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Cahiers d’ethnomusicologie Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles

20 | 2007 Identités musicales

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ethnomusicologie/95 ISSN : 2235-7688

Éditeur ADEM - Ateliers d’ethnomusicologie

Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2007 ISBN : 978-2-88474-071-5 ISSN : 1662-372X

Référence électronique Cahiers d’ethnomusicologie, 20 | 2007, « Identités musicales » [En ligne], mis en ligne le 31 décembre 2009, consulté le 21 septembre 2021. URL : https://journals.openedition.org/ethnomusicologie/95

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La notion d’identité musicale se réfère autant à celle d’appartenance – qui en fonde la dimension collective – qu’à celle de goût – qui en détermine la composante individuelle. Mais cette dernière renvoie à son tour, en partie, à la société. L’identité musicale ne saurait donc être acquise une fois pour toutes. Elle résulte de processus à la fois cumulatifs et sélectifs, mais aussi conscients et subconscients, imposés et librement choisis, dont la résultante constitue « l’image sonore » d’un groupe ou d’une personne en un lieu et un temps donnés. Les contributions réunies dans ce volume abordent la question selon des angles complémentaires ; elles tendent à démontrer le caractère fluctuant de la notion d’identité dans le monde contemporain, quitte à la remettre en cause. Quel que soit son contexte de production, la musique est généralement perçue comme un signe de référence à autre chose qu’elle-même. Ce qui nous intéressera surtout ici, ce sont les modes d’identification auxquels elle se prête.

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SOMMAIRE

Dossier : identités musicales

Distinction et identité musicales, une partition concertante Yves Defrance

Le goût musical, marqueur d’identité et d’altérité Laurent Aubert

La construction paramétrique de l’identité musicale Nathalie Fernando

La communication musicale comme élément d’identité culturelle chez les Lobi du Burkina Faso Filippo Colnago

Jeux et enjeux identitaires abyssins. L’ethnomusicologue mène l’enquête Olivier Tourny

Le hip-hop au Kenya : créateur d’identité ou nouvelle « musique nationale ». L’exemple d’« Unbwogable » de GidiGidiMajiMaji Wolfgang Bender

Métamorphose identitaire à travers la musique : le timbila des Chopi du Mozambique Moira Laffranchini

Chant et territorialité chez les Secwepemc (Shuswap) ou comment tracer des frontières par la portée du chant Nina Reuther

Les identités musicales multiples au Vanuatu Monika Stern

Musique et identité au Yémen. Le cas du luth qanbûs Samir Mokrani

Une identité musicologique interethnique en « Assyrie – Haute-Mésopotamie – Kurdistan » Jean-Claude C. Chabrier

Transculturalité et identité musicale dans les répertoires judéo-espagnols Sami Sadak

Musiques des minorités, musique mineure, tiers-musical Jérôme Cler et Bruno Messina

Entretien

De la scène à l’estrade Entretien avec François Picard Jérôme Cler et François Picard

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Hommage

« Complainte sur un mode ancien ». In memoriam Laurence Picken Georges Goormaghtigh

Brèves

L’ethnomusicologie, son identité, ses modes d’emploi Compte-rendu des débats sur l’aksak au séminaire d’ethnomusicologie de la Sorbonne (janvier à juin 2006). Talia Bachir

Le CIRIEF ou l’ethnomusicologie de la France en quête de renouveau Colloque « Ethnomusicologie de la France ». Nice, Université Sophia-Antipolis, Château de Valrose, du 15 au 18 novembre 2006. Yves Defrance et Luc Charles-Dominique Orgs. Patrik Vincent Dasen

Un patrimoine intangible « Perpétuation et développement », un colloque sur le qin tenu les 1er et 2 novembre 2006 au Centre pour la culture chinoise de la City University of Hong-Kong. Georges Goormaghtigh

Livres

Mervyn McLEAN : Pioneers of Ethnomusicology Coral Springs : Llumina Press, 2006 Laurent Aubert

Susanne ZIEGLER : Die Wachszylinder des Berliner Phonogramm-Archivs Berlin : Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, 2006 Susanne Fürniß

NATTIEZ Jean-Jacques, dir. : MUSIQUES. Une encyclopédie pour le XXIe siècle. Vol. 3 : Musiques et cultures. Arles : Actes Sud/Paris : Cité de la Musique, 2005 Yves Defrance

Luc CHARLES-DOMINIQUE : Musiques savantes, musiques populaires. Les symboliques du sonore en France 1200-1750 Paris : CNRS Editions, 2006 Jean-Christophe Maillard

Patrice COIRAULT : Répertoire des chansons de tradition orale. III. Religion, crimes, divertissements Paris, BnF, 2006 Luc Charles-Dominique

Denis LABORDE : La Mémoire et l’Instant. Les improvisations chantées du bertsulari basque Bayonne : Éditions Elkar, 2005 Talia Bachir

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Nicole REVEL, Harry Arlo NIMMO, Alain MARTENOT, Gérard RIXHON, Talib Lim SABGOGOT et Olivier TOURNY : Silungan Baltapa : The Voyage to Heaven of a Sama Hero / Le Voyage au Ciel d’un Héros Sama Paris : Guenther / Centre National de la Recherche Scientifique, 2005 Michael Tenzer

François PICARD : Lexique des musiques d’Asie orientale (Chine, Corée, Japon, Vietnam). Yinyue – ŭmak – ongaku – âm nhac Paris : Editions You-Feng, 2006 Jonathan P. J. Stock

Xavier VATIN : Rites et musiques de possession à Bahia Paris : L’Harmattan, 2005 Jean-Pierre Estival

CD | Multimédia

Musiques vocales de tradition orale européenne : quatre publications marquantes Jacques Bouët

À la recherche d’une « nouvelle patrie ». La collection Új Pátria de Hongrie Thierry Sartoretti

Église chrétienne orthodoxe d’Éthiopie. ‘Aqwaqwam. La musique et la danse des Cieux Collection Terrains, Maison des Cultures du Monde, 2005 Olivier Tourny

Éthiopie, les chants de bagana 2006 Claire Lacombe

Ettu, , Revival, Kumina… Recordings from the Jamaica Folk Music Collection Markus Coester et Wolfgang Bender Eds. Frankfurt-am-Main : Popular African Music, s.d. Patrik Vincent Dasen

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Thèses

Serge SAGELOLY : La jota aragonaise: tradition orale d’une poésie chantée dans l’Espagne d’aujourd’hui Thèse de doctorat en musicologie, 2005, Université Toulouse-le-Mirail

Guillaume SAMSON : Musique et identité à La Réunion. Généalogie des constructions d’une singularité musicale insulaire Thèse de doctorat en musique (option ethnomusicologie) et en anthropologie, 2006, Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, Aix-en-Provence

Thierry ROUGIER : Les cantadores, poètes improvisateurs de la cantoria : une tradition en mouvement dans le Nordeste brésilien Thèse de doctorat en Ethnologie, option Anthropologie sociale et culturelle, 2006, Université Bordeaux 2

Soufiane FEKI : Musicologie, sémiologie ou ethnomusicologie. Quel cadre épistémologique, quelles méthodes pour l’analyse des musiques du maqâm ? Eléments de réponse à travers l’analyse de quatre taqsîm Thèse de doctorat en musique et musicologie du XXe siècle, 2006, université Paris-IV Sorbonne

Victor STOICHIŢA : L’art de la feinte. Musique et malice dans un village tsigane de Roumanie Thèse de doctorat en ethnomusicologie, 2006, université Paris-X Nanterre

Laurence HURSON-LAVAUD : Répertoires féminins et enfantins dans la musique traditionnelle des Lyéla (Burkina Faso) Thèse de doctorat de musicologie-ethnomusicologie, 2006, Université de Toulouse-Le Mirail

Marisol RODRÍGUEZ MANRIQUE : Construction identitaire à travers la musique et les habitudes d’écoute. Le cas d’une communauté anglo-africaine de la Caraïbe hispanophone Thèse de doctorat en ethnomusicologie, 2007, Université de Montréal

Publications reçues

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Dossier : identités musicales

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Distinction et identité musicales, une partition concertante

Yves Defrance

1 Aborder les questions de l’identité par le biais de la musique revient à considérer, d’une part, l’identité comme une réalité de fait, et, d’autre part, la musique comme une évidence, allant de soi. Il est possible de s’interroger sur la pertinence des définitions portant sur ces deux notions. Qu’est-ce que l’identité, quelles en sont les graduations et interactions entre l’individu et le groupe, le dedans et le dehors ? De même, de quelle musique parlons-nous ? Dans quels contextes, culturels, sociaux, historiques, géographiques, politiques, se manifeste-t-elle ? Pour tenter d’apporter quelques éléments de réponse à ces interrogations, je propose ici une mise en regard des processus de développement de la personnalité musicale, sur le plan personnel et collectif, avec ceux qui concourent à l’émergence de musiques, dites « identitaires ».

Identité personnelle et identité du groupe

2 Si l’on suit le cheminement esthétique d’une personne, quel que soit le groupe humain auquel elle se rattache ou se réfère, il semble déjà remarquable que les pratiques musicales auxquelles elle participe, ou adhère esthétiquement, soient étroitement liées à un grand nombre de paramètres (sexe, âge, position sociale, environnement familial, etc.). Ceci pourrait être perçu comme une progression excentrique à partir d’ego, ou encore à partir de l’intersection de plusieurs cercles : clan, tribu, ethnie, langue, religion, pays, nation, et jusqu’à d’éventuelles oppositions cardinales (Nord/Sud ou Est/Ouest), voire continentales. On distinguera donc l’identité individuelle de celle d’appartenance, partagée avec un groupe, elle-même sujette à variations, sachant que les frontières entre l’une et l’autre offrent une très grande perméabilité 1 : clivage présenté aussi bien au plan individuel chez Sigmund Freud, entre le Moi et le Surmoi, qu’au plan sociologique par Emile Durkheim (1966 : 51), pour qui il existerait en nous « deux êtres qui, quoique inséparables, doivent être analytiquement distingués », et de proposer les expressions d’ être individuel et d’ être social. Mon identité individuelle relève de phénomènes psychologiques, affectifs, innés et acquis. Elle se construit tout au long de ma vie,

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procédant par étapes sélectives, subies dès l’enfance ou choisies au cours de la construction de ma personnalité, de mes apprentissages, de mon éducation, des hasards de mes rencontres 2. L’acousticien Emile Leipp se plaisait à raconter le choc émotionnel décisif, dans sa vocation professionnelle, que fut pour lui la découverte de la sonorité d’un ensemble de trompes lors d’une parade d’un régiment de chasseurs alpins français dans son village natal de Haute Alsace, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Dans une sorte de déterminisme culturel, cette identité personnelle puise une bonne partie de ses sources dans la cellule familiale, la parentèle, le système de parenté du groupe d’appartenance. À cet égard, les travaux de musicothérapie peuvent éclairer l’ethnomusicologue dans l’analyse de la perception auditive de l’individu et de ses conséquences dans le développement de la personnalité (Verdeau-Paillès 2004). Ceux, engagés par Max Weber (1998) concernant la dialectique entre le rationnel et l’irrationnel, manifestée par la musique, à la fois art formel et « intérieur », apportent un éclairage tout aussi lumineux sur les identités musicales, prises, cette fois, dans la complexité du social.

3 Considérer l’identité musicale comme une succession de clivages internes, entre l’être individuel et l’être social, peut donc être utile pour une première approche. Il s’avère, cependant, que les très nombreuses études de cas que l’ethnomusicologie apporte à la connaissance tendent à montrer que la personnalité musicale est un bien personnel qui se confond aussi avec les attentes sociales. Les approches de terrain, tant synchroniques que diachroniques, aussi variées soient-elles, présentent les multiples aspects des pratiques musicales, implicitement si ce n’est explicitement, comme représentatifs de l’instant et totalement impliqués dans l’imbroglio des phénomènes sociaux. Il n’est pas bien risqué d’avancer que la réalité des musiques étudiées ne prend tout son sens que dans les contextes qui la voient vivre. C’est ainsi que, lorsque les ethnomusicologues reviennent sur le terrain d’une enquête orale menée quelques années plus tôt, il leur arrive de constater, parfois amèrement, que les musiques qu’ils avaient étudiées ont, sinon disparu, du moins sensiblement changé. L’identité musicale du groupe humain en question présente alors de subtiles modifications qui, pour autant, ne remettent pas en question les éléments esthétiques et techniques pertinents de sa physionomie et de ses structures profondes.

4 Sur un registre un peu semblable, on peut avancer qu’il n’y aurait de personnalité musicale, vocale, instrumentale ou compositionnelle, qu’en relation avec le milieu dans lequel elle s’exprime. Dans l’isolement de sa surdité, Beethoven continuait à vouloir s’adresser à l’humanité tout entière. Au-delà de la fonctionnalité des musiques que nous étudions – fonctionnalité mouvante et dont les assises historiques ne sont pas franchement avérées – il apparaît que la production de « sons humainement organisés » ne peut se concevoir à la seule échelle individuelle (Blacking : 1980). L’identité musicale semble plutôt se construire dans une interaction entre l’individu et le groupe. Cette interprétation présente l’avantage de réconcilier les dimensions psychologiques et sociologiques. Comme le déclare Guy Rocher (2005 : 163), « ce que l’on peut appeler «personnalité sociale», c’est en définitive cette identité (c’est-à-dire la définition qu’une personne peut se donner d’elle-même et donner aux autres en tant que personne à la fois individuelle et sociale), qui lui assure une place dans la société, et une certaine unité ou cohérence de son être et de son agir ».

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Des identités fluctuantes

5 Aux strates profondes, héritées parfois génétiquement, se superposent les strates d’acquisitions successives. Celles-ci prennent des aspects parfois contradictoires selon l’âge, les rapports de pouvoir dans lesquels le sujet se trouve impliqué, ses stratégies d’accès à des cultures étrangères à sa classe sociale d’origine ou à l’ensemble de son groupe ethnique. Ces rencontres esthétiques peuvent suivre un cheminement « naturel », inscrit dans la durée et procédant par petites évolutions, que le temps permet, tant à l’individu qu’au groupe, d’absorber progressivement. Divers processus participent de ces mutations douces. Ils sont très souvent endogènes et proviennent d’influences internes au groupe, comme l’émergence de nouveaux modèles à travers la personnalité forte de l’un de ses membres, issu de la même culture, entraînant avec lui l’approbation du milieu dans lequel il évolue (autorité religieuse, chef de village, chanteur/danseur/musicien virtuose, voyageur de retour au pays, etc.). C’est ce que décrit avec brio Jean-Michel Guilcher (1995) lorsqu’il présente les conditions de l’épanouissement de la danse traditionnelle dans les milieux ruraux français d’avant les transformations de la fin du XIXe siècle. Tant qu’une musique se renouvelle en restant dans le cadre de la matrice de ce qui en fait la grammaire propre, une certaine pérennité paraît possible. La grammaire implicite, propre à tel type de répertoire dans telle culture, ne supporte généralement que des changements en sympathie avec ses propres règles musicales. Cette ossature, qui peut être assez rigoureuse, garantit une certaine fixité dans une tradition musicale. Dès l’instant où ce bloc vacille, laisse progressivement place à des modifications, à quelque niveau que ce soit, le mécanisme de changement semble enclenché, qui laissera ce système musical s’ouvrir à d’autres et, dans un laps de temps assez rapide, au vu de son histoire, subir d’irréversibles changements. La domination mondiale du système tonal en constitue peut-être l’exemple le plus remarquable aujourd’hui. Celle, plus insidieuse, des timbres provenant d’instruments électroniques manufacturés en est une autre. Le cas de résistance des synthétiseurs dits « orientaux » diffusés par les médias égyptiens sur une grande zone géographique du Proche et du Moyen-Orient, qui propose un accordage possible en quarts de tons sur certains degrés d’une échelle modale, entre déjà dans la catégorie du formatage scalaire.

6 Les facteurs de changements musicaux peuvent aussi provenir de contacts avec des cultures voisines et procéder d’emprunts sélectifs, relativement bien maîtrisés. Ces emprunts réciproques constituent un enrichissement des musiques et non une transformation. Simha Arom (1987) parle, lui, de « renouvellement interne par système d’échange (entre groupes de Pygmées qui se rencontrent en forêt, par exemple). Quand un répertoire continue de vivre grâce à un auto-renouvellement, nous sommes en présence d’un renforcement dynamique. » S’il subit les assauts de cultures environnantes, voire englobantes sans en filtrer les productions avant de les adapter, le processus créatif d’emprunt laisse alors la place à celui d’acculturation.

7 D’autres changements esthétiques se montrent plus brusques et plus brutaux. Même si leur portée n’atteint pas la totalité des membres d’une société, certaines décisions politiques internes peuvent avoir des conséquences très importantes dans l’évolution des esthétiques, notamment musicales. Au Japon, c’est par le biais des fanfares militaires, dont se dotent la plupart des clans de samouraïs dès 1860, avec une accélération à partir de 1884, que l’impact de la musique occidentale se manifeste de manière puissante et

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durable. La fanfare personnelle de l’Empereur est alors dirigée par un Allemand, un Anglais ou un Français. Émanant de l’autorité suprême de l’Empire du soleil levant, cette décision de favoriser à outrance l’apprentissage des musiques savantes écrites des pays du soleil couchant, en accueillant des chefs d’harmonie, puis des chefs d’orchestre et des virtuoses, permit l’éclosion d’une Ecole japonaise de musiciens et compositeurs classiques de grand talent. Pour autant, elle eut tendance à occulter les traditions populaires et classiques japonaises, qui restèrent en sommeil jusqu’à récemment. La musique traditionnelle dut alors se réfugier dans le théâtre (gagaku, nô, kabuki…) et dans le cercle restreint des banquets de la classe dirigeante. Aujourd’hui encore, elle ne reste appréciée que par une petite minorité de connaisseurs nippons.

8 Il apparaît que les dogmes et interdits qui jalonnent l’histoire de bon nombre de cultures suscitèrent des réactions très diverses, favorisant à contre-pied l’émergence de nouvelles formes d’expression, de nouvelles musiques. En France et en Italie, par exemple, sous prétexte d’une plus grande intelligibilité des sons sacrés du Verbe, le Concile de Trente (1545-63) tourna le dos au contrepoint fleuri pour encourager une verticalité polyphonique plus homorythmique, s’appuyant sur les notes graves à forte symbolique divine. Ceci eut pour effet de développer, à terme, la technique d’écriture baroque de la basse continue (Charles-Dominique 2006 : 88). Les exemples de l’influence directe du politique sur le culturel, dans l’espace et dans le temps, ne se comptent plus. Leur impact sur les identités « nationales » ne fait aucun doute. Dans le domaine des musiques de transmission essentiellement orale, les incidences, pour visibles qu’elles puissent être, n’en sont pas moins délicates à mesurer. Un certain nombre de travaux ethnomusicologiques s’intéressent à ces phénomènes dans différentes parties du monde (Dare & Defrance 1993 ; CMT 9/1996).

9 Mais la fluctuation des identités musicales est aussi fortement soumise aux contraintes extérieures s’exerçant sur la communauté humaine qui les porte. Conséquemment à des événements exogènes violents, essentiellement politiques et économiques, des populations se voient poussées au mouvement accéléré, entraînant par là même des déplacements et une désagrégation des structures sociales et culturelles de référence. Abandons et nouvelles acquisitions balisent ce parcours traumatisant, que les Acadiens avaient nommé « Le Grand Dérangement » et qui reste encore gravé dans la mémoire des Cajuns de Louisiane, pour lesquels la musique joue, en Amérique du Nord et dans le monde, le rôle identitaire que l’on sait (Dôle 1995). Selon la démographie et la vitalité d’une culture, sa capacité de résistance aux assauts culturels dominants peut varier et se graduer entre le rejet total et l’adhésion massive. Vraisemblablement, il n’y a pas d’identité qui ne surmonte ces identités fractionnelles pour établir une véritable conscience de la personne. Les études ne manquent pas sur la subtilité des stratégies de défense mises en place par des groupes ethniques ou sociaux face à l’agression soudaine de modèles culturels au puissant pouvoir de séduction. L’École sociologique de Chicago ouvrit la voie, dès les années 1920-30, à un grand nombre de travaux allant dans ce sens. Aujourd’hui, les problématiques afférant au changement social explorent des concepts fort utiles dans une approche des questions de musiques identitaires qui intéressent l’ethnomusicologie (Bajoit 2003).

10 Bon gré, mal gré, des changements d’identité peuvent affecter une même personne (déplacée ou immigrée, convertie à une autre religion, rurale devenue citadine, etc.). Sur cela se greffent des identités provisoires liées à la condition sociale individuelle. Celle-ci peut trouver écho chez d’autres individus d’origines variées. Lorsque ces origines ne sont

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pas trop lointaines, un terrain d’entente se dessine, propice à l’émergence de syncrétismes musicaux fédérateurs. L’invention de nouvelles musiques identitaires, principalement aux XXe et XXIe siècles, semble liée à plusieurs facteurs décisifs : exode rural entraînant une situation urbaine plus ou moins précaire, regroupement d’émigrés sur un nouveau territoire (quartier, arrondissement, ville, agglomération, site industriel… ), différence culturelle notable entre le lieu d’origine et celui d’établissement. Un nouveau sentiment d’appartenance naît alors ; il n’est plus fondé sur la famille, le village, le clan ou la tribu, mais s’élargit considérablement, incluant des individus hier hors du système d’interconnaissance et donc relativement étrangers, voire rivaux quand ce n’était pas ennemis. Je suis originaire des Mornes en Martinique, mais je me reconnais comme Martiniquais avant d’être Antillais francophone, partageant le sort des habitants des Caraïbes et adhérant à l’ensemble des causes noires de par le monde. Cette nouvelle appartenance s’ouvre à un ensemble de communautés qui pensent vivre un même destin et ressentent le même sentiment complexe de frustration vis-à-vis de leur situation antérieure. De nouveaux réseaux se tissent alors de manière plus ou moins formelle. Parmi les porte-parole de ces déracinés, les musiciens se voient souvent attribuer un rôle capital, au point qu’il leur arrive même de devoir prendre des responsabilités politiques, poussés qu’ils sont par une communauté nouvelle, quelque peu composite malgré tout, qui projette en eux cette identité de l’exil.

Exil et marginalité, ferments d’identités musicales

11 L’identité culturelle d’un groupe nomade s’appuie rarement sur sa seule culture matérielle, souvent réduite à peu d’objets. En revanche, la culture immatérielle, et plus précisément la musique, offre un champ important à des productions particulièrement riches, nourries d’emprunts multiples. Par sa nature, le nomadisme entraîne un certain déterminisme dans le domaine des pratiques musicales, notamment dans la pratique instrumentale, conditionnée qu’elle est par des impératifs matériels propres aux déplacements. C’est un peu une constante chez ces peuples itinérants que de faire appel aux instruments éphémères et de favoriser le répertoire vocal. De nombreuses sociétés nomades se distinguent précisément par leur musique, jalousement préservée comme leur seul bien, transmis par filiation interne. Le miroir que leur projettent les sédentaires renvoie fréquemment l’image de musiciens dont la visibilité externe masque d’autres formes d’expression culturelle immatérielle. C’est le cas, parmi bien d’autres, des Rroms d’Europe, des Gnawas d’Afrique du Nord, des Touaregs de l’espace saharien, des Bauls du Bengale ou des Jogî du Rajasthan. Il en va de même des castes de musiciens, dont l’activité réservée professionnalise la qualité de musicien. L’identité de ces musiciens « castés » se confond alors avec leur compétence. À l’inverse, la condition de musicien entraîne parfois celle d’itinérant (chanteurs de rue, forains, gens du cirque, etc.). Les mendiants deviennent parfois musiciens et il peut arriver que les musiciens tombent dans la mendicité. De même, les infirmes, à la vocation musicale par défaut : le personnage du musicien itinérant aveugle peuple les foires et marchés du monde entier et nourrit un imaginaire quasi universel. En Chine et au Vietnam, par exemple, un répertoire caractérise ces musiciens aveugles, repris à leur compte par les voyants mais bien identifié dans ses origines (Hát Xâm = « chant d’aveugle »). Musique et marginalité semblent ainsi se conjuguer pour participer à la définition de bon nombre d’identités individuelles ou collectives.

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12 On retrouve cette dimension identitaire chez beaucoup de migrants et d’émigrés, pour qui la musique remplit la fonction symbolique d’une petite patrie. Quantité de répertoires musicaux, en particulier vocaux, évoquent la douloureuse expérience de l’exil. Les exemples ne manquent pas aux Amériques, terres de migration par excellence. La quasi- totalité des communautés installées sur ce continent depuis le XVIe siècle a contribué à la naissance de musiques, syncrétiques ou non, très souvent basées sur l’idée de nostalgie, de perte irréparable, de blessure ouverte. Nostalgie d’un passé, d’un pays natal définitivement abandonné, occasionnant un spleen que vient renforcer la déception d’une terre nouvelle qui ne tient pas toujours ses promesses. Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss pourrait être relu dans ce sens. Cet état nostalgique qui transparaît dans la musique s’observe aussi bien chez les migrants économiques que chez les victimes de la traite négrière (fado, blues, sean-nós, etc.). À l’intérieur des grands empires de l’Ancien Monde, les populations déplacées ou subissant une occupation militaire ennemie ont également construit une part de leur imaginaire en puisant dans cette veine nostalgique. L’indépendance passée d’un peuple, réelle ou rêvée, revient alors comme un leitmotiv dans bon nombre de traditions musicales : rebetiko après le démantèlement de l’Empire Ottoman, lassù de l’Empire Austro-Hongrois, pour ne citer que les cas les plus connus 3. Plus récemment, en Occident, un certain nombre de « styles » musicaux sont nés parmi les communautés exilées (musette des Auvergnats et Italiens de Paris, raï des Algériens en France, bhangra des Indo-Pakistanais de Londres et Liverpool, indorock des Indonésiens d’Amsterdam, klezmer des Juifs de New York, frevo des Nordestins de São Paolo et Rio de Janeiro, etc.).

13 Relevons au passage l’étymologie du terme « nostalgie », inventé en 1688 par un médecin de Mulhouse pour désigner une forme de maladie mentale : nostos, le retour, algos, la douleur. Le retour dans la douleur, la douleur du retour (ou du non-retour), la douleur pour le retour… Autant d’interprétations et d’usages que peuvent en faire les exilés eux- mêmes ainsi que les musiciens et auditeurs-consommateurs de musiques de l’exil, musiques avant tout identitaires (Aubert 2005). De leur côté, les identités musicales régionales entretiennent des rapports ambigus avec leurs expatriés. Il est assez courant que la construction des cultures de l’exil agisse directement sur les populations des régions dont elles sont originaires. Les exemples de renaissance de musiques régionales, à partir de l’impulsion plus ou moins utopique de migrants, sont légion au XXe siècle. On ne peut s’empêcher d’être frappé par le fait que les « natifs » les plus objectifs, ceux qui sont restés au pays et conservent l’essentiel des coutumes, deviennent aussi ceux qui adhèrent le plus aux discours supranationaux, soumis qu’ils sont à toutes sortes de sommations nationalistes véhiculées par les institutions (religieuses, militaires, scolaires) et les médias contrôlés par les états 4. À l’inverse, les émigrés, « natifs » subjectifs en quelque sorte, témoignent fréquemment de cette volonté de redevenir « originaires de … », des carences de leur destin culturel, économique, voire politique. Le poète Armand Robin parle même d’une nécessité de « déracinement avant enracinement ». Cette conscience subjective, substitut des conditions objectives disparues, trouve en la musique l’un de ses plus forts vecteurs. Comme le souligne Bartolomé Bennasar (1990 : 7) à propos des Bretons, Occitans, Basques et Catalans, cette nouvelle identité peut être vécue de façon « cumulative, associant par exemple la nation ou l’ethnie à l’Etat, ou au contraire dissociative, opposer l’un et l’autre terme ».

14 Dans un tout autre registre, les identités musicales – bien que souvent évolutives – exprimées par les adolescents des pays économiquement développés semblent relever, à

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leur façon, de préoccupations existentielles que l’on pourrait, dans une certaine mesure, comparer à celles, plus stables, de diverses populations en recherche d’une nouvelle identité. L’affirmation d’une tranche d’âge passe à la fois par des comportements musicaux extrêmement conformistes. Il faut à la fois « être de son temps », quitte à subir consciemment le matraquage des médias – à la pointe des techniques de commercialisation pour exploiter ce public malléable – et manifester sa désapprobation vis-à-vis du sentiment dominant, des tendances du moment. C’est autour de cette attitude d’adhésion/rejet à la masse que se construisent les stratégies individuelles d’ordre cumulatif. L’observation des comportements des adolescents nous apprend beaucoup sur ceux de groupes sociaux hors classe d’âge. Tout comme l’ethnomusicologue peut prétendre accéder à une bimusicalité selon les préceptes de Mantle Hood, tant dans l’écoute que dans l’étude ou la pratique, bon nombre de groupes sociaux, de populations relativement homogènes tendent aujourd’hui vers une plurimusicalité, comme le suggère Jean Molino 5. Les effets de la globalisation se perçoivent aujourd’hui à tous les niveaux, et il devient tout à fait concevable de passer d’une esthétique à une autre sans s’y sentir étranger. Refusée hier par les traditions strictes, la quête de nouvelles musiques apparaît fréquemment aujourd’hui comme une nécessité. Celle-ci s’affirme tant dans la démarche créative, qui occupe les acteurs musiciens – à la fois soucieux de s’identifier à leurs œuvres et de se démarquer de celles de leurs prédécesseurs ou confrères, pour ne pas dire concurrents – que dans celle de la consommation de nouveaux produits musicaux. Selon les cas, il peut donc y avoir double ou triple identité musicale, voire davantage. Le phénomène est patent au plan linguistique, qui voit la jeunesse du monde entier s’imprégner de chansons en espagnol, en anglais ou en français. Il n’en est pas moins observable au plan musical. L’émergence massive de musiques urbaines des grandes agglomérations des pays en voie de développement économique, notamment d’Afrique, reflète ce besoin actuel de double identification à la brousse et à la ville, pour parler de façon très réductrice. Ce phénomène de syncrétisme musical conjugue un très grand nombre de paramètres linguistiques, religieux, sociaux, économiques, politiques… et musicaux.

Syncrétismes musicaux et identités collectives

15 Sous le terme générique d’acculturation s’entendent quantité de situations que les anthropologues et sociologues connaissent bien (Berry 1980 ; Lavallée, Ouellet & Larose 1992). Parmi celles-ci, l’invention de nouvelles identités musicales nous intéresse plus particulièrement. Il se trouve, en effet, qu’artistes et musiciens semblent habituellement les plus capables de créer, à travers des sonorités et des textes actualisés, l’image de cette identité globale. L’imaginaire et les mondes sonores viennent ici au secours de l’existence et de ses représentations (Defrance 1993). Du fait que la construction et l’affirmation d’une identité naissent très souvent d’une menace extérieure de type a-culturel, leur prise de conscience provoque des réactions de sauvetage d’urgence, activées par le vertige de l’amnésie collective (Defrance 1996). Il faut alors tenter de fixer une mémoire, source d’identité. C’est pourquoi l’irruption d’œuvres musicales nouvelles, à la fois craintes et désirées, se doit de rester dans le cadre de territoires repérables pour remplir sa mission identitaire. Ceux-ci peuvent être d’ordre linguistique : l’usage d’une langue ou d’un dialecte en voie de disparition comme support à la création musicale est tout à fait symptomatique d’un acte militant, à contre-courant des cultures englobantes,

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dominantes. Amérindiens, peuples de Sibérie mais aussi minorités d’Europe mettent très souvent en avant leur distinction linguistique, qui fonctionne alors aussi bien comme un écran – un observateur francophone du XIXe siècle parlait d’une véritable « muraille de Chine » à propos de la langue bretonne (Bouët & Perrin, 1808) – que comme une vitrine insistant sur l’attrait de la différence.

16 Même si sa reconnaissance juridique doit passer par différentes étapes (transcription écrite, alphabet adapté, grammaire, littérature imprimée, etc.), l’identité linguistique reste l’une des plus distinctives. Il reste que l’affirmation de l’existence d’un groupe humain, d’une communauté religieuse, ethnique, économique, d’une classe sociale, d’un quartier, ou de toute autre entité exige, elle aussi, une mise en place de stratégies visant à sélectionner des traits culturels faciles à repérer. La sélection et la mise en avant de ses produits viennent alors baliser les limites des marqueurs culturels au risque de les survaloriser. Cette construction permanente d’une identité collective à échelle variable se nourrit du regard d’autrui, qui projette sur le groupe une image plus ou moins conforme à celle qu’il se fait de lui-même. Le besoin de distinction semble alors trouver dans les pratiques musicales un terrain propice à l’entretien, voire à l’invention d’éléments pertinents qui en feront, l’espace d’un temps, d’une époque, d’une mode, la caractéristique et, par voie de conséquence, l’unicité. À charge des acteurs, et souvent des observateurs, d’identifier ces identités musicales en leur donnant un cadre – géographique, historique, social – et un contenu sémantique perceptible grâce à une appellation recouvrant l’ensemble des participants à cette nouvelle entité culturelle (Stokes 1994). Combien de genres musicaux furent définis par le regard et l’écoute d’autrui ? Combien de termes furent choisis ou inventés pour annoncer une sorte d’acte de naissance des musiques émergentes ? C’est d’ailleurs, a posteriori, un sujet de querelle entre spécialistes et « hagiographes » des musiques populaires actuelles. Les enjeux de paternité devenant, avec le recul du temps, des enjeux de prestige et de pouvoir, surtout lorsque les genres musicaux sortent de la confidentialité de petits groupes humains, deviennent figures emblématiques de la variété internationale et connaissent un rayonnement mondial 6. Quand bien même la durée de vie d’un nouveau genre musical reste soumise aux aléas de l’histoire, et que les particularismes locaux défendent jalousement leurs spécificités, plusieurs facteurs semblent se retrouver dans la majorité des cas de musiques syncrétiques du XXe siècle. On le sait, de par son histoire récente, à savoir depuis la colonisation européenne engagée au XVIe siècle, le très vaste domaine des Amériques offre un terrain d’observation de syncrétismes musicaux d’une richesse exceptionnelle. Les études ne manquent pas, qui en reconstruisent les mécanismes, révélant ainsi la complexité du phénomène, sa mouvance et sa très étroite implication dans la naissance d’une conscience identitaire (Gilroy 1993 ; Lipsitz 1994 ; Leymarie 1996).

L’impact des marqueurs

17 Avec la diffusion de l’information à la vitesse du déplacement d’un électron, on assiste à la prise de conscience, généralisée dans le monde, des effets médiatiques sur la perception de l’autre sur soi et donc de soi sur l’autre. La présentation de soi peut avoir des incidences extrêmes sur le devenir d’un groupe humain (économiques, sociales, politiques, culturelles…). D’où la nécessité de faire des choix pour dégager dans son être, dans sa culture, les éléments de distinction qui feront que certains se démarquent d’autres. En entendant un trio de flûtes joué par les hommes Nambikwara, au Brésil

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central, Claude Lévi-Strauss (1987 : 9) nous confie ne pas avoir pu s’empêcher de penser à l’action rituelle des ancêtres dans le Sacre. De même, les prestations des Tupi-Kawahib lui rappelèrent « une opérette, mais également du plain-chant ». Aujourd’hui encore, le réflexe comparatif semble fonctionner à chaque écoute de musiques nouvelles, y compris chez les chercheurs ayant pris leurs distances avec la musicologie comparée de l’école de Berlin. Ce comportement, qui veut qu’ego se définisse par rapport à alter, constitue, à mon sens, un ressort puissant dans la définition identitaire musicale. Toute prestation sonore paraît d’abord reçue par l’auditeur comme un message à identifier, à classer selon ses outils cognitifs, ses propres critères et son propre bagage culturel et musical, avant d’être investie plus en profondeur dans sa dimension émotionnelle, affective et esthétique. De ce fait, les éléments repérables de différenciation et, par conséquent, d’originalité, émergent en premier. Ces éléments musicaux s’appuient principalement sur les fondamentaux même de la musique : timbre, échelle, métrique, structure formelle, etc.

18 A contrario, la volonté de distinction d’un individu ou d’un groupe humain aura tendance à focaliser l’attention de son miroir identitaire – à savoir de ses voisins, ses rivaux, ses ennemis, le public à conquérir, etc. – sur divers marqueurs à fort potentiel emblématique. La capacité de fédérer les membres de son groupe humain d’appartenance en sera d’autant renforcée. Il peut s’agir d’un instrument de musique à forte charge symbolique et dont les équivalents organologiques (tant dans l’aspect formel que dans le timbre) ne connaissent que peu ou pas d’autre connotation identitaire dans l’espace médiatique. Consciemment ou non, le choix des acteurs se porte sur l’originalité, l’inédit, l’inouï, pour renforcer leur distinction. La projection de l’identité d’un groupe humain sur un aspect pertinent d’une production musicale originale participe de la construction de clichés, repris aujourd’hui dans l’évocation des pays qui en revendiquent sinon la paternité, tout au moins l’usage spécifique. Il peut s’agir tout aussi bien d’un style musical (chicha, morna, salsa, samba, tango…), d’un instrument de musique (balafon, balalaïka, bouzouki, charango, conga, cymbalum, gusle, kena, kora, marimba, oud, sansin, sitar, zourna…) 7, d’une technique vocale (cante a tenore, chanteurs de l’opéra de Pékin, paghjela, polyphonies pygmées, psalmodies de lamas tibétains, voix dites « bulgares », xhöömi, yodel,…) d’un système scalaire (gammes dites « andalouse », « tsigane », « klezmer » ; pentatoniques hémitoniques d’Asie de l’Est, mâqam, râga, slendro, pelog…) (Abou Mrad 2005), ou de formules rythmiques à la métrique caractéristique, souvent basée sur un pas de danse (divers aksaks, claves des musiques afro-américaines dans leur globalité, standard pattern dit « African signature tune », innombrables danses hispaniques et sud-américaines, etc.). Le nom vernaculaire de l’instrument tient généralement lieu d’empreinte digitale. En cas de confusion possible, il est fait appel à un adjectif pour en préciser l’origine (guitare hawaïenne, cornemuse écossaise, cor des Alpes, tambour de Basque, etc.) 8.

19 Aussi, les tentatives de redressement d’une culture menacée de disparition se rejoignent- elles dans leur quasi-totalité autour de marqueurs musicaux redéfinis qui en font de véritables flambeaux identitaires. La fixation d’un élément signalétique (mode, mètre, contour mélodique, figure rythmique, famille de timbres, structure formelle) offre à voir et à entendre la carte d’identité du groupe qui la promeut. On fait alors d’un de ces marqueurs l’étendard d’une réalité culturelle distincte. Par là même, il devient fierté nationale affichée, revendiquée. L’objet « instrument de musique » est alors investi d’une mission identitaire qui le voit figurer comme emblème héraldique, qui sur la monnaie, qui sur les timbres-poste, qui sur les drapeaux nationaux, voire les édifices étatiques (harpe

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en Irlande, orgue à bouche au Laos, lamellophone au Zimbawe, etc.)9. Les significations de l’institutionnalisation des mondes musicaux, de la mise en scène musicale d’une communauté, de la fluidité des pratiques – comme celle du sens qu’on leur attribue et des symboles qui y sont attachés – sont aussi l’objet de travaux de recherches en sciences sociales. Investies du prestige universitaire qui s’y attache, leurs conclusions permettent aux entrepreneurs identitaires (artistes, élites…) de produire à leur tour, complémentairement et souvent indistinctement, un discours sur l’identité. Par habillage idéologique de l’identité ou par son instrumentalisation pure et simple, ces entrepreneurs assurent le glissement du registre culturel vers le politique. Les cas bien étudiés du , du calypso, de la salsa ou du zouk montrent l’usage politique des pratiques musicales qui, par la prise de conscience communautaire qu’elles génèrent, peuvent apparaître comme des ferments de mobilisation sociale, des guides pour l’action collective. Chanteurs et musiciens deviennent ainsi les vecteurs d’une communauté qui s’imagine, se projette dans un univers social redéfini, certes plus émotionnellement que rationnellement, mais qui peut néanmoins « renforcer la prétention à exister », comme disait Leibniz, d’un événement en déterminant les agents à s’y préparer » (Bourdieu 1981 : 73). Un autre cas de figure renvoie, pour l’essentiel, au bricolage identitaire opéré par des élites politiques ou culturelles qui, dans une visée d’appropriation du référent, déterminent des stratégies de définitions et des manœuvres frontalières d’inclusion/ exclusion. Les oppositions entre « gitanistes » et « andalousistes », à propos du flamenco, comme les débats autour de l’invention – au double sens de découverte et d’inventaire – des musiques traditionnelles régionales d’Europe, ou les effets d’une certaine institutionnalisation sur le rap, témoignent de cet enjeu. Ainsi, comme l’identité, « la musique peut être imprégnée d’idéologie – sans nécessairement être l’hymne d’une idéologie, ce qui n’est nullement pareil – mais aussi se prêter à manipulation idéologique » (Martin 1982 : 16).

Du local au global

20 Bien que les deux soient nécessaires à son émergence, une identité musicale qui se fixerait sur un territoire ou une histoire et qui s’arrêterait à une appartenance sécurisante risque de se figer et de se perdre. Cette mort, réelle ou symbolique, d’une musique identitaire ne peut être transgressée que par le mouvement et le renouvellement. La condition de la survie de certaines pratiques musicales déracinées, hors de leur culture, réside parfois dans un équilibre entre un contenu, un matériau issu de leur tradition, et des éléments formels extérieurs, puisés dans une réalité autre. Pour un grand nombre de minorités culturelles de par le monde, l’adoption des modèles dominants occidentaux des musiques amplifiées devient presque un passage obligé pour tout simplement être entendues et donc reconnues sur la scène internationale. En effet, la perception de la musique de l’autre exige un minimum de points de rencontre. Aujourd’hui, l’un des fixateurs d’identité musicale les plus utilisés réside dans le traitement du son en studio pour définir une touche particulière se fondant dans le paysage mondial des musiques dites « actuelles ». Le protest song propre aux pays anglo- saxons offre une tribune de choix aux revendications identitaires de toute nature. Mais, dans le concert des voix du monde, la distinction s’avère un impératif sine qua non. Toutes proportions gardées et sans jugement péjoratif d’aucune sorte, le comportement de dizaines de petites nations s’adonnant aux musiques amplifiées, dans un cocktail plus ou

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moins bien maîtrisé, rappelle celui des adolescents à la fois attirés par le conformisme ambiant dominant et poussés par ces « possibilités d’être », selon l’expression de l’écrivain voyageur Victor Ségalen. Ils témoignent ainsi d’une double culture : celle, quasi planétaire des circuits de diffusion des puissants labels de disques, relayés par tout un réseau de radios, revues pour « jeunes », festivals et « tourneurs » ; et celle, à l’opposé, de particularismes locaux aux saveurs exotiques, auxquels s’identifient les nouveaux créateurs, mais aussi dans lesquels se reconnaissent les auditeurs, endogènes et exogènes, conscients que la somme des minorités totalise, aujourd’hui encore, la majorité des pratiques culturelles dans le monde.

21 Dans le paysage bigarré des pratiques musicales d’aujourd’hui, des différences profondes se font sentir entre les esthétiques musicales choisies pour leur propre beauté et pour la satisfaction qu’elles procurent à leurs amateurs (opéra baroque, musique contemporaine, musiques carnatiques, etc.) et les esthétiques musicales adoptées pour l’impact qu’elles peuvent avoir comme courroie de transmission des revendications identitaires (rumba zaïroise, reggae zoulou, rap russe, etc.). L’identité de l’esthète relève d’un cheminement personnel qui le rend capable d’apprécier, dans tout leur raffinement, des musiques avec lesquelles il n’entretenait que des rapports distants, voire inexistants, avant que de s’y plonger. Il s’agit là d’identités individuelles communes à un certain nombre de personnes que rien ne prédispose à partager autre chose. Les musiques identitaires, elles, veulent exprimer l’identité d’un groupe social, d’une ethnie. Pour reprendre les exemples cités plus haut, le flamenco est identitaire en Andalousie car il correspond, malgré ses limites, à l’expression du peuple gitan. Hors histoire et hors territoire, le flamenco échappe au contrôle de ses initiateurs et entame une nouvelle vie, partagée par une communauté d’aficionados provenant de cultures et de milieux sociaux très variés. En revanche, lorsque le rock, le reggae et le rap sont utilisés comme support à des revendications identitaires, ces esthétiques musicales, nées ailleurs, peuvent être complètement assimilées par un groupe humain qui connaît bien d’autres occasions de partager un destin commun. C’est le cas du sotol, genre musical urbain des Juifs yéménites installés en Israël dans les années 1980, qui combine les influences orientales avec la new wave. C’est encore le cas, comme le rappelle Denis-Constant Martin (2006 : 134) « du punk pékinois à la chanson française depuis Mireille au moins, du hindi pop au rock aborigène de Yothu Yindi, de Ali Farka Touré à Franck Zappa, des ubiquistes rappeurs aux salseros de partout… »

22 Les musiques identitaires nouvelles atteignent désormais la quasi-totalité des habitants de la planète, suscitant modes, tendances et nostalgies. Le reggae, né en Jamaïque, fut repris dans quantité de langues vernaculaires des cinq continents. À l’île Maurice, par exemple, l’influence du reggae sur le local donna le « » dans les années 1980. De même le rap, dont se sont emparées les vieilles femmes des îles Ryûkyû, de culture sino-japonaise, afin de réconcilier les jeunes générations avec la langue okinawaïenne. Ailleurs, ce sera du rock en costume traditionnel – différentes tribus amérindiennes (Back 1995), mais aussi peuples de Sibérie. Le besoin de distinction pousse même de nombreux musiciens à simuler en concert des cérémonies de chamanisme, qui renvoient à ses fantasmes profonds une partie non négligeable de l’humanité. Le groupe Aïnou Dub agit, lui, comme l’un des ambassadeurs les plus convaincants de la cause de cette minorité des îles Kouriles au nord d’Hokkaido, Japon. Par leur seule existence, ces musiques « ethniques urbaines » attirent l’attention sur d’autres réalités sociales et politiques. En contrepartie, des modèles musicaux sortis de leur contexte participent à la naissance de

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nouvelles musiques identitaires, cette fois par choix, par goût personnel d’ensembles d’individus qui partagent un projet esthétique : dixieland scandinave, tango yiddish, flamenco japonais, celtique italien, etc.

Hasard et nécessité de l’identité

23 La prise de conscience d’une menace réelle d’acculturation musicale est manifeste dans de nombreuses cultures minoritaires. Elle se solde par des comportements divers. Je retiendrai ici trois grandes étapes dans le processus des stratégies de résistance aux phénomènes d’acculturation musicale observables en de nombreux endroits du monde tout au long du XXe siècle. On peut les résumer à des attitudes successives de repli, d’emprunt puis d’ouverture et de conquête sur l’extérieur. Toutes les cultures menacées ne mènent pas ce processus à terme. Beaucoup disparaissent ou se fondent dans leur environnement dominant. Les mécanismes endo-, inter- et transculturels mis en œuvre dans bon nombre de cultures musicales ne peuvent fonctionner que tant qu’un seuil minimal d’étiage n’est pas atteint. En dessous de cette ligne imaginaire propre à chaque culture, il me semble très difficile de trouver les ressources nécessaires à la mise en marche d’un tel processus de reconstruction. Le syndrome de l’acculturation musicale se manifeste par une réaction de contre-offensive. Tant qu’il est encore possible de puiser des forces nouvelles dans une société ou dans une collectivité humaine, la menace de perte d’identité agit comme un fort stimulant pour une prise en charge de son propre destin culturel.

24 L’accès à la légitimité, à l’équilibre relatif des pouvoirs et contre-pouvoirs passe alors par différentes phases, dans lesquelles la maîtrise d’outils divers (mouvements associatifs, instruments de communication, prises de responsabilité locales, etc.) ne pèse pas le moins lourd. Le vertige de l’amnésie musicale agit cette fois comme un catalyseur d’énergies, la peur du néant laissant place à l’élaboration d’une « nouvelle musique » en mouvement, jouant sur tous les registres contemporains, des plus archaïsants aux plus avant-gardistes et dont les résultats tendent vers une esthétisation d’un nouvel objet sonore, désormais satisfait d’être en accord avec son temps.

25 On pourrait être tenté d’étudier les « musiques du monde » comme extérieures aux individus qui les pratiquent, et comme s’imposant à eux. C’est sans doute le cas tant que les sociétés où s’épanouissent ces musiques se montrent indifférentes aux charmes des cultures proches, avec lesquelles elles peuvent partager certaines valeurs esthétiques. Ça l’est d’autant plus tant qu’elles restent sourdes aux sollicitations de la mondialisation et imposent, en quelque sorte, à l’individu le poids de la tradition. Mais, une telle position durkheimienne tendrait à minimiser la distinction personnelle au profit exclusif des mécanismes d’identification et d’intériorisation, par soumission à l’autorité. Cette explication, limitée à la reconnaissance du processus d’enculturation, ne permet pas d’expliquer les résistances aux attentes sociales, les demandes d’autonomie, les attitudes de retrait. Inversement, il serait assez séduisant de considérer que l’individu porte en lui suffisamment de distance vis-à-vis de sa culture d’origine pour opérer ses propres choix esthétiques et s’en émanciper sans rencontrer d’obstacle lorsqu’il en exprime le besoin. Raymond Boudon (2003), dont la sociologie s’est très souvent opposée à celle de Pierre Bourdieu, déclare clairement : « J’ai toujours trouvé suspects les systèmes globaux qui transforment les hommes en imbéciles, au point de les considérer comme de simples choses mues à leur insu par des forces qui les dépasseraient ». C’est un peu la position des

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psychologues, à qui le sociologue Alain Touraine (1978 : 34) semble donner raison lorsqu’il écrit : « [ceux] qui font appel à la différence, à la spécialité ou à l’identité se passent aisément de toute analyse des rapports sociaux ».

26 Il me paraît plutôt nécessaire de prendre en compte l’interaction entre des niveaux possédant chacun une autonomie relative, et de considérer le fait que ces niveaux (individuel et interpersonnel, groupal et organisationnel, sociétal et culturel) entretiennent entre eux des rapports dialectiques complexes. Tous les acteurs se trouvent confrontés à des contradictions et des conflits plus ou moins bien vécus. Je suis d’ici et de partout, ma musique reflète mon pays, mon ethnie, mon appartenance sociale, mais je souhaite qu’elle puisse exprimer mes émotions du jour, témoigner de ma perception du monde contemporain en s’inscrivant dans une modernité à vocation universalisante, partie prenante du concert planétaire. C’est pourquoi j’utilise des objets symboliques partagés dans une ambition universelle. Ces objets touchent à la texture musicale elle- même. Je procède par emprunts de timbres (l’amplification sonore des instruments de musique s’impose comme un visa international), par adoption de tempi en vogue (diffusés notamment par les boîtes à rythmes), par soumission au système tonal (imposé par l’accord des instruments de musique commercialisés), par acceptation du formatage des pièces vocales et instrumentales, formatage passé par le laminoir des contraintes techniques (courte durée des premiers microsillons), d’horaires et de « grilles » radiophoniques, elles-mêmes imposées par les lois du marché (espace temporel limité), etc. Les objets symboliques touchent aussi la représentation de soi, téléguidée par les règles commerciales de la communication. Il faut se prêter au jeu du show business, trouver un nom de groupe, un nom de genre, donner une image singulière, à la fois distincte des autres et fondue dans le moule planétaire (affiches, pochettes de disque…)10. Le modèle du concert, plutôt le soir ou en week-end, dans des lieux prévus à cet effet, s’impose, entraînant avec lui des modifications considérables sur les musiques traditionnelles, pensées tout autrement dans leur milieu d’origine. Quitte à faire des concessions, et en écho à l’appel de Schiller, « Alle Menschen werden Brüder », je veux participer à l’Ode à la joie des musiques actuelles urbaines de la « ville-monde » (Stokes 2004).

27 Qu’elles soient de souche ancienne ou d’élaboration plus récente, les musiques identitaires portent sur elles toutes sortes de projections collectives dont les déterminants communs méritent d’être étudiés par les ethnomusicologues. L’observation des mécanismes d’invention de nouvelles musiques, sortant de leur cadre culturel, pourrait nous conduire à réfléchir sur la façon dont les identités musicales se développent, qui semblent se construire dans la confrontation entre l’identique et l’altérité, la similitude et la différence. Car il ne semble, au demeurant, y avoir identité musicale que paradoxale, soumise aux contradictions les plus flagrantes dans un effort d’unification, d’intégration et d’harmonisation au global, aussitôt démenti par un besoin de différenciation, d’affirmation et de singularisation. Ce besoin est freiné, à son tour, par la tentation inverse d’affiliation, d’appartenance et d’identification. Il n’est pas certain que les esthétiques musicales que nous étudions, aussi isolées puissent-elles parfois paraître, puissent se réduire à des entités ou à des références absolues. L’idée d’essence individuelle ou d’âme collective, pas plus que celle de structure stable ou de reproduction tacite par filiation, n’en sont mieux acquises. Il paraît plus vraisemblable que l’identité musicale résulte d’un système dynamique de représentations par lesquelles l’individu, tout autant que le collectif, oriente ses conduites, organise ses projets, construit son

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histoire. Dans un entre-deux aux multiples déclinaisons, solo/tutti, endogène/exogène, enracinement/métissage, la distinction et l’identité musicales de ces entités insécables seraient condamnées à s’inscrire dans une logique de partition concertante entre double je et double jeu.

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NOTES

1. Une part du matériel conceptuel utilisé dans ma démarche ethnomusicologique est puisée dans les travaux de Pierre Tap. 2. Le lecteur comprendra aisément les deux usages de la première personne. Celui en tant qu’auteur de l’article, l’autre comme figure de style lorsqu’il s’agit de décrire la position d’ego dans l’analyse. 3. Le lassù qualifie un sentiment fort présent dans un genre vocal extrêmement lent des Tsiganes de Hongrie. 4. Le danger de la création artificielle d’une identité à force de protectionnisme culturel guette bien évidemment toute action institutionnelle. 5. Conférence donnée à la journée d’étude d’automne de la Société Française d’Ethnomusicologie, Musée du Quai Branly, Paris, 2 décembre 2006. 6. On pense évidemment au jazz, au tango, à la salsa, à la bossa-nova, au calypso (y compris celui de Panamá) , au reggae (y compris celui de Costa-Rica), au forró, frevo, choro, côco (Brésil), à la morna (Cap-Vert), au zouk (Antilles françaises), au (Sénégal), (Côte d’Ivoire), (Nigéria), chicha (Pérou), laiki (Grèce), benga (Kenya), (Cameroun), makassi (ex- Zaïre), (Angola), jeel (Egypte), humppa (Finlande), malesa et tsapiky (Madagascar), chamu (Afrique australe), et à des dizaines d’autres. 7. Dans ses débuts, l’ethnomusicologie a produit un très grand nombre de monographies organologiques. Par sa visibilité et son existence matérielle, l’instrument de musique a tendance à focaliser l’attention des observateurs. Les études portant sur sa signification symbolique sont moins nombreuses (Berthiaume-Zavada 2003). 8. L’histoire coloniale n’est pas sans conséquences dans les choix terminologiques des observateurs. Le cas de la sanza des pays francophones d’Afrique subsaharienne, et qui se nomme mbira dans le monde anglophone, est assez parlant à cet égard. 9. On retrouve cette focalisation de l’identité sur un instrument de musique dans la publicité, les agences de voyage, les dépliants touristiques, les clichés de la communication mondiale ou les musiques de films. 10. Auquel se greffe tout l’appareil médiatique de l’économie de la musique de variété (radios, TV, magazines, tournées, interviews, star system, tee shirts, sortie régulière de nouveautés pour entretenir le marché, inscription aux sociétés de droits d’auteurs, etc.).

RÉSUMÉS

Les identités musicales semblent se construire à la fois autour d’un substrat collectif d’esthétiques dominantes, reçues et assimilées par chacun dans son groupe culturel d’origine, et relever d’une élaboration individuelle procédant par choix et acquisitions volontaires. Elles apparaissent comme soumises à de nombreuses fluctuations, d’origine aussi bien exogène qu’endogène, provoquant continuellement bricolages et syncrétismes. Des marqueurs musicaux, sélectionnés pour la distinction qu’ils assurent, se chargent alors de délimiter un balisage lisible/ audible, avant que d’autres ne les relayent. Une telle partition, entre le moi et le ça, pourrait

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trouver divers points de convergence dans les mécanismes d’émergence des musiques dites identitaires pour lesquelles la dialectique ne cesse de mettre en évidence les contradictions.

AUTEUR

YVES DEFRANCE Ethnomusicologue HDR, docteur de l’EHESS (Paris). Il dirige le CFMI de l’Université de Rennes. À la fois généraliste en ethnomusicologie et spécialiste de l’espace français contemporain, il a publié de nombreux articles scientifiques, plusieurs ouvrages (dont L’archipel des musiques bretonnes, 2000) et réalisé une quarantaine de documents audiovisuels (CD, vidéo, DVD) sur la France (Alan Lomax collection, 2002), l’Indonésie (2004), le Vietnam (VDE-Gallo, 2006), le Kerala et le Nordeste brésilien (2007). Il préside actuellement la Société Française d’Ethnomusicologie (Paris) et vient de fonder, avec Luc Charles-Dominique, le CIRIEF (Centre International de Recherches Interdisciplinaires en Ethnomusicologie de la France).

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Le goût musical, marqueur d’identité et d’altérité1

Laurent Aubert

1 « Nous devons aux musiques populaires et exotiques toutes sortes d’enseignements précieux ; mais parmi eux, il en est un que, hélas, nous ne pouvons plus comprendre. La puissante cohésion spirituelle des sociétés qu’elles expriment échappe à notre entendement. Si dans ces sociétés-là on ne discute (ou ne discutait) pas des goûts, c’est que ces goûts, à l’opposé des nôtres, y sont unanimes. Et c’est aussi que, au-dessus des caprices de l’individu, règne la haute fonction dont la musique y est investie et dont nous l’avons, nous, dépouillée à jamais. » Ainsi s’exprimait Constantin Brăiloiu dans une allocution prononcée à Paris en 1954 (Brăiloiu 1969 : 236).

2 Ce beau texte mérite d’être relu car il souligne à sa manière les liens de profonde affinité qu’entretenait son auteur avec les musiques paysannes de Roumanie – son terrain de prédilection – et, plus largement, avec l’ensemble de celles qui constituent le champ d’étude habituel de l’ethnomusicologie. Aucune tentative d’apologie béate ne ternit cet essai, aucune prétention à démontrer la soi-disant universalité du langage musical : tout au plus y trouve-t-on l’éloge de la curiosité, considérée comme un « trait scientifique », afin de nous suggérer que comprendre peut aider à mieux aimer. En insistant sur le rôle fondamental de la curiosité dans tout processus de recherche et de découverte, l’ethnomusicologue roumain cherchait surtout à démonter les préjugés qui, à son époque, entachaient la perception qu’avaient la plupart des Européens cultivés de ces musiques « populaires et exotiques », de ces musiques qui n’étaient pas les leurs.

3 Ce qu’on pourrait évidemment lui rétorquer, c’est que les préjugés sont une denrée universellement répandue et que, dans les sociétés auxquelles il se référait, l’unanimité du goût musical pose – ou posait – également problème. En effet, là où elle peut encore être observée, cette unanimité provient soit simplement de l’absence d’alternative (dans le cas des rares isolats préservés de l’influence de tout contact extérieur), soit d’un sérieux manque de cette curiosité prônée par notre auteur, soit encore, et peut-être surtout, de l’image négative trop souvent associée à « l’autre », fût-il du village voisin : chacun a ses étrangers, ses barbares, ses métèques, et leurs productions musicales ne sont perçues qu’à l’aune d’un usage, quel qu’il soit, érigé en norme absolue. En musique

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comme en d’autres domaines, l’ethnocentrisme protège, il rassure et écarte le doute car il élude la question du choix.

4 Par les modèles qu’elle s’impose et les frontières qu’elle se trace, toute culture établit de fait les bases d’un jugement de valeur sur les autres, qu’elle évalue à partir de ses propres critères, autoproclamés et donc autovalidés. Nous (auxquels je m’identifie) et les autres (dont je me distingue, que j’ignore ou que je rejette) sont ainsi les éléments d’un couple d’opposés, aussi irréductibles que le Bien et le Mal, deux « communautés symboliques » – pour reprendre l’expression de Jean Molino – entre lesquelles la distinction s’opère selon une grille complexe de déterminants à la fois collectifs et individuels, objectifs et subjectifs, imposés et librement choisis.

5 Si l’on applique cette grille au domaine musical, le « mien » constitue une catégorie permettant à chacun d’affirmer son identité musicale. Cette catégorie regroupe les musiques procédant de ses acquis et de ses options, de ce qui constitue sa « culture personnelle » à un moment donné de son existence. Elle affiche des choix et des orientations de nature diverse (esthétique, politique, intellectuelle, spirituelle…), dont les fondements ne sont pas toujours ni conscients, ni directement liés aux contenus musicaux qu’elle intègre. Elle comporte aussi des réminiscences plus ou moins assumées, qui font que telle ou telle musique demeure associée à tel ou tel penchant, à tel ou tel souvenir.

6 Cela se vérifie notamment au sein des communautés d’émigrés, pour qui la musique en tant que valeur-refuge apparaît comme un des moyens les plus efficaces de réunir les gens de même origine. Ce partage de nostalgies contribue à souder le groupe autour de l’image sonore d’une mère patrie idéalisée, dont la musique constitue un symbole indiscuté. Elle aide l’individu à construire sa personnalité d’exilé en affirmant son sentiment d’appartenance, en nouant des liens de solidarité et en l’aidant à communiquer avec ses semblables sur une base consensuelle et sécurisante. Et en même temps, la musique – sa musique – lui fournit une monnaie d’échange avec l’autre – celui qui ne partage pas ses références – dans la mesure où elle est un mode d’expression non conflictuel parce que non discursif, où les particularismes culturels peuvent s’exprimer librement et être perçus comme valorisants (cf. Aubert 2001 : 99-125 ; 2004 : 121-123).

7 Ce constat n’est toutefois valable que pour les émigrés de première génération, qui conservent un lien direct avec leur culture d’origine. La situation est en revanche plus complexe à partir de la deuxième génération, car les référents identitaires « du sang » se mêlent alors à ceux « du sol » et souvent s’y dissolvent. En effet, au nom de quel atavisme un jeune Français, né en banlieue parisienne de parents maliens, devrait-il ressentir la musique des griots d’Afrique occidentale comme sienne ? L’excellent livre de Gaston Kelman, Je suis noir et je n’aime pas le manioc (2003), mérite à cet égard une lecture attentive 2.

8 La question est intéressante du point de vue sociologique, d’autant plus qu’elle ne concerne pas seulement les goûts musicaux des jeunes « Blacks » d’Europe, mais tout autant ceux des Occidentaux, de plus en plus nombreux, qui se découvrent amateurs de musiques « d’ailleurs ». D’avoir un jour été ému par un chant d’origine lointaine, même sans en comprendre les paroles, ou d’avoir été entraîné par un rythme exotique, même si ses subtilités lui échappent : de telles expériences sont loin d’être anodines car elles peuvent susciter chez celui ou celle qui les a vécues une série de questions relatives à la nature du goût musical. Quelles sont en effet les causes d’une émotion ressentie à l’écoute d’une musique qui, a priori, n’évoque rien pour nous ? Cette émotion correspond-elle

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d’ailleurs à l’intention musicale de celui ou celle qui nous la communique ? En d’autres termes, y a-t-il toujours adéquation entre émission et réception musicales, entre expression et impression ? Quelles sont enfin les prémices d’une affinité éprouvée à l’égard d’une musique dont nous ignorons les codes ? Est-ce notre vision du monde qui prédétermine nos goûts et nos dégoûts, ou l’inverse ?

9 Lors d’un entretien avec Jean-Baptiste Barrière et Laurent Bayle, Simha Arom évoquait en ces termes sa rencontre avec les polyphonies pygmées d’Afrique centrale : « C’est une musique que vous ne connaissez pas, que vous n’avez aucune raison d’avoir jamais entendue, et pourtant, vous la connaissez, sans la connaître. […] En tant qu’individu, je ne la connais pas, mais en tant qu’être, j’y réagis fortement ; le ‘‘poids spécifique’’ de cette musique me parle, m’atteint quelque part où moi-même je ne m’atteins pas » (Arom 1987 : 20). Dès sa première écoute, Arom reconnaît ainsi la musique pygmée ; plus, il se reconnaît en elle, indépendamment et au-delà de toute référence culturelle. Elle le touche au plus profond de son être, à tel point qu’il dit en avoir encore des frissons dans le dos, rien qu’en évoquant cette découverte.

10 Ce témoignage de l’ethnomusicologue met en évidence une particularité essentielle de l’expression musicale : son immédiateté. « Il se trouve que les oreilles n’ont pas de paupières », écrivait Pascal Quignard dans son livre La haine de la musique (2002 : 105). Cette petite phrase à l’apparence d’une simple boutade est en fait chargée d’implications. En effet, s’il nous suffit de fermer les yeux pour cesser de voir ce qui importune notre vision, aucun mécanisme physiologique ne peut nous empêcher d’entendre une musique qui nous serait désagréable. De plus, du fait que, contrairement aux arts visuels, elle se déploie dans la durée et que, à la différence des arts de la parole, elle n’est pas dotée de signification littérale – ce qui ne veut pas dire qu’elle ne soit pas porteuse de sens –, la musique est avant tout la manifestation d’une pure énergie. Comme la danse, elle traduit cette énergie en mouvements, mais ceux-ci n’ont pas de réalité palpable : ce sont des mouvements de l’âme, et c’est en ceci que réside le pouvoir particulier de la musique qui, au-delà de toute question de goût, peut effectivement être considérée comme « le suprême mystère des sciences de l’homme, celui contre lequel elles butent et qui garde la clé de leur progrès », pour reprendre la célèbre formule de Claude Lévi-Strauss (1964 : 26) 3.

11 Mais quelle est alors la clé du mystère de la musique ? En d’autres termes, quels sont les processus physiologiques, psychologiques et cognitifs mis en jeu dans le partage d’une performance musicale ? Dans son commentaire des écrits de Chabanon4, musicien et penseur du XVIIIe siècle, Lévi-Strauss soutient avec celui-ci que, « puisque la musique repose sur des rapports vrais et naturels entre les sons, il n’y a, il ne peut y avoir rien de conventionnel dans la musique. A de petites différences près, la mélodie doit avoir partout même fonds, même base. Preuve : on ne comprend pas toutes les langues, mais tout le monde est sensible à n’importe quelle musique : un Européen à celles d’Asie, et même d’Afrique et d’Amérique » (1993 : 104-105).

12 De tels propos surprennent de la part du grand structuraliste qui, pour une fois, semble manquer singulièrement d’esprit critique. En effet, comment admettre d’abord qu’il n’y a rien de conventionnel dans la musique, alors que chaque système musical est une production culturelle qui, justement, se différencie des autres par des conventions formelles et structurelles ? Quant aux « petites différences » auxquelles il n’attache que peu d’importance, elles sont pourtant souvent le sel et les épices qui distinguent une interprétation inspirée d’une exécution médiocre, une œuvre de génie d’une pièce banale.

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Enfin, et même à l’évidence, est-il besoin de rappeler que tout le monde n’est pas sensible à n’importe quelle musique ? Au contraire, comme l’écrit John Blacking, « ce qui rebute l’un peut fort bien accrocher l’autre, non pas en raison d’une quelconque qualité absolue de la musique elle-même, mais en raison de ce que la musique en est venue à signifier pour lui, ressortissant d’une culture ou d’un groupe social particulier » (1980 : 41-42). Rien dans l’œuvre de Lévi-Strauss ne laisse par exemple supposer qu’il ait eu la moindre affinité avec quelque musique extra-européenne que ce soit, si ce n’est avec la musique japonaise, à laquelle il se dit « profondément sensible » (1987 : 10). Jean-Jacques Nattiez relevait à cet égard que, « chez Lévi-Stauss, le goût personnel conduit à un ethnocentrisme de fait » (1973 : 9), ce que confirme le compositeur François-Bernard Mâche qui observe que, « confronté aux vraies musiques des Indiens d’Amazonie, Lévi- Strauss ne manifeste cependant que le minimum nécessaire de curiosité et de conscience professionnelle. Il est symptomatique qu’il les écoute à travers une grille ethnocentrique » (1999 : 155).

13 Le goût musical se définit autant par ce qu’il exclut que par ce qu’il intègre, et ceci d’autant plus librement qu’il ne procède d’aucun besoin vital ni d’aucune contrainte apparente. Il permet notamment d’affirmer une identité en rupture avec certaines idées reçues. En rejetant la musique qu’écoutent ses parents, l’adolescent entend ainsi se démarquer de l’influence familiale pour s’identifier à d’autres cercles, qui correspondent à sa classe d’âge et au milieu qu’il fréquente. Cette revendication est d’ailleurs généralement assortie d’autres signes de reconnaissance, relatifs au langage, à l’aspect et aux choix vestimentaires, aux lieux de réunion, à la manière de se situer socialement, etc. De se déclarer rap ou reggae n’est pas que l’affirmation d’un goût musical, c’est aussi celle d’une culture plus ou moins librement choisie, qui comporte son idéologie, son esthétique et ses codes de conduite propres (cf. Green 1986).

14 Si je repense à mes dix-huit ans, mes goûts personnels me portaient alors à apprécier des musiciens comme Georges Brassens, Bob Dylan, Jimi Hendrix, John Coltrane ou Ravi Shankar ; ils faisaient partie de la catégorie subjective du mien musical, autrement dit des musiques auxquelles je m’identifiais ; ils reflétaient ma vision du monde, mon éthique personnelle, marquées par le rejet de certaines valeurs – notamment celles véhiculées par la musique symphonique, la variété ou les fanfares militaires – et l’adhésion à d’autres, que mes musiciens de prédilection étaient censés incarner. Et pourtant, objectivement parlant, ces musiciens n’appartenaient pas à la même catégorie, du moins si l’on se réfère aux critères de genre et de style généralement admis, servant notamment à classer la musique dans les bacs des disquaires : Brassens se trouvait rangé sous l’étiquette « chanson française », Dylan sous celle de « musique folk », Hendrix sous « pop », Coltrane sous « jazz moderne », voire « free jazz », et Shankar sous « musique indienne », « musiques du monde » ou éventuellement « musiques traditionnelles ».

15 Les catégories déterminées par le goût individuel ne s’identifient ainsi pas nécessairement avec celles imposées par la production musicale : elles peuvent être hétérogènes, paradoxales, évolutives et multiformes, à l’image des dispositions constituant la personnalité de chacun et des influences qui ont marqué son développement. Mais il faut évidemment aussi souligner qu’elles sont largement conditionnées par le champ de l’offre musicale, et que telle ou telle aspiration sera satisfaite par des réponses musicales très diverses selon la culture, le milieu et l’époque où elle se manifeste.

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16 Une tendance à la délectation morose (Demeuldre 2004) pourra par exemple être alimentée par l’écoute d’une canso de Bernart de Ventadorn, d’un lied de Schubert, d’une ballade de Leonard Cohen ou d’une morna de Cesaria Evora. De même, en fonction du contexte, un sentiment d’exaltation festive trouvera son accomplissement à travers un ballet de Lully, une fanfare de trompes camerounaises ou une suite de danses tsiganes, alors qu’un besoin de méditation se nourrira, selon les cas, d’un plain-chant grégorien, d’un solo de flûte de roseau ou d’une nappe de synthétiseur. Les réponse à ces diverses aspirations ne sont en effet pas interchangeables ; chacune est culturellement colorée, et c’est cette coloration qui lui confère son adéquation, et donc son efficacité.

17 Toute société, à chaque époque de son histoire, a ainsi ses propres normes esthétiques, qui déterminent ce que certains appellent le « bon goût ». Procédant de l’idéologie dominante, le bon goût exprime son pouvoir en lui faisant correspondre un « style » adapté à ses présupposés. Qu’il émane d’un pouvoir politique5, d’une morale religieuse ou d’un consensus bourgeois, le bon goût se veut « classique » ; il se distingue en ceci de l’avant-garde, qu’il tient volontiers pour excentrique, voire perverse, autant que de la mode, qu’il considère comme vulgaire et versatile. Mais le bon goût ne retient de ses modèles que ce qu’il en juge utile à sa cause : son Antiquité est une Antiquité reconstruite, et son Mozart un génie désincarné, détaché du contexte dans lequel son œuvre s’est développée6. Le bon goût est ainsi une notion ambiguë dans la mesure où il érige en dogme l’arbitraire des conventions d’une classe sociale à une époque donnée de son histoire.

18 Une remarque mérite d’être faite à ce stade sur le métier d’ethnomusicologue. En effet, dans notre travail de terrain, nous avons tous été confrontés à des pratiques musicales qui nous ont semblé relever d’un certain « mauvais goût » dans la mesure où elles ne correspondaient a priori pas à nos critères et à nos attentes en matière d’authenticité. Qu’elle se manifeste sous forme de rejets ou d’adjonctions, la revendication d’une forme de modernité de la part des musiciens qui nous intéressent nous apparaît souvent comme dommageable ; d’où notre intérêt marqué pour une « ethnomusicologie d’urgence », qui collecte auprès des Anciens les dernières bribes de traditions musicales menacées de disparition. Face au rouleau compresseur de la mondialisation, cette démarche revêt parfois un aspect quasi militant pour certains d’entre nous.

19 Ce courant est cependant contesté, notamment par la tendance majoritaire de la recherche nord-américaine, qui lui oppose une ethnomusicology of change se voulant impartiale et distanciée, avec un accent particulier mis sur l’étude des musiques en situation de migration. Il ne s’agit plus d’étudier des langages musicaux émanant de cultures déterminées, mais d’observer des pratiques musicales résultant de conditions sociales particulières.

20 Les deux positions se tiennent, chacune trouvant sa justification dans une certaine définition de l’éthique : d’un côté celle du devoir de mémoire et de défense de la diversité culturelle (d’une manière parfois interventionniste, qui rappelle étrangement le fameux « devoir d’ingérence » revendiqué par Bernard Kouchner), et de l’autre celle du respect du droit au développement et à l’autodétermination de chacun (dans l’esprit de la société néo-libérale et multiculturelle nord-américaine). « Toutes ces questions commandent une réflexion sur les fondements et les modalités du jugement de valeur et de l’attitude esthétique en musique », estiment Monique Desroches et Ghyslaine Guertin (1997 : 77), qui revendiquent « la nécessité du jugement esthétique et d’une mise en place de critères d’évaluation » (ibid.). On se rend compte que le débat dépasse largement le champ

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méthodologique, mais qu’il pose la question de l’engagement de l’ethnomusicologue, de sa vision critique et éventuellement de son action vis-à-vis de l’objet de sa recherche. Question de goût, me direz-vous…

21 De manière générale, l’appréciation de la musique – de toute musique – implique plusieurs niveaux de référence, correspondant aux différents plans constitutifs de l’énoncé musical et de sa perception : l’un est effectivement universel, lié à la nature humaine (la faculté de produire de la musique et celle d’en jouir), un autre est culturel (le langage musical et ses règles), un autre circonstanciel (le répertoire et ses occasions de jeu) et un autre encore proprement individuel (l’expression et les effets immédiats qu’elle produit). Toutes ces composantes entrent en lice dans la constitution du goût musical.

22 Lévi-Strauss fait à cet égard la distinction entre « la Musique, langage naturel et universel – tous les peuples ont une musique –, et les musiques, qui peuvent différer autant entre elles que les langues » (1993 : 105-106). Cela semble indiscutable, si l’on admet que, pour lui, la Musique – la musique en soi – n’est qu’une abstraction, une potentialité. Personnellement, afin de lever toute équivoque, je préférerais parler à ce propos de musicalité, de besoin de musique ou, avec Blacking, de « sens musical ». En effet, jusqu’à preuve du contraire, il n’existe pas de société sans musique, ou en tout cas sans manifestations sonores culturellement déterminées que, de l’extérieur, nous sommes enclins à assimiler à de la musique. Cela ne veut pas pour autant dire que ce dont il s’agit est considéré par ses producteurs comme étant de la musique. De nombreuses langues ne possèdent en effet pas de mot traduisant le concept de musique, alors que ceux qui les parlent connaissent et pratiquent manifestement une forme de musique. Mais il s’agit alors souvent d’une musique dont la raison d’être est directement liée à un contexte événementiel et à une fonction précise, rituelle ou signalétique notamment, au sein de ce contexte. C’est pourquoi, nous dit Blacking, « il nous faut savoir quels sons et quelles sortes de comportements les différentes sociétés ont choisi d’appeler musicaux ; et, tant que nous n’en saurons pas davantage sur ce point, nous ne pourrons entreprendre de répondre à la question : “ Qui a le sens de la musique ? ” » (1980 : 12-13).

23 On notera que, dans cette acception, le sens musical est en soi une notion neutre, qui n’exprime qu’une faculté à la fois émissive – celle de produire de la musique – et réceptive – celle de l’appréhender et de la distinguer en tant que telle. Le goût musical fait en revanche intervenir la subjectivité de la personne émettrice ou réceptrice de musique ; il informe et qualifie le sens musical en introduisant la part de l’affect. Il ne s’agit plus de percevoir la musique, mais d’en apprécier la « saveur » ; et c’est la gustation de cette saveur qui donne un « sens » à la musique que nous écoutons – le sens n’étant alors plus considéré comme faculté physiologique, mais en tant que signification intersubjective, comme « une saveur spécifique perçue par une conscience quand elle goûte une combinaison d’éléments dont aucun pris en particulier n’offrirait une saveur comparable » (Lévi-Strauss, cit. in Deliège 1965 : 49).

24 Rappelons-nous à ce propos que, dans la tradition de l’Inde, la « saveur » ou l’« essence » ( rasa) est la qualité inhérente à une œuvre, qui se manifeste notamment lorsque celle-ci est réalisée dans les règles de l’art et de façon inspirée, et qu’elle est partagée avec un public de connaisseurs. La délectation du rasa est à la source de ce que les traités indiens appellent bhāva, « état », « émotion », qui correspond à une expérience esthétique intense, à une forme de perception, de contemplation intérieure à la fois de la musique et des propres sentiments de l’auditeur à son écoute.

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25 On retrouve une conception semblable dans le monde arabo-musulman, où le terme de dhawq, « gustation », se réfère également à l’expérience esthétique, à la perception du Beau (jamāl), que celle-ci soit envisagée en tant que simple plaisir sensuel ou – selon la perspective du soufisme – comme source d’extase, comme avant-goût des beautés célestes. La mystique islamique considère à cet égard la musique comme une « nourriture pour l’âme » car, pour peu qu’elle soit utilisée à bon escient, l’audition (samā‘) a la faculté d’induire à la contemplation (wujūd)7.

26 Le goût n’est en définitive ni bon ni mauvais : il est divers. De nature subjective, il connote les réactions de l’individu à l’effet des stimuli portés à ses sens. Le goût musical ne définit ainsi pas le goût pour la musique, mais le champ d’application de ce goût, ses orientations et leur intensité relative, compte tenu du cadre culturel dans lequel il s’inscrit. Il permet ainsi de brosser le portrait musical de chacun, un portrait qui, à l’égal du portrait physique, moral ou psychologique, est un indicateur de personnalité : « dis- moi ce que tu écoutes et je te dirai qui tu es », pourrait-on conclure.

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QUIGNARD Pascal, 2002 [1996], La haine de la musique. Paris : Gallimard.

NOTES

1. Cet article propose une version remaniée d’un texte présenté le 4 juin 2005 aux Journées de la Société française d’ethnomusicologie à Saint-Galmier, puis publié dans Ziegler & Perret 2005, aujourd’hui épuisé. Je tiens à remercier Simha Arom pour sa lecture attentive et ses remarques, qui ont contribué à améliorer la formulation de certaines idées. 2. Voir en particulier Kelman (2003 : 23, 29-30, 121-122) pour les questions relatives à la musique. 3. L’intérêt de Lévi-Strauss pour la musique est bien connu ; il apparaît à d’innombrables reprises dans son œuvre et a fait l’objet de multiples analyses (voir notamment Deliège 1965, Nattiez 1973, Mâche 1999). 4. Michel-Paul-Guy de Chabanon (1730-1792), violoniste, compositeur et philosophe français. 5. L’exposition Le III e Reich et la musique, récemment présentée à la Cité de la Musique de Paris, posait par exemple la question de l’indépendance de la création artistique face au pouvoir politique en analysant l’instrumentalisation systématique de la musique tentée par le pouvoir national-socialiste (cf. Huynh 2004). 6. On peut apprécier la Messe du Couronnement sans pour autant être ni royaliste, ni croyant, mais simplement parce que elle est de nature à nous émouvoir, indépendamment des circonstances qui en ont suscité la composition. 7. C’est dans ce sens que Jean During note que, « de même que les idées musicales ne sont jamais réductibles au langage humain, les sentiments musicaux ne sont pas la traduction (même stylisée) de la vie psychique ordinaire, ne serait-ce que parce que quelque chose en eux se donne à la contemplation, ce qui n’est pas le cas des émotions courantes » (2001 : 93).

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RÉSUMÉS

La question du goût musical est ici abordée en fonction des différents contextes dans lesquels il se manifeste. En tant que marqueur d’identité, celui-ci exprime des affinités et des tendances de l’individu ; mais il manifeste aussi des appartenances, que celles-ci soient imposées par l’environnement socioculturel ou choisies plus ou moins librement. Toute culture, à chaque époque de son histoire, comporte ses propres normes esthétiques, qui constituent le cadre de référence de l’expression musicale. Un des rôles de l’ethnomusicologue est de saisir ces normes et les valeurs qu’elles reflètent dans les musiques qu’il étudie. Mais il lui appartient aussi de se constituer des critères de recherche entre les deux pôles que constituent « l’ethnomusicologie d’urgence » et « l’ethnomusicology of change », ou, plus largement, entre l’étude de langages musicaux émanant de cultures déterminées, et l’observation de pratiques musicales résultant de conditions sociales particulières.

AUTEUR

LAURENT AUBERT Conservateur au Musée d’ethnographie de Genève et directeur des Ateliers d’ethnomusicologie, un institut dédié à la diffusion des musiques du monde. Parallèlement à des recherches de terrain, notamment en Inde, il travaille sur des questions liées aux pratiques musicales en situation de migration. Il est le fondateur des Cahiers de musiques traditionnelles (aujourd’hui Cahiers d’ethnomusicologie) et l’auteur de plusieurs livres, parmi lesquels La musique de l’autre (2001), Les feux de la déesse (2004) et Musiques migrantes (2005).

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La construction paramétrique de l’identité musicale1

Nathalie Fernando

« Chaque homme est semblable à tous les autres, semblable à quelques autres, semblable à nul autre » (Clyde Kuckhohn in Abou 2002 : 35)

Objectif de l’article

1 Le caractère complexe et multidimensionnel du concept d’« identité » a mobilisé de nombreuses disciplines dont l’anthropologie (Barth : 1969), l’ethnologie (Lévi-Strauss : 1983), la psychologie (parmi les parutions récentes, Camilleri : 1990 et Lipiansky : 1998) ou, depuis bien plus longtemps, la philosophie (Leibniz : 17652). La notion d’identité, bien qu’attachée à une certaine idée de permanence et de stabilité, relève de processus constructifs sans cesse opératoires, soumis à des facteurs de diverses natures ou animés par des motivations toutes aussi variées, dont le sujet est plus ou moins conscient : « L’identité se réduit moins à la postuler ou à l’affirmer qu’à la refaire, la reconstruire » (Lévi-Strauss, op. cit : 331). De fait, les manifestations identitaires prennent des formes multiples et hétéroclites qui sont plus ou moins tangibles et préhensibles pour l’observateur.

2 Notre article se focalise sur la musique et, notamment − comme le laisse présager le titre − sur les paramètres qui entrent dans la construction d’une identité d’ordre musical. Il est toutefois bien entendu que cette dernière contribue à la construction d’une identité au caractère plus global telle que nous venons de la définir, surtout au sein de sociétés traditionnelles où la musique se trouve être au cœur du patrimoine culturel. Notre objectif est de comprendre comment des objets musicaux − tels des instruments ou les formes musicales qu’ils véhiculent − de par leur lien avec le symbolique ou le métaphorique et/ou, de par leurs caractéristiques physiques spécifiques se distinguent les uns des autres et incarnent ainsi un aspect de l’identité musicale à travers laquelle une communauté se reconnaît. Il est un autre fait incontournable, à savoirque ce sentiment de

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reconnaissance peut être partagé à des degrés divers ou être incarné par des paramètres différents selon les individus. Cela n’empêche pas ces derniers de reconnaître conjointement que tel paramètre constitue bien une de leurs caractéristiques culturelles par rapport à la communauté voisine. Ils disent le plus souvent « ça, c’est de chez nous », sous entendu, « on ne le trouve pas ailleurs exprimé sous la même forme ».

3 Bien que la problématique posée dans le présent ouvrage se compose de deux termes juxtaposés − « Identités musicales » −, la démarche consiste en fait à examiner les rapports qui prévalent au sein du triangle « Homme », « musique » et « identité ». On ne peut ainsi évacuer le cortège des pièges liés au symbolique, au connotatif, aux systèmes de représentation, aux rapports entre musique et contexte − ou objet et fonction −, et à la dimension tripartite du langage musical lui-même, à savoir sa conception, sa performance et sa réception (Molino : 1975). Autant de facteurs qui laissent présupposer une problématique à « tiroirs » et à « trappes » dont nous allons tenter de cerner certains aspects à partir d’exemples concrets issus des musiques de tradition orale d’Afrique centrale.

4 Nous tenterons donc d’illustrer le rapport triangulaire que nous venons de poser à travers quelques-unes de ses déclinaisons, en montrant notamment les capacités à la fois culturelles et naturelles de l’Homme à produire un « langage » musical qui l’identifie, le caractérise au sein d’une communauté donnée parmi d’autres. Notre démarche recouvrira un aspect comparatif dans la mesure où l’identité − à l’instar de la culture − se définit dans la relativité des rapports qu’entretiennent les sociétés et les objets culturels qu’elles produisent. Pour les sociétés, Bernard Vienne rappelle : « Les frontières ethniques, les identités, sont créées et maintenues par le jeu des interactions entre les groupes » (Vienne, 1991 : 799, en référence à Barth, op. cit). Nous évoquerons les manifestations identitaires d’ordre musical qui rencontrent une théorisation explicite au sein de la communauté, comme celles qui reposent sur des conduites opératoires implicites dont le sujet peut être plus ou moins conscient. De plus, nous considèrerons plus particulièrement celles qui sont reconnues au sein de la communauté et relèvent indiscutablement d’une norme dont la portée sémantique est commune à l’ensemble d’un groupe. En tout premier lieu, nous déterminerons les paramètres qui nous semblent opératoires dans le cadre d’une construction identitaire d’ordre musical.

Outils théoriques et méthodologiques

5 Pour définir l’identité d’un groupe ou d’un individu, les sciences humaines font généralement appel à un certain nombre de « référents matériels » ou « physiques » (Muchielli, 1986 : 8-9)3 − tels que les possessions (territoire, machines, objets), les potentialités (puissance économique, financière, physique), l’organisation matérielle (agencement du territoire, de l’habitat, des communications), les apparences physiques (importance et répartition du groupe, traits morphologiques) −, de référents « historiques » − les origines, la filiation, la parenté, les mythes de création, les évènements marquants, les signes d’acculturation −, de référents « psychoculturels » − tels les codes culturels (croyances, religions, systèmes de valeurs, comportements et habitus, les stratégies adaptatives, les références sociales) −, ou encore des référents « cognitifs », tels les compétences ou les traits psychologiques propres. Toutefois, « rares sont les définitions identitaires complètes qui utilisent tous les déterminants ci-dessus : […] la définition d’une identité se fait à partir de quelques-uns de ces critères parce que la

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structure schématique ainsi tracée suffit à identifier différentiellement le groupe ou l’individu à un autre groupe ou individu. Dans l’identification, on retient en effet, d’une part les caractéristiques essentielles et, d’autre part, les caractéristiques marquant les dissemblances » (Muchielli op. cit : 9). Les « référents » dont parle Muchielli recouvrent une série de « déterminants » qui, une fois combinés, permettent de définir l’identité d’un « sujet » au sens large. Pour la problématique qui nous occupe, nous préférerons substituer le terme de « paramètre » − lequel peut en effet devenir un critère − à celui de « déterminant », d’une part. D’autre part, nos « référents » sont au nombre de trois puisque c’est la combinaison des facteurs « Homme-musique-identité » qui construit l’identité musicale d’une communauté. Cette identité musicale voit son homogénéité apparente se décomposer en une mosaïque paramétrique au centre de laquelle demeurent les instruments et les formes musicales en tant que vecteurs essentiels (cf. schéma 1). Par ailleurs, chacun des paramètres qui correspondent à ces deux vecteurs peuvent détenir un caractère identitaire propre − dont la liste des termes de nature très hétéroclite reste ouverte − en fonction de ses qualités intrinsèques ou des renvois symboliques qu’il provoque et qui, au final, déterminent l’identité musicale d’un sujet donné (objet culturel ou détenteur de ce dernier).

Schéma 1. Les « paramètres » de l’identité musicale

6 Ce schéma ne présente pas seulement des rapports hiérarchiques, mais des plans et des niveaux différents de relations entre « paramètres » dont la combinaison est à géométrie variable selon les contextes culturels. Nous allons ci-dessous illustrer certains modes combinatoires à partir d’exemples provenant de la Province de l’Extrême-Nord du Cameroun.

Sur le terrain

7 La partie septentrionale du Cameroun se trouve être à la croisée de multiples langues et cultures. Les deux millions d’hommes qui peuplent ses deux cent cinquante kilomètres carrés appartiennent à des obédiences religieuses distinctes : les uns, islamisés, sont

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arabes (les Shoa) ou héritiers des anciens royaumes musulmans installés sur le pourtour du lac Tchad4, ou encore issus de différentes fractions peules sédentarisées dans la région depuis la fin du XVIIIe siècle. Les autres, animistes, se répartissent en une quarantaine d’ethnies différentes. Celles-ci se sont constituées, comme tant de populations dans le monde, à partir d’un brassage entre vagues successives de migrants et de populations autochtones installées de longue date. Véritablement agglutinées au sein des Monts Mandara, frontière naturelle avec le Nigéria, elles occupent un espace plus large en plaine, des premiers contreforts montagneux aux rives du Logone, fleuve marquant la frontière avec le Tchad. Ce sont elles qui vont particulièrement focaliser notre attention5. Elles présentent en effet une unité identitaire globale tout en entretenant suffisamment de différence pour défendre chacune une identité spécifique : • elles font toutes usage d’une langue tchadique qui leur est propre ; • elles partagent, selon leur situation géographique – plaine ou montagne – un certain mode d’organisation des pratiques musicales et du système musical, ainsi que de nombreux instruments, mais montrent en revanche des savoir-faire et des modes de pensés différents.

8 Eu égard aux paramètres que nous avons définis plus haut, chaque communauté animiste de cette région possède des instruments de musique appartenant aux quatre catégories de l’organologie – idiophones, membranophones, aérophones, cordophones – et, comme d’autres populations dans le monde, effectuent une répartition sexuelle rigoureuse quant à leur usage. Ainsi, tous les instruments sont joués par les hommes à l’exception de types bien particuliers de flûtes, de hochets-sonnailles et de tambours. Par exemple, chez les Tupuri, les tambours cylindriques à deux peaux sont frappés par les femmes pour signaler un décès. Selon le même principe, les hochets coniques composés d’un socle en calebasse monté de fibres tressées, ou encore les sonnailles formées d’une chaîne de petits cônes en feuilles de rônier remplis de graines, sont, elles aussi, l’apanage des femmes. Ils rythment la musique vocale, qui n’est jamais exécutée a cappella (en dehors des berceuses), mais toujours accompagnée d’instruments mélodiques ou de tambours. Les premiers sont tenus en main ou attachés aux mollets, les secondes entourent les chevilles des danseuses. Quant aux flûtes spécifiquement dévolues aux femmes, elles sont faites à partir des roseaux qui poussent le long des marigots. Les femmes les taillent en saison des pluies pour se confectionner un jeu de dix à quinze flûtes de grandeurs différentes regroupées par deux ou trois, selon les ethnies. Ces flûtes constituent le pendant féminin des flûtes à quatre trous de jeu en écorce d’arbre réservées aux hommes (chacun de ces instruments figure dans le tableau 2, cf. infra). Curieusement, le fait que certains instruments soient réservés aux hommes ou aux femmes n’affecte pas nécessairement la composition du chœur, souvent mixte, qui se joint à l’effectif instrumental. Il s’agit donc bien d’une identité masculine ou féminine attachée spécifiquement au type d’instrument en rapport avec celui ou celle qui en joue. Cette identité d’ordre sexuel complète l’identité formelle que lui confère déjà sa facture.

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Tableau 1. Calendrier musical ouldémé

9 En sus de ces attributs identitaires, chaque instrument détient une fonction symbolique particulière en relation avec le contexte d’exécution dans lequel il prend place. Dans les Monts Mandara, où les populations vivent grâce à la culture du mil et l’élevage de menu bétail, il existe une véritable osmose entre le cycle végétal et la musique − le cycle annuel de la culture du mil étant lui-même une illustration métaphorique de la vie de chaque individu au sein de la communauté.

10 Le tableau ci-contre synthétise les principales étapes qui jalonnent l’année musicale des Ouldémé. De bas en haut sont représentés les saisons, les mois du calendrier (grégorien occidental et lunaire ouldémé), les principales périodes, fêtes et activités agricoles, et les ensembles instrumentaux qui leur correspondent.

11 Deux grandes fêtes marquent les saisons de l’année. La première, wə̄lāmātáyà, a lieu en saison sèche, quelques jours après la nouvelle lune du mois de májàlà (vers le début du mois de février). Elle clôt les battages du mil et annonce l’arrivée d’un autre temps. De nouvelles cases on été élevées, ici ou là, et les dernières couvertures des toits sont en passe d’être achevées. Wə̄lāmātáyà correspond à la période des mariages. Munies de sonnailles de chevilles (àɮàkàtsà) ou tenant en main des hochets en calebasse (kwātsā- kwātsāyā), les femmes chantent et dansent pour faire honneur aux nouvelles épouses, accompagnées des tambours tenus par les hommes (ɗéwə́ɗèwə̀ et gwàndàrə̀yà). Ces derniers les encouragent, scandant la danse avec des sistres ou secouant des hochets. Plusieurs jours de fête vont ainsi se succéder, en fonction des réserves de mil que les villageois auront pu mettre de côté pour l’occasion.

12 Quelques jours plus tard, les jeunes hommes restés célibataires sortent les flûtes āmbélēŋ gwàrà pour entonner leur complainte : « Bientôt les gens vont aller travailler aux champs, et moi, qui suis resté célibataire, comment vais-je faire ? Qui va me préparer à manger ? Quelle est la femme qui va s’occuper de moi ? ». Ces flûtes en argile prennent la forme de cornes de bélier, symboles de puissance et de fertilité.

13 A ce stade de l’année, la saison sèche tire à sa fin et les sols sont prêts à être ensemencés. Tous les montagnards attendent l’arrivée des premières pluies que vont annoncer les

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flûtes àʒīwīlī. Celles-ci sont exclusivement attachées au chef de la pluie et n’appartiennent qu’aux membres de son lignage.

14 C’est aussi au début de la saison pluvieuse que les jeunes femmes sortent les flûtes àʒèlèŋ. Elles en joueront durant toute la saison des pluies jusqu’au début des récoltes et plus intensément lorsque le mil sera mûr. Pour les plus jeunes, le temps de la croissance du mil correspond aux fiançailles. Dans un jeu de séduction, la musique des flûtes àʒèlèŋ répond à celle des flûtes tālákwày tenues par les jeunes hommes. Censées favoriser la croissance du mil, ces dernières sont utilisées après le premier binage jusqu’à la fin de la récolte.

15 La période de maturité du mil apparaît comme un point culminant dans la culture ouldémé : si une jeune femme, mariée à la fête de wə̄lāmātáyà est enceinte quelques semaines après, au moment des semailles, et accouche lorsque l’épi de mil, prêt à être coupé, regorge de graines mûres, elle sera particulièrement entourée et la naissance de son enfant fêtée comme il se doit pour être en parfaite communion avec le cycle végétal.

16 Le retour de la saison sèche impose de faire disparaître toutes les flûtes, à l’exception des dènènà. Il s’agit de trois petites flûtes en bois au timbre particulièrement strident. Elles sont jouées tout au long de la saison sèche, conjointement à la harpe kwērə̄ndə̀. Cette dernière accompagne fréquemment les battages et résonne notamment au cours des marchés hebdomadaires qui réunissent les villages des communautés alentour, ou encore, l’après-midi dans les différents « cabarets » improvisés par les femmes pour y vendre leur bière de mil. De même, au début de la saison sèche et au moment des soirées les plus froides, les musiciens apprécient de se retrouver autour d’un feu pour chanter ou raconter l’histoire du kwērə̄ndə̀. 17 Le temps de la construction des nouvelles cases est revenu. Wə̄lāmātáyà approche et l’on commence à rénover les tambours et à s’exercer pour être prêt au moment de la fête. Un nouveau cycle s’annonce et tout se reproduira à l’identique.

18 Ainsi se déroule l’année musicale ouldémé : chaque formation instrumentale y détient une fonction symbolique particulière eu égard au cycle de la culture du mil et aux événements marquants de la vie communautaire. On remarque que la plupart des effectifs instrumentaux sont constitués de façon homogène – comme c’est le cas dans d’autres ethnies montagnardes –, c’est-à-dire composés chacun d’un seul type d’instrument : flûtes en bambou, flûtes en roseau, flûtes en écorce d’arbre, flûtes en argile 6. La fonction symbolique qui leur est attribuée est donc liée en premier lieu à la facture et au timbre de celui-ci. Ainsi, chaque circonstance musicale renvoie à une « texture » timbrique qui fonde son identité sonore. A cet égard, toutes les communautés qui vivent dans les Monts Mandara appliquent le même principe quant à l’articulation entre musique et contexte7. Toutefois, la fonction symbolique attachée à chaque formation instrumentale ou voco-instrumentale est culturellement déterminée et constitue de ce fait une spécificité identitaire du patrimoine musical de chaque communauté.

19 Pour ne citer que quelques termes de comparaison concernant les deux types d’instruments parmi les plus répandus dans toute la région (les flûtes réservées aux femmes et leur correspondance masculine), nous avons synthétisé ci-dessous (cf. tableau 2) les relations qui prévalent entre ces instruments et la période du cycle du mil qu’ils accompagnent dans plusieurs communautés. Les parentés linguistiques relatives à leur dénomination n’impliquent pas de corrélation avec leur fonction : dénomination, fonction symbolique, période de jeu, facture et ethnie constituent cinq paramètres dont la combinaison contribue à définir une identité musicale particulière.

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Tableau 2. Étude comparative des instruments, de leur dénomination, de leur origine ethnique et de leur période de jeu pour deux types de flûtes

Instrument Dénomination Ethnie Période de jeu

àʒèlèŋ Ouldémé Tout au long de la saison pluvieuse (à partir de fin avril), des semailles jusqu’à la coupe du mil (mi- septembre)

àʒéleŋ Mouyang De la fête de la nouvelle année (mi- juin), à la fin des récoltes du mil (fin novembre/ début décembre)

tālákwày Ouldémé Du second binage (mi- juin), à la fin des récoltes du mil (fin novembre/ début décembre)

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ȼelím Mouyang De mi- juillet (milieu saison des pluies), à la fin des récoltes du mil (fin novembre/ début décembre)

ȼalam Mofou- Du second Goudour sarclage (mi-juin), jusqu’à la fin du battage du mil (mi- janvier)

cə̄lām Mofou De la période de la maturation du mil (mi- juillet), à la fin des récoltes du mil (novembre)

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Fig. 1. Jeune joueur de harpe ouldémé.

Photo Nathalie Fernando.

Deuil et identité : les significations de la musique

20 La fonction symbolique attribuée à chaque formation détermine la période durant laquelle celle-ci doit être jouée, ce qui régit conjointement les interdits temporels liés à la pratique instrumentale au cours de l’année. Seules certaines circonstances, telles que le deuil, permettent de contourner ces interdits. En effet, dans toutes les communautés, les cérémonies de deuil constituent à la fois des événements forts et des circonstances complexes où la musique doit tout particulièrement représenter l’identité sociale ou religieuse du défunt. Dans les communautés vivant en montagne, les musiciens pourront jouer des instruments dont l’usage − si l’on se fie au calendrier musical − est interdit. Dans ce cas, l’identité masculine ou féminine de chaque instrument (évoquée plus haut) prévaudra sur sa fonction symbolique, levant momentanément l’interdit temporel lié à sa pratique. Ainsi, chez les Ouldémé, les flûtes àʒèlèŋ seront ressorties lors des cérémonies de deuil ou de levée de deuil qui accompagnent la mort d’une femme et, à l’inverse, les flûtes tālákwày lorsque le défunt est un homme. Les musiciens pourront aussi choisir dans le répertoire certaines pièces emblématiques.

21 Ainsi, la mort du chef de la pluie ouldémé requerra l’intervention de plusieurs formations instrumentales : on entendra les àsàgàla qui sortent lors de toutes les cérémonies de deuil (le répertoire ne comporte qu’une pièce, jouée inlassablement durant toute la première nuit qui suit le décès et durant les deux ou trois nuits suivantes) ; puis les àʒīwīlī − spécifiquement liées à son lignage − qui feront entendre à l’occasion de sa mort une pièce extraite de leur répertoire, ʃèk ī ʒīk ī ʒīk (« à la façon/du/chef/des chefs ») ; et,

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enfin, les tālákwày, parce que le chef de la pluie appartient à la communauté masculine ouldémé. La pièce qui sera alors jouée avec ces dernières sera typique de son village d’origine (chaque pièce du répertoire joué par les tālákwày correspond en effet à un village ouldémé particulier, tel un hymne).

22 Dans les ethnies qui vivent en plaine et dont l’organisation du patrimoine musical ne fait pas référence à un cycle agraire annuel8, ce sont les répertoires musicaux qui ont pour fonction de symboliser l’identité du défunt et de représenter le statut social ou religieux qu’il occupait au sein de la communauté. Les Tupuri, par exemple, utilisent différents ensembles de pièces selon les étapes du rituel et selon la personnalité du défunt. Le rituel lié à la mort d’un Tupuri fait appel à des lamentations exprimées autour du cadavre avant sa mise en terre ainsi qu’à des chants et danses exécutés après l’enterrement. Les chants entourant le décès d’un homme sont des mbākātùkwá:rè ; pour les femmes, ce sont des lëɛ̄lë. Si le défunt a été un excellent guerrier ou que sa mort est survenue violemment, au cours d’une guerre interethnique, d’une agression ou d’un accident – en d’autres termes si sa mort n’est pas « naturelle » – on chantera, en sus, des ʃìŋ jāw (« chants de guerre »). De plus, s’il a été initié dans son enfance, ses anciens compagnons d’initiation chanteront, à l’écart du village, les ʃìŋ gɔ̀onī – qu’ils auront appris dans le camp d’initiation et qu’ils sont seuls à connaître.

23 Le schéma 2 résume les répertoires en présence lors d’une cérémonie de deuil tupuri.

Schéma 2. Répertoires musicaux liés aux cérémonies de deuil chez les Tupuri

24 Dans ce dernier cas de figure, la musique est essentiellement vocale et chantée par des hommes lorsque le défunt est un homme et des femmes lorsque le décès touche la communauté féminine. Cependant, comme dans la montagne où chaque formation produit un timbre différent, chaque répertoire est distinct par la nature de l’effectif qui doit l’exécuter ou par la structure des chants qui le composent. Il est en effet quasi-

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systématique – dans la plaine, comme dans la montagne cette fois – que la musique porte en elle-même les traits formels qui distinguent chaque répertoire et qui corroborent ainsi le fait que chacun d’eux se trouve spécifiquement lié à telle ou telle circonstance.

Du symbolique à la structure musicale

25 Revenons quelques instants au patrimoine musical ouldémé afin d’illustrer ce dernier point. Le tableau 3 confronte les formations en usage (avec leur dénomination) – les photos permettant de rappeler leur facture −, les procédés compositionnels9 mis en œuvre par ces dernières pour exécuter le répertoire qui leur est attaché, leur contexte d’exécution – multiples dans de rares cas10 – ainsi que leur fonction symbolique. Il laisse ainsi apparaître, pour chaque combinaison formation/répertoire, ce que l’on pourrait appeler une « identité contextuelle » et une « identité formelle » qui se corroborent et qui, conjointement, distinguent chaque couple ainsi formé de tous les autres.

26 Toutes les combinaisons associant l’effectif instrumental, la facture des instruments qui le composent, les circonstances d’exécution et la fonction symbolique de cet effectif, ainsi que les procédés compositionnels qu’il met en œuvre pour exécuter le répertoire qui lui est propre, sont différentes. Toutefois, on retrouve deux procédés compositionnels identiques pour deux formations différentes (cf. les ensembles de flûtes āmbélēŋ gwàrà et dènènà), de même que deux contextes d’exécution similaires pour deux formations tout aussi différentes (cf. les mêmes dènènà et la harpe kwērə̄ndə̀). Étant donné la logique sur laquelle repose l’organisation contextuelle du patrimoine musical ouldémé, on peut être amené à se demander si l’ensemble dènènà ne constituerait pas un « intrus ».

27 Une enquête auprès des communautés alentour révèle en effet que ce type de flûtes existe également chez les Mouyang, proches voisins des Ouldémé. Interrogés en retour, les Ouldémé avouent sans détour avoir « copié ces flûtes chez leurs frères mouyang », ces derniers étant par ailleurs parfaitement informés de l’existence de cette copie conforme de l’autre côté de la montagne. Les Ouldémé n’ont d’ailleurs pas seulement emprunté l’instrument. Ils ont reproduit l’une des pièces attachée à son répertoire.

28 Au titre des constructions identitaires, il est particulièrement intéressant d’analyser la façon dont les Ouldémé ont « coloré » tant l’effectif instrumental que la musique à l’image de leur propre identité musicale, et comment ils se sont ainsi réapproprié ce patrimoine étranger.

29 Tout d’abord, la formation instrumentale a été renommée : alors que les Mouyang l’appellent tʃıtʃek ga háf (« nom propre/en/bois »), on la trouve sous le nom de dènènà (nom propre) chez les Ouldémé. Comme l’on pouvait s’y attendre, sa fonction a également changé : les Ouldémé l’utilisent pour se divertir durant la saison sèche, alors que les Mouyang en jouent durant la période des récoltes, en parcourant les sentes qui traversent la montagne et les conduisent des champs au village. Il est en effet fréquent, pour ne pas dire quasi-systématique, qu’une formation qui a été détournée de son usage habituel perde sa fonction symbolique originelle et s’en voie attribuer une autre11. Enfin, la pièce qui a fait l’objet d’un emprunt a, elle aussi, été renommée : elle porte le nom de tʃıtʃèk ma baz xáy (« flûtes/pour/couper/le mil ») chez les Mouyang, et celui, tout à fait significatif de son origine culturelle, de ʃèk ī mùyàŋ (« à la façon des Mouyang ») chez les Ouldémé. Maintenant, examinons de plus près la polyphonie que ces deux formations produisent.

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Tableau 3. « Identité contextuelle » et « identité formelle » des couples formations instrumentales - répertoires

Photos des formations instrumentales Dénomi- Description Période de jeu Procédé nation de l’effectif et/ou fonction compositionnel

« identité « identité contextuelle » formelle »

w Voix de Fête de la Chant féminin ə̄lāmātáyà femmes, 3 nouvelle année soliste répons tambours et mariage sous-tendu par cylindriques une de taille polyrythmie différente et 3 tambours à tension variable joués par les hommes

āmbélēŋ 3 flûtes en Débroussaillage Plurilinéarité gwàrà argile à 3 des champs quasi- trous de jeu monodique

Jouées par les jeunes hommes restés célibataires

áʒīwīlī 9 flûtes en Sacrifices Polyphonie en bambou propitiatoires hoquet sans sans trou de effectués chez variation jeu le chef de la

Attachées pluie pour au lignage « implorer » du chef de l’arrivée de la la pluie et saison jouées par pluvieuse les hommes Période des semences Mort du chef de la pluie

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Photos des formations instrumentales Dénomi- Description Période de jeu Procédé nation de l’effectif et/ou fonction compositionnel

« identité « identité contextuelle » formelle »

tālákwày 3 flûtes en Saison des Polyphonie écorce pluies jusqu’à la en contrepoint d’arbre à 3 fin des récoltes, trous de jeu accompagne la

Jouées par maturation des les hommes, épis de mil notamment Période des les jeunes fiançailles

áʒèlèŋ 10 flûtes en Saison des Polyphonie en roseau sans pluies jusqu’à hoquet voco- trou de jeu la coupe du mil instrumental

Jouées par Période des les femmes, fiançailles notamment les jeunes

dènènà 3 flûtes en Après les Plurilinéarité bois à 3 récoltes quasi-

trous de jeu Début de la monodique Jouées par saison sèche les hommes Divertissement

kwērə̄ndə̀ Harpe Saison sèche Monodie pentacorde Divertissement instrumentale avec mirliton sur la peau

Jouées par les hommes

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Photos des formations instrumentales Dénomi- Description Période de jeu Procédé nation de l’effectif et/ou fonction compositionnel

« identité « identité contextuelle » formelle »

àsàgàlà 5 flûtes en Cérémonies de Polyphonie en bois ou deuil pour les hoquet avec corne avec hommes et variations et sans trou femmes de la de jeu, 3 communauté trompes, un tambour cylindrique

Joués par les hommes

ā dēméʃ Voix de Préparation Soliste/répons ī hūmbə̀ femmes de la farine sous- Toute l’année tendues par le va et vient de la pierre à moudre sur la meule dormante

Non Voix de Berceuse Monodie nommé femme vocale soliste

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Exemple musical 1. Pièce tʃıtʃèk ma baz xáy (extrait), jouée avec les flûtes tʃıtʃèk ga háf Mouyang.

30 La transcription de la pièce tʃıtʃèk ma baz xáy (cf. l’exemple musical 1, qui présente les cycles 10 à 1412) montre une polyphonie en contrepoint à trois voix relativement peu dense et peu variée. L’échelle comporte sept notes dont deux correspondent au même degré au sein de l’échelle pentatonique (le fa# joué par la flûte təláw təláw correspond au sol joué par la flûte médé et le do# aigu joué par cette dernière au ré joué à « l’octave »13 inférieure par la flûte ngolí ngolí).

31 La version ouldémé, qui fait également état d’une polyphonie relativement dépouillée où les trois voix sont indépendantes, apparaît toutefois comme une autre pièce (cf. exemple musical 2). Contrairement à l’ensemble de flûtes mouyang, chaque instrument de l’ensemble ouldémé est désigné par un terme relatif à sa taille et à sa tessiture : wār « l’enfant, le petit », ī də̄mbə̀ « le moyen, celui du milieu », áɮéhē « l’aîné, le plus grand ». De la même façon, en revanche, l’échelle propose deux réalisations d’un même degré (le ré joué par la flûte áɮéhē correspond au mib joué par ī də̄mbə̀). La transcription ci- dessous fait état des cycles 10 à 14.

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Exemple musical 2. Pièce ʃèk ī mùyàŋ (extrait), jouée avec les flûtes dènènà ouldémé.

32 Les musiciens ouldémé n’ayant pas bénéficié d’un apprentissage de la pièce au sein de la communauté mouyang et l’ayant copié « d’oreille », ne connaissent ni les processus de réalisation polyphonique qui conduisent à la polyphonie mouyang, ni le modèle mental auquel ces derniers se réfèrent lors de la performance. Or, malgré leur différence acoustique indéniable, les deux versions sont identifiées, de part et d’autre des frontières culturelles, comme étant équivalentes et correspondant « à la même pièce ». Où se niche alors l’identité formelle de cette entité musicale faisant l’objet de deux versions différentes ? L’analyse du modèle devrait nous permettre de répondre à cette question. Sur notre demande, les musiciens ouldémé et mouyang ont rejoué la pièce en supprimant un maximum de variations. Ils ont alors réalisé deux versions épurées qui dévoilent la « charpente » de l’orchestration instrumentale (cf. ci-dessous, les exemples musicaux 3 et 4).

Exemple musical 3. « Modèle » de la pièce tʃıtʃèk ma baz xáy, joué avec les flûtes tʃıtʃèk ga háf mouyang.

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Exemple musical 4. « Modèle » de la pièce ʃèk ī mùyàŋ, joué avec les flûtes dènènà ouldémé.

33 Le modèle instrumental produit par les Mouyang confirme l’aspect polyphonique de la performance sous le mode de trois voix indépendantes. En revanche, la version ouldémé semble, quant à elle, être à peine polyphonique − d’où le terme de « quasi-monodique » que nous avons utilisé pour qualifier le type de plurilinéarité généralement produit par cet ensemble (cf. tableau 3). Les deux parties supérieures fonctionnent selon un principe quelque peu hétérophonique qui conduit les deux voix à se rejoindre sur la même note, le fa, alors que la voix inférieure se glisse entre les silences laissés par les deux autres voix. Par ailleurs, les Ouldémé ont inversé le rôle des deux voix inférieures : la voix áɮéhē comporte des motifs exprimés dans la version mouyang par la voix təláw təláw (notés A et B sur les transcriptions ci-dessous, cf. exemples musicaux 5 et 6) et la voix ī də̄mbə̀ reproduit à quelques détails près la voix ngolí ngolí mouyang (motif C sur les mêmes transcriptions). La voix supérieure semble résulter d’une pure invention visant sans doute à restituer le plus fidèlement possible les effets polyphoniques produits par la version originale. L’identité formelle de la pièce réside donc en de petits motifs distribués en des points temporels précis de la structure plurilinéaire, peu importe alors la partie instrumentale qui les prend en charge. A eux seuls, ils suffisent aux Ouldémé et aux Mouyang à identifier les deux versions comme correspondant à une même entité musicale. Si le modèle instrumental incarne l’identité formelle d’une pièce au sein d’une culture donnée, il semble qu’il puisse se réduire à des cellules mélodico-rythmiques clés lorsque la pièce franchit les frontières culturelles.

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Exemple musical 5. « Modèle » de la pièce tʃıtʃèk ma baz xáy, joué avec les flûtes tʃıtʃèk ga háf mouyang.

Exemple musical 6. « Modèle » de la pièce ʃèk ī mùyàŋ, joué avec les flûtes dènènà ouldémé.

34 On peut alors se demander pourquoi les Ouldémé ont procédé ainsi et n’ont pas tenté de reproduire exactement ce que faisait chacune des voix de la polyphonie mouyang, à partir de la performance de ces derniers. Cette seconde question trouve réponse dans l’examen de l’ensemble du patrimoine musical ouldémé et des formations instrumentales qui lui sont attachées (cf. de nouveau tableau 3 supra) : seules les flûtes āmbélēŋ gwàrà produisent le même type de polyphonie. De plus, les Ouldémé sont, à notre connaissance, les seuls à posséder de telles flûtes dans la région, alors que celles en bois à trois trous de jeu de type dènènà se rencontrent ailleurs dans la montagne. L’exemple 7 reproduit le modèle correspondant à l’orchestration instrumentale de l’unique pièce exécutée par les jeunes hommes célibataires auxquels les flûtes āmbélēŋ gwàrà sont dédiées. Ce modèle présente les mêmes caractéristiques que celui de la pièce ʃèk ī mùyàŋ joué avec les dènènà : les deux voix inférieures forment une hétérophonie et s’intercalent entre les silences laissés par la voix supérieure.

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Exemple musical 7. « Modèle » de la pièce ʃèk ī āmbélēŋ gwàrà, joué avec les flûtes āmbélēŋ gwàrà ouldémé.

Schéma 3. Le répertoire des áʒīwīlī

35 Afin de reproduire la polyphonie exécutée par les Mouyang dont ils ne connaissaient pas le « secret » de fabrication, les Ouldémé ont donc appliqué les procédés compositionnels qui leur étaient familiers. Ils ont identifié en ces derniers des correspondances possibles avec ce que faisaient les Mouyang en établissant un rapport « d’identité » – ou, dans un tel contexte, d’équivalence culturelle – entre deux systèmes musicaux semblables. Puis, ils ont recontextualisé un matériau musical étranger déjà structuré en lui appliquant leur propre savoir-faire. Ils l’ont ainsi réinvesti d’un sens nouveau représentatif de leur propre identité musicale.

36 La question identitaire est donc au cœur des emprunts musicaux interethniques. Les caractéristiques de la musique de l’Autre peuvent alors apparaître comme un potentiel constitutif pour la construction de sa propre identité. On pourrait même avancer que le principal enjeu qui sous-tend ces « transits culturels » est la préservation – et/ou l’affirmation – de la différence identitaire qui prévaut entre les cultures. Le meilleur moyen de la manifester étant alors de prendre le même objet comme référence et de le restituer sous une forme traduisant un savoir-faire spécifique − ce qui revient à marquer sa différence tout en feignant l’imitation. Par ailleurs, l’exemple ci-dessus illustre combien les lois qui président à l’organisation contextuelle du patrimoine musical sont régies par une logique culturelle dont la musique porte les traces dans ses structures les plus profondes. Un dernier cas de figure permettra de montrer avec quel raffinement les autochtones font en sorte que, par ce biais, chaque circonstance d’exécution soit musicalement unique et distincte de toutes les autres.

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De la subtilité dans l’art de distinguer

37 Revenons une dernière fois au patrimoine musical ouldémé et attardons-nous sur l’ensemble de flûtes áʒīwīlī, tout spécialement lié au chef de la pluie et à son lignage. Ce dernier est entouré d’une aura considérable au sein de la communauté. Lui seul, dit-on, détient le pouvoir de « faire venir » les pluies ou de les arrêter, ce qui a une incidence directe sur la culture du mil et, par corollaire, sur l’approvisionnement alimentaire de la population. A cette formation instrumentale correspond un répertoire musical (portant le même nom que la formation) qui se distingue de tous les autres – comme on l’a vu plus haut – par une combinaison de traits (formation instrumentale, circonstances d’exécution et procédés compositionnels mis en œuvre). Rappelons que ces flûtes peuvent être jouées dans différentes circonstances : lors des sacrifices propitiatoires effectués en toute fin de la saison sèche pour « appeler » les pluies, au moment des semailles, jusqu’au premier binage, et enfin, lors des cérémonies de deuil entourant la mort du chef de la pluie. Toutes ces circonstances, ainsi que les pièces du répertoire áʒīwīlī, sont représentées dans le schéma 3. Les pièces de l’ensemble A sont jouées tout au long de la période durant laquelle la pratique des flûtes est autorisée ; l’unique pièce qui compose l’ensemble B est jouée dans deux circonstances. Sa connotation est visiblement négative puisqu’elle est liée aux sacrifices propitiatoires effectués chez le chef de la pluie lorsque le retard de la saison pluvieuse risque de mettre en péril les premières semences (dans ce cas, l’exécution de la pièce ʃèk ī ʒīk ī ʒīk est généralement suivie de celle de toutes les pièces de l’ensemble A) et/ou à la cérémonie de deuil organisée à la mort de celui-ci.

38 Les flûtes n’ont pas de trou de jeu et l’échelle est pentatonique. Toutes les pièces reposent sur un hoquet instrumental strict. Toutefois, ʃèk ī ʒīk ī ʒīk fait état d’un fonctionnement polyphonique quelque peu différent14. Pour les pièces de l’ensemble A, les parties instrumentales jouées par les quatre flûtes les plus graves sont doublées à l’octave par les quatre flûtes les plus aiguës (cf. exemples nº 8 et 9, la transcription15 des pièces ʃèk ī āndə̀rà et ʃèk ī vendelar).

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Exemple musical 8. Pièce ʃèk ī āndə̀rà (extrait), jouée aux flûtes áʒīwīlī.

Exemple musical 9. Pièce ʃèk ī vendelar (extrait), jouée aux flûtes áʒīwīlī.

39 Or, dans ʃèk ī ʒīk ī ʒīk (cf. exemple 10 pour sa transcription), les flûtes détiennent une autonomie qui implique la présence d’autant de parties constitutives que de parties

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instrumentales. En effet, les interventions des flûtes ndāwə̄gāy (fl. nº 7) et ēndéw (fl. nº 2), de même que des flûtes nʒèkw (fl. nº 8) et nʒērēkēk (fl. nº 3) se complètent respectivement et se suivent sur l’axe syntagmatique, alors qu’elles devraient – si l’on tient compte de la structure des autres pièces qui appartiennent au même répertoire – former doublure l’une de l’autre. Dans le registre supérieur, la flûte hwérérá (fl. nº 1) supprime en effet une partie des notes jouées par áɮèrèrà (fl. nº 6).

Exemple musical 10. Pièce ʃèk ī ʒīk ī ʒīk (extrait), jouée aux flûtes áʒīwīlī.

40 Le répertoire des áʒīwīlī s’oppose dans son ensemble à tous les autres répertoires du patrimoine musical ouldémé. Il fait état en cela d’une identité musicale propre, définie par une combinaison de traits de nature différente (formation, circonstances d’exécution, procédés polyphoniques). Par ailleurs, les circonstances multiples dans lesquelles les flûtes interviennent possèdent, chacune, une identité musicale spécifique qui se traduit par un procédé de mise en polyphonie particulier à l’intérieur du procédé compositionnel du hoquet qui représente, quant à lui, une caractéristique partagée par toutes les pièces de ce répertoire − quelle que soit leur fonction. L’identité musicale de ce répertoire se présente en quelque sorte comme une poupée russe dont le principe d’emboîtement repose sur les caractéristiques structurelles du langage musical.

Un brin d’universel…

41 Les différents cas de figure que nous avons détaillés illustrent plusieurs possibilités de combinaisons des « paramètres » déclinant le triangle « Hommes-musique-identités » afin de cerner la notion d’identité musicale. Ils constituent en effet la manifestation objective de certaines de ses facettes et sont, pour la plupart, significatifs de ce que l’on est susceptible de rencontrer dans d’autres cultures du monde. Par ailleurs, ils ont permis de

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saisir les relations entre Homme, musique et identité et de reconstituer une partie du réseau d’objets matériels et immatériels qui, s’éclairant les uns les autres, fonctionnent comme un système complexe au service d’une construction identitaire en confrontation constante avec la différence. Enfin, ces exemples montrent que la définition de l’identité musicale, dans son aspect le plus composite, conduit à explorer trois champs des facultés humaines qui – même si on les évoque ici séparément pour plus de clarté – se recoupent inévitablement et concourent à sa construction.

42 Le premier est celui de la catégorisation. Les capacités catégorielles de l’homme interviennent, entre autres, pour organiser le patrimoine musical et établir les liens culturels qui vont déterminer l’association entre musique et contexte en attribuant à chaque objet une fonction symbolique particulière. Elles régissent aussi la conception et l’identification des formes, ce qui permet notamment le reconditionnement des emprunts interethniques selon des traits culturels différents. Enfin, elles conditionnent la dénomination des instruments, des répertoires, des pièces et des circonstances.

43 Le deuxième champ a trait à la sémantique. Nous avons pu en effet dégager le sens que Jean-Jacques Nattiez (2004 pour la version française : 258) qualifierait d’« intrinsèque » et d’« extrinsèque » aux objets musicaux. La musique, en tant que telle, détient un caractère autoréférentiel et une signification intrinsèque liée à sa structure propre, c’est-à-dire aux modalités d’agencement de ses paramètres formels. Ce sens là repose à la fois sur les capacités humaines de l’homme à élaborer un langage musical − et la grammaire qui le régit − ainsi que sur des contraintes culturelles. De fait, la musique d’une communauté donnée revêt ce que l’on pourrait appeler une identité organique propre. Par ailleurs, chaque culture attribue un sens symbolique à ses objets musicaux (notamment ceux que nous avons désignés comme des « vecteurs » de l’identité musicale) en établissant leur lien avec le contexte dans lequel ils prennent place et en les parant d’une fonction spécifique. C’est ainsi que se constitue un réseau significatif entre différents pans d’une même culture, fondé sur un système de renvois entre le musical et le non musical. Il s’agirait là de l’identité symbolique de la musique. Enfin, nous avons vu jusqu’à quel point les caractères proprement musicaux pouvaient traduire ce réseau significatif. Aussi, sans que cela soit contradictoire, les deux univers sémiotiques de la musique – intrinsèque et extrinsèque – grâce à leur caractère autonome d’une part, et à leur relation réciproque d’autre part, forment-ils l’« identité musicale » de chaque communauté.

44 Quant au dernier champ, celui du cognitif, il centralise les processus plus ou moins conscients qui sont à l’œuvre pour générer des formes, les catégoriser, leur donner un sens et les impliquer dans la construction et les manifestations d’une identité musicale façonnée par la combinaison de multiples paramètres. La mise au jour des compétences d’un groupe/d’une communauté culturellement situés est donc nécessaire pour mesurer le différentiel identitaire qui sépare chaque culture musicale de toute autre.

45 Pour conclure, l’étude comparative des cultures montre qu’il ne semble pas y avoir de contradiction entre la singularité que peut représenter une identité musicale et la tendance – universellement partagée – à vouloir afficher cette singularité. L’identité, qu’elle se manifeste à travers la musique ou tout autre domaine culturel, constitue l’attribut le plus précieux de l’homme et le plus indispensable à sa vie affective, individuelle, personnelle et sociale. Ses manifestations parfois implicites, de même que son caractère protéiforme, complexe et dynamique, la rendent difficilement définissable de façon univoque. C’est sans doute, ce qui a fait dire à Lévi-Strauss en son temps (1983 : 332) que l’identité existait assurément, mais sous l’idée d’un « foyer virtuel ».

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NOTES

1. Je remercie Jean-Jacques Nattiez et Simha Arom pour leur relecture critique et leurs conseils. 2. Les Nouveaux essais sur l’entendement humain sont achevés vers 1705 mais paraîtront bien après la mort de l’auteur. 3. Nous ne citons pas de façon exhaustive les termes de référence donnés par Alex Muchielli. Par ailleurs, nous les avons quelque peu re-catégorisés et synthétisés. 4. Sokoto, Bornou, Kanem, Baguirmi, Wandala ou Mandara. 5. Nous avons mené une étude comparative entre les Mofou, Mafa, Mofou-Goudour, Mouyang, Tupuri, Massa, Moundang et Guiziga. 6. Deux ensembles font exception : le premier, portant le nom de la fête qu’il accompagne – wə̄lāmātáyà– est composé de tambours de différentes factures qui accompagnent des chants ; le second – àsàgàlà – réunit des flûtes en corne et bois, une trompe et un tambour cylindrique. L’usage de ce dernier est aussi « hors calendrier », dans la mesure où il intervient durant les cérémonies de deuil qui peuvent se tenir à tout moment de l’année (nous reviendrons ultérieurement à cette circonstance spécifique). Il en est de même pour les répertoires des berceuses et des chants à moudre dont l’exécution est quotidienne. 7. En revanche, les communautés qui vivent en plaine organisent généralement leurs répertoires musicaux en fonction de circonstances dont la plupart ne sont pas directement liées au cycle agricole mais davantage à des saisons ou des rites initiatiques. 8. Cf. note 6 supra. 9. Ces derniers ont été analysés à partir du modèle compositionnel que l’on a recueilli auprès des musiciens. Il constitue pour eux une référence mentale dont seule la mise au jour permet de déterminer la nature des procédés compositionnels masqués par de multiples variations lors de la performance (cf. Arom, 1985 : 398-399). Rappelons également qu’un modèle ne se manifeste pas sous une forme qui serait unique et définitive. Il est soumis, lui aussi, à des variations selon l’exécutant. Toutefois, la confrontation des différents modèles obtenus pour une même pièce révèle un profil prototypique commun. 10. Lorsque les circonstances permettent de contourner les interdits liés au cycle agraire. 11. Il en va de même lorsque ce phénomène touche un répertoire musical et/ou se produit au sein d’une même communauté. Lorsque des circonstances n’ont plus lieu d’être − telles la chasse à l’éléphant ou encore l’initiation qui ont toutes deux fait l’objet d’une censure officielle dans certains pays d’Afrique centrale −, la musique est souvent conservée, mais jouée dans un contexte qui n’a plus la même signification. 12. Le numéro de cycle est précisé à titre indicatif. Ces musiques étant cycliques et fondées sur des ostinati à variations, elles n’ont pas réellement un début « type » ni une fin préétablie qui ressemblerait à une cadence dans la musique occidentale. Le début du cycle est toutefois déterminé en fonction de l’incipit du chant qui sous-tend ou se superpose à la partie instrumentale. 13. Dans ces traditions musicales, l’échelle n’est pas tempérée. 14. Les musiciens ne s’expriment pas explicitement sur cet aspect de la grammaire musicale. 15. Les pièces jouées par ces flûtes n’admettent aucune variation. Aussi, la transcription correspond-elle au modèle compositionnel.

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RÉSUMÉS

L’objectif de cet article est d’illustrer le concept d’identité musicale à travers quelques-unes de ses déclinaisons. L’auteur définit tout d’abord les paramètres musicaux au service de la construction identitaire et examine dans cette perspective les rapports entre homme, musique et identité. Son approche vise à reconstituer le réseau d’objets matériels et immatériels qui, s’éclairant les uns les autres, fonctionnent comme un système dynamique complexe. Conjointement, elle tente de cerner les capacités à la fois culturelles et naturelles de l’homme à produire un « langage » musical qui l’identifie, le caractérise au sein d’une communauté donnée parmi d’autres. La problématique est abordée à partir d’une étude comparative des musiques de la province de l’Extrême-Nord du Cameroun.

AUTEUR

NATHALIE FERNANDO Professeur adjointe à l’Université de Montréal, titulaire de la chaire de Recherche en ethnomusicologie. Elle appartient conjointement au laboratoire Langues-Musiques-Sociétés, UMR 8099 CNRS-Paris V. Ses domaines d’investigation ont trait à l’analyse du système musical, ainsi qu’aux phénomènes de modélisation et catégorisation (échelles, formes musicales, rapport musique et contexte).

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La communication musicale comme élément d’identité culturelle chez les Lobi du Burkina Faso1

Filippo Colnago

Les Lobi comme groupe ethnique restreint et élargi

1 Le terme « Lobi » est une appellation ethnographique qui désigne un groupe ethnique installé dans les territoires du Sud-ouest du Burkina Faso et dans les régions du Nord- ouest du Ghana et du Nord-est de la Côte-d’Ivoire. Dans les années trente, l’administrateur colonial français Henry Labouret utilisa l’expression « rameau Lobi » pour désigner plusieurs groupes ethniques ayant en commun des caractéristiques culturelles semblables qui vivaient autour de sa zone de juridiction : le cercle de Gaoua. Le « rameau Lobi » indiquait une unité socioculturelle dans laquelle les langues pouvaient cependant varier et où l’on percevait plus ou moins clairement certaines différences culturelles entre les Lobi proprement dit, les Birifor, les Dagara, les Djan, les Gan, les Teguessie (ou Lorhon-Lobi) et les Dorossie.

2 Tous ces groupes sont acéphales, c’est-à-dire qu’ils ne présentent pas une organisation politique centralisée et hiérarchique. Ce sont des sociétés segmentées dont le contrôle social est confié à un subtil équilibre de pouvoir entre les quatre principaux clans matriarcaux, alliés alternativement en couples de deux. La seule exception se trouve chez les Gan qui, eux, forment un royaume dynastique. Ils occupaient précédemment la région qui s’étend autour de Gaoua et furent chassés par les vagues migratoires des populations qui occupent la zone à l’heure actuelle.

3 Les Birifor, la population culturellement la plus proche des Lobi sont « nibièldara » (Rouville1987 :18), fils de la même mère. Ce serait à eux que les Lobi auraient emprunté l’institution du jɔ́rɔ́: ils sont les seuls, en effet, à partager avec eux, en plus d’une grande partie des caractéristiques culturelles, le rite d’initiation qui a lieu tous les sept ans sur

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les rives du fleuve sacré, la Volta Noire. Les Birifor parlent cependant une langue qui appartient à la famille des langues mooré2, très différente du lobiri.

4 Les Lobi et les Birifor traversèrent la Volta Noire vers 1770 après J.-C. lorsqu’ils émigrèrent des régions septentrionales du Ghana. Ces faits sont attestés par des études historiques et généalogiques menées sur la riche tradition orale (Antongini, Spini1981). Cette traversée eut lieu en deux endroits qui, aujourd’hui encore, correspondent aux localités sacrées de la cérémonie du jɔ́rɔ́ : Dapola-Nako e Batié Nord. Comme nous l’avons dit, le jɔ́rɔ́ est l’initiation qui sanctionne tous les sept ans le lien fondamental des Lobi et des Birifor avec le fleuve sacré et qui retrace les épisodes fondamentaux de leur migration.

5 Ki-Zerbo (1972) a expliqué comment les Dagara, les Birifor, les Lobi et les Djan furent contraints à émigrer des terres du Ghana après la soumission des Gonja et des Dagomba opérée par les Ashanti au XVIIIe siècle. Ces peuples conquis commencèrent à faire des incursions à cheval à la recherche d’esclaves pour leurs dominateurs dans les territoires septentrionaux où vivaient des populations d’agriculteurs et de chasseurs non soumises. Chassées par la menace des incursions et des déportations, ces populations traversèrent la Volta Noire à la recherche de terres libres, là où le fleuve ferait une barrière naturelle contre les esclavagistes noirs.

6 Les familles qui arrivèrent à Dapola-Nako s’installèrent dans les régions de Nako, Tiankoura, Bouroum-Bouroum, Loropeni, Kampti et Djigoué, et formèrent le sous-groupe des « gens des terres blanches » ou Lobi de la plaine, les Pabulodara. Celles qui passèrent à Batié Nord s’installèrent dans la région de collines de Gaoua et formèrent le sous-groupe des « Lobi de la montagne », les Gɔ̃gɔ̃dara.

7 On pourrait schématiquement définir l’organisation sociale des populations de cette zone comme segmentaire et acéphale : en l’absence d’un pouvoir politique centralisé, les quatre clans matrilinéaires originaux (caar) constituent un des modes de structuration sociale les plus archaïques et fondamentaux pour un ensemble de populations qui comprend les Lobi, les Birifor, les Dagara, les Djan, et les Dorossie. Dans chaque ethnie, on retrouve deux couples de clans utérins, le couple des Kambou et des Hien et celui des Da et des Some ou Pale, dont les dénominations peuvent varier, mais pas les relations réciproques.

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Fig. 1 a-b. Vieux chanteur aveugle à un enterrement birifor, village de Kpakpara (Diebougou), 2006.

Photo Alberto Tagliaferri.

8 Ceux qui composent ces couples sont associés par l’alliance des « relations à plaisanterie » (màli), c’est-à-dire des rapports de secours mutuel et de solidarité réciproque représentés par des offenses badines et des prévarications feintes. L’alliance interclanique utérine

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prévoit l’observation des devoirs de vengeance et d’assistance militaire, d’hospitalité et de participation aux funérailles. Ces relations s’étendent, mais de manière plus lâche, aux mêmes clans des autres ethnies, formant ainsi un réseau interethnique de contrôle et d’équilibre social basé sur les alliances familiales et interethniques. Les membres du clan allié assument à tour de rôle la fonction de médiateur en cas de discordes et de litiges entre parents réels ou classificatoires. En cas d’homicide, ils peuvent aussi intervenir pour empêcher l’enchaînement des vengeances et exécuter les sacrifices nécessaires au rachat du crime par le coupable. L’origine de ces alliances remonte aux ancêtres de chaque couple de clans qui firent un pacte quand, dans un passé mythique, ils habitaient le même village. Les clans matrilinéaires sont maldara, alors que les sodara sont les « ennemis » potentiels du clan matrilinéaire opposé.

9 Les groupes ethniques en question sont caractérisés par une modalité de filiation bilinéaire dans laquelle les droits héréditaires se transmettent par voie utérine et agnatique.

10 Il n’existe pas d’autorité politique centrale, d’institutions permanentes ou de pouvoirs juridiques et coercitifs chez les Lobi : le seul phénomène de conscience unitaire qui réunisse la population entière est l’initiation du jɔ́rɔ́. « Un petit groupe ethnique comme celui des Lobi ne possédant pas de structures politiques ni de hiérarchie interne explicite et ayant toujours été soumis à des pressions violentes, trouve dans le dyoro, le liant qui définit de façon certaine le périmètre de sa propre ethnie » (Antongini, Spini1981 : 3). Il n’existe pas d’entité politique qui unisse les Lobi en tant que tels. Le concept d’autorité supérieure est indiqué par le terme nufe qui, la plupart du temps, désigne le roi d’une autre population. La société lobi se fonde sur des interactions de groupes sociaux très complexes qui reproduisent les dynamiques héréditaires. Chaque individu hérite l’appartenance au clan matrilinéaire de la mère et patrilinéaire du père : du clan matrilinéaire de la mère, il acquerra le nom clanique (mariage) et une identité politique ; du clan patrilinéaire du père, il héritera l’appartenance au groupe d’accès au jɔ́rɔ́ et à d’autres contextes rituels. Chaque homme est cependant aussi strictement lié au sous- clan matrilinéaire du père, dont les membres sont appelés « pères ».

11 L’hérédité bilinéaire présente une grande complexité d’interactions sociales, dont l’analyse doit s’intégrer à celle des modalités de résidence virilocale et patrilocale jusqu’à la mort du père : c’est à cette condition que de nombreux processus sociaux deviennent compréhensibles. « Au sein du clan matrilinéaire ont lieu le contrôle et la possession des biens, du bétail, des épouses, de l’héritage, des esclaves, des guerres et des vengeances. Le dyoro, l’initiation lobi dont la division en groupes est établie sur les clans patrilinéaires, semble opposée à l’hégémonie des clans matrilinéaires, non seulement dans un but pacificateur, (l’agression entre membres du même groupe initiatique est rigoureusement interdite), mais aussi pour constituer de nouvelles alliances, de nouveaux cultes (et donc de nouveaux pouvoirs socioreligieux), se fondant sur l’appartenance à une ligne de descendance masculine » (Antongini, Spini 1981 : 179).

12 En outre, le phénomène de la communication musicale a une influence considérable sur l’organisation sociale lobi. Présent notamment dans de nombreuses cultures de la région voltaïque, ce phénomène est particulièrement important pour les Lobi dans la mise en évidence sociale d’événements communautaires ; il a des répercussions tangibles sur la prise en compte collective de certains thèmes tels que le problème du sida par exemple, que plusieurs musiciens ont commencé à mettre en musique pour sensibiliser les populations. Cette façon de faire de la musique s’inscrit dans un mode de communication

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bien éloigné de notre conception d’expressivité et de notre noétique en général. En jouant, on parle une langue, on communique des messages clairs et socialement importants et, surtout, on définit une aire culturelle idiomatique : l’aire de cet idiome particulier qu’est la langue du yelẽ. Réussir à comprendre cet idiome particulier est un des éléments principaux sur lesquels se fonde le processus de construction identitaire lobi. Le présent article se base sur une recherche de terrain de plus d’un an, qui s’est effectuée entre 2004 et 2006, principalement dans les localité lobi et birifor de Kampti, Bamako, Barinja, Jilegnuora, Poltianao, Gbomblora, Gaoua, Perigban, Diebougou et Dollo. Bien qu’ayant récolté une quantité suffisante de données ethnographiques sur les Lobi, j’ai préféré donner ici cette brève étude en prémice à une compréhension du phénomène traité, plaçant la communication musicale dans un contexte noétique et expressif susceptible de la cerner et de la comprendre phénoménologiquement, du point de vue le plus proche des acteurs sociaux eux-mêmes.

Organologie

13 L’instrument principal des traditions lobi et birifor, sur lesquelles je me suis particulièrement penché, est le yelẽ (julũ en birifor, xylophone sur cadre à résonateurs multiples) dont il existe deux types principaux. Chez les Lobi, l’instrument le plus important du point de vue rituel et récréatif est le yolɔ̃nbuo (kojulũ en birifor, ou logyil en langue dagari), le grand xylophone de funérailles à quatorze lames qui présente une échelle pentatonique anhémitonique. L’autre type de xylophone, surtout répandu chez les Birifor, est le buuryolɔ̃ (baarjulũ), xylophone du buur (cérémonie initiatique mineure), à l’échelle tétratonique distribuée sur quatorze lames dont deux sont muettes (sans résonateurs, soit en fait douze lames effectives). Le buuryolɔ̃ est toujours joué en paire (comme le troisième type de xylophone répandu chez les Birifor et les Dagara, le dagaajulũ , qui présente des caractéristiques très semblables au buuryolɔ̃ mais a une « voix plus grosse » (sic, du fait de la plus grande dimension des lames et des résonateurs en calebasse), et présente la caractéristique extrêmement rare de n’avoir que quatre degrés tonaux. Tous ces instruments sont constitués de lames de bois, de différentes formes et dimensions, fixées sur la partie supérieure du cadre flexible au moyen de courroies de peau tressées dont la tension varie selon le type de timbre désiré. Les lames sont creusées dans le bois d’un arbre appelé ghiè3 en lobiri ; elles sont percutées à l’aide de deux maillets en bambou ou en bois léger, recouverts à l’extrémité de frappe par des bandes de caoutchouc superposées qui en augmentent la souplesse et rendent le son moins sec. Les lames au son le plus grave, les plus grandes et distantes du sol (« les plus hautes »), sont situées à la gauche du musicien, alors que les plus petites, au son plus aigu (« les plus basses »), sont à sa droite. Les vibrations des lames sont amplifiées par des résonateurs de calebasse placés sous chaque lame. Chaque calebasse est percée de trois trous recouverts par la membrane qui protège les œufs d’une variété d’araignée des roches, courante dans la savane du Burkina Faso méridional. Chaque résonateur est choisi avec une extrême précision quant à sa forme et ses dimensions et disposé avec soin sous chaque lame pour amplifier au mieux les vibrations produites par celle-ci (la théorie de la double résonance de Schaeffner trouve dans les xylophones de cette région une excellente illustration) : les trous percés à la surface des calebasses offrent une issue à la pression sonore tout en faisant vibrer la membrane en toile d’araignée, ce qui contribue à la sonorité « impure »4 et au timbre caractéristiques du yelẽ5.

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14 Les xylophones sont souvent accompagnés par différentes percussions. Le yolɔ̃nbuo est accompagné par le bãbãa (ou gãgãa en langue birifor), tambour cylindrique à deux peaux : le soliste joue sur une membrane et sur le côté avec deux maillets en bois l’accompagnement propre à un registre musical ou à un type de morceau ; quand un seul maillet est utilisé, la main libre vient arrêter ou laisser vibrer la membrane percutée. La tension et la vibration de la peau sont réglées par le gros orteil du pied opposé à la main principale, provoquant d’autres variations dans la qualité du son qui, comme le disent certains informateurs, sont nécessaires à la danse. Le deuxième musicien percute avec un autre maillet le bord opposé du corps de bois du tambour sur la peau duquel agit le gros orteil du soliste, reproduisant le cycle rythmique approprié aux registres ou groupes de registres interprétés. Le son mat du bois fournit un ostinato qui constitue un des éléments classificateurs des différents registres. Les motifs joués sur le côté par les deux musiciens sous-tendent les éventuelles variations du soliste. Les peaux sont tendues réciproquement par un jeu de courroies longitudinales dont la tension peut être modifiée par l’insertion de cônes de bois qui, tournés sur eux-mêmes, font office de tendeur.

15 Le gboro (kuor) est une timbale dont la caisse de résonance consiste en une pièce de bois creusée ou, le plus souvent, en une grande calebasse coupée horizontalement et recouverte d’une peau animale tendue par plusieurs courroies nouées passant par un anneau métallique situé sur la partie inférieure de la caisse. Le gboro est surtout répandu chez les Birifor et les Gɔ◌̃gɔ◌̃dara de Gaoua, de même que le buuryolɔ◌̃ qu’il accompagne au cours des funérailles et des cérémonies initiatiques mineures du buur.

Fig. 2. Orchestre du buur à un enterrement birifor, village de Bamako, 2004.

On notera le cas rare d’une femme jouant d’un instrument, ici le fer sacré de la daba (pioche traditionnelle). Photo Filippo Colnago.

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Répertoires musicaux

16 Pour les Lobi et les Biribi (Birifor) la musique constitue un élément extrêmement important de l’expression culturelle, aussi bien récréative que comme code de communication avec le sacré : ils interprètent sur le yolɔ̃nbuo à peu près les mêmes registres musicaux, ces derniers étant susceptibles de s’adapter à différents contextes cérémoniels et récréatifs. Il existe un nombre limité de registres dont les principaux sont sokpaa (birifor gompr), darkpɛ̃ (lobiri gbompr), gbũ (lobiri gõpier), bãba (birifor bin hier) et bãba milkuur (seulement lobi). Chaque registre est exécuté indépendamment et est représenté par un accompagnement rythmique au tambour et par un sens symbolique qui définit l’ensemble des différentes pièces. Ce sens général est un des préalables à l’émergence du phénomène de la communication musicale, comme nous aurons l’occasion de le voir plus bas. Sur la base de ce sens, en fait, à l’écoute des morceaux d’un registre déterminé, on peut connaître le thème général et les valeurs que le musicien communique symboliquement à l’auditeur : bãba, par exemple, est un registre qui peut inclure des éloges funèbres et des panégyriques du défunt, ainsi qu’un répertoire mineur de morceaux de divertissement ; selon le contexte, il est déjà possible de comprendre l’intention communicative de l’interprète.

17 Dans chaque registre, plusieurs morceaux différents peuvent être exécutés, parmi lesquels on choisit ceux qui s’adaptent le mieux au contexte dans lequel ils sont interprétés. Les registres les plus importants de la musique lobi sont sokpaa, bãba et bãba milkuur. La musique du registre sokpaa est directement dérivée de la musique sacrée du jɔ́rɔ́, mais exécutée dans un tempo plus rapide. Revêtue de cette dimension sacrée, elle est exécutée lors des cérémonies funéraires pour souligner le statut de grands initiés des défunts les plus âgés.

18 Chaque expression sonore rythmée est accompagnée par la danse, et la musique trouve sa plénitude quand elle est associée à celle-ci. La danse constitue pour les Lobi un acte social fondamental de cohésion, qui dépasse le simple divertissement, lors des cérémonies. Les danses traditionnelles lobi et birifor sont très semblables : un élément commun à tous les danseurs est une succession de petits bonds vers l’avant sur le rythme de la musique, à pieds joints ou non selon les registres ; les femmes avec un bras, d’habitude le droit, tendu à hauteur d’épaule et la main ouverte vers l’extérieur, les hommes avec les deux bras arqués prés de la poitrine, comme pour montrer leurs muscles. Tous les danseurs effectuent avec la poitrine des mouvements violents, rapides et rythmés : ce geste, avec lequel les femmes faisaient bouger leurs seins au rythme de la musique avant que les habits occidentaux ne se soient répandus, reste aujourd’hui un trait culturel unique qui persiste malgré les évolutions apportées par la modernité.

19 Les danses s’articulent presque exclusivement aux sons du xylophone et du tambour d’accompagnement au cours des cérémonies et des fêtes : les Lobi dansent en tournant autour du xylophone, alors qu’habituellement les Birifor dansent devant lui.

La communication musicale

20 De nombreux chercheurs ont décrit la possibilité de communiquer des messages dotés d’un sens précis au moyen des instruments de musique, étant donné que de nombreuses

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langues subsahariennes sont des langues à tons. Ces langues indigènes confèrent à chaque syllabe une inflexion tonale sans laquelle le sens de la phrase ne pourrait pas être compris, ou tout au moins ne serait pas correct. Le lobiri est une langue à tons qui comporte trois inflexions ponctuelles (un ton bas [˩], un ton moyen [˧] et un ton haut [˥]) et deux tons modulés (certaines syllabes présentant une courbe ascendante ou descendante). Les inflexions tonales se distinguent mutuellement selon des hauteurs acoustiques relatives, des variations d’intensité et de durée ; leur modulation est fondamentale dans la dynamique de communication d’un message, surtout dans une langue à transmission exclusivement orale comme le lobiri.

Les tons du langage naturel

21 L’utilisation des tons dans ces langues a une valeur sémantique : la même séquence de syllabes prononcée avec des tons différents donne des sens différents. Dans ces langues, la prononciation correcte des tons de chaque syllabe correspond à une unité phonématique ou à une valeur distinctive (pertinente), pour laquelle à une différence phonique correspond une différence sémantique. En français « fard » et « tard » sont deux mots semblables distincts par un phonème qui, passant de « f » à « t », fait que les deux expressions ne peuvent être confondues. Dans une langue tonale, le même procédé différenciatif peut aussi s’articuler entre deux mots qui présentent les mêmes syllabes mais se caractérisent par un morphème dont la hauteur acoustique relative, l’intensité et la durée varient. Rouget (1964) relate l’exemple du gun, une langue tonale du Sud du Bénin, dans laquelle la syllabe « mi » peut avoir trois sens : mi [˧] veut dire « je, moi », mí [˥] veut dire « nous », et mì [˩] veut dire « vous ». En plus, mi [˧] peut aussi vouloir dire « avaler ». D’où ces phrases qu’il propose : ohõ mi mi: (python avaler moi) Le python m’a avalé ohõ mi mí: (python avaler nous) Le python nous a avalés ohõ mi mì: (python avaler vous) Le python vous a avalés

22 « Les langues sont elles-mêmes enceintes de musique. Ce sont des langues à tons, où chaque syllabe possède sa hauteur, son intensité et sa durée propres, où chaque mot peut être traduit par une notation musicale. La parole et la musique y sont intimement liées et ne souffrent pas d’être dissociées, exprimées isolément […]. La musique ne peut être dissociée de la parole. Elle n’en est qu’un aspect complémentaire, elle lui est consubstantielle. En Afrique noire, c’est la musique qui accomplit la parole et la transforme en verbe, cette invention supérieure de l’homme qui fait de lui un démiurge »6.

23 Etant donné que les tons de la langue parlée ont une fonction phonématique, et donc sémantique, puisque la différenciation qu’ils opèrent crée un sens, le processus de reproduction des tons dans la langue orale est considéré par les savants occidentaux comme un des principaux éléments de la syntaxe musicale, une sorte de système modal, un des éléments essentiels de composition, qu’on ne peut cependant considérer efficaces qu’au niveau semi-conscient. Une telle conception technicisée du phénomène de la communication musicale, pour irréfutable qu’elle puisse paraître à la lumière des recherches de plusieurs savants au fil des ans, n’est pas suffisante pour rendre compte de sa complexité intrinsèque. Il est vrai qu’il existe une correspondance entre système verbal et système musical et que cette corrrespondance est basée sur la gestion de la pertinence des tons en tant qu’unités phonématiques du langage naturel, mais ce n’est

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pas la seule relation qui rend possible aux Lobi la compréhension des messages musicaux et qui nous permet de décrire ce phénomène de façon efficace.

Techniques de composition musicale

24 Le processus de composition des morceaux peut naître de deux situations : soit d’un texte donné, une histoire ou un proverbe que quelqu’un demande au musicien de mettre en musique afin de lui donner une plus grande diffusion et une plus grande chance de se transmettre dans le temps ; soit d’une mélodie sur laquelle on adapte un texte. Les deux possibilités doivent tenir compte des correspondances biunivoques qui se créent nécessairement et inconsciemment entre les tons de la langue indigène et leur expression musicale sur des hauteurs relatives. Ma recherche sur le terrain, qui a duré plus d’un an, m’a permis d’observer que le musicien-compositeur lobi n’a pas la moindre idée que sa langue utilise des tons et qu’il puisse exister des correspondances abstraites entre musique et langage. Ces relations sont déterminées par le compositeur selon sa propre créativité, en adaptant au coup par coup la mélodie et le texte aux exigences de la composition. Il n’y a dans ce processus aucune intention consciente, même s’il se répète toujours dans ses lignes fondamentales. La mélodie de base d’une chanson reste, en fait, la même pour laisser le champ libre à d’éventuelles différences rythmiques qui dépendent du registre dans lequel on compose : une telle mélodie est l’ossature tonale de la phrase sur laquelle elle est construite, comme nous aurons l’occasion de le voir plus bas. Le morceau qui, dans sa version définitive, prévoit des ornements mélodiques à fonction purement esthétique intégrant l’ossature tonale, est réinterprété selon le style particulier à chaque musicien. Chaque musicien possède en effet un style d’exécution propre, qui l’identifie et le distingue de tous les autres, grâce auquel on évalue sa valeur artistique et la « puissance » de sa parole.

25 Le nouveau morceau, une fois terminé le processus de composition, est présenté au premier marché du village, lieu public par excellence. À cette occasion, le musicien fait écouter sa composition à la communauté pour la première fois en s’assurant l’aide de quelques femmes pour chanter le texte : cette occasion est presque la seule où la population peut écouter et comprendre le texte qui a donné lieu à sa composition. Les femmes chantent le texte et la communauté en prend ainsi connaissance, soit directement, soit à travers les dires de ceux qui étaient présents. À partir de ce moment, cette mélodie est identifiée à sa signification, qui commence à être mémorisée avec plus ou moins de précision. Elle survit dans la mémoire commune en fonction de différents facteurs tels que la compétence du musicien en matière de composition et d’harmonisation de la mélodie avec les lignes tonales du texte et les effets de type social que la pièce suscite dans le village.

Les recherches de Zemp

26 Les résultats des recherches menées par Hugo Zemp sur la sémantique musicale des xylophones sénoufo peuvent s’appliquer à la musique lobi : « Une pièce de musique de jegele [balafon]7 est avant tout une parole traduite sur l’instrument, […] il n’existe pas de pièce sans texte […], c’est-à-dire la parole qu’on veut transmettre. […] la mise en musique de la langue est basée sur les tons et la structure rythmique du langage […] »8. « Jouer du xylophone se dit en langue sénoufo ‘tenir un discours’ (syɛ̰̄ɛ̰̄r ɛ̰̄jō). Un phénomène

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caractéristique à tous les ensembles de xylophones est la mise en musique de la langue, consistant à suivre les hauteurs tonales des syllabes de la langue parlée, qui, chez les Sénoufo, sont porteuses de signification. Par ce moyen, « il est possible de transmettre dans une certaine mesure des textes qui ne sont pas chantés »9. « On pourrait ajouter que les balafons ‘‘chantent’’, puisque les airs sont appelés jènùgō, ‘‘chants de balafon’’, ce qui montre l’importance du contenu verbal » (Zemp 2004 : 315).

27 Zemp reproduit les sonogrammes de certaines phrases verbales prononcées par un musicien renommé et les confronte à la musique qui leur est associée. Le résultat de cette comparaison montre que les hauteurs des syllabes de la langue indigène sont fidèlement reproduites dans les hauteurs relatives de la série des sons produits sur le xylophone à la main droite, alors que les sons de la main gauche en suivent les contours mélodiques pour produire une sorte d’harmonisation. Cette approche réductionniste du phénomène n’est cependant valable qu’au niveau théorique : la musique sénoufo, comme toutes les autres musiques traditionnelles exécutées aux xylophones à résonateurs multiples du Burkina Faso, est constituée par une succession rapide de sons et, dans les exécutions musicales concrètes, il n’arrive généralement pas qu’en douze secondes – telle est la durée de l’enregistrement de Zemp – seuls cinq sons soient joués, à moins qu’une telle exécution se trouve extrapolée de son contexte.

28 Il faut en effet réussir à déterminer comment, dans un contexte quotidien, les sons qui reproduisent les tons verbaux peuvent se distinguer des ornements mélodiques et, en admettant que ce soit possible, comment mettre en relation une série tonale avec une phrase définie. Zemp donne en effet différentes interprétations possibles de la même mélodie. Une seule mélodie peut, en fait, représenter plusieurs phrases ayant le même nombre de syllabes et la même série de tons. La phrase « wàà ǹ tō ná wòlò má », « en voici un qui tombe ici chez nous » (un des nôtres est mort) peut correspondre à : • wè ǹ kā̰ ná̰ gbɛ̀gɛ, « celui-là est prêt pour le catafalque » (le défunt doit être étendu sur son lit de mort) ; • kù ǹ yîɛ̰̄ ló ‘àla wó, « le défunt était-ce (seulement) pour les autres ? » (la réponse sous- entendue est non, la mort concerne tout le monde) ; • wò ǹ nā̰ bá gòlò kpó, « nous sommes arrivés pour tuer un poulet » (c’est le moment de sacrifier un poulet).

29 Zemp soutient que l’élément qui permet de sortir le message de l’ambiguïté reste sa contextualisation : aux différentes étapes de la cérémonie funèbre les mêmes différences relatives de hauteurs acoustiques seront interprétées de façon différente. Dans le langage parlé, la compréhension du message se base déjà en grande partie sur sa contextualisation, une des caractéristiques principales du parler des cultures orales comme de la communication humaine en général. Le processus de verbalisation et une conception du discours telle que celui d’une culture orale se basent sur la pragmatique, cette partie de la communication qui se situe au-delà de la grammaire et de la syntaxe : la signification contextuelle d’une expression. Les recherches de Zemp ont montré que, même sur un instrument mélodique comme le xylophone, le processus de composition se développe au niveau syntactique sur la base d’un processus d’imitation à des hauteurs relatives des séries de tons des énoncés oraux. Comme nous l’avons vu, les résultats de ce processus peuvent se révéler très ambigus : une succession quelconque de tons conserve un caractère polysémique. Pour comprendre le sens d’une mélodie, une connaissance préalable des textes et des contextes est nécessaire et revêt une importance fondamentale. Cette connaissance préalable s’articule à l’intérieur d’une culture orale

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« primaire », dans laquelle les processus verbaux et cognitifs s’expliquent selon s’autres modalités que dans les cultures où l’oralité est secondaire : « Les énoncés tambourinés peuvent être à bon droit considérés comme traduisant la manière dont les locuteurs ressentent, sinon conçoivent, en tout cas interprètent le système des tons tel qu’il fonctionne lorsqu’ils parlent » (Arom 1985). C’est ainsi que Koudjo peut dire : « les paroles tambourinées sont pour la plupart des formules mémorables connues et reconnaissables par ceux qui sont enracinés dans la culture [c’est nous qui soulignons] » (Koudjo 1988 : 83).

30 Quand on entend un Lobi affirmer qu’il est possible de « tout dire » avec le yelẽ, il faut en fait avoir à l’esprit l’univers de discours auquel il appartient : la stratification de sens acquis par sa propre expérience et la provision de sens propre au milieu où il vit jouent dans ce cas un rôle de mise en condition. Il faut dire que, contrairement à ce que soutiennent les Lobi eux-mêmes, celui qui ne possède pas la connaissance préalable des textes joués et de leur signification n’est pas en mesure, à la seule écoute de leur exécution instrumentale, d’en déduire les mots appropriés selon un code linguistique défini : les seules correspondances biunivoques entre langage indigène et musique ne permettent pas la compréhension des textes des pièces exécutées. L’appartenance à un contexte existentiel de sens partagés porte les Lobi à croire que quiconque connaît la langue est automatiquement en mesure de comprendre les textes; mais un simple examen démontre que seule la connaissance préalable des morceaux permet l’évocation des sens à l’écoute des mélodies.

Systèmes de communication dans les cultures orales « primaires »

31 Pour se faire une idée du contexte linguistique et noétique dans lequel nous évoluons, il faut se rappeler que nous étudions des cultures à oralité primaire. Par cette notion, Walter Ong (1976) entend une culture ignorant totalement l’écrit et la technique de l’imprimerie. Elle est « primaire » par rapport à l’oralité « secondaire » ou à la culture technologique avancée actuelle, dans laquelle une nouvelle oralité est encouragée par le téléphone, la radio, la télévision et autres moyens électroniques, dont l’existence et le fonctionnement dépendent de l’écrit et des médias. Se fondant sur les travaux de savants tels que Parry, Lord et Havelock, Ong en est venu à élaborer une définition de la noétique et de la typologie expressive des cultures à oralité primaire en les décrivant comme basées sur des expressions en formules ou stéréotypes, sur une standardisation des thèmes, sur une identification épithétique pour l’identification de classes ou d’individus, sur la génération de caractères « lourds » ou cérémonieux, sur l’appropriation cérémonielle de l’histoire, sur l’usage abondant de l’éloge et de la vitupération, ainsi que sur la redondance. « La mentalité orale ne s’intéresse pas aux définitions, les mots acquièrent leur sens seulement de leur habitat effectif et constant, qui n’est pas représenté, comme dans un dictionnaire, uniquement à l’aide d’autres mots, mais inclut aussi les gestes, les inflexions de la voix, l’expression du visage et l’ensemble de l’environnement humain et existentiel. Le sens des mots émerge continuellement du présent, bien que ceux du passé les aient influencés de diverses manières non retraçables. […] La pensée orale est totalisante »(Ong 1976 : 77). Dans les cultures orales, il n’existe pas de processus étymologique et philologique pour remonter au sens « originel » d’un terme, mais sa valeur est déterminée par l’utilisation qui en est faite dans un contexte de communication partagé. Ce contexte n’est pas analysé de façon conceptuelle et la

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communication n’est jamais objectivée, puisque ce qui prévaut est un processus de pensée qui tend vers le concret et non vers l’abstrait. De ce qui vient d’être dit, on peut déjà conclure que les membres d’une culture à oralité primaire ne sont pas enclins à effectuer le type d’analyse qui leur permettrait de déduire les tons d’une phrase d’une exécution musicale.

32 Ong s’est intéressé en particulier aux langages des tambours et, dans l’un de ses articles (1977), il cite le Dr Carrington, botaniste anglais qui, à partir de 1938, a vécu dans ce qui était alors le Congo belge (aujourd’hui République Démocratique du Congo), parmi les Lokele de Kisangani. Ong confirme qu’il existe des relations acoustiques entre le langage parlé et le langage des tambours : « An African drum language is not such an abstract signaling code, but rather a way of reproducing, in a specially styled form, the sound of the words of a given spoken language » (Ong 1977). Le langage compliqué du tambour lokele s’est développé sur une économie orale de pensée et d’expression et en exprime le paradigme. Le langage du succédané acoustique est adapté à la stylisation du langage verbal lui-même et doit de toute façon être appris séparément, même lorsqu’il reproduit sa propre langue maternelle. Le tambour, avec ses deux sons propres, mâle et femelle, fort et faible, reproduit les deux tons du lokele. La compréhension d’un message dont le code est basé sur la reproduction exclusive des tons verbaux reste très ambiguë : elle se base sur une contextualisation du message où le contexte est lui-même fortement stéréotypé.

33 Carrington indique que, lorsqu’un musicien veut communiquer le mot « lune » (songe : ˥ ˥), pour lever l’ambiguïté d’une simple succession de deux tons hauts, il est contraint de jouer la paraphrase épithétique « lune qui regarde vers la terre » (˥ ˥˩˥ ˩˩˩˩). « Lune qui regarde vers la terre » est une expression formulaire du langage du tambour qui permet de donner un sens moins ambigu à la succession tonale binaire puisqu’elle est exprimée selon un énoncé stéréotypé dans un contexte reconnu. Cette caractéristique expressive est présente dans tout le lexique du tambour : le concept de « cadavre » est exprimé avec la paraphrase « cadavre qui gît sur son dos sur la motte de terre » : « guerre » devient « guerre qui veut qu’on fasse attention aux embuscades » ; « ne pas avoir peur » est paraphrasé de manière complexe : « fais sortir ton cœur par ta bouche, ton cœur, par ta bouche, fais-le rentrer » ; et encore, l’énoncé « retourne-t-en » est formulé ainsi : « fais retourner tes pieds sur le chemin qu’ils ont pris, fais retourner tes jambes sur la route qu’elles ont prise, ramène tes pieds et tes jambes dans le village auquel ils appartiennent ». De cette façon, la technique de l’imitation tonale retrouve une dimension dans laquelle une mélodie percussive stéréotypée peut correspondre à une expression formulaire prédéfinie, beaucoup moins ambiguë et compréhensible à partir d’une mélodie donnée et reconnue dans son entièreté. Le fait qu’elle reproduise effectivement les tons de la langue indigène est un des éléments qui permettent sa compréhension ; mais c’est aussi, très probablement, celui qui a la moindre importance pour sa compréhension par rapport à l’écoute de la mélodie dans son entièreté et au contexte stéréotypé dans lequel elle est exécutée. » « From the evidence adduced here, it appears that African drum talk is an important variant of specifically oral communication not merely in the obvious sense that it operates in a world of sound but more particularly in the deeper sense that it manifests and even exaggerates many features which are distinctive of primary orality […] The drums belong, in a particular intense way, to the oral world » (Ong 1977).

34 Pour les xylophones lobi, on peut avancer l’hypothèse selon laquelle, un peu à la façon des phrases standardisées des Lokele, une mélodie signifie en soi, car fortement

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stéréotypée et facilement reconnaissable, son propre message : dans un tel cas, la connaissance préalable du message lui-même, comme structuré selon une logique formulaire, est strictement nécessaire à sa compréhension. Ce n’est pas un hasard si la majeure partie des textes des chansons lobi sont des proverbes et des maximes. Ce mode d’expression formulaire participe d’une dimension sociale fondamentale partagée qui en détermine la valeur. À son tour, le message n’est pas reconnu dans les paroles exactes qui l’accompagnent, mais c’est plutôt le sens « premier » qui se trouve réactualisé, de façon confuse, d’une manière qui est propre à la part analogique de la communication. C’est aussi la raison pour laquelle les musiciens ne réussissent pas à énoncer les mots exacts du texte qu’ils ont joué et, même quand ils y parviennent, ils ne peuvent pas le faire sans chanter la mélodie qui lui est associée car elle est devenue l’analogon des paroles elles- mêmes, ou mieux, leur symbole. C’est seulement pour les morceaux les plus récents que certains musiciens et quelques rares autres personnes parviennent à en chanter les textes ; cependant, pour les pièces sacrées plus importantes et plus anciennes, bien que les paroles exactes soient tombées dans l’oubli, leur sens est toujours vivant et reconnu.

35 À ce propos, Goody fait une différence entre, d’une part, la mémorisation mot par mot propre à l’expression littéraire orale des cultures à oralité secondaire et, d’autre part, un type de mémorisation générative des cultures à oralité primaire : « Il est de toute façon clair qu’une grande partie de ce savoir oral n’est pas accumulée de la façon précise à laquelle nous pensons quand nous parlons de mémoire dans les cultures alphabétisées. En réalité, les membres de sociétés sans écriture se trouvent souvent dans une situation où ils ont à l’esprit un souvenir vague, mais sans avoir la possibilité de recourir à un texte comme nous le faisons. C’est pourquoi ils doivent créer un nouveau savoir ou de nouvelles variantes pour combler le vide. […] L’information emmagasinée dans les systèmes mnémoniques est rarement littérale, mot par mot ; ces systèmes fournissent plutôt un objet ou un graphème pour rappeler un événement ou une narration, qui sera ensuite élaboré. Il est vrai que, si je narre un bref récit en te fournissant une aide mnémonique, tu peux réussir à le répéter presque exactement ; mais cela n’est possible que parce que je te l’ai raconté et t’ai fourni l’aide en question. Personne d’autre ne peut lire le récit directement de l’objet. Dans la mnémonique on n’a pas une communication à distance précise comme dans l’écriture, qui constitue un code valable pour la société toute entière et nous permet d’établir une communication linguistique à distance dans le temps et l’espace, plus ou moins parfaite, avec des personnes que nous pouvons n’avoir jamais connues mais qui ont appris le code »(Goody 2000 : 38-39). Les mélodies sont chargées d’un sens, mais ce sens n’est pas défini comme nous l’entendons quand nous nous référons à une connaissance dérivée d’un texte écrit avec toutes ses articulations abstraites. La communication musicale appartient à un univers noétique et mnémonique dans lequel l’expression ne prévoit pas un code strictement défini comme dans l’écriture, mais, bien qu’il y ait eu à l’origine un texte précis, il représente une sorte d’« insigne », une sorte de code idéographique dans lequel le signe au niveau général définit son propre sens, qui ne peut être « lu », mais seulement évoqué à partir d’une connaissance approfondie. Bien que la mélodie elle-même soit née d’un texte spécifique, l’évocation du sens est effectuée selon les modalités homéostatiques et génératives de la mémoire.

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Faire de la musique comme reconnaissance de sa propre expérience

36 Il existe un tissu de relations qui constitue le fond de toute expérience et qui lui donne sens, la rendant du même coup reconnaissable. Dans cette optique, la communication musicale s’insère dans un horizon spécifique dans lequel ses expressions stéréotypées, ritualisées dans un style interprétatif, assument un sens partagé et empathique selon des structures transcendantes intersubjectives qui sont à la base de l’expérience individuelle et collective et de ces relations sociales.Ces structures transcendantes, que Merleau-Ponty appelle « existentielles », sont la cristallisation d’expériences passées qui, même lorsque leur origine empirique est oubliée, persistent dans une tradition et en constituent les dimensions structurelles inconscientes qui donnent un sens au vécu. La langue en tant que modulation de l’existence au sein d’une communauté linguistique, conditionne le sujet à un niveau existentiel primaire, dans ce milieu de stratifications et d’habitudes sédimentées que forment les dimensions fondamentales du domaine transcendant inconscient, intersubjectif, historique « remplaçable », vécu, concret, dans lequel vit la conscience : « Il est ‘‘inconscient’’ parce qu’il n’est pas objet, mais il est ce grâce à quoi des objets sont possibles […] Ce sont ces existentiels qui forment le sens (remplaçable) de ce que nous disons et de ce que nous entendons »(Merleau-Ponty 2001 :197). Selon cette vision des choses, le phénomène de la communication musicale peut être considéré au- delà de sa dimension technique et phonétique et être envisagée dans ses effets sociaux et culturels.

37 Il m’est arrivé d’entendre des histoires et d’être témoin de situations dans lesquelles, pendant une cérémonie funèbre, à l’écoute d’une mélodie, les parents du défunt commencèrent tous à pleurer au même moment : le xylophoniste avait exalté, avec des formules stéréotypées dans un registre musical particulier, la mémoire du défunt en décrivant ses activités professionnelles et productives. Quand j’en demandai des explications, on me répondit avec comme une provocation pour quelqu’un qui, comme moi, ne connaissait pas la langue et restait ébahi face à une telle ignorance : « Tu n’as pas entendu ce que le balafon a dit ? » Pour moi qui étais au début de mes recherches, cette question voulait immédiatement dire que le xylophone avait effectivement transmis un message, défini comme nous l’entendons, alors que ce n’est que par la suite que je compris que l’exécution d’un registre déterminé dans une situation précise véhicule un sens symbolique aussitôt identifié dans un milieu culturel particulier. En effet, personne ne sut me dire alors ce qu’avait exactement dit le xylophone, mais tous avaient reconnu et reçu, de manière diverse selon leur lien de parenté avec le défunt, le message symbolique de la mélodie.

38 La langue du yelẽ n’est pas constituée exclusivement de sons produits selon un code, mais, au contraire, ils sont leur propre langage déjà « compris » lorsqu’ils sont acoustiquement réifiés. Il est clair que le message doit être connu par avance, selon les modalités expressives redondantes propres à l’oralité primaire, pour être reconnu en tant que moyen de communication doté d’une valeur distincte : cela n’aurait pas de sens de créer un code de communication qui soit simplement un double par rapport à l’oralité.

39 On peut évoquer un sens compris pragmatiquement à partir des mélodies des pièces faisant désormais partie de la tradition. La même technique de composition tonale est mise en œuvre dans cette dimension sociale partagée ; elle est pratiquée sur la base de

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processus intersubjectifs oubliés, mais opérants. Le caractère concret de cette trame existentielle est illustré par le fait que la compréhension du sens d’une mélodie n’est possible que pour ceux qui ont vécu dans un milieu culturel déterminé. La compréhension ne se réalise donc pas exclusivement à un niveau phonologique de reproduction des tons, mais s’inscrit à son tour dans une dimension plus ample et fondamentale de partage inconscient des contextes et des expériences sédimentées. Le sens d’une mélodie jouée au yelẽ réside dans le fait de participer à ce processus de communication réactivé à chaque fois par les Lobi, mais dont la signification conserve toujours quelque chose d’inexplicable pour une personne étrangère. « Un roman, une poésie, un tableau, un morceau de musique sont des individus, c’est-à-dire des êtres dans lesquels on ne peut distinguer l’expression de l’exprimé, dont le sens n’est accessible que par contact direct et qui irradient leur sens sans abandonner leur propre position temporelle et spatiale. Dans ce sens, notre corps est comparable à l’œuvre d’art. Il est un nœud de signifiants vivants et non la loi d’une quantité donnée de termes variables [c’est nous qui soulignons] » (Merleau- Ponty 2001 : 215-216). Le corps comme modalité passive, opérante, du vivre témoigne de notre appartenance à un milieu qui nous détermine non de façon mécanique, mais plutôt selon ce substrat de relations esthético-émotives avec le monde qui est la source de toutes les modulations du corps lui-même.

40 La communication musicale, lorsqu’elle est possible dans une collectivité qui partage les mêmes transcendantaux historiques, est un élément fondamental d’identité culturelle. Si dans d’autres cultures de l’Afrique Occidentale comme les Gan, les Ashanti et les Fanti, la musique identifie le pouvoir royal et par conséquent tous ceux qui se reconnaissent en lui, chez les Lobi le processus d’identification mis en œuvre dans l’expression musicale est plus discret, moins visible mais tout aussi valide, une caractéristique d’ailleurs facilement assimilable à leur structure socio-politique sans pouvoirs forts. Le partage d’une langue naturelle, mais aussi d’un contexte culturel et existentiel permet, par le biais des instruments de musique, de faire circuler des messages compréhensibles aux seuls Lobi et encore, à ceux qui habitent un territoire donné puisqu’on joue des mélodies différentes selon les régions. Le sens et la manière de comprendre des messages sont si importants aux yeux des Lobi qu’eux-mêmes les définissent comme un facteur de forte identité socio- culturelle par rapport à ceux qui ne parviennent pas à les comprendre, par rapport à l’Autre. Arriver à comprendre les messages du xylophone est une vantardise courante chez les Lobi et les Birifor, même quand elle ne correspond pas à la réalité ; ce phénomène existe justement parce qu’il est un des éléments les plus déterninants pour fonder leur propre appartenance culturelle. Affirmer sa capacité à comprendre des textes musicaux est aussi une façon d’affirmer sa participation aux contextes cérémoniels et récréatifs qui sont la base même de la vie religieuse et sociale d’un individu. Zemp, dans la conclusion de son article (2004), écrit que les mots sont sous-jacents, et que la communication est interactive parce qu’elle crée entre les acteurs sociaux un mouvement circulaire, dans lequel s’inscrit une bonne partie de la créativité et du plaisir esthétique. Les expressions musicales n’existent pas en tant que sons fixés comme les mots de la langue naturelle. Dans l’expression esthétique de type musical le « sujet jouant » ne représente pas des sons prédéterminés abstraitement selon un code de communication, mais il fait naître des sons qui ont leur propre valeur primaire, partagée au sein d’une tradition strictement codifiée, dont la réification dans un style et dans des contextes définis en déternime la valeur pratique : « Dans la couche ‘‘primaire’’ de l’expression […], les contenus de l’expérience sont indissolublement liés à la façon dont ils prennent forme puisque c’est dans le mode relatif d’émergence que se révèle l’horizon de sens qui l’enveloppe, la

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connexion interne qui se révèle en lui – en d’autre termes : la problématique de l’expérience en tant que vie » (Matteucci 1998 :195). C’est cette modalité d’émergence des contenus de l’expérience à l’intérieur des contextes stéréotypés d’une tradition, en l’occurrence des sens de la musique, qui détermine l’appartenance d’un Lobi à sa culture et, dans un sens plus restreint, à son milieu d’expérience : en un mot, c’est ce qui lui permet de participer de façon fondamentale à la détermination de son identité culturelle.

BIBLIOGRAPHIE

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Discographie

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KERSALÉ Patrick , 1995, Afrique, Jeux et rites des Lobi. 1 CD Arion ARN 64341.

KERSALÉ Patrick , 1997, L’art du balafon. 1 CD Arion ARN 60731.

KERSALÉ Patrick , 2000, Burkina Faso: anthologie de la musique Gan. 2 CD Buda Records 92709-2.

KERSALÉ Patrick et Filippo COLNAGO, (à paraître), Anthologie de la musique Lobi. 2 CD.

Audiovisuel

COGNET Christophe et Stéphane JOURDAIN, 1996, Gongonbili, de l’autre côté de la colline. Vidéo coul., 65’. Paris : Ministère des affaires étrangères.

NOTES

1. Traduit de l’italien par Georges Goormaghtigh. 2. La famille des langues mooré représente une des principales familles linguistiques de l’aire voltaique. 3. Pterocarpus erinaceus. 4. « Horreur du son net, besoin de le troubler et de noyer son contours » (André Gide : « Le retour du Tchad », in Schaeffner 1994 : 52). 5. « L’apposition d’une membrane nasalise le timbre entier de l’instrument et joue le rôle contradictoire d’une sourdine superposée à un renforçateur » (Schaeffner 1994 : 85). 6. Léopold S. Senghor (1958 : 238), in Arom 1985 : 49. 7. Balafon est le nom moderne donné aux xylophones voltaïques en général après la colonisation française. Le nom original en langue jula est balã, et le verbe fo peut indiquer deux actions: fõ signifie « parler », alors que fō signifie « saluer ». En jula, balãfo signifie « jouer, faire parler le balã » et par transposition ce terme a tout pour indiquer l’instrument lui-même. 8. Coulibaly (1982 : 43) in Zemp 2004 : 314-315. 9. Förster (1987 : 29), in Zemp 2004 : 315.

RÉSUMÉS

Cet article porte sur certains des résultats d’une recherche menée en territoire Lobi sur la communication musicale, un phénomène répandu dans tout le Burkina Faso et dans l’Afrique Subsaharienne en général. On peut décrire le phénomène de la communication musicale à deux niveaux principaux : le premier, plus technique et opérationnel seulement sur le plan semi- conscient, consiste à créer et à relever les correspondances bi-univoques qui se déterminent au

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moment de la composition entre la ligne de base de la mélodie instrumentale et la succession tonale des syllabes de la langue naturelle ; le second niveau de description est de nature existentielle ; il peut être compris à travers les théories phénoménologiques des transcendantaux historiques de Merleau-Ponty. Ce niveau existentiel de compréhension et d’interaction entre le musicien et le public fait de la communication musicale un phénomène de construction identitaire puissant, dans la mesure où il n’est possible qu’entre ceux qui ont vécu dans un milieu culturel déterminé.

AUTEUR

FILIPPO COLNAGO Né en 1979, fait son premier voyage au Burkina Faso en 2001. Il commence par étudier les percussions (djembé et balafon plus particulièrement) dans le quartier de Bolomakote, à Bobo Dioulasso. Son intérêt croissant pour les musiques traditionnelles rurales l’engage à suivre une formation passant de l’expérience de terrain à la théorie en orientant le cours de ses études de la philosophie à l’anthropologie musicale. Après avoir voyagé en de nombreux pays d’Afrique Occidentale (du Sénégal au Bénin, du Mali au Ghana), il concentre sa recherche sur la réalité culturelle et musicale des Lobi du Burkina Faso, sujet de sa thèse de doctorat. À l’heure actuelle, il travaille à la publication des résultats de ses travaux.

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Jeux et enjeux identitaires abyssins. L’ethnomusicologue mène l’enquête 1

Olivier Tourny

Il était une fois

1 L’Éthiopie aime les mythes, les mystères et les légendes ; et vice-versa. L’une des plus appréciées raconte la création de l’homme. Dieu, s’ennuyant en son vaste paradis, décida de créer l’homme. Il prit de l’argile, la façonna et la mit à cuire. Pris par d’autres occupations, il en oublia sa créature, qui brûla. Insatisfait du résultat, il en façonna une autre, veillant à ce qu’elle ne subisse pas le même sort que la précédente. Par excès de prudence, la seconde cuisson fut beaucoup trop brève et Dieu jugea que, cette fois-ci, la créature était bien trop claire à son goût. Sa troisième tentative fut la bonne et l’emplit de joie. La cuisson était parfaite : l’Abyssin était né2. Cette Abyssinie que l’on aime abyssale allait une nouvelle fois justifier ce statut avec la découverte, en 1974, de l’Australopithecus afarensis Lucy, faisant d’elle notre plus vieille ancêtre supposée, conférant à son pays d’origine le titre de berceau de l’humanité ; de quoi rêver et fantasmer pour longtemps3. L’Éthiopie n’est pas expressément citée dans la Bible. Cependant, le « pays de Kush », plusieurs fois mentionné, est l’appellation usuelle pour désigner l’espace des peuplades résidant au-delà de la Haute Egypte. La Septante grecque traduit d’ailleurs systématiquement le terme par « Éthiopie ». Cette ancienne dénomination fait référence au nom du fils aîné de (C)Ham – l’ancêtre biblique des peuples d’Afrique (Genèse X.6 ; Chroniques 1 : 8).

2 Mais tel n’est point le seul lien du pays avec l’univers de la Bible, loin s’en faut. Une histoire issue de la tradition orale juive raconte avec force détails les exploits de Moïse qui le firent Roi de Kush pendant quarante ans, avant de repartir en Egypte pour y libérer son peuple. Mais le récit le plus communément partagé en Éthiopie provient du Kebra- Nagast4 dans lequel y est révélé que Makéda – Reine de Saba5 – partit certes rendre visite au Roi Salomon en son palais à Jérusalem comme le mentionne la Bible (Rois 1 ;

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Chroniques 2), mais dont l’union aurait engendré Ménélik, premier roi de la dynastie salomonienne d’Éthiopie. C’est ce dernier qui, rendant visite à son père, aurait ramené l’Arche d’Alliance à Aksoum, l’ancienne capitale, où elle demeurerait toujours sous haute protection ecclésiastique ; les aventures de l’Arche continuent. Et que dire du destin de Ras Taffari, (auto-) couronné « Haile Sellassie 1er, Rois des rois d’Éthiopie, Seigneur des seigneurs, Lion conquérant de la tribu de Juda, Lumière du monde, élu de Dieu », dont la fin tragique en 1975 marqua la fin de la dynastie, mais pas celle d’un nouveau rêve : le mouvement comme incarnation d’une nouvelle promesse messianique panafricaine ; Éthiopie, terre éternellement élue par Dieu. Entre temps, dans les royaumes d’Europe du XIIe siècle, vint à se forger la légende du Prêtre Jean, dont l’empire chrétien inaccessible était supposé recevoir toutes ses richesses du jardin d’Eden. Au fil des sources byzantines, papales ou portugaises – toutes en quête de cette terre mythique – c’est l’Éthiopie qui, progressivement, donna forme à ce rêve. Et tant pis si le royaume d’Abyssinie ne répondit pas exactement au merveilleux attendu par les visiteurs étrangers. L’utopie avait néanmoins donné naissance à une réalité : des frères chrétiens vivaient au-delà des mers et des déserts. Fermons un instant ce livre d’images et allons sur le terrain.

Une histoire

3 L’Éthiopie actuelle résulte de l’expansion vers le sud de l’Abyssinie historique, opérée par le roi des rois Ménélik II à l’aube du XXe siècle. Ce projet d’un royaume unifié a depuis disparu avec la mise en place d’un état républicain fédéral, divisé en neuf régions « ethniques » autonomes. Le pouvoir centralisé à Addis-Abeba n’en reste pas moins aux mains des Abyssins – Amharas et Tigréens. La langue des premiers est langue officielle et cohabite plus ou moins dans tout le pays, au côté des quelque quatre-vingt-dix autres langues qui y sont pratiquées par ailleurs. En termes de géographie physique, l’Abyssinie correspond au vaste plateau situé en région centre-nord du pays, dont l’altitude varie de 1800 à plus de 4000 mètres d’altitude. C’est ainsi que, dans son acception la plus stricte, l’appellation « habasha »(Abyssin) – d’origine arabe6 – désigne les personnes résidant ou provenant de cette région7. Son histoire trouve son origine et son développement dans sa partie la plus septentrionale. Là, se sont succédés de nombreuses cités et royaumes. L’historiographie classique a retenu celui d’Axoum (IIIe s avant notre ère – XIIe siècle) comme fondateur de l’histoire du pays. Ce royaume, produit de la fusion de populations couchitiques et sémitiques, connut un essor considérable grâce à son commerce avec les populations de la Mer Rouge et au-delà. Premier royaume sur le sol africain à frapper sa propre monnaie, détenteur d’une riche culture écrite en langue guèze (sémitique), sa conversion au christianisme au IV e siècle marque une rupture avec son passé hébraïco- païen et lui ouvre les portes de Byzance, d’Alexandrie et, plus tard, celles de l’Occident. Sa puissance militaire lui donne les moyens d’étendre progressivement son hégémonie vers le sud, comme d’implanter un royaume chrétien en Arabie Heureuse (Yémen), sur les ruines de l’empire juif himyarite. Du temps des affrontements entre le clan mecquois des Quraychites et Mahomet, un certain nombre des proches du Prophète trouveront refuge à Axoum. L’établissement des Perses en Arabie, puis la montée de l’Islam viendront marquer le déclin de la civilisation axoumite. Le coup de grâce sera dû à l’établissement, par différents peuples, de petits états autonomes sur les hauts plateaux du pays.

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4 Si le royaume axoumite disparaît, la ville d’Axoum demeure néanmoins la ville sainte du christianisme éthiopien et ce, même du temps de la dynastie des Zagwé (XIIe-XIIIe siècle), pourtant d’origine agaw couchitique. Le retour au pouvoir des Salomoniens se traduit au cours des siècles par une extension progressive des territoires royaux, sans cesse jalonnée par des guerres et des conflits principalement internes, dont les motivations sont autant politique, ethnique, religieuse que commerciale. La création de Gondar au XVIIe siècle comme nouvelle capitale d’Empire, puis celle d’Addis-Abeba vers la fin du XIXe siècle, viendront respectivement témoigner de cette expansion méridionale des Abyssins. Quoi qu’il en soit, il est indéniable que les hauts-plateaux éthiopiens ont constitué pendant des siècles un bastion, une forteresse du christianisme en Afrique de l’Est. Les diverses dynasties et royaumes qui s’y sont succédés se sont tous réclamés de cet héritage. Ainsi, en résumé et à grand trait, l’histoire de l’Éthiopie se veut avant tout abyssine et chrétienne.

D’autres histoires

5 C’est à Gondar et dans sa région que se posent maintenant les valises de l’ethnomusicologue. Ce dernier sait l’importance de ce fief de la chrétienté pour les Amharas. Dans ce rude pays de montagne, il a compris combien la population est méfiante et difficile d’accès. Il a appris combien les gens sont toujours prêts à défendre leurs églises contre les agresseurs, réels ou supposés. Il y a perçu le sentiment de révolte qui sourd dans les couvents et les églises contre le Patriarche même, installé là-bas dans sa résidence d’Addis-Abeba, accusé de corruption, bien que son vrai péché soit d’être d’origine tygréenne et non amhara.

6 Pour l’ethnomusicologue curieux de musiques religieuses et (para-)liturgiques, Gondar est un terrain d’investigation incontournable. Car, outre ses églises merveilleuses, ses maîtres prestigieux, ses pèlerinages qui attirent des foules de fidèles et de touristes, deux autres communautés issues de la région ne peuvent manquer d’attirer son attention. Il y a (ou plutôt, il y avait) celle des Juifs, ou Beta Israel, plus communément connue sous l’appellation de Falasha. Une somme considérable d’études lui est consacrée, contrastant avec le peu d’attention portée à ses chants liturgiques. Il y a aussi celle des Q’emant qui progressivement s’éteint, mais dont l’intérêt n’en est pas moins grand8. Pour le paléontologue, tous sont caucasiens. Pour l’historien, tous ont vécu pendant des siècles dans le même espace géographique, entretenant entre eux des relations pour le moins inégales au gré d’alliances et de mésalliances. Mais restent en suspens bien des interrogations, au premier rang desquelles on retiendra celle de leurs origines respectives. Autrement dit, dans une région dominée par des influences autant complémentaires que contradictoires, qu’en est-il de la question des identités ? Et c’est dans ce contexte que l’ethnomusicologue prête l’oreille.

Les Q’emant

7 L’investigation commence tout naturellement par les Agaw : les paléoanthropologues s’accordent à considérer leur présence comme bien antérieure à la venue des proto- Amharas. D’après Gamst (1969 : 11), ce serait la sophistication de leur technologie horticole qui leur aurait assuré la suprématie territoriale sur les Bushmanoïdes. Progressivement repoussés puis dominés par l’arrivée des populations du nord, les Agaws

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se seraient ensuite noyés dans la masse des envahisseurs. Aujourd’hui, on ne recense plus que sept communautés vivant çà et là dans quelques enclaves : les Awiya, les Kunfal, les Hamir, les Bilen, les Damot, les Xamtanga et les Q’emant. Toutes ont été amharisées et généralement christianisées, sauf la dernière, où quelques irréductibles résistent encore au rouleau compresseur de l’assimilation.

8 Sur les quelque 170 000 membres de la population q’emant, seul moins d’un millier continue à pratiquer ses traditions religieuses ancestrales, que Gamst (1969) qualifie d’« hebraïco-païennes ». Il y a du vrai dans cette dénomination, bien qu’il soit difficile de circonscrire le sujet par ce seul label. Le dernier territoire q’emant se trouve dans la région de T’chelga, à mi-chemin entre Gondar et la frontière soudanaise. Là, dans la bourgade d’Aykel réside encore l’autorité politico-religieuse suprême, le wambar (litt. le siège), de son nom Mulunah Marsha, élu par ses pairs à cette fonction lorsqu’il avait 6 ans, en 1941. L’entourent quelques grand-prêtres (kamazana) et quelques prêtres (abayegariya, ou k’es, selon la terminologie gueze). L’amharique est à présent communément usité, au détriment du q’ementinya (afro-asiatique, central couchitique), la langue d’origine qui n’est guère plus pratiquée que dans la liturgie. Aucun écrit, aucune littérature ne lui sont connus. Une grande partie de la population partage la croyance d’une origine cananéenne. Pour certains, cette origine correspond à l’espace géographique proto- hébraïque, « bien avant la construction de Jérusalem ». Pour d’autres, elle se confond avec la généalogie biblique : Yaner (non attesté dans la Bible), père fondateur du peuple q’emant, serait le petit-fils de Canaan, quatrième fils de Ham, fils de Noé. La tombe de la femme de Noé ne se trouve-t-elle d’ailleurs pas à Aykel ? D’autres témoignages font état du voyage d’Arwadi, fils de Canaan, depuis le pays de Canaan, jusqu’à son installation dans les montagnes éthiopiennes. Les Q’emant disent ne pas être juifs comme leurs voisins falashas ; mais, là encore, les versions divergent quant aux liens de parenté qu’ils pourraient avoir entre eux. Pour certains, Arwadi serait venu en compagnie de l’ancêtre des Falashas et ils se seraient partagés la terre. Pour d’autres, les Falasha sont une des branches de leur peuple. Gamst (1969 : 37) évoque encore l’épopée de deux héros q’emant qui auraient reçu d’un roi Falasha la permission d’acquérir autant de terre que pouvaient atteindre leurs chevaux avant la tombée de la nuit. L’un d’eux aurait ainsi retenu la course de l’astre solaire pendant trois jours. Aujourd’hui cependant, bien des Q’emant évoquent plutôt une origine autochtone. Quant au récit de la Reine de Saba, ils le désignent comme chrétien et donc étranger à leur propre histoire.

9 Sur le plan religieux, les Q’emant prient un Dieu unique, créateur de toute chose : Yedara. Les anges Jakarenti, Girgriwalea et Mizgana l’assistent dans Sa tâche, tandis que Saytan agit contre la sainteté des hommes. Ce panthéon est aussi composé de héros fondateurs que l’on prie: Aderayiki, Kebruha, Kidisti, Geberhu, Itaterenza, Yibertala. D’autres personnes saintes, tels d’anciens wambar ou autres ermites ( ma∂yim) du passé, sont également vénérées. Les lieux de cultes traditionnels se situent toujours sur des collines sacrées, surmontées de bois, eux aussi sacrés, les digna. Là, un espace, le shuwen sebra (« lieu de prières »), généralement délimité par des pierres ou des branchages, est réservé aux prêtres qui célèbrent l’office.

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Fig. 1. Prêtre q’emant.

Photo Olivier Tourny.

10 Les Q’emant disent prier quotidiennement – prières du lever et du coucher, prière avant chaque collation, avant et après la journée de travail. Le jeûne fait partie intégrante de leur vie religieuse : il s’observe dès la veille de toute fête et s’achève par le repas communautaire qui suit les offices. Leur calendrier liturgique commence en octobre et s’achève en juillet, soit après et avant la grosse saison des pluies. L’année cérémonielle est jalonnée de fêtes religieuses, de commémoration des saints et des ancêtres. A chacune est dédié un bois sacré. D’après la mythologie, les bois sacrés sont innombrables, depuis Jérusalem jusqu’à Aykel. L’office q’edassie (du guèze, « saint ») est au cœur de la liturgie. Il est de règle qu’il soit conduit par un grand prêtre et qu’un prêtre l’assiste. Lorsque le wambar est présent, son rôle se limite à siéger au centre de l’espace sacré, sans autre fonction que de bénir l’assemblée des fidèles à l’heure du repas communautaire. Sa position en tant que chef politico-religieux est toutefois essentielle : c’est lui qui prie pour le succès des moissons, pour réguler la pluie, pour rendre une femme fertile, comme c’est lui qui gère tous les conflits.

11 Parallèlement à ces pratiques religieuses, les Q’emant – comme leurs voisins juifs et chrétiens – attachent une grande importance aux esprits, bons (qole) ou mauvais (zar), qui sont censés les entourer. La sorcellerie, la magie et la divination, encore très présentes dans la vie quotidienne, sont le domaine du chamane. Même s’ils refusent par principe de croire à la possession, les prêtres sont néanmoins sollicités pour guérir les esprits par leurs prières et leurs bénédictions. Le samedi est jour de repos hebdomadaire où toute activité est interdite, même la prière. Des règles de pureté extrêmement contraignantes régissaient autrefois la vie collective comme elles limitaient les contacts avec l’extérieur. La venue d’un visiteur étranger nécessitait après son départ de purifier tous les espaces et

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objets qu’il avait pu contaminer. À l’inverse, le retour au pays impliquait de se laver et de faire de même pour ses vêtements de voyage. Lors de leur menstruation ou en période de couches, les femmes se retiraient dans la « hutte du sang » (bedji ninne), à l’écart des autres habitations. Ce n’était qu’à l’heure de la ménopause qu’elles étaient considérées comme définitivement pures. La circoncision (ou l’excision) est toujours pratiquée sur l’enfant au huitième jour de sa naissance. Après un bain cérémoniel, il y reçoit ses noms et est officiellement admis dans la communauté. Quant aux règles alimentaires, les Q’emant ne mangeaient pas de poisson9, ni d’animaux blessés, ni de porcs, et ils ne mélangeaient pas la viande avec les produits lactés. Les animaux propres à la consommation étaient égorgés et vidés de leur sang. Dès lors que leurs voisins Beta Israel observaient des interdits analogues, ils pouvaient partager avec eux la crêpe traditionnelle (injara), les légumes, les fruits, mais pas la viande.

12 Par nécessité, l’ensemble de ces règles s’est aujourd’hui grandement assoupli. Durant la période médiévale et jusqu’au XIXe siècle, les Q’emant ont joui d’une relative autonomie : d’une part parce que leur origine, leur nombre et leurs pratiques religieuses ne présentaient pas d’intérêt ni de danger pour le pouvoir chrétien royal ; d’autre part parce que les Q’emant, par souci de quiétude et d’intérêt, ont toujours respecté le système féodal mis en place par les Amharas. Gamst (1969 : 9) émet d’ailleurs l’hypothèse que si la capitale Gondar a été érigée en plein Q’emantland (vers 1630), c’est précisément parce que le roi Fasiledes avait pleine confiance en ses vassaux Q’emant et beaucoup moins en ses princes amharas et tygréens.

13 Leur christianisation s’est réellement amorcée sous le règne du roi Johannes IV (fin XIXe siècle), désireux de rassembler les populations à l’heure des menaces musulmanes d’Egypte et du Soudan. C’est sur des prétextes similaires, après l’occupation de l’Italie fasciste, qu’une seconde vague de christianisation a été menée systématiquement par les pouvoirs politiques et religieux, ne laissant que les autorités religieuses traditionnelles, leurs familles et leurs descendances à la foi de leurs ancêtres. Ces politiques d’acculturation ont été conduites parfois par la persuasion, parfois sous la menace. Les brimades et humiliations constatées par Tubiana (1999) dans les années 1950 sont encore d’actualité : l’Église a édifié de nombreux sanctuaires sur les lieux saints q’emant et interdit l’accès à la plupart des bois sacrés. À l’inverse, bien des Q’emant chrétiens témoignent encore d’une grande vénération pour leur culture originelle, n’hésitant pas à assister aux cérémonies religieuses de leurs ancêtres lorsqu’une occasion vient à se présenter.

Les Beta Israel

14 Leurs voisins Beta Israel (« Maison d’Israël ») méritent eux aussi une attention toute particulière. Comme dans le cas des Q’emant, les mythes et légendes liés à la question de leur origine s’entremêlent avec d’autres théories plus ou moins crédibles. Pour une partie des Juifs d’Éthiopie, le mythe de la Reine de Saba justifie leur présence sur le sol africain. Pour d’autres, c’est la venue de leurs ancêtres du temps de la période biblique qui l’expliquerait. Les historiens ont longtemps privilégié cette thèse d’immigration à diverses périodes, depuis Israël, le Yémen ou l’Éléphantine. Dans ce cas, elle se serait produite avant l’élaboration des textes de la Mishna et du Talmud et avant l’instauration de certaines fêtes post-biblique, chez eux inconnues. Une autre approche privilégie l’hypothèse de la conversion de populations autochtones : les Beta Israel seraient

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d’origine agaw (Ullendorf 1956 ; Rodinson 1964 ; Gamst 1969), ou bien des Chrétiens dissidents qui auraient opéré un retour à la foi mosaïque (Shelemay 1986), ou bien encore le produit de groupes composites réunis sur des intérêts communs qui, à l’issue d’un long processus de cristallisation, auraient engendré une entité propre (Kaplan 1992 ; Quirin 1992).

15 L’ensemble de ces théories est en partie étayée par l’observation des rites et coutumes de cette population. La piste agaw s’appuie notamment sur la présence effective de certains passages de prières en langue agaw falashinya, l’ancienne langue supposée des Juifs avant leur adoption de l’amharique ou du tygréen. À l’écoute de ces extraits, les Q’emant authentifient l’origine agaw de la langue, mais ne sont pas à même de la comprendre. L’option du « retour » au judaïsme est étayée sur la base des mouvements de rébellion opérés au cours des XIVe et XVe siècle par des zélotes chrétiens dissidents (dénommés Ayhud) en réaction aux velléités de réforme émises par les autorités ecclésiastiques de l’époque. Elle viendrait éclairer la présence chez les Juifs éthiopiens de pratiques présumées chrétiennes, notamment un simulacre de baptême (à l’instar des Q’emant) et la présence jusqu’au milieu du XXe siècle d’un monachisme autant érémitique que cénobitique10.

16 L’un des arguments les plus couramment avancés pour dénier aux Beta Israel une origine juive est celui de leur langue liturgique. Leurs prières ne sont pas en hébreu, mais en guèze, langue considérée comme celle de l’Église par excellence. Cet argument nécessite quelques nuances : la langue guèze est avant tout celle de l’ancien royaume d’Axum, et ce, bien avant sa christianisation. En outre, les prières des Beta Israel révèlent un certain nombre de termes hébraïques, ainsi que des formulations spécifiquement juives. Mais ces quelques observations ne suffisent pas à expliquer pourquoi les Beta Israel sont la seule communauté juive à ne pas prier en hébreu.

17 Sur le plan religieux, les Juifs éthiopiens véhiculent des traditions plus hébraïques que juives. C’est d’ailleurs à partir de ce constat que s’est développée la théorie d’une immigration à la période biblique. La hiérarchie des grand prêtres et des prêtres, la configuration des maisons de prières (tsalota biet) sur le modèle du Temple, l’usage du sacrifice animal, le respect des grandes fêtes bibliques comme des codes alimentaires en seraient les manifestations. Une seconde lecture montre qu’elles sont surtout le fait, chez eux, d’interprétations (Ben Dor 1990 : 26). Leur Bible proviendrait d’une traduction de la version grecque des Septante, réalisée par les sages de la communauté juive d’Alexandrie au IIe siècle avant notre ère. Elle constitue la plus grande source d’inspiration de leurs textes liturgiques, écrits ou oraux. Les prières montrent un attachement singulier pour le Livre des Psaumes, mais elles résultent principalement d’un agencement de sources composites, autant bibliques que midrashiques, qui sont propres à cette communauté. À l’instar des Q’emant, des lois de pureté extrêmement strictes ont perduré jusqu’au milieu du XXe siècle Les villages des Beta Israel étaient situés à proximité d’une rivière, tant les ablutions étaient coutumières. Leslau (1951 : xii-xiii) rapporte d’ailleurs que l’un des moyens pour les Juifs de se reconnaître était, selon eux, l’odeur d’eau qui émanait de leur personne. Les lieux rituels destinés à l’usage exclusif des autorités religieuses, les lois draconiennes régulant tout contact avec le monde extérieur, la « hutte du sang » (ou « hutte de la malédiction ») pour les femmes momentanément impures, les codes alimentaires sont autant de pratiques qui ont régi la vie communautaire.

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Fig. 2. Pèlerinage annuel beta israel.

Photo Olivier Tourny.

18 Les Beta Israel vénèrent les personnalités saintes de leur passé, les patriarches et, par- dessus tout, leur Dieu unique (Herzega ou Yadara en agaw ; Elohe ou Adonay en hébreu), Dieu père ou Dieu roi (Egzi ‘Aviher ou Amlaq en guèze). Les lundis, mercredis et vendredis étaient jours de jeûnes. Il en était de même pour la veille de toute grande fête. Le sabbat, particulièrement observé, était marqué par les offices et les joyeuses réunions familiales et communautaires. L’accomplissement des offices liturgiques relevait de la responsabilité du prêtre de région. Il arrivait fréquemment que deux prêtres s’associent pour le culte. Lors des grandes fêtes annuelles, les célébrations pouvaient rassembler un grand nombre de prêtres et de grands-prêtres.

19 À la différence des Q’emant regroupés en un même espace, les Juifs d’Éthiopie étaient implantés dans toute l’Abyssinie. Ils y entretenaient malgré tout de forts liens intracommunautaires. Quant à leurs relations avec les différents pouvoirs royaux et l’autorité religieuse de l’Église, elles furent souvent difficiles. De nombreux récits historiques éthiopiens évoquent les guerres incessantes des princes chrétiens contre les Juifs, comme les révoltes de ces derniers. Un décret royal du XVe siècle interdit aux non- Chrétiens – dans les faits, aux Juifs – de posséder la terre11, les obligeant à (sur)vivre du fermage ou de l’artisanat. Au début du XVIe siècle, les armées royales matent les derniers bastions juifs indépendants. La disparition de l’état central dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe favorise un repli communautaire. Les missions d’évangélisation protestantes anglaises à leur encontre provoquent des contre-missions juives européennes qui, un siècle plus tard (1980-2000), les conduiront à immigrer massivement en Israël. La reconnaissance de leur judaïté par le Grand Rabbinat israélien – les identifiant comme descendants de la tribu de Dan – allait toutefois être soumise à une condition de taille : en raison de la singularité de leurs pratiques religieuses, les prêtres, comme l’ensemble de la communauté, étaient conviés à les abandonner au profit d’un judaïsme plus normatif.

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Les Chrétiens

20 En dépit de l’importance numérique de l’Islam et de la montée des mouvements évangélistes dans le sud, l’Église Chrétienne Orthodoxe Unifiée (Tewahedo) d’Éthiopie reste, encore aujourd’hui, en position dominante dans le pays. Sur les hauts plateaux, son omniprésence – par ses édifices, ses cérémonies et le nombre de ses clercs – frappe l’imagination du voyageur. Il arrive souvent à ce dernier d’être surpris en pleine nuit par le chant des officiants, relayé par haut-parleurs à l’intention des fidèles. C’est avec la conversion du roi Ezana d’Axoum au IVe siècle que le christianisme fait son entrée officielle en Éthiopie. Avant cette période, les Éthiopiens ont coutume de considérer que leurs ancêtres étaient juifs. Aussitôt reliée au patriarcat d’Alexandrie, l’Église éthiopienne ne deviendra autocéphale qu’en 1959. Elle fait ainsi partie des Églises orientales monophysites, qui se sont opposées aux orientations proposées par le Concile de Chalcédoine en 451 au sujet de la double nature du Christ (Dieu et homme). Elle est sans doute celle qui est restée la plus proche du judéo-christianisme originel. C’est d’ailleurs elle qui, pour le plus grand intérêt de ses monarques, a constamment alimenté le message d’une filiation directe entre l’Israël biblique et l’Éthiopie : la reine de Saba, Axoum en tant que nouvelle Jérusalem, l’Éthiopie comme nouvelle Terre Sainte. Son décorum, le plan de ses églises, son attachement particulier pour les textes de l’Ancien Testament, la circoncision du nouveau-né le huitième jour après sa naissance et l’interdit du porc sont là pour le rappeler.

21 L’église est fortement structurée, dotée d’une importante administration jusque dans les campagnes les plus reculées. Outre ses fonctions et attributs spirituels, théologiques et liturgiques, elle veille et encadre ses fidèles tout au long de leurs parcours de vie, par l’enseignement, l’éducation et les missions sociales. Nombre de Chrétiens sont pieux et suivent les observances liées à leur foi. Ils récitent les trois prières quotidiennes (matin, midi et soir), se signent devant chaque édifice religieux, lisent les Psaumes quotidiennement, participent aux liturgies et aux processions. L’année commence après la saison des pluies, en septembre. Masqal, fête de la Croix, marque le début d’une longue succession de fêtes, de cérémonies, de commémorations, de pèlerinages, qui jalonnent le calendrier liturgique. Avec les jeûnes du mercredi (Trahison du Christ) et du vendredi (Jour de la Passion) et ceux précédant les grandes fêtes, on totalise entre 180 et 250 jours de restriction ou d’abstinence alimentaire. Dans les églises et monastères existe une littérature très abondante et encore peu connue, composée de textes non seulement religieux, mais aussi historiques, philosophiques ou astronomiques ; une église savante donc, omniprésente et omnipotente.

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Fig. 3. Cérémonie à l’église.

Photo Olivier Tourny.

22 Des Q’emant agaw qui se disent Cananéens, des Juifs qui sont peut-être d’anciens Agaw ou d’anciens Chrétiens et des Chrétiens qui font tout pour rappeler leurs origines juives supposées : le décor est planté. Qu’en dit l’ethnomusicologue ?

Musicologie comparée

23 Vu le contexte, pour nous en tenir au seul domaine religieux, il n’est guère surprenant de constater que les trois communautés partagent de nombreux points communs. Sur le plan vestimentaire, les prêtres portent tous le turban traditionnel – ou qob – comme signe de leur fonction. Dans les trois confessions, l’espace religieux est réglementé : l’espace des prières chez les Q’emant est similaire à celui autrefois dévolu aux moines juifs ; la maison de prières des Beta Israel et les églises chrétiennes suivent la même configuration et obéissent aux mêmes codes d’accès et de préséance. Les lieux de prières se situent de préférence sur les hauteurs ou sur les collines plantées d’arbres. Tous prient vers l’Est, nommément en direction de Jérusalem. Tous ôtent leurs chaussures pour pénétrer dans les sanctuaires. Tous observent des lois alimentaires à connotation hébraïque. Tous marquent le sabbat. Dans les trois confessions, les prêtres conduisent la liturgie, tandis que les fidèles y assistent plus qu’ils n’y participent. Notons ici que la posture silencieuse du Wambar trouve son pendant chez le Patriarche lors des fêtes ordinaires de l’église. Ce sont les prêtres des trois communautés qui dansent aux cours des offices. Si la chorégraphie peut varier, bien des mouvements sont similiaires (w∂reb et tchetchebo).

24 Sur le plan de leur déroulement, certaines célébrations juives présentent de réelles affinités avec le Q’edassie q’emant, alternant les bénédictions, les chants, les prières et les

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danses et s’achevant par le sacrifice animal et le partage communautaire de la viande cuite et sanctifiée. Mais Q’edassie est aussi le nom de la messe à l’église. D’ailleurs, Q’idus (« saint ») est le titre de la prière introductive dans les deux offices. L’église opère une séparation entre les deux prêtres officiants – assistés de trois diacres – qui président à l’eucharistie et l’ensemble des chantres (mazamrān) qui en assurent les parties musicales. Ces derniers ont reçu une formation spécifique à cet effet. Chez les Juifs et les Q’emant, la cérémonie est généralement conduite par un grand-prêtre et un prêtre, ou une assemblée de prêtres. Tous participent, dans un ordre défini, aux prières et aux chants. C’est dans ce domaine que l’ethnomusicologue s’engouffre, plus que jamais décidé à faire le point sur les relations – avérées ou pas – entre les trois traditions en question.

25 Chez les Q’emant, il n’existe point d’instruments accompagnateurs du chant des prêtres, mis à part des bâtons, irrégulièrement entrechoqués par des officiants lorsqu’ils dansent. Les prêtres juifs font de même lorsqu’ils dansent, mais leur chant peut en outre s’accompagner de la frappe ad libitum d’un tambour à membrane simple (nagarit) ou d’un ostinato rythmique combinant ce même tambour à un petit gong (metq’e). Les chantres chrétiens disposent à la fois de tambours cylindriques à double membrane (qabaro), de sistres (sänasḥl) et de bâtons de prières (mäqwamḥya), à la fonction parfois rythmique ou emphatique. Aqwaqwam est l’espace musical gradué en sept périodes au cours duquel ces instruments sont mis à contribution pour accompagner le chant (Damon : 2005).

26 La différence fondamentale entre le chant de l’église et les deux autres réside dans le fait qu’il s’appuie sur une tradition écrite extrêmement riche et complexe. C’est à saint Yared, moine axoumite du XIe siècle, que l’on attribue la paternité de cet héritage ; encore que cette paternité soit toute relative : c’est au cours d’une extase mystique que Yared aurait reçu des puissances célestes les fondements du chant liturgique de son Église, lequel aurait ensuite été transcrit au moyen d’un système de signes mnémotechniques rappelant les formules mélodiques et les codes interprétatifs liés à l’exécution de chaque chant (Tourny 2001). Les Juifs et les Q’emant attribuent eux aussi une origine divine aux patrimoines chantés, reçus par « leurs ancêtres » (non identifiés) et transmis de génération en génération par le seul canal de l’oralité.

27 La question des échelles musicales usitées à l’église a fait l’objet de plusieurs études publiées (dont Villoteau 1826 ; Powne 1966 ; Jeffery & Shelemay 1994) qui reprennent pour l’essentiel la catégorisation esthétique vernaculaire. Une étude comparative de type acoustique n’en demeure pas moins pertinente. Ainsi, sur l’ensemble des systèmes usités dans les trois traditions en question, l’échelle pentatonique anhémitonique, qui s’avère être la seule employée par les prêtres beta israel, apparaît aussi chez leurs deux voisins. Mais chez ces derniers, d’autres échelles existent. À l’église, outre l’échelle pentatonique, qui porte ici le nom d’araray, deux autres modes d’organisation des degrés apparaissent : le ge’ez, qui s’analyse comme tritonique agrémenté de pyens ([sol-la] si [do] ré# fa#) et l’∂zl, qui peut se définir comme pentatonique ‘élargi’ (sol la si [do] ré mi [fa]). Dans la tradition q’emant, on y dégage également une seconde échelle pentatonique, mais de type hemitonique (mi fa la si do) ainsi qu’une échelle tritonique (si mi fa# [sol]), qui n’est pas sans rappeler celle du ge’ez.

28 En ce qui concerne la manière dont les chants sont réalisés, elle s’opère par l’alternance entre l’énonciateur du chant et celui qui le reçoit ; bien souvent, entre un (ou plusieurs) soliste(s) et un chœur. On y retrouve ainsi les deux formes courantes résultant de ce dispositif, que nous nommons respectivement antiphonale (A/A) et responsoriale (A/B). Cependant, les trois traditions montrent, dans leurs formes les plus solennelles, une

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propension à dépasser ce simple cadre d’une alternance binaire soliste/chœur en proposant des configurations plus complexes. Sur ce point aussi, les exécutions respectives des prêtres q’emant et chrétiens présentent de réelles affinités :

Exemple 1. Réalisation q’emant

Exemple 2. Réalisation à l’église

29 Chez les Juifs, la forme résulte de combinaisons plus élaborées. Le verset s’y définit par une configuration présentant trois alternances binaires, opposées à une distribution ternaire du contenu mélodique ; autrement dit, une hémiole formelle :

Exemple 3. Réalisation chez les Juifs

30 Sur le plan de l’organisation du temps, on a dit la grande similitude entre certaines catégories dansées dans les trois confessions. Il en est de même, à l’opposé, en ce qui concerne les chants non soumis à un étalonnage de temps régulier. En ce qui concerne le jeu instrumental (absent chez les Q’emant), on ne retrouve toutefois jamais à l’église la formule rythmique appliquée par les Juifs sur certaines pièces :

Exemple 4

31 En théorie, la réalisation collective des chants dans les trois traditions devrait s’opérer de façon monodique. C’est en tout cas ce qu’affirment – d’une même voix – tous les informateurs consultés. Dans la pratique, seuls tendent à y parvenir les chantres chrétiens, assurément mieux encadrés que leurs homologues juifs et q’emant sur ce point. Pour ces derniers, en dépit de nombreux tuilages et d’accords fortuits, leurs manifestations plurivocales relèvent de l’hétérophonie. Quant aux systèmes mélodiques, ils fonctionnent tous trois sur le principe formulaire. Cela est particulièrement explicite

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dans la théorie musicale de l’Église, où à chaque signe (meleqet) est censé correspondre une formule mélodique spécifique. Chez les Beta Israel, l’intégralité du système se laisse réduire à huit cellules mélodiques stéréotypiques, leur mobilité permettant de les associer en de multiples combinaisons. Un tel système minimal semble être aussi de mise dans le chant q’emant. À l’écoute de ces divers patrimoines, le sentiment est qu’ils diffèrent autant par leur esthétique que par leur nature, mais qu’ils partagent en même temps bien des traits communs. Il semble toutefois que le chant des Q’emant soit plus proche de celui des Beta Israel que de celui de l’Église. Cela tient au fait que, chez les deux premiers, la ligne mélodique procède massivement par degrés conjoints. La mélodie chrétienne est, quant à elle, fréquemment marquée par des sauts intervalliques : celui à l’octave, correspondant aux changements de tessiture, en est le plus symptomatique. Sous d’autres aspects, cependant, les chants juifs et chrétiens offrent certains points de rencontre. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne le mouvement mélodique qui, parti de l’aigu, descend progressivement dans le grave, en escalier :

Exemple 5

32 Toutefois, il arrive à l’église qu’un tel mouvement soit interrompu, en raison des sauts d’intervalles précédemment évoqués.

Anthropologie de la différence

33 Les prêtres de l’Église ne connaissent pas à l’évidence les traditions musicales de leurs voisins. Il en est de même entre Juifs et Q’emant, ce qui s’explique autant par le fait qu’il n’y avait pas de prêtre beta israel dans la région de T’chelga que par une relative étanchéité entre les communautés. À l’écoute d’une sélection de pièces issues des trois répertoires, tous s’attachent à identifier celles qui leur appartiennent et celles qui leur sont étrangères. Chacun tente d’exposer ce qui fait la spécificité de sa tradition, même si le discours concerne plus les aspects linguistiques et textuels des chants que la musique elle-même. Il n’en demeure pas moins que, pour eux, les traditions divergent. De fait, il eût été inconcevable que, dans un tel contexte d’enjeu identitaire, les trois communautés partagent les mêmes modes d’expression. À l’inverse, il eût été surprenant qu’elles ne présentent pas de points de rencontres, ici et là, comme la trace d’un héritage historique et géographique commun. Les différences entre elles peuvent être ténues : elles existent toujours ; nécessairement.

34 Il a été dit précédemment les affinités, comme les nuances, existant entre le chant q’emant et celui de l’Église au niveau de la forme et de l’échelle, entre celui des Q’emant et celui des Beta Israel en ce qui concerne la structuration des offices et l’hétérophonie,

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entre celui des Juifs et celui des Chrétiens sur le plan de la langue liturgique et de certains profils mélodiques ; entre tous sous bien d’autres aspects. Mais il y a plus. Dans un contexte de « frères ennemis », les relations entre Juifs et Chrétiens n’ont pas manqué de produire des effets plus subtils encore. Ainsi, par exemple, l’usage du tambour dans les deux traditions. Dans le pays, l’image du kabaro vient se confondre avec celle de l’Église, tant cette dernière en a fait l’un des instruments incontournables de sa liturgie. Les Juifs connaissaient bien l’instrument, mais ils le réservaient au seul domaine profane. À l’inverse, leur nagarit, destiné à la liturgie, était le tambour bien connu de toutes les populations pour être traditionnellement dévolu au protocole des rois d’Éthiopie. Bel exemple de dialectique sur l’affirmation du vrai pouvoir, divin ou terrestre. De même, il est troublant de constater que le chant liturgique des Beta Israel repose sur une seule échelle tandis que celui de l’Église est fondé sur trois systèmes scalaires différenciés. Pour cette dernière, cet usage trouve sa raison d’être comme affirmation explicite de la Trinité, le ge’ez, l’∂zl et l’araray symbolisant respectivement le Père, le Fils et le Saint-Esprit. L’élaboration des textes dans les deux confessions sera notre dernier exemple. Toutes deux montrent un attachement particulier pour le Livre des Psaumes. Or, s’il arrive qu’elles utilisent les mêmes sources, on ne trouve jamais de textes qui leur soient communs. Mieux même, ils divergent systématiquement : telle tradition retiendra les premiers et les derniers versets de tel psaume, tandis que l’autre prendra ceux du milieu, ou vice-versa. Une telle situation ne peut être fortuite. Elle est la marque d’une profonde connaissance de l’Autre et la manifestation d’une inévitable distanciation par rapport à lui, exemple remarquable d’une anthropologie de la différence. À l’égard des Q’emant, les Juifs et les Chrétiens ne démontrent pas de telles subtilités stratégiques : ils n’en avaient pas besoin, et les Q’emant encore moins que les autres.

35 À l’issue de cette enquête, l’ethnomusicologue n’a pas trouvé de coupable, mais beaucoup de suspects. Son étude a permis de dégager des aspects inédits et bien souvent insoupçonnés des cultures observées. À cet égard, elle contribue de façon significative au lourd dossier historique et identitaire de ces populations des hauts plateaux éthiopiens. À l’heure d’en redescendre, l’ethnomusicologue rencontre la communauté musulmane de Gondar et y découvre la beauté de ses chants. En pleine séance d’enregistrement, dans l’entrelacs des voix des deux chœurs, il y reconnaît subitement le visage de l’hémiole formelle, qu’il avait jusqu’à présent identifiée comme propre au judaïsme éthiopien. Là, l’ethnomusicologue sait qu’il n’en a pas fini, ni avec son enquête, ni avec les populations d’Abyssinie.

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NOTES

1. Le présent article s’appuie sur des données recueillies sur le terrain depuis de nombreuses années grâce au soutien du CNRS, de l’Ambassade de France en Éthiopie, du Centre français des études éthiopiennes et de l’UNESCO/ Gouvernement de Norvège.

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2. À chacun sa version : il est utile de rappeler ici l’origine étymologique du mot « Ethiopia » qui, dans la Grèce antique (aiq-oy), signifiait le « (pays) des visages brûlés »… 3. Les versants Ouest et Est de la dépression du Rift revendiquent chacun ce label. Le Sahélien Toumaï semblait l’emporter en ancienneté sur Lucy, jusqu’à ce que la découverte récente de Salem, fillette hominidée en Ethiopie, relance le débat (Nature, 21 sept. 2006, 296-301). 4. Ou « Gloire des rois », un texte éthiopien en langue guèze datant vraisemblablement du XIII e siècle. 5. Les Yéménites réfutent cette version éthiopienne, considérant « leur » Bilqis comme « véritable » Reine de Saba (Coran 27 : 23/44). 6. Un hiéroglyphe égyptien désigne les terres situées au sud du pays par le terme Hbsty (Voigt, 2003 : 59). 7. Dans son sens le plus large, l’Habasha définit l’Éthiopien par opposition au Farenj, c’est-à-dire l’Étranger (litt. le « Franc »). 8. En dépit de son importance, la communauté musulmane de la région ne fait pas l’objet de cette étude. Longtemps dépendante des imams du Wollo, cette communauté s’est créée depuis quelques décennies son propre répertoire de chants religieux (mawlid, minzuma, zikr). 9. On lira l’explication par Joseph Tubiana (1999 : 68-86). 10. Encore qu’une lecture juive de ces pratiques soit possible lorsque l’on sait la présence, dans le judaïsme ancien, de sectes de baptiseurs (tel Jean-Baptiste) et de nazirim (« moines »), personnes se retirant du monde pour expier leurs pêchés. 11. Felassi (du guèze) se traduit par « sans droits de terre », d’où l’appellation « Falasha ».

RÉSUMÉS

Les communautés q’emant, beta israel et chrétiennes ont vécu côte à côte pendant des siècles dans une aire géographique qui définissait autrefois les terres d’Abyssinie. Les premiers, d’origine agaw, s’affirment de provenance cananéenne. Les seconds, plus connus sous l’appellation falasha, revendiquent une descendance directe depuis la Jérusalem biblique. Les derniers entretiennent une filiation biblique qui leur permet de revendiquer la place d’une nouvelle terre élue par Dieu pour eux. Dans ce contexte judeo-hebraïco-chouchitico-chrétien des plus étonnant, l’ethnomusicologue se penche sur l’identité de chacune des traditions musicales liturgiques concernées pour tenter d’en dénouer les fils historiques.

AUTEUR

OLIVIER TOURNY Musicologue et ethnomusicologue, chargé de recherche au CNRS dans le cadre du laboratoire Langues Musiques Sociétés (UMR 8099, CNRS-Université Paris V). Il travaille au Proche-Orient et en Afrique de l’Est. En Éthiopie, il a successivement créé le programme franco-éthiopien en ethnomusicologie (Ambassade de France en Éthiopie/Ministère éthiopien de la Culture et de l’Éducation), puis le programme international « Ethiopian Traditional Music, Dance and Instruments » (UNESCO / Gouvernement de Norvège).

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Le hip-hop au Kenya : créateur d’identité ou nouvelle « musique nationale ». L’exemple d’« Unbwogable » de GidiGidiMajiMaji1

Wolfgang Bender

La « musique nationale » du Kenya : éléments d’un débat

1 Dans cet article, je cherche à savoir jusqu’à quel point le hip-hop kényan représente une nouvelle « musique nationale », tout en m’interrogeant sur quelques dichotomies problématiques, telles que Occident/Afrique, tradition/modernité ou encore urbain/ rural, qui dépassent le contexte est-africain (voir aussi Bender 2001)2.

2 Alors qu’il n’est guère de mise aujourd’hui en Occident d’exalter les valeurs « nationales », les nouveaux Etats africains s’y adonnent à cœur joie. On voit là en effet la perpétuation d’une attitude coloniale au sein d’Etats aujourd’hui indépendants. Si, dans chaque administration, on retrouvait jadis le portrait vénéré du souverain de la puissance coloniale, celui-ci est aujourd’hui simplement remplacé par l’image du tenant du pouvoir, même si ce dernier ne fait pas toujours long feu. L’aspect « national » confère à l’objet une certaine majesté ! Il faut l’honorer, et il est honoré. Inversement, mais toujours dans la même logique, on s’attaque aux symboles nationaux de l’ennemi, par exemple en brûlant son drapeau.

3 A l’intérieur du pays, l’attribut « national » sert à mobiliser la population en faveur du gouvernement en place ; ici, la mise en avant de l’identité nationale doit contribuer à motiver les citoyens pour qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes à l’Etat. Face au monde extérieur, la référence nationale sert de marqueur identitaire ; elle constitue une

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spécificité et une préférence uniques et irremplaçables. L’hymne national réunit ces deux caractéristiques : il rassemble les citoyens tout en identifiant le pays par sa mélodie caractéristique face à l’extérieur.

4 Les hommes politiques des nouveaux Etats africains poursuivent le travail commencé en Europe. Theodor W. Adorno écrit dans son introduction à la sociologie de la musique : « La fonction idéologique de la musique à l’intérieur de la société est inséparable de cet état de fait. Depuis le milieu du dix-neuvième siècle, les musiques sont devenues des idéologies politiques du fait qu’elles ont mis en avant des traits nationaux, qu’elles se sont données pour représentantes des nations et qu’elles ont confirmé en tout lieu le principe national » (Adorno 1994 : 160).

5 Il y a quelque temps déjà, Roger Wallis et Krister Malm ont affirmé ceci au sujet de la « musique nationale » : « Qu’est-ce qu’une musique nationale et que représente-t-elle ? Voilà une question fascinante à laquelle on ne saura apporter ici une réponse complète. Dans les petits Etats-nations bien établis d’Europe, par exemple en Scandinavie, deux types de musique nationale se sont développés au cours du siècle passé. L’un est la musique savante qui contient des éléments puisés dans la musique populaire locale ; l’autre représente une sorte de synthèse de divers styles de musique populaire locale. Les deux types ont également émergé dans les petits Etats du Tiers-Monde, mais dans un laps de temps beaucoup plus court… » (Wallis & Malm 1984 : 217).

6 Par ailleurs, on rencontre en Afrique des musiques qui ne tombent ni dans l’une ni dans l’autre de ces catégories, des musiques populaires reflétant clairement le caractère du pays concerné, par exemple les variantes de highlife du Ghana et du Nigeria des années 1950 et 1960, la rumba congolaise des années 1960, ou encore la du des années 1980. On les considère volontiers comme des « musiques nationales ». Mais il ne faut pas oublier que le highlife se joue aussi dans d’autres pays, même pas nécessairement voisins (Sierra Leone, Gambie). Quant à la rumba, on pouvait l’entendre dans la quasi-totalité des pays de l’Afrique sub-saharienne, tandis que la chimurenga se retrouvait également au Mozambique et au Malawi.

7 Annemette Kirkegaard émet des doutes quant au concept de « musique nationale », dans la mesure où il n’existerait guère de « noyau musical » attribuable à telle ou telle entité ethnique ou nationale (Kirkegaard 2002 : 10). Pour illustrer son propos, elle renvoie aux travaux de Martin Stokes et de Mark Slobin3 : « Des ethnomusicologues modernes comme Martin Stokes et Mark Slobin ont critiqué l’idée selon laquelle une musique particulière représenterait un groupe de population particulier. Voilà pourtant une affirmation avancée dans nombre de travaux ethnomusicologiques relatifs à la musique africaine, dont certains frisent parfois l’idéologie raciste, par exemple dans leur effort de réduire la musique yoruba à un stéréotype en la stylisant. Il ne s’agit pas ici de contester le fait qu’un groupement particulier souvent recruté sur une base traditionnelle […] puisse recourir à des normes et idées musicales spécifiques. Je tiens plutôt à souligner que ces normes et idées résultent presque toujours d’une attitude consciente face aux normes et valeurs de groupes voisins et de visiteurs, menant tantôt à l’acceptation de nouvelles musiques, tantôt à leur rejet » (Kirkegaard 2002 : 9 sq.).

8 Par ailleurs, la plupart des Etats africains modernes sont des agglomérats de « nations différentes ». Lorsque Annemette Kierkegaard parle d’une « entité nationale » en référence à l’Afrique, il faut en fait entendre plusieurs entités. Mais même les musiques spécifiques à ces dernières ne pourraient guère être considérées comme représentatives. Comment peut-on dès lors concevoir l’existence d’une musique nationale, à l’instar du

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gouvernement kényan qui, en 2006, lança une campagne en faveur d’une « chanson patriotique » (voir infra) ? Voilà une initiative condamnée d’avance, si l’on considère ce que nous venons de constater.

9 Depuis les élections de fin 2002, le hip-hop a gagné en popularité au Kenya. Une chanson de rap en luo et sheng4 était devenue l’hymne de l’opposition, pour ensuite être modifiée par le recours à d’autres langues afin de servir les objectifs de la campagne électorale. Est- il possible d’affirmer pour autant qu’une musique globalisée puisse se muer en un genre national ? En un sens, oui, puisque le hip-hop est maintenant devenu un élément fixe de la musique populaire kényane. Reste à savoir s’il faut y voir une « musique nationale » : voilà la question qui nous préoccupera dans ce qui va suivre.

10 En posant la question de savoir si le hip-hop représente une nouvelle forme de « musique nationale » au Kenya, on présuppose l’existence d’une musique plus ancienne de ce type, qui aurait été remplacée par une plus récente. Remontons donc un peu dans l’histoire pour rappeler le genre musical préféré de l’ancien président Daniel arap Moi du Kenya, dictateur pendant 24 ans, à savoir les chœurs.

Les chœurs

11 Partout où il se rendait, Moi se faisait accueillir et célébrer par des chorales qui n’étaient jamais assez grandes : plus le nombre de choristes célébrant le président était élevé, mieux c’était. J’ai l’idée, pour m’être entretenu avec différentes personnes et suivi la presse kényane, que les chœurs fonctionnaient sous Moi comme une sorte de musique « nationale ». Masolo le confirme, encore qu’il faille le citer ici à titre de simple témoin, étant donné qu’il ne fournit pas de références précises : « Au Kenya, suite à l’accession initialement chancelante de Moi au pouvoir à la mort de Jomo Kenyatta, en 1978, de grandes chorales composées d’écoliers, de collégiens et d’employés des institutions publiques furent constituées à l’échelle nationale par ordre du gouvernement, puis invariablement contraintes à réaffirmer publiquement, au moyen du chant et de la danse, que par divine Providence, la dictature de Moi était éternelle et invincible » (Masolo 2000 : 370).

12 Au fur et à mesure que le régime Moi perdait de sa popularité, ce front musical se renforçait, amenant une augmentation du nombre de chorales et une réaffirmation du contenu politique du chant notamment à la suite du coup d’Etat manqué du 2 août 1982 (Masolo 2000 : 370).

13 L’ancien régime se faisait célébrer par des chœurs, alors que le nouveau gagna des élections grâce au hip-hop : voilà un contraste difficile à vivre, notamment pour les Kényans plus âgés. Mais il faut nuancer notre propos, car la transition de Moi à Kibaki n’était pas si radicale : Kibaki était étroitement lié au régime Moi, où il occupait une fonction centrale puisqu’il fut vice-président jusqu’en 1988. A ce titre, il avait déjà fait l’expérience d’une instrumentalisation de la musique – en l’occurrence des chœurs – en vue du renforcement du pouvoir. Lorsque j’ai assisté, le 1er juin 2004, à l’une des fêtes nationales du Kenya, soit le Madaraka Day5, organisée au stade national Nyayo à Nairobi, une des chorales qui y participaient ne comptait pas moins de 900 membres.

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Le benga

14 Dans les années 1980, encore sous Moi, c’est le benga qui devient une musique quasi nationale, en d’autres termes une musique que l’on peut considérer comme « kényane », quoique surtout associée au Kenya par l’observateur externe. Au pays même, elle l’était presque : le benga, chanté principalement en dholuo, étant issu de la musique de danse moderne de la Western Province à prédominance luo. Il s’agissait donc d’une musique originaire de la région même qui avait été négligée depuis l’indépendance et qui avait vu naître l’opposition.

15 Les journalistes musicaux relient le jeu du nyatiti – luth à huit cordes que l’on retrouve chez les Luo et leurs voisins – et, surtout, le beat continu produit par le battement d’un pied sur les lignes de basse du benga (Ewens 1991 : 168 sq.), établissant ainsi un lien avec la musique traditionnelle, ce qui confère une certaine « authenticité » à cette musique moderne. Il va sans dire que cette filiation n’est guère directe, puisqu’elle passe aussi par la musique de guitare acoustique des années 1950 et par les emprunts au jeu de guitare congolais – notamment katangais, dans le style « picking » de Jean Mwenda Bosco (Low 1982, Kubik 1997) –, sans oublier les ensembles d’instruments à vent et la musique d’église largement appréciée.

16 Dans le contexte de l’émergence d’ensembles utilisant des instruments électriques, le benga est repris ensuite par des musiciens d’autres régions du pays. Ainsi, lors de la cérémonie annuelle des prix Kisima, manifestation lancée par le producteur Ted Josiah en 1994 (Muganda 2004), des prix sont décernés pour les catégories « Eastern Benga » et « Western Benga » (Mbasu 2006).

17 Voici comment Ted Josiah explique son initiative : « J’ai lancé les prix Kisima pour donner aux Kényans un sentiment de fierté nationale » (Muganda 2004) – encore que l’événement en question n’implique pas seulement le Kenya, mais toute l’Afrique de l’Est, l’ancienne British East Africa, qui allait donner lieu, au lendemain des indépendances, à une éphémère East African Community. Ainsi, par l’intermédiaire des prix Kisima, les Kényans rivalisent avec des vedettes tanzaniennes et ougandaises. Ce n’est pourtant pas l’exploit national qui l’emporte ici, mais plutôt la performance d’un chanteur ou d’un ensemble individuel. L’origine nationale ne joue qu’un rôle secondaire puisque les prix dans la plupart des catégories sont attribués de façon transnationale. Par ailleurs, en 2006 – mais probablement déjà auparavant –, on couronne la meilleure chanson et le meilleur clip des trois pays concernés.

18 La musique kényane n’en est pas moins privilégiée puisqu’il existe trois catégories supplémentaires qui ne concernent que ce pays : meilleur interprète masculin kényan, meilleure interprète féminine kényane et meilleur groupe kényan (Kisima Awards 2006). Ted Josiah, en un sens, marche sur la corde raide en cherchant à faire la part des choses entre une manifestation de fierté nationale et la création d’un sentiment d’unité régionale.

19 A ce jour, on ne peut guère parler d’une « musique nationale » en Afrique, et il n’y a pas de mal à cela. Ceux qui la recherchent tendent à le faire pour des raisons purement politiques. Les gouvernements veulent s’assurer la loyauté de la population en la rattachant à une « nation » fictive. Mais on ne peut pas prescrire une musique « nationale », pas plus qu’un costume national dans un pays où il existe plus de trente langues et cent dialectes (Heine 1971) et autant de cultures musicales.

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20 Masolo voit dans l’instrumentalisation de la musique à des fins politiques une suite au rôle traditionnel des musiques africaines dans un contexte cérémoniel. « […] la musique africaine jouit d’une reconnaissance politique quasi formelle et revêt une importance centrale dans la politique culturelle de nombreux pays. Dans certains cas, elle est soutenue par l’Etat à divers niveaux, considérée comme un moyen crucial d’expression, de représentation et de légitimation face à la population. […]. Plus important encore pour le discours politique nationaliste est le fait que les enseignements et les performances visent à forger l’intégration nationale des jeunes citoyens qui apprennent ainsi – et apprennent à apprécier, voire à interpréter – les langues, les mélodies et les mouvements de danse avec leurs congénères venant d’autres communautés ethniques que la leur propre » (Masolo 2000 : 368)6. Dès lors, à défaut d’une musique nationale unique, on revendique diverses musiques « nationales », dont chacune est revêtue d’une signification particulière.

La controverse du hip-hop

21 C’est la chanson de hip-hop « Unbwogable » des rappeurs GidiGidi et MajiMaji qui a contribué à l’accession au pouvoir du nouveau gouvernement kényan – le rôle général de la musique dans la campagne électorale de 2002 étant par ailleurs encore à étudier. Dès lors, l’acceptation croissante du hip-hop de par son lien avec la politique a suscité un débat au Kenya : est-ce bien de la musique kényane ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une pâle copie de l’Occident ? Voilà un débat d’actualité qui se poursuit aussi dans nombre d’autres pays africains. Partout, on note dès la fin des années 1980 – parfois même plus tôt – des emprunts au hip-hop afro-américain, soit directs, soit indirects. Dans le débat public, on attribue des notes : la copie du modèle américain – ou occidental – reçoit la note la plus mauvaise ; en revanche, plus le genre est « localisé », plus il intègre la tradition locale, plus il est « folklorisé », meilleure sera sa note… Mais pour qui, chez qui et par qui cette évaluation est-elle faite ? Quel est le point de vue à partir duquel on émet son jugement ? Qui juge et au bénéficie de qui ?

22 Les fans européens des « musiques du monde » recherchent la couleur locale ; les générations kényanes plus âgées réclament une musique « traditionnelle » ou, du moins, des musiques ayant un rapport à la tradition. Les idéologues de la culture exigent un ancrage local, du moins sonore, de la musique. Les rappeurs eux-mêmes désirent simplement s’exprimer, en puisant dans ce genre adopté ce qui leur paraît le plus approprié et, bien sûr, ils veulent gagner de l’argent, ce qui est tout à fait légitime. Soulignons que les discours des rappeurs eux-mêmes à ce sujet semblent tout à fait méconnus des gens de l’extérieur.

23 On peut prendre ici l’exemple du point de vue exprimé, en l’occurrence, par un chercheur sénégalais mais qui se retrouve aussi au Kenya et ailleurs, si bien que l’on peut y voir le point de vue des intellectuels africains. Ndiouga Adrien Benga, historien enseignant à l’Université Cheikh Anta Diop à Dakar, note à propos de l’évolution du hip-hop sénégalais ou sénérap (cf. Nouripour 1998) que, « au Sénégal, il a fallu dix ans au mouvement hip-hop pour se libérer des modèles américain et français. La touche sénégalaise provient du recours à des idiomes spécifiques puisés dans la ‘‘soupe culturelle’’ des banlieues » (Benga 2002 : 81).

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24 De toute évidence, Benga présuppose que le lecteur partage son idée – apparemment évidente – que l’objectif visé par les rappeurs sénégalais consiste à se libérer des modèles américains ou français. Mais pourquoi pareil jugement de valeur ? Benga adopte ici un point de vue paternaliste, comme s’il fallait absolument aspirer à la « touche sénégalaise ». On voit bien que l’idéologue culturel ne se préoccupe que de la « touche », c’est-à-dire de la surface. Or, qu’en pensent les rappeurs ? Comment parviennent-ils à se faire entendre et comprendre ? Si le modèle du ghetto américain ou de la banlieue parisienne leur correspond, pourquoi leur faudrait-il une « touche sénégalaise » ? Voilà une manière de faire usage de l’aspect « national », dans le but d’apprivoiser et d’adoucir le hip-hop en l’incorporant à une culture locale. De la même manière, le dangereux « gangsta » se mue en « gars sympa ». Le présupposé théorique des propos de Benga s’inspire du discours postcolonial des cultural studies et en reste prisonnier. Il sous-entend également l’idée que le développement culturel puisse être orienté. Dans une logique différente, on trouverait avantage à évaluer l’apport des rappeurs sénégalais en fonction de leurs propres normes vocales, discursives et musicales.

Le hip-hop en Afrique

25 Qu’est ce que le hip-hop ? Il s’agit avant tout d’une « culture du ghetto » étasunienne, exprimant le malaise ressenti par les couches défavorisées de la population face à leurs conditions de vie, et ce jusqu’à une forme de haine susceptible d’engendrer la violence.

26 Pour comprendre le caractère spécifique du hip-hop au Kenya et, en particulier, de la chanson « Unbwogable » de GidiGidiMajiMaji, il convient de se représenter le continent africain et de se demander d’où viennent ces rappeurs qui peuplent la scène hip-hop en Afrique. En effet, la plupart d’entre eux appartiennent à la classe moyenne aisée. Ils sont étudiants ou lycéens, et leurs parents ont suffisamment de moyens pour leur permettre d’acheter l’équipement audio et les CD requis. Souvent, ces jeunes ont été à l’école ou à l’université à l’étranger, où ils ont acquis le dernier cri de la mode musicale : ce sont eux qui possèdent les CD les plus récents convoités par tous. De nombreux récits confirment ce portrait. En voici un exemple : dans un texte sur le rap à Abidjan, Hiroyuki Suzuki attribue à un dénommé Yve Zogbo Junior un rôle décisif dans la diffusion du rap en Côte- d’Ivoire – lui aussi venait d’une famille aisée : « Fils du célèbre directeur de la télévision ivorienne, Yve Zogbo Junior avait grandi dans une famille riche et, depuis son enfance, il avait toujours eu accès aux musiques américaines » (Suzuki 2001 : 100).

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Figure 1. Le rappeur kényan GidiGidi.

Figure 2. Le rappeur kényan MajiMaji.

27 Mais le hip-hop peut aussi être un phénomène de rue, et c’est sous cette forme qu’il trouve sa place dans les quartiers pauvres, comme c’est le cas dans de nombreuses villes

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africaines. Souvent même, le hip-hop est considéré par l’establishment africain comme une menace car il véhicule une ouverture sur le monde extérieur et possède intrinsèquement un caractère communicatif et transnational. Hadj Miliani le formule ainsi en parlant du hip-hop algérien : « Mais on peut considérer également que le rap, par sa généralisation, diffuse une certain marginalisation stylistique pour mieux s´ouvrir à l’universel – même si les cultures des jeunes sont une métaphore d’un contexte précis, des voies multiples de communication transnationale s’établissent et font que de jeunes, dans des endroits très éloignés les uns des autres, s’identifient à des styles semblables » (Miliani 2002 : 767).

28 Comme on le verra, la chanson « Unbwogable » représente une ouverture sur le monde, mais en même temps, et ceci est l’aspect intéressant de la question, elle contribue à redéfinir l’identité locale des Luo.

29 Dans son étude à propos de l’usage des cassettes en Inde du Nord, Peter Manuel se demande si la culture populaire favorise l’homogénéité ou plutôt la diversité culturelle et musicale. Sa réponse est : les deux à la fois : « Les musiques populaires et les médias de masse en général fonctionnent souvent comme des entités uniformisantes et centripètes, en favorisant un consensus sur un goût cosmopolite et universaliste. En effet, pareille uniformité résulte tout naturellement du désir de l’industrie musicale de rechercher des économies d’échelle en orientant ses produits plutôt vers un public de masse homogène que vers diverses minorités ayant des intérêts spécifiques. Il n’en demeure pas moins vrai que les médias, en particulier lorsqu’ils sont décentralisés en termes de contrôle et de propriété, sont susceptibles de viser des communautés plus localisées ou des groupes ayant des intérêts particuliers, favorisant ainsi la fragmentation et la diversité. » (Manuel 1993 : 11).

30 La même observation vaut pour le marché musical kényan. Si les chansons pop en swahili atteignent un public potentiellement plus large, la publication de musiques ethniques n’en augmente pas moins le volume global des ventes. On pourrait dès lors penser que le hip-hop entraîne une homogénéisation de la musique et, partant, une déculturation (Manuel 1993 : 12). Mais le processus inverse peut également être constaté, comme l’atteste la chanson « Unbwogable ». Dès lors, on ne peut guère affirmer que les musiciens « abandonnent leur identité pour une culture euro-américaine de seconde main » (Manuel 2000 : 322).

31 Les musiciens – comme d’autres – acquièrent plutôt des identités multiples ou plurielles (Managan 2006: 588), voire flexibles (Huang 2006), relevant du tiers-espace, pour reprendre une expression de Homi Bhaba. Dans les Caraïbes, c’est la créolité ; en Afrique de l’Est, au Kenya, le tiers-espace, ce sont les forces sociales qui ne se logent ni dans l’espace de la tradition – d’ailleurs relativement fictive – ni dans celui des élites plus ou moins corrompues par le pouvoir.

32 Il ne faut en outre pas oublier que toutes les modes musicales de l’Occident moderne ont pénétré l’Afrique depuis l’époque coloniale et qu’elles ont été immédiatement empruntées, consommées et cultivées, donnant lieu à de nouvelles créations. C’est le cas du swing, du calypso, de la rumba, de toutes les musiques de danse latino-américaines de l’après-guerre, du country, du rock’n roll, du twist, de la soul, du disco, du reggae et, actuellement, du hip-hop. Certaines modes musicales, en revanche, n’ont pas rencontré de succès, comme le punk qui n’a pu s’implanter, encore que jusqu’à un certain degré, qu’en Afrique du Sud.

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33 Quant au matériel audio, les habitants des colonies avaient manifestement toujours la possibilité de se le procurer. Dans le film « Musuri », produit en 1954 par une radio régionale allemande (le Nordwestdeutscher Rundfunk ou NWDR), le producteur belge Bill Alexandre7 raconte que dans chaque village du Congo, on retrouve deux ou trois gramophones. Ceux-ci étaient nécessaires, si l’on tient compte du fait que, d’après lui, chaque année au moins un 1,2 million de disques en gomme laque (angl. shellac, all. Schellack) étaient vendus au Congo, et qu’il fallait bien pouvoir les écouter (Reich 1954).

34 Mais il convient de relativiser notre propos au sujet du matériel technique disponible en Afrique pour ce qui est de la musique la plus moderne : le hip-hop, c’est aussi le deejaying, le emceeing, le rap, le break dance, le graffiti… Or le deejaying et le emceeing exigent un équipement spécifique : platine, table de mixage, amplificateurs, haut-parleurs, sampler, boîte à rythme, et, si possible, synthétiseur… : tout ce matériel est coûteux, même chez nous. Pour ce qui est de l’Afrique, on doit se demander où il est effectivement disponible et de quel type de matériel il s’agit.

35 On pratique le scratch, comme on dit dans le milieu – ce qui ne peut pas se faire avec n’importe quelle platine. Les milliers de rappeurs qu’on attribue par exemple au Sénégal n’en disposent pas. Ils rappent plutôt sur fond de tambours imitant les loops produisant les rythmes créés par les disques habituellement utilisés. Mais il faut résister à tout primitivisme : on a simplement ici l’effet de la pénurie. Dès qu’un DJ en a les moyens, il se procure le matériel nécessaire.

36 Lorsqu’un groupe de hip-hop sénégalais se rend à Paris, il arrive qu’il prenne avec lui des instruments acoustiques dont il sait qu’ils sont appréciés par les Européens. Au Sénégal, à ce qu’on dit, un groupe se ridiculiserait s’il utilisait volontairement des instruments traditionnels, ce ne serait plus du hip-hop… En Europe, en revanche, on dit alors que le groupe ne copie pas aveuglément les Américains, qu’il établit un lien avec la tradition. Voilà qui mérite donc la meilleure note ! Au Sénégal, on rappe en wolof (la principale langue de communication du pays) ; le wolof, pour sa part, comporte des mots courts et expressifs, qui se prêtent au langage du rap, tels que set (propreté), jamm (paix), xalis (argent) – des mots qu’on retrouve comme titres de chanson ou d’album de Youssou N’dour. Ce dernier n’est pas lui-même rappeur, mais il se voue à la promotion de jeunes musiciens. Nous voilà donc face à une thématique panafricaine d’intérêt plus général, à laquelle je voudrais fournir ici ma modeste contribution8.

La chanson « Unbwogable »

37 En novembre 2002, partout à Nairobi, c’est-à-dire dans la rue, dans les galeries commerciales et les magasins, dans les restaurants, dans les matatu (minibus) et les taxis, même à l’aéroport – où je m’y attendais le moins –, ainsi que sur les chaînes de radio privées – et donc à l’exception de la radio nationale KBC, Kenya Broadcasting Corporation –, on pouvait entendre la chanson intitulée « Unbwogable ».

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Fig. 3 a-b. Couverture du CD « unBwogable » de GidiGidiMajiMaji.

38 Au centre-ville de Nairobi, soit le CBD ou Central Business District en termes de sociologie urbaine, j’ai pu converser avec un groupe de jeunes gens qui, comme j’allais le découvrir, avaient terminé l’école secondaire, parlaient bien l’anglais et se trouvaient sans emploi9. Très vite, nous avons parlé musique et, sans tarder, les jeunes ont attiré mon attention

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sur la chanson « Unbwogable ». Ils m’ont donné un papier sur lequel était expliqué que ce terme venait du sheng : « un », de l’anglais, dénotant la négative ; « bwogo », un verbe luo qui signifie « effrayer » ; et enfin « able », également de l’anglais, qui dénote un pouvoir ou une capacité ; ce qui donne : « I am unbwogable », « on ne peut pas me faire peur », « je ne me laisse pas abattre ». Quant à l’appellation « sheng » formée à partir de « Swahili- English », elle renvoie plus largement au caractère cosmopolite de la ville de Nairobi, portant l’empreinte des diverses origines ethniques de ses habitants – majoritairement Kikuyu, Luo et Kamba –, qui ont tous concouru à la création de la nouvelle langue (Mutunga 2004).

39 En écoutant l’explication du terme « unbwogable », je me suis rendu compte de l’enthousiasme de mes interlocuteurs : on m’a fait comprendre que l’ancien régime dictatorial était bel et bien arrivé à sa fin. Enregistrée en 2002 à Nairobi, cette chanson, sans être explicitement associée à tel ou tel parti politique, exprimait l’ambiance régnant dans le pays à ce moment-là. Les deux rappeurs connus sous les noms d’artiste de GidiGidi et de MajiMaji avaient eux-mêmes songé à de possibles connotations politiques. On rapporte qu’ils auraient dit bien aimer l’idée que Raila Odinga10 puisse utiliser l’expression « I am unbwogable » dans sa campagne électorale contre le régime en place (Nyairo 2005 : 234 sq.).

40 Joyce Nyairo fait bien ressortir la complexité des facteurs à considérer lorsqu’on s’intéresse à l’évolution d’une chanson populaire et de son emprise. Cela s’applique en particulier à la question de la dimension identitaire de la musique. Les deux rappeurs, étudiants kényans pratiquant le hip-hop, ne se sont pas du tout posé la question de leur identité, même pas celle de leur identité « localisée » de Luo. C’est justement l’affirmation claire et nette de leur propre situation qui leur a permis de trouver un écho auprès de la majorité des Kényans. En effet, ils n’allaient pas se laisser abattre ! L’ethnicité, c’est-à-dire l’identification à un groupe ethnique ou le fait de revendiquer l’appartenance à ce groupe, ne conduit pas nécessairement à une fermeture à l’égard d’autres groupes. C’est plutôt l’inverse : on peut y voir la possibilité d’un positionnement commun. Voilà qui contredit l’approche habituelle de l’ethnicité telle qu’elle ressort par exemple de la formule « inclusion breeds exclusion » (« l’inclusion engendre l’exclusion ») avancée par Jenkins (2002 : 119). Des objectifs politiques communs peuvent contribuer à éviter le risque que les appartenances ethniques suscitent des frontières infranchissables. Le succès retentissant de la chanson « Unbwogable » à travers tout le Kenya peut être attribué à ce genre de processus, en dépit – ou peut-être à cause – du fait qu’elle n’était pas destinée, au demeurant, à un usage politique, ni ne représentait un slogan imaginé par une agence en relations publiques. Quant au gouvernement, ayant bien saisi la portée critique de la chanson, il en avait interdit la diffusion par la radio d’État KBC (Nyairo 2005 : 232).

41 Sous la pression des bailleurs de fonds internationaux et sous l’effet d’une dynamique interne, le multipartisme était revenu dès 1991. De même, le paysage médiatique avait changé, amenant une certaine libéralisation dans la diffusion des actualités et de la musique, suite à la création de stations de radio privées émettant sur ondes ultracourtes. Ce sont ces radios qui ont contribué à assurer le rayonnement de la chanson. L’opposition, qui s’était constituée en National Rainbow Coalition ou NARC, s’est ensuite approprié la chanson, tout en en diffusant des remix sur le marché (Nyairo 2005 : 241 sq.). Ajoutons enfin que « Unbwogable » est avant tout une chanson des Luo, ceux-ci ayant été

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marginalisés par tous les gouvernements depuis l’indépendance du Kenya (sous Moi, les Kikuyu partageaient ce sort).

42 Voici une transcription des paroles de la chanson, assortie d’une traduction établie par Aggrey Nganyi Wetaba. Elle se base sur le CD single de 2002 intitulé « whOcanBWOGOme? » (selon l’orthographe exacte), sur lequel figurent deux titres, soit « Unbwogable » et « Atoti ». S’y ajoute une introduction parlée sans titre, dans laquelle les deux rappeurs racontent l’origine des Luo sous forme d’un persiflage de leur origine mythique (GidiGidiMajiMaji 2002).

Paroles de la chanson « unBwogable » de GidiGidiMajiMaji11

1 Okok Primary School 2 We go out 3 Okong I Nyar Chok 4 Gidi Gidi Maji Maji 5 Teddy Josiaha 6 I am Unbwogableb 7 What the hell is you looking for ? 8 Can a young Luo make money any more ?c 9 Shake your feet baby girl en ang o ? What is it ? 10 Maji maji nyakwar ondijo am a Luo Maji Maji grandchild of Ondijo I am a luo 11 But who are you ? 12 What are you ? Who the hell do you think you are? 13 Do you know me ? Do I know you ? 14 Get the hell out of ma face because hey 15 I am unbwogable I am unbeatable I am unusuable 16 So if you like ma song sing it for me I say [Chœur] 17 Who can bwogo me, who can bwogo me, I say, who can bwogo me 18 I am unbwogable 19 Who can bwogo me, who can bwogo me, I say, who can bwogo me 20 I am unbwogable 21 Ya Jodongo nyaka ipar Old/great people you have to remember 22 Jo ma okonyi nyaka ipar Those who helped you, you must remember 23 Jo ma oting’I nyaka ipar Those who have baby-sitted you, you have to remember 24 Maji maji nyaka ipar Ondijo kwaru yawa Maji maji you have to remember your grandfather well 25 Oginga Odinga donge aparoin’ Oginga Odinga I remember youd 26 Tom Mboya donge aparoin’ Tom Mboya I remember youe 27 Ouko Robert donge aparoin’ Ouko Robert I remember youf 28 Raila Amolo donge aparoin’ Raila Amolo I remember youg 29 Gor Mahia donge aparoin’ Gor Mahia I remember youh 30 Okatch Biggy donge aparoin’ Okatch Biggy I remember youi

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31 Orengo Jimmy donge aparoin’ Orengo Jimmy I remember youj 32 Jully dunia mbaya joluo malo malo ute Luo people (who) are right up therek [Chœur] 33 Who can bwogo me, who can bwogo me, I say, who can bwogo me 34 I am unbwogable 35 Who can bwogo me, who can bwogo me, I say, who can bwogo me 36 I am unbwogable 37 Yeesa an omwadginga 38 Kanyamwar Ajengo jokobondo ng’ama chalo koda in Kanyamwar in Ajeng people of qKobondo, who is like me? 39 Listen nobody can bwogo me, neither nobody can bwogo this 40 Gidi Gidi big name am saleable, kama pilipili yes am terrible just like pepper yes I am terrible 41 Kanyamwar Homabay ng’ama chalo koda in Kanyamwar, in Homabay who is like me? 42 Do you know Gidigidi is unbwogable ?

[Chœur] 43 Who can bwogo me, who can bwogo me, I say, who can bwogo me 44 I am unbwogable 45 Who can bwogo me, who can bwogo me, I say, who can bwogo me 46 I am unbwogable 47 Agwambo gini tek manade ni, Agwambo this matter is a difficult onel 48 Yawa gini pek manade ni Truly this matter is a heavy one 49 Jobondo gini tek manade ni, Jobondo this matter is a difficult one 50 You are unbwogable 51 Orengo gini tek manade ni Orengo this matter is a difficult onem 52 Yawa gini pek manade ni Truly this matter is a heavy one 53 Jo Ugenya gini tek manade ni, People of Ugenya this matter is a difficult one 54 You are unbwogable 55 Anyang’Nyong’o gini tek manade ni, Anyang’ Nyong’o this matter is a difficult onen 56 Yawa gini pek manade ni Truly this matter is a heavy one 57 Jo Seme gini tek manade ni, People of Seme this matter is a difficult one 58 You are unbwogable 59 Joe Donde gini tek manade ni, Joe Donde this matter is a difficult oneo 60 Yawa gini pek manade ni Truly this matter is a heavy one 61 Jo Gem gini tek manade ni, People of Gem this matter is a difficult one 62 You are unbwogable 63 Ochuodho gini tek manade ni, chuodho this matter is is a difficult onep 64 Yawa gini pek manade ni Truly this matter is a heavy one

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65 Rangwe gini tek manade ni, Rangwe this matter is a difficult one 66 You are unbwogable

[Chœur] (2x) 67 Who can bwogo me, who can bwogo me, I say, who can bwogo me 68 I am unbwogable 69 Who can bwogo me, who can bwogo me, I say, who can bwogo me 70 I am unbwogable 71 Yawa gini pek manadeni (3x) Truly this matter is a heavy one (3x)

43 « Unbwogable » est clairement une chanson hip-hop : on rappe et on scratche. Lors d’une apparition sur scène de GidiGidiMajiMaji en juin 2004 à l’occasion du Tusker Safari Seven Rugby Festival, à laquelle j’ai pu assister, j’ai vu qu’ils chantent et dansent à la manière du hip-hop, en se balançant en va-et-vient à travers la scène et même en la quittant pour se mêler au public ; il y avait également du scratching live à l’aide de platines CD.

44 Au début de la chanson, les rappeurs demandent comment un jeune Kényan peut gagner sa vie – un problème que rencontrent actuellement de nombreux jeunes. Par cette question seule se crée un lien de solidarité au sein de toute une jeunesse. Comment changer tout cela ? Il ne faut pas se laisser abattre : voilà le mot d’ordre, à l’appui duquel sont invoqués les ancêtres et les principales personnalités luo.

45 De cette manière, le rap moderne se transforme, à un autre niveau, en chant de louange selon la tradition des Luo. On recourt à la modernité pour créer une auto-identification ethnique. Cela ne relève guère de l’ordre du « national » ; il ne peut y avoir de dimension « nationale » qu’à la condition d’admettre que la jeunesse du pays entier partage une même condition et, partant, d’envisager l’existence d’un problème national qui concerne, d’une manière plus ou moins générale, tous les groupes ethniques du Kenya. Une autre question se pose ici : celle de savoir où situer le style de la chanson « Unbwogable » – si individuel fût-il – dans le contexte international du hip-hop, car il y a tout à fait sa place.

46 Quant à son aspect proprement kényan, il faut rappeler qu’on ne semble guère exiger une « touche locale » aux rappeurs allemands ou occidentaux. Un rappeur allemand doit-il rapper en allemand ? D’accord, il le fait parfois, mais il n’y est pas obligé : s’il ne le fait pas, on ne l’accusera pas de manque de patriotisme. La « touche » kényane, en l’occurrence, tient à la langue. Or, ce n’est pas du « kényan », mais du luo mêlé à l’anglais et au sheng.

47 Quel est donc l’idiome du rap africain ? A ce jour, on n’en sait pas grand-chose, en tout cas pas pour l’ensemble de la scène hip-hop africaine. Dans ses premières tentatives d’enregistrer du hip-hop, un artiste africain suit généralement les modèles américains, si bien qu’il tend à rapper en anglais, voire en français dans le cas du Sénégal notamment (où les modèles viennent aussi de France). Le passage à une langue locale peut se faire pour diverses raisons. Le marché est sans doute un argument de taille. En Tanzanie, par exemple, le rap en swahili se vend le mieux ; de plus, l’usage du swahili répond à la politique linguistique adoptée par Julius Nyerere. Or, si le hip-hop véhicule une forme de contestation, cela doit se refléter dans l’idiome utilisé. Pourquoi dès lors ne pas s’opposer au diktat du gouvernement ? Au début, les Tanzaniens ont, eux aussi, rappé en anglais. Mais nous ne savons pas encore pourquoi il y a eu un changement en faveur du swahili. Ce que l’on peut dire à ce stade, c’est que l’argument « mais c’est notre langue » ne suffit

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guère à l’expliquer ; si tel était le cas, il devrait s’appliquer également au style de musique : il ne faudrait pas rapper…

48 Dans un pays comme la Tanzanie, les représentants du hip-hop font l’objet d’une pression importante de la part du public, des partis politiques et des producteurs pour qu’ils écrivent leurs textes en swahili – avec le résultat que les rappeurs façonnent le swahili de manière à pouvoir s’exprimer à leur guise. Ils font donc de nécessité vertu et subvertissent l’exigence du swahili en créant un nouveau vocabulaire12. Au Nigéria, pour donner un autre exemple, il semblerait que le pidgin s’impose graduellement comme l’idiome du hip-hop, ce qui est logique dans la mesure où le pidgin est la principale langue de communication au Nigéria – à l’instar du wolof utilisé par les rappeurs sénégalais.

49 Une autre exigence à laquelle sont confrontés les rappeurs concerne le « message » de leurs textes. Au Kenya, on a tendance à dire que « même si c’est du hip-hop, au moins ça a un sens »…. Dans le meilleur des cas, le texte donne une leçon de vie ou vise à un but pédagogique. C’est pourquoi les ONG s’intéressent beaucoup aux rappeurs, car ceux-ci parviennent facilement à diffuser un message auprès d’une large population, notamment sur des sujets comme la santé ou la cohabitation. Il n’en demeure pas moins vrai que les musiques populaires traditionnelles remplissent souvent une fonction analogue – si bien que le rôle éducatif attribué au hip-hop apparaît comme une forme actualisée de la fonction traditionnelle des musiciens ou des chanteurs vis-à-vis de leur public.

50 En ce qui concerne « Unbwogable », il a largement contribué à la renommée du hip-hop au Kenya. Je me souviens bien du sourire aimable avec lequel un homme âgé rencontré à Nairobi en novembre 2002 parlait de cette chanson. Sous cet aspect, la popularité du hip- hop rappelle celle de la musique populaire à l’époque du benga, celle-ci n’étant alors pas encore divisée en catégories selon les classes d’âge. Bien sûr, la radio émettait de la musique importée, qui s’adressait spécifiquement à un public soit plutôt jeune, soit plutôt adulte13.

Le hip-hop, une musique « nationale » ?

51 En 2004, GidiGidi m’a affirmé ceci : « pour nous, le hip-hop est une musique kényane ; nous sommes de jeunes Kényans et nous faisons cette musique ; c’est donc une musique kényane (ce qui est un raisonnement circulaire, à mon avis). Qui prétend que ce n’est pas notre musique ? »

52 Cette question est fréquemment discutée dans la presse, où on peut lire par exemple qu’il faut féliciter les rappeurs qui ont eu l’idée de rapper sur la musique de danse moderne du Kenya des années 1970 : ce serait plus kényan et pas seulement américain… Un exemple est Poxi Pressure, qui rappe sur la chanson « Lunch Time » composée par Gabriel Omolo en 1972 (Nyairo & Ogude 2003 : 393) (voir aussi infra).

53 Dans un article paru en 2005, Joyce Nyairo (qui enseigna à la Moi University à Eldoret) et James Ogude proposent une excellente analyse de l’instrumentalisation politique de la chanson « Unbwogable » pendant et après la campagne électorale de 2002. En dehors du fait que la chanson possède déjà un caractère national par le fait qu’elle est interprétée en luo, en sheng et en anglais – tout en favorisant sans doute le côté luo –, elle devient une « musique nationale » au sens propre du terme à travers les versions utilisées par la National Rainbow Coalition (NARC) au cours de la campagne : « … les sponsors du NARC allaient suggérer de nouvelles versions de Unbwogable. Ils ont demandé au producteur de

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supprimer certains éléments luo pour y substituer des éléments faisant référence aux Masaai, Gikuyu, Kamba, Luhya et Kalenjin, afin de donner à la chanson un caractère national plus englobant tout en préservant son refrain accrocheur, confiant et provocateur » (Nyairo & Ogude 2005 : 240).

54 Par ailleurs, on peut regretter que les deux artistes ne semblent pas avoir profité de ces initiatives : ils disent ne pas avoir été sollicités pour des remix ni reçu de droits d’auteur pour l’utilisation de leur chanson (Nyairo & Ogude 2005 : 240 sq.)

55 En 2004, lorsque MajiMaji est invité à Barcelone pour recevoir un prix pour « Unbwogable » par l’organisation onusienne Habitat, il affirme qu’il aurait préféré bénéficier d’une reconnaissance dans son pays plutôt que de la part de l’ONU. On voit ainsi que le gouvernement et le président Kibaki n’ont jamais remercié officiellement les deux chanteurs ni fait le moindre geste en échange de leur soutien involontaire mais néanmoins efficace (Mbaria 2004) – ce qui m’a été confirmé explicitement par GidiGidi en 2004.

56 Dans son discours prononcé la même année à l’occasion du Madaraka Day14, le président a tout de même remercié officiellement – quoiqu’en des termes très généraux – les musiciens de son pays pour leur engagement : « En conclusion, je tiens à remercier tous ceux qui ont participé au spectacle d’aujourd’hui. Je constate que nos jeunes continuent à jouer un rôle de première importance dans la revalorisation de notre musique locale. L’industrie de la musique a montré un énorme potentiel à offrir des emplois aux jeunes. Notre Gouvernement soutient les efforts entrepris par nos jeunes pour mettre à profit leurs talents et développer leur savoir-faire pendant leurs années productives » (Kibaki 2004 : 15). Reste à savoir, bien sûr, ce que Kibaki entend par « notre musique locale ».

57 Dans les musiques africaines contemporaines, les rappeurs sont souvent sollicités pour « habiller » certaines compositions et les rendre plus modernes, si bien qu’ils ne se produisent pas seulement avec des groupes de hip-hop mais aussi avec d’autres musiciens. Voilà un indice supplémentaire du fait que le hip-hop est en train de devenir un genre « mainstream », ce qui pourrait lui conférer une signification à caractère « national ». Par exemple, le Nairobi City Ensemble du producteur Tabu Osusa a invité le rappeur Proxi Pressure à apparaître dans plusieurs titres du CD KaBoum Boum paru en 2001. La chanson « Lunch Time »15, déjà mentionnée, évoque l’importance de la nourriture et demande que tout le monde ait assez à manger. Le rappeur joue ici le rôle du comique : avec le chanteur Paddy Makani, il prépare des chapati sur des platines. La notice d’accompagnement du CD nous apprend ceci : « Le compositeur raconte que les temps sont si difficiles pour les gens de Nairobi que la plupart d’entre eux ne peuvent se permettre de déjeuner qu’à la fin du mois. Les autres jours, ils se bornent à écouter les prédicateurs de rue ou à se reposer sous les arbres du parc en rêvant au copieux repas qu’ils pourraient manger à l’hôtel s’ils avaient de l’argent » (Osusa 2001).

58 Le fait qu’un type de fast food, le chapati, d’origine indienne, soit évoqué comme repas kényan, montre que Tabu Osusa ne cherche pas ici à construire une identité « africaine » fictive, mais qu’il reflète le présent kényan plutôt hybride en termes culturels : voilà une approche dont on peut apprécier l’esprit d’ouverture. Par ailleurs, les rappeurs en particulier, mais aussi d’autres chanteurs de la scène pop sont souvent engagés pour des publicités, si bien qu’on peut les admirer sur d’énormes pancartes publicitaires distribuées à travers les villes. C’est là un autre signe de qualité « nationale »…

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En guise de conclusion : à propos de la campagne pour la « chanson patriotique »

Fig. 4. Affiche du concours de « chanson patriotique ».

59 Au printemps 2006, le gouvernement a lancé une campagne visant à promouvoir la fierté nationale. Des annonces parues dans la presse écrite invitaient des jeunes de 18 à 35 ans à composer une chanson patriotique d’une durée de 3 à 5 minutes en échange d’une récompense financière et d’un contrat d’enregistrement. Du point de vue du contenu, il s’agissait d’illustrer des thèmes comme le fait d’être Kényan et sa signification, les raisons faisant du Kenya un grand pays ou encore la fierté d’être Kényan. Tout type de chanson était admis, mais l’idiome était prescrit : le swahili, l’anglais ou les deux.

60 D’après le Office of Public Communication (2005), près de mille CD furent soumis, dont 220 furent sélectionnés – vingt par région. Puis les gagnants régionaux participèrent au grand concours national. Les gagnants – le groupe Jomino V6l, avec Nixon Wesoga et le Kisasi Boys Band, avec Lyne Aross et Francis Kitonyo – reçurent leurs récompenses à l’occasion d’une grande « Fête de la musique patriotique ».

61 Malheureusement, les annonces officielles ne m’ont pas permis de savoir de quel texte et de quel style de musique il s’agissait, et mes e-mails au gouvernement sont restés sans réponse. J’ai aussi posé la question à un musicologue kényan qui m’a répondu qu’il s’agissait de chansons composées dans le style benga à connotation ethnique. Dommage ! J’aurais bien voulu conclure mon article en affirmant que les représentants du hip-hop se prêtent aussi à une campagne à caractère national, voire « patriotique », ce qui aurait davantage assis l’argument selon lequel le hip-hop peut être considéré comme une sorte de « musique nationale ». Mais la question reste ouverte.

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62 Dans un courrier adressé au magazine de musique et de mondanités Insyder, édité à Nairobi, une lectrice demande qui, parmi les chanteurs célèbres du pays, serait en mesure de composer une chanson semblable à « Unbwogable » de GidiGidiMajiMaji pour les élections à venir (Emali 2006 : 6). La réponse de la rédaction, signée « AB » et rédigée sur un ton plutôt ironique, sous-entend que ce style musical dit kapuka ou n’est plus d’actualité, et elle recommande d’autres chanteurs, parmi ceux qui ont remporté des prix 16. Le courrier en question n’en démontre pas moins que « Unbwogable » reste le modèle d’une bonne chanson électorale. Dans une interview avec le DJ kényan Edu, Irene Madonko s’enquiert de la signification des styles de musique invoqués par « AB ». On apprend que le kapuka, récemment apparu dans un des ghettos de la périphérie de Nairobi, comporte un fond de house et de , ainsi qu’un beat semblable au sud- africain. Quant au genge, on n’en sait pas grand-chose si ce n’est qu’il s’agit d’un phénomène local inspiré par un jeune étudiant devenu producteur musical (Madonko s. d.).

63 Kapuka et genge renvoient aux variantes kényanes de la musique populaire internationale, c’est-à-dire à des styles musicaux nouvellement créés. Quant à « AB », il suggère d’autres musiciens ou chanteurs, dont Tony Nyadundo, un célèbre représentant de la musique ohangla propre aux Luo. La légende d’une de ses photos parue dans le Standard Online précise : « Tony Nyadundo en action au Club Afrique à Nairobi vendredi passé. Sa musique est presque devenue partie intégrante de l’hymne national du Kenya » (Nyanga 2006). On n’en reste pas moins ici dans le domaine du « presque » : il ne peut être question de musique « nationale » lorsqu’il s’agit d’une expression qui appartient clairement aux Luo, la musique ohangla représentant l’un des styles caractéristiques de ce groupe ethnique.

64 Indubitablement, « Unbwogable » a acquis une signification nationale en raison de son affirmation de base, « on ne se laisse pas abattre ! », surgie à un moment crucial ayant précédé le départ forcé du dictateur Moi. La signification « nationale » revient ici à une chanson de rap, en dépit – ou peut-être à cause – du fait qu’il s’agit là d’un style d’emprunt. Le rap est étranger à toutes les musiques du pays ; il est sans attaches ethniques. Ne représentant aucun groupe d’intérêt particulier, il est susceptible d’unir tout le monde, et d’une manière qui ne pénalise aucun groupe particulier. La nouveauté a servi à unifier l’opposition : on recherche un nouveau début avec un nouveau gouvernement.

65 Même si les références luo dominent dans les paroles, il ne s’agit pas d’une chanson proprement luo. Le recours à un style musical international permet ainsi à tous les auditeurs de s’identifier au message, à l’essence de la chanson – message formulé en sheng, c’est-à-dire dans une langue de communication moderne. Sous ce rapport, le sheng l’emporte largement sur le swahili, qui reste marqué par l’héritage colonial (lorsqu’il servait d’idiome colonial à l’usage des indigènes), sans parler du fait qu’il s’agit de la langue des habitants de la côte. Libre de ces connotations, le sheng s’adapte d’une manière créative et rapide au changement social.

66 Par ailleurs, il ne faut pas voir dans la référence explicite à la tradition luo dans « Unbwogable » une exclusion des autres groupes ethniques, voire une fermeture à leur égard. Abordées sous un angle quelque peu différent, les paroles de la chanson peuvent en effet être interprétées comme favorisant chaque groupe ethnique à sa manière : elles n’occultent rien, elles sont directes et expriment un positionnement clair. Ce n’est donc pas une surprise s’il a été facile de créer des variantes électorales de « Unbwogable » à partir du texte de base17.

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67 En conclusion, on peut dire que, si le hip-hop est loin de s’approcher du statut de « musique nationale » au sens propre du terme, la chanson de hip-hop « Unbwogable » – y compris, on peut le supposer, ses variantes – n’en possède pas moins une signification nationale. Pour ce qui est de la problématique de l’identité nationale, l’exemple d’« Unbwogable » montre clairement qu’on ne peut guère parler d’identité unique. On a plutôt affaire à une conjonction d’identités différentes, d’ordre à la fois musical, ethnique, linguistique et politique. Vouloir réduire « Unbwogable » à une seule identité : voilà qui serait une erreur fondamentale.

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NOTES

1. Traduit de l’allemand par Isabelle Schulte-Tenckhoff. 2. Remerciements : grâce à feue D r Johanna Agthe, ancienne conservatrice au Musée d’ethnographie de Francfort décédée en 2005, j’ai pu obtenir pendant des années des coupures de presse relatives à la musique kényane. Avant elle, j’ai bénéficié du concours de la journaliste Andrea Tapper. Depuis 2004, c’est Barbara Reich du Goethe-Institut à Nairobi qui m’envoie régulièrement des documents sur la musique populaire au Kenya. Par ailleurs, j’ai pu consulter l’importante collection de coupures de presse assemblée par Susanne Gicovi, de l’Ambassade d’Allemagne à Nairobi Je dois à Susanne Gicovi, à Barbara Reich et en particulier à Tabu Osusa de m’avoir mis en contact avec de nombreux représentants du monde musical kényan. Je tiens enfin à exprimer ma gratitude au Goethe-Institut à Nairobi, au Department of African Music and Ethnomusicology du Music Institute de la Kenyatta University à Nairobi, ainsi qu’au DAAD à Bonn et Nairobi et au Fonds de recherche de l’Université Johannes Gutenberg de Mayence pour m’avoir permis d’effectuer plusieurs séjours à Nairobi. 3. Voir notamment Slobin (1992) et Stokes (1994) (ndlr). 4. Le mot « sheng » est composé (en anglais) de « Swahili » et « English »; voir aussi infra. 5. « Le 1er juin 1963, nous avons fait les premiers pas en vue de nous gouverner nous-mêmes » (Kibaki 2004); chaque année, cet événement est commémoré lors du Madaraka Day. 6. Un bon exemple est fourni ici par les ballets nationaux largement répandus en Afrique – encore qu’aucun d’entre eux ne semble avoir favorisé l’intégration nationale … 7. Qui n’est pas mentionné nommément ; il a pu être identifié grâce à Miguel Konko, Munich. 8. Mes propres recherches dans ce domaine se fondent sur les sources suivantes : les enregistrements sonores et audiovisuels, à savoir cassettes, CD, VCD – ce dernier format étant largement répandu en Afrique – et VHS, ainsi que des extraits (réalisés par moi-même ou d’autres) provenant de la télévision kényane. S’y ajoutent la presse, notamment les nombreux quotidiens kényans, dont les magazines accompagnant les éditions de fin de semaine contiennent souvent des articles sur la musique populaire ; mes propres expériences et observations lors de concerts, festivals et visites dans des discothèques ; ainsi que des discussions avec des passants, des mélomanes, des producteurs, des hommes et des femmes pratiquant la musique, le chant, l’ethnomusicologie, le journalisme musical…, et enfin, les faiseurs de politique culturelle. En mai- juin 2004, grâce au soutien du DAAD (Deutscher Akademischer Austauschdienst), j’ai enseigné pendant deux mois au Department of African Music and Ethnomusicology du Music Institute de la Kenyatta University à Nairobi ; pendant la même période, j’ai organisé un atelier sur le hip-hop et la musique kényane dans le cadre du Goethe-Institut, auquel ont participé quinze journalistes

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représentant différents médias, ainsi que des producteurs et des musiciens. Mes premières expériences avec le hip-hop kényan remontent à un court séjour à Nairobi fin novembre 2002, à l’occasion du symposium « Africa : Cradle for a Holistic and Integrated Music » organisé au Goethe-Institut par Mme Jean Ngoya Kidula et soutenu par le Goethe Institut de Nairobi. Cette invitation coïncidait avec la phase finale des élections ayant sonné le glas de la dictature de Moi. 9. Ils vendaient des magazines de luxe du Kenya et d’autres pays comme l’Afrique du Sud (par exemple le magazine DRUM). 10. Né en 1945 et fils du célèbre homme politique luo Oginga Odinga (vice-président sous Kenyatta, puis célèbre opposant, 1911-1994), Raila Odinga symbolise la revendication d’un droit de participation au gouvernement après la victoire électorale de la National Rainbow Coalition (NARC), qu’il avait d’ailleurs soutenue. 11. Transcrites, traduites en anglais et commentées par Aggrey Nganyi Wetaba, le 18 juin 2006. 12. Sur ce point, voir par exemple Reuster-Jahn (2006). 13. Sur la musique visant des classes d’âge spécifiques, voir Wallis/Malm (1984: 42 sqq.). 14. Voir note 5. 15. Cette chanson du Nairobi City Ensemble avec Poxy Pressure est conservée dans les Archives de musique africaine, Institut d’ethnologie et d’études africaines de l’Université Johannes Gutenberg à Mayence sous forme d’un vidéoclip (repris l’une émission de télévision de 2004). Jusqu’en été 2006, il était quasi impossible d’obtenir dans le commerce des clips de groupes kényans produits pour le marché. 16. « Il n’est pas de mon devoir de dénicher des plaisantins de la musique pour qu’ils œuvrent en faveur des clowns que les Kényans appellent des politiciens. Si j’étais de ces clowns, je ne craquerais pas pour les crooners du kapuka ou du genge, car d’après moi la vague qu’ils ont créée s’est muée en ride. Les musiciens qui font vraiment quelque chose et qui l’emportent auprès des gens sont des génies comme Jack Nyadundo, John De Mathew et Sammy Wambua. Si l’un de ces bardes composait une chanson hurlant tes louanges, tu l’aurais dans le sac, ton élection ! AB » (Emali 2006 : 6) 17. Malheureusement, on ne dispose toujours pas d’informations précises sur les ajouts en d’autres langues à ces textes soumis au copyright – ajouts mentionnés sans autre précision par Nyairo et Ogude.

NOTES DE FIN a. Teddy Josiah est un célèbre producteur du Kenya. (A.N.W.) b. Peut être traduit en « Nous ne nous laissons pas abattre ». (A.N.W.) c. Les Luo établis majoritairement dans la région du lac Victoria représentent la troisième ethnie la plus nombreuse du Kenya. (A.N.W.) d. Oginga Odinga fut vice-président du Kenya sous Jomo Kenyatta et fondateur du Forum pour les droits de l’homme et la démocratisation. (A.N.W.) e. Sous Kenyatta, Tom Mboya fut ministre du Plan. Il fut assassiné en 1969. Comme il était un Luo et que son meurtrier était probablement un Kikuyu, les tensions entre Luo et Kikuyu montent d’un cran. (A.N.W.) f. Ouko Robert: ministre des Affaires étrangères sous Daniel Arap Moi ; assassiné en 1990. (A.N.W.)

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g. Raila Amolo : voir ligne 47. (A.N.W.) h. Gor Mahia est un club de foot de Nairobi, fondé en 1969. De nombreux Luo jouent dans ce club. (A.N.W.) i. Okatch Biggy (Luo) est un musicien de benga originaire de Kisumu, sur les rives du lac Victoria ; il joue avec son orchestre Heka Heka. (A.N.W.) j. Jimmy Orengo : ancien homme politique et grand militant. (A.N.W.) k. Jully est une chanteuse. (A.N.W.) l. Raila Odinga (aussi connu sous le nom d’Agwambo) est le fils d’Oginga Odinga. Dans le cabinet de l’actuel gouvernement, il tint le portefeuille du ministre des travaux publics jusqu’au référendum portant sur la nouvelle constitution, en décembre 2005. (A.N.W.) m. James Orengo est un membre fondateur du Movement of Change. (A.N.W.) n. Ligne 55 : Anyang’ Nyong’o est le ministre du Plan et du Développement sous l’actuel gouvernement Mwai Kibaki. (A.N.W.) o. Joe Donde : ministre des circonscriptions électorales. (A.N.W.) p. Ochuodho : homme politique luo. (A.N.W.)

RÉSUMÉS

Né en 1946, a fondé en 1991 les Archives de musique africaine dans le cadre de l’Institut d’études africaines et d’ethnologie de l’Université Johannes Gutenberg à Mayence (Allemagne). Il a étudié l’histoire du highlife nigérian, ainsi que, en vue de son habilitation en 1998, la praise culture qui fait l’objet d’un ouvrage actuellement en préparation. Un autre ouvrage, intitulé Sweet Mother. Modern African Music, publié originellement en 1985 (rééd. 2000), existe aussi en traductions anglaise (1991) et française (1992). Ses recherches portent avant tout sur l’histoire des enregistrements commerciaux et de la culture populaire en Afrique. Il est le rédacteur du site web consacré aux musiques et aux cultures populaires africaines. Partout en Afrique, le hip-hop a trouvé sa place sur la scène de la musique populaire. En même temps, un débat est né sur la question de savoir dans quelle mesure le hip-hop peut être considéré comme une musique africaine. Au Kenya, une chanson de rap est devenue l’hymne de l’opposition pendant la campagne électorale de 2002 qui a sonné le glas de la dictature de Daniel Arap Moi. L’auteur présente et analyse cette chanson. Dans le cas présent, le hip-hop en tant que musique globalisée a renforcé l’opposition luo – du moins initialement. Mais au cours de la campagne électorale, la chanson « Unbwogable » a fini par exprimer le sentiment de toute la nation. De cette manière, le hip-hop est devenu un genre généralement accepté, sans pour autant se muer en une « musique nationale ».

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Métamorphose identitaire à travers la musique : le timbila des Chopi du Mozambique

Moira Laffranchini

1 Les Chopi sont anthropologiquement un sous-groupe ethnique Tsonga (Junod 1936) composé d’environ 300 000 individus, résidant essentiellement dans la province d’Inhambane, une des trois provinces du sud du Mozambique.

2 Dans ce pays, on associe l’image d’un Chopi à celle d’un timbileiro, c’est-à-dire à un joueur de timbila. Par ailleurs, suite aux recherches et aux publications de Hugh Tracey, depuis les années 1940, le mot chopi est aussi devenu synonyme de timbila (sg. mbila) pour le monde scientifique. Si l’association culture-musique peut sembler évidente à l’ethnomusicologue, il est plus curieux de constater que les membres de la communauté prennent à cœur cette association, et même qu’ils s’y attachent en la défendant ouvertement.

3 Le terme timbila désigne à la fois la danse, la musique et l’instrument, un xylophone joué en orchestre composé d’une dizaine d’éléments, de quelques hochets, d’un sifflet et de sonnailles attachées aux mollets des danseurs. La particularité du xylophone timbila réside avant tout dans les matériaux utilisés : le bois de l’arbre mwenje et les calebasses du fruit sala (pl. masala), utilisées comme corps de résonance sous chaque lame. De longueurs inégales, celles-ci sont accordées selon une échelle équiheptatonique et frappées avec deux mailloches.

4 Il n’est pas rare de voir un musicien assis devant sa hutte, profitant de la fraîcheur du soir pour chanter accompagné de son timbila. Cependant, le timbileiro aspire à intégrer un orchestre, voire à le diriger. Normalement, le chef d’orchestre est l’auteur des musiques, des poèmes et de la chorégraphie. Il s’agit d’une activité d’abord individuelle ; le chef d’orchestre réunit ensuite les musiciens pour l’orchestration, et enfin il associe le chef des danseurs pour mettre au point la chorégraphie. La dernière étape consiste à apprendre et à répéter l’œuvre au complet avec l’ensemble des musiciens et des danseurs. Une telle œuvre est appelée ngodo ; il s’agit d’une suite de pièces parfois seulement

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musicales, parfois accompagnées par la danse, et agencées selon un ordre établi. Les poèmes chantés théâtralisent la vie quotidienne ou des problèmes rencontrés par la communauté. Selon l’analyse de différents chercheurs (H. Tracey 1970 ; Dide Mungwambe 2000), le ngodo revêtait une claire fonction de critique sociale.

Axe d’approche du timbila

5 On peut aborder la musique de timbila à partir de trois axes différents : la musique, la danse et la poétique.

6 La dimension orchestrale avait déjà suscité en 1560 l’intérêt du jésuite André Fernandes, lequel passa deux ans chez les Chopi. Depuis, plusieurs écrits attestent de la complexité de cette musique, de sa composition, de la virtuosité de ses musiciens. Selon Hugh Tracey (1970 : 119), il en existerait cinq types : cilanzane ou malanzane (soprano), sange ou sanje (alto), dole ou mbingwe (ténor), debiinda (basse), et gulu ou kulu (double basse). Cependant, lorsqu’il décrit les orchestres, il constate que ceux-ci ne les possèdent jamais tous : les grands ensembles en dénombrent trois ou quatre types, le moins répandu étant le dole car il est difficile à jouer. Margot Dias (1986 : 56) parle aussi de cinq types d’instruments : chilanzane, sanje, dole, debiinda et chikhulu. Elle mentionne également un sixième timbila ayant existé dans le passé, le mbingwe, qui se situe entre le dole et le debiinda, mais qu’elle n’a jamais vu. Ilídio Rocha (1962), dans son long terrain à Zavala et Homoíne, a aussi vu cinq instruments : chilanzane, sanje, dole, debiinda et chikhulu ; il nous dit que le mbingwe est un instrument semblable au dole, mais plus facile à jouer.

7 Notre recherche de terrain (1996-2006) ne nous a pas permis de trancher la question. Les groupes de timbila que nous avons rencontrés – à Inhambane, Maputo ou en Afrique du Sud – comportent seulement trois types de xylophones : chilanzane, debiinda et chikhulu, même si les musiciens admettent l’existence d’autres timbila dans le passé.

8 La dimension chorégraphique, connue depuis les années 1940 renvoie directement à la rencontre violente et conflictuelle avec les Zoulous au XIXe siècle. Les Chopi ont emprunté à leurs envahisseurs le bouclier en peu de vache, les lances et casse-tête, ainsi que le costume, également en peau de vache (dans le passé aussi en peau de guépard) ornée de plumes d’autruche. Les pas de danse sont aussi d’origine zouloue et la chorégraphie est clairement guerrière. La danse contraste d’une part avec le contenu des poèmes et de l’autre avec la signification de la musique de timbila : cette musique se veut une critique et une affirmation d’indépendance et de différenciation culturelle, alors que la danse montre l’acculturation aux Zoulous et la capacité d’appropriation d’éléments exogènes aux Chopi. Elle leur a toutefois donné une image guerrière au travers de la chorégraphie et des armes utilisées, ce qui lui a valu une certaine stigmatisation de la part des églises, notamment la catholique1.

9 Le troisième axe concerne la poésie, perspective privilégiée dans l’approche identitaire de la musique de timbila. En effet, les principaux chercheurs (H. et A. Tracey, M. Dias, Dide Mungwambe…) associent la musique de timbila au débat interne de la société chopi, aussi bien qu’à la revendication intra-tsonga (face aux Shangana), intra-africaine (face aux Zoulous d’Afrique du Sud) et face au pouvoir exogène représenté par les Portugais.

10 Les travaux publiés sont en général unilatéraux et non systématiques, probablement parce qu’ils ont été réalisés par des missionnaires (H.-A. Junod 1897 et 1936 ; H.-P. Junod 1936), des administrateurs coloniaux (Rita-Ferreira 1958) ou des anthropologues, dont

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l’intérêt n’était pas spécialement dirigé vers la musique en tant que manifestation artistique ou qu’expression culturelle.

Timbila et identité

11 Les Chopi sont connus pour avoir plusieurs spécificités culturelles, ainsi qu’une panoplie d’instruments de musique (par exemple les flûtes et les tambours ou l’arc musical) et de nombreuses danses (parmi les plus connues qu’ils partagent avec leurs voisins, on remarque le chigubo, le ngalanga et le makwaela). Des questions se posent : pourquoi les Chopi manifestent-ils leur identité d’abord à travers la musique ? Pourquoi la musique de timbila, à l’exclusion des autres formes musicales ? Et enfin comment ce choix s’est-il opéré ?

12 Selon les principales études ethnohistoriques sur les Chopi, il s’avère que le territoire chopi, à partir de sa « découverte » par Vasco de Gama au XV e siècle, aurait été un territoire portugais, en théorie seulement ; car, selon H.-A. Junod (1936) et Pellissier (1984), la présence portugaise était alors limitée au littoral du pays. Ce n’est qu’après la chute du dernier royaume indigène du Zoulou Gungunyane, en 1897, que les colons auraient occupé les zones intérieures, parmi lesquelles l’actuelle province d’Inhambane, terre des Chopi. Cela signifie que les indigènes auraient joui d’une indépendance politique et culturelle jusqu’au XIXe siècle et, pour ce qui nous concerne, que les Chopi auraient donc vécu dans le respect de leur modèle politique complètement dépourvu de gouvernement central, organisé autour de petites chefferies autonomes, quoique solidaires entre elles.

13 En effet, les Chopi constituent un groupe culturel bien particulier reconnu non seulement par les Européens (notamment portugais et hollandais), mais également par leurs voisins tsonga (shangana, ronga, bitonga) et zoulous. Leur particularité résulte sans doute de leur lente adaptation à un milieu écologique où prédomine la forêt, au contraire des peuples voisins habitant la savane. Ce milieu a donc conditionné et homogénéisé l’évolution culturelle des Chopi ; il a forcé les hommes aux travaux sédentaires et domestiques grâce aussi à la terre fertile, au contraire des voisins tsonga dédiés à la chasse de grands herbivores, au commerce et à l’élevage. L’organisation plus centralisée des Tsonga a provoqué des guerres pour le pouvoir, pour la domination des routes commerciales et pour les zones de chasse. L’homme chopi s’est plutôt renfermé sur lui même et a développé une économie d’autosubsistance ; il est devenu créatif dans la manufacture d’ustensiles, dans l’agriculture et dans toutes les manifestations esthétiques, notamment l’artisanat, la musique et la danse. Le timbila est assurément la forme musicale la plus élaborée et complète, en raison notamment de la complexité de fabrication du xylophone et de la réunion, en une seule activité, de la musique, de la danse et de la poésie. Les répétitions du ngodo occupaient une grande partie du temps libre des musiciens et danseurs, et ce moyen d’expression constituait un facteur important de maintien de l’unité politique au travers de la fonction de critique sociale des poèmes, qui permettait par exemple de dénoncer publiquement l’abus de pouvoir du chef, ou de développer le caractère égalitaire de la société en conditionnant les comportements individuels afin d’obéir aux valeurs préétablies.

14 Parmi des spécificités identitaires chopi comme le rapport particulier à la culture matérielle, la structure politique décentralisée, le statut émancipé de la femme,

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l’architecture des huttes, comment expliquer que la musique de timbila ait pris le dessus dans le processus de revendication identitaire ?

Le contexte à partir de la fin du XIXe siècle

15 Pour essayer d’apporter une réponse à cette question, nous avons privilégié une approche contextuelle, selon laquelle les processus identitaires n’existeraient pas hors contexte et seraient relatifs à des finalités. Cette démarche stipule aussi qu’on est toujours l’autre de quelqu’un ; il faut donc se penser soi-même en partant d’un regard externe et aussi selon plusieurs regards croisés. En tant que telle, l’identité se forge sur la relation avec les autres. Mais l’anthropologie culturelle et sociale définit également l’identité comme une construction. Cette approche rend compte des processus identitaires en plus de leurs contextes et de leurs implications. La réalité est ainsi construite sur les représentations des acteurs et sur leurs constructions subjectives, à leur tour basées sur la réalité.

16 Ce type de réflexions est le reflet d’une identité principalement ethnique. En effet, la dimension ethnique est certainement présente dans le processus identitaire en général, précisément parce qu’il représente toujours le lien entre culture et intégration dans les contextes sociaux. L’ethnie est cependant un signifiant imprécis et son utilisation peut poser des problèmes d’analyse. C’est le cas, par exemple, de l’idée de retour à l’ethnie qui donne l’image d’un modèle préexistant – l’ethnie – vers lequel on ferait un mouvement de régression, alors que les mouvements ainsi désignés sont également des constructions culturelles. Cette attitude ethniciste des acteurs doit aussi faire l’objet d’une analyse externe et non d’une reproduction d’éventuelles catégories internes – lesquelles sont parfois la reprise d’anciennes catégories de l’ethnologie.

17 Un exemple de ce type de démarche est actuellement en cours chez les Chopi où l’on organise chaque année un festival appelé msaho, qui mobilise tous les orchestres de timbila avec l’objectif de recréer, dans l’actuelle conjoncture post-communiste, une identité politico-culturelle chopi. Paradoxalement, ce retour à l’authenticité culturelle se fait à partir des travaux de Tracey. Ce postulat, au-delà du fait de recourir à un élément externe et au statut de la science, ignore totalement que la démarche de Tracey, comme toute démarche scientifique, est un processus herméneutique qui relève des précompréhensions des auteurs et qui ne peut d’aucune manière avoir une prétention d’objectivité. C’est pourquoi, plus qu’approcher les identités en tant que choses isolées et statiques, il faut les appréhender dans leur ritualisation.

18 C’est dans le lieu problématique de situations et d’événements correspondant à des mises en scène de l’identité qu’on peut observer la culture en train de se faire. De là vient la richesse théorique des timbila : un cadre privilégié facilitant la réalisation des exercices rituels, qu’on peut alors prendre comme objet de recherche. L’anthropologie du timbila peut donc devenir une forme d’anthropologie des identités ritualisées ; mais, si tout dans le timbila n’est pas rite, la cérémonie qu’il propose est tout de même définissable comme un contexte rituel, autrement dit comme un cadre propice à la mise en scène de l’identité.

19 L’identité chopi s’opérationnalise et se ritualise par œuvre de ses artistes comme Gomukomu, qui n’hésite pas, d’une part à bousculer ses chefs et, à travers eux, à inciter la communauté à reprendre du courage afin de défendre son identité, et d’autre part à faire descendre les Blancs de leur piédestal d’hommes supérieurs :

20 – les Blancs :

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« Vous les chefs devez discuter des questions. Ces hommes appelés Blancs Sont des hommes du commun2. »

21 Mais cette affirmation identitaire ne se fait pas seulement face aux Blancs, mais aussi face à d’autres Africains avec lesquels les relations peuvent être difficiles, voire de conflit.

22 – les Shangana : « Laissez la peau ! Il n’en reste rien, Shangana ! Les Shoto et les Xhosa ont tout mangé et pour nous il n’en reste plus3. »

23 Néanmoins, l’instrument de l’affirmation identitaire et de la spécificité chopi ne sont plus les cocolo, fortifications militaires qui leur ont permis de résister d’abord aux assauts des Zoulou, et ensuite à ceux des Portugais. L’outil de l’affirmation chopi va passer par la musique. C’est exactement au lieu où l’empereur zoulou Ngungunyane, grand ennemi des Chopi, a été battu par les Portugais, que les artistes convoient le timbila pour manifester la suprématie de l’art sur la barbarie de la guerre : « Viens, peuple de Zavala Allons à Magule4. »

24 À partir de là, comment expliquer cette relation intrinsèque entre les Chopi et le timbila ? Selon nous, la réponse se trouve dans les valeurs et les processus sociaux. Il s’agit de se demander la raison pour laquelle les Chopi manifestent leur identité au travers du timbila. Qu’est-ce qui donne de la valeur à ce type d’activité sociale ?

25 Notre hypothèse est que les Chopi ont articulé l’expérience de leur vie et le processus de leur société au travers de la musique. Ainsi, la musique de timbila est devenue partie intégrante de la reproduction sociale, partie du débat d’idées qui organise la vie de la communauté. La musique est ainsi devenue le moyen, de par sa nature représentative, de créer et de recréer la communauté.

26 Et pourtant, privé de ses fonctions initiales par des ingérences successives et systématiques des Portugais et du FRELIMO5 (la critique sociale, le débat, l’affrontement musical entre orchestres dans le msaho), le timbila s’approche toujours plus des rituels considérés comme contemporains, définis par le simple fait d’être des espaces-temps d’identité collective en dehors de la routine quotidienne individuelle. Car la musique de timbila est bien plus que le son des xylophones qui, quotidiennement depuis trente ans, réveillent les Mozambicains à quatre heures du matin sur les ondes de RM, la Rádio Moçambique ; le timbila est plus qu’une musique et une danse folklorique que les Mozambicains se sont habitués à voir et entendre à chaque manifestation politique ou culturelle du pays ; le timbila est bien plus qu’un instrument qui accompagne les rassemblements religieux, les pièces de théâtre ou la musique contemporaine.

27 On pourrait traiter la musique de timbila à partir des éléments non seulement musicaux, mais aussi techniques, culturels, politiques ou autres, que les Chopi partagent ou ne partagent pas avec les groupes ethniques voisins. Nous partirons de la lecture effectuée par le missionnaire et anthropologue suisse Henri-Alexandre Junod, lequel réunit culturellement les Shangana, les Ronga et les Chopi. On peut se demander comment il explique que ces trois peuples distincts partagent des éléments de formes et de styles d’exécution du xylophone, mais que les instruments, l’organisation de l’orchestre, le rôle social joué par la musique, ou encore l’identification du groupe au travers de cette musique diffèrent complètement. Selon nous, la réponse se trouve dans les valeurs et les

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processus sociaux. Il s’agit de se demander pourquoi les Chopi manifestent leur identité au travers du timbila. Qu’est-ce qui donne de la valeur à ce type d’activité sociale ?

28 Notre hypothèse est que les Chopi ont articulé l’expérience de leur vie et leur processus d’identité sociale au moyen de la musique. Ainsi la musique de timbila est-elle devenue partie intégrante de la reproduction sociale et du débat d’idées qui organise la vie de la communauté. La musique est ainsi devenue le moyen, à travers sa nature représentative, de créer et de recréer la communauté.

29 Pour comprendre cela, il faut revenir à l’histoire et voir comment, à plusieurs reprises, les Chopi ont été violemment attaqués dans leur intégrité, comment ces atteintes à leur culture les a poussés à trouver un moyen de défense et d’affirmation identitaire. Dans cet effort de survie, face d’abord à la colonisation nguni, puis à celle des Portugais, les Chopi ont mis en place un mouvement de résistance radical.

Les Chopi avant Tracey

30 Le nom Chopi est d’origine assez récente ; il remonte au siècle dernier, à la conquête du sud du Mozambique par les Nguni et à la formation de l’État de Gaza. Les Chopi, appelés à former un régiment, se sont révélés très habiles au tir à l’arc, d’où leur nom qui dérive du mot nguni kutchopa, « tirer à l’arc ».

31 En dépit de cette dénomination récente, leur origine remonte à juste avant l’arrivée des Portugais sur la côte orientale africaine, à la fin du XV e siècle. À cette époque, la région aujourd’hui occupée par les Chopi est essentiellement peuplée par les Chona-Caranga, peuple descendu du nord, de l’ancien empire Monomotapa, et resté stable jusqu’au XVIe siècle. Toutefois, le territoire chopi n’est pas peuplé par une seule ethnie ni par une seule tribu : les Chona-Caranga ont soumis les autochtones, eux-mêmes déjà mélangés avec les peuples de la région. Des Sotho arrivant au sud du Mozambique (actuelle province de Maputo) obligent ensuite les peuples de la région à émigrer vers l’actuelle province d’Inhambane, le Chopiland.

32 Le XIXe siècle est caractérisé au sud du Mozambique par la formation de l’empire de Gaza : les membres de l’ethnie Nguni, fuyant les Zoulous guidés par Chaka, envahissent la région et unifient ces peuples jusqu’alors assez dispersés et indépendants. La majorité des tribus ont facilement accepté la « ngunisation », l’assimilation, et certains d’entre eux ont même accédé à des places importantes dans la hiérarchie impériale : le dernier général de l’empire n’était en effet pas un Nguni d’origine. Mais, durant ce processus d’assimilation, une tribu se montre intransigeante et soucieuse de conserver son indépendance : les Chopi.

33 Pour des raisons probablement économiques, le chef de l’État Gungunyane décide de transférer la capitale au sud du Mozambique ; la nécessité d’obtenir des aliments peut ainsi expliquer l’incursion rapide chez les Chopi, jusque-là agriculteurs vivant dans une relative aisance grâce à leur terre fertile.

34 La haine éprouvée par les Gungunyane et les Nguni envers les Chopi s’explique cependant par des raisons politiques. La docilité et le manque d’unité des peuples du sud ont permis aux Nguni de former rapidement et aisément le plus grand empire moderne d’Afrique australe, et ceci malgré la présence des colonisateurs portugais et anglais. À plusieurs reprises, les Nguni cherchent à conquérir les Chopi, mais sans succès ; ils n’y parviennent qu’après de nombreuses tentatives et par la ruse. Toutefois, les Chopi tentent toujours de

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garder leur indépendance et de marquer leur différence. Cela explique peut-être que les envahisseurs continuent à s’acharner sur ce peuple.

35 Suite à ces événements, les Chopi, jusqu’alors dispersés, montrent un effort d’unification politique qui dure tout le XIXe siècle dans le royaume de Cambana-Mondlane. Les Chopi s’unissent aussi aux Portugais pour faire face à la violence des Nguni, mais sans succès, à tel point que beaucoup d’entre eux sont massacrés et d’autres vendus comme esclaves et envoyés dans les îles de la Réunion, de Mayotte et de Madagascar, mais aussi aux États Unis, au Brésil, aux Antilles espagnoles, en Arabie Saoudite et en Turquie, ou tout simplement au Transvaal.

36 Après leur défaite, leur soumission et leur esclavage, les Chopi renoncent – du moins temporairement – à toute résistance organisée. Toutefois, deux ans plus tard, les Portugais trouvent chez les Chopi des alliés naturels pour leur campagne contre Gungunyane. Dans Naissance du Mozambique (1979), René Péllissier montre bien que les cinq siècles de colonisation portugaise sont un préconcept et un mythe car, si les Portugais ont bien découvert les pourtours de l’Afrique, leur implantation demeure jusqu’au XVIIIe siècle limitée à des forts sur la côte, constamment menacés par la présence nguni juste au delà de leurs garnisons.

37 Le deuxième mandat d’António Enes entre 1895 et 1899 sera dédié à la conquête du sud du Mozambique. C’est l’époque du réalisme et du pragmatisme d’inspiration anglaise : l’Africain doit être conquis et produire. Les Nguni sont vaincus et les Portugais deviennent pour la première fois les vrais colonisateurs. Les Chopi s’organisent encore une fois pour se défendre de la suprématie portugaise, mais sans succès. Beaucoup d’hommes quittent la région pour trouver du travail dans la capitale Lourenço Marques, le plus souvent comme ouvriers agricoles – seul métier autorisé par les colons – ou alors ils émigrent vers les mines d’Afrique du Sud. Cette période d’émigration semble introduire une accalmie sur le territoire chopi ; preuve en est la présence de seulement trente-huit soldats en 1909 pour une population estimée entre 300 000 et 400 000 individus.

38 Il faudra attendre 1914 pour que les Chopi se réorganisent (c’est le Mouvement Mourini) pour combattre l’administration portugaise : le peuple refuse de cultiver les champs, espérant ainsi obliger les Blancs et les Indiens à quitter leur terre car ils n’ont plus rien à acheter.

39 Cette tentative se solde par un échec ; mais en 1962, quand Eduardo Mondlane – descendant des Cambana-Mondlane qui avaient organisé la résistance contre les Nguni – fonde le FRELIMO, le Front de Libération du Mozambique, les Chopi, pourtant moins bien situés géographiquement pour la lutte – qui se déroule essentiellement dans le nord du pays –, s’engagent sans hésitation. Dans le FRELIMO les Chopi se battent aux côtés de Blancs, d’Indiens et de toutes les ethnies du pays. L’objectif de la lutte, l’indépendance du Mozambique, est tellement important que, pendant de nombreuses années, il fait oublier les anciens différends interethniques. Après l’indépendance, obtenue en 1975, ce sentiment d’unité se désagrège hélas rapidement.

40 Cependant, il serait faux de croire que, dans la période séparant la création du Mouvement Mourini et le FRELIMO, les Chopi soient restés inactifs et soumis au pouvoir colonial. Notamment au niveau de la politique interne, les Chopi, organisés en chefferies autonomes, refusent toute forme de pouvoir. Ils défendent une organisation sociale basée notamment sur la liberté de la femme et la domination de l’agriculture et de l’élevage, ce

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qui leur permet de consacrer plus de temps à l’architecture, à la poterie, à la fabrication de paniers… La résistance a d’abord été militaire, puis pacifique, pour finalement se cristalliser dans la musique. En effet, l’histoire et les conditions politiques ont sans doute contribué au style de vie de ce peuple en permettant le développement d’activités sédentaires ; parmi celles-ci, on notera les arts, dont les expressions les plus riches sont la musique et la danse timbila. C’est à ce moment que la musique de timbila devient l’élément unificateur et spécifiquement identitaire de l’ethnie. Le timbila permet l’identification et l’extériorisation des problèmes concernant le groupe ; c’est aussi un instrument de revendication et de critique sociale.

Les Chopi après Tracey

41 La publication en 1948 de Chopi Musicians. Their Music, Poetry and Instruments de Hugh Tracey marque le premier traitement musicologique systématique du timbila, ainsi que la reconnaissance de cette musique et de cette danse de la part de l’ethnomusicologie. L’œuvre de Tracey est devenue un classique de la discipline et pour toutes les études concernant la musique chopi. Mais Chopi Musicians fut publié à une époque critique de l’identité chopi, qui, après tant de résistances historiques pour sa défense, avait perdu toute capacité de résistance à de nouvelles pressions.

42 Il semble bien que la musique ait toujours accompagné leur vie culturelle ; mais les recherches de Tracey ouvrent un nouvel espace à l’affirmation identitaire. Par conséquent, ces travaux modifient le statut de la musique auprès des Chopi et contribuent à transformer la musique en instrument de fierté identitaire, dirigé plus vers l’extérieur que vers l’intérieur. En effet, depuis la publication de Chopi Musicians, la tribu- ethnie – classifiée ethnographiquement comme partie du groupe Tsonga selon l’ethnographe et missionnaire suisse Henri-Alexandre Junod – s’affirme comme groupe indépendant et autonome, sur la base d’importantes différences culturelles avec les groupes voisins. En particulier, elle se présente dorénavant comme groupe de musiciens, seuls détenteurs du timbila.

43 En définitive, pour comprendre l’adoption du timbila en tant qu’élément référentiel identitaire, il faut prendre en considération l’impact des travaux ethnomusicologiques sur cette musique. En effet, à partir des recherches de Tracey, tout le monde commence, pour différentes raisons, à s’intéresser à cette musique, que ce soit le pouvoir portugais, les scientifiques, les mineurs d’Afrique du Sud ou tout simplement le peuple mozambicain. La mobilisation autour du timbila est telle que les Chopi, discriminés et exploités dans les autres domaines de leur vie, commencent à se réapproprier ce phénomène.

44 La musique a toujours été un élément fondamental de la vie culturelle des Chopi, mais le rôle essentiel que les timbila jouent dans le processus d’autodéfinition identitaire dans le dernier demi-siècle est intrinsèquement lié l’exposition que cette musique a eue suite aux travaux de Hugh Tracey.

45 Certes, l’importance de la musique dans la vie du groupe précède Tracey ; mais son œuvre symbolise ce que l’ethnomusicologie a appelé « l’invention de la tradition », dans le sens où ce chercheur, en focalisant ses intérêts sur cette musique et en la faisant ainsi connaître à l’étranger, l’a élevée au dessus d’autres éléments tout aussi caractéristiques et spécifiques de la société chopi comme les connaissances relatives à la guerre, à la culture

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matérielle – notamment la construction de maisons et du système défensif de fortifications (les cocolos) –, ou le système de production permettant la subsistance et qui, par la même a rendu possible le développement d’un art comme le timbila, l’indépendance des femmes, un concept de liberté, non seulement par rapport à l’extérieur mais aussi au niveau des petites chefferies, ce qui a permis aux Chopi de se passer d’un gouvernement central.

46 On peut donc parler d’un processus d’invention d’une identité ethnique par le truchement de l’ethnomusicologie. Toutefois, ce processus n’aurait pas été suffisant pour permettre aux Chopi de se définir ; à cette stratégie exogène, il faut ajouter la tactique de l’appropriation. En effet, toute la documentation historique et anthropologique concernant ce peuple les présente comme les victimes désignées des Nguni, justement en raison de leur attachement à l’indépendance ethnique qui les a portés à ne jamais accepter, comme l’ont fait leurs voisins shangana, d’être les vassaux de leurs envahisseurs ; ils en ont payé le prix fort en subissant de nombreux massacres. Afin d’échapper à cette domination, les Chopi se sont même alliés aux Portugais, pour ensuite se révolter à nouveau.

47 Suite à ces événements tragiques, on comprend que le travail de Hugh Tracey ait représenté une manne, car il a permis aux Chopi de restructurer leur fierté autour de la musique, en oubliant les autres éléments culturels qui les différenciaient auparavant des groupes voisins. Ainsi, à l’invention de l’ethnomusicologie scientifique, il faut ajouter la grande capacité de la communauté à se réinventer une identité en situation difficile, en s’appropriant la surévaluation de leur musique par un point de vue exogène.

48 Ce processus de métamorphose du timbila a transformé le statut de l’instrument et de la musique à l’intérieur même de la hiérarchie musicale chopi et, par conséquent, il a augmenté le rôle des interprètes du timbila par rapport aux autres formes musicales. À noter aussi que l’importance des fabricants des xylophones a aussi été surévaluée, les faisant passer du statut d’artisans à celui d’artistes. Ainsi, les musiciens et danseurs appartenant à un ensemble de timbila ont non seulement maintenu leur rôle d’interprètes de la vie sociale, mais ils sont devenu les médiateursentre le passé et le présent.

49 Les principales métamorphoses historiques qu’ont connues les Chopi ont été rapides, souvent violentes et surtout dues à des événements d’origine exogène : les invasions nguni, la colonisation, la déportation, l’émigration, l’indépendance du Mozambique, le marxisme-léninisme, le libéralisme économique. Ces changements ont eu et continuent à avoir des répercussions évidentes sur l’identité de la communauté. Pour cela la stratégie ethnique de l’unité est fondamentale pour la survie du groupe. Grâce à la musique, les Chopi ont pu chanter et faire savoir à tout le pays qu’ils sont chopi et mozambicains. « Tout le monde se rappelle du fouet En Mozambique le fouet On nous battait toujours On nous battait et on nous demandait : ‘‘Où irez-vous vous lamenter ?’’ De Rovuma à Maputo Dansons le timbila Célébrons nos héros Mondlane et Josina Ne nous oubliez pas Hissez le drapeau6. »

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NOTES

1. C’est seulement après le Concile Vatican II en 1962 que le timbila en tant qu’instrument commence peu à peu à entrer dans les cultes et les messes. 2. Notre traduction. H. Tracey (1948 : 43). Il s’agit d’un ngodo composé en 1942 par Gomukomu critiquant les Blancs et leur façon de fabriquer et d’imposer un gouvernement indirect. 3. Notre traduction. H. Tracey (1948 : 30). 4. Notre traduction. H. Tracey (1948 : 21). Zavala est le centre de la musique timbila. Magule est le lieu où Gungunyane, qui a massacré de nombreux Chopi, a à sont tour été vaincu par le général portugais Mousinho de Albuquerque. 5. Front de libération du Mozambique, parti anti-colonial qui a amené le pays à l’indépendance en 1975, ensuite parti unique au pouvoir, d’orientation marxiste-leniniste. 6. Notre traduction. Chanson enregistrée à Zavala en 1981 par Ron Hallis (1983). Rovuma est un fleuve tout au nord du Mozambique et Maputo la capitale toute au sud. Il s’agit de Eduardo Mondlane fondateur du FRELIMO et de Josina Machel, épouse de premier président du Mozambique indépendant.

RÉSUMÉS

Les Chopi vivent au sud du Mozambique. Ce peuple pacifique, qui se consacre à l’agriculture, devient depuis le XIXe siècle la victime désignée du pouvoir, notamment en raison de son refus clair de l’acculturation et de la soumission. Au fil du temps, les Chopi subissent les invasions des Nguni, la colonisation portugaise, le pouvoir marxiste-léniniste et le libéralisme économique. La musique de timbila s’affirme peu à peu comme un moyen privilégié de résistance pacifique. L’identité du groupe, mise à mal par les conflits, trouve dans la musique la force de se redéfinir et de se réaffirmer. Ce processus de construction identitaire sera renforcé par l’intérêt que lui portent certains ethnomusicologues. On assiste alors à la réappropriation du savoir scientifique la revendication d’une spécificité culturelle : la tradition sera désormais définie selon les critères de l’ethnomusicologie.

AUTEUR

MOIRA LAFFRANCHINI Ethnomusicologue et anthropologue. Elle a été assistante en anthropologie à l’université de Lausanne. Depuis 1995, elle séjourne régulièrement au Mozambique, où elle travaille sur la musique de timbila des Chopi et où elle a enseigné l’anthropologie et l’ethnomusicologie à l’Université pédagogique et à l’Université Eduardo Mondlane de Maputo.

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Chant et territorialité chez les Secwepemc (Shuswap) ou comment tracer des frontières par la portée du chant

Nina Reuther

Territoires humains et territoires non humains : un monde qui résonne

1 T’kamlúps (B.C.), un soir d’été 1996.

2 L’après-midi, Evelyn avait exceptionnellement décidé de partir toute seule à la recherche de baies parce qu’elle avait besoin de réfléchir seule. Elle avait trouvé un endroit très riche et s’était mise à cueillir. Bientôt, elle avait rempli plusieurs seaux de baies, qu’elle déposait au fur et à mesure à l’avant de son pick-up-truck, à l’abri du soleil et en laissant les fenêtres ouvertes à cause de la chaleur. Alors qu’elle revenait une fois de plus à sa voiture pour y déposer un nouveau seau plein, elle vit de loin une ombre noire dans la voiture, près des seaux. En se rapprochant, elle s’aperçut qu’il s’agissait d’un jeune ours noir qui dégustait ses baies… Elle commença aussitôt à faire un grand vacarme, ce qui effraya heureusement l’animal, qui sauta par la fenêtre et se sauva. La dame n’attendit pas plus longtemps : elle se dépêcha de démarrer pour rentrer.

3 Quand Evelyn me raconte l’histoire quelques jours plus tard, elle termine avec le commentaire : « Tu sais, je ne chantais même pas là-haut cette fois-là. J’étais tellement absorbée dans mes pensées ! Sinon, l’ourson ne serait probablement pas venu, Mais ainsi, il a fait un festin ! »1.

4 La relation entre espace sonore et espace physique est omniprésente chez les Secwepemc (Shuswap)2 : chanter servait, entre autres, à marquer symboliquement un territoire, à communiquer avec les autres êtres vivants qui peuplent le monde en leur signalant sa présence à un certain endroit3. Le territoire marqué par des « frontières sonores » peut

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l’être de manière temporaire, comme c’est le cas lors d’un voyage ou d’une cueillette de baies : le « marquage du territoire » dure le temps de l’activité. Il ne s’agit pas d’une prise exclusive, car d’autres personnes, qu’il s’agisse d’humains ou de non-humains4, peuvent y accéder au même moment. Si Evelyn avait marqué son territoire par le chant, l’ours serait peut-être venu quand même, mais il aurait été averti d’avance de la présence d’Evelyn, et pas seulement au moment où elle l’a effrayé pour le chasser de son pick-up.

5 Parallèlement au « marquage temporaire » par le son d’un territoire de passage, il existe aussi celui, durable, où une emprise intemporelle sur un territoire est traduite par des frontières sonores. Ces frontières sont intelligibles par tous les êtres vivants peuplant le monde. Les oiseaux notamment marquent leur territoire par leur chant. Les esprits locaux, qui gardent et surveillent les endroits-clés du territoire secwepemc, ont également leurs chants particuliers. Pour les autres êtres, ces chants ne sont pas faciles d’accès5, car celui qui sait les chanter exerce son emprise sur le lieu et le territoire associés. Certains de ces chants sont en possession des diverses familles secwepemc, qui affirment ainsi leur droit d’accès et d’exploitation des ressources du territoire en question. L’affirmation se fait par l’interprétation régulière de ces chants lors d’occasions précises. Ces « chants territoriaux » exercent alors une fonction juridique dans cette tradition orale, tout comme les chroniques et les documents sur papier dans les traditions écrites.

6 Selon la conception secwepemc, le monde humain est inséparable du monde non humain, et plus particulièrement de celui des animaux. Les humains et les non-humains vivent dans un certain nombre de mondes parallèles qui forment un ensemble, un « monde intégral ». Le terme secwepemc pour désigner ce monde intégral est xoxweit te tmicw, que l’on peut traduire littéralement par « tout ce qui se trouve dans le monde / le ranch / la maison »6. Le monde des humains, tout comme celui des animaux, est séparé en divers territoires qui se distinguent par différentes langues et différents chants. Dans les territoires proches, il est possible de communiquer par des langues d’échange communes, comme le Chinook Jargon sur la Côte Nord-Ouest du Pacifique et sur le Plateau intra- montane, avant l’imposition de l’anglais comme langue officielle. Au-delà, il faut recourir au langage des signes.

7 Le « jeu de bâtons » (stickgame) – aussi appelé lehal ou helahel en Chinook Jargon, ou encore llek’mew’es en langue secwepemc7–illustre bien le fonctionnement de ces diverses dimensions de la communication : il est joué entre deux équipes, composées par des adultes. L’objectif du jeu est de gagner une mise composée équitablement en chassant symboliquement deux « os » (bones)8 blancs. Ces « os » sont dissimulés par l’une des équipes et traqués par l’autre. Chaque mauvais tir est comptabilisé par une baguette, chaque tir réussi résulte dans l’obtention de l’os blanc trouvé. L’équipe qui a su le mieux cacher les « os », c’est-à-dire qui a fait le plus rater les tirs à l’autre équipe, gagne la partie et donc la mise. Lors de ce jeu, la communication se fait par des gestes des mains (indication des directions de tir) et par le chant (détournement de l’attention du tireur et brouillage des pistes par ceux qui cachent)9. Les chants lehal se définissent par le rythme soutenu de coups de bâtons ou de tambour et par une structure mélodico-rythmique particulière.

8 L’élément d’un chant nord-amérindien qui en détermine le genre est le rythme sur lequel il est interprété : le rythme de la mélodie d’une part, celui du tambour « accompagnateur » de l’autre. Le tambour, et non pas la voix, est ici l’instrument central. Il est le battement du cœur de la terre et des êtres vivants, qu’ils soient humains ou non ;

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il est la vie même10. De lui partent les chants et les danses. Son rythme et son tempo indiquent de quel genre de chants il s’agit11 : un chant de jeu lehal se joue sur des syncopes courtes et rapides (env. 120 syncopes/min), un chant de prière sur des coups courts et rapides (env. 360 coups/min), un chant collectif de danse récréative sur des coups isochrones (env. 210 coups/min), un chant d’honneur débute avec des coups isolés qui accentuent les débuts des strophes mélodiques, puis se poursuit sur des coups isochrones lents (env. 80 coups/min)12. Le rythme d’une mélodie est également révélateur du contexte d’interprétation du chant. La mélodie porte la signification d’un chant, elle raconte son histoire générale par le rythme, le timbre, les intervalles, la sonorité, les agencements entre voyelles et consonnes. Les paroles, souvent variables selon le chanteur, établissent un lien entre l’histoire du chant et le moment particulier de l’interprétation. Chaque chant est accompagné par une danse, une visualisation par des mouvements corporels de son histoire. Ces quatre éléments constitutifs d`un chant (le rythme, la mélodie, l’histoire et la danse) sont toujours présents lors d’une interprétation donnée, même s’ils ne sont pas toujours visibles, ni parfois audibles.

Chanter son territoire, c’est affirmer son droit de l’exploiter

9 L’ensemble des chants des Salish de l’Intérieur septentrionaux se divise de trois manières différentes, mais complémentaires : selon l’utilisation, l’appartenance et l’origine. Ces trois aspects sont d’importance égale et englobent chacun l’intégralité de l’ensemble. L’utilisation détermine le contexte d’interprétation, l’appartenance indique qui a le droit d’entamer et de transmettre un chant, l’origine conditionne les deux premières car elle indique d’où provient un chant particulier.

10 Certains de ces chants sont associés à des endroits précis. Ces chants « locaux » et « territoriaux » sont transmis aux êtres humains par les esprits locaux, gardiens des lieux, au moyen de visions et /ou de rêves. Ils reflètent l’atmosphère sonore de l’endroit d’où ils proviennent, ils le symbolisent. Ainsi, on peut faire référence à un endroit sans y être en entamant son chant ; ou encore on peut l’utiliser pour communiquer avec l’esprit du lieu. Ces chants appartiennent généralement à une famille ou à un groupe familial, c’est-à-dire que toute personne consanguine a le droit de le produire devant d’autres. Posséder ce droit signifie avoir une relation et une connaissance particulières avec cet endroit. La famille affirme son droit d’accès envers les autres familles via ce chant particulier. Ainsi, un chant territorial ne symbolise pas seulement le territoire auquel il est associé, mais aussi le droit de contrôle sur l’accès à ce territoire. La relation entre un lieu et ses occupants humains est marquée matériellement par la responsabilité des divers sites économiques et, symboliquement, par le droit de chanter les chants provenant de ces endroits.

11 Les Secwepemc ont une définition très claire des limites de leur territoire. Lors de la présentation à Sir Wilfried Laurier de leur demande de reconnaissance territoriale en 1910 à Kamloops13, les chefs des nations du Plateau ont très clairement expliqué le fonctionnement de leur système de juridiction sur leurs divers territoires. Le terme anglais utilisé dans ce texte pour désigner ces divers territoires est « ranch », servant de traduction pour ce que les Secwepemc appellent tmicw, qui se traduit, selon le contexte, aussi par « monde » ou par « maison ». L’apparente polysémie de tmicw traduit en fait

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l’essence même de la perception secwepemc de leur relation avec leur environnement et leur entourage, humain comme non humain. Tmicw signifie en fait « l’espace que l’on habite », ce qui peut être, selon la perspective choisie, la maison (qu’elle soit en dur et semi-souterraine pour l’hiver, ou alors mobile en été), le territoire (le « ranch », qui nourrit les êtres vivants d’un même groupe) ou encore le monde partagé avec tous les êtres vivants. La forme plurielle de tmícw, temtmícw, comporte, pour les Secwepemc, la connotation de « territoire » et de « propriété », dans la mesure où ils ont le droit de décision sur tout ce qui se trouvait dans les limites de leurs « maisons ».

12 Les limites des divers territoires sont marquées de plusieurs manières. D’après les Secwepemc, les « balancing rocks » posés par Coyote14, marquent physiquement le territoire entier de la nation secwepemc. Certaines bornes en pierres ont été ajoutées lors de l’arrivée des Européens. Les limites des territoires familiaux et communautaires sont marqués par la connaissance : le territoire de ma famille s’arrête là où une autre famille en connaît mieux les meilleurs sites de pêche, de chasse et de cueillette et où cette même famille ou communauté prend soin de l’environnement15. Les territoires familiaux sont plus vastes que ceux des communautés et garantissent la cohésion du territoire entier de la nation secwepemc, définie par le partage d’une même langue, d’une même histoire et de chants communs. Exploiter les ressources du territoire d’une communauté par des membres de famille habitant une autre communauté demande toujours de suivre un certain protocole : on annonce sa visite et on demande dans quelle condition se trouve la ressource visée. L’accès est donné sauf si l’état de la ressource interdit une exploitation.

13 La transmission des chants donnant un droit d’accès particulier (que ce soit à une ressource ou à un bien matériel ou immatériel) est réglementée de manière précise, car il s’agit de passer une bonne connaissance de la signification d’un chant particulier et de donner des instructions sur comment et quand utiliser un chant. Il existe, bien entendu, aussi une manière « inofficielle » de se procurer un chant particulier, tout simplement en le copiant et en le rechantant. Or, cette question est réglée par un système de sanctions bien précises selon le type de chant « volé » et les circonstances et intentions du vol, pouvant aller jusqu’à l’exclusion sociale.

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Fig. 1. Le chant à tambour des anciens.

Photo Cathy Manuel, Secwepemc Cultural Education Society, 2006

Fig. 2. La jeune génération perpétue la tradition.

Photo Cathy Manuel, Secwepemc Cultural Education Society, 2006.

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Fig. 3. Partage des chants VI.M.56(22) (en hachuré de gauche à droite) et VI.M.44(16) (en hachuré de droite à gauche)

Chants partagés : affirmer une unité face aux « autres »

14 Avoir le droit d’entamer un chant implique de connaître non seulement la partie audible par tous, mais aussi la signification inhérente du chant, uniquement connue de celui avec qui le chant a pris son origine. Afin d’obtenir le droit d’entamer un chant avec lequel on n’est pas lié par voie de sang ou de transmission directe, une cérémonie spéciale doit avoir lieu. Cette cérémonie peut être initiée par celui qui réclame le droit de chant. Celui- ci doit d’abord expliquer publiquement pourquoi il veut le faire sien et comment il compte l’utiliser. Ensuite, le gardien du chant raconte comment il l’a obtenu et comment le prétendant doit l’utiliser, puis il commence à chanter l’air. Après quelques répétitions, le « prétendant » joint sa voix au gardien. Puis, au bout d’un certain temps, le gardien du chant s’arrête pour laisser le prétendant chanter seul. À partir de ce moment-là, le prétendant a le droit de chanter cette chanson dans le ou les contextes qui ont été mentionnées au début de la cérémonie16. Il se peut aussi que le gardien décide de transmettre un de ses chants à quelqu’un. La cérémonie est alors la même à partir du moment où le gardien explique la signification et l’utilisation du chant. Selon l’importance de ce chant, la cérémonie prend plus ou moins d’emploi et de public.

15 Le fait de chanter ensemble ne signifie pas seulement partager un bon moment ; il s’agit aussi d’affirmer une unité face à une situation donnée. Ainsi, partager un chant exprime aussi une alliance précise. Tel est par exemple le cas de deux chants de guerre recueillis

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par Teit (1912-1921 ; chants VI.M.56 (22) et VI.M.44 (16)) qui unissent deux groupes d’alliés différents.

16 Partager des danses de guerre symbolise l’étendue des alliés potentiels en cas de menace. La première allie les Ntlakapmux aux autres groupes salish de l’intérieur septentrionaux et vers le nord. La deuxième les oriente vers le sud et l’est. Le seul autre groupe également cité dans ces deux notes est celui des Okanagon17. Il s’agit, dans les notes de Teit (1912-1921), de cercles de relations concentrés autour des Ntlakapmux. Le système est également valable pour les autres groupes du Plateau, chacun de ces groupes formant le centre d’un nouveau cercle et ainsi de suite. Des intermédiaires potentiels pour communiquer avec des groupes plus éloignés sont ainsi définis. Les cercles de chants partagés correspondent à d’autres routes d’échanges, par exemple à celle des objets de traite ou à celle des compétitions de lehal.

17 L’échange de chants a été très répandu entre peuples du Plateau et dans le Nord-Ouest18, et il l’est encore, notamment par les circuits du powwow19. Le partage d’un certain nombre de chants cérémoniels indique la cohésion culturelle du Plateau20. Certains types de chant (des danses récréatives, de mariage…, des chants de jeu et des chants en solitaire) circulent plus facilement sur un large territoire que d’autres21. En regardant la carte des chants partagés entre les diverses ethnies du Plateau, la grande étendue géographique des relations d’échange entre ces nations apparaît.

18 Outre les chants partagés par plusieurs nations, il y a aussi ceux qui représentent une nation face à d’autres. Dans ce cas, il s’agit avant tout de chants communautaires, voire familiaux – cela dépend de la composition du groupe qui représente la nation. Lors d’un séjour en 1999 près de Vienne (Autriche), une délégation de sept Secwepemc commença et finit ses représentations par deux chants appartenant à l’oncle de trois d’entre eux (dont les deux responsables de la délégation). Les deux chants en question étaient des chants lehal connus comme « chants de l’oncle Sam ». Dans ce contexte particulier, ils étaient néanmoins utilisés comme représentant la nation secwepemc. Les chants de jeu lehal chantés lors des grandes compétitions internationales – comme ceux de Omagh, WA, aux États-Unis au mois d’août – remplissent également cette fonction.

19 Emprunter des chants à d’autres nations, afin de les intégrer à son propre répertoire, est d’ailleurs une coutume répandue sur tout le continent nord-américain22. La Prophet Dance et la Ghost Dance au XIXe siècle, puis le culte du Peyotl23 et aujourd’hui le Pow-wow sont des mouvements centrés autour de chants partagés pour exprimer une unité devant un environnement changé. Les chants peuvent être considérés comme une « monnaie d’échange », un don – comme les histoires, d’ailleurs –, qui formalise une alliance commune. Chants et histoires sont la « propriété intellectuelle » par excellence, car ils n’ont pas d’autre matérialisation que le moment sonore éphémère de leur interprétation 24. À travers cet échange de « propriété intellectuelle » se forge une communauté symbolique qui dépasse les seules nations. La création d’une telle communauté symbolique est un élément central de tous les mouvements de résistance nord- amérindiens, formés autour d’un certain type de chants partagés.

20 Le fait de « chanter et danser tout le temps » dépasse largement l’aspect visible du partage et de l’affirmation d’une unité : il sert aussi à ancrer un événement et son contexte dans la mémoire collective.

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La « mémoire chantée »25 : transmettre l’identité26 secwepemc du passé au futur

21 Les cérémonies, les rituels, les légendes et histoires et les chants27 se complètent pour former un tout : la tradition orale. Les chants y jouent un rôle aussi important que les trois autres éléments, loin d’un simple « agrément » ou d’une « imposition incontournable » de la part des « sauvages ». L’action de chanter place une cérémonie, un rituel, une histoire particuliers dans un système de temporalité. Ce système de temporalité se joue sur deux dimensions : l’une appartenant au monde intégral et l’autre au monde humain. Le chant génère de la mémoire car chaque nouvelle interprétation d’un chant actualise toutes les interprétations précédentes. Il crée un lien « virtuel », mais bien réel, entre la dernière interprétation et la toute première, tout en anticipant déjà l’interprétation suivante, établissant ainsi une chronique orale des événements, compréhensible pour toute personne ayant accès au code. Un chant ne vit qu’aussi longtemps qu’il est régulièrement interprété28. En complémentaire aux dons d’objets et à la présence de pairs, d’autres êtres humains, le chant sert de « témoin » lors des cérémonies, rituels et histoires : à travers sa présence, le monde non humain participe à l’action.

22 La fonction du chant dans les cérémonies est multiple. Tout d’abord, en tant que langage entre êtres vivants ne parlant pas la même langue, il porte les prières des humains vers le monde non humain. Ensuite, le chant cérémoniel exprime la cohésion du groupe : savoir partager les mêmes chants en groupe signifie appartenir au même ensemble social. Enfin, à travers le chant, un acte cérémoniel est juridiquement fixé, en parallèle avec le échange de nourriture et/ou d’objets entre hôtes et invités. Les chants rituels comportent aussi la dimension de communication avec le monde intégral, mais c’est un aller-retour et non pas une expression unidirectionnelle. Lors des chants cérémoniels, certains faits sont communiqués vers le monde non humain, alors que les chants rituels sont des prières en vue d’obtenir une aide précise. Lors des rituels, les humains cherchent par le chant le soutien de leurs alliés non humains, les sweméc, Les légendes en particulier, mais aussi les histoires, servent à transmettre aux jeunes tous les concepts éthiques. Ces récits sont ponctués par des bruitages et des chants, donnant ainsi les diverses dimensions du récit.

23 Avec chaque nouvelle interprétation, les chants servent aussi à commémorer un événement particulièrement important29. Certaines mélodies sont très vieilles. Elles sont généralement partagées par tous et lient le groupe entier à un passé commun plus ou moins lointain, voire aux origines du temps. Les chants qui existent « depuis l’origine » se présentent souvent sous une version pour les femmes et une autre pour les hommes. Tel est le cas de deux chants de hutte de sudation et de deux chants de lehal. La hutte de sudation et le lehal sont considérés par les Secwepemc et les autres nations salish de l’intérieur comme des cérémonie et rituel « fondateurs », dans la mesure où ils leur ont été transmis directement par Old One, celui qui a rendu le monde vivable30.

24 La « mémoire chantée » des Secwepemc(Shuswap) ne se limite pas à l’interaction entre chants, légendes et histoires, cérémonies et rituels, qui ne sont que sa partie directement audible, et parfois visible. Outre le savoir culturel, elle transmet de manière inhérente l’articulation de la société : les généalogies, les accès aux biens matériels et immatériels et aux ressources, ainsi que la manière de les utiliser. Cette transmission inhérente, ou partie indirectement audible et/ou visible, passe par les droits d’accès.

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25 Tout d’abord, tout chant n’est pas accessible à toute personne. L’accès se définit en plusieurs cercles, formant parfois des intersections, parfois non. Ces cercles sont les chants personnels, les chants familiaux, les chants communautaires, les chants partagés par toute la nation et ceux partagés par plusieurs nations. Selon la perspective, ces cercles s’agencent de différentes manières. Comme nous l’avons entrevu plus haut, l’accès direct aux chants familiaux, communautaires et nationaux ne se fait que par lien de sang, l’accès indirect par une cérémonie officielle de transmission du droit d’entamer un chant dans certaines conditions, définies par le gardien de l’accès (ou le « propriétaire »). Autrement dit, en sachant qui a le droit de chanter quel chant, on connaît aussi les liens généalogiques entre les diverses personnes. Ceux que d’autres nations nord- amérindiennes expriment, entre autres, par des mâts totémiques et d’autres formes d’expression d’art plastique, est transmis chez les Secwepemc et leurs voisins du Plateau « dans la tête31 », et entre autres par les chants.

26 Ensuite, l’interprétation d’un chant particulier donne lieu à la commémoration de la généalogie du ou des chanteurs. De cette manière les généalogies sont actualisées et gardées en mémoire32. Les généalogies sont également tracées par la transmission de noms appartenant aux diverses familles, fonctionnant selon des règles bien précises, similaires aux cercles d’accès aux chants. La transmission de chants, de noms et de la connaissance du territoire garantit l’unité familiale et collective.

27 Finalement, la « mémoire chantée » transmet le code des droits d’accès aux biens « matériels » et « immatériels »33, ainsi qu’aux ressources – trois volets biens distingués – et, par là le système juridique secwepemc. L’accès aux ressources et leur gestion se déterminent par la connaissance du territoire, du tmicw (voir supra), laquelle est transmise de génération en génération. Autrement dit, la durée d’occupation d’un endroit détermine qui en a la meilleure connaissance, et donc le droit de déterminer qui accède à quoi. Ce droit n’est pas aliénable, mais on peut le partager et l’ouvrir à d’autres en leur transmettant le savoir indispensable à une gestion durable des ressources locales. La connaissance du territoire, le savoir-faire lié et les voies de transmission de ce savoir (i.e. les chants) forment les « biens immatériels » de la collectivité. En revanche, parmi les bien matériels, on distingue les biens personnels (toutes les possessions personnelles d’une personne, comme son cheval, ses paniers, sa voiture, sa chaîne hi-fi…) des biens collectifs (les plates-formes de pêche, les palissades pour la chasse, le surplus de produits fabriqués ensemble…). Ils sont aliénables, sur décision individuelle pour les biens personnels et sur décision du groupe pour les biens collectifs. Ce genre de « possessions » constitue d’ailleurs la mise lors des affrontements au jeu lehal, qui ne se joue jamais sans mise.

Le jeu lehal, la mémoire chantée secwepemc et le monde contemporain

28 Le jeu lehal estsans aucun doute l’élément de la culture ancestrale secwepemc qui a le mieux survécu. Au cours de la dernière décennie en particulier, les confrontations à ce jeu sont devenues de nouveau très fréquentes. Il est joué de nouveau lors des powwow et autres rassemblements, lors des mariages, des funérailles et des memorials34. Pour beaucoup d’adolescents et de jeunes adultes secwepemc, c’est l’activité qui les lie le plus à leur culture ancestrale. Jadis, le lehal occupait une fonction centrale dans la société

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secwepemc. Hier comme aujourd’hui, les divers groupes s’affirment, à travers la constitution des équipes, comme une unité, l’une face à l’autre. De même, la mise constitue toujours un élément important, bien que sa composition ait changé. Les chants de jeu lehal continuent à être transmis. Ils permettent aux jeunes d’aujourd’hui de renouer un lien avec les anciennes techniques de chant rituel. Finalement, les outils principaux du jeu, les deux paires d’« os » fabriqués en corne de cerf, ainsi que la mise en scène du jeu, perpétuent le lien entre le monde humain et le non humain. De cette manière, certains concepts de perception du monde continuent à être transmis aux jeunes. Par ces quatre éléments, le lehal symbolise la culture secwepemc : les liens sociaux (les équipes), la gestion et le partage des biens (la mise), le lien sonore et visuel avec leur environnement (les chants et les « os »).

29 Tout comme le chant, le lehal crée une temporalité d’événements qui lie, d’une part, chaque nouveau chant/jeu à ceux chantés/joués entre les mêmes personnes/équipes présentes auparavant, et, d’autre part, la communauté entière aux temps mythologiques. Avec les chants, le lehal génère une mémoire collective du passé, tout en anticipant l’avenir, puisque chaque partie de lehal exige sa revanche et chaque chant n’est vivant que s’il est régulièrement interprété. La chaîne continue à l’infini – du moins tant qu’il y aura des êtres vivants. Lors des mariages, des funérailles et des memorials, le lehal marque la fin de la cérémonie et fonctionne comme remerciement aux participants.

30 Finalement, associé aux cérémonies de don (skectém en langue secwepemc) le lehal participe à la sanction de diverses transactions35. Il s’intègre, tout comme le chant, dans le système de passation de droits et de validation d’événements. Lors du lehal la mise est représentée au cours du jeu par un bâton particulier, le kickstick. Or, le kickstick a toujours son double, son jumeau. Lors de jeux « ordinaires », ce double est rangé dans la sacoche qui sert à garder les outils de jeu. Toutefois, ce double peut aussi être ailleurs, par exemple planté dans un lieu de pêche, de chasse ou de cueillette de baies. Dans ce cas, c’est la responsabilité sur ce territoire qui est l’enjeu, et l’équipe gagnante obtient la gestion de ce territoire36. Il existe aussi des histoires où une intention de guerre est transformée en affrontement par lehal37…

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Fig. 4. Équipe de jeu lehal : transmission aux nouvelles générations.

Photo Cathy Manuel, Secwepemc Cultural Education Society, 2006.

Fig. 5. Clôture d’une partie de lehal : les joueurs forment un cercle autour du « terrain de jeu ».

Photo Cathy Manuel, Secwepemc Cultural Education Society, 2006.

31 Socialement, la profession de joueur est reconnue comme étant aussi importante que les trois autres, celles de chasseur, de guerrier et de t’ekwilc (« homme-médecine »), car un bon joueur réunit les qualités des trois autres professions : il doit avoir la perspicacité du chasseur pour pouvoir traquer l’« os » recherché, la force du guerrier pour ne pas se laisser intimider par l’adversaire et le savoir-faire du t’ekwilc, afin de savoir se servir correctement de ses chants comme stratégie de jeu. Les compétitions au lehal se font toujours en présence d’un « arbitre » ou d’un « juge », en général un joueur reconnu, qui observe le jeu, comptabilise les mauvais tirs et n’intervient qu’en cas de tricherie ou

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d’abus. Les grands joueurs voyagent beaucoup et cumulent ainsi beaucoup d’expérience. C’est pourquoi on leur demande souvent leur avis sur des questions litigieuses38.

32 Le fonctionnement de ce système demande une mémoire des chants extrêmement précise. Teit (1909 : 621) remarque déjà à son époque que cette technique de transmission du savoir culturel avait tendance à disparaître, une conséquence directe du chamboulement de l’ancien rythme de vie. Dans le monde actuel, avec ses stimulations nouvelles continuelles et la recherche constante du nouveau, la place pour une telle mémoire orale paraît toujours plus restreinte, voire superflue. La télévision par satellite et les cassettes vidéo sont devenues trop omniprésentes, fournissant d’autres histoires qui remplacent souvent les anciennes légendes. De même, l’ancien partage du chant est remplacé par l’écoute de musique enregistrée, et les jeux traditionnels par des jeux de cartes ou d’ordinateur. Autrement dit, les structures sont restées les mêmes, mais les contenus ont changé, et du coup le savoir transmis est autre.

33 Le lien entre certains chants et droits d’accès aux biens familiaux et aux ressources n’est pas spécifique aux Secwepemc, ni aux Salish de l’intérieur. Dans la littérature ethnologique, il est mentionné de manière plus ou moins apparente et claire pour d’autres peuples nord-amérindiens39. Ce lien est toujours présent, mais souvent de manière implicite, quand les nord-Amérindiens parlent du lien avec « leur40 » terre, comme le montrent maints exemples dans l’histoire de l’établissement des Européens sur les terres nord-américaines et les questions de juridiction sur l’accès aux ressources qui s’en suivent41. L’interprétation des chants rythme les événements, les lie entre eux, les met en rapport et forge ainsi une mémoire collective. Les chants servent à « maintenir vivant », à réaffirmer des droits ancestraux en les rechantant régulièrement.

34 Les Secwepemc se rendent très bien compte que la transmission de leur mémoire orale collective est en danger, et pas seulement parce que les légendes sont moins souvent racontées. Avec l’ouverture des réserves aux technologies modernes, notamment depuis le milieu des années 1990, l’oralité a – comme ailleurs dans le monde – perdu de son importance. Les adultes essayent néanmoins de fournir de plus en plus souvent ces moments privilégiés, afin que la transmission de cet ancien savoir ne soit pas complètement interrompue.

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NOTES

1. « You know, I didn’t even sing up there that time. I was so much wrapped up in my thoughts ! Otherwise the bear-cub probably wouldn’t have come. But this way he had a feast ! » 2. Nation nord-amérindienne habitant le Plateau septentrional situé au centre-sud de la Colombie britannique (Canada). Leur langue fait partie du groupe salish de l’Intérieur, dont ils représentent la nation la plus septentrionale. 3. Le système fait penser un peu aux song-lines des Aborigènes d’Australie, c’est du moins le résultat de quelques rares discussions que j’ai pu avoir avec certains d’entre eux à ce sujet (voir par exemple Watson 2002). 4. Les Secwepemc répartissent les êtres vivants en deux catégories complémentaires : les humains, qui communiquent entre eux par des langues (= ensembles de mots structurés) particulières, pas forcément intelligibles entre elles, et les « non-humains », avec lesquels les humains peuvent communiquer par le chant (= ensemble de sons structurés), catégorie qui regroupe les animaux, les plantes, les esprits et tous les autres êtres vivants qui peuplent le monde. 5. Cf. par exemple Teit (1912-1921) la note du chant no. VI.M.165 (131). 6. Sur la polysémie du terme tmicw, voire infra. 7. Le « stickgame », également appelé « bonegame » et « handgame », est un jeu à mises pour adultes, très répandu dans tout l’Ouest nord-américain (voir Culin 1907 pour les détails sur la distribution et les variantes). J’utiliserai l’appellation « lehal » dans la suite du texte. 8. Les joueurs secwepemc utilisent le terme bones (« os »), bien qu’il s’agisse en fait d’objets fabriqués en corne de cerf. Je garderai par la suite le terme « os ». 9. Par delà de l’amusement, ce jeu comporte une dimension économique, voire juridique, incontournable de distribution et de redistribution de biens et d’accès aux ressources. 10. Cf aussi Browner (2002 : 87)

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11. C’est aussi la raison pour laquelle Abraham et von Hornbostel (1910) n’ont pas pu classer les échantillons sonores provenant de la région de la rivière Thompson qui lui avaient été envoyés par Boas. Ils ont essayé de le faire à partir des mélodies et du système harmonique. 12. Toutes ces indications ne sont pas absolues, mais justes indicatives. Elles peuvent varier d’un endroit à l’autre, mais restent les mêmes dans l’ordre des choses. 13. Le texte intégral du Wilfried Laurier Memorial et de son contexte est consultable sur . 14. Coyote est le trickster sur le Plateau. Il est passé sur terre après Old One (celui qui a créé les montagnes, les rivières et qui a indiqué aux êtres vivants comment et où vivre) pour « arranger » le travail d’Old One. 15. Une famille, définie par des termes de consanguinité, est répartie sur plusieurs communautés et une communauté regroupe plusieurs familles alliées par le mariage. 16. Le gardien maintient d’ailleurs tous ses droits : ce n’est pas une cession de droits de l’un en faveur de l’autre, mais un partage de droits. Il arrive d’ailleurs que le gardien ne transmette que le droit de chant dans certains contextes précis, et s’en garde d’autres pour lui seul. Un certain nombre de chants sont ainsi partagés en temps ordinaire et personnels lors de cérémonies. 17. Malheureusement, Teit ne donne pas plus d’informations sur les histoires particulières de ces deux chants. 18. Dans ses notes d’enregistrement, Teit (1912-1921) donne de nombreux exemples de chants que les Ntlakapmux partageaient avec les Okanagon, les Shuswap, les Nicola et d’autres voisins. Cf. aussi Kolstee (1988 : 253-267). 19. J’ai assisté à de nombreuses scènes où des gens revenus de divers powwow s’échangeaient des chants qu’ils avaient récemment découverts et qui leur avaient plu. 20. Dans la collection de Teit (1912-1921) existent plusieurs exemples, allant d’un chant de hutte de sudation [VI.M.103(69)] jusqu’à une danse de mariage [VI.M.211(P)], en passant par un chant d’au revoir interprété à la fin de festivités [VI.M.85(51)]. 21. Il serait toutefois erroné d’affirmer que tous les chants appartenant à ces catégories sont destinés à circuler entre les nations. il existe pour chacune de ces catégories beaucoup d’exemples montrant que certains chants ne sont utilisés qu’à l’intérieur des nations, voire des communautés ou même des familles. Il est quasiment impossible d’établir une règle déterminant quel chant est plus propice à circuler et lequel l’est moins. Cela dépend de l’histoire individuelle des chants et du pouvoir personnel qui leur est associé. L’existence d’un « domaine public », dans lequel passent généralement les chants après la mort de leurs auteurs ou de leurs récepteurs, favorise une telle circulation. 22. Comme le montre entre autres l’article de W. Rhodes, « A study of Music Diffusion Based on the Wandering of the Peyote Opening Song » (1974 [1953]). 23. Ou de la Native American Church, que Rhodes (1974 : 140, n. 2) définit comme une « religion synthétique » réunissant des anciennes croyances religieuses avec le symbolisme et les enseignements du Christianisme . 24. Du moins dans un système de tradition orale. A partir du moment où il y a transcriptions écrites et enregistrements, cette donnée change. Beaucoup de mes interlocuteurs nord- amérindiens m’ont d’ailleurs affirmé qu’ils considèrent la mise en écrit ou l’enregistrement minutieux de la tradition orale comme une sorte de mise à mort, car cela correspondrait à retenir une interprétation particulière comme la norme, empêchant de ce fait la mémoire de s’entraîner. Ces affirmations ne concernent cependant pas la littérature nord-amérindienne contemporaine, ni la publication de multiples disques, puisqu’il s’agit ici de chants et d’histoires conçus pour être publiés. 25. Dans le sens de garder à l’esprit quelque chose du passé par le chant. Voir le Grand Robert pour la définition de « mémoire ».

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26. « Identité » venant du latin idem, qui se traduit par « le même » (cf. Grand Robert), je prends ici ce terme comme synonyme de ce qui est exprimé par les Secwepemc comme étant partagé par toute la nation. 27. Juste à titre de rappel : le terme « chant » ne se limite pas à la seule action de chanter ; il englobe quatre éléments : la mélodie, le texte, l’accompagnement instrumental et la danse. 28. Comme les noms familiaux, d’ailleurs, qui doivent être transmis, afin de ne pas « mourir ». Les enregistrements sonores posent d’ailleurs un problème : d’un côté ils aident à « garder une mémoire » des chants qui, faute de pratique, auraient autrement disparus (et tout mon travail n’aurait pas été faisable sans une telle documentation sonore) ; mais, par ailleurs, un enregistrement « fige » un chant, il l’immobilise en quelque sorte, alors que la dimension individuelle de la mémoire chantée joue justement dans les interprétations singulières, toujours liées à des moments et des situations uniques. 29. Par exemple le chant VI.M.153(119) de la collection de Teit (1912-1921), à l’origine un chant de jeune fille pubère, sert avant tout à commémorer un événement historique : une jeune fille en entraînement pubertaire surprend un parti de guerriers ennemis, prêts à attaquer son village à l’aube ; elle devient – grâce à ce chant – si féroce, qu’elle réussit à surprendre les guerriers et à alerter les gens de son village. Depuis, chanter ce chant revient à se rappeler sa bravoure et son courage, ainsi que son acte. 30. Le tout premier jeu lehal date de l’époque où humains et démons vivaient ensemble sur la terre. Comme ils ne s’entendaient pas, ils se livraient à des guerres de plus en plus sanglantes. Au bout d’un certain temps, Old One décida que cela ne pouvait pas continuer ainsi, et incita les deux parties à jouer au premier lehal. L’enjeu était le droit de rester sur terre, le perdant devant partir vivre sous la terre. Le jeu dura très longtemps, mais les humains finirent par gagner. C’est pourquoi nous vivons aujourd’hui sur la terre et non pas en dessous. La cérémonie de sudation date de la même époque et avait été donné par Old One pour pouvoir nettoyer le corps et l’esprit (Communications sur le terrain en 1992). 31. Comme ils le formulent eux-mêmes. 32. Voir l’exemple VI.M.65(31) de la collection de Teit (1912-1921) « Chant de danse ou Chant de Skius. Hommes et femmes dansent ce chant. Parfois appelé chant de Skius, qui introduisit ce chant. Cet homme, Skius (« meneur » ?), appartenait à la bande de Sp[ences] Br[idge]. C’était le grand-père de feu Skius alias Long Jack (qui mourut il y a plus de 25 ans). […] » 33. Je préfère les termes de « biens matériels » et « immatériels » à ceux de « propriété intellectuelle » et « matérielle », car le terme propriété, bien que couramment employé par les nord-amérindiens contemporains, comporte d’autres définitions et connotations que la compréhension européenne de ce concept. C’est avant tout une question de droits d’accès qui, selon la compréhension des Secwepemc, ne peuvent pas être vendus, mais seulement élargis. Les occupants d’origine ne renoncent pas à l’accès; ils ne font que le partager en définissant les conditions d‘utilisation. Il faut une formulation explicite pour renoncer définitivement à des droits. 34. Cérémonie qui se tient un an après l’enterrement et qui clôt la période de deuil officielle. 35. Il existe d’ailleurs un parallèle intéressant entre le don de nourriture et/ou d’objets et le jeu lehal, qui apparaît de diverses manières dans les notes de Teit : dans un chant de don de nourriture (1912-1921 : VI.M.182(148)), les hommes sont assis en ligne. Ce dispositif ressemble exactement à celui d’une équipe de lehal. Teit explique ailleurs (1912-1921 : VI.M.73(38)) que les objets qui étaient trop gros pour faire partie de la danse du don de cadeaux (i.e. des chevaux) étaient représentés par des bâtons. 36. Communication sur le terrain. Il s’agit ici d’une manière de résoudre des litiges territoriaux entre deux groupes limitrophes, ayant la même connaissance du territoire. 37. Cf. Teit (1909 : passim) 38. Voir Reuther 1993 pour plus de détails.

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39. Voir par exemple Kolstee (1988), pour la Côte Nord-Ouest, et Brown (2002) pour les Carrier. Un système similaire existe chez les Aborigènes d’Australie (cf. Watson 2002) et les Saami du Nord de l’Europe (communications personnelles). 40. « Leur » ne signifie pas ici que les êtres humains « possèdent » la terre ou qu’ils en sont « propriétaire », dans la mesure où la terre est considérée comme quelque chose d’aliénable et de vendable. C’est l’inverse : ils appartiennent à la terre, au territoire où ils vivent et qui les définit. 41. Le livre Drumbeat. Anger and Renewal in Indian Country, publié par l’Assembly of First Nations en 1987, en donne un bon exemple : il parle de l’histoire des revendications des Indiens canadiens concernant la juridiction sur leur terre à travers l’exemple de neuf cas précis. Explicitement, il n’est question de tambour et de chant qu’à deux reprises dans ce livre : lors du tout début d’un grand procès concernant les droits sur les terres des Giktsan-Wet’suwet’en (Delgamu’ukw), et on voit à deux reprises des tambours sur les photos illustrant le livre. Implicitement, le chant est omniprésent, car toute manifestation publique de leurs revendications se fait toujours en présence de chants, comme cela a également été le cas lors de l’entrée à l’ONU en 1977 (cf. Schulte Tenckhoff 1997 : 1).

RÉSUMÉS

Outre leur place attitrée dans les cérémonies, les rites et les récits, les chants secwepemc jouent un rôle central dans la transmission des droits d’accès aux biens matériels et immatériels, ainsi qu’aux ressources. Ce dernier aspect les relie directement à la délimitation des territoires et des sites économiques, ainsi qu’au système juridique régissant l’accès à ces derniers. Cette « mémoire chantée » constitue la base de la transmission de l’identité culturelle secwepemc traditionnelle.

AUTEUR

NINA REUTHER Ethnomusicologue, travaille depuis 1990 avec la nation secwepemc, notamment avec les communautés de Skeetchestn et de Kamloops. Elle a passé plusieurs années sur le terrain, ce qui lui a permis d’établir une collaboration étroite avec ces communautés. Elle termine actuellement une thèse de doctorat en ethnologie à l’Université de Strasbourg 2 – Marc Bloch sur La mémoire chantée : transmission orale des savoirs chez les Secwepemc / Shuswap (Canada).

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Les identités musicales multiples au Vanuatu1

Monika Stern

Des tubes britanniques « chimizés » au « reggae des îles » : les Sunshiners à la Scène de la Bastille

1 Nous sommes le 7 juin 2006 dans une salle de concert parisienne, la Scène de la Bastille. C’est le premier concert d’un nouveau groupe, les Sunshiners, composé de musiciens tant français que ni-Vanuatu2. Il s’agit d’un concert privé organisé pour les différents acteurs de la scène musicale : producteurs, managers, journalistes sont présents, ainsi que les amis des membres du groupe. La première partie du concert présente Pacific Boe du musicien Henry Toka, résidant depuis plusieurs années en France, l’un des membres du fameux groupe vanuatais des années 1990, Tropic Tempo. Chanteur et guitariste, il est accompagné uniquement par une chanteuse, Julie Dupré. Les chansons sont entrecoupées d’histoires coutumières du Vanuatu. La musique, de caractère très « ethnique », ponctuée par les cris et les sons « bizarres inspirés » au chanteur par sa coutume, peut sembler étrange aux spectateurs parisiens. Après cette première partie, le groupe Sunshiners est présenté par David Nalo, figure du monde musical au Vanuatu, qui suit le groupe dans cette aventure européenne. Les musiciens arrivent : à l’arrière-plan, les instrumentistes français des groupes Tryo et Mister Gang,respectivementune formation reggae (guitares, basse, batterie) et un ensemble de cuivres (trompette, trombone et saxo). Au devant de la scène, quatre chanteurs ni-Vanuatu, chacun provenant d’un des quatre groupes les plus connus du pays : Gero Iaviniau de Naio, Jake Moses d’XX Squad, John Kapala de Cross Road et Ben Siro de Huarere. John tient aussi la partie de clavier et Gero celle de guitare. Ils sont tous les quatre habillés d’un costume blanc. La musique démarre, les succès des années 1980 s’enchaînent, de David Bowie à Supertramp, en passant par U2 et The Cure. On pourrait dire les « tubes », mais les chansons enregistrées sur ce premier album par les Sunshiners ne sont absolument pas connues du grand public du Vanuatu. Chaque début de chanson nous tient en haleine, et à chaque fois on se rend compte qu’on connaît très bien la chanson, non pas pour l’avoir déjà entendue au Vanuatu, mais tout simplement parce

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qu’il s’agit de reprises des tubes britanniques des années 1980, transformés ou « chimizés », comme les présentent les producteurs du groupe, en reggae « couleur des îles ». Tout est parfaitement bien préparé, le travail musical, les voix, la chorégraphie, la mise en scène, etc. Les quatre chanteurs alternent pour interpréter chaque chanson. Plus le concert avance et plus l’atmosphère est à la fête, les chanteurs sont en forme, heureux ; ils effectuent même des danses en bougeant leurs hanches en un geste un peu provocateur : « du jamais vu » sur les scènes du Vanuatu. Une brève pause permet aux musiciens de quitter la scène, puis de revenir avec d’autres instruments et habillés différemment. Ils arrivent effectivement avec les guitares acoustiques et les ukulele. Une petite conversation est mise en scène, les chanteurs, qui, jusqu’ici, s’adressaient au public en anglais, discutent entre eux en bislama, la langue véhiculaire du Vanuatu. On a alors le plaisir d’entendre trois chansons de string band, l’un des styles musicaux acoustiques typiques du Vanuatu. Après ce petit voyage dans les îles, la deuxième partie du concert suit, et d’autres tubes britanniques s’enchaînent. La salle est en fête, tout le monde danse, siffle, chante, crie : c’est le grand succès. Pour les musiciens du Vanuatu, c’est un moment historique, c’est la première fois, que des musiciens du pays viennent enregistrer un album en Occident et faire une grande tournée en Europe.

2 Cette aventure est présentée par les initiateurs et les producteurs du groupe comme une rencontre amicale et musicale entre des musiciens français et vanuatais. Après une première prise de contact en Nouvelle-Calédonie, certains des musiciens français sont allés au Vanuatu et y ont rencontré des musiciens locaux3. De ce voyage est né un projet et les managers signent avec Sony pour quatre albums. Le premier est sorti fin juin 2006 en Europe ; les mois suivants, il paraît aussi en Asie (une tournée en Corée a eu lieu en septembre 2006)4. Selon les initiateurs, il s’agit donc d’un beau projet d’échange entre musiciens « d’ici et de là-bas ».

3 À la suite de cet exemple, on peut s’interroger sur la question de l’identité musicale au Vanuatu, un archipel du Pacifique composé de nombreuses îles, où les relations entre la « tradition » et la « modernité » intriguent de nombreux anthropologues. Comment les musiciens de cet archipel conçoivent-ils la musique ? Dans quelles musiques se reconnaissent-ils et pourquoi ? A l’intérieur des musiques dites « locales », y a-t-il d’autres classifications identitaires ? Quel est le rapport entre les différentes musiques du pays et l’histoire de la région ? Comment les musiques du Vanuatu se distinguent-elles des autres musiques du monde et comment s’en rapprochent-elles ? Telles sont quelques- unes des questions qui seront abordées dans cet article, à travers l’étude de l’identité musicale d’une région face au phénomène de la mondialisation.

Une couleur musicale métissée ?

4 De nombreuses institutions touristiques aiment à qualifier le Vanuatu d’« Intouched Paradise » et à lui prêter une image « exotique ». Bien qu’il existe encore des villages traditionnels où les habitants portent des étuis péniens et des jupes en fibres, que de nombreuses régions de l’archipel n’aient pas d’électricité, que la communication entre les îles soit difficile, que la plupart des habitants vivent d’une économie vivrière de subsistance et que la coutume joue un rôle important dans l’ensemble de l’archipel, le Vanuatu connaît une histoire de contacts avec le monde occidental depuis la fin du XVIIIe siècle, c’est-à-dire depuis plus de 200 ans. De ce fait, une étude socioculturelle ne peut pas nier les influences extérieures sur la culture du pays résultant de cette histoire. Deux

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siècles de contacts et de colonisation laissent forcément des traces – négatives et positives – dans les secteurs social, économique et culturel. Les habitants eux -mêmes ont accepté et assimilé certains des éléments extérieurs à leur propre culture tout en les appliquant à leur manière. La plupart des ni-Vanuatu se reconnaissent indubitablement dans certains d’entre eux, ainsi la religion chrétienne, le sentiment d’homogénéité nationale, le système « démocratique » d’élections, le système de scolarité ou l’économie monétaire5, pour n’en citer que quelques-uns. Ce n’est pas pour rien que le grand leader ni-Vanuatu, Walter Lini, qui a mené son pays à l’indépendance, a conçu un système politique qu’il nomma le « socialisme mélanésien » ainsi qu’une politique internationale de « non- alignement » (Huffer 1993), fondée à la fois sur une morale chrétienne et sur les idéologies propres à la coutume du pays. Pendant que l’archipel cherche sa place dans le monde tout en voulant s’en démarquer, la musique, elle aussi, subit des influences extérieures. Certaines d’entre elles sont aujourd’hui tout à fait assimilées par les habitants, auditeurs et musiciens, au point de devenir, après certains phénomènes de changements et d’adaptations par les métissages entre les influences extérieures et les rythmes, mélodies ou langues locaux, de véritables expressions du pays.

Le string band, un souffle national

5 À l’aéroport international de Port-Vila, capitale du Vanuatu, les visiteurs sont souvent accueillis par les sons suraigus des voix masculines accompagnées par les ukulele, les guitares, le bush-basses6 et les petits instruments à percussion. Les chansons, pour la plupart en anglais ou en bislama7souhaitent aux arrivants la bienvenue au Vanuatu, l’« Untouched Paradise », les paroles reprenant les slogans des agences de voyages. En effet, le string band8 est le genre musical que ces nouveaux venus découvrent souvent en premier en arrivant dans l’archipel. De nombreux groupes se produisent dans les lieux touristiques : l’aéroport, les hôtels, les restaurants ; mais c’est aussi un genre musical dans lequel la population du Vanuatu se reconnaît incontestablement9. A Port-Vila, toute occasion festive donne lieu à des prestations de string bands : fêtes nationales ou provinciales, festivals, rencontres officielles, mariages. Différentes institutions culturelles organisent même des compétitions de string bands, très populaires parmi les habitants et parfois retransmises à la radio ou à la télévision locale.

6 Cependant, les string bands destinés aux touristes ne présentent pas exactement les mêmes caractéristiques que ceux destinés à un public local. Si, musicalement, les deux types de string bands se ressemblent, c’est essentiellement au niveau des paroles qu’ils se distinguent : les chansons de bienvenue cèdent la place aux chansons d’amour ou aux chansons sur une île ou sur une région particulières, sur les événements d’actualité ou passés (comme par exemple la visite d’un personnage important), sur un festival, ou encore aux slogans publicitaires. Certaines chansons sont en langue de la région d’origine des membres du groupe, et parfois même, des chansons traditionnelles sont reprises par le string band en gardant les paroles, le rythme et la ligne mélodique d’origine. Effectivement, l’identité régionale d’un groupe de string band semble importante. Les groupes sont toujours étiquetés par leurs auditeurs comme appartenant à telle ou telle île ou province puisqu’un même groupe peut parfois rassembler des membres originaires d’îles voisines. Les présentateurs de radio ou de festivals annoncent d’ailleurs toujours que le groupe présenté est de telle ou telle province ou île. Le string band est reconnu à

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l’échelle nationale, mais l’identité de chaque groupe s’exprime aussi à une échelle régionale par les sujets ou la langue des chants.

7 Le string band n’est pas un genre purement urbain puisqu’il existe aujourd’hui dans toutes les régions du Vanuatu. Presque tous les grands villages de l’archipel possèdent leur groupe de string band, rassemblant des jeunes garçons qui prennent à cœur leur rôle de musiciens. Comme en ville, il n’y a pas de fête dans un village sans un moment réservé au string band. Ainsi, souvent lors des cérémonies comme les mariages, un moment précis est réservé aux chansons de string band entre les danses traditionnelles. Lors de nombreux mariages que j’ai pu observer dans différentes îles, c’était toujours au moment où les jeunes mariés étaient félicités et recevaient les cadeaux que cette musique accompagnait la joie et les danses, puis plus tard, cédait la place aux danses traditionnelles qui duraient parfois toute la nuit. Dans les string bands des villages, on entend plus souvent des chansons en langues vernaculaires et les reprises de chansons traditionnelles10. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir les mêmes jeunes hommes jouer dans le string band et, plus tard dans la soirée, prendre place parmi les hommes âgés pour participer aux danses traditionnelles.

8 Ce mélange d’éléments traditionnels dans le string band est une innovation propre au Vanuatu, qui donne encore plus de poids à sa valeur de marqueur identitaire. En évoquant avec moi la question de l’identité musicale du Vanuatu, Ralph Regenvanu11 a indiqué immédiatement que le string band forme aujourd’hui une véritable musique « nationale », contrairement aux musiques traditionnelles qui existent dans toutes les régions du pays, mais qui ont un caractère plus proprement local. En effet, comme nous l’avons déjà dit, même s’il y a dans les répertoires des string bands de nombreuses chansons en langues vernaculaires, la plupart de chansons sont en bislama, afin d’être comprises et même reprises par une vaste audience.

9 Cependant, ce style musical aux apparences fixes et répétitives est en constante transformation et suit l’évolution sociale du pays. Ainsi depuis quelques années, à Port- Vila, on assiste à la création de string bands composés de femmes comme le groupe Saravanua. A l’instar de leurs collègues masculins, elles organisent des concerts et enregistrent des albums. La musique de style string band est aujourd’hui en plein essor : de nouveaux rythmes, de nouvelles mélodies et de nouveaux instruments apparaissent. Un groupe de l’île de Futuna (au Vanuatu), Futuna Fatuana, utilise par exemple des bouteilles remplies d’eau afin de renouveler les sonorités. Depuis un peu plus d’un an, le premier string band composé essentiellement d’expatriés d’origine française soutenu par quelques ni-Vanuatu – dont leur propre professeur de string band – existe sous le nom humoristique de Cochons Furieux. D’abord catalogué comme étant un string band de Waet Man (de « Blancs »), ce groupe suscitait au début beaucoup de rires dans le public. Cette réaction s’explique d’abord par l’originalité du nom du groupe, mais aussi par le fait contradictoire que des « Blancs » qui devraient utiliser, selon les Vanuatais, les moyens les plus développés (instruments électriques, etc.), adoptent des instruments acoustiques pour interpréter la même musique qu’eux. Cette réaction démontre le caractère identitaire de la musique de string band au Vanuatu.

10 Ce rejet des interprétations de musiques identitaires par des étrangers semble universel. Si on reconnaît qu’aujourd’hui, les interprètes des musiques occidentales, classique ou jazz, sont originaires du monde entier, doit-on considérer que d’autres musiques sont innées ? (Aubert 2001 : 16) Néanmoins, le public s’est peu à peu habitué à ces « Blancs » qui jouent de la musique locale, et le groupe est de plus en plus respecté et écouté. Il

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semble même qu’il contribue à valoriser le style de string band. On pourrait évoquer de très nombreuses innovations d’un style où la seule règle semble être celle de l’utilisation des instruments acoustiques, de la voix de fausset pour les hommes, ou encore de la forme responsoriale et de la structure fixe (refrain/couplet ou strophique) des chansons.

Fig. 1. Un string band lors du festival Fest’Napuan, 2006.

Photo Monika Stern.

11 Il est intéressant de remarquer que les origines extérieures de cette musique sont aujourd’hui totalement intégrées aux musiques du Vanuatu. Le style string band, originaire de Polynésie, apparaît aux Nouvelles-Hébrides12 à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. L’installation des Américains et la création d’une base militaire contre les Japonais ont entraîné de nombreux et importants changements dans l’archipel. La musique connaît aussi de multiples transformations. De nouveaux éléments apparaissent dans le string band par rapport aux musiques traditionnelles de l’archipel, comme la polyphonie, inexistante dans les répertoires traditionnels, ou l’utilisation de différents instruments à cordes, alors que traditionnellement, le seul cordophone connu était l’arc en bouche. L’utilisation des instruments occidentaux (guitares) s’est accompagnée de la tonalité dans les chansons de string band, bien que l’accordage des guitares n’est pas toujours celui de nos guitares occidentales et qu’il varie selon l’accordage des ukulele.

12 Néanmoins, certaines des innovations que le style string band a introduites dans l’archipel ne sont pas véritablement « neuves » pour les Néo-Hébridais de l’époque, puisqu’elles existaient déjà dans les musiques religieuses des Églises chrétiennes répandues par les missionnaires occidentaux et polynésiens.

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Les musiques chrétiennes

13 À Port-Vila ou ailleurs dans l’archipel, un dimanche matin, en passant à côté de petites églises, on ne peut pas manquer d’entendre les chœurs polyphoniques religieux. Le Vanuatu a été peu à peu évangélisé par les missionnaires presbytériens, anglicans et catholiques depuis le XIXe siècle. Aujourd’hui, plus de 80 % des ni-Vanuatu sont chrétiens et appartiennent aux différentes églises qui se sont multipliées. Les habitants sont toujours très pratiquants et peu d’entre eux manqueraient – en ville ou dans les villages – le rendez-vous dominical à l’église. Dans l’office religieux, la musique tient une place très importante, et de nombreux hymnes et cantiques y sont interprétés. Il semblerait que ces chants aient une origine polynésienne. Effectivement, lors de l’évangélisation, les missionnaires comptaient parmi eux un grand nombre de missionnaires d’origine polynésienne. Les Polynésiens étaient alors considérés par les Occidentaux, baignés par le mythe des « cannibales et vahinés », comme plus « civilisés » et plus « doux » que les Mélanésiens et, de ce fait, leur évangélisation a pu se faire plus rapidement. De nombreux Polynésiens sont devenus missionnaires et sont venus apporter la foi à leurs voisins mélanésiens. C’est peut être l’une des explications de la ressemblance entre les chants religieux mélanésiens et polynésiens. Comme dans les régions polynésiennes donc, les chœurs de différentes églises du Vanuatu s’inspirent des musiques religieuses occidentales. Ils sont composés de quatre parties vocales: soprano, alto, ténor et basse. La polyphonie se caractérise par sa verticalité, par l’importance des parallélismes et la domination des tierces, des quartes et des quintes. Il en ressort que toutes les voix ont plus ou moins le même rythme afin que la compréhension des paroles soit facilitée. En effet, les missionnaires, très soucieux de transmettre le message divin, ont rapidement traduit les différentes sources écrites en diverses langues vernaculaires et en bislama. Les fidèles utilisent les petits livrets de cantiques dans lesquels sont transcrits les textes et parfois même les mélodies en notation musicale occidentale.

14 Mais que représentent ces musiques religieuses pour les ni-Vanuatu ? Ce qui est sûr, c’est que la plupart des habitants apprécient et aiment chanter ce répertoire religieux. Dans différents villages, j’ai souvent observé que les jeunes adolescents, filles et garçons, se réunissaient le soir dans une maison, afin de répéter les chants religieux pour l’office du dimanche ou pour une fête religieuse. Ils forment des associations de jeunes, des youths ,actives en matière religieuse, qui animent musicalement les offices en chantant en petits groupes accompagnés de guitares. Ces musiques sont très appréciées par les habitants, qui les classent parmi les musiques religieuses. Contrairement aux string bands, dont j’ai souvent entendu les ni-Vanuatu affirmer qu’il s’agissait de la musique « du Vanuatu », ceci n’est pas aussi clair pour les répertoires religieux. Certains chants appartiennent à telle ou telle église, d’autres se retrouvent dans plusieurs églises différentes. Ceci reflète d’ailleurs un esprit particulièrement tolérant entre les adeptes de différentes religions chrétiennes dans le pays. Il n’est pas rare de voir un catholique aller dans un temple protestant ou vice versa si cela l’arrange pour des raisons purement pratiques. Il ne m’a en effet pas semblé voir un quelconque conflit entre les différentes religions, contrairement aux tensions toujours présentes dans la politique entre francophones et anglophones, mais ceci est un autre sujet.

15 Musiques religieuses donc, mais musiques du Vanuatu quand même. En effet, l’un des organisateurs de la Fête de la musique au Vanuatu m’a expliqué qu’il était amené à

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interdire les chants religieux lors des cérémonies publiques du 21 juin, de peur que la Fête de la musique ne se transforme en fête de chants religieux, l’Alliance Française – qui organise cette fête – voulant garder une position neutre par rapport à la politique et aux différentes religions du pays. Néanmoins, le grand festival national annuel de musiques urbaines, le Fest’Napuan, a depuis quelques années réservé une journée sur quatre aux musiques religieuses des différentes églises, ce qui a réglé ce problème et permis aux adeptes de ces musiques d’être représentés. Par ailleurs, à côté des cantiques et des hymnes, dont certains sont des créations locales en langues vernaculaires, il existe aussi de nouveaux courants de musique religieuse en vogue à Port-Vila : sous forme de gospels, comme le groupe Gospel Singers,ou de musiques urbaines modernes, utilisant des instruments électriques et batteries à l’instar des groupes musicaux des Eglises protestantes ou anglicanes des pays anglo-saxons. Ces groupes, tel Proteca (Protestants et Catholiques), organisent des concerts et enregistrent des albums qui sont ensuite vendus dans le commerce. De manière générale, la musique religieuse moderne est fortement inspirée par les musiques occidentales, mis à part quelques cas particuliers qui s’inspirent des mélodies et des rythmes traditionnels.

16 Enfin, évoquons aussi l’importation dans l’archipel de petites églises ou sectes chrétiennes (par exemple Neil Thomas Ministries, Melanesian Church, l’Église Adventiste du Septième Jour, etc.) et la création de mouvements de culte du cargo, comme celui de John Frum sur l’île de Tanna, qui créent de nouvelles formes de rituels, ainsi que des nouvelles musiques, souvent accompagnées par des instruments acoustiques du type guitares, mandoline, banjo, ukulele ou basse à une corde. Ces musiques sont très rythmées afin d’entraîner la danse, les fidèles s’accompagnent par des frappements de mains et leurs chants sont souvent de forme responsoriale, l’assemblée répondant au maître de la cérémonie.

17 Parmi tous ces styles musicaux religieux, les chants des chorales protestantes, anglicanes ou catholiques (hymnes et cantiques) d’origine polynésienne sont considérés aujourd’hui, par la plupart des habitants, comme représentatifs de l’identité musicale religieuse du pays.

Le Fest’Napuan et les musiques urbaines

18 Depuis l’indépendance de l’archipel en 1980, plusieurs « Art Festivals » ont présenté les danses traditionnelles issues des communautés de différentes îles. Des fêtes célébrant l’indépendance se tiennent une fois par an et comportent de nombreuses activités dont les musiques traditionnelles et les string bands. Mais certaines de ces activités ont semblé à quelques jeunes monotones et répétitives d’une année sur l’autre. La population du Vanuatu croît rapidement, surtout à Port-Vila, et elle est composée en grande majorité de jeunes. Une seule fête par an, la Fête de l’indépendance, n’était pas suffisante. Les jeunes ont développé un grand intérêt pour les musiques modernes, et de nombreux groupes de musiques rassemblant des amateurs, pour la plupart autodidactes, se sont créées. Cependant, aucune salle de concert n’existe à ce jour dans le pays ; seuls des bars et des restaurants accueillent essentiellement un public de touristes ou d’expatriés en raison des prix très élevés et demandent aux musiciens d’y adapter leur musique en interprétant les reprises des chansons connues en Occident. Les concerts sont rares et payants. Il est par conséquent difficile aux jeunes musiciens de faire connaître leur musique et aux amateurs d’assister à des représentations. Cependant, depuis les années 1990, la création

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de la Fête de la musique et du festival Fest’Napuan a changé le paysage musical de Port- Vila.

Le Fest’Napuan, premier festival national de musique

19 Le meilleur moyen d’entendre les différentes musiques du Vanuatu est d’assister au festival Fest’Napuan. Ceux qui passent à Port-Vila aux alentours d’octobre/novembre ont parfois la chance d’assister aux quatre journées consacrées aux diverses musiques urbaines de l’archipel et du Pacifique. Le Fest’Napuan (napuan signifie « chant » dans l’une des langues de Tanna) se déroule une fois par an en plein air sur l’espace Saralana, à Port- Vila, depuis 1996. Auparavant, il existait déjà au Vanuatu de nombreux groupes de musiques amateurs, mais aucune structure ne leur permettait de s’épanouir. En 1994, Georges Cumbo, directeur de l’Alliance Française de Port-Vila, organise la première Fête de la Musique avec très peu de moyens financiers. L’événement comble les attentes des organisateurs, c’est un succès. Depuis, c’est un événement annuel attendu qui ne cesse de prendre de l’ampleur. Pour ces dernières années, le nombre de ses spectateurs a été estimé à environ 5000 personnes (la population de Port-Vila est d’environ 35 000 habitants). Des éditions à plus petite échelle ont aussi lieu à Luganville (deuxième ville du pays, sur l’île d’Espiritu Santo) et dans d’autres îles du Vanuatu où l’Alliance Française a installé ses annexes : Mallicolo et Tanna. La première édition de la Fête de la musique a encouragé les musiciens et les amoureux de la musique à organiser quelque chose de particulier pour le Vanuatu. A l’origine de la création du festival Fest’Napuan se trouve un petit groupe de personnes ni-Vanuatu, dont Sero Kuantonga, Henry Toka, Ralph Regenvanu et une Française, Isabelle Lecorre. Les organisateurs ont conçu un événement gratuit, dans un lieu accessible à tous. Les premières éditions du Fest’Napuan duraient deux jours. La réalisation du festival avait été rendue possible grâce au concours de sponsors qui ont fourni les différentes aides nécessaires, et surtout de volontaires qui se sont engagés sans relâche dans l’organisation. Parmi les groupes musicaux présents lors de la première édition du festival en 1996, deux formations de la Nouvelle-Calédonie ont été invitées (Mere et Flamengo), partageant la tête d’affiche avec les groupes locaux de reggae. Deux mois avant la première édition du festival, des actions de promotion ont été mises en place : interviews des groupes de musique publiées dans les journaux, affiches, émissions radiophoniques. Les principaux organisateurs d’alors sont les créateurs du festival : Isabelle Lecorre, Henry Toka, Sero Kuantonga, Ralph Regenvanu, soutenus par les groupes Tropic Tempo, Glass, Huarere, Vatdoro, Blue Circles, Lakasiere, etc.

20 A la suite de cette première édition, une association se forme afin de s’occuper de l’organisation du festival : l’association Nasiviru dont le premier président a été Jean- Pierre Nirua13. En 1997, le président Walter Lini annonce officiellement que le Fest’Napuan devient un événement annuel au Vanuatu. L’année 1998 est l’année des difficultés pour le Fest’Napuan, qui a lieu au Parc de l’Indépendance14 ; mais c’est aussi l’année des problèmes politiques dans le pays. L’association Nasiviru connaît elle-même des ennuis et se dissout. A partir de l’année suivante, le comité du Fest’Napuan change : Ralph Regenvanu et la génération des jeunes musiciens, comme Marcel Meltherorong ou David Nalo, prennent la relève. Marcel Meltherorong préside alors l’association pendant deux ans, avant de laisser la place à Ralph Regenvanu, qui tient cette fonction jusqu’à aujourd’hui. Le festival se développe et de nombreux sponsors participent à ses différentes éditions. Le comité actuel est quasiment le même qu’en 1999. Le festival se déroule sur une période de quatre

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jours, pendant lesquels une journée est réservée aux string bands (Fest Nalenga), puis une autre aux musiques religieuses (Zion Fest – Zion signifie Sionen référence à la Bible), et enfin deux journées aux musiques pop, en majorité reggae (Fest’Napuan).

Fig. 2. L’affiche officielle du festival Fest’Napuan 2006, réalisée par Sero Kuautonga.

21 Parmi les groupes pop, l’association du Fest’Napuan invite régulièrement les musiciens de différents pays du Pacifique : Nouvelle-Calédonie, Australie, Nouvelle-Zélande, Papouasie- Nouvelle-Guinée, Samoa, etc. Le festival prend peu à peu d’autres dimensions, et ensemble, par le biais de la musique, ces pays clament ainsi une appartenance culturelle commune. Les organisateurs qualifient le festival de « festival mélanésien ». Il s’agit d’un événement important dans le pays, les gens des îles venant dans la capitale spécialement pour l’occasion. On compte depuis ces dernières années de six à sept mille spectateurs aux moments les plus intenses. Le comité a aussi réussi à faire construire à Saralana, en face du Centre culturel du Vanuatu, une véritable scène de spectacles comportant aussi un studio de répétitions avec des instruments de musique afin de permettre aux musiciens de pratiquer la musique régulièrement. En raison d’une grande croissance des groupes de musiques encouragées par le festival, le comité est obligé depuis quelques temps de procéder à une sélection des groupes locaux qui seront invités à jouer. Cette sélection se fait tout au long de l’année, essentiellement lors de la fête de la musique, mais aussi lors d’autres petits concerts (bars, restaurants…).

22 Ainsi deux grands événements musicaux ont lieu à Port-Vila chaque année : le Fest’Napuan et la Fête de la musique. Depuis deux ans, l’Alliance Française organise aussi une journée Francosonic, où de nombreux groupes locaux se présentent à condition d’interpréter la majorité de leurs chansons en français15.

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La folie du reggae

23 Revenons cependant aux musiques « pop » du Vanuatu. Il est évident que les musiques urbaines de Port-Vila sont largement dominées par le style reggae local qui, comme pour les musiques kaneka de la Nouvelle-Calédonie, fusionne le reggae roots avec des éléments des musiques traditionnelles locales. Le reggae « s’installe et s’enracine en différents endroits, dans lesquels il développe ses propres sons et thèmes » (Daynes 2005 : 119).

24 Dans les années 80-90, les musiques urbaines du Vanuatu essayent de trouver leur voie. Autour des années marquant l’indépendance de l’archipel, ce sont les musiques traditionnelles et le string band qui dominent le paysage musical urbain. Puis les musiciens qui jouent essentiellement dans les bars et les restaurants commencent à jouer du rock et du blues. Cette période ne durera que quelques années, le coût des instruments et du matériel a fait que le genre string band s’est imposé de nouveau. C’est à ce moment- là, que le groupe Black Brothers (style reggae) de Papouasie-Nouvelle-Guinée s’installe au Vanuatu. Les membres du groupe ouvrent un studio d’enregistrement dans les années 1980. Ils inspirent de nombreux musiciens du pays, comme Vatdoro et Huarere, deux groupes de string band devenus des groupes de reggae, qui puisent dans les rythmes et les mélodies traditionnelles de l’île de Pentecôte.

25 Un autre groupe important dans l’histoire musicale du Vanuatu, qui s’inspire fortement des musiques traditionnelles est Tropic Tempo. Il est actif dans les années 1990 et, rassemblant des membres de différentes îles de l’archipel, il reprend les mélodies des chants traditionnels, les accompagnant d’instruments comme les grelots de chevilles. Le groupe crée alors un style qui lui est particulier, contrairement aux autres groupes où domine le style reggae. Il fait ainsi une carrière nationale en marquant fortement la nouvelle génération de musiciens. Tropic Tempo a aussi fait des tournées à l’étranger dont une aux Etats-Unis. Cependant, tous ses membres sont amateurs, dans le sens où chaque musicien continue à travailler par ailleurs, car le statut de professionnel n’est pas suffisant pour vivre. C’est d’ailleurs toujours le cas au Vanuatu ; en dehors de quelques musiciens très commerciaux, de quelques groupes ayant de longs contrats avec des restaurants et des hôtels ainsi que quelques string bands, très peu de personnes peuvent vivre d’une activité musicale seule. Le groupe Tropic Tempo a arrêté ses activités vers la fin des années 199016 et d’autres groupes ont pris la relève.

26 Ainsi que le remarque Ralph Regenvanu, les musiques urbaines d’aujourd’hui semblent être divisées en deux courants, l’un s’inspirant des musiques extérieures, l’autre des musiques traditionnelles locales. Mais certains groupes contemporains semblent ne revendiquer « aucune identité musicale ».

27 Le groupe du Vanuatu le plus connu actuellement est le groupe reggae roots, Naio. Ses membres sont tous originaires de Tanna, une île du sud de l’archipel. Le groupe a déjà à son compte trois albums et de nombreuses tournées à l’étranger, essentiellement dans la région du Pacifique, où il est considéré comme le représentant par excellence de la musique urbaine du Vanuatu. Ses musiques ne puisent pas vraiment leur inspiration dans les musiques traditionnelles locales – mélodies, rythmes et instruments traditionnels en sont absents –, mais son style, ses thématiques et son utilisation de la langue vernaculaire ou du bislamapour certaines chansons font que les habitants du Vanuatu s’y reconnaissent facilement. Notons par ailleurs que Gero Laviniau, le leader et auteur/ compositeur de la plupart des chansons du groupe, fait aussi partie du groupe Sunshiners.

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A l’instar de Naio, les groupes de reggae roots sont nombreux au Vanuatu. En effet, c’est ce genre qui est le plus accessible (ventes de CD, transmissions radiophoniques et télévisées). C’est aussi celui dans lequel se reconnaissent les jeunes d’un Vanuatu politiquement indépendant, mais toujours dépendant économiquement des anciennes puissances colonisatrices, comme le rappelle l’une des chansons du groupe XX Squad : « Are we totally independent now, are we really independent now ? ».Le reggae, est pour la plupart de ces jeunes, la musique des « Noirs » opprimés par les Blancs. Pour Marcel Meltherorong, c’est devenu la musique du Vanuatu parce que c’est la musique du « tiers monde » dans lequel les ni-Vanuatu se reconnaissent. Les jeunes sont particulièrement sensibles aux messages à caractère social et religieux des chansons reggae. La circulation du reggae dans le monde dépend en effet largement « du sens symbolique qui lui est attribué par les individus ». (Daynes 2005 : 119). Les « Noirs » d’Afrique et d’autres pays du monde dont l’histoire colonisatrice est similaire expriment leurs souffrances dans le reggae. Le reggae permet à ces jeunes, qui se voient défavorisés par rapport au système occidental, de se démarquer de la plupart des « Blancs » qui, eux, ont d’autres musiques comme le rock. Ainsi le reggae du Vanuatu a-t-il pris peu à peu une nature identitaire, d’une part en utilisant régulièrement le bislama et parfois les langues vernaculaires, mais aussi par le fait que les textes des chants traitent souvent de problèmes actuels, et enfin avec ses mélodies souvent inspirées de mélodies traditionnelles et ses rythmes imitant ceux des danses coutumières, dites « de la kastom ». XX Squad essaie aussi d’introduire de nouvelles caractéristiques musicales : même si on peut entendre dans toutes ses chansons une ligne de basse et des contretemps de claviers typiques du reggae roots, on peut aussi y déceler des recherches sonores à la fois électro et traditionnelles (grelots, flûtes en bambous) avec des sonorités rock obtenues par la distorsion de la guitare, l’introduction de tempi rapides ou l’accompagnement acoustique des chansons. En effet, le compositeur de la plupart d’entre elles, Marcel Meltherorong, explique ceci à la fois par une recherche des racines locales et par une ouverture sur d’autres courants musicaux. Si les langues utilisées dans leur album sont l’anglais, le bislama et le français, et non les langues vernaculaires, c’est parce que les membres du groupe sont tous, contrairement à la plupart des groupes connus, originaires de différentes îles – aux langues différentes – ce qui leur confère une identité plus nationale que régionale. Ce caractère vanuatais du groupe s’exprime par les sonorités locales insérées dans celles du monde moderne, mais aussi par les sujets de chansons abordant les thèmes actuels du pays comme les problèmes politiques, les contextes urbains, la place de la femme, les problème d’alcoolisme, etc.

28 Depuis quelques années de nouveaux courants mondiaux apparaissent dans les musiques du Vanuatu (hip-hop, techno, dance, rock, etc.) avec des groupes comme Rio (rock et variété) ou Black Industry (hip-hop, ragga muffin, rap) mais aussi le groupe acoustique Kalja Klan,qui fusionne les différents instruments et styles du monde, y compris du Vanuatu.

29 À l’instar de Jean-Marie Tjibaou pour la Kanaky, les politiciens du Vanuatu mettent l’accent sur le patrimoine culturel afin d’exprimer une identité nationale. Cette politique de préservation des cultures locales et de quête d’une identité propre au Vanuatu indépendant existe toujours et inspire les jeunes musiciens. Dans la continuation de groupes des années 1980-1990 comme Vatdoro ou Huarere, qui alliaient le reggae avec la musique traditionnelle, on peut aussi évoquer Vanlal de l’île de Pentecôte ou Nauten de Tanna. Ces groupes utilisent les instruments électriques, mais réalisent en même temps des reprises des danses traditionnelles de leurs îles d’origine et présentent sur scène des

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chorégraphies traditionnelles en habits coutumiers. Les danseurs accompagnent les musiciens avec des instruments en bambous et portent des grelots aux chevilles.

30 Même si c’est dans les villes (Port-Vila et Luganville) que les musiques « amplifiées » peuvent se développer ; elles sont aussi présentes dans d’autres régions de l’archipel, bien que, dans la pratique, il soit difficile de former de tels groupes, faute de moyens matériels. En effet, les habitants ont parfois accès à la radio (à piles), et surtout une fête ne peut pas exister sans « sono ». Toute grande fête doit se terminer par une nuit dansante, où le générateur communautaire est toujours prêt à rendre service. La sono retentit alors toute la nuit avec les musiques reggae et disco du monde, mais surtout les musiques urbaines du Vanuatu. Les habitants de chaque île s’identifient au groupe qui en est originaire. Naio est ainsi le groupe « de Tanna », Vatdoro est celui « de Pentecôte », etc. Il est important de signaler aussi que, en raison de la scolarité mais aussi du travail salarié, les jeunes des îles sont souvent amenés à circuler entre la ville et leur village d’origine. Il n’est pas rare, de ce fait, de rencontrer des jeunes dans les villages ayant fait partie d’un groupe urbain pendant leur séjour de plusieurs années en ville. De retour au village, ils continuent leur activité musicale dans les string bands ou lors des danses traditionnelles. Ceci n’est pas étonnant, compte tenu du fait que de nombreux groupes urbains reprennent des chants traditionnels. C’est la preuve que ces jeunes musiciens ont connaissance du répertoire et l’interprètent à leur manière, c’est-à-dire en l’adaptant à la vie actuelle. Lors de mes conversations avec les musiciens de la ville, où souvent je leur parlais de mes recherches sur les musiques traditionnelles, ils avaient des connaissances de la tradition de chez eux et nous partagions souvent nos expériences dans ce domaine.

31 Dans les villages, où l’électricité est rare, les jeunes ont plus difficilement accès aux musiques modernes qu’en ville. Ceci ne signifie pas qu’ils ne s’y reconnaissent pas. Au contraire, une forte demande existe pour déplacer les festivals ou pour organiser des concerts au niveau local.

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Fig. 3. Les femmes de l’île de Mere-Lava interprétant la danse Nombo. Tambour en bois woker lap.

Photo Monika Stern.

L’esprit de la coutume

32 Le Vanuatu a connu de nombreux changements depuis son indépendance, acquise en 1980. Les Mélanésiens ont enfin accédé au pouvoir dans leur propre pays et doivent faire face aux problèmes politiques et économiques d’un pays neuf, mais marqué par un double colonialisme, à la fois français et britannique. Au niveau culturel cependant, la coutume a été reprise, comme en Nouvelle-Calédonie, en tant qu’emblème identitaire de la lutte pour l’indépendance. Les leaders mélanésiens ont ainsi valorisé leur coutume par l’emploi du terme bislamade kastom, qui vient de l’anglais « custom », « coutume », « tradition ». Cependant, par son histoire, la signification de ce terme est aussi devenue une véritable idéologie qui sert aux ni-Vanuatu à se distinguer des autres. Kastom apparaît à l’origine en opposition à skul, « école » (qui à l’époque était toujours une école religieuse) : le païen contre le religieux. Il comporte, jusqu’à la fin des années 1960 une connotation péjorative. C’est la radio qui, en diffusant les chants et les histoires coutumières, l’a mis en valeur. En effet, vers 1970-1971, Godwin Ligo, originaire de l’île de Pentecôte, a commencé à diffuser l’émission intitulée Taem nao, Taem bifo, « Les temps présents, les temps d’avant ». Il retransmettait à la radio les chansons et les histoires qu’il enregistrait dans les îles. Cette émission connut un véritable succès, les gens réagissaient, écrivaient au réalisateur, envoyaient des enregistrements. Une véritable compétition s’était créée à travers ces émissions, où chaque communauté apportait sa pièce au puzzle. La radio a fait reconnaître la kastom au niveau national. Les premiers hommes politiques du Vanuatu appuyèrent leurs discours sur ce terme de kastom car il véhiculait la notion d’une identité unifiée pour les communautés de toutes les îles (Bolton 2002).

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Une richesse cachée

33 Contrairement à certaines régions du Pacifique, le Vanuatu a su garder un grand nombre de ses traditions, notamment musicales. En effet, les missionnaires presbytériens, très sévères envers les coutumes locales, partageaient l’archipel avec les anglicans et les catholiques, beaucoup plus intéressés et ouverts envers d’autres cultures. De plus, certaines populations rurales ont réussi à continuer la pratique de leurs coutumes, danses et cérémonies, de façon cachée. Il faut aussi remarquer que le condominium n’a permis ni aux Anglais ni aux Français de déployer tous leurs moyens de colonisation, contrairement à d’autres régions qui étaient colonisées par une seule de ces puissances. Bien qu’en constante transformation, comme elle l’a toujours été (Stern 2000), la coutume du Vanuatu s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui. Les musiques traditionnelles sont très diversifiées au Vanuatu, comme l’est d’ailleurs la coutume en général : contes traditionnels, jeux pour enfants ou berceuses, danses de mariage, chants d’amour, chants secrets, danses et rythmes tambourinés pour les cérémonies de passage de grades hiérarchiques, chants funéraires. Tout d’abord, on peut noter une richesse des instruments idiophones : grelots, tambours en bois ou en bambou, instruments en feuilles, planche percutée, etc. Parmi les aérophones on peut encore entendre les conques marines et, sur l’île d’Ambrym ou de Tanna, les flûtes en bambou. Ces instruments sont cependant de moins en moins utilisés dans les autres régions de l’archipel. Aujourd’hui il n’y a quasiment plus de cordophones au Vanuatu, bien que, sur l’île d’Ambrym, un vieil homme sache encore jouer de l’arc en bouche, dont l’existence passée m’a été relatée par les habitants de nombreuses îles. Enfin, en ce qui concerne les membranophones, il semblerait qu’il n’y en a pas eu au Vanuatu, mis à part un tambour à membrane tressée en feuilles séchées, à la façon d’une natte. Un tambour de ce type existe encore sur l’île de Maewo17 ; mais il semblerait qu’un seul homme connaisse encore sa technique de fabrication. Un grand tambour, de forme différente mais toujours avec le même type de membrane, est fréquemment utilisé dans le Nord de l’archipel, notamment dans les îles Banks.

34 Néanmoins, il apparaît que ce n’est pas au niveau instrumental que la richesse musicale du Vanuatu s’exprime le plus. En effet, chaque région possède une très riche tradition orale qui comporte de nombreux chants pour différentes occasions. Ces chants, véritables témoignages historiques, content des événements comme un mariage, une rencontre, une visite, une guerre, une cérémonie et illustrent les croyances des habitants. Cependant, en dehors des répertoires pour enfants, ils ne sont pas d’accès facile. Tout d’abord, la langue qui leur est réservée n’est pas la langue parlée quotidiennement par les habitants. Contrairement aux répertoires de string band, composés dans les langues usuelles, les chants traditionnels sont interprétées dans une langue secrète et ne sont accessibles qu’aux seuls initiés (Stern 2000 : 184,185)18. Il s’agit de véritables poèmes dont la compréhension n’est réservée qu’aux plus patients dans leur apprentissage. Ce savoir complexe est codifié par des règles très précises de transmission et de « droits d’auteurs » (de propriété). En effet, pour avoir le droit d’apprendre un chant, une personne doit effectuer un paiement traditionnel à son propriétaire. Encore aujourd’hui, on peut parfois entendre une communauté en accuser une autre de lui avoir volé telle danse, tel chant ou telle histoire coutumière. Ainsi en apparence, chaque répertoire s’identifie à une île, une région, une communauté, voire une famille. Comme nous l’avons évoqué, lors des émissions de radio diffusées avant l’indépendance, les animateurs recevaient souvent des

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plaintes, selon lesquelles une communauté en accusait une autre de lui avoir volé un chant ou une histoire, diffusé la semaine précédente, et dont elle avait une version complète et plus « vraie ». Cette question des droits d’auteur pose d’ailleurs un véritable problème car, d’une part, il existe de véritables droits sur les formes artistiques, et, d’autre part, les échanges font partie intégrante des coutumes du Vanuatu. De ce fait, les îles et les régions ont toujours gardé un lien étroit en se transmettant mutuellement des objets différents, dont des répertoires musicaux. C’est pourquoi il est très difficile de savoir à qui appartient effectivement un chant ou une danse du fait de leur circulation lors des échanges traditionnels entre les régions.

35 Les habitants de l’archipel classent leurs chants selon différentes catégories en fonction de l’incipit mélodico-rythmique permettant de les reconnaître. Chacune comporte des centaines de chants différents au même début, qui est comme une signature, un marqueur d’identité du chant. Même si cette catégorisation diffère d’une communauté à l’autre, on peut parfois déceler des genres semblables d’une région à l’autre.

36 En dehors de cette appartenance régionale complexe, il y a aussi des danses, des rythmes, des chants réservés aux gens de tel ou tel statut social. En effet, le Vanuatu est connu pour ses systèmes de grades hiérarchiques. Une personne peut passer d’un grade à l’autre par une compétition économique qui met en jeu de nombreuses stratégies d’emprunts. Le candidat à un nouveau grade doit présenter, échanger et tuer plusieurs porcs lors d’une grande cérémonie. Ces porcs, mais aussi d’autres objets traditionnels comme les coquillages ou les nattes tressées, servent au candidat à l’acquisition de parures, signes de son nouveau grade. Cependant, parmi les parures il y a aussi des chants et des rythmes réservés à ceux qui ont passé ledit grade. Ainsi sommes-nous ici face à une autre identité, une identité hiérarchique, où toute personne n’ayant pas payé ce droit ne peut pas chanter ni danser sur le rythme de certaines danses appartenant aux membres d’un grade bien défini.

37 Une autre division socioculturelle qui s’exprime à travers la musique est la division sexuelle de la société. Même si un certain nombre de répertoires musicaux appartiennent selon le moment aux femmes ou aux hommes, certains d’entre eux, surtout ceux liés à la hiérarchie sociale et à ses cérémonies de passages de grades, sont strictement réservés aux femmes ou aux hommes.

38 La musique traditionnelle est donc marquée par un ensemble de signes identitaires dont certains sont reconnus dans tout l’archipel, tandis que d’autres sont typiques d’une région. Nous venons de voir aussi que l’appartenance identitaire des musiques peut être multiple : régionale, hiérarchique, sexuelle, familiale, etc.

39 Malgré ces différences, une certaine homogénéité des musiques traditionnelles existe dans tout l’archipel. On peut tout d’abord signaler le caractère monodique des chants et des musiques instrumentales, mais aussi la polyrythmie des ensembles de tambours de bois, un système scalaire fondé sur un pentatonisme particulier ou sur une grande variété d’échelles aux intervalles préétablis où les tierces et les quartes dominent, le caractère conjoint des intervalles et une langue des chants particulière, présentant des caractéristiques archaïques attribuées au monde surnaturel, une innovation permanente des répertoires, les échanges des répertoires entre les régions, et des règles précises de transmission. Bien que les habitants soient conscients de ces similitudes, quand on parle de la coutume dans les discours officiels, c’est la parole de celui qui est originaire d’une île qui sera toujours privilégiée sur celle de l’étranger. Ainsi, lors des réunions annuelles de fieldworkers19 du Centre culturel du Vanuatu, chaque personne n’a le droit de parler que

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de sa propre île et jamais quelqu’un d’une autre île ne se permettrait de remettre en question la parole de celui qui est originaire de la région dont il parle. A priori, les gens d’une île différente ne peuvent pas parler de la coutume de leurs voisins : cela pourrait être fortement critiqué, chacun devant se limiter à sa propre culture locale. Cependant, on peut souvent assister à des comparaisons entre les coutumes de différentes îles, et les locuteurs se rendent souvent compte que, malgré les différences, les principes et les grandes logiques de leurs expressions coutumières se retrouvent d’une région à l’autre.

40 En ce qui concerne la coutume, une idéologie de kastom nationale a été créée par les leaders politiques au moment de la lutte pour l’indépendance, en utilisant une certaine homogénéité de la coutume. Cependant, aujourd’hui, les inégalités socio-économiques entre les régions entraînent des discours politiques identitaires régionalistes qui reprennent à leur compte les différences qui peuvent exister dans la coutume (Wittersheim 2006 : 51).

Les musiques traditionnelles aujourd’hui

41 Le seul festival national de musique est le Fest’Napuan, qui représente, comme nous l’avons vu, plusieurs styles musicaux du Vanuatu. On peut remarquer cependant l’absence d’une journée consacrée aux musiques « traditionnelles », qui pourrait pourtant exister à l’instar de celle consacrée aux string bands ou aux musiques religieuses. Il est vrai que de nombreux festivals des arts traditionnels ont eu lieu à Port-Vila et dans différentes îles du Vanuatu. Cependant aucun de ces derniers n’offre la même régularité que le Fest’Napuan. Pourquoi donc cette absence de la musique traditionnelle au seul festival de musiques du Vanuatu ? D’après les informations recueillies auprès des organisateurs, un projet d’inclusion des musiques traditionnelles est en préparation ; c’est cependant une entreprise très compliquée. Nous venons de voir la complexité des règles et des significations qui régissent les musiques traditionnelles de l’archipel. Pour respecter ces règles et l’esprit de la coutume, de nombreuses démarches s’imposeraient auprès des chefs et des communautés. Comment ne pas heurter la sensibilité des chefs, des musiciens et des communautés, ne pas « voler » des danses, obtenir l’accord de tous pour les représentations, faire venir des communautés entières (car les danses nécessitent de nombreux participants) ? Telles sont les problématiques auxquelles les organisateurs du festival sont confrontés.

42 Les musiques traditionnelles de l’archipel sont en revanche largement représentées lors des festivals des arts traditionnels du Vanuatu, de la Mélanésie ou du Pacifique. Dans ces cas, ce sont des représentants de la coutume qui sont contactés directement, et un répertoire adéquat y est choisi et représenté. Néanmoins ces musiques existent surtout dans les îles, lors de petits festivals locaux, lors des représentations destinées aux touristes et surtout lors des occasions traditionnelles dans lesquelles elles ont toute leur place et leur signification. Cette signification existe aussi dans la vie urbaine. En effet, lors de certaines cérémonies politiques (rencontre entre les représentants de l’Etat, hommage à un homme important, etc.), les danses traditionnelles peuvent être représentées telles qu’elles le sont dans la tradition et avec la même fonction sociale. Si certaines formes musicales traditionnelles ont disparu ou sont en train de disparaître, il me semble que la situation est comparable à celle des sociétés occidentales, où il y a de nombreuses musiques pop très en vogue chez les jeunes, alors que la musique dite classique est plus intellectualisée et moins populaire. Les musiques traditionnelles du Vanuatu sont, elles

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aussi, celles des Anciens ; elles doivent être respectées et n’ont pas toujours une fonction de détente et de loisir, mais plutôt un but plus intellectuel et plus spirituel. Ces musiques ne doivent pas être interprétées n’importe comment et n’importe où. En effet, les musiques traditionnelles ont un pouvoir lié au surnaturel : les compositeurs communiquent avec les esprits, la langue des chants est celle des ancêtres ou des esprits et certaines danses nécessitent un accord de « l’au-delà ». Toutes ces croyances sont encore très vivantes aujourd’hui au Vanuatu, et de ce fait, les musiques traditionnelles ne peuvent pas être intégrées aux fêtes urbaines modernes, sauf à des moments particuliers empreints de respect pour la tradition.

43 D’après mes observations, les musiques qui sont en train de disparaître ne sont pas essentiellement celles qu’on effectue pour les grandes cérémonies (sauf celles qui ont lieu très rarement, comme tous les 40 ans). Les musiques en voie de disparition sont notamment les musiques « secrètes », celles qui sont protégées par des tabous et donc difficilement accessibles. Pour y avoir accès, il faut les mériter, un long apprentissage est nécessaire, et la vie quotidienne actuelle met peut-être plus l’accent sur la nécessité de trouver des moyens monétaires de survie que sur une quête spirituelle, à l’instar du monde occidentalisé, où les pratiques religieuses n’ont souvent plus leur place dans la vie quotidienne. D’autre part, il s’agit de musiques dont le rôle spirituel et fonctionnel a perdu de son importance. Les flûtes ou les arcs musicaux, par exemple, qui jouaient un rôle dans la magie d’amour, disparaissent progressivement, depuis longtemps bannis par les églises, et ils ne sont plus utilisés pour les grandes cérémonies.

Fig. 4. Une femme soufflant dans un sifflet ǧove.

Photo Monika Stern.

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Fig. 5, Les femmes de Mere-Lava lors de la danse Nombo. Bambous pilonnants.

Photo Monika Stern.

44 En effet, la place jadis réservée à ces musiques intimes a été prise par les « nouvelles musiques » ou par d’autres activités récréatives (jeux de cartes, football, etc.). De plus, toute forme de magie, et surtout celle d’amour, est officiellement bannie dans l’opinion publique. Néanmoins, si certaines formes musicales tombent en désuétude, d’autres voient le jour. N’est-ce pas une logique préexistante dans toutes les îles de l’archipel ? Par exemple, sur l’île de Maewo, lors d’une grande cérémonie de passages de grades hiérarchiques (Ǧwatu Ta Baruǧu), les initiés ne doivent pas être vus par les non-initiés, les femmes et les enfants. Lors de leurs déplacements, ils se signalent alors en utilisant des sifflets en bambou, appelés ǧove. Ces sifflets sont traditionnellement de simples tuyaux en bambou d’un centimètre de diamètre et d’une quinzaine de centimètres de long. Ils sont joués en deux groupes : le premier siffle et chante sur deux syllabes alternativement, l’autre répond en soufflant un seul son dans le sifflet. Lors de la dernière reconstitution de cette cérémonie, qui n’avait pas eu lieu depuis des dizaines d’années, un groupe de jeunes garçons, s’inspirant certainement du trombone vu lors du passage d’une fanfare militaire20, a inventé un sifflet composé de deux bambous insérés l’un dans l’autre, beaucoup plus large et plus long que les petits ǧove et à la sonorité très grave. L’instrument a été inclus par eux dans les ensembles de sifflets. Après la cérémonie, les jeunes gens ont continué à utiliser cet instrument pour se divertir.

45 Un autre exemple est celui de la danse Nambo de Mere-Lava. Il s’agit d’une danse de femmes, où elles utilisent de nombreux instruments : un tambour en bois woker lap, de petits tambours en bambous woker wi riu, mais surtout des bambous pilonnants. Six femmes tiennent chacune deux bambous de différentes longueurs ou des petits bambous de la même longueur dans chaque main ; elles sont assises et frappent le sol avec ces instruments ; l’effet est impressionnant. Ainsi, le droit de frapper le tambour en bois,

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réservé habituellement aux hommes, a été acheté à une femme de l’île de Mota-Lava où les femmes détiennent déjà ce droit, tandis que les bambous pilonnants ont été inventés par les femmes elles-mêmes. Les chants de cette danse sont des chants traditionnels interprétés à différentes occasions ou encore des chants composés récemment. Cette danse avait été inventée par les femmes pour un festival de la province des Torba organisé par le « Vanuatu National Council of Women », une organisation nationale pour les droits de la femme, du 8 au 14 septembre 2002.

46 De telles créations récentes de musiques traditionnelles ne sont pas rares dans l’archipel. Dans chaque île, il y a d’ailleurs des personnes au statut de compositeur qui détiennent un savoir particulier lié au surnaturel et qui composent de nouveaux chants ou inventent de nouvelles danses.

Conclusion

47 Après ce voyage musical dans les îles du Vanuatu, on constate la multiplicité des identités musicales qui s’expriment par rapport à une région, à un statut social ou familial, à un sexe, etc. La musique est traversée de symboliques identitaires diverses. Cependant il ne semble pas, contrairement à ce qu’on entend souvent dire en anthropologie, qu’il y ait une division de type tradition/modernité, ville/village, etc. Au contraire, la plupart des genres musicaux se retrouvent aussi bien en ville que dans les villages, notamment les string bands, les différents type de musique religieuse, les musiques modernes interprétées avec des instruments électriques, ou encore les musiques traditionnelles, dont des éléments semblent présents d’une manière ou d’une autre dans toutes les musiques du pays.

48 Il semble naturel que l’identité musicale d’un pays qui a une histoire aussi riche que celle du Vanuatu soit multiple. S’il est vrai que les musiques nécessitant des instruments électriques se développent moins vite dans les villages, ceci relève plus de facteurs pratiques (pas d’électricité, besoin de moyens financiers, etc.) que d’un problème d’identité. Les musiques urbaines aux instruments modernes sont ainsi plus accessibles aux jeunes de la ville, mais ce sont ceux-là même qui connaissent les dangers qu’encourt leur culture traditionnelle. Ce sont eux qui mettent en garde les gens des villages contre des représentations abusives de leur coutume, contre le fait que « la coutume devienne une carte postale pour les touristes »21. Si certaines musiques traditionnelles sont en train de disparaître, ce n’est pas à cause du développement de nouvelles musiques ; c’est tout d’abord parce que l’histoire de la musique a toujours été ainsi : certaines musiques disparaissent, d’autres les remplacent, et, finalement, ce seraient plutôt les musiques dépourvues de toute identité qui risquent d’entraîner la disparition des identités existantes.

49 On a souvent tendance à confondre toutes les musiques faisant appel à des instruments modernes – comme les guitares électriques ou la batterie – et donc à les aborder avec les mêmes problématiques. Or, à l’intérieur même de ces musiques électriques et modernes, il s’agit de distinguer d’autres classifications plus pertinentes. Ainsi ne faut-il pas confondre les musiques urbaines comportant une forte valeur identitaire avec des musiques produites dans un but strictement commercial, comme le relèvent Gérard Arnaud et Henri Lecomte pour le contexte africain : « En ce qui concerne les musiques urbaines, il s’agit également d’un phénomène qui ne doit pas être confondu avec celui de la world music. Les instruments européens sont certes utilisés mais on peut bien entendre

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que ces musiques proviennent des villages, que ce soit par leurs auteurs (on pense par exemple à la présence de musiciens issus de familles de griots dans les orchestres modernes guinéens) ou par l’utilisation d’instruments comme la sanza dans certaines orchestres de soukouss du Congo ou de la RDC. » (Arnaud & Lecomte 2006 : 7).

50 Plusieurs auteurs l’ont évoqué : une identité n’est pas une question d’instruments. Pour Karl Neuenfeldt (1998), la définition d’un style musical basée sur l’utilisation d’instruments acoustiques ou électriques n’est pas pertinente. Ce qu’il faut prendre en compte dans ce type d’analyse sont : l’interprétation, l’attitude, la perception, l’expérience vécue et l’identité. Ainsi que l’écrit Laurent Aubert, « la mondialisation des langages musicaux ne correspond pas seulement à l’imposition du global sur le local, mais plutôt à l’appropriation du global par le local, autrement dit à l’usage et à l’adaptation de technologies et de procédés de diffusion modernes à des fins déterminées par les besoins de chaque culture, de chaque groupe humain » (Aubert 2001 : 17).

51 Par ailleurs, la musique est aujourd’hui devenue, dans les sociétés occidentales, une source de profits financiers non seulement pour les musiciens, mais aussi pour les producteurs et autres acteurs du show business. Pour les musiciens des pays dits sous- développés, se lancer dans une carrière internationale signifie se laisser guider par les producteurs, qui sont eux-mêmes contraints par les lois du marché. Visant à toucher une audience de consommateurs la plus large possible, les musiques commerciales imposent souvent aux musiciens de faire le « sacrifice de leur propre identité ».

52 Si le groupe Sunshiners a en effet enregistré son premier album uniquement avec des reprises des « tubes britanniques occidentaux », qu’en sera-t-il des suivants ? Les spécialistes occidentaux les ont « initiés » au show business international, en valorisant une image commerciale « chimizée ». Pour les Sunshiners, c’est certes une bonne expérience, qui leur a permis à la fois de « se lancer » dans une carrière hors du Vanuatu et d’acquérir une certaine professionnalisation sur la scène internationale. Cependant, l’avenir nous montrera si leurs producteurs permettront à ces musiciens de tirer profit de ce droit à la parole acquis, et si les musiciens réussiront, malgré tous les obstacles et les enjeux d’une telle situation, à faire connaître certaines caractéristiques des véritables identités musicales du Vanuatu ?

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WITTERSHEIM Eric, 2006, Après l’indépendance. Le Vanuatu, une démocratie dans le Pacifique. La Courneuve : Aux lieux d’être, coll. Mondes Contemporains.

NOTES

1. Cet article a pu voir le jour grâce à l’aide de plusieurs amis. D’une part certains acteurs de la musique au Vanuatu qui ont toujours été prêts à répondre à mes nombreuses questions : Ralph Regenvanu, Henri Toka, Marcel Meltherorong ; d’autre part, les chercheurs : Eric Wittersheim qui a su me donner de nombreux conseils dans le domaine de la politique et Gaïa Fisher qui a corrigé et relu ce travail. J’aimerais leur adresser ici mes sincères remerciements. 2. Nom que se sont donnés les habitants du Vanuatu au moment de leur indépendance en 1980. 3. Plus exactement, un concours avait été organisé lors de leur voyage à Port-Vila. 4. En décembre 2006, l’album n’était pas encore officiellement sorti au Vanuatu. Cependant, en avril 2007, le groupe a pu, lors d’une tournée dans la région du Pacifique, organiser un concert à Port-Vila. 5. En effet, aujourd’hui, les adeptes de l’économie traditionnelle locale sont de plus en plus nombreux dans le pays. Ils accusent le système monétaire et politique occidental d’être à l’origine de plusieurs problèmes au Vanuatu, comme l’apparition de la misère, la dévalorisation de la femme (les échanges traditionnels lors des mariages ont été remplacés par un paiement de la femme en argent liquide), la vente massive des terres aux étrangers, etc. C’est pourquoi, en opposition à ce système occidental adopté amplement au Vanuatu depuis son indépendance, l’année 2007 a été déclarée par le Gouvernement et par différentes associations année de l’« économie traditionnelle » (« kastom economy »), encourageant ainsi l’économie de subsistance, l’exploitation agricole de la terre et les échanges de produits et de services. 6. Il s’agit d’un nom en langue véhiculaire du Vanuatu, désignant une basse locale à une corde. 7. Le bislama est la langue véhiculaire du Vanuatu, qui compte en outre plus de 110 langues vernaculaires. Pidgin, mélangeant les vocabulaires issus essentiellement de l’anglais, mais aussi du français et des langues vernaculaires, il présente aussi les syntaxes propres aux langues austronésiennes locales et permet aux locuteurs de langues vernaculaires différentes de communiquer. Cette langue, qui avait au début mauvaise réputation et qui servait surtout à communiquer avec les « Blancs », est devenue aujourd’hui l’une des trois langues officielles du Vanuatu, avec l’anglais et le français. 8. Le string band est un style musical utilisant les instruments à cordes (essentiellement les guitares, les ukulele, la basse à une corde) avec un schéma d’accords qui lui est particulier. La partie rythmique est assurée par quelques instruments à percussion (souvent un petit tambour en bambou et/ou un tambourin). Le répertoire est composé de chansons interprétées sous forme responsoriale par un soliste et un ensemble vocal. La plupart du temps, les chanteurs et les instrumentistes sont les mêmes.

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9. En ville, quand j’informais certains de mes amis que je travaillais sur les musiques traditionnelles, souvent ils me répondaient : « Ah oui, tu travailles sur les string bands ? » 10. Dans le Nord de l’île de Pentecôte, j’ai pu observer un groupe de string band du nom de Vatulo, qui avait préparé un spectacle composé uniquement de reprises de chansons traditionnelles et effectuait en même temps une chorégraphie inspirée de pas traditionnels. Les répétitions de ce programme suscitaient à la fois l’approbation et les rires des villageois, surtout lors de danses destinées habituellement aux femmes que des garçons imitaient avec beaucoup de bonne humeur. 11. Ralph Regenvanu est le président de l’association Fest’Napuan, et a été pendant onze ans (jusqu’au décembre 2006) directeur du Centre Culturel du Vanuatu. Il est aussi artiste peintre et musicien. 12. Le Vanuatu est le nom que les habitants donnèrent à leur archipel au moment de l’indépendance en 1980. Auparavant, l’archipel était appelé Nouvelles-Hébrides, nom donné par le capitaine Cook. 13. C’est justement Jean-Pierre Nirua, originaire de l’île de Tanna, qui a donné le nom Fest’Napuan au festival. Aujourd’hui il est le directeur de l’Université du Pacifique Sud du Vanuatu. 14. C’est le seul Fest’Napuan qui a eut lieu ailleurs qu’à Saralana (espace en face du Centre Culturel du Vanuatu). Cette année-là, le festival a été mis sur pied uniquement grâce au travail et à la bonne volonté de quelques uns des organisateurs volontaires. Ces derniers ne reçurent pratiquement aucune aide. 15. Rappelons que le français est l’une des trois langues officielles du pays. Les francophones, c’est-à-dire les personnes dont l’éducation primaire s’est effectuée en français, représentent aujourd’hui environ 40 % de la population du Vanuatu. 16. Le leader du groupe, Henri Toka part alors en France et pratique toujours une musique riche aux influences de son pays, sous le nom de Pacific Boe. 17. Lors de mon séjour à Maewo en 2005, j’ai pu rencontrer une doctorante en anthropologie, Gaïa Fisher. Sur l’île depuis environ deux ans, elle m’a montré les photos qu’elle avait prises lors d’une cérémonie appelée Buwe. Sur l’une de ses photos, j’ai pu voir un petit tambour dont la partie inférieure avait été enterrée dans le sol, et dont la membrane était tressée en feuilles séchées. J’ai pu par la suite rencontrer le dernier fabriquant de cet instrument. Par ailleurs, Peter Crowe évoque ce tambour « tabou » dans le livret du CD où il présente un extrait de cette cérémonie ?watu Ta Baru—u (aussi p. 186, 187), enregistrée en 1977 (Crowe 1994). 18. Dans cet article, j’évoque l’incompréhension des texes des chants en raison de leur circulation entre des îles aux langues vernaculaires différentes. Cette explication n’étant pas fausse, je ne savais pas à l’époque que les langues des chants sont en fait des langues particulières comprises par les seuls initiés, même dans la région originaire du chant. 19. Les fieldworkers sont des villageois qui travaillent en association avec le Centre culturel du Vanuatu. 20. Selon les témoignages. 21. Remarque de Marcel Meltherorong.

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RÉSUMÉS

S’appuyant sur une description ethnographique des différentes musiques contemporaines du Vanuatu, cet article traite des problématiques liées à l’identité musicale. Face aux influences extérieures, à la mondialisation, à la commercialisation massive des musiques, et face aux revendications politiques internes s’exprimant à travers les musiques de l’archipel, a émergé la notion d’une identité musicale nationale au-delà des particularités locales. Ce pays, indépendant depuis les années 1980, est souvent présenté comme un « paradis préservé », préservé de la pollution et de l’industrialisation, mais aussi des influences culturelles extérieures. En effet, le Vanuatu est un archipel du Pacifique très « en vogue » actuellement dans les grands reportages notamment, où on se garde bien de montrer la réalité d’une quelconque influence extérieure et où on se complaît à donner une image la plus exotique possible de ces îles. Pourtant les identités des musiques du Vanuatu sont multiples. La tradition musicale tient une place très importante dans cette culture, et même si elle comporte de nombreuses caractéristiques plus ou moins anciennes, celles-ci s’entremêlent aux éléments extérieurs résultant de l’histoire du pays, qui sont aujourd’hui intégrés par les habitants dans leurs propres expressions musicales et artistiques.

AUTEUR

MONIKA STERN A obtenu son doctorat en ethnomusicologie à Paris 4-Sorbonne en 2002. Depuis son DEA, elle a effectué de nombreuses recherches de terrain au Vanuatu, tout d’abord sur l’île de Pentecôte (pour sa thèse), puis sur d’autres îles situées dans le nord de l’archipel (Provinces de Penama et Torba). Elle se concentrait alors sur les musiques dites « traditionnelles ». Lors de la rédaction de cet article, elle se trouvait au Vanuatu dans le but d’achever ses recherches pour un ACI « Jeunes chercheuses, Jeunes chercheurs » dans le cadre d’une équipe pluridisciplinaire hébergée par le LACITO-CNRS. Elle a ainsi été conduite à aborder les musiques urbaines pratiquées à Port-Vila. Cette expérience lui a permis d’ouvrir ses champs d’intérêts au domaine plus actuel des musiques modernes.

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Musique et identité au Yémen. Le cas du luth qanbûs

Samir Mokrani

Introduction

1 A l’image de nombreuses traditions musicales de par le monde, le « chant de Sanaa » ( ghinâ’ san‘ânî) et le luth spécifique qanbûs (fig. 1) qui accompagne traditionnellement ce genre savant du Yémen encourent un grave danger de marginalisation, voire de pure et simple disparition.

2 Il faut certes se féliciter que, sous l’impulsion de l’ethnomusicologue français Jean Lambert, le chant de Sanaa ait été récemment proclamé « Chef-d’œuvre du Patrimoine Oral et Immatériel de l’Humanité » par l’UNESCO. Suite à cette décision en 2003, un projet de conservation UNESCO visant à la perpétuation et à la conservation de ce genre musical a pu voir le jour et est actuellement financé par le Japon.

3 Néanmoins, force est de constater que les interprètes – et véritables garants du vivant de cette tradition musicale – sont aujourd’hui dramatiquement peu nombreux. Ils ont, pour la plupart, atteint un âge vénérable. En outre, leur savoir – non consigné par écrit – ne semble pas susciter d’intérêt notable au sein de la jeune génération de musiciens yéménites et se voit par conséquent peu transmis.

4 La fréquentation de ces derniers maîtres interprètes revêt en revanche une valeur essentielle aux yeux de tout chercheur s’intéressant de près ou de loin au patrimoine musical yéménite. En tant que principales sources d’information de mon travail de recherche, les témoignages de Hasan al-‘Ajamî et Yahyâ an-Nûnû, pour ne nommer qu’eux, seront régulièrement cités dans le présent article que j’ai souhaité consacrer au luth qanbûs, en raison des allégations contradictoires concernant l’origine et les aspects identitaires de cet instrument. Ma démarche visera ici à déterminer dans quelle mesure le qanbûs constitue encore un marqueur saillant d’une identité musicale proprement san‘ânî et yéménite, quand bien même en grande partie imaginaire, ou si, au contraire, il ne

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représente plus, au yeux d’une majorité de Yéménites, que le vestige d’un temps révolu dont la disparition n’est que la conséquence d’une évolution historique inéluctable.

5 Concernant la méthodologie de recherche, je tiens également à préciser que la plupart de mes données ont été récoltées lors d’entretiens informels avec des musiciens ou des Yéménites entretenant un rapport étroit avec le monde de la musique. Eu égard à ma fonction actuelle au sein du projet UNESCO de préservation du Chant de Sanaa, ainsi qu’aux liens d’amitié très forts que j’ai noués avec la plupart des informateurs, on ne s’étonnera pas du caractère personnel que j’ai choisi de donner à mon article. Le recours, aussi souvent que possible, à des témoignages directs, explique également mon choix d’une bibliographie relativement restreinte.

Le qanbûs et le chant de Sanaa

6 Au Yémen, le qanbûs est indissociable d’un genre musical savant, étroitement associé à la capitale, d’où son appellation de « chant de Sanaa ». Ce terme ne fait toutefois pas l’unanimité. Certains de ses détracteurs lui préfèrent l’appellation de muwashshah yéménite, du nom du genre de poésie qui y est chantée. Ils allèguent que de nombreux musiciens ont pratiqué ce répertoire sans être originaires de Sanaa ni y avoir jamais résidé.En outre, l’origine ancienne de ce style musical est peut-être à chercher dans d’autres régions du Yémen, question qui suscite un débat houleux parmi les intellectuels du pays, sur lequel je reviendrai brièvement. Néanmoins, quel que soit le terme par lequel on désigne ce genre, il semble lié de manière intrinsèque et depuis au moins trois siècles et demi aux régions centre et nord du pays, et plus particulièrement aux villes. On peut donc parler d’une tradition musicale savante et urbaine. Le répertoire poétique chanté dans le ghinâ’ est, lui aussi, proprement yéménite et serait, selon toute vraisemblance, un héritage du muwashshah andalou parvenu au Yémen via l’Egypte durant le règne des sultans rassoulides (XIIIe-XV e siècles), dont les villes principales étaient Ta‘iz et Zabîd1. Cette poésie ne serait devenue proprement san‘ânî qu’au XVII e siècle, lorsque Sanaa retrouva son statut de capitale sous la dynastie zaydite des Qassimides. Pour autant, il est difficile d’évaluer l’ancienneté du chant de Sanaa en tant que genre musical, car l’apparition de ce style poétique ne signifie pas nécessairement l’émergence simultanée du genre de musique qui l’accompagne encore aujourd’hui.

Qanbûs, tarab ou turbî ? Une question de terminologie

7 Si l’utilisation du terme qanbûs est plutôt mal acceptée à Sanaa, il existe en revanche un consensus général qui attribue cette dénomination aux régions sud, en particulier Aden- Lahj, et est, le Hadhramawt, du Yémen. J’ai d’ailleurs pu vérifier au cours de mes entretiens que les Yéménites du sud connaissent l’instrument uniquement sous ce nom- là, alors que certains habitants de Sanaa et des régions centre et nord lui préfèrent d’autres termes (tarab san‘ânî, turbî, ‘ûd san‘ânî…). Le qanbûs est également connu dans le Hijâz sous le nom de qabûs, et en Oman sous celui de qabbûs. Le terme est selon toute vraisemblance d’origine turque, j’y reviendrai plus loin.

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Fig. 1. Turbî yéménite ancien, fabricant inconnu.

Photo Samir Mokrani, 2006.

8 Le mot tarab, quant à lui, désigne en arabe l’extase musicale, le fait d’être plongé dans un état second engendré par l’écoute musicale ; il est doté d’une connotation soit positive soit négative, généralement en fonction de l’avis de la personne interrogée. Les sources arabes, à ma connaissance, n’y ont généralement pas recours pour désigner un instrument de musique ; à Sanaa, en revanche, tarab désigne plus précisément l’instrument à l’origine de cet « émerveillement musical », en l’occurrence le petit luth spécifiquement yéménite (qanbûs). J’ai eu l’occasion de m’entretenir de la question avec l’un des plus talentueux adeptes de l’instrument, que je considère également comme mon maître et principal guide dans l’apprentissage exigeant de la tradition musicale de Sanaa, Hasan ‘Awnî al-‘Ajamî. Héritier d’une vieille tradition musicale familiale, par l’intermédiaire de son grand-père et de son père, et ayant bénéficié de l’enseignement de deux maîtres reconnus dans les années 1960, il est sans aucun doute l’un des derniers représentants du chant de Sanaa classique« authentique » (al-ghinâ’ as-san‘ânî al-asîl), de l’avis des connaisseurs, tant yéménites qu’étrangers. De ce fait, il possède évidemment un qanbûs très ancien, héritage de son grand-père, et qui d’après lui aurait appartenu à Sa‘d ‘Abdallah, illustre musicien san‘ânî du XIXe siècle, bien connu des spécialistes et considéré comme un maillon essentiel de la chaîne de transmission du chant de Sanaa classique.

9 Hasan al-‘Ajamî réfute bien sûr le terme de qanbûs, prétendant qu’« il s’agit d’un mot d’origine indienne, qui est employé pour désigner un instrument de l’Inde ressemblant par sa forme au ‘ûd san‘ânî (« luth de Sanaa ») mais doté de 15 cordes »2. Je l’ai maintes fois entendu le nommer al-‘ûd as-saghîr (« le petit luth »), par opposition au « grand luth » ( al-‘ûd as-kabîr), le luth oriental ‘ûd, apparu au Yémen vers le début du siècle passé via Aden (ce dernier est aussi appelé kabandj, bien que moins fréquemment que par le passé,

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terme à consonance légèrement moqueuse évoquant le kamanje, un instrument à archet très répandu dans les régions arabes et irano-turques, et dont est issue l’appellation kamân qui désigne dans le monde arabe le violon occidental). Plus surprenant, Hasan refuse également la dénomination de turbî, qu’il estime trop réductrice. Il s’agit en fait d’un diminutif signifiant « petit tarab ». Il assure que les anciens, à l’image de son propre père ‘Awnî al-‘Ajamî ou de son ami le célèbre musicien Ahmed as-Suneydâr, ne recouraient qu’aux termes de tarab et de ‘ûd san‘ânî. Mais d’autres spécialistes du milieu musical respectueux de la tradition « classique » du chant de Sanaa, que j’ai eu la chance de côtoyer, ne rechignent aucunement à employer ce qualificatif. C’est notamment le cas du musicien Yahyâ an-Nûnû – qui au contraire semble attaché à ce mot symbolisant une époque révolue et regrettée – ou encore de mon ami luthier Fu’âd al-Gu‘turî.

10 En accord avec l’opinion unanimement reconnue, Hasan al-‘Ajamî affirme que ce terme était employé pour désigner le luth de Sanaa (qanbûs ou tarab san‘ânî), au temps de la prohibition de la musique par l’imam Yahyâ Hamîd ad-Dîn (1904-1948), et qu’il permettait ainsi aux musiciens d’évoquer le tarab sans que les représentants de l’autorité comprennent qu’il s’agissait d’un instrument de musique. Hasan ajoute que les musiciens recouraient également, dans le même but, à d’autres termes secrets, comme mil‘aga (« cuillère »), kitâb (« livre ») ou encore hizar (« rossignol »). Selon lui, ce terme n’avait donc de sens que dans un contexte et à une époque spécifiques.

Origines du qanbûs

11 A Sanaa, l’origine du qanbûs, quelle que soit la dénomination retenue pour le désigner, donne lieu à bien des hypothèses, plus ou moins hasardeuses et relevant parfois du mythe ou de la légende. Selon l’immense majorité de mes informateurs san‘ânî, le qanbûs serait très largement antérieur à l’islamisation du Yémen, et aurait déjà été en usage à l’époque himyarite, voire sabéenne… Hasan al-‘Ajamî assure même avoir discerné la forme de l’instrument sur des gravures en pierre représentant des musiciens et datant de cette époque reculée. Ces gravures avaient du reste fait l’objet d’un article dans le grand quotidien yéménite al-Thawra en décembre 2005, alors que j’effectuais un séjour à Sanaa pour ma recherche sur la musique. Si je me souviens clairement avoir discuté la question avec Hasan, je dois avouer que pour ma part, après avoir visionné les photos parues dans le journal, l’évidence de la présence d’un qanbûs sur ces gravures ne m’avait pas frappé. Il s’agit plus vraisemblablement d’un instrument à cordes de type lyre, comme on en retrouve d’ailleurs sur certaines gravures mésopotamiennes antérieures ou contemporaines. En outre, aucun texte en langue sabéenne ou himyarite ne confirme l’existence du qanbûs en tant que tel. Le premier écrit, en langue arabe, qui peut être considéré comme une indication tangible de l’existence du petit luth date du XIIe siècle, et évoque un instrument nommé mizhar,considéré comme « une sorte de tunbûr » et « fabriqué par les gens d’al-Yaman» (Farmer 2002 : 829)3. Un second texte légèrement plus tardif (XIIIe siècle) est issu d’un ensemble de manuscrits de l’époque rassoulide, commentés et publiés par l’historien yéménite Muhammad Jâzim. En voici la traduction : « Si le ventre du luth est enduit (de colle) la quantité de colle est de 2 ratl (ratlayn). Une peau (riqq) verte d’une épaisseur de 2 taaq… » (Jâzim 2003 : 38-39). Bien sûr, s’il est tentant d’y percevoir une allusion directe au qanbûs, le texte arabe emploie quant à lui le mot ‘ûd pour désigner le luth. Quelle est donc la signification précise de ce terme ? Ne devrait-on pas le considérer comme une dénomination générique des instruments

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appartenant à la famille des luths, mais s’appliquant en l’occurrence au qanbûs ? Dans l’affirmative, on se rallierait à l’opinion de plusieurs historiens arabes, qui décrivent divers instruments comme étant des luths ‘ûd (Farmer 1967 : 42-43). Selon les propos de Farmer, la présence très ancienne chez les Arabes d’un instrument ressemblant au qanbûs apparaît comme une quasi-certitude, puisqu’il avance que « Les Arabes de l’époque préislamique avaient certaines formes de luths, appelées mizhar, kirân et muwattar. Ils semblent avoir été identifiés au barbat, mais avec des caisses en peau ». Plus haut dans le même article, l’historien écossais écrit : « on rapporte que le luth (‘ûd) était connu en Perse du temps du Sassanide Shâpûr Ier durant le règne duquel celui-ci aurait été inventé. Il est plus vraisemblable, cependant, que cet instrument était le barbat et que l’allusion concerne plutôt un perfectionnement, peut-être la substitution d’une caisse en bois à celle en peau » (Farmer 1967 : 43)4. Ces propos sont partagés par Mahmûd Guettat, qui, lui, évoque le kirân en ces termes : « …d’après certaines sources, ce nom provient du fait que, durant le jeu, cet instrument est placé contre la poitrine ; la caisse du kirân est également un morceau de bois évidé mais elle est couverte d’une peau et prolongée par un manche. La caisse et le manche sont faits d’une seule pièce. Il avait, selon Muh. Al-Habîb, trois à quatre cordes. Il était connu par les Arabes avant le cinquième siècle et son nom donna le terme de karîna (chanteuse jouant du kirân). Il est souvent mentionné par les poètes de la djâhiliyya, notamment par Labîd déjà cité et Imru’ al-Qays qui décrit le kirân et ses qualités dans l’accompagnement des chants » (Guettat 2000 : 41)5.

12 La première mention de l’instrument sous le nom de qanbûs date vraisemblablement du XVIIe siècle, à une époque donc où Sanaa aurait recouvré son statut de capitale du Yémen, et nous est parvenue par l’intermédiaire de la tradition orale. « Celle-ci nous informe que le poète Yahyâ ‘Umar (né vers 1655), originaire de Yâfi‘ et ayant séjourné longtemps en Inde, était un joueur de qanbûs (Lambert 2001 : 9) »6. Il est à signaler que l’instrument était à cette époque également connu et répandu sous la même dénomination, dans plusieurs régions de la Péninsule Arabique, notamment le Hijâz (connu sous le nom de qabûs) et en Oman (qabbûs). On sait d’autre part de manière certaine que les Turcs d’Asie centrale possèdent un instrument qu’ils nomment qopuz ou qûpûz depuis fort longtemps, et que les Turcs d’Anatolie le considèrent comme l’ancêtre de la famille des ba%lama (ou sâz). Le qopuz, et c’est là que réside sa particularité, est également constitué d’un corps creusé dans un morceau de bois unique, et sa table d’harmonie est, comme celle du qanbûs, faite de cuir et non de bois. De surcroît, la forme de certains de ces instruments turcs ressemble étrangement à celle de leur (presque) homonyme yéménite ; je pense notamment à leur caisse piriforme. Et comme celui du luth yéménite, le manche du qopuz n’a pas de frettes. Enfin, certains types de qopuz semblent avoir permis au musicien de jouer tout en chevauchant, eu égard à la grande tradition épique et à la place prépondérante occupée par le cheval chez les peuples turco-mongols. Or la forme du qanbûs, contrairement à celle du ‘ûd, permet aussi au musicien de le jouer debout tout en dansant, la sarfa – petite protubérance en bois au bas de la caisse – étant calée au creux du coude. Il est donc fort probable, à la lumière des éléments exposés ci-dessus, que les Ottomans, lors de leur première occupation du Yémen (de 1547 à 1629, Sanaa est la capitale du Yémen ottoman), aient remarqué l’étonnante similitude existant entre leur qopuz et le vieux luth yéménite. Ils auraient dès lors assigné à ce dernier la même appellation, qui, adaptée aux sonorités de la langue arabe, serait devenue qanbûs. Il reste cependant possible que l’instrument turc ait eu une influence directe sur l’évolution de la forme du qanbûs yéménite…

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13 Dans tous les cas, quelle que soit l’issue du débat sur l’origine de l’instrument, il me semble qu’au vu de ces quelques éléments historiques, il n’est pas exagéré d’affirmer que l’existence du petit luth yéménite, sous une forme assez similaire à celle d’aujourd’hui, remonte à plusieurs siècles, voire à un ou deux millénaires. En conséquence, il n’est pas surprenant d’observer à quel point les Yéménites entretenant un rapport plus ou moins direct avec l’instrument semblent attachés à défendre son origine yéménite à tout prix. Et les grands maîtres, tous habitants de la capitale, à l’image de Hasan al-‘Ajamî ou de Yahyâ an-Nûnû, vont jusqu’à insister sur l’origine spécifiquement san‘ânî de l’instrument autant que du répertoire qu’il sert à accompagner.

14 En dépit de ces propos a priori « sanaano-centristes », il est incontestable que l’instrument était connu et utilisé dans la plupart des régions du Yémen (plateaux du nord, centre, Yâfi‘, Aden, Hadhramawt…) et de la Péninsule arabique (Oman, Hijâz), mais que son usage y a progressivement disparu. Au Yémen et à Sanaa en particulier, il n’a été supplanté par le ‘ûd que très récemment, c’est-à-dire à partir des années 1960. Ce dernier y était alors encore quasiment ignoré, ou du moins pas utilisé7. En ce qui concerne le sud du pays, c’est dès les années 1920 ou 1930, sur fond d’une importante influence égyptienne et, dans une moindre mesure, irakienne, que le grand luth oriental commence à dominer la scène musicale, probablement en raison de la position d’ouverture sur l’extérieur qu’occupent la ville d’Aden et les régions côtières du sud. Il est d’ailleurs fort probable qu’il y fût employé plus tôt, même s’il était alors d’un usage très circonscrit. Autre point d’une importance capitale, le fait que les grands maîtres, les « anciens », auxquels se réfèrent les maîtres actuels, s’étaient presque tous réfugiés à Aden durant le règne de l’imam Yahyâ Hamîd ad-Dîn (1904-1948). Ce dernier, connu pour son austérité morale et religieuse, avait en effet prohibé la musique à Sanaa et dans les autres régions soumises à son pouvoir. La métropole du sud, alors sous administration britannique, accueillit ainsi les meilleurs représentants du chant de Sanaa (Alî Abû Bakr bâ Sharâhîl, Muhammad al-Mâs et son fils Ibrahîm, Salih al-‘Antarî, principal maître de Hasan al-‘Ajamî, etc…), qui y prospéra de la fin des années 1920 aux années 1950, et c’est d’ailleurs par l’intermédiaire de compagnies de disque adéno-britanniques que nous disposons aujourd’hui d’enregistrements originaux des « anciens » sur 78 tours. Aussi certains y perçoivent-ils un argument supplémentaire pour affirmer la « yéménité » du chant de Sanaa, considérant le genre comme le répertoire savant urbain de l’ensemble du pays et non uniquement de la capitale, et lui préférant l’appellation de muwashshah yamanî à celle de ghinâ’ san‘ânî. Dans cette même logique, ils considèrent également le qanbûs comme l’instrument propre à une culture nationale et non régionale et limitée à Sanaa et ses environs.

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Fig. 2. Deux turbî yéménites (centre), entourés de gabusî d’Afrique orientale.

Photo Pierre d’Hérouville, 2005.

15 De surcroît, on sait que la propagation de l’instrument dans des contrées aussi éloignées que l’Afrique de l’Est (Kenya, Tanzanie, îles Comores, Madagascar) ou l’Asie du Sud-Est (Indonésie, Malaisie…) s’est opérée essentiellement par l’intermédiaire de commerçants originaires du Hadhramawt dès la fin du XVIe siècle (fig. 2), ce qui tend également à prouver la prégnance du luth yéménite dans la culture musicale de cette grande province orientale, du moins jusqu’au milieu du siècle passé. Si l’on se fie à ces données historiques, le qanbûs a donc bien constitué, jusqu’à une époque fort récente, l’instrument à cordes par excellence de tout le Yémen, et pas exclusivement de Sanaa et des régions nord.

16 On voit bien là que le vieux luth s’inscrit dans un débat qui fait appel aux passions, et dont l’enjeu est identitaire. Mais qu’en est-il de l’utilisation de l’instrument dans la musique actuelle, et surtout, quelle est la perception du qanbûs dans les milieux musiciens contemporains et qui n’y sont pas familiarisés ?

Usage et perception du qanbûs sur la scène musicale yéménite contemporaine

17 Comme je l’ai déjà mentionné plus haut, force est d’admettre que le vieux luth yéménite qanbûs n’est plus guère employé que par quelques rares musiciens dans l’accompagnement du chant de Sanaa. Parmi eux, le seul à être encore en mesure de pratiquer cet art de manière complète est Hasan al-‘Ajamî, les autres n’ayant malheureusement plus l’âge ni la santé leur permettant de jouer et de chanter avec l’entrain et la précision d’il y a quelques années. Pourtant, le ghinâ’ san‘ânî continue d’être chanté et écouté, dans la capitale comme dans la plupart des régions du pays, par des Yéménites de tout âge et de tout milieu social. Cependant, d’une part le ‘ûd a remplacé le

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qanbûs, et d’autre part les jeunes musiciens ne sont plus guère formés à l’école traditionnelle du magyal, c’est-à-dire qu’ils ne développent plus leur talent musical en suivant l’enseignement d’un ou plusieurs maîtres, se contentant de reprendre en autodidactes des morceaux enregistrés sur cassettes ou disques compacts (il faut savoir que le Yémen ne possède toujours aucune école de musique officielle, étant donné que ni la musique ni les musiciens ne sont valorisés socialement)8. Il en résulte un changement considérable dans la manière de chanter et de jouer, une simplification radicale par rapport à ce que les maîtres nomment le « chant de Sanaa authentique ». En somme, il s’agit bien, à mon sens, d’un phénomène de vulgarisation d’un genre considéré jusque-là comme le plus savant parmi les traditions musicales du pays. On pourrait y voir un signe d’ouverture sur le plan social, mais cette évolution entraîne un appauvrissement regrettable sur le plan musical.

18 De ce fait, les propos que j’ai recueillis auprès de jeunes musiciens yéménites, c’est-à-dire âgés de 15 à 40 ans, témoignent d’une grande diversité de points de vue quant à la manière de percevoir le qanbûs. Ainsi, quelques-uns ignoraient jusqu’à l’existence même de l’instrument, ou en avaient à peine entendu parler avant notre entretien. Ils constituent néanmoins un pourcentage assez négligeable. D’autres, sans doute les plus nombreux, avaient déjà eu l’occasion d’entendre l’instrument sur de vieux enregistrements du maître san‘ânî Qâsim al-Akhfash ou des anciens maîtres de Aden, mais sans avoir jamais vu ni entendu l’instrument lors d’une performance « live ». C’est logiquement le cas de la majorité de ceux nés après 1980 et qui, souvent autodidactes, ne sont pas issus d’une famille versée dans la musique. Parmi eux, certains se sont montrés extrêmement enthousiastes à l’écoute d’un morceau que je chantai en m’accompagnant sur le vieux luth. C’est notamment le cas du fannân Samir al-Hamdânî, qui s’exclama à la fin de la chanson : « Mais cet instrument est fantastique, je ne savais pas qu’il produisait un son aussi beau ! C’est que j’avais déjà entendu des vieux morceaux joués sur le qanbûs, mais alors sa sonorité ne m’avait pas semblé si riche ! Honnêtement, je la préfère à celle du ‘ûd. » Puis de s’empresser de me demander s’il était possible d’en acquérir un exemplaire, et à quel prix. Les réactions d’autres musiciens découvrant le vieil instrument et appartenant à la même « catégorie » que Samir ont souvent été très similaires à la sienne.

19 Un autre avis sur la question est celui du jeune Fu’âd al-Anisî. S’il n’appartient pas à la communauté des musiciens, il baigne néanmoins quotidiennement et depuis plusieurs années dans l’univers musical, puisqu’il est propriétaire d’un stirio9 dans le vieux quartier populaire d’al-Qâ’, dans le centre de Sanaa. Fait remarquable pour quelqu’un de sa génération (il est âgé de 25 ou 26 ans), Fu’âd ne jure que par les « anciens », à savoir principalement les maîtres du chant de Sanaa enregistrés à Aden entre les années 1930 et 1950. Fu’âd est donc naturellement conscient de l’importance du rôle du qanbûs dans la tradition classique, et sait apprécier la noblesse et la sobriété du vieil instrument, qu’il ne connaît pourtant que par l’intermédiaire d’enregistrements. Mais suite à l’écoute du disque compact que Hasan al-‘Ajamî a enregistré à Paris en 2001 (voir discographie), étant donné la qualité du jeu du maître autant que celle de l’enregistrement, Fu’âd m’a confié avoir vraiment pris conscience de la beauté et du raffinement du petit luth yéménite et de sa parfaite adaptabilité au répertoire du ghinâ’ san‘ânî. Encore une fois, on comprend par sa réaction le rôle fondamental de la qualité de l’enregistrement dans l’appréciation de l’instrument par les non-initiés.

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20 Mon ami ‘Alî al-‘Anisi, excellent musicien amateur et neveu du grand chanteur populaire du même nom (décédé au milieu des années 1980), s’empressait quant à lui de se saisir de mon qanbûs à chaque fois qu’il me rendait visite (fig. 3). En bon connaisseur du chant de Sanaa, étant donné au milieu musical dans lequel il a grandi – son père était un très bon joueur de sahn, le plateau en cuivre traditionnel – ‘Alî est bien sûr un amateur des anciens maîtres, ainsi que de la musique de son oncle. Mais il a acquis avec le temps une vision très personnelle et critique de la musique. De même, il a développé un style musical (‘ûd et chant) tout a fait singulier, assez éloigné de la tradition musicale. Mais tout cela ne l’empêche guère d’apprécier la sonorité du qanbûs et de chercher à l’intégrer à ses propres compositions.

Fig. 3. Le musicien amateur ‘Alî Abdarrahmân al-Ânisî.

Photo Samir Mokrani, 2006.

21 De tels propos sont dignes du plus grand intérêt, d’abord parce qu’ils montrent qu’un jeune chanteur-‘ûdiste est capable d’apprécier un instrument au timbre très différent du grand luth oriental auquel il est habitué, et dont la facture ne permet pas un jeu aussi « spectaculaire » et percutant. Mais la réaction de Samir explicite également le problème épineux que constitue la mauvaise qualité des vieux enregistrements de turbî, qui n’en mettent guère en valeur la sonorité subtile et feutrée. Plus encore, cet aspect technique (ce problème technique) est selon moi en partie responsable de la dépréciation et de l’oubli de la tradition du chant de Sanaa « authentique » parmi les jeunes.

22 Le point éminemment central dont de nombreux musiciens de la nouvelle génération ne semblent pas être conscients, c’est l’influence peut-être décisive du jeu du qanbûs sur la manière de jouer le ‘ûd aujourd’hui. En effet, il me semble tout à fait légitime de se demander si ce n’est pas l’accompagnement du chant de Sanaa sur cet instrument spécifique qui a permis, ou du moins favorisé, et ce depuis une époque sans doute fort

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ancienne, l’éclosion d’un style proprement yéménite. Je songe en particulier aux caractéristiques mélodiques de ce répertoire, si différent de ce que peuvent proposer les traditions arabes d’autres régions (Egypte, Syrie-Liban, Maghreb, Soudan…). A l’écoute de certains motifs ou phrasés musicaux, même très courts, un auditeur quelque peu familier des musiques du monde arabe est en effet immédiatement en mesure d’identifier la « yéménité » de l’extrait. Or c’est grâce au recours à des techniques d’ornementation particulières, à mon sens héritage direct des techniques de jeu du qanbûs, que le répertoire du ‘ûd yéménite se distingue si clairement des autres traditions arabes. Je pense notamment à la technique de la main droite dite sils (« chaîne »), expliquée en ces termes par Jean Lambert : « Ce mot désigne une façon particulière de pincer presque simultanément les deux cordes principales, awsat et hâziq. La ligne mélodique est jouée essentiellement sur la corde awsat, et doublée par une pédale rapide et dense sur le hâziq à vide, ce qui produit des motifs en do2 qui viennent remplir les interstices entre les notes principales »10 (Lambert 1997 : 93).

La place du luth qanbûs dans l’imaginaire collectif

23 Il est aussi frappant d’observer que de nombreux ouvrages récents sur la musique yéménite présentent l’illustration d’un qanbûs sur la couverture, à l’exemple de l’ouvrage de ‘Abd al-Qâdir Qâ’id, paru en 2004, « De la Musique yéménite » ou de celui, paru en 2005, de Muhammad bin Nâsir al-‘Awlaqî « De l’histoire de la musique à Lahj, Aden et Abyan ». J’ai également découvert, lors d’une de mes visites au stirio al-Jazîra à Sanaa, que la pochette d’une cassette du célèbre musicien saoudien d’origine yéménite Muhammad ‘Abduh était constituée d’un dessin de musicien jouant du qanbûs. Ce fait est d’autant plus intéressant si l’on connaît le genre de musique pratiquée par ce chanteur : il s’agit d’un genre souvent qualifié de khalîjî au Yémen, c’est-à-dire « du Golfe », et qui consiste généralement en une musique festive et orchestrale, recourant aussi bien aux instruments de la tradition arabe (‘ûd, violon, cithare qanûn, percussions…) qu’aux synthétiseurs de toutes sortes. De plus, et ceci est tout à fait remarquable, les chansons du répertoire khalîjî dérivent souvent de morceaux d’origine yéménite, issus du répertoire san‘ânî, yâfi‘î ou encore hadhramî.Pourtant, le luth yéménite n’y est (plus) à aucun moment employé, et ne semble servir que de prétexte à l’affirmation de l’appartenance yéménite de l’artiste, celle-ci étant toujours perçue dans la plupart des pays du Golfe comme un signe de prestige pour ce qui est des affaires musicales.

24 De même, en juillet 2006, à l’occasion d’un festival au Centre culturel yéménite sur le thème du dân (genre de poésie chantée accompagnée de percussions, plus rarement d’instruments mélodiques, et spécifique aux Hadhramawt et à d’autres régions du nord- est du pays), un groupe originaire du gouvernorat de Shabwa employait un qanbûs lors de sa performance. Mais contrairement à l’usage traditionnel qui en est fait, à savoir l’accompagnement d’un chanteur soliste jouant lui-même de l’instrument, le petit luth yéménite y était noyé au milieu des voix, percussions, ‘ûd et violons. Son utilité sur le plan musical s’avérait donc totalement désuète. Mais malgré cela, le groupe en question persistait à l’employer. On peut alors gager, là encore, que le recours au qanbûs n’avait d’autre but que celui de souligner l’appartenance de la troupe à un patrimoine culturel proprement yéménite. Le fait est d’autant plus intéressant que le répertoire musical de la région de Shabwa n’est pas particulièrement réputé pour son emploi du luth.

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25 Enfin, le cas du luthier Fu’âd al-Gu’turî (fig. 4) me semble également révélateur. Celui-ci est, à ma connaissance, le dernier luthier à fabriquer des qanbûs de manière professionnelle, alors que l’on trouve aujourd’hui au Yémen plusieurs artisans vivant de la manufacture de ‘ûd. Al-Gu’turî, à l’instar des derniers maîtres jouant encore du vieux luth yéménite, est donc aussi à sa manière un gardien de la tradition, quand bien même son orientation professionnelle est en grande partie le résultat des efforts entrepris par Jean Lambert en vue de revitaliser le chant de Sanaa classique dès le début des années 1990. Les maîtres du chant de Sanaa, fait remarquable, sont unanimes à reconnaître la haute qualité des instruments d’al-Gu’turî, même si ce dernier n’est guère connu que des milieux spécialisés, musiciens traditionnels ou chercheurs étrangers. Mais le point qui nous intéresse ici est que Fu’âd al-Gu’turî a été invité, avec une petite délégation yéménite, à participer à une conférence internationale sur le luth arabe à Mascate, capitale du Sultanat d’Oman, afin d’y présenter son travail et d’y exposer quelques-uns de ses qanbûs. Or, comme je l’ai signalé, le luth yéménite a été utilisé à Oman, jusqu’à une certaine époque du moins, sans pour autant y être lié à un répertoire bien défini comme c’est le cas au Yémen et surtout à Sanaa. Ainsi, l’intérêt accordé à l’instrument par les organisateurs du colloque témoigne, à mon sens, de la haute estime dont jouit la musique yéménite dans les pays voisins, le qanbûs servant ici de référent privilégié à un patrimoine connu comme étant à l’origine de plusieurs genres musicaux du Golfe11.

Fig. 4. Le luthier Fu’âd al-Gu’turî.

Photo Samir Mokrani, 2006.

26 Ces exemples n’apportent-ils pas la preuve que le vénérable instrument, bien que tombé en désuétude depuis quelques années, continue à marquer les consciences ? Sans exagérer la portée d’un tel phénomène, ne doit-on pas, dès lors, analyser ce phénomène comme un témoignage de la présence vivante du qanbûs dans l’imaginaire collectif yéménite, en tout cas à l’échelle du milieu musical ?

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Conclusion

27 Il ressort des arguments présentés ci-dessus que les Yéménites sont tout-à-fait conscients de la richesse de leur patrimoine musical, dont le chant de Sanaa ou muwashshah yamanî constitue sans doute le genre le plus raffiné et l’un des plus anciens. Si le Yéménite lambda, et a fortiori le jeune, n’est plus toujours conscient du lien indissociable qui lie le qanbûs et le ghinâ’ san ‘ânî, il n’en demeure pas moins vrai que le vieil instrument jouit encore, auprès des représentants des milieux artistiques et intellectuels nés avant 1980, d’une considération et d’un prestige certains. Il ne me semble donc pas exagéré de considérer le qanbûs comme un référent symbolique fort de l’identité musicale yéménite, en l’occurrence de sa dimension savante. De surcroît, cette perception n’est pas purement endogène, mais elle se retrouve également parmi les musiciens et les mélomanes habitant les pays voisins – nous avons vu la réputation du Yémen, dans les pays du Golfe, en tant que foyer d’une tradition musicale ancienne et raffinée. Le véritable défi me semble être de trouver aujourd’hui le moyen de libérer le qanbûs de son rôle essentiellement symbolique et d’en revitaliser l’utilisation, afin d’assurer sa perpétuation ainsi que celle du précieux répertoire musical qu’il accompagne. Si l’occasion était donnée aux musiciens et aux mélomanes de la nouvelle génération d’entendre le qanbûs joué par des grands maîtres (comme Hasan), je pense que sa pratique renaîtrait dans toute sa splendeur – et les réactions d’une majorité de mes interlocuteurs évoqués ci-dessus en témoignent. Pour y parvenir, il est indispensable que l’Etat yéménite procède à la diffusion des enregistrements des anciens maîtres, via la radio et la télévision notamment. Mais les jeunes susceptibles de s’intéresser à cette « renaissance » devraient aussi et surtout être en mesure d’accéder aux enregistrements des maîtres actuels, en particulier Hasan al-‘Ajamî, qui, tout en se réclamant de l’héritage des anciens, a largement contribué à l’évolution de la technique de jeu du luth yéménite grâce à un génie créatif sans pareil. Cela suppose évidemment que le maître accepte de passer outre le tabou social de ‘ayb (« honte ») auquel le musicien de noble extraction sociale est encore soumis. Alors, et alors seulement, le qanbûs échappera à son unique rôle de symbole identitaire national auquel il est aujourd’hui, au mieux, cantonné, pour redevenir l’instrument roi d’une tradition exigeante et dotée d’une philosophie esthétique hautement complexe.

BIBLIOGRAPHIE

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LAMBERT Jean, 2001, « Vol de mélodies ou mécanisme d’emprunt ? Vers une histoire des contacts musicaux entre le Yémen et le Golfe ». Chroniques yéménites 9 : 38-47. b) Ouvrages en langue arabe

‘ABDUH GHANIM Muhammad, 1987, Shi‘r al-ghinâ’ as-San‘ânî (La Poésie du Chant de Sanaa). Beyrût : Dâr al‘Awda.

BIN NASIR AL-‘AWLAQI Muhammad, 2005, Min Ta’rikh al-Ughniya fî Lahj wa ‘Adan wa Abyan (De l’Histoire de la musique à Lahej, Aden et Abyan). Sanaa : Maktaba ad-Dirâsât al-fikriya wa n- naqdiya.

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Discographie

2001

Yémen. Le chant de Sanaa. Hassan al-‘Ajamî & Ahmed ‘Ushaysh. Livret de Jean Lambert. Paris : Institut du Monde Arabe. 1 CD Harmonia Mundi 321 029.

Yémen. L’Heure de Salomon. Mohammed al-Harithi. Livret de Jean Lambert. Paris : Institut du Monde Arabe. 1 CD Harmonia Mundi 321 032 [réédition de : Mohammed al-Harithi. Chant et luth du Yémen, 1997].

Yémen. Le chant de Sanaa. Yahya al-Nunu. Livret de Jean Lambert. Paris : Maison des Cultures du Monde. 1 CD Inédit W 260099.

2003

Yémen. Le chant de Sanaa. Hasan al-‘Ajamî. Livret de Jean Lambert. Paris : Ocora-Radio France. 1 CD C 560 173.

Yémen. La chanson d’Aden. Mohammed Murshid Nâjî, Khalîl Mohammed Khalîl. Livret de Jean Lambert. Paris : Institut du Monde Arabe. 1 CD Harmonia Mundi 321 047.

2006

Le Yémen. Mohammed Ismâ‘îl al-Khamîsî. Livret de Jean Lambert. Paris : Ocora-Radio France. 1 CD C 560 176.

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NOTES

1. Cette poésie développe principalement des thèmes amoureux, du genre ghazal. Chez les citadins, le genre ghazal se présente sous deux formes poétiques distinctes : a) le répertoire dit « conforme aux règles », hakamî, écrit en arabe classique et pas toujours d’origine yéménite ; b) le répertoire dit homaynî, teinté d’éléments tirés des dialectes de Sanaa et des plateaux du nord. C’est ce dernier, spécifiquement yéménite, auquel a principalement recours le chant de Sanaa. Son représentant le plus éminent est sans doute Muhammad Sharaf ad-Dîn, petit-fils d’un imam zaydite mort en 1607. Pour plus de détails, voir Lambert (1997: 76 et sq). 2. Si l’existence d’un tel instrument paraît douteuse, l’argument de ‘Ajamî, évoquant une piste indienne, n’est pas dénué d’intérêt (voir ci-dessous, histoire du musicien Yahyâ ‘Umar et de sa relation avec l’Inde). 3. Farmer, citant al-Mutarizzî (Tâj al-‘Arûs), affirme que l’auteur arabe y décrit le mi’zaf comme identique au qanbûs, sans malheureusement donner la traduction exacte du texte. 4. L’auteur y cite al-Mas‘ûdî (Murûj adh-Dahab) et Ibn ‘Abd Rabbihi (‘Iqd al-Farîd). 5. Citant Kitâb al-Malâhî et Tâdj al-‘Arûs. 6. Citant Ahmad Bû Mahdî. 7. Hasan al-‘Ajamî m’a un jour rapporté, lors d’un magyâl restreint, une anecdote truculente et très révélatrice de l’opinion des anciens quant à l’introduction du grand luth arabe au Yémen : «Alors que nous étions assis chez mon père, en train de mâcher du qât, je demandai à mon maître Ahmed Fâyi‘ ce qu’il pensait du grand luth arabe ‘ûd. Il s’exclama : ‘‘oh, ce truc-là, c’est un instrument de Chrétien !’’ » . 8. De fait, le remplacement du qanbûs par le grand ‘ûd ne constitue pas, à lui seul, une raison suffisante pour expliquer les changements survenus dans la façon d’interpréter le répertoire du chant de Sanaa. Ainsi, Hasan al-‘Ajamî et les autres détenteurs de la tradition, comme Yahyâ an- Nûnû ou Muhammad adh-Dhamârî, n’hésitent pas à chanter en s’accompagnant du vieux luth yéménite aussi bien que du luth oriental ‘ûd. 9. C’est ainsi que l’on désigne les magasins de musique au Yémen, dont l’essentiel de la marchandise consiste en cassettes à bande. Depuis quelques années, de nombreux stirio proposent, à côté de la musique traditionnelle yéménite, des enregistrements de musiques égyptienne, libanaise et du Golfe (khalîjî), de plus en plus appréciées parmi les jeunes. 10. Voir également pages suivantes pour un exposé détaillé des techniques de jeu du qanbûs. 11. Il est notoire que le sawt de Bahrain et de Koweit, genre savant et urbain par excellence de ces deux pays s’est fortement inspiré des rythmes, mélodies et poèmes yéménites. Le phénomène n’est donc pas récent et ne se limite pas au khalîjî moderne.

RÉSUMÉS

Cet article se propose d’observer dans quelle mesure et de quelle manière le luth yéménite qanbûs , quasiment disparu de la scène musicale, constitue un symbole d’une identité musicale nationale. Une première partie présente un bref historique de l’instrument, dans laquelle il ressort que l’origine du qanbûs et du chant de Sanaa font l’objet de débats houleux entre les Yéménites. Dans la deuxième partie, il est question de l’utilisation et de la perception de l’instrument par les

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acteurs de la scène musicale yéménite contemporaine. J’y explique, au moyen de divers entretiens menés auprès de jeunes musiciens, que le problème semble moins lié à une question de goûts musicaux qu’à des raisons historiques et sociales. Une dernière partie démontre le rôle symbolique de l’instrument dans l’imaginaire collectif, en sa qualité de marqueur identitaire.

AUTEUR

SAMIR MOKRANI Détenteur d’une licence ès lettres, langues et civilisations arabes de l’Université de Genève, ainsi que du diplôme DESS « Mondes Arabes et Musulmans contemporains », pour lequel il a effectué une recherche sur la question de la transmission du chant de Sanaa aux nouvelles générations. Il réside actuellement au Yémen, en qualité de chercheur attaché au Centre Français d’Archéologie et de Sciences Sociales de Sanaa, et de coordinateur administratif et scientifique du projet UNESCO « Préservation du Chant de Sanaa ».

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Une identité musicologique interethnique en « Assyrie – Haute- Mésopotamie – Kurdistan »

Jean-Claude C. Chabrier

Avant-propos : un terrain polyethnique

1 Cet article n’induit pas une affirmation. Il ne fait état que de constatations consécutives à un demi-siècle de pérégrinations sur un « terrain » polyethnique qui ne correspond ni à un pays, ni à une ethnie, ni à une langue. Ce terrain s’étend de la Méditerranée à l’Ouest au lac d’Urmîya à l’Est. Il couvre donc des territoires attribués par les divers traités politiques à la Turquie, à la Syrie, à l’Irak et à l’Iran. On y parlait cependant, en fonction de l’identité des communautés, plus de dix langues : l’arménien (occidental ou oriental), le grec, parfois l’hébreu, des langues sémitiques araméennes comme le ktebonoyo, le suryoyo, le sûrêth, l’urumiyajî, ou moins archaïques comme les arabes classique ou dialectaux, des langues ouralo-altaïques comme le turc ou l’azéri, des langues indo- européennes comme le persan-farsi, le kurde-kurmanjî, le kurde-soranî, et autres dialectes kurdes, etc.

2 Ce terrain polyethnique, dont l’artère vitale est le fleuve Tigre, peut être considéré comme une forme « posthume » de l’Assyrie, comme la Haute-Mésopotamie « élargie » ou comme le Kurdistan le plus ambitieux. Il a été disputé entre les Romains et les Parthes. On y trouvait des colonies juives. L’essor du christianisme y a provoqué, sous l’influence de l’Apôtre Thomas (en route, selon la tradition, pour évangéliser les Indes) et de ses disciples Mar Mari et Mar Addaï, la conversion de populations locales à la nouvelle religion. Les Arméniens et les Grecs surent se rattacher spirituellement aux pouvoirs arméniens et byzantins dès que ces derniers eurent embrassé le christianisme. D’autres populations, sémitiques et araméophones, développèrent des identités spécifiques et entrèrent en conflit avec Byzance dès le IIe siècle lorsqu’il fallut choisir, pour la nouvelle liturgie, entre les langues grecque et araméenne. La querelle s’envenima au Ve siècle. Le patriarche de Constantinople, Nestorius, craignant que Marie ne fût assimilée à une

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déesse païenne, pensa qu’il vaudrait mieux la considérer comme mère du Christ que comme mère de Dieu. Mais, diphysite, il prêcha les deux natures, divine et humaine, du Christ. Il fut mis en minorité au Concile d’Ephèse (431) par la tendance monophysite, préconisant la seule nature divine du Christ. Le pouvoir passa donc aux mains des monophysites Eutyches et Jacob Baradaï. Mais en 451, au concile de Chalcédoine, une nouvelle majorité mit en minorité tous les pionniers du Christianisme, à savoir les Ethiopiens, les Coptes, les Arméniens, les « Nestoriens » (Assyriens) et les « Jacobites » (Syriaques). Les Assyriens allaient se concentrer essentiellement à l’Est du Tigre et propager le Christianisme jusqu’au Xinjiang. Les Syriaques allaient s’établir en Haute Mésopotamie.

3 L’arrivée de l’Islam au VIIe siècle eut pour effet la conversion des Kurdes, alors concentrés plus au Sud-Est, autour du Zagros, et leur expansion progressive vers le Nord-Ouest, soit vers l’actuel Sud-Est de la Turquie, où il entrèrent en rivalité religieuse et vitale avec les Chrétiens avant de les éliminer progressivement à l’occasion des massacres de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, et notamment du génocide arménien. Désormais, les Kurdes semblent majoritaires sur le terrain allant de la Méditerranée au lac d’Urmîya qu’ils englobent à leur grand Kurdistan s’étendant de Sivas à Hamadan. Les Persans et les Arabes sont peu nombreux dans ces régions. Les Turcs y sont arrivés autour du Xe siècle. De ce fait, la rivalité entre Byzance et la Perse pour la domination sur ces régions se transforma au XVIe siècle en une guerre de religion entre Persans chiites et Ottomans sunnites, qui permit à l’Empire ottoman victorieux d’y étendre son autorité.

4 Au début du XIXe siècle, des missionnaires occidentaux et russes renforcèrent chez les Chrétiens la conscience d’une identité propre. En même temps se développait le nationalisme kurde qui donna lieu, à partir de 1840, à des massacres de Chrétiens qui ont été perpétrés jusqu’à nos jours.

5 En 1920, le traité de Sèvres avait prévu d’accorder le Nord-Est de la Turquie actuelle aux Arméniens et le Sud-Est aux Kurdes. Mais, curieusement, en 1921, la Russie bolchevique rendit le Nord-Est aux Turcs kémalistes et la France leur rendit le Sud-Est. Les Arméniens étaient morts ou en diaspora. Les Grecs survivants furent « échangés » en 1922. Kurdes, Syriaques et Assyriens n’eurent pas droit au statut de minoritaires. Les derniers Juifs partirent vers 1950. Et la poussée démographique kurde a éliminé, par l’intimidation ou le massacre, tous les Assyriens et l’immense majorité des Syriaques de l’actuel territoire turc. Désormais, les Kurdes et l’armée turque se disputent le Sud-Est1.

Une identité turque officielle

6 J’étais en 1956 un étudiant en fin de médecine effectuant un stage de chirurgie plastique. Sous le scialytique du bloc opératoire, l’équipe du « patron » (Ginestet), très cosmopolite, parlait de Grèce (Hatziotis), de Turquie (Görek) et de Syrie (Zayat). Et ces conversations m’incitaient à partir à la découverte de l’Orient sans préparation particulière ni formation d’orientaliste. Je n’avais donc ni idée, ni méthode. Mais j’avais subi l’enseignement scolaire et médiatique et son matraquage idéologique. Mustafa Kemal avait évité la dislocation prévue au Traité de Sèvres (1920), avait éliminé ce qui et ceux qui le gênaient et avait tout décidé en fonction de ses idées et de son implacable volonté. Il avait fait de la Turquie un état « laïque européen » sans avoir pu détruire l’islam ni les mœurs orientales. Il avait déplacé la capitale d’Istanbul à Ankara. Décrétant que tous les habitants de la Turquie laïque étaient turcs, il avait fait massacrer tous les rebelles à cette

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notion, notamment les Kurdes islamistes qui avaient participé à la révolte de Cheikh Said en 1924. Puis il s’était désintéressé du Sud-Est qui était devenu une zone interdite d’entrée et de sortie. Les déductions d’une identité turque telle que définie par Mustafa Kemal aboutissaient à la formule : « ne mutlu türküm diyene », « comme je suis heureux de dire : je suis turc ». Cette formule est écrite en immenses lettres de pierres sur les collines des régions dont les ressortissants pourraient en discuter les termes, en particulier dans le Sud-Est à majorité kurde et au Nord de Nicosie dans le territoire chypriote conquis et occupé manu militari depuis 19742.

Une identité stambouliote en voie de turquification

7 En 1956, après avoir traversé les Balkans sur des routes caillouteuses et poussiéreuses, j’entendais, à la radio de bord, Gerakina, la chanson grecque traditionnelle remise en vogue. Puis je constatai qu’à Orestia, il n’y avait plus que des Grecs, et à Edirne, que des Turcs. Après les massacres et la victoire de Mustafa Kemal, on avait échangé les populations grecques et turques et on avait regroupé les Arméniens survivants à Constantinople-Istanbul. En dépit des émeutes antichrétiennes de 1953, on y entendait encore parler grec, arménien, et français (la langue des Turcs et des minoritaires cultivés). J’eus la chance de tomber dans un milieu dynamique (Tcherkesses, Arméniens, Grecs, Ottomans anti-kémalistes, Turcs conformistes, et une Turque dotée d’une voix magnifique qui allait plus tard devenir mon amie). La ville, punie par Kemal parce que la haute société l’avait éconduit, était fort délabrée et le tourisme se limitait alors aux visites en escale maritime. Les Grecs, alors nombreux, perpétuaient encore un folklore stambouliote « roum » (ex : « rampi ») qui a désormais disparu. Quant au « folklore » stambouliote turc (ex : « saray burnu »), il était perpétué notamment par Safiye Ayla, qui interprétait avec sa voix de moineau « Usküdar’a gideriken », alias « Kâtip șarkisi », une chanson en mode mineur mélodique descendant (Nihavent) datant, paraît-il, de la guerre de Crimée. Au moment où je découvrais Istanbul et cette chanson, la chanteuse américaine Ertha Kit la lançait sur la scène mondiale3.

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Fig. 1. Une Grecque turcophone originaire d’Asie mineure esquisse un thème oriental.

Photo Jean-Claude Chabrier, Joannina, Grèce, octobre 2001.

8 Mustafa Kemal avait, vers 1934, interdit la mélomanie orientale et imposé à ses administrés les musiques légères et classiques de l’Occident. Jusqu’en 1975, le Conservatoire national sis à Ankara n’enseignait que la musique occidentale. Kemal avait induit la rédaction des traités de musicologie en vue d’établir que le mode académique de la musique alaturka ne fût plus le Râst en râst, à tierce et septième neutres, suspect d’étymologie iranienne et de dérive arabe. Désormais, le mode académique serait le majeur – çargâh en çargâh. Ainsi l’inévitable étymologie iranienne – çahârgâh déboucherait-elle sur une structure majeure plus européenne. On continuerait à écrire le ton-clé râst en sol (deuxième ligne) tout en le jouant en ré, ce qui donnerait au degré çahârgâh devenu çargâh et joué en sol le pouvoir d’être écrit en do (Arel 1968 : 18). Toutefois, l’échelle fondamentale théorique des sons virtuels resta tributaire de l’échelle pythagoricienne enrichie par Urmawî (XIIIe siècle) et par les Ottomans et mesurée par approximation en commas holderiens (ibid. : 3-8, 24-25). Mais le Conservatoire municipal d’Istanbul survécut à l’interdiction avant de devenir national en 19754. Et, en 1956, de grands maîtres, comme Muhiddin, Mes’ut Cemil, Münir Nurettin Selçuk, Yorgo Bacanos, Hrant Kelkülyan et Adnan Ataman perpétuaient le classique ottoman et les musiques populaires5.

9 Sur mon itinéraire, les bourgades étaient, comme dans les pays communistes, sonorisées par haut-parleurs et diffusaient souvent les programmes de radio Ankara parce que les ruraux n’avaient alors ni récepteur radio ni tourne-disque. Les seuls disques vendus étaient des 78 tours/minute fragiles qu’on ne trouvait que dans les très grandes villes. Il n’était évidemment pas envisageable d’entendre des chants en langues autres que le turc. Les musiques populaires étaient donc représentatives d’un folklore normalisé et agréé. On entendait surtout les chansons populaires de Muzaffer Akgün fort bien accompagnée par des ensembles de saz, luths à long manche et frettes de tailles et de registres variables

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(ex : « Hele nina ; Kaynana ». Les variétés nous faisaient découvrir des chansons et des opérettes (ex : « Otomobil : Güzel yolcu, gülegüle »)6. J’appréciais le « classique ottoman » et son ethos byzantin, mais je ne savais pas encore en identifier les modes7. Les appels à la prière étaient bien chantés par des muezzins bien formés. Trop néophyte, je n’osais pas encore m’imposer dans les mariages ruraux qui se faisaient en plein air et où brillait l’ensemble conventionnel hautbois-grosse caisse (zurna-davul).

Une identité kurde en expansion

10 J’avançais au volant de ma 4 CV Renault sur les routes non asphaltées de l’époque. Au- delà d’Ankara et de la Cappadoce (vestige du christianisme et de l’héllénisme), j’arrivai à la Méditerranée en Cilicie ex-arménienne. A Mersin et Adana, la population parlait plus volontiers arabe8, et à Antakya, cédée aux Turcs par la France en 1939, subsistait une communauté grecque-orthodoxe. Puis, tandis que j’avançais vers l’Est, la langue arabe se raréfiait. A Birecik sur l’Euphrate, je fus poliment refoulé par les militaires puisque là commençait la zone interdite. Par Malatya, Elazig, et Ergani, je pus accéder incognito à cette zone interdite et arrivai à Diyarbakir. L’identité kurde y était dominante, mais le kurde-kurmanjî n’était ni écrit, ni parlé en public 9. La grande mosquée était une église convertie. Et ni les Turcs, ni les Kurdes ne me dirent que se trouvaient à Diyarbakir l’ancien palais du Patriarche chaldéen, sa cathédrale, une cathédrale arménienne très endommagée et une église syriaque orthodoxe encore très fréquentée. Le tout signait la présence d’une importante communauté de Chrétiens rescapés des massacres et encore plus occultés que les Kurdes. Il y avait eu également une communauté juive qui avait été massacrée en 1915 par les Musulmans, mais on ne m’a jamais montré de synagogue dans le Sud-Est10.

11 A Mardin, on retrouvait la langue arabe, majoritairement parlée, et une population très variée. Les Kurdes semblaient dominants, mais j’aurais dû percevoir la présence de très nombreux Chrétiens, Chaldéens, Assyriens, et surtout Syriaques. Ici aussi, la grande mosquée était une église convertie. Aucun indice ne me permit de dénicher les églises syriaque et arménienne, situées au nord de la grand-rue, l’église chaldéenne en plein centre et une autre église syriaque située au Sud. L’ancien palais du patriarche syriaque catholique était fermé à la visite. Il allait devenir un musée qui ne ferait aucune allusion à une culture chrétienne en voie d’extermination. A cette époque, toutes les églises étaient en fonctionnement. Mais il faut aussi dire qu’en ces temps et en cette zone, l’arrivée rarissime d’un étranger se traduisait par un immense attroupement de curieux et l’intervention rapide de la police, de la gendarmerie et de l’armée. Autant les civils que les hommes en uniformes proposaient leur hospitalité et leurs services. En conséquence, le visiteur n’arrivait pas à concrétiser une découverte rationnelle. Aussi ne découvris-je que plus tard le père Samuel11 et le monastère Deyr-ül-Zafaran, ancien siège du patriarcat syriaque orthodoxe, à quelques kilomètres au Sud-Est.

Une identité yezidi en déclin

12 Les voyageurs du XIXe siècle avaient mentionné la présence de Yezidi, ethniquement kurdes, dont la religion reposait sur la notion de l’ange déchu. Quelques communautés maltraitées subsistaient en Turquie en 1956. J’allais retrouver les autres plus tard en Irak (Aïn Sifnî, Cheikh Adî, Alqoch) et en Syrie. Les plus malins se sont entre temps regroupés

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en Allemagne tandis qu’un bateau de Yezidi de Syrie s’est un jour échoué sur les côtes de Provence12.

Une identité syriaque

13 Après avoir roulé des heures sur des pistes dégradées, j’arrivai, malade, à Midyat, une bourgade insolite. Au-delà d’une grande mare, des maisons de pierres de taille savamment sculptées et de petites églises s’étageaient au flanc de la colline et on pouvait distinguer une douzaine de petits clochers. Ni le Kindergarten d’Interlaken, ni le catéchisme catholique de Neuilly ne m’avaient appris l’existence d’une région exclusivement syriaque, le Tur-Abdin, et je n’osai pas même entrer dans les églises. Pris d’un malaise, je me couchai par terre à côté de la voiture et des femmes vinrent. L’une d’entre elles se pencha sur moi. Elles parlaient une langue sémitique araméenne mésopotamienne, le suryoyo, dont j’avais jusque-là ignoré l’existence13.

14 Depuis lors, je suis retourné environ cinquante fois à Midyat, dans les villages et les monastères des environs, mais le décor a changé. A partir de 1960, on a fait miroiter aux Syriaques les avantages de l’émigration vers la Suède, l’Europe occidentale, l’Australie ou l’Amérique du Nord. Villes et villages se sont dépeuplés et les Kurdes se sont emparés de la région, parfois par le massacre. Désormais, Midyat est une bourgade kurde à 98%. Des mosquées se sont construites et les églises ont fermé, à l’exception d’une seule, Mor Bartsum. Autour de Midyat, on trouve des monastères habités (Mor Obrohom, Mor Yakub, Deyr do Slibo, Mor Melke, et des monastères abandonnés ou saccagés (Mor Ilyo, Mor Augin, Mor Yuhanna, Mor Ibrâhîm). La vie religieuse se poursuit essentiellement au monastère de Mor Gabriel, dont la fête annuelle (à laquelle j’assiste presque chaque année), rassemble autour de l’archevêque (actuellement Timotheos Samuel Aktaș) des centaines de Syriaques de la diaspora. Il faut rappeler que Jamîl Bachîr et Munîr Bachîr, syriaques orthodoxes, sont originaires du village syriaque orthodoxe de Habâbê et que leur famille a fui en direction de Mosul après le firman de novembre 1914 qui ordonnait l’extermination de tous les Chrétiens14.

15 Je découvris et étudiai d’autres aspects de l’identité syriaque à partir de 1970 en Irak du Nord, à Mosul, qui abrite deux évêchés syriaques (un orthodoxe, un catholique) et de nombreuses églises, dont Mor Touma où officiaient Abdal-Azîz Gorgis et Bachîr Abdal- Azîz, grand-père et père de Jamîl Bachîr et de Munîr Bachîr. J’allai à Mar Matta, Ba’chîqa, Ba’zânê et Ain Sifnî à l’occasion des fêtes de Printemps. Je m’attardai à Qaraqoch à l’occasion des fêtes de Pâques de 1973 et des mariages consécutifs à l’issue desquels les seuls hommes, entraînés par le marié en dich-dacha, dansaient au son du duo zurna-davul dont les interprètes les plus réputés étaient alors les Yézidi Rachîd et Suleyman. Désormais, les mariages et les danses, enfin mixtes, se font au synthétiseur accompagnant des chants en sûrêth15. Entre temps, j’ai fréquenté les communautés syriaques de Beyrouth, Bagdad, Damas, Ma’ra-Saidnaya et du Nord de la Syrie, d’Alep à Ain Diwar.

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Fig. 2. Les habitants kurdes, yézidi et syriaques orthodoxes ou catholiques du bourg de Ba’chîqa célèbrent le nouvel an (nev rûz / recha d’châta) en dansant la dabke en tawwâfa au son du duo zurna- davul des musiciens yézidi Rachîd et Suleyman.

Photo Jean-Claude Chabrier, Ba’chîqa, Irak, mars 1973.

Une identité arménienne exclue

16 Au-delà de Midyat, une piste en état abominable conduisait, en évitant nombre de villages syriaques, jusqu’à Azekh/Idyl. Mais à Cizre sur le Tigre, qui avait été le siège d’un évêché et le théâtre de nombreux massacres de Chrétiens, la population était essentiellement kurde. Contrairement à ce qu’annonçait la carte Bartholomew, il n’y avait ni pont ni route en direction de l’Irak. De l’autre côté du Tigre, au pied des monts Judî qui auraient recueilli l’arche de Noë, commençait le pays des Assyriens, que je n’allais découvrir que plus tard. Pour se rendre en Iran, il fallait donc retourner à Diyarbakir, puis remonter vers le Nord et le Mont Ararat16.

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Fig. 3. Dans l’église syriaque catholique Tahîra, devant plus de mille fidèles, l’archiprêtre Louis Kassab célèbre la résurrection. (En réécoutant mon enregistrement quelques années plus tard, j’identifierai le thème interethnique découvert en 1982.).

Photo Jean-Claude Chabrier, Qaraqoch, Irak, nuit de Pâques 1973.

17 A Van et sur les bords du lac de Van, qui avaient abrité tant d’Arméniens, on ne trouvait plus trace, fût-ce d’un cimetière. Ne restaient que l’église d’Aktamar et quelques églises peu accessibles en ruines dont Meghrabet, et plus loin Varakvan (Yedi Kilise), Surp Bartholomeos, Sorader, etc. Par des lieux dont le nom évoquait le génocide, j’aboutis à Erzerum où un Général, après m’avoir reproché sévèrement d’être entré et resté si longtemps en zone interdite, préféra étouffer l’affaire.

18 Je repartis donc vers l’Est et aboutis au pied du Mont Ararat. Un sort ironique faisait que la montagne sacrée des Arméniens se trouvait en Turquie dans une région majoritairement kurde. Comme pour mieux souligner cette ineptie, le mont sacré était ce jour entouré d’un turban de nuages. Je ne trouverais d’Arméniens vivants qu’en Iran, et plus particulièrement à Djolfa, faubourg d’Ispahan, à Téhéran, à Urumîya et en Arménie où j’allais me rendre à partir de 1961.

Une identité irano-azerbaïdjanaise

19 Après le turc officiel, le kurmanji de Diyarbakir, le suryoyo de Midyat, j’allai découvrir l’azéri, langue des Azerbaidjanais du Nord et du Sud de l’Araxe. Les employés de la douane iranienne allaient même me faire un petit cours d’azéri qui était assez proche du turc de Turquie. De part et d’autre de la route menant à Tabriz, il y avait des villages assyriens et des monastères arméniens. A Tabriz, je tombai sur une procession de pénitents et faillis être lynché pour avoir pris une photo indiscrète. Un gendarme me sauva la vie en m’arrêtant et me conduisant au poste de police.

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20 En 1960-1961, j’allais profiter de mon long séjour en Iran pour me rendre en Arménie, en Géorgie et en Azerbaidjan du Nord (alors soviétique). Là, la vie musicale était intense aussi bien dans les genres occidentaux (avec plusieurs orchestres symphoniques) qu’orientaux (essentiellement représentés par le mugâm). J’allai même au théâtre où je découvris Gajibekov, Bülbül, Amirov, Bahrâm Mansûrov, tant d’autres artistes et la pièce politique « L’année terrible ». Je n’allais retourner en Azerbaidjan qu’au cours des années 1980 à l’occasion du centenaire de la naissance de Gajibekov, dont j’avais entre-temps présenté l’opéra Körogly à France-Musique17.

Une identité assyrienne et chaldéenne

21 Le premier contact eut lieu en 1957 à Téhéran auprès des familles francophones Betsi et Tomasi qui m’accueillirent chaleureusement. L’étape suivante se fit en 1961 à Urumîya en Iran. Les deux communautés étaient alors florissantes, regroupant plusieurs centaines de milliers de ressortissants. Mais ils ont été depuis lors remplacés par des Kurdes. Les contacts ultérieurs se firent à Téhéran, Bagdad, Mosul et au Nord de Mosul, dans les villages assyriens et chaldéens. Je m’attardai plus particulièrement à Alqoch, qui est un évêché, et à ses couvents Notre Dame des Semailles et Raban Hormoz. Mon dernier séjour date de 2005 et a couvert Zaho, Amadîya, Aqra, Shaqlawa et Aïnkawa, le faubourg chaldéen d’Arbil, capitale de l’actuel Kurdistan irakien18.

22 De 1995 à 2006, j’ai prospecté chaque année les anciennes terres des Assyriens et Chaldéens à l’Est du Tigre en territoire turc. Mais la présence chrétienne semble avoir totalement disparu du fait de l’hostilité conjuguée des Turcs et des Kurdes. Il faut dénicher les églises saccagées autour de Uludere, Beytüșșebab (Geznakh), Čili (Asûta), Čukurca (Tyarê), Yüksekova (Gavar), Șemdinli (Șemdinan), Hakkarî (Julamerk), Bașkale, et Koçan (Qoçannes), qui fut le siège du patriarcat assyrien jusqu’en 1917, Cette année marqua la fuite vers l’Irak de toute la communauté assyrienne décimée par les massacres perpétrés par les Kurdes. Et lorsque la communauté, réfugiée en Syrie et en Irak, demanda à revenir sur ses terres dans les années vingt, Mustafa Kemal s’y opposa. Mais tout récemment, quelques familles sont venues se réinstaller à Geznakh.

Une identité juive

23 Beaucoup de Juifs du Sud-Est avaient été massacrés à l’occasion du Firman de 1914 et du génocide arménien de 1915. Lors de la guerre du Golfe, en 1991, les Kurdes du Nord de l’Irak et du Sud-Est de la Turquie déclenchèrent des insurrections. De ce fait, ces régions redevinrent des zones interdites. Mais en 1995, dans un décor d’état de siège et subissant d’innombrables contrôles avec fouilles corporelles, je pus néanmoins aller, au milieu des blindés, jusqu’à Șemdinli (ex-évêché).

24 Sur le chemin du retour, je voulus visiter l’église arménienne d’Aktamar sur un îlot du lac de Van. Comme il n’y avait eu aucun touriste depuis 1991, le service de bateaux était lié à l’arrivée hypothétique de visiteurs et j’attendais… D’un autocar sortirent des gens qui parlaient arabe et hébreu. Ils se mirent à danser et à chanter dans le style et en kurde- kurmanjî. Je n’avais malheureusement pas mon magnétophone. Lorsque je m’enquis de leur origine, l’un d’eux me répondit : « Nous sommes originaires d’anciens villages juifs

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d’Irak et de Turquie où nos ancêtres cultivaient la terre. Nous sommes partis vers 1950 et nous vivons en Israël, tous dans le même quartier. On nous y surnomme: les Kurdes19. »

Une identité grecque

25 Récemment, mon excellent collègue grec d’Athènes Dragoumis et moi avons procédé à un échange d’enregistrements sur la Haute-Mésopotamie. Des femmes grecques, originaires du village de Bakuș, près de Diyarbakir et renvoyées en Grèce en 1922, ont été enregistrées à Athènes en 1951. La mélodie est conforme au modèle interethnique qui sera décrit plus loin, et leur langue de chant est, comme dans le cas des Juifs, le kurde- kurmanjî20.

Une identité arabo-islamique

26 La méconnaissance de ce terrain polyethnique induit souvent un annexionnisme arabo- islamique.

Découverte du thème interethnique après vingt-cinq ans de terrain

27 Invité à participer à chaque Congrès de Bagdad et Festival de Babylone depuis 1975, je m’éclipsais régulièrement, prenais incognito le bus pour Mosul et rayonnais ensuite dans les villages du Nord. En 1982, je m’étais, une fois de plus, imprégné du chant riche en jodl des bergers kurdes sur une certaine forme modale heptatonique n’atteignant pas l’octave. De retour à Bagdad, je me rendis à l’Eglise chaldéenne de la Sainte-Famille et constatai, qu’après la communion, le prêtre officiant entamait un chant de la même forme modale, de même démarche mélodique, au jodl près, et de même évolution descendante ornée vers la finalis21.

28 J’expose ci-après le déroulement mélodique de ce thème interethnique en fonction des hauteurs les plus fréquentes turques T(ton-clé-(1)-râst-ré, (2)-dôgâh-mi) et arabe méditerranéenne A(ton clé-(1)-râst-do, (2)-dôgâh-ré). Il faut rappeler ici que l’échelle des sons est transposable en fonction de la hauteur choisie pour le ton-clé-râst (do, ré, fa, sol, la, sib). Et on verra plus loin que Jamîl Bachîr prend sol pour ton-clé-râst (‘ûd accordé sol- ré-mi-la-ré-sol) tandis que Munîr prend fa pour ton-clé-râst (‘ûd accordé fa-do-ré-sol-do-fa)22.

29 Le plus souvent, ce thème mélodique ressortit au mode musical décrit dans les encyclopédies turques ou arabes sous le nom de mode Husaynî en finalis dôgâh (deuxième degré de l’échelle diatonique, premier degré du mode)avec pivot en degré husaynî (sixième degré de l’échelle diatonique, cinquième degré du mode). Toutefois, la démarche mélodique du thème interethnique identifié en 1982 ne correspond pas aux descriptions académiques prônées par les encyclopédies.

30 Des noms plutôt persans définissent depuis des siècles les degrés de l’échelle heptatonique ; soit : 1-râst, 2-dôgâh, 3-segâh, 4-çahârgâh, 5-navâ, 6-husaynî, 7-awj, 8-gardânîya. Comme la finalis de ce mode est en degré 2-dôgâh, les numéros de l’échelle doivent être abaissés d’une unité pour définir les degrés du mode. 2-3-4-5-6-7-8 de l’échelle devient

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1-2-3-4-5-6-7 du mode. Le tableau ci-dessous indique les degrés de l’échelle et les équivalences en hauteurs courantes turque et arabe: Incipit sur tricorde majeur médian ascendant 4-5-6-6 T : sol-la-si-si… A : fa-sol-la-la Parfois contre-incipit transposé d’un degré 3-4-5-5 T : fa -sol-la-la A : mid-fa-sol-sol23 Tricorde mineur aigu descendant vers degré médian 8-7-6-5 T : ré-do -si-la A : do-sid-la-sol Reprise incipit sur tricorde majeur médian ascendant 4-5-6-6 T : sol-la-si-si A : fa-sol-la-la. Parfois contre-Incipit transposé d’un degré 3-4-5-5 T : fa -sol-la-la A : mid-fa-sol-sol Degré médian et tricorde mineur grave descendant 5-4-3-2 T : la-sol-fa -mi A : sol-fa-mid-ré

31 On trouve fréquemment et jusqu’à la mer Caspienne, un mode musical irako-iranien décrit sous le nom de Dacht/Dachtî et qui est très voisin du mode Husaynî avec les différences suivantes. Incipit sur tricorde majeur médian ascendant 4-5-6-5-6 T : sol-la-si-la-si A : fa-sol-la-sol-la Modulation du tricorde médian en mineur 4-5-6b T : sol-la-sib A : fa-sol-lab

Interférences réciproques entre la méthode d’analyse et le résultat

Analyse du mode. Représentation sur touche de ‘ûd (ma méthode en 1975)

32 Cette constatation de 1982 survenait après vingt-cinq ans de pérégrinations sur le terrain. En faisant une recherche rétroactive dans mes enregistrements, j’identifiai plusieurs fois ce thème. Notamment chez Jamîl Bachîr et Munîr Bachîr, que j’avais enregistrés en 1973 et analysés en 1975 sur ma première touche de ‘ûd analytique présentée au Congrès de Bagdad en 1975 devant Chailley, Tran-Van-Khe, etc, pour ma communication Analyses modales comparatives d’un maqâm d’Irak (Chabrier 1989).

33 Il est intéressant de noter que, lors de ces analyses sur touches et portées faites en 1975, donc antérieures à l’identification du thème en 1982, les dynamiques modales internes du mode Dacht/Dachtî sont rapportées à des genres bayâtî, kurdî et çahârgâh (alias jahârkâh ou ‘ajam selon son insertion sur l’échelle). Munîr, prenant pour ton-clé-râst-fa, accorde donc son ‘ûd : fa--do-ré-sol-do-fa, insère la finalis en do-navâ, quatrième rang à vide, et favorise le cinquième rang fa-gardânîya (fig. 4). Jamîl, prenant pour ton-clé-râst-sol, accorde donc son ‘ûd : sol--ré-mi-la-ré-sol, insère la finalis en la-dôgâh, troisième rang à vide, et favorise le quatrième rang ré-navâ (fig. 5).Certes, on a, dès 1975, identitifié le genre majeur médian çahârgâh/jahârkâh chez Munîr en mib-’ajam-husaynî/fa-gardânîya/sol-muhayir et chez Jamîl en do-çahârgâh/ré-navâ/mi-husaynî. Ces analyses, extraites de ma thèse de 1976, ont été heureusement reprises dans ma thèse de 1995 : arabesques. analyses de musiques traditionnelles, éditée et rééditée en 1996 et 200224.

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Fig. 4. Dacht par Munîr Bachîr.

Fig. 5. Dacht par Jamîl Bachîr.

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Fig. 6. Dans sa maison, l’inégalable virtuose Jamîl Bachîr (Mosul, Eglise Saint-Thomas, 1921 ? – London, Hôpital Saint-Thomas, 1977) joue du ‘ûd (luthier Manol ou ‘Alî).

(Noter que le sixième rang grave (qarâr-râst-sol) est placé à l’aigu, contrairement à l’usage ottomano- turc qui le place au grave.C’est à tort que les journalistes libanais ont attribué cette innovation à Munîr Bachîr, frère cadet et élève de Jamîl). Photo Jean-Claude Chabrier, Bagdad, Irak, avril 1973.

Analyse du mode morpho-mélodique par graphiques linéaires (1995)

34 Si l’approche analytique, au lieu de se faire par l’intermédiaire de ma touche analytique de 1975, se fait par une représentation littéraliste de la démarche mélodique, on revient bien à la forme modale perçue sur le terrain à partir de 1982. Et cette forme modale (ici Dacht/Dachtî) est reprise dans ma thèse de 1995, à partir des mêmes enregistrements de Jamîl et Munîr Bachîr faits en 1973.

35 Voici (fig. 7), par Jamîl Bachîr, le mode Dacht avec sol-râst et finalis la-dôgâh (noter dans les tricordes mineurs aigu et grave la mobilité des degrés fa et si). Incipit sur tricorde majeur médian ascendant (mode Dacht) 4-5-6-5-6 do-ré-mi-ré-mi Modulation du tricorde médian en mineur (spécifique du Dacht) 4-5-6b do-ré-mib Tricorde mineur aigu devenant pentacorde (du fait de la virtuosité) 6-7-8-(9-10) mi-fa-sol-la-si Tricorde mineur grave devenant tétracorde (du fait de la virtuosité) 4.3.2.(1) do-si-la-(sol)

36 La virtuosité de Jamîl Bachîr et les possibilités de son ‘ûd l’incitent à dépasser la structure- forme heptatonique, tandis que Munîr Bachîr la dépasse peu. On retiendra pour Munîr Bachîr le schéma :

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(2)-4-5-6-5-6-/-6-7-8-/-4-3-2- (incipit majeur médian / tricorde mineur aigu / tricorde mineur grave)

Fig. 7. Analyse du mode morpho-mélodique.

Conclusion : une symbiose musicologique interethnique

37 Depuis 1982, j’essaie, sans hâte, de mieux appréhender une identité musicologique interethnique en « Assyrie-Haute-Mésopotamie-Kurdistan ». J’ai identifié le thème et des variantes chez les Turcs (ex : Kurban olam), chez les Kurdes(ex : multiples), chez les Syriaques et dans leurs liturgies, chez les Assyriens-Chaldéens et dans leurs liturgies, chez les Arméniens (ex :Deleyaman), en Iran de l’Ouest, en Syrie et en Irak du Nord, dans une liturgie juive, et chez des Grecs originaires de la Haute-Mésopotamie. Les agglomérations polyethniques comme Mardin, Alep, Qamichlî, Hasêkê, Mosul, Urumîya, sont évidemment plus fécondes. Je n’ai à ce jour aucun document concernant les anciens villages juifs de Haute-Mésopotamie puisque l’enregistrement « juif » que j’ai recueilli provient d’une synagogue d’Istanbul. J’ai accumulé de nombreuses interprétations et en dresserai un répertoire quand elles auront été analysées en majorité.

38 J’ai exposé des constatations fondées sur un demi-siècle de pérégrinations sur un terrain polyethnique. Je constate qu’un thème commun y véhicule des livrets en plus de douze langues, sémitiques, ouralo-altaïques, indo-européennes. Dans l’état actuel de mes constatations, je ne me hasarderai pas à attribuer l’origine de ce thème à une communauté quelconque. Les ressortissants non-musicologues des diverses communautés de cette aire estiment que ce thème leur est propre. Mais les ressortissants musicologues admettent, en coulisse, l’existence de ce thème interethnique. Remarquons

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seulement que, au sein de cette symbiose « AJAGIKAT » (araméo-judéo-arméno-gréco- irano-kurdo-arabo-turque), les communautés juives et chrétiennes sont les plus anciennes et les communautés musulmanes sont les plus récentes.

BIBLIOGRAPHIE

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CHABRIER Jean-Claude C., 1996-2002, Arabesques. Analyses de musiques traditionnelles. 2 vols. Paris : Arabesques.

Discographie

1967a Musique classique ottomane. Chœur de Ruşen Ferid Kam. Pathé Marconi, STX 218.

1967b Musique classique turque. Chœur de Ruşen Ferid Kam. Pathé Marconi, STX 221.

1974a Luth classique – Irak - ‘ûd – Munir Bachir. Enregistrements en Irak (1973) et texte de Jean- Claude Chabrier. Collection Arabesques. Paris : Pathé Marconi EMI, 2 C 066-95157.

1974b Luth traditionnel – Irak - ‘ûd – Jamîl Bachîr. Enregistrements en Irak (1973) et texte de Jean- Claude Chabrier. Collection Arabesques. Paris, Pathé Marconi EMI, 2 C 066-95160.

1975 Die Söhne der Chaldäer, chanté par le chorévêque Ephrem Bede. Tabor 7256, D-7160 Gaildorf.

NOTES

1. La divulgation de l’histoire de cette région polyethnique a été malencontreusement confiée à des politiques ignorant tout de l’histoire des Juifs, des Chrétiens des Turcs et des Kurdes. Ayant suivi l’exemple itinérant du suisse Nicolas Bouvier, je revendique le témoignage d’un demi-siècle. 2. Même remarque sceptique à propos de l’histoire lénifiante de la Turquie au XXe siècle. 3. J’ai connu plus tard Muhiddin et son épouse Safiye Ayla, l’immortelle du Kätip-arkisi. 4. Fondation du Türk Musikisi Devlet Konservatuari à Istanbul. 1975. Direct. Ercüment Berker. 5. Lors de mes séjours à Istanbul, j‘étais un auditeur libre du Istanbul Belediye Konservatuari. 6. Ces disques 78 tpm et tant d’autres, achetés en 1957, sommeillent aussi dans mes archives. 7. Plus tard, pris d’enthousiasme, je publiai en 1967, en première occidentale me semble-t-il, les disques Musique classique ottomane (1967a) et Musique classique turque (1967b), salués par le périodique Musical America. Il s’agissait du chœur de Rușen Ferid Kam et les livrets, dont celui du Nevâ Kâr (Ey gülbûn-i-A’iș),avaient été sommairement traduits par Sermet Sami Uysal et moi- même. En militant kémaliste attardé, l’Attaché près l’Ambassade de Turquie en France,

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Mukadder Sezgin, m’accusa de publier « de la musique byzantine avec des instruments arabes » et s’acharna contre ces disques hélléno-islamistes ultérieurement occultés par des «Soufis». 8. La langue arabe a désormais disparu en Cilicie et ne survit qu’à Antakya et à Mardin. 9. La République française a longtemps lutté contre les langues des provinces périphériques. 10. De nombreux documents sur les Juifs du Sud-Est se trouvent à l’Alliance Israélite à Paris. 11. Le père Samuel, né orthodoxe, devenu catholique, est témoin des persécutions musulmanes. 12. L’arrivée de Yézidi-s de Syrie sur les côtes de Provence a suscité un nouveau contresens des politiques qui les ont pris pour des Kurdes d’Irak. Les Yezidi-s ne peuvent se marier qu’entre eux. 13. Mal préparé culturellement, j’ai pris le suryoyo, qui ressemble plutôt à l’hébreu, pour un dialecte arabe. Quant à la belle Syriaque qui s’est penchée sur moi, je l’ai prise pour une Arabe. 14. Le grand-père Bachîr, °Abdal-°Azîz Gorgis, était prêtre syriaque à Mor Ilyo de Habâbê. Le firman de l’Empereur Reșad (1914), dénoncé par Morgenthau, ambassadeur U.S., reste occulté. 15. Dès que j’apparais à Qaraqoch, avant, pendant et après le « règne » de Saddam Husayn, je suis invité à photographier et enregistrer les liturgies et les mariages catholiques ou orthodoxes. 16. J’ai emprunté maintes fois le pont et la route construits à partir de 1965 entre Cizre et Zaho. 17. J’ai diffusé à France Musique la totalité de l’Opéra Körogly à la fin des années soixante-dix. 18. Depuis peu, les Chrétiens du Kurdistan irakien sont bien traités et les églises sont embellies. 19. Une aimable collègue m’a promis de me faire parvenir des enregistrements de Juifs-Kurdes. 20. Cet enregistrement de femmes grecques chantant en kurmanjî a été présenté par moi à l’Institut kurde de Paris qui m’a promis des enregistrements caractéristiques des divers Kurdistan-s. 21. On retrouve ce chant qui suit la communion dans la liturgie chaldéenne dans le disque 33 tpm die Söhne der Chaldäer chanté par le chorévêque Ephrem Bede (1975). 22. Durant trente années d’enseignement d’analyses de musiques traditionnelles, je n’ai pu faire admettre à certains étudiants que l’échelle fondamentale des sons était transposable. J’ai de même échoué dans la transmission de mon expérience du ton-clé-râst en Turquie, écrit en sol et joué en ré. 23. Fa signifie fa diésé d’un limma pythagoricien environ ; mid signifie mi abaissé d’un comma pythagoricien environ. 24. Cf ma thèse Paris-Sorbonne 1976 Un mouvement de réhabilitation de la musique arabe et du luth oriental. L’Ecole de Bagdad de Cherif Muhieddin à Munîr Bachîr et ma thèse Paris-Sorbonne 1995 Analyses de musiques traditionnelles. Le tout a été édité et réédité en 1996 et 2002. Les modes y sont analysés par graphiques linéaires, diagrammes, portées et selon le langage instrumental:Husaynî, Dacht, Orfa sur graphiques linéaires morpho-mélodiques (2002 : 437-475), Abudîyé, Orfa, Husaynî, Chûrî, Madmî par Jamîl Bachîr sur touche analytique (2002 : 573-590), Dacht par Jamîl et Munîr Bachîr, en diagrammes, portées et touches analytiques (2002 : 787-796).

RÉSUMÉS

Au terme d’un demi-siècle de pérégrinations entre la Méditerranée et la Caspienne, Jean-Claude C. Chabrier fait état de ses approches des identités turque, stambouliote, kurde, yezidi, syriaque, arménienne, irano-azerbaidjanaise, assyrienne-chaldéenne, juive, grecque et arabo-islamique. Au bout de vingt-cinq années, il a constaté, en Irak, une similitude entre le chant des bergers kurdes et un chant de la liturgie chaldéenne. Il a alors commencé une recherche rétroactive de ce thème

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interethnique dans ses archives sonores et l’a trouvé, notamment chez Munîr et Jamîl Bachîr, musiciens syriaques irakiens, dans le mode Dacht/Dachtî, analysé en 1975 sur touche de ‘ûd comme un mode irako-iranien, puis en 1995 en graphiques linéaires morpho-mélodiques comme un thème mésopotamien. On constate alors les interférences réciproques entre la méthode d’analyse et le résultat. Désormais, dans le cadre de ses voyages annuels sur le terrain polyethnique « Assyrie-Haute-Mésopotamie-Kurdistan », il guette ce thème auprès des divers protagonistes. Les villes polyethniques comme Mardin, Alep, Hasêkê, Qamichlî, Mosul et Urumîya semblent plus fécondes. L’auteur croirait plutôt en une symbiose « AJAGIKAT » (araméo-judéo- arméno-gréco-irano-kurdo-arabo-turque) modératrice d’un annexionnisme arabo-islamique. A suivre…

AUTEUR

JEAN-CLAUDE C. CHABRIER Jean-Claude Charbonnier dit Chabrier a étudié le piano avant de devenir docteur en médecine. Il a découvert de façon itinérante les Balkans, puis les proche et moyen Orients, ce qui l’a conduit à des approches systématiquement comparatistes et interethniques, particulièrement entre la Méditerranée et la Caspienne et autour du Tigre. Il est diplômé des Langues orientales. Il a été auditeur du Conservatoire d’Istanbul et de l’Ecole de Bagdad au ‘ûd avec Jamîl Bachîr et chercheur au CNRS de 1976 à 1997. Dans son doctorat Un mouvement de réhabilitation de la musique arabe et du luth oriental. L’Ecole de Bagdad de Cherif Muhieddin à Munîr Bachîr (Paris-Sorbonne 1976), il a divulgué l’analyse modale sur touche de ‘ûd. Dans son doctorat Arabesques – analyses de musiques traditionnelles (Paris-Sorbonne 1995), il utilise des méthodes personnelles comparatives d’analyse des langages acoustique, modal et instrumental sur touche de ‘ûd. Avec Arabesques – Anthologie phonographique du récital oriental, il a été lauréat des académies du Disque français et Charles Cros. Il a enseigné l’analyse de 1972 à 2005 aux Langues orientales, à Sorbonne nouvelle et à Paris-Sorbonne. Il est fondateur-titulaire du C.H.R.I.S.T.O.S. (Centre pour l’Histoire, la Recherche, l’Illustration, la Sauvegarde des Traditions de l’Orient Spirituel).

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Transculturalité et identité musicale dans les répertoires judéo-espagnols

Sami Sadak

1 Le terme sefardim désigne les Juifs qui vivaient dans la péninsule Ibérique jusqu’à leur expulsion d’Espagne en 1492 et du Portugal en 1497. Après la publication de l’Edit d’expulsion, ils s’exilèrent en grande majorité dans les pays méditerranéens voisins de l’Afrique du Nord (Tétouan, Tanger, Oran) et, plus particulièrement, dans l’Empire ottoman (Istanbul, Salonique, Izmir, Edirne, Rhodes, Safed, Jérusalem), emportant avec eux une langue et une culture qu’ils allaient conserver jalousement.

2 Les marranes soupçonnés de crypto-judaïsme quittèrent le Portugal et la péninsule Ibérique après le milieu de XVIe siècle pour s’installer d’abord à Londres, Amsterdam, Hambourg en passant par Bayonne, Bordeaux ou Anvers. Certains émigrèrent ultérieurement à Venise, Livourne et Ferrare, ainsi qu’aux Amériques (New York, Philadelphie ou Curaçao).

3 Tout au long de ces cinq siècles, la culture judéo-espagnole a été exposée aux nombreuses influences des pays traversés et des terres d’accueil. Dans son acception moderne, le concept de musique séfarade s’est développé à une période où les communautés implantées dans les régions méditerranéennes et en Europe occidentale depuis leur expulsion d’Espagne avaient radicalement changé du fait de leurs déplacements et des processus de sécularisation et de modernisation. Dans ces nouveaux espaces, les modifications subies par la musique traditionnelle ont inévitablement touché tant son contenu, que les contextes dans lesquels elle était jouée et sa signification sociale. Dans ce contexte, la musique judéo-espagnole se présente comme une mosaïque où le sacré coexiste avec le profane, les thèmes juifs avec les thèmes non juifs, l’Orient avec l’Occident, l’ancien avec le nouveau. Nous nous attacherons ici à étudier surtout les évolutions des musiques judéo-espagnoles de l’Empire ottoman et du Maroc, laissant pour un autre développement les mutations subies par la musique séfarade de l’Europe occidentale.

4 La notion d’identité se présente de manière double : à la fois sentiment d’appartenance éprouvé et représentation, affirmation, communication de ce sentiment. Dans la musique

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judéo-espagnole, l’ancrage dans le sentiment et la représentation de cette identité existent au niveau individuel, dans l’art de composer des hazzan (chantres), au niveau de la famille dans les relations chantées mère-enfant, et au niveau collectif des groupes locaux, sociaux et culturels. Par contre, nous devons souligner la difficulté qu’il y a à établir une répartition précise entre musiques profane et religieuse (puisque dans la musique judéo-espagnole, c’était le contexte d’exécution qui était déterminant), par genre (répertoire féminin chanté par les hommes) ou par provenance géographique.

5 Les Juifs expulsés d’Espagne constituaient une population hétérogène : ils venaient des différents centres du judaïsme espagnol, chacun étant marqué par son propre style poétique et sa tradition spécifique. Tandis que les Cantigas de Santa Maria (XIIe siècle) et des collections analogues fournissent bien des informations sur la tradition musicale de la péninsule Ibérique, nous supposons seulement que la musique profane hispano-judaïque ressemblait à celle des musulmans et des chrétiens hispaniques. Il n’existe aucune donnée certaine permettant de tirer des conclusions sur la tradition musicale sous-jacente au romancero judéo-espagnol.

6 Comme celle de chaque communauté itinérante ou des grandes diasporas, la musique judéo-espagnole s’est constituée suivant une stratégie que l’on pourrait qualifier d’« emprunts ponctuels », puisqu’elle adopte temporairement les modèles et les systèmes musicaux des cultures d’accueil. On peut considérer que, éloignés de leur source originelle, les Juifs créatifs ont inévitablement été influencés par leur nouvel environnement dans les contrées de la dispersion. A cette phase « d’imprégnation » a succédé une phase « d’émancipation » : le répertoire musical des communautés juives des Balkans et de la Méditerranée orientale s’est mis à diverger peu à peu de celui des Juifs du Maroc, lesquels maintenaient des rapports étroits avec l’Espagne.

Une langue identitaire d’exil : le judéo-espagnol

7 Après leur expulsion d’Espagne en 1492, les Juifs réfugiés dans l’Empire ottoman ont développé une langue qui leur est propre. Empruntant à plusieurs langues au gré de leur multilinguisme et exerçant leur créativité poétique à tous les niveaux linguistiques, sans jamais renoncer, durant plus de cinq cents années, aux liens avec la langue et la culture de l’Espagne médiévale, ils se sont créé un espace de liberté dans lequel s’expriment une culture spécifique, un humour et une vision du monde lucide et corrosive. Le judéo- espagnol, dans lequel sont exprimés les chants profanes, est très proche de la langue espagnole parlée au XVe siècle, mais a été influencé par des emprunts à l’hébreu, puis par les langues avec lesquelles il s’est trouvé en contact (le turc, le roumain, le bulgare, le serbe, le grec, l’italien, l’arabe, le français). Il était parlé par la majeure partie de la communauté juive de l’Empire ottoman et par une partie des Juifs du Maroc. Le djudezmo, la variété orientale la plus courante, était aussi appelé le djudyo, le djidiyo, l’espanyol ou l’ espanyoliko. Il existe aussi des variétés occidentales : le tetauni en Oranie et le haketiya dans le nord du Maroc. Ne connaissant l’espagnol que par la minorité juive, les Turcs musulmans l’appelèrent yahudice (en turc, « Juif » se dit yahudi, donc littéralement « en langue juive »). Ainsi, par un contresens de l’histoire, leur langue devint leur identificateur. À partir de cette langue a été créé le ladino, langue résultant de la traduction littérale (mot à mot) en espagnol, à partir du XIIIe siècle, des textes hébreux bibliques et liturgiques (Sephiha 1986 : 57-62). Certains textes liturgiques et paraliturgiques sont toujours chantés en ladino.

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La musique liturgique : une identité en miroir avec les musiques du monde islamique

Les piyyutim

8 Dans la musique liturgique séfarade le hazzan-cantor (ministre officiant) et le paytan (poète-musicien liturgique) ont joué un rôle particulièrement actif dans l’introduction des mélodies étrangères au sein de la musique synagogale. Le hazzan ou le paytan utilisent tous les deux leurs talents poétiques et leur voix pour accroître l’impact émotionnel des prières et sont le pivot de l’office religieux. Ils jouent un rôle dans le déroulement du service synagogal ; par ailleurs, ils divertissent les convives aux repas rituels de noces et de circoncisions, et c’est eux qui pleurent dans une quinah (complainte funèbre). Présents dans les cérémonies d’offrande et de dédicace, ainsi que dans les pèlerinages vers les tombeaux de saints, ils chantent aussi aux réunions et processions organisées par des confréries de lecteurs du Zohar et des Psaumes.

9 À l’origine les piyyutim (pluriel de piyyut) – poèmes liturgiques – étaient composés pour rehausser les prières. Le cadre structurel de la plupart des piyyutim se cristallisa et s’épanouit d’abord en Palestine, en Babylonie puis dans d’autres pays.

10 Au Xe siècle, l’Espagne devint le plus grand centre de production de piyyutim. Pendant les cinq siècles qui suivirent, ce genre littéraire fleurit au contact direct de la poésie arabe. Après le XVe siècle et l’expulsion des Juifs d’Espagne qui mit fin à l’existence de cette communauté, on vit s’épanouir le piyyut de style espagnol du Yémen jusqu’à la Tunisie et du Maroc jusqu’à Alep (Shiloah 1995 : 182-186). À la différence du piyyut ancien ou classique, le piyyut espagnol emprunta à la poésie arabe qasidah de nombreuses caractéristiques formelles de première importance dans le domaine de la rime et du rythme. C’est ainsi que les procédés métriques de la poésie arabe furent adaptés à la poésie hébraïque sous le nom de yetodot (Idelsohn 1967).

11 Le piyyut serait par excellence un modèle de contrefacture. Le genre se renouvelle en adaptant des airs connus, récoltés dans la musique espagnole ou orientale (Katz 1986).

12 La fidélité des Juifs du Maghreb au chant andalou apparaît dans les mécanismes de substitution du texte hébraïque au texte arabe primitif ; le premier se conformant aux lois prosodiques du second, se pliant ainsi aux exigences de sa métrique et respectant jusqu’à l’emplacement des vocalises de liaison (yala-lan) et de nanisation (na-na). Les deux versions musicales concordent parfaitement et les lignes mélodiques se recouvrent exactement. Mais, au niveau de la thématique, les textes ne se superposent en aucune façon : le poète juif a des préoccupations qui concernent la foi et la liturgie, alors que les compositions qu’il adapte sont souvent de caractère profane, véhiculant une poésie laudative ou érotique (Zafrani 1998 :143-156).

13 Le besoin accru des piyyutim a stimulé la créativité des poètes imprégnés des mystiques, et a suscitré une poésie riche : les bakachot. Dans les bakachot chantés dans la nuit de vendredi à samedi, le répertoire se répartit en plusieurs séries de piyyuttim. Inspirés du modèle arabo-andalou de la nouba ou des makam (maqam) turco-arabe, ils reflètent une affinité profonde avec la culture environnante.

14 Les communautés juives du Maghreb ont adapté la musique andalouse aux piyyutim, à la poésie liturgique en langue hébraïque ou à celle destinée à la célébration des grands

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moments de la vie familiale. Les musiciens juifs présents dans les mariages et autres cérémonies jouaient et chantaient également les suites les plus populaires, comme les muwashshahat originels en arabe classique ou en dialecte andalou.

Dans l’Empire ottoman

15 L’adaptation à l’univers musical ottoman des Juifs arrivés d’Espagne, accoutumés aux modes de la musique arabe, ne s’est pas fait attendre. Haham Shelomo Ben Mazaltov, arrivé d’Espagne en 1506, au temps de Soliman le Magnifique, a commencé à adapter la musique turque à la liturgie juive ainsi qu’aux chants judéo-espagnols. Israël Nadjarra (1550-1620), un poète musicien talentueux, dont l’œuvre exerça un très puissant impact sur la postérité, emprunta librement à la musique populaire de son temps, et on a vu ainsi apparaître les noms de certaines mélodies turques, arabes, espagnoles ou grecques en exergue de ses chants liturgiques. Nadjarra compila ainsi un véritable diwan de poèmes classés selon douze makam différents.

16 Son livre Zemirot Yisrael (Chant d’Israël), publié à Safed en 1587, fut salué avec enthousiasme par le public. Cet ouvrage connut une grande diffusion de son vivant ; il fut édité à trois reprises et le nombre de poèmes passa de cent à trois cents. Cette popularité doit essentiellement être attribuée au succès dont jouissaient les mélodies empruntées et à l’habilité dont Najarra fit preuve pour adapter la structure syllabique des mots hébreux à la musique.

17 Cette tradition a été perpétuée par Menahem de Lonzano, qui a composé des mélodies inspirées des airs turcs. On lisait la Torah dans le mode segâh ; on chantait dans le mode joyeux ajam nawruz lors du Shabbat Shirah, du Simha Torah ou à l’occasion des mariages ; le mode hijaz était utilisé pour la commémoration de la destruction du temple et pour les funérailles, le mode saba pour les circoncisions.

18 Une autre tradition paraliturgique de type bakachot était pratiquée par les ensembles appelés des Maftirim. Ils étaient organisés sous formes de confréries et de chœurs pour chanter leurs compositions à l’auditoire des synagogues à l’occasion des Shabbats, lors de certaines solennités et avant les prières. Il est intéressant de noter que cette tradition musicale était inspirée de la musique ottomane et de souligner la proximité des Maftirim d’Edirne, d’Istanbul et de Salonique avec les confréries mystiques des Mevlevi installées dans ces villes (Sadak 2005).

19 Dans l’Empire ottoman, les musiques liturgiques des communautés juives se sont développées en interaction avec la société environnante. Les musiciens de ces communautés ont exercé leur talent dans les lieux de culte ; mais, quand ils ont voulu acquérir un statut de professionnels, ils sont entrés en contact avec la musique savante ottomane. Cette musique savante ottomane, par la position centrale qu’elle occupait, a été un lieu de synthèse de cultures périphériques.

20 La musique ottomane n’était pas un art fermé aux autres classes, aux autres nations ou aux autres élites. Ce n’était pas non plus une musique qui s’enrichissait de l’intérieur. C’était une musique urbaine de milieux savants, mais ouverte à tout musicien doué, de quelque origine qu’il fût. Le sultan Selim III avait par exemple comme maître de tanbur (luth à longue manche) Isaac Fresco Romano (1754-1814), hazzan de la synagogue d’Ortaköy. Grand compositeur de musique ottomane connu sous le nom de Tanburi, Isaac était également le maître du cheikh du couvent des Mevlevi de Galata Ataullah Efendi.

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Haham (rabbin) Moshe Faro, mort en 1776 et connu sous le nom de Musi par les Ottomans, Haham Abraham Mandil et son fils Haham Semoel Mandil (XIXe sècle), Hahambachi (grand rabbin) Avraam Aryos, connu sous le nom ottoman Hacei Bergüzar, les hazzan Salamon Algazi, connu sous la dénomination de Bülbül (rossignol), et son fils Isaac ont laissé des œuvres de musique savante ottomane ainsi que des piyyutim et des pizmonim inspirés de ces musiques (Stanford 1991).

21 Soulignons ici le phénomène d’interaction qui existe entre musiciens musulmans et juifs dans le processus de cristallisation et d’évolution d’une tradition commune dans l’univers des Juifs de l’Empire ottoman ou du Maghreb. Dans ces musiques, il est difficile pour l’observateur, d’une part, de déterminer ce qui provient de sources juives ou de sources turques ou arabes, et d’autre part de distinguer l’innovation de l’emprunt. Ceci permet aux artistes de faire valoir leur créativité et leur virtuosité. Dans cette créativité, l’interprète se fonde sur les données du makam, concept modal spécifique à la musique du Proche-Orient et des pays de Maghreb. Le musicien y puise la matière première de sa propre composition et le makam peut ainsi être considéré comme la base permettant de composer une musique en perpétuelle création.

Romances, coplas, kantigas : expressions des croisements d’identités ou d’identités multiples

22 Les chants interprétés représentent les principaux genres du répertoire judéo-espagnol : romances (ballades médiévales), coplas (chants à caractère religieux hébraïques) et kantigas (chants de la vie quotidienne).

Les romances

23 Le romance médiéval espagnol, tout en se perpétuant dans la tradition judéo-espagnole, a subi de profondes modifications en gardant sa forme littéraire de poème octosyllabique ou hexasyllabique assonancé en hémistiche. Le poème est divisé en une série de laisses successives (stanzas), et chaque stanza est caractérisée par une certaine assonance, de sorte que le changement du timbre vocalique assonant détermine le passage d’une stance à l’autre. Ces ballades, poésies épiques cultivées entre le Xe et le XIIe siècle en Castille, exaltaient la bravoure chevaleresque, le courage et l’honneur. Au fil des siècles, les milieux aristocratiques laissèrent tomber ce genre en désuétude et, peu à peu, les ballades se transformèrent en des chants populaires développant des thèmes comme l’amour, la jalousie et l’infidélité. Les thèmes (historiques, de prisonniers, le retour du mari, l’amour fidèle, l’amour malheureux, adultère, rapts et viols, aventures amoureuses diverses, chants lyriques, chants funèbres, berceuses, etc.), aujourd’hui excellemment répertoriés par Armistead dans El romancero judeo-español en el Archivo Menéndez Pidal (Armistead 1977), seront repris par l’ensemble des chercheurs ultérieurs. Dans les romances judéo- espagnoles tardives, on retrouve même des thèmes politiques ou d’inceste, thème que l’on trouve dans les anciennes romances ou dans des récits bibliques.

24 Le romance constitue incontestablement le point de rencontre le plus fécond avec le passé hispanique de l’héritage des Juifs d’Espagne. Dans l’ensemble, cette tradition transmise oralement s’est perpétuée avec vitalité pendant près de cinq cents ans. C’est

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pourquoi les chercheurs occidentaux se sont intéressés à cet aspect de la tradition judéo- espagnole à partir de la fin du XIXe siècle.

25 Nous devons à Alberto Hemsi, collecteur, compositeur, auteur de Coplas Sefardies et de Canconiero Sefardie, des anthologies très complètes de sources judéo-espagnoles écrites sous forme de notation musicale occidentale (Hemsi 1994). Le travail de Hemsi apporte un certain nombre de réponses à deux questions essentielles : quels étaient les airs qui accompagnaient les ballades des Judéo-Espagnols à l’époque de l’expulsion et même avant ? Qu’est-il advenu de ces airs, tout au long des cinq siècles où ils furent transmis par voie orale dans les pays d’exil ? Israël Katz se situe plus tard dans la même problématique en proposant certaines réponses (Katz 1972). Alberto Hemsi admet qu’il existe un apport turc manifeste et indéniable dans certaines parties du répertoire, notamment en ce qui concerne les modes.

Fig. 1. Alberto Hemsi (1898-1975), collecteur de chants judéo-espagnols, Milan, 1918.

Photo : collection Allegra Benoun Hemsi.

26 Cependant, si nombre de traits, principalement mélodiques, témoignent de l’orientalisation du chant judéo-espagnol, celui-ci conserve des caractéristiques, comme la métrique syllabique, qui indiquent son origine européenne, alors qu’en Orient on privilégie la métrique classique arabe aruz, basée sur l’organisation des syllabes longues et brèves, ou encore la structure strophique bâtie sur le modèle des romances espagnols et des villancicos médiévaux.

27 Il existe deux styles d’interprétation des romances, portant chacun des caractéristiques identitaires : le style méditerranéen oriental (Istanbul, Izmir et les Balkans) et le style marocain (Tanger, Tétouan). Dans les deux styles, les romances sont chantés de façon monophonique et sans accompagnement, la forme strophique est une constante, toutes

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les stances mélodiques répondent au principe de la répétition avec variations et l’ambitus est dans les limites d’une octave.

28 Par contre, en méditerranée orientale, le chant est caractérisé par le style modal des makam turcs ou arabes, une technique d’ornementation vocale et d’intonations microtonales et un rythme libre et non mesuré. Tandis qu’en Méditerranée occidentale, une modalité majeure ou mineure progressant diatoniquement correspond plus au concept occidental de hauteur, les ornementations rappellent le style neumatique (Shiloah 1995).

Les coplas

29 De tradition plus récente, les coplas se caractérisent par un contenu proprement judaïque et une prosodie différente. Il y est fait référence aux fêtes juives, à des épisodes de la Bible ou encore à des événements importants de l’histoire du judaïsme. Bien que certains textes figurent dans des recueils dès le XVIIIe siècle, la plupart d’entre eux sont transmis oralement et leurs auteurs sont généralement connus.

30 Les coplas les plus connues relatent l’histoire d’Esther, la naissance d’Isaac, le Jugement de Salomon ou Moïse au mont Sinaï, et certaines mélodies de ces chants ont été reprises dans des kantigas.

Les kantigas

31 Les kantigas, les chants lyriques, constituent le coeur du répertoire judéo-espagnol. La variété des styles musicaux et poétiques est encore plus grande que dans les autres genres. Cette diversité littéraire crée de multiples types de mélodies. Toutefois, il s’agit généralement de deux à quatre phrases musicales agencées en différentes combinaisons, voire en refrains chantés par le groupe en alternance avec le soliste. L’amour contrarié ou déçu, l’hésitation entre deux amants, sont les sujets privilégiés. On trouve aussi des kantigas thématiques comme les kantigas de boda (chants de noces), kantigas de parida (chants de naissance) etc. De très anciens textes espagnols alternent avec des traductions modernes de chants populaires turcs, grecs ou italiens. Les rythmes aksak des Balkans et de la Turquie, ainsi que les formes modales turques se retrouvent dans les kantigas.

32 De la naissance à la mort, toutes les célébrations solennelles sont marquées par une multitude de chants, et c’est dans ces chants que les femmes ont pu exprimer leur histoire, leurs désirs, leurs déboires mais aussi les valeurs du judaïsme qui sous-tendent l’édifice culturel. Véritable patrimoine, le cancionero judéo-espagnol était transmis par les femmes, de génération en génération, dans l’espace de la vie quotidienne et du foyer. Le plus souvent isolées et exclues du culte public à la synagogue, elles ont trouvé en ces chants une forme de libération au travers desquels elles pouvaient extérioriser les aspects marquants de leurs expériences et de leur existence (Weich Shahak 1984). Par conséquent, la forme de ces chants n’était pas fixe; des femmes talentueuses pouvaient exprimer leur créativité en ajoutant des paroles de leur cru.

33 Le mariage et les cérémonies qui l’entourent sont probablement l’événement le plus important dans la vie de l’individu et de la communauté judéo-espagnols. On le trouve d’ailleurs représenté dans des chants de toutes sortes qui reflètent les étapes de la vie : on rencontre par exemple des prédictions de mariage dans les berceuses, ainsi que dans les comptines ludiques pour enfants ; viennent ensuite la recherche et le choix du partenaire

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ainsi que les difficultés rencontrées par le jeune couple avant le mariage. Beaucoup de chants nuptiaux visaient à préparer psychologiquement la jeune fille à ce qui constituait un moment crucial de son existence. Parmi les kantigas de boda, certaines sont destinées à la belle-mère sur le point de rencontrer sa bru, d’autres accompagnent la représentation de la dot, d’autres encore sont chantées quand la fiancée se rend au bain rituel, ou encore lorsque la jeune fille fait ses adieux à sa mère.

34 Les chanteuses professionnelles, les tañaderas, que l’on invitait à toutes les cérémonies, connaissaient non seulement le répertoire musical, mais toutes les coutumes liées au mariage. Elles prenaient la direction des évènements, en surveillaient les moindres détails, étaient chargées de mener les différents cortèges (les cadeaux du fiancé à la fiancée, l’exposition du trousseau, le bain et les apprêts de la fiancée).

35 Quant à la naissance, elle était parfois célébrée avant le terme, dès le début de la grossesse. La naissance d’un garçon a toujours suscité une grande joie. La mère et le nouveau-né figuraient au centre de festivités qui commençaient avec la naissance et se poursuivaient avec la circoncision. Les femmes de la famille ainsi que les amies et les voisines restaient nuit et jour à leurs côtés en chantant des chants spécialement destinés à la jeune mère. Les thèmes tournaient autour de la douleur de l’accouchement. Lors de la circoncision, autour d’un rituel très marqué, on chantait des chants en judéo-espagnol qui parlaient de la circoncision du prophète Elie.

36 En chantant les nanas (berceuses), les femmes transmettaient leurs nostalgies, leurs plaintes et leurs rêves. Dans ces chants destinés à endormir les enfants, on peut trouver des thèmes non attendus comme la jalousie intense d’une femme contre un mari qu’elle soupçonne de revenir de chez une rivale ni plus belle ni plus noble qu’elle-même, des conseils d’hygiène corporelle pour des jeunes filles, des conseils d’études pour les jeunes garçons, etc.

37 Les femmes accompagnaient leurs travaux ménagers avec des kantigas pour exprimer leurs souffrances et la pénibilité de leur existence due à la contrainte de vivre sous le même toit que leur belle-mère, ou leurs espoirs d’une vie meilleure.

38 Soulignons également au passage l’aptitude des femmes à chanter des lamentations et des endechas (chants de deuil), sans doute grâce à cette qualité de créer le lien symbolique qui unit la naissance à la mort.

39 La cérémonie de cortadura de mortaja (la coupe et la confection du linceul) est une tradition particulière propre aux Juifs des Balkans. Elle était organisée quand un homme atteignait ses soixante ans, pour le préparer sereinement à l’idée de la mort.

40 Les processus de mutation sociale, le démembrement de l’Empire ottoman et les nouveaux exils ont inévitablement affecté l’identité musicale des Judéo-Espagnols. C’est ainsi que, dans certaines kantigas judéo-espagnoles, nous découvrons des airs d’opéra du XIXe siècle, des zarzuelas, des opérettes, ou des rythmes de fox-trot, de tango ou de valse. À partir du début du XXe siècle, les communautés séfarades, influencées par le système éducatif de l’Alliance Israélite Universelle, introduisant le mode de vie à la franca et la culture française, ont été également sensibles à des traditions européennes comme le chant en canon, les fanfares et la musique de troupes de music-hall. On voit même la musique instrumentale supplanter les chanteurs traditionnels.

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Des collectages aux interprètes

41 Les chants judéo-espagnols collectés par Alberto Hemsi, Leon Algazi, Moshe Attias ou Isaac Lévy ont été rassemblés et transcrits à travers les collectages effectués dans les pays balkaniques, en Turquie et en Israël au début du XXe siècle.

42 Toute une génération d’interprètes semble aujourd’hui se tourner vers ces racines oubliées, y puisant nostalgie et beauté. L’absence d’enregistrements de terrain rend difficile l’évaluation du caractère authentique des interprétations. La majeure partie, sinon la totalité, des disques mis sur le marché sont des enregistrements réalisés par des interprètes professionnels à partir de transcriptions musicales puisées dans des anthologies et arrangées. Le grand public a eu très peu l’occasion d’écouter ces chants dans l’interprétation des chanteuses traditionnelles de Turquie, de Grèce ou de Bulgarie.

43 Dans leur version traditionnelle, on connaît deux titres de Léon Algazi remasterisés de 78 tours et édité par Constantin Brăiloiu, un double CD de Isaac Levy, deux CD édités en Espagne du collectage de Susana Weich-Chahak des chants judéo-espagnols des Balkan et du Maroc, ainsi que les chants liturgiques et profanes édités par Isaac Algazi. Les chants judéo-espagnols de Méditerranée orientale de Bienvenida « Berta » Aguado et Loretta « Dora » Gerassi que nous avons eu le plaisir d’écouter en France en 1994 (cf. Discographie 1994) et les « Chants judéo-espagnols de Tétouan à Oran » collectés et édités par l’Association Vidas Largas de Henriette Azen, native de Siddi Bel Abbes et vivant à Paris, ont influencé beaucoup d’interprètes.

44 Le style vocal et l’accompagnement instrumental des interprètes actuels des chants judéo-espagnols se situent entre médiéval et oriental. Fidèles à ces esthétiques certains se font accompagner par des instruments de type ancien comme vièle, viole de gambe, luth, flûte à bec, etc., et utilisent des ornementations vocales médiévales ; tandis que d’autres, prenant l’option orientale des lieux de collectage de ce répertoire, chantent accompagnés de ‘oud, kanun, saz, darbuka, daf ou bendir, tout en restant dans l’univers d’ornementation modale des makam.

45 On connaît bien les difficultés de travailler sur une musique dont on a relevé la multiplicité d’interprétations, la variabilité et également la difficulté du passage de l’oralité à la notation écrite.

46 Les premiers enregistrements de ce répertoire, d’une inspiration plus « folk », ont marqué les autres chanteurs qui les ont suivis. D’autres ont paru récemment, dans la même lignée d’une appropriation de ce répertoire par des héritiers indirects s’appuyant sur l’érudition ou sur leur propre inspiration.

47 Dans les années 1960, la France a accueilli une forte communauté en provenance d’Afrique du Nord. Malgré le déracinement, ces Juifs ont su conserver les rites et les chants de leur communauté d’origine.

48 Aujourd’hui les détenteurs de ces traditions sont âgés. Le risque de perdre ce riche patrimoine et de voir disparaître une partie de la mémoire collective juive est grand. Les visites régulières en France de hazzan comme Haïm Louk ou Mordehaï Bouzalgo ont posé la question de la transmission de cette tradition, ont suscité des enregistrements et révélé des vocations.

49 Hazan de la synagogue de Montpellier, André Taïeb a été initié à l’art du malouf constantinois par le grand maître que fut Cheikh Raymond, figure emblématique de la

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musique arabo-andalouse de l’Est algérien. Héritier de cette tradition musicale, André Taïeb, nous restitue les piyyutim dans toute leur authenticité dans les CD qu’il a enregistrés avec l’ensemble Naguila, ou seul dans le CD de collectage édité par le CLRMDT de Montpellier (2003).

Fig. 1. André Taïeb et l’ensemble Naguila.

D.r. ensemble Naguila.

50 En replaçant dans leur contexte socioculturel les musiques séfarades des diverses communautés juives de la Méditerranée, en soulignant la question des influences de la musique de l’environnement non juif sur le patrimoine musical juif, nous avons tenté de démontrer la façon dont ce patrimoine musical s’imbrique dans la trame de l’histoire et des chemins d’exil de ces communautés.

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El Kat de Una Vida : Liturgical Songs, Ladino Songs. Translated ino Hebrew and Nursery Rhymes sung by Isaac Levy. Israel : Hatakalit CD 021-2, 2CD, 2001.

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Chants séfardes des Synagogues de Languedoc. André Taïeb. Abeille Musique, CLRMDT 2, 2003.

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RÉSUMÉS

Tout au long de cinq siècles d’exil, la musique judéo-espagnole a été exposée aux nombreuses influences des pays traversés et des terres d’accueil. Ces chants d’exil s’exprimaient dans la langue judéo-espagnole nommée djudyo au Levant et haketiya au Maghreb. Qu’est-il advenu de ces airs, tout au long des cinq siècles où ils furent transmis par voie orale dans les pays d’exil ? Le chant sacré était interprété par les hommes dans les synagogues, selon des makam arabo- andalous ou ottomans. Cependant, si nombre de traits, principalement mélodiques, témoignent de l’orientalisation du chant judéo-espagnol, celui-ci conserve des caractéristiques qui indiquent son origine européenne comme la métrique syllabique. En replaçant dans leur contexte socioculturel les musiques séfarades des diverses communautés juives de la Méditerranée, en soulignant la question des influences de la musique de l’environnement non juif sur le patrimoine musical juif, nous avons essayé de voir comment ce patrimoine musical s’imbrique dans la trame de l’histoire et des chemin d’exil de ces communautés.

AUTEUR

SAMI SADAK Enseigne l’ethnomusicologie à l’Université de Provence dans le cadre du Département d’ethnologie, ainsi qu’à l’Université de Nice dans le cadre du DESS « Patrimoine méditerranéen et européen ». L’itinérance des peuples de la Méditerranée (turc, grec, juif) et leurs adaptations musicales constituent son champ de recherche. Il a été chargé d’études à la Mission des Musiques et Danses Traditionnelles de l’ARCADE. Lors de cette mission, il a publié L’Enquête régionale sur les Musiques et danses traditionnelles, communautaires et musique du monde (Arcade 2001) et Le guide des musiques traditionnelles dans la Région Provence Alpes Côte d’Azur (Arcade 2002). Co-directeur artistique du Forum des musiques du monde « Babel Med Music », il est également membre de l’Académie Charles Cros.

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Musiques des minorités, musique mineure, tiers-musical

Jérôme Cler et Bruno Messina

Note préliminaire

1 Un peu à la manière du diptyque turco-cubain que nous avions proposé il y a dix ans, Jean-Pierre Estival et moi, dans le cahier « Rythmes » (1997), de nombreux entretiens, fruits de l’amitié entre Bruno Messina et moi, ont fait émerger l’idée de proposer un article à deux voix sur un thème commun, celui de la non-identité. Evidemment, il peut paraître facile, à l’heure où ce concept d’identité est très présent, ainsi que l’adjectif dérivé « identitaire » (sous-entendez « crise », aurait écrit Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues), d’arriver en disant « nous allons vous parler de la non-identité, de la non- pertinence de l’identité ». Mais pour Bruno Messina comme pour moi, il s’agit bien de traduire une expérience commune, incontestable, à laquelle seul le terrain, sa fréquentation « empathique » ou « sympathique », nous a menés l’un et l’autre, chacun de son côté.

2 C’est la formulation de cette expérience qui se donne à lire ci-dessous. Dans mon cas, il s’agit d’un article qui résume plusieurs « terrains » différents sur la même aire géographique et culturelle ; j’en ai déduit l’idée du « mineur », en pensant bien sûr à cette « littérature mineure » qu’évoquaient Deleuze et Guattari dans les années 1970 à propos de Kafka, et à ces « devenirs-mineurs » que les mêmes présentaient dans Mille Plateaux et d’autres textes, qui disaient à peu près « il ne suffit pas de se déclarer minorité, encore faut-il le devenir »… Ces notions, ces phrases, ont cheminé en moi au long de mes travaux d’ethnomusicologue : elles étaient juste les points de départ d’une réflexion qui a progressé dans l’ombre au fil de ma fréquentation des villages où j’aimais m’arrêter en Turquie méridionale, et dont j’essaie ici une illustration, sans pour autant prétendre me conformer à un modèle de pensée : simplement, il s’agit de formuler ce que m’a dit le terrain lui-même, dans sa complexité constitutive, à la fois pour expliciter une seule pratique, et au-delà de la suffisance territoriale du village ou de la pratique.

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3 En ce qui concerne Bruno Messina, il s’agit de la proposition d’un concept, celui de « tiers- musical », qui forme en somme un prolongement théorique de mon approche. C’est pourquoi, plutôt que d’en faire un article à part entière, Bruno, dans sa modestie, a préféré le présenter comme une « coda », lançant des pistes, qui peut-être se formulent à certains moments comme une sorte de « manifeste en faveur de… ». Reste que ce travail commun prétend à une unité que, nous l’espérons, le lecteur percevra sans peine.

Musiques des minorités, musique mineure : l’exemple de la Turquie méridionale (Jérôme Cler)

4 Les lignes qui suivent se sont élaborées parallèlement à la confection d’un CD consacré au plus petit des luths de Turquie, le üçtelli baǧlama1, dont j’avais enregistré, depuis 1991, les principaux maîtres dans les montagnes du Taurus occidental. En méditant sur ce format « minimal » du saz, instrument national de Turquie, sur l’esthétique de la discrétion qui lui est indissolublement liée et à la circularité des formes répétitives dont il est la principale voix, j’ai tenté de rassembler tous les éléments nécessaires à l’explicitation de cet art particulier, mineur, pratiqué à une « extrémité » du monde musical de la Turquie contemporaine. Cela correspondait également à ma démarche d’ethnomusicologue, puisque j’avais commencé par fréquenter les villes et les grands maîtres de l’art du saz « standard », national, ou valorisé comme symbole de plusieurs cultures à l’intérieur de ce vaste pays ; un mouvement irrésistible m’avait à plusieurs reprises poussé à quitter les grands centres, pour gagner les périphéries, jusqu’à cette zone ultime où je m’installai pour construire ce qui allait être le sujet de ma thèse : les yayla, hauts-pâturages où se sont sédentarisés les derniers nomades « turcomans ». Mon regard sur la culture du saz s’est ainsi, en quelque sorte, inversé, dans la mesure où je me suis mis à observer l’ensemble de ce monde du saz depuis son bord extrême, et non plus depuis le centre. Du même coup, les multiples échos du monde musical « global » parvenaient jusqu’à cette périphérie, et contribuaient à construire son sens, même si celui-ci n’en avait pas tant besoin pour s’effectuer, dans son autosuffisance et son autonomie locales. Petit instrument, milieu restreint d’interconnaissance sur des plateaux isolés, « petites musiques » formulaires et répétitives, tels sont les éléments de base à partir desquels je me crus obligé de penser à la notion de musique mineure – en deçà même, nous allons le voir, de la notion de minorité. C’est pourquoi je tenterai de proposer un tableau aussi exhaustif que possible des courants ou du réseau d’interactions permettant une compréhension de cette notion. Je rappellerai donc quelques données historiques et sociologiques indispensables, puis un nombre limité de données ethnographiques, pour montrer en quoi consiste ce point de non-retour, cette singularité que j’appelle ici « mineure ». L’ enjeu est tout autant de définir le contenu même d’une pratique marginale, ou marginalisée, que de mettre en relief le rôle délicat de l’ethnomusicologue, ou prétendu tel, dans cette pratique : car il n’est question ici que de « raison pratique », d’inscription dans un temps et dans un espace bien définis.

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Quelques données liminaires

Musique nationale et saz

5 En Turquie, la politique musicale nationale de la République a promu le saz, luth à long manche fort répandu dans les campagnes anatoliennes, comme instrument national : la facture, du coup, en a été rationalisée et standardisée – au détriment progressif des nombreuses formes locales de l’instrument qui, dans les campagnes anatoliennes, se distinguaient par leur taille, le volume et la forme de leur caisse, la longueur du manche. Cette standardisation « nationale » s’est faite pour adapter l’instrument aux grands ensembles de la Radio Nationale Turque (T.R.T.), et assurer leur homogénéité. L’ éducation musicale nationale, commanditée par le gouvernement (ministères de la Culture et de l’Education nationale), s’est développée dans les universités où les départements de « musique turque » sont devenus des conservatoires nationaux, comportant une section de lutherie : là, les étudiants peuvent apprendre à fabriquer toutes sortes d’instruments du patrimoine national, y compris bien sûr le saz, dont la pratique, par ailleurs, est obligatoire, quel que soit l’instrument de spécialité choisi par l’étudiant2.

Minorités en Turquie

6 La question des « minorités » en Turquie a longtemps été problématique. Les recensements officiels ne faisaient état que de trois appartenances religieuses (islam, christianisme, judaïsme) ; quant à l’ethnicité, un recensement eut lieu en 1965, prenant en compte la langue maternelle – mais dépourvu de tout détail sur les diverses langues turciques, considérées simplement comme « dialectes anatoliens ». Ainsi fallut-il attendre 1989 et l’étude impressionnante de Peter A. Andrews, Ethnic Groups in the Republic of Turkey , pour voir un premier inventaire de la diversité ethnique et religieuse qui compose la Turquie contemporaine : cet ouvrage passionnant, foisonnant d’informations, prenant en compte l’interactivité et la relativité de la notion d’ethnicité, ainsi que la diversité des ethnonymes, a longtemps été interdit en Turquie. Aujourd’hui, par contre, la notion de « minorité » n’est plus un tabou, aussi bien à l’échelle globale de la nation qu’au niveau local : je peux en témoigner, car dans la sous-préfecture d’Acıpayam, des amis fonctionnaires de l’appareil d’état à qui j’allais rendre visite au moins une fois par séjour, au cours de ces soirées festives qui nous ont toujours été coutumières en ces occasions, la question me fut posée : « Avez-vous des minorités chez vous ? ». Je me souviens fort bien que ma réponse, évoquant l’Alsace, la Bretagne, le pays basque, etc., avait suscité le plus vif intérêt. Nous avions pendant un bon moment discuté des notions de minorités linguistiques, de « race », d’ethnie : et mon évocation du modèle espagnol, et de ses autonomies, avait impressionné ces partisans convaincus de l’unité nationale… Nous étions en 1997 : à la même époque, une prestigieuse production de CD appelée Kalan Müzik, commençait à publier des enregistrements de musique kurde chantée en kurde, des enregistrements « revivalistes » des musiques populaires arméniennes de Turquie (en arménien), et autres… Je me souviens bien par ailleurs avoir évoqué la même thématique sept ou huit ans auparavant, dans le même milieu, au prix d’une nette réprobation, la notion même de « minorité » demeurant hors-champ pour les consciences… Les temps ont donc bien changé.

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Les Yörük

7 Parmi les minorités recensées par Andrews, il en est une qui n’est pas ethnique au sens d’un lignage identifié et revendiqué, mais plutôt sociale – ce qui n’exclut pas un passé commun, une histoire, celle des yörük, littéralement « marcheurs », à savoir les nomades, ou semi-nomades qui continuent, en nombre à vrai dire fort limité désormais, à conduire leurs vastes troupeaux d’ovins des basses-plaines où ils séjournent en hiver, aux estivages, souvent fort éloignés – jusqu’à 200 km – qu’ils rejoignent à partir du mois de mai. Dans les campagnes de Turquie, on peut également désigner de ce nom des sédentaires dont l’ascendance nomade est encore proche, comme c’est le cas pour les musiciens auxquels était consacrée ma thèse, et que je fréquente depuis maintenant une quinzaine d’années : dans les montagnes du Taurus de l’ouest, ils se sont fixés sur leurs anciens campements d’été, en altitude, connaissant ainsi des conditions de vie austères à cause des longs hivers.

Minorités religieuses, hétérodoxies musulmanes

8 Un fait marquant de l’identité religieuse de la Turquie est la coexistence multiséculaire d’un islam officiel sunnite majoritaire et de groupes d’obédience shi’ite duodécimaine, longtemps clandestins par crainte des persécutions. Ces derniers, au nombre de 15 à 25 millions selon les estimations et le point de vue, se distinguent par la divinisation d’Ali, et, sous couvert d’un « credo » shi’ite, héritent de plusieurs conceptions religieuses adoptées tout au long des migrations des nomades turciques (manichéisme, culte du soleil, croyance en la réincarnation, entre autres). Ce qui a toujours scandalisé les sunnites, c’est que ces groupes n’ont pas de mosquée, n’observent pas le jeûne du ramadan, et pratiquent des rituels nocturnes où les femmes sont présentes, dansant avec les hommes la danse sacrée du semah. Enfin (comble d’impiété !), la boisson « communielle » du dem, alcool, au nom des « Trois », Allah, Muhammed, Ali. Je ne détaillerai pas ici l’histoire de cette appartenance religieuse3, mais me bornerai à distinguer deux grandes désignations les concernant : quand il s’agit des peuples ruraux ou d’ascendance nomade, dont l’appartenance religieuse se transmet par hérédité, selon un modèle lignager, tribal, ils sont appelés alevi (alévis), d’un nom calqué sur l’arabe ‘alawi , soit : « gens de ‘Ali ». Mais en tant que confrérie, où l’on entre par cooptation, et non par hérédité, ils se désignent comme bektashis, du nom de Hadji Bektash, le saint fondateur qui vécut au XIVe siècle : le bektashisme était plutôt répandu en Anatolie occidentale et dans les Balkans, c’était la religion officielle des janissaires. Pour résumer la différence entre alévis et bektashis, je me bornerai à reprendre ce que nombre de spécialistes ont coutume de déclarer : d’une part, alors que l’on naît alévi, on peut devenir bektashi ; d’autre part, l’alévisme a plutôt trait au monde rural ou nomade de l’Anatolie, alors que le bektashisme renvoie au monde urbain et aux classes cultivées (pourtant il sera question ci-dessous, on le verra, d’un village bektashi paysan et résolument non urbain). Conséquence de l’exode rural, l’alévisme est sorti peu à peu du secret à partir des années 1970, et les persécutions qu’il subissait se sont estompées4. Sa philosophie religieuse et mystique s’est sécularisée, au point de devenir un humanisme social : si, dans cette pensée, le divin doit être cherché en l’homme, l’organisation sociale sous-jacente à la vie des villages alévis, une fois déplacée dans les villes, devient un modèle souvent assimilé au socialisme ou à la gauche (et comme il existe également des kurdes alévis, l’amalgame a souvent été fait entre identité kurde/alévi/marxiste-léniniste). De plus, comme

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l’alévisme historique fut constamment associé aux révoltes des groupes nomades ou paysans contre l’État central ottoman sunnite, l’alévisme sécularisé moderne a également incarné des idéaux révolutionnaires.

Fig. 1 . Les musiciens officiants du rituel de cem bektashi, village de Tekke Köyü, Elmalı, Antalya.

Photo Jérôme Cler, 2003.

Musique et hétérodoxie

9 C’est un point fondamental à rappeler ici, puisque notre propos est la musique : les rituels alévi-bektashi, appelés cem ou birlik (l’unité, l’union) reposent sur l’expression musicale d’une poésie accompagnée principalement au saz, et sur une pratique de danses sacrées. Un des saints et héros (héraut !) de l’appartenance religieuse alévie moderne est Pir Sultan Abdal, qui, au XVIe siècle, a été pendu à Sivas pour son « hérésie », et son opposition au pouvoir central, et que l’on aime aujourd’hui représenter brandissant son saz les bras tendus au-dessus de sa tête comme un fusil. De ses poèmes transmis par la tradition orale, les plus prisés de nos jours sont ceux où prédomine l’aspect social et politique.

10 On peut dire qu’une des conséquences de l’exode rural a été l’effritement des anciennes structures politiques « tribales », et la fin de la chefferie traditionnelle ; dans une certaine mesure, les grands aşık, bardes, de la communauté ont en partie assumé ce rôle de « leaders ». Depuis les années 1980, la diffusion de cassettes d’aşık alévis (dont le plus célèbre est Arif Saǧ) propose ainsi à l’ensemble de la population de Turquie une forte alternative au modèle national représenté par les artistes de la halk müziǧi. Arif Saǧ, avec quelques autres, devient le maître incontesté du saz : il sera non seulement un musicien abondamment diffusé, mais aussi un homme politique, en tant que député. De fait, si les classes issues des migrations internes s’identifient de moins en moins à la musique officielle de la radio nationale – simple « folklore » – cette poésie alévie à la fois multi- séculaire, et renouvelée par ces maîtres du saz conquiert une grande partie de la

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population. Ailleurs, en émigration, certains aşık alévis se déclarent ouvertement politisés, et deviennent les porte-parole d’un peuple exploité, déshérité, déraciné par l’émigration économique, comme Nesimi Çimen. Mais, il faut y insister, une caractéristique des plus intéressantes de cette évolution, pour un observateur d’Europe occidentale, est le lien profond avec la tradition : même quand les aşık d’aujourd’hui composent de nouvelles poésies, celles-ci empruntent naturellement les formes et les tournures du passé, au point qu’elles peuvent aussi bien être chantées dans les rituels.

Modèle, contre-modèles

11 Durant mes premiers séjours en Turquie, autour de 1990, je commençai par fréquenter les tenants d’une « orthodoxie » de la halk müziǧi », soit dans les conservatoires de musique turque (en particulier le département de musique de l’université d’Izmir), soit par l’intermédiaire du luthier qui m’avait accueilli lors de mon tout premier voyage. Or très vite j’ai été confronté à des controverses : il y avait d’abord l’opposition souvent véhémente, entre halk müziǧi, et arabesk, bien décrite par Martin Stokes (1992)5. Mais un jour, un maître du conservatoire d’Izmir m’expliqua que le saz s’apprenait obligatoirement dans l’institution sur un accordage bien précis, appelé karadüzen – accordage en quintes résumé, de haut en bas, sol-ré-la6, en hauteurs relatives –, et qu’il était hors de question de jouer un autre accordage, mi-ré-la, appelé accordage « baǧlama » propre aux aşık alévis, et présenté quasiment comme « interdit », en tout cas extérieur au champ de l’orthodoxie musicale, à la fin des années 1980 : par la suite, je constatai dans les campagnes anatoliennes que c’était bien ce dernier accordage le plus couramment pratiqué, en particulier sur les plus petits des saz. Il est certain que de nos jours, un tel clivage n’est plus aussi marqué, mais j’avais au moins appris, à cette occasion, que non seulement la valeur symbolique de l’instrument pouvait changer (national/alévi), mais qu’un paramètre aussi « innocent » que l’accordage de l’instrument se retrouvait lourd d’une forte charge idéologique.

12 Enfin, l’école d’Arif Saǧ a également produit son modèle de saz, particulièrement adapté à l’accordage baǧlama, imposant un manche plus court que celui du modèle « national », et fabriqué dans un grand atelier de lutherie portant son nom.

Sivas, juillet 1993

13 Dernier événement, ou fait, nécessaire à la compréhension de tout ce qui suivra : Pir Sultan Abdal avait été pendu à Sivas, au XVIe siècle, sous les ordres d’un de ses anciens disciples devenu vizir. Sivas, l’ancienne Sébaste déjà célèbre pour ses 40 martyrs des temps chrétiens, redevint kanlı Sivas « Sivas la sanglante » en 1993, lorsqu’à l’occasion d’une rencontre d’intellectuels en majorité alévis, une foule de fanatiques mêlée de nationalistes et de sunnites intégristes mit le feu à l’hôtel où logeaient les principaux participants. Trente-sept intellectuels et aşık, parmi les meilleurs de la nouvelle génération des joueurs de saz, moururent dans les flammes devant une foule qui applaudissait, les autorités n’intervenant qu’au dernier moment, alors qu’il était trop tard. Arif Saǧ en réchappa, sain et sauf. Il est vrai que, suite à ce terrible événement, il put asseoir sa gloire sur de nouvelles bases, participant à tous les hommages aux martyrs, et renouvelant les techniques du saz avec quelques compagnons-disciples, dont Erdal Erzincan et Erol Parlak7 : au début des années 1990 en effet, à la faveur de la découverte, récente en Turquie, des dotar, dombra, khomuz d’Asie centrale, suite à l’effondrement de

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l’U.R.S.S., plusieurs joueurs de saz avaient développé de nouvelles techniques de jeu, regroupées sous la désignation de şelpe : abandon du plectre, élaboration de subtilités digitales pour la main droite, jeux en « tapping », ou « hammering » (main droite sur le manche : à la manière de Stanley Jordan pour la guitare électrique, techniques courantes sur le üçtelli de la région de Fethiye et alentour). Ces nouvelles techniques étaient autant inspirées des luths d’Asie centrale, que des vieux maîtres anatoliens, et surtout yörük du Taurus. On sera peut-être étonné que je mette en relation l’événement de Sivas, et le jeu en şelpe. La relation n’est que temporelle : c’est à la même période, et après Sivas, que ces nouvelles techniques ont connu un fort développement (jusqu’à un concert en 1996 avec l’orchestre symphonique de Cologne). En fréquentant les milieux du saz alévi, j’ai pu entendre dire qu’Arif Saǧ et son trio ont en quelque sorte « profité » de la disparition de certains de leurs camarades – mais il serait excessif, sans doute, de les accuser de cynisme, ou d’un morbide opportunisme.

Un peu d’ethnographie : le üçtelli baǧlama de Topal Ramazan

Topal Ramazan

14 Dans la ville de Fethiye, au sud-ouest de la Turquie, dans le vieux quartier épargné par le tremblement de terre de 1957, au milieu de restaurants aux terrasses ombragées et bien remplis jusque fort tard dans la nuit par les touristes à partir du mois d’avril, une petite maison dans le coin d’une place attirait à peine le regard. Par la porte entrouverte, le matin, les passants pouvaient apercevoir un homme âgé, agenouillé par terre en train de travailler le bois. En s’approchant, ils discernaient alors la forme d’un luth, singulièrement petit, et dont plusieurs spécimens étaient suspendus à des clous sur le mur. Le soir, le vieil homme, s’appuyant sur de grosses béquilles, allait s’asseoir sur un banc, et parfois jouait de son petit luth à un auditeur de passage. Mais très vite les sonos environnantes en écrasaient le son ténu, et le lieu se dédiait aux plaisirs des touristes. Et Topal Ramazan, Ramazan le Boiteux, allait dans sa petite maison s’étendre et regarder la télévision.

15 Un petit nombre de gens bien sûr connaissaient le raffinement de Ramazan, et de son art du baǧlama à trois cordes, üçtelli baǧlama. Mon maître de Paris, Talip Özkan, m’avait recommandé de lui rendre visite, à la fois pour enregistrer son répertoire et pour lui ²acheter des instruments. A Izmir durant mes premiers voyages en milieu académique, un professeur du Conservatoire spécialiste de cet instrument, Hamit Çine, m’avait également parlé de Ramazan comme d’une référence…

16 Je m’étais une fois rendu chez lui en partant d’une petite ville de l’arrière-pays, Acıpayam, située à 150 km, soit une matinée de bus. Mais par chance, les amis qui m’hébergeaient connaissaient un avocat de la ville qui, ayant affaire à Fethiye, pourrait m’y conduire en voiture, et me ramener le lendemain matin. Nous partîmes donc tôt le matin, et trouvâmes la maison de Ramazan. Mon chauffeur alla lui serrer la main, et le complimenter pour son art, renommé dans toute la région et même le pays entier, disait- il. Puis il nous laissa. Je passai là une journée paisible en compagnie de Ramazan, l’enregistrant, conversant avec lui. Le lendemain matin, l’avocat vint nous chercher, but un thé avec Ramazan qui lui joua quelques airs, et nous repartîmes, moi muni de deux petits luths, dont je jouai l’un tout au long de la route, tout en parlant avec mon chauffeur. Celui-ci professait son goût pour la « musique populaire », qui représentait

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pour lui les vraies valeurs de la nation, et me témoignait son intérêt pour ma démarche, qu’il voyait comme un service rendu à la fierté nationale… Mais soudain, à l’entrée de notre ville de départ, il me demanda, désignant l’instrument : « Cache ça ! Penses-tu, si on nous voyait ! »… Un peu gêné par ma surprise, il m’expliqua que ce luth n’était en somme qu’un jeu d’enfants. Sans plus : il changea de sujet assez vite, de toute façon nous étions arrivés, et il me déposa.

La « reconnaissance» de Topal Ramazan

17 Octobre 1995. Je suis invité à me rendre à Fethiye pour un vaste rassemblement de joueurs de saz et d’aşık, dont le produit du concert, qui serait donné au grand stade de la ville, devait être versé à Ramazan Güngör, pour qu’il bénéficiât d’une maison décente et d’une retraite… Je descendis de mes yayla, avec un autre représentant du üçtelli baǧlama, Hayri Dev : nous devions tous deux faire partie du programme, par l’entremise d’un mécène local de la musique « populaire », propriétaire fortuné d’un hôtel-village de vacances qui consacrait tous ses loisirs à la promotion des artistes régionaux. Toutes les classes allaient être représentées : outre de nombreux musiciens nationaux de la Radio d’Izmir et des artistes régionaux, la vedette de la soirée devait être Arif Saǧ, mentionné plus haut, accompagné de ses deux acolytes virtuoses du saz. Ils avaient emprunté à Ramazan et aux maîtres du petit luth à trois cordes une grande part de leurs nouvelles techniques de şelpe. Cela justifiait donc pleinement la présence de ces grandes stars du saz pour la célébration du vieux maître Topal Ramazan : il était en effet connu comme le dernier représentant de techniques de jeu de ce type. Topal Ramazan ce soir-là était malade, fiévreux. L’après-midi, il avait été conduit à un studio de télévision privée régionale (Kanal-F), pour y être interviewé, entouré de musiciens de Fethiye. Puis, pour le grand concert du soir, au stade de foot de la ville, il dut jouer un peu devant tout le monde : mais une sonorisation peu adaptée à son instrument et l’agitation générale de tous ceux qui, s’employant ce soir-là à l’entourer et à le servir, ne parvenaient qu’à le harceler et l’épuiser, l’empêchèrent d’accorder correctement son instrument, et rendirent sa prestation pathétique… Ensuite, tous les artistes se succédèrent sur la scène, jusqu’à celui que le public attendait, Arif Saǧ : comme un des faubourgs de Fethiye, Günlükbaǧı, est alévi, une intense jeunesse était venue là pour acclamer le maître, qui, deux ans auparavant, avait échappé à l’incendie meurtrier de l’hôtel de Sivas. Durant la dernière partie du concert, Ramazan n’était plus aux tribunes : étant donné son état de santé, il s’était déjà retiré dans les vestiaires du stade qui faisaient office de coulisses. Il avait froid, entre ces murs de béton, et nous étions quelques-uns à rester auprès de lui. Quand, après le concert, tout le monde se retrouva dans cette loge sans charme, Arif fut assailli par ses admirateurs, qui lui apportaient de grands bouquets, se faisaient photographier à ses côtés, pendant que Topal Ramazan, proclamé pourtant héros de la soirée, restait seul dans un coin avec sa fièvre.

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Fig. 2 . Ramazan Güngör et son üçtelli baǧlama, Fethiye.

Photo Jérôme Cler, 1994.

Premiers points d’interprétation

18 Toutes les explications et récits qui précèdent ne concernent, on l’aura compris, que la musique, sa pratique, et plus spécialement le saz – dont le nom générique, qui désigne tous les types de luths à long manche de Turquie, est emprunté au persan et signifie originellement dans cette langue : musique, accordage, agencement musical, etc. Mais il nous faut rendre compte à présent de la concaténation de tous ces thèmes et scènes fragmentaires.

19 Tout d’abord, il faut bien considérer que le saz a fonction d’« emblème identitaire », (même si cette expression semble lourde et ressassée). Qu’il soit standardisé, orthonormé, ou brandi comme une arme par une communauté, il s’agit bien du même espace idéologique de ce que Mark Slobin appelle superculture8 : d’un côté l’unification républicaine, et de l’autre la venue au grand jour des communautés minoritaires alévies produisent par cet emblème, au bout du compte et au-delà de leur rivalité de modèles, le même effet d’hégémonie. Au point que dans les campagnes j’ai pu m’entretenir avec deux générations de musiciens sunnites, le père reproduisant à propos des alévis le discours ancien, coutumier aux sunnites (« ceux-là sont plus loin de nous que les djinns », me dit-il un jour), alors que le fils, plus au fait des mutations, à l’affût de l’excellence du saz de sa génération, me disait cette phrase étonnante : « aleviler bizden », « les Alévis sont des nôtres » (sous-entendu : nous les paysans d’origine yörük, pauvres, marginalisés, et musiciens). Le même fils me demandait ainsi, un jour où je quittais son village pour me rendre à Ankara, de lui rapporter des livres de Pir Sultan Abdal, pour qu’il en apprenne les poèmes et s’en inspire dans son propre répertoire « car ces poésies ont un sens profond ». Par conséquent, ceux qui avaient été minoritaires, producteurs de stratégies, ou porteurs par leur musique de messages subversifs, dans les années 1070-80, avaient

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conquis à leur tour une hégémonie incontestable, allant jusqu’à remplacer le modèle national, étatique.

20 L’ anecdote de l’avocat qui, un temps, me chante les louanges de la musique originelle, des « sources vivantes » comme on dit là-bas des musiciens objets de collectes par les « officiels » de la musique, pour ensuite me demander de cacher l’instrument au regard de ses pairs, révèle bien un rapport de classe : sa position d’avocat faisait de lui un notable, au même titre que certains fonctionnaires, et en aucun cas un « objet » venant de la classe paysanne ne devait sembler soudain intégré à son univers quotidien, la coupure devait rester totale, en définitive. Cet épisode révèle également les limites de l’ identification : car ici aussi, le problème n’est pas celui d’une identité (nationale, ou yörük), mais celui de l’identification d’une série de processus qui n’ont de sens que par rapport à l’autre, mais jamais seulement par rapport à soi. Le concept même d’identité se révèle ainsi une sorte de coquille vide, de contenant abstrait qui n’a de contenus que provisoires et mutants, liés à une praxis sociale.

21 Il faut considérer également que la rivalité des modèles (« national »/« alévi ») au sein du phénomène appelé superculture, prend alors tout son sens du point de vue de la subculture9 . C’est pourquoi le concert donné en l’honneur de Ramazan ne peut être appréhendé, en tant que fait social total, qu’une fois connus tous les autres composants. Topal Ramazan est alors le dernier maillon d’une longue concaténation, ou encore, l’individu singulier pris comme élément unique à l’intersection de plusieurs ensembles : ce qui à la fois le promeut comme l’origine par excellence, et du même coup le place hors-jeu, le rejette au- dehors de l’événement. Pour décrypter ce fait social, il devient superflu de reprocher aux grandes vedettes du saz leur ingratitude ou leur égoïsme. Quand bien même l’on accuserait un « larcin » de la part des champions de l’instrument, ou qu’on leur reprochât leur orgueil, le fait dans son objectivité dépasse cet aspect simplement « moral » ou individuel.

Les arrière-pays : pour une musique mineure

22 Tout ce dont j’ai parlé plus haut ne concerne que des musiques sans territoires, ou à territoires multiples, des musiques déterritorialisées. Même Ramazan, qui pourtant vivait dans sa région, s’est retrouvé en ville et a été victime, à son échelle, de l’exode rural. Maintenant, qu’en est-il si nous ne considérons que des musiques bien enracinées dans leur sol, fortement territorialisées ?

Alévis ? Bektashis ?

23 À une centaine de kilomètres à l’est des hauteurs évoquées ci-dessus, un village sur un vaste plateau, d’environ 1500 habitants, et construit autour du mausolée d’un des plus grands saints de l’ordre bektashi, Abdal Musa. A la belle saison, de fin mars à novembre, les paysans sont fort occupés, fonçant allègrement sur leurs tracteurs, pour cultiver un vaste territoire de terres arables et de vergers. En hiver, ils passent de nombreuses nuits à accomplir leur rituel d’« unité » (birlik, cem). Dans le village, quatre dignitaires baba, réélus chaque année ainsi que les autres officiants du rituel, ont chacun un cinquantaine d’âmes (talip, disciples, enfants spirituels) à leur charge. Comme chaque talip « doit » à la communauté un rituel par an, et que les rituels sont offerts à chaque fois par deux disciples – donc deux foyers, car l’épouse et la parenté sont autant concernées que le chef de famille – l’activité rituelle est fort intense à la morte saison, de novembre à fin février-

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début mars, selon la durée de l’hiver. Tout cela se répartit entre deux maisons de rituel, mais un quatrième baba officie plutôt dans les domiciles de ses talip. Cette vie rituelle et confrérique intense se nourrit de controverses, d’une permanente re-construction de la tradition : il s’agit en effet d’un lieu majeur de l’ordre bektashi, et dans le passé, jusqu’à l’abolition des confréries par Atatürk, la vie du couvent était intense, accueillant de nombreux pèlerins pour qui, disait-on, les marmites étaient toujours en train de chauffer. Après 1926, il y eut une rupture dans la tradition du village, réassumée ensuite, peu à peu, par les paysans eux-mêmes (selon leurs propres récits). Et ce n’est que depuis une trentaine d’années que l’intensité rituelle a été retrouvée pleinement, avec cette note originale d’un questionnement collectif permanent sur les institutions de cette tradition, mode de vie communautaire « démocratique » comme aiment à le dire les baba, qui ne se privent pas d’être en désaccord – entre tendances « conservatrices », « progressistes », « sunnisantes », « alévisantes », etc. Là encore, il serait bien trop long de détailler tous les aspects de ce « terrain » très riche, dont je commence à peine à maîtriser la sociologie, et à proposer une description : je me bornerai donc à quelques notations.

24 Dès mes premiers séjours, j’ai été frappé par deux faits : la musique dans les rituels est d’une beauté singulière, et d’une allure mélodique atypique au sein de l’environnement régional. Mise à part la norme métrique de « l’aksak à 9 temps » (2+2+2+3), les chants, nourris par la tradition poétique propre au lieu même où de nombreux paysans continuent du reste à créer leur hymnographie, se laissent difficilement comparer aux chansons de la région alentour : grands ambitus mélodiques, sauts d’intervalles fréquents (quartes, septièmes). Dans le rituel, c’est un chœur, à l’unisson, qui assure la continuité musicale, là où habituellement, un ou deux aşık suffisent. On peut distinguer deux catégories importantes de chants (nefes, « souffle »), comme pour les liturgies chrétiennes : fixes et mobiles. Fixes, donc « obligés », les chants invoquant les douze imams, ceux accompagnant la danse du semah, ceux du dem (moment où l’on boit trois fois l’alcool rituel), ceux enfin de Kerbela, thrènes commémorant le martyre de l’imam Hüseyin ; mobiles et librement choisis par les aşık pour ce jour-là, les chants destinés à être écoutés pendant le « festin » (sofra). C’est parmi ces derniers que l’on entendra à l’occasion quelques nefes, hymnes venant du « monde extérieur », entendus sur des cassettes, et chantés par un aşık célèbre ou « ami » du village, ainsi que d’autres composés par les poètes autochtones. Mais d’une manière générale, en aucune manière les joueurs de saz qui officient dans le rituel ne se soucient de se conformer à un modèle venu du monde urbain ou de la diffusion alévie « de masse » : instruments souvent peu raffinés, de qualité sonore moyenne, jeu appris et transmis dans l’autarcie du milieu rituel et villageois. Preuve en est la réponse à la question que j’avais posée lors de ma toute première visite : « pourrais-je entendre les aşık de chez vous ? ». On m’avait répondu « mais nous n’en avons pas, ici ! », alors que pas moins de douze chanteurs peuvent être présents durant la célébration, parmi lesquels d’authentiques poètes : simplement, derrière le nom d’aşık, s’entendait la figure venue de la superculture, célébrité du monde de la diffusion de masse, ville, cassettes, etc. Enfin, pour tous ces musiciens, la poésie est au premier plan, l’ordre musical de l’expression faisant corps avec le texte : car même si un nombre limité de mélodies sert de moule (« timbre ») à de nombreux textes, inversement, aucun de ces poètes ne saurait simplement dire son texte sans le chanter, même quand il s’agit d’un texte créé, composé, par lui. Or la mélodie sera toujours autochtone, ou traduira la forte appropriation par le milieu local des sons, des mots venus du dehors.

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25 Un deuxième fait important est l’affirmation que j’ai fréquemment entendue : « nous sommes bektashis, et non alévis ». Certains le disent comme un simple constat d’identité, d’autres, avec un accent presque indigné. Certes, à la différence de ceux que l’on nomme aujourd’hui alévis dans toute la Turquie, et dont les dignitaires se succèdent par hérédité et rapportent leur généalogie au Prophète, les bektashis d’Abdal Musa élisent leurs baba.

26 Cette volonté de se distinguer nettement des « autres » (et donc pratiquement de tout le monde !) peut s’expliquer de plusieurs manières : à cinq kilomètres de chez eux, le village d’Akçaeniş, où Alain Gheerbrant avait fait ses enregistrements dans les années 195010, est peuplé de Tahtacı sédentarisés, ces nomades de la forêt décrits par Jean-Paul Roux (Roux & Özbayri 1970), également alévis. Donc affirmer sa différence avec eux peut n’être qu’une distinction de classe, et de dignité.

27 Une autre raison pourrait être « l’agitation » du monde alévi dans toute la Turquie – encore une fois : l’hégémonie d’une superculture –, le pullulement des associations dans les villes, se fédérant toutes sous diverses obédiences11, les récupérations politiques auxquelles nos paysans d’Abdal Musa sont rétifs. Pourtant, chaque année au mois de juin, un grand « festival » (en turc dans le texte : en l’occurrence, nom laïc de « pèlerinage », ziyaret) rassemble des Alévis de toute la Turquie dans le village, dont les habitants accomplissent leur devoir d’hospitalité. Mais j’ai souvent entendu cette remarque, de la part de visiteurs venus pour le « festival » : « c’est étonnant, les villageois ne participent pas beaucoup aux festivités, on ne les voit pas, ils vaquent à leurs occupations ». Evidemment, en plein mois de juin, les travaux des champs les sollicitent beaucoup. Mais il y a autre chose, que je pourrais résumer comme la conviction d’être au centre du monde, et de se suffire à eux-mêmes. Durant le festival-pèlerinage, les baba-aşık préfèrent recevoir quelques aşık visiteurs chez eux, discrètement, dans le jardin de la maison (arrière-cour) plutôt que se mêler aux grandes manifestations et concerts du festival qui ont lieu non loin du tombeau du saint dans un amphithéatre construit ad hoc – désormais augmenté d’un grand édifice appelé « maison de la culture », construit avec les fonds émanant de fondations alévies nationales.

28 Au fond, il en va de même que pour la musique, il s’agit bien d’une singularité, vécue comme telle ; mais selon les paysans du village, si la musique est immuable, « a toujours été la même », les institutions, elles, au gré des vicissitudes historiques, se trouvent en permanente auto-constitution. Ce qui va de pair avec l’indifférence, sinon la résistance, à l’extériorité du monde, et de la société globale, pour qui vit au centre d’un plateau et de montagnes dont tous les lieux, arbres, pierres, sont emplis de sens, chargés d’une histoire sainte et légendaire, vaste domaine, « arrière-pays » avec lequel nul autre lieu ne peut rivaliser, sauf peut-être le grand couvent de Hacı Bektaş où se tient chaque année, autour 16 août, un autre pèlerinage-festival.

Hauts-pâturages

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Fig. 3 . Hayri Dev et son üçtelli baǧlama, hameau de Ta avlu, Çameli, Denizli.

Photo Georges Andres, 2004.

29 Toujours le üçtelli baǧlama, petit luth à trois cordes évoqué au début de cet article, mais 1500 m plus haut que chez Topal Ramazan, au sein des hauts pâturages, où les ancêtres se sont fixés vers le début du siècle dernier. Nous ne sommes plus là en milieu alévi- bektashi, mais sunnite, moyennant tout de même la forte particularité que représente l’univers yörük des nomades sédentarisés. Dans de petits villages dispersés dans la montagne et situés à l’emplacement des anciens campements d’estivage, jeunes et vieux savent « manipuler » le petit luth à trois cordes, – mais bien sûr, certains en ont fait une spécialité, et sont considérés comme des « maîtres », à qui l’on fait appel çà et là dans les fêtes de mariage. Leur répertoire est généralement partagé par tous, moyennant des finesses locales qui permettent d’identifier l’origine des airs. Un des grands maîtres, Hayri Dev (cf. fig. 3), est célèbre alentour pour son style inimitable – on fait encore appel à lui pour des noces – et sait de lui-même susciter la fête, à l’improviste, chez tel ou tel voisin. Il chante des bribes de poèmes ressemblant à des proverbes, brefs mots d’esprit, jeux de mots, nonsense. Un ou deux vers, répétés indéfiniment sur des airs également répétitifs, formulaires, soumis à l’invariable contrainte métrique de l’aksak. Parfois, des visiteurs venus des plaines aiment goûter le bon air des lieux, se préparent un feu pour griller de bonnes viandes agrémentées de yoghourt et de légumes frais, pour le plaisir de convier le maître du petit luth et se délasser au contact de son humour. Mais ils se permettent parfois des remarques sur sa « petite musique » : « ah bon, c’est ça que tu joues ? Tu n’as rien d’autre à dire quand tu chantes ? » Et lui de répondre en évoquant ses souvenirs d’enfance, garde des troupeaux dans la montagne, divertissements des filles et des garçons non mariés, et d’ajouter : « oui, tous ceux qui viennent de l’extérieur nous disent que notre musique, c’est toujours pareil… Mais s’ils restent longtemps, ils commencent à faire la différence »… Il faut dire que le répertoire consiste en effet en une combinatoire

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entre quatre positions de la main gauche sur le manche du luth, quatre notes dirions- nous – sauf que les ornementations, les ambiguïtés perceptives dues au jeu en quintes parallèles, induisent de très subtiles variantes qu’effectivement l’expert sait entendre… Quant au « musicologue » qui se promène dans la région, il doit bien se rendre à l’évidence d’une singularité locale, d’une musique qui ne s’entend que là, selon des frontières géographiques précises, à la fois horizontales (une vingtaine de kilomètres de rayon) et verticales (toujours au-dessus de 1000 m d’altitude). Il s’agit de la « ritournelle territoriale » que j’ai déjà évoquée ici où là12. Ceux des plaines (500 mètres plus bas), en particulier la plaine d’Acıpayam, ont cultivé à travers les siècles la conscience de leur identité avshar – grand groupe turkmène célèbre de l’Iran à la Turquie de l’ouest, qui s’est approprié cette plaine au XIV e siècle : la bataille qui les en rendit maîtres est encore célébrée dans un chant à tonalité épique, bien connu dans toute la région. Car là « en bas », ils ont de « grandes musiques », airs longs mélismatiques chantant la douleur de la séparation ou l’amour impossible dans de beaux poèmes, solennelles danses lentes zeybek, aux figures complexes ; mais dans les hauts pâturages, on ne s’identifie pas à ces musiques, on a même tendance à s’en moquer légèrement. Et surtout, on n’est personne : « karda yörü, izini bell’etme » « marche sur la neige, ne rends pas visible ta trace », dit le proverbe. Pas d’ethnonyme déclaré, des identités floues, changeant d’une génération à l’autre, tout comme les toponymes du reste… et comme les pièces du répertoire. Bien sûr, tout bon musicien de noces qui veut assurer sa réputation et ses revenus se doit de pratiquer tous les répertoires non seulement régionaux, mais encore « à la mode », arabesk il y a dix ans, pop-music turque aujourd’hui. Il y gagnera d’être appelé non seulement dans son petit milieu d’interconnaissance, mais également plus loin, « en bas ». N’empêche, un jeune musicien de mariage, le même qui m’avait dit « les Alévis sont des nôtres », me confiait un soir que rien ne le reposait plus (au sens propre du verbe, compris ici comme le fréquentatif de « poser ») que les petites ritournelles des hauts pâturages, sur le petit luth. Il disait qu’en les jouant, il se retrouvait « dans son assiette », comme bien installé, alors que les autres musiques lui apparaissaient comme un flux qu’il ne savait retenir, qu’il devait sans cesse s’exercer à se remémorer, avec peine.

30 Enfin, ces répertoires locaux restent associés au secret, à la discrétion : la petite taille des instruments, leur faible volume sonore, font dire aux anciens « tu joues derrière cette forêt, et derrière l’autre forêt on ne t’entend pas ». Les mêmes insistent sur le secret de leurs réunions musicales, quand ils étaient jeunes bergers, garçons et filles…

En guise de conclusion

31 Le lecteur aura compris que tout au long de cet article, j’ai privilégié le point de vue de la société restreinte, de l’extrémité ultime d’une chaîne de relations, ou des singularités à la périphérie du réseau « général » des pratiques musicales : un individu, Topal Ramazan, un village figuré comme centre du monde, ou les hauts pâturages parsemés de petites unités géo-musicales. La société englobante s’y trouve reflétée, ou exprimée, mais sans réciprocité : car rien ne reflète ces unités, sauf peut-être le travail d’un éventuel ethnomusicologue, dont la position et la responsabilité se définissent par son extériorité donnée d’avance. Il reste donc à délimiter ce concept de musique mineure et le rôle de l’ethnomusicologue dans cette configuration.

32 « Mineure », et non « d’une minorité ». Le mot mineur est à prendre dans son mouvement étymologique : minor, le comparatif, suggère bien un processus, jamais un résultat. Une

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musique devient sans cesse mineure, dans certaines conditions de pratique sociale, et le « résultat » pressenti, où elle se déclare « de telle ou telle minorité », sur le mode déclaratif d’un discours, reste sans cesse évité. Il en va de même pour la société qui crée des dispositifs empêchant la formation d’un appareil d’État, dans les thèses de Clastres (La Société contre l’État). La « pratique mineure » conjure la constitution d’une identité. La Turquie permet une illustration qui me semble particulièrement pertinente de ce concept, pour trois raisons principales : 1) la charge idéologique attribuée à la musique y est toujours forte, et difficile à ignorer pour l’observateur engagé ; 2) Le concept de « minorité » y est d’actualité, depuis une décennie, émergeant des excès de la politique d’état-nation unitaire ; 3) L’ ascendance nomade y est encore bien présente dans certains milieux qui se situent à la périphérie la plus éloignée de la société globale, et que j’ai pris comme exemples par excellence. Ces milieux, en effet, sont au point de contact extrême des « tentacules » de l’appareil d’état : à la fois ce dernier pèse sur eux de tout son poids, et eux-mêmes en réchappent13, selon leur identité déshéritée, ou, pour mieux dire, dans leur non-identité : ces sociétés sont mineures, sans se constituer en minorité, elles sont la condition d’existence de cette pratique musicale mineure et infiniment fragile. Le goût du secret, dans ces conditions, va de soi.

33 L’ ethnomusicologue dans cette configuration bénéficie-t-il d’une altérité neutre ? Ce n’est pas si simple, car sans cesse il passe, se faufile entre les milieux, tout en s’établissant sur sa « base » son village, ou entretenant ses amitiés privilégiées avec tel ou tel musicien, au travers des yeux duquel il apprend à regarder le monde ; et si, comme c’est le cas pour moi, il partage la pratique de cette musique, et entre dans ses processus, son système, sa création permanente et continuée, il se révèle à même de décrire un devenir-mineur, rien de plus : en aucun cas, il ne saurait être le garant (au sens du mot latin auctor d’où provient auctoritas) d’une désignation. Ce n’est pas à lui de se permettre de figer les processus qu’il étudie dans la consistance d’une soi-disant « identité ». Il n’est du reste pas plus le sauveur d’un monde en voie de disparition, ou investi d’aucune mission de cet ordre. Il est témoin, participant, pris lui-même dans ce mouvement, dans ce devenir, il l’accompagne aussi humblement que possible.

34 Dans les deux milieux « territorialisés » que j’ai évoqués, l’ethnomusicologue que je suis a pu constater que la pratique mineure exclut tout pathos de la disparition. On n’y pleure pas la mort de la tradition, même si moi, l’observateur venu du dehors, je ne peux que constater statistiquement les disparitions progressives, régulières… La praxis même, dans la musique mineure, est une gaia scienza. Rien à déplorer. La musique préexiste, pour les bektashis, et les entoure de toute part, dans les rituels à répétition ; pour les Yörük elle est comme le troupeau dans la montagne, apparitions-disparitions, formes en devenir, dont le modèle, le chant féminin, a disparu. La pratique mineure opère comme point aveugle dans la cartographie des échanges musicaux : musique de non-retour.

En guise de coda : le « tiers-musical » (Bruno Messina)

35 Lorsque Jérôme Cler m’a proposé de m’associer à lui pour cet article sur le thème des « identités musicales », il pensait tout d’abord que je témoignerais de mes travaux sur les marchands ambulants de Java central, à « égalité » en quelque sorte, avec son étude sur cette problématique en Turquie. Mais au fil du temps, il m’a semblé évident que ma contribution ne pourrait se faire que dans un modeste prolongement de la sienne et à

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partir d’un socle de préoccupations ou de passions que nous avions en commun depuis plusieurs années, malgré des formations et des parcours différents.

36 Je ne reviendrai pas sur l’ensemble de son article mais ponctuellement sur tel ou tel exemple. D’abord parce que je ne suis pas particulièrement compétent sur la question des musiques de Turquie et je ne vois pas ce que je pourrais ajouter de pertinent à son travail, ensuite parce que ce n’est de toute façon pas à partir d’une musique et d’un groupe particuliers que nous avons coutume de nous retrouver et que les exemples que je développerai brièvement ici sont transposables à souhait. Ensuite, les terrains où j’ai acquis un peu d’expérience, comme Java central mais aussi quelques îles de Méditerranée aux identités communément considérées comme bien marquées, pourraient être des lieux assez peu propices à une réflexion objective sur le sujet : les actes du séminaire sur le thème de l’identité réunissant des chercheurs de diverses disciplines et dirigé par Claude Lévi-Strauss en 1974 et 1975 ne mettaient-ils pas en avant la nécessité de « récuser le mythe d’une insularité » (Lévi-Strauss 1983) ? Quoi qu’il en soit, j’éviterai d’emblée cette difficulté et ne partirai pas d’un terrain en particulier. Ou plutôt, j’essaierai de formuler quelques propositions, à partir de la lecture du texte de Jérôme Cler, et de mes propres expériences du terrain, mais sans m’y limiter. En effet, pendant que Jérôme Cler s’attachait aux petits luths et à leurs musiques formulaires, je me suis évertué dans mon travail (Messina 2001) à décrire le paysage sonore javanais que les ethnomusicologues « traditionnels » de Java, fascinés par le gamelan, avaient tendance à délaisser. Il me semblait que les sons des marchands ambulants, principalement composés de cris, sifflets et rythmes joués sur des ustensiles de cuisine, les signaux des veilleurs de nuit joués sur des tambours de bois disposés autour des villages, les bribes de chants des mendiants accompagnés de leurs instruments d’infortune, et le reste des micro-événements musicaux, participaient musicalement de l’ordinaire javanais et devaient être étudiés à l’intérieur d’une musicologie générale de Java central et non pas écartés comme autant de phénomènes marginaux ou anecdotiques. Puis mon attachement à quelques îles de la Méditerranée comme la Corse, la Sardaigne, la Sicile, et par la suite mon engagement en tant que médiateur des musiques – dans la mesure où mon métier de directeur artistique me permet de l’être – m’ont amené ces derniers temps à développer la notion de « tiers- musical », qui me semble une approche complémentaire de ce devenir-mineur fortement décrit par Jérôme Cler à partir d’un seul terrain qu’il fréquente depuis une quinzaine d’années. De fait, corrélativement à la question des identités musicales, Jérôme Cler et moi sommes toujours parvenus à parler de nature, de vie, de sens, de flux, voire d’humanité, à partir de ritournelles, de formes simples, de paysages sonores : bref, d’événements musicaux considérés comme mineurs, où l’esthétique peut croiser le politique14. Cette invitation à la possibilité de considérer les petites musiques, dites mineures ou encore non nommées, non étudiées, oubliées, est à la marge de ce que beaucoup d’ethnomusicologues étudient et considèrent. C’est autour de ces « musiques de peu », comme on dit « gens de peu », que je voudrais prendre le relais des pages qui précèdent.

Une esthétique de la discrétion

37 Au sujet du üçtelli, ce petit luth des campagnes de Turquie méridionale, il est fait mention d’une esthétique de la discrétion et de petite musique, sans intention dépréciative évidemment. Mineures dans la forme, modestes dans les moyens et les dimensions,

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mineures dans l’espace, mineures au sein même de la minorité qui les porte, ces musiques sont pourtant faites d’un quelque chose de musical essentiel, innommable (pour ne pas dire ineffable, terme par trop connoté) et dont l’intérêt ne se laisse pas étrangler dans nos grilles d’analyse. Si l’on y réfléchit, ces critères de modestie ne s’appliquent pas seulement à ces petites musiques de Turquie, mais à d’innombrables pratiques musicales le plus souvent laissées en dehors du champ de l’ethnomusicologie. Ainsi pouvons-nous également parler d’une esthétique de la discrétion à propos d’un chant de mendiant accompagné au siter15 sur le trottoir du marché de Yogyakarta ou encore d’un air de fifre de montagnard, fût-il connu sous le nom de Zéphirin Castellon, dans les montagnes de l’arrière-pays niçois16. Nous pourrions multiplier les exemples. Que dire de ces musiques ? Comme le vent, il semble qu’elles sont ici, mais pourraient être là ou encore disparaître, et qu’elles offrent peu de prises. Me vient alors immédiatement à l’esprit l’idée selon laquelle l’obligation du déplacement ou le souvenir de cette obligation – déplacement du nomade, du mendiant, du berger, etc. – porterait la nécessité d’une musique discrète, facile à emporter et facile à jouer, facile à oublier et à se rappeler : jouable à discrétion, en toute occasion. En fait, une musique déterritorialisable et reterritorialisable à souhait. Dans un de ses cours Jérôme Cler racontait comment, après 1923, les migrants hellénophones venus d’Anatolie se trouvaient re-sédentarisés par l’échange des populations, dans une mythique « mère-patrie », l’État-nation grec, où ils se trouvaient tout aussi bien en exil. Emportant avec eux l’immense héritage de la musique urbaine de l’ex-empire ottoman (Istanbul, Izmir surtout), ils le faisaient revivre dans les tavernes du Pirée ou de Salonique, clandestinement car ces origines orientales restaient fortement refoulées sinon réprimées : c’est ce que l’on appelle le rebetiko. Dans ce contexte, il est étonnant de remarquer que le petit luth baǧlama était prisé parce que l’on pouvait le cacher sous le manteau. Il est étonnant également que l’idiome musical de l’Empire cosmopolite, avec sa « grande musique » (makam, science du taksim, etc.) se trouvait ainsi emporté dans un devenir-mineur. Nous pourrions traduire cela en termes « deleuziens », comme un vaste mouvement de déterritorialisation des ritournelles (Deleuze et Guattari 1980 : 381 et suiv.), car même dans les tavernes de Grèce, ces musiques, loin de se reterritorialiser dans un nouveau milieu, restaient fondamentalement déterritorialisées, clandestines, exclues. Je pense que c’est pour les mêmes raisons que certains amateurs de musique klezmer (genre qui ne souffre plus aujourd’hui d’un manque de considération, tout comme le rebetiko) n’arrivent pas à admettre les enregistrements de ces répertoires au piano solo par Denis Cuniot. Ce qui peut les déranger, ce n’est sans doute pas tant les originalités de ses reprises ou compositions : c’est aussi, et surtout, le fait qu’un instrument imposant, sédentaire par nature, associé aux ostentatoires débordements de l’individualisme romantique et aux salons de l’aristocratie, semble en quelque sorte « trahir » l’histoire mythifiée de la clandestinité, des ghettos et des déplacements d’une communauté. Or, « une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure » est-il écrit à propos de l’allemand de Kafka (Deleuze et Guattari 1975 : 29). Transposés à l’exemple musical en question, « l’impossibilité de ne pas écrire », « l’impossibilité d’écrire en allemand » comme « l’impossibilité d’écrire autrement » dont parle Kafka à propos des juifs de Prague (ibid.), donnent bien à ce pianiste ayant commencé la musique en France par un apprentissage classique – par une musique majeure sur un instrument majeur – la possibilité de faire sa musique au piano, tout comme le faisait Leopold Kozlowski en Pologne17, emportant l’instrument dans un devenir-mineur. C’est pourquoi l’esthétique de la discrétion en musique paraît d’abord liée à la fragilité de personnes ou de communautés et à leurs

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déplacements réels ou seulement possibles. Dans ces cas, l’identité musicale ne dirait que secondairement son appartenance à un groupe singulier, son nom, ses spécificités, alors qu’ en premier lieu, ce que dirait discrètement et modestement cette musique, c’est son identité mineure, comme le dit Jérôme Cler. Autrement dit, son devenir-nomade, sa non- identité.

Rapport à l’écoute et à la pratique

38 Si nous croyons que la musique est à appréhender dans le sonore produit et pas seulement dans ses conditions d’émergence, comment alors parler de ces petites musiques sans sombrer dans une inflation du discours qui serait contradictoire avec leur modestie, une fois passées la description et l’analyse musicologique de leurs formes ? Succinctement, je me permettrai deux remarques, l’une en rapport à l’écoute, l’autre à la pratique, les deux liées entre elles par la question du sensible et de l’intuition.

39 Commençons par l’écoute qui permettra sans doute de mieux comprendre ce que je voudrai suggérer lorsque je parlerai de la pratique. D’une façon générale, les principaux travaux des ethnomusicologues sont consacrés à l’écoute et à l’analyse de musiques qui correspondent à un idéal défini par un usage culturel. En effet, le but plus ou moins inavoué de ces études revient à montrer que ces musiques portent en elles, à un degré aussi élevé que les nôtres, les qualités de ce que nous entendons comme « grande musique » : elles possèderaient obligatoirement les qualités intrinsèques que nous attribuons à l’œuvre aboutie et réalisée aussi parfaitement que possible, selon des règles et principes formels que le rôle de l’ethnomusicologue est d’élucider. Par cette « perfection », je n’entends évidemment pas celle, technique, à laquelle tend l’interprète de musique classique occidentale (bien que cela se rencontre aussi), mais plutôt celle, plus générale, qui nous permet finalement – bien que dans la discipline on se défende de tout ethnocentrisme esthétique – la comparaison avec la musique occidentale dite savante. Ainsi, si nous avons un peu de culture musicale, que nous aimions les entendre ou non, un « miserere » des « confrères chanteurs » lors de la semaine sainte à Castelsardo en Sardaigne (cf. Lortat-Jacob 1998), une polyphonie des Pygmées Aka lors d’un rituel de divination en République Centrafricaine (cf. Arom 1987) ou encore une pièce de concert sur un gamelan gong kebyar à Bali (cf. Basset 1995) suscitent un sentiment de grande beauté d’emblée « incontestable ». Il ne s’agit pas ici d’exclure à notre tour ces musiques du devenir-mineur qui les constitue au même titre que tant d’autres (la Confrérie de Castelsardo renvoyant aux Bektashis de Jérôme Cler, ou les Pygmées fondamentalement minoritaires, utilisant des instruments éphémères, etc.). Mais ce que nous cherchons souvent et valorisons dans leur musique, c’est plutôt sa perfection formelle, son caractère « abouti », et l’auditeur exogène croit comprendre sa finalité parce qu’elle offre une somme de qualités objectives, un peu comme les œuvres closes des compositeurs de la musique savante occidentale. Or tout le travail de Bernard Lortat-Jacob sur les polyphonies de Castelsardo a été justement de montrer qu’un chant donné, à un moment donné, renvoyait pour ses acteurs à tout un ensemble de contingences qui sont aussi bien en deçà qu’au-delà de cette prétendue perfection formelle : ainsi de tous ces conflits, rumeurs, réconciliations qui font la vie de la Confrérie de Santa Croce, et que les confrères reconnaissent dès les premières secondes d’un enregistrement. Par ailleurs, Jérôme Cler nous a montré que les qualités objectives des « grandes musiques » de la plaine d’Acıpayam, « en bas », n’impressionnent pas les gens des hauts-pâturages, dont

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les « petites musiques », interminables, semblent échapper aux visiteurs de passage qui les raillent volontiers, comme on le fait parfois des choses que l’on ne comprend pas. Mais ce qui nous échappe dans les musiques mineures n’est pourtant pas « en moins » mais ailleurs, innommable, dans un inachèvement qu’il faut accepter et apprendre à écouter. Sans doute l’impossibilité de les appréhender tout à fait ou leur absence de finalité ne permettent-elles pas de définir un type idéal. Et alors ? On pourrait dire qu’elles ne sont égales qu’à elles-mêmes, ce qui n’est déjà pas si mal. Quoi qu’il en soit, la pratique de l’écoute ou, mieux encore, la pratique tout court (comme Jérôme Cler le fait avec le üçtelli) permet d’appréhender de manière sensible ce qui échappe à l’explication. Ainsi de ces « un ou deux vers, répétés indéfiniment sur des airs également répétitifs, formulaires, soumis à l’invariable contrainte métrique de l’aksak » par le vieux maître, qui dit au visiteur qu’il faut rester «longtemps» pour « faire la différence». En effet, il faut expérimenter la durée de ces répétitions, sympathiser avec l’objet musical pour le saisir dans son individualité propre, son individuation (cf. Cler 2001), le connaître de l’intérieur. Certes, les formes musicales majeures – qui vivent aussi dans la durée et dont l’essence n’est pas moins de passer – peuvent être pensées intellectuellement de l’extérieur (divisées, coupées, arrêtées…), mais les musiques mineures se vivent intuitivement, de l’intérieur. « J’achevais sans conclure, j’ouvrais sans ouverture, ma musique mourait et renaissait, tombait et reprenait son essor, constante seulement dans ses infinies métamorphoses et constamment imprévisible. […] S’il y avait vallée, je remplissais la vallée ; s’il y avait ravin, je m’insinuais dans le ravin. Je ne laissais intervenir ni mes sens, ni mon esprit et me coulais ainsi dans les choses. […] Je m’arrêtais aux limites du fini, mais ma musique déroulait à l’infini ses effets. C’est en vain que tu cherchais à comprendre, que tu cherchais à voir, que tu cherchais à suivre » disait l’Empereur Jaune à Pei-men Tch’eng18…

Le tiers-musical19 : « considérer le petit comme le grand »

40 Pourtant, en refusant tout rapport de hiérarchie entre les grandes musiques et les musiques mineures, nous n’embrassons pas encore tout à fait le sujet et une question mérite d’être posée : entre un rituel de divination chez les Pygmées Aka et leurs appels de chasse, également recensés dans les enregistrements publiés, n’y aurait-il pas, en quelque sorte, un écart que je retrouverais pour ma part entre le gamelan et les marchands ambulants ? Dans les deux cas, il est important de noter que les Pygmées et les Javanais ne semblent pas accorder à ces productions sonores l’identité de musique. A Java, aucun mot ne permet de les nommer et, lors de mes discussions sur le terrain, nous employons à défaut le terme indonésien suara que l’on peut traduire par son ou par voix. S’il est vrai qu’il semble manquer quelque chose qui permette cette désignation, nous avons cependant choisi de les enregistrer et ainsi de leur accorder, au moins implicitement, des qualités musicales. Pour qualifier ce devenir-musique, je parle de tiers-musical.

41 S’occuper d’altérité en musique, c’est sans doute autre chose que de se contenter de valeurs. C’est laisser se faire et accepter d’entendre l’improbable fado qu’un Portugais chantait à une Javanaise (le langgam kroncong né au temps des Indes Orientales). C’est accepter que le chant de la souris cantatrice Joséphine – « ce néant de voix, ce néant de talent » (Kafka 1990 : 215) – puisse représenter son peuple. Ce n’est ni un problème de valeur musicale technique – « Puisse Joséphine être préservée de savoir que le fait que nous l’écoutions est un argument qui ne plaide pas en faveur de son chant » (ibid.) dit le

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narrateur – ni un problème de valeur esthétique intrinsèque – « un rien, un hasard, le moindre contretemps, un craquement du parquet, un grincement de dents, un dérangement dans l’éclairage, tout lui paraît propre à rehausser l’effet de son chant » (ibid. : 208). Les auditeurs et les musiciens de jiangnan sizhu, musique des maisons de thé de Shanghai – « Ils jouent en boucle les mêmes pièces, de toute façon couvertes par le tintamarre des haut-parleurs. » (Picard 2003 : 77)20 – ne s’en accommodent-ils pas, eux aussi, dans la plupart des cas ? C’est donc aussi reconnaître le tiers-musical, cette zone incertaine où le sonore naturel/environnemental et le sonore humain (sons des marchands – cris, cloches, bols, verres, planches claquées – voix d’hommes, de femmes et d’enfants – rires, pleurs, vents de contestation, mots tendres, jeux, bribes de conversations, langues râpeuses ou douces… – sifflets du berger, plaintes échappées des violons, sonnettes de bicyclette, mendiants musiciens des rues, souterrains et marchés, pieds dans les flaques, sonorités de transistors mêlées à celles des télés, musique de basse- cour et de gamelan apportées par le vent…) deviennent le musical.

42 Car « si l’on cesse de regarder le paysage comme l’objet d’une industrieon découvre subitement – est-ce un oubli du cartographe, une négligence du politique ? – une quantité d’espaces indécis, dépourvus de fonction, sur lesquels il est difficile de porter un nom. Cet ensemble n’appartient ni au territoire de l’ombreni à celui de la lumière » (Clément 2004 : 12).

43 Avoir alors la conviction que c’est hors du système de contraintes, en abordant le sonore comme Francis Ponge aborde les choses (1942) et Gilles Clément les lieux délaissés, que demeure notre liberté. Laisser aller l’oreille au gré des chemins buissonniers, des croisements, entendre par les trous, les fentes, les fissures, derrière et dans les murs, avancer à l’ouïe sur les sentiers des rizières et rhizomes, écouter chaque espace oublié jusqu’à trouver ce « tout où rien ne se crée ni ne se perd » pressenti par les présocratiques.

44 C’est ici et là, dans ces espaces indéfinis, déterritorialisés, qu’il nous faut laisser nos oreilles errer. Faire émerger la question du tiers, refuser la dualité, c’est déjà approcher l’ontologie du musical. En d’autres termes, et quelle que soit la solidité du modèle d’opposition binaire ou du couple conceptuel donné (musique/silence, musique/bruit, musicien/auditeur, ordre/désordre, conflit/règle, nature/culture, sens/système, sens/ sensation, terre/monde, cycle/ligne, objet/sujet, etc.), ce sont à chaque fois la porosité de la démarcation et la zone de « contact » (Colli 2000) qui doivent être entendues et nous intéresser. Parce que non pensées, non prévues ; inestimables donc. Nous pourrons alors écouter ce que Gérard Granel nomme le « Tacite » : cette « différence silencieuse qui fructifie en tout perçu »21.

45 Lorsque je défends l’idée de considérer les « sons des marchands ambulants » (Messina 2001 : 88 et suiv.) comme le gamelan – et je cite Ponge, « le coquillage » comme « le temple d’Angkor » (Ponge 1942 : 74) – sans doute ne suis-je pas encore assez désintéressé et induis-je une comparaison. Il me faut être plus précis, plus juste, plus exigeant et penser que « considère le petit comme le grand »22 ne veut pas dire « considère le petit autant que le grand » mais « considère le petit comme étant le grand », et donc, exactement, « considère le petit comme le grand ».

46 Être à l’écoute, c’est aussi « être sujet à l’écoute », c’est se mettre en position pathologique de pouvoir tout entendre (Nancy 2002 : 25 et suiv.). Mais sans doute faudrait-il encore plus et mieux que cela, comme n’être plus sujet à rien et devenir oreille. Oreille clandestine, dans chaque espace oublié ou inconsidéré. Etre à l’écoute du tiers-

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musical, de la musique de la non-musique, et effectuer un « retour aux choses mêmes », selon le mot d’ordre d’Husserl.

47 Par ce tiers-musical non exclu je choisis d’échapper aux créateurs de valeurs, aux adorateurs du conforme – parce qu’« il y a une raison morale à rejeter l’idée que l’art ne se définit jamais que par des œuvres en bonne et due forme » (Charles 2001 : 262) – aux rempailleurs d’identités comme aux sirènes uniformes d’un océan d’informations. Que l’on me suive ou pas sur ce non-terrain-là, l‘ethnomusicologue a la responsabilité de ne pas jouer au douanier.

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NOTES

1. A paraître : Turquie. L’art du baǧlama, Ocora-Radio-France. 2. J’évoque ici une situation encore stable au tournant des années 1980-90, où j’effectuais mes premiers voyages. Je renvoie le lecteur à la description très précise qu’en a faite Martin Stokes dans son livre Arabesk Debate (1992), en particulier dans le chapitre sur « rule, system, technique ». 3. Pour cela, cf. Melikoff 1998. 4. Tout est relatif : cf. plus bas. 5. Le courant culturel appelé arabesk n’était pas qu’une musique inspirée de la variété égyptienne des années 1950, très populaire dans toute la méditerranée orientale, mais aussi un style de vie, et avait pour emblème le personnage du gariban, le migrant anatolien venant à Istanbul chercher du travail, et en proie, dirait-on aujourd’hui, à une profonde « crise d’identité » (sociale, s’entend). 6. Je rappelle qu’une particularité du saz est que les cordes des « bords » sont du même registre, se différenciant de celle du milieu, de sorte que cet accord « en quintes » ne peut s’écrire, par exemple : sol1-ré2-la2 : il y a coexistence d’une logique de l’accordage en quintes, empruntée à des cordophones occidentaux, et celle, proprement « sazistique », où les deux cordes des bords sont distantes d’un ton : dans l’autre accordage, il s’agit simplement d’un renversement du système. 7. Auteur d’une méthode détaillant toutes ces techniques, şelpe baǧlama metodu. Istanbul : Ekin yayınları, 2001. 8. En anglais dans le texte (cf. Slobin 1993). 9. Toujours en anglais dans le texte.

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10. Cf. le double 33 t. paru chez Ocora, Voyages d’Alain Gheerbrant en Anatolie 1956-1957 (Ocora Radio-France 558634). A l’époque de son voyage, Alain Gheerbant n’avait pas voulu publier ses enregistrements, à cause du secret de l’appartenance religieuse alévi-bektashi. Il le fit plus tard, dans les années 1970. 11. Pour tous les aspects politiques liés à l’alévisme contemporain, cf. Massicard 2005. Quant à l’alévisme et au bektashisme historiques, voir Melikoff 1998. 12. Cf. 1999, 2005. 13. Stratégie la plus simple : devant les collecteurs « nationaux » venant d’Ankara ou d’Izmir, il était courant de voir les paysans chanter ou jouer quatre ou cinq airs, puis s’arrêter en disant : « o kadar », « c’est tout, voilà mon répertoire », alors qu’ils pouvaient par ailleurs animer des veillées jusqu’au matin… 14. Dans La rage de l’expression,Francis Ponge écrivait :« Je m’aperçois d’une chose : au fond ce que j’aime, ce qui me touche, c’est la beauté non reconnue, c’est la faiblesse d’arguments, c’est la modestie. Ceux qui n’ont pas la parole, c’est à ceux-là que je veux la donner. Voilà où ma position politique et ma position esthétique se rejoignent. » (1942). 15. Le siter est une cithare – version populaire et le plus souvent rudimentaire du celempung que l’on trouve dans le gamelan – posée à plat devant le musicien. 16. A paraître en 2007 chez Modal, un ouvrage collectif (contributions de Luc Charles-Dominique, Bruno Messina, François Picard, Patrick Vaillant…) consacré à Zéphirin Castellon, célèbre joueur de fifre et sonneur de cloches du haut-pays niçois, accompagné de la réédition du disque Siblar e cantar en Vesubia paru une première fois en 1992 chez Silex. 17. CD Denis Cuniot, Confidentiel klezmer, Buda Records, 2007 ; CD Leopold Kozlowski, The last klezmer, Global Village Music, 1994. 18. Tchouang-Tseu, chapitre XIV, Le Ciel tourne, traduit par Jean-François Billeter et extrait de son ouvrage « Leçons sur Tchouang-Tseu », Paris, Editions Allia, 2006 : 124. 19. Des éléments de cette partie ont été repris à l’article « le tiers-musical », à paraître dans la revue Filigrane, aux Editions Delatour France, dans le numéro intitulé Musique et globalisation. 20. Voir aussi les enregistrements de François Picard, en situation, dans le CD : Chine, les 18 provinces, chez Silex/Auvidis. 21. Cité par Jean-Luc Nancy (2002 : 41). 22. Lao-Tseu, Tao-tö king, trad. Liou Kia-hway, Paris : Gallimard, 1967, LXIII.

RÉSUMÉS

Jérôme Cler : Pour définir ce que nous entendons par « musique mineure », nous abordons l’exemple de la Turquie, où la notion de minorité, qui fut longtemps problématique, s’avère de plus en plus présente dans les consciences depuis une dizaine d’années, en particulier du point de vue musical. En prenant pour appui deux milieux très différents, celui des Yörük (nomades fraîchement sédentarisés) du sud, et celui des Alevi-Bektashis (hétérodoxie religieuse de tendance shi’ite), en montrant les réseaux complexes dans lesquels sont pris leurs pratiques musicales, nous sommes conduits à contester la pertinence des notions d’identité ou de musique minoritaire, trop triviales pour décrire la finesse des stratégies locales : en ce sens, la « musique mineure » est avant tout une pratique et un devenir, refusant de se laisser figer comme « identitaire ».

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Bruno Messina : Pour compléter ce regard sur la Turquie contemporaine, nous défendons l’idée selon laquelle le paysage sonore javanais et certains de ses micro-événements musicaux participent musicalement de l’ordinaire javanais et doivent être étudiés à l’intérieur d’une musicologie générale de Java Central et non pas écartés comme autant de phénomènes marginaux ou anecdotiques. En élargissant cette approche, nous développons la notion de « tiers-musical », comme une invitation à considérer de plein droit ce que beaucoup d’ethnomusicologues auraient tendance à dédaigner ou simplement refusent d’écouter.

AUTEURS

JÉRÔME CLER Après des études littéraires (ENS rue d’Ulm, licence de philosophie, agrégation de lettres classiques) à Paris, a enseigné une dizaine d’années les lettres dans le secondaire, en région parisienne ainsi qu’en Espagne (Institut français de Madrid, 1984-86), où la pratique de la guitare flamenca l’a conduit à une première prise de conscience de l’ethnomusicologie participante. En 1988, la rencontre à Paris de Talip Özkan et l’apprentissage auprès de lui des luths saz (musique rurale de Turquie) et tanbur (musique classique ottomane) l’ont lancé sur les routes d’Anatolie, et vers une reconversion des lettres à l’anthropologie musicale. Détaché au CNRS (équipe « Mondes turc et iranien ») entre 1995 et 1997, il a soutenu son doctorat à l’université de Paris X-Nanterre, sous la direction de Jean During, en 1998 (Musique et musiciens de Turquie méridionale). Il est maître de conférences à l’Université de Paris IV-Sorbonne depuis 2000.

BRUNO MESSINA Né en 1971 à Nice. À l’issue d’études musicales classiques (CNR de Nice, CNSM de Paris), il étudie successivement le jazz (CNSM de Paris) et le gamelan javanais (PPPG Kesenian, Yogyakarta), puis suit une formation doctorale en ethnomusicologie sous la direction de François Picard (Université Paris IV-Sorbonne). Lauréat du Prix Villa Médicis hors-les-murs en 1992, il mène conjointement des activités de musicien, de chercheur, d’enseignant et de directeur artistique. Depuis 2004, il est directeur artistique de la Maison de la musique (scène conventionnée) de Nanterre et professeur d’ethnomusicologie au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris.

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Entretien

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De la scène à l’estrade Entretien avec François Picard

Jérôme Cler et François Picard

Nemo nisi per amicitiam cognoscitur

1 Je connais François Picard depuis les années où j’ai commencé à m’occuper des musiques turques à Paris : en particulier, je me souviens bien de son passage dans le studio de Radio-France où Talip Özkan enregistrait son CD l’ Art du tanbûr, en 1994. Puis nous nous sommes retrouvés à Strasbourg en 1996, quand il y enseignait l’ethnomusicologie et que j’étais moi-même rattaché provisoirement au département d’études turques de l’Université qui ne s’appelait pas encore Marc Bloch. Nous avions ensemble essayé de lancer un groupe d’études ethnomusicologiques, qui, du reste, survécut à travers quelques groupes de musiciens talentueux, nos anciens étudiants, plus que par l’institutionnalisation de la discipline à Strasbourg, où elle est restée fort précaire… Puis en 1998, François fut nommé professeur à l’UFR de musicologie de Paris 4, et le destin a voulu que je l’y rejoigne deux ans plus tard, comme maître de conférences. Depuis, nous partageons nos séminaires et nos enseignements : il parut donc tout naturel que j’aille le trouver, au début de l’été 2006, pour mener à bien l’entretien qui va suivre, dans cet ancien atelier de sculpteur, devenu un temps fabrique de pantoufles, et désormais sa maison, sur les hauteurs aérées de Belleville.

2 Comme pour beaucoup d’ethnomusicologues de notre génération, le trajet qui nous a menés tant à la discipline elle-même qu’à notre « sédentarisation » dans l’institution universitaire n’a pas été rectiligne. Et c’est sans doute le grand intérêt de l’ethnomusicologie que d’apparaître chez nombre de ses représentants comme le résultat d’une longue sédimentation d’expériences et de préoccupations en apparence disparates, où elle finit par trouver sa consistance, sans modèle préétabli ni obligé. Il me fallut bien commencer par tenter avec lui de reconstituer quelques étapes de ce cheminement, pour éclairer son approche singulière de l’anthropologie musicale, dont je suis le témoin régulier dans les salles où nous tenons nos séminaires communs. J. C.

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Fig. 1. François Picard jouant du sheng. Paris, Maison de la Radio, novembre 1995.

Photo Alain Mercier.

François, si tu me permets ce raccourci, il y a ceux qui commencent prof et finissent clown, ils sont assez nombreux ; toi, c’est plus rare, tu as commencé clown pour finir prof. Sans vouloir céder aux mirages de « l’illusion biographique », comme dit Bourdieu, j’aimerais, très classiquement, que tu me racontes un peu ton parcours, depuis ta prime jeunesse. La première chose qui me vient à l’esprit, c’est que j’ai baigné dans un milieu très international, mes parents étaient chercheurs, mon père en informatique théorique, ma mère en didactique des mathématiques. Des étudiants du monde entier venaient à la maison, et mes parents nous emmenaient dans des colloques. J’étais destiné à faire des mathématiques comme mes frères, mais en terminale, j’ai pris une orientation littéraire. J’étais à Paris, face à la scène de mai 68 : au lycée Montaigne, où il y avait grande effervescence, réflexion commune avec les enseignants, mise en question du système de notation, etc. Puis Louis-Le-Grand, comme toi, lycée de matheux, sauf que je me suis orienté vers les lettres avant toi, et me suis retrouvé en terminale littéraire à l’Ecole Alsacienne. C’est le théâtre qui a déterminé cette orientation littéraire. Je m’étais inscrit au groupe théâtre du lycée Louis-le-Grand, puis en Terminale, j’avais eu pour prof de philosophie Alfred Simon, qui était critique de théâtre et admirateur d’Ariane Mnouchkine et Gérard Gélas. Ensuite je suis allé en philo à l’Université de Vincennes, alors toute nouvelle – séjour assez rapide car je n’ai pas trop voulu continuer dans ce milieu-là, et je suis passé au département Théâtre. Je travaillais dans le domaine de la création collective, et non de la mise en scène du texte écrit. On apprenait à tout faire, pour acquérir des compétences multiples : on faisait les décors, dans les cours il y avait de l’acrobatie, beaucoup de travail corporel, des marionnettes. Nous avons formé des groupes, des ateliers, et de tout cela était né le groupe MACLOMA (= masques + clowns + marionnettes), très vite devenu un groupe professionnel qui a tourné, puis notre promotion a créé Pépé-Mémé. C’est là que j’ai commencé à travailler

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vraiment : régisseur son et lumière pour le Théâtre de la Tempête, puis pour Macloma, où j’ai aussi été musicien, clown-musicien. De même avec le théâtre du Grolétaire. Cette époque était passionnante : nous partagions les mêmes lieux – le théâtre de l’Aquarium –, les mêmes façons de faire, avec de petites troupes de théâtre ou de musique.

Quelle était alors ta pratique musicale ? J’avais commencé la flûte à bec, tout seul, puis suivi des cours de flûte traversière. J’étais curieux de tous les genres musicaux, et mon père et ma sœur m’avaient rapporté des instruments de nombreux pays du monde. Je m’étais acheté, après une flûte à bec, une flûte Boehm, un cromorne, un cervelas, un saxophone… Par Vincennes, j’ai découvert le conservatoire de Pantin, qui était considéré comme « expérimental » : il y avait de la musique contemporaine, de l’électro-acoustique, on travaillait la voix avec Irène Jarski, tout cela sans solfège, mais directement dans la conception, en travaillant sur le temps musical, le rapport entre le temps et le son. Là encore, ce qui était privilégié, c’était la conception, la production, et encore une fois le collectif. Puis dans les années 1979-1980, il y a eu une mutation, un retour vers la normalisation des pratiques : alors que nous avions appris à tout faire – régisseur, acteur, musicien –, il a fallu se spécialiser, sans quoi nous ne trouvions plus de travail : c’était la fin des utopies issues de 68, la fin du Living Theatre. Du reste, beaucoup de ceux qui avaient fait carrière dans le collectif se sont mis à signer les pièces, alors qu’ils l’avaient tant contesté auparavant ! J’avais un modèle lointain, Georges Aperghis, qui faisait de la musique pour marionnettes, et cela m’attirait. C’est Michel Rafaelli, peintre, musicien, scénographe, metteur en scène, qui m’a conduit à Aperghis, et j’ai eu le bonheur de jouer sa musique pour le Faust de Goethe mis en scène par Vitez à Chaillot, en 1981. J’ai participé au groupe de musique de la Renaissance la Maurache, et travaillé avec eux à l’atelier de musique ancienne de Genevilliers, où j’avais appris auparavant le saxophone, et Hervé Barreau, qui jouait les hautbois, nous apprenait tous les trucs de la technique, pour jouer totalement tempéré, et dans toutes les tonalités, gammes, arpèges, transpositions. Je ne me sentais pas satisfait par ces pratiques et cette pédagogie qui ne me semblait correspondre ni aux instruments, ni à la musique, ni aux partitions. Comme ma petite sœur Nathalie m’avait rapporté de Chine une flûte à 6 trous, je me suis mis a apprendre avec un Chinois, pour mieux comprendre la relation entre un répertoire ancien et des partitions anciennes : c’est là qu’a commencé vraiment mon éveil à la Chine. Dans les années 1985, j’ai aussi rencontré le chanteur Shi Kelong, qui allait rester un grand compagnon de travail. J’ai aussi voulu faire de l’électro-acoustique, et bénéficié des cours de Luis Campana, qui m’a appris à choisir, organiser, donner forme. Tout cela constituait une sorte de circulation de pratiques, dans laquelle j’inclurais aussi cette autre expérience, celle d’avoir été régisseur lyrique : il s’agit d’une position intermédiaire entre l’art proprement dit et la technique, dans l’opéra. J’étais chargé de la coordination et de la synchronisation avec la partition, pour l’éclairage, l’entrée des acteurs, etc. Ce métier demande un certain type de concentration, il faut se synchroniser avec le chef d’orchestre, avoir un certain sens de la scène. J’ai travaillé pour Chéreau, sur Mozart ; c’était une expérience formidable.

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Du côté de la formation universitaire, es-tu venu tout de suite à l’ethnomusicologie ? Non, il y eut des tâtonnements, et là encore, une somme d’expérience qui a débouché sur ma propre pratique de l’ethnomusicologie. En ce qui concerne la discipline elle-même, c’était d’abord la rencontre de musiciens, et des disques : il y a eu Dariush Tala’i, Djamchid Chemirani, et de l’autre côté Drouet, Mâche, les disques comme ceux d’Arom. Je savais qu’il y avait derrière tout cela des gens qui produisaient des savoirs, ou des émissions, de façon très diverse – comme Mâche, qui partait de la composition, de l’esthétique, et des mythes, tout en abordant des traditions lointaines. Mais bien sûr, je ne me suis pas mis d’abord à étudier l’ethnomusicologie pour ensuite aborder un terrain, une enquête. C’est plutôt le fil de l’expérience qui m’a conduit, là encore. Du point de vue des études, il y eut des zig-zag : à côté de mon diplôme d’électroacoustique, et d’un DEA « Etudes techniques et esthétiques du théâtre » de Vincennes, je participais au CEMO (Centre d’Etudes des Musiques Orientales), que dirigeait Tran Van Khê. Celui-ci me conseilla de m’inscrire à la Sorbonne, mais en première année… Comme j’avais déjà dix années d’expérience derrière moi, j’ai cherché ailleurs : je me suis adressé à Edgar Morin, dont j’avais suivi les séminaires, qui très gentiment m’a prévenu que s’il prenait quelqu’un sur la musique, alors qu’il était déjà très critiqué, ce ne serait pas très profitable pour moi… En fait, ce qui allait être déterminant, c’est ma rencontre avec Xenakis, alors professeur à Paris I. J’avais un projet sur « l’Harmonie universelle », concernant deux musicologues qui avaient accompli des travaux assez semblables à la même époque, l’un en France, Mersenne, et l’autre en Chine, Zhu Zaiyu : il s’agissait de l’harmonie du cosmos, à travers des critères très précisément acoustiques. Xenakis m’accepte, je commence à travailler sous sa direction, mais mon séjour en Chine va – comme l’espérait Xenakis – tout chambouler, et me donner une tout autre orientation. En effet, après avoir passé du temps sur les livres, me retrouvant en Chine en 1986 et 1987, au Conservatoire de Shanghai, j’ai découvert des musiques extrêmement vivantes, et j’ai d’abord laissé les livres pour fréquenter les maisons de thé, les fêtes : en tant qu’étrangers, nous avions accès à beaucoup de choses. J’avais rédigé un projet, aidé par un traducteur, qui est resté dans les tiroirs des bureaucrates. Par conséquent, ils m’ont invité à m’inscrire à des cours, et j’en ai choisi un grand nombre : des cours d’instruments. Nous étions une quinzaine d’étrangers : comme ils ne savaient pas comment faire avec nous, alors, en somme, ils nous laissaient faire. Il y avait là Fred Lau, flûtiste, qui apprenait la musique chinoise et était ethnomusicologue, élève de Bruno Nettl, qu’il m’a fait découvrir. Puis j’ai rencontré Alain Arrault, qui m’a formé à la sinologie, et nous avons commencé à travailler ensemble sur les rituels taoïstes. Nous nous partagions les tâches : lui prenait des notes, posait des questions, et moi je prenais le son. Je découvris qu’il y avait toutes sortes de passages d’un lieu à un autre, d’une situation à une autre : les mêmes musiciens qui jouaient dans les rituels, je les retrouvais dans la maison de thé, et parmi ceux que je rencontrais dans la maison de thé, certains jouaient dans les conservatoires, musiciens professionnels de « musique nationale ». Cela rejoignait une intuition qui me venait de mon métier antérieur : ainsi, Tran Van Khê avait beau présenter ses catégories de « musique vulgaire », « musique élégante », « musique populaire », etc., je voyais, pour ma part, des allers retours permanents d’un milieu à un autre… Somme toute, c’était comme ce que j’avais appris dans le burlesque, où l’on avait la possibilité

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d’être à la fois élégant, raffiné et amusant. Voilà comment pourrait se définir ma première approche ethnomusicologique de la Chine. J’ai tenu fortement à cette idée qu’il importait de casser l’opposition entre musique vulgaire et musique classique, qu’on nous enseignait officiellement. C’est un piège intellectuel auquel y compris Tran Van Khê s’est laissé prendre, en considérant ces catégories « vulgaire/élégant », comme des catégories chinoises. Il y aurait d’un côté la musique collective, « vulgaire » – sans que ce soit grotesque ou péjoratif, comme on dit « langue vulgaire ». De l’autre, le ya : certes, ces catégories existent, on les trouve dans les livres, mais ce ne sont pas des catégories opératoires dans la pratique même. Les vraies catégories opératoires, ce serait plutôt civil/martial (le même « martial » que pour les arts martiaux, ou les opéras à bataille) : voilà des catégories fortes. Ce sont des pôles, comme le yin et le yang, avec la mutation qui passe de l’un à l’autre. Les musiciens savent très bien faire cela. Certains instruments permettent d’aller de l’un à l’autre, d’autres sont d’un seul côté : l’orgue à bouche est dans les deux. La flûte : droite pour le civil, traversière plutôt pour le martial. Mais elle peut faire les deux également. Il y a là une souplesse intéressante, et qui fait la vraie vie de la musique.

Donc le terrain, pour toi, c’est essentiellement l’observation de cette fluidité, et la contestation des catégories plaquées du dehors… Oui, d’autant qu’à mon sens, l’entretien, l’enquête verbale, se révèlent moins féconds que la pratique même de la musique avec les musiciens. Car dans la parole, on trouvera toujours ce qui est déjà dans les livres, surtout si l’interlocuteur est un étranger. Par contre, dégager les catégories à partir de la pratique même, voilà qui produit un formidable savoir. Par exemple, dans les musiques de hautbois, il y a des pièces blanches, et des pièces rouges, tout le monde le dit et le sait, même s’il ne sait pas les reconnaître. Mais quand on enregistre la musique, là les musiciens me disent : celle-ci est « blanche » celle-ci est « rouge », telle autre est « blanche et rouge » ; puis, en analysant la systématique de tous les paramètres (mètre, vitesse, échelles, tons, ambitus, registres), je m’aperçois qu’ils correspondent également à des catégories de registre : le grave pour le blanc, l’aigu pour le rouge. Ce sont des catégories opératoires, mais qui ne se trouvent pas dans les livres. Ainsi y a-t-il aussi une catégorie de non- exclusion : continuité entre les musiques de pure percussion et les musiques mélodiques, mais non exclusion mutuelle. Les musiciens cherchent à signifier les différences, et j’ai appris à le déchiffrer avec la méthode du structuralisme. Le terrain, ce fut aussi un long compagnonnage avec des musiciens, et cette expérience exceptionnelle avec le maître Chen Zhong, flûtiste, polyinstrumentiste, maître de mon professeur, Tan Weiyu. Je l’ai rencontré en 1986, et suivi de loin en loin, jusqu’à l’inviter pour une tournée en France ; ensuite, il m’a demandé de travailler pour lui en tant que preneur de son, pour des musiques bouddhiques. Mais hormis la première fois, je n’ai jamais mené avec lui d’entretien dirigé. Cela se passait plutôt ainsi : nous causions, nous écrivions sur la table, en discutant un caractère, puis j’écrivais cela sur mon carnet, ou je mettais le bout de nappe dans ma poche : voilà pour ce qui était de la parole. J’avais un souci : le tempérament et l’accordage. Au cours d’une tournée avec Cheng Zhong, au lieu de regarder ses lèvres et ses doigts, j’ai regardé sa flûte. Entre les degrés 2 et 3 ainsi que 3 et 4, il y avait clairement un intervalle médian, zalzalien, « 3/4 de tons » : « Oui, c’est ma flûte, dit-il, c’est la mienne. Pour les gens qui n’y connaissent rien, pour le Parti, on va jouer en tempéré, mais le système propre de ma flûte

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comporte un tempérament ancien. » Ce système a peu à voir avec les calculs théoriques, que les Chinois ont beaucoup faits ; or j’en ai retrouvé la trace non seulement dans la facture, mais aussi dans les transcriptions, les passages d’une notation à l’autre. La Chine antique présente en effet un double système, pentatonique et de douze sons, mais presque tous les répertoires s’écrivent selon un système beaucoup plus tardif, stabilisé vers l’an 1100, diatonique, et dont la grandeur des intervalles n’est pas précisée. Ayant joué la musique d’ensemble, à Shanghai en particulier, j’ai de mon côté émis l’hypothèse théorique que ce qui était recherché, c’était le multi-tempérament.

Fig. 2. François Picard et Shen Rongquan, maître de cérémonie taoïste. Shanghai, Baiyun guan (Belvédère des Nuées blanches), avril 1987.

Photo Alain Arrault.

Enfin, tu as également trouvé le « terrain » dans ta propre pratique professionnelle. Oui, le « terrain » aura tout autant été mon travail de direction artistique : là encore il s’agit d’expérimenter, de vivre avec les gens, de faire des projets ensemble au service d’une idée commune. J’ai eu la chance, dès mon retour de Chine, de me voir confier une émission par Jacques Dupont ; puis Alain Moëne m’a demandé de faire un concert chinois en direct pour le Nouvel-An sur France Musique. Animant des émissions régulières, j’ai pu accéder à une formation gratuite (et payée !) à toutes les musiques du monde. Emblématique a été l’évolution d’Ocora, à l’époque : on est passé peu à peu des traditions anonymes à des musiques incarnées par des personnalités exceptionnelles, comme Nusrat Fateh ou Alim Kasimov. Et voilà encore un aspect de mon travail qui me passionne : comment un individu se présente ; c’est un artiste, il est reconnu comme représentant de toute sa tradition, mais en même temps il ne ressemble à personne, il transcende sa tradition tout en l’accomplissant.

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Fig. 3. David Irving (violon), Joyce Lindorff (clavecin), Jean-Christophe Frisch (yunluo, traverso), Wang Weiping (pipa, chant), Shi Kelong (bangu, chant), François Picard (xiao, sheng), Stephen Jones (erhu, suona). Cambridge, Chapelle du collège Corpus Christi, 18 juin 2005.

Photo d.r.

Justement, parlons de ton rapport à la tradition, dont l’étude constitue le thème privilégié de ton enseignement. Il y a une idée dans laquelle je ne me suis jamais reconnu, c’est celle que l’ethnomusicologie n’aurait à faire qu’avec l’oralité. Par contre, qu’elle pose la question de la tradition, ça oui. Si mon objet n’est pas cette question, quel peut-il être ? Celle de la création, ou du goût, mais alors je n’ai rien de spécifique à dire. N’importe quel musicologue, sociologue, politologue pourrait dire des choses intéressantes s’il ne s’agit pas de tradition. Mais s’il s’agit de tradition, là j’ai quelque chose à faire, et c’est bien de ma pratique d’ethnomusicologue qu’il s’agit alors.

Du même coup cela nous reconduit à la définition de notre discipline, l’ethnomusicologie, par rapport à la musicologie historique ou systématique. Oui, et à ce sujet, un homme a été fondamental pour moi, c’est Tran Van Khê. Il se posait cette question : suis-je ethnomusicologue parce que je m’occupe de la musique vietnamienne, ou mon travail relève-t-il de la musicologie historique parce que je m’intéresse à la systématique ? Fred Lau à Shanghai m’a fait lire le manuel d’ethnomusicologie de Bruno Nettl. D’un certain point de vue, je ne me sentais pas différent de lui, mais en même temps, je fréquentais les séminaires de Tran Van Khê, j’avais rencontré Georges Condominas, José Maceda, Mireille Helffer, Nicole Revel, qui participaient, venaient en amis. Et nous étions aux prises avec des mondes immenses, avec une très « lourde » tradition écrite : si je compare à ton domaine, Jérôme, pour aborder la Turquie, tu aurais pu te lancer dans l’étude de l’ottoman, te livrer à cette fantastique érudition…

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J’ai en effet préféré me réfugier loin d’Istanbul et du Divan, pour m’occuper des traditions légères, à 1500 m d’altitude… Ou bien il aurait fallu que je travaille comme, ou avec l’admirable Walter Feldman… Mais c’était trop lourd, j’avais déjà donné avec le grec ancien… Alors que moi, en Chine, je voyais sans cesse le lien entre la pratique présente et la profondeur historique ; mais mon regard d’ethnomusicologue pouvait apporter quelque chose de nouveau : certes, je ne me sentais pas du tout différent de l’ethnomusicologie que pouvait représenter Fred Lau, disciple de Bruno Nettl ; mais je devais bien prendre en compte les questions que posaient Tran Van Khê, ou encore Kishibe Shigeo me disant : « je suis plutôt historien de la musique puisque je travaille sur la musique chinoise passée au Japon ». Mais d’un autre côté, je témoigne d’une autre approche, dans le monde des spécialistes qui travaillent dans le même domaine que moi, comme l’étude des musiques de la Chine ancienne, les disciples de Sir Laurence Picken par exemple, comme Rembrandt Wolpert ou Joseph Lam : ceux-ci sont davantage historiens de la musique, et « interviennent » moins que moi, ils ne jouent pas les musiques, ne les font pas jouer. Or je trouve qu’à jouer ces musiques-là, on apprend des choses qu’on n’apprendrait pas si on ne les jouait pas, ou si on ne les fait pas jouer. Ainsi de l’exemple que je te donnais tout à l’heure sur le tempérament, je n’aurais pu en prendre conscience hors d’une « intervention » dans la pratique. Je peux encore donner un exemple, toujours en rapport avec la musique chinoise : le cœur de mon savoir, c’est le système des qupai, le système des timbres, airs-types répertoriés par des noms souvent empruntés à la poésie. Une musique qui porte des noms c’est un objet d’étude énorme, qui permet de rapprocher des répertoires sur 500 ans, de régions et de genres très éloignés. Ce que je produis le plus comme recherche autour de la musique chinoise, c’est autour de ces circulations d’airs. Je peux savoir quel est l’air qu’ils jouent, même si eux ne le savent pas, quel air constitue la trame de ce qu’ils jouent. Souvent, bien sûr, le nom a changé. Comme tu le vois, là encore, le savoir et la théorie, sont inséparables de la pratique du terrain, et de la pratique de la musique avec les musiciens. C’est très efficace d’avoir des répertoires du sud, du nord, de temple, de marionnette, etc., et de voir l’évolution historique, comment « ça passe », et de voir combien ça circule dans tous les sens. Par exemple, entre 1610 et 1779 s’est constitué à Pékin un répertoire catholique chinois, avec des mots latins ; or j’ai retrouvé ce répertoire dans un recueil de la fin du XXe siècle, d’un monsieur dans un village qui possède 9 de ces 13 pièces, sans les paroles. Mais ce sont les mêmes airs, note pour note, qui ont été transmis tels quels parce que c’est de la musique religieuse. Comment, dans de telles conditions, isoler l’oralité de l’immense contexte historique dont elle semble l’émergence ? C’est encore une fois le concept de tradition qui nous donne la clé.

Comment définirais-tu alors ta propre tradition ? Je pourrais résumer ma tradition personnelle ainsi : comment parler, écrire sur la musique, et pourquoi ? Karl Marx et Sigmund Freud en ont si mal parlé ! Quant à la plupart des philosophes, des ethnologues et des orientalistes, ils préfèrent généralement Bach et Debussy aux musiques d’autres cultures. Pour ma part, je viens de l’écoute à la fois de Bach, Janis Joplin, Xenakis, Ravi Shankar… Je connaissais par cœur les Variations pour une porte et un soupir, de Pierre Henry.

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Moi aussi ! Puis il y a eu la découverte de Nietzsche, Kafka, Beckett, Alfred Jarry, les frères Marx, et ensuite Barthes, Michel Serres, Bourdieu, Eco… J’ai plus tard reçu l’enseignement de Kristofer Schipper dans la salle Marcel-Mauss, là même où Claude Lévi-Strauss avait fait son compte rendu retour de terrain, et c’est à cette école, si bien dénommée « pratique » et néanmoins « des hautes études », que j’ai été formé. Mais le choix de Lévi-Strauss de penser les Bororos à travers Wagner en ignorant leur si belle musique ne saurait être le mien. Il s’agit quand même de penser la musique dans les termes de ceux qui la pratiquent, la transmettent, l’interprètent. Plus mystérieux encore que la musique, cet au-delà du langage, il y a la méditation, la prière, parole et corps, et pourtant, certaines cultures ont su dire, parler, écrire même sur ce mystère. J’ai donc proposé de transmuter la parole de l’herméneutique, qui s’appliquait au texte, en parole sur la musique, la scène, le corps, la marionnette, en tant que traditions, et Marc-Alain Ouaknin (Le Livre brûlé) m’a proposé les termes pour me libérer de l’obsession du sens. À côté de tout cela, je reste un structuraliste convaincu en ce qui concerne l’analyse des mythes, des formes et des structures, et je demeure un farouche praticien de l’étude critique des sources. Mais pour ce qui serait de « mon » rapport à la tradition, à une tradition qui serait mienne, je pense qu’il serait double : celui de la flûte xiao, du souffle sonorisé, dans la tradition chinoise, et celui de la parole sur les textes, les rites, les pratiques, dans la tradition de l’EPHE, l’amour enfin des mathématiques selon l’enseignement de Georges Théodule Guilbaud, maître à la fois de ma mère et de Xenakis.

Pour expliciter enfin ce regard sur la tradition, tu proposes toi-même une certaine « tradition » dans ton approche d’enseignant, dont je suis le témoin régulier dans nos séminaires communs de Master ou de Doctorat. La pratique de l’enseignement propose en effet une permanente méditation de la tradition, sur un plan encore une fois très pratique : pour en revenir à l’aspect biographique, j’ai commencé à travailler comme enseignant à Strasbourg en 1995, parce que le poste d’ethnomusicologie avait été attribué, pour résoudre des affaires locales, à un non-ethnomusicologue, et que j’avais obtenu en « compensation » un poste de professionnel associé. Puis, comme tu sais, j’ai été nommé ensuite à la Sorbonne. Moi qui avais pratiqué la conférence, l’émission de radio, ce que j’ai trouvé peu à peu dans l’enseignement, et à quoi j’ai appris à me dévouer au fil de ces dernières années, c’est cette sorte de fluidité, de « recyclage » permanent des données, sans distinguer entre des discours spécialisés et une prétendue « vulgarisation » : les savoir sont ouverts et accessibles. Par exemple je découvre quelque chose dans un concert avec Jean-Christophe Frisch et Shi Kelong, et je peux immédiatement le présenter dans mon cours de Licence ou en séminaire. Et dans l’enseignement il y a du retour. Par exemple tout ce travail que j’ai fait avec toi sur le rythme, c’est passionnant : autant je me sens compétent pour l’analyse mélodique, autant pour le rythme je n’ai que quelques éléments, et c’est le « retour » permanent qui façonne l’ensemble. Cette fluidité et ce « retour permanent », il faudrait du reste pouvoir les vivre dans le domaine des publications : non seulement il importe de publier, de « fixer » son travail à un moment donné, et « une fois pour toutes » ; mais il est important de prendre en compte également la dimension du « remords », j’entends par là la possibilité de

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corriger le contenu, de le faire circuler ; j’aime le papier, le disque, mais j’espère que grâce à internet on pourra rendre disponible des versions corrigées, remaniées, en tenant compte des retours, des partages de savoir, mieux qu’on n’a pu le faire par le passé.

Justement, comme nous travaillons ensemble, dans notre séminaire commun de M1/M2, dans le séminaire doctoral, j’aimerais bien conclure avec toi en évoquant cette activité d’enseignant. La grand différence entre nous, c’est que toi tu as déjà enseigné, à tous les niveaux, collège, lycée, fac, et que tu fais cela depuis 25 ans… Moi, j’ai débarqué dans cette pratique nouvelle à l’âge mûr, après avoir fait de la radio – une autre forme de parole, sans vis-à-vis – ou du théâtre – une autre forme de scène… Ce que j’essaie de faire, c’est surtout de ne pas appliquer des recettes que j’aurais apprises des enseignements « académiques » déjà reçus, comme ce musicien qui, après tout un parcours à travers les musiques anciennes, ou traditionnelles du Poitou, ne savait pas enseigner autrement que comme il avait appris lui-même au Conservatoire, alors que quand il jouait avec les autres, il en disait mille fois plus. J’essaie de partir à chaque fois de zéro, en quelque sorte, et de communiquer dans mon enseignement, aussitôt que possible, des données d’expérience présente sur lesquelles je suis en train de travailler ; ou bien il peut m’arriver le mardi ou le jeudi de faire la matière de mon cours d’un événement musical, ou d’une expérimentation menée le week-end précédent ; ou encore, la préparation d’un article ou d’une conférence me présente un chantier en cours qui peut alimenter l’enseignement. D’autant qu’en Sorbonne, je n’enseigne pas la musique chinoise ni l’ethnomusicologie de la Chine, mais bien plutôt l’ethnomusicologie (au sens large, à tous les niveaux où j’interviens), l’anthropologie religieuse (cours de M2), situation qui m’interdit d’avoir un programme trop fixé qui commencerait par l’histoire de la discipline, continuerait par exemple avec l’étude de la modalité ou du rythme, etc. (ce que toi tu es davantage amené à faire, en niveau Licence). J’aime aborder des musiques que je ne connaissais pas, et partir ainsi à l’aventure.

J’ai pourtant bien constaté que tu abordais avec beaucoup de précision l’histoire de la discipline, ou pouvais t’arrêter longuement sur l’analyse modale et des points de théorie générale, mais plutôt dans la digression, ou, plus particulièrement, dans la reprise d’un exposé d’étudiant. C’est exactement ainsi que j’aime travailler, dans l’interaction, ou le « retour ». J’ai besoin d’un matériau de départ, à cause de cette répugnance à enseigner quelque chose que j’aurais appris de manière scolaire, j’ai besoin de communiquer vraiment ce que je sais à partir d’un point précis d’expérience. C’est pourquoi un exposé, par exemple, me donne immédiatement une matière, à partir d’un point à préciser ou à développer, et alors je me sens à l’aise. D’une certaine manière, cela correspond bien à ce dont nous autres ethnomusicologues témoignons sans cesse dans notre travail, par rapport aux collègues qui s’attachent à la systématique musicale, obsédés par les chiffres, la globalisation théorique. Nous, nous travaillons sans cesse dans la différence, nous produisons en somme une théorie des différences. Quand pour les autres il y a des chiffres, des rapports d’intervalles ou un décompte de pulsations, pour nous il y a, par exemple, le corps, la tension d’une corde de soie ou de métal, des éléments toujours différentiels. Notre enseignement s’en ressent donc nécessairement, et c’est sans doute là que nous avons vraiment quelque chose à apporter.

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Fig. 4. Portrait de François Picard par Jean-Claude Carrière. Saint-Florent-le-Vieil, 1994.

BIBLIOGRAPHIE

Principales publications de François Picard

Ouvrages

1986, De l’accord de quelques carillons de cloches et de pierres de la Chine ancienne, Bulletin du Groupe d’acoustique musicale nº 114. Paris. Traduit et diffusé « à usage interne » par l’Institut de Recherches Musicales de Pékin.

1991, La Musique chinoise. Paris : Minerve.

1994, (en collaboration avec Annie Bélis, Ann Buckley, Catherine Homo-Lechner). La Pluridisciplinarité en archéologie musicale. Paris : Editions de la Maison des Sciences de l’Homme : Recherche Musique et Danse.

1998, (en collaboration avec Enzo Restagno). La Musica cinese, le tradizioni e il linguaggio contemporaneo. Torino : EDT.

2003, La Musique chinoise, édition corrigée, augmentée et mise à jour. Paris : You-Feng.

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2006, (en collaboration avec Henri Lecomte, Pierre Perrier, Jean-François Lagrost & Aïmé Konuma, Lê Ylinh). Lexique des musiques d’Asie orientale. Paris : You-Feng.

(à paraître), Les avatars du syllabaire sanskrit dans la musique bouddhique chinoise. Bruxelles : Institut Belge des Hautes Études Chinoises et Bouddhiques

Articles

1989, « La musique entre Occident et tradition », in Pierre Gentelle : L’ Etat de la Chine. Paris. La Découverte : 221-222.

1989, « Flûtes de Chine » et « Origines extrême-orientales de la flûte traversière? ». Flûtes du Monde : Flûtes d’Asie 1 : 13-20, 31.

1990, « Chen Qigang, compositeur, chinois », in Les Domaines de l’art : Art chinois 1990. Chine demain pour hier. Paris : Carte segrete : 78.

1991a, «Pu’an zhou, the Musical Avatars of a Buddhist Spell», Chime newsletter 3 : 32-37.

1991b, « Le xiao, ou le souffle sonorisé ». Cahiers de musiques traditionnelles 4 : Voix : 17-26. trad. allemande Zoë Herzog, in Volker Straeber, Matthias Osterwold : Pfeifen im Walde. Ein unvolständiges Handbuch zur phänomenologie des Pfeifens. Podewil : maly :1994 : 131-135.

1992, « Musiques traditionnelles », supplément à Diapason 385.

1993, « Perpetuum mobile ». Puck, revue de l’Institut international de la marionnette nº 6 : Musiques en mouvement : 92-96.

1994a, « Chine. En formation serrée ». Puck, revue de l’Institut international de la marionnette 7 : Pro- vocation. L’ école : 89-91.

1994b, « Nom, objet et usage : le bol qing ponctuant la psalmodie bouddhique », in Annie Bélis, Ann Buckley, Catherine Homo-Lechner, François Picard : La Pluridisciplinarité en archéologie musicale. Paris : Editions de la Maison des Sciences de l’Homme : Recherche Musique et Danse 2 : 381-388.

1996a, « Du bois dont on ne fait pas les flûtes. La classification en huit matériaux des instruments en Chine ». Etudes chinoises. XV/1-2 : 159-180.

1996b, « La connaissance et l’étude de la musique chinoise. Une histoire brève ». Revue Bibliographique de Sinologie : 265-272.

1996c, «Chinese Music and Buddhist Rituals». IIAS Newsletter 10 : 30-31.

1998, « Espace et musique en Chine ». in Jean-Marc Chouvel et Makis Solomos : L’ espace : Musique / Philosophie. Paris : L’ Harmattan. Musique et Musicologie : 311-318.

1999a, « Musik der Jesuiten im Peking der 17. und 18. Jahrhunderten », in Heinrich Bergmeier : Der Fremde Klang. Tradition und Avantgarde in Musik Ostasiens. Hannover : Biennale Neue Musik Hannover : 93-119.

1999b, « Du temple aux maisons de thé, et retour. Les tribulations d’une incantation en Chine », in Márta Grabócz : Méthodes nouvelles. musiques nouvelles. Strasbourg : Presses Universitaires de Strasbourg : 31-55.

1999c, « Les notations musicales en Chine », in Yann Orlaney : Musique & Notations. Lyon : Aléas- GRAME : 61-74.

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1999d, « Oralité et notations, de Chine en Europe ». Cahiers de musiques traditionnelles 12 : Noter la musique : 35-53.

1999e, (en collaboration avec Pierre Marsone). « Le cahier de Musique sacrée du père Amiot, un recueil de prières chantées en chinois du xviiie siècle ». Sanjiao wenxian Matériaux pour l’étude de la religion chinoise 3. Paris-Leiden : EPHE/CNWS : 13-72.

2000a, « Un saut dans le vide : l’interprète face au public ». Le risque en art. Paris : Klincksieck : 145-156.

2000b, « Le carillon de huit cloches yongzhong du Museum für Ostasiatische Kunst de Cologne », « L’ adaptation de Jiukuang ». trad. allemand Christoph Caskel, « Ein Musik für das yongzhong Glockenspiel der Sammlung Ludwig », « Jiukuang in der Adaptation von François Picard », in Lothar von Falkenhausen : Klangvorrat für die Nachwelt. Neune chinesischen Bronzeglocken der Sammlung Peter und Irene Ludwig. Köln : Museum fûr Ostasiatische Kunst Köln. inclus dans le CD- ROM joint « Picard ». « Noten ».

2001a, «Music (17th and 18th centuries)», in Nicolas Standaert : Handbook of Oriental Studies. Handbook of Christianity in China (vol. 1). Leiden : E.J. Brill : 851-860.

2001b, « Chine, comment décrire une musique décrite comme descriptive? », in Michel Imberty : De l’Ecoute à l’œuvre. Etudes interdisciplinaires. Paris : L’ Harmattan : Sciences de l’éducation musicale : 43-59.

2001c, « La tradition comme réception et transmission (Qabala et Massorèt) ». in Jacques Viret : Approches herméneutiques de la musique. Strasbourg : Presses Universitaires de Strasbourg : 221-233.

2001d, « Modalité et pentatonisme : deux univers musicaux à ne pas confondre ». Analyse musicale 39 : 37-46.

2002a, « Indonésie : des compositeurs improvisateurs qui n’écrivent pas », in Eric Denut, Nicolas Donin, Jean-Luc Hervé : Improvisation et composition : une conciliation impensable? Réciprocités entre écriture et improvisation au XXe siècle. Paris : Observatoire Musical Français : Conférences et séminaires 12 : 75-90.

2002b, « Chen Zhong, une vie de musicien ». Cahiers de musiques traditionnelles 15 : Histoires de vie : 57-73.

2004, « Le Chant du squelette (Kulou ge) ». Journal asiatique 292/1&2 : 381-412.

2005a, « Les trois religions chantent d’une même voix ». Sanjiao wenxian. Matériaux pour l’étude de la religion chinoise 4. Paris-Leiden : EPHE/CNWS : 114-140.

2005b, « L’ implantation de la musique européenne en Asie orientale et ses développements ». trad. ital. « Il trapianto della musica europea in Asia orientale e i suoi svilippi », in Jean-Jacques Nattiez : Enciclopedia della musica. L’ unità della musica. Torino : Giulio Einaudi : 92-115 ; version fr. Encyclopédie de la musique. Arles : Actes Sud : à paraître.

2006a, «Sound and Meaning: The Case of Martial Pieces», in Luciana Galliano. Francesca Tarocco : Power. Beauty. and Meaning: Eight Studies on Chinese Music. Firenze : Leo S. Olschli. Orientalia venetiana XVIII : 101-143.

2006b, « Joseph-Marie Amiot, jésuite français à Pékin, et le cabinet de curiosités de Bertin ». Musique. Images. Instruments : Les collections d’instruments de musique 1re partie : 69-86.

2006c, « La mise en scène des rituels ». L’ Ethnographie 3 : 59-71.

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Discographie sélective1

1988, Chine. Musique classique (en collaboration avec Jacques Pimpaneau). Ocora C559039.

1989a, Chine. Fanbai, chant liturgique bouddhique. Leçon du soir au temple de Quanzhou. Ocora C559080.

1989b, Chine. Musique classique vivante. Ocora C559040.

1990, Chine. L’ Art du qin, Li Xiangting. Ocora C559100.

1991, Fleuve Jaune, musique instrumentale chinoise. Auvidis Ethnic B 6757.

1992a, Chine. L’ Art de la cithare qin, Dai Xiaolian. Auvidis Ethnic B 6765.

1992b, Chine. L’ Art de la vièle erhu. Wu Suhua. Auvidis Ethnic B 6764.

1992c, Chine. Sonneurs et batteurs chuida. Unesco d 8209.

1992d, Chine. Nan-kouan, ballades chantées par Tsai Hsiao-Yüeh. Vol. 2-3(en collaboration avec Kristofer Schipper). Ocora C560037-038.

1992e, Opéra du Sichuan, la Légende de Serpent Blanc. Buda Records. Musique du Monde 92555-2.

1993, Chine. Nan-kouan, ballades chantées par Tsai Hsiao-Yüeh. vol. 4-5-6(en collaboration avec Kristofer Schipper). Ocora. C560039-40-41.

1994, Voyage musical Chine. Les 18 provinces. Silex-Auvidis YA225701.

1995a, Chine. Fanbai, chant liturgique bouddhique. Leçon du matin à Shanghai. .(en collaboration avec Tian Qing). Ocora C560075.

1995b, Opéra de Pékin. La Forêt en feu. La Princesse Cent-Fleurs. Buda Records. Musique du Monde 92618-2.

1995c, Chine. Hautbois du Nord-Est. Musiques de la première lune. Buda Records. Musique du Monde 92612-2.

1995d, Chine. Hautbois du Nord-Est. La bande de la famille Li. Buda Records. Musique du Monde 92613-2.

1996a, Ka-lé, musique des marionnettes à fils de Quanzhou. Fujian. Archives Internationales de Musiques Populaires. VDE-911.

1996b, Chine. Chen Zhong. Ocora C 560090.

1996c, Teodorico Pedrini. Concert baroque à la Cité interdite. ensemble XVIII-21 Musique des Lumières, direction Jean-Christophe Frisch. Astrée Auvidis E 8609.

1997, Chine. Fanbai. Hymnes aux Trois-Joyaux. Ocora C 560109. Publié en Chine en cassettes hors commerce.

1998a, Wang Weiping. Luth pipa. Ocora C 560128.

1998b, Joseph-Marie Amiot (1718-1793). Messe des jésuites de Pékin. ensemble XVIII-21 Musique des Lumières, direction Jean-Christophe Frisch, ensemble Meihua Fleur de prunus, chœur du Centre Catholique Chinois de Paris, direction François Picard. Astrée Auvidis E 8642.

1998c, China Racines. Soliste Yang Lining. ED 9801.

1999, Xu Chaoming. Orgue à bouche sheng. Cinq Planètes CP 0239222.

2000, Musiques de Chine. rfi musique 00msp04.

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2002, Chine. Jésuites et courtisanes. XVIII-21 Musique des Lumières, direction Jean-Christophe Frisch, Fleur de prunus, direction François Picard. Buda Records. Musique du Monde CD 1984872.

2003, Chine. Hymne à Confucius. Fleur de prunus, direction François Picard. Buda Records. Musique du Monde CD 3016783.

2004a, Chine. Hommage à Chen Zhong. Ocora C 560183.

2004b, Vêpres à la Vierge en Chine. Chœur du Beitang (Pékin). XVIII-21 Musique des Lumières, direction Jean-Christophe Frisch. K617 155.

2004c, Chine. Recueil de l’Ermitage du Prunus. Chen Leiji, cithare qin. Ocora C 560175.

NOTES

1. François Picard ne souhaite pas être crédité comme auteur à la place des musiciens. Son apport variable aux disques comprend prise de son, direction artistique, présentation, direction musicale, interprétation, sélection des pièces, traduction.

AUTEURS

JÉRÔME CLER Après des études littéraires (ENS rue d’Ulm, licence de philosophie, agrégation de lettres classiques) à Paris, a enseigné une dizaine d’années les lettres dans le secondaire, en région parisienne ainsi qu’en Espagne (Institut français de Madrid, 1984-86), où la pratique de la guitare flamenca l’a conduit à une première prise de conscience de l’ethnomusicologie participante. En 1988, la rencontre à Paris de Talip Özkan et l’apprentissage auprès de lui des luths saz (musique rurale de Turquie) et tanbur (musique classique ottomane) l’ont lancé sur les routes d’Anatolie, et vers une reconversion des lettres à l’anthropologie musicale. Détaché au CNRS (équipe « Mondes turc et iranien ») entre 1995 et 1997, il a soutenu son doctorat à l’université de Paris X-Nanterre, sous la direction de Jean During, en 1998 (Musique et musiciens de Turquie méridionale). Il est maître de conférences à l’Université de Paris IV-Sorbonne depuis 2000.

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Hommage

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« Complainte sur un mode ancien ». In memoriam Laurence Picken

Georges Goormaghtigh

1 Scientifique, musicologue et célèbre spécialiste de la musique chinoise ancienne, Laurence Ernest Rowland Picken est mort en Angleterre le 16 mars 2007 à l’âge de nonante-sept ans après une carrière de plus de septante ans au cours de laquelle il s’illustra autant en biologie qu’en musicologie1.

2 C’est sur le conseil du sinologue d’origine suisse, Paul Demiéville que j’écrivis à Laurence Picken peu après mon retour de Chine en 1976. Quelques jours plus tard, je reçus une réponse du savant anglais se disant prêt à me recevoir. Je partis donc pour Londres, puis Cambridge, où je fus reçu avec une extrême gentillesse par Laurence Picken dans sa bibliothèque du Jesus College. Cet homme au regard vif, mon aîné de près de quarante ans, m’écouta avec bienveillance avant de me raconter son apprentissage de la cithare à sept cordes, le qin, instrument de prédilection des lettrés chinois. En 1944 il avait rencontré deux maîtres du qin, messieurs Zha Fuxi et Xu Yuanbai, chez le sinologue, diplomate et romancier hollandais, Robert van Gulik. Alors en poste à Chongqing, ce personnage hors du commun avait appris à jouer de cet instrument à Pékin dans les années trente avec Ye Shimeng et il venait de lui consacrer une remarquable monographie. Sur ce, Laurence Picken m’amena dans la pièce adjacente et me montra l’instrument sur lequel il avait commencé son apprentissage. C’était un beau qin moderne construit sous la supervision de Xu Yuanbai, orné d’une calligraphie de la main même de van Gulik. D’autres instruments de musique de toute espèce et de toute provenance se pressaient dans cette pièce. Je remarquai des cithares tubulaires en bambou du Sud-Est asiatique. « Ce sont là les véritables ancêtres du qin », remarqua Picken dont les réflexions organologiques, toujours stimulantes, sont restées gravées dans mon esprit. Cet homme avait décidément l’art de questionner les choses et de s’exprimer clairement. Rien d’étonnant quand on songe à son parcours scientifique.

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Fig. 1. Laurence Picken dans sa bibliothèque.

Photo Antoinet Schimmelpennink, Cambridge, 1991 (Chime Archive).

3 Né le 16 juillet 1909 dans une famille modeste de Nottingham, il obtient à 19 ans une bourse pour le Trinity College à Cambridge où, parallèlement à des études en sciences naturelles, et sans abandonner sa pratique de l’orgue et de la composition, il apprend le chinois. En 1935 il soutient sa thèse de doctorat sur le mécanisme producteur d’urine chez les invertébrés. Quittant l’Angleterre, il poursuit à l’Ecole de chimie de Genève, et ce jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, des recherches sur la crystallographie et sur les propriétés thermoélastiques du muscle vivant et des polymères à chaîne longue. L’été, il passe ses vacances en Yougoslavie où il étudie les ciliés d’eau douce. C’est de cette époque que datent un cycle de chants et plusieurs pièces pour piano.

4 De retour au pays, il est mobilisé et dirige un laboratoire de transfusion sanguine où il améliore les techniques de filtrage et de séchage du plasma sanguin. En raison de ses découvertes, on lui propose de participer à la mission scientifique que Joseph Needham doit conduire en Chine. C’est ainsi que Laurence Picken entendit les amis de van Gulik jouer du qin et, émerveillé par cette musique, décida de s’y mettre lui-même. En 1945, rentré à Cambridge, Picken va enseigner et diriger des recherches à la Faculté de zoologie du Jesus College pendant une vingtaine d’années, publiant sa somme The Organisation of Cells and Other Organisms, avant de changer entièrement de cap et d’entrer, en 1966, au Département d’études orientales de la même Université. Il avait déjà à son acquis une longue liste de publications dans le domaine des musiques orientales dont la plus ancienne remontait à 1953 (Kouwenhoven 1992 : 244-245).

5 Parmi les nombreuses contributions de Picken, signalons une imposante monographie sur les instruments de musique populaire de Turquie (1975) et un projet ambitieux auquel son auteur tenait tout particulièrement : Music from the Tang Court, une entreprise menée en collaboration avec ses étudiants visant à reconstituer la musique à la cour des Tang (618-907) telle qu’on peut en trouver la trace au Japon dans les manuscrits du Togaku. Cette recherche donna naissance à un ensemble de sept volumes publiés entre 1981 et

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2000 (j’ai le souvenir d’une soirée mémorable où le maître et ses disciples interprétèrent avec un rare entrain, sur un instrumentarium des plus bigarré, ces mélodies qui d’habitude se jouent au Japon à une allure lente et compassée). L’enthousiasme et la curiosité de cet homme, ainsi que sa joie du partage, étaient sans limites. J’ai pu en bénéficier lors de mon bref séjour à Cambridge : alors que nous causions dans sa bibliothèque, Picken sortit soudain un gros roman chinois du XVIIe siècle où se côtoient les dieux et les hommes et se mêlent faits d’armes et passes de magie. Me lisant un chapitre particulièrement obscur, il m’avoua qu’à ses heures perdues il s’amusait à traduire ce vaste roman… Il passa ensuite tout l’après-midi à recopier pour moi sur bandes magnétiques les précieux enregistrements de qin réalisés trente ans plus tôt par Zha Fuxi à la Library of Congress de Washington. C’est lui encore qui me conseilla d’aller voir à Bruxelles son ami Paul Hooreman, un musicologue belge à qui van Gulik avait donné un qin ancien. Hooreman, tout comme l’avait fait Picken, me reçut avec beaucoup de gentillesse et à sa mort, qui survint peu après notre rencontre, me légua son instrument.

6 Dans les dernières années de sa vie, Laurence Picken reçut de nombreuses distinctions. Il devint membre de la British Academy dès 1976 et ses travaux furent couronnés en 1995 par le prix Curt Sachs. Cinq ans plus tôt, lors d’un voyage en Chine, il eut la joie d’entendre au Conservatoire de Shanghai une exécution de ses transcriptions de pièces Tang et Song.

BIBLIOGRAPHIE

KOUWENHOVEN Frank, 1992, « Redonner vie aux mélodies de la Chine ancienne. Laurence Picken et les secrets de la musiquer médiévale d’Extrême-Orient ». Cahiers de musiques traditionnelles 5 : 217-245.

NOTES

1. Sur la vie de Laurence Picken, sur sa démarche musicologique et ses principaux travaux, voir le portait que lui consacre Frank Kouwenhoven dans le volume 5 des Cahiers de musiques traditionnelles (1992 : 217-245).

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Brèves

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L’ethnomusicologie, son identité, ses modes d’emploi Compte-rendu des débats sur l’aksak au séminaire d’ethnomusicologie de la Sorbonne (janvier à juin 2006).

Talia Bachir

1 Partant de l’idée que la vie d’une discipline tient non seulement aux « événements » constitués par les colloques et les parutions d’ordre divers, mais aussi à la rencontre et la discussion plus quotidiennes de ses acteurs dans le cadre de séminaires, je voudrais rendre compte ici d’un débat surgi parmi les participants au séminaire d’ethnomusicologie de la Sorbonne au cours de l’année 2006. Au point de départ de ces discussions : l’article de Simha Arom « L’ aksak, principes et typologie », paru l’année précédente dans le vol. 17 des Cahiers de musiques traditionnelles : « Formes musicales » (2005 : 11-48). De janvier à juin 2006, plusieurs séances du séminaire de François Picard et Jérôme Cler furent consacrées à la discussion de cet article ainsi qu’à la question plus large du rythme en ethnomusicologie. Jusqu’à ce que, le 12 juin, à la dernière séance de l’année, Simha Arom vienne en personne présenter son article et répondre aux questions des participants.

2 Ayant assisté à quelques-unes de ces séances en tant qu’auditrice libre, qui découvrait depuis peu l’ethnomusicologie, je n’ai pris conscience qu’assez tardivement des enjeux de ce débat, ce qui explique le caractère lacunaire du compte rendu qui va suivre, mais aussi la posture distanciée que j’y adopte : en aucun cas il ne va s’agir ici de prendre parti, encore moins de clore ces débats sur l’aksak. Je cherche bien plutôt à en questionner le sens et les enjeux pour la discipline « ethnomusicologie ». En effet, loin de rester circonscrites à la question de l’aksak ou à celle du rythme, les discussions auxquelles ont donné lieu l’article de Simha Arom touchaient à des questionnements fondamentaux en ethnomusicologie.

3 Ces enjeux plus généraux ne se sont toutefois construits que de manière progressive, au fil des séances répétées du séminaire, mais aussi des nombreux mails échangés sur la liste de diffusion « Seem-Ps » (liste du Séminaire d’Études en EthnoMusicologie de la Sorbonne), qui ont favorisé l’implication d’un nombre croissant de personnes et ont

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également permis que le 12 juin, la salle soit plus remplie qu’à l’habitude. C’est cette mise en place presque rituelle de la polémique qui retiendra plus loin mon attention : je chercherai alors à rendre compte de sa dimension à la fois habituelle et singulière, en questionnant son rapport avec les débats antérieurs qui ont rythmé l’histoire de l’ethnomusicologie.

« Une polémique sans fin et sans issue »…

4 Avant d’en venir aux débats de 2006, relisons l’article de Constantin Brăiloiu sur l’aksak, paru en 1951 dans la Revue de musicologie (rééd. 1973 : 301-340). L’ auteur a bien conscience de s’aventurer en terrain glissant, puisqu’il commence par affirmer que « de tous les éléments de la musique, aucun n’a suscité autant de controverses, ni donné prétexte à plus de spéculations que le rythme. » Et d’ajouter que « cet essai s’abstient, à dessein, de toute polémique, aussi bien avec les commentateurs du rythme classique qu’avec ceux qui ont précédemment exposé, à leur manière, le mécanisme de l’aksak : pareille polémique serait sans fin et sans issue [je souligne]».

5 Après plus de 50 ans, l’article publié par Simha Arom, qui s’abstient lui-même de toute polémique avec les autres commentateurs de l’aksak, ravive pourtant malgré lui les débats. Comment expliquer ces controverses répétées ? Peut-être en partie par le fait que le rythme relève à la fois du quantifiable et du qualitatif, qu’il peut aussi bien se prêter à une approche « structurelle » qu’à une approche « culturelle » (Simha Arom), ou encore, pour reprendre les termes de l’opposition que développera ensuite Jérôme Cler, qu’il peut être analysé de manière « arithmétique » ou « topologique ». Le rythme se compte, et le rythme se danse : selon que l’on prenne en compte l’un ou l’autre aspect, on ne parle bien sûr pas de la même chose – mais il s’agit pourtant toujours de « rythme », le sens du mot dépendant à chaque fois du contexte où on l’emploie et de ses relations d’inférence.

6 Or l’article de Brăiloiu, paru dans la Revue de musicologie, s’insère dans le contexte de la « musicologie comparée » : l’aksak y est analysé en tant qu’objet de musicologie, comme on étudie le « rythme classique ». Un demi-siècle plus tard, alors que l’ethnomusicologie est devenu une discipline à part entière dans le champ universitaire, les enjeux des débats sont semblables et pourtant très différents : car le rythme, en ethnomusicologie, ne se définit plus seulement à l’aune du « rythme classique », mais aussi dans ses aspects « culturels ». Ce qui va surgir en filigrane dans les discussions sur l’aksak, c’est la question, réactualisée dans le contexte de 2006, du rapport de l’ethnomusicologie à ses deux demi-sœurs, la musicologie et l’ethnologie. Dimension janusienne qui semble de fait personnifiée de façon archétypale dans l’opposition entre deux ethnomusicologues : Simha Arom et Jérôme Cler.

Les termes de l’opposition

7 Est-il utile de présenter ces deux chercheurs ? Chacun aura d’emblée compris ce qui différencie leurs deux approches de l’aksak : chez le premier il s’agit de dégager des « principes » et d’établir une « typologie » des occurrences de l’aksak à travers le monde, chez le second d’étudier le fonctionnement de l’aksak dans un territoire et un cadre culturel précis, les montagnes du Taurus en Turquie septentrionale1. Cette distinction revêt pour tous un caractère d’évidence, elle relève pour ainsi dire d’un sens commun

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ethnomusicologique, qui va permettre d’élever cette opposition individuelle à un débat collectif : ce que reflètera la discussion du 12 juin, nourrie des interventions de plusieurs autres personnes présentes qui participeront à l’effort d’explicitation des termes de l’opposition.

8 Car précisément, ces termes ne font pas l’unanimité. Pour Simha Arom, il s’agit d’une opposition entre « aksak structurel » et « aksak culturel », deux points de vue qu’il faut selon lui nettement distinguer : « j’envisagerai avant tout le phénomène aksak sous son aspect structurel, c’est-à-dire en tant que système conceptuel qui engendre une grande variété de configurations » ou, comme il l’écrit encore : « pour plus de clarté, on se bornera pour le moment à examiner l’aksak en soi, en tant que phénomène structurel, sans prendre en compte sa dimension culturelle, c’est-à-dire la manière dont il est conçu et perçu par ses utilisateurs ». Les exemples choisis par l’auteur doivent ainsi illustrer « la divergence qui peut exister entre l’aksak, considéré uniquement sous son aspect structurel et la manière dont il est ressenti dans un contexte culturel donné ». Face aux questions de ses auditeurs, Simha Arom en revient toujours à cette distinction, pour signifier qu’ils ne parlent pas de la même chose, et qu’il n’y a en ce sens pas matière à polémiquer. D’où la posture distanciée qu’il adopte par rapport aux débats du 12 juin, et son refus d’entrer dans la polémique.

9 Or cette formulation de l’opposition ne met pas un terme à la discussion, notamment parce qu’entre cette notion de « structure » et celle à laquelle se réfère Jérôme Cler, pour qui la structure est d’emblée imbriquée dans des conventions culturelles2, il y a des différences capitales. D’autre part, la discussion va aussi porter sur la pertinence d’une analyse décalée par rapport à la perception qu’ont les praticiens de la musique, faisant ainsi surgir les questions suivantes : quel sens à continuer à compter en 9 temps si les musiciens ne le font pas ou si on ne peut pas le faire parce que le tempo est trop rapide ? Ne faut-il pas, suggère Jérôme Cler, préférer une logique d’alternance entre cellules « brèves » et « longues » ? Et que faire des rythmes « entre les deux » ?

10 Sans entrer dans le détail de ces débats, il suffit ici de mentionner qu’ils sont aussi l’occasion pour toutes les personnes présentes de revenir sur les termes usuels de la discipline (« l’aksak », « la structure », « le rythme », « la pulsation »…), ces « mots- outils » dont ils vont chercher à expliciter les présupposés contenus dans chaque emploi, et dont ils vont en somme faire des « mots-problèmes »3. C’est précisément ce qui permet à cette discussion sur l’aksak de devenir une discussion collective, touchant à des enjeux généraux de l’ethnomusicologie.

11 Mais dès lors, ce n’est plus une simple dualité qui va se faire jour dans ces débats, mais bien une multiplicité de conceptions de l’ethnomusicologie, dans lesquelles, selon le point de vue, chacun de ces mots semble prendre un sens différencié, quand ce ne sont pas les termes mêmes de l’opposition qui changent. Faut-il en rester pour autant à un constat relativiste selon lequel chaque ethnomusicologue aurait son propre point de vue sur l’ethnomusicologie ? Et où les débats serait bel et bien « sans issue », puisque tous ne parlent pas de la même chose ? Mais pourquoi, dans ce cas, se réunir dans des séminaires ?

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« Une autre question, pourtant toujours la même »

12 Probablement parce que, de manière similaire aux débats sur le zortziko, cet autre aksak dont nous parle Denis Laborde, il importe ici moins de résoudre le problème que « de le poser, tout en prenant soin d’en entretenir l’énigme »4 : l’effort des participants ne portant pas tant sur la résolution que sur l’explicitation des divergences et des principes qui les sous-tendent. Il ne s’agirait alors pas de clore le débat mais bien de montrer ce qui rend possible et même nécessaire le fait de débattre entre ethnomusicologues. Ce qui nous invite à déplacer l’attention du dit vers le dire : à prendre en compte non plus seulement le contenu des débats, mais aussi leur mise en forme.

13 Les débats suscités par l’article de Simha Arom ne surgissent en effet pas de nulle part, mais ils s’inscrivent dans une série de discussions antérieures qui leur confère un caractère étrangement habituel : « une autre question, pourtant toujours la même », titre un des compte rendus de séance rédigé par François Picard. Cette nouvelle polémique, bien que non voulue par l’auteur, renvoie ainsi pourtant d’une certaine manière à la polémique « sans fin et sans issue » comme constante de l’histoire de l’ethnomusicologie. C’est aussi ce que suggère une organisation des débats que l’on pourrait qualifier de rituelle : après avoir consacré plusieurs séances et mails à la discussion de l’article (phase préparatoire dans laquelle Simha Arom n’est pas intervenu), les responsables du séminaire invitent l’auteur à s’expliquer. Pour autant, ils ne s’attendent pas à trouver un terrain d’entente, bien au contraire : la polémique est attendue et préparée comme telle, et tous savent qu’au cours de cette séance vont s’exprimer non pas une, ni deux, mais de multiples conceptions de l’ethnomusicologie. L’ effet de suspense aidant, l’atmosphère est d’ailleurs particulièrement effervescente en ce jour du 12 juin, ce qui rend assez malaisée l’intervention de Simha Arom, constamment interrompue par des objections qui donnent elles-mêmes lieu à des ébauches toujours renouvelées de discussion parmi les personnes présentes – le « maître de cérémonie » François Picard étant là pour redonner périodiquement la parole à l’invité.

14 D’emblée donc, le débat prend une dimension plus collective que ne le laissait penser la première opposition entre deux chercheurs. La barrière entre intervenant et auditoire s’efface pour laisser place à une discussion plus libre, impliquant toutes les personnes présentes dans l’effort de définition et de problématisation des termes qui font le quotidien de l’ethnomusicologue : les mots « rythme », « pulsation », « mesure », « structure » voient ainsi tour à tour leur sens vaciller dans l’explicitation des présupposés sous-tendant leurs emplois différenciés. Et c’est justement là que réside le mérite principal de ce débat, et de l’article qui l’a suscité : ouvrir un espace de délibération au sein duquel, au-delà de l’hétérogénéité des expériences et des principes théoriques, vont pouvoir être discutés collectivement ces « mots-outils » communs. C’est ainsi que surgissent également, au fil de la discussion, des questions fondamentales de l’ethnomusicologie : de quelles musiques s’occupe-t-elle ? Peut-on mettre sur le même plan toutes les musiques (question que suscite l’exemple choisi par Simha Arom du Deuxième Mouvement de la Symphonie Pathétique de Tchaïkovski) ? Dans quelle mesure l’approche émique et l’approche étique s’opposent-elles ? L’ analyse ethnologique et l’analyse musicologique peuvent-elles être menées de manière autonome ?

15 Dans ces questionnements qui ne datent pas de ce 12 juin, et qui ne trouveront pas, ce jour là non plus, de réponse définitive, se rejoue donc l’identité même de la discipline : le

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séminaire, tout en ouvrant un espace pour la confrontation des points de vue, entérine en même temps une communauté de discipline, l’existence d’un « monde de l’ethnomusicologie » constitué par ces débats5. Ceux-ci traduisent alors, pour reprendre une expression d’Antoine Hennion, une forme de « désaccord parfait » (Hennion & Barbelin 1986 : 132-157), au sens où ils recouvrent un consensus, non seulement sur l’appartenance commune de tous ces points de vue à l’ethnomusicologie, mais aussi sur la nature janusienne de cette discipline : tous s’accordent en effet, malgré la divergence des termes employés, pour dire qu’un ethnomusicologue doit s’occuper aussi bien de structure que de culture, d’arithmétique que de topologie, de faits musicaux et de faits sociaux. Surtout, une entente règne sur l’impossibilité de résoudre en termes généraux la question de l’articulation entre ces divers aspects : cette question ne pouvant se résoudre que par des réponses plurielles (qui bien entendu, ne se valent pas toutes), des manières de faire l’ethnomusicologie dans lesquelles jouent l’engagement, les croyances, et le parcours personnels de chaque chercheur.

16 Les débats de 2006 participent ainsi doublement de l’identité de l’ethnomusicologie : non seulement parce que s’y rejouent les questionnements fondateurs de la discipline, mais aussi parce qu’ils ouvrent un espace dans lequel peuvent s’expliciter différentes manières de faire l’ethnomusicologie, cette pluralité étant constitutive de la discipline même. Sans ces controverses répétées, l’ethnomusicologie n’existerait pas : la « polémique sans fin et sans issue » définit en quelque sorte sa manière d’être6 en tant qu’elle n’en a jamais fini de s’interroger sur l’articulation entre le fait musical et le fait social, et en somme sur sa propre identité.

BIBLIOGRAPHIE

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CLER Jérôme, 2001, « Le terrain et son interprétation », in Jacques Viret, dir. : Actes du Colloque sur l’herméneutique musicale. Strasbourg : Presses de l’Université de Strasbourg : 29-38.

ESTIVAL Jean-Pierre et Jérôme CLER, 1997, « Structure, mouvement, raison graphique. Le modèle affecté ». Cahiers de Musiques Traditionnelles 10, « Rythmes » : 37-80.

HENNION Antoine et Hervé BARBELIN, 1986, « Désaccords parfaits : France-Musique et la fabrication du goût ». Vibrations 3 : 132-157.

LABORDE Denis, 1996, Repérer, enquêter, analyser, conserver… Tout un monde de musique. Paris : L’ Harmattan.

LABORDE Denis, 2004, Six études sur la société basque. Paris : L’ Harmattan.

LENCLUD Gérard, 1994, « Qu’est-ce que la tradition ? », in Marcel Détienne, dir. : Transcrire les mythologies, Paris : Albin Michel : 25-44.

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NOTES

1. Ce qui le conduit notamment à étudier le modèle en tant qu’il est « affecté » par la mélodie, les instruments, ou le contexte de performance (cf. Estival & Cler 1997). 2. Ibid. Cf. aussi l’article « « Le terrain et son interprétation » (Cler 2001), où il définit l’aksak comme un « condensé territorial », « une structure qui se double d’un contenu idéologique, d’un discours » 3. J’emprunte ces expressions de « mot-outil » et de « mot-problème » à Gérard Lenclud (1994). 4. « Le Zortziko d’Iztueta. Captures d’un insaisissable rythme basque » (in Laborde 2004). 5. Cf. Denis Laborde (1996), « Si l’ensemble des relations d’expérience n’est pas suffisamment homogène pour former un système, il ne constitue pas moins une sphère de production de discours qui autorise l’échange de points de vue, le colloque et l’enseignement : tout un monde de l’ethnomusicologie ». 6. Du moins une des ses manières d’être, précisément celle qui surgit de façon récurrente dans les séminaires ou les colloques, et qui n’exclut bien entendu pas d’autres formes d’expression plus stables.

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Le CIRIEF ou l’ethnomusicologie de la France en quête de renouveau Colloque « Ethnomusicologie de la France ». Nice, Université Sophia- Antipolis, Château de Valrose, du 15 au 18 novembre 2006. Yves Defrance et Luc Charles-Dominique Orgs.

Patrik Vincent Dasen

1 Au mois de mars 2007, à Paris, dans feu le Musée national des arts et traditions populaires (MNATP), devenu Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM), s’est créée une nouvelle association loi 1901 sous l’acronyme CIRIEF : le « Centre international de recherches interdisciplinaires en ethnomusicologie de la France ». Ainsi, le CIRIEF s’est donné pour but de « promouvoir l’ethnomusicologie de la France au plan national et international, par le biais de la recherche, de la formation et de la valorisation des travaux scientifiques. À cet effet, les principaux moyens d’action mis en œuvre seront : fédérer les chercheurs et susciter des recherches en ethnomusicologie de la France ; développer l’enseignement et la formation en général (universités, associations, institutions, etc.) ; initier l’édition d’archives et de travaux scientifiques portant sur l’ethnomusicologie de la France ; organiser des conférences, séminaires, journées d’étude, colloques… ».

2 La fondation de ce centre de recherches, dont l’initiative revient à Luc Charles- Dominique, maître de conférence HDR en ethnomusicologie à l’Université de Nice-Sophia- Antipolis, et Yves Defrance, actuel président de la Société française d’ethnomusicologie, est le fruit d’une réflexion longuement mûrie.

3 II y a d’abord eu la publication, en mars 2006, du « Manifeste en faveur d’une reconnaissance de l’ethnomusicologie de la France », cosigné par les deux chercheurs précités, qui posait en quelques pages les bases du projet tout en dressant un constat assez pessimiste sur la situation de la recherche, de l’édition et de l’enseignement en ethnomusicologie du « domaine français ». Soulignant en particulier que la représentation de ce domaine – aux contours flous qu’il restera à définir – était largement insuffisante à l’université et dans les publications scientifiques, ils déploraient également la forte perte d’influence du MNATP comme institution motrice dans la recherche

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ethnomusicologique du domaine français, ainsi que l’inquiétant déclin du secteur associatif, un des principaux vecteurs de la grande campagne de collecte des décennies 1970 et 1980. Ils constataient enfin qu’une grande majorité des chercheurs français en ethnomusicologie sont actuellement engagés sur des terrains extra-européens.

4 Au vu de ces observations, les auteurs proposaient alors de mener un certain nombre d’actions afin de donner un nouvel essor à l’ethnomusicologie de la France. Celles-ci annonçaient déjà en substance les buts du futur CIRIEF énoncés plus haut. S’y ajoutait la volonté de créer une société scientifique, ainsi que la tenue d’un colloque international sur le sujet, afin d’affiner ces réflexions et de dessiner plus précisément les contours des champs de recherches, des outils conceptuels et des moyens à développer pour ce nouvel élan.

5 Ce colloque eut lieu en novembre 2006 à l’Université de Nice, réunissant sur quatre jours pas moins de vingt-six intervenants. Sans entrer ici dans un compte rendu détaillé des riches débats qui ont eu lieu durant ces journées, il est intéressant de remarquer que le choix même des participants, dans leur diversité, permet de cerner les orientations voulues pour le futur CIRIEF. Ainsi, l’aspect international des recherches en ethnomusicologie de la France était mis en valeur par la présentation des travaux d’Ursula Mathis-Moser sur la chanson française vue par les chercheurs allemands, ou de ceux menés au Québec par Monique Desroches. Hadj Miliani fit une intervention passionnante sur le cas du raï, de la chanson kabyle et des musiques post-coloniales à partir de ses observations de chercheur à l’Université de Mostaganem. L’ interdisciplinarité était de mise à travers les apports de l’histoire (Luc Charles- Dominique), de la sociologie (Antoine Hennion, Jean Molino), ou encore de l’ethnologie (Jean-Yves Boursier). Le développement récent de l’ethnoscénologie (Nathalie Gauthard), de l’anthropologie visuelle (Hugo Zemp, Caterina Pasqualino) ou de l’usage des nouvelles technologies audiovisuelles (Yves Defrance) ont aussi apporté des éclairages bienvenus.

6 On est bien sûr revenu quelques instants sur l’histoire de la discipline et de ses tenants. Bernard Lortat-Jacob évoqua ses premières expériences de terrain en France, accompagnant Claudie Marcel-Dubois à la grande époque du MNATP. Mais on a aussi pu découvrir les développements contemporains suscités par ces missions fondatrices lorsque Cyril Isnart présenta ses récentes recherches entreprises à Vievola, Alpes- Maritimes, sur les traces du même Lortat-Jacob en 1967. Michel de Lannoy rappela quant à lui les phases historiques, culturelles et politiques de la création de la FAMDT et de l’institutionnalisation de certaines démarches associatives régionales issues des années 1970. On put également apprécier les apports de praticiens de la musique comme Eric Montbel, pour la re-création du jeu de la cornemuse à miroirs du Limousin, ou Jean- Christophe Maillard, pour celui de la musette baroque. L’ importance de la collecte et des archives a été soulignée par Marlène Belly, à travers son travail sur les documents de Patrice Coirault, figure pionnière des collecteurs boulimiques, ainsi que par Denis Laborde, qui présenta les problématiques de sa recherche ethnomusicologique en pays basque.

7 Restait à ouvrir les horizons de cette ethnomusicologie de la France. Ce fut le cas avec les musiques rituelles de Guyane, présentées par Oxaï Roura, ou avec la danse créole Haute- Taille de Martinique, par David Khatile. On notera encore les travaux de la Fondation du judaïsme français, présentés par Hervé Roten, actuel directeur du Centre Français des Musiques Juives, ainsi que ceux de Carole Lemée sur les musiques de la culture yiddish ashkénaze en France.

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8 Bref, la démarche proposée par le CIRIEF s’affirme comme internationale et interdisciplinaire, et les craintes qu’une ethnomusicologie de la France se borne aux limites géographiques et musicales de la « métropole » ont rapidement été balayées par la richesse et la diversité des terrains présentés, existants ou potentiels. Il est clair qu’à l’heure où l’on assiste à la création d’un grand ministère du Co-développement, de l’Immigration et de l’Identité nationale, il est fondamental d’affirmer haut et fort une vision large et ouverte du « domaine français », incluant notamment les musiques « actuelles », celles des populations issues de l’immigration et celles émergeant des diverses rencontres interculturelles.

9 En ce qui concerne les premières réalisations du CIRIEF, les actes du colloque de Nice seront publiés dès 2008, inaugurant ainsi une nouvelle collection chez L’ Harmattan : « Ethnomusicologie et anthropologie musicale de l’espace français ». Entre-temps, un article présentant l’intégralité du projet, intitulé « Réhabiliter, repenser, développer l’ethnomusicologie de la France », devrait être publié dans la revue Musicologies (Paris IV- Sorbonne). Un appel à manuscrits et recherches en attente de publication a par ailleurs été lancé par Luc Charles-Dominique, actuel président du CIRIEF. Le numéro 1 d’une feuille d’information électronique présentant les nouvelles publications (articles, livres, revues, disques, documents audiovisuels), les événements (journées d’études, colloques, soutenances) et les informations pratiques (présentations de centres de documentation, de sites Internet, de blogs institutionnels ou individuels), concernant la discipline devra par ailleurs bientôt voir le jour.

10 Pour conclure, citons le texte d’introduction au manifeste de Luc Charles-Dominique et Yves Defrance : « Cette discipline se trouve donc à un tournant. Elle est probablement au début d’une nouvelle histoire, en prolongement à plus de trois décennies d’engagement associatif, ayant lui-même succédé à un encadrement plus institutionnel de la discipline (Musée national des ATP, Phonothèque nationale, etc.). Cependant, parallèlement à l’élargissement des champs conceptuels qu’elle connaît actuellement, l’ethnomusicologie de la France a un besoin urgent de se structurer, de se fédérer, de se promouvoir au sein de l’Université française, de produire ses outils scientifiques, et aussi de s’interroger, de repositionner son questionnement épistémologique ». Il ne s’agit donc pas de s’opposer aux associations ou institutions existantes que sont la SFE, la FAMDT, le CNRS ou l’Académie, mais bien de proposer une force supplémentaire, de favoriser les regards complémentaires, et d’insuffler un esprit nouveau au développement de l’ethnomusicologie.

11 Venant de Suisse, où l’ethnomusicologie institutionnelle est moribonde et la recherche et l’enseignement quasi inexistants depuis la disparition du dernier poste à un niveau universitaire, on ne peut que saluer la création de ce nouveau centre de recherches à l’esprit ouvert et créatif, lui souhaiter longue vie et s’en inspirer !

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Un patrimoine intangible « Perpétuation et développement », un colloque sur le qin tenu les 1er et 2 novembre 2006 au Centre pour la culture chinoise de la City University of Hong-Kong.

Georges Goormaghtigh

« Il y avait à Song un paysan qui, inquiet de ne pas voir grandir sa moisson, tira sur chaque pousse de son champ. Il rentra exténué et dit à sa famille : ‘‘Je suis crevé aujourd’hui ! J’ai aidé mes plantes à pousser !’’ Ses fils coururent voir son travail. Les pousses étaient déjà toutes desséchées. » Mengzi (372-289 av. J.-C.)

1 Le qin, ancienne cithare des lettrés chinois a été depuis plus de deux millénaires le vecteur d’une musique raffinée et savante associée à la quête de la sagesse : culture de soi confucéenne, pratique de longue vie taoïste. Sa musique, qui comprend un vaste répertoire de mélodies dont les thèmes célèbrent les beautés de la Nature, les héros de l’histoire ou encore les valeurs humaines telles que l’amitié, est notée à l’aide d’un système de tablature sophistiqué dont l’exemple le plus ancien, une pièce décrivant l’émotion de Confucius face à une orchidée poussant parmi la mauvaise herbe, remonterait selon certains musicologues, au Ve siècle de notre ère.

2 Malgré les vicissitudes de l’histoire moderne et la crise profonde de la civilisation chinoise au contact de l’Occident, la pratique du qin s’est maintenue à travers tout le XXe siècle. Jusqu’à une date récente, elle était surtout le fait d’amateurs, au sens noble du terme, d’habitude réunis autour d’un maître qui, tout en transmettant son savoir musical, faisait passer d’autres valeurs, la dimension éthique prenant toujours le pas sur la réalisation technique. Avec l’introduction du qin dans les conservatoires au cours de ces dernières décennies, cette dimension s’est profondément modifiée et a cédé la place à un échange spécialisé vidant de sa substance le rapport maître-élève. Un des changements les plus marquants dans la pratique actuelle de cet instrument est l’abandon des cordes de soie au profit de cordes en métal et nylon. L’ apparition du qin dans les salles de concert, phénomène assez récent, se traduit souvent par une double distorsion, celle du timbre, liée à l’utilisation de ces cordes métalliques – systématiquement amplifiées par

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une sono – et celle du jeu lui-même, qui a tendance à s’enfler, à rechercher l’effet avant tout, perdant ainsi sa belle intériorité.

3 J’ai passé l’automne dernier une semaine à Hong-Kong pour participer à un congrès sur le qin. Arrivé là-bas, j’ai compris que ce congrès faisait suite à un autre, où des joueurs de qin de Hong-kong, qui défendaient une approche traditionnelle de cet instrument, s’étaient fait violemment attaquer par un musicien de Chine populaire, et qu’il s’agissait maintenant de rétablir un peu les choses. L’ atmosphère était lourde, c’est le moins qu’on puisse dire.

4 La question tournait autour du destin du qin depuis ces dernières années – en particulier depuis que des personnes bien intentionnées de Paris eurent l’idée saugrenue de déclarer le qin « Chef-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité » en dégageant des sommes pour « sauver » une tradition qui n’en avait nul besoin puisqu’elle était bien vivante, notamment à Hong-Kong où cet art s’est transmis sans interruption jusqu’à nos jours, en grande partie grâce aux efforts de Madame Tsar Teh-yun (1905-2007), pour qui la pratique du qin a toujours été un moyen d’accomplir son humanité. La formidable soif de musique qui l’animait et qui lui a donné l’énergie de former plusieurs générations d’élèves est restée vive jusqu’à ses derniers jours.

5 Un peu comme le choix de Pékin pour les jeux olympiques, cette décision de l’Unesco fit tourner la tête à certains responsables chinois. Toute une série de mesures furent prises pour accélérer la « renaissance » de cet instrument. On manquait de professeurs de qin ? Qu’à cela ne tienne, il suffirait de donner une formation accélérée d’une semaine à des joueurs de zheng, la cithare à chevalets mobiles, pour pallier à ce manque sans trop se demander quel degré de connaissance ces « professeurs » et leurs élèves pourraient bien avoir d’une musique savante qu’il faut des décennies pour maîtriser. Contrairement au qin, la cithare à chevalets mobiles est un instrument relativement simple à aborder. Sa technique d’émission sonore permet de produire avec aisance d’étonnants vibratos. Ses nombreuses cordes se prêtent en outre à toute espèce d’effets brillants et de sons arpégés, caractéristique presque obsédante du jeu de certains musiciens. Le zheng est un instrument populaire dont la technique, l’esthétique et la signification musicale, historique et culturelle sont bien différentes de celles du qin.

6 Une autre chose semblait préoccuper certains de mes amis : la tentative de mainmise de la Chine populaire sur les milieux du qin de Hong-Kong qui, jusque là, s’étaient toujours caractérisés par leur autonomie. Comme dans toute tentative de domination, les dominateurs manquent étrangement de colonne vertébrale, ils peuvent avoir des compétences techniques et une certaine influence politique tout en étant parfaitement étrangers au message et à l’éthique de l’art qu’ils sont censés représenter. On touche là à une réalité qui dépasse le seul cercle des joueurs de qin et qui affecte encore bien des domaines de la vie en Chine populaire marquée par des années de pouvoir maoïste, en particulier par la Révolution culturelle (1966-1976). Après cette période fort sombre de l’histoire de la Chine, il fallut bien reprendre le cours de la vie, tenter d’oublier les rancœurs et les blessures et renouer avec une tradition qui avait été systématiquement mise à mal. Certains des artistes qui ont grandi durant cette période – la génération qui est aux commandes à l’heure actuelle – sont profondément marqués, qu’ils le veuillent ou non, par ces rancœurs et ces blessures, quand ce n’est pas par l’idéologie même de la Révolution culturelle. Il y a donc incompatibilité entre ces « professionnels » qui prétendent dominer la scène et les amateurs de qin tels qu’on peut les rencontrer à Hong- Kong, à Taiwan ou même en Chine populaire quand, justement, il s’agit d’amateurs qui

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jouent pour leur plaisir sans avoir le statut de musicien professionnel ni appartenir à des milieux officielles.

7 C’est donc dans ce contexte chargé que se tint ce congrès auquel j’étais convié, réunissant des musiciens de Chine populaire, de Hong-Kong et de Taiwan. Au cours de la table ronde qui clôturait les débats et qui devait en principe traiter de la question du jeu musical et de son appréciation, je fus surpris de voir les participants de Chine populaire lire leur intervention en collant au texte sans que s’instaure une véritable discussion. Quand ce fut à moi de parler, un peu désarçonné par cette atmosphère crispée, je déclarai que je n’avais rien à dire et laissai la parole à mon voisin. Je m’étais déjà amplement exprimé la veille en donnant mon point de vue d’Occidental sur le qin,et je ne voyais pas ce que j’aurais pu rajouter. En fait, bien des idées se pressaient dans ma tête sans trouver sur le champ à s’exprimer. La principale tournait autour de la notion de tradition qui, par définition, est une chose vivante mais dont les chemins sont souvent imprévisibles et ne sauraient en aucun cas être déterminés par une instance officielle, qu’elle soit parisienne ou pékinoise. Toute mesure formelle, toute tentative de normalisation ne pourrait aboutir qu’à des dégâts… Je me disais encore qu’il ne faudrait pas que ce qui a miraculeusement échappé à la tourmente soit à son tour gâché par des efforts mal placés. Comme le pavé de l’ours de la fable, la noble intention de protéger le qin menace en fait de l’écraser.

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Livres

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Mervyn McLEAN : Pioneers of Ethnomusicology Coral Springs : Llumina Press, 2006

Laurent Aubert

RÉFÉRENCE

Mervyn McLEAN : Pioneers of Ethnomusicology,Coral Springs : Llumina Press, 2006. 424 p., ill. n.b.

1 Professeur émérite de l’Université d’Auckland et fondateur de l’Archive of Māori and Pacific Music, Mervyn McLean s’est surtout fait connaître par ses travaux sur les musiques polynésiennes, et plus particulièrement sur les cultures musicales des peuples māori de Nouvelle-Zélande1. Avec cette nouvelle publication, il nous propose un tribut à ceux qu’il considère comme les pères de l’ethnomusicologie, même si, jusqu’à 1950, la discipline était plus connue sous l’appellation de « musicologie comparée » (vergleichende Musikwissenschaft / comparative musicology)2. Son intention, comme il l’exprime dans l’Introduction, n’est pas « de critiquer des personnes, mais plutôt d’évaluer des idées » (p. 9), en particulier à la lumière des différents courants de pensée qui ont marqué chaque époque.

2 Avant de passer en revue ses grandes figures, l’auteur s’interroge sur la définition de l’ethnomusicologie (« l’étude de la musique dans la culture », selon la formule d’Alan P. Merriam), pour constater que celle-ci est loin de faire l’unanimité. Considérant l’élargissement considérable de son champ d’application au cours des dernières années, il suggère du bout des lèvres d’y voir désormais « l’étude académique des musiques du monde » (the scholarly study of world music), une formule qui a au moins le mérite de ne rien exclure ! McLean ajoute fort à propos que « les méthodes de l’ethnomusicologie pourraient également être appliquées à la musique classique occidentale, dans quel cas l’ethnomusicologie deviendrait l’étude de toute musique, et le problème de sa définition concernerait alors ses méthodes » (p. 14).

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3 La première partie de l’ouvrage, « The Growth of the Discipline » (« L’ essor de la discipline, pp. 17-77), commence par un rappel de ses antécédents, avec les premiers écrits proposant une approche globale de la musique, y compris hors des frontières du monde occidental, notamment le Dictionnaire de musique de Rousseau (1768), l’Histoire générale de la musique de François-Joseph Fétis (1869-76), ou encore la Universal History of Music de Sourindro Mohun Tagore (1896). Comme Bruno Nettl, McLean situe les débuts de ce qu’on peut considérer comme l’ethnomusicologie scientifique dans les années 1880, grâce notamment à l’invention du phonographe par Thomas A. Edison (1877) et à celle du système de mesure des intervalles musicaux en cents (centièmes de demi-ton tempéré) par Alexander John Ellis, dont la fameuse étude « On the Musical Scales of Various Nations » (1885) fit date.

4 Le début du XXe siècle coïncide avec la naissance des « Écoles austro-allemandes » de musicologie comparée, marquées par la fondation de l’Ecole de Berlin et de sa fameuse Phonogram-Archiv par Carl Stumpf en 1900 et, à peu près en même temps, celle de la Phonogrammarchiv de Vienne autour de personnalités comme Guido Adler et Richard Wallaschek. Influencées par les théories évolutionnistes et diffusionnistes de leur époque, les Écoles de Berlin et de Vienne « se dédient avant tout à l’analyse des structures des musiques non occidentales et au développement de théories sur les origines de la musique » (p. 39). « Cette idée que les ‘‘sauvages’’ d’aujourd’hui sont les équivalents de nos propres ancêtres primitifs était un outil fondamental de l’école austro-allemande de musicologie comparée dans sa recherche des origines et son ordonnancement systématique des différentes formes de musique en couches ou en strates selon les méthodes du Kulturkreise », rappelle McLean, qui a le soin de souligner que cette idée est aujourd’hui totalement dépassée (p. 51).

5 Parallèlement se développe aux États-Unis l’École (nord-)américaine, dont l’origine est « liée à l’étude des musiques tribales des Indiens d’Amérique (plutôt qu’à celle des musiques d’art exotiques qui intéressaient les érudits antérieurs) » (p. 52). Vivement opposée aux théories évolutionnistes, elle se focalise sur des monographies approfondies, avec pour substrat théorique un accent mis sur le relativisme culturel et les particularismes historiques. McLean rappelle que les principales figures fondatrices de l’École américaine furent George Herzog (qu’il encense) et Charles Seeger (qu’il critique vivement).

6 Par la suite, l’ethnomusicologie étasunienne allait se scinder en deux courants divergents, dont les pères spirituels sont respectivement Alexander Ellis et Franz Boas : celui de la musicologie systématique, incarné au UCLA par Mantle Hood, disciple de Jaap Kunst, et celui de l’anthropologie de la musique, à l’Université d’Indiana, dont la figure marquante est Alan P. Merriam, élève notamment de Richard Waterman et de Melville Herskovits3. On en arrive à se demander si un tel antagonisme – sur lequel McLean revient d’ailleurs en fin d’ouvrage (pp. 329-332) – n’est pas inscrit dans les gènes de la discipline ; il suffit pour s’en convaincre de songer à la situation qui perdure parmi les chercheurs français ! … Ce que McLean ne souligne en revanche pas, mais qui ressort de manière évidente de la plupart des travaux des ethnomusicologues, c’est à quel point le terrain façonne et conditionne leurs méthodes, et par conséquent l’orientation de leurs écrits théoriques – à quoi il faudrait ajouter que, bien souvent, le choix d’un terrain est lui-même dicté par des facteurs d’ordre subjectif, voire idéologique, qui font que tel ou tel chercheur sera attiré par tel ou tel type de musique ou de société, dans laquelle il croit discerner l’objet de certaines de ses aspirations.

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7 Trop brève, la deuxième partie du livre, « The Subject Divisions » (pp. 79-90), propose une répartition tripartite plutôt sommaire du domaine de l’ethnomusicologie. La première catégorie mentionnée par McLean est celle des musiques de tradition populaire (folk music ), au sein desquelles il n’aborde que les musiques européennes et celles du monde anglo- américain, n’appliquant pas à ce dernier le principe général qu’il s’était fixé de ne pas faire cas des chercheurs autochtones. La deuxième catégorie, celle des musiques orientales (Oriental music) fait l’objet d’une subdivision géoculturelle omettant curieusement les musiques des peuples du Caucase et d’Asie centrale et septentrionale anciennement rattachés à l’URSS. Il est exact que les « pionniers » cités par McLean n’y ont pas travaillé ; mais il est tout aussi vrai qu’il ignore les tenants de l’école soviétique, dans la mesure où ceux-ci n’ont eu aucune influence sur la recherche dans le monde anglo-saxon4. Quant à la troisième catégorie de McLean, celle des musiques « tribales » ( tribal music), elle regroupe les expressions des « peuples anciennement connus comme ‘‘primitifs’’ ou ‘‘pré-lettrés’’ » (p. 89) des Amériques, d’Afrique sub-saharienne et d’Océanie, ce qui est un peu vite dit… Eventuellement acceptable si l’on s’en tient aux critères de l’époque, cette répartition n’en demeure pas moins boiteuse, d’autant plus qu’elle n’est pas franchement mise en perspective par l’auteur.

8 Venons-en maintenant à la partie centrale de l’ouvrage, qui présente dans un ordre alphabétique une liste de 98 biographies d’ethnomusicologues – y compris quelques personnalités qu’on pourrait qualifier de pré- ou de proto-ethnomusicologues (pp. 91-245). Longue d’une à deux pages, chaque entrée est plus ou moins constituée selon le même schéma, en fonction des informations disponibles : nationalité, lieux et dates de naissance et de mort, éducation, qualifications, affectations (appointments), fonctions ( offices), distinctions (honours and awards), travaux de terrain, écrits, brève notice biographique, références.

9 A défaut de pouvoir être exhaustif, McLean revendique le choix des personnalités présentées dans son ouvrage, dont le critère premier a été l’estimation de leur impact sur la discipline dans son ensemble. L’ écrasante majorité d’auteurs anglophones dans cette sélection est ainsi probablement, quoi qu’on en pense, plus le résultat d’un constat que celui d’une volonté hégémoniste – elle témoigne d’ailleurs d’une certaine logique, compte tenu du fait que ce livre en anglais s’adresse en priorité à des enseignants et des étudiants anglophones. La part du lion y est ainsi réservée aux chercheurs ayant exercé aux Etats- Unis (25 entrées, 32 si l’on compte ceux qui durent y émigrer d’Allemagne et d’Europe centrale en raison de la montée du nazisme) et au Royaume-Uni (19 entrées). Suivent en bonne place les représentants de l’École austro-allemande (15 Allemands et 7 Autrichiens) ; puis les Hongrois et les Français (45) ; les Polonais, les Australiens et les Belges (3) ; les Canadiens, Argentins et Néerlandais (2) ; et enfin les Roumains, Suédois, Lettons, Irlandais, Japonais, Philippins, Indiens, Tchèques et Sud-Africains, avec une seule entrée chacun.

10 Il faut relever que la plupart des « indigenous scholars » et des auteurs ayant concentré leurs recherches sur les musiques populaires européennes ont intentionnellement été omis sauf si, comme Bartók, Kodály ou Brăiloiu6, leur influence a été jugée suffisamment large sur la communauté scientifique. A mon avis, ce parti pris est regrettable, d’autant plus qu’il exclut des chercheurs chevronnés comme les Italiens Diego Carpitella et Roberto Leydi, le Suisse Samuel Baud-Bovy, l’Espagnol Manuel García Matos, ou encore les Cubains Fernando Ortiz et Alejo Carpentier, pour ne citer que quelques personnalités issues du monde latin. Dans le même ordre d’idées, on aurait aimé voir apparaître des

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orientalistes français comme Guillaume André Villoteau (1759-1839) ou le baron Rodolphe d’Erlanger (1872-1932) parmi les précurseurs de la discipline, leur influence sur son développement ayant certainement été aussi importante que celle d’auteurs comme le Capitaine Charles Russell Day, Sir William Jones ou Francis Taylor Piggott.

11 À deux exceptions près, McLean n’a pas non plus inclus d’ethnomusicologues vivants dans sa galerie de portraits, quels que soient les mérites qu’il leur reconnaît par ailleurs. Mais alors pourquoi Trevor Jones et Bruno Nettl, et pas Tran Van Khê, J. H. Kwabena Nketia (tous deux cités sans autre commentaire en p. 255) ou Gilbert Rouget (dont on ne nous apprend rien d’autre que le fait qu’il a participé aux Colloques de Wégimont en 1954) ?… D’où les inévitables lacunes de ce catalogue ; on peut évidemment se demander si la discipline n’est pas suffisamment jeune pour qu’un plus grand nombre de chercheurs toujours actifs – ou du moins toujours en vie – eussent pu figurer parmi ses pionniers Mais la critique est aisée…

12 Signalons encore que ces biographies sont suivies de trois « tableaux de généalogie intellectuelle » (Intellectual Ancestry Charts) présentant les relations de maître à élève des principaux tenants de l’École de Berlin, de celle de Vienne et de l’École américaine (pp. 249-251).

13 La cinquième partie de l’ouvrage, « Issues » – un terme qu’on pourrait traduire par « questions » ou « problématiques ») – (pp. 253-338), présente un exposé historique des principaux aspects du métier d’ethnomusicologue : le travail de terrain (pp. 255-264), l’archivage et la documentation (pp. 264-268), la transcription (pp. 268-289), l’analyse (pp. 290-314), la comparaison (pp. 314-322), les productions et processus (pp. 322-332), et enfin les conséquences (aftermath) (pp. 332-335).

14 Cette section offre à Mervyn McLean l’occasion de développer ses propres vues, son propre credo sur la discipline et son devenir. À la question de savoir si « l’ethnomusicologue peut contribuer à inverser le processus » de perte qui affecte la majorité des traditions musicales qu’elle a pour mission d’étudier, il répond par exemple très clairement par l’affirmative (p. 257), considérant que les enregistrements et les transcriptions constituent une trace durable de ce que fut telle ou telle pratique musicale au moment de sa captation, et qu’en tant que tels, ils seront toujours susceptibles d’être utilisés un jour par celles ou ceux qui désireraient se réapproprier cette pratique. D’où, à ses yeux, l’importance vitale – et la justification ultime – des archives.

15 Si la « préservation » des traditions musicales paraît être une nécessité évidente, elle se heurte cependant à la question épineuse de l’« authenticité » et de son apparente antonymie avec toute forme d’évolution et d’acculturation (pp. 258-260). L’ assimilation du concept d’authenticité à celui de « pureté », hérité du XIXe siècle et entre temps largement décrié, a provoqué son rejet pur et simple, parfois sans grand discernement. On se souvient à cet égard de la formule de Maud Karpeles, selon laquelle une musique procédant d’une tradition orale « n’atteint jamais sa forme définitive » (1951, cit. p. 259). L’ authenticité d’une tradition musicale, si ce terme a un sens, devrait ainsi plutôt être recherchée dans la conformité aux trois principes énoncés par Cecil Sharp, nous dit McLean : « la continuité, qui préserve la tradition ; la variation, qui émane de l’élan créatif ; et la sélection, qui prononce le verdict de la communauté » (ibid.). À cet égard, l’auteur en profite pour nous rappeler plus loin sa propre théorie des six « mécanismes du changement » (mechanisms of change), déjà exposée en 1986 dans un article paru dans The World of Music : « fusion (plutôt que ‘‘syncrétisme’’), transfert, modification, indépendance, abandon et renouveau (revival) » (p. 324).

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16 McLean se situe en outre clairement en faveur de l’appropriation par les ethnomusicologues du champ des musiques populaires modernes (popular music) – une question en fait déjà sur le tapis depuis les années 1970, même si elle n’a jamais fait l’unanimité au sein de la profession. C’est en relevant des défis de cet ordre, estime-t-il, que la discipline conservera la place qui lui revient dans le monde académique. Mais, comme il le souligne dans son « Postlude » (p. 336), la diversité des terrains, des approches et des théories contemporaines est autant et peut-être plus une faiblesse qu’une force. D’où, à son avis, la nécessité de réaffirmer, aujourd’hui plus que jamais, les fondements et la raison d’être de l’ethnomusicologie, comme l’exprimait John Blacking peu avant son décès dans un entretien avec Keith Howard : « À ce stade de développement de l’ethnomusicologie, il ne faut pas attacher trop d’importance aux théories fantaisistes. Il faut plutôt chercher à publier des données ethnographiques qui, dans bien des cas, sont en voie de disparition rapide » (p. 338)7.

17 Loin d’être motivé par la seule nostalgie d’un temps révolu, cet ouvrage nous offre une présentation très lucide et pertinente des principaux courants ayant animé le petit monde de l’ethnomusicologie depuis ses débuts. La vaste érudition dont il témoigne n’exclut pas pour autant des prises de positions fermes de la part de son auteur. C’est ainsi que, dans la querelle d’écoles opposant l’approche essentiellement musicologique incarnée par Mantle Hood et celle de nature beaucoup plus anthropologique représentée par Alan P. Merriam, Mervyn McLean prend clairement parti pour la seconde, n’hésitant pas à fustiger la bi-musicalité hoodienne dès lors qu’elle n’est pas corroborée par une solide expérience de terrain. Revendiquant qu’un ethnomusicologue « complet » se doit de connaître aussi bien les structures sociales que les structures musicales, il s’inscrit ainsi lui-même dans la lignée de chercheurs comme David McAllester, Bruno Nettl, Alan P. Merriam et John Blacking, avec lesquels il ne cache pas ses affinités, en dépit de certains désaccords mineurs.

18 D’une lecture extrêmement stimulante, ce livre devra désormais figurer parmi les classiques de l’ethnomusicologie. Il est à recommander à tous les professionnels, et en particulier aux étudiants. Et si nous constatons, une fois encore, qu’il faut publier en anglais si l’on veut avoir une chance d’être lu8, n’en faisons pas une affaire d’État : nous le savions déjà !

NOTES

1. Parmi ses principales publications, citons notamment : Traditional Songs of the Māori (2004 [1975], avec Margaret Orbell), Māori Music (1997), Weavers of Song (1999), To Tatau Waka (2004) et Songs of Kaumatua (2006). 2. Rappelons que le terme « ethno-musicology » (avec trait d’union) a pour la première fois été utilisé par Jaap Kunst en 1950. 3. Voir à ce propos l’ouvrage édité par Bruno Nettl et Philip V. Bohlman : Comparative Musicology and Anthropology of Music. Chicago & London : The University of Chicago Press, 1991.

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4. C’est à John Blacking, fondateur du Séminaire européen d’ethnomusicologie (European Seminar in Ethnomusicology, ESEM) (voir p. 61), que nous devons d’avoir pu découvrir dès les années 1980 les travaux de certains chercheurs originaires des pays alors sous domination soviétique. 5. Les Français sont le Père Amiot, Alain Daniélou, Claudie Marcel-Dubois et André Schaeffner, auxquels il faut rajouter la mention de François Joseph Fétis (1784-1871) parmi les précurseurs (p. 31). 6. À propos de Brăiloiu, McLean estime qu’il a été « un des ethnomusicologues les plus injustement négligés, probablement pour la simple raison que la plupart de ses écrits sont en français ou en roumain » (p. 118). La traduction anglaise des Problèmes d’ethnomusicologie de Brăiloiu par A.L. Lloyd (Problems of Ethnomusicology), publiée en 1984, ne semble pas être parvenue à réparer cette injustice. 7. McLean cite ici la version anglaise d’un entretien préalablement publié dans les Cahiers de musiques traditionnelles (1990 : 196). 8. C’est ainsi que, sur les 774 références bibliographiques que comporte le présent ouvrage, 716 sont en anglais, 38 en allemand, 14 en français (dont un seul article des Cahiers de musiques traditionnelles !), 2 en latin, et une en italien, en japonais, en magyar et en maori ; rien en revanche en espagnol, en portugais, en roumain, en russe ni en chinois, pour ne citer que quelques langues dans lesquelles la littérature ethnomusicologique est connue pour être abondante.

AUTEURS

LAURENT AUBERT Conservateur au Musée d’ethnographie de Genève et directeur des Ateliers d’ethnomusicologie, un institut dédié à la diffusion des musiques du monde. Parallèlement à des recherches de terrain, notamment en Inde, il travaille sur des questions liées aux pratiques musicales en situation de migration. Il est le fondateur des Cahiers de musiques traditionnelles (aujourd’hui Cahiers d’ethnomusicologie) et l’auteur de plusieurs livres, parmi lesquels La musique de l’autre (2001), Les feux de la déesse (2004) et Musiques migrantes (2005).

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Susanne ZIEGLER : Die Wachszylinder des Berliner Phonogramm-Archivs Berlin : Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, 2006

Susanne Fürniß

RÉFÉRENCE

Susanne ZIEGLER : Die Wachszylinder des Berliner Phonogramm-Archivs, Berlin : Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, 2006. 512 pp., photos, bibliographie, index, glossaire, CD-Rom, résumés anglais, ISBN 3-88609-527-4.

1 Avis aux amateurs d’enregistrements historiques! Après dix années de recherches documentaires intenses, Susanne Ziegler nous rend enfin accessible le catalogue de la collection des phonogrammes historiques conservée au Musée d’ethnographie de Berlin. L’ importance et l’extraordinaire histoire de cette collection ont déjà été retracées dans mon compte rendu de l’ouvrage Das Berliner Phonogramm-Archiv 1900-2000. Sammlungen der Traditionellen Musik der Welt (Simon éd., 2000) paru dans le volume 14 des Cahiers de musiques traditionnelles (2001 : 283-289).

Les collections de cylindres

2 Il s’agit de plus de 30 000 cylindres dont la moitié a été collectée avant 1914, grâce aux efforts insistants de Carl Stumpf, fondateur du Phonogramm-Archiv, d’Erich Moritz von Hornbostel, son Directeur de 1905 à 1933 et de Felix von Luschan, Directeur du Département d’Afrique et d’Océanie du Musée d’ethnographie de Berlin de 1904 à 1911. Dès les débuts des techniques d’enregistrement du son, ces trois hommes ont veillé à faire développer du matériel portable et à en équiper tout voyageur prêt à collaborer avec les Archives de Berlin : « Chaque voyageur dans une région encore peu explorée devrait être équipé d’un appareil phonographique et enregistrer le plus de pièces musicales typiques possible (chant en solo, orchestre, etc.)… » (Luschan 1904 : 61). Les collaborateurs étaient

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des scientifiques (ethnologues, linguistes, géographes, orientalistes), des médecins, des missionnaires et des militaires qui – avant 1915 – voyageaient surtout dans les anciennes colonies allemandes en Afrique et en Océanie.

3 Cette collection est donc essentiellement composée d’enregistrements de terrain, bien que d’autres aient été effectués à Berlin ou ailleurs en Europe, à l’occasion de voyages de musiciens. Elle comporte majoritairement de la musique, mais aussi les premiers enregistrements de langues à ton africaines (Swend, Togo, 1905-1906). Les noms des collecteurs, nos ancêtres en ethnologie et en ethnomusicologie, ne font pas seulement rêver l’africaniste que je suis : Charles Myers (Bornéo et Détroit de Torres), Franz Boas (Kwakiutl et Thompson-River), C. G. Jonker (Timor), Leo Frobenius (Kongo, Moluques et Australie), Richard Thurnwald (Afrique de l’Est et Océanie), Günter Tessmann (Guinée espagnole), Jan Czekanowski (Rwanda), Robert Lachmann (Afrique du Nord, Égypte, Japon), Jaap Kunst (Java et Bali), Martin Gusinde (Terre de Feu), George Herzog (Navaho), le Baron Rodolphe d’Erlanger (Afrique du Nord et Touareg), Edward Evans-Pritchard (Zandé), Paul Schebesta (Congo Belge et Malacca), Mieczyslaw Kolinski (Balkans et Russie), Melville Herskovits (Surinam et Afrique de l’Ouest)…

4 Ayant été évacués de Berlin en 1944-1945, les cylindres avaient d’abord été dispersés en Allemagne de l’Ouest et de l’Est. 90 % ont ensuite été réunis à Leningrad, puis, au début des années 1960, transférés à Berlin-Est. Après la chute du Mur de Berlin, l’ensemble a pu être rapatrié à son lieu d’origine en 1991. Pour établir l’inventaire du fonds actuel, il a fallu à Susanne Ziegler, responsable de cette collection inestimable, des années de collationnement entre les cylindres, les boîtes, les cires originales, les négatifs en cuivre (galvanos) et les copies. À ce travail d’identification des cylindres se sont ajoutées des recherches documentaires dans les inventaires et dossiers techniques de plusieurs institutions afin d’identifier leur contenu musical et de rassembler les informations relatives aux données ethnologiques et géographiques des musiques enregistrées, ainsi que celles concernant les collecteurs et les conditions de collecte. Les efforts ont été récompensés par l’UNESCO qui, en 1999, a attribué à cet ancien fonds sonore le statut de Mémoire du Monde.

Le catalogue

5 Le présent catalogue est le premier inventaire raisonné et multisupport des enregistrements sonores effectués entre 1893 et 1954. Certaines cultures musicales ayant disparu depuis et les enregistrements n’étant pas connus dans les lieux de collecte, ce catalogue se veut un premier pas vers le rapatriement des patrimoines musicaux dans leurs régions d’origine. L’ouvrage se compose de deux supports complémentaires : un livre et un CD-Rom.

6 Le livre contient l’historique de la collection, une introduction technique à la problématique de la lecture et de la reproduction des cylindres de cire et la description des 351 collections. À ces données de base s’ajoutent de précieuses biographies des collecteurs, ainsi que des références bibliographiques et divers index. Le tout est complété de photographies originales de musiciens ou de collecteurs, ainsi que, le cas échéant de transcriptions musicales. Les informations relatives à chacune des collections mentionnent le collecteur, l’année et le lieu de collecte, la région et l’ethnie, le nombre de cylindres enregistrés et conservés, la présence de documentation, ainsi que des renvois à

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d’éventuelles publications. Le chapitre introductif de l’ouvrage, ainsi que les introductions à ses différentes parties et aux index sont traduits en anglais, ce qui facilite l’utilisation du catalogue aux non-germanophones.

7 L’ ensemble de la documentation complémentaire à l’inventaire et disponible dans les Archives est reproduit sur le CD-Rom qui accompagne le livre. Il contient un document en format pdf, l’équivalent d’un document imprimé de 981 p., ainsi que 73 extraits sonores. Il s’agit, pour chacune des collections, au minimum de la retranscription de la liste originale des enregistrements. Dans bien des cas, les fiches techniques contiennent des informations approfondies issues des dossiers des collecteurs, parfois annotées ultérieurement de la main du collecteur, de l’intermédiaire ou du conservateur.

Les enregistrements

8 La recherche présentée ici a été à la fois documentaire et technique. En effet, ce qui nous intéresse tous aujourd’hui, c’est d’entendre ces enregistrements historiques et de nous faire une idée de l’évolution des musiques que nous étudions. Mais l’accès aux cylindres de cire n’est pas sans risque. Dès le début, les directives aux collecteurs, établies en 1904 par Felix von Luschan, mettaient en garde contre des écoutes multiples à partir de l’original qui s’abîme à chaque lecture. Dans son article, Andreas Wiedmann rend hommage au discernement d’Erich M. von Hornbostel qui, dès 1907, a systématiquement fait des copies sous forme de négatifs en cuivre (galvanos). Wiedmann mentionne le courage de von Hornbostel, puisque l’original initial se perd immanquablement lors de ce processus de copie. C’est alors le négatif qui devient un nouvel original à partir duquel on peut faire des copies. Aujourd’hui, la collection contient 2749 originaux initiaux sous forme de cylindres de cire, 14 065 originaux négatifs sous forme de galvanos de cuivre, et 15 214 anciennes copies sous forme de cylindres de cire.

9 Les deux défis techniques étaient donc à la fois l’accessibilité des enregistrements sans détérioration du support, ainsi que la copie et la reproduction dans des perspectives de conservation et de publication. La solution à ces problèmes a nécessité des collaborations scientifiques à travers le monde entier. L’ importance de l’aspect technique de ces archives historiques est un nouveau témoignage de la responsabilité qu’ont des conservateurs pour l’avenir : il ne suffit pas de connaître les données ethnologiques et les techniques documentaires, mais il faut également maîtriser les supports physiques qui nous permettent de conserver des témoignages matériels de cette expression immatérielle et éphémère qu’est la musique.

10 Quels enregistrements sont effectivement accessibles à l’heure actuelle ? Le catalogue n’est pas très bavard à ce sujet et ne donne que des chiffres, pas le contenu. L’ ancienne « Collection de démonstration » de E. M. von Hornbostel avait été reproduite et publiée en 1963 par Ethnic Folkways Library1. La numérisation actuelle des cylindres est en cours depuis 1998, mais le processus est très lent, puisque la duplication sans risque demande la confection préalable d’un nouveau galvano. Jusqu’en 2005, des copies ont été effectuées sur support DAT ; depuis, les enregistrements sont directement numérisés sous format .wav. À l’heure de l’achèvement du manuscrit (2002), seules 190 des 351 collections étaient numérisées.

11 Les publications vont au compte-gouttes : 42 extraits ont été publiés dans le coffret publié en 2000 à l’occasion des 100 ans des Archives2, 73 extraits sonores sont contenus sur le

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CD-Rom accompagnant le catalogue. Un certain nombre d’autres enregistrements sont disponibles sur une borne multimédia du Musée d’ethnographie de Berlin.

12 La publication de disques compacts thématiques ou géoculturels est également très lente. En effet, il ne suffit pas de reproduire les enregistrements tels quels, mais de les identifier correctement et de les mettre dans leur contexte ethnologique et historique. C’est dire qu’une telle entreprise nécessite la collaboration de l’ensemble de la communauté scientifique et des contributions de domaines complémentaires : « Le présent catalogue, par le lien entre descriptions, documents écrits originaux, sources bibliographiques et enregistrements sonores, fournit pour la première fois un accès à ces témoignages uniques, et permet de surcroît de les mettre dans le contexte des recherches actuelles qui ne devraient pas rester confinées aux seules sciences de la musique, mais – comme au début du siècle – initier des relations interdisciplinaires longtemps négligées» (34). Deux CDs sont sortis en 2003 (Japon, Pérou)3, trois sont en préparation (Brésil, Argentine, Albanie). Patience…

BIBLIOGRAPHIE

LUSCHAN Felix von, 1904, Anleitung für ethnographische Beobachtungen und Sammlungen in Afrika und Ozeanien. Berlin : Königliches Museum für Völkerkunde in Berlin.

NOTES

1. The Demonstration Collection of E. M. von Hornbostel and the Berlin Phonogramm-Archiv, Indiana University, Archives of Folk & Primitive Music. Ethnomusicological Series, George List, Editor, Ethnic Folkways Library FE 4175, New York, 1963. 2. Music! 100 Recordings – 100 Years of the Berlin Phonogramm-Archiv 1900-2000, Artur Simon & Ulrich Wegner (eds), Museum Collection Berlin, 4 disques compacts, Wergo SM 1701 2, 2000. 3. Walzenaufnahmen japanischer Musik / Wax Cylinder Recordings of Japanese Music (1901-1913). Notice Ingrid Fritsch. CD + 96p. , BPhA-WA 1, 2003 ; Walzenaufnahmen japanischer Musik / Grabaciones en cilindro del Perú 1910-1925. Notice Virginia Yep et Bernd Schmelz. CD+80 p., BPhA-WA 2, 2003.

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NATTIEZ Jean-Jacques, dir. : MUSIQUES. Une encyclopédie pour le XXIe siècle. Vol. 3 : Musiques et cultures. Arles : Actes Sud/Paris : Cité de la Musique, 2005

Yves Defrance

RÉFÉRENCE

NATTIEZ Jean-Jacques, dir. : MUSIQUES. Une encyclopédie pour le XXI e siècle. Vol. 3 : Musiques et cultures. Arles : Actes Sud/Paris : Cité de la Musique, 2005. 1166 p.

1 En collaboration avec Margaret Bent, Rosana Dalmonte et Mario Baroni, Jean-Jacques Nattiez, assisté de Jonathan Goldman, nous propose la version française de cette encyclopédie de la musique, déjà parue en Italie, avec cette fois le sous-titre « Une encyclopédie pour le XXIe siècle ». Huit années ne furent pas de trop pour venir à bout de cette œuvre monumentale, à la fois passionnante et audacieuse, forte de 270 textes. Les germanistes disposent du monumental Musik in Geschichte und Gegenwart (Finscher 1994), les anglicistes du New Grove Dictionnary of Music (2001, entièrement contrôlé, voire réécrit par Stanley Sadie). Pour ce qui concerne plus particulièrement les musiques traditionnelles, un très bel effort éditorial fut fourni par The Garland Encyclopedia of World Music en dix gros volumes (1998-2002), dont j’ai eu l’occasion de rendre compte dans les Cahiers de musiques traditionnelles1. Quant aux synthèses en langue française, elles commencent un peu à dater. L’ Encyclopédie de la Musique en trois volumes chez Fasquelle remonte aux années 1958-61. L’ Histoire de la musique (2 vol. : 2236 & 1872 pages), de l’ Encyclopédie de La Pléiade, aux éditions Gallimard, date de 1963 et sa réédition ne fit l’objet d’aucune actualisation. Les quatre volumes du Dictionnaire de la Musique, dirigé par Marc Honegger chez Bordas, sortirent, eux, en 1970 et 1976. Des dictionnaires sur la musique furent publiés au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, et nombre de leurs entrées s’ouvraient aux musiques de tradition orale, mais il manquait une encyclopédie de référence laissant aux auteurs des espaces de présentation suffisamment larges pour

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permettre la discussion. C’est désormais chose faite. Car l’une des grandes originalités, de ce que nous devons nous résoudre à nommer sans intention péjorative le Nattiez, tient dans sa présentation qui bouscule les habitudes alphabétiques, biographiques, terminologiques, chronologiques ou géographiques. Nous avons là une somme considérable d’articles de fond, certes organisés selon une logique thématique de réflexion, mais se faisant écho les uns aux autres, dans une orientation résolument tournée vers l’entrecroisement des époques, des cultures et des problématiques.

2 Cinq volumes sont au programme : Musiques du XX e siècle ; Les Savoirs musicaux ; Musiques et cultures ; Histoires des musiques européennes ; L’ Unité de la musique.

3 Le premier volume, paru en 2003, présentait en 1492 pages l’ensemble des musiques du XXe siècle. Mis à part quelques articles regroupés dans sa quatrième section2, précisément intitulée « Intersection », l’essentiel de ce gros volume traite exclusivement des musiques « savantes » et « populaires » occidentales. Parti pris affiché et relevant, somme toute, d’une dialectique musicologique, héritière d’une tradition académique, elle-même occidentale. L’ abondance des travaux sur la musique écrite occidentale, l’histoire même de la musicologie et le parcours intellectuel de la grande majorité des 230 auteurs sollicités pour cette entreprise collective impliquait un découpage privilégiant la matière même sur laquelle cette science humaine s’était fondée. Le fait d’entreprendre la série des cinq volumes par le XXe siècle se démarque cependant des tendances chronologiques habituelles. Quand on sait les difficultés rencontrées par les créateurs contemporains à trouver leur public, à gagner la confiance des décideurs en matière de politiques culturelles – voir l’article de Pierre-Michel Menger « Le public de la musique contemporaine » – on ne peut que saluer le courage des éditeurs à offrir une telle tribune en bonne position dans les rayons de librairies. Bonne position au propre et au figuré puisque le format en A5, légèrement plus grand que celui de la collection La Pléiade, chez Gallimard, permet un stockage vertical et une manipulation aisée dans les transports qui, on le sait, procurent à beaucoup de chercheurs un temps de lecture croissant. Cet engagement pourrait théoriquement aller encore plus loin. Car si l’on se met à réfléchir sur l’avenir de la musicologie comme discipline internationale, l’on est en droit de penser que le processus d’ouverture du milieu très masculin et très européen où elle s’était épanouie dans ses débuts, au XIXe siècle, ne puisse être interrompu en si bon chemin. Saluons donc l’arrivée massive de musicologues femmes, d’auteurs n’ayant fréquenté ni Conservatoire ni Sorbonne, de jeunes scientifiques tout autant que de spécialistes non occidentaux. Souhaitons, au passage, que la circulation planétaire des sources documentaires et des savoirs, puisque mondialisation il y a, ouvre bientôt la voie de la musicologie occidentale à des regards géographiquement et culturellement fort lointains. À quand un éclairage nouveau sur l’organum médiéval par un musicologue pygmée ? À quand l’analyse du Ring par un Inuit ? À quand une encyclopédie de la musique dirigée par une équipe asiatique ? Dans les nombreux domaines des sciences dites exactes, la production scientifique émane de chercheurs d’horizons divers. Personne ne s’émeut qu’un mathématicien indien, un biologiste chinois ou un astrophysicien guatémaltèque apportent leur contribution à la connaissance universelle. Le fait que de bons esprits se soient inquiétés que l’article « Afrique » – de neuf pages, contre cent vingt pour l’article « Bach » dans l’édition de 1951 – soit plus long que celui consacré au Kantor de Leipzig dans la nouvelle édition du MGG, laisse plutôt songeur3.

4 1242 pages de Savoirs musicaux occupent un deuxième volume, totalement ouvert à la connaissance du fait musical dans des domaines multiples, éclatés, généralement traités

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dans des revues scientifiques de faible diffusion, mais rarement présentés de manière aussi claire dans des ouvrages de synthèse de cette envergure. Tout ce qui touche à la matière musicale ne peut laisser l’ethnomusicologue indifférent. Même si les questions de création et de recherches musicales restent principalement évoquées dans le volume 1, celles s’interrogeant sur la matériau musical, le corps et l’esprit, sur la définition de ce que signifie être musicien, entrent bien évidemment dans le vaste champ d’investigation de notre discipline.

5 Le titre du volume quatre, Histoires des musiques européennes, parle de lui-même. Quant au volume cinq, il n’est pas encore sorti à l’heure de la rédaction de ce compte-rendu. En toute logique, c’est donc le volume trois, Musiques et Cultures, qui retiendra toute notre attention ici. Il comprend six grandes parties de 100 à 230 pages chacune.

6 La première, « Les traditions musicales dans le monde », est le fait de deux auteurs : Laurent Aubert et Henri Lecomte. Le premier réussit l’exploit de faire une synthèse intitulée « Les cultures musicales dans le monde : traditions et transformations » en prenant comme angle d’approche celui d’un découpage géographique de la planète en dix régions ou aires culturelles (Afrique saharienne et subsaharienne ; Civilisation islamique ; Inde et Asie méridionale ; Himalaya et steppes mongoles ; Asie orientale ; Asie du Sud-Est ; Océanie ; Civilisations circumpolaires et amérindiennes ; Métissages américains ; Europe). Travail de généraliste, à ma connaissance unique en langue française. Malgré ses limites tout à fait compréhensibles, et certaines petites confusions – Toraja est entendu comme une île alors qu’il s’agit d’une minorité non islamisée des montagnes centrales de Sulawesi (p. 69) – il mériterait d’entrer dans la bibliographie de base de tout mélomane.

7 La discographie sélective et critique d’Henri Lecomte complète utilement ce chapitre introductif, d’autant que les quelque 140 références discographiques sont organisées selon le même découpage et portent principalement « sur les enregistrements ‘‘de terrain’’, réalisés le plus souvent en situation » (p. 110). Cette orientation toute louable n’est pourtant pas observée avec la rigueur annoncée. Sans entrer dans une discussion sur les inévitables manques, relevons toutefois l’extrême pâleur du domaine français qui se résume à deux titres de musiques instrumentales urbaines enregistrées ex situ. Si ce n’est pas dans cette encyclopédie en français que l’on peut trouver les indications recherchées dans ce domaine, on se demande bien où. Un autre aspect beaucoup plus discutable tient dans le ton très personnel et non scientifique adopté ici. Clichés et contradictions jalonnent les commentaires au point de faire perdre toute crédibilité à l’article : « les gwerziou, ces complaintes nostalgiques qui évoquent la lande et les ajoncs » (p. 133), ou encore « la paghjella, le chant profane corse […] ces enregistrements ont été effectués au cours d’offices à l’église de Rusiu, un des hauts lieux de la polyphonie religieuse corse » (p. 132). La plupart des références me paraissent refléter une partie des réalités que je crois un peu connaître. En revanche, les commentaires pour le moins dilettantes qui les accompagnent me semblent extrêmement dommageables dans une encyclopédie de cette envergure. Tout se passe comme si les mélomanes et musicologues ne s’intéressaient pas à la production discographique et que l’accumulation d’erreurs, dont les pochettes qui accompagnent les disques regorgent, ne revêtait qu’une importance toute relative. Je pense tout le contraire. En l’absence de partitions écrites, le document sonore, qui est à la base de la démarche ethnomusicologique, mérite le plus grand respect, la plus grande attention et, pour le moins, la plus grande fiabilité. Qui d’entre nous n’a pas enrichi sa culture ethnomusicologique, n’a pas éprouvé l’émotion propre à la découverte grâce à l’écoute d’enregistrements inouïs ?

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8 Les cinq parties suivantes regroupent des articles de qualité très inégale. Certains sont remarquables, d’autres, parce que trop descriptifs et énumératifs, ne présentent pas grand intérêt. En revanche les questions abordées revêtent la plus haute importance. Est- il possible d’écrire l’histoire des musiques de tradition orale ? s’interroge Timothy Rice. Ce vaste sujet aurait peut-être mérité plusieurs communications. La dimension ethnohistorique, par exemple, est assez vite estompée, qui pourtant reste très présente dans les enquêtes actuelles. L’ empilement stratigraphique des savoirs, exprimé ou non, relève de phénomènes bien étudiés comme la synchronie transgénérationnelle, qui renvoie la mémoire d’informateurs au-delà de la centaine d’années. Ceci fut d’ailleurs mis en évidence dès le début de l’ère chrétienne par Quintilien dans sa fameuse métaphore de la chaîne. L’ admirable démonstration de Claude Lévi-Strauss dans la genèse des mythes, de tradition toute aussi orale que les musiques que nous étudions, devrait rester présente à l’esprit de tout enquêteur. Trop d’ethnomusicologues encore pétris d’une observation toute synchronique ont tendance à rejeter un peu rapidement l’inévitable question de l’épaisseur historique. De même, l’utilisation de l’iconographie et son analyse critique évoluent dans le temps. Quid du colonialisme et du post-colonialisme ? Le déterminisme culturel du discours scientifique, présent de façon manifeste depuis les débuts de l’ethnomusicologie, impose naturellement une réflexion sur l’utilité du recours à l’histoire, tant dans la critique des sources que dans celle de leur interprétation. Le fait, par exemple, que Robert C. Provine, ignore le Vietnam, culturellement rattaché à la Chine, à la Corée, au Japon, et dans une certaine mesure à la Mongolie, dans son étude historique d’une entité géographique, l’Asie de l’Est, est assez significatif.

9 Kay Kaufman Shelemay aborde, elle, la question de la musique comme révélatrice de mémoire. Mémoire collective, marquée par des fêtes cycliques ou calendaires, par des rites de passages, par des cérémonies commémoratives. Mémoire individuelle, également, au titre de l’expérience personnelle où coïncident des exigences cognitives et culturelles.

10 Riche de dix contributions, la troisième partie vient combler une grande lacune dans l’introduction, qui n’avait octroyé que peu de place à la religion par rapport à la musique bien que celles-ci fussent étroitement liées dans la plupart des cultures. Là encore, il est recommandé de tout lire crayon à la main afin de disséquer les définitions, parfois contradictoires, d’un auteur à l’autre, entre Judith Becker et Jean During, par exemple. Cette confusion sémantique qui court dans l’encyclopédie risque de rebuter plus d’un lecteur. Où commence le sacré ? Où s’arrête le profane ? Devant la disparité et la complexité des cultures développées par l’humanité, il paraît aberrant de ne pas poser d’emblée les limites d’un tel programme. L’ égarement se confirme lorsque sont abordés les rapports entre rituel et chamanisme, entre transe et musicothérapie. À juste titre, Jean During exprime cette gêne « induite par la lecture des ouvrages de référence sur le sacré (qui) vient de ce qu’ils reflètent la culture chrétienne de leurs auteurs… » (p. 323) et qui a tendance à classer le sacré comme une expérience spirituelle personnelle, loin d’être universelle. De même, les concepts de transe, de rage et de possession semblent entourés d’un certain flou, rendant malaisée la lecture croisée des articles suivants. De son côté, l’étude comparative d’Ammon Shiloah du judaïsme et de l’islam face à la musique semble parfois projeter un peu trop un concept occidentalisé sur les textes sur lesquels elle s’appuie. En arrière plan, elle renvoie à la définition même de la musique selon les cultures, selon les religions. L’ absence de musique à la mosquée, par exemple, peut être discutée ne serait-ce que si l’on prend en compte diverses manifestations sonores : appel à la prière, récitation coranique, glorification, supplication, zirk,

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anniversaire du Prophète, etc. A contrario, pour les Mauritaniens, quand c’est religieux, ce n’est pas de la musique nous avait appris Michel Guignard (2005). Le sujet n’est donc pas près de s’épuiser, et c’est tant mieux.

11 Huit contributions nourrissent la quatrième partie, « Musique et société », autre vaste sujet s’il en est et que notre discipline a probablement aidé à mieux cerner depuis près d’un siècle. Certains chercheurs ont même tenté d’expliquer le fonctionnement d’une société par sa musique – on se souvient de la noble tentative d’Alan Lomax, avec sa courageuse théorie cantométrique, restée sans lendemain, faute de travaux à l’appui. Oui, la musique est partie intégrante de la vie sociale, mais elle fonctionne selon des procédés qui lui sont propres. Des approches monographiques solides (Afrique avec Monique Brandily et Gerhard Kubik, Népal avec Sophie Laurent, Kerala avec Christine Guillebaud, Amérique du Nord avec Nicole Baudry) côtoient des études plus générales. La définition de Bruno Nettl de la musique populaire urbaine nous semble pourtant restrictive : musiciens professionnels pouvant exercer d’autres activités, se produisant dans des lieux publics, interprétant des pièces brèves à partir de petits ensembles comprenant obligatoirement… une batterie ! Nous sommes bien conscients que la musique en général permet des entrées quasi infinies dans le social et Jean Molino le montre parfaitement à travers la complémentarité de la musique et du travail. De son côté, Marcello Sorce Keller expose la problématique des contextes socioéconomiques et des pratiques musicales dans les cultures traditionnelles. C’est pour l’individu un moyen de se repérer, de se construire, notamment à l’adolescence dans les sociétés industrielles et post-industrielles où l’on constate une circulation très rapide des produits musicaux commerciaux, des échanges entre classes sociales, de la continuité actuelle entre ville et campagne, entraînant le rejet des dichotomies classiques. Tout en étant l’expression de l’organisation de la société, dans sa spécificité et dans sa perméabilité, la musique permet d’accéder au vécu des autochtones et offre un angle de vue sur la manière dont se dessine la construction identitaire.

12 « Musique et identité » est d’ailleurs le titre de la cinquième partie, alimentée par six articles. Le premier, cosigné par Monique Desroches et Ghyslaine Guertin « Musique, authenticité et valeur », semble hardi, mais aborde un questionnement qui circule très souvent dans les travaux d’ethnomusicologie, sans être toujours bien exprimé. Crainte du politiquement incorrect, tabou sur le goût personnel du chercheur, précaution quant au discours du scientifique sur son propre objet ? Un peu de toutes ces raisons, et d’autres encore ont tendance à retenir la plume de l’ethnomusicologue. Le cas d’un Gilbert Rouget consacrant un chapitre entier à l’authenticité, c’est-à-dire aux musiques « d’avant le tempérament égal » dans son magistral Roi africain (1996 : 391), mérite d’être relevé comme assez exceptionnel. Dans les champs de recherche qui sont les nôtres et où tout se perçoit comme du réel, il devient paralysant d’opérer des choix. Or ces choix existent, et les ethnomusicologues le savent bien, qui sélectionnent régulièrement des exemples musicaux présentés dans des disques compacts. En abordant ce sujet délicat, ces deux auteures québécoises font preuve d’une modernité de pensée, d’une certaine audace même, parfois un peu absente en France. De même pour les deux communications de Serena Facci et Carolina Robertson, rompues au gender studies nord-américaines.

13 L’ article de Nidaa Abou Mrad, d’une lecture très difficile, traite des échelles mélodiques et de l’identité culturelle en Orient arabe et avance notamment le contestable concept de « mode sémique ». Celui d’Irèn Kertesz Wilkinson prend le cas des Tsiganes pour discuter la question du nomadisme et de la musique. N’y a-t-il pas d’exemples plus probants dans

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le monde, tant de musiciens nomades que de musiques migrantes ? Le ton descriptif, très simpliste, ne convainc pas vraiment sur la validité d’une identité musicale tsigane. L’ absence de discographie, portant plus précisément sur le magnifique répertoire des ballades, affaiblit le propos. C’est dommage. Autre cas intéressant, trouvant toute sa place dans le chapitre sur l’identité, celui de la Palestine. Yara El-Ghadban dresse un inventaire des musiques actuelles palestiniennes, disséminées géographiquement ; mais elle escamote les musiques traditionnelles. Certes, il n’existe aucun ouvrage de référence sur la question, mais on peut cependant citer la création, en Palestine même, d’un centre de collecte des musiques traditionnelles palestiniennes. Comme dans beaucoup de peuples en lutte pour leur reconnaissance, la musique peut jouer un rôle essentiel dans la prise de conscience d’une identité. De là à parler de « son arabe », il y a un pas un peu trop vite franchi, me semble-t-il. En règle générale, l’implication plus ou moins contrôlée du chercheur dans le militantisme des acteurs de l’objet de sa recherche tend à lui faire perdre le recul nécessaire à un minimum d’objectivité, et donc de crédibilité. Rien n’est simple, et il n’est pas aisé de viser une neutralité absolue.

14 Le volume III de cette encyclopédie se termine sur une partie un peu fourre-tout où se côtoient neuf articles portant sur la théorie, le langage, le théâtre, les significations des musiques traditionnelles, la danse, etc. L’ intéressante question de l’ethnothéorie – ou théorisation – dans la (les) « primitive music », verbalisée ou pas, est débattue par John Baily à partir de quatre cas célèbres dans la littérature ethnomusicologique pris chez les Venda (John Blacking), le Shona (Paul Berliner), les ‘Are ‘Are (Hugo Zemp) et les Kaluli (Steven Feld), auxquels s’ajoutent la présentation de la musique de l’Hindoustan comme modèle opératoire de la structure de la musique, avec son fameux sargam, et de ses enquêtes personnelles à Herat, Afghanistan. Relevons au passage une erreur de traduction lorsque Baily évoque le lamellophone mbira du Zimbabwe qui « dispose d’un certain nombre de clés métalliques qu’on actionne avec les pouces et les doigts dans des combinaisons rythmiques complexes » (p. 915). Un traducteur ethnomusicologue – ou une relecture scrupuleuse, j’insiste – aurait évité l’anglicisme « clés métalliques ». Que répondre à un étudiant qui s’appuie sur cette encyclopédie pour contredire son enseignant ? Retenons plutôt la belle conclusion de John Baily : « Par théorie musicale, il serait préférable de parler de raisonnement systématique sur les phénomènes structurels corrélés au son qui peuvent être exprimés par des mots. Et vous n’avez pas besoin de savoir lire ou écrire pour le faire ! » (p. 928).

15 Dans un article très documenté, fort de quarante pages agrémentées de tableaux et de nombreux exemples musicaux, Sumarsam décrit les grands principes de fonctionnement du gamelan à Java. Il rappelle clairement : « Qu’il s’agisse de représentation ou d’apprentissage, la notation descriptive (c’est-à-dire une notation composée de représentations rythmiques et mélodiques précises) n’a jamais beaucoup compté pour les musiciens de gamelan » (p. 935). Mais « le plus important est sans doute la nature hétérogène et syncrétique du développement du gamelan. » (p. 968), et de conclure : « Par essence, l’œuvre pour gamelan incarne la relation complexe entre différents réseaux d’idiomes musicaux. Encadrés par la structure colotomique, ces réseaux interagissent au sein d’un langage musical élaboré que ne peut résumer une simple grammaire musicale ».

16 De manière beaucoup moins pertinente, Chris Goertzen nous présente les chants traditionnels anglo-américains selon une catégorisation qui rappelle les débuts des études folkloriques au XIXe siècle. Rien que de très banal, dans un style passéiste, descriptif, énumératif et peu analytique, qui semble ignorer jusqu’à la notion de système musical et,

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plus affligeant, les musiques traditionnelles vivantes encore observables aujourd’hui, ce qui entraîne un certain angélisme dans les commentaires : « Dans la plupart des communautés, peu savaient lire la musique, d’où un type fascinant de chant responsorial » (p. 1005). L’ article se nourrit de lieux communs et porte des assertions vides de sens, ou, pire encore, complètement erronées : « l’échelle pentatonique la plus commune en Europe et aux Etats-Unis, c’est-à-dire une gamme majeure dépourvue des quatrième et septième degrés » (p. 1001).

17 Il est très regrettable que l’ethnomusicologie portant sur des terrains européens soit peu ou pas représentée dans cette encyclopédie. À force de se méfier de l’ethnocentrisme, on finit par donner une image d’europhobe dans le domaine des musiques traditionnelles. Si une certaine école vieillotte continue de marcher sur les pas des folkloristes occidentaux, d’autres courants de pensée de l’ethnomusicologie produisent des travaux d’un haut degré scientifique, à la pointe de la recherche actuelle. Je pense en particulier au domaine français complètement absent de cette encyclopédie – douze petites lignes sur la France (p. 90), non compensées par d’énormes lacunes bibliographiques sur l’ensemble des articles. Il faut chercher dans l’encyclopédie Garland pour trouver une série d’articles sur la France, la Bretagne, la Corse, le Pays Basque (vol. 8). Aux franges de l’histoire – et il y aurait encore beaucoup à dire sur la deuxième partie de ce volume –, de la sociologie, des questions d’identité, de théorie et de sémantique, l’ethnomusicologie du domaine français produit pourtant de la bonne matière scientifique et soulève de nouvelles problématiques propres à bousculer les idées reçues et à faire avancer la réflexion ethnomusicologique en général. C’eût été l’occasion de lui offrir, en langue française, la place qu’elle mérite.

18 Toujours dans cette veine descriptive, qui court un peu trop dans le Nattiez, Bell Yung offre un papier sur la musique dans le théâtre chinois, empreint d’une certaine naïveté vis-à-vis du lecteur : « Les étrangers […] doivent comprendre que la musique du théâtre chinois est très différente de celle de Verdi ou Wagner… » (p. 1029). Christopher A. Scales, qui décrit longuement les pow-wows des « Indiens d’Amérique du Nord » (sic !), serait peut-être effrayé de connaître la traduction française de l’expression Native American. Au bout de vingt pages narratives un peu plates, où l’on se perd dans des notions peu claires de rythme régulier, de mètre régulier à deux temps, de présentation de chants et de danses, vient un début d’analyse laissant le lecteur sur sa faim (p. 1090 et suiv.).

19 Il serait vain et inopérant de rendre compte par le détail de tous ces articles, d’en relever méthodiquement les inévitables oublis et écueils. Qui n’en est pas à l’abri ? J’exprime plutôt le regret qu’un travail solide d’un comité de rédaction à la rigueur incontestable n’ait pas été suffisamment fait en amont. Les conséquences de cette économie ne sont pas dramatiques. Elles n’en atténuent pas moins la portée de cette somme. Car, au demeurant, nous avons bien une somme, une juxtaposition d’articles de qualité inégale, d’une unité pas toujours repérable. Rien de franchement mauvais, cela s’entend, mais l’accumulation de tant de maladresses pourrait finir par agacer. La position de Jean-Jacques Nattiez me semble un peu bancale. D’un côté, il assume le choix des auteurs, et c’est la moindre des choses lorsque l’on dirige une publication collective ; de l’autre il se refuse à toute ingérence dans les articles, allant même jusqu’à revendiquer les contradictions, les erreurs – et elles sont dans certains cas franchement nombreuses – les oublis – ce qui n’est pas toujours excusable – les positions opposées entre les textes afin de « provoquer le débat » (sic !). Cette position, intellectuellement stimulante, ne me semble pas du tout convenir à ce type de publication. Sans être gravissimes, car la majorité des articles me paraît très solide et bien documentée, de telles faiblesses me semblent jaillir un peu trop

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souvent pour les passer toutes sous silence. Prenons quelques exemples qui trahissent bien l’à peu près de nombreux passages. On confond la Belle Epoque (qui correspond à la IIIe République en France avant 1914) avec les Années Folles, qui succèdent au cataclysme de la Première Guerre Mondiale (1919 et suivantes). Sans barguigner, les musiques traditionnelles de France sont assimilées au musette, celles d’Espagne au flamenco, celles du Portugal au fado. L’ absence d’unité lexicale, voire orthographique est récurrente d’un article à l’autre, quand ce n’est pas dans le même texte (yodel p. 87 devient jodel p. 88). L’ emploi intempestif de termes aux significations distinctes se généralise : « barde », qui revient très souvent, est pris pour baladin (p. 92) ou troubadour (p. 87). Qu’entend-on, en 2007, par « gammes naturelles » (p. 89), plus d’un siècle après les travaux d’Ellis ? Sumarsam, ou plutôt la traduction de son texte en français, parle de façon redondante du « xylophone en bois » (pp. 931 et 937). On reste stupéfait quand Jean-Jacques Nattiez (p. 30), voulant évoquer quelques ethnies particulièrement bien étudiées par des chercheurs dont les travaux deviennent des classiques de la littérature ethnomusicologique, place sur le même plan les Banda Linda de Simha Arom (1985), les Venda de John Blacking (1973), les Kaluli de Steven Feld (1982), les Flatheads d’Alan Merriam (1967), les Dan de Hugo Zemp (1971) et… les Toumaléros, Amérindiens complètement imaginaires, inventés de toutes pièces par Bernard Lortat-Jacob (1994), qui n’a jamais mis les pieds en Sierra Madre, au Mexique, et revendique son récit comme un exercice de style provocateur à la limite du canular. Que Bernard ait réussi à piéger quelques journalistes aux critiques élogieuses passe encore, mais que cette fiction soit citée comme référence dans une encyclopédie à vocation scientifique n’est pas pardonnable.

20 L’ absence de relecture collégiale scientifique et rigoureuse entraîne un très grand nombre de contradictions (assumées par leurs auteurs, nous confia oralement Jean- Jacques Nattiez dans une dérobade fort habile mais peu convaincante le lundi 24 octobre 2005, à la Maison de la Recherche, à Paris, lors d’une rencontre organisée par la Société Française d’Ethnomusicologie). En effet, l’exercice intellectuel qui consiste à confronter des points de vue différents, voire opposés, ne peut être remis en question dans le cadre d’un séminaire ou d’un colloque, où les débats contradictoires participent de la construction des savoirs et font « avancer la recherche » selon une formule un peu usée. Il en va tout autrement, à mon sens, dans le cadre d’une encyclopédie dont l’objectif n’est plus d’afficher des querelles de chapelles, des positions divergentes qui n’ont plus l’effet stimulant de la dispute au sens académique du terme. Bien au contraire, l’objectif didactique et pédagogique me paraît devoir primer dans une présentation claire d’idées partagées par la grande majorité de la communauté scientifique internationale. Cette attitude se veut rassurante et doit permettre au néophyte de s’y retrouver, de progresser dans son cheminement intellectuel pour l’acquisition de connaissances qui l’aideront à transformer des capacités de compréhension, d’analyse et de synthèse en compétences scientifiques. Il va de soi que personne ne peut prétendre « contrôler » à lui seul la validité des contenus de tous ces articles, et je suis le premier à reconnaître mes propres limites. Il n’en reste pas moins qu’un comité de lecture au cahier des charges précis et rigoureux aurait évité un grand nombre d’erreurs, d’oublis, de confusions, et même de contradictions. Certaines ne revêtent qu’un caractère anodin. Le fait, par exemple, de lire p. 4 « Il existe aujourd’hui plus de cinq mille disques compacts de « musiques du monde », puis, p. 109, « la révolution suivante viendra avec l’apparition du disque compact qui permet de présenter les musiques selon une durée analogue à celle des conditions réelles d’exécution dans leur contexte d’origine. Les publications se sont accrues et se comptent

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maintenant par dizaines de milliers ». Ainsi, une étude effectuée par l’association Zone franche indiquait vingt mille quatre cent vingt-trois références en France pour la seule année 1999. Précisons qu’il s’agissait de « musiques du monde ». La définition de l’objet, ou des objets concernés par l’expression « musiques du monde » ne peut, elle non plus, se satisfaire de guillemets et aurait sans doute méritée un article à part entière, rédigé, pourquoi pas, par un esprit plus philosophique qu’ethnomusicologique.

21 D’autres incohérences scientifiques posent problème. La disparité des définitions des mêmes objets par des auteurs traitant de sujets complémentaires finit par semer une grande confusion dans l’esprit du lecteur, et il faut une bonne dose d’esprit critique et de modération pour en retirer bénéfice. Encore une fois, cette encyclopédie se défend par elle-même dans sa globalité, et la mise en regard de positions différentes ne peut qu’être profitable au lecteur assidu de son ensemble. Mais qui, franchement, se lancera dans sa lecture totale ? Il en va donc de l’aspect pratique de son usage par la grande majorité. Et là, il y a de quoi dire. Quid des cartes géographiques, des illustrations, des plans, schémas, graphiques, tableaux, transcriptions – si ce n’est dans quelques articles (sans justification notable) ? La position qui consiste à adopter une orthographe qui ne respecte pas la langue vernaculaire peut se justifier dans une publication destinée au grand public (programme de concert, pochette de CD, collection jeunesse, etc.). Il est vrai que nul ne peut prétendre prononcer correctement toutes les langues, encore moins en saisir les subtilités phonétiques. Ceci n’interdit pas la considération pour alter, l’un des tout premiers commandements de la démarche anthropologique. Cet engagement orthographique fut honoré dans l’encyclopédie Garland, ce qui, pour autant, n’en altère pas la lecture, bien au contraire. Avec le Nattiez, nous, Français, risquons d’être pris en flagrant délit d’ethnocentrisme. Cette encyclopédie diffuse pourtant des questionnements fort intéressants mis en évidence dans la table des matières, qui propose des sujets opposés, contrastés, stimulant la réflexion. On voit là tout le travail de Jean-Jacques Nattiez, soucieux de ne rien occulter qui ne soit partie prenante des problématiques actuelles, et qui, ce faisant, démontre une remarquable ouverture d’esprit. Mais pourquoi ne pas être allé jusqu’au bout de la démonstration éditoriale ? Un index des noms cités, par exemple, aurait permis une lecture transversale rapide et féconde. Autre regret : alors que de nouveaux articles sont venus enrichir cette édition française, les bibliographies n’ont pas été actualisées depuis la sortie en Italie. On relève notamment l’absence de certaines références dans la collection « Musiques du Monde », chez Actes Sud/Cité de la Musique. Est-ce par crainte d’être suspecté d’autopromotion de la même maison d’édition ? De même, l’absence de présentation des auteurs, que seuls des ethnomusicologues très avertis connaissent, empêche toute interprétation contextualisée des points de vue avancés. C’est franchement regrettable.

22 Toute proportion gardée, les encyclopédies et dictionnaires cités plus haut, ne souffrent que de très faibles critiques pour la bonne raison qu’un comité de lecture élargi s’est autorisé des réécritures, s’est arrogé le droit de refuser un manuscrit, a demandé, si nécessaire, aux auteurs de retravailler leur texte, de le muscler, de le rendre fiable, lisible, compréhensible, accessible. La vocation d’une encyclopédie ne peut être d’ordre confidentiel, réservée à un lectorat éclairé, déjà au fait des « écoles de pensée » ou des positions excessives de certains scientifiques. Toutes légitimes qu’elles soient, les approches radicalement contradictoires dans un même ouvrage, les incertitudes lexicales, les redites malhabiles et autres méfaits inhérents aux publications collectives ne peuvent se passer d’un travail éditorial de mise en forme générale. À l’heure où une

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surinformation tous azimuts fait que très peu de personnes liront la totalité de l’encyclopédie, il me paraît indispensable de soigner la dimension didactique et pédagogique de ce type de publication. À l’heure de l’audio et du visuel, il eût été judicieux de proposer un support peu onéreux à la fabrication comme le cd-rom, le DVD ou autre. Car parler de musiques sans en proposer des exemples sonores, des extraits de films, bref une somme exceptionnelle de savoirs que l’on peut réunir sur les supports informatiques actuels, me semble être une erreur. Il est à craindre que ce ne soit la dernière encyclopédie sur papier et que, malgré ses très nombreuses qualités, elle ne soit vite remplacée par une encyclopédie encore plus interculturelle et sachant utiliser de manière intelligente les nouveaux supports audiovisuels. Heureusement que son coût, relativement peu élevé, vu la somme de savoirs qu’elle contient, lui garantit une vie pérenne dans les mains du public initié, notamment universitaire.

23 On ne peut que saluer l’investissement personnel de Jean-Jacques Nattiez tant dans la coordination scientifique de cette encyclopédie, que dans la qualité de ses propres articles. Le parti qu’il prend de ne pas interférer sur le contenu des articles, ni dans le style, ni dans les points de vue défendus, est tout à fait respectable. Chaque auteur assume la responsabilité de son texte, ce qui protège l’éditeur de toute critique, mais soulève malgré tout quelques questions. Les sujets, les idées, les références ou les points de vue se croisent et s’entrecroisent d’un article à l’autre, d’une section à l’autre, d’un volume à l’autre. D’une certaine façon, cette confrontation des regards constitue une valeur ajoutée capable de stimuler tout esprit scientifique préparé à la discussion. Ceci est très vivifiant pour le musicologue, mais me paraît plus délicat pour l’étudiant et de surcroît pour le grand public. Les risques de se perdre, de ne plus savoir à quel auteur se vouer, de tout confondre et de ne plus rien comprendre ou, pis encore, de s’habiller de certitudes, guettent le néophyte en permanence. Et c’est là que le bât blesse. Quand on sait combien l’encyclopédie de Lavignac, publiée en 1914, fut déterminante dans la perception de la musique en général par le lectorat francophone, et parmi tant d’autres Olivier Messiaen qui s’inspira de la description du système carnatique des deçi tâla, pour bâtir son langage rythmique, on peut s’inquiéter des conséquences que pourront avoir certains articles du Nattiez s’ils sont pris comme argent comptant par les lecteurs du XXIe siècle. En définitive, tout le problème tient dans le fait que ce beau projet est avant tout un projet éditorial, dans le contexte économique difficile que l’on sait, et non un projet scientifique soutenu par un programme de recherche adéquat. Nous sommes bien dans l’ambiguïté de la diffusion des travaux de recherche en sciences sociales et humaines. Soit nous rêvons d’une encyclopédie financée par des établissements de recherche, ce qui risque d’attendre des lustres, soit nous saisissons l’occasion inespérée d’une audace d’éditeur, et cela en est une pour Actes Sud, en acceptant les dangers qu’elle fait courir. Réjouissons-nous donc de cette énorme entreprise, tout en restant vigilant sur l’usage qui pourrait en être fait par un amateur lui portant une confiance trop aveugle.

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BIBLIOGRAPHIE

GUIGNARD Michel, 2005 [1975], Musique, Honneur et Plaisir au Sahara. Musique et musiciens dans la société maure. Paris : Geuthner.

ROUGET Gilbert, 1996, Un roi africain et sa musique de cour. Chants et danses du palais à Porto-Novo sous le règne de Gbèfa (1948-1976). Paris : CNRS Editions.

NOTES

1. Cf. les comptes-rendus critiques des volumes 1, 2, 4, 5, 8 et 9 parus dans les numéros 13, 14 et 15 des Cahiers de musiques traditionnelles. 2. Pacini Hernandez Deborah : « World music et world beat », 1322-1334. 3. Cf. Nattiez Jean-Jacques : Musiques, vol. 3, p. 29.

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Luc CHARLES-DOMINIQUE : Musiques savantes, musiques populaires. Les symboliques du sonore en France 1200-1750 Paris : CNRS Editions, 2006

Jean-Christophe Maillard

RÉFÉRENCE

Luc CHARLES-DOMINIQUE : Musiques savantes, musiques populaires. Les symboliques du sonore en France 1200-1750, Paris : CNRS Editions, 2006. 259 p.

1 Un titre se décomposant en deux parties, la seconde paraissant infiniment plus attrayante que la première – qui semble se référer à un sujet qui a été déjà beaucoup traité – ; un auteur connu pour un certain nombre de publications et pour ses activités de chercheur, d’organisateur et d’enseignant ; une illustration de couverture fort bien choisie, qui représente deux gorets s’affairant autour d’un orgue, tels que les a imaginés l’auteur d’une stalle médiévale : voici les premiers ingrédients d’un ouvrage qui a d’importants atouts pour attirer l’œil.

2 Est-il nécessaire de présenter Luc Charles-Dominique ? Ses nombreuses casquettes et les diverses facettes de ses compétences nous y poussent. L’ auteur a reçu une formation originale : comme un certain nombre de musiciens issus du milieu « folk-traditionnel » des années 1980, il a opté pour une formation universitaire anthropologique et ethnomusicologique. Son mérite est d’être l’un des rares à avoir brillamment poursuivi dans cette voie, puisque Luc Charles-Dominique, après diverses publications qui font déjà autorité, est maître de conférence à l’Université de Nice. Ses travaux universitaires furent dirigés –ou parrainés – par des personnalités aussi brillantes et dissemblables que Daniel Fabre et François Lesure. Il administra durant de longues années le Conservatoire Occitan

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à Toulouse, puis le CLRMDT (Centre Languedoc-Roussillon de musiques et danses traditionnelles) à Montpellier.

3 A parcours complexe, sujet complexe, et c’est sans doute pourquoi le titre de cet impressionnant ouvrage de synthèse semble avoir donné du fil à retordre à notre auteur. Luc Charles-Dominique s’attelle en effet à la délicate tâche de démêler les tenants et aboutissants du phénomène musical, au long de cinq siècles et demi, en Europe occidentale. Cette première ambition ne peut que ravir tous ceux qui attendent du nouveau dans l’univers de « l’histoire de la musique ». Les excès de l’histoire évolutive, elle-même focalisée sur une seule musique, celle dont on possède des traces écrites, ont semé suffisamment de graines douteuses. On pensera alors à la belle vision synthétique d’un Jacques Chailley dans ses Eléments de philologie musicale (1985), ouvrage purement technique mais remarquable de lucidité, et dont la portée n’a pas forcément été appréciée par un public de musiciens et de musicologues.

4 Si le travail que nous observons ici reprend le même principe de diachronisme et d’éclectisme, c’est dans un tout autre registre : aucune étude purement musicale, peu d’allusions à un répertoire précis… la musicologie prend ici l’aspect d’une science sociale, étayée de nombreuses données historiques, anthropologiques, sociologiques. La dimension ethnologique pure, absente par la force des choses, n’empêche pas notre ouvrage de se rapprocher en de nombreux points d’autres travaux de référence, signés André Schaeffner, Claude Lévi-Strauss, Fernand Braudel, ou Roland Barthes. Cet inventaire d’apparence hétéroclite ne cherche qu’à mettre en évidence une forme de pensée, et qu’elle soit formulée selon les personnalités et les sujets traités ne saurait cacher son unité profonde.

5 Anthropologie musicale historique : le terme est encore gauche, peut-être en forgera-t-on prochainement un plus beau, plus percutant ? Quoiqu’il en soit, voici le domaine d’élection de notre auteur. Les grands anciens que nous venons de citer l’ont pour la plupart frôlé, voire exploité le temps d’un chapitre ou d’un gros paragraphe. Le lecteur musicien se sentait alors un peu frustré, et l’on appréciera d’autant plus la démarche délibérée de Luc Charles-Dominique de l’exploiter très majoritairement. C’est sans doute la grande originalité de ce travail, qui rompt d’ailleurs avec ses travaux antérieurs, essentiellement historiques ou ethnomusicologiques. Selon l’auteur, il s’agit ici d’une « étude des fonctions et des usages musicaux, de leur ancrage social et de leur évolution, et des liens entre la pratique musicale et le discours esthétique d’essence religieuse, des époques médiévale, renaissante et baroque ». Il parvient alors, par des balayages parfois vertigineux, à présenter une brillante vue d’ensemble sur la vaste époque choisie. Il isole alors trois axes : sacré et profane, savant et populaire, et un troisième, dont les implications dans le vaste mécanisme de l’objet musical n’avaient jamais encore été clairement mises en évidence : le rôle des instruments hauts (puissants) et bas (doux).

6 Cette notion était considérée jusqu’à présent comme système de classification dans les traités instrumentaux, ou comme hiérarchisation administrative dans des institutions comme les corporations ou les musiques royales. On constate alors que ces trois rapports de force se répondent assez clairement : sacré, savant et instruments bas ont tendance à s’associer, face à profane, populaire et instruments hauts. Tout comme la droite et la gauche, le masculin et le féminin, certains pôles auront tendance à rejoindre le positif, d’autres le négatif, sachant que leur mode d’interprétation peut également s’inverser selon les contextes. Se référant à la pensée médiévale, qu’elle revisite ou non les sources antiques, Luc Charles-Dominique établit dès lors une large théorie qui vaudra comme

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outil d’analyse et d’interprétation pour étudier le comportement musical jusqu’aux Lumières. Cette vision est extrêmement plausible, car on sait bien que l’Humanisme n’a jamais totalement détruit les valeurs antérieures et que, parfois, il les a même exacerbées.

7 Face à un nombre inégal de sources, l’ouvrage divise l’approche de ces trois axes en quatre parties : « La musique médiévale entre le haut et le bas » ; « Le sonore et le sacré » ; « Le sonore et le profane » ; « Sacré et profane, savant et populaire : La musique baroque écartelée ». On constatera que le tandem sacré-profane, que l’auteur a décidé de traiter point par point, occupe grandement la vedette, puisqu’il totalise à lui seul plus des deux tiers de l’étude. On remarquera aussi des sources sensiblement différentes d’un domaine à l’autre. Les documents purement littéraires et historiques dominent dans les première et quatrième parties du livre (ce qui est bien sûr inévitable lorsqu’il s’agit de traiter du Moyen Age ou des XVIIe et XVIIIe siècles) ; mais, lorsque sont envisagées les relations des groupes humains avec le religieux et le surnaturel, c’est l’ethnographie qui revient en force. Celle-ci se fond alors avec l’histoire, et l’union des deux disciplines s’avère particulièrement féconde.

8 La propre expérience de collecteur et d’ethnomusicologue de Luc Charles-Dominique, qui est réelle, n’apparaît pourtant que peu, et comme pour les autres questions soulevées dans cet ouvrage, nous avons affaire à un impressionnant brassage de travaux, récents ou non. Car, en plus d’une première expérience intuitive de musicien et d’enquêteur dans les années 1970, notre auteur s’est construit un terrain de recherche des plus forts et originaux. La littérature, les chroniques, l’iconographie, les ouvrages folklorisants, les enquêtes ethnographiques, voire les écrits philosophiques et théologiques trouvent alors une place égale, même si chacun est utilisé de manière à ne lui conserver que l’élément de pertinence pour construire l’argumentation. Ce travail est, à ce titre, un modèle de transversalité et de pluridisciplinarité. On sera captivé par les très abondants exemples tirés des chroniques et de l’ethnographie, par exemple lorsqu’on traite des implications de la musique dans les rites, qu’ils soient d’inspiration céleste ou – surtout ? – diabolique.

9 Les brillantes démonstrations mettant en évidence l’univers du « bas » et celui du « haut » ne pourront que susciter admiration et intérêt, même si l’auteur reconnaît lui-même que ces deux concepts sont parfois inextricablement mêlés, car très souvent contradictoires : le « haut » est parfois synonyme d’élévation et de divin, alors qu’un instrument « haut » est jugé criard et incorrect pour accompagner les actes de dévotion. Cet exemple n’est qu’un des multiples cas de figure envisagés. De même, les flûtes sont parfois associées au concert céleste, parfois aux réjouissances profanes les plus répréhensibles.

10 Comment extraire un discours lisible de ces paradoxes ? Luc Charles-Dominique en est pleinement conscient, et s’en explique avec lucidité et modestie, tout en parvenant le plus souvent à convaincre le lecteur. Peu importe d’ailleurs que nous soyons pleinement convaincu ou non : nous avons dans cet ouvrage une quantité de portes désormais ouvertes, et qui étaient loin de l’être auparavant. C’est à chacun d’entamer, si besoin est, les discussions qu’elles pourront susciter. Pour notre part, nous regretterons peut-être l’absence physique de la principale intéressée : la musique. Bien sûr, il paraîtra superflu d’ajouter la moindre étude musicale à ce vaste travail de fond. Oserions-nous dire pourtant que, par moments, l’auteur s’est laissé aller à un discours théorique, plus soucieux d’une forme pertinente que d’une vision complète et objective d’un « terrain » vieux de plusieurs siècles ? Même si nous comprenons qu’il est nécessaire ici de ne considérer la musique que de manière extérieure, force est de constater que cette distanciation peut entraîner une vision univoque. Par exemple, la vieille opposition entre

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ménétriers et musiciens « savants » serait, selon l’auteur, à l’origine d’une scission rédhibitoire entre les domaines de l’oral et de l’écrit, de la monodie et de l’harmonie : il en a abondamment traité dans son premier ouvrage (1994).

11 On sait pourtant la faculté des ménétriers à improviser sur-le-champ, en bande, des musiques polyphoniques : l’auteur ne manque d’ailleurs pas de le rappeler et, par delà, de souligner la complexité du sujet. Charles-Dominique insiste aussi sur l’acharnement des musiciens « de l’élite » à entraîner la perte de ces « frères inférieurs » : c’est faire abstraction du simple acharnement qui s’exerce alors sur quiconque ne partage pas votre avis (les Anciens et les Modernes, la querelle des Bouffons, Rousseau contre Rameau, et tant d’autres exemples). Ce qui aux yeux de certains n’est qu’un aspect d’une vaste problématique (querelles parisiennes entre musiciens de la ville et de la cour) risque de s’ériger alors en règle essentielle. Cette remarque peut se renouveler dans d’autres cas, l’auteur favorisant certains arguments abondant dans son sens, même s’il prend souvent soin d’en exposer les antithèses au début. C’est après tout de très bonne guerre ! De même, certaines citations – littéraires ou provenant de sources anciennes – sont parfois de seconde main, ce qui est inévitable face à une telle somme documentaire ; mais, extraites de leur contexte, elles perdent de leur efficacité originelle. Ces interprétations n’en demeurent pas moins capitales, puisqu’elles invitent à la réflexion, voire à la polémique.

12 Luc Charles-Dominique a l’immense mérite d’avoir défriché un domaine effleuré par beaucoup, observé minutieusement, quoique de façon parcellaire, par certains. Rarement envisagées sous un angle aussi vaste et synthétique, ces réflexions posent les bases de nombreuses études et, à n’en pas douter, de discussions enrichissantes. L’ auteur est conscient d’avoir produit un travail où intervient peu l’ethnomusicologie : celui-ci risque pourtant de devenir bien utile pour la compréhension de nombreux phénomènes du vaste domaine de l’Europe occidentale.

BIBLIOGRAPHIE

CHAILLEY Jacques, 1985, Eléments de philologie musicale. Paris : Alphonse Leduc.

CHARLES-DOMINIQUE Luc, 1994; Les ménétriers en France sous l’ancien régime. Paris : Klincksieck.

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Patrice COIRAULT : Répertoire des chansons de tradition orale. III. Religion, crimes, divertissements Paris, BnF, 2006

Luc Charles-Dominique

RÉFÉRENCE

Patrice COIRAULT : Répertoire des chansons de tradition orale. III. Religion, crimes, divertissements. Ouvrage révisé et complété par Georges Delarue, Marlène Belly et Simone Wallon. Paris, BnF, 2006, 342 pages.

1 Le troisième et dernier tome du Répertoire des chansons françaises de tradition orale de Patrice Coirault vient de paraître aux éditions de la Bibliothèque nationale de France. Il referme ainsi un gigantesque chantier entamé il y a vingt-et-un ans, ce qui donne immédiatement un aperçu de l’immensité de l’œuvre mais aussi de l’étendue et de la complexité de la tâche, ce dont ses promoteurs de départ, Yvette Fédoroff, Simone Wallon et Georges Delarue, n’avaient pas vraiment conscience à l’origine. En effet, ce dernier, en introduction à cet ultime volume, déclare : « En l’été 1986 […] nous avons décidé de mettre en chantier ce Répertoire des chansons de tradition orale. Ce jour-là, emportés par l’optimisme, la tâche nous paraissait facile : nous disposions des fiches-répertoire élaborées par Coirault pour servir à ses propres recherches, il suffisait de les transcrire. J’apportais mes connaissances de folkloriste, elles apportaient leur expérience de bibliothécaires, en moins de cinq ans nous viendrions à bout de ce simple travail de copiste ! C’est ce que nous croyions alors, mais il nous a vite fallu déchanter ! À l’évidence, le travail serait long et difficile… »

2 Aujourd’hui, avec ce troisième et dernier opus, c’est une œuvre de 1543 pages qui s’achève, réparties, outre ce nouveau volume, en deux tomes parus successivement en 1996 et 2000, intitulés « La poésie et l’amour » et « La vie sociale et militaire ». Œuvre

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titanesque, dont nous souhaitons rendre compte ici dans sa globalité, ce qui n’avait pas encore été fait ; œuvre harassante, sinon d’une vie, du moins d’une génération. De quelle abnégation, de quel sens du dévouement à la cause désintéressée de la recherche faut-il faire preuve pour se lancer dans une pareille aventure ! Et quelle leçon d’humilité que de voir ces prestigieux auteurs mettre entre parenthèses leurs propres recherches pour servir l’œuvre d’un chercheur disparu il y a presque cinquante ans ! Le travail suscite l’admiration, la démarche force le respect. Surtout lorsque l’on sait que ni Yvette Fédoroff, ni Simone Wallon ne virent la fin de cette entreprise éditoriale, la première étant disparue en 1992 et la seconde en 2000, peu de temps après la parution du tome 2.

3 À l’origine, donc, est la personnalité si particulière de Patrice Coirault et l’immensité de son œuvre de recherche sur la « chanson folklorique », comme on disait alors. Né en 1875 dans le Poitou, originaire d’un milieu familial paysan, Coirault va commencer à collecter ses premiers chants populaires dans cette région mais aussi en Béarn, d’où son épouse est originaire. Il le fait à une époque (fin des années 1890) qui est celle d’une véritable maturation de la recherche après plusieurs décennies de collectes, d’une plus grande reconnaissance des musiques populaires par les compositeurs savants, époque clé des grands aînés comme Jean-Baptiste Weckerlin, Félix Arnaudin, Julien Tiersot, des contemporains comme Jean Poueigh ou Joseph Canteloube, ou encore de Charles Bordes, Vincent d’Indy et leur Schola Cantorum, ou enfin de l’apparition du phonographe en Europe. Époque-charnière aussi entre les collectes romantiques du XIXe siècle et, dans les premières décennies du XXe siècle, la théorisation du « folklore musical », proto- ethnomusicologie européenne, par les grands pionniers que furent Bartók et Brăiloiu. Coirault s’inscrit dans la tradition de collecte que l’Europe a connue tout au long du XIXe siècle mais il oriente également sa recherche vers les fonds écrits de nombreuses bibliothèques publiques, tout en cherchant constamment à expliquer, analyser, théoriser. C’est en cela qu’il rompt résolument avec ses prédécesseurs et même avec certains de ses contemporains. Réfutant les vieilles théories romantiques sur la création des chansons populaires, délaissant la quête de leurs origines, il s’intéresse avant tout aux processus de réélaboration permanente liés à la transmission orale. Pour cela, il sacrifie sa vie de chercheur et publie plusieurs jalons d’importance qui marqueront un tournant décisif dans l’ethnographie musicale française : les Recherches sur notre ancienne chanson populaire traditionnelle (1927-1933), Notre Chanson folklorique (1942) et la Formation de nos chansons folkloriques (1953-1963), ouvrages malheureusement encore peu connus du grand public et des ethnomusicologues, mais qui n’ont plus de secret pour Georges Delarue, ni pour Marlène Belly, spécialiste de la chanson de tradition orale française, chargée d’enseignement à l’Université de Poitiers, la quatrième protagoniste de cette réédition, à l’œuvre dans ce troisième et dernier volume.

4 Pour mener à bien et publier toutes ses recherches, pour classer son immense corpus, Coirault a rapidement besoin d’imaginer un ordonnancement méthodique, ce qui « présuppose divers concepts de base à partir desquels le chercheur organisera sa documentation », comme le font remarquer Georges Delarue, Yvette Fédoroff et Simone Wallon dans l’introduction du premier volume. Au-delà de la notion « d’ancienne chanson populaire traditionnelle » que Coirault a largement développée dans son œuvre et que Jean-Michel Guilcher reprend dans sa préface du même volume, c’est sur celle de « chanson-type », apparemment implicite chez Coirault car jamais abordée dans ses publications, que les trois auteurs s’arrêtent longuement dans leur introduction.

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5 Puisque les travaux de Aarne et Thompson ont permis d’élaborer une typologie internationale des contes populaires, largement opérante dans les nombreux catalogues qui s’en sont suivis, pourquoi ne pas tenter de réaliser une classification générale des chansons populaires ? Pour Coirault, c’est sur la notion de « chanson-type » que s’articule ce projet qui, rappelons-le, reste empirique et à usage interne : deux chansons appartiennent à un même type si elles traitent du même sujet, si elles utilisent des expressions comparables (c’est-à-dire que plusieurs de leurs vers sont semblables), si elles ont la même structure de couplet et si elles ont la même coupe. Toutefois, les auteurs reconnaissent que ces critères sont à nuancer en raison de « l’extrême malléabilité [des] chansons folkloriques ».

6 Quoi qu’il en soit, cette notion de « chanson-type » permet à Coirault d’envisager la classification de son vaste corpus : pour ce faire, il va créer un immense fichier, au rythme d’une fiche par chanson-type. Ce fichier inclut les chants de sa propre collecte, ceux référencés dans les recueils imprimés et ceux notés dans les manuscrits des bibliothèques parisiennes. Pour compléter ces informations, Coirault dépouille également les recueils anciens : pièces de théâtre, vaudevilles, livrets de colportage, bibles de Noëls, recueils de cantiques… afin d’y déceler tout usage de la chanson de tradition orale. De ce dépouillement de grande envergure naîtra un autre répertoire : le fichier des timbres. Sur chaque fiche, il note un résumé de la chanson, la coupe littéraire du type, l’énumération des différentes versions relevées, les traces de la chanson dans les recueils anciens, etc. Au total, 2230 chansons-types (Mon père a fait bâtir château, La fille tombée du pont, etc.) réparties dans 121 rubriques (Belles endormies surprises par un galant, Sérénades, rendez-vous, Moqueries, critiques, satires des galants ou des belles, etc.), elles-mêmes regroupées en « chapitres » aux thématiques plus larges (La Poésie, L’ Amour, La Séparation, Les Bergères, etc.).

7 On remarquera la profonde originalité de cette typologie en regard de celles, totalement stéréotypées, proposées par l’ensemble des folkloristes jusqu’à une époque récente, censées suivre les grandes étapes de la vie de l’homme (« du berceau à la tombe ») ou bien classant la chanson par thèmes (chants d’amour, de mariage, chants à danser, chants de métiers, chants satiriques, chants religieux, chants historiques, etc.), même si, à l’époque de Coirault, certains, comme Jean Poueigh, proposent des classifications plus personnelles liées à la facture mélodique de la chanson populaire, mais surtout à sa provenance et à son mode de diffusion, avec deux niveaux différents d’élaboration et de transmission : le niveau local ou régional (limité) et le « cycle général » répandu en France et dans une partie de l’Europe.

8 On peut néanmoins se demander comment l’édition de 2230 fiches a pu nécessiter vingt- et-une années de travail acharné à plusieurs. Tout simplement, parce que Coirault n’avait pas imaginé de publier son fichier. Il ne s’agissait que d’un outil personnel, réalisé pour son propre usage. Tout le travail des éditeurs a donc été de décrypter des signes et des notes signifiants pour Coirault, mais difficiles à comprendre pour une personne extérieure car véritable codage mnémotechnique. Puis, il a fallu tout vérifier, normaliser les fiches, les signes et les abréviations, codifier l’intégralité des sources et aussi intégrer les nombreuses publications postérieures à 1940, époque à laquelle Coirault a cessé d’enrichir son Répertoire. Le résultat est un travail minutieux, riche de renseignements en tout genre. Chaque chanson-type publiée dans chacun des trois volumes, au-delà d’une numérotation renseignant sur son classement, est présentée par un résumé constitué de vers et de synthèses de l’argument de la chanson, par la coupe des chansons (leur

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métrique et leur prosodie), par les nombreuses références aux ouvrages de folklore français ou étrangers auxquels renvoie ce type, éventuellement par la mention du timbre et les références quant à son usage, par les correspondances avec le Catalogue de Conrad Laforte, parfois par des notes et commentaires. A la fin de chaque ouvrage, est publiée une même série d’annexes (parce que chaque volume peut-être acquis séparément) riche de 183 pages ! On y trouve tout d’abord une table des signes et désignations des sources de folklore français et étranger (indispensable pour décrypter les notices), cette table ayant véritablement valeur de bibliographie des ouvrages dépouillés. Rien que pour cette annexe, il faut acquérir ces ouvrages ! Environ 1000 références bibliographiques, comprenant aussi des fonds anciens ! Suivent un index établissant la correspondance entre les pages des ouvrages dépouillés et les types catalogués, un index des titres, un index des timbres, incipit et désignations anciennes, un index des coupes, que conclut un index des mots-clés, véritable thésaurus de recherche qui permet d’accéder immédiatement aux chansons-types par une entrée thématique très affinée.

9 On l’aura compris, ce Répertoire en trois volumes est un outil absolument essentiel pour qui veut travailler sur la chanson de tradition orale française, d’autant que sa publication va bientôt être suivie de celle, toujours par la BnF, de la collecte de Coirault, véritable chaînon manquant entre le Répertoire et les ouvrages théoriques, et, plus tard, de celle du fichier des Timbres, dernier volet de cette imposante édition (saluons au passage ici de rôle d’éditeur de la BnF).

10 Rétrospectivement, s’il en était besoin, cet immense Répertoire en trois volumes vient apporter la démonstration de l’immense intérêt et de l’ampleur du travail de Coirault. Mais il souligne aussi l’extraordinaire travail accompli par Georges Delarue, Yvette Fédoroff, Simone Wallon et Marlène Belly, auteurs si magnifiquement dévoués à l’« utilité publique » et dont l’humilité n’a d’égale que la somme du travail produit. Dire qu’ils tiennent à s’excuser pour les quelques petites erreurs qui auraient pu se glisser çà et là ! Belle image, mais ô combien contradictoire en regard de cette œuvre si considérable…

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Denis LABORDE : La Mémoire et l’Instant. Les improvisations chantées du bertsulari basque Bayonne : Éditions Elkar, 2005

Talia Bachir

RÉFÉRENCE

Denis LABORDE : La Mémoire et l’Instant. Les improvisations chantées du bertsulari basque. Bayonne : Éditions Elkar, 2005. 350 p., ill. n.b.

1 Voici un livre sur les improvisations chantées au Pays Basque, écrit par un auteur originaire de la région, et qui a dernièrement reçu un prix de la ville de Bayonne et de la société d’études basques Eusko Ikaskuntza : en somme, pourrait-on dire, un livre « basque », qui mérite assurément, autant par la description qu’il fait de cet art que par les éclairages qu’il apporte au passage sur les notions d’improvisation, de folklore, de tradition ou d’identité, l’attention de tous les chercheurs en ethnomusicologie.

2 Il s’agit donc de « bertsulari », ces « faiseurs de strophe (bertsu) » qui improvisent des poèmes versifiés et rimés en langue basque sur un thème imposé, en reprenant des timbres le plus souvent connus du public : partant de cette définition, l’auteur va en questionner chacun des termes, non par pur souci de définition, mais d’abord pour les examiner en « régime citationnel », c’est-à-dire en prenant en compte les contextes de leur emploi et les valeurs qui leur sont associées. Car s’il y a poésie, vers, rimes, improvisations, c’est bien parce que l’on reconnaît aux bertsus de telles caractéristiques : c’est donc que l’art des bertsulari n’existe pas sans un public, sans des acteurs et des instances qui lui donnent un sens et le font vivre, dans des contextes eux-mêmes multiformes.

3 Loin d’être en voie de disparition, le « bertsularisme » est en effet une tradition florissante : relayée par les médias, par des supports technologiques (cassettes, DVD, CD-

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Rom…), par des événements (championnats, manifestations de rue…) autant que par des pratiques plus spontanées (dans les cafés et restaurants), ou encore par des institutions œuvrant à la sauvegarde et à l’enseignement du bertsularisme. Cette vivacité, Denis Laborde l’explique en partie par l’histoire politique et culturelle du Pays Basque, mais aussi par des raisons d’ordre anthropologique, qui tiennent par exemple à la dimension mythologique de cet « art d’improvisation » dont d’aucuns peuvent croire qu’il est une « affaire de don », et d’autres une « affaire de pratique ». Et l’auteur de s’interroger sur cette « énigme du tenir pour vrai » (Gérard Lenclud), autrement dit sur le fonctionnement de « notre propre croyance qui fait que l’on peut croire en l’absence de préparation tout en entérinant le fait… qu’un improvisateur doive se préparer à l’absence de préparation » (p. 24).

4 Plus largement, à la question « qu’est-ce qui fait vivre l’art des bertsulari ? », l’auteur va répondre par de multiples portraits, récits et anecdotes, en opérant des jeux d’échelle constants et des détours parfois surprenants (de la rhétorique de Cicéron à l’histoire de la Révolution française, en passant par les traités de chansons françaises du XIXe siècle, le romantisme allemand…), toujours afin de rendre compte de la « dynamique de vicariance » qui permet à cet art non seulement de subsister, mais aussi de se renouveler. C’est là une des idées fortes de l’ouvrage, annoncée dès l’exergue de Paul Veyne (« une culture est bien morte quand on la défend au lieu de l’inventer »), et qui donnera lieu à des développements passionnants sur la « fabrique du folklore basque » et sur « l’invention du bertsularisme », dans lesquels les références aux imaginaires révolutionnaire et romantique prendront tout leur sens. Mais l’exergue de Paul Veyne reflète aussi a contrario le propos général de ce livre, qui est précisément de montrer comment des acteurs font vivre une pratique culturelle, envers et contre les académismes.

5 L’ attention particulière que l’auteur prête aux mots (« l’improvisation », l’adjectif « basque »…) et aux valeurs dont ils sont investis, reflète une autre constante de ce livre, d’ordre méthodologique : l’interrogation sur le rapport entre le regard et l’objet, entre le poste d’observation et les pratiques observées. Questionnement qui touche aussi bien aux catégories du sens commun (on lira avec le plus grand intérêt les pages de conclusion sur l’identité) qu’à la constitution des savoirs. Qu’ils émanent de lettrés, de musicologues ou de folkloristes, ces savoirs divers touchant à la question basque sont systématiquement replacés dans leur contexte historique et intellectuel, de manière à rendre compte du processus par lequel ils se sont construits et ont construit leur objet. L’ analyse peut alors mettre en lumière ces phénomènes subtils de glissement qui font passer l’art des bertsu d’une « pratique sociale » à une « pratique culturelle »1, d’un « art d’improvisation » à un « mystère basque de l’origine », ou encore, chez les folkloristes de la fin du XIXe siècle, du terrain des caractéristiques musicales ou littéraires à celui des caractères d’un peuple.

6 Le mouvement général du livre s’organise en deux temps, qui sont reliés entre eux par de multiples fils. L’ auteur examine d’abord ce qui relève du « savoir-faire » des improvisateurs : c’est l’objet des trois premiers chapitres, consacrés successivement aux caractéristiques formelles des bertsu, à l’étude de l’improvisation comme « jeu d’adresse », puis comme « art de la mémoire ». Les trois chapitres suivants traitent alors du « savoir-y-faire », c’est-à-dire du « fonctionnement social de cette forme » artistique, impliquant la prise en compte d’une multiplicité d’acteurs et de situations : tout d’abord dans « la fabrique du folklore basque », puis dans « la naissance du berstularisme ». Enfin, à l’aboutissement de ces réflexions, le chapitre final opère un gros plan sur un événement plus récent, le championnat des bertsulari de 1989 à Donostia (Saint-Sebastien), dans une

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description qui relie ces différents niveaux d’analyse tout en jetant de nouvelles perspectives sur le renouvellement de l’art des bertsulari.

7 Si ces étapes successives de la réflexion se tiennent ensemble, c’est aussi parce qu’une même tension traverse tout le livre : « la tension entre le familier et le surprenant, entre le fait d’entendre un bertsu (qui renvoie à l’acte institutionnel de mise en présence) et le fait d’entendre ce bertsu (qui renvoie au fonctionnement poétique de cette parole improvisée) », rendue par un constant va-et-vient entre des considérations générales et l’étude de cas particuliers. Cette tension se trouve d’ailleurs formulée dans les termes mêmes du titre puisque qu’il s’agit aussi bien pour l’auteur de s’interroger sur ce paradoxe énoncé en fin d’introduction : « comment ce jeu incessant avec la fragilité de l’instant qu’est l’improvisation est-il érigé en opérateur de continuité humaine ? ». C’est en restituant une multiplicité de moments médiateurs, de temporalités et de situations intermédiaires entre l’instant d’une improvisation et les mémoires qui s’y croisent que l’ouvrage de Denis Laborde parvient à défaire ce paradoxe et à fournir un éclairage précieux sur le fonctionnement des sociétés humaines.

NOTES

1. Cf. p. 16 : « Promise au spectacle désormais, évaluée comme on évalue de la poésie écrite, l’improvisation orale cesse d’être une conduite sociale inaperçue pour devenir une pratique culturelle, c’est-à-dire une forme de comportement fonctionnant par codes consentis, justifiable d’une prise en charge institutionnelle et qui procure à tout bertsulari sa motivation : ‘‘faire de la littérature’’ ».

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Nicole REVEL, Harry Arlo NIMMO, Alain MARTENOT, Gérard RIXHON, Talib Lim SABGOGOT et Olivier TOURNY : Silungan Baltapa : The Voyage to Heaven of a Sama Hero / Le Voyage au Ciel d’un Héros Sama Paris : Guenther / Centre National de la Recherche Scientifique, 2005

Michael Tenzer Traduction : Isabelle Schulte-Tenckhoff

RÉFÉRENCE

Nicole REVEL, Harry Arlo NIMMO, Alain MARTENOT, Gérard RIXHON, Talib Lim SABGOGOT et Olivier TOURNY : Silungan Baltapa : The Voyage to Heaven of a Sama Hero / Le Voyage au Ciel d’un Héros Sama, Ouvrage bilingue anglais-français. Paris : Guenther / Centre National de la Recherche Scientifique, 2005. 251 pp., diagrammes, transcriptions musicales, appendices, DVD-vidéo.

1 Cette étude collective réalisée par les six chercheurs philippins et français figurant comme auteurs (auxquels s’ajoute Deirdre Bolger, qui a procédé à des analyses complémentaires) peut être considérée comme une collaboration interdisciplinaire exemplaire. Elle présente un éventail de perspectives applicables à un fait culturel singulier, à savoir l’épopée orale Silungan Baltapa des Aqa Sama, insulaires des archipels Sulu et Tawi-tawi (Philippines). Les six chapitres de l’ouvrage sont bilingues (anglais- français), le texte poétique étant également reproduit dans sa langue originale, le sinama. Le DVD qui accompagne l’ouvrage présente une récitation complète (106 minutes) de l’épopée, ainsi qu’une brève sélection photographique commentée, offrant une

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description fascinante des activités maritimes et rituelles des Aqa Sama dans leur milieu insulaire.

2 L’ intensité poétique qui transparaît de Silungan Baltapa reflète le caractère syncrétique et imbriqué de la culture sama, en cela typique des cultures de l’Asie du Sud-Est. Comme nous l’apprend le commentaire du DVD, « L’ épopée nous transporte dans un univers situé entre rêve et réalité, sans que les deux puissent être clairement distingués… [dans un contexte où] la foi musulmane, le culte des ancêtres et le chamanisme convergent à l’occasion de rites annuels ». L’ épopée met en scène le héros éponyme, un être pur et altruiste, qui quitte son pays natal insulaire et humide pour se rendre dans l’Au-delà, à la recherche de son épouse décédée peu après avoir donné naissance à leur fils. D’une péripétie à l’autre, le récit relate, à la façon des Sama, les nombreux rites de passage que le héros doit endurer : la séparation d’une mère qui l’adore, les voyages maritimes et les combats avec des pirates dans les eaux natales, la perte de son épouse, la protection réconfortante de ses frères et sœurs, les présages et les actions symboliques des oiseaux, l’épreuve que représente le passage d’un monde à un autre, l’expérience de visions dans l’Au-delà… Grâce aux analyses ethnographiques nuancées de Revel, Martenot et Rixon, on voit comment l’épopée régit la moralité et la sensibilité des Sama, à la fois reflétant et engendrant l’essence de leur espace culturel. Mais il ne s’agit pas pour autant d’une « pure » création sama, car de nombreux passages s’inspirent du Mi‘râj, œuvre littéraire (presque) pan-islamique remontant probablement au VIIe siècle. Celui-ci relate l’ascension de Mohammed sur une échelle (mi‘râj) vers les cieux, d’où il contemple le paradis et l’enfer, puis en revient pour en témoigner. La Mi‘râj existe aussi en sinama. Une récitation par un imam sama, en 1967, spontanément traduite à partir d’un manuscrit arabe, fut recueillie avec soin par Harry Nimmo ; elle est reproduite ici afin de permettre une comparaison avec l’épopée. Rixhon pousse l’analyse plus loin en se penchant sur les éléments soufis contenus dans Silungan Baltapa.

3 L’ analyse musicale réalisée par Olivier Tourny (complétée par les graphiques spectraux dus à Deirdre Bolger) relève d’un autre registre, mais elle a toute sa place dans l’ouvrage. Ni Tourny ni Bolger ne sont spécialistes de la culture des Sama. Tourny ne s’en cache pas, ses propos à ce sujet permettant au lecteur – qui n’est probablement pas non plus un expert – de s’y reconnaître. Or, les limites de la recherche « en laboratoire » n’empêchent guère Olivier Tourny de décrire en détail l’art vocal du récitant, lequel recourt à des moyens mélodiques et rythmiques limités et se situe dans un espace liminal entre musique et discours. Comme toutes les musiques, celle décrite ici possède des propriétés structurelles objectives susceptibles d’être analysées par l’observateur externe – propriétés que l’ethnographe est rarement en mesure de débusquer seul.

4 Sous certains aspects, cet ouvrage représente néanmoins une entreprise ethnographique plus traditionnelle, car il restitue les savoirs locaux sous forme d’un système culturel et esthétique parfaitement clos, se prêtant à être décrit, ordonné et analysé en tant que tel. On ne relève pas de référence explicite à la théorie anthropologique, bien que le ton de l’ouvrage soit structuraliste au sens classique du terme. Aucune allusion n’est faite aux genres voisins ou régionaux d’Asie du Sud-Est dans le domaine de l’expression vocale, voire à d’autres formes culturelles susceptibles d’éclairer par comparaison les nombreux sujets abordés. Les auteurs n’ont pas non plus donné une place aux voix individuelles et sans doute discordantes provenant de Sama contemporains qui auraient pu troubler la surface chatoyante de ce système exquis, engagés qu’ils sont dans des conflits et des compromis avec le monde actuel. Le seul Sama dont nous connaissons le nom est Binsu

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Lakbaw, le récitant de Silungan Baltapa. On peut se demander si cette approche reflète une sorte de nostalgie d’un passé plus « traditionnel » chez les auteurs, voire le désir d’extraire de la culture ce qu’ils estiment revêtir un intérêt esthétique pour l’observateur externe, tout en faisant abstraction du quotidien et du moderne. On pourrait penser qu’un angle d’approche plus large – mais aussi plus fragmenté – sur l’univers dont relève Silungan Baltapa aurait contribué à rehausser notre perspective. Or, l’ouvrage en question ne vise pas à fournir une description complète de la vie dans ce coin de paradis. Il aborde plutôt, de manière quelque peu solennelle, la transcription et l’enregistrement de Silungan Baltapa comme si cette épopée engendrait des faits culturels par expansion, en vue de montrer en détail le tissu culturel et artistique sous-tendant la récitation poétique placée au centre. Ce n’est pas le monde quotidien tel qu’il existe au XXIe siècle ; c’est un univers de représentations imaginées – mais néanmoins réelles – ainsi que de croyances et de pratiques sanctionnées culturellement.

5 En effet, comme le dit Revel dans sa préface, une forme radicalisée de l’Islam s’est implantée au pays des Sama dans les années 1980, rendant impossible la poursuite de la recherche ethnographique. Cette arrivée explique et justifie peut-être les méthodes adoptées et la quête affective du passé. Plus généralement, le projet de Revel consiste à collecter et à préserver les cultures orales de la région, qui forment un ensemble de traditions auxquelles elle voue une profonde admiration. Elle a contribué à la création d’une Archive des épopées de tradition orale des Philippines et réalisé de nombreuses publications sur des sujets apparentés. De façon plus significative, la nature résolument collective de ce travail assure une approche exceptionnellement multidimensionnelle et englobante des riches cultures auxquelles elle a consacré sa vie professionnelle. Elle écrit ainsi dans son essai de clôture sur la musique, l’action rituelle et la félicité :

6 « Attentifs à la musique, aux thèmes, aux personnages, à leurs comportements, à leurs actions et leurs émotions, attentifs à l’interprète et à son auditoire, attentifs au monde phénoménal et au monde des Ancêtres qui les entourent et vivent en leur souvenir, nous avons tenté de comprendre une manière particulière de construire le monde, de le représenter, de l’interpréter, de l’adapter et de vivre en son sein » (p. 181).

7 Peut-on exiger davantage d’une étude ethnographique ?

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François PICARD : Lexique des musiques d’Asie orientale (Chine, Corée, Japon, Vietnam). Yinyue – ŭmak – ongaku – âm nhac Paris : Editions You-Feng, 2006

Jonathan P. J. Stock Traduction : Isabelle Schulte-Tenckhoff

RÉFÉRENCE

François PICARD : Lexique des musiques d’Asie orientale (Chine, Corée, Japon, Vietnam). Yinyue – ŭmak – ongaku – âm nhac, Paris : Editions You-Feng, 2006. 192 p., exemples musicaux, tables, illustrations, bibliographie, discographie.

1 Réalisé en collaboration avec Henri Lecomte, Pierre Perrier, Jean-François Lagrost, Aïmé Konuma et Lê Ylinh, l’ouvrage de François Picard enrichit de manière originale et stimulante la littérature traitant des musiques d’Asie orientale. Il vise principalement à offrir, pour chaque pays considéré, une série de termes-clés musicologiques assortis de leur traduction française ainsi que d’une brève explication de leur usage habituel. Voilà une idée simple, mais difficile à réaliser avec élégance. Quels mots choisir parmi les milliers de termes musicaux propres à chaque pays ? Les différents lexiques (chinois, coréen, etc.) devraient-ils être organisés en une séquence ou placés en parallèle, et comment les subdiviser ? Dans quelle mesure faut-il tenir compte des divers systèmes d’écriture que l’on rencontre dans la région ? Puis se posent des questions de base comme : quel intérêt, quel savoir préalables peut-on raisonnablement attribuer au lecteur ? Et quel usage celui-ci est-il susceptible de faire de l’ouvrage en question ?

2 La solution apportée par Picard, pour autant que l’on puisse la résumer ici en quelques lignes, a été d’assembler un échantillon de genres, d’instruments et de concepts

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théoriques, les derniers relevant avant tout de la théorie musicale de cour. Pour organiser cette information, l’auteur présente tout d’abord quelques remarques générales sur le contexte culturel de l’Asie orientale dans son ensemble, puis il répartit les termes selon leur lieu, en abordant chacun d’entre eux en fonction d’une série de sous-catégories (histoire, systèmes mélodiques, notation, genres, etc.). Voilà un procédé tout à fait pragmatique : la plupart des lecteurs potentiels ne maîtrisent pas toutes les langues de la région, ce qui les empêche notamment de se repérer dans une liste alphabétique des termes. Pour chaque terme, Picard fournit une transcription romanisée d’après les systèmes établis, ainsi qu’une transcription en caractères chinois assortie le plus souvent d’indications quant à la prononciation chinoise des termes coréens, japonais et vietnamiens. Il en résulte une présentation sinocentrique, probablement plus utile à ceux d’entre nous qui connaissent déjà un peu le chinois, alors qu’elle risque de défavoriser les coréanistes, vietnamologues ou japonologues. Les trois dernières catégories de spécialistes conviendront certes qu’il s’agit là d’une approche largement répandue dans le domaine de l’histoire culturelle de l’Asie orientale, et qu’elle illustre bien l’une des affirmations principales de l’ouvrage, à savoir que les musiques de cette vaste région partagent une seule et même histoire. Plus typiquement, les récits historiques sont départagés en fonction des frontières nationales actuelles.

3 Quelques entrées de l’ouvrage peuvent servir d’exemples pour illustrer son caractère : • ō-daiko : « grand tambour » ; grand tambour en tonneau à deux peaux cloutées, utilisé dans la musique hors-scène Geza du Kabuki ; voir aussi da-daiko. • ō-kawa : « grand cuir » ; tambour de hanche, utilisé dans le Nagauta, chant du Kabuki. • okedō : « thorax en baquet » ; tambour à deux peaux lacées, dont le corps est constitué de plusieurs pièces, frappé avec des baguettes ; instrument populaire utilisé dans la musique hors-scène Geza du Kabuk et le Taiko (p. 108).

4 Certaines entrées sont plus brèves que les précédentes, mais la plupart d’entre elles comprennent des renvois. D’autres sont plus longues : celle traitant du Satsuma biwa, luth à quatre ou cinq cordes du Kyūshū méridional par exemple, contient quelque 150 mots pour indiquer la provenance de cet instrument important, ses modes d’accordage les plus répandus et son plectre caractéristique. Son émergence historique au XVIe siècle, l’apparition concomitante d’écoles de jeu et le rôle de l’instrument dans la musique savante actuelle sont résumés en quelques lignes (pp. 109-110). Comme le montrent ces exemples, les entrées, en rassemblant les informations essentielles, informent le lecteur – amateur ou averti – ou lui servent de rappel.

5 Or, le spécialiste trouvera peut-être à redire pour ce qui est occulté dans la présentation de certains termes retenus. Etant familier des traditions musicales chinoises, je me suis par exemple demandé si le lecteur, sous « nanyin » (p. 28), ne risquait pas de chercher de l’information sur le genre vocal cantonais du même nom, autant que sur le style de ballade tout à fait différent, mais également connu sous ce nom, que l’on rencontre au Fujian et à Taiwan. Or, le terme de nanyin n’est retenu que dans cette dernière acception. Je serais d’accord de dire que la seconde est probablement la mieux connue hors de Chine, mais je regrette l’omission de la première. De même, on peut parfois s’interroger sur le contenu. A la même page, l’entrée « pipa » donne en fait peu d’informations sur le répertoire caractéristique de cet instrument, alors qu’elle figure dans une section intitulée « Autres genres ». Quant à l’organisation de l’ouvrage, je me suis demandé si le long « tableau des noms et termes des musiques d’Asie orientale » (pp. 161-187) n’était pas redondant, étant donné que l’ouvrage possède une table des matières détaillée. Pour

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ma part, j’aurais préféré 26 pages d’entrées supplémentaires ou peut-être 20 pages d’entrées, puis un index comprenant des renvois de pages.

6 Mais une question plus fondamentale au sujet du contenu de l’ouvrage se pose. En tant que lecteur, je suis frappé par la large place accordée aux musiques de l’Antiquité aux dépens des musiques actuelles. Il n’y a pas d’entrées relatives au karaoke ou à la Takarazuka Review, pour ne mentionner que deux contributions japonaises significatives à l’histoire musicale du XXe siècle. De même, je n’ai pas trouvé mention des traditions musicales populaires ou des musiques de télévision que l’on retrouve un peu partout dans la région. La musique populaire coréenne s’est par exemple répandue à travers toute l’Asie orientale par l’intermédiaire des soap operas coréens largement appréciés. Si l’Asie orientale partage une seule et même histoire musicale – et Picard a raison d’insister là- dessus – alors elle partage également un présent musical. Une réédition de l’ouvrage pourrait y remédier ou, du moins, expliciter davantage les raisons qui ont poussé l’auteur à se concentrer sur les musiques anciennes et celles pratiquées par les élites.

7 D’une manière générale, toutefois, c’est une entreprise réussie. En fournissant quantité d’informations de façon claire et efficace, l’ouvrage sert de véritable référence. Mais on peut tout aussi bien l’ouvrir au hasard et simplement le feuilleter : en se laissant guider par les voies musicales qui s’entrecroisent en Asie orientale, le lecteur averti y fera quelques découvertes, tout en trouvant une source d’inspiration pour approfondir sa réflexion sur le cheminement de l’histoire musicale de la région. Picard et son équipe ont fourni une contribution à la connaissance exceptionnelle et hautement bienvenue.

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Xavier VATIN : Rites et musiques de possession à Bahia Paris : L’Harmattan, 2005

Jean-Pierre Estival

RÉFÉRENCE

Xavier VATIN : Rites et musiques de possession à Bahia, Paris : L’ Harmattan, 2005.

1 L’ auteur mène des recherches approfondies sur le candomblé dans l’état de Bahia (Brésil) depuis 1992, recherches qui aboutirent à un doctorat soutenu en 2001 à l’EHESS. Cet ouvrage est une version condensée de cette thèse, et il se situe dans la lignée actuelle des études sur le candomblé et les autres religions afro-brésiliennes : on assiste en effet à une relecture critique des ouvrages classiques, dont Le candomblé de Bahia de Roger Bastide (1958) est en quelque sorte la référence.

2 Ces nouvelles approches, mettant l’accent sur les processus de créolisation plutôt que sur la permanence des traits africains dans les religions des descendants des esclaves déportés en Amérique, ont été clairement exposées dans les articles thématiques regroupés par Stefania Capone (2005) sous le titre Repenser les « Amériques Noires ».

3 Ainsi, dans son Avant-propos, l’auteur nous présente la problématique centrale de son étude : « Religion emblématique d’un peuple aux racines multiples, le candomblé est issu de l’interpénétration de diverses civilisations africaines, européennes et amérindiennes. De ces contacts, nul n’a conservé sa prétendue pureté originelle : ni l’esclave soucieux de préserver le seul bien qui lui restait – sa religion – ni le blanc dominateur » (p. 10).

4 Le travail de Xavier Vatin a une vocation typologique marquée, en comparant les « nations » Ketu (d’origine yoruba), Jêje (d’origine fon) et Angola (d’origine bantu). Nous y reviendrons, en suivant le déroulement des chapitres, qui mêlent les références aux travaux antérieurs à de courts inserts ethnographiques pour étayer les réflexions de l’auteur.

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5 La première partie (pp. 21-104), intitulée « Contexte ethnologique », commence par faire un point complet sur les études concernant le candomblé. Après un rapide rappel de l’histoire de la traite, Vatin évoque l’apport des Bantous au Brésil : comme à Cuba1, leur contribution aux religions afro-brésiliennes a été assez systématiquement minimisée, malgré leur importance numérique et la profondeur historique de leurs déportations (dès le XVIe siècle). C’est sans doute l’objet le plus original de l’étude. La nébuleuse de ces cultes est regroupée commodément sous le terme de « nations Angola » : ceux-ci sont mis en perspective par rapport aux cultes Ketu et Jêje-Nagô d’origine yoruba, que les premières générations de chercheurs – Nina Rodrigues, Arthur Ramos, Edison Carneiro, Roger Bastide et Pierre Verger – ont étudié et profondément contribué à légitimer comme les formes orthodoxes des religions afro-brésiliennes. Encore aujourd’hui, environ 30% des terreiros (lieux de culte) se revendiquent de la nation Angola, c’est à dire d’une tradition bantu.

6 Le second chapitre propose une rapide analyse comparative des différentes nations : c’est le modèle Jêje-Nagô qui a la suprématie des panthéons avec ses nombreux orixás ; mais le candomblé est une religion où chaque terreiro construit en quelque sorte son propre panthéon et sa propre liturgie, dans les limites des modèles imposés par les « nations » et de leurs subtils processus d’évolution et de distinction.

7 Des tableaux (pp. 57-59) résument les caractéristiques des orixás, et leurs correspondances dans les différentes nations. Dans un même souci de synthèse, un organigramme-type des communautés religieuses, avec ses fortes contraintes hiérarchiques, puis les attributions musicales et le processus d’initiation sont décrits dans ce chapitre.

8 La problématique de la possession est traitée dans la même veine : l’auteur commence par une revue de la question avec les références à Rouget, Lapassade, Motta, entre autres. A partir d’une compilation d’expériences ethnographiques, nous est présenté un tableau des types d’incorporations possibles pour les initiées selon leurs nations (p. 86). Incorporations simples ou multiples, la démonstration conduit l’auteur à réaffirmer : « Mis à part les quelques rares terreiros réafricanisés qui revendiquent une orthodoxie Nagô ‘‘pure et dure’’, force est de constater que les adeptes du candomblé ne sont aucunement prisonniers d’un savoir doctrinal. Bricolage, amalgame, et absence d’orthodoxie, tels sont les maîtres mots qui caractérisent les réalités plurielles des candomblés et de la majorité des cultes ‘‘afro-brésiliens’’ » (p. 88).

9 Cette première partie se clôt avec une somme d’informations sur les déclencheurs (sonores, visuels, olfactifs…), l’entrée en transe et les comportements du possédé.

10 La méthodologie comparative systématique adoptée dans cette partie anthropologique est originale : l’usage de tableaux légendés permet d’aborder les faits sociaux du candomblé de façon synthétique et certainement éclairante. On regrettera néanmoins que l’ethnographie (en particulier celle des cultes Angola à qui l’auteur tente de redonner une place légitime) ne soit un peu perdue dans le corps du texte (par exemple pp. 74-75) ou lacunaire, alors que l’on sent bien que les données recueillies par Xavier Vatin sont riches et nombreuses au cours d’années passées sur le terrain. Le goût marqué de l’auteur pour la synthèse – que nous ne remettons bien sûr pas en cause – nous masque peut-être un peu trop la parole des acteurs, la description et l’analyse des faits empiriquement relevés.

11 La seconde partie (pp. 107-169), « Perspective ethnomusicologique », est constituée de trois chapitres, intitulés « Le contexte de la musique », « La musique » et « Les

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répertoires ». La description d’un rituel de candomblé n’est pas contextualisée, mais présentée sous forme de « stéréotype » de cérémonie (pp. 107-110). Le souci typologique de l’auteur nous amène ensuite à un tableau présentant les diverses occurrences et caractéristiques du cri – selon les orixás Kétu – dans le processus de la possession. Ce tableau est complété par un paragraphe sur les fonctions de ces cris dans le (les) rituel(s). Le paragraphe sur le contexte linguistique nous donne de très intéressantes informations sur les migrations lexicales entre les nations Kétu (langue yoruba), Jêje (langue fon) et Angola (langue bantu). Suit une comparaison des textes de chants Angola entre un terreiro de Salvador et deux de Rio (pp. 128-130), chants dont le signifié s’en est évanoui. Certains chants sont réafricanisés (par la moderne introduction de lexèmes africains), d’autres, au contraire, intègrent des mots ou phrases portugais. L’ auteur montre fort justement qu’il s’agit de deux stratégies opposées : « L’ une consiste à trouver dans l’Afrique une légitimité afin de pouvoir “concurrencer” la nation Ketu, longtemps considérée comme l’unique détentrice de traditions africaines “pures”, l’autre à “ingérer” une culture africaine afin de la rendre “purement” brésilienne » (p. 130).

12 Après un examen des travaux antérieurs – où l’on s’étonne de ne pas trouver la thèse de référence d’Angela Lühning (1990) – les instruments sont décrits ainsi que les techniques de jeu. Le dernier chapitre, « Les répertoires », aborde les répertoires vocaux en lien avec leurs formules rythmiques d’accompagnement, toujours selon un essai typologique comparatif entre les différentes “nations”. La seule partie proprement d’analyse musicale nous présente ensuite les différentes formules de cloches utilisées dans les répertoires. Le mode de transcription est emprunté à Arom, et il n’est sans doute pas aussi clair pour tout le monde que la notation classique, dont par ailleurs il reprend une nécessaire « valeur minimale », dont l’existence même devrait être établie : nous avions par exemple montré que pour les répertoires cubains, et c’est aussi vrai pour les formules du Xangô de Récife/ Olinda2, que la pulsation isochrone peut être segmentée en valeurs continues, ne relevant pas d’une topologie discrète (au sens mathématique) comme celle impliquée dans notre solfège ou dans la notation d’Arom. La synthèse des différentes formules proposée par l’auteur est néanmoins de grande qualité.

13 La question de la polyrythmie des trois tambours n’est pas vraiment abordée : c’est pourtant de première importance pour comprendre la logique rythmique de la batterie, et sa relation au chant. Xavier Vatin nous donne cependant quelques pistes : « (Dans les nations Ketu et Jêje) /…/ En général, la baguette de la main droite du lê et du rumpi marque par ses accents le même rythme que celui fourni par la cloche métallique » (p. 138). Il semble que dans la nation Angola, la poyrythmie soit « plus prononcée » (p. 138).

14 L’ analyse mériterait certainement d’être largement complétée pour le candomblé de Bahia : on a pu remarquer par exemple que, dans le Xangô de Récife/Olinda3, les accents des tambours sont en général homorythmiques par rapport à la cloche. Un subtil jeu de variations positionne alors chaque partie, sans que l’on puisse réellement parler de polyrythmie au sens strict.

15 L’ ouvrage se clôt sur un glossaire bien fait (pp. 183-191) et une annexe donnant les paroles de chants de différentes nations, en langue rituelle, et avec une traduction en français pour les chants en portugais.

16 Rites et musiques de possession à Bahia intéressera un large public qui souhaite mieux connaître le monde du candomblé. Les spécialistes y trouveront de nombreux éléments de synthèse bien documentés sur ce monde foisonnant – et fascinant.

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BIBLIOGRAPHIE

CAPONE Stefania (ed.), 2005, « Repenser les Amériques Noires, nouvelles perspectives de la recherche afro-américaniste », Journal de la Société des Américanistes, 91-1 : 83-183 et 91-2 : 85-218.

KUBIK Gerhard, 1979, « Angolan traits in black music, games and dances in Brazil ». Estudos de Antropologia Cultural (Lisboa) 10 : 9-43.

LÜHNING Angela, 1990, Die Musik in Candomblé nagô-ketu:Studien zur afro-brasilianischen Musik in Salvador, Bahia. 2 vols. Hamburg : Edit Karl Dieter Wagner (Beiträge zur Ethnomusikologie, 24)4

NOTES

1. On remarquera que l’auteur ne mentionne d’ailleurs pas de références cubaines ou plus généralement de l’Amérique hispanique: les histoires semblent pourtant parallèles sur ce point comme sur bien d’autres, et les comparaisons seraient certainement fécondes. Il est vrai aussi que les études brésiliennes, en ethnomusicologie comme de façon plus générale, sont peu perméables aux problématiques et résultats de leurs cousines hispanoaméricaines, à l’exception notable des études amérindiennes. 2. Religion afrobrésilienne du Pernambouc, dans le même phylum que le candomblé. 3. Nous nous référons ici particulièrement au terreiro Xamba-Nagô d’Aguazinhas (Olinda). 4. Il en existe une version portugaise non éditée.

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Musiques vocales de tradition orale européenne : quatre publications marquantes

Jacques Bouët

RÉFÉRENCE

Albanie, Pays labë. Plaintes et chants d’amour. Enregistrements : Radio France (octobre 2003) ; texte (français / anglais) : Bernard Lortat-Jacob, en collaboration avec Viktor Sharra. 1 CD Ocora 560188, 2005. Chants et récits des Aroumains de Andon Poçi (Albanie) [The Aromanians of Andon Poçi/Songs and stories]. Enregistrements : Thede Kahl ; texte (aroumain / anglais / albanais/ grec / roumain) : Thede Kahl, Speranţa Rădulescu. Bucarest : Musée du Paysan roumain, 1 CD Ethnophonie 012, 2006. València. Cant d’estil – Joutes chantées. Enregistrements : Radio France (novembre 2003) ; direction artistique et texte (français/ anglais/espagnol) : Bernard Lortat-Jacob, en collaboration avec Vicent Torrent. 1 CD Ocora C 560189, 2005. Sardaigne. Cantu a chiterra (chant à guitare). Enregistrements : Radio France (décembre 2005) ; texte (français/anglais/italien) : Bernard Lortat-Jacob et Edouard Fouré Caul-Futy. 1 CD Ocora C 560206, 2006.

1 Les normes du bel canto ne sont pas les seules à avoir produit du beau chant. Ces quatre CD en sont la preuve. S’ils avaient été regroupés en un seul coffret, ils auraient constitué une superbe anthologie des pratiques vocales européennes pouvant fort bien être augmentée de diverses autres musiques significatives comme les chants à tue-tête (ţîpurituri) de l’Oaș (Transylvanie du nord), les récitatifs chantés des lăutari de Valachie, le chant à gorge nouée (hore cu noduri) du Maramureș (Transylvanie du nord), le kulning des bergers suédois, le jüüzli du Muotatal suisse etc. Aura-t-on le temps de produire un tel ouvrage avant que le CD soit détrôné ? Que le marketing triomphant ait trop précocement transformé en dinosaure ce valeureux support au profit de l’i-pod, voilà qui est fort

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déplaisant ! Lorsque ce dernier sera à son tour détrôné par un nouveau produit plus respectueux de l’ancrage socioculturel des musiques enregistrées – et, par là même, du travail des ethnomusicologues –, personne n’aura à le déplorer ! Et, au train où vont les choses, cela ne saurait tarder !

2 Mais revenons aux pratiques vocales singulières que ces parutions permettent d’écouter sous leurs meilleurs aspects et, en premier lieu, aux populations dont elles sont emblématiques et dont l’identité complexe doit être soigneusement précisée. D’abord, les populations labë d’Albanie du sud-ouest qu’on distingue des tosk d’Albanie septentrionnale ; ensuite, les populations aroumaines, (appelées aussi macédo-roumaines ou valaques sud-danubiennes) dont il faut rappeler qu’elles parlent un dialecte proche du roumain et qu’elles sont disséminées sur un territoire multinational (Grèce, Albanie, Macédoine, Bulgarie, Serbie, Dobrogea roumaine). Il faut pousser l’identification plus loin encore, car les plurivocalités aroumaines dont il est question ici sont exclusivement celles des Aroumains dits Farshérotes (groupe originaire de la localité de Frashër, au sud de l’Albanie) dont la musique se distingue de celle des Aroumains nommés Grammosthènes originaires des Monts Grammos en Grèce. Le cant d’estil (« chant de style ») est, quant à lui, spécifique des Catalans de la Huerta Valenciana ; et enfin le cantu a chiterra (chant à guitare) qui constitue un genre bien distinct – tant du chant a tenore que du chant religieux des confrères de Castelsardo – est originaire du nord de la Sardaigne avant de s’être répandu dans toute l’île.

3 Les voix de la plupart des chanteurs concernés n’ont manifestement rien à envier à celles de nos plus brillants chanteurs d’opéra, ni du point de vue de l’écoute, ni de celui de la phonation. Les voix travaillées et retravaillées qu’on entend aujourd’hui dans les salles de concert n’expriment guère autre chose que l’autosatisfaction, souvent arrogante, de maîtriser le chant selon les critères d’excellence de la société du spectacle. Les voix spontanées et chaleureuses qu’on entendra ici manifestent au contraire une convivialité et une joie de vivre si fortes qu’on les perçoit pleinement, même à travers des enregistrements réalisés hors situation (une fois n’est pas coutume). Pour être exact, il convient de préciser que, si les enregistrements albanais, catalans et sardes ont été effectués à Radio France et non in situ, les musiciens n’ont pas été brutalement propulsés sur scène pour y bâcler une prestation artificiellement adaptée aux arts du spectacle. Ils ont été soigneusement préparés à se sentir « comme chez eux » et cela s’entend à l’écoute. Quant aux Aroumains, ils ont été enregistrés en Albanie dans le restaurant de leur village. Il n’y a donc eu ni transplantation, ni folklorisation.

4 Bien sûr, les critères d’excellence du bel canto ne sont pas vraiment ceux qu’il faut prendre en compte pour apprécier dans toute sa plénitude l’altérité vocale des populations albanaises, aroumaines, catalanes et sardes. Mais, en matière de phonation chantée, l’approche comparative est d’autant plus légitime que l’instrument vocal est le même pour tous les humains, les différences provenant uniquement des innombrables et très inventives façons de l’utiliser.

5 Poursuivons donc la comparaison ! Le travail sur la puissance vocale atteint un niveau record dans les cant d’estil du pays valencien où l’intensité est poussée à son maximum grâce à l’utilisation en synergie de la voix de gorge et du résonateur nasal. Les chanteurs valenciens n’ont cure du singing formant, mais ils obtiennent des fortissimo comparables à ceux des professionnels de l’opéra. Il est vrai que, sur ce terrain, une analyse acoustique en bonne et due forme donnerait l’avantage à ces derniers, mais qu’importe ! La voix de gorge nasalisée a été manifestement décrétée diabolus in musica dans l’esthétique du chant

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classique occidental qui lui confère encore des connotations négatives. Pourtant, ici, elle nous touche au plus profond de nous-mêmes, comme si nous retrouvions là quelque évidence douloureusement perdue et oubliée.

6 La confrontation avec les normes occidentales nous réserve d’autres surprises. Comme on le sait, pour que la phonation devienne chant selon les normes de l’esthétique occidentale, il faut que l’émission vocale et la conduite phonatoire soient homogènes dans chaque partie assemblée. Il est des cas où les plurivocalités aroumaines et albanaises homogénéisent semblablement les parties assemblées mais, le plus souvent, elles préfèrent les contraster. Des conduites phonatoires distinctes sont assignées à chaque partie, ce qui génère des contrastes de timbres qu’on n’entend jamais à ce degré dans notre chant choral. À l’homogénéité des voix constitutives du chant choral peut donc être opposée la diversité des timbres des plurivocalités albanaises et aroumaines que l’on entendra ici.

7 Il est un autre point sur lequel les techniques vocales qu’on entend ici me semblent en position de nette supériorité – si tant est qu’une telle hiérarchisation ait un sens en esthétique – par rapport à celles qui sont valorisées dans le bel canto : c’est celui des mélismes. Cela n’a rien d’étonnant lorsqu’on sait que les premiers Chrétiens leur ont très tôt conféré des connotations païennes incompatibles avec les exigences de la liturgie pour, finalement, les bannir du chant d’église. Plus tard, les pratiques vocales occidentales prescrites par les institutions laïques de l’état-nation dans la mouvance de l’esprit des lumières et de la révolution sont restées fortement tributaires d’un modèle religieux dépouillé des ingrédients de l’oralité.

8 En prenant un raccourci qu’on voudra bien me pardonner, je me permettrai donc le jugement esthétique suivant : les quelques vocalises réintroduites dans le chant laïcisé ne sont plus que le pâle reflet de ce qu’elles ont été avant d’être bannies. En revanche, la richesse mélismatique antérieure est encore tout à fait évidente aujourd’hui dans la tradition orale européenne, que ni la religion ni la laïcité n’ont pu domestiquer. C’est là une vérité indéniable dont on prendra clairement la mesure à l’écoute de ces quatre beaux disques de musique vocale.

9 Les vérités de ce type sont aujourd’hui d’une fugacité extrême, vu que la globalisation galopante les précipite dans un oubli injuste. Il reste donc indispensable, non seulement de les répéter indéfiniment, mais surtout de les constater concrètement à travers des témoignages sonores qui les démontrent et les illustrent de façon flagrante.

10 Lorsque le témoignage ethnomusicologique sort des limites étroites du reportage hâtif et superficiel auquel il est trop souvent cantonné pour prendre – comme c’est le cas ici – une dimension ample et profonde, les conditions sont remplies pour qu’il ait un important impact dans les cultures locales dont il émane. Nul doute que ces quatre CD seront écoutés par des Albanais, des Aroumains, des Catalans et des Sardes et qu’il se trouvera parmi eux quelque esprit réceptif désireux de tout mettre en œuvre pour continuer à valoriser ce patrimoine arbitrairement exclu.

11 Les plurivocalités des populations labë et aroumaines d’Albanie ont quelque chose d’absolument bouleversant dans leur simplicité. Elles se trament et se tissent autour de la partie du soliste qui entonne et « tire la voix », selon la formulation locale. Après quelques syllabes chantées, entrent la partie en contrechant (qui « coupe » la partie principale du soliste) et le bourdon. On est à chaque fois étonné qu’un principe de coordination aussi simple – eu égard aux savants traités d’harmonie et de contrepoint sur

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lesquels se fonde la polyphonie occidentale – génère une polyphonie d’une si grande plénitude sonore. Et pourtant, c’est bien le cas : le son d’ensemble est d’une ampleur et d’une rondeur remarquables.

12 Sans doute la régulation du flot rythmique, tout à fait particulière à ce genre de plurivocalité, est-elle en grande partie responsable de cette qualité sonore. On est dans un temps musical à pulsation très fluctuante qui laisse respirer les voix et phrase la polyphonie selon une agogique qui n’a rien à envier à celle des plus profonds interprètes de musique savante (voir à ce sujet Bouët 1997).

13 Quatre CD avec de pertinentes notices multilingues à lire, à écouter – ne serait-ce que pour vérifier l’exactitude des affirmations énoncées ci-dessus –, à diffuser et à conserver précieusement, de préférence sur une étagère plutôt que sous la forme de listes d’ipod !

BIBLIOGRAPHIE

BOUËT Jacques, 1997, « Pulsations retrouvées : les outils de la réalisation rythmique avant l’ère du métronome », Cahiers de musiques traditionnelles 10, « Rythmes » : 107-125.

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À la recherche d’une « nouvelle patrie ». La collection Új Pátria de Hongrie

Thierry Sartoretti

RÉFÉRENCE

Új Pátria 1. Kalotaszegi népzene / Collected Village Music from Kalotaszeg. 1 CD Fonó Records FA 101-2, 1998. Új Pátria 2. Eszakkelet-Mezöségi népzene / Collected Village Music from the Transylvania Plain. 1 CD Fonó Records FA 102-2, 1998. Új Pátria 3. Belsö-Mezöségi népzene / Collected Village Music from the Transylvanian Heath. 1 CD Fonó Records FA 103-2, 1998. Új Pátria 4. Gyimesi népzene / Collected Village Music from Ghimes. 1 CD Fonó Records FA 104-2, 1999. Új Pátria 5. Szilágysági népzene / Collected Village Music from Salaj. 1 CD Fonó Records FA 105-2, 1999. Új Pátria 6. Felsö-Marosmenti népzene / Collected Village Music from the Upper Mures Region. 1 CD Fonó Records FA 106-2, 1999. Új Pátria 7. Máramarosi népzene / Collected Village Music from Maramures. 1 CD Fonó Records FA 107-2, 1999. Új Pátria 8. Mezöségi népzene / Collected Village Music from the Transylvanian Heath. 1 CD Fonó Records FA 108-2, 1999. Új Pátria 9. Karácsonyi újévi énekek, névnapköszöntök / Transylvanian Carols for Christmas and New Years Holiday. 1 CD Fonó Records FA 109-2, 1999. Új Pátria 10. Kis-Küküllö vidéki népzene / Original Village Music from the Tarnave Region. 1 CD Fonó Records FA 110-2, 2000. Új Pátria 11. Békás-vidéki népzene / Original Village Music from Bicaz Region. 1 CD Fonó Records FA 111-2, 2000.

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Új Pátria 12. Felsö-Marosmenti népzene / Original Village Music from Upper Mures Region. 1 CD Fonó Records FA 112-2, 2000. Új Pátria 13. Kalotaszegi népzene / Original Village Music from Kalotaszeg. 1 CD Fonó Records FA 113-2, 2000. Új Pátria 14.Felsö-Maros mente – Luc menti népzene / Original Village Music from Upper Mures Region). 1 CD Fonó Records FA 114-2, 2001. Új Pátria 15. Belsö-Mezöségi népzene / Original Village Music of the Transylvania Heath. CD Fonó Records FA 115-2, 2001. Új Pátria 16. Gyimesi népzene / Original Village Music from Ghimes. 1 CD Fonó Records FA 116-2, 2002. Új Pátria 17. A juhait keresö pásztor / When the Shepherd Lost His Sheep. 1 CD Fonó Records FA 117-2, 2002. Új Pátria 18. Belsö-Mezöségi népzene / Original Village Music from the Transylvanian Heath. CD Fonó Records FA 118-2, 2004. Hungarian Folk Music collected by Zoltán Kodály (Phonograph Cylinders). 2 CD Hungaroton Classic HCD 18254-55, 2002. « Pátria », magyar népzenei gramofonfelvételek. Triple CD-Rom (lisible sur PC uniquement), avec musiques, illustrations, cartes, partitions et explications), Fonó Records FA-500-3, 2001.

1 En Hongrie, la maison de disques Fonó s’est lancée dans un vaste travail de collection de musiques traditionnelles de Transylvanie. Echo lointain des travaux de Béla Bartók, 18 CD sont parus à ce jour.

2 Une petite légende avant d’arpenter les chemins poussiéreux de Transylvanie en quête d’orchestres de villages éparpillés entre torrents et montagnes. Piéton cabochard, tireur d’archet, bavard impénitent, mais aussi professeur au Trinity College de Dublin et président de la renommée Gypsy Lore Society, feu Walter Starkie tenait ce conte d’un tsigane de Cluj et le livra dans son récit « Raggle Taggle, Adventures with a Fiddle in Hungary and Roumania », publié en 1933 et traduit soixante-deux ans plus tard chez Phébus sous le titre « Les Racleurs de Vent ».

3 Ainsi, jadis, une jeune et belle villageoise de Transylvanie à la réputation d’ensorcelée était ignorée de tous. Désespérée de ne pouvoir séduire un certain garçon, elle implora l’aide du Diable. Le Malin accepta, exigeant en échange son père, sa mère et ses quatre frères. Il transforma le père en caisse de violon, tandis que les cheveux blancs de la mère devenaient l’archet et les frères les quatre cordes.

4 « J’ai exécuté ma part du contrat, dit le Diable. Il ne te reste plus qu’à faire entendre cet instrument à ton bien-aimé. » A peine la jeune fille eut-elle effleuré les cordes que le garçon ne la quitta plus d’une semelle, comme en transe. Surgissant devant eux, le Malin leur fit part de nouvelles exigences : « Je viens recueillir ce qui me reste dû. L’ un et l’autre, vous avez goûté à ma musique ; vous devez maintenant me suivre en enfer. »

5 Le Malin les emporta. Le violon resta sur le sol. Des années plus tard, un Tsigane vagabond le trouva et, depuis ce jour, erre à travers le vaste monde en jouant de ce diabolique instrument. A l’écouter, dit la légende, hommes et femmes perdent la raison ; seul le Tsigane connaît le secret qu’il transporte avec lui.

6 On peut contester l’existence du Diable et de ses farces, mais il n’est pas permis de douter de la ferveur qui emporte les Hongrois dès qu’il est question de violon, de folklore et de

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musiques tsiganes. Comment, sinon par la passion, donc la déraison, expliquer la folle entreprise à laquelle s’est livrée Fonó à Budapest ?

7 Fonó, c’est à la fois une maison de disques au catalogue axé sur les traditions (mais comprenant aussi du jazz et des musiques du monde non magyar), un club de concerts, un lieu de cours, un magasin de disques et un café, le tout au numéro 3 de la rue Sztregova, sur la rive droite du Danube à Buda. Ce nom fait référence au local communautaire de filage qu’abritait autrefois tout village. Les femmes y travaillaient en chantant et en débattant des problèmes de la communauté : « A la fondation de Fonó, voici dix ans, nous voulions un espace communautaire où partager musique, danse, paroles, joies et tourments » explique une plaquette qui s’empresse de préciser que cet esprit n’a pas été émoussé par une quelconque routine.

8 C’est dans le sobre bâtiment industriel de Fonó qu’ont séjourné, entre 1997 et 1998, des dizaines de musiciens venus des villages les plus reculés de Transylvanie et de la proche région du Maramureș en Roumanie. « Les artistes, professionnels ou amateurs, restaient à Budapest du lundi au vendredi et donnaient en semaine un concert au club. Le reste du temps, ils enregistraient leur répertoire, instrumental ou chanté, et certains venaient avec des danseurs de manière à mettre en relation leur musique et leurs traditions villageoises, » explique la chanteuse Àgi Szalóki1, figure actuelle de la scène folk hongroise, qui mena à l’époque les sessions d’enregistrement de voix solos.

9 Baptisé Utolsó Óra, « la dernière heure », cet ambitieux programme entendait collecter la mémoire musicale d’une région restée culturellement très attachée à la Hongrie. « En Roumanie, le changement de gouvernement à partir de 1990, de même que le passage plus aisé des frontières, la possibilité accrue de travailler à l’étranger, la vague de consumérisme ainsi que les effets culturels directs ou indirects provoqués par la circulation de cassettes et autres CD… tout a provoqué des changements rapides parmi les traditions populaires des villages de Transylvanie, y compris dans les hameaux les plus reculés », note István Pávai (Ùj Pátria 18 : 11). Pour ne pas perdre définitivement cette culture héritée du XIXe siècle, Fonó a lancé à travers la Roumanie ses spécialistes et autres limiers, musiciens ou ethnomusicologues, à la recherche des derniers témoins vivants d’une musique essentiellement acoustique et liée aux traditions villageoises des fêtes, baptêmes, mariages et autres carnavals.

10 Quelque 112 semaines d’enregistrement, 1250 CD d’archives et des centaines de prises de notes, transcriptions et autres entretiens ont formé « une somme d’information sur les traditions musicales des Hongrois, Roumains, Tsiganes, Saxons et Juifs de Transylvanie, utilisables pour des recherches comme pour servir de fond musical à celles et ceux qui rejoignent les mouvements folk. » (Ùj Pátria 18 : 12). L’ institut d’ethnomusicologie de l’Académie hongroise des sciences apporta son soutien, de même que divers mécènes, étatiques et privés. Les enregistrements les plus marquants ou les plus caractéristiques de telle ou telle région ont fait l’objet d’une édition commerciale en CD. A ce jour, 18 CD publiés sous un élégant format cartonné avec paroles, notes de terrain et explications musicologiques sont parus sous le titre de Ùj Pátria, « la nouvelle patrie ».

11 A l’heure où fleurissent, à l’Est comme à l’Ouest de l’Europe, les humeurs nationalistes, l’appellation « nouvelle patrie » a de quoi provoquer des froncements de sourcils. D’autant plus qu’il s’agit d’enregistrements d’artistes magyarophones au passeport roumain et que dans la Hongrie actuelle, un parti d’extrême droite réclame le rattachement de la Transylvanie à la Hongrie et le retour des frontières d’avant le traité

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de Trianon en 1919. Même si les tenants du programme Utolsó Òra ne sont pas des apôtres de la modernité, il n’en sont pas pour autant des revanchards révisionnistes. Ùj Pátria est à prendre au sens germanique de Heimat et revêt ici un sens avant tout culturel. Mais surtout, ce nom fait référence à un précédent célèbre : « Cette série est le descendant idéologique des séries Pátria datant de la fin des années 1930 et initiées par Béla Bartók, Zoltán Kodály et László Lajtha en collaboration avec la radio hongroise et le Musée d’ethnographie. » Aujourd’hui rarissimes, certains de ces enregistrements de terrain étaient parus chez la maison de disques Pátria avant d’être réédités au compte-gouttes par le label d’état socialiste Hungaroton. Ces enregistrements ont longtemps représenté une sorte de Graal pour tous les musiciens de la première vague hongroise folk – Márta Sebestyén, Muzsikás, Sebö Együttes – qui entendaient faire revivre le répertoire des anciens. Ce n’est pas un hasard si Fonó a récemment édité en CD-Rom ce fameux répertoire.

12 En 1928, Bartók, qui possédait déjà une solide expérience de chercheur de terrain, notait à propos de ses pérégrinations en Roumanie que, « pour obtenir des chants anciens, vraisemblablement vieux de nombreux siècles, nous devions nous adresser à des vieilles femmes, qu’il était bien sûr difficile de convaincre pour qu’elles chantent, tant elles avaient honte de le faire devant des messieurs étrangers : elles craignaient d’être tournées en dérision par les autres villageois ; et elles avaient peur du phonographe […] dans les villages, nous devions habiter pour ainsi dire dans les conditions les plus primitives, nous devions devenir amis avec les paysans, gagner leur confiance. […] Pourtant, malgré tout, je dois avouer que ce travail éprouvant nous a réservé des joies plus grandes que n’importe quel autre. Pour ressentir la vie de cette musique, il faut pour ainsi dire en faire l’expérience, ce qui n’est possible qu’en prenant connaissance à travers le contact direct avec les paysans » (Bartók 2006 : 158-159). Les conditions de travail de la collection Ùj Pátria se sont avérées bien différentes. Outre le fait cité plus haut d’inviter les musiciens à se produire en studio loin de chez eux, certains musiciens se rappelaient du lointain passage du compositeur hongrois avec son phonographe et ses besicles, leurs ancêtres ayant participé à la première moisson ethnomusicologique devenue depuis fierté de la famille. Et lors des approches sur le terrain, certains musiciens, sitôt leur démonstration d’une frénétique csardas achevée, se dépêchaient de retourner au café pour y danser sur du manele, une pop tsigane à base de synthétiseurs et de boîtes à rythme, très influencée par les variétés balkaniques et turques.

13 « Par soucis de cohésion du projet, il était normal de se concentrer sur les musiques les plus anciennes ou les plus traditionnelles et d’ignorer les cultures actuelles des villages, » note Àgi Szalóki. Pour la chanteuse, qui vient de sortir coup sur coup un disque folk pour enfants et un remarquable album mêlant jazz et thèmes traditionnels, « nous risquons de regretter par la suite de ne pas avoir également collecté les musiques d’aujourd’hui. Le folklore est vivant et forcément façonné et imprégné par ce et ceux qui l’entourent. » Bartók constatait de son temps déjà, combien « cette variété est précisément l’un des attributs les plus significatifs et les plus typiques de la mélodie populaire : semblable à un être vivant, elle se modifie sans cesse, et c’est pourquoi on ne peut jamais dire qu’un chant quelconque est exactement tel qu’on l’a noté à quelque endroit, mais seulement qu’il était tel alors, au moment précis de la notation […] » (Bartók 1948 : 4).

14 Résultat indirect de la série, des musiciens de village sont désormais régulièrement invités à jouer sur les scènes world du grand festival pop Sziget de Budapest. Nul doute que leur musique s’en trouvera modifiée au contact direct d’artistes tels que le Boban

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Marković Orkestar de Serbie ou les Klezmatics de New York. A fréquenter ce même festival, on note également l’extraordinaire vigueur d’une scène musicale hongroise nourrie de la musique des anciens ou des lointains cousins des vertes vallées de Transylvanie. Comme le résume József Székely, un berger flûtiste de 75 ans du village de Szék près de Cluj : « Je sème mes chansons à la ronde. Quand je disparaîtrai, elles me survivront. Et tant que quelqu’un les connaîtra, je serai toujours vivant » (Új Pátria 8 : 22).

BIBLIOGRAPHIE

BARTÓK Béla, 1948, Pourquoi et comment recueille-t-on la musique populaire (Législation du folklore musical). Traduit du hongrois par E. Lajti. Genève : Archives internationales de musique populaire.

BARTÓK Béla, 2006, Ecrits. Edité par Philippe Albèra et Peter Szendy. Traduits et annotés par Peter Szendy. Genève : Contrechamps.

Références Internet www.fono.hu (en hongrois et en anglais) www.fono.hu/utolsoora/ (en hongrois) www.folkline.hu (en hongrois et en anglais) www.passiondiscs.co.uk (site d’achat on-line en anglais)

NOTES

1. Communication personnelle.

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Église chrétienne orthodoxe d’Éthiopie. ‘Aqwaqwam. La musique et la danse des Cieux Collection Terrains, Maison des Cultures du Monde, 2005

Olivier Tourny

RÉFÉRENCE

Église chrétienne orthodoxe d’Éthiopie. ‘Aqwaqwam. La musique et la danse des Cieux. Enregistrements et texte : Anne Damon. 1 CD Inédit, Collection Terrains, Maison des Cultures du Monde, W 260121, 2005.

1 Après les Ari et les Maale, ce nouvel opus émanant du programme « Ethnomusicologie de l’Éthiopie » (Unesco/Gouvernement de Norvège) est consacré à la tradition musicale liturgique de l’Église chrétienne orthodoxe. Les lecteurs et auditeurs avertis, qui se souviennent du disque du regretté Jean-Louis Florentz (1992) et de l’Anthologie publiée peu après par Peter Jeffery et Kay Shelemay (1994-1997), pourraient s’étonner d’une nouvelle publication consacrée à ce patrimoine. Or, curieusement, la tradition de l’‘aqwaqw am avait été totalement négligée jusqu’à aujourd’hui, une tradition pourtant centrale dans le rituel chrétien éthiopien. De quoi s’agit-il ?

2 ‘Aqwaqwam se manifeste lors des cérémonies importantes du calendrier liturgique. Catégorie rituelle à part entière, elle se définit par des chants spécifiques, accompagnés par les instruments du rite (bâtons de prière, sistres, tambours) et une gestuelle (danse). La réalisation de l’‘aqwaqwam relève de la responsabilité de chantres – ou mazamrām – formés à cet effet. Sous la houlette d’un chef de chœur – le märi gueta – et, dans l’espace qui leur est alloué dans chaque église – le q∂ne māhalet –, ils sont au cœur de la célébration. À partir d’un vaste corpus composé d’antiennes, de poèmes et de textes improvisés, les prières relatives à un événement liturgique donné peuvent être exécutées en sept versions différentes. À chacune d’elle correspond une catégorie musicale

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(mélodico-rythmico-dansée) spécifique. On imagine dès lors la richesse et la complexité d’ ‘aqwaqwam. Si l’on ajoute que chaque pièce peut se réaliser dans l’une ou l’autre des trois échelles modales possibles et selon l’une ou l’autre des quatre écoles différentes de chants encore vivantes dans le pays (vous suivez ?), on comprend mieux pourquoi un tel sujet a pu en rebuter plus d’un.

3 C’est sous l’angle des catégories textuelles qu’Anne Damon a choisi d’élaborer son disque : les plages 1 à 7 sont consacrées à deux antiennes, la plage 8 à un poème religieux, les plages 9 et 10 à des textes improvisés. L’ antienne ‘∂sma la’úlam (« car éternelle… ») fait l’objet d’une attention toute particulière, se trouvant présentée sur plusieurs plages (4 à 7) en six versions musicales différentes, mais avec un même texte, un même mode et dans une même tradition chantée. Là, l’auditeur a tout loisir de s’imprégner de l’atmosphère et de la structure propre à l’‘aqwaqwam : l’évolution graduelle de la frappe des tambours et des bâtons de prières, du tintement des sistres et du chant collectif le conduisent jusqu’au moment le plus extatique du chant et de la danse (plage 6), jusqu’à l’apaisement qui lui succède (plage 7).

4 S’il ne fait aucun doute que l’auteur a réussi son pari en donnant à découvrir ce merveilleux patrimoine, il n’en est pas toujours de même en ce qui concerne sa pleine compréhension. Certes, nous l’avons dit, l’objet est particulièrement complexe et un livret n’est sans doute pas le format le plus approprié pour une description satisfaisante. Il n’en demeure pas moins que certains commentaires auraient nécessité une meilleure explication. C’est ainsi que le lecteur peut s’interroger sur la présence de pièces en qum zemā, alors que l’auteur indique qu’il s’agit d’une catégorie n’appartenant pas à la tradition de l’‘aqwaqwam (même si elle la précède toujours). De même, c’est à l’auditeur qu’il revient de tenter de comprendre ce qui peut caractériser (et différencier) concrètement chacune des sept catégories musicales. En outre, la préférence d’une présentation par catégories textuelles et non par catégories musicales n’est pas expliquée et l’on est en droit de se demander si elle était finalement la meilleure. Mais ces petits désagréments s’estompent devant la qualité remarquable des enregistrements. Ils s’effacent totalement devant la beauté de ces chants qui ont tant fasciné les voyageurs depuis toujours. Si l’on peut regretter l’impossibilité par le CD de rendre compte de la chorégraphie et du décorum liés à ces instants liturgiques (à quand un DVD ?), grâce à lui cependant, les voix de l’‘aqwaqwam sont appelées à planer, pour longtemps, dans nos âmes.

BIBLIOGRAPHIE

DAMON Anne, 2006, « ’Aqwaqwam ou la danse des cieux », Cahiers d’Etudes Africaines XLVI (2) 182 : 261-290.

FLORENTZ Jean-Louis, 1992, « L’ Église Orthodoxe Éthiopienne de Jérusalem. Assomption à Däbrä Gännat », 1 CD Ocora Radio France, cC560027/28, 1992.

JEFFERY Peter & Kay KAUFMAN SHELEMAY, 1997-1997, Ethiopian Christian Liturgical Chant. An Anthology. Madison, WI : A-R Editions, 3 vols., 1 CD.

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Éthiopie, les chants de bagana 2006

Claire Lacombe

RÉFÉRENCE

Éthiopie, les chants de bagana,Enregistrements et textes : Stéphanie Weisser. 1 CD AIMP LXXVIII / VDE 1206, 2006.

1 Le disque de bagana enregistré par Stéphanie Weisser entre mars 2002 et décembre 2005 à Addis-Abeba est le quatrième CD consacré aux musiques traditionnelles éthiopiennes dans le cadre du programme de sauvegarde du patrimoine immatériel de ce pays : « Ethiopia : Traditional music, dance and instruments, a systematic survey », dirigé par Olivier Tourny. En effet, suite au disque Polyphonies Ari édité chez Ocora (Fournel 2002) ainsi qu’aux deux disques de la collection Inédit, Musique des Maale (Ferran 2005) et ‘Aqwaqwam (Damon 2005), Stéphanie Weisser nous fait découvrir l’un des trois célèbres cordophones éthiopiens, le bagana, qu’elle a spécifiquement étudié dans le cadre de sa thèse.

2 Ce disque se fait l’écho d’un espoir pour le renouveau de l’instrument en Ethiopie car l’intérêt de son auteur pour le bagana, qui était en voie de disparition à Addis-Abeba, a permis sa réhabilitation et la fondation d’écoles et de structures de transmission tout en favorisant l’esprit créatif des musiciens, puisque toutes les compositions de ce disque sont originales. Il rend aussi hommage aux plus grands interprètes éthiopiens du bagana, parmi lesquels Tafese Tesfaye (plages 1 et 2), entre temps décédé.

3 L’ensemble des enregistrements que Stéphanie Weisser nous fait découvrir a été collecté à Addis-Abeba, chez les interprètes eux-mêmes, ce qui relève d’un tour de force dans cette grande capitale africaine où l’activité ne cesse jamais et où il est difficile de trouver un lieu silencieux. L’ important travail de recherche que l’auteur a synthétisé ici éclaire l’amateur comme le professionnel, qui peuvent être intéressés par les spécificités sonores du bagana. En effet, la notice, synthétique et claire, rédigée en français et en anglais, permet d’aborder les caractéristiques musicales des chants de bagana, leur structure

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formelle, le rythme qui les sous-tend, les contenus des textes ou encore les techniques vocales spécifiquement associées à ces chants religieux.

4 Dès la première pièce, l’auditeur se laisse porter par le son particulier du bagana, grande lyre à dix cordes dont le caractère grésillant résulte de l’ajout de pièces de cuir entre les cordes et le chevalet, mais aussi par le timbre vocal à la fois doux et voilé qui cherche à imiter celui de l’instrument. Le tour de force de ce disque réside aussi dans sa capacité à rendre sensible à la fois le pouvoir émotionnel des chants de bagana et leur caractère intimiste. En effet, l’interprétation en direct des chants Alem Marefia Na’at par Alemu Aga (plage 9) ou celle de Sebsebo par Yetemwork Mulat (plage 8) est très émouvante. La qualité des enregistrements ainsi que la balance entre la voix et le bagana sont très réussies et la musique agit sur nous comme si l’interprète était face à nous. Cette capacité émotionnelle des chants de bagana est d’ailleurs reconnue en Ethiopie, et elle concourt à leur spécificité. Ainsi, toute prestation d’Alemu Aga entraîne les larmes des auditeurs et participe d’une forme de dévotion collective.

5 La richesse des différentes facettes des chants de bagana mises en valeur dans ce disque lui confère un intérêt particulier. En effet, six interprètes se succèdent, avec deux compositions chacun, ce qui donne un aperçu de leur dextérité et de leurs timbres vocaux. Par ailleurs, deux interprètes féminines, Sosenna Gebre Yesus et Yetemwork Mulat, mettent en avant les rares réussites de femmes dans l’interprétation des musiques traditionnelles éthiopiennes, qui restent bien souvent l’apanage des hommes.

6 On notera également la diversité des timbres instrumentaux et notamment la différence entre l’instrument de Tafese Tesfaye (plages 1 et 2), dont la caisse de résonance est entièrement en bois, et celui d’Alemu Aga (plages 9 et 10), dont la table d’harmonie est en peau.

7 La maîtrise professionnelle d’Alemu Aga, le maître le plus célèbre du bagana, connu dans le monde entier notamment grâce au disque 11 de la collection Ethiopiques, est aussi mise en avant dans ce disque puisqu’il nous propose deux techniques de jeu. La pièce 9 est interprétée à main nue et débute avec l’invocation traditionnelle qui précède le premier chant d’une prestation : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Amen ». La pièce 10 est par contre extrêmement rare puisqu’elle fait intervenir le jeu avec plectre (megrafia) en corne de chèvre. Cette technique extrêmement difficile est en voie de disparition, et seul Alemu Aga la pratique encore. Il est donc intéressant de comparer les deux modes de jeu pour saisir la virtuosité du jeu mixte.

8 La variété des techniques de jeu des musiciens contribue donc à l’intérêt de ce disque. On peut ainsi s’attarder à comparer la virtuosité et l’habileté technique des maîtres de l’instrument que sont Tafese Tesfaye et Alemu Aga avec le jeu plus lent mais toujours très expressif des femmes (plages 3, 4, 7 et 8) ou encore avec le jeu énergique du jeune Abiy Seyoum (plage 5 et 6).

9 Enfin, la dernière pièce de ce disque nous donne une interprétation originale puisqu’il fait intervenir un chœur de deux diacres, ce qui est extrêmement rare pour les chants de bagana qui sont, comme le disque nous le fait entendre, très intimistes. De plus, cette pièce finale, Manimeramere, présente de nombreux ornements vocaux proches de ceux du chant orthodoxe éthiopien ou des pièces profanes des azmari, les troubadours de ce pays.

10 Pour ses facultés à nous faire voyager, à nous dévoiler une part de l’imaginaire amhara, à nous émouvoir et aussi, d’une certaine manière, à élever notre âme, ce disque est à écouter. Cependant, il eût été intéressant de pouvoir consulter les textes entiers en

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amharique accompagnés de leur traduction afin de mettre en lumière le goût particulier des Ethiopiens pour les jeux de mots et les recherches sémantiques. Mais, comme nous l’explique Stéphanie Weisser, les formes poétiques des chants de bagana sont très élaborées et restent impénétrables aux non-initiés et n’ont donc pas leur place dans un disque. Les commentaires sont ainsi efficaces et les photos contribuent à éclairer l’auditeur sur cet instrument fascinant. Laissez-vous transporter par les yebagana mezmour (chants de bagana) et leurs ostinati toujours renouvelés.

BIBLIOGRAPHIE

‘AQwAQwAM. Eglise chrétienne orthodoxe d’Ethiopie. La musique et la danse des cieux. Enregistrements et texte : Anne Damon. 1CD INEDIT W260121, 2005 (enreg. 2002-2003).

MUSIQUE DES MAALE. Éloges et bénédictions. Éthiopie méridionale, Enregistrements et texte : Hugo Ferran. 1CD INEDIT W260120, 2005 (enreg. 2000-2003).

POLYPHONIES ARI. Éthiopie. Enregistrements et texte : FOURNEL, Thierry Fournel. 1CD OCORA C560174, 2002 (enreg. 2000-2002).

THE HARP OF KING DAVID, Alèmu, Aga, Enregistrements : MEISSONNIER, Jean-Christophe Meissonnier ; texte : Francis Falcetto. 1CD Buda Musique 82232-2, 2001 (enreg. 1994).

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Ettu, Mento, Revival, Kumina… Recordings from the Jamaica Folk Music Collection Markus Coester et Wolfgang Bender Eds. Frankfurt-am-Main : Popular African Music, s.d.

Patrik Vincent Dasen

RÉFÉRENCE

Ettu, Mento, Revival, Kumina… Recordings from the Jamaica Folk Music Collection.2 CDs (format allongé), livret 54 p. en anglais, photos, illustrations, transcriptions. Compilation réalisée par Markus Coester. Markus Coester et Wolfgang Bender Eds. Frankfurt-am-Main : Popular African Music, Pamap 701/702, s.d.

1 Cette compilation est le résultat d’une campagne de sauvegarde – catalogage et numérisation – des archives sonores de la Jamaica School of Music (JSM) de Kingston. Réalisée par Markus Coester entre 1999 et 2001, cette opération a été financée par le Ministère allemand des affaires étrangères : une collaboration fructueuse entre la JSM et les Archives de musique africaine du Département d’anthropologie et d’études africaines de l’Université de Mainz, dirigées par Wolfgang Bender.

2 Soixante morceaux – certains déjà édités en LP mais épuisés, et de nombreux autres documents originaux – nous permettent d’approcher pas moins de vingt-deux genres régionaux, profanes et religieux. Admirablement restaurés, tous les documents ont été enregistrés entre les années 1960 et 1980 sous la direction d’Olive Lewin et Marjorie Whylie, alors directrices successives du département de Folk Music Research de la JSM. L’ objectif visé, comme le signale l’éditeur dans son introduction, est de fournir un matériel pédagogique à l’usage des professeurs des écoles de Jamaïque et d’ailleurs, afin de donner un nouvel élan à la musique populaire afro-jamaïcaine.

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3 Lorsque l’on se plonge dans cet univers musical, une des premières choses qui frappent est l’extrême diversité des styles, des occasions de jeux et des particularismes régionaux. Certains styles sont très populaires dans toute la Jamaïque, d’autres ne se rencontrent que dans certaines des treize régions appelées parishes (paroisses). Certaines performances sont très fortement imprégnées de leurs origines africaines, essentiellement ashanti ou yoruba, alors que d’autres expriment davantage les influences chrétiennes de la colonie. De nombreuses manifestations populaires profanes côtoient les cérémonies religieuses, les rites de passage ou encore les rituels d’exorcisme ou de possession, tous ayant un répertoire, des chants, des costumes, des instruments et des chorégraphies spécifiques.

4 Comme c’est souvent le cas des traditions musicales afro-caribéennes, l’ettu réunit ainsi des chants, des percussions et des danses sous une même appellation. On le trouve essentiellement à l’est de l’île, dans la paroisse de Hanover. La musique et la langue chantée, autant que la nourriture consommée lors de ces fêtes, témoignent de racines africaines d’origine yoruba. Deux tambours accompagnent les voix, dont l’un – l’achaka ou tin drum – n’est autre qu’un bidon de kérosène tenu entre les genoux et frappé des deux mains. Quant aux danseurs, hommes et femmes, ils se produisent en solo et ont le plus souvent leur chanson attitrée. Dans la paroisse voisine de Westmoreland, les Nago, qui vivent en petits groupes isolés, sont une autre communauté d’origine yoruba, dont ils ont conservé de nombreux traits culturels, y compris les paroles de leurs chants, dont le sens a souvent été perdu. Le chef-lieu de la paroisse se nomme d’ailleurs Abeokuta, comme la ville homonyme située au Nigeria.

5 Deuxième genre cité en titre, le mento est la première forme de musique et de danse créole apparue en Jamaïque. Devenus rapidement populaires sur toute l’île, les orchestres de mento ont mené la danse durant les fêtes et les événements de la vie sociale jusque dans les années 1960. Les groupes de mento utilisent très souvent des instruments fabriqués par les musiciens eux-mêmes, en particulier les percussions et les maracas. La musique et la danse peuvent se pratiquer séparément ou ensemble, par exemple quand elles accompagnent la tradition du maypole, où les danseurs tournent autour d’un mât en effectuant des figures complexes pour lacer et délacer des rubans attachés à son sommet. Mais on retrouve également la musique du mento pour accompagner le quadrille, une danse de groupe costumée où s’enchaînent des chorégraphies exécutées par des danseurs en queue de pie et chapeau haut-de-forme, et des danseuses en robe longue à volants. Le mento est aussi une des composantes du jonkonnu, mélange de mascarades, telles qu’on les trouve dans les sociétés secrètes egungun ou poro d’Afrique de l’Ouest, et d’éléments européens comme la pantomime et la musique des fifres et tambours, qui animait les soirées de Noël durant la période de l’esclavage. Enfin, le mento est une des sources de genres musicaux populaires plus récents tels que le ska, le rock steady ou le reggae.

6 Le revival est une religion afro-chrétienne issue des rites de possession myal – une religion ashanti – née dans la Jamaïque des années 1860. Il s’agit d’un mouvement de réappropriation d’une identité aux fortes résonances africaines par les populations noires libérées de l’esclavage, mais luttant toujours contre le pouvoir colonial. Le mouvement du great Revival donna naissance à deux obédiences distinctes : le Revival Zion, qui vénère les saints et les « hôtes célestes » – l’armée des anges, archanges et chérubins cités dans la Bible – et le Revival Pukumina, voué au culte des ancêtres, des esprits de la Terre et des anges déchus. Chants, danses et percussions – essentiellement une grosse-caisse, une caisse claire et un tambourin – sont des éléments fondamentaux des rituels du revival.

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7 Enfin le rite kumina, présent dans la paroisse de Saint-Thomas, à l’ouest de l’île, est destiné à accompagner le deuil et la mise en terre, ainsi qu’à invoquer les dieux, les ancêtres et les esprits afin de régler des problèmes personnels ou sociaux. Au son des percussions, les danseurs chantent des baila pour invoquer les esprits. Une fois ces derniers incarnés par des danseurs en transe, des chants country sont entonnés, dont les paroles en langue bantoue sont censées avoir été transmises par les esprits. Les percussions y jouent ici aussi un rôle prépondérant, en particulier le tambour khan du, que le joueur chevauche et frappe des deux mains en talonnant la peau tandis qu’un second musicien percute le fût du tambour.

8 À évoquer brièvement ces quatre genres, on constate la richesse de l’univers musical jamaïcain, qui regorge d’occasions de jeu et de particularismes, dont ce double CD donne un excellent aperçu. Grâce aux cinquante-quatre pages du livret, truffées de photos et d’illustrations diverses, on pourra aussi découvrir le bruckins, une fête nocturne où chants, danses et percussions accompagnent des personnages costumés célébrant l’abolition de l’esclavage. Il n’existe d’ailleurs plus qu’un groupe qui joue et danse le bruckins, ce qui ne rend que plus précieux les enregistrements ici présentés. On prend aussi connaissance de la tradition des veillées funèbres appelées nine night dances, set-up ou gerreh. Pouvant durer jusqu’à neuf nuits après le décès, elles réunissent la famille et les amis du défunt autour de chants, de musiques, de prières et de lectures de la Bible. Outre des influences chrétiennes et africaines, elles contiendraient des éléments syncrétiques afro-arawak – les Arawak étant les indiens autochtones, aujourd’hui disparus, de nombreuses îles caribéennes –, sans oublier les worksongs, ou chants de travail responsoriaux hérités de la période de l’esclavage.

9 La présentation générale du livret et les textes accompagnant chaque morceau nous expliquent encore qui sont les rastas, le tambo, le dinki mini ou le gumbey, tout en signalant certaines influences des musiques de l’Inde, grâce à une forte diaspora issue de la colonie britannique. Soulignons en passant une lacune surprenante pour une édition d’archives sonores, dont les sources sont par ailleurs toutes scrupuleusement documentées : aucune date d’édition ni mention de droits d’auteur n’y figure.

10 Pour conclure ce bref compte rendu d’une publication qui fera assurément date dans l’histoire de la musique jamaïcaine et, plus largement, dans l’édition d’archives de musiques traditionnelles, nous devons néanmoins citer quelques lignes de la contribution de Marjorie Whylie (pp. 31-32), ancienne responsable du département de Folk Music Research de la JSM : « Lorsque je quittai mes fonctions au sein de l’école, la collection [de mes enregistrements] est restée dans une pièce trop chaude et non aérée avant d’être transférée dans le bâtiment des bureaux, où on l’a laissée se détériorer. […] Ont aussi disparu les classeurs qui contenaient le matériel sur les informateurs, les transcriptions des paroles des chants et une petite collection de transcriptions mélodiques et rythmiques. Comme cette disparition s’est produite après mon départ et qu’aucune copie des enregistrements de terrain n’avait été faite, je suis incapable d’aider à la reconstitution de la Collection Whylie. Je n’avais pris aucune copie avec moi, et ce qui reste à l’école est le résultat de plusieurs années de travail » (2004, ma traduction). On se rend ainsi compte de la très grande fragilité des archives sonores et de l’inconstance – hélas fréquente ! – des institutions qui les hébergent. On ne peut donc que se réjouir que cet excellent travail de sauvegarde ait pu être fait, et que cette publication nous y donne accès.

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Thèses

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Serge SAGELOLY : La jota aragonaise: tradition orale d’une poésie chantée dans l’Espagne d’aujourd’hui Thèse de doctorat en musicologie, 2005, Université Toulouse-le-Mirail

RÉFÉRENCE

Serge SAGELOLY : La jota aragonaise: tradition orale d’une poésie chantée dans l’Espagne d’aujourd’hui, Thèse de doctorat en musicologie, soutenue le 10 décembre 2005 à l’Université Toulouse-le-Mirail. Directeur de thèse : Jésus Aguila ; co-directeur : Jean- Christophe Maillard, 1 volume (287 pages), 1 CD audio

1 Les Aragonais dévoilent volontiers l’écrin dans lequel ils ont su préserver, depuis plus d’un siècle, la jota de estilo – une bibliographie emphatique, une classification de styles, et enfin un grand concours où elle est encadrée par ses inévitables cousines plus rapides, plus clinquantes et plus spectaculaires, et dont elle a hérité une non moins brillante introduction instrumentale.

2 Mais elle se vit surtout dans l’itinérance de noyaux mélodiques dont on piste les captations à travers le territoire, les époques, les transcriptions et les lieux de production, ou auprès des nombreux artisans d’une vie traditionnelle dont l’intensité n’a d’égale que la discrétion. Une fois mis à nu, le geste mélodique revêt tous les atours d’une expérience esthétique quasi intime, dont la brièveté et la lenteur, associées à l’immobilité du corps « sacrifié » (l’interprète se campe derrière le masque mélodique patrimonial), donnent à la performance un doux parfum de temps suspendu et une intensité diffuse de haïku.

3 Nous laissant peu à peu séduire par cette fugacité gourmande, nous avons voulu démontrer (à partir d’outils inspirés de la sémiotique de Peirce) qu’une suite d’impressions était modélisable et révélait un éventail de possibles. Là où la performance inscrit du temps, la dissonance ouvre un espace – un autre rapport entre voix, mélodie et texte. Nous laissant entraîner « à la marge », sur des dissonances non systématiques mais positionnées sur des sites privilégiés, nous avons pu, en retour, confirmer nos hypothèses

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d’analyse dynamique (un geste unique dont la plasticité permet différents modèles de dramatisation). Révélatrices d’un réflexe traditionnel, les dissonances viennent également souligner une rhétorique poétique particulière. Par la dissonance, on quitte la métaphore (à la fois du masque et de la consonance) et on réintègre le récit.

4 Dans un élan venu du bel canto et qui a emporté la jota dans le culte de la belle mélodie consonante, la dissonance apparaît dès lors comme une trace ancienne, un clin d’œil conventionnel (la connotation du mot), aussi bien à l’attachement pour la profération théâtrale qu’à la figure familière re-présentant l’acteur ou le personnage archétypal. Pouvant bien évidemment s’appliquer à d’autres chants traditionnels, le modèle proposé permet ici de célébrer la dissonance-résistance comme angle possible d’approche de la passion ressentie.

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Guillaume SAMSON : Musique et identité à La Réunion. Généalogie des constructions d’une singularité musicale insulaire Thèse de doctorat en musique (option ethnomusicologie) et en anthropologie, 2006, Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, Aix-en-Provence

RÉFÉRENCE

Guillaume SAMSON : Musique et identité à La Réunion. Généalogie des constructions d’une singularité musicale insulaire, Thèse de doctorat (réalisée en co-tutelle) en musique (option ethnomusicologie) et en anthropologie, soutenue le 30 janvier 2006 à la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, Aix-en-Provence. Co-directeurs de thèse : Monique Desroches (Université de Montréal) et Jean-Luc Bonniol (Université d’Aix- Marseille III). 1 volume (577 pages + annexes), 1 CD audio et Lettres) décerné par la Faculté des Etudes Supérieures de l’Université de Montréal.

NOTE DE L’ÉDITEUR

La thèse a obtenu la mention très honorable avec les félicitations du jury à l’unanimité. L’ auteur a aussi reçu le Prix de la meilleure thèse (dans la catégorie Sciences humaines, Arts et Lettres) décerné par la Faculté des Etudes Supérieures de l’Université de Montréal.

1 La problématique centrale de ce travail concerne la notion de créolisation et son application aux cultures musicales des Mascareignes. Une réflexion théorique sur l’utilisation de ce concept en ethnomusicologie et en anthropologie soulève d’abord la question de la spécificité des pratiques socio-musicales dites créoles. Face à la généralisation abusive du concept de créolisation hors de son champ d’application

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historique (« l’aire créole »), il est proposé de ne plus l’utiliser comme un synonyme de métissage ou de syncrétisme mais plutôt d’étudier, sous ce terme, l’émergence de consciences identitaires créoles.

2 Suivant une démarche diachronique et comparative, ce travail cherche ensuite à cerner, par le croisement de données socio-historiques, musicologiques et ethnologiques, les processus de constitution et de transformation du genre musical séga à La Réunion, dans toute sa pluralité, depuis la première apparition de ce terme au XVIIIe siècle pour désigner la musique des esclaves africains, jusqu’à ses dernières acceptions comme musique proprement créole, rattachée à l’économie musicale insulaire. L’objet principal du travail est ici de montrer à travers la musique comment, à La Réunion, la créolité s’est construite comme une entité conflictuelle, différemment assumée selon les groupes sociaux, les époques et les situations.

3 Enfin, sont étudiées les modalités contemporaines suivant lesquelles des musiques, liées au départ à des catégories particulières de peuplement, passent d’un cadre strictement communautaire (souvent associé à des pratiques religieuses dont on revendique les origines malgache ou indienne) à la société globale et au domaine médiatique local, national, voire international. Ainsi les relations complexes qui s’établissent entre pratiques, nominations, représentations et discours constituent le cœur d’une réflexion où sont interrogés les fondements d’une pensée musicale au sein de laquelle la question créole ne constitue, au final, qu’une modalité parmi d’autres.

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Thierry ROUGIER : Les cantadores, poètes improvisateurs de la cantoria : une tradition en mouvement dans le Nordeste brésilien Thèse de doctorat en Ethnologie, option Anthropologie sociale et culturelle, 2006, Université Bordeaux 2

RÉFÉRENCE

Thierry ROUGIER : Les cantadores, poètes improvisateurs de la cantoria : une tradition en mouvement dans le Nordeste brésilien. Thèse de doctorat en Ethnologie, option Anthropologie sociale et culturelle, soutenue le 6 mars 2006 à l’Université Bordeaux 2. Directeur de thèse : Sory Camara. La thèse a obtenu la mention Très honorable avec félicitations du jury. 1 volume (333 pages)1

1 L’anthropologie des littératures orales s’est pour l’instant peu intéressée à la cantoria, une tradition particulière au Nordeste du Brésil. Devant un auditoire de passionnés de poésie, des chansonniers (nommés cantadores ou repentistas) improvisent des poèmes qu’ils chantent en s’accompagnant de la viola, une sorte de guitare, dans l’alternance des strophes qui prennent la forme d’une joute ou d’un dialogue. Les performances orales exigent un esprit très mobile, jouant sur la mémoire et la spontanéité, et ont lieu au cours des déplacements incessants des cantadores. Conditions de production, formes poético- musicales et thématiques sont variées, en évolution constante. Les poètesse sont adaptés à l’urbanisation en se qualifiant davantage ; leurs propos sont plus engagés et ils sont désormais plus nombreux à vivre de leur art populaire. La recherche a été conduite entre 1998 et 2002 dans trois États (Paraíba, Pernambuco et Rio Grande do Norte), investissant les différents terrains où la cantoria s’est développée : du sertão semi-aride, berceau de cette tradition orale, aux grandes villes qui accueillent les migrants de l’exode rural. L’idée de mouvement fonde la problématique qui interroge la faculté d’adaptation propre

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aux improvisateurs, la dynamique dont ils font preuve socialement et l’éthique orientant les changements qu’ils impriment à leur tradition.

NOTES

1. Une sélection des enregistrements réalisés sur le terrain pour cette thèse est publiée sous la forme d’un double CD accompagné d’un texte de 96 pages (auteurs : Daniel Loddo et Thierry Rougier) : Repentistas nordestinos, Troubadours actuels du Nordeste du Brésil. Edition CORDAE/la Talvera.

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Soufiane FEKI : Musicologie, sémiologie ou ethnomusicologie. Quel cadre épistémologique, quelles méthodes pour l’analyse des musiques du maqâm ? Eléments de réponse à travers l’analyse de quatre taqsîm Thèse de doctorat en musique et musicologie du XXe siècle, 2006, université Paris-IV Sorbonne

RÉFÉRENCE

Soufiane FEKI : Musicologie, sémiologie ou ethnomusicologie. Quel cadre épistémologique, quelles méthodes pour l’analyse des musiques du maqâm ? Eléments de réponse à travers l’analyse de quatre taqsîm. Thèse de doctorat en musique et musicologie du XXe siècle, soutenue le 14 octobre 2006 à l’Université Paris-IV Sorbonne. Directeur de thèse : François Picard. 1 volume (475 pages)

1 Cette thèse est une tentative d’amorcer une réflexion sur les possibilités de concevoir un langage analytique approprié aux musiques du maqâm. En effet, les études faites autour des répertoires musicaux rattachés au système musical du maqâm achoppent sur un manque d’approches systématiques et immanentes. On y remarque la prépondérance de travaux descriptifs, historiographiques et anthropologiques au détriment d’études analytiques qui prendraient comme point de départ la structure musicale. Ce mémoire de thèse comporte deux parties. La première porte sur des problèmes de terminologie et de typologie, notamment en ethnomusicologie, ainsi que sur des questions de méthodologie en rapport avec l’étude du phénomène musical en général. Elle aborde également les aspects sémiologiques du maqâm en tant que concept musical porteur de symbolique.

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2 La première partie constitue une assise théorique pour la deuxième partie qui est axée sur l’analyse de quatre taqsîm (improvisations) en maqâm nahāwand. L’analyse de ces taqsîm est basée sur la méthode paradigmatique ainsi que sur un travail de réduction et des diagrammes formels et structurels. Le but de cette approche analytique étant de déceler, dans chaque taqsîm, les éléments systématiques qui relèvent de l’identité du maqâm afin de les séparer des impératifs relatifs à la forme taqsîm ainsi que des paramètres d’ordre stylistique.Ce travail analytique s’achève par une synthèse générale qui tente de mesurer l’efficacité de la méthode d’analyse éprouvée et d’émettre des hypothèses concernant la systématique du maqâm et les fondements de la forme taqsîm.

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Victor STOICHIŢA : L’art de la feinte. Musique et malice dans un village tsigane de Roumanie Thèse de doctorat en ethnomusicologie, 2006, université Paris-X Nanterre

RÉFÉRENCE

Victor STOICHIŢA : L’ art de la feinte. Musique et malice dans un village tsigane de Roumanie. Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 6 décembre 2006 à l’université Paris- X Nanterre. Directeur de thèse : Bernard Lortat-Jacob. 1 volume (534 pages), 1 DVD vidéo, 1 DVD de données diverses

1 Zece Prajini est un petit village de Moldavie centrale. Ses habitants sont Rroma pour la plupart, et vivent de l’exercice professionnel de la musique. Cette thèse porte sur la notion de ruse, malice, astuce – plusieurs termes vernaculaires quadrillent ce mode d’action – telle qu’ils la conçoivent.

2 D’après les Prajiniens, une aptitude commune est impliquée dans les négociations marchandes, la politique villageoise quotidienne et l’exercice de la profession de musicien. Pour les deux premières, elle oscille entre une forme bénigne d’escroquerie et la diplomatie, au sens le plus « noble » du terme. En musique, c’est ce qui permet d’apprendre plus vite les morceaux, de les adapter d’un instrument à l’autre, de les faire correspondre aux goûts variables des auditeurs, d’y découvrir des ressources musicales passées, jusque-là, inaperçues. Comprendre la ruse au sens des Prajiniens implique donc de parcourir la rumeur du village, le répertoire partagé des musiciens moldaves, la mise en œuvre de ce dernier dans les performances particulières, l’appartenance ethnique des musiciens (Tsiganes pour la plupart), leurs rapports avec leurs voisins et principaux clients (Roumains, en général).

3 Une telle description est nécessairement locale, en ce qu’elle se limite à une communauté restreinte, dans une situation particulière. Toutefois le mode d’action, lui, ne l’est pas.

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Ruses et malices ne sont pas l’invention des Prajiniens, même si ces derniers y sont particulièrement attentifs. Leur conception de l’activité musicale invite donc aussi à un questionnement théorique et méthodologique, portant sur la musique et les interactions auxquelles elle peut donner lieu.

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Laurence HURSON-LAVAUD : Répertoires féminins et enfantins dans la musique traditionnelle des Lyéla (Burkina Faso) Thèse de doctorat de musicologie-ethnomusicologie, 2006, Université de Toulouse-Le Mirail

RÉFÉRENCE

Laurence HURSON-LAVAUD : Répertoires féminins et enfantins dans la musique traditionnelle des Lyéla (Burkina Faso). Thèse de doctorat de musicologie-ethnomusicologie, soutenue le 21 décembre 2006 à l’Université de Toulouse-Le Mirail.Co-directeurs de thèse : Jésus Aguila et Simha Arom. 364 pages, 1 CD, photographies, transcriptions musicales.

1 Cette thèse est issue d’une étude réalisée auprès des Lyéla, qui font partie de l’ethnie Gourounsi au Burkina Faso. Elle vise à montrer comment la société est structurée par la musique, qui est profondément liée aux circonstances à la fois rituelles et non rituelles de la vie sociale. Un de ses axes est d’observer de quelle manière la pratique musicale est sexualisée. Dans un univers musical particulièrement riche, les femmes ont une pratique instrumentale réduite à des objets détournés. Leur principal moyen d’expression musicale est le chant.

2 C’est surtout dans le monde du travail agricole et domestique et l’univers de l’enfance qu’il était intéressant d’étudier les répertoires féminins et enfantins, lesquels sont au cœur de la perpétuation de la tradition. L’étude organologique a permis de constater la prédominance des membranophones et des aérophones ; il y a peu de cordophones, et certains sont en voie de disparition. Une attention particulière est portée aux flûtes, notamment à celles qui permettent de communiquer grâce à un langage sifflé, que nous avons sommairement décrit.

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3 L’analyse musicale repose sur un corpus de onze pièces (chants d’enfants et chants de femmes) enregistrées entre 1999 et 2003 en de multiples versions. Les transcriptions musicales qui figurent en annexe (notations émiques et paradigmatiques) permettent de retrouver un certain nombre de constantes musicales propres à cette région d’Afrique de l’Ouest (notamment la structure cyclique, le principe de répétition et de variation, ou l’alternance entre formes responsoriale et antiphonale.

4 Parmi les spécificités de ce corpus, on relève la coexistence de plusieurs systèmes scalaires (tritonique, pentatoniques anhémitonique et hémitonique, hexatonique), l’usage d’échelles descendantes dans la structure mélodique, l’hétérophonie vocale – se manifestant essentiellement sous forme de tierces – ou encore l’utilisation, dans des répertoires féminins de fin de récolte et de rituel de deuil, de formules rythmiques basées sur le patron rythmique panafricain.

5 Quant à la différence entre les répertoires féminins adultes et ceux des enfants, elle se situe essentiellement dans la complexité de l’organisation cyclique, la longueur des cycles et l’ambitus, respectivement plus courts et plus réduit dans les pièces enfantines.

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Marisol RODRÍGUEZ MANRIQUE : Construction identitaire à travers la musique et les habitudes d’écoute. Le cas d’une communauté anglo-africaine de la Caraïbe hispanophone Thèse de doctorat en ethnomusicologie, 2007, Université de Montréal

RÉFÉRENCE

Marisol RODRÍGUEZ MANRIQUE : Construction identitaire à travers la musique et les habitudes d’écoute. Le cas d’une communauté anglo-africaine de la Caraïbe hispanophone. Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 30 mars 2007 à l’Université de Montréal, Faculté de musique. Directrice de thèse : Monique Desroches (Université de Montréal). 1 volume (474 +XXXVII p.) accompagné d’un CD audio et d’un DVD

1 La musique comme système de représentations sociales et de fonctions symboliques (identitaire, contestataire, de divertissement ou rituelle) s’avère être un processus essentiel et un marqueur privilégié dans la construction identitaire d’un groupe social. Cette recherche présente l’analyse des stratégies identitaires de l’île de Providence qui se révèlent à travers la pratique musicale et les habitudes d’écoute. La communauté de cette île est d’origine afro-caribéenne, et ses habitants sont des protestants anglophones appartenant à la Colombie, dont l’ensemble de la population est d’origine métisse, hispanophone et catholique.

2 Les données collectées par l’auteur lui ont permis d’émettre des hypothèses sur les processus musicaux (d’interprétation, de transmission et de réception) et sur la place et la fonction des diverses musiques à l’intérieur du système de valeurs de la communauté providencienne. En effet, le phénomène de « mise en tourisme » de la musique constitue, d’une part, l’un des rares viviers de la musique traditionnelle. La musique se révèle

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comme un marqueur identitaire fort, qui distingue d’une façon significative les Providenciens des visiteurs, qui sont, pour la plupart, des Colombiens de l’intérieur du pays.

3 L’usage des amplificateurs de musique ou « pick-ups » comme habitude d’écoute constitue, d’autre part, une autre stratégie identitaire essentielle, cette fois-ci au service de la jeune génération. Or, dans le contexte actuel de mondialisation, les jeunes affichent ostensiblement leur différence par cette écoute particulière ; l’auteur qualifie ce phénomène identitaire de « pickopisation ». Ainsi, le processus de construction identitaire ne se trouve pas seulement au niveau du pôle de la création musicale, mais aussi à celui de la réception. C’est ce qu’on peut appeler le pôle « actif » de l’écoute.

4 Finalement, pour illustrer la dualité mondialisme/localisme culturel caractérisant la société providencienne, l’auteur propose le terme de « tradernité » pour traduire la coexistence des pratiques de la musique traditionnelle et des habitudes d’écoute particulières des musiques modernes.

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Publications reçues

Les publications figurant ici ont été reçues par la Rédaction et n’ont pour l’instant pas pu faire l’objet de comptes rendus. Les auteurs, éditeurs ou diffuseurs désirant voir leurs publications mentionnées dans cette rubrique sont priés de les adresser en deux exemplaires à : Ateliers d’ethnomusicologie. 10, rue de Montbrillant, CH-1201 Genève.

Livres

‘Abdallah Khâdem AL-‘UMARÎ (collecte et présentation) : La poésie dialectale chantée en Tihama (Yémen). Texte en arabe, avec une introduction en français de Jean Lambert. Sanaa : Centre Français d’Archéologie et de Sciences sociales, 2006. 659 + 48 p. Alain ARNAUD, Marc BENAÏCHE et Catherine ZBINDEN, dir. : Petit Atlas des musiques du monde. Paris : Mondomix Media – Cité de la musique, 2006. 218 p., ill. coul. Simha AROM et Frank ALVAREZ-PÉREYRE : Précis d’ethnomusicologie. Paris : CNRS Éditions, 2007. 173 p. Laurent AUBERT : The Music of the Other. New Challenges for Ethnomusicology in a Global Age. (Traduction anglaise de La musique de l’autre. Les nouveaux défis de l’ethnomusicologie, 2001). Translated by Carla Ribeiro. Foreword by Anthony Seeger. Aldershot (GB) / Burlington (USA) : Ashgate, 2007. 108 p. Laurent BAYLE, dir. : Instruments et cultures. Introduction aux percussions du monde. Conception et coordination : Gilles Delebarre, Luciana Penna-Diaw et Marie-Hélène Serra. Paris : Cité de la Musique – Les Éditions, 2007. Coffret de 12 brochures, ill. coul. Etienne BOURS : Le sens du son. Musiques traditionnelles et expression populaire. Paris : Fayard, 2007. 473 p. Enrique CAMARA DE LANDA & Silvia MARTINEZ GARCIA eds. : Approaches to African Musics. Valladolid : Universidad de Valladolid, Cuadernos de Africa, Fundación Alberto Jiménez- Arellano Alonso, 2007. 236 p., accompagné d’un DVD. Enrique CAMARA DE LANDA, Ignacio CORRAL BERMEJO, Mónica DE LA FUENTE & María GONZALEZ LEGIDO : Sangita y Natya. Música y artes escénicas de la India. Valladolid :

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Universidad de Valladolid, Centro Buendía, 2006. 255 p., accompagné de 6 DVD (voir plus bas, « Multimedia »). Luc CHARLES-DOMINIQUE : Musiques savantes, musiques populaires. Les symboliques du sonore en France, 1200-1750. Paris : CNRS Éditions, 2006. 260 p. MARC CHEMILLIER : Les mathématiques naturelles. Paris : Odile Jacob – Sciences, 2007. 238 p. Françoise GRÜND : Festival de l’Imaginaire. Photographies de Marie-Noëlle Robert. Préfaces de Jean Duvignaud et Chérif Khaznadar. Arles : Actes Sud / Paris : Maison des Cultures du Monde, 2007. 268 p., ill. coul. « Homenagem a Julio Camarena ». ELO, Estudos de Literatura Oral 11-12 (número duplo). Centro de Estudos Ataíde Oliveira. Faro : Universidade do Algarve, 2005/2006. 302 p. Keith HOWARD, dir. : « Music and Ritual ». Musiké 1, International Journal of Ethnomusicological Studies. Rome / The Hague : Semar, 2006. 164 p., accompagné d’un CD. Rolf KILLIUS : Ritual Music and Hindu Rituals of Kerala. Delhi : B.R. Rhythms Publications, 2006. 135 p., ill. coul. Mervyn MCLEAN : Pioneers of Ethnomusicology. Coral Springs (Fl) : Llumina Press, 2006. 424 p., ill. n.b. Bruno MESSINA, Patrick VAILLANT et Céline BONAMOUR du TARTRE, dir. : Zéphirin Castellon. Siblar e Cantar en Vesubia. Parthenay : ADEM 06 / MODAL, 2007. 96 p., ill. n.b., accompagné d’un CD. Philippe MONBRUN : Les voix d’Apollon. L’arc, la lyre et les oracles. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2007346 p., ill. n.b. Sylvie et Jacques PIMPANEAU et Michel LE BRIS, dir. : Visages des dieux, visages des hommes. Masques d’Asie. Paris : Editions Hoëbeke / Abbaye de Daoulas, 2006. 192 p., ill. coul. Gilbert ROUGET : Musica reservata. Deux chants initiatiques pour le culte des vôdoun au Bénin. Enregistrements, photographies, mise en page et texte de G. R. Institut des France, Académie des Beaux-arts, séance du 26 octobre 2005. Paris : Palais de l’Institut, 2006. 32 p., ill. coul., transcriptions, accompagné d’un CD. Shihan DE SILVA JAYASURIYA, ed. : « Sounds of Identity. The music of Afro-Asian ». Musiké 2, International Journal of Ethnomusicological Studies. Rome/The Hague : Semar, 2006. 134 p. Michael TENZER ed : Analytical Studies in World Music. Oxford : Oxford University Press, 2006. 434 p., transcriptions, accompagné d’un CD.

CD

Afrique

GNAWA HOME SONGS. Hamid Kasri / Amida et Hassan Boussou / Abdelkrim Merchane / Zef Zaf / Abdelkrim Amlil. Enregistrements : Karim Ziad ; texte : Emmanuelle Honorin. 1 CD Accords Croisés AC 117, 2006. GOLDEN AFRIQUE, Vol. 3. Compilation : Günter Gretz, Christian Scholze, Jean Trouillet ; texte : Günter Gretz, Jean Trouillet. 2 CD Network 495115, 2006. BASSÉKOU KOUYATÉ & NGONI BA. Segu Blue. Enregistrements : Yves Wernert ; texte : Jay Rutledge, Lucy Duran. 1 CD out | here rec OH 007, LC 09273, 2007.

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JUSTIN VALI. Les bambous. Enregistrements : Basile Beaucaire ; texte : s.n. 2 CD Cinq Planètes CP 06496, 2006. ZULU RECORDINGS 1908. The Collection of Father Franz Mayr. Tondokumente aus dem Phonogrammarchiv der Österreichischen Akademie der Wissenschaften. Gesamtausgabe der Historischen Bestände 1899-1950 / Sound Documents from the Phonogrammarchiv of the Austrian Academy of Sciences. The Complete Historical Collections 1899-1950. Series 10. 2 CD Verlag der Österreichen Akademie der Wissenschaften OEAW PHA CD 25, 2006.

Amériques

HARPES DU VENEZUELA I. Arpa Llanera & canto recio. Musique et chant des États de Barinas et Apure. Enregistrements et texte : Michel Plisson. 1 CD Inédit / Maison des Cultures du Monde W 260 128, 2007. HARPES DU VENEZUELA II. Arpa Tuyera & buche. Musique et chant des États de Miranda et Aragua. Enregistrements et texte : Michel Plisson. 1 CD Inédit / Maison des Cultures du Monde W 260 129, 2007. MARCELO MERCADANTE. Suburbios del alma. Enregistrements : Ariel Lavigna ; texte : Marcelo Mercadante. 1 CD Acqua Records AQ 135, 2007.

Asie

CHINE. « Le pêcheur et le bûcheron ». Le qin, cithare des lettrés, Sou Si-tai. Enregistrements : Renaud Millet-Lacombe ; texte : Georges Goormaghtigh. 1 CD AIMP LXXXII / VDE CD-1214, 2007. INDE. Mahârâshtra. Chants des Konkanî de Kochi. Enregistrements et texte : Fabrice Contri. 1 CD AIMP LXXX / VDE 1212, 2007. AL KINDI. Parfums ottomans. Musique de cour arabo-turque. Enregistrements : Antoine Demantke ; texte : Sami Sadak, Julien Jalal Eddine Weiss. 2 CD Le Chant du monde 5741414.15, 2006. KOREAN KAYAGU˘M SANJO. Lee Chaesuk. Enregistrements : Jeremy Glasgow, AHRC Music Studio ; texte : Keith Howard. 1 CD SOASIS 07, 2005. LILA CITA. Lovers of Beauty. Gamelan Semar Pegulingan. Enregistrements : Jeremy Glasgow, AHRC Music Studio ; texte : Andy Channing, Mark Hobart. 1 CD SOASIS 11, 2007. BURHAN ÖÇAL & ISTANBUL ORIENTAL ENSEMBLE. « Grand Bazaar ». Enregistrements : Volkan Gümüșlü ; texte : Christian Scholze. 1 CD Network 495114, 2006. BURHAN ÖÇAL & THE TRAKYA ALL STARS. Trakya Dance Party, featuring Smadj. Enregistrements : Smadj ; texte : s.n. 1 CD Doublemoon Records DM 00238, 2007. DR. L. SUBRAMANIAM & USTAD RAIS KHAN. Sangeet Sangam. A Meeting of Melodies. Enregistrements : Gijumon T. Bruce, Sajay MP ; texte : Martin Clayton. 1 CD Sony & BMG 82876 84350 2, 2006. TAÏWAN. Musique des Hakka. Chants montagnards et musique instrumentale bayin. Enregistrements : Pierre Bois ; texte : Wu Rung-Shun. 1 CD Inédit / Maison des Cultures du Monde W 260 127, 2007.

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TURKESTAN CHINOIS. Le Muqam des Dolan. Musique des Ouïgours du désert de Taklamakan. Enregistrements et texte : Pierre Bois. 1 CD Inédit / Maison des Cultures du Monde W 260 126, 2006. CHENG YU AND HER FIVE-STRINGED PIPA. A Cross-Cultural Music Creation. Enregistrements : Jeremy Glasgow, AHRC Music Studio ; texte : Cheng Yu. 1 CD SOASIS 10, 2006.

Europe

ALBANIA. Armânjilji di Andon Poçi. Cântitsi shi isturii / The Aromanians of Andon Poçi. Songs and Stories. Enregistrements : Thede Kahl ; textes : Thede Kahl, Speranţa Rădulescu. 1 CD Ethnophonie 012, 2006. LE BAL DES TZIGANES. Compilation et texte : Thierry Sartoretti. 2 CD Wagram Music 3118152, 2006. BÄTTRUEF – ALPSEGEN. Swiss Alpine Prayer. Enregistrements : archives Radio DRS ; texte : Brigitte Bachmann-Geiser. 1 CD Zytglogge/DRS ZYT 4587, 2006. BUDOWITZ. Live. Enregistrements : Hans Fuchs, Roland Meyer ; texte : Joshua Horowitz, Cookie Silberstein. 2 CD Golden Horn Records GHP 029-2, 2007. DOOLIN’. Popcorn Behaviour. Enregistrements : Luis Mazzoni ; texte : s.n. 1 CD Keltia Musique RSCD280, 2006. FANFARE CIOCĂRLIA. Queens and Kings. Enregistrements : Marc Elsner et Henry Ernst ; texte : Garth Cartwright. 1 CD Asphalt Tango Records CD-ATR 1207, 2007. HAUGAARD & HØIRUP. Gæstebud/Feast. Traditional and Contemporary Danish Music. Enregistrements : divers ; texte : Haugaard & Høirup. 1 CD GO’ Danish Folk Music GO0705, 2006. JPP. Artology (Finland). Enregistrements : Olli Varis ; texte : Arto Järvelä. 1 CD OArt Music OArtCD4, 2006. OTRAMAR. Cie Montanaro. Enregistrements divers ; texte : Miquèu Montanaro. 7 CD Nord>Sud NSCD 1152, 2007. ÚJ PÁTRIA. Mezöségi népzene Nagysármás (Original Village Music from the Transylvanian Heath). Enregistrements : Tamas Asztalos ; texte : László Kelemen. 1 CD Fonó Records FA 118-2, 2004.

Divers

TERRES TURQUOISES. Consatantinople. Kiya Tabassian, Françoise Atlan. Enregistrements : Johanne Goyette ; texte : Kiya Tabassian. 1 CD ATMA ACD 2 2314, 2004.

Multimédia

BARTÓK. Bartók and Arab Folk Music / Bartók és az arab népzene. PC CD-ROM Hungarian National Commission for Unesco / Magyar Unesco Bizottság (Budapest) EFI CD-3, 2006. BREAKING THE SILENCE. Music in Afghanistan. Réalisation : Simon Broughton. Film documentaire (sous-titres angl./fr./ital.) + 4 séquences musicales. DVD Songlines Films MWTV/Aditi, 2004.

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SOUNGALO COULIBALY. Live. Direction artistique : Vincent Zanetti. DVD Arion (Paris) ARN 80699, 2005. THE HANG TANG YUEFU. Yangexing (Sumptuous Feasting Song). Direction artistique : Chen Mei-o. Texte (anglais/chinois) : Jennifer Dunning. DVD + 2 CD Aurora Music (Taipei), 2006. MUSICA Y ARTES ESCÉNICAS DE LA INDIA. Vol. 1 : Teatro Kathakali ; vol. 2 : Danza clásica Bharata Natyam : vol. 3 : Sitar ; vol. 4 : Vina ; vol. 5 : Canto Carnático ; vol. 6 : Mridangam. Réalisation : Mónica de la Fuente García (1-2), Enrique Cámara de Landa (3-6), Grazia Tuzi (3), Ignacio Corral (4, 6), María González Legido (5), Gayatry Kesavan Maheswari (5). 6 DVD Universidad de Valladolid / Casa de la India / Ayutamento de Valladolid, Z-3169-74, 2006. SKETCHES OF KERALA : Les dieux ne meurent jamais (52’), Le temps des marionnettes (28’), Les trois singes (13’). 3 films documentaires (fr./angl.) de Laurent Aubert, Ravi Gopalan Nair, Damián Plandolit, Patricia Plattner et Johnathan Watts : Accompagnés d’un livret (fr./ angl.) de 32 p. DVD Musée d’ethnographie de Genève (MEG) / Light Night (Genève), 2006.

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