). Entre domination coloniale, répression post-indépendance et finalement guerre civile, l’Angola connaît une histoire tourmentée marquée par une telle « expérience de la subordination » (cf. photo 1). Les « désirs d’être » que nous explorons sont donc une métaphore des combats ordinaires des Angolais venus chercher refuge dans la capitale, Luanda. Les clips de hip hop produits ces cinq dernières années à Luanda et dans la diaspora angolaise en sont des expressions stylisées.

3 Le hip hop est un mouvement saturé d’idées préconçues reproduisant notamment un mythe africain déconnecté des réalités sociales contemporaines du continent. Mais alors que se passe-t-il lorsque la musique de la diaspora « rentre à la maison » ? Et en retour, que se passe-t-il lorsque des identités urbaines profondément déstabilisées se construisent sur les fantasmes du hip hop ? Que peut-on apprendre de la société urbaine luandaise actuelle à partir des clichés d’un mouvement populaire et urbain au sein duquel le rap serait une musique de jeunes, une musique commerciale ? Au-delà d’une description de la ville par la musique, nous tenterons de montrer comment le hip hop participe à inventer la ville, à donner vie et corps au « désir d’être » de Luanda.

« Souveraineté culturelle », un aller et retour transatlantique du Bronx à Luanda…

4 En 1993 paraît aux États-Unis, Black Atlantic. Modernity and Double Consciousness de P. Gilroy, reprenant l’idée de « double conscience » développée par W.E.B. Du Bois dès la

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fin du XIXe siècle. L’expression « Black Atlantic » repose sur la métaphore du navire négrier, semant les graines d’une modernité noire porteuse d’une contre-culture mondialisée. La critique de Gilroy est dirigée tant contre le relativisme postmoderne que contre l’afrocentrisme autoritaire. Depuis plus de vingt ans, les black studies pointent donc du doigt les déformations subies par l’Afrique à travers le miroir transatlantique, que ce soit aux États-Unis (Gilroy, 1993), en Europe (Hall, 2007) ou en Amérique du Sud (Sansone, 2003)3. Mais rares restent les transferts de cette critique postcoloniale dans les études africaines elles-mêmes (Sansone, Soumouni, Barry, 2008). En abordant le hip hop dans une ville africaine, nous embrassons donc les clichés de l’identité noire déconstruits par Gilroy : une possible contre-culture populaire (1) et jeune (2), en marge, en quête d’une reconnaissance commerciale mondiale (3) et puisant ses racines dans la vie urbaine (4).

5 M. Moorman propose le terme de « souveraineté culturelle » pour analyser la construction par le bas de la nation angolaise indépendante. Elle y décrit la performance d’espaces autonomes et d’un certain sens de l’autogestion à travers la scène musicale bouillonnante des quartiers péricentraux sous-équipés de Luanda (les musseques) dans les années 1960 et 1970, au moment même de l’apogée de la répression coloniale. Une dizaine d’années plus tard, de l’autre côté de l’Atlantique, dans le Bronx à New-York, l’émergence du hip hop participe d’un mouvement analogue. À travers les concours de danse (breakdance), la manipulation de disques et de bombes de peinture (DJing et graffiti) et la réinvention des joutes verbales (les MCs, bientôt rappeurs), le hip hop prend forme et s’affirme comme une revendication identitaire en rupture avec la crise économique et le délitement des organisations communautaires héritées du mouvement des droits civiques4.

6 À quoi sert ce saut de Luanda au Bronx ? Avant toute chose, à désamorcer la tentation essentialiste. Nous n’interrogerons pas l’authenticité du hip hop angolais, ni ne démêlerons ses influences américaines, portugaises ou tribales. S. Hall insiste sur l’acception de l’identité culturelle comme « positionnement stratégique » appartenant « au futur tout autant qu’au passé » en ce qu’elle est sujette « au jeu continu de l’histoire, de la société et du pouvoir » (Hall, 2007, p. 230). Gilroy choisit d’ailleurs précisément le hip hop pour décrire l’hybridité qu’il considère fondamentale dans les identités noires : « The centrality of ’the break’ within it [hip hop], and the subsequent refinement of cutting and mixing techniques through digital sampling (...) mean that the aesthetic rules which govern it are premised on a dialectic of rescuing appropriation and recombination » (Gilroy, 1993, p. 103).

7 En analysant une société urbaine africaine née de la colonisation portugaise à l’orée d’un univers culturel spécifiquement new-yorkais, nous prenons au sérieux ces « réappropriations » et ces « recombinaisons ». À l’image d’un DJ mixant des sons au gré de ses intuitions musicales, nous nous permettons de tisser des liens transatlantiques pour tenter, comme le suggère M. de Certeau de « recourir aux procédures mêmes de cet art », afin peut-être, un peu, de « fabriquer les objets textuels qui signifient un art et des solidarités » au cœur de la culture dite « populaire » (de Certeau, 1990, p. 44-48).

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« Le hip hop est une musique populaire »

8 Les acteurs du hip hop se réfèrent à la figure de l’underground en tant que modalité et condition à l’exercice de leurs pratiques. Nous suggérons que ce terme renvoie à l’idée « d’art de faire populaire », défini comme « performance » et « tactique » pragmatique (de Certeau, 1990, p. XXXV-LIII). Il est une réaction à l’expérience de l’oppression, renvoyant tout autant à une domination physique et économique qu’à la double oppression culturelle et politique, que Young nomme « impérialisme culturel » et « disempowerment » (Young, 1990).

9 En Angola aujourd’hui, la domination du MPLA repose sur la propagande et la restriction des libertés d’expression. Sous un tel régime, le hip hop fait figure d’espace de liberté potentiel où les individus sont susceptibles de « naître au monde ». Dans les minibus déglingués qui sillonnent la vaste nappe urbaine, nombreux sont les CDs locaux qui crachent leurs basses saturées. Yannick, figure de proue du hip hop angolais de retour au pays après un exil en France, lance ainsi à un journaliste « je dis tout haut ce que le peuple dit tout bas »5 (extrait 1).

Extrait 1

O CAMINHO DA ESCOLA (« Sur le chemin de l’école ») par Raiva : La description de l’ordinaire est le point de départ d’une critique politique Formellement, le clip de Raiva est une transposition à Luanda des codes et de l’esthétique du rap dit East Coast des États-Unis. La musique reproduit un électronique simple, un beat binaire porté par la basse et les cymbales, et une ligne mélodique plongeant le morceau dans une atmosphère de nostalgie douce-amère. Cet arrangement fait écho au texte, clamé sur un flot quasi continu. Les images du clip reprennent également les standards du genre. La caméra est centrée sur le rappeur qui lui adresse directement son chant et ses gestes. La transposition du texte en images est littérale (« Il est sept heures du matin, je me lève, je vais dans la salle de bains, je me douche, je sors dans la rue, je croise des policiers… »). Le dernier plan est filmé en son direct. Raiva arrive au lycée et frappe à la porte : « Monsieur, je peux entrer ? ». « Entre ! Entre ! Tu es toujours en retard… », répond le professeur. À l’image de cette chute, les paroles sont d’une trivialité presque déroutante. Raiva décrit son itinéraire journalier, les mésaventures possibles avec la police, l’ambiance dans les taxis collectifs. Cette description donne lieu à des digressions sur les inégalités de la société angolaise, les abus de pouvoir de la police, la vacuité des paroles politiciennes… Autant de thèmes communs aux clips de rap à travers le monde qui se réclament underground. Transposition directe des codes new-yorkais dans le contexte de Luanda6, ce clip s’inscrit dans un courant global d’un rap descriptif où la trivialité se veut gage d’authenticité. Pourtant, les rues sableuses sans signalisation, les innombrables taxis (candongueiros), et bien sûr la langue portugaise mêlée de mots en kimbundu évoquent une réalité proprement angolaise. O caminho da escola est donc un bon exemple des processus de « glocalisation » qui commencent à être étudiés dans les capitales africaines7 et révèlent des tensions qui obligent à se méfier de toute quête d’authenticité à sens unique.

http://www.dailymotion.com/video/x6jtu_a-caminho-da-escola-rap-angolano_school

10 L’analyse d’une chanson donne corps aux hypothèses de de Certeau sur l’importance des gestes quotidiens dans l’édification d’arts de faire contestataires, non par stratégie,

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mais quasiment par coïncidence. Raiva n’en est pas moins conscient de ce qu’il véhicule. Lorsqu’il poste une telle vidéo sur des sites de partage en ligne, il le fait bien sûr pour son public angolais mais il s’adresse potentiellement à tous les amateurs de rap. À la lumière de cette circulation globale, le quotidien de Luanda fait figure de quintessence des inégalités. Elle passe pour être la ville la plus chère du monde8. Plus de 70 % des Angolais vivent pourtant avec moins de 2 dollars par jour9. Avec ses extravagances pétrolières et ses bidonvilles surpeuplés, sa fierté nationale et son régime de terreur, Luanda rappelle l’esthétique de la prolifération et de l’alliance des contraires portée par le hip hop.

11 Certes, le clip de Raiva montre une certaine candeur politique, et sa mise en cause de l’ordre établi peut sembler peu consistante, signifiant une « pensée qui ne se pense pas » (de Certeau, 1990, p. xli). Nous n’irons pas jusqu’à transformer un clip en acte de démocratie ou de contre hégémonie, mais le hip hop exprime bel et bien une quête identitaire, souvent ramenée à une « crise d’adolescence » des jeunesses citadines.

« Le hip hop est une musique de jeunes »

12 Pour cerner les attributs d’une « musique de jeunes », nous avons partagé nos idées sur la scène musicale luandaise avec un DJ angolais installé à Paris. Tecas est arrivé en France il y a quatre ans après un séjour au Portugal. Trois ans plus tard, ‘DJ Tecas’ travaille dans les grandes discothèques afro-antillaises franciliennes ou des fêtes privées. Il nous a raconté son parcours de migrant avec fierté et pudeur. Les multiples obstacles physiques et administratifs pourraient fournir matière à de flamboyants textes de rap contre l’ordre établi. Il préfère faire valoir sa réussite. Si l’idée d’une musique de jeunes a du sens, son site Internet et ses photos en poste derrière les platines, entouré de jeunes filles apprêtées pourraient en être une manifestation. Les clichés (au double sens du terme) en circulation sur Internet performent en effet une certaine jeunesse citadine noire, public assidu des soirées de la diaspora, se réunissant autour de l’idée d’une « communauté noire ». Le zouk antillais domine la programmation, même si les DJs n’hésitent pas à s’aventurer vers les variations du soukous congolais et du coupé-décalé ivoirien, à emprunter quelques airs de funana au Cap Vert ou de à l’Angola. De temps à autre, les couples se séparent pour danser sur du reggae, ragga ou Rn’B. Cet entrelacs stylistique se retrouve dans le hip hop africain nourri d’influences diverses grâce au sampling. Si à Paris, c’est dans l’accumulation du divers que Tecas participe à la création d’un espace musical diasporique transatlantique, en Angola, c’est le kuduro10 qui est le courant emblématique du mélange des genres (extrait 2).

13 Si, sociopolitiquement, la musique peut être un médium de construction identitaire, elle est aussi, psychologiquement, la performance d’une affirmation de soi. Or à Luanda aujourd’hui, « être jeune » est quelque chose de nouveau. Jusqu’à la fin des années 1990, un adolescent vivait dans la crainte d’un enrôlement forcé dans les milices des partis en guerre. Classiquement, grandir en tant que garçon, c’était la vie de soldat ou l’exil. Grandir en tant que fille représentait le repli familial. Dans tous les cas, être jeune signifiait ne pas avoir le choix. Au cours des années 1990, l’économie s’est ouverte au marché mondial. Depuis 2002, la paix commence à exister. Ceux qui ont moins de vingt ans aujourd’hui sont les premiers à vivre une adolescence offrant quelques loisirs.

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14 Moorman décrit comment la musique a permis de catalyser une certaine « autosuffisance culturelle » (« cultural self-sufficiency »), modifiant la vision que les habitants des musseques pouvaient avoir d’eux-mêmes sous la domination coloniale. Son travail se concentre sur la période pré-indépendance mais elle suggère que le remplit aujourd’hui les mêmes fonctions : « allows the dancer to showcase his or her skill, creativity, and experience. (…) making disgrace danceable » (Moorman, 2008, p. 119).

15 Cette hypothèse reste à étayer. Tecas a éludé la question avec une pudeur maquillée en éclat de rire. Avant que nous n’osions en parler, il a attaqué : « Est-ce que c’est la guerre qui nous a fait écouter du hip hop ? ». Laissant la question en suspens, sa conclusion a tissé la frontière de l’interview : « Il y a trop de discours là-dedans ». Laissons donc les mobylettes vrombir entre les tours de Luanda sans imposer à tout prix un discours politique à ceux qui voudraient simplement se distraire.

Extrait 2

MOÇO DIREITO (« Jeune homme direct »), par DJ Sottão. Le kuduro dévoile ses propres clichés Le clip de DJ Sottão commence avec l’arrestation d’un adolescent dans une rue du centre de Luanda, pour avoir voulu toucher les fesses (le « ku » de « kuduro ») d’une jeune fille. Amené devant le commissaire, le jeune homme s’explique et dénonce le comportement de la jeune fille. Cette dernière apparaît, perchée sur une mobylette, et affirme qu’elle est « une fille directe » (ou « droite ») : « Retire ta main ! N’attrape pas mon ’bonbon’ ! Ne profite pas de l’ambiance ! Je suis une fille directe, si tu me cherches tu vas me trouver… ». « Come on », reprend le jeune homme, cette fois-ci habillé aux couleurs rasta et paradant derrière de larges lunettes de soleil, « Eh petite sœur (’mana moça’), tu n’as pas honte ! Tu crois que tout le monde est après toi mais moi je ne veux que danser… Les femmes ont plus d’un tour dans leur sac… Mais je suis un mec direct ! ». Le garçon et la fille se répondent ainsi en déclinant les stéréotypes sexistes associés au sexe opposé. Sur le mode d’une battle, la fille dénonce l’adolescent irrespectueux aux mains baladeuses tandis que le garçon évoque la fille facile et aguicheuse. En accolant les deux discours, le clip tourne rapidement en dérision ces clichés en oubliant peu à peu le commissaire, les attitudes provocatrices de la jeune fille et la colère du jeune homme pour finir sur une course de mobylettes. Un petit groupe d’adolescents s’élance entre deux barres d’immeubles décrépis sous les applaudissements de leurs admiratrices qui finissent par leur sauter au cou avec un enthousiasme enfantin. Finalement, lorsque le jeune homme traite les filles de « folles » (« Tá maluca ! Tá doida na cabeça ! »), l’expression est vidée de son contenu insultant pour être prise au premier degré. Un groupe de jeunes filles mime la désarticulation d’un fou. La rappeuse retourne ensuite le compliment aux garçons qui réalisent la même chorégraphie. Les attitudes sexuelles qui font la réputation du kuduro sont ainsi replacées en contexte. Comme dans le coupé-décalé, les pas de danse sont proches du mime. Ce qui compte avant tout, c’est le plaisir d’être ensemble pour danser, se défouler. La chanson Moço direito est un grand tube de kuduro. Repris en concert, en discothèque, il participe à la reproduction des clichés associés à la jeunesse luandaise : machisme, bling bling, brutalité du système policier, minimalisme des loisirs de rue. La scène finale autour des mobylettes remet les clichés en perspective : avant toute chose, ces jeunes s’amusent. Et la musique fait partie intégrante de leurs fêtes.

http://www.youtube.com/watch?v=GEvDLjHfBS4&feature=related

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« Le hip hop est une musique commerciale »

16 Résistance ordinaire, l’underground doit aussi être discuté à la lumière du débat sur la commercialisation du hip hop. Dès les années 1980, les maisons de disques se sont emparées du hip hop en général, et du rap en particulier pour conquérir un marché en pleine expansion : les jeunes. La marchandisation de produits étiquetés « ghetto » exalte le combat des puristes qui défendent l’authenticité des productions underground contre la récupération et la perversion par l’économie mainstream. Mais l’antinomie ne résiste pas longtemps au principe de réalité. Si le hip hop est une quête de reconnaissance identitaire, un moyen d’ascension sociale, chercher sa place dans la société requiert aussi de garantir une stabilité économique.

17 L’intégration à l’économie de marché n’est pas une dénaturation de l’authenticité, c’est une facette indissociable du « désir d’être » : désir de consommer et d’entrer dans la société de masse. S’en sortir, réussir, ce n’est donc pas seulement résister aux assignations, c’est aussi s’approprier les codes de la société dominante et être en mesure d’y choisir sa place. Le caractère compétitif du hip hop est une performance non pas seulement au sens de « mise en acte » mais bien au sens d’« exploit ». À la différence d’un mouvement social poursuivant une stratégie collective, ce sont les tactiques individuelles qui priment, et rares sont les places à prendre.

18 Le kuduro prend aujourd’hui le chemin d’une certaine marchandisation. L’extrait suivant montre qu’il acquiert une forte valeur commerciale sur les scènes portugaises (extrait 3).

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Extrait 3

WEGUE WEGUE, par Buraka Som Sistema (live à Lisbonne) Un succès commercial qui ouvre les portes de la scène mondiale Ce clip se différencie des précédents en ce qu’il quitte les rues de Luanda pour l’arène d’un grand concert à Lisbonne. Le kuduro s’exporte en Europe et commence logiquement par le Portugal, lié à l’Angola par des migrations continues à double sens. On passe ici dans un univers supporté par les moyens financiers d’une production professionnelle. Le dj bénéficie d’un matériel de pointe : deux ibooks, table de mixage dernier cri, processeurs d’effets… Il est accompagné d’un percussionniste en live, plus-value instrumentale et scénique. La scène est immense, et le show comprend des projections sur des écrans plasma et des jeux de lumières. L’ensemble de ces éléments révèle la professionnalisation du collectif structuré par un producteur et un tourneur. Cette prise en charge par le système mainstream a culminé avec une victoire lors de la compétition organisée par la branche européenne de la chaîne musicale étatsunienne MTV. Dans le processus de commercialisation de la musique, l’Europe représente un marché primordial. La techno de Detroit, pour ne citer qu’elle, s’est construite comme musique commercialisable une fois touché le public européen, avide de découvertes musicales et dont le pouvoir d’achat alimente le marché du disque et du spectacle vivant. Le clip alterne entre des plans sur la scène et d’autres sur le public qui danse et reprend les paroles. Wegue wegue est le tube que les fans sont venus écouter. La commercialisation du kuduro implique donc une nouvelle donne. Les premiers succès risquent de fossiliser le style sur certains attributs auxquels les artistes devront par la suite se conformer pour contenter la demande. Pour les artistes, l’équation est difficile entre d’un côté, suivre ses intuitions et ses envies créatives de façon désintéressée et, de l’autre, confirmer le succès naissant en donnant à écouter ce que le public est venu chercher. La réalité de la concurrence amplifie l’ambiguïté entre underground et mainstream. Avec Wegue wegue, Buraka Som Sistema réalise le désir partagé d’un grand nombre de rappeurs : vivre de sa musique. Internet permet de diffuser le son angolais, mais c’est bien la scène qui transforme la célébrité numérique en valeur commerciale. « Se vendre », c’est aussi légitimer une démarche artistique dans les circuits mondialisés de la production musicale.

http://www.youtube.com/watch?v=OpYR7ilLbfo&feature=related

Le hip hop est une musique urbaine«

19 Dans le courant des années 1970, le hip hop jaillit dans le quartier du Bronx, territoire de la métropole new-yorkaise relégué socialement et économiquement où les seuls projets urbains imaginés reviennent à tailler des autoroutes urbaines qui rallient les suburbs à Manhattan. Les habitants du Bronx, issus des minorités afro-américaines et latinos, sont symboliquement invisibles11 au regard de la classe moyenne pratiquant une ville autre, loin des codes et tactiques quotidiennes du ghetto12. Le développement du graffiti représente une réponse à cet enfermement. Il est un mode d’expression identitaire et vecteur de visibilité. Les »graffeurs« apposent leur blaze13 sur les murs et métros new-yorkais, marquant leur existence dans cet ailleurs que représentent le centre-ville et les territoires des classes moyennes.

20 Le hip hop met donc en scène un jeu de territoires, faisant jouer à la fois la revendication d’appartenance au ghetto et le désir d’une existence hors de ce lieu.

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Moorman suggère que les musseques de Luanda sont le lieu de tels investissements identitaires : Alternately damned and lauded, the musseques, while on the physical periphery of the ever-growing city, have always been at the center of urban discourse and life » (Moorman, 2008, p. 28).

21 Ce double processus liant espace et identité renvoie à l’idée de territorialisation (Gervais-Lambony, 2003). D’une part, le territoire est construit par les conditions politiques, sociales et économiques spécifiques d’un groupe, d’autre part, l’appartenance au territoire est un ingrédient premier de la construction d’un tel groupe. Il faut alors interroger les différentes échelles auxquelles se reconnaissent les individus afin de mieux comprendre ce qui permet de parler d’un groupe ou de le distinguer d’un autre. Le hip hop est né de la volonté de rendre visible les quartiers et les individus effacés par des lectures statiques de la ville incapables de voir les interstices économiquement insignifiants ou politiquement dominés.

Extrait 4

É DREDA SER ANGOLANO (« C’est mortel d’être Angolais ») par Conjunto Ngonguenha Quand le hip hop « invente » la ville Nous empruntons à M. Agier l’expression « l’invention de la ville » pour résumer notre souci de comprendre les « formes inédites d’urbanisation [qui] sont en train de voir le jour dans le monde et représentent des défis extrêmes, autant sur le plan théorique que politique » (Agier, 1999, p. 7). Le clip du collectif Conjunto Ngonguenha, partiellement basé à Lisbonne, fournit les éléments de ces citadinités originales, ces façons non seulement d’habiter la ville comme objet spatial existant en soi, avec toutes ses contraintes (les embouteillages dans les rues inondées par exemple) mais aussi de la créer autour de soi. Cette invention de la ville est matérielle, par exemple lorsque les zongueiras (les marchandes de rue) créent un espace de marché par leur seule installation sur les trottoirs, ou lorsque les enfants transforment la rue en terrain de football. Il s’agit bien sûr d’appropriations passagères, de détournements risqués, précaires qui enflamment la fierté des rappeurs du collectif pour qui ces microterritoires inventés par le bas sont l’essence de leur identité angolaise. É dreda ser angolano martèle la chanson : « C’est mortel d’être Angolais »… L’invention est également symbolique, elle a trait à l’entrelacs de représentations douces-amères qui parcourent le clip et les paroles. É dreda ser angolano, « non pas grâce au pétrole ou aux diamants, ni seulement grâce aux fêtes et aux bons moments, mais aussi grâce aux larmes de tous les jours, qui conservent notre détermination à vivre ». É dreda ser angolano, « pour les plages au sable taché de pétrole où l’on va se baigner ». É dreda ser angolano, « d’aller à l’école avec un sac en plastique en guise de cartable, de cracher sur son pain parce que ton ami te demande à manger »… En faisant ainsi l’inventaire des petites choses qui ont marqué leur vie en Angola, le Conjunto Ngonguenha transforme non seulement le banal, mais aussi la laideur, la pauvreté ou la souffrance en fierté nationale. Les paroles de leur chanson sont donc plus qu’une description, elles sont un acte de poésie qui ouvre sur « la beauté des musseques », et qui suggère que l’Angola n’est finalement que la « grande source à laquelle boivent tous les Angolais ».

http://www.youtube.com/watch?v=WfFfgEYp16g

22 À Luanda, les musseques concentrent aujourd’hui tous les défis : faiblesse, voire absence totale de services en eau, électricité, assainissement, mais également d’écoles, d’hôpitaux et d’opportunités d’emplois. Les infrastructures prévues pour 300 000

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habitants à l’époque coloniale sont aujourd’hui saturées avec les 4,5 millions d’habitants (chiffres de l’ONU pour 2004). Non seulement les inégalités s’inscrivent dans l’espace mais ce faisant, elles se sédimentent dans des structures spatiales qui en favorisent la reproduction.

23 Le dernier extrait montre comment de telles conditions de vie inspirent le hip hop angolais, ou peut-être comment le hip hop offre une vie à ces conditions mortifères (extrait 4).

En conclusion, le hip hop comme quête de justice ancrée dans les pratiques quotidiennes

24 Le rap et le kuduro sont les deux principales formes prises par le mouvement hip hop à Luanda. Nous avons voulu comprendre ce qui se cachait derrière les clichés qui affirment que le hip hop est une musique « populaire », une musique « de jeunes », une musique « commerciale » ou encore une musique « urbaine ». L’idée centrale est que les expressions musicales ne sont pas réductibles à de si simples catégories. De Certeau a souligné le potentiel de créativité politique contenu dans les tactiques quotidiennes, le pragmatisme banal qui pousse l’individu à saisir l’opportunité d’une situation. Moorman a développé une épistémologie similaire pour comprendre la construction de la nation angolaise entre les années 1940 et 1970. Nous suggérons que l’analyse peut être prolongée à l’heure actuelle si l’on s’attarde sur l’idée que le hip hop porte à la fois une revendication underground et une appartenance au mainstream. Le hip hop est, on l’a vu, à la fois un porte-voix politique qui dénonce les conditions de vie de la majorité, et un moyen d’accès à la société de consommation exacerbée dans le contexte d’un grand producteur de pétrole. C’est en cela que le hip hop exprime l’angolanidade du XXIe siècle, une fierté nationale ambiguë, à la fois complainte et cri d’espoir. Au-delà d’une discussion de principe sur les clichés, nous avons donc tenté de rendre compte de la ville qui se fait concrètement jour après jour dans les pratiques de ses habitants, dans leurs désirs et leurs colères.

25 L’exemple de la scène musicale de Luanda permet donc d’ajouter un scintillement au grand miroir brisé qui relie et différencie les pôles de l’Atlantique noir. Ce qui s’affirme dans les mots de Raiva, de DJ Sottão, de Buraka Som Sistema ou du Conjunto Ngonguenha, c’est le désir d’être de Luanda. C’est aussi l’intuition d’une nation humaine14 au-delà des frontières, en quête de reconnaissance, de justice sociale, de droit au plaisir désintéressé. Nous avions entamé notre travail en nous demandant ce qui se passait quand le hip hop, emblème de musiques « noires » qui fantasment leurs racines africaines, revient « à la maison », en Afrique. Notre conclusion est que le voyage continue et que s’il y a une maison, elle est d’abord dans les relations que tissent les êtres entre eux, à l’occasion d’une chanson ou d’une danse.

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YOUNG, I. M., 1990, Social Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 286 p.

NOTES

1. Extraits du poème Noite, de Agostinho Neto, premier président de l'Angola indépendant de 1975-79, traduction indicative de C. Buire à partir du texte portugais : "Eu vivo / nos bairros escuros do mundo / sem luz nem vida. / Vou pelas ruas / às apalpadelas / encostado aos meus informes sonhos / tropeçando na escravidão / ao meu desejo de ser." (Neto, 1977). 2. L’histoire du coup d’État présumé du 27 mai 1977 ne fait l’objet d’investigations historiques que depuis quelques années. Les chiffres sont très difficiles à évaluer. Mateus et Mateus (2007) évoquent entre 15 000 et 80 000 morts. Voir aussi Tali (2001) pour les luttes internes du parti ; et Messiant (2009) pour une vision générale de l’histoire de l’Angola depuis l’indépendance. 3. Pour une discussion plus complète des divers courants au sein des black studies en général et une critique du livre de Gilroy en particulier, voir Chivallon, 2008. 4. La génération hip hop se développe dans le contexte de l’ère post-droits civiques. Ainsi, les acteurs du mouvement, tout en se référant à certaines figures du combat black, telles que Malcolm X ou Martin Luther King, prennent acte des défaites de leurs "pères" tandis que les campus étatsuniens se solidarisent autour du mouvement anti-apartheid, inventant ainsi un nouveau cadre de lutte antiraciste (Chang, 2007). 5. "Falo alto o que o povo fala baixo", extrait de l’interview consultée le 20 mars 2010 : http:// www.mwangole.net/portal/index.php?option=com_content&view=article&id=113:yannick- afroman&catid=53:entrevistas&Itemid=62 6. Pour un aperçu des débats sur "l’américanisation" du monde, voir Wagnleitner et May (2000). 7. Pour des discussions sur les processus de "glocalisation" du hip hop en Afrique, voir Dubus (2007) à propos de Dar es-Salam ; Hammet (2009) pour Cape Town, ou Omanga (2010) pour Nairobi. 8. Enquête 'Cost of Living' réalisée par l'agence ECA en 2008. 9. Estimation 2000-2007, UNDP. 10. Le kuduro, souvent décrit comme un dérivé de hip hop, est "la" musique angolaise des années 2000. Musique électronique fabriquée à partir de samples et de boîtes à rythmes qui empruntent aux divers courants musicaux angolais, elle se compose des attributs de la dance music :

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prépondérance de la partie rythmique, simplicité des mélodies, textes épurés facilement assimilables. Il est surtout connu comme style de danse très rapide, empruntant à ce qui est considéré comme des danses angolaises traditionnelles et à la technicité de la break dance. 11. Sur le lien entre cette invisibilité de fait et la construction symbolique de l’identité underground, voir Chang (2007). 12. Nous utilisons ici le mot "ghetto" comme les b-boys l’utilisent eux-mêmes, c’est à dire dans la double acception de territoire d’appartenance revendiquée et d’assignation à territoire subie. 13. Le terme blaze désigne le pseudonyme choisi par un graffiti artiste. 14. Nous empruntons ici le terme de "nation" à l’organisation Universal Zulu Nation fondée par Afrika Bambaataa, figure fondatrice du hip hop né dans la période de l’internationalisation de la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud.

RÉSUMÉS

À la fin des années 1970, un mouvement artistique pluridisciplinaire émerge du Bronx, le quartier noir de New York. À l’aide de quelques bombes de peinture ou de vieux disques vinyl, le hip hop exprime la fierté d’être du ghetto, d’être minoritaire dans un monde où l’on n’a pas choisi sa place. Pendant ce temps-là, l’Angola négocie son indépendance dans la guerre. Une guerre coloniale contre les Portugais tout d’abord, une guerre civile entre les partis de libération ensuite. En 2002, la paix s’installe enfin en Angola ; le mythe du hip hop new-yorkais dure toujours. À Luanda, comme partout dans le monde, la jeunesse clame sa quête de reconnaissance sur des samples inspirés du Bronx. Mais le rêve d’une résistance ordinaire ‘par le bas’ (l’underground) s’entrechoque avec la réalité d’un formatage ‘par le haut’ (le mainstream) qui réduit le hip hop à son expression musicale (le rap), qui en institutionnalise l’offre et la demande. « Musique populaire, de jeunes, commerciale, urbaine », en déconstruisant les clichés du genre les auteurs dévoilent l’invention d’une société citadine au jour le jour. Les clips présentés dans l’article, tous accessibles en ligne, expriment à leur manière l’espoir d’une ville plus juste, après un demi-siècle de guerre.

At the end of the 1970s, a multi-faceted artistic movement emerges from the Bronx, the ‘black hood’ in New York. With a couple of spray paint cans and a few old vinyls, hip hop says the pride of being from the ghetto, being a minority in a world where one did not choose one’s place. Meanwhile, Angola is negotiating its independence through war. Firstly a colonial war against the Portugueses, then a civil war opposing the liberation parties. In 2002, peace is eventually secured in Angola; the myth of the New-Yorker hip hop carries on. In Luanda as anywhere else in the world, the youth claims its quest for recognition on samples inspired by the Bronx. But the dream of ordinary resistance ‘from below’ (the underground) contrasts with the reality of formatting ‘from above’ (the mainstream), which reduces hip hop to its musical side (rap) and the offer and demand being institutionalized. « Popular music, music for the youth, commercial music, urban music », the authors seek to disconstruct the clichés du genre and highlight the invention of a city society on a daily basis. The music videos presented in the article – available on line – express their own version of hope for a just city, after half a century of war.

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INDEX

Mots-clés : Atlantique noir, hip hop, pratiques citadines Keywords : Black Atlantic, Angola, hip hop, Luanda, city experience Index géographique : Luanda, Angola

AUTEURS

CHLOÉ BUIRE Laboratoire GECKO (Paris Ouest – Nanterre) [email protected]

ARNAUD SIMETIÈRE Pôle de ressources Ville et développement social Val d’Oise [email protected]

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« Black Waters » et « Black Atlantic » Quel teint pour la musique indienne de diaspora ? « Black Waters » and « Black Atlantic »: what « colour » for the Indian diaspora musical productions?

Anthony Goreau-Ponceaud et Catherine Servan-Schreiber

Introduction

1 L’intérêt d’un comparatisme avec l’Inde permet non seulement de donner une vision décentrée, mais d’échapper également à la problématique binaire du colonialisme et de la domination, ou du moins, de la croiser sous des formes très différentes, voire inverses des situations connues. Au-delà du caractère inattendu d’associer une étude du chutney mauricien, apparu dans la première moitié du XIXe siècle, à celle du bhangrâ du Punjab dansé en France récemment, la façon dont deux styles de musique folk venues de l’Inde ont fusionné avec des rythmes venus d’Afrique, dans des contextes de diaspora éloignés dans le temps et dans l’espace, l’examen des variations de terminologies adoptées pour qualifier les emprunts musicaux, et la prise en compte des acteurs eux-mêmes, aideront à poser le problème.

2 S’il est extrêmement difficile, voire impossible, de répondre aux questions de l’essence d’une musique noire, et de la pertinence ou l’inadéquation de ce concept, en revanche, un rapport au monde noir et à sa musique se dégage. Hors du sentiment de culpabilité souvent associé à la perception européenne du monde noir, du fait de l’esclavage, hors du monde blanc et de sa réception bien documentée de la musique noire, comment est perçue, acceptée ou utilisée cette notion ?

3 En traversant les Eaux noires (Black Waters ou Kala Pani), les Indiens découvrent la musique noire et la « métissent » avec la leur. Comme le dit Tina Ramnarine, l’expérience musicale transcende les oppositions binaires colonisateurs/colonisés, Est/ Ouest (Ramnarine, 1996). Dans un contexte de diaspora, la relation à la musique devient

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un fort marqueur identitaire. Dès lors, quels enjeux recouvrent ces métissages afro- indiens ou indo-africains ?

La musique chutney comme ouverture à la musique noire

4 À l’île Maurice, où la population indienne des engagés (indentured labourers) a remplacé les esclaves libérés des plantations sucrières après l’abolition de l’esclavage en 1834, la musique folk venue du Nord-Est de l’Inde, région de langue bhojpurie, s’est mélangée avec le séga afro-malgache, pour devenir un style « épicé », « explosif », surnommé « chutney ».

5 Au début de l’implantation indienne, les rapports entre Indiens, Européens et Africains sont régis par le monde de la législation du travail colonial, inscrit dans la relation Masters and Servants. Les musiques sont vues et définies dans ce contexte : musiques de maîtres jouées dans les maisons de maîtres, dans les théâtres lyriques ou près des églises ; musiques d’esclaves, clandestines, dans les extérieurs, sur les plages ; musique de coolies, d’abord dans les camps sucriers, dans les baithkas, salles spéciales, puis au sein de l’habitation, dans la « tente-mariage », ou « tente-verte », espace de musique et de joutes réservé à la réception de mariage des hindous.

6 Rejetés par les Mulâtres libres qui définissent leur ascension par rapport aux Blancs, les affranchis perçoivent l’importation massive de ces nouveaux immigrants indiens comme une menace supplémentaire. Pourtant, dès les débuts de la rencontre, dans le champ musical, les rapports de concurrence et de domination s’inversent. L’esclave affranchi devient le maître de musique et l’initiateur à de nouveaux rythmes.

7 Sans avoir vraiment livré de manière systématique la teneur des corpus de paroles qui caractérisent le séga, les études en ont bien décrit la structure mélodique et la spécificité1. Le séga est un rythme, un chant, une danse, introduit de Madagascar, avec des apports du Mozambique et du Sénégal, accompagné de la ravanne2 et des maravannes3, auquel s’est adjointe une instrumentation européenne, le triangle. Sifflements, onomatopées (olaéolaélala, olaéolalilé) et cris encouragent à danser. Dans la partie dansée, les postures, qui miment la relation sexuelle, suivent des figures bien délimitées (Richon, 2009). S’y ajoute le côté frénétique (pile kalu) du mouvement. Aussi le séga a-t-il été souvent décrit et perçu comme un divertissement indécent.

8 Si le séga a été longtemps stigmatisé par un certain public urbain mauricien d’origine indienne comme « une culture de faubourg et de bidonville » du fait que « les danseuses montraient tout » (entretien avec Claudio Veeraragoo à Rose-Hill en 2005), en revanche, dans les milieux artistiques comme chez les professionnels de la musique, son rythme incitatif, son aspect émotionnel et la sensualité qui s’en dégage ont été ressentis comme la poésie même. Pour autant, le séga a-t-il été perçu, défini, classé, comme relevant de la musique noire4 ? À son tour, comment considérer le chutney, qui s’en inspire ? Musique noire ? Nouvelle musique folk indienne ? Que nous disent les terminologies ? À travers les débats qui n’ont cessé de se tenir sur une musique interdite, contestée, qui s’est finalement hissée au rang de musique nationale, mais aussi et surtout à travers le regard indien, le recours à l’exemple mauricien permet de faire émerger la part mêlée de connivence et de refus d’une catégorie qui serait la musique noire. On s’appuiera aussi sur les articles de presse pour montrer l’évolution

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des perceptions, car à l’île Maurice, les chroniques des pages musicales des quotidiens (Le Mauricien, Le Matinal, L’Express) et des hebdomadaires (Week-end Scope, Défi-Plus, Dimanche-Plus) influent énormément. Il ne s’agit pas de valider ces terminologies des usagers dans une réflexion sur la musique noire, mais du moins, en faisant appel à elles, de comprendre dans quelle perspective et dans quelle logique cette catégorisation peut acquérir ou non une légitimité.

Définitions, sources et terminologies : tout sauf la voix

9 La question de débattre de l’essence supposée ou refusée d’une « musique noire » est complexe, dérangeante, voire sulfureuse, mais se pose inévitablement au départ du travail du chercheur, au sein même des séminaires d’ethnomusicologie (Plisson, 2009 ; Desroches, 2010). Qu’il admette ou non l’idée que la musique se pose comme emblématique de la différence raciale plutôt que lui étant simplement associée (Gilroy, 2003 ; Drummond, 1980), le chercheur n’est pas au bout de ses surprises, car c’est presque toujours sous sa forme de fusion et d’exportation que la musique noire est décrite.

10 Grâce aux récits de voyage et témoignages littéraires émanant des Européens, dès 1832, des définitions du séga sont proposées 5. La dimension de l’esclavage est toujours associée au séga. Pour Aline Groème (2003) et Christophe Massamba (2003), cette forme musicale constitue « la réponse de l’esclave au défi de l’oppression ». Reste, à l’époque actuelle, le postulat zenfan mizer, le thème de « la misère noire », et le côté révolté du séga. Ce qui retient l’attention, c’est surtout le rythme : « Le jazz, le blues, le calypso, le reggae et le séga partagent une rythmique fondatrice issue de l’Afrique ancestrale » (Daniella Police, 2001).

11 Les journalistes insistent souvent sur les liens entre le séga et le blues du Mississippi. Puis c’est la « magie de la voix ». « Ekut lavwa bolom la, lavwa Tifrer, Lavwa Lafrik, lavwa mazik », « Ecoute la voix de cet homme, la voix de Ti-Frer, la voix de l’Afrique, la voix magique » dit le poème Lavwa Tifrer, de Sedley Assonne. L’actuelle popularité à Maurice de la voix du chanteur de blues et de folk Tété, « chaude et veloutée », « nasillarde comme celle des Wolofs » (Rézannah, 2005, p. 15) résulte des critères esthétiques du séga, incarnés par la voix un peu éraillée de Ti-Frère.

12 En complément de ces approches, d’innombrables sources proviennent des milieux musicaux indo-mauriciens. De l’avis unanime de chaque musicien professionnel de chutney, « le séga est essentiel ». Le rythme ternaire, le son de la ravanne, les incitations à mettre l’ambiance par les cris, les onomatopées et les sifflements, seront pris en compte. Mais jamais la voix. Au cours de l’enquête menée en milieu chutney, auprès de 300 musiciens environ, chaque interprète a été questionné sur les voix qu’il écoutait, qu’il aimait, et dont il désirait s’inspirer. Visiblement, la voix noire n’intéresse pas. Côté masculin, les voix des chanteurs de films indiens, Rafi, Mukesh, Kishore Kumar, ou celle d’Anup Jalota, font référence. Pour les femmes, on aime le placement très aigu de la voix, incarné par Lata Mangeshkar et Asha Bhosle6.

13 Dans le champ de la production et de la diffusion des formes musicales, les festivals les plus populaires de l’océan Indien, Africolor, Musiques métisses, Rythmes Caraïbes, Sakifo, Womex, Samemsa Muzik, etc., dépendent de réseaux indiens, africains, créoles et européens. Ils n’ont pas affirmé l’idée d’une musique « afro-indianocéanique », comme il existe une musique « afro-caribéenne » ou « afro-américaine ». Le concept de

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« musique noire » n’y paraît pas valorisé. Celui du « métissage » domine. L’implantation en ville des maisons de disques reste pourtant très cloisonnée. D’un côté, Elizabeth Sound et le Multipliant, à Port-Louis, pour la musique classique indienne et le style Bollywood, de l’autre, les petits stands de Triolet, Flacq et Goodlands pour la musique chutney. Damoo et Neptune, disquaires, font beaucoup pour la promotion du séga ; Harbour Music Shop de Port-Louis et Otentik Vibes de Rose-Hill, pour celle du « seggae7 ».

14 Dans le graphisme des couvertures de CD, le lien à l’Afrique reste discret, voire effacé, à l’exception de quelques exemples, Racin Nu Zancet, Kuler Racine de Sylvio Louise, ou le plus récent Zenes ti Riviere. Privés de leur passé par l’histoire coloniale, les musiciens mauriciens d’ascendance africaine sont contraints de faire l’impasse sur cette part de leur identité. Ils se définissent davantage comme influencés par le blues de Chicago, se disant prêts à se rendre aux États-Unis, lieu où une carrière musicale peut s’épanouir, et non en Afrique où, d’ailleurs, ils manquent de références.

Maurice et la reconnaissance de sa dimension africaine

15 À Maurice, beaucoup de silence entoure encore l’histoire des familles. En tant que discipline, l’histoire n’est pas inscrite au programme scolaire. Si, à défaut d’enquêtes historiques qui toutefois commencent à émerger (Teelock et Alpers, 2001), on se replonge dans des sources offertes par les textes et témoignages littéraires, on voit que la part de l’Afrique reste très faible. Certains chercheurs d’origine indienne occultent l’apport afro-malgache du séga, dans une tentative de réappropriation de ses formes : la ravanne viendrait d’Inde du Sud, la chorégraphie serait empruntée à la danse folklorique villageoise indienne, le costume des danseuses serait indien. Cette négation de l’Afrique vient aussi de la part d’entrepreneurs identitaires qui se fixent pour but de cimenter l’unité de la communauté hindoue (ektâ). Pendant longtemps, des mouvements comme le Garveyism, le panafricanisme des Caraïbes et la Black Consciousness des USA ont eu très peu d’échos à Maurice. Gaétan Duval, qui se disait pourtant « King Créole », présentait des images négatives de l’Afrique indépendante. Ces représentations ont des effets sur l’évolution de la musique. Dans les années 1970, le séga engagé montre même des influences plutôt indiennes. Cependant, le mouvement de 1968 prend position contre l’apartheid. En 1977, le rastafarisme mauricien s’exprime davantage, mais il fait aussi beaucoup appel aux références bibliques et indiennes. En 1980, la conscience du malaise créole fait bouger les sensibilités. Mais il faut attendre Kaya, en 1985, pour qu’une affirmation d’identité noire se décèle. D’une part, la responsabilité de l’église chrétienne est invoquée dans le fait d’avoir sciemment voulu couper les créoles de leurs racines africaines (Bunwaree, 2004, p. 53) ; d’autre part, « on ne saurait sous-estimer le poids de l’indianité dans le développement culturel de la population créole » (Chan Law, 2003, 43).

16 Il est rare que des noms africains ou malgaches soient donnés à des enfants créoles (Palmyre-Florigny, 2003, p. 15). Même dans le contexte d’un retour à l’africanité qui est allé de pair avec la création d’un centre culturel africain – le centre Nelson Mandela à Port-Louis – les contacts directs entre Créoles et Africains sont peu fréquents. Musiques populaires du XXe siècle, plus ou moins issues des populations ayant souffert de l’esclavage, le jazz, le rock américain, le blues, la samba brésilienne, le zouk antillais, le reggae jamaïcain, le séga et le maloya de l’océan Indien, sont identifiés en commun. Actuellement, on assiste à une influence grandissante et permanente des musiques

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antillaises et caribéennes sur les représentations identitaires mauriciennes. C’est par ces détours que l’idée de musique noire fait son chemin. La valorisation de l’africanité de l’identité créole, à travers les formes musicales du reggae et du , est donc très récente. Les lecteurs attentifs de la presse peuvent peuvent désormais voir Tony Farla et son groupe Negro Pou Lavi, associé à « cette musique noire qui se réinvente sans cesse » (Luchmun, pour L’Express), et lire que « La musique dite black prend de l’ampleur chez les jeunes » (Hansley, pour Défi-Plus).

17 Cependant, les modalités de l’emploi restent à définir. L’océan Indien se revendique une culture propre, loin de la culture noire américaine. Dans le contexte de lutte pour la sauvegarde d’un patrimoine mauricien commun qui reste très centré sur la popularité du séga, l’américanisation de la musique indispose. L’évolution musicale n’est pas cautionnée par tous : « Il y a également ces grossières copies de la culture urbaine afro-américaine, le R&B, le rap et le reste. C’est un cas flagrant de l’identité Kréolophone, par sa soumission, sans aucun lien réel au phantasme du star system américain dans sa version black-fric-sexe » (Ghanty, 2005, p. 91).

18 Et de même, Sedley Assonne, dans son article, « Tendance musicale, assistons-nous à une américanisation de notre folklore ? », dénonce l’américanisation à outrance, prônant un retour aux racines africaines : « le séga renvoie à l’oralité africaine, tandis que nos rappeurs, raggateurs et autres hip hoppers ne seront jamais eux-mêmes. Ils ne seront toujours que des photocopies de ce que l’Amérique produit à longueur d’année » (Assonne, 2003).

19 À l’inverse, l’africanisation à tout prix n’est pas davantage envisagée. La récente introduction du djembé soulève les critiques des spécialistes du séga et du sagaï que sont Marclaine Antoine et Menwar. Il leur importe de rester dans l’historicité du contexte mauricien, de la renforcer, et de ne pas s’ouvrir à une globalisation débridée.

Adopter, adapter la musique noire : quels enjeux ?

20 Le chutney caribéen est bien décrit par les études de Tina Ramnarine (1996), Helen Myers (1998) et Peter Manuel (2000), qui ont montré comment la musique bhojpurie s’était mélangée au kaseko du Surinam et au calypso de Trinidad, mais son identité indianocéanique est moins connue. « On aime la musique de séga, comme celle de Serge Lebrasse ou Ti-Frère », dit le chanteur Basant Soopaul, « parce qu’elle a deux traits communs avec la nôtre : elle parle beaucoup des ancêtres, mais elle parle aussi beaucoup de changement » (Servan-Schreiber, 2010b p. 184). « J’ai beaucoup appris avec Marclaine Antoine et son orchestre Stardust […]. On a gardé le beat traditionnel avec le dholak8 et le lota 9, mais on a ajouté la guitare basse, la guitare solo, et un fond de clavier. On a fusionné. En partant des musiques de vieilles dames, on a fusionné avec la musique des îles. Le tempo n’était plus le même. ‘Ce n’est pas de la musique bhojpuri, ce que tu fais, on m’a dit au début : c’est de la musique africaine’ ! On a pas mal changé le vocabulaire, changé les mots de la chanson traditionnelle. On a changé les mots bhojpuris trop grossiers pour adapter la langue à la musique de l’Afrique et des Mascareignes » (Entretien avec le producteur et arrangeur musical Ramesh Jowahir à Rose-Hill, en 2002).

21 En adoptant, en adaptant la musique qui vient d’Afrique, les musiciens d’origine indienne espèrent faire sortir leur musique des camps sucriers, puis des festivités de mariage, dans la tente verte, et accéder ainsi aux scènes des concerts. Il s’agit pour eux

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d’intéresser davantage un public non indien, et d’obtenir la reconnaissance de toutes les communautés. Enjeux artistiques, enjeux commerciaux, enjeux identitaires se croisent dans cette rencontre. En tant que résultat d’une influence africaine sur un genre folklorique indien, la musique chutney incarne la transformation d’une musique à écouter en musique à danser. Avant toute chose, la raison d’être du séga c’est « met la faya », « mettre le feu, mettre l’ambiance », pour faire danser les gens. Ti-Frère, le plus célèbre ségatier, invente des rythmes qui suscitent les mouvements propres à la danse, et transcenderont les barrières culturelles. « Les femmes indiennes de Villemain, et beaucoup d’autres indiennes me disent : ‘tonton, quand vous chantez le séga ainsi, nous nous mettons debout, nous relevons nos jupes, nous dansons’« (Le Chartier, 1993, p. 24).

22 Les cris et sifflements du séga (chule) seront incorporés au chutney.

23 Aux yeux des musiciens de chutney, la musique noire incarne une réussite professionnelle, une reconnaissance par les visiteurs étrangers (performance devant les touristes et dans les hôtels), à défaut de reconnaissance internationale, des subventions, et l’assurance de participer à des festivals. Ces relations de concurrence et compétition, qui évoquent celles de la Caraïbe (Hassankhan, 1997), n’empêchent ni les échanges de savoir-faire, ni la circulation des formes musicales. Ainsi, faire l’impasse sur la réception de la musique de séga par les Indo-Mauriciens aboutit à des interprétations contestables : « Among the dominant hindu majority, while there is some openess to difference, there is little or no embracing of it » (Boswell, 2006).

24 La musique de séga, ses paroles, changent la perception indienne de la relation homme- femme, en introduisant le thème de l’amour passionnel. Avec le chutney, la chanteuse indo-mauricienne accède à la scène de concert public. Comme dans l’aire caribéenne, cette musique contribue à l’émancipation de la femme en milieu rural.

25 L’exemple du chutney le montre, la musique folklorique indienne, par sa chorégraphie, son langage corporel, le choix des costumes et sa relation à la danse, évoque la terre ancestrale, exalte l’indianité. Cependant, de l’avis des chanteurs eux-mêmes, elle possède un caractère désuet. Par son rythme, sa liberté d’expression, son côté rebelle, le séga incarne la modernité. Dans les années 1990, le chutney récuse sa part d’indianité, se revendiquant porteur « d’une musique métisse bien de chez nous », « une musique des îles », « une musique de fusion » (Servan-Schreiber, 2010b, p. 218). Au fur et à mesure que l’africanité indianocéanique se valorise, et sous les effets de la globalisation, le chutney change d’identité. Il passe à l’appellation de « séga oriental », pour la musique engagée, puis très récemment, à celle de « séga Bollywood », donnant ainsi la reconnaissance officielle de son ouverture à la musique noire.

26 Ce qui importe ici, ce n’est pas tant ce que la musique noire exprime du point de vue vocal, ou comme écoute de rythme ou de mélodie. C’est ce qu’elle véhicule comme potentiel d’émancipation. Ce qu’elle permet d’intérioriser (un vécu intime), et d’extérioriser : un rapport au corps et à la séduction, dans des modes de communiquer, de mener sa vie, de consommer. C’est le détour nécessaire pour produire de la « jeune musique »10 et évoluer. Sous l’influence non peut-être de la musique noire, mais de la trace noire, la musique chutney devient une musique de la modernité. Ce processus semble se répéter dans le cas du bhangrâ qui, par la médiation de la trace noire, devient une musique postcoloniale.

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Bhangrâ, diaspora et musique noire

27 Le bhangrâ se situe dans ce moment de transit où « l’espace et le temps se croisent pour produire des figures complexes de différence et d’identité, de passé et de présent, d’intérieur et d’extérieur, d’inclusion et d’exclusion » (Bhabha, 2007, p. 30).

28 En effet, par la vitesse de transmission et de généralisation qu’offrent les nouvelles technologies d’information et de communication, les marchandises culturelles – et les formes musicales en particulier – mettent en jeu des phénomènes d’adoption, de reproduction, de rejet, d’adaptation de pratiques sociales, de représentations socioculturelles et d’idées qui rendent possible la mise en relation de populations jusqu’alors distantes culturellement et/ou géographiquement. Certes, de tout temps, la création musicale s’est nourrie de mélanges et de métissages, mais la mondialisation a perturbé les conditions dans lesquelles s’effectuent les emprunts et mélanges musicaux, aussi bien que les moyens disponibles pour les pratiquer ; cette circulation omniprésente des marchandises agissant également sur la pratique locale.

29 Le bhangrâ est l’illustration parfaite de ce type de marchandise culturelle qui circule à une grande échelle, permettant de générer des conditions favorables à l’émergence d’une fulgurance scalaire où le local serait saisi par le global. Cette forme musicale – à l’instar d’autres musiques labélisées ou estampillées World Music – a la capacité de rendre concrètes et pertinentes les interrogations qui portent sur les relations dialectiques qui se nouent entre l’individu et le social, entre l’hétérogénéité et l’homogénéité, entre l’universel et le particulier, et entre le territoire et le réseau. Il semblerait que le bhangrâ se joue de paradoxes : il condense toutes les alternatives possibles de la construction identitaire, alors qu’il se destine à délimiter une unité ; il circonscrit à une catégorie des phénomènes caractérisés pourtant par leur fluidité, leur plasticité, leur pérennité et leur ubiquité. En ces termes, le bhangrâ, en tant que forme musicale, serait capable de mettre en jeu de nouvelles notions d’appartenance, infiniment diversifiées et ouvertes. Mais dès lors que la musique est perçue comme un phénomène mondial, quelle valeur accorde-t-on à ses origines ? Et de quelles origines parle-t-on ? De plus, pouvons-nous ignorer l’existence de catégories identitaires dans la musique ? Pour reprendre un questionnement de Gilroy écrit dans son chapitre magistral consacré à la musique noire et la politique d’authenticité (2003, p. 114) – quelle attitude de pensée critique devons-nous adopter face aux productions artistiques et aux codes esthétiques qui, bien que l’on puisse remonter leur trace jusqu’à un lieu distinct (le Punjab), ont été modifiés, soit par le passage du temps, soit par leur déplacement, leur délocalisation et leur dissémination au travers des réseaux de communication et d’échange culturel, donnant lieu à de nouvelles formes musicales telles que le bhangrâmuffin, le bhangrâ rhythm and blues11, la soul Bhangrâ, le tout résumé par l’appellation commode de « Bollywood bhangrâ » ?

30 En analysant la manière dont se sont exercées ces formes d’appropriation ou d’hybridités musicales, attachons-nous à décrire la trace noire (Elongui, 1998) présente dans ces reformulations. Organisée en deux temps, la réflexion a comme ambition, d’une part, de mettre en avant le caractère hybride du bhangrâ qui fusionne l’authenticité de la culture traditionnelle punjabie et des éléments musicaux afro- américains et, d’autre part, de rendre compte de la place de cette forme musicale pour la diaspora indienne.

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Musiques et identités frontalières

« On pourrait dire que les musiques traditionnelles sont perçues comme étant authentiques, les musiques folkloriques comme éclectiques et la world music comme syncrétique » (Aubert, 2001, p. 33).

31 À première vue, on pourrait s’interroger sur la pertinence d’associer bhangrâ et musique noire. En effet, qu’est-ce qui pourrait unir une forme musicale apparue au XVe siècle au Punjab, traditionnellement exécutée et dansée par des hommes lors de festivités (à l’occasion des moissons ou vaisakhi, des mariages ou du passage à la nouvelle année) associant des paroles punjabi (boliyaan) et des instrumentations (dhol et tumbi en particulier12) avec des formes musicales dites afro-américaines ? Pourtant, à y regarder de plus près, on peut énumérer un certain nombre d’éléments communs et faire des rapprochements permettant de poser les jalons d’une réflexion qui interrogerait la possibilité des mots et des catégories à correspondre à des réalités marquées par des changements significatifs.

32 Premièrement, ce caractère originel a été largement modifié ces deux dernières décennies, d’abord en Angleterre puis aux États-Unis. De musique traditionnelle, le bhangrâ est devenu un genre musical hybride, un genre en fusion. Les arrangements intègrent à présent des styles musicaux contemporains : reggae, rap, house, hip hop, techno, ragga et jungle. Dès les années 1980, des artistes tels que « Apache Indian », ont adopté la culture du originaire des Caraïbes, ainsi que les styles soul et hip hop originaires de l’Amérique noire, et les techniques du mix, du scratch et du sampling pour les mêler au bhangrâ. Durant cette décennie 1990, la réinvention de l’ethnicité indienne est passée par des productions musicales inédites et surprenantes telles que le bhangramuffin, néologisme évoquant le mélange entre bhangrâ et ragamuffin. Il est pertinent de rassembler dans cette analyse les conditions d’émergence de ces hybridités musicales. Et il semblerait que cette association avec des musiques afro- américaines se justifie : « non seulement par l’interaction en Angleterre entre Sud asiatiques et Jamaïcains de la classe ouvrière mais aussi grâce à une compatibilité de rythme » (Mohammad- Arif, 2000, p. 283).

33 Apache Indian, ou Steven Kapur de son vrai nom, est l’une des figures importantes de cette fertilisation croisée. Né de parents punjabis, il a grandi et vécu à Handsworth13, une ville abritant une importante communauté sud-asiatique et antillaise située dans la banlieue nord-ouest de Birmingham, bastion notamment du groupe de reggae Steel Pulse (d’ailleurs leur premier album paru en 1978, avait pour titre Handsworth Revolution). Dès les années 1980, Steven Kapur a participé à de multiples sound systems à Handsworth, avant de devenir un deejay et d’enregistrer son premier single en 1990 Movie over India, distribué par Jet Star14. Ses albums, dont certains enregistrés en Jamaïque, tel que No reservation, témoignent tous de branchements ou de conjonctions entre des univers sonores proches et lointains. Ses textes sont souvent engagés, particulièrement concernant le titre Arranged marriage.

34 La trace noire dans ce cas précis est tellement prégnante qu’il n’apparaît pas si saugrenu de parler de musique afro-indienne pour décrire ce syncrétisme. Ce type de reformulation prend également place en France. Depuis 2008, il existe un groupe d’activité, B-PRODS, situé en Seine-et-Marne à Gretz-Armainvilliers – regroupant le studio, le label et le management – qui est pour le moment le seul et unique label

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indépendant qui produit des artistes indiens sur le territoire français. Son fondateur, né au Punjab, Tejpal Singh Barth, fut l’un des pionniers de la musique Bollywood en France dans les années 1990. Ancien musicien, il fut le secrétaire de l’association Wise qui organisa les concerts de Bally Sagoo et également l’un des tout premiers évènements bhangrâ (Bhangra Blast) en France réunissant des artistes tels que Panjabi MC, H-Dhami et Veronica. Il est influencé par tous les nouveaux mouvements de musique urbaine. Le premier album produit et distribué sous son label, « Rang Gulabi », de l’artiste Dalbir Dil, est l’expression de la collision entre deux mondes, deux façons de concevoir la musique et la fête. L’indolence lyrique du chant de Dalbir Dil est confrontée à des arrangements musicaux que l’on attribue généralement à la house et au R&B. Lors de la réalisation du clip vidéo, en grande partie tourné à Paris, de multiples scènes de danse ont été filmées. Ces scènes de break dance où interviennent des danseurs professionnels (recrutés pour leur maîtrise de la danse africaine et orientale15) expriment une filiation directe avec l’univers du hip hop.

35 Deuxièmement, le bhangrâ devient peu à peu, au fur et à mesure de ces mélanges, une musique de salle, une musique urbaine16. C’est en cela que réside également la grande nouveauté liée à ces multiples conjonctions de formes musicales. Le bhangrâ est devenu une musique festive capable de rassembler les genres. Le bhangrâ est dorénavant, du moins dans le cas français, un type de musique électronique produite essentiellement à des fins d’utilisation en discothèque ou dans un environnement centré sur la danse. Cette musique est ainsi quasi exclusivement créée pour son utilisation par des DJs dans le cadre d’un mix, où elle est diffusée en continu, si bien que l’on assiste de plus en plus à une dissociation, à un décrochage entre une musique à écouter – le bhangrâ – et une musique à danser – le bhangrâ Bollywood ou Bollywood. C’est dans cette configuration qu’un important réseau d’associations, en majorité fondées par des Français originaires du sous-continent indien, a vu le jour. Du fait de l’ancrage spatial de ces associations dans des quartiers marginalisés et pluriethniques de la banlieue nord d’Île-de-France (Seine-Saint-Denis principalement) ou du centre de Paris (10e et 18e arrondissements), certaines proposent des soirées karaoké où la musique bhangrâ est mélangée à la musique berbère. Cette appropriation du bhangrâ en tant que musique à danser en ville n’est pas seulement le fait d’associations indiennes. En 2009, les Ambianceuses, une compagnie de danse se proclamant afro-caribéenne, sous la direction entre autre de Maïmouna Coulibaly, invitait Joti Singh17, professeur de danse à San Francisco, pour effectuer un stage d’initiation au bhangrâ et à la danse Bollywood.

36 Ainsi, l’historiographie du bhangrâ comme mouvement musical urbain n’émerge qu’à partir des années 1980. Et l’on peut relever dans cette écriture de l’histoire du bhangrâ quelques invariants, quelques constantes significatives :

37 - Le bhangrâ en diaspora naît dans des situations sociales critiques et, dans la plupart des cas, dans les espaces urbains stigmatisés (quartiers populaires, banlieues, etc.). Dans le cas français, les lieux d’installation de la diaspora indienne se confondent avec les lieux d’installation de populations originaires d’Afrique du Nord et subsahariennes. Cette proximité pourrait expliquer les emprunts aux musiques afro-américaines et le fait que le bhangrâ se construit dans un va-et-vient entre un univers de référence symbolique global et systémique et un espace plus tourné vers le spécifique (qui constituerait peut-être un identifiant local ?).

38 - Le bhangrâ inaugure des modalités musicales nouvelles : manières de faire de la musique et manières de construire une esthétique corporelle.

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39 On assiste également, et tout particulièrement en Inde, à un phénomène d’extéritorialité et de reterritorialisation musicales. Le bhangrâ réutilise des répertoires attestés, puise dans le fonds musical mondial. En l’occurrence, ici, les musiques dites afro-américaines se révèlent un réservoir important pour réinventer de nouvelles sonorités avec leurs propres matériaux mélodiques et musicaux réajustés aux couleurs sonores des musiques urbaines. « Créé par le rude paysan du Panjab (…) le bhangrâ a été exporté par son petit-fils expatrié en Occident. Là-bas, on l’a mélangé au rap et au reggae des quartiers noirs défavorisés et à la musique de film en hindi. Ainsi réinventé, il a été réexporté en Inde par les grandes maisons de disques qui en tirent d’énormes profits. Et ici, en Inde, il aide les gosses de riches – les enfants d’une élite sociale de plus en plus anglicisée – à redécouvrir leur héritage rural » (Deshpande, 2000).

40 Histoire du bhangrâ et histoire de la diaspora se confondent, et ce n’est que dans cette confusion de destins, dans cette insécabilité, que l’on peut comprendre l’importance du bhangrâ dans la construction identitaire des membres de cette diaspora. D’autant plus que le bhangrâ en tant qu’outil politico-social, véhicule d’une manière affirmée des valeurs et des attentes sociales.

Une musique postcoloniale

41 Formellement hybride, le bhangrâ n’en reste pas moins dans la pratique performé comme un symbole puissant de revendication d’une identité desi ou sud-asiatique, c’est- à-dire une identité d’avant la partition qui rassemblerait à la fois hindous, musulmans et sikhs, mais aussi Inde, Pakistan et Bangladesh. Justement, du fait de cette hybridité, qui se manifeste par de multiples emprunts musicaux et par le mélange des langues (anglais, ourdou, hindi, punjabi), le bhangrâ est fédérateur et tend à effacer les particularismes ethniques, religieux et politiques. La popularité de cette musique, pour les migrants sud-asiatiques s’explique aussi par les messages qu’elle véhicule, et s’inscrit dans la déviance en portant des messages anticastes, proharmonie communautaire et religieuse, comme on peut le constater dans la chanson warring dhol d’ADF18.

42 Les membres des collectifs de bhangrâ en France reflètent cette diversité et rassemblent des individus originaires de l’île Maurice, de la Réunion, de l’Inde, de Sri Lanka, du Pakistan et du Bangladesh, qu’ils soient musulmans, hindous, sikhs ou chrétiens. Au fur et à mesure, le bhangrâ devient peu à peu le marqueur d’une identité sud-asiatique qui est revendiquée par plusieurs membres d’associations franciliennes à l’instar de « Desi crew bhangra team » d’Épinay-sur-Seine. En cela, le bhangrâ n’est ni une musique indienne, ni une musique afro-indienne, mais une musique postcoloniale. Et c’est par le truchement de la musique noire qu’il acquiert cette position particulière.

Conclusion

43 Ce détour par les musiques de diasporas indiennes a semblé nécessaire pour interroger subtilement la notion de musique noire. Ce rapport est ambigu et multiple : d’une part, engagisme et esclavagisme sont les deux faces d’un même rapport au monde blanc européen, d’autre part, la diaspora indienne croise les cultures africaines dans le Sud de l’océan Indien, enfin les musiques populaires issues de la musique noire américaine

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influencent les musiques populaires actuelles. Le chutney mauricien et le bhangrâ illustrent la genèse de ces musiques, résumée par la métaphore de la « traversée des eaux noires ». Paradoxalement, c’est par le recours à certaines caractéristiques – pensées comme ineffables et effroyables – qui sont généralement attribuées à la musique noire (rythme, instruments, arrangements) que le chutney et le bhangrâ en arrivent à fournir de puissantes ressources identitaires et un sens social qui contribue pour une grande part à organiser le rapport à l’altérité, à tel point que ces deux formes musicales illustrent le travail de l’imagination dans la construction de nouvelles identités, toujours équivoques, issues d’une combinaison complexe entre modernité et culture locale.

44 En cela, la trace noire argumente un fort pouvoir identitaire. C’est elle qui permet d’assurer la modernité du chutney et le caractère hybride et postcolonial du bhangrâ. Cependant, ces deux formes musicales ne se résument pas seulement à leur hybridité ou à leur métissage : bhangrâ et chutney mauricien ont notamment un rôle important dans la formation des consciences individuelles et collectives, et participent d’une certaine manière (avec acuité dans le cas du bhangrâ) à un processus de mythification des origines permettant de créer au final un imaginaire diasporique.

45 Néanmoins, des limitations s’imposent aussi car à travers ces tentatives d’hybridités, concernant le bhangrâ, et de métissage, concernant le chutney, à aucun moment la voix noire n’est utilisée. Ici, la voix reste indienne. Cependant ces exemples de reformulations et de brassages nous obligent à nous poser de nouvelles questions. De ces expériences indiennes vient alors l’idée que la musique « brouille les cartes » – sa fluidité est adaptée à l’organisation en réseaux, aux connexions, aux branchements (Amselle, 2001) – mais que « les jeunes musiques » transitent par l’Afrique ! TAGG, P., 2008, « Lettre ouverte sur les musiques 'noires', 'afro-américaines' et 'européennes' », dans Volume !, vol. 6, p. 135-161.

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NOTES

1. Deux articles essentiels, celui de Claudie Ricaud (1993) et celui de Marclaine Antoine et Veena Ballgobin (2003), les ont définies. 2. Tambour plat caractéristique du séga, constitué par une peau de chèvre ou de cabri, tendue sur un cercle de bois. 3. Sorte de hochet sur bois de forme triangulaire, sur lequel on fixe des tiges de fleurs de canne à sucre ou une feuille de métal percée de petits trous ; des graines ou des petits cailloux sont placés à l’intérieur du hochet, qui résonne lorsqu’on l’agite latéralement. On le secoue pour produire une rafale qui soutient le rythme. 4. Dans son travail sur l’évolution de l’identité créole dans l’océan Indien, Daniella Police déplore que seule la "westernization" des Noirs a constitué un objet de recherche, et jamais l’africanisation des Blancs, ou le fait qu’il y eût constamment des échanges culturels (Police, 2001). Mais l’histoire des échanges musicaux avec l’Inde reste aussi à faire. 5. Cf. Massamba 2003, Richon, 2009 et Didier 1987. 6. Il s’agit des deux célébrissimes chanteuses (et sœurs) qui donnent leurs voix aux héroïnes des films dits "de Bollywood". 7. De séga et de reggae, musique très populaire à Maurice (groupes Racinetatane, Natty Rebels, Ottentik Street Brother alias OSB...). 8. Tambour à deux peaux, le dholak se frappe des deux mains, et se joue à l’intérieur des maisons, en petit groupe. 9. Récipient en cuivre servant à contenir de l’eau, et utilisé comme instrument à percussion. On le frappe avec des cuillers ou des roupies (pièces de monnaie). 10. Selon l’expression de Julien Mallet (Mallet, 2008). 11. Le rhythm and blues dont il s’agit ici, n’est pas le genre musical américain des années 1940 et 1950, combinant des influences du gospel, du blues et du jazz, mais celui né au milieu des années 1990 de la rencontre entre le hip hop d'un côté, et la soul de l'autre. L’artiste britannique DJ Vix s’inscrit dans cette mouvance, particulièrement dans son album Dhol 'n' Bass Uncut de 2002 chez Kamlee Records Ltd. 12. Le tumbi est une guitare à une seule corde et le dhol un tambour à deux faces. 13. Handsworth est un quartier d’exil, qui est le théâtre d’affrontements communautaires réguliers qui ont notamment eu lieu en 1981, 1985 et 2005. D’autres artistes renommés de bhangrâ sont issus de ce quartier marginalisé tel que le groupe B21 créé par deux frères Bally et Bhota Jagpal. Le nom du groupe, B21, provient du code postal d’Handsworth. Une des chansons de ce

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groupe Darshan de l’album Made in England, a été incluse dans la bande originale du film Joue-là comme Beckham réalisé par Gurinder Chadha 14. Il s’agit d’un des plus grands distributeurs de reggae britannique, c’est entre autres, le distributeur de Sizzla. 15. C’est de cette manière que sur le site de B-PRODS apparaissait le recrutement de danseuses professionnelles. 16. Le bhangrâ est toujours une musique à danser mais il est devenu mondain et urbain. La nouveauté provenant du mélange des genres (musicaux bien entendu, mais pas seulement). 17. Joti Singh est une chorégraphe, interprète et professeur de danse. Elle est la directrice artistique et la fondatrice de la compagnie de danse "Duniya Dance and Drum Company" (DDDC) basée à San Francisco. 18. Asian Dub Foundation est un groupe de musique électronique britannique fondé en 1993. Ses membres mélangent dub, hip hop, dancehall, drum’n’bass, ragga, jungle, bhangrâ et rock.

RÉSUMÉS

À partir d’une étude de diaspora indienne, cet article vise à interroger le « teint » des productions musicales à travers deux expériences de confrontation aux mondes européen et africain, l’un dans le contexte de l’engagisme, le chutney mauricien, l’autre dans le contexte du postcolonialisme, le bhangrâ. Tout en faisant un parallèle entre le « Black Atlantic » de Gilroy et la traversée des Eaux noires (« Black Waters » ou « Kala Pani ») par les engagés indiens du XIXe siècle, il s’agira dans un premier temps de déceler les représentations de ces musiques qui offrent l’exemple de « la trace noire », selon l’expression de Luigi Elongui. Dans un deuxième temps, nous questionnerons le rapport ambigu au monde noir en général, et à la musique venue d’Afrique, en particulier, de ces musiques à danser. Cependant, dans le cas du chutney comme dans celui du bhangrâ, ce rapport est faussé. Pour l’un, parce qu’une revanche à prendre sur le passé colonial entraîne un désir de survalorisation de l’indianité, une concurrence avec le champ musical du séga qui surgit au niveau des industries culturelles, et un ensemble de préjugés attachés aux valeurs créoles par l’élite urbaine indo-mauricienne. Pour l’autre, parce que le bhangrâ ne se réclame d’aucune filiation avec la musique noire, mais pourtant génère des reformulations souvent inédites d’emprunt au continent noir. Dans ces conditions, comment évaluer la reconnaissance implicite ou explicite de cette trace noire ? Comment est-elle compatible avec un désir d’ancrage dans une nouvelle territorialité ? Les récits de vie et les parcours des musiciens, les commentaires de presse émis à l’occasion des festivals de musique permettent de saisir les positions et les contradictions.

Starting from a study of Indian diaspora, this article aims at questioning the “colour” of musical productions resulting from encounters with European and African worlds, the first one in the context of Indenture, chutney , the second one in the Postcolonial context, bhangrâ music. While establishing a parallel between Gilroy’s Black Atlantic and the Black Waters or Kala Pani feared by the Indian indentured labourers, we shall first attempt to identify the representations of these musical forms which borrow from “the black track” according to Luigi Elongi’s formula. Then, we shall endeavour to analyze the way they perceive the Black world in general, and the music coming from Africa in particular. Yet, in the case of chutney as well as bhangrâ, this perception is distorted. Regarding chutney, the need of revenge on the

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colonial past led to the overvalue of indianity. In this musical field, a spirit of competition with the sega singers, noticeable in the development of cultural industries, and a lot of prejudice attached to creole values by the indo-maurician urban elite, obstructs the scene. Regarding bhangrâ, this style does not claim from any filiations with Black music, and yet generates new reformulations often borrowed from the Black continent. In these conditions, how to evaluate the implicit or explicit recognition of the “black track”? How is it compatible with a desire to anchor in a new territory? The path of the musicians, their life stories, the press comments published on the occasion of music festivals will enable to enlighten us about the positions and the contradictions.

INDEX

Keywords : Black music, Indian diaspora, chutney, bhangrâ, identity Mots-clés : musique noire, diaspora indienne, chutney, bhangrâ, identité

AUTEURS

ANTHONY GOREAU-PONCEAUD Université de Bordeaux 4, UMR ADES/CNRS [email protected]

CATHERINE SERVAN-SCHREIBER Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud, EHESS/CNRS [email protected]

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Habiter le monde avec des sons Le grain de la voix noire Inhabiting the world in Music: the grain of the black voice

Emmanuel Parent

« Le ’grain’, ce serait cela : la matérialité du corps parlant sa langue maternelle. » Roland Barthes, Le Grain de la voix.

1 Dans l’histoire de la culture afro-américaine, la musique a toujours occupé une place de choix. Les romanciers se sont largement appuyés sur le blues et le jazz d’un point de vue formel et thématique. Les poètes et les sciences humaines l’ont célébrée et en ont fait un objet de réflexion privilégié. Les peintres se sont placés sous son autorité et ont essayé de retranscrire une part de son aura. On pourrait également citer les ministres du culte qui se sont appuyés sur des tropes rhétoriques communes aux musiciens de jazz et de soul, et continuer la liste en évoquant tous les aspects de la vie culturelle noire américaine. D’où vient une telle autorité de la musique, populaire qui plus est, sur l’ensemble des arts noirs américains ? Y a-t-il un lien privilégié entre le son musical et l’expérience afro-américaine, qui pourrait expliquer cette prééminence du musical ? Le « son noir » existe-t-il ? Et si oui, renvoie-t-il à une aire culturelle et géographique donnée, ou témoigne-t-il d’avantage des migrations des hommes lors du transbordement atlantique et de leur capacité à reconstruire leur identité ? En examinant l’exemple de la littérature afro-américaine dans son rapport à la musique, je montrerai qu’en réalité, au-delà de la musique, c’est la voix noire américaine qu’il faut considérer comme la véritable matrice de l’art afro-américain. C’est cette matrice que tous les arts vont tenter dès lors d’actualiser, dans des médiums à chaque fois différents.

L’autorité de la musique : l’exemple de la littérature

2 Que la musique ait représenté au XXe siècle un modèle d’accomplissement pour les lettres afro-américaines, voilà une constatation qui n’est pas nouvelle. De la Harlem Renaissance des années 1920 au des années 1960, pratiquement tous

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les écrivains du canon littéraire afro-américain ont fait une place à la musique dans leur œuvre. Le critique littéraire afro-américain Brent Edwards formule cette problématique : « Comment la littérature ’écrit’-elle la musique ? Comment les techniques graphiques de la littérature noire traduisent-elles ou transportent-elles, les particularités de l’oralité noire sur la page ? De telles questions sont le pain quotidien de la critique littéraire africaine-américaine, sans cesse reformulées, si familières et pourtant toujours délicates » (Edwards, 1998, p. 580 ; traduction de l’auteur).

3 D’où vient dès lors l’autorité de la musique sur la littérature ? Faut-il croire Amiri Baraka qui explique dans The Myth of a Negro (1968) que la musique, s’enracinant dans l’immédiateté de l’expérience noire, jouit d’une proximité plus grande avec celle-ci que l’écriture, qui reste un médium artistique fondamentalement blanc ? Selon Baraka, pour être un écrivain lorsqu’on est noir aux États-Unis, il faut avoir intériorisé tous les codes de la bourgeoisie blanche, alors que : « le développement de la musique noire a toujours été direct et instinctif. […] Il tirait sa légitimité d’une expérience émotionnelle qu’on ne trouvait nulle part ailleurs dans la ’littérature noire’, et certainement pas dans la littérature moyenne de l’Américain blanc » (Baraka, 1968, p. 110 ; traduction de l’auteur ; c’est nous qui soulignons).

4 Les Afro-Américains auraient développé très tôt une pratique de la musique qui leur était propre, une pratique qui se serait autonomisée depuis longtemps des canons occidentaux, ce qui en fait – c’est la thèse fascinante du Peuple du blues (2000) – le seul document endogène sur leur histoire américaine, dans ses dimensions sociologique, psychologique et philosophique.

5 Pourtant, bien que la pratique musicale remonte certainement très loin dans l’histoire du peuplement africain des Amériques, l’idée d’une telle immédiateté de l’expression musicale noire reste problématique. On pourrait ainsi argumenter à l’inverse que les musiciens noirs ont, à la fin du XIXe siècle, rencontré le même genre de problèmes de traduction que ceux que devaient affronter les écrivains noirs au XXe siècle. Il ne s’agit pas de réfuter l’idée que la pratique de la musique était plus accessible, pour des raisons sociologiques évidentes, aux couches populaires noires américaines majoritairement illettrées, que la littérature sous la forme du roman. La musique, par le biais du travail et de la pratique religieuse, est bien, historiquement, la première forme d’expression artistique noire. Mais il faut simplement contester l’idée qu’il fût simple, facile et inné de formuler l’expérience noire avec des moyens musicaux.

Le modèle vocal

6 Si le défi de la littérature noire est, comme le dit Brent Edwards, de transposer l’oralité musicale dans un médium différent, on pourrait affirmer que le jazz, après tout, est né d’une ambition similaire : la transcription de la voix humaine dans le registre instrumental. C’est-à-dire que, pour résumer les choses, les musiciens noirs ont dû se confronter à la technique complexe des instruments laissés par les fanfares militaires blanches après la guerre de Sécession pour pouvoir les faire sonner comme ils l’entendaient. Ils ont dû détourner la technique musicale classique pour l’adapter à leur expérience. Voilà qui est fort connu. Mais il me semble important de remarquer qu’imiter, à la trompette par exemple, la voix blues, le son « de bugle suave des

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camelots vendant des pastèques... »1 et sonner dirty, n’est sûrement pas chose plus immédiate que de développer un brillant vibrato de concerto. À la fin du XIXe siècle, le défi technique du jazz était proprement immense. Les techniques du jazz ont ainsi été inventées pour forcer des instruments à coller à une certaine expérience américaine, celle des Noirs. Ralph Ellison a ainsi formulé le dilemme technique du musicien de jazz : « Car bien que cela soit rarement reconnu, il y a un conflit entre ce que le musicien noir américain ressent dans la communauté autour de lui et les techniques objectives (ou classiques) de son instrument. Il ressent une tension entre son désir de maîtriser le style du jeu classique et son irrésistible propension à exprimer ces sons qui forment une définition musicale de l’expérience du Noir américain. Dans le jazz des origines, ces sons trouvèrent leur plus pure expression dans le timbre de la voix du blues, et l’utilisation de sourdines, de verres à eau et des chapeaux melons sur les pavillons de leurs cuivres provenait de la tentative d’imiter ce son » (Ellison, 2003, p. 271 ; traduction de l’auteur).

7 Depuis les travaux de l’ethnomusicologue André Schaeffner, on sait que la déformation du timbre dans le jazz est positivement mise en œuvre pour tenter d’imiter la voix noire : « Le jazz nègre – affirmait-il en 1926 –implique une expérience vocale dont le fruit porte jusque dans le domaine instrumental » (Schaeffner, 1988, p. 74). Dès lors, le but ultime du désir d’oralité de la littérature noire n’est sans doute pas tant la musique en général mais bien, en dernière instance, la voix humaine. Ou si la littérature vise la musique, c’est parce que cette dernière a magistralement réussi à s’approcher du grain de la voix noire.

8 Dans son essai séminal Le Grain de la voix (paru en 1972), Roland Barthes avait émis l’idée qu’au-delà des qualités spécifiquement musicales d’une interprétation vocale, se trouvait une qualité plus primordiale, « pré-signifiante » : la qualité sonore du corps qui chante et se donne à entendre dans toute sa matérialité. Barthes essayait de circonscrire : « le volume de la voix chantante et distante, l’espace où les significations germent du dedans de la langue et dans sa matérialité même » (Barthes, 1982, p. 239).

9 Mais il prend soin de préciser que le grain ne se réduit pas au timbre. Il y a là quelque chose qui se joue dans la friction entre le corps et la langue, dans cet espace laissé béant entre signifiant et signifié, entre un signifiant qui refuse de se résorber dans le signifié, fut-il purement musical. Dans la musique afro-américaine, le grain de la voix est particulièrement recherché et valorisé comme tel.

10 Nous avons donc affaire à une sorte de boîte gigogne : c’est la voix, plus que la musique en tant que telle, qui semble être la matrice de l’art afro-américain. Mais la question est de savoir pourquoi elle fascine autant les artistes, aussi bien noirs que blancs, d’ailleurs2. Le fait de vouloir imiter la voix par des techniques instrumentales – véritable obsession des accompagnateurs de Bessie Smith, par exemple, qui tentent de répondre à ses vers en suivant au plus près toutes les nuances de ses inflexions vocales – est une propriété remarquable. Pour Ralph Ellison : « Le jazz est né de l’effort pour exprimer avec des instruments de musique le son et le style de la voix noire américaine, comme on pouvait l’entendre dans la prière, la complainte, le cri et le chant. Le jazz était un essai d’humanisation du monde avec des sons » (Ellison, 1965 ; traduction de l’auteur).

11 Le chant était en effet à l’origine l’un des seuls lieux possibles d’expression collective d’une humanité, un espace rare de culture pour les esclaves3. On peut ainsi poser l’hypothèse que l’autorité de la voix vient de sa capacité à concentrer un enjeu

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identitaire qui va s’imprimer par la suite sur les autres formes d’expressions artistiques noires américaines. J’entends m’expliquer sur ce point.

Créolisation

12 Par « expérience vocale », André Schaeffner pense probablement aux pratiques musicales d’Afrique occidentale qu’il observera bientôt de plus près4. Mais on peut essayer de comprendre cette expérience vocale commune, qui va donner une cohérence à une pluralité d’arts noirs américains au XXe siècle, davantage comme une innovation américaine que comme un héritage africain. Comme le suggérait en 1991 Denis-Constant Martin dans son article « Filiation or Innovation ? », après les travaux pionniers de Herskovits ou de Bastide sur l’héritage africain des cultures afro- américaines, il importe désormais d’orienter les recherches sur leur capacité d’innovation : « Accentuer l’héritage ou la filiation, qu’il soit européen ou africain, revient à dénier aux Noirs déportés aux Amériques la capacité de négocier avec un environnement nouveau, la faculté de s’adapter à lui. » (Martin, 1991, p. 19 ; traduction de l’auteur)

13 De fait, lors de leur arrivée sur le nouveau continent, l’anglais colonial fut la première chose que les Africains durent rapidement maîtriser. Cet apprentissage fut objectivement leur première expérience de groupe, eux qui, avant le « passage du Milieu », n’avaient culturellement que peu de choses à voir les uns avec les autres. C’est en traversant l’Atlantique qu’une pluralité d’individus aux histoires et aux cultures différentes sont devenus des « Noirs ». La langue commune, que l’on devait parler pour l’efficacité de la plantation, fut dès lors le premier lieu de fusion vernaculaire américaine, le premier endroit où ils purent imprimer quelque chose d’une identité collective en formation.

14 Denis-Constant Martin parle pour la musique d’une « fusion qui a transcendé les particularités des civilisations africaines, mais qui fut facilitée par leurs homologies structurelles. C’est probablement l’une des leçons que nous pouvons apprendre du laboratoire créole » (Ibidem, p. 23 ; traduction de l’auteur).

15 Effectivement, la langue créole des Antilles françaises constitue un cas d’école de ces processus de fusion. Voici comment Édouard Glissant définit cette synthèse originelle de cultures hétérogènes coexistant aux Amériques : « Les créoles francophones de la Caraïbe sont nés de la mise en contact des parlers bretons et normands du XVIIe siècle avec une syntaxe des langues de l’Afrique noire subsaharienne de l’Ouest. Autrement dit, le parler normand n’a rien à voir avec la syntaxe qui est peut-être une »synthèse-de-syntaxe« de ces langues africaines. La combinaison des deux, qui commence d’ailleurs quoi qu’on en dise sous la forme de petit nègre, parce qu’il s’agit alors de régler des problèmes du travail dans les îles de la Caraïbe, cette combinaison est imprévisible » (Glissant, 1996, p. 20 ; traduction de l’auteur ; c’est nous qui soulignons).

16 Même si l’anglais parlé dans le Sud des États-Unis n’a pas subi un processus de créolisation comparable à ce qui se passait avec le français dans les Antilles à la même époque, nous pouvons apprendre quelque chose de cette description5. Le « laboratoire créole » éclaire l’expérience américaine dans la mesure où la musicalité propre de l’accent américain peut être en partie comprise comme étant due à une contribution

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africaine. C’est dans son accentuation si caractéristique, sa dimension musicale justement, qu’on peut considérer la langue américaine comme une création syncrétique. Sa fluidité, dans le Sud en particulier, lui vient de la tonalité africaine – ou plus précisément d’une synthèse de tonalités africaines. Ralph Ellison, de son côté, décrit ainsi la fusion vernaculaire originale mise en place dans le contexte colonial en Amérique du Nord, et qui a donné naissance à la langue américaine que nous connaissons aujourd’hui : « C’est une langue qui a évolué depuis le King’s English mais qui, en se basant elle- même sur les réalités de la terre américaine et des institutions – ou du manque d’institutions – coloniales, devint rapidement une révolte vernaculaire contre les signes, symboles, manières et autorité de la mère patrie. C’est un langage qui a commencé à fusionner les sons de nombreuses langues, confrontés ensemble dans une lutte entre diverses régions. Et qu’on le reconnaisse ou non, une grande partie de la tonalité de cet idiome provient du timbre de la voix africaine et des habitudes d’écoute développées en Afrique » (Ellison, 2003, p. 585).

17 Glissant qualifie la contribution africaine au créole de « synthèse » ; pour Ellison, la part africaine prise dans la musicalité de la langue américaine est, de la même manière, le résultat d’une synthèse forcée d’éléments africains disparates. Une fois confrontée à cet univers hostile, cette diversité va acquérir une certaine cohérence. On sait que c’est la confrontation à l’altérité qui fige les signes de l’appartenance ethnique. Jean-Loup Amselle et Elikha M’Bokolo (1985) ont par exemple montré, dans un autre registre, comment la colonisation de l’Afrique avait créé des groupes ethniques figés, là où des identités fluides se mouvaient auparavant dans un échange perpétuel. Il y a là un processus classique, dans l’analyse anthropologique, de fixation du Même par l’Autre. L’esclavage a été le lieu de la réduction d’une diversité à une identité nouvelle, cette abstraction culturelle si étrange, le « Noir ». Et c’est le langage qui a pu enregistrer les traces de cette création ex nihilo : « Le langage américain est un superbe instrument pour les poètes et les romanciers précisément parce qu’il a pu absorber les contributions de ces Noirs là-bas qui prononçaient des ’dese’ et des ’dose’ et qui forçaient le langage à sonner et à se plier sous la pression de leur besoin d’exprimer leur sens du réel » (Ellison, 2003, p. 550).

18 On commence à mesurer ainsi concrètement en quoi l’expérience quotidienne des Noirs (les relations qu’ils entretiennent avec les autres groupes ethniques et sociaux américains) peut être « traduite » en sons vocaux puis musicaux. La langue est le modèle de la fusion vernaculaire qui allait donner naissance à l’art américain, et en premier lieu à la musique et à la danse. C’est là qu’a pu se jouer une première affirmation identitaire dont les Noirs allaient se saisir de façon si efficace. C’est pour cela que l’expérience noire retentit si puissamment chez « ces vendeurs de pastèques aux voix de bugles suaves » qu’Ellison décrit dans son essai autobiographique Living with Music. Il suffira par la suite aux chanteurs noirs d’amplifier un peu les caractéristiques du dialecte nègre, d’exagérer ce grain pour sonner d’autant plus « noir ». Puis aux musiciens de jazz de s’inscrire dans cette tradition pour coller au plus près de l’expérience afro-américaine. Voilà qui permet d’atterrir sur un terrain plus solide anthropologiquement, moins mystique, que l’ineffable des « profondeurs de l’âme noire » à laquelle se réfère Amiri Baraka (1968, p. 106), comme tant d’autres ailleurs, pour expliquer l’importance de la musique dans l’élaboration d’une esthétique et d’une identité spécifiquement afro-américaines.

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Déconstruire la noirceur du son noir

19 On mesure également comment les points de vue de Glissant et d’Ellison sur la fusion vernaculaire laissent place à une déconstruction de la « noirceur du son noir ». Chez eux, la revalorisation de la contribution africaine ne s’accompagne pas, et c’est tout à fait salutaire, de son absolutisation ou de son essentialisation. Il ne faut pas transformer l’interaction des contributions africaines et européennes en une opposition simplificatrice entre un vernaculaire subversif noir et un corpus classique blanc. Ellison suggère bien que les colons blancs ont eux aussi transformé « l’anglais du roi » pour coller à l’expérience américaine. La création de la musique américaine est également le fruit d’une synthèse entre différents corpus vernaculaires. Denis-Constant Martin le souligne également (Martin, 1991). Les traditions musicales venues d’Europe étaient loin de se résumer à ce que nous a transmis la tradition classique occidentale. La lettre ouverte du musicologue anglais Philip Tagg de 1989 et qui fut à l’origine du colloque de Bordeaux d’avril 2010, est bien cette subtile déconstruction, pleine d’humour, de l’essentialisation des catégories raciales en musique. Tagg a une nouvelle fois montré lors de son intervention au colloque que le patrimoine musical traditionnel européen, notamment écossais, possédait de nombreuses caractéristiques que nous sommes habitués à considérer comme spécifiquement « noires ». Les intellectuels libéraux blancs comme les nationalistes noirs ont tendance à n’attribuer qu’aux Afro- descendants la paternité de la fluidité subversive de la musique populaire noire américaine : « Parfois nous semblons attribuer aux gens à la peau foncée –Africains autant qu’Afro-Américains – toutes les notes, tous les timbres et rythmes ’sales-et-vilains- mais-agréables’, que nous imaginons hors de notre portée – quelque mystérieux ’notre-père-blanc-qui-est-en-Europe-que-son-art-soit-sanctifié’ nous ayant interdit de les produire. Nous pensons même, du fait des falsifications historiques de ce personnage paternel, que les gens de notre commune teinte blafarde n’ont jamais produit aucune note, aucun timbre ni aucun rythme ’sale-et-vilain-mais-agréable’ et que nous, petits Blancs refoulés et asexués que nous croyons être, ne pouvons avoir joué aucun rôle majeur dans la création de tous ces sons ’immoraux’ (mais agréables) sur lesquels on groove actuellement » (Tagg, 2008, p. 159).

20 Toutefois, déconstruire la noirceur du son noir ne signifie pas invalider la pertinence et l’influence réelles d’une telle catégorie sur les pratiques concrètes. Il s’agit en fait d’inverser les rapports entre la substance et ses manifestations, entre essence et existence – un procédé philosophique certes classique dont Sartre ou Foucault ont su tirer parti, mais dont le résultat doit être interprété. C’est ce que propose le sociologue anglo-guyanais Paul Gilroy à propos du rapport entre musique et identité noire : « Quoi que puissent affirmer les tenants du constructivisme radical, l’identité noire est vécue comme un sentiment cohérent de l’expérience du moi. Bien qu’elle soit souvent perçue comme une réalité naturelle et spontanée, il reste qu’elle est le produit d’une activité pratique : langage, geste, signes corporels, désirs. »

21 Et de citer Foucault dans Surveiller et punir : « Il ne faudrait pas dire que l’âme est une illusion ou un effet idéologique. Mais bien qu’elle existe, qu’elle est produite en permanence, autour, à la surface, à l’intérieur du corps par le fonctionnement d’un pouvoir qui s’exerce sur ceux qu’on punit… » (Gilroy, 2003, p. 143).

22 En d’autres termes, il ne faut pas s’arrêter à la simple déconstruction de l’essence noire, mais bel et bien discuter des effets, sur les Noirs comme sur les Blancs, d’une telle

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catégorie. Si l’âme est une construction, il ne faut pas oublier ou sous-estimer en retour la puissance d’agir qu’elle recèle. Une fois « construite », elle occupe le terrain, agit et fait agir. À la manière du fétiche de la marchandise chez Marx, elle devient douée d’une vie autonome dont il ne faut pas négliger la puissance d’agir.

23 Ainsi, même si le manque de sources sur les origines de la musique afro-américaine contraint les chercheurs à de simples hypothèses, on voit comment il est possible de se saisir de catégories esthétiques raciales sans faire allégeance à une quelconque mystique de la race noire, cette étrange entité qui semble flotter, tel un fantôme, au- dessus de l’Atlantique. Il faut reconnaître que le contexte américain a objectivement « racialisé » toutes les sphères de la société, et la musique en premier lieu. Comme le dit David Yaffe : « L’une des pires insultes qu’un jazzman pouvait proférer à l’encontre d’un pair est qu’il sonnait blanc, mais le jugement n’avait rien à voir avec la couleur de peau, et tout avec le son » (Yaffe, 2006, p. 39 ; traduction de l’auteur).

24 Il existe bien un son noir dont le timbre a été façonné depuis l’accentuation particulière de l’anglais colonial par les Afro-descendants, un son qui va s’autonomiser et qu’on va par la suite chercher à reproduire par divers moyens.

25 De même, au-delà de l’association entre la musique et la race, il est sans doute possible au connaisseur de s’introduire dans le vaste territoire américain pour dégager des particularités locales et vernaculaires. Cette idée est chère à Ellison, qui essaie toujours de relier le style d’un musicien à l’esprit d’un lieu ou d’une nation, comme chez le musicien Vicente Escudero « qui pouvait récapituler l’histoire et l’esprit de la danse espagnole par une simple arabesque de ses doigts » (Ellison, 2003, p. 214), ou le bluesman Jimmy Rushing qui symbolise par son timbre clair et joyeux l’optimisme des pionniers de l’État d’Oklahoma. Le texte que Ellison a consacré à son ami Rushing, comme lui natif de l’Oklahoma (c’est-à-dire ce qui était au début du XXe siècle le Far West américain), est à cet égard intéressant car il souligne avec force que la voix même de Rushing dénotait clairement du son classique des chanteuses et chanteurs de blues issus du Vieux-Sud. Il débusquait ainsi l’association entre musique et territoire dans les détails les plus intimes de l’accentuation musicale : « Car l’un des aspects le plus significatif de son art consiste à introduire un lyrisme romantique dans la tradition du blues (comparez sa version de See see rider à celle de Ma Rainey), un lyrisme qui n’est pas celui du Sud profond, mais celui du Sud-Ouest : un romantisme propre aux frontières, imposé par la rudesse crue et violente de cette partie du pays qui, à peine treize ans avant la naissance de Rushing, était encore territoire indien. […]. [En dépit de la ségrégation,] il n’en régnait pas moins dans la communauté noire un optimisme et un sens du possible qui transcendaient tout cela, et c’était cette perception à ras de terre de la réalité, couplée à celle de pouvoir la surmonter, qui résonnait dans la voix de Rushing » (Ellison, 2009, p. 95-98).

26 Ce continuum de l’accent noir à la musique est aujourd’hui plus que jamais perceptible avec le rap, qui constitue en la matière une sorte de retour aux fondamentaux. Le lien entre le watermelon man et le chanteur de blues est réactualisé avec force entre le camelot des rues qui harangue le chaland et le MC hip hop. Lors d’un séjour à Harlem, j’ai ainsi été frappé par la réutilisation massive chez les rappeurs américains d’intonations très courantes dans le parler noir, à des fins rythmiques le plus souvent, comme le « Check it out », ou encore cette interjection censée servir à acquiescer lors d’une conversation, sorte de « hein-hein » tonalement ascendant – une seconde majeure, parfois une tierce mineure – plein de détachement et d’une nonchalance toute

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travaillée, et dont l’équivalent en France serait peut-être la locution « wesh wesh » issue du Maghreb et réemployée dans les quartiers populaires6.

La musique noire : une « fusion dont on ne voit pas les coutures »

27 Le domaine sonore a ceci de particulier qu’il est capable de suggérer des associations immédiates, au-delà de toute intention signifiante, entre un simple agrégat de notes et un contexte socioculturel donné. C’est là que réside la supériorité du « jouer noir » sur l’« écrire noir » dans le contexte américain, où toute affirmation identitaire est valorisée de façon exacerbée. En effet, bien qu’on ait au début cantonné les écrivains afro-américains à une sphère racialisée de la littérature, cette idée « d’écrire noir » ne peut exister que par analogie avec la musique. On s’est rapidement rendu compte qu’on pouvait directement comparer les œuvres de Richard Wright et de Dostoïevski, là où le rapprochement entre Duke Ellington et Beethoven est beaucoup plus vain et limité. Même s’il n’est pas insignifiant en dernière instance, on voit bien que ces deux musiciens évoluent, paradoxalement, dans des langues différentes, et n’ont pas les mêmes préoccupations formelles. La raison en est que l’écriture comme média ne représente qu’une sphère globale là où la musique évolue dans différentes sphères « racialisées » ou ethnicisées, utilisant des systèmes codés — que le parler populaire nomme couramment des « sons » (le « son de la motown » par exemple) et qu’un philosophe comme Adorno qualifie de « matériaux » — reconnaissables directement à l’écoute. La musique classique de telle époque, la musique noire américaine, la musique juive ashkénaze du début du XXe siècle, la musique arabo-andalouse, etc., possèdent toutes des grammaires différentes et clairement identifiables dès les premiers instants de l’écoute. À la grande différence de la littérature, ces catégories se sont autonomisées de leurs locuteurs. C’est pour cela qu’on acceptera de dire avec Sartre dans La Nausée qu’une chanteuse comme Sophie Tucker possède une « vraie voix de négresse », ou que Bix Beiderbecke sonne « noir », là où on ne dira pas de l’écrivain blanc Richard Powers qu’il a écrit un roman « noir » parce que son intrigue met en scène des musiciens métis7. La musique est plus facilement « ethnicisable ». Dès lors, dans un contexte d’oppression raciale où les Noirs étaient supposés ne pas avoir de culture en propre, on comprend pourquoi la musique a été survalorisée de la sorte, et que l’aura qu’elle possède dépeigne sur les autres arts noirs américains.

28 Dans un entretien accordé à Paul Gilroy, discute ce problème d’esthétique comparée et dresse une typologie intéressante de l’esthétique noire, par- delà les différences entre les disciplines de l’art : « Les principales caractéristiques que doit compter l’art noir sont les suivantes : il doit être capable de recycler des objets trouvés, montrer qu’il use de choses trouvées, et on doit avoir l’impression qu’il le fait sans aucun effort. Tout doit sembler facile et détendu » (Morrisson, dans Gilroy, 1993, p. 181 ; traduction de l’auteur).

29 Cette description me semble venir appuyer l’idée de la langue, recyclée par les esclaves, comme matrice de l’art noir. Du jazz à la culture hip hop, en passant par les arrière- cours bigarrées des immeubles des quartiers afro-américains, tout est affaire d’éclectisme et de recyclage savant, encore plus apprécié quand il paraît créé avec aisance dans l’urgence de l’improvisation. Cette idée de recyclage, de collage,

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s’enracine en dernier lieu dans l’impossible ontologie noire américaine. Elle débute avec la dépossession de la langue maternelle africaine et se répand sur toutes les formes d’expression culturelles.

30 Le hip hop relève lui aussi de cette esthétique du collage ou, en musique, du « montage », en se libérant, comme le remarque Gilroy, du complexe technologique qui lui a donné naissance : « Une certaine utilisation du montage correspond à un type inédit de réalisme, adapté aux conditions historiques extrêmes qui l’ont formé. Mais ces combinaisons denses et implosives de sons divers et dissemblables valent plus que la technique employée dans la reconstruction joyeusement artificielle qu’ils donnent de l’instabilité de l’identité raciale profane dans laquelle ils vivent concrètement. » (Gilroy, 2003, p. 145-146).

31 Pour Gilroy, qui croise le fer dans son travail avec les nationalistes noirs tenants de l’unité intemporelle de « l’âme noire », le hip hop est particulièrement révélateur. Très agressif, volontiers nationaliste et anti-blanc dans ses textes, la structure profonde du rap témoigne de multiples emprunts (musique jamaïcaine, poésie européenne, musique funk, tradition du sermon, joutes rituelles de rue, etc.), et sa structure formelle, au travers du travail du DJ, s’appuie elle aussi sur l’entrecroisement pragmatique de multiples matériaux, sans préoccupation aucune pour la légitimité de leur provenance.

32 On voit donc comment cette approche du son et cette réification délibérée de « l’œuvre d’art unie », pour reprendre un concept de T. W. Adorno8, rebondissent avec aisance entre les différentes manifestations du continuum musical afro-américain. La nature même du matériau musical rend cette fusion perpétuelle très facile. La littérature, elle, dépasse difficilement la simple analogie. Toni Morrison fait ainsi cette déclaration qui, en dépit de son effort sincère, sonne presque comme un aveu d’échec : « J’ai toujours voulu développer un style d’écriture qui soit irrémédiablement noir. Je n’ai pas les ressources d’un musicien mais j’ai toujours pensé que si c’était réellement de la littérature noire, elle ne serait pas noire parce que moi je le suis, ni parce que l’intrigue associe des personnages noirs. Ce serait quelque chose d’intrinsèque, d’autochtone, quelque chose qui aurait à voir avec la façon dont tout cela est agencé – les phrases, la structure, la texture et le ton –, de telle façon que quiconque le lise puisse s’en rendre compte. Je prends l’analogie avec la musique parce que vous pouvez l’envoyer aux quatre coins du monde elle sera toujours noire… Je n’imite pas, je suis informée par elle. Ce qui est déjà arrivé à la musique aux États-Unis, la littérature l’accomplira un jour et quand cela sera fait, tout sera dit » (Morrison, dans Gilroy, 1993, p. 181-182 ; traduction de l’auteur).

33 En dépit des souhaits exprimés ici, on n’a encore jamais soumis un texte d’un écrivain noir (ou plus révélateur encore, d’un écrivain blanc qui « sonnerait noir ») à un blindtest permettant de s’assurer que la langue elle-même est d’un grain différent. La musique est bien le seul art qui puisse s’approcher avec une efficace magique du cœur du sentiment de l’appartenance et de l’identité noires, du grain de la voix noire.

34 Si tout cela sonne comme un retour aux arguments d’Amiri Baraka, je reformulerais l’idée de la manière suivante : il est certes possible d’évoquer avec une plus grande immédiateté et efficacité l’expérience noire américaine à l’aide de moyens musicaux – d’où son autorité naturelle sur d’autres arts –, mais cela ne veut pas dire qu’il soit plus immédiat d’obtenir ce fameux « son noir », et que les musiciens afro-américains y soient naturellement prédestinés. Y parvenir demande, comme pour tout art, une technique exigeante, tant pour les chanteurs que les musiciens :

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« La technique était, pas moins qu’aujourd’hui, la clé de la liberté créatrice. » (Ellison, 2003, p. 285 ; traduction de l’auteur)

35 Voilà ce que n’a peut-être pas assez pris en compte Baraka. La difficulté, bien mise en avant par Morrison et qui piège l’amateur non averti, est que l’apparence d’immédiateté est une caractéristique centrale de l’esthétique afro-américaine. Pour Ralph Ellison, les musiciens ne sont pas un modèle d’immédiateté, de spontanéité dionysiaque, mais bien de discipline. Leur chant provient bien d’une fusion de matériaux très divers, mais tout leur art est qu’on ne puisse en distinguer les coutures.

Conclusion : d’où nous parle la voix noire ?

36 L’analyse du grain de la voix noire nous a ainsi mis sur la piste de la complexité diasporique de la culture noire. On peut alors distinguer deux niveaux d’analyse. D’un point de vue musicologique, la musique noire américaine fonctionne comme un géo- indicateur non pas d’un mais de plusieurs territoires. Ni peul, ashanti ou bambara, ni écossais, bas-breton ou poitevin, ni creek, cherokee ou séminole, mais collusion entre de multiples corps culturels, le grain de la voix noire témoigne de migrations humaines dont le résultat était, comme le répétait avec force Édouard Glissant, imprévisible. Ce faisant, la musique brouille les cartes physiques et mentales, et met en difficulté nos associations intuitives entre culture et territoire. D’un point de vue anthropologique en revanche, l’appropriation, la transformation et même l’exagération de ce son noir rendent bien compte d’un territoire donné, le Sud des États-Unis d’abord, puis partout où les Noirs se sont installés. Peu à peu construit et identifié comme tel, le son de la voix noire a été performé par des générations successives d’hommes et de femmes noirs afin d’habiter et de conquérir un espace auparavant imposé (la plantation) par la violence inouïe d’une colonisation multiculturelle. Le but de l’art et du langage, rappelle régulièrement Ralph Ellison, sont là pour nommer les choses, et donc les faire exister pour se sentir enfin « chez soi dans le monde » (« the homeness of home », comme il le dit dans un aphorisme intraduisible). Dans le cas de l’expérience afro-américaine de la modernité, ce Nouveau Monde hostile n’a pu devenir viable, si ce n’est accueillant et sûr, que grâce aux sonorités chaudes et familières de ces « camelots aux voix de bugles suaves ».

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NOTES

1. Ellison, 2003, p. 236. Le romancier et musicien noir Ralph Ellison fait ici référence au Watermelon man, figure noire archétypique du vieux Sud dans l’imaginaire américain. Le continuum musical tracé ici par Ellison, depuis les ritournelles des camelots de rue jusqu’aux phonographes crachant des blues dans les contre-allées des quartiers noirs en passant par les femmes chantant des spirituals au travail, est à l’origine de cette réflexion sur le grain de la voix noire. (Sur l’approche ellisonienne de la musique, voir notamment Parent, 2009.) 2. Pensons à toutes ces chanteuses "caucasiennes" qui sonnent terriblement "noires" comme Sophie Tucker, une immigrée juive russe. La chanteuse (noire) Ethel Waters disait ainsi d’elle "qu’elle était la dernière représentante de l’épopée héroïque [des minstrels], elle poussait sa voix à la nègre comme on disait alors, spécialité qui a disparu depuis" (cité dans Jamin & Séité, 2006, p. 19). On mesure dans ce jugement tout l’artifice de la "voix noire". 3. L’autre lieu étant bien sûr le corps lui-même qu’on façonne par la danse et qu’on frappe avec ses mains. Mais je travaille ici à la proposition d’un modèle et non à une généalogie prétendant à la positivité historique sur une période aux sources terriblement lacunaires. 4. En effet, Schaeffner a plus tard expliqué qu’il avait écrit Le Jazz en 1926 sans s’être rendu ni en Afrique ni en Amérique. Il fera son premier terrain en 1931 en rejoignant la mission Dakar- Djibouti emmenée par Marcel Griaule, pour constater le peu d’enthousiasme que suscitent, chez les "boys" africains, les phonographes de jazz qu’il a pris soin d’emporter avec lui. Voir A. Schaeffner, "Discours pour son départ à la retraite du Musée de l’Homme" (dans Martin & Roueff, 2002, p. 310-312). 5. Glissant, tout en revendiquant une spécificité du créole antillais – il refuse ce statut à "la superbe langue des poètes jamaïcains de la dub " –, intègre néanmoins le Sud des États-Unis dans l’aire créole, ce qu’il appelle la Neo-America. 6. Dans un autre contexte, on peut remarquer que l’expression idiomatique "Check it out" est également utilisée par le compositeur Steve Reich en 1995 dans le premier mouvement de son œuvre City Life, qui évoque la vie de New York à travers des scènes de la vie quotidienne – jusqu’aux premiers attentats contre le World Trade Center du 26 février 1993. La technique de l’échantillonnage permet à Reich, dans le courant de la musique répétitive qui est le sien, d’utiliser, lui aussi, la locution du camelot de façon rythmique tout en lui superposant un langage "savant" et parfaitement composé ou maîtrisé. 7. Richard Powers, Le Temps où nous chantions, Le Cherche-Midi, 2006. Sur ce roman et ses résonnances historiques et anthropologiques, voir mon À Propos : "Derrière le voile. L’impossible résolution raciale des antagonismes raciaux" (L’Homme, avril 2007, n° 182, p. 81-88). 8. Chez Adorno, ce concept est censé être l’équivalent de celui d’œuvre d’art auratique chez Benjamin. On lit dans Philosophie de la nouvelle musique, écrit au début des années 1940 : "Le concept de Benjamin d’œuvre d’art auratique concorde dans une large mesure avec celui d’œuvre d’art unie. L’aura est l’adhérence ininterrompue des parties au tout constituant l’œuvre d’art unie" (Adorno, 1962, p. 134-135).

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RÉSUMÉS

Dans l’histoire de la culture afro-américaine, la musique a toujours occupé une place de choix. Écrivains, plasticiens, philosophes et sociologues noirs, etc., tous ont estimé devoir payer leur dette ou définir leurs objectifs esthétiques en fonction des accomplissements de la musique. D’où vient une telle autorité de la musique sur l’ensemble des arts noirs américains ? Y a-t-il un lien privilégié entre le son musical et l’expérience afro-américaine ? En m’appuyant sur les apports de deux théoriciens de la culture noire américaine, Ralph Ellison et Édouard Glissant, je montrerai qu’au-delà de la musique, c’est la voix noire américaine qu’il faut considérer comme la véritable matrice de l’art afro-américain. Le processus de transformation d’une expérience localisée dans le temps et l’espace (la plantation esclavagiste de l’Amérique coloniale) en un agrégat sonore aisément identifiable par la communauté afro-américaine et au-delà, témoigne d’une appropriation d’un espace de prime abord hostile pour l’habiter avec des sons familiers et communs, et le rendre viable sur un plus long terme.

In the history of Afro-American culture, music has always occupied a special place. Black writers, artists, philosophers and sociologists etc. have all felt obliged to pay their debt to or set their aesthetic goals based on music’s achievements. Where does this authority of music on all American black arts come from? Is there a special link between musical sound and the African- American experience? Drawing on the contributions of two theorists of black American culture, Ralph Ellison and Edouard Glissant, I will show that beyond music, it’s African American’s voice that should be regarded as the real matrix of African-American art. The process of transforming an experience that is localized in time and space (the slavery plantation in colonial America) into a sound aggregate easily identifiable by the African-American community and beyond, demonstrates a particular appropriation of a space, at first hostile, to invest it with familiar and common sounds, and make it viable over a longer term.

INDEX

Mots-clés : voix, musique afro-américaine, ethnicité, créolisation Keywords : voice, African American music, ethnicity, creolisation

AUTEUR

EMMANUEL PARENT LAHIC (IIAC, UMR 8177/CNRS) École des hautes études en sciences sociales [email protected]

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Lectures

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Denis-Constant Martin, Quand le rap sort de sa bulle

Nelly Quemener

RÉFÉRENCE

Denis-Constant MARTIN, 2010, Quand le rap sort de sa bulle. Sociologie politique d’un succès populaire, Paris, éditions Setun-Irma, coll. Musique et société, 188 p.

1 Succès incontestable de l’industrie du disque en 2006, l’album Dans ma Bulle de la chanteuse française de rap Diam’s est au centre de l’ouvrage de sociologie politique de Denis-Constant Martin. Cet ouvrage mêle une analyse de la dimension musicale, c’est-à- dire des arrangements sonores et des paroles de six morceaux de l’album, effectuée en collaboration avec deux groupes d’étudiants de Paris 8, et une analyse des valeurs sociales véhiculées par ces morceaux. Il s’attache à démontrer que l’album de Diam’s se situe à l’articulation d’une pratique musicale, des « mondes du rap » et des transformations et mutations de la société française (p. 19). La musique de Diam’s allie en effet « l’intime et le social » et objective les tensions entre d’un côté, l’individualisme, l’ambition, la réussite, le respect de la famille, le civisme, et de l’autre, le délitement des liens sociaux, les difficultés sociales et la perte de repères (p. 105).

2 L’ouvrage Quand le rap sort de sa bulle de Martin fait des allers-retours permanents entre les valeurs du rap, les valeurs de la société française des années 2000 et le rap de Diam’s. Il montre que le rap de Diam’s n’est ni une innovation sans origine, ni le simple reflet d’une société, mais qu’il se situe à « la conjonction […] des préoccupations des français, notamment des jeunes » (p. 167). L’ensemble des valeurs et des thématiques qui travaillent le rap de Diam’s, de la question de l’immigration et de l’intégration, à celle du travail, du mérite, de la discipline ou encore de la souffrance et de l’amour, se retrouvent dans les débats et les programmes des candidats de la campagne de l’élection présidentielle de 2007. Par ailleurs, bien que Diam’s refuse toute affiliation partisane (p. 131), son album Dans ma bulle n’est pas non plus dénué d’une dimension plus politique. La rappeuse en appelle à la responsabilité et au civisme en insistant sur

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le pouvoir du vote à lutter contre celles et ceux dont elle dénonce la dangerosité, à l’instar de Jean-Marie Le Pen et sa fille Marine Le Pen, personnalités leaders du parti d’extrême droite, le Front National, en 2007 (p. 132). Mais Denis-Constant Martin se garde à juste titre de conclure à la force de proposition et de révolte univoque de Diam’s et du rap en France en général pour insister sur son rôle de « révélateur social » (p. 168). Selon lui, le rap en France ne correspond pas à une contre-culture subversive et de résistance mais il est le lieu de contradictions, qui dévoile les tensions et les valeurs de la société française.

3 Les arrangements musicaux et les paroles de l’album Dans ma bulle sont à l’image de ces contradictions. La musique produite selon des arrangements minutieux se constitue de la combinaison du collectif (le groupe) et de l’individuel (le chant de Diam’s) « qui aux yeux des publics […], se montre informelle et non hiérarchique ». Les paroles, quant à elles, s’articulent autour d’une série d’oppositions en « rêve et réalité », « rose et noir ». Elles contiennent les contradictions entre un idéal d’homme, de famille et de France, et les désenchantements amenés par les expériences de vie. Elles s’appuient sur un langage familier et courant qui produit à la fois « un discours populaire » (p. 98) à l’adresse des jeunes de cité et une diversité de modes d’expression à même de recruter des publics dans différentes sphères sociales. Cette esthétique musicale précise, travaillée et personnalisée, qui mêle les codes dominants du rap au récit de l’intime et à l’expression de valeurs, explique aux yeux des auteurs le succès de Diam’s auprès d’un public large. En outre, l’exploration des forums sur Internet consacrés à Diams’s dans le chapitre « Le reflets de Diam’s » (p. 139-151) montre le lien à la fois collectif (en concert) et personnel des fans à la chanteuse (p. 150).

4 L’ouvrage de Denis-Constant Martin propose un travail conséquent et particulièrement pertinent qui décloisonne l’image d’un rap trop souvent associé en France à des publics et une culture expressive de la banlieue ou de la cité. Le rap français, pourtant, propose et revendique une diversité de classes sociales, de lieux géographiques et d’identités de genre. On peut regretter à ce titre que Martin ne creuse pas la dimension genrée du rap de Diam’s. Le terme « féministe » utilisé pour qualifier des rappeuses telles que Missy Elliott (p. 42) ou les adresses directes aux femmes dans les paroles de Diam’s sont trop souvent effleurés au détriment d’une analyse précise de leurs définitions et représentations dans la pratique musicale. Diam’s déplace-t-elle les modèles de féminité hégémonique qui associent le genre féminin au sentimentalisme, à l’émotion, à la séduction, etc. ? Quelle féminité performe-t-elle à travers sa musique et ses concerts ? En quoi déplace-t-elle les normes de genre de la musique rap en France ? Dans le même esprit, on peut s’étonner que la question de la « blanchité » de Diam’s par rapport à la plupart des autres rappeurs issus des minorités ethnoraciales, ne soit pas abordée dans l’ouvrage. Quelle identité ethnoraciale Diam’s construit-elle ? Revendique-t-elle une identité hybride, entre culture rap, banlieue, origine grecque ? Cette identité se différencie-t-elle des autres rappeurs et rappeuses en France ? Il aurait sans doute pu être pertinent de développer ces interrogations et axes de recherche lors de la comparaison entre les « valeurs du rap » et « les valeurs de Diam’s » en ajoutant à l’analyse des thématiques les rapport sociaux de pouvoir qui les gouvernent.

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AUTEURS

NELLY QUEMENER Laboratoire CIM – Université Sorbonne Nouvelle-Paris III

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William-T. Jr Lhamon, Peaux blanches et masques noirs

Emmanuel Parent

RÉFÉRENCE

William-T. Jr LHAMON, 2008 [1998], Peaux blanches et masques noirs, préface de Jacques Rancière (2008) [Trad. Sophie Renaut] Paris, Kargo/L’éclat, 384 p. [Première édition française 2004, sous le titre Raising Cain. Représentations du blackface de Jim Crow à Michael Jackson.] 2008

1 Après la publication en français du livre séminal de Paul Gilroy, L’Atlantique noir, les éditions Kargo ont de nouveau mis à la portée du lectorat français un ouvrage décisif pour le champ des Race studies. Dans Peaux blanches et masques noirs, l’historien William Lhamon revient sur les origines méconnues des Minstrel shows, cette forme de théâtre populaire américain née dans les années 1830, où des acteurs blancs grimés en Noirs mettent en scène la culture supposément authentique des Noirs des plantations. On peut lire cet ouvrage en complément d’une autre classique de l’histoire culturelle américaine paru récemment : Culture d’en haut, culture d’en bas de Lawrence Levine (La Découverte, 2010). Levine s’intéresse également aux cultures populaires du premier XIXe siècle américain et à la complexité sous-estimée des Minstrel Shows. Lus de concert, ces deux ouvrages nous rappellent que dans l’Amérique ante bellum, la question noire était débattue avec force sur l’espace public, avant que la chape de plomb de la ségrégation ne vienne faire disparaître pour plus d’un siècle les Noirs du contrat social américain. L’ouvrage de Lhamon s’intéresse donc à la genèse de ces spectacles dans les milieux ouvriers interethniques des grandes villes du Nord. Il montre en quoi ces divertissements populaires profondément métisses et insoumis ont durablement influencé les formes à venir de la culture populaire américaine, atlantique et bientôt mondiale.

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2 Pour Lhamon, ces spectacles populaires tirent leur origine des échanges de « biens immatériels » entre Blancs et Noirs qui se déroulaient sur les espaces publics populaires des villes du Nord, où esclaves, Noirs libres, prolétaires et bourgeois blancs se croisaient quotidiennement. Lhamon excave ces cérémonies modernes, qui prirent notamment place sur le marché Sainte-Catherine à New York dans les années 1820, autour d’esclaves s’adonnant à « la danse des anguilles ». Voici la description qu’il donne de ce rituel profane, en tout début d’ouvrage : « Au tout début, probablement au XVIIIe siècle, le fait de danser pour des anguilles au marché Sainte-Catherine posait la question de l’entrecroisement et de l’imbrication […]. Blancs et Noirs, fascinés, se rassemblaient et payaient pour regarder et copier ce style de spectacle. Ils appréciaient ces marques singulières de grâce et désiraient se les approprier, ajouter à leur propre identité cette couche de prestige noir, jusqu’à les assimiler. Aujourd’hui, tout le monde peut voir que les cultures du monde atlantique sont pour une bonne part des rencontres et des mélanges qui résultent du pouvoir de fascination comparable à celui qui régnait au marché Sainte-Catherine. Spectacle éclectique, la danse pour les anguilles a servi de modèle à d’autres spectacles du monde atlantique » (p. 19-20).

3 Ces spectacles informels ont inspiré les premiers comédiens blackface, comme Thomas Rice, qui ont formalisé ces gestes sur les planches des théâtres populaires new-yorkais pendant les années 1830, en se maquillant le visage et les mains au bouchon brûlé ou à la graisse. À partir de 1843, et des numéros de Dan Emmet avec ses Virginia Minstrels, les Minstrel shows se stabilisent dans une forme qui nous a été transmise, avec ses personnages caractéristiques comme Jim Crow, ses banjos et osselets, ses blagues noires et ses numéros dansés relativement codifiés. Ces codes perdureront jusqu’aux années 1930, et fourniront notamment la matière au premier film parlant de l’histoire du cinéma1 (Le Chanteur de jazz, 1927). Pour Lhamon : « Le cycle de lore2 blackface est certainement l’un des premiers phénomènes de transformation du folk en pop commercial. Il inaugure les caractéristiques de la saturation médiatique qui distingue le monde atlantique développé et surdéveloppé des sociétés traditionnelles paysannes » (p. 124). Avant l’invention des moyens de reproductibilité technique, les spectacles de vaudevilles, par la fulgurance de leur succès des deux côtés de l’Atlantique, sont bien les premiers divertissements populaires qui soient sortis de l’ère moderne, manifestant la transformation d’une culture folk et traditionnelle en une culture populaire et moderne. C’est d’ailleurs là tout l’intérêt du concept de lore, utilisé par Lhamon pour circonscrire cette matrice de savoir-faire, de traditions et de pratiques qui n’est pas l’apanage d’une communauté stable et enracinée dans un lieu (un folk), mais se prête au contraire à toutes les circulations, réappropriations et mésusages, par-delà les frontières de race, de classe ou de régions.

4 Pourquoi ces spectacles étaient-ils, précisément, si populaires ? L’interprétation commune pour expliquer leur succès est de dire qu’ils flattaient les penchants racistes du lumpenprolétariat blanc, lequel se méfiait de la concurrence de la main-d’œuvre noire libre. Jim Crow, ce personnage autour duquel vont se cristalliser ces spectacles, est devenu l’emblème de la ségrégation et du racisme aux États-Unis : « Jim Crow you got rhythm ! ». La thèse de Lhamon est de renverser complètement cette interprétation. Si Jim Crow est devenu un symbole univoque de racisme, c’est qu’il a été récupéré par la classe dominante qui ne supportait pas ce qu’il représentait : l’alliance culturelle des sous-prolétariats blanc et noir, c’est-à-dire le spectre de la « miscegenation », du métissage culturel. Lhamon, archives à l’appui, relève de nombreuses chansons issues des spectacles de minstrel où la classe dominante se trouve en vérité fustigée – y

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compris les abolitionnistes de la Nouvelle-Angleterre, ces riches bostoniens bien- pensants, d’où le malentendu parfois. Le Noir qui est sur scène n’y apparaît pas comme un pauvre esclave dominé et ridicule, mais plutôt comme un Noir fugitif qui se joue de ses maîtres. En effet, il importe de rappeler que : « Malgré un malentendu courant, les personnages du blackface dans le théâtre n’étaient pas des esclaves des plantations. On ne dira jamais assez que ces personnages étaient libres » (p. 202) Et de citer une chanson de Dan Emmett, se référant à « l’underground railroad », la célèbre institution de l’émancipation noire : « I’ll sail de world clar roun an roun, » Je naviguerai autour du monde, All by de railroad under groun. « Par le train souterrain. »

5 L’errance de ces fugitifs représentée sur scène permettait au public ouvrier, blanc comme noir d’ailleurs, de contempler une « identité lisible et de la brandir contre ceux qui essayaient de l’étouffer, de la contrôler et de refuser son indépendance » (p. 195). Ces publics parvenaient ainsi à créer leur propre style à partir des gestes qu’ils observaient sur scène et qu’ils se réappropriaient. Des prolétaires, le plus souvent issus de l’immigration (catholiques irlandais, français ou italiens, juifs russes ou polonais, marins, criminels, esclaves en fuite ou affranchis…) et par conséquent eux aussi marginalisés en tant que minorité, pouvaient ainsi s’identifier avec cette culture des bas-fonds mise en scène par les comédiens en blackface.

6 Pourtant, il serait tout aussi naïf de croire que les minstrel shows aient été parfaitement antiracistes. C’est précisément les interprétations univoques de la culture qui ont étouffé le potentiel de résistance et d’émancipation de ces spectacles vulgaires. Le masque de graisse noire utilisé par les acteurs était bel et bien plurivoque. C’est l’essence même du masque que de l’être. La caricature et l’humiliation des Noirs, que le masque de Jim Crow portait en lui, pouvaient donc être mobilisées si le contexte l’exigeait (une assistance ouvertement raciste d’une ville du Sud, par exemple, car ces spectacles circulaient dans tout le pays). Lhamon explique, lui, qu’il n’est « pas surpris de trouver que la culture est corrompue et contradictoire. Le ménestrel est souvent raciste mais, avec le temps, il tend à se complexifier et se codifier » (p. 26). Cette origine mêlée est prête à ressortir à tout moment. En effet, elle est armée pour cela : elle est codée, ambivalente et son onde de choc va se répercuter tout au long de l’histoire culturelle américaine.

7 Aussi, un siècle après les premiers danseurs de Catherine Street Market, le masque qu’utilisent les jazzmen de l’entre-deux-guerres ressort d’une convention dont Lhamon a retracé la généalogie : « Au moment où le spectacle blackface affiche des maniérismes attestant de sa maturité historique, comme les regards obliques de Topsy ou les gros yeux ronds de Louis Armstrong, ces gestes constamment repris avaient déjà une longue histoire. Ils paraissaient avoir dépassé le stade du stéréotype. Les esclaves roulaient des yeux en signe de défiance et de négation. C’est ainsi que Noirs et Blancs interprétaient ce geste au tout début du XIXe siècle » (p. 217).

8 Par-delà la frontière raciale, pourtant bien présente, Noirs et Blancs ont ainsi forgé des outils communs pour décrire le monde nouveau qu’ils étaient en train de construire. Deux siècles plus tard, nous avons hérité des œuvres d’art qu’ils ont créées, sans que nous soient toujours légués les codes permettant d’en comprendre les nuances infinies

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d’interprétation. William Lhamon tente de reconstruire ces liens brisés, afin de nous restituer une partie de la complexité fragile des cultures populaires.

NOTES

1. Lhamon les retrouve jusque dans la gestuelle hip hop de MC Hammer au début des années 1990, en passant par celle de Elvis Presley et de Michael Jackson, pour situer quelques jalons connus de tous. 2. Lore est un mot anglais, à la racine du mot "folklore". C'est le savoir, la tradition commune, mais qui, dans le sens que lui donne Lhamon, n'est plus lié à un folk, à un peuple en particulier ni un terroir donné.

AUTEURS

EMMANUEL PARENT LAHIC/EHESS

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Catherine Servan-Schreiber, Histoire d’une musique métisse à l’île Maurice

Yves Raibaud

RÉFÉRENCE

Catherine Servan-Schreiber, 2010, Histoire d’une musique métisse à l’île Maurice. Chutney indien et séga Bollywood, Paris, Riveneuve, 320 p.

1 Catherine Servan-Schreiber fait preuve d’une grande modestie lorsqu’elle annonce en préface qu’il lui a été plus facile de travailler sur la musique des Bohjpuri à l’île Maurice que sur le continent, à Bénarès ou Patna et dans les États dont ces villes (Uttar Pradesh et Bihar) sont les capitales. Même si Maurice est une petite île, les presque 400 pages de son livre montrent la complexité et la foisonnante créativité de la musique régionale actuelle de cet État de l’océan Indien. On s’émerveille, malgré les précautions de l’auteure, de constater cette permanence d’une ligne musicale identitaire, à la fois fragile et perpétuellement renouvelée, qui relie les bohjpuri mauriciens d’aujourd’hui à leurs lointains ancêtres indiens migrants, commerçants, puis engagés volontaires (coolies).

2 L’introduction annonce la rigueur du propos : le chutney mauricien ne peut pas être réduit à un récit légendaire entretenu par ses adeptes, ni simplifié au profit d’une communauté régionale ou par souci de promotion touristique. Citant en exergue Gilroy, l’auteure nous invite d’abord à interroger ces musiques sous l’angle du métissage (hybridation ? branchement ?), puis à envisager leur historicité comme musique de diaspora, enfin à questionner le concept de créolisation proposé par les auteurs antillais (Glissant). Ces préalables déminent le travail de l’anthropologue et lui permettent de rentrer dans une description épaisse d’un phénomène musical complexe qu’elle aborde tantôt avec la compétence d’une historienne, tantôt d’une sociologue, parfois même avec les outils de la linguistique ou de l’ethnomusicologie.

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3 Le parti pris du fil conducteur historique – qui mène des origines indiennes à la migration, jusqu’à la rencontre avec la musique lyrique européenne, le séga et les influences des musiques noires américaines – permet une lecture aisée, alors que le texte est dense et nourri de façon permanente par les extraits de chansons, les portraits, les monographies. À travers ce récit, les évolutions musicales du chutney n’apparaissent pas seulement esthétiques ou formelles, mais forgées par les événements qui conduisent la communauté en exil, puis provoquent, à travers les luttes avec les autres communautés, la création d’une identité insulaire.

4 Cette musique propre à Maurice est présentée comme un « fait social total » : l’auteur ne sépare pas les musiciens de leur public, ni des conditions matérielles de production de la musique qui les unit : les camps, le travail, la concurrence avec le théâtre parsi, la rencontre avec la musique des esclaves noirs, l’influence du séga, l’organisation des fêtes et des concerts. On appréciera le souci de ne pas oublier le sexe des artistes lorsqu’il s’agit de parler des chants de travail des femmes, de l’amour ou de la famille, mais également pour valoriser la production conséquente et originale des chanteuses de chutney et de séga .

5 Le répertoire sert de matière première pour illustrer l’empilement de ces strates qui forgent la mémoire collective, s’inscrivent peu à peu dans un « style » jusqu’à s’incarner dans les orchestres modernes et se matérialiser par des disques, des émissions de radio et de télévision. À la manière des grands historiographes du jazz, l’auteure fait vivre les principales figures, femmes et hommes, qui illustrent cette épopée musicale, aujourd’hui présente sur les scènes mondialisées des « musiques du monde ».

6 Dans Black Atlantic, Paul Gilroy regrettait que le débat contemporain sur la modernité ait largement ignoré la musique. Catherine Servan-Schreiber s’applique à prouver le contraire dans sa description d’une « musique métisse entre chutney mauricien et séga Bollywood ». Elle montre ainsi, avec succès, le rôle et l’efficacité de cette expression musicale créolisée dans la construction de la modernité mauricienne.

AUTEURS

YVES RAIBAUD ADES /CNRS – Université Bordeaux 3 Michel de Montaigne

Géographie et cultures, 76 | 2010