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Norvège : fin de la social-démocratie ? Questions L’influence iranienne en Irak Les canaux de Suez et de Panama Histoire des capitales ivoiriennes internationales Questions

Les grands ports mondiaux N° 70 2014 Novembre-décembre " - RD 10,00 E F: - 70 CANADA : 14.50 $ CAN CANADA : M 09894 ’ :HIKTSJ=YVUUUX:?k@a@r@a@a Système portuaire HAUT DÉBIT

LE HAVRE  ROUEN  PARIS

5ème ensemble portuaire européen /tSuUL/(:3, « Nous portons la voix et assurons le rayonnement 9LZWVUZHISLKLZHMMHPYLZL\YVWtLUULZ du système portuaire HAROPA au sein des L[PU[LYUH[PVUHSLZn)Y\_LSSLZ réseaux transeuropéens de transport en tant que véritable porte d’entrée ouest efficace et durable de l’Europe »

Suivez-nous @Haropaports www.haropaports.com Questions internationales Éditorial

e dossier de la présente livraison de Questions internationales est Conseil scientifique donc consacré aux grands ports mondiaux. On pourrait se demander Gilles Andréani si le sujet rentre bien dans ses champs d’intérêts, les relations Christian de Boissieu Yves Boyer internationales au sens large du terme. N’appartient-il pas plutôt Frédéric Bozo à des questions techniques, à la chambre des machines des espaces Frédéric Charillon maritimes, qui soulèvent des questions plus visibles et plus pressantes, piraterie, Jean-Claude Chouraqui L Georges Couffignal pollution, surexploitation des ressources halieutiques, controverses voire Alain Dieckhoff tensions entre États qui développent leur emprise sur les mers côtières, voire Julian Fernandez Robert Frank utilisent leurs revendications ou possessions d’îles plus ou moins lointaines Stella Ghervas pour étendre leur territoire maritime ? La maîtrise et la gouvernance des mers Nicole Gnesotto Pierre Grosser ne sont-elles pas le véritable sujet, hautement politique c’est-à-dire noble, alors Pierre Jacquet que les ports évoquent plutôt phares et balises, quais et grues, activités privées, Christian Lequesne Françoise Nicolas passages fugaces, l’ordinaire de la vie quotidienne, simple et tranquille ? Marc-Antoine Pérouse de Montclos Fabrice Picod En réalité, si la dimension politique est sous-jacente, car largement recouverte Jean-Luc Racine par le registre économique, les ports, et surtout cette catégorie récente, les Frédéric Ramel Philippe Ryfman grands ports mondiaux, présentent un intérêt multiple pour les relations Ezra Suleiman internationales. Point de jonction entre terre et mer, chemin obligé de l’essentiel Serge Sur des échanges internationaux de marchandises et de matières premières, Équipe de rédaction aboutissement des grandes voies maritimes et articulation du transport Rédacteur en chef Serge Sur multimodal, ils commandent la vie économique internationale, ils sont un Rédacteur en chef adjoint instrument et un baromètre de la mondialisation concrète. Leur concurrence Jérôme Gallois Rédactrices-analystes conduit à modifier les équilibres de puissance entre États, à tout le moins reflète Céline Bayou leurs évolutions, même s’ils relèvent d’une compétition pacifique qui ne retient Ninon Bruguière Secrétaire de rédaction guère l’attention des médias. Pour autant, des préoccupations stratégiques s’y Anne-Marie Barbey-Beresi attachent également. Au-delà de l’existence de bases navales à statut particulier, Traductrice Isabel Ollivier les ports concentrent nombre de problèmes de sécurité – trafics clandestins, Secrétaire dont l’immigration, intrusions diverses, risques liés au terrorisme et à la Marie-France Raffiani prolifération des armes de destruction massive, le tout renforcé par l’opacité Cartographie Thomas Ansart des conteneurs qui débarquent par centaines de milliers sur leurs quais. Patrice Mitrano Antoine Rio Pour les rubriques récurrentes de Questions internationales, les « Regards (Atelier de cartographie de Sciences Po) sur le monde » prolongent le dossier avec l’histoire des deux grands canaux Conception graphique interocéaniques de Suez et de Panama, dont l’importance n’a pas faibli. Retour Studio des éditions de la DILA sur terre avec une analyse de l’influence iranienne en Irak, d’une actualité Mise en page et impression DILA brûlante. Également avec les « Questions européennes », et une étude sur Contacter la rédaction : l’évolution politique de la Norvège, entre deux modèles, celui de la social- [email protected] démocratie et celui d’une droite populiste en voie d’ascension. Et puisque Retrouver ce numéro traite des mouvements et passages, les « itinéraires de Questions Questions internationales sur : internationales » s’intéressent à une situation rare mais non exceptionnelle,

celle du changement de capitale au sein d’un État récemment indépendant : en Questions internationales assume la respon- Côte d’Ivoire, quatre capitales se sont succédé, et Yamoussoukro est devenue sabilité du choix des illustrations­ et de leurs en 1983 capitale administrative cependant qu’Abidjan demeure capitale légendes, de même que celle des intitulés, cha- peaux et intertitres des articles, ainsi que des économique – un port, toujours. cartes et graphiques publiés. Les encadrés figurant dans les articles sont rédi- gés par les auteurs de ceux-ci, sauf indication Questions internationales contraire.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 1 No 70 SOMMAIRE DOSSIER… Les grands ports mondiaux

Ouverture – Les grands 4 ports, territoires de la mondialisation Serge Sur

Ports et transports. 10 Une nouvelle géographie des mers et des océans Tristan Lecoq

Réseau maritime mondial 21 et hiérarchie portuaire César Ducruet

Méga-ports : 33 le basculement asiatique du commerce maritime mondial Yann Alix et Frédéric Carluer © AFP/ Daniel Sorabji

Mondialisation des 47 transports et dynamiques des espaces portuaires Éric Foulquier

2 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 DOSSIER… Regards sur le MONDE 65 Le rôle croissant du secteur L’influence iranienne privé dans l’activité 100 en Irak : possibilités et la gestion des ports et limites Gaëlle Guéguen-Hallouët Mohammad-Reza Djalili

Un régime spécifique : 107 Le canal de Suez dans les 78 les bases navales relations internationales en territoire étranger Hubert Bonin Jean-Paul Pancracio 116 Panama (1914-2014) : Et les contributions de trois canaux en un Yann Bouchery (p. 15), Hubert Bonin Brigitte Daudet (p. 85), Anne Gallais Bouchet (p. 62 et 69), Jacques Guillaume (p. 41), François Laffoucrière (p. 53) ITINÉRAIRES et Paul Tourret (p. 30, 45 et 75) de Questions internationales 118 De Grand-Bassam Questions EUROPÉENNES à Yamoussoukro Jean-Pierre Colin Norvège : la montée 92 en puissance de la droite Les questions internationales populiste au pays sur INTERNET de la social-démocratie

Frédérique Harry 124

Liste des CARTES et ENCADRÉS

ABSTRACTS

125 et 126

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 3 Dossier Les grands ports mondiaux Les grands ports, territoires de la mondialisation

Les ports évoquent immédiatement un imagi- nationales, des instruments de la mondialisa- naire poétique, que littérature puis cinéma ont tion. Ils sont dominés par des considérations abondamment illustré, notamment la littéra- froidement rationnelles, des logiques de cartes ture policière mais aussi sociale. On pourrait plus que de territoires, et les cartes s’imposent à cet égard distinguer ce qui relève de la terre, aux territoires, cartes et plans pour lesquels trafics, contrebande, évasions, monde opaque espaces et nature dessinent un monde abstrait, des dockers, et ce qui est propre à la mer, celui de la rentabilité, de la concurrence, des rudesse de la vie des marins, pénibilité du travail interfaces et des réseaux. des pêcheurs. Entre les deux, plus bénignes ou ludiques, les aventures des escales. Même si navires et transport maritime ont connu de Ports nombreuses mutations au cours des temps, les et grands ports mondiaux ports ont un immense passé. Ils ont toujours appartenu à l’histoire humaine : certains ne La dynamique des ports prenaient-ils pas le Pirée pour un homme ? Foin en effet des images anachroniques, qui ne Ouverts sur les vastes océans ou sur des mers correspondent pas à la réalité des grands ports intérieures, ils sont du côté terrestre un espace mondiaux. Sans doute les ports conservent- clos : qui ne se souvient de Gabin en Pépé le ils leurs utilisations traditionnelles, et avec Moko, les mains accrochées aux grilles du elles leurs parts de rêve. Voici quelques décen- port d’Alger, regardant s’éloigner le navire qui nies, lors de l’une de ces tournées provinciales emporte son ultime promesse de salut ? qu’il affectionnait, le général de Gaulle saluait Ouverture, clôture, passage obligé mais Fécamp : « Fécamp ! Port de mer, et qui entend hérissé de contraintes, symbole de la transi- le rester ! ». Cet apparent truisme suscitait alors tion entre la finitude terrestre et l’indéfini des les brocards des commentateurs. Aujourd’hui espaces fluides. Image contemporaine aussi des l’on peut se demander si en France existent bien loisirs qui emmènent des passagers habitués des ports mondiaux, tant le pays semble tourner à la routine et à la grisaille urbaines dans des le dos à la mer. Le salut gaullien soulignait que, croisières parfumées, ensoleillées et colorées, même appuyés sur des facilités naturelles, les moments d’apparente liberté – en réalité entas- ports sont des créations humaines, soumis à une sement d’une humanité indifférenciée dans finalité et à des contraintes économiques, qu’ils des immeubles flottants qui font des ronds vivent et meurent, que leur histoire transforme dans l’eau, avec de brefs arrêts dans d’autres leurs utilisations et leur importance. C’en est ports pour acheter de la bimbeloterie. Les ports fini des grands transatlantiques qui amenaient mondiaux sont tout autre chose, une catégorie en Europe les vedettes d’outre-Atlantique et particulière, une composante des relations inter- remportaient au Nouveau Monde des hordes

4 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 d’émigrants, et adieu les lignes coloniales des Toutes ces bases ont en commun un strict ports européens. Politique, économie et techno- contrôle public et la culture du secret quant à logie ont eu raison d’eux. Quant aux migrants, leurs activités, ce qui les oppose à la dynamique ils dérivent désormais à tout risque en mer, ou des grands ports commerciaux. stagnent dans les ports où ils ont échoué, sans perspectives de passage légal. Marchandises et ports mondiaux Les ports peuvent bien s’appuyer sur des réalités Pour ces ports en général, les considérations physiques, baies, embouchures fluviales, économiques dominent. Cela est particulière- dépendre de la profondeur des eaux, des chenaux ment manifeste avec les grands ports mondiaux, navigables, les considérations humaines ceux dont le trafic est d’importance internatio- prévalent : proximité des grandes agglomé- nale, en provenance et à destination d’autres rations, prospérité des économies, capacités continents. Leur apparition, leur développement technologiques, qualité de la logistique, acces- et leur répartition géographique sont étroite- sibilité des transports… Les ports sont ainsi ment liés à la croissance des échanges intercon- des constructions volontaires, de plus en plus à tinentaux de marchandises, à laquelle il est clair mesure qu’ils se développent, parfois même en que la mondialisation économique a donné un mer comme îles artificielles, et leur gestion doit élan puissant et toujours en mouvement. On concilier des intérêts multiples, nationaux, inter- sait que plus de 80 % des échanges physiques nationaux et locaux, publics et privés, intérêts de biens sont réalisés par voie maritime. Rien dont l’équilibre est mobile et la dynamique d’étonnant dès lors si, au cours des dernières permanente. L’évolution des ports n’a pas décennies, la multiplication et l’expansion de pour autant fait disparaître la gamme de leurs ces espaces portuaires à utilisations plurielles usages, ports de pêche, hauturière ou locale, de ont caractérisé les puissances émergentes, plaisance, de passagers – cette dernière catégorie surtout l’Asie et d’abord la Chine, en suivant tendant à se limiter aux croisières et aux ferries à le chemin des grandes voies maritimes. Ces relativement courte distance, le transport massif espaces portuaires, mi-terrestres mi-maritimes, à longue distance de passagers ayant été capté qui ne se résument pas à la frange côtière mais par le transport aérien. innervent tout un hinterland, appartiennent L’importance stratégique des ports demeure avant tout à un univers industriel et marchand, également, qui est davantage tributaire de consi- lié à la circulation des biens physiques de toute dérations géopolitiques que de leurs capacités nature, matières premières, produits trans- propres. Cette importance dépend aussi des formés. Ils génèrent leur propre activité locale circonstances, elle est aléatoire et intermittente. en même temps que leurs voies de communica- C’est ainsi que, dans la Manche, Louis XVI, tion terrestres. suivi par Napoléon, entreprit de développer la Hérissés de grues et de portiques, les grands ports base navale de Cherbourg et décida de construire mondiaux sont les articulations du commerce une très vaste rade artificielle. Elle subsiste mais mondial de marchandises, aujourd’hui enfer- n’a guère eu de rôle majeur qu’après le débar- mées dans des conteneurs qui s’empilent sur des quement en 1944, pour l’approvisionnement quais interminables, en transit vers des ailleurs logistique des Alliés, renforçant le port artifi- multiples, élément nodal de l’univers industriel ciel d’Arromanches, rapidement dispersé par global. La complexité des espaces portuaires la tempête. Les espaces côtiers dans le monde s’est accrue en même temps que leur diversi- sont constellés de bases navales de divers types, fication. Leur gigantisme, accru avec la taille et discrètes, peu accessibles et très protégées, la contenance des navires, ne les empêche pas et leur réseau est durablement dominé par les d’être un modèle réduit et comme un condensé États-Unis, cependant que la Chine s’efforce des activités humaines, allant de la manutention la d’étoffer le sien à partir de son territoire terrestre plus modeste à l’organisation informatique la plus tout en élargissant progressivement les cercles. évoluée en passant par la mécanisation la plus

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 5 DOSSIER Les grands ports mondiaux

imposante, mais aussi du commerce vertueux aux laire, ils développent également des sortes de trafics transgressifs les plus divers – immigration méta​stases elles-mêmes locales, ports secon- clandestine, drogue, matériaux prohibés de toute daires qui leur servent de relais ou accueillent nature –, des utilisations pacifiques aux atteintes à des activités annexes, installations industrielles la sécurité locale voire internationale… La vulné- terrestres qui disposent plus rapidement des rabilité des ports comme point d’entrée sur le éléments indispensables à leur production par territoire et comme transit vers des destinations transformation en produits finis qu’ils peuvent incertaines est ainsi un problème permanent, exporter plus rapidement en réduisant leurs rendu plus présent par les menaces contempo- coûts. raines, criminalité organisée, terrorisme et proli- Cette capacité d’innerver à distance est un critère fération des armes de destruction massive. C’est de l’importance des ports, en fonction de la densité que les ports mondiaux sont une interface, en et de l’extension des activités qu’ils génèrent. même temps qu’un réseau. Certains, qui alors ne sont pas mondiaux, n’ont qu’une importance régionale, d’autres, natio- Les ports mondiaux naux par leurs destinations, peuvent être inter- nationaux par la provenance des utilisateurs, comme interfaces les plus grands sont mondiaux parce qu’ils et comme réseaux accueillent et exportent en direction de plusieurs pays voire continents. Ces échelles définissent Interfaces une hiérarchie entre les ports, hiérarchie toujours On peut décliner quelques caractéristiques mobile puisque tributaire de leur attractivité. qui viennent d’être évoquées. Les ports Celle-ci dépend de considérations multiples, mondiaux sont des territoires de la mondiali- qualité des équipements et de la gestion, coût sation. Ils relèvent sans doute de la souverai- des utilisations et des services, facilité d’accès, neté de l’État côtier et de ses eaux intérieures, réduction de la durée de l’escale et rapidité de la mais ils bénéficient dans son cadre d’un régime diffusion des produits, niveau d’activité écono- juridique particulier correspondant à leur inter- mique générale des pays d’accueil, éventuelle- face entre le grand large et la terre ferme, ment spécialisation et adaptation à des usages comme à la provenance étrangère des navires nouveaux ou à des technologies émergentes… et matériaux qui y transitent. Leur croissance C’est dire qu’ils cumulent les questions à résoudre est encore accentuée par la tendance générale par les autorités locales, mais aussi régionales des populations humaines à se concentrer à et nationales. La dynamique des ports est aussi proximité des côtes. Interface là encore entre à l’interface du court et du long terme. Certains hommes et objets qui ne font que passer, qui ports peuvent bénéficier ou avoir bénéficié d’une circulent, et ceux qui y sont à demeure, équipe- rente de situation en raison de leurs caractéris- ments et travailleurs, lieu de contact entre tiques géographiques ou de leur position dans un nomades et sédentaires. Les espaces portuaires espace économique privilégié, mais ces rentes deviennent des millefeuilles, où s’additionnent sont fragiles, précaires et révocables, notamment activités physiques, industrielles, services en fonction de la mondialisation qui redistribue publics comme privés, et tous les secteurs de les cartes, les routes des échanges et les chemins l’économie comme de l’administration s’y de la prospérité. concentrent. Zone de contacts, ils sont aussi un point d’éclatement puisqu’ils opèrent la Réseaux conversion du transport maritime en transport Il convient alors de ne plus considérer chaque terrestre, reliés par la route ou le chemin de port en lui-même et dans l’environnement local fer voire des canaux à des destinations finales qu’il génère autant qu’il en découle, mais les plus ou moins lointaines. Entre localisation et ports mondiaux en réseau, dans la mesure où diffusion, dans le cadre d’une économie réticu- ils sont reliés les uns aux autres en même temps

6 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 qu’en concurrence les uns avec les autres. qui demeure théorique actuellement ? Bref, les Au fond, ils appartiennent autant à l’unité des États ne se dessaisiront ni de la compétence espaces maritimes internationaux qu’ils mettent territoriale ni même de la maîtrise juridique de en contact qu’à la diversité des États dont ils leurs ports – en témoigne par exemple le refus relèvent. Sans avoir de statut international, de certains d’accepter la cession commerciale ils deviennent objets des relations internatio- de l’entreprise portuaire à des intérêts étrangers, nales, aussi bien transnationales qu’interéta- notamment pour des raisons de sécurité natio- tiques. Alors, ce réseau, uni par des problèmes nale. Il convient donc de mesurer les limites de communs comme par la fluidité des échanges, la régulation par le droit international public, pourquoi ne relèverait-il pas d’une gouvernance en raison de la double pression de la souverai- mondiale qui le soumettrait à un minimum de neté territoriale et du marché qui impose la libre règles communes, sur les modalités d’accès concurrence entre les ports, mais aussi entre aux ports, sur le pilotage ou les assurances par voies de transport, par exemple tubes contre exemple, ou encore sur la qualité des navires navires pour les hydrocarbures. et des équipages ? Pourquoi la mondialisa- On retrouve ici les équivoques de la mondiali- tion n’engendrerait-elle pas une gouvernance sation, entre régulation et dérégulation. Ce n’est globale des ports, permettant la protection pas à dire qu’une certaine homogénéisation de la sociale des gens de mer, celle de l’environne- gestion n’est pas à l’œuvre, mais elle est préci- ment, les règles de sécurité des navires, une sément le fruit de la concurrence et de la prime gestion homogène des activités portuaires ? donnée à l’efficacité. L’efficacité, c’est d’abord On le sait, le transport maritime est souvent l’avantage technologique, ensuite la privatisa- le plus défavorisé, techniquement et sociale- tion et enfin la sécurité. Pour l’avantage techno- ment – navires hors d’âge et mal entretenus, logique, la conteneurisation s’est imposée parce équipages composites, prolétarisés et peu que plus rapide et moins coûteuse, assurant aussi formés, soumis à des formes d’exploitation. un passage plus fluide entre transport maritime Le point d’entrée terrestre deviendrait ainsi et terrestre. Pour la concurrence, la privati- un instrument juridique permettant de réguler sation des ports s’est largement développée indirectement la navigation en haute mer et comme modèle anglo-saxon de gestion, de sorte d’accroître la sécurité maritime. que l’équilibre entre droit public et droit privé En réalité, force est de constater que la perspec- s’est modifié en faveur du second, les ports tive est largement illusoire. D’une part, le étant considérés avant tout comme des entre- phénomène des pavillons de complaisance prises dont la norme est la profitabilité. Pour la est trop ancré et soutenu par de trop puissants sécurité, qui sait ce que transportent les boîtes, lobbies pour qu’il y soit renoncé, et l’on sait opaques et fermées ? La réponse, en liaison qu’il permet de jouer à la baisse les exigences avec la lutte contre le terrorisme, a été l’Ini- techniques, sociales, environnementales. Même tiative américaine de sécurité des conteneurs les pays développés recourent à des formules (Container Security Initiative, CSI), qui entraîne latérales qui exonèrent leurs armateurs des la présence de fonctionnaires américains dans règles qu’ils imposent en principe à leurs différents ports du monde afin d’organiser des pavillons. La concurrence entre ports conduit, inspections sur place. Cet exemple montre que d’autre part, les États territoriaux à n’être pas l’internationalisation des ports passe davan- trop regardants sous peine de voir les navires tage par l’imitation de techniques ou l’imposi- choisir d’autres ports de transit, et donc la tion de contraintes provenant de l’exportation des droits et pratiques des États dominants que concurrence avec ses exigences de rentabilité par une régulation internationale publique. Là l’emporte sur les réglementations communes. Et encore, les grands ports mondiaux sont bien les qui sait si une forme d’internationalisation des territoires de la mondialisation. n ports ne déboucherait pas sur un droit d’accès effectif à la mer des pays privés de littoral, droit Serge Sur

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 7 LES ENJEUX INTERNATIONAUX L’ÉMISSION GÉOPOLITIQUE DE FRANCE CULTURE THIERRY GARCIN DU LUNDI AU VENDREDI 6H45-6H58

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FC EI Questions internatio190x250.indd 1 17/09/14 15:55 Glossaire Affréteur tant à ce dernier d’échanger avec les autres Portique Personne morale ou physique qui prend en territoires et le grand large. Les principales Engin destiné à la manutention en bord à location un navire à un armateur, soit coque façades maritimes structurent le commerce quai. Il est équipé d’un chariot translatant nue, soit, si le navire est armé, c’est-à-dire mondial de marchandises. En droit, le terme perpendiculairement au quai et auquel la doté d’un équipage, au temps ou au voyage. désigne la longueur totale des côtes d’un État. charge est suspendue. Les portiques à conte- Armateur Feedering neurs sont équipés d’un cadre (speader) pour Celui qui « arme » et exploite le navire – son Collecte par plusieurs petits navires (feeders) la saisie des conteneurs. Les portiques pour propriétaire. Il s’agit en général d’une société du fret dans plusieurs ports pour l’amener pondéreux sont équipés d’une benne. de capitaux. vers un port dit de transbordement (hub), où Rangée nord-européenne ou Range Armement il est chargé sur des navires transocéaniques. nord-européen (Northern Range) Ensemble du matériel et du personnel néces- À l’inverse, il peut s’agir de la collecte du fret Concentration, du Havre à Hambourg, des saires à la navigation d’un bâtiment. Peut à partir des ports de transbordement, afin principaux ports européens alignés le long du aussi désigner une compagnie de navigation. d’éclater la marchandise vers d’autres ports. littoral méridional de la mer du Nord, servant de façade maritime à un vaste territoire centré Cabotage Gateway sur l’Europe rhénane. Navigation sur de courtes distances à proxi- Port utilisé comme porte d’entrée principale mité des côtes, soumise aux règlements d’un continent ou d’un pays. Les marchan- Registre maritime nationaux des pays concernés. dises sont diffusées à partir du gateway selon Les navires sont soumis à la formalité des modes différents (ferroviaire, routier, Chargeur administrative de l’immatriculation sur un canaux). En droit maritime, personne physique ou registre qui sanctionne leur rattachement à un morale qui, ayant souscrit un contrat d’affrè- Grand port maritime (GPM) port et les soumet au régime juridique appli- tement, embarque des colis, des marchan- En France, établissement public de l’État cable dans celui-ci. C’est le nom de ce port dises ou des matériaux à bord d’un navire. chargé de l’aménagement, de la gestion et qui figure à la poupe du navire et qui n’est Le chargeur désigne le propriétaire de la de l’entretien du domaine public maritime. pas nécessairement celui du port d’attache cargaison d’un navire, ou d’une partie de cette Le grand port maritime s’est substitué au du bateau. cargaison. port autonome suite à la loi no 2008-660 du Roulier 4 juillet 2008. Cluster maritime Navire utilisé pour transporter notamment des Un cluster est un regroupement d’institutions Hinterland (arrière-pays) véhicules, chargés grâce à une ou plusieurs variées et d’entreprises qui travaillent dans L’aire d’attraction et de desserte continentale rampes d’accès. On les dénomme aussi ro-ro, une même branche d’activités et dans une d’un port ou, en termes économiques, son de l’anglais roll on-roll off signifiant littéra- région donnée. Cette proximité est censée aire de marché continentale. lement « roule dedans, roule dehors », pour faire la distinction avec les navires de charge procurer un avantage concurrentiel à ses Hub portuaire habituels dans lesquels les produits sont membres. Les clusters maritimes tradi- Plateforme portuaire de groupage/dégrou- chargés à la verticale par des grues. tionnels, au nombre de quinze en Europe, page des marchandises, en général regroupent des armateurs, des ports, des conteneurisées. Terminal centres de recherche, mais aussi les métiers Espace constitué d’un quai et d’un terre-plein Hub and spokes qui gravitent autour du transport maritime, qui permet la manipulation, le stockage et Il s’agit d’un réseau maritime en étoile : un comme les cabinets d’avocats, les banques, l’expédition ou la réception des marchandises port principal voit converger à lui les flux des les compagnies d’assurance, les équipemen- et des voyageurs. tiers, la construction navale, etc. ports secondaires situés à sa périphérie. TPL (tonne de port en lourd) Lamanage Container ou conteneur Unité de mesure de la capacité de charge des Opérations d’assistance des navires à Boîte, le plus souvent métallique, aux dimen- navires exprimée en tonnes métriques. sions normalisées destinée au transport de l’arrivée, au départ et lors des mouvements marchandises diverses. dans les ports. Vrac Il s’agit des marchandises soit liquides, Pavillon État du pavillon surtout les produits pétroliers, soit solides Immatriculation d’un navire dans un Pays du port d’immatriculation d’un navire. (minerais et combustibles minéraux solides, pays, correspondant à un type de régime EVP (équivalent vingt pieds) engrais, nourriture pour le bétail, céréales, d’exploitation. Sigle conventionnel par lequel est désigné etc.). Le vraquier est donc un navire de un conteneur d’une longueur de vingt pieds Pavillon de complaisance transport de marchandises en vrac, non (6,096 mètres) ou son équivalent. Par exten- Pavillon d’un pays à faible fiscalité et à lois conteneurisées. sion, unité de mesure déterminant la capacité sociales peu contraignantes qu’arbore un d’emport d’un navire ou le volume des flux. navire immatriculé dans ce pays, alors que Sources : dossier « Mers et océans », Questions Façade maritime ni son propriétaire ni son équipage n’appar- internationales, no 14, juillet-août 2005 ; En géographie, le terme désigne un groupe tiennent à ce pays. « Lexique maritime », site HAROPA (www. d’infrastructures portuaires alignées le long Porte-conteneurs haropaports.com/fr/rouen/grand-public/ d’un littoral, desservant un territoire terrestre Navire spécialisé dans le transport des lexique-maritime) ; site Géoconfluences économiquement très développé, permet- conteneurs. (http ://geoconfluences.ens-lyon.fr/).

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 9 DOSSIER Les grands ports mondiaux

Ports et transports Une nouvelle géographie des mers et des océans

Tristan Lecoq * * Tristan Lecoq est inspecteur général de l’Éducation nationale, professeur des universités C’est par voie de mer que s’échange l’essentiel de ce que associé (histoire contemporaine) à l’université de Paris-Sorbonne 1. nous produisons, transformons, consommons, vendons. C’est la mer qui nous procure une part importante de ses ressources, vivantes ou fossiles. C’est également par voie de mer que se manifeste la puissance des États, que leurs interventions soient militaires ou humanitaires, guerrières ou porteuses de paix. Et c’est dans les profondeurs des mers et des océans que se joue, aussi, ce combat indicible et silencieux qu’est la dissuasion. Les espaces maritimes, et notamment les ports qui relient les routes maritimes, deviennent donc les nouveaux territoires de la mondialisation.

Dans la troisième partie de son dernier Espaces maritimes, ouvrage publié en 1985, l’année de sa mort, intitulé La Dynamique du capitalisme 2, Fernand échanges mondiaux, Braudel décrit les mondialisations succes- mondialisation sives, improbables et emboîtées des écono- Des grandes découvertes aux déplacements mies nationales dans l’« économie-monde » et successifs du centre de gravité de l’économie le déplacement des centres de gravité succes- maritime et mondiale, c’est le transport maritime sifs de celle-ci. Si la mer, les bateaux et les qui a décloisonné les économies nationales et marins y apparaissent peu, la relation à la mer, ouvert le champ des mondialisations possibles, les échanges maritimes, les « villes-monde » du xve au xixe siècle, de la Méditerranée à qu’il décrit et qui sont toutes des « villes-au- l’Atlantique. monde », c’est-à-dire des ports, forment comme la trame invisible du récit. L’intitulé de la thèse que Fernand Braudel soutint en 1947 est révélateur : « La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II » 3. Le roi est un cadre et un objet, 1 Ce texte est une version abrégée et en partie remaniée d’un non un acteur et un sujet. L’acteur, c’est la mer. texte rédigé par l’auteur pour le DVD-ROM édité sous sa direc- tion : Enseigner la mer. Des espaces maritimes aux territoires de la mondialisation, coll. « Traits d’union », SCEREN – CRDP, Rennes, 2013. 3 Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen 2 Fernand Braudel, La Dynamique du capitalisme, Arthaud, à l’époque de Philippe II [1re éd. 1949], Armand Colin, Paris, Paris, 1985. 6e éd., 1985.

10 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 © Bibliothèque nationale de France / Gallica

Apparus au xiie siècle et utilisés jusqu’au xviiie siècle, les portulans Le sujet, c’est le monde. Braudel y montre que sont des cartes marines sur lesquelles figurent les ports et des indications les mondialisations successives sont le fruit de la utiles à la navigation. Ici, portulan de la Méditerranée et des côtes européennes de l’Atlantique, dédié au cardinal de Richelieu, en 1633, relation des États à l’espace maritime autant que par Augustin Roussin, de Marseille. des mutations scientifiques et techniques. Avec une constante, jusqu’à nos jours, où 90 % des du second xxe siècle 4. On observe alors une échanges en tonnage sont effectués par voie de relative stabilité des routes maritimes mondiales mer. Les termes utilisés par l’historien dans son que décrivait André Siegfried en 1940 5, à partir œuvre postérieure sont éloquents : économie- du canal de Suez (1869) et du canal de Panama monde ou économie mondiale, c’est bien un (1914), conçus, construits et contrôlés par les monde en soi que la mer (« eine Welt für sich »). Occidentaux, formant deux routes longitudinales principales, et un « système circulatoire » dont Les conséquences l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord sont de la maritimisation du monde les deux pôles 6. L’évolution du transport maritime entraîne, Dans le cours du second xxe siècle, la pour partie, celle des routes, des flux, des révolution du conteneur remet ensuite en question réseaux, des ports du début du xixe siècle au milieu du xxe siècle, au moment où commence la maritimisation du monde, caractéristique 5 André Siegfried, Suez, Panama et les routes maritimes mondiales, Armand Colin, Paris, 1940, et, du même auteur, « Les routes maritimes internationales », in La Mer et l’Empire, éditions de l’Institut maritime et colonial, Paris, 1943. 4 André Vigarié, La Mer et la Géostratégie des nations, 6 « Carte des routes maritimes mondiales en 1940 », in André Economica, Paris, 1995. Siegfried, La Mer et l’Empire, op. cit., p. 13.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 11 DOSSIER Les grands ports mondiaux

le monde maritime des xixe et xxe siècles, celui lité de la marchandise transportée. Ils se sont des dockers et des docks, celui des hiérarchies maintenus en organisant une desserte mondia- portuaires et maritimes, celui des relations entre lisée à partir de quelques ports situés sur l’une la ville et le port. Là où le président français des routes mondiales, en s’adaptant à la nouvelle René Coty pouvait dire, au Havre et du Havre, géographie maritime. en 1954 : « La ville, le port. Deux corps, une La continentalisation progressive de seule âme. Un seul et même effort, un seul et l’économie productive de l’Europe, consé- même essor ! », ce sont dorénavant deux réalités quence de l’ouverture des économies des urbaines et portuaires qui sont juxtaposées du fait pays de l’Est, de la puissance commerciale de des espaces portuaires et des techniques néces- l’Union européenne et du poids économique de saires aux navires nouveaux et à la logistique qui la Russie, a conduit à un déplacement du centre leur est indispensable. de gravité de l’économie maritime européenne Depuis vingt ans, les réseaux maritimes vers l’Europe centrale et orientale, danubienne de l’économie mondiale connaissent une évolu- et balkanique. La puissance économique de tion sans précédent. Les États-Unis importent l’Allemagne et les difficultés des pays du Sud des biens de consommation et exportent des ont entraîné une forme de marginalisation de matières premières. L’Asie produit, consomme, la façade atlantique, découplée de son arrière- exporte et transporte. Le Proche et le Moyen- pays industriel, financier et marchand, même si Orient fournissent du pétrole. L’Europe élabore le commerce de celui-ci s’effectue toujours par et achète des produits à forte valeur ajoutée. voie de mer… du Nord. Le transport maritime a été multiplié Les routes maritimes mondiales relient par trois, en volume, entre 1990 et nos jours. dorénavant quatre ensembles principaux en un Faible coût, forte productivité, gros volumes système de routes mondiales qui font le tour du transportés, tels sont les ressorts de l’économie monde et reflétant la polarisation des richesses. mondialisée qui nécessitent des bateaux et des L’ancienne route longitudinale est-ouest, désor- équipages, des constructeurs et des armateurs, mais conteneurisée, cohabite avec de nouvelles de moins en moins européens, même si ceux-ci routes ou « corridors », du nord-ouest, du contrôlent toujours, directement ou indirecte- nord-est, du sud, en pleine expansion, dans une ment, près de 40 % de la flotte mondiale. remise en cause des hiérarchies. De l’Atlantique La question du contrôle de la filière maritime au Pacifique. par les « vieilles » économies maritimes est posée. Enfin, les flux immatériels y acquièrent une Le déclin de leurs chantiers navals au profit de importance nouvelle – fibres optiques, liaisons l’Asie est déjà ancien. Leurs compagnies d’arme- sous-marines, transmissions des données –, aux ment maintiennent leur activité sous d’autres mains de quelques rares grandes entreprises de pavillons. Cependant, les trois premiers opérateurs ce secteur, stratégique et sous-marin. maritimes mondiaux sont encore européens – le danois Maersk, l’italo-suisse MSC et le français L’intensification et la complexification des CMA-CGM –, du moins du point de vue de leur réseaux d’échanges par voie de mer, qui se lit sur siège social et de leurs centres de décision, moins les cartes, et le basculement du centre de gravité de celui du pavillon de leurs navires ou de la natio- des échanges maritimes vers l’Asie sont au cœur nalité de leur personnel, sans parler de l’origine de de ces enjeux à la fois vitaux, stratégiques et de leurs capitaux. puissance. De nos jours, la force des armateurs chargeurs tient à l’activité productrice de leurs Lieux de passage et ports : États d’origine, les pays d’Asie et d’Asie du un changement de fonction Sud-Est, au contraire des chargeurs transpor- C’est dans ce contexte que se pose une teurs, essentiellement européens, qui offrent un double question. D’une part, celle des seuils ou service de transport, quelle que soit la nationa- des passages – qui scandent le fonctionnement

12 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Intervention dans le détroit de Malacca d’un avion des forces malaises pour circonscrire un incendie à bord d’un porte-conteneurs danois. Plus de 70 000 navires empruntent chaque année le détroit de Malacca. © AFP / Malaysian Maritime Enforcement / 2010 © AFP / Malaysian

de ces réseaux – dont le nombre a augmenté et maritimes prennent ici tout leur sens, comme fortement. D’autre part, celle des ports et de leur l’illustre la constitution de ces plateformes multi- arrière-pays. modales, insérées dans des réseaux terrestres, De nos jours, ce ne sont plus seulement aériens et maritimes, que l’on appelle les hubs. Gibraltar, Suez et Panama, mais Ouessant, le Par exemple, la décision du général de Bosphore, Ormuz et Malacca. Ouessant – avec Gaulle en 1966 de retirer les forces françaises des 60 000 navires par an – et Malacca – où transitent organismes militaires intégrés de l’Organisation plus de 70 000 navires par an et 80 % du pétrole du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) a conduit destiné à la Chine – ont détrôné les passages à décentrer les liaisons maritimes de l’OTAN, traditionnels, jusqu’à l’élargissement du canal jusque-là assurées par Le Havre, Nantes et Saint- de Panama, qui aurait dû doubler sa capacité Nazaire vers Anvers, Rotterdam et Hambourg. dès 2014, plus sûrement en 2016. Autant de Coïncidence ou relation de cause à effet dans passages stratégiques, encombrés et fragiles, l’évolution des hiérarchies relatives des ports dont la plupart sont, de surcroît, situés dans des européens au cours des décennies qui suivent ? zones sensibles. L’essentiel est là : les routes maritimes, les Quant à la question des ports, leur vraie flux, les ports font partie de ces « infrastructures dépendance est à l’égard de la terre. L’espace vitales » qui conditionnent la continuité de l’éco- portuaire est un territoire aux multiples enjeux et nomie d’un pays. D’autant que les ressources acteurs, avec des logiques d’emploi, des conflits transportées par la mer font l’objet d’une véritable d’usages et d’intérêts, des échelles différentes. La « appropriation territoriale », c’est-à-dire d’une vraie puissance du port se joue dans sa relation transformation progressive d’un espace ouvert à à l’avant et à l’arrière-pays et dans ses possi- tous en un territoire bien identifié comme tel, avec bilités de massification des flux, qu’ils soient ses acteurs, ses enjeux et ses limites. ferroviaires, fluviaux ou routiers. La notion de La pêche est la plus ancienne des ressources façade maritime et celle de réseaux portuaires vivantes de la mer. Le développement de la pêche

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 13 DOSSIER Les grands ports mondiaux

industrielle conduit à une surexploitation des Mers et océans, théâtre océans dans 25 % des cas comme à une sous- exploitation dans 25 % des autres, à une exten- de l’exercice de la puissance sion continue des zones de pêche, à une volonté Dimension essentielle de la protection et de d’appropriation des espaces maritimes. la projection militaire et maritime par un État de Les problématiques énergétiques, concer- ses richesses et de ses forces, les mers et les océans nant en particulier le pétrole et le gaz, sont aussi en constituent par là même un théâtre décisif, directement liées à ces logiques d’appropriation scandé par les routes, les ports et leurs relations. territoriale : exploitation offshore des gisements à très grandes profondeurs et leur partage, La montée en puissance sécurité des approvisionnements, sur mer, sous de la dimension navale les mers, à terre, dans les ports. De même que Il existe une véritable « école de pensée » pour l’exploration et l’exploitation des richesses de la puissance navale dans l’histoire, qui est en des grands fonds – mélanges sulfurés, terres même temps pensée de la mer, pensée du monde rares, métaux de toute nature fortement concen- maritime, pensée de la puissance navale, civile trés… bien plus que dans les mines terrestres et militaire. Les ouvrages du Britannique Sir ou que les nodules polymétalliques – d’ici à Halford John Mackinder (1861-1947) 7 et ceux quelques années, y compris en haute mer, là où de l’amiral américain Alfred T. Mahan (1840- se rejoignent les plaques tectoniques. 1914) 8 ont ainsi connu une postérité singu- C’est dès lors un continuum de la sécurité lière, à la mesure de leur lecture de l’histoire et qui doit être conçu et assuré. Les vingt dernières de la géographie qui peut se résumer ainsi : la années ont déjà vu la répartition de l’espace puissance des États, c’est la puissance maritime. maritime en territoires d’exercice de la souve- En France, l’amiral Raoul Castex (1878-1968) a raineté des États – mer intérieure et mer territo- fait entrer ses réflexions stratégiques autour de la riale, zone économique exclusive (ZEE), plateau puissance navale des États dans les écoles de la continental –, avec des querelles qui pourraient Marine nationale et ailleurs 9. dégénérer en conflits, comme en mer de Chine Dans les années 1960, du temps des ou dans l’Arctique, espaces de contestations à « Trente Glorieuses de la dissuasion française » 10, proprement parler territoriales, voire de refus la conjonction autour du triptyque « dissuasion- de l’application des conventions internationales protection-conscription » d’une seule et même existantes. politique de défense avait semblé, pour un temps, La question se pose aussi de l’accès à sanctuariser la réflexion en la matière. Les la mer pour les États purement continentaux années 1990-2010 ont, à l’inverse, ouvert une ou n’ayant qu’une étroite façade maritime. période d’incertitude. À trente ans de réponses A contrario, les États-Unis disposent du premier ont succédé vingt ans de questions. domaine maritime du monde, avec 11,5 millions L’importance croissante du rôle et de la de kilomètres carrés, et la France du deuxième, place de la dimension maritime des enjeux du avec près de 10,5 millions de kilomètres carrés, monde contemporain est alors logiquement pour l’essentiel outre-mer. réapparue, parce que la mer, qui a toujours été Le sujet des « frontières maritimes » est dans l’histoire le lieu et le moment de l’expres- donc névralgique, même si la frontière en mer est, par essence, d’une nature différente de la frontière 7 Britain and the British Seas paraît en 1902 à Londres chez terrestre, à laquelle elle ajoute la dimension de William Heinemann. la profondeur. Elle débouche sur l’exercice de 8 The Influence of Sea Power upon History (1660-1783) paraît en 1890 à Boston chez Little, Brown, and Company. la souveraineté par la puissance qui l’assure et 9 Les Théories stratégiques paraissent entre 1929 et 1935 à Paris l’assume. La mer, pourvoyeuse de richesses, aux Éditions maritimes et coloniales. 10 espace d’échanges et de communication, est Louis Gautier, La Défense de la France après la guerre froide. Politique militaire et forces armées depuis 1989, PUF, Paris, également un espace d’exercice de la puissance. 2009, p. 153.

14 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 ➜ FOCUS

L’hinterland : un maillon clé pour la logistique maritime L'hinterland, ou arrière-pays, est la pour l’hinterland. Les principaux clients qu’à Rotterdam. Les premiers résul- région continentale desservie par un de ces terminaux sont les compagnies tats montrent qu’il est ainsi possible port. Il joue un rôle essentiel pour maritimes qui les sélectionnent notam- de diviser par deux le délai moyen l’ensemble des acteurs de la chaîne ment en fonction de leur capacité à d’attente des conteneurs dans le logistique maritime, en particulier en ce décharger rapidement les navires. Ces terminal maritime. qui concerne les flux conteneurisés. terminaux sont donc rémunérés sur la base du nombre de mouvements de L’importance de l’hinterland L’importance de l’hinterland conteneurs réalisés vers ces navires pour les compagnies maritimes pour les autorités portuaires – chargement et déchargement. Il est Dans le modèle le plus classique L’accroissement de la conteneurisation donc primordial pour les opérateurs connu sous le nom d’acheminement des marchandises a favorisé l’émer- de terminaux maritimes d’optimiser les par le chargeur (merchant haulage), la gence du transport intermodal conti- cadences. compagnie maritime possède le conte- nental. En effet, les conteneurs peuvent Celles-ci sont en partie influencées neur et le met à disposition de son facilement passer d’un mode de trans- par le nombre de conteneurs présents client pour le chargement des marchan- port à un autre et être ainsi transportés dans l’espace temporaire de stockage. dises. Le client contacte un prestataire de manière efficace sur des distances La nécessité de stocker les conte- logistique tiers qui effectue le transport plus importantes. Il en résulte un accrois- neurs dans le terminal en attendant jusqu’au port de départ. La compagnie sement de la compétition entre les ports, leur départ vers l’hinterland résulte de maritime se charge ensuite de l’ache- davantage de destinations pouvant être contraintes techniques – augmentation minement vers le port d’arrivée et un desservies par plusieurs ports. Dans ce de la taille des navires, congestion du autre prestataire effectue la livraison contexte, la facilité d’accès à l’hinterland trafic routier, délais d’attente du train ou jusqu’à l’entrepôt du destinataire. Les devient l’un des éléments clés pour la de la barge –, mais aussi de stratégies compagnies maritimes ne sont donc compétitivité d’un port. d’optimisation des destinataires qui pas directement impliquées dans la Une stratégie permettant de faciliter profitent ainsi d’un stockage à bas coût. logistique de l’hinterland. l’accès à son hinterland consiste pour Le délai moyen d’attente des conte- Or, les coûts logistiques associés à un port à s’engager activement dans le neurs dans les principaux terminaux l’hinterland représentent de 40 % à développement de plateformes multi- maritimes européens se situe entre 80 % des coûts logistiques globaux modales. Celles-ci contribuent à relier le quatre et sept jours. entre un fournisseur et son client. Le port aux grands centres urbains grâce au transport maritime étant optimisé Pour diminuer la quantité de conte- transport combiné rail-route et/ou barge- et massifié, les gains de productivité neurs à stocker sur les quais, il est route. L’intensification des liens avec potentiels demeurent faibles pour possible de relier le terminal maritime l’hinterland peut ainsi faire décroître la les compagnies maritimes. Dans ce à une plateforme multimodale par un pression sur les infrastructures routières, contexte, elles investissent désormais service de transport par train ou barge souvent saturées, de la majorité des dans des stratégies d’intégration de exclusivement consacré au fret. Cette grands ports internationaux. Le port de leurs services dites d’acheminement stratégie permet de reporter une partie Barcelone a, par exemple, activement par le transporteur (carrier haulage). des activités du terminal maritime vers participé au développement de la plate- Ces solutions leur permettent de une plateforme logistique où la dispo- forme multimodale de Saragosse située prendre en charge l’intégralité du nibilité du terrain et l’accès routier sont à environ 300 kilomètres du port. Grâce transport du conteneur, du lieu de facilités. Ces plateformes multimo- à cette initiative, les volumes transitant chargement jusqu’à destination, afin dales directement reliées à un terminal par rail entre Barcelone et Saragosse de capter une partie des revenus maritime par une solution dédiée de sont passés de 9 % en 2007 à 52 % générés par la logistique de l’hinter- transport massifié se développent. en 2009 du volume total transitant entre land. Par exemple, APM Terminals, une les deux villes. L’opérateur ECT situé dans le port de filiale de la plus grande compagnie Rotterdam a ainsi mis en place une maritime mondiale, exploite 74 termi- L’importance de l’hinterland liaison directe vers la plateforme de naux maritimes et 166 services conti- pour les opérateurs de Venlo située à environ 200 kilomètres. nentaux de transport intermodal terminaux maritimes Si les destinataires en font la demande, dans le monde entier. La compagnie Les opérateurs de terminaux maritimes les conteneurs sont mis à disposition maritime peut prendre en charge la font aussi preuve d’un intérêt marqué à Venlo dans les mêmes conditions totalité de l’acheminement sans que

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 15 DOSSIER Les grands ports mondiaux

ses clients ne passent par des presta- land par les autorités portuaires, les les performances liées à taires tiers gérant la logistique de opérateurs de terminaux maritimes et la logistique de l’hinterland, cet l’hinterland. les compagnies maritimes est à l’ori- échange d’informations s’avère plus gine de problématiques complexes lll que jamais nécessaire. liées à la coordination des décisions. L’hinterland est donc progressivement Il faut échanger davantage d’infor- Yann Bouchery * devenu un maillon clé de la logistique mations avec des interlocuteurs plus maritime. Paradoxalement, l’atten- nombreux dans un climat de compé- * École de management de Normandie, Axe tion particulière portée à l’hinter- tition exacerbée. Afin d’améliorer Logistique Terre Mer Risque, Le Havre.

sion de la puissance, demeure l’expression et le ments en matières premières ou de recours à théâtre du champ des possibles. des troupes coloniales. La Seconde Guerre Si l’Angleterre dispose d’une marine de mondiale s’est aussi jouée sur et sous les mers guerre permanente dès les Plantagenets, sous – convois de l’Atlantique et dans le Grand Édouard III, il faut attendre 1626 et Richelieu Nord, débarquements en Afrique du Nord, en pour que tel soit le cas en France. C’est dans le Normandie et en Provence, combats navals et dernier tiers du xviiie siècle que la France a pris aéronavals de la guerre du Pacifique –, de même conscience de l’importance d’être une puissance que la guerre froide. navale – ainsi Louis XVI décidant de l’édifica- tion du port militaire de Cherbourg. De la défense des frontières Lorsque Choiseul prend en charge, à la défense sans frontières en 1761, la Marine, celle-ci est désorganisée et Pour les États, les défis actuels sont liés au humiliée. Standardisation des matériels – avec le passage de la protection du territoire à la projec- vaisseau de 74 canons deux ponts –, réforme des tion de puissance, de la défense des frontières à études, escadre d’évolution n’ont pas empêché la défense sans frontières, des limites terrestres à la guerre de Sept Ans et la perte de la plupart la nouvelle dimension maritime de l’exercice de des colonies. Mais l’effort reprend dès 1783 et la puissance dans les territoires de la mondiali- continue jusqu’en 1792. Pour la première fois sation. Comprendre la notion contemporaine de dans son histoire, la puissance de la France puissance navale suppose de se placer au croise- s’exprime alors davantage sur la mer que sur ment de plusieurs séries de réflexions. terre, et jamais la mer n’a encore joué un tel rôle Les crises et les guerres des vingt dernières dans l’économie du royaume. années ont donné lieu à des interventions Si la France, réputée terrienne, ne tournait terrestres, aériennes et maritimes très différentes plus le dos à la mer dans les années 1780, des dans leur durée – dix ans dans les Balkans et en faiblesses récurrentes demeuraient : concurrence Afghanistan, quelques mois lors de la guerre du des priorités stratégiques, manque de marins, Golfe, au Mali ou en Libye. Ces interventions défaut de financement de l’effort naval, bref trop ont eu également des légitimations et des modes peu de continuité, avec un décalage toujours opérationnels très divers – mandat de l’ONU, marqué entre l’essor de la flotte marchande et chaîne opérationnelle de l’OTAN, coalitions de celui, longtemps entravé, de la flotte militaire. circonstance. Les engagements respectifs vont On sait ce qu’il en advint lors de l’intermède de la « basse » à la « haute » intensité. impérial, jusqu’en 1815. Les conséquences Avec une conséquence coûteuse et compli- furent fâcheuses et durables. quée : la nécessité de disposer, aux ordres du La guerre de 1914-1918 prouva l’effica- pouvoir politique, d’un outil militaro-naval le cité du blocus allié face à des empires centraux plus complet possible, disponible et adaptable peu pourvus en colonies et donc confinés en en fonction des résultats escomptés, sur un Europe, sans possibilité d’approvisionne- théâtre d’opérations aux dimensions d’un espace

16 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Les principales routes maritimes dans le monde (1860, 1912 et 2014)

Féroé 1860 Liverpool Londres Le Havre New York S. Francisco OCÉAN Marseille OCÉAN Canal ATLANTIQUE ATLANTIQUE de Suez Port-Saïd Rio de Îles Vierges Oro Honolulu Îles Vierges danoises Hong Kong danoises Bombay Antilles Océan Antilles neerlandaises Aden Océan neerlandaises Pacifique Rio Pacifique Muni Océan Batavia Pernambuco Batavia Indien Sainte- Tahiti Hélène

OCÉAN Valparaiso PACIFIQUE

Océan Le Cap Atlantique

Féroé Liverpool Londres 1912 Port Townsend Le Havre NY

OCÉAN OCÉAN Canal S. Francisco ATLANTIQUE ATLANTIQUE de Suez Marseille Port-Saïd Rio de Yokohama Îles Vierges Oro Îles Vierges danoises Bombay danoises Honolulu Antilles Océan Antilles neerlandaises Océan neerlandaises Pacifique Colon Aden Pacifique Rio Singapour Panama Muni Colombo Pernambuco

Sainte- Hélène Océan Sidney Océan OCÉAN Atlantique Indien PACIFIQUE Le Cap

Londres Féroé 2014 Le Havre Bosphore Détroit d’Ormuz OCÉAN OCÉAN Canal ATLANTIQUE ATLANTIQUE de Suez Détroit Mars. Détroit Rio de Îles Vierges Oro de Malacca Gibraltar de Malacca Îles Vierges danoises Canal danoises Antilles de Suez Océan Antilles neerlandaises neerlandaises Bab Pacifique Rio Muni Canal el-Mandab Océan de Panama

Sainte- Pacifique Hélène

Océan OCÉAN Océan PACIFIQUE Atlantique Indien Cap de Bonne-Espérance

Source : avec l’aimable autorisation de Benjamin Schmidt, Northeastern University, http://sappingattention.blogspot.fr/2014/03/shipping-maps-and-how-states-see.html Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 17 DOSSIER Les grands ports mondiaux

maritime dont la maîtrise est devenue l’un des à des moyens militaires pour lutter contre ces éléments de la mondialisation. formes extrêmes de criminalité et le retour d’une De nos jours, la puissance navale est, insécurité navale appuyée sur des moyens très dès lors, d’une nature et d’une construction efficaces bien que faibles. singulières. Les marines qui comptent doivent disposer d’un groupe aéronaval et de capacités lll de frappe dans la profondeur, de moyens de transport et de protection, d’une composante Des espaces maritimes aux territoires de sous-marine, pour la dissuasion et l’attaque. la mondialisation : une réflexion sur les condi- S’y ajoutent, en interarmées, les opérations tions et les indicateurs de la puissance et de son e spéciales et les capacités de planification opéra- exercice au xxi siècle conduit donc à penser tionnelle et de conduite des opérations, dans un la puissance maritime comme un révélateur de cadre interallié ou non. la place et du rang respectifs des États dans le monde. Depuis dix ans, le développement des flottes sous-marines par des puissances régio- Trois marines sont, de nos jours, nales à proximité des routes maritimes et des capables d’assurer et d’assumer une projec- détroits, en Asie du Sud-Est en particulier, tion de forces et de puissance : une puissance impose la mise en œuvre de nouvelles capacités « post impériale » qui s’interroge et redessine de lutte anti-sous-marine, dont des sous-marins les contours de son rôle – les États-Unis – et d’attaque de nouvelle génération. deux anciennes puissances impériales qui sont au bout de leurs efforts – le Royaume-Uni et De même, le redéploiement de la flotte la France. S’y ajouteront, d’ici peu, la Chine de guerre américaine vers le Pacifique et la et l’Inde. La Russie, qui possède comme les montée en puissance de la flotte de haute mer cinq puissances précitées des sous-marins chinoise ne peuvent se comprendre qu’à la lanceurs d’engins et semblait avoir renoncé à lecture de ce qui devient le nouveau centre de ses ambitions navales jusqu’à sa conquête de gravité des échanges maritimes mondiaux. Les la Crimée au printemps 2014, demeure quant à États-Unis revitalisent dans le même temps elle une puissance singulière. leurs accords militaires avec des pays de la région comme la Thaïlande, les Philippines et En fait, trois critères de puissance se le Japon. Les grands ports de cette région du dessinent en cette deuxième décennie du e monde ont, tous, une dimension militaire et une xxi siècle : l’arme nucléaire, le renseigne- position stratégique. ment, la marine. Un État pourra bien posséder d’autres outils indispensables, ou bien l’un À une autre échelle, la sécurité 11, la ou l’autre de ces trois critères, ou même deux sûreté 12, la sauvegarde maritimes sont les d’entre eux, seule la conjonction des trois est éléments quotidiens de l’exercice de la puissance gage de puissance. et du droit des États, dans ce territoire mondia- lisé que devient l’espace maritime. La piraterie De ce point de vue, c’est sur ce territoire maritime est un phénomène ancien. Dans son De de la mondialisation qu’est devenu l’espace Officiis (Livre III), Cicéron ne qualifiait-il pas maritime que les acteurs jouent un jeu – qui les pirates de communis hostis omnium, c’est- peut être ou devenir violent – à la mesure de leur à-dire d’ennemis de tous ? Piraterie, terrorisme, puissance relative. Ils s’adossent à ces territoires trafiquants d’hommes et de biens ont un point que sont les infrastructures vitales du monde commun : le recours de plus en plus fréquent maritime, dans une chaîne de continuité de la vie nationale – la terre, le port, le transport, les flux et les réseaux –, pour exercer leur puissance, 11 La sécurité maritime et le sauvetage en mer sont la lutte contre sur et sous les mers, sur ce nouvel horizon et ce les pollutions et la protection des populations. nouveau théâtre qu’est la mer. 12 La sûreté maritime et portuaire consiste en la protection des navires et des installations. Découverte ou recommencement ? n

18 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 XXLes grands ports maritimes : quelques éléments chronologiques

3500 av. J.-C. 1520 1888 L’invention en Égypte de la voile marque Magellan découvre le détroit qui portera 29 octobre : la convention de les débuts de la navigation fluviale, son nom et pénètre dans le Pacifique. Constantinople dispose que « le canal puis de la conquête de la Méditerranée. e maritime de Suez sera toujours libre et xvii siècle ouvert, en temps de guerre comme en xiiie siècle av. J.-C. Nantes connaît un important essor temps de paix, à tout navire de commerce Les Phéniciens seraient à l’origine des économique grâce à la traite négrière et ou de guerre, sans distinction de pavillon ». premiers ports construits (Sidon et Tyr). devient le principal port négrier français devant Bordeaux. 1897 viiie siècle av. J.-C. e e Création du Comité maritime international Fondation par des colons grecs xviii -xix siècles (CMI), première organisation non venant de Corinthe du port sicilien Le port de Londres devient le plus actif au gouvernementale internationale dans de Syracuse. monde. le domaine maritime dont les membres – des associations nationales – travaillent e vii siècle av. J.-C. 1794 pour harmoniser le droit de la mer (siège Fondation des ports de Carthage, par des Fondation par Catherine II, sur les à Anvers). colons phéniciens venant de Tyr, et de territoires annexés à l’Empire ottoman, Fin xixe siècle- Massilia (Marseille), par des Phocéens, de la ville d’Odessa, qui deviendra un Début xxe siècle qui dominent progressivement la important centre portuaire commercial Méditerranée occidentale. pour l’Empire russe, puis soviétique. Avec la révolution industrielle, début de la spécialisation entre ports de commerce, e v siècle av. J.-C. 1820-1850 de pêche et militaires. La configuration des Le stratège athénien Thémistocle L’augmentation de la taille des navires ports évolue avec l’apparition des grands développe et fortifie le port du Pirée. divise les frais de transport des liaisons entrepôts, des lignes de chemin de fer e maritimes par quatre. et des grues. Les docks s’étendent et les iii siècle av. J.-C. professions se spécialisent. Le balisage et Développement du port d’Alexandrie en 1830 l’assistance aux navires se développent. Égypte durant la période ptolémaïque. La navigation à vapeur, qui concernait à 1900 Une digue, l’Heptastade, permet de l’origine les remorqueurs dans les ports séparer le port en deux parties accessibles et les trajets courts, se généralise. Les Le port de New York devient le premier du suivant la provenance du vent. premiers steamers (bateaux à vapeur) monde. ier siècle av. J.-C. mettent dix jours de moins pour effectuer 1910 le trajet entre les ports de Londres et de Les premières relations maritimes entre La Royal Navy britannique adopte une New York que les voiliers les plus rapides. Rome et la Chine sont attestées. alimentation au fioul, et non plus au e e 1839-1842 charbon, pour ses nouveaux bâtiments. ii et iii siècles Début de l’ère du pétrole dans le domaine Au lendemain de la première guerre de Le port romain d’Ostie est au faîte du transport maritime. l’Opium, le port de Hong Kong s’impose de sa prospérité. comme le grand port reliant l’Asie à 1914 e xii siècle l’Europe. 15 août : inauguration du canal de Panama, Début de l’activité commerciale et 1856 achevé par les États-Unis après l’échec du politique des villes et ports de la Hanse, Français Ferdinand de Lesseps en 1889. autour de la mer du Nord (Anvers) et Le traité de Paris, qui met un terme à la Il permet un développement considérable de la Baltique (Hambourg, Lübeck). guerre de Crimée, établit, entre autres du commerce maritime entre l’Atlantique dispositions, la neutralité de la mer Noire e e et le Pacifique. xiii -xiv siècles et la liberté des détroits. 1921 Venise devient le plus important port 1869 de la Méditerranée devant Constantinople. 20 avril : 32 États signent à Barcelone Le port de Gênes étend ses activités 17 novembre : l’inauguration du canal la Convention sur le régime des voies jusque dans la mer Noire tandis que de Suez reliant la mer Rouge à la navigables d’intérêt international qui les ports de Barcelone et de Raguse Méditerranée entraîne une redéfinition des dispose la liberté d’accès aux fleuves, rayonnent sur la Méditerranée routes maritimes vers l’Orient et l’essor de canaux et ports présentant un intérêt pour occidentale. Port-Saïd, en Égypte. Après son ouverture, la navigation internationale (entrée en e les bateaux effectuent le trajet de l’Europe vigueur le 31 octobre 1922). xv siècle vers l’Inde en soixante jours contre Le début des expéditions portugaises six mois auparavant. 1923 dans l’Atlantique amorce le recul de la 9 décembre : conclusion de la Convention navigation méditerranéenne et l’essor 1878 sur le régime international des ports des ports de la façade atlantique et du Le premier pétrolier à vapeur fait son maritimes, signée par 46 pays, par laquelle Nouveau Monde. apparition à Bakou. les États contractants accordent le libre

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 19 DOSSIER Les grands ports mondiaux

accès à leurs ports à tous les navires sans détourne le trafic international vers 2002 distinction de pavillon (entrée en vigueur le cap de Bonne-Espérance. La Banque mondiale publie un manuel de le 26 juillet 1926). Années 1970 gestion portuaire, le Port Reform Toolkit. 1936 Au lendemain des attentats du Les deux chocs pétroliers donnent un coup 11 Septembre, les États-Unis adoptent 20 juillet : la convention de Montreux de frein à l’activité du transport maritime. la Container Security Initiative (CSI) dispose la liberté de circulation, Début de la construction du plus grand destinée à garantir la sécurité de la chaîne en temps de paix, des navires de port artificiel au monde, à Jebel Ali, logistique en identifiant les conteneurs commerce à travers les détroits turcs aux Émirats arabes unis. du Bosphore et des Dardanelles, « à risque » le plus en amont possible. tout en limitant le passage des navires 1974 L’OMI adopte à l’initiative des de guerre. États-Unis un code de sécurisation Création de l’Organisation des ports des ports, l’International Ship and Port maritimes européens (European Sea Ports 1948 Security (ISPS). 6 mars : à Genève, adoption de la Organisation) regroupant les organismes convention portant création de gestionnaires des ports de commerce de 2005-2010 l’Organisation maritime consultative l’Union européenne. Shanghai devient le premier port du monde intergouvernementale (OMCI), agence spécialisée de l’ONU, qui prend le nom Années 1980 en tonnage et pour les conteneurs. d’Organisation maritime internationale La généralisation des conteneurs entraîne 2008 (OMI) en 1982. Elle compte en 2014 une baisse significative du coût du fret 170 États membres. maritime et une hausse des échanges La société chinoise Cosco achète pour maritimes. 3,4 milliards d’euros la concession de deux Années 1950-1960 Dans le sillage de la croissance japonaise, terminaux à conteneurs du port athénien Le port de New York connaît un déclin les ports nippons dominent les échanges du Pirée. relatif en raison de l’essor de la façade maritimes en Asie. 4 juillet : la loi française portant réforme Pacifique pour le commerce et de la portuaire crée la catégorie des grands concurrence du transport aérien pour les 1982 ports maritimes (GPM). Les terminaux des voyageurs. Il perd son rang de première Les principaux ports commerciaux du ports autonomes et leurs outillages sont place portuaire du monde au profit transférés aux opérateurs privés via des de Rotterdam. Royaume-Uni sont privatisés par le gouvernement de Margaret Thatcher. régimes de concession. 1956 10 décembre : signature à Montego Bay 2009 Naissance de la conteneurisation au (Jamaïque) de la Convention des Nations terminal de Newark aux États-Unis. Unies sur le droit de la mer à laquelle les 15 mai : adoption dans le cadre de l’OMI États-Unis ne sont pas partie. de la convention de Hong Kong pour le 1957 recyclage sûr et écologiquement rationnel 1986 Création de l’association internationale des navires. de signalisation maritime. Singapour devient, pour une vingtaine d’années, le plus grand port mondial 2014 Années 1960 en tonnage. Le transport maritime mondial est un Le développement de l’aviation de ligne marché qui représenterait près de amorce un déclin rapide du transport 1992 1 500 milliards d’euros. maritime de passagers. La loi contraint les dockers français, L’Égypte annonce le creusement d’un Le moteur Diesel devient le standard jusque-là indépendants, au salariat dans nouveau canal de 72 km parallèle au canal de motorisation du transport maritime des entreprises de manutention. de Suez afin de réduire le temps d’attente (bateaux armés ou non). La connexion Rhin-Main-Danube actuel des navires qui veulent l’emprunter. dynamise les ports belges et néerlandais. 1960 Au Nicaragua, le percement d’un nouveau canal interocéanique, dont la réalisation 17 juin : deuxième conférence des Nations 1996 a été confiée à une entreprise chinoise, Unies sur le droit de la mer. Première session du Tribunal international devrait débuter en décembre pour 1965 du droit de la mer institué par la convention s’achever d’ici à cinq ans. de Montego Bay. Son siège officiel est 9 avril : à Londres, signature par 57 pays installé depuis 2000 à Hambourg. de la Convention visant à faciliter le trafic 2016 maritime international, qui simplifie les 2001 L’ouverture prévue du canal de Panama procédures et formalités d’entrée des élargi pourrait modifier les principales navires internationaux dans les ports. Dans un livre blanc, l’Union européenne voies maritimes et notamment redonner met en avant l’importance du transport de l’importance aux ports de la côte Est 1967-1975 maritime et définit le concept d’autoroutes américaine. La fermeture du canal de Suez, de la mer comme alternative aux consécutive à la guerre des Six-Jours, autoroutes terrestres. Questions internationales

20 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Réseau maritime mondial et hiérarchie portuaire

César Ducruet * * César Ducruet est chargé de recherches au CNRS, unité mixte L’évolution historique précise de la répartition des de recherches Géographie-cités. flux maritimes dans le monde est mal connue. Les archives de la Lloyd’s sur les mouvements de navires de commerce permettent cependant de reconstituer le réseau maritime mondial de la fin du xixe siècle à nos jours. Outre d’importants glissements de trafic entre régions du monde et au sein de la hiérarchie portuaire, leur analyse révèle la hiérarchisation croissante du réseau, au gré des évolutions économiques et technologiques.

Bien que le transport maritime concentre surtout permis l’accélération des échanges 2. De plus de 90 % des échanges commerciaux inter- nombreux travaux sur les effets économiques nationaux, il n’existe aucune étude historique et et spatiaux de la conteneurisation rappellent cartographique précise de l’évolution de ses flux. à bien des égards les dynamiques à l’œuvre au La prépondérance d’une approche « continen- xixe siècle au moment de la première révolution taliste » de l’économie reléguant les questions industrielle. « Les ports ont [alors] été contraints maritimes au second plan en est certainement de s’adapter en raison de la concurrence l’une des causes 1. L’essor récent du transport exacerbée qu’ils se livrèrent pour la captation des aérien et des télécommunications, de la grande trafics que l’économie en voie de mondialisation vitesse ferroviaire et du « tout routier » l’explique rendait toujours plus fluides et continus. Dans peut-être aussi. Aux yeux de beaucoup de cette perspective, la nécessité d’offrir une logis- chercheurs, les ports n’apparaissent plus comme tique optimale […] devint la règle absolue 3. » les moteurs du développement socio-écono- Reste à vérifier en quoi l’architecture mique des villes et des États. actuelle du réseau maritime mondial diffère de Pourtant, si une évolution technologique celle qui existait il y a un siècle, et comment majeure comme la conteneurisation a entraîné, ports et régions du monde ont conservé ou non du fait des gains de productivité, le déclin de leur position dans ce réseau. l’emploi portuaire tout en accentuant la sépara- tion physique entre villes et ports, elle a aussi et

2 Daniel M. Bernhofen, Zouheir El-Sahli, Richard Kneller, « Estimating the Effects of the Container Revolution on World Trade », Working Papers, no 2013:4, Department of Economics, 1 James Bird, Centrality and Cities, Routledge and Kegan Paul, Lund University. Londres,1977, et Martin W. Lewis, Karen Wigen, « A Maritime 3 Bruno Marnot, « Interconnexion et reclassements : l’insertion Response to the Crisis in Area Studies », The Geographical des ports français dans la chaîne multimodale au xixe siècle », Review, vol. 89, no 2, avril 1999, p. 161-168. Flux, no 59, janvier-mars 2005, p. 10-21.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 21 DOSSIER Les grands ports mondiaux

Le corpus de la Lloyd’s List se décline en Volume de trafic et taille du réseau plusieurs collections ayant évolué au fil du temps. maritime mondial (1890 - 2008) L’analyse et les figures qui suivent reposent sur l’extraction d’un exemplaire hebdomadaire Les quatre indicateurs ci-dessous ont été ramenés du Lloyd’s Shipping Index à dates régulières à une base 100 en 1890 afin de comparer leurs évolutions. entre 1890 et 2008. Chaque numéro recense les mouvements de la flotte marchande mondiale Nombre de : – dates, ports de départ et d’arrivée – ainsi que ports liens les caractéristiques des navires – nom, opérateur, navires escales capacité en tonnage, type de cargaison, année de

500 construction, pavillon, assureur. Si le tonnage présente l’inconvénient de n’être qu’un piètre indicateur de la valeur réelle 400 des cargaisons transportées, le nombre d’escales, qui traite petits et grands navires de la même façon,

300 ne rend pas suffisamment compte du volume des flux. Seul indicateur exploitable et comparable sur une si longue période, le nombre d’escales 200 présente néanmoins l’avantage de mieux exprimer la fréquence des relations maritimes entre les

100 ports. L’assemblage de tous ces flux permet de 1900 1950 2000 représenter le réseau maritime mondial et de hiérarchiser les ports dans ce réseau. Source : Lloyd's Shipping Index

Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014 La connectivité globale du réseau Le réseau maritime mondial Au niveau global, il est possible de résumer la structure d’ensemble du réseau par quelques tendances. D’une part, le nombre de Le corpus de la Lloyd’s List nœuds (ports) dans le réseau ainsi que le nombre À la fin du xviie siècle, l’assureur maritime de connecteurs (navires) ont constamment britannique Edward Lloyd commence son activité augmenté (voir graphique). La croissance quasi et publie dans ce qui deviendra le plus ancien continuelle du commerce international sur la quotidien au monde, la Lloyd’s List, les données période et l’émergence progressive de nouveaux relatives aux escales des navires qu’il assure. acteurs économiques suffisent à expliquer la C’est vers 1890 que le corpus s’étend à la quasi- construction de nouveaux ports et terminaux et le totalité de la flotte mondiale. Jusqu’à nos jours, il renforcement de la flotte mondiale. regroupe les données de la plupart des assureurs En revanche, le nombre d’escales et de maritimes, qu’ils soient ou non occidentaux 4 . liens – un lien se définissant par l’existence ou On estime que la Lloyd’s assurerait actuellement non d’un flux entre deux ports, quel que soit le plus de 80 % de la flotte mondiale, tous navires nombre de fois où ce lien a été effectué par un confondus. navire – est sujet à une évolution plus fluctuante. Trois pics bien distincts ressortent, qui corres- 4 Ce corpus, qui est le seul à permettre de retracer en détail l’évo- lution des flux maritimes entre les ports du monde sur environ pondent chacun à une phase précise de l’évolu- cent vingt ans, fait pour la première fois l’objet d’une analyse tion technologique du transport maritime – et de systématique dans le cadre du projet de recherche européen « World Seastems », Seventh Framework Programme (FP7) / l’économie en général. Il s’agit de la généralisa- European Research Council Starting Grant, « Globalisation, tion de la navigation à vapeur (1890-1925) puis Regionalization, Urbanization: An Analysis of the Worldwide Maritime Network Since the Early 18th Century », 2013-2018 des moteurs Diesel (1960-1970) et enfin des (www.world-seastems.cnrs.fr). porte-conteneurs (1985-1990).

22 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 La reconstitution d’un navire suédois du xviiie siècle, le Gotheborg, devant le port de Shanghai.

La Seconde Guerre mondiale et les crises pétrolières des années 1970 sont en revanche venues affecter momentanément la hausse de la courbe. Depuis 1990, une troisième séquence de baisse du nombre d’escales pourrait paraître plus surprenante, car le commerce maritime mondial a, pour sa part, doublé entre 1990 et 2008 5. En fait, la réduction récente du nombre des escales reflète les effets d’une politique de rationalisation du trans- port maritime par les armateurs. Les mécanismes en sont bien connus. L’agrandissement de la taille des navires, notamment des porte-conte- neurs, l’allongement des distances parcourues, la concentration accrue des flux le long de routes optimales ont provoqué une sélection drastique des ports capables techniquement de recevoir les nouveaux géants des mers. Ces tendances sont en outre confirmées par l’évolution des indices topologiques du réseau. La hiérarchisation croissante du réseau se traduit très nettement par la hausse de l’indice de hiérarchie 6, surtout dans la période récente. Elle va aussi de pair avec l’accroissement du nombre moyen d’escales intermédiaires 7 entre les ports (de 3 à 3,5) et de l’éloignement moyen 8 des ports entre eux. Si les circulations maritimes gagnent en efficacité à se concentrer autour de grands ports, les plus petits © AFP / 2006 se retrouvent davantage en périphérie du système. Parallèlement, la baisse régulière des du réseau tend à se rapprocher d’une structure coefficients de clustering et de Gini, qui mesurent « en arbre » ou « en étoile » dans laquelle un petit respectivement le niveau de connexion et d’iné- nombre de nœuds à forte connectivité domine un galités entre les ports 9, suggère une centralisa- grand nombre de nœuds périphériques. tion accrue du réseau autour de quelques grands Les grands ports sont de plus en plus forte- ports. La répartition de plus en plus inégali- ment connectés entre eux. Il y a bien émergence taire des escales est due au nombre croissant d’un système global de type hub and spokes de grands et très grands ports. La baisse de la centré autour de grandes plateformes de redis- densité montre pour sa part que la morphologie tribution. Ces plateformes sont multifonction- nelles, puisque plus de 80 % des flux maritimes 5 Il est passé de 4 à plus de 8 milliards de tonnes. Source : mondiaux se concentrent dorénavant dans et CNUCED, Étude sur les transports maritimes 2011, rapport du secrétariat de la CNUCED, Nations Unies, New York, Genève entre des ports pouvant manutentionner tous (http://unctad.org/fr/docs/rmt2011_fr.pdf). 6 Pente de la droite de puissance calculée à partir de la fréquence statistique de la connectivité (ou degré, nombre de liens) des 9 Le coefficient de clustering, ou coefficient d’agglo- ports. Plus l’indice est élevé, plus la connectivité est concentrée mération, indique la proportion moyenne de voisins dans un petit nombre de ports, et vice versa. connectés au voisinage de chaque nœud (voir graphique 7 La longueur moyenne des plus courts chemins (average shortest p. 27) par rapport au nombre maximal de connections path length) équivaut au nombre de ports qu’il faut traverser possibles. Les valeurs élevées correspondent à des réseaux pour se rendre d’un point à un autre du réseau en passant par les plutôt denses et les valeurs faibles à des réseaux plutôt chemins les plus directs. en arbre ou hiérarchisés (configuration en étoile). 8 L’excentricité moyenne se définit par l’inverse de la distance Le coefficient de Gini mesure l’inégalité d’une distribution statis- maximale entre un port et tous les autres ports du réseau. tique par rapport à une distribution homogène.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 23 DOSSIER Les grands ports mondiaux

Les changements profonds identifiés ces Répartition des escales deux ou trois dernières décennies ne font en fait par région (1890 - 2008) qu’accentuer une tendance plus ancienne à la hiérarchisation des flux. La généralisation de la En milliers conteneurisation à l’échelle mondiale a contribué

40 1890 1925 1946 1951 1960 1970 1980 1990 2000 2008 à accroître une tendance de grande ampleur et matérialise physiquement un système écono-

30 mique mondial capitaliste de plus en plus polarisé. Les transformations récentes du processus de mondialisation, permises par la conteneurisation 20 et souvent perçues comme une rupture, sont donc « moins de nature que d’échelle » 11. 10

5 Asie Régionalisation

50 des flux maritimes et hiérarchie portuaire 40 Le basculement Atlantique-Pacifique 30 La répartition géographique des flux maritimes au niveau des grandes régions du 20 monde montre le passage assez net d’une domination Atlantique (Europe, Amériques) à 10 une domination Pacifique (bipolarisation Asie/ 5 Europe) (voir graphique). Entre 1890 et 2008, Europe l’Asie dans son ensemble passe de 6 % à 38 % du total des flux, pour ravir le premier rang 10 mondial à l’Europe à partir de 1995. Le conti- 5 nent européen retrouve alors la part qu’il détenait Am. du Nord en 1890, soit 35 %. Sa domination écrasante au 10 xxe siècle a été marquée par de fortes fluctua- 5 tions jusqu’en 1970, une année charnière à partir Afrique de laquelle ont commencé sa stagnation puis son 5 déclin, lequel a été continuel. Océanie En comparaison, l’Afrique, l’Océanie 10 et l’Amérique latine connaissent une certaine 5 Am. latine stabilité, tandis que la part de l’Amérique du et Caraïbes Nord régresse de 17 % en 1890 à 6 % en 2008.

1890 1925 1946 1951 1960 1970 1980 1990 2000 2008 Ces dynamiques ne sont pas sans rappeler les Note : les sauts temporels sont dus à la compilation évolutions à long terme de l’économie-monde, et au traitement encore imcomplets des données. marquée par le poids croissant de l’Eurasie 12. Source : Lloyd's Shipping Index L’analyse des données chiffrées montre aussi Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014

10 César Ducruet, « Network Diversity and Maritime Flows », types de marchandises – vracs liquides et solides, Journal of Transport Geography, vol. 30, juin 2013, p. 77-88. marchandises générales, conteneurs – ainsi que 11 Bruno Marnot, « Interconnexion et reclassements […] », article cité. les flux de personnes – ferries, croisières –, 12 Christian Grataloup, Géohistoire de la mondialisation. Le contre 20 % dans des ports plus spécialisés 10. temps long du monde, Armand Colin, Paris, 2007.

24 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Hiérarchie portuaire mondiale en 1890 et en 2008

Nombre d’escales : Note : Un point sur la carte ( ) indique la présence en 1890 1 38 108 206 344 663 1044 1356 d’au moins un port à l’intérieur de sa surface (100 000 km2) et sa couleur est liée au nombre d’escales effectuées en 2008 1 30 83 169 340 608 842 1856 dans le ou les port(s) qu’il contient.

Principaux flux flux principal entre façades maritimes flux secondaire

1890

2008

Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014

Source : Lloyd's Shipping Index.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 25 DOSSIER Les grands ports mondiaux

que le commerce asiatique repose, peut-être plus térisent le système et son évolution à long terme que partout ailleurs, sur les échanges maritimes (voir cartes p. 25). En 1890, la logique coloniale compte tenu de la forte concentration des popula- européenne dictait l’orientation des flux, la tions et des activités économiques sur les litto- plupart des régions étant prioritairement raccor- raux et de la faible pénétration économique des dées à l’une des parties de l’Europe, et surtout arrière-pays. aux îles Britanniques et aux ports du Nord-Ouest Les courbes d’évolution soulignent égale- européen. Le Nord-Est de l’Amérique du Nord, où ment les mutations spécifiques du secteur la mégalopole de Boston à Washington était alors maritime et portuaire. La centralisation et la en cours d’émergence, occupait une place secon- rationalisation croissantes du réseau évoquées daire, aux côtés de la côte orientale de l’Amérique plus haut expliquent largement que la part des latine qui formait un sous-système avec le bassin flux internes aux grandes régions soit passée de caribéen – l’arrière-cour étatsunienne. 63 % à 87 % dans la période. Le rôle des intégra- L’architecture du réseau n’était alors que le tions régionales y est pour beaucoup. Il convient reflet de la prédominance européenne – à tel point aussi et surtout de souligner la part croissante que les ports asiatiques étaient mieux connectés de redistribution locale des flux via de grandes à l’Europe qu’entre eux, l’ouverture du canal de plateformes de transit. Compte tenu du rôle Suez en 1869 ayant encore renforcé la polarisa- central de leurs hubs principaux, l’Europe et tion occidentale des échanges asiatiques. À noter l’Asie suivent et dépassent même cette tendance l’attrait de l’Asie à l’époque pour la navigation à – avec plus de 90 % de flux internes en 2008. vapeur, alors en plein essor, alors que 38 % de la 14 Le déclin rapide de la connectivité maritime flotte mondiale était encore à la voile en 1890 . nord-américaine masque pour sa part plusieurs En 2008, la carte mondiale des routes évolutions logistiques : l’accroissement du volume maritimes est tout autre. L’Asie domine moyen des escales dans les grands ports comme l’ensemble des façades maritimes de l’océan New York et Los Angeles, le glissement des trafics Indien au Pacifique, tandis que l’Europe, vers des hubs externes comme aux Caraïbes, et la connectée en interne par des liens secondaires, croissance des importations asiatiques via la côte est principalement tournée vers elle-même et vers Ouest, et notamment le pont terrestre du Canada l’Atlantique. Ses flux semblent se replier entre (Asia-Pacific Gateway) 13, les limites de gabarit les deux canaux de Suez et de Panama qu’elle a du canal de Panama empêchant le passage du construits, tandis que les réseaux maritimes de la Pacifique à la côte Est aux navires les plus impor- Chine se consolident plus au Sud par des accès tants. L’ouverture en 2016 du canal élargi, qui directs vers l’Afrique et le Brésil. Les États-Unis pourra permettre le transit de porte-conteneurs de misent sur l’élargissement en cours du canal de 12 000 équivalents vingt pieds (EVP), soit plus du Panama pour lancer une nouvelle dynamique, double de la charge actuellement autorisée, devrait puisque les marchandises asiatiques pourront certainement modifier les flux. bientôt atteindre New York, voire Rotterdam, La répartition des flux principaux et secon- sans détours terrestres. daires entre grandes façades maritimes met aussi en valeur les inégalités sous-jacentes qui carac- Rayonnement maritime des grands ports et régionalisation du monde La comparaison des flux majeurs entre 13 Initiative du ministère des Transports canadien, l’Asia-Pacific grands ports du monde en 1890 et en 2008 permet Gateway and Corridor Initiative lancée en 2005 vise principale- ment à faciliter le commerce entre Asie et Amérique du Nord et à de mettre en évidence l’évolution de la hiérarchie faire de la partie occidentale du Canada (région de Vancouver, mais des ports. Le réseau simplifié sur la base des flux aussi le port de Prince Rupert) l’une des portes d’entrée principales du marché étatsunien. Le projet se pose en concurrence directe avec les autres ports de la côte Ouest comme Seattle-Tacoma et Los Angeles-Long Beach, eux-mêmes en proie à d’importants 14 César Ducruet, « Ports et routes maritimes dans le monde problèmes de congestion et de repositionnement des conteneurs (1890-1925) », Mappemonde, no 106, 2012 (http://mappemonde. vides à cause du déséquilibre commercial avec l’Asie. mgm.fr/num34/lieux/lieux12201.html).

26 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Sous-systèmes hiérarchiques du réseau maritime mondial (en 1890 et en 2008)

= un port = nombre d’escales = flux majeur en nombre d’escales Philadelphia Afrique Asie Lisbonne Europe Amérique du Nord Amérique latine Rio de Océanie Janeiro Le Cap Calcutta

Rosario New York Hambourg Cardiff Newport Londres Marseille 1890 Melbourne

Buenos Aires Savannah Pensacola

Liverpool

San Francisco Montevideo

Cadix Durban

Barcelone

Yokohama

Venise

Busan Durban Hong Kong Amsterdam

Santos

Fujairah 2008 Singapour Rotterdam Anvers

Constanța Hambourg St.-Pétersbourg

Gênes

Source : Lloyd's Shipping Index Conception : César Ducruet, 2014

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 27 DOSSIER Les grands ports mondiaux

majeurs 15 fournit un certain nombre d’indica- pour Le Havre ou Rouen vers les Antilles et tions sur le rayonnement géographique des ports l’Afrique, la plupart des sous-systèmes aupara- (avant-pays maritimes) et l’émergence de sous- vant indépendants se raccordent ensuite à systèmes plus ou moins centralisés et étendus ces grands pôles. Une sorte d’uniformisation (voir figures p. 27). des circulations se met alors en place. Tandis En 1890, un vaste ensemble reliait les que Buenos Aires recule et se recentre sur ses grands ports latino-américains aux ports nord- échanges avec Hambourg, les ports japonais américains et européens. Premier port mondial en plein essor ne sont pas encore en mesure de en nombre d’escales, Buenos Aires bénéficiait s’imposer comme un système à part entière. alors du fort dynamisme économique et culturel Pourtant, Yokohama est bien devenu le centre de l’Argentine. De grandes quantités de charbon principal de la circulation maritime en Asie y étaient importées pour soutenir l’industrialisa- orientale, devant Hong Kong et Singapour. tion rapide du pays, avec en retour l’exportation Après-guerre, Yokohama rayonne auprès de bois et de viande vers l’Europe. de la plupart des ports asiatiques. Les grands Suivaient à l’époque Londres et New York, ports européens forment un ensemble toujours pôles incontestés du développement industriel dominant, mais qui a renforcé sa centralité sur le occidental, également tournés vers l’Asie et reste du monde. Si Calcutta n’est plus associé au l’Océanie. L’activité des grands ports d’Asie, cœur européen, suite à l’indépendance de l’Inde Calcutta et Rangoon, reposait sur les échanges en 1947, Casablanca reste un axe important du avec Londres, alors même que Yokohama et trafic français – encore de nos jours, la forte Kobe restaient encore loin derrière les comptoirs dépendance des ports du Maghreb aux flux avec coloniaux britanniques de Hong Kong ou de l’Europe pèse lourdement et supplante large- Singapour. ment les échanges internes à la région. La bipola- Concernant les ports français, l’activité de risation du monde du temps de la guerre froide Nantes, de Bordeaux ou du Havre était tournée n’est plus visible sur la carte actuelle, hormis vers l’espace latino-américain tandis que celle de quelques exceptions comme La Havane toujours Marseille, alors plus grand port de Méditerranée, connectée à Sarande en Albanie. Le reste de était plus diversifiée en particulier grâce aux flux l’activité des ex-ports soviétiques a été happé par en provenance d’Afrique. Ces spécialisations les hubs européens. croisées montrent à quel point, durant la période Au début des années 2000, on assiste à coloniale, les flux de longue distance l’empor- une hyperpolarisation logistique. Singapour, taient largement sur les flux de proximité. Les Hong Kong et Dubai arrivent loin devant, en tête ports d’un même ensemble régional n’avaient en de classement, même si leur activité portuaire effet que peu de relations entre eux et une logique s’explique avant tout par leur rôle de hub inter et centre-périphérie prévalait. intra régional. En 1925, tandis que les échanges coloniaux En fait, la hiérarchie portuaire a changé sont à leur apogée, on observe au contraire une de nature et ne peut plus être interprétée de forte régionalisation des flux majeurs, les grands la même façon que dans le passé. Le trafic de ports européens de Londres, Anvers, Hambourg transit a, en effet, supplanté le trafic commer- et Rotterdam formant un sous-système dominant. cial. L’importance en volume des nombreux Le trafic britannique a notamment glissé vers les sous-systèmes locaux ne doit pas masquer la portes d’entrée du continent, sur la rangée nord- prépondérance de Singapour et de Rotterdam, européenne allant alors du Havre à Hambourg. les deux piliers de la circulation mondiale Si des spécialisations régionales demeurent actuelle dont le rayonnement n’a jamais eu une pour les échanges de longue distance, comme telle portée. Certaines situations sont à relativiser.

15 Ne sont conservés dans chaque graphe que le flux le plus L’exemple de Shanghai montre ainsi qu’il volumineux (en nombre d’escales) d’un port à un autre. ne faut pas confondre quantité et qualité en

28 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 termes de connectivité. Second port mondial cette centralisation des flux, au-delà des opéra- en tonnage, Shanghai reste en effet très dépen- teurs du transport ? dant de Hong Kong. Sa fonction principale est La prodigieuse accélération récente des de desservir un immense arrière-pays à l’échelle volumes échangés qui caractérise l’évolution de tout le bassin du Yangzi Jiang. Or Busan et du commerce maritime mondial actuel soulève Hong Kong, les concurrents voisins, manuten- des questions complexes et pour certaines tionnent trois fois moins de trafic, servant un paradoxales. La centralité d’un port a longtemps arrière-pays somme toute bien moins étendu, et reposé sur le dynamisme local industriel et la manutention des conteneurs y coûte plus cher marchand de la ville à laquelle il s’adossait. 16 qu’à Shanghai . Tel n’est plus le cas de nos jours. La concen- La forte centralité maritime de Busan tration extrême des flux dans un faible nombre et de Hong Kong ne peut donc pas s’expli- de grandes plateformes de redistribution met en quer par des facteurs technologiques ou écono- valeur des lieux aux qualités avant tout logis- miques, puisque Shanghai a inauguré en 2005 tiques, qui relèguent au loin leur rôle de centres un nouveau port ultramoderne sur l’île proche de urbains. Un tel cloisonnement a été rendu néces- Yangshan, relié par un pont de 30 kilomètres à la saire par la mise en place d’un réseau maritime ville géante, qui a rapidement attiré d’importants toujours plus performant, s’éloignant de la acteurs industriels et logistiques séduits par ces densité urbaine contraignante pour mieux se installations portuaires dernier cri. L’explication confondre avec les grands couloirs de circulation. est ailleurs, dans les 40 % de transbordement Dorénavant, l’émergence de ces hubs que Busan et Hong Kong maintiennent malgré la repose essentiellement sur des aspects techniques croissance chinoise, c’est-à-dire de la manuten- et logistiques au détriment de la prise en compte tion de flux pour le compte d’autrui, le Japon de la dimension géopolitique des flux. Comme et la Chine en particulier. Outre leur environ- le soulignait le géographe André Vigarié, « une nement fiscal et légal avantageux, Busan et opération commerciale a toujours une certaine Hong Kong restent bien plus que des hubs logis- signification politique. Les marchandises ou tiques et portuaires. Ce sont des places fortes activités économiques des échanges de biens du capitalisme asiatique et mondial, soucieuses sont rarement neutres » 17. Dans le monde de de conserver la main sur des flux qui sont tout l’après-11 Septembre, connaître les contenus, autant matériels qu’immatériels. origines et destinations des conteneurs est

lll notamment d’une importance capitale en termes de sécurité, comme en a témoigné l’expérience, Pourquoi Shanghai, malgré les immenses même avortée, de la 100 % Container Scanning volumes manutentionnés, n’est-il pas le nouveau Law aux États-Unis 18. Or, l’information remonte hub de l’Asie ? Pourquoi Singapour ou encore d’autant plus vite qu’elle est concentrée en Dubaï continuent-ils d’investir dans l’agrandis- quelques points de passage. n sement de leurs terminaux alors même que la valeur ajoutée socio-économique du trafic de transit est très limitée ? Pourquoi Incheon, en 17 A. Vigarié, La Mer et la Géostratégie des nations, Economica et Institut de stratégie comparée, Paris, 1995. Corée du Sud, est-il devenu le hub principal de la 18 Cette loi adoptée en 2007 visait tout d’abord l’inspection de Corée du Nord ? En d’autres termes, à qui profite tout conteneur arrivant sur le sol américain à des fins de sécurité nationale. L’impossibilité technique, logistique et budgétaire de scanner les quelque 10 millions de conteneurs importés a poussé 16 Une étude récente confirme que les coûts de manutention les États-Unis à déléguer l’inspection aux pays exportateurs ou des conteneurs (Terminal Handling Charge) sont trois à quatre de transit. Or, on estime qu’en réalité seulement 1 % des conte- fois plus élevés à Hong Kong et presque deux fois plus élevés neurs à destination des États-Unis est bel et bien scanné par le en Corée du Sud qu’à Shanghai. Source : Legislative Council of Department of Homeland Security (DHS) dans les ports « parte- the Hong Kong Special Administrative Region of the People’s naires ». Source : Paul Rosenzweig, « 100% scanning of cargo », Republic of China, « Competitiveness of the Port of Hong Lawfare, 16 juillet 2012. Voir aussi Frédéric Carluer, Yann Alix et Kong », Research Brief, no 1, novembre 2013 (www.legco.gov. Oliver Joly, Global Logistic Chain Security: Economic Impacts hk/research-publications/english/1314rb01-competitiveness-of- of the US 100% Container Scanning Law, Éditions Management the-port-of-hong-kong-20131121-e.pdf). et Société (EMS), Cormelles-le-Royal, 2008.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 29 DOSSIER Les grands ports mondiaux

Ò POUR ALLER PLUS LOIN

Rotterdam et Anvers : un duo portuaire original

Les ports de Rotterdam et d’Anvers forment un lière lancée dès 1902 par la compagnie Shell puis, duo qui domine le vaste complexe portuaire que après la Seconde Guerre mondiale, de la croissance représentent les rivages maritimes et fluviaux des économique ouest-allemande portée par l’intégration Pays-Bas et de la Belgique 1. En ajoutant les trafics européenne. Rotterdam est alors la porte d’entrée et d’Amsterdam, Flessingue/Terneuzen, Zeebrugge et de sortie maritime de l’Allemagne fédérale avec le Gand, les trafics portuaires des deux pays représen- reste du monde. taient 920 millions de tonnes (Mt) de marchandises Le port de Rotterdam est depuis marqué par le gigan- en 2013. À lui tout seul, le port de Rotterdam affichait tisme. Après-guerre, la nouvelle zone portuaire de 440 Mt et Anvers 191 Mt. La place dominante des l’Europoort, construite entre 1958 et 1964, est consa- deux plus grands ports européens – Hambourg arrive crée au pétrole. Le brut est stocké dans un vaste parc en troisième position – est d’autant plus remarquable de raffineries et envoyé aussi par pipelines vers Anvers que, malgré leur proximité et leur concurrence, ils ne et Flessingue. Parallèlement, la demande sidérurgique partagent ni la même histoire, ni la même inscription de la Ruhr stimule le développement du port, avec territoriale, ni les mêmes positions de trafics. C'est notamment le creusement d’un chenal maritime en l'originalité même de ce duo portuaire. mer du Nord de 35 kilomètres pour l’accueil des super minéraliers. Dans les années 1970, le début de la crise Rotterdam : pétrole et conteneurs condamne néanmoins un vaste projet sidérurgique Le port de Rotterdam est d’émergence récente, né à prévu sur le nouvel espace portuaire de la Maasvlakte. la fin du xixe siècle de la rencontre opportune entre Dès 1966, le port néerlandais s’est converti à un site disposant d’un bon gabarit d’accès maritime la conteneurisation grâce à l’adaptation rapide – notamment après l’ouverture d’une bouche artifi- des acteurs portuaires – sociétés de manuten- cielle du Rhin, la Nieuwe Waterweg, en 1872 – et les tion, salariés portuaires. La Maasvlakte voit alors besoins de l’industrie lourde allemande de la Ruhr. le développement de terminaux géants et les Dès lors, il a répondu à l’essor industriel de l’Alle- armements Sea-Land puis Maersk y installent leurs magne occidentale en drainant l’activité économique hubs au cœur du Range nord-européen. du bassin rhénan et même au-delà jusqu’à l’Alsace Si ECT, l’opérateur principal de manutention de et Bâle. Le port a ensuite bénéficié de l’activité pétro- conteneurs de Rotterdam, est passé en 1999 sous le giron du groupe de Hong Kong Hutchinson Ports 1 Notes de Synthèse de l’ISEMAR, « Anvers, port de commerce européen » (no 136, juin 2011), « Rotterdam, le mégaport Holding (HPH), l’autre grand acteur local Vopak, européen » (no 135, mai 2011). spécialiste dans les vracs liquides, conserve toujours

Trafics portuaires en 2013

Marchandises Tonnage Conteneurs Vracs liquides Vracs secs diverses/ Conteneurs général (en EVP) ro-ro (*)

Rotterdam 440 Mt 207 Mt 46 Mt 23 Mt 121 Mt 11 622 000

Anvers 191 Mt 59 Mt 14 Mt 16 Mt 102 Mt 8 578 000

* Roll on-roll off, littéralement « roule dedans-roule dehors », désigne les navires transportant des véhicules. Sources : autorités portuaires.

30 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Les ports de Rotterdam et d’Anvers

Espace portuaire Ch Ra Raffinerie TC Berendrecht St Stockage vracs liquides TC Delwaidedok Ch Ra Industrie chimique TC Doel Ch lng Terminal GNL Saeftinghedok St TC Terminal charbonnier Ch TC C Ch L St Kanaaldok M Terminal minéralier Escaut Ch Deurganckdok Ch A A TC Ch Terminal agro-alimentaire C Opel TC L TC Terminal à conteneurs Waaslandkanaal St L Churchilldok Ch TC TC M L Div Terminal à conteneurs (projet) Ro L Ch Div Div Div Ro Ro Div Ra Terminal roulier Ro Ch St C L Div Ra Div Ra L Marchandises diverses Div Canal Kallo Ch Ch Ch Ch Albert L Activités logistiques Ch Ch Div Centrale thermique 10 km Centrale nucléaire ANVERS

Hoek van Holland

TC St Ro Nieuw Waterway lng Ch Ro Ch M Maasvlakte TC C TC A TC Ra TC M Ro C Ra L Ra Canal Caland

Ch ROTTERDAM Europoort Ch Schiedam Div Vlaardingen Div St St M Div Div Div Mer du Nord Ro Div Ro St Ch Botlek St Pernis Meuse TC Div Ch M Ra TC St St Ch Ch Ra St Ch TC L A Ra Ch L Eemshaven Waalhaven 10 km

Conception et réalisation : Paul Tourret, ISEMAR, 2014, Droits réservés. son assise néerlandaise. Il peut se prévaloir d’un Les cuves de Rotterdam servent, avec celles d’Ams- rayonnement mondial. terdam et d’Anvers, au stockage physique des produits Rotterdam offre une interface portuaire qui rayonne pétroliers et chimiques négociés et échangés sur le sur tout le nord-ouest de l’Europe. C’est un port marché européen. Les vracs liquides représentent la de transit qui permet à tous les types de navires moitié des flux portuaires. des escales rapides dans des terminaux spacieux, Rotterdam est aussi devenu le plus gigantesque sans limite de taille. Des connexions ferroviaires et des ports à conteneurs d’Europe. En 2013, ce sont fluviales denses permettent aux marchandises d’irri- 11,62 millions d’équivalents vingt pieds (EVP) qui ont guer ensuite profondément le continent européen. été manipulés par ses portiques. Le transbordement Des navires collecteurs de petits tonnages (feeders) représente 36 % des flux, de nombreux conteneurs ne permettent également de répartir les cargaisons séjournant sur les quais que le temps de passer d’un dans les autres ports du Range nord-européen. porte-conteneurs océanique à un feeder de connexion Actuellement, les deux activités au cœur de l’économie locale – ou l’inverse. Le reste est acheminé, par fleuve du port de Rotterdam sont le pétrole et les conteneurs. ou par rail, vers l’intérieur du continent européen. Le port est en effet devenu le pivot de la distribution Bénéficiant d’un site d’accès rapide et profond, le port des produits pétroliers raffinés en Europe de l’Ouest. de Rotterdam a toujours eu une longueur d’avance

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 31 DOSSIER Les grands ports mondiaux

sur ses concurrents européens. Afin de la maintenir, grands ports, puisque celle-ci a été installée à Gand les autorités portuaires ont récemment décidé de dans les années 1950. Le port dispose toutefois de développer une nouvelle zone d’activité gagnée sur deux grandes et deux petites raffineries de pétrole, la mer et en partie consacrée au trafic de conteneurs. ainsi que de l’un des principaux pôles chimiques au À partir de 2015, les deux nouveaux terminaux de la monde. Pas moins d’une vingtaine de firmes inter- Maasvlakte 2 devraient progressivement doubler la nationales du secteur de la chimie sont présentes capacité de manutention de Rotterdam. autour de l’espace portuaire, concourant autant au Le dynamisme du port de Rotterdam a séduit de trafic portuaire qu’à la création de valeur ajoutée. nombreux acteurs du transport (maritime, ferroviaire, En fait, l’essentiel du succès d’Anvers repose sur la fluvial), mais aussi de grandes firmes transnationales maîtrise des savoir-faire d’un port commercial tradi- qui y ont installé tout autour de multiples entrepôts tionnel. Celui-ci peut se prévaloir d’une longue tradi- destinés à leurs stocks ou à leurs approvisionnements. tion, qui remonte à ses origines médiévales avec des acteurs portuaires fort anciens pour certains, comme Anvers : les natiens, des coopératives de dockers. Devenues un port commercial traditionnel des entreprises privées, ces structures sont des En miroir, le port belge d’Anvers peut paraître dans opérateurs efficaces de la manutention, du stockage une situation moins favorable. Le trafic y est moindre, et de la distribution de toutes sortes de produits de notamment parce qu’une grande partie des importa- niches – bois et papiers, aciers, fruits, véhicules, etc. tions de pétrole brut transitent par le voisin néerlan- Seule l’activité conteneurs du port, très capitalis- dais. En fait, Anvers est un port bien différent de tique, a échappé aux acteurs belges pour tomber aux Rotterdam. Sa situation géographique est davantage mains du groupe singapourien PSA International. contrainte, l’accès à la mer se faisant par l’estuaire Avec 8,6 millions d’EVP, le trafic de conteneurs d’Anvers néerlandais de l’Escaut dont les approfondisse- est le troisième d’Europe. Il dépasse en tonnage celui ments successifs ont dû être négociés avec La Haye. d’Hambourg et se rapproche du niveau de celui de En amont, l’Escaut ne présente que peu de possibi- Rotterdam qui bénéficie de l’apport d’une forte activité lités d’extension du port et même le canal Albert vers de transbordement (29 % à Anvers). La conteneurisa- l’Est souffre de la concurrence de l’axe mosan pour la tion anversoise rayonne sur la Belgique, l’Allemagne sidérurgie liégeoise. Le lien ferroviaire vers l’Allemagne et la France. La pénétration du marché français est n’a pas été modernisé et passe par les Pays-Bas. Ces ancienne. La moitié des flux conteneurisés au nord de derniers n’ont pas montré beaucoup d’entrain pour la Seine irait à destination du port belge. relancer la ligne de chemin de fer « Rhin d’acier », Une partie de la réserve de croissance des ports du malgré les demandes réitérées de la Belgique et une Havre et de Marseille se trouve donc dans la (re) décision de la Cour permanente d’arbitrage en 2005 conquête des positions anversoises. Anvers peut toute- qui soulignait les droits et devoirs des deux pays s’agis- fois s’appuyer sur sa grande connectivité et sur l’effi- sant de la modernisation de la ligne et de la protection cacité de ses acteurs à répondre aux demandes du des milieux sensibles qu’elle traverse. marché français en termes de qualité des services, de L’espace portuaire d’Anvers étant limité vers l’est prix et de fiabilité. C’est bien parce qu’Anvers est resté par la ville et la frontière néerlandaise, c’est donc à un port de commerce traditionnel ayant su s’adapter l’ouest, sur la rive gauche de l’Escaut non urbanisée, à la mondialisation qu’il maintient sa place éminente, que les derniers aménagements ont été réalisés. Une malgré la concurrence de Rotterdam, l’émergence de darse géante destinée à la conteneurisation a ainsi été Zeebrugge et le volontarisme français. construite, qui a nécessité la réalisation d’un coûteux tunnel ferroviaire sous le fleuve. Paul Tourret * En termes de développement industrialo-portuaire, * Docteur en géographie et directeur de l’Institut supérieur Anvers n’a pas bénéficié de la « sidérurgie sur l’eau », d’économie maritime (ISEMAR) à Nantes Saint-Nazaire, ces implantations sidérurgiques à proximité des responsable d’édition des Notes de synthèse (www.isemar.fr).

32 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Méga-ports : le basculement asiatique du commerce maritime mondial

Yann Alix * et Frédéric Carluer ** * Yann Alix est géographe des transports – délégué général Des premiers comptoirs commerciaux méditerranéens de la fondation Sefacil. il y a plus de 2 000 ans aux installations géantes ** Frédéric Carluer est économiste – NIMEC-UFR SEG – actuelles de la Chine continentale, la hiérarchie des à l’université de Caen. grands ports maritimes internationaux témoigne de la diffusion et de l’intensité de la mondialisation. L’Asie orientale et la zone Pacifique polarisent désormais plus des deux tiers des manutentions portuaires planétaires, ce qui est la preuve économique du basculement du monde. Enjeux économiques et logistiques structurent et animent une concurrence portuaire dorénavant globalisée. À l’image du continent africain, les pays émergents constituent les futurs marchés stratégiques à conquérir.

Le tournant du siècle a marqué une rupture Miroir fidèle de l’évolution des dynamiques multidimensionnelle que nous n’avons pas fini économiques mondiales, le transport maritime de cerner, tant d’un point de vue géopolitique des matières premières semble relativiser – conséquences du 11 Septembre – qu’écono- le poids des pays émergents face au monde mique – émergence d’un monde multipolaire. De développé. En 2012, la triade formée par l’Union nombreux analystes évoquent même un bascule- européenne, les États-Unis et le Japon a importé ment du monde tant la redistribution des cartes 2,26 milliards de tonnes de matières premières apparaît manifeste. De nos jours, la mondialisation contre 2,2 milliards pour le trio Chine-Inde-Corée de l’économie repose tout autant sur la révolution du Sud. Mais pour combien de temps encore ? En d’Internet que sur l’aptitude des États à maîtriser termes de tonnages totaux manutentionnés, huit les sillons maritimes et les interfaces portuaires. des dix premiers ports du monde sont dorénavant Plus de 80 % des échanges commerciaux plané- localisés en Chine continentale (Mainland China). taires s’effectuent en effet par voie maritime, et le Les manutentions portuaires conteneu- seuil des 10 milliards de tonnes métriques devrait risées constituent un autre élément permet- 1 être franchi en 2014 ou en 2015 . tant d’apprécier le poids croissant du transport maritime. Le conteneur, cette boîte métallique

1 UNCTAD, Review of Maritime Transport 2013, United Nations standardisée, révolutionne depuis soixante ans Edition, New York, Genève, 2013. les modalités de la production, de la transfor-

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 33 DOSSIER Les grands ports mondiaux

Les vingt premiers ports mondiaux en 2013 Une fois encore, l’Asie tire largement profit de la maritimisation de l’économie Millions mondiale. En 2013, le duo Shanghai-Singapour Port Pays de tonnes manutentionnait trente fois plus de conteneurs métriques que les ports du Havre et de Marseille. Sept des dix plus grands ports du monde en termes d’équi- Ningbo-Zhoushan Chine 809,8 valents vingt pieds (EVP) sont chinois, alors Shanghai Chine 776,0 qu’ils étaient seulement trois parmi les quatorze Singapour Singapour 560,9 premiers en 2000. Un seul mois d’activité du port de Shanghai représente une année de manuten- Tianjin Chine 500,6 tion conteneurisée de tous les ports subsahariens Guangzhou Chine 454,7 compris entre Dakar au Sénégal et Walvis Bay en Namibie 3. Qingdao Chine 450,0 Délocalisation industrielle et manufactu- Tangshan Chine 446,2 rière massive, croissance économique des pays Rotterdam Pays-Bas 440,5 émergents, optimisation des chaînes logistiques, tous ces éléments concourent à une augmenta- Dalian Chine 408,4 tion régulière et continue du transport maritime Yingkou Chine 330,0 international. À cela s’ajoutent des pratiques de Rizhao Chine 309,2 consommation toujours plus uniformisées avec la recherche d’un rapport coût-qualité qui arbitre Port Hedland Australie 288,4 en faveur d’une mondialisation accrue des Hong Kong Chine 276,1 systèmes de production. Gigantismes naval et portuaire constituent les signes les plus tangibles Qinhuangdao Chine 272,6 de cette orchestration logistique globalisée que Busan Corée du Sud 270,9 confirment toutes les grilles de lecture statis- tiques, qualitatives comme quantitatives. Shenzhen Chine 234,0 Xiamen Chine 191,0 Les dynamiques portuaires Anvers Belgique 190,8 South Lousiana États-Unis 187,8 Les ports au cœur de l’affirmation Port Kelang Malaisie 152,0 de la puissance chinoise Plusieurs indicateurs, parmi lesquels les Source : Autorités portuaires et Autorité du port de Rotterdam, 2014. statistiques maritimes et portuaires, permettent de dresser un panorama des échanges maritimes à l’échelle planétaire. Points de passage, de mation et de la diffusion des produits manufac- rupture et de transformation, les ports sont des turés 2. La rationalisation des pratiques maritimes portes d’entrée (gateways) vers les pays et et la mécanisation des manutentions portuaires les continents tout autant que des nœuds où se ont fortement contribué à la structuration de la connectent des systèmes multimodaux de trans- globalisation des échanges. Les transborde- port chargés d’irriguer les territoires les plus ments stratégiques aux carrefours des principales densément peuplés comme les plus reculés. artères maritimes sont les nœuds névralgiques de la toile conteneurisée planétaire. 3 Yann Alix, « Conteneurisation des marchandises convention- nelles. Enjeux stratégiques et opérationnels », in Yann Alix et 2 Marc Levinson, The Box: How the Shipping Container Made Romuald Lacoste, Logistique et transport des vracs, Éditions the World Smaller and the World Economy Bigger, Princeton Management et Société (EMS), Cormelles-le-Royal, 2013, University Press, Princeton, 2006. p. 247-271.

34 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Le chantier d’élargissement du canal de Panama, ici à Cocoli du côté Pacifique de la nouvelle voie interocéanique, accuse un important retard. Sa mise en fonction, prévue en 2016, pourrait avoir un impact à moyen et long termes sur les flux de fret maritime en provenance d’Asie. © AFP / Rodrigo Arangua : 2014

Des villes-monde italiennes aux cités l’espace tout en se concentrant dans le temps. hanséatiques, de l’hégémonie britannique à la Tonnes métriques et conteneurs sont désormais domination mondiale des États-Unis, les villes devenus les indicateurs de la puissance des cités portuaires sont apparues au fil de l’histoire comme portuaires, ou plus exactement des mégalopoles les révélateurs d’une mondialisation toujours portuaires, dans un univers marchand de plus en plus inclusive. Bruges, Venise, Anvers, Gênes, plus fluide et ouvert. Amsterdam, mais aussi Lübeck et Lisbonne plus Le tableau ci-contre met en exergue la ponctuellement, ont laissé leur place à Londres, boulimie énergétique et sidérurgique chinoise. elle-même détrônée après un siècle de domination Les treize premiers ports chinois du classe- par New York. De nos jours, Shanghai et Dubai revendiquent leur nouvelle puissance autant par ment concentrent à eux seuls 60 % des tonnages la verticalité de leurs gratte-ciel que par leurs métriques manutentionnés à l’échelle plané- kilomètres linéaires de quais à conteneurs. taire. Les seuls minerais de fer ont représenté 820 millions de tonnes d’échange en 2013 5, ce Depuis la fin de la Seconde Guerre qui a d’ailleurs permis l’apparition du premier mondiale, les échelles de taille, de volume et port d’exportation du monde dans le classement de valeur soulignent une globalisation quasi continue. Dès 1979, le géographe André Vigarié – Port Hedland en Australie. parlait de « la maritimisation croissante de l’éco- nomie mondiale contemporaine où, seul, le 4 André Vigarié, Ports de commerce et vie littorale, Hachette, navire actuel permet de triompher de l’espace- Paris, 1979. coût » 4. Depuis le xive siècle et la maîtrise de la 5 Il est à noter que pour les quatre premiers mois de l’année 2014, un nouveau record historique a été franchi avec plus de navigation commerciale au long cours, « l’éco- 300 millions de tonnes de minerai de fer manutentionnées dans nomie-monde » n’a jamais cessé de se dilater dans les ports chinois. (Source : Douanes chinoises.)

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 35 DOSSIER Les grands ports mondiaux

La demande continue en pétrole de la part de encore transporter entre 15 et 25 % de boîtes vides la Chine risque de consolider dans les prochaines selon les routes maritimes. années sa mainmise sur les produits pondéreux Hong Kong, Singapour et Jebel Ali (Dubai) et stratégiques. Le pétrole et ses produits dérivés aux Émirats arabes unis constituent les plus permettent encore à Rotterdam d’émerger dans importants terminaux de transbordement pour le classement mondial comme la principale accueillir des porte-conteneurs de 400 mètres porte d’entrée ouest-européenne, en concurrence de long et d’une capacité de 18 000 EVP reliant e avec le port belge d’Anvers, classé 18 devant l’Europe et l’Asie via le canal de Suez. D’autres le seul port nord-américain encore présent dans terminaux spécialisés comme Tanger et Algésiras le classement, South Louisiana. En Asie, Port (Méditerranée), Kingston et Caucedo (Caraïbes) Kelang, Busan et surtout Singapour tirent autant ou encore Colombo (Sri Lanka) et Durban partie du commerce planétaire des matières (Afrique du Sud) profitent de situations géogra- premières que d’une très grande stimulation des phiques et nautiques privilégiées pour tirer égale- échanges intra-asiatiques et intra-Pacifique. ment profit de ces logiques de concentration et d’éclatement des flux conteneurisés. La systématisation du conteneur Le classement révèle qu’en dehors de Douze ports asiatiques se retrouvent l’attractivité économique croissante de la Chine dans le classement des 15 premières places et d’une polarisation stratégique sur la zone portuaires conteneurisées en 2013. La conte- Asie-Pacifique, seuls Dubai, et le triptyque neurisation est devenue la clef de voûte d’une hanséatique Anvers-Rotterdam-Hambourg 6 sont mondialisation reposant sur des systèmes de présents. De facto l’Amérique latine, le conti- production, de transformation et de distribu- nent africain, le sous-continent indien et le géant tion hyperconcurrentiels. La carte des échanges russe, soit plus de la moitié des habitants du planétaires se redessine au gré des choix straté- monde, sont occultés du classement. giques des armements maritimes qui servent eux-mêmes les desseins logistiques des grandes Vers une marginalisation firmes manufacturières et industrielles trans- américano-européenne nationales. En Chine, 150 millions de boîtes Le tableau de la page 38 reprend les tonnages ont été manutentionnées sur les terminaux des totaux des 10 premiers ports mondiaux au moment cinq premiers ports. Rappelons que le port de où la Chine intègre l’Organisation mondiale du Shanghai est passé de 0,5 million d’EVP en 1990 commerce (11 décembre 2001). Nagoya (6e) et à 6,3 millions en 2000, puis à 29,5 millions Yokohama (10e) n’avaient alors pas encore subi en 2010 et finalement à 33,6 millions d’EVP l’impact d’une décennie d’atonie économique en 2013, soit l’équivalent du total actuel des cinq nippone, tandis que Rotterdam restait le premier premiers ports européens. port polyfonctionnel du monde. Avant le retour La part décroissante des coûts de transport de Hong Kong dans le giron de la Chine en 1997, et de logistique dans le prix final des produits est cette ville-monde servait de relais portuaire straté- le résultat des économies d’échelle obtenues grâce gique pour la Chine méridionale, et Busan tirait à l’usage de plus en plus généralisé du transport bénéfice de la croissance coréenne tout autant maritime et des infrastructures portuaires. Un que de son offre de services au marché chinois maillage planétaire s’articule autour de carrefours compris entre Pékin et la frontière coréenne. stratégiques de transbordement où se rencontrent L’évolution du classement des dix princi- routes intercontinentales, segments sous-régio- paux terminaux à conteneurs entre 1970 et 2010 naux et services de collectes encore plus ramifiés. de la page 39 met quant à elle en perspective Le transbordement est devenu l’outil indispen- plusieurs tendances. sable pour réduire les déséquilibres dans les échanges commerciaux internationaux. Pourtant, 6 Anvers est hors classement (en 16e position) avec 8,7 millions les armements de lignes régulières reconnaissent d’EVP en 2013.

36 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Les 100 premiers ports de marchandises dans le monde (2013)

Trafic des conteneurs (en millions d’EVP *)

Santos

32,5 20 10 5 1

Les 15 premiers ports (en millions d’EVP *)

1. Shanghai (Chine) 33,6 2. Singapour (Singapour) 32,2 3. Shenzhen (Chine) 23,3 4. Hong Kong (Chine) 22,4 5. Busan (Corée du Sud) 17,7 6. Ningbo (Chine) 17,4 New York / New Jersey 7. Qingdao (Chine) 15,5 8. Guangzhou (Chine) 15,3 9. Dubai (EAU) 13,6 10. Tianjin (Chine) 13,0 11. Rotterdam (Pays-Bas) 11,6 12. Dalian (Chine) 10,9 Los Angeles 13. Port Klang (Malaysie) 10,4 Long Beach 14. Kaohsiung (Taïwan) 9,9 15. Hambourg (Allemagne) 9,3

* Équivalent vingt pieds.

Rotterdam Hambourg Anvers Brême

Busan Tianjin Shanghai Qingdao Ningbo Guangzhou Kaohsiung Shenzhen Hong Kong

Laem Hô-Chi-Minh-Ville Dubai Chabang Djedda Jawaharlal Nehru (Bombay) Colombo

Port Klang Singapour Durban Tanjung Pelepas

Source : Containerisation International « Top 100 ports 2014 », www.lloydslist.com/ll/sector/containers/ Projection Waterman « Butterfly ». Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 37 DOSSIER Les grands ports mondiaux

Les dix premiers ports mondiaux en 2002 États-Unis. Singapour, Hong Kong et Kaohsiung (Taïwan) affirment leur statut de plaque tournante Millions de la conteneurisation mondiale en optant pour la Port Pays de tonnes multiple manutention des boîtes afin d’optimiser métriques les rotations entre les plus grands porte-conte- neurs et une myriade de petits navires collecteurs Rotterdam Pays-Bas 321,8 (feeders). À cette époque, les ports de la Chine Singapour Singapour 308,9 continentale sont en phase de décollage. Ils restent encore desservis par des navires de moindre Shanghai Chine 264,0 taille du fait du manque d’adaptation de leurs South Louisiana États-Unis 235,1 infrastructures au gigantisme naval qui s’impose Hong Kong Chine 192,5 sur les routes du Pacifique et entre l’Europe et l’Asie. Le plus grand porte-conteneurs de la fin Nagoya Japon 144,2 des années 1990 contient alors quatre fois plus de Anvers Belgique 131,6 boîtes que le plus grand du début des années 1980.

Kaohsiung Taïwan 129,4 l Le tournant du siècle voit l’irruption des ports chinois dans le classement grâce à de colossaux Busan Corée du Sud 115,0 investissements publics et l’entrée d’opérateurs Yokohama Japon 110,3 privés de manutention sur les terminaux, notam- ment à Shanghai et à Shenzhen. Les deux têtes Source : Le Marin, 2014. de pont californiennes de Los Angeles-Long Beach bénéficient des consolidations ferroviaires l La situation qui prévalait en 1970 montre trois à double-empilement de conteneurs qui irriguent ports britanniques – il n’y en a plus aucun une une bonne partie de l’arrière-pays nord-améri- décennie plus tard – aux côtés de quatre ports cain. La présence de Rotterdam et de Hambourg américains, dont deux sur la côte Atlantique avec confirme la puissance économique de la triade New York-New Jersey (NY-NJ) et Virginia. La (Amérique du Nord, Europe, Asie) dans la struc- route maritime transatlantique concentrait alors ture des échanges de produits manufacturés conte- plus de trafic à elle seule que toutes les autres neurisés. Au lendemain de la fin de la guerre froide, routes maritimes transcontinentales réunies. La l’intégration de plusieurs anciens pays du bloc mécanisation des manutentions portuaires et la soviétique dans l’espace économique européen standardisation des services aux porte-conte- profite particulièrement à Hambourg, alors que neurs révolutionnent à cette époque les relations Rotterdam intensifie ses connexions fluviales via maritimes entre l’Amérique du Nord et l’Europe. le système logistique du Rhin et de ses affluents. L’espace-temps se raccourcit, les productivités l Le classement de 2010 montre une formidable augmentent et les systèmes logistiques s’affinent. accélération des flux et des volumes. Les quatre La présence de Yokohama dans le classe- premiers ports manutentionnent plus de boîtes ment matérialise l’affirmation économique que l’ensemble des dix premiers ports en tête nippone sur le plan international. Au Japon, un du classement une décennie plus tôt. Les huit organisme d’État a même été créé en 1967 pour premiers sont asiatiques, dont cinq se trouvent accompagner la révolution portuaire conteneu- en Chine continentale. Les terminaux chinois risée, ce qui a notamment permis à Kobe – qui présentent dorénavant les niveaux d’équipe- a su systématiser l’usage du conteneur dans ment les plus performants au monde. Ils offrent la gestion du cabotage national – de suppléer des cadences optimales pour servir en direct les Yokohama dans le classement dès 1980. géants des mers. l Les années 1980 et 1990 marquent le bascule- L’efficacité de la stratégie de transbordement ment progressif du trafic de l’Atlantique vers le de Dubai permet plus de 13 millions de mouve- Pacifique. Los Angeles déclasse alors NY-NJ aux ments annuels. La cité-État profite d’une localisa-

38 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Les dix premiers ports à conteneurs du monde (entre 1970 et 2010)

1970 1980 1990 2000 2010 Volume des échanges (millions d’EVP) Singapour Shanghaï 1er

e Singapour 2 New York

Busan Hong Kong 0,2 2 30 3e Oakland Hong Kong 4e Shenzhen Rotterdam Origine

e Kobe Busan 5 Liverpool Kaohsiung Amérique

6e Tilbury Ningbo Europe Asie 7e Brême Guangzhou Moyen-Orient 8e Hambourg Qingdao Yokohama Los Angeles

9e Belfast Dubaï

Kobe e Seattle Rotterdam 10 New York

Long Virginia Anvers Beach Keelung

Source : compilation Yann Alix, d’après Fondation Sefacil, 2014 Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014 tion stratégique au cœur de la péninsule Arabique, trielles et manufacturières induites ou les à courte portée des marchés du sous-continent conséquences sociales, sociétales et environne- indien et du pourtour de l’océan Indien. Rotterdam, mentales de l’activité des grands ports doivent dixième port mondial en 2010, perd une place aussi être prises en compte, même si la mise en en 2013 mais résiste toutefois avec plus de place d’indicateurs fiables, durables et surtout 11 millions de conteneurs manutentionnés, confir- comparables s’avère compliquée pour estimer mant son statut d’incontournable porte d’entrée les effets d’entraînement des ports sur leur maritime vers l’espace économique européen. hinterland et au-delà... Concernant le prochain classement Dès le milieu des années 1990, le port de en 2020, la montée en puissance des économies Vancouver évoquait des retombées économiques émergentes brésilienne et indienne et le dévelop- sur sa région de 1 000 dollars canadiens par conte- pement de plateformes de transbordement straté- neur traité sur ses terminaux. L’Union maritime giques en Méditerranée ou dans les Caraïbes et portuaire du Havre (UMEP) estime quant à pourraient permettre à certains ports « non elle que les activités portuaires, industrielles et triadiques » d’y prendre place. logistiques du port du Havre pèsent pour 40 % de l’économie régionale. Le port de Rotterdam a indiqué que l’activité des 1 100 employés de Mise en perspective l’administration portuaire était à l’origine de géopolitique 87 000 emplois directs. Les statistiques chinoises établissent des corrélations entre le nombre Les effets d’entraînement d’emplois industriels et les tonnages de minerai L’analyse de la conteneurisation et du de fer importés sur ses terminaux spécialisés. tonnage total présente un instantané de la Même chose dans les provinces australiennes mondialisation des échanges dans une approche d’exportation de charbon qui cherchent à déter- somme toute très quantitative. La création de miner les externalités positives de l’extraction, valeur ajoutée logistique, les retombées indus- du transport et de la logistique dans une approche

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 39 DOSSIER Les grands ports mondiaux

Les cinq premières entreprises sur l’importance du maillon portuaire dans la de manutention conteneurisée en 2013 fluidité des chaînes de valeur et de transport 7.

Opérateur mondial Pays Millions La dimension stratégique de terminaux d’origine d’EVP Pour les États, les ports présentent une forte dimension stratégique et politique. Ce constat Hutchison Whampoa Limited Hong Kong 78,3 est encore plus vrai dans les pays en dévelop- PSA Terminals Singapour 61,8 pement où une part très importante des recettes Cosco Pacific Limited Chine 61,3 douanières provient des ports. Paradoxalement, les nouveaux modèles économiques et finan- Dubai Port World Dubai 55,0 ciers de la mondialisation, avec notamment la APM Terminals Danemark 36,3 conteneurisation, ont accéléré les transferts de responsabilités opérationnelles, commerciales Sources : sites Internet des compagnies, compilation fondation Sefacil, 2014. et financières de la sphère publique aux opéra- teurs privés spécialisés 8. C’est même parfois le intégrée. Quant aux autorités portuaires de cas de la sécurité, par exemple le scanning des Hong Kong et de Singapour, elles se disputent conteneurs qui est de plus en plus fréquemment désormais le statut convoité de premier port à sous-traité ou co-traité par la puissance publique valeur ajoutée logistique du monde. à des opérateurs privés. Une nouvelle forme de Des indicateurs qualitatifs d’appréciation gestion des terminaux portuaires s’impose dans plus « englobants » ont aussi été élaborés. Ainsi le monde avec une véritable marchandisation des l’index de connectivité maritime (Liner Shipping services et des opérations portuaires 9. Connectivity Index, LSCI) de la Conférence des En 1996, des sénateurs américains, mais Nations Unies sur le commerce et le développe- également Hillary Clinton alors dans l’opposi- ment (CNUCED) cherche à qualifier, grâce à cinq tion, se sont opposés à la prise de contrôle par critères, le degré d’intégration d’un port et d’une les Émiriens de terminaux à conteneurs améri- nation dans l’ensemble des relations maritimes cains suite au rachat de P&O Ports (Australie) internationales. Il permet de hiérarchiser diffé- par Dubai Ports World (DP World). Six ports remment les interdépendances entre nations dans étaient concernés, dont l’emblématique la dynamique des échanges commerciaux par New York-New Jersey. En 2008, l’investisse- voie maritime. Sur ce point, la Chine ne cesse ment du chinois Cosco Pacific Limited dans d’améliorer son degré de connectivité maritime, le port grec du Pirée par le biais d’une conces- grâce au rôle essentiel que jouent ses interfaces sion de trente-cinq ans suscita également de portuaires dans son développement économique. nombreux remous politiques. Porte d’entrée Le Logistics Performance Index (LPI) de la stratégique de l’Europe communautaire dont Banque mondiale mesure quant à lui une perfor- il est aussi la fenêtre sur les Balkans, le port du mance globale de la chaîne logistique intégrée Pirée est devenu un élément central de la diplo- avec la prise en compte, en amont, des services matie économique de Pékin – comme l’a montré afférents et surtout, en aval, du traitement d’une la présence du président chinois Hu Jintao à marchandise importée ou exportée dans un port. Athènes et à Bruxelles au moment de la conclu- Les indicateurs LSCI et LPI insistent tous deux sion de l’opération. La défense de la souveraineté nationale 7 Jan Hoffmann, « Corridors of the Sea: An Investigation Into a même été brandie quand des géants comme Liner Shipping Connectivity », in Yann Alix (dir.), Les Corridors DP World ont investi dans le port stratégique de transport, Éditions Management et Société (EMS), Cormelles- le-Royal, 2012, p. 257-262. 8 Frédéric Carluer (dir.) Sécurisation et facilitation de la chaîne logistique globale. Les impacts macro et microéconomiques de 9 Sur la place croissante du secteur privé dans l’activité et la la loi américaine « 100% scanning », Éditions Management et gestion des ports, voir la contribution de Gaëlle Guéguen- Société (EMS), Cormelles-le-Royal, 2008. Hallouët dans ce dossier.

40 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Ò POUR ALLER PLUS LOIN

Le déclin des ports maritimes français

La France n’a pas de ports proportionnés à son avec 8,9 millions, Anvers avec 8,6 millions et même rôle effectif dans le commerce mondial. En termes Brême-Bremerhaven avec 6,1 millions d’EVP. Le de volume de trafic total, les ports français ne sont port de Marseille est dépassé par ses concurrents qu’au cinquième rang des ports de tous les États de méditerranéens immédiats – avec 1,1 million d’EVP l’Union européenne, et même au septième rang pour contre 2,1 pour Gênes ou 1,8 pour Barcelone –, les seuls trafics conteneurisés. sans parler des ports d’Espagne ou d’Italie branchés sur la grande route Est-Ouest : 4,1 millions d’EVP à Une position en recul Algésiras en 2012, 4,5 à Valence, 2,7 à Gioia Tauro. Trop au sud, la France ne peut profiter des hubs de Le premier port français, Marseille, ne cesse de massification du Nord, trop au nord, elle ne peut chuter dans la hiérarchie européenne. Il a même accrocher les hubs d’interchange du Sud. perdu son rang de premier port méditerranéen au profit d’Algésiras (Espagne), alors qu’il fut un temps Plusieurs handicaps le deuxième port européen derrière Rotterdam – avec plus de 100 millions de tonnes en 1973 –, pouvant Comme souvent, les raisons de cette situation sont se targuer à l’époque du titre d’Europort du Sud. complexes et procèdent d’un faisceau entremêlé de Quarante ans plus tard, le trafic marseillais plafonne handicaps, que beaucoup voudraient simplifier, voire entre 80 et 90 millions de tonnes. caricaturer à l’excès. Cette approche facile est dange- reuse, car elle pousse à des réactions sectorielles L’ensemble des ports de France métropolitaine, qui ou ponctuelles dont les effets sont, par définition, avaient atteint un premier record historique avec d’ampleur très limitée. 330,5 millions de tonnes en 1979, ont ensuite stagné, pour connaître un étiage très faible en 1983 Tout d’abord, rappelons que les ports en France sont avec 266,6 millions de tonnes. Ils se sont ensuite longtemps restés sous la tutelle de l’État. Il s’agit progressivement relevés pour atteindre un nouveau d’une tradition forte, nourrie autrefois du mercanti- record historique en 2008. Mais les dernières lisme colbertiste, justifiée pendant la révolution indus- années ont connu une lourde rechute avec trielle par les idées généreuses du saint-simonisme 345 millions de tonnes en 2011 et 328 millions – les ports sont des investissements collectifs à forte en 2012, dans une conjoncture économique, il est capacité d’induction qu’il convient de répartir équita- vrai, particulièrement morose. blement sur le territoire national –, puis relayée plus récemment par le rattrapage industriel et l’aménage- Les trafics conteneurisés, les plus stratégiques dans ment du territoire qui furent au cœur des missions de le contexte de la mondialisation, sont sous-dimen- l’État durant les Trente Glorieuses. La loi de 1965 sur sionnés dans les ports de France. Ils ont décollé l’autonomie des ports principaux constitue l’apogée tardivement, avec une faible progression dans de cette présence étatique 1. Elle a permis de doter les années 1980 et le début des années 1990. les grands ports d’infrastructures répondant aux L’augmentation a ensuite été sensible, passant enjeux des transports modernes et des industries de 13 millions de tonnes en 1992 à 39,1 millions lourdes « bord à quai » – en particulier pour les trois de tonnes en 2012. Mais le retard pris est difficile « majors », Marseille, Le Havre et Dunkerque. à rattraper. Le Havre, premier port français pour les conteneurs (2,3 millions d’EVP en 2012), est large- ment distancé par les ports majeurs de la rangée nord-européenne (Northern Range), notamment 1 En 1965, on comptait 6 ports principaux autonomes avant le changement de statut du port de La Rochelle-Pallice consécutif au Rotterdam avec 11,6 millions d’EVP, Hambourg décret de 2004, qui en a donc créé un septième.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 41 DOSSIER Les grands ports mondiaux

L’action des pouvoirs publics s’est heurtée à de pour les GPM, puisque l’un des objectifs de la loi de nombreuses critiques : lourdeur de la gestion, juillet 2008 était d’obliger les ports à céder leur outil- autonomie très relative, manque de concertation lage, et les mains-d’œuvre associées, à des entre- avec les acteurs locaux, réduction de l’effort aux outils prises spécialisées. techniques sans réelle prise en compte de l’anima- Les grands ports maritimes ont donc cessé d’être tion commerciale. C’est oublier que l’action de l’État des « ports-outils » – mettant à disposition leur s’est aussi traduite par une très sensible progres- personnel et leur outillage à des manutentionnaires sion des trafics qui sont passés de 147,6 millions afin qu’ils réalisent leurs opérations commerciales – de tonnes en 1965 à 295,2 millions de tonnes pour devenir en grande majorité des « ports-proprié- en 1973, dont 88,4 % pour les ports autonomes. taires » ou des « ports-aménageurs ». Il s’agit d’une C’est également faire l’impasse sur la recherche modification profonde des comportements dont la constante d’une coresponsabilité locale de la gestion portée n’est pas encore complètement appréciable, portuaire, incarnée par les chambres de commerce car elle a surtout révélé la faiblesse des opérateurs qui tiennent les rênes de la gestion courante et des nationaux ou leur dépendance à l’égard des grands outillages pour les ports non autonomes. groupes étrangers. En fait d’interventionnisme étatique, ce serait plutôt Les ports français sont également le reflet de la d’inconstance des efforts qu’il faudrait parler, les faible présence du pavillon national dans le transport ports du nord de l’Europe, souvent de gouvernance maritime mondial. La France, comme pôle proprié- locale, étant soutenus par leur État respectif avec taire, ne disposait que de la 26e flotte mondiale bien plus d’efficacité et d’ambition. On sait qu’en au 1er janvier 2012 – avec 11,2 millions de tonnes France la situation a évolué depuis quelques années de port en lourd (tpl) 2, dont près de 70 % sous en faveur d’une réelle décentralisation, les plus petits pavillon étranger. Elle profite de l’indéniable atout ports étant transférés aux départements en 1983, d’abriter le troisième groupe mondial de transport les autres ports non autonomes passant sous des maritime par conteneur CMA-CGM, mais ce dernier tutelles diverses, en majorité régionale, aux termes est moins engagé dans les terminaux que certains de la loi n° 2004-809 du 13 août 2004 relative aux de ses concurrents, comme Maersk avec sa filiale libertés et responsabilités locales. La loi du 4 juillet APMT. Le groupe CMA-CGM a d’ailleurs vendu 49 % 2008 a en outre modifié la gouvernance des ports de sa filiale Terminal Link au chinois China Merchants autonomes, promus grands ports maritimes (GPM). en 2013. Sur un tout autre segment du marché, La présence significative des collectivités territo- celui des vracs secs, le groupe belge SEA-invest est riales dans les structures de décision – conseil de un leader incontesté depuis son rachat de Saga surveillance – apparaît désormais plus conforme Terminaux Portuaires. Il profite désormais du fonds au rôle qu’elles jouent dans le financement des de commerce français. Il apparaît toutefois bien peu équipements et aux compétences élargies des GPM probable qu’il soit prêt à le développer aux dépens en matière d’aménagement et de développement de ses ports d’origine. durable de leur domaine portuaire. Les critiques souvent faites à l’égard des « corps La fin d’une ambition intermédiaires » des places portuaires – dockers et Finalement, ce sont les stratégies mises au point entreprises spécialisées – ont finalement été enten- pendant les Trente Glorieuses qui ont fait long feu. dues et ont entraîné des réformes, imprégnées par la À l’époque, les pouvoirs publics estimaient que les philosophie libérale en vigueur dans les institutions ports allaient devenir de véritables pôles de crois- européennes. Les dockers, par exemple, sont rentrés sance, à partir de l’industrie lourde et de l’énergie dans le rang du droit commun du travail, en devenant importée. Mais la crise pétrolière en 1973-1974 et la salariés de leurs entreprises de manutention (loi du 9 juin 1992). L’unité de commandement des 2 Une unité de mesure de la capacité de charge des navires exprimée opérations de manutention a été encore renforcée en tonnes métriques.

42 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 conversion massive du système énergétique français statistiques sur les « fuites » de trafic à propos des à la production d’électricité nucléaire ont cassé la destinations ou origines dont le mode de transport courbe d’envolée des importations de pétrole brut, devait être maritime, on estimait que 8,8 % de ce sans qu’elle soit compensée par le recours à la filière type d’importations (en tonnage, mais 31,8 % carbo-énergétique. Depuis, la dynamique industrielle en valeur) et 12,8 % des exportations (26,5 % en a été brisée ou s’est redirigée vers des secteurs moins valeur) passaient une frontière terrestre pour être gourmands en déplacements maritimes massifs. traités par des ports étrangers. Ce qui équivalait en Les ports français ont alors manqué la révolu- tonnage à près de 25 millions de tonnes. Depuis, ces tion logistique de la conteneurisation, même si fuites ont certainement dû progresser en raison des l’on peut faire état de quelques succès ponctuels facilités qu’offre le marché unique. De nos jours, ce – Le Havre dans la foulée de Port 2000. Le manque serait près de 85 % des flux conteneurisés du nord de couplage des ports avec des axes puissants de et de l’est de la France – et peut-être la moitié de pénétration continentale n’a rien arrangé. Un bon ceux de l’Île-de-France – qui seraient traités par le tiers de la France – le Nord, l’Est et le Centre-Est – seul port d’Anvers. se tourne toujours vers la pente « naturelle » des Jacques Guillaume * ports du Benelux. En 1992, dernière date pour laquelle l’administration des douanes a produit des * Professeur émérite de l’université de Nantes. de Djibouti, dont 80 % des flux concernent toujours plus les prestations globales de la l’Éthiopie enclavée. D’autres polémiques ont chaîne de valeur logistique intégrée. De la aussi surgi lorsque le groupe français Bolloré a performance du terminal à la performance du obtenu des concessions portuaires dans certains port en passant par la performance de la chaîne pays de l’Afrique subsaharienne, anciennes de services, une imbrication « alignée » des colonies françaises. optimisations permet de mesurer la robustesse Les cinq principales entreprises privées de et la compétitivité de tous les maillons consti- 11 manutention contrôlent à elles seules presque tuant une solution de transport . 300 millions de mouvements, soit environ 45 % Le rattrapage portuaire des pays émergents du total mondial en 2013 (voir tableau p. 40). ou à fort potentiel atteste l’exacerbation de la Les trois premières sont asiatiques – Hutchison compétition entre les acteurs privés spécialisés, Whampoa Limited de Hong Kong, Cosco sans oublier le positionnement capitalistique Pacific Limited de Chine et PSA Terminals de des fonds de pension ou des banques d’inves- Singapour –, suivies par l’émirien DP World qui tissement – à l’instar de l’EXIM Bank chinoise. étend ses compétences sur tous les continents Nouvelles dynamiques au Brésil, en Inde, en dans 65 terminaux. APM Terminals appartient Amérique centrale et dans les Caraïbes avec au groupe danois A.P. Møller 10 et opère 72 termi- l’ouverture du canal élargi de Panama en 2016, naux dans 67 pays différents. le marché portuaire mondial s’annonce très actif Plus que les ports eux-mêmes, ce sont dans les prochaines années. Sur la seule pénin- désormais les performances des terminaux et sule Arabique, pas moins de 20 millions d’EVP de leurs opérateurs qui sont prises en compte de capacités supplémentaires devraient être par les armateurs, chargeurs et intégrateurs inaugurés avant 2020. logistiques. Des indicateurs précis mesurent À Gwadar, dans la province pakistanaise le triptyque productivité-fiabilité-qualité des du Baloutchistan, les ambitions chinoises de opérations sur chaque terminal pour optimiser

11 Brian Slack, « Corporate Realignment and the Global Imperatives of Container Shipping », in David Pinder et Brian 10 A.P. Møller est également propriétaire de Maersk Line, le plus Slack (dir.), Shipping and Ports in the Twenty-first Century, important armement de lignes régulières du monde. Routledge, Londres, 2004, p. 25-39.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 43 DOSSIER Les grands ports mondiaux

construire un port en eau profonde à la frontière Américains sont déjà en concurrence pour servir avec l’Iran ont entraîné des tensions avec les les ambitions portuaires africaines. autorités indiennes qui craignent un encercle- lll ment géostratégique 12. Au sud du Sahara, la forte croissance de la population d’ici à 2050 L’objectif des méga-ports est de générer devrait entraîner une mise aux normes interna- toujours plus de revenus en augmentant les tionales des services portuaires et logistiques volumes et les valeurs traités sur leurs termi- afin de servir la croissance économique de tout naux, au sein de leurs espaces fonciers et de leurs le continent. Chinois, Européens, Émiriens mais territoires commerciaux irrigués par des corri- aussi Indiens, Brésiliens, Indonésiens ou encore dors logistiques performants. Dotés d’une taille critique, ils représentent des économies-monde interconnectées qui révèlent les immenses 12 Yann Alix, « Gwadar Corridor as a New Strategic Gateway for déséquilibres commerciaux d’un monde multi- Central Asia Landlocked Countries? », 4th International Political Science Conference. April, 23th and 24th Almaty. Kazakhstan, à polaire dans lequel une bonne moitié de la paraître en 2014. planète est laissée de côté. n

Géopolitique, le débat une émission présentée par Marie-France Chatin

samedi et dimanche à 20h (heure de Paris, antenne monde) samedi à 17h, dimanche à 18h (TU, antenne africaine) rfi.fr Aurélia Blanc

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44 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Ò POUR ALLER PLUS LOIN

Singapour, interface des échanges globaux

À bien des égards, Singapour est un territoire portuaire de Jurong, formée par le rassemblement de d'exception. L'île est une ex-colonie britannique sept îles, est entièrement consacrée à la pétrochimie. 1 émancipée de la Malaisie indépendante en 1965 . La seconde spécialité de Singapour est le trans- Peuplée très majoritairement de Chinois mais riche bordement de conteneurs. Dès l'émergence de la de diverses cultures (Malais, Indiens, Occidentaux…), conteneurisation en Asie, le port a été inclus dans Singapour est devenue l’une des principales places le service des lignes régulières. Il est devenu un d'affaires du monde globalisé, notamment grâce à gigantesque carrefour maritime sur l'axe Europe-Asie ses activités maritimes. Cette fonction économique tout autant que pour les marchés régionaux – entre à haute valeur ajoutée s'appuie sur les activités les pays de l’Association des nations de l’Asie du portuaires du territoire, à la fois pivot des grandes Sud-Est (Association of Southeast Asian Nations, routes maritimes et zone de jonction de plusieurs ASEAN), l’Australie, l’Inde, l’Afrique de l'Est… sphères économiques régionales. Le transbordement a pris une très grande ampleur. L'ancien relais de la route des Indes et place forte 85 % des 32 millions d'EVP annuels sont traités par militaire se situe à l'extrémité sud du long détroit de deux zones de terminaux : les plus anciens (Tanjong Malacca (600 km). Sa partie orientale est le détroit Pagar, Keppel, Pulau Brani), proches du centre-ville, de Philips, porte de la mer de Chine du Sud, particu- et la nouvelle grande zone plus profonde de Pasir lièrement étroit entre Singapour et l'archipel indoné- Panjang. Une troisième zone est en projet (Tuas). sien de Batam (2,5 km). Ce lieu de passage majeur D’ici la fin de la prochaine décennie, les activités du transport maritime international voit transiter de transbordement devraient être transférées des chaque année un nombre très élevé de navires – plus anciens terminaux vers ce nouveau site gagné en de 78 000 en 2013. C'est d'ailleurs en tant que port partie sur la mer. de ravitaillement en carburant maritime (soutage) L'emprise de l'État sur les grandes entreprises que Singapour s’est spécialisé (42,5 millions de nationales, notamment au travers du fonds souve- tonnes par an). rain Temasek, constitue l’une des particularités Avec 700 km² et 5 millions d'habitants, le terri- de Singapour, alors qu’y règne par ailleurs un toire de Singapour est trop petit pour constituer un grand libéralisme économique. Dans le secteur marché à lui seul. En revanche, sa position géogra- maritime, outre l'armement international APL-NOL phique et son ouverture économique ont été fructi- et les constructeurs navals Keppel et Sembcorp, fiées au maximum. Son rôle de plateforme relais Temasek contrôle l'entreprise de manutention PSA des marchandises s'est d'abord effectué autour du International, leader mondial du secteur ayant des raffinage pétrolier. Lancée en 1960, cette activité positions sur tous les continents. À l’origine opérateur a pris une grande ampleur puisque Singapour est unique des terminaux du port, PSA s'est ouvert à des devenue l'un des principaux pôles pétroliers de partenariats avec certains gros opérateurs des lignes l’Asie, important du brut du Moyen-Orient et expor- régulières, comme l’italo-suisse MSC et le chinois tant des produits raffinés vers l'Afrique de l'Est, Cosco, qui disposent désormais de terminaux. l'Asie du Nord-Est et l'Australie. L'île a su développer Le rôle de Singapour comme carrefour des échanges d'énormes capacités de stockage de vracs liquides, à internationaux – aujourd’hui pour les véhicules neufs, l’instar de Rotterdam en Europe. La zone industrialo- demain pour le gaz ? – s’est désormais étendu à toute la sous-région du détroit de Philips. En 1 Sur Singapour, voir Sophie Boisseau du Rocher, « Singapour : une Malaisie, le terminal à conteneurs de Tanjung Pelepas cité globale en quête d’avenir », Questions internationales, no 40, novembre-décembre 2009. (7,6 millions d'EVP en 2013), où transite notamment

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 45 DOSSIER Les grands ports mondiaux

Singapour, territoire maritime

Détroit Johor de Johor MALAISIE Port de Johor- Pasir Gudang Sambawang

Ubin Port de Tekong Tanjung Pelepas

SINGAPOUR Changi Tanjung Bin Jurong Ind. Estate City

Tuas 2 4 1 5 3 Jurong Sentosa Tuas Island Bukum South Sebarok Détroit de Philips 10 km Semakau

Archipel Riau

Zones industrielles et Batam à vocation portuaire Karimun Construction et réparation navale et offshore INDONÉSIE Terminal à conteneurs

Raffinerie Bulan

Stockage pétrolier

Activités pétrochimiques

Activités portuaires pour l’offshore Base navale 1 Tanjong Pagar

Pont 2 Brani 3 Keppel Centre d’agglomération 4 Pasir Panjang

Limites territoriales 5 Pasir Panjang phase 2

Conception et réalisation : Paul Tourret, ISEMAR, 2014, Droits réservés.

la compagnie danoise Maersk, joue un rôle croissant. ment, pavillonnement, négoce – le cœur même de Des zones de stockage de produits raffinés existent son essor économique. Cette micro thalassocratie aussi dans la région malaisienne de Johor et d’autres constitue l’un des pivots des échanges maritimes devraient bientôt être opérationnelles sur l'île indoné- internationaux. sienne de Batam. Comme la Méditerranée et les Caraïbes, la zone Paul Tourret * sud de Malacca constitue une interface de l'éco- * Docteur en géographie et directeur de l'Institut supérieur nomie globale. Singapour a fait de ses multiples d'économie maritime (ISEMAR) à Nantes - Saint-Nazaire, activités maritimes – port, soutage, finance, manage- responsable d'édition des Notes de synthèse (www.isemar.fr).

46 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Mondialisation des transports et dynamiques des espaces portuaires

Éric Foulquier * * Éric Foulquier est maître de conférences en géographie, laboratoire Les espaces portuaires évoluent selon deux LETG (littoral, environnement, télédétection, géomatique) dynamiques complémentaires. La première est d’ordre Brest-Géomer UMR 6554 CNRS, organisationnel. La mobilisation des flux appelle une université de Bretagne occidentale. coordination de différentes fonctions de nature logistique, industrielle, marchande ou administrative. La seconde est d’ordre décisionnel et met en œuvre l’exercice de l’autorité, lié à l’encadrement légal des activités, mais également l’élaboration de stratégies aptes à engager le développement de l’organisme ou son adaptation au changement. Les ports s’inscrivent donc dans un processus permanent de conciliation entre des injonctions de performance de la part des institutions territoriales qui les gouvernent et les forces du marché qui participent à la détermination des fonctions déployées.

Le système portuaire se fait l’écho de l’importation 1. Entre 2006 et 2012, la circulation l’économie-monde, il en saisit les possibilités mondiale de marchandises a augmenté de 20 %. et en subit les contraintes. Les ports offrent une Un quart de ces trafics est le seul fait de la Chine. incarnation spatiale, un paysage, à la mondialisa- Si l’Europe peut être considérée, avec 16,3 % tion, car ils en sont bel et bien le reflet intime. Ils des trafics, comme le deuxième foyer portuaire en épousent de fait les trajectoires. mondial, il ne faut pas perdre de vue que plus de 60 % des trafics concernent les économies en développement. Un cinquième de ce trafic L’expansion du trafic est américain, inégalement réparti entre les deux portuaire mondial géants du Nord (9 %) et l’immensité latine du Après le ralentissement lié à la crise finan- continent (10 %). L’Asie dans sa totalité est à cière de 2008, le trafic portuaire mondial a repris

sa marche en avant, s’établissant en 2012 à 1 United Conference on Trade and Development, Review of 9,1 milliards de tonnes à l’exportation et autant à maritime transport, New York, Genève, 2013.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 47 DOSSIER Les grands ports mondiaux

elle seule responsable de plus de 40 % des flux Vrac et conteneurs portuaires mondiaux, tandis que l’Afrique n’en Cette avalanche de chiffres globaux fournit que 6 %. ne révèle pas la réalité plurielle d’un monde maritime et portuaire dont on peut considérer La dispersion portuaire qu’il se divise en deux, selon les modes de condi- La polarisation du fait portuaire sur les tionnement des marchandises : celles que l’on grands foyers de peuplement du monde s’accom- met en boîtes, dans des conteneurs que l’on pagne d’une grande dispersion de l’activité le mesure en équivalents vingt pieds (EVP), et les long des côtes. L’Europe compte à elle seule autres. Hors des boîtes continuent de circuler quelque 1 200 ports dont les plus importants plus de 80 % des volumes échangés dans le se situent toutefois au Nord : Rotterdam (avec monde en 2012. 440 millions de tonnes/Mt), Anvers (191 Mt) et Un tiers de ces trafics correspond aux Hambourg (140 Mt). Signaler que le port néerlan- produits énergétiques – pétrole, gaz et produits dais, en dépit de sa première place européenne, dérivés – et un quart à des marchandises en vrac ne se place en 2013 qu’au huitième rang de la – minerai de fer, charbon, céréales, bauxite/ hiérarchie mondiale revient bien entendu à souli- alumine, phosphate. Il s’agit là de produits à gner le poids sans commune mesure des trafics haute valeur stratégique et qui requièrent une asiatiques. Les ports chinois de Ningbo (810 Mt), grande technicité dans leur manipulation. Leur Shanghai (776 Mt), Tianjin (500 Mt) ou Qingdao faible prix à la tonne rend leur transport, en parti- (450 Mt) rivalisent aisément avec Singapour culier terrestre, économiquement fragile. La (560 Mt) et dépassent allègrement les ports plupart de ces flux s’arrêtent donc dans le port japonais de Nagoya (202 Mt), coréen de Busan d’importation pour y subir des transformations, (313 Mt), taïwanais de Kaohsiung (120 Mt) ou des opérations de raffinage, aptes à leur agréger malais de Port Kelang (199 Mt) 2. de la valeur. Les ports américains de New York et de Ces trafics participent donc à une édifi- Long Beach-Los Angeles se placent respec- cation portuaire de nature industrielle et néces- tivement autour des 120 Mt. Le premier port sitent des investissements lourds, envisagés à sud-américain, Santos, dans les environs de São long terme et dont l’insertion dans le territoire est de plus en plus compliquée au regard des Paulo au Brésil, est à 114 Mt. C’est à son extré- nuisances environnementales qu’ils impliquent. mité méridionale que l’on trouve les établisse- La localisation de ces équipements bord à quai ments les plus importants du continent africain contrarie la logique volatile de la libéralisation – Durban et Richards Bay (Afrique du Sud) pour du commerce mondial qui, transposée au monde un trafic cumulé de 158 Mt. portuaire, voudrait que les usagers, armateurs et Seuls les grands ports minéraliers ou pétro- chargeurs bénéficient d’une concurrence entre liers arrivent à rivaliser avec de tels chiffres : les sites et se rendent dans les établissements les quelques ports australiens grâce aux exportations moins chers. Rappelons ici que les fonctionna- de charbon ; les ports brésiliens de Tubarão et lités portuaires demeurent des facteurs prépon- de São Luis et leurs expéditions de minerai de dérants d’orientation des flux. Le reste de ces fer et de bauxite ; les ports texans grâce aux flux marchandises non conteneurisées ou non conte- pétroliers. Dans ce panorama, les ports du Havre neurisables est par définition très divers : des (68 Mt) et de Marseille (80 Mt) apparaissent au véhicules, des machines-outils, des produits deuxième voire au troisième plan. sidérurgiques, des grumes, des animaux vivants, des fruits en caisses… En dépit de l’intérêt économique de ces trafics et de leur caractère dominant dans le 2 Voir François Gipouloux, « Les grandes villes côtières chinoises : vers la création d’une Méditerranée asiatique », commerce mondial, il faut bien reconnaître que Questions internationales, no 48, p. 85-92. l’invention du conteneur par un transporteur

48 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Des conteneurs en attente de chargement sur le port chinois de Qingdao. La Chine est désormais à l’origine

© AFP / 2014 d’un quart du trafic maritime mondial.

routier nord-américain à la fin des années 1950 et le commerce), puis de l’Organisation mondiale a révolutionné le monde portuaire et au-delà. du commerce (OMC), participe d’une croissance Il s’échangeait en 2012 quelque 600 millions des flux à l’échelle mondiale, accentuée par les d’EVP contre 152 millions quatre ans auparavant. processus d’intégration douanière engagés dans En 1989, Honk Kong, Singapour et Rotterdam plusieurs régions du monde. étaient les trois premiers ports mondiaux pour En contribuant à la mondialisation des ce type de trafic, Los Angeles et Hambourg se modes de production et à une nouvelle division plaçant respectivement aux septième et dixième internationale du travail, l’émergence asiatique rangs de ce classement, derrière les ports provoque une inflexion exponentielle de la japonais. En 2013, le premier port européen, courbe des échanges dont les ports sont logique- Rotterdam, est relégué en onzième position. Des ment le réceptacle. En offrant la possibilité dix premiers ports à conteneurs du monde, trois de fractionner les expéditions en de multiples seulement ne sont pas chinois : Singapour, Busan lots, dans des conditions de fiabilité et de prix (Corée du Sud) et Dubai (voir carte p. 37). satisfaisantes, le conteneur constitue un outil remarquable de démultiplication des envois. Il La massification des flux contribue à la mise en place de chaînes logis- Durant le dernier tiers du xxe siècle, tiques à caractère industriel à l’échelle planétaire. plusieurs évolutions ont organisé une véritable Le développement de l’informatique transition portuaire. La première concerne la et d’Internet, qui engage la dématérialisation massification des flux. L’ouverture progressive du des procédures de déclarations et l’instanta- commerce international, négociée pas à pas dans néité de la circulation de l’information entre le cadre du GATT (General Agreement on Tariffs les intervenants du transport, accompagne de and Trade, Accord général sur les tarifs douaniers façon décisive cette révolution de nature logis-

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 49 DOSSIER Les grands ports mondiaux

tique. Le conteneur irrigue d’autant plus facile- portuaires nationaux à des opérateurs privés ment l’espace-monde qu’il est multimodal par interviennent dès le début des années 1980 dans essence, empruntant aussi facilement le fleuve, le le Chili du général Augusto Pinochet et des rail, l’autoroute ou la piste. En facilitant l’accès Chicago boys, puis dans l’Argentine de Carlos au transport maritime et la création de chaînes de Menem en 1992. En quelques années, les pays transport de bout en bout, sans rupture de charge, du Mercosur (Marché commun du Sud) passent à la conteneurisation instaure une démocratisation l’heure du libéralisme portuaire. Mais le processus du commerce mondial. est mondial même s’il emprunte des trajectoires L’avènement d’une concurrence nouvelle, plus ou moins radicales. notamment en termes de coût de production, En 1992, la France contraint les dockers constitue cependant le revers de cette ouverture indépendants au salariat dans des entreprises du monde. Les délocalisations industrielles, à de manutention. Au début des années 2000, l’origine pour partie de cette l’acte II de la décentralisa- croissance des flux maritimes, tion achève un processus de la stabilisation monétaire “En facilitant l’accès cession des ports secondaires dans les pays développés, aux collectivités territoriales dans la zone euro en parti- au transport maritime lancé vingt ans auparavant 3. culier, poussent un modèle et la création Ce dessaisissement de l’État de consommation vers des de chaînes de transport des affaires portuaires trouve logiques du moins-disant, son épilogue en 2008 lorsque tant d’un point de vue écono- de bout en bout, les terminaux des ports mique que social. S’organise sans rupture de charge, autonomes et leurs outillages une nouvelle compétitivité la conteneurisation sont transférés aux opéra- mondiale qui se joue autant instaure une teurs privés via des régimes sur les coûts de production que de concessions. sur celui des acheminements, démocratisation du De nouveaux statuts dont le transport maritime et commerce mondial sont attribués aux grands les activités portuaires sont la „ ports maritimes. Ce transfert clef de voûte. ne se fait pas sans difficulté, les entreprises en question n’étant pas toujours La libéralisation du secteur d’accord sur les termes de cette cession, en parti- La libéralisation du secteur constitue culier sur le prix exigé par l’État. C’est le cas en une deuxième évolution. Dès les années 1980, France, mais également au Brésil où l’État, devant au Royaume-Uni, mais surtout à partir des le peu d’enthousiasme du secteur privé à reprendre années 1990, un réformisme portuaire d’inspira- en main les ports, est actuellement contraint de tion libérale a en effet été mis en œuvre par des redéfinir les conditions d’exploitation des conces- États qui trouvent dans de nouvelles règles de sions portuaires afin de les rendre plus attractives. management et la délégation de service public Inspiré d’une doxa anglo-saxonne, ce réfor- des réponses à leur volonté d’équilibrer leurs misme engage un véritable changement culturel dépenses en confiant au marché le soin d’investir dans la gestion des affaires portuaires pour les dans la productivité des ports. Relayée par les pays de tradition juridique latine, où l’idée de institutions internationales de financement bien public et d’interventionnisme étatique du développement, la nouvelle gouvernance innerve les politiques nationales 4. Si le modèle portuaire se diffuse à l’échelle du monde.

L’Amérique du Sud constitue un labora- 3 Jean Debrie et Valérie Lavaud-Letilleul (dir.), La Décentralisation toire. Les premières réformes portuaires qui portuaire : réformes, acteurs, territoires, L’Harmattan, Paris, 2010. 4 Jacques Guillaume, « Les mutations récentes de la gouvernance orchestrent la décentralisation des ports secon- des ports français sous la pression des contraintes internatio- daires et le transfert du contrôle des terminaux nales », L’Espace politique, no 16, 2012.

50 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 L’un des plus gros porte-conteneurs au monde, le Jules-Verne, de la compagnie française CMA-CGM, quitte le port égyptien d’Ismaïlia pour traverser le canal de Suez. Mesurant près de 400 m de long et 67 m de haut, sa capacité est de 16 000 EVP. © AFP / 2013

connaît, selon les endroits, des interprétations écologiques ». Ce phénomène ne concerne pas différentes, la publication en 2002 par la Banque uniquement les conteneurs. Dans le domaine des mondiale de son manuel de gestion portuaire, vracs, le modèle des navires géants, abandonné le Port Reform Toolkit, formalise toutefois une au lendemain des crises pétrolières des proposition de convergence en la matière. années 1970, revient à la faveur de la demande colossale de la Chine en matières premières. Les défis de la productivité Sur le marché des minerais, le Brésil et À la faveur de ces appels d’offres qui l’Australie se livrent une concurrence féroce pour fleurissent un peu partout dans le monde émergent approvisionner le client chinois. Mais la distance des géants mondiaux de la manutention, des géographique handicape la compagnie brésilienne groupes issus aussi bien du monde de la logistique Vale qui ne peut organiser que cinq rotations dans portuaire que du transport maritime. En effet, les l’année pour ses navires, contre douze pour leurs armateurs n’échappent pas aux défis de la produc- homologues australiens. L’accroissement de la tivité. La recherche d’économies d’échelle conduit taille des unités est la seule solution pour Vale qui au gigantisme naval. La taille des unités ne cesse lance depuis peu ses « valemax » d’une capacité de croître et implique des investissements massifs. de 400 000 tonnes de port en lourd (tpl) sur la Depuis 1997, la capacité moyenne des desserte du marché extrême-oriental. porte-conteneurs a été multipliée par trois, attei- En dehors des dispositifs nationaux de gnant 3 000 EVP en 2012. Mais ce chiffre cache soutien aux flottes de commerce au titre de la des limites sans cesse repoussées en matière préservation des intérêts stratégiques, le finan- de construction navale. En 2013, la première cement de ces investissements conduit, depuis la compagnie de transport conteneurisé au monde, fin des années 1990, à des processus de concen- la danoise Maersk, inaugure une série de tration multiples dans le secteur. Les armateurs navires baptisée « Triple E » d’une capacité de fusionnent, créent des partenariats, partagent 18 000 EVP. Ils sont « efficaces, économiques, leurs capacités sur certaines dessertes… au

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 51 DOSSIER Les grands ports mondiaux

risque d’enfreindre les règles de la concurrence Cet investissement est principalement le fait sur lesquelles veille la Commission européenne. d’opérateurs privés, à 70 % selon la CNUCED 5. Les offres de concession des terminaux Mais ce chiffre cache des disparités régionales portuaires constituent une possibilité de diversifi- puisque cette part est de 90 % en Europe et cation des sources de revenus que les plus grands de 100 % dans les Caraïbes. Ailleurs, ces investis- armateurs ne manquent pas de saisir. En prenant sements font l’objet d’un partenariat public-privé pied sur les quais, les armateurs deviennent dont le développement est la conséquence directe des transporteurs globaux, capables d’intégrer de l’hybridation proposée par les nouvelles règles l’ensemble de la chaîne logistique, y compris libérales. Entre 1990 et 2011, sur les 283 milliards les dessertes terrestres, pour le compte de leurs d’investissements dans les infrastructures de trans- clients. Ils entrent directement en concurrence port sous ce régime juridique, 20 % concernaient avec les manutentionnaires locaux mais égale- le secteur portuaire. Une nouvelle hiérarchie ment avec les géants du secteur. s’organise selon un effet domino, l’accueil des navires géants dans les grands ports chassant les Dans le classement des dix premiers termi- unités plus modestes vers les ports secondaires. nalistes mondiaux, dominé par les hongkon- Le traitement de la question environnementale gais des Hutchinson Ports Holding (HPH), les par l’Union européenne accompagne cette recom- singapouriens de Port of Singapur Authority position portuaire sans y contribuer de façon (PSA Int.), les chinois de China Merchant déterminante 6. Holdings et les émiriens de Dubai Ports World, figurent dorénavant plusieurs armateurs : le La politique européenne des transports groupe danois A.P. Møller propriétaire de la inscrite dans le traité de Rome n’a été lancée Maersk, le chinois Cosco, l’italo-suisse MSC, le qu’en 1986 avec l’ouverture à la concurrence taïwanais Evergreeen, le français CMA-CGM. du secteur routier. Il faut attendre 1994 pour qu’une orientation des politiques infrastruc- L’irruption de la cause turelles soit énoncée avec la planification des environnementale Réseaux transeuropéens de transports (RTE-T) L’agenda de la durabilité, lancé avec la dont les ports sont les nœuds. Les initiatives en publication du rapport Brundtland des Nations faveur du report modal et de la décarbonation des Unies en 1987, représente un autre levier impor- échanges intérieurs se traduisent par la promo- tant dans cette course à la compétitivité. En 2012, tion des autoroutes de la mer, annoncées dans le la compagnie Maersk annonce une diminution livre blanc de 2001.

de 25 % de ses émissions de CO2 par rapport Dotées de faibles moyens, ces ambitions à 2007 et ne manque pas l’occasion de vanter demeurent toutefois des vœux pieux. Le ses mérites. Le lancement de ses Triple-E va de programme Marco Polo, censé financer ces pair avec la promotion récente des éco-ships, projets, prévoyait 75 millions d’euros pour des navires plus sobres, dotés de motorisation la période 2003-2006 et 450 millions pour la hybride, et dont les normes de construction sont période 2007-2013. La modestie de ces investis- plus respectueuses de l’environnement. sements en comparaison des besoins témoigne Avec la sécurisation des flux (voir encadré), de la frilosité budgétaire qui marque la séquence les préoccupations environnementales constituent politique actuelle. La philosophie générale est en effet une autre évolution majeure. La réduction de s’en remettre aux capacités du marché et de de la vitesse des navires à des fins d’économie de limiter l’interventionnisme public aux orienta- carburants, le slow steaming, implique une réorga- tions générales. Le « Paquet énergie propre et nisation des escales et des services. Le gigantisme naval contraint les ports conteneurisés à se doter 5 Review of Maritime Transport, United Conference on Trade and des équipements nécessaires pour les accueillir, Development, New York, Genève, 2012. 6 Jacques Guillaume, « La politique portuaire européenne, entre avec des chenaux d’accès plus profonds ou des ouverture au marché unique et développement durable », Annales portiques plus grands. de géographie, no 677, janvier-février 2011, p. 50-64.

52 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Ò POUR ALLER PLUS LOIN

Le pilotage portuaire en France

Toutes les civilisations antiques ont connu le L’opération est réussie si les trois objectifs suivants pilotage maritime, car toutes devaient communi- de la mission de pilotage ont été atteints : la sécurité quer avec l’extérieur par la voie des eaux fluviales ou des navires, des équipements et des installations ; la maritimes 1. Du pilote nilotique au pilote moderne, en protection du littoral et des citoyens environnants ; passant par les Phéniciens, les Crétois, Carthage et l’efficacité économique des mouvements portuaires, Rome, une évolution constante a eu lieu. Une spécia- c’est-à-dire l’optimisation de l’outil portuaire qui lisation a vu le jour à l’époque moderne distinguant évite une perte de temps et d’argent pour l’opérateur les pilotes portuaires des pilotes hauturiers 2. du navire et les opérateurs de terminaux. Il existe en France 31 stations de pilotage, dont 22 Organisation du pilotage maritime en métropole, représentant environ 340 pilotes maritimes et autour de 400 collaborateurs, pour à En France, le pilotage maritime est un service public peu près 100 000 opérations de pilotage par an. rendu au bénéfice de la collectivité en général et des Très ancienne, cette institution a su se moderniser. installations portuaires en particulier, géré par les Les pilotes maritimes mettent désormais à profit pilotes 3. Le fonctionnement des stations de pilotage tous les moyens modernes mis à leur disposition, est sous la tutelle du ministre des Transports dont tels les simulateurs de manœuvre et les moyens de l’autorité a été transférée au préfet de région. Celui-ci positionnement et de communication électroniques doit fixer les règlements locaux spécifiques à chaque et informatiques. station de pilotage conformément à la réglementa- L’intervention d’un pilote maritime revêt plusieurs tion. Le pilotage maritime est obligatoire dans des aspects : guider les navires lors des phases d’entrée limites fixées pour chaque port par les réglementa- et de sortie des ports ; conduire les manœuvres tions locales de la station de pilotage. d’accostage et d’appareillage ; coordonner l’inter- Tous les pilotes maritimes ont un brevet de comman- vention des acteurs associés à ces manœuvres dement de la marine marchande. Pour prétendre (remorqueurs, lamaneurs…) ; assurer le lien, l’inter- devenir pilote maritime, il faut avoir accumulé une face entre le capitaine et les autorités portuaires et expérience de navigation hauturière d’une dizaine les différents acteurs portuaires pendant la phase d’années sur tous les types de navires et à tous de pilotage. les postes. Il faut également préparer et réussir un Selon l’article L. 5341-1 du Code français des concours spécifique à chaque station de pilotage et transports, « le pilotage consiste dans l'assistance établi de manière réglementaire – via un concours donnée aux capitaines, par un personnel commis- administratif. Le nouveau pilote maritime, commis- sionné par l'État, pour la conduite des navires à sionné par l’État, suit ensuite une formation pratique l'entrée et à la sortie des ports, dans les ports, rades auprès des autres pilotes maritimes de la station et dans les eaux maritimes des estuaires, cours pendant cinq à six ans. Cette formation est progres- d'eau et canaux mentionnées à l'article L. 5000-1 ». sive et s’appuie sur l’accompagnement d’anciens Ainsi, le pilote assure la conduite de la manœuvre pilotes, sur l’utilisation de simulateurs de manœuvre du navire au côté du capitaine. ainsi que sur des stages effectués sur des modèles réduits de navires au centre de Port-Revel (Isère). Les pilotes maritimes ont pour la plupart déjà exercé 1 Antoine Marcantetti, Le Pilotage maritime en Europe. Histoire effectivement le commandement d’un navire. des législations sur le pilotage, thèse de troisième cycle, université de droit d’Aix-Marseille, 1987, p. 1-31. 2 Ces derniers, contrairement aux premiers, ont une tutelle étatique 3 Il est organisé par le Code des transports (articles L. 5341-1 et peu importante et ne sont pas l’objet des développements suivants. suivants) et par le décret du 19 mai 1969 modifié.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 53 DOSSIER Les grands ports mondiaux

Le pilotage est donc, en France, un service public Responsabilité du pilote maritime obligatoire, ce qui se justifie, pour le spécialiste du S’agissant d’une activité à risques, elle peut engager droit portuaire Robert Rezenthel, par des questions la responsabilité du pilote maritime, autant civile que de sécurité et par le besoin d'efficacité de la gestion disciplinaire ou pénale. de ce service public et du domaine public 4. Pour Jacques Bolopion, il n’y a « jamais en Europe (et dans l La responsabilité civile est soit contractuelle, à le monde) de ports de quelque importance sans un l’égard de l’armateur du navire piloté, soit délictuelle, pilotage obligatoire » 5. Cette activité, au bénéfice du envers les tiers à l’opération de pilotage. Ces derniers navire utilisateur, jouit d'un monopole légal. Ces deux ne peuvent rechercher directement la responsabilité caractéristiques – « obligatoire » et « non concurren- du pilote. Ils doivent demander réparation à l’arma- tiel » –, loin de représenter une quelconque exception teur du navire piloté – qui bénéficie toutefois d’une culturelle française, se retrouvent dans la quasi- limitation de responsabilité – qui à son tour, dans le totalité des pays maritimes, y compris aux États-Unis. cadre de la responsabilité contractuelle, pourra se Les rares cas isolés où la concurrence a été intro- retourner contre le pilote s’il prouve sa faute. duite se sont accompagnés de tels problèmes qu'ils La relation entre le pilote et l’armateur est un contrat n'ont pas fait école. d’entreprise dont l’objet est une prestation de nature En contrepartie, cette activité est soumise à une intellectuelle qui comporte des aléas. À ce titre, une très forte tutelle de l'État. Les pilotes sont obligés obligation de moyen est mise à la charge du pilote, de servir tous les navires tenus à cette obligation c'est-à-dire que pour engager sa responsabilité il ainsi que ceux qui ne le seraient pas, par exception, faut démontrer qu'il a commis une faute. En effet, mais qui désireraient néanmoins leurs services, et ce le pilote a des devoirs dont le non-respect engage dans l'ordre d'arrivée au port. Le pilote doit se tenir systématiquement sa responsabilité. Il en est ainsi à la disposition des usagers et porter assistance aux s'il n'a pas respecté les usages professionnels, son navires en danger. Les tarifs de pilotage ne sont en devoir d'information, son devoir de prudence et de outre pas laissés à l'appréciation des pilotes, mais surveillance ou son obligation de sécurité. Le pilote fixés par arrêté préfectoral après consultation de pourra alors se dégager de sa responsabilité civile l’ensemble des parties prenantes au sein d’une contractuelle par l’abandon de sa caution, définie assemblée constituée formellement et appelée par la loi et dont le montant est déterminé par décret. « assemblée commerciale ». Il s’agit, comme pour l’armateur, d’une limitation de La station de pilotage est l'entité de droit public responsabilité civile que l’on retrouve partout dans support du pilotage portuaire. Son fonctionnement le monde, que ce soit sous la forme d’un plafond est assuré sous la tutelle du ministre chargé de la d’indemnisation comme au Royaume-Uni ou au Marine marchande et est défini dans un règlement Portugal, ou d’une absence de responsabilité (hors local, qui est le cahier des charges de la station fixé acte volontaire ou négligence) comme en Allemagne, par la puissance publique. D'ordre et pour compte de aux Pays-Bas ou en Australie. Cette limitation, spéci- la collectivité des pilotes, le syndicat professionnel fique au monde maritime, bénéficie à l’intérêt général des pilotes gère l'ensemble du matériel de la station en permettant la prise de risque nécessaire à toute et en assure l'exploitation sous la tutelle des pouvoirs entreprise maritime. publics. Enfin, la collectivité des pilotes, entité l La responsabilité disciplinaire – en tant qu’obli- sui generis, est propriétaire des biens de la station. gation de répondre des comportements fautifs Ainsi, les pilotes sont collectivement propriétaires du commis par des personnes au sein d'un groupe de matériel à part égale. personnes ayant la même qualité – nécessite, pour exister, la présence d'une faute disciplinaire, des 4 Robert Rezenthel, Le Pilotage dans les eaux portuaires, DMF. sanctions disciplinaires prévues par un texte, une 1988, p. 355. procédure disciplinaire ainsi qu'une autorité ayant 5 Jacques Bolopion, « Le pilotage maritime dans les pays de la CEE », Journal de la Marine marchande, 27 mars 1992, p. 752-754. qualité pour infliger ces sanctions. En tant que marin,

54 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 le pilote maritime est soumis au régime disciplinaire un navire en danger, la conduite d'un navire par un de la Marine marchande prévoyant le retrait tempo- pilote en état d'ivresse, ainsi que le délit de « pilotage raire ou définitif, partiel ou total, des droits et préro- de fait », c’est-à-dire par un pilote non commissionné gatives afférents à son brevet. En tant que pilote, il par l’État. À ceci s’ajoutent les infractions du Code est également soumis à des dispositions spéciales des ports maritimes désormais intégré au Code contenues dans le décret du 19 mai 1969 prévoyant des transports et relatives aux ordres pouvant être la réprimande, le blâme, la suspension temporaire de donnés par les officiers de port. l'exercice des fonctions et la révocation. François Laffoucrière * l À la responsabilité pénale de droit commun re viennent s’ajouter celle du Code disciplinaire et * Docteur en droit, capitaine de 1 classe de la navigation maritime, ancien pilote maritime et auteur notamment de pénal de la Marine marchande codifié (CDPMM), « Immunity and Exemptions », in IMPA on Pilotage (Witherby, modernisé au 1er janvier 2015, ainsi que certaines 2014), « L’acquittement d’un pilote maritime du Saint-Laurent » (Le Droit maritime français, no 725, mai 2011), « La responsabilité dispositions spécifiques au pilote. Les infractions disciplinaire et pénale du pilote maritime » (Le Droit maritime prévues par le CDPMM concernent la navigation et français, no 721, janvier 2011), « Criminalisation : Pilots in the les fautes nautiques qui pourraient être commises. Hot Seat » (Seaways, juin 2010), « La criminalisation du pilote » (Journal de la Marine marchande, no 4672, juin 2009), et de D’autres infractions sont prévues par le Code des « La responsabilité civile du pilote » (Le Droit maritime français, transports comme la non-assistance par un pilote à no 694, juillet 2008). transports » formulé en 2013 pour le développe- vrac qui se dispersent dans l’air, les tourbes qui ment des carburants de substitution au pétrole s’enflamment, les ferrailles qui percent les pneus confirme cette tendance à la normalisation en lieu des véhicules, chargent les eaux de ruissellement et place d’une stratégie financée. Les annonces de en métaux lourds et dont la manutention est une financement pour la période 2014-2020 inverse- réelle nuisance sonore… ront peut-être cet ordre des choses 7. Dans un monde qui se destine à vivre en Au-delà des productions de normes, la ville et au bord de l’eau, les nuisances portuaires cause environnementale offre la perspective de ne sont plus forcément les bienvenues 9, a fortiori nouveaux marchés qui profitent aux activités lorsque la part relative du port dans l’impor- portuaires, en particulier aux ports de deuxième tance économique du territoire peut être amenée voire de troisième rang. Les trafics à fortes à reculer, comme ce fut le cas en Belgique contraintes environnementales et porteurs de en 2011 10. La contrainte environnementale, liée nuisances ont notamment tendance à s’éloigner souvent à des zonages de protection de la nature des grands centres urbains et des grands ports littorale et estuarienne, est à la base d’une conflic- qui leur sont associés, où leur sont préférés les tualité nouvelle, relayée par des mobilisations trafics « nobles », « propres » et plus facilement citoyennes de mieux en mieux organisées 11. Ces rémunérateurs, comme celui des conteneurs. problématiques liées à l’usage de l’espace littoral, Dans l’ombre des conteneurs et des métropoles conjuguées aux recours aux acteurs entrepre- s’active une foule de trafics que l’on ne saurait neuriaux dans le cadre de la libéralisation des voir : les bois de tempêtes 8 qui salissent les quais activités, renvoient le port à son territoire. et génèrent des flots de camions, les engrais en

10 Clotilde Martin, « L’importance économique des ports 7 Dix-neuf projets d’autoroutes de la mer sont actuelle- maritimes a globalement diminué en 2011 », Journal de la ment à l’étude avec des financements annoncés de l’ordre de marine marchande, no 4863, 22 février 2013. 170 millions d’euros pour un plan d’un milliard d’euros au total. 11 Claire Choblet, Laure Després et Patrice Guillotreau, « Analyse 8 Audrey Garric, « Trois ans après la tempête Klaus, opération de lexicale d’un conflit d’aménagement : le cas de l’extension indus- déstockage du bois dans les Landes », Le Monde, 20 juillet 2012. trialo-portuaire à Donges-Est, dans l’estuaire de la Loire », in 9 Pierre Gras, Le Temps des ports. Déclin et renaissance des villes Jacques Fialaire (dir.), Les Stratégies de développement durable, portuaires (1940-2010), Tallandier, Paris, 2010. L’Harmattan, Paris, 2008, p. 309-331.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 55 DOSSIER Les grands ports mondiaux

➜ FOCUS

Globalisation douanière et sécurité portuaire Les enjeux de sécurisation des flux L’extraterritorialisation des procédures cier des avantages des déclarations entraînent une mutation profonde des de contrôle physique des marchandises télématiques Import Control System procédures portuaires et douanières. est l’autre caractéristique de la globali- (ICS). Ces dispositifs s’agrègent à la Les administrations douanières, en sation douanière 1. Depuis les attentats sécurisation des ports que le code particulier en Europe, tendent à s’affi- du 11 Septembre, l’enjeu de la sécuri- International Ship and Port Security cher comme des partenaires écono- sation des échanges internationaux (ISPS) met en œuvre. Toujours à l’ini- miques au service des entreprises de repose sur le principe d’anticipation. tiative des États-Unis, le code a été négoce international. Elles veillent au C’est l’objet du code Container Security adopté dès 2002 par l’Organisa- respect des normes en vigueur dans Initiative (CSI) adopté de façon unila- tion maritime internationale (OMI). Il l’Union via le contrôle des certifications térale par les États-Unis dès 2002. tend à devenir une norme mondiale (le certificat d’origine par exemple) Le SAFE Port Act, promu en 2005 par en la matière. Il impose notamment ou des politiques de quotas mises en l’Organisation mondiale des douanes la fermeture du port et le contrôle place avec les pays tiers. Elles jouent (OMD), en constitue la normalisa- physique des allées et venues à l’inté- à ce titre un rôle fondamental dans la tion internationale, et porte le principe rieur de l’enceinte. lutte contre la fraude, la contrefaçon et d’opérateurs économiques agréés la contrebande qui nuisent tout autant (OEA) 2. Il ne s’agit pas d’envisager Éric Foulquier à l’État qu’aux acteurs économiques, en des procédures plus strictes à l’entrée particulier dans le secteur du luxe en des territoires, ce qui constituerait une 1 Christophe Ventura, « Que sont les douaniers France, en Italie ou dans les industries entrave au libre-échange, mais d’empê- devenus ? Une profession au cœur du commerce international », Le Monde diplomatique, pharmaceutiques. cher que des colis suspects y pénètrent. octobre 2013, p. 6-7. Ces missions sont d’autant plus straté- Il faut dès lors s’accorder avec le pays 2 Principe qui permet de simplifier les procé- d’exportation sur une possibilité de dures de contrôle douanier par des déclarations giques et intégrées que les impositions électroniques préalables (au moins 24 heures). douanières abondent directement le contrôle dès le port d’expédition. C’est L’octroi de ce statut qui existe depuis 2008 est le domaine d’intervention de l’OMD qui soumis à des audits stricts de la part des autori- budget européen et non les caisses tés douanières du pays d’importation et réclame des États membres. Les échanges de organise cette coopération d’échelle à l’entreprise qui souhaite en bénéficier un réel données informatisées (EDI) sont au mondiale. effort de standardisation et de sécurisation de ses pratiques. Elle implique le partage d’infor- cœur de cette mue. Les opérations de Dès lors, apparaît la notion de frontière mations entre l’entreprise et l’administration et déclarations douanières sont doréna- virtuelle 3, lorsque des douaniers repose sur la confiance mutuelle mais égale- vant largement dématérialisées grâce américains supervisent au Havre ou ment sur des dispositifs stricts de surveillance. L’obtention d’une telle reconnaissance par à des procédures sophistiquées de ailleurs la mise en place des procé- l’administration peut prendre plus d’une année partage d’informations. Cette infor- dures, ou lorsque les exportateurs de démarches et d’audits successifs. 3 Jacques Marcadon, « Le transport maritime matisation participe de la surveillance du monde entier ont la possibilité mondialisé et le concept de frontière virtuelle », électronique des flux. d’accéder à ces accords pour bénéfi- Flux, no 71, janvier-mars 2008, p. 37-45.

À la recherche de l’État propose, selon les cas, des acceptions différentes. Il est possible d’évoquer l’idée d’un d’une nouvelle gradient entre le maintien de l’autorité publique gouvernance portuaire centralisée d’un côté et la privatisation totale de 12 La gouvernance portuaire oriente conjoin- l’autre . En résumé, quatre figures se dessinent tement les politiques nationales dans deux direc- selon le degré de responsabilité du public et du tions. D’une part, la décentralisation des ports privé dans les différents registres de l’activité : le secondaires au bénéfice – ou au détriment, au port-service, le port-outil, le port-propriétaire et choix – des collectivités territoriales. D’autre le port-privé. part, un transfert vers le secteur privé plus ou 12 Mary R. Brooks et Kevin Cullinane (dir.), Devolution, moins important des ports de premier plan. Port Governance and Port Performance, coll. « Research in S’agissant de ces derniers, la redéfinition du rôle Transportation Economics », vol. 17, Elsevier, Dordrecht, 2007.

56 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Acteurs et fonctions portuaires

Autorités maritimes Entreprises Administrations ou portuaires privées et collectivités

Services aux navires

Contrôle de la navigation X

Consignation X

Pilotage, remorquage, lamanage X

Réparation navale X

Fourniture d’eau X (Collectivités locales)

Avitaillement X

Dégazage, récupération de déchets X

Recouvrement des droits de port X (Douanes)

Contrôle de sécurité X (Affaires maritimes)

Sécurité incendie X (Collectivités locales)

Services à la marchandise

Transit X

Manutention X

Dédouanement X

Contrôles douaniers X (Douanes)

X (Services vétérinaires Contrôles sanitaires et phytosanitaires)

Transport routier, fluvial, ferroviaire X

Stockage X

Suivi des marchandises dangereuses X

Système informatique communautaire X

Infrastructures/superstructures

Hydrographie - dragages X

Entretien des quais, terre-pleins, ponts et écluses X

Gestion de l’outillage de manutention X

Exploitation et entretien des engins de radoub X

Études et travaux d’extension X X X

Source : Port autonome du Havre, in Charles Henri Fredouet et Patrick Le Mestre, « La construction d’un outil de mesure de la performance des réseaux interorganisationnels : une étude des réseaux d’acteurs portuaires », Revue Finance Contrôle Stratégie, vol. 8, no 4, 2005, p. 5-32.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 57 DOSSIER Les grands ports mondiaux

Les quatre modèles de gestion portuaire

Autonomie Autres Ports Infrastructures Superstructures Manutention vis-à-vis services de l’État

Port-service Public Public Public Public Aucune

Port-outil Public Public Privé Mixte Très restreinte

Mixte Importante Port-propriétaire Public Privé Privé à privé à limitée

Port-privé Privé Privé Privé Privé Totale

Source : d’après Jean Debrie et Céline Ruby, Approches des réformes portuaires européennes et nord-américaines (Canada). Éléments de réflexion pour la politique portuaire française, synthèse Direction générale de la Mer et des Transports, MEEDDAT, avril 2009.

Quatre figures statutaires, domaine. Ils y emploient la main-d’œuvre néces- un modèle dominant saire pour l’accomplissement de leurs activités. La figure du port propriétaire, le landlord Les accès nautiques et terrestres restent de la port, est de loin le modèle de gestion qui compétence des tutelles publiques en charge de domine dans le monde. De nos jours, on estime ces aménagements. Elles peuvent sous-traiter au que 90 des 100 plus grands ports à conteneurs secteur privé l’entretien et l’édification de ces respectent cette modalité d’encadrement des infrastructures. Les services nautiques – remor- 15 activités 13. Dans ce modèle, l’autorité publique quage, pilotage, lamanage –, s’ils ne sont pas conserve la propriété du foncier portuaire qu’elle totalement ouverts à la concurrence pour des délègue pour partie à des opérateurs privés qui en raisons de sécurité, exercent pour autant libre- assument l’équipement sous leur responsabilité ment un métier hors de la tutelle publique dans le commerciale et juridique. registre d’un monopole encadré. Ce foncier est source d’enjeux. Les Convergence sans uniformisation autorités portuaires en sont les maîtres d’œuvre. Reste à savoir selon quelle architecture 14 ? Les Le modèle du landlord port procède d’une choix d’affectation effectués peuvent diverger convergence mais pas d’une uniformisation. des intérêts portuaires. La valorisation de ce Schématiquement, deux modèles d’interpréta- foncier, selon des logiques industrielles, logis- tion coexistent. Une version hanséatique propose tiques, immobilières ou récréatives, est ainsi une vision plus intégrée, une gestion plus décen- porteuse de risque. tralisée des affaires, en concordance avec l’héri- tage des anciennes cités-États. Une version latine L’autorité portuaire est donc chargée du maintient l’État aux commandes, même si les pilotage stratégique à plus ou moins long terme. collectivités territoriales et l’entrepreneuriat Elle doit garantir aux terminalistes conces- portuaire sont appelés à participer aux instances sionnaires des conditions optimum d’exercice de gouvernance du port. des métiers. Le foncier « bord à quai » est leur Les situations restent toutefois extrême- ment variées d’un pays à l’autre 16. En Espagne, 13 Selon Alfred J. Baird cité dans Jean Debrie et Céline Ruby, Approches des réformes portuaires européennes et nord- américaines (Canada). Éléments de réflexion pour la politique portuaire française, synthèse Direction générale de la Mer et des 15 C’est-à-dire l’ensemble des opérations d’assistance à l’amar- Transports, MEEDDAT, avril 2009. rage et au désamarrage des navires. 14 Claude Comtois et Brian Slack, « Innover l’autorité portuaire 16 Fernando Gonzáles Laxe, « Gouvernance portuaire : princi- au 21e siècle : un nouvel agenda de gouvernance », Cahiers scien- pales trajectoires dans les ports européens et latino-américains », tifiques du transport, no 44, 2003, p. 11-24. Méditerranée, no 111, 2008, p. 53-59.

58 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 une agence nationale a été créée dès 1992 afin Système relationnel de superviser le respect des normes de gestion et échelles de l'espace portuaire davantage que pour orchestrer le développement portuaire national, car les ports sont surtout sous OMD la responsabilité des Communautés autonomes OMI Union européenne qui les président et qui détiennent, avec les autres OMC Banque Mondiale collectivités locales, la majorité des voix dans État mmun Co auté in Pl st ac Prestataires it e u les conseils d’administration. Le contexte très é p extérieurs e o Autorité rt EPIC* u portuaire a politique de ces différentes échelles de gouver- Syndicat i r salariés e ESPO nement des territoires constitue un risque en Commun aut é co Collectivités n s t termes de prise de décision. i

t

territoriales u

Entrepreneuriat é e ESC** portuaire En France, trois instances ont été créées Société N a civile ti pour construire la figure de l’autorité portuaire on ECSA*** E a u l ro p Cluster dans les grands ports maritimes. Un Directoire ée In n Maritime t Cluster er Maritime dirige, avec un directeur nommé par décret. Un na ti Européen on conseil de surveillance, composé de représen- al tants de l’État, des collectivités territoriales et de personnalités qualifiées, préside et valide les * Gestionnaires et exploitants de réseaux d'infrastructures de transport **European Shippers Council décisions. Un conseil de développement, qui *** European Community Shipowners' Associations intègre les représentants des collectivités locales, de l’entrepreneuriat portuaire, des syndicats de sur l’idée d’une contre-performance portuaire, salariés et de la société civile, établit des propo- d’un défaut de productivité. Le lien entre statut sitions, répond aux consultations. Cette organi- et performance n’est pas évident à établir, ce sation rappelle que l’État reste seul maître à bord qui explique probablement le foisonnement des grands ports maritimes. Cette orientation a des types de gouvernance échafaudés sur les déçu les tenants d’une territorialisation du fait bases d’un même modèle. En effet, un port n’en portuaire. L’Italie suit peu ou prou un modèle concurrence un autre que s’il se positionne sur similaire. les mêmes marchés, sur les mêmes fonctions et À l’inverse, Rotterdam est dirigé par un selon les mêmes conditions d’accès aux espaces conseil composé aux deux tiers des collectivités desservis. En Amérique latine, ports privés et locales, l’autre tiers revenant à l’État, le tout ports publics coexistent sans véritablement se supervisé par une direction apolitique. Certains concurrencer, les premiers se plaçant sur l’expor- États peuvent faire cohabiter plusieurs variantes tation des matières premières, les seconds sur pour une même catégorie de port. Anvers est un l’importation de marchandises diverses. port décentralisé tandis que Zeebrugge dépend de La performance s’arbitre entre deux l’autorité centrale. Il n’est pas rare dans les pays concepts distincts. D’une part, l’efficacité définie d’Amérique latine que les ports privés côtoient comme la capacité d’un établissement à réaliser des ports propriétaires, voire des établissements les services que l’on attend de lui. D’autre part, décentralisés. Pour convergent qu’il soit, le modèle l’efficience entendue comme la faculté d’un de gestion portuaire orchestré à l’échelle mondiale établissement à dégager des bénéfices de son se heurte donc aux particularismes locaux. activité. La première relève de l’idée de service public que les ports et les infrastructures ont Trois types de performance longtemps incarnée. La seconde tient davantage Cette mixité des modèles sur les terri- de la gestion d’entreprise, vers laquelle tend la toires nationaux ou le long d’une même façade nouvelle gouvernance portuaire. portuaire n’a toutefois de sens que dans le cadre Les ports doivent en somme conjuguer d’une concurrence interportuaire. La promo- trois types de performances. La première, d’ordre tion de cette nouvelle gouvernance s’est établie fonctionnelle, instrumentale, correspond à la

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 59 DOSSIER Les grands ports mondiaux

Nature de la conflictualité portuaire arbitrages établis dans le cadre des politiques nationales de transport lui échappent en grande Port sujet à conflits partie. C’est le cas des grands enjeux infrastruc- turels qui pourtant les concernent, comme le fret Conflictualité Conflictualité ferroviaire ou les liaisons fluviales 18. sociale institutionnelle Parce qu’elle n’est pas une autorité terri-

Exercice du métier Environnement toriale à proprement parler, l’autorité portuaire Conditions de travail Aménagement souffre aussi d’un manque de prise sur ses proxi- Financement mités spatiales. La métropolisation menace d’une conflictualité environnementale crois- sante la cohabitation de plus en plus délicate de Conflictualité Conflictualité l’urbain et du port. La conflictualité portuaire exogène entrepreneuriale relève d’une planification des besoins respectifs, Sans rapport direct Accès aux marchés d’une vision partagée des modes de valorisation aux affaires portuaires Cohabitation de l’espace, d’une évolution des représentations. Valorisation L’acceptabilité du fait portuaire est un enjeu important. Cette acculturation du territoire est du Port otage de conflits

Conception: E. Foulquier ressort de l’autorité portuaire. Enfin, calibrée sur le format des conseils qualité des outils et des différents équipements d’administration, centrée sur la gestion des mis en œuvre pour exercer les tâches qui sont les affaires dans son périmètre de compétence, leurs en adéquation avec les activités déployées. l’autorité portuaire mériterait peut-être un La deuxième est de nature organisationnelle, décloisonnement institutionnel. Un port héberge apte à satisfaire les exigences de coordination un ensemble de communautés. Relevant d’une et de fluidité dans les transmissions, de biens communalisation par la loi, une communauté mais également d’information. La troisième est instituée s’incarne dans les différentes instances territoriale, de nature décisionnelle. Elle révèle de gouvernance qui président au fonctionnement la capacité des intérêts portuaires à mobiliser portuaire tel que défini par le pouvoir législatif. les actifs territoriaux 17, à coproduire des straté- Elle met en œuvre une forme de démocratie gies, à constituer des leviers de développement portuaire, de nature représentative. en sollicitant l’ensemble des ressources dispo- Une communauté constituée lui fait face, nibles, matérielles, immatérielles et humaines. issue d’une communalisation d’adhésion. Il Ces performances ne se juxtaposent pas mais s’agit de l’ensemble des groupes professionnels se conjuguent au gré des enjeux et selon des organisés en une fédération capable de porter échelles géographiques et des périmètres et de défendre leurs intérêts en toutes circons- d’acteurs variables. L’art de gouverner les ports tances. Elle s’incarne en France dans les Unions réside dans cette conjugaison. maritimes qui composent des scènes de concer- tation anciennes. Elles organisent la médiation, L’art de gouverner les ports s’engagent dans la formation, accompagnent L’autorité portuaire mise en place par les changements techniques et administratifs. des réformes dans nombre d’États de tradition Ces organisations sont au cœur de l’innovation centraliste souffre cependant d’une tare origi- portuaire. nelle : le déficit d’autorité. En premier lieu, l’autorité portuaire ne dispose pas des moyens 18 L’autonomie financière des autorités portuaires est une financiers nécessaires à son développement. Les revendication ancienne de l’association des ports européens European Sea Ports Organization (ESPO). Le memo 13/448 de la Commission européenne, intitulé « Ports maritimes européens 17 Hervé Gumuchian et Bernard Pecqueur (dir.), La Ressource à l’horizon 2030 : les défis à venir », présenté le 23 mai 2013, le territoriale, Economica, Paris, 2007. rappelle également.

60 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Cinq portiques géants en provenance de Shanghai arrivent à Rotterdam pour être installés sur le terminal portuaire de la Maasvlakte 2 afin d’y charger et décharger les porte-conteneurs de nouvelle génération. © AFP / Jerry Lampen / 2014

Le dépassement de cette dichotomie est révèlent les appétences territoriales du fait l’enjeu principal de la gouvernance à venir. portuaire et en soulignent le caractère éminem- L’élargissement du concept de communauté ment social et politique. n à celui de place portuaire est nécessaire afin de répondre aux exigences d’intégration des transports dans le scénario de la durabilité. Les dispositifs de coopération interportuaire tels 19 Le groupement d’intérêt économique HAROPA tend à coordonner les stratégies des ports du Havre, de Rouen et de qu’ils se mettent en œuvre actuellement le long Paris. de l’axe Seine 19 ou les processus de clusterisa- 20 Cluster Paca Logistique, dont le port de Marseille est partie prenante, ou Uniport à Bilbao, qui tend à rassembler l’ensemble tion que l’on observe dans nombre d’espaces des intérêts portuaire, maritime et industriel de la métropole portuaires européens vont dans ce sens 20. Ils basque, constituent des exemples parmi d’autres.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 61 DOSSIER Les grands ports mondiaux

Ò POUR ALLER PLUS LOIN

La coopération interportuaire, vectrice de renouveau dans le fonctionnement et l’organisation des ports

Dans un environnement des transports et de la Clairement et de manière logique, on note une logistique toujours plus concurrentiel, les ports adéquation entre la forme juridique retenue pour le de commerce ne cessent de s’adapter. Les acteurs partenariat et les effets recherchés par ce partenariat. privés, souvent concessionnaires de terminaux, C’est ainsi que la mise en place d’un Port Community prennent des positions qui s’appuient sur les System (système informatisé d’échange de données réseaux établis, interconnectés, ou non, entre au sein d’un port, et, par extension ici, entre plusieurs eux. En parallèle, les autorités portuaires, souvent ports) commun aux ports de Rotterdam et d’Ams- sous la coupe du secteur public, développent de terdam est une forme de coopération assez simple plus en plus souvent des démarches partenariales à lancer en ce qu’elle ne porte que sur un seul objet avec d’autres autorités portuaires géographique- et que les deux ports vont pouvoir rationaliser les ment proches. frais tout en en retirant des bénéfices équivalents. Ce Dans la très grande majorité des situations rencon- projet n’est pas stratégiquement déterminant et ne trées, la coopération se réalise entre deux (ou permet pas à un port de se démarquer commercia- plus) autorités portuaires d’un même État. Ce lement de l’autre. Sur un tel sujet non conflictuel, la type de coopération interportuaire est un moyen coopération interportuaire peut se mettre en place de tirer vers le haut la visibilité, la rationalité et le relativement aisément. développement des places portuaires. Pour cela, les Il en est de même lorsque des autorités portuaires moyens juridiques et commerciaux mis en œuvre veulent acquérir une plus grande visibilité inter- sont divers, tenant en partie aux objectifs recher- nationale. L’objectif n’est pas de se démarquer de chés. Leurs résultats sont tout aussi variables. ses voisins dans l’accord de coopération, mais d’exister sur la scène internationale. Bon nombre Des partenariats protéiformes de ports se regroupent désormais en association Longtemps restée discrète, la coopération entre pour leurs opérations marketing lors de salons à autorités portuaires s’affiche de plus en plus l’étranger. L’association NAPA (North Adriatic Ports fréquemment et est désormais présente sur tous les Association), structure souple et peu conflictuelle 2 continents. Si l’accord de formalisation du partena- dans ses objectifs , permet ainsi aux ports italiens riat est une constante, les formes juridiques choisies de Venise et de Trieste, au port slovène de Koper et sont diverses, allant de l’acte souple et facilement au port croate de Rijeka de défendre les intérêts réversible comme la convention ou le contrat de de la zone Adriatique comme « porte d’entrée de 3 partenariat à l’engagement fort et quasi définitif l’Europe », ou gateway , en alternative aux ports de comme la fusion entre autorités portuaires. Entre ces la Rangée nord-européenne (Northern Range), mieux deux formes, le choix est large parmi l’association, le identifiés en Asie. groupement d’intérêt public, le groupement d’intérêt économique, la prise de participation, etc. Il existe autant de variantes possibles que de régimes natio- 2 Romuald Lacoste et Anne Gallais Bouchet, « Analyse quali- 1 tative des outils de coordination et de coopération dans le cadre naux de droit des affaires . de la politique portuaire française », L’Espace politique, no 16, avril 2012. 3 Romuald Lacoste et Anne Gallais Bouchet, Le Concept de « cooperative gateway », un mode de coopération entre autorités 1 Anne Gallais Bouchet, « Les partenariats interportuaires dans le portuaires au sein d’une méga-région, Les ports de l’axe Seine monde : coopération et coordination », Note de synthèse ISEMAR, dans la desserte du Bassin parisien, Note de perspective Fondation no 159, novembre 2013. Sefacil – ISEMAR – IFSTTAR, juillet 2012.

62 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 D’autres formes de partenariats existent, portant À travers la réforme portuaire de 2008, la France a sur des sujets plus opérationnels et appelant des imposé deux organes de coopération entre grands collaborations formellement plus contraignantes et ports maritimes : le conseil de coordination de la engageantes. Plusieurs exemples viennent illustrer Seine et celui de l’Atlantique 4. Il s’agit d’échelons la prise de participation de deux autorités portuaires institutionnels pour favoriser les dynamiques d’axe dans une troisième entité. Dans le domaine de la logis- fluvial (extended gateway) ou de façade (multi-port tique ferroviaire, les autorités portuaires de Rotterdam gateway) dans un objectif premier de visibilité, qui (35 %) et celles d’Amsterdam (15 %) sont associées se double d’un objectif de rationalisation des inves- au gestionnaire du réseau ferré des Pays-Bas ProRail tissements. Les autorités portuaires concernées se (50 %) pour gérer conjointement la ligne de la Betuwe sont appropriées cet outil chacune à leur manière. – Betuweroute –, qui assure le fret ferroviaire entre le Dans le cas de la Seine, les autorités portuaires du port de Rotterdam et la frontière allemande. Havre, de Rouen et de Paris ont décidé de doubler Dernier exemple de coopération très avancée leur conseil de coordination d’un groupement entre autorités portuaires, la fusion des autorités d’intérêt économique (GIE), dénommé HAROPA portuaires de Malmö (Suède) et de Copenhague (Le Havre-Rouen-Paris). Moins de cinq ans après sa (Danemark) constitue un cas rare et poussé à naissance, HAROPA est reconnu pour son efficacité l’extrême de coopération. Un tel partenariat suppose marketing. Cet exemple démontre la manière dont de travailler, en amont, sur toutes les fonctions et l’État français a instrumentalisé la coopération inter- activités clés d’une autorité portuaire, donc sur des portuaire pour donner une nouvelle orientation à sa sujets qui peuvent s’avérer très conflictuels sur le politique portuaire et ainsi hiérarchiser, sans vouloir plan concurrentiel entre deux ports proches. le dire, les ports métropolitains. Au début des années 2000, la réalisation du pont L’État chinois a lui aussi utilisé la coopération pour de l’Öresund est venue créer un lien fixe entre les imposer sa nouvelle planification portuaire. En 2010, deux villes dont les ports se nourrissaient large- le Conseil d’État chinois a approuvé la stratégie natio- ment des trafics ferry entre les deux rives. La nale sur le delta du Yangzi Jiang (ou fleuve Bleu), dont concurrence du lien terrestre risquait de mettre une section est consacrée à la coordination et au à mal ces trafics et l’activité des deux ports. Afin développement portuaires. Le document positionne de préparer la baisse de revenus portuaires, les Shanghai comme un port à vocation internatio- deux autorités portuaires ont choisi la fusion nale, Ningbo comme un hub régional et les autres comme moyen de rationaliser leurs services, leur ports comme des ports secondaires. Pour conforter fonctionnement et leur frais. Ce cadre binational l’effectivité de cette planification, il est prévu que fut complexe à traiter sur les plans institutionnel, tous les ports du delta soutiennent financièrement fonctionnel et culturel. Pour autant, les effets sont cette planification. C’est ainsi que, rapidement, les dorénavant perçus comme très positifs par les ports de Shanghai et de Ningbo ont créé à 50/50 deux parties. une joint-venture destinée aux investissements portuaires. Cette répartition égale des parts a créé un Un nouvel outil réel sentiment de confiance et d’engagement et des de la gouvernance portuaire bénéfices réciproques favorisant l’action. Le cadre d’action des autorités portuaires est Dans le même souci de planification, l’Australie a largement public, qu’il soit étatique, régional ou récemment décidé de réorganiser la gouvernance de municipal. Coopération et gouvernance sont donc ses ports. Concrètement, sept autorités portuaires étroitement liées, et les démarches partenariales de l’État seront consolidées en quatre autorités ont un impact direct sur la hiérarchie. Il existe égale- portuaires régionales chargées de définir et de faire ment des cas où c’est la politique nationale qui détermine les conditions de la coopération entre 4 Anne Gallais et Romuald Lacoste, « La coopération interportuaire en France. Ambitions et apports des conseils de coordination », autorités portuaires. Annuaire de droit maritime et océanique, no 30, juin 2012.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 63 DOSSIER Les grands ports mondiaux

appliquer leur stratégie régionale à douze ports plus Certains ont pu parler de « co-opétition », une forme petits dont elles deviendront la tutelle. Coopération de coopération opportuniste entre différents acteurs et planification riment ici avec rationalisation. économiques qui sont par ailleurs compétiteurs. Que ces démarches soient volontaires (bottom up) ou lll imposées par la tutelle (top down), la dernière limite En dépit de ces exemples, la coopération entre reste le respect du droit de la concurrence. autorités portuaires demeure une démarche margi- Anne Gallais Bouchet * nale qui suppose une manière de penser diffé- rente, exercice toujours difficile dans un contexte de * Docteure en droit, chercheure à l'Institut supérieur d'économie concurrence tendue. Cela étant, on constate que peu maritime (ISEMAR) à Nantes Saint-Nazaire, auteure notamment des Autoroutes de la mer et le droit de l’Union européenne à peu, et sans la remettre en cause, la compétition (PUAM, à paraître en 2015) et de nombreuses Notes de entre les ports laisse de la place à la coopération. synthèse consultables sur www.isemar.fr.

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64 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Le rôle croissant du secteur privé dans l’activité et la gestion des ports

Gaëlle Guéguen-Hallouët * * Gaëlle Guéguen-Hallouët est maître de conférences de droit public, directrice du master 2 « Droit des espaces et des activités Les ports maritimes de commerce donnent à voir maritimes », unité mixte de une réalité complexe en raison de la multitude de recherche « Aménagement des leurs activités logistiques et commerciales et de la usages des ressources et des espaces grande diversité de leurs modes de gestion. Depuis les marins et littoraux » (AMURE), Centre de droit et d’économie de la années 1990 se dessine toutefois un mouvement profond mer (CEDEM), université de Brest. de redéfinition de leurs missions et de restructuration de leur environnement juridique. La tendance est au renforcement de la place du secteur privé et au changement de mode de gouvernance.

Le port maritime est une réalité protéi- maritimes, il est difficile d’en dessiner une forme. Il est à la fois une entité gestionnaire et un organisation type. Onze formes de gestion espace aménagé et équipé de digues, de quais de portuaire sont ainsi dénombrées aux États-Unis déchargement, de darses, de cales, de jetées, de avec notamment des ports municipaux comme passerelles, de grues, de portiques… en lien avec Los Angeles, des ports d’État dans le Maine des infrastructures d’acheminement terrestre ou des ports à l’autorité bicéphale comme New – routes, rail, canaux. Le port maritime est égale- York-New Jersey 1. L’association européenne ment un ensemble d’activités et de services des ports maritimes a pour sa part identifié trois rendus à chaque navire et à chaque marchan- modèles de gestion portuaire 2 : les ports latins dise par une multitude de prestataires : pilotes, caractérisés par une gestion centralisée – comme compagnies de remorquage, lamaneurs, agents pour les grands ports français –, les ports hanséa- maritimes, consignataires, manutentionnaires, commissionnaires de transport, transitaires, 1 Jean Grosdidier de Matons, Les Concessions portuaires, assureurs, entreposeurs, transporteurs routiers, Éditions Management et Société (EMS), Cormelles-le-Royal, 2012. ferroviaires, fluviaux... 2 Voir le rapport préparé par Patrick Verhoeven intitulé European Port Governance 2010: Report of an Enquiry Into the Current En raison de cette pluralité d’acteurs et Governance of European Seaports, European Sea Ports de la diversité des modes de gestion des ports Organisation (ESPO), Bruxelles, 2011.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 65 DOSSIER Les grands ports mondiaux

tiques davantage décentralisés – comme en combinaison possible à mettre en place entre Belgique ou aux Pays Bas –, enfin les ports acteurs publics et privés. privés, essentiellement britanniques. Les ports en La mondialisation des échanges écono- phase de transition des nouveaux États membres miques et la pression des marchés et des acteurs du sud et du nord de l’Union européenne relèvent internationaux, les innovations technologiques, quant à eux de modèles hybrides. les disciplines budgétaires et le désengagement Mais toute typologie présente ses limites 3. financier des États, amplifié par la crise, ou La diversité qui caractérise les modes de gestion encore la pression environnementale et sociale des grands ports dans le monde apparaît bien sont autant de facteurs qui ont influé sur ce comme le résultat de traditions juridiques et profond mouvement de réforme. économiques très différentes. La transforma- tion en société commerciale de nombreux ports a elle-même entraîné des réalités aussi variées La mutation libérale que la gestion centralisée (ports italiens) ou Les ports modernes ne sont plus des inter- municipale (Anvers ou Rotterdam), la gestion faces passives. De par leur intégration dans la privée (Ports of Auckland Limited en Nouvelle- chaîne logistique internationale, ils sont devenus Zélande) ou mixte (ports grecs). Signe de cette des acteurs à part entière de la mondialisation complexité, le port de Rotterdam est quant à lui économique. Ils sont constitués de terminaux tour à tour qualifié, dans les analyses, de société spécialisés dont la gestion est dorénavant le plus publique de droit privé et de société privée aux souvent confiée à des armements ou à des opéra- comptes publics. teurs internationaux pour une durée propor- Quelques éléments communs se dégagent tionnelle à l’amortissement des investissements toutefois. Les notions d’intérêt général, d’intérêt qu’ils y réalisent – vingt à trente ans en moyenne. public, de bien public ou collectif, d’intérêt Si les États se désengagent progressi- national, local, municipal ou social fondent dans vement de la gestion portuaire, ils gardent à la plupart des États l’intervention des pouvoirs cœur de préserver l’assise ou le rayonnement publics dans le domaine de la gestion portuaire. de leurs ports maritimes en restaurant notam- Les ports sont perçus comme des structures ment la concurrence qui n’existait pas ou était au service des intérêts majeurs de la collecti- entravée par des réglementations excessives et vité 4. Toutefois, les États ne peuvent plus, pour restrictives. Parce que l’ensemble des infras- des raisons politiques et budgétaires évidentes, tructures portuaires est difficilement substi- assurer seuls la gestion et l’entretien des ports. tuable, compte tenu de son coût financier et de la La plupart d’entre eux se sont donc interrogés, rareté de l’espace foncier disponible, des restric- depuis une vingtaine d’années, sur la meilleure tions d’accès aux infrastructures et aux marchés des services portuaires ont en effet longtemps corseté le secteur. En libéralisant les modes de gestion des ports maritimes, les États veulent 3 Parmi d’autres classements proposés, voir : Parlement européen, Rapport de la direction générale des études du Parlement promouvoir une nouvelle répartition des compé- européen, série « Transports », sur « La politique européenne tences entre acteurs publics et privés. Le rôle de des ports maritimes », 1993 ; Commission européenne, The Fact l’autorité portuaire s’en est trouvé renforcé et ses Finding: Report on an Enquiry into the Current Situation in the Major Community Sea-ports, 1997 ; Port Reform Toolkit, The missions étendues. International Bank for Reconstruction and Development / The World Bank, Washington, 2007. 4 Dans un arrêt de principe rendu en 1892 (Illinois Central Une nouvelle répartition Railroad Company v. Illinois), la Cour suprême des États-Unis des compétences public-privé a jugé que « le port de Chicago est d’une immense valeur pour la population de l’État de l’Illinois [...] ; et l’idée que sa législa- La refonte du cadre législatif et réglemen- ture puisse priver l’Illinois du contrôle des eaux de ce port et les taire à l’intérieur duquel sont établis et gérés placer entre les mains d’une société privée […] est une proposi- tion insoutenable […]. La gestion d’un port ne peut être confiée à les ports maritimes se traduit par un accroisse- qui que ce soit d’autre que l’État lui-même ». ment de leur autonomie et un assouplissement de

66 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Spécificité du port de Singapour, l’État conserve une forte emprise sur l’ensemble des activités portuaires, notamment par le biais du fonds souverain Temasek Holdings qui contrôle l’entreprise de manutention PSA International, leader mondial du secteur ayant des positions sur tous les continents. leurs règles de gestion afin de favoriser une plus grande implication des opérateurs privés. Les évolutions peuvent se composer de mesures incitatives initiées par les États, telle la promotion des investissements privés, ou de réformes concernant les systèmes d’organisation de l’emploi hérités de l’après-guerre qui étaient devenus inadaptés aux nécessités du marché. Ainsi, en France, tandis que la réforme de la domanialité publique adoptée en 1994 a permis d’alléger les contraintes pesant sur les opérateurs privés désireux de s’installer dans les ports, une loi du 9 juin 1992 a modifié en profondeur l’orga- nisation du travail des dockers sur les quais, en alignant progressivement leur régime sur celui des salariés de droit commun. Les changements peuvent aussi avoir pour origine des pratiques locales. La conven- tion d’exploitation de terminal applicable dans les grands ports maritimes français s’inspire ainsi d’une initiative commerciale du port de Dunkerque destinée à offrir aux investisseurs des conditions plus attractives d’implantation sur le domaine public portuaire. Deux décrets © AFP / Roslan Rahman de 1999 et de 2000 en ont ensuite généra- lisé l’usage à l’ensemble des grands ports maritimes français. La privatisation a été envisagée avec prudence par la plus grande majorité des États. Progressivement, les régimes de gestion Le terme est souvent galvaudé pour désigner à des ports de commerce ont évolué vers le modèle tort des opérations de commercialisation qui générique d’organisation formalisé en 2002 ne sont en fait que des concessions d’exploi- par la Banque mondiale dans son manuel de tation accordées à des entreprises privées pour gestion portuaire, le Port Reform Toolkit. Ce certaines installations appartenant à l’auto- modèle d’organisation portuaire, dit du « port- rité publique portuaire. C’est dans le cadre propriétaire » ou landlord port, s’inscrit dans d’une concession d’exploitation conclue pour un mouvement global de passage d’un modèle de « port-service » – dans lequel l’autorité trente-cinq ans et un montant de 3,4 milliards portuaire, propriétaire des ouvrages et des outil- d’euros que l’opérateur chinois Cosco s’est ainsi lages, exécute les fonctions portuaires – à un implanté dans le port grec du Pirée en 2008. modèle de « port-outil » – dans lequel elle confie C’est également par ce biais que de puissants l’activité de manutention à un tiers exploitant – groupes chinois ou européens réalisent actuel- puis, désormais, à un modèle de « port-proprié- lement des investissements importants dans les taire foncier », dans lequel l’autorité portuaire se terminaux portuaires africains. contente d’accorder par contrat à un usager un Dans un port privé, l’ensemble des infras- droit d’occupation de son domaine. tructures et superstructures appartient au

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 67 DOSSIER Les grands ports mondiaux

Pays d’enregistrement des cinq secteur privé, qui assure également l’ensemble premières flottes mondiales (2013) des opérations. Ce modèle ne concerne en fait, depuis les années 1980, que la plupart 100 % équivaut au nombre total de navires * parmi les principaux pays d’enregistrement (17 237) des grands ports britanniques. L’Associated * Cargos de plus de 1 000 UMS (Universal Measurement System) British Ports (ABP) gère ainsi 21 ports, dont

Pays d’origine Pays Southampton qui représente un quart du trafic d’enregistrement du Royaume-Uni. Toutefois, le ministère

Singapour britannique des Transports continue de définir Singapour 7,8 % 9,3 % la politique portuaire nationale et de super- Corée viser, via des agences nationales, les missions du Sud 0,0 % de régulation, de sécurité et de sûreté. Japon 4,3 % Ailleurs, si les réformes portuaires États-Unis 0,1 % Bahamas 2,0 % consacrent une place croissante aux opérateurs Norvège 0,0 % privés, leurs activités restent souvent limitées Grèce aux fonctions d’exploitation commerciale, c’est- Japon 4,8 % 22,2 % à-dire à la prestation des services marchands. Danemark 0,0 % Dans la majorité des cas, les fonctions concer- Îles Marshall 5,7 % nant la police, la sécurité, la sûreté ou la protec- tion de l’environnement demeurent étroitement Île de Man 0,8 % Italie 0,1% contrôlées par les pouvoirs publics aux niveaux local, régional ou national. Depuis une vingtaine d’années, de puissants groupes d’opérateurs mondiaux Panama spécialisés sont désormais étroitement associés Grèce 23,7 % 20,1 % à l’exploitation de terminaux portuaires dans le cadre de contrats de concession de longue durée. Les États et les autorités portuaires jouent un rôle essentiel dans la recherche de partenariats avec Malte 3,8% ces investisseurs, tous ayant comme objectif

Chypre 2,2 % la promotion durable de la place portuaire. Financement des investissements structurants, amélioration des dessertes terrestres, simplifi- Liberia Allemagne 12,6 % cation administrative et parfois politique fiscale 20,6 % spécifique sont donc associés aux politiques de Royaume- libéralisation du secteur. Uni 0,4 % Allemagne La récente réforme des ports brési- 2,3 % liens, entrée en vigueur en 2013, peine ainsi Antigua-et- à produire ses fruits, car les opérateurs privés Barbuda 6,4 % déplorent que l’État ne s’implique pas suffisam- ment pour alléger la bureaucratie et financer les Hong Kong 7,5 % dessertes. A contrario, à Rotterdam, l’État et la commune n’ont pas hésité à cofinancer le projet Chine 27,8 % d’extension du terminal Maasvlakte 2 et ses 21 km de digues, 3,5 km de quais, 560 hectares Chine 15,5 % de bassins, 700 hectares de nouveaux espaces industriels, 24 km de routes et 14 km de voies ferrées pour un montant total de 2,3 milliards Source : compilé par la CNUCED sur la base de données

fournie par Clarkson Research Services Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014 d’euros.

68 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Ò POUR ALLER PLUS LOIN

La concession portuaire, outil incontournable et moderne de la gestion des ports

La concession est un outil juridique communément avec le phénomène de dérégulation portuaire. En utilisé pour gérer le domaine public portuaire. Cette effet, et à quelques exceptions près, les modes de forme de contrat de partenariat, souvent public- gestion portuaire 1 s’appuyaient sur le modèle du privé, s’exécute dans un environnement contraint « port-outil » ou tool port : le gestionnaire du port où le caractère précaire de l’occupation prédomine. était propriétaire (ou agissait comme tel) des infra­ Cependant, une tendance vers davantage de libéra- structures, des superstructures et des outillages et lisation dans la conclusion et l’exécution du contrat les louait à des opérateurs de manutention. de concession s’observe, notamment en raison de Dans les années 1980, la mondialisation a de facto l’internationalisation des réseaux des opérateurs imposé une compétitivité accrue et des investisse- portuaires. ments sur les terminaux et donc la baisse du coût du passage portuaire. Cet impératif a progressive- L’avènement du modèle ment orienté la gestion portuaire vers le modèle du de la concession portuaire « port-foncier » ou landlord port : l’entité proprié- Le fonctionnement d’un port de commerce fait appel taire des infrastructures concède différents droits à des investissements importants tant en infrastruc- sur les superstructures et les outillages à un autre tures qu’en superstructures et outillages. Si histori- acteur économique 2. L’avènement de la concession quement les États (la puissance publique) ont pris est alors en marche, bien que sur un plan termino- en charge ces différents investissements, plusieurs logique l’observation des pratiques de par le monde facteurs les ont conduits à envisager un partage des pousse non pas à parler de concession au sens strict risques et des frais. D’abord, l’accroissement quanti- mais davantage de régime concessif ou de régime tatif des échanges maritimes, couplé au gigantisme partenarial, car il existe une variété d’outils juridiques et à la spécialisation des navires, a contraint les utilisés et donc de régimes. autorités portuaires à moderniser leurs terminaux et à en construire de nouveaux afin de conserver leurs Un régime adaptable et évolutif positions nodales dans les échanges maritimes. La concession est au cœur même de profonds Ensuite, la création de pôles industrialo-portuaires changements dans les relations entre sphères a engendré des investissements lourds qui, à défaut publique et privée dans les ports. Au-delà des seuls d’être à la charge totale de l’industriel, ont dû être investissements, c’est la maîtrise commerciale, partagés. Enfin, la conteneurisation, spécialisation managériale, et parfois productive ou logistique, qui nautique récente, a accentué les besoins de mécani- change de main. Les conditions d’attribution des sation de la manutention, appelant là aussi des concessions se font dans le respect d’une procé- investissements coûteux. dure de mise en concurrence ouverte, transpa- Le régime concessif s’est alors imposé comme une rente et non discriminatoire. Parce que les charges réponse pratique et un outil juridique pertinent en relatives aux infrastructures sont extrêmement réponse au besoin économique de partage des risques et au besoin institutionnel de préserva- 1 La typologie des modes de gestion portuaire communément utilisée tion de l’intérêt général, les ports étant une partie est celle de la Banque mondiale dans son Port Reform Toolkit. du domaine public. La doctrine s’accorde à recon- 2 Il est à remarquer que le glissement vers un modèle plus tranché naître que le développement, voire la généralisa- de private port, où l’opérateur se voit transférer non seulement des droits sur les superstructures et les outillages mais aussi sur les infra­ tion, du modèle des concessions est concomitant structures, comme le modèle britannique souvent cité, ne séduit pas.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 69 DOSSIER Les grands ports mondiaux

lourdes et que l’amortissement est difficilement d’ouvrages, concession d’outillages et concession envisageable, la réalisation d’infrastructures reste d’exploitation, ce qui en complique le régime. Le du ressort de la puissance publique. Au contraire caractère précaire du modèle concessif est perçu et selon les évolutions précédemment décrites, les comme un frein, mais les contrats les plus récents superstructures et les outillages sont certes des tendent de plus en plus à conférer des droits réels investissements importants mais dans des propor- indemnisables en cas de retrait anticipé, ce qui lui tions moindres, ce qui permet au secteur privé de assure davantage de sécurité juridique par rapport s’en emparer selon les cas. aux contrats précédents. Il dispose en outre d’une Le régime concessif au sens large connaît des plus large liberté de gestion que le simple conces- contrats de type affermage ou contrat d’exploita- sionnaire d’outillage public. Ainsi, ce faisant et tion stipulant que la propriété des superstructures progressivement, la pratique vient apporter de l’équi- et outillages reste à la puissance publique, mais libre entre les deux partenaires, conférant plus de que leur exploitation est transférée à un opérateur stabilité au contrat. de manutention. Allant plus loin dans le partage Concrètement, depuis 2008 dans les grands ports des risques et des frais, et ce cas se généralise, le maritimes français, la Convention de terminal (CT), contrat de concession suppose que l’opérateur conclue entre l’autorité portuaire et l’opérateur de privé (concessionnaire) réalise des investissements terminal, est le droit commun de l’exploitation de en superstructures et outillages et qu’il exploite terminal en France 4. Les droits de l’opérateur sont l’ensemble pendant une durée déterminée à l’issue d’utiliser les infrastructures construites par l’auto- de laquelle ses réalisations deviendront propriété du rité portuaire, de bénéficier de droits réels sur les concédant (puissance publique, autorité portuaire). constructions qu’il aménage, de déterminer libre- La pratique internationale fait appel aux contrats ment sa politique de développement et d’exploita- BOT (Build, Operate and Transfer, ou CET : construire, tion. En contrepartie, l’opérateur a des obligations qui exploiter, transférer), BOOT (Build, Own, Operate sont de réaliser d’importants travaux d’exploitation, and Transfer) ou encore BOO (Build, Own, Operate) d’entretenir le terminal, de verser une redevance selon la manière dont se déplace le curseur entre la domaniale à l’autorité portuaire, de respecter des puissance publique et l’opérateur quant à l’objet du objectifs de trafic. financement, de l’exploitation et du transfert. Ce nouveau régime unifié français trouve son inspira- S’il existe des différences entre le régime de la tion dans les régimes des ports nord-européens où les concession de type droit administratif et les modèles terminaux sont depuis longtemps concédés – selon anglo-saxons (Common Law) de contrats BOT et ses des modalités très variables en fonction des ports dérivés, la pratique internationale actuelle tend à et des terminaux – avec souvent l’obligation, pour les rapprocher, faisant de ces outils juridiques des le concessionnaire, d’investir dans l’outillage. Plus moyens de créer et d’exploiter des biens utiles à la généralement, sous l’impulsion de l’internationalisa- société. En définitive, l’opération consistant en un tion et d’instances telles que la Banque mondiale et transfert de certains risques et charges de l’autorité la Conférence des Nations Unies sur le commerce et publique vers un autre acteur économique sur un le développement (CNUCED), les autorités portuaires terminal est une opération juridique apparentée au recourent de plus en plus systématiquement au partenariat public-privé dont la raison d’être est de panel des régimes concessifs en parallèle ou en favoriser l’investissement sur le domaine public 3. remplacement des anciennes pratiques. Peu importe son appellation, la concession portuaire et les contrats de type BOT et autres ont ceci de particulier qu’ils sont en réalité à la fois concession 4 Anne Gallais Bouchet, « La réforme des grands ports maritimes de 2008. Premier bilan », Note de synthèse ISEMAR, no 121, janvier 2010, et A. Gallais Bouchet, « La cession des outillages aux entreprises de manutention dans les grands ports maritimes 3 Jean Grosdidier de Matons, Les Concessions portuaires, Éditions français », Note de synthèse ISEMAR, no 138, octobre 2011, dispo- Management et société (EMS), Cormelles-le-Royal, 2012. nibles sur www.isemar.fr.

70 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Ainsi les États-Unis ont-ils longtemps utilisé la lll technique du lease (affermage avec investissement du L’activité portuaire est fondée sur une entité matérielle locataire), avant de recourir depuis peu aux régimes de précise : le terminal portuaire. Mais ce dernier est 5 concession (modèles de contrats BOT et autres) dont sans réelle reconnaissance juridique. Les régimes le contenu est proche de la conception française qui de la concession qui s’y appliquent lui rendent toute fait prévaloir la notion d’intérêt public. Autre exemple, son envergure, tant matérielle que juridique, et lui en Afrique, les régimes concessifs progressent sous permettent d’évoluer dans son organisation, sa gestion l’influence des héritages juridiques coloniaux mais et son fonctionnement, concourant à la compétiti- aussi des investissements portuaires réalisés avec vité portuaire. Autrement dit, la concession est, d’une des capitaux étrangers, notamment européens, qui part, un outil juridique de gestion des biens dans y transposent des modèles connus. Enfin, la Chine, l’intérêt général et, d’autre part, un outil commercial aujourd’hui puissance portuaire, recourt à la variété de développement de trafics. Seul l’équilibre, encore des régimes concessifs selon des partenariats public- trop souvent perfectible, entre les deux cocontractants privé – capitaux privés chinois ou étrangers – mais permettra d’atteindre ce double objectif. encore souvent avec un concessionnaire chinois public – filiale de l’autorité portuaire. Anne Gallais Bouchet *

5 Dans le cadre d’un contrat BOT, le secteur privé conçoit, construit * Docteure en droit, chercheure à l'Institut supérieur d'économie et exploite des installations tout en fournissant des prestations maritime (ISEMAR) à Nantes-Saint-Nazaire, auteure notamment aux entreprises de service public de la municipalité ou de l’État. Contrairement aux contrats d’affermage, les contrats de type BOT des Autoroutes de la mer et le droit de l’Union européenne font supporter une part plus importante du risque commercial du (PUAM, à paraître en 2015) et de nombreuses Notes de projet aux entreprises privées qu’à l’État. synthèse consultables sur www.isemar.fr.

Les rôles renouvelés de la promotion d’un développement écono- de l’autorité portuaire mique durable. À l’occasion de la construction L’autorité portuaire s’entend au sens large du colossal projet d’extension de Maasvlakte 2, comme « toute institution étatique ou municipale l’autorité portuaire de Rotterdam a ainsi imposé ou de droit public ou de droit privé qui est respon- aux constructeurs le respect d’indicateurs sable, en règle générale, des tâches de construc- environnementaux et sociaux très contraignants. tion, d’administration et parfois d’exploitation Ensuite, et parce que le développement des installations portuaires et, suivant le cas, d’un port s’inscrit dans celui des territoires de la sécurité » 5. Les réformes menées ces qu’il dessert, l’autorité portuaire doit s’impli- dernières décennies dans la plupart des grands quer dans le développement et l’amélioration ports maritimes attestent toutes un dédoublement des dessertes terrestres, qu’elles soient routières, fonctionnel de l’autorité portuaire, devenue à la ferroviaires ou fluviales. Tandis que le statut des fois chef d’entreprise et représentant de l’État ports français les cantonne à la gestion de leur sous le contrôle étroit duquel elle agit. circonscription administrative conformément au Le rôle de l’autorité portuaire consiste en principe de spécialité, en Italie et en Espagne les premier lieu à assurer la planification et la coordi- autorités portuaires ont pu participer à la consti- nation de l’ensemble des activités portuaires. tution de sociétés d’économie mixte public-privé Elle assure la gestion foncière et, le cas échéant, pour construire et exploiter des projets à vocation accomplit des actes de puissance publique liés au intermodale. régime particulier des ports qui, dans la plupart Au Canada, en réponse à l’essor des écono- des États, demeurent des espaces publics ou des mies asiatiques, une stratégie nationale intitulée biens collectifs. Elle est également responsable Initiative de la porte et du corridor de l’Asie- Pacifique a été lancée en 2006. Elle a entraîné une 5 Commission européenne, The Fact Finding […], op. cit. nette amélioration des transports intermodaux. Sur

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 71 DOSSIER Les grands ports mondiaux

le corridor Pacifique, l’impulsion et la coordination tion, d’une part, et en créant un entreprenariat des autorités portuaires ont permis la fusion des contemporain pour une exploitation indépen- trois ports de la région de Vancouver et d’impor- dante des ports orientée davantage vers l’éco- tants investissements groupés pour améliorer les nomie de marché, d’autre part » 6. La promotion axes de desserte ferroviaire de ces ports. d’une gestion des activités portuaires calquée En tant que chef d’entreprise, l’autorité sur les méthodes du secteur privé est au cœur portuaire doit également déployer ses efforts des nombreuses réformes qui ont été menées ces en direction du marché, en vue de susciter la dernières années. demande de services portuaires. Dit autrement, En contrepartie de la flexibilité tarifaire il lui faut assurer la promotion commerciale du que leur confère une loi de 2010, les ports port, participer à son attractivité. Pour ce faire, espagnols sont dorénavant soumis à des objec- elle se fonde principalement sur deux stratégies : tifs de rentabilité. Les grands ports indiens la promotion d’une politique tarifaire attractive placés sous la responsabilité du ministère des et le développement de la gamme et de la qualité Transports maritimes sont quant à eux gérés des services offerts aux usagers en modernisant comme des entreprises et soumis à des objectifs les infrastructures portuaires. de performance. Enfin, il lui incombe de maintenir une L’extension du rôle du secteur privé dans concurrence saine et loyale entre les opérateurs la gestion des ports a entraîné un aménagement de la place portuaire et d’éviter que des oligo- du cadre juridique de ces derniers. Phénomène poles privés ne remplacent les anciens monopoles ancien dans les ports du nord de l’Europe 7, publics. En Espagne, une loi de 2010 érige ainsi la constitution de communautés portuaires explicitement l’autorité portuaire en régulateur s’étend progressivement à l’ensemble des ports. de la concurrence sur le territoire placé sous sa L’objectif est de créer des solidarités jusque-là responsabilité. exclues par des logiques corporatistes et, finale- ment, de réduire les tensions sociales longtemps De nouveaux modes de indissociables de l’image des ports. gestion et de gouvernance Enfin et parce qu’il est essentiel de dépasser les stratégies de place pour promou- La promotion de ports maritimes efficaces voir une façade maritime, voire l’ensemble du et compétitifs ne relève donc plus de la compé- système portuaire, des instances de coordination tence exclusive des États. Elle implique doréna- entre ports sont mises en place. En Espagne, un vant la participation de l’ensemble des acteurs organisme supérieur régulateur a été créé – l’éta- et le dépassement par chacun de la défense de blissement public national Puertos del Estado – ses propres intérêts. Elle requiert également une qui remplit une mission à la fois de contrôle et réduction des contraintes de la gestion publique. de coordination. En Italie, le regroupement Tandis qu’une gouvernance élargie et entre- depuis 1986 de nombreux ports en systèmes preneuriale est mise en place, la contractuali- portuaires basés sur la proximité géographique sation se diffuse à tous les niveaux de l’activité et la complémentarité des trafics a pour objectif portuaire. de tempérer la concurrence entre les ports et de La promotion d’une gestion

entrepreneuriale élargie 6 James J. Wang et Daniel Olivier, « La gouvernance des ports Évoquant le processus de décentralisation et la relation ville-port en Chine », Les Cahiers scientifiques du transport, no 44, 2003, p. 25-54. des principaux ports de la Chine, le ministère 7 Développement et amélioration des ports. Les principes de chinois des Communications soulignait dès 2001 la gestion et de l’organisation modernes des ports. Rapport du secrétariat général de la CNUCED, Conférence des Nations qu’il s’agissait de « changer davantage le rôle Unies sur le commerce et le développent, Nations Unies, du gouvernement en renforçant l’administra- TD/B/C.4/AC.7/13, 8 janvier 1992.

72 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Vingt premiers pays d’enregistrement de navires (2013)

Corée du Sud Bahamas Norvège Danemark Japon Île de Man Italie Royaume-Uni États-Unis Grèce Allemagne Chine

Hong Kong Chypre Antigua-et- Malte Îles Barbuda Marshall

Panama Singapour Liberia

Pavillons de Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014 complaisance

recensés par l’ITF * Part des (septembre 2014) immatriculations de navires (en % du total mondial) dont French International 2 Ship Register (FIS) et Base 100 = 47 122 German International Ship Register (GIS) 0 Sources : CNUCED (http://unctad.org) * Fédération internationale sur la base de données fournies par Clarkson Research Services et des ouvriers du transport. International Transport Workers’ Federation (www.itfglobal.org). donner une meilleure visibilité internationale La contractualisation des relations public- aux ensembles portuaires ainsi créés. privé passe de plus en plus fréquemment par le contrat de concession 8. Pratiquée initialement La généralisation dans les ports des pays relevant d’un régime de de la contractualisation droit administratif, elle s’est ensuite étendue Gérés comme des entreprises, dotés des dans les pays de Common Law. Le régime de mêmes instances de gouvernance, les ports concession réconcilie droit public et droit privé, maritimes utilisent aussi désormais les mêmes intérêt général et intérêts particuliers, satisfac- instruments juridiques. La contractualisation tion des besoins de la collectivité et exigences devient l’instrument privilégié de formalisation de du commerce maritime 9. En Espagne, tandis cette gouvernance d’entreprise. Elle implique des que l’utilisation du domaine public portuaire est relations juridiques fondées non plus sur l’unilaté- soumise à une autorisation ou à une concession ralité et la contrainte mais sur l’accord de volontés. sous le régime des contrats de l’État, les services Elle se développe à la fois dans les relations entre portuaires sont pris en charge par des opérateurs l’autorité portuaire et les opérateurs portuaires et privés dans le cadre d’une concession de licence dans les relations entre l’État – et/ou les collecti- sous régime de droit privé. En France, dans le vités territoriales – et l’autorité portuaire. cadre d’une convention dite « de terminal », des objectifs de rentabilité imposent aux opérateurs d’optimiser l’activité du terminal portuaire.

8 Sur le régime des concessions portuaires, voir l’encadré d’Anne Gallais Bouchet dans le présent dossier. 9 Jean Grosdidier de Matons, op. cit.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 73 DOSSIER Les grands ports mondiaux

Lors des négociations des contrats de dans le développement et la modernisation de concession, des procédures transparentes et leurs ports.

concurrentielles interviennent afin de sélectionner lll les cocontractants. Le contrat, quels que soient Au-delà des particularités propres à chaque sa forme ou son régime, a pour objet de promou- État et à chaque port, il existe une profonde voir des relations plus équilibrées entre opéra- convergence mondiale dans l’adaptation des teurs privés et autorités portuaires. D’une part, régimes de gestion portuaire à un environnement il vise à offrir certaines garanties aux investis- économique et juridique libéralisé. La finalité seurs en contrepartie de leur implication dans le des ports maritimes ne se limite toutefois pas à la développement du port. D’autre part, il permet à fourniture de prestations aux usagers. Ils doivent l’autorité portuaire de veiller à la préservation de satisfaire d’autres intérêts de solidarité nationale, ses intérêts économiques et à la satisfaction des de cohésion sociale, d’indépendance nationale, missions d’intérêt général du port. Des obligations de sécurité des approvisionnements, d’aménage- sont souvent imposées aux cocontractants afin que ment du territoire, de protection de l’environne- soient prises en considération les contraintes liées ment ou de sécurité de la navigation maritime. à l’environnement ou à la capacité disponible, à Et le marché seul se révèle incapable de relever la sécurité du trafic maritime, à la politique de l’ensemble de ces défis. développement du port. Dès 1961, le député européen Paul Afin d’associer durablement les inves- Joan Kapteyn soulignait : « Si l’on compare les tisseurs privés à l’exploitation des terminaux, transports à la circulation du sang dans l’éco- les autorités chinoises, après avoir transféré la nomie, les ports sont à considérer comme les gestion des ports aux provinces, ont favorisé poumons de notre continent 10. » Cinquante ans leur exploitation par des investisseurs privés. plus tard, cette importance des ports a trouvé Au cours des quinze dernières années, la part un écho dans une nouvelle initiative de la des entreprises sino-étrangères exploitant les Commission européenne 11. L’Union européenne terminaux des grands ports chinois a fortement a mis en exergue la nécessité d’assurer le dévelop- augmenté. Des sociétés d’exploitation mixtes pement portuaire durablement afin qu’elle associent dorénavant durablement les investis- dispose de ports à la hauteur de sa puissance seurs privés chinois et étrangers aux provinces. économique et commerciale. n Enfin, l’accroissement de l’autonomie

des ports s’accompagne d’une contractuali- 10 Paul Joan Kapteyn, Rapport fait au nom de la commission des sation des rapports entre l’État et les autorités transports sur des problèmes concernant la politique commune portuaires – contrat pluriannuel et plan straté- des transports dans le cadre de la Communauté économique européenne », Doc. 106, Bruxelles, 11 décembre 1961. gique pour les grands ports maritimes français 11 Voir COM(2013)295 final du 23 mai 2013 et COM (2013)296 ou plan d’investissement quinquennal dans les final du 23 mai 2013, « Les ports : un moteur pour la croissance », voir notre commentaire dans Annie Cudennec (dir.), « Chronique ports espagnols, par exemple. Il s’agit là encore maritime », Revue de l’Union européenne, no 572, octobre- de planifier durablement l’implication des États novembre 2013, p. 558-573.

74 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Ò POUR ALLER PLUS LOIN

Les ports américains en voie d’adaptation

Les mythes fondateurs américains portent essentiel- jours, l’affaiblissement industriel du pays a réduit lement sur la conquête des vastes étendues du conti- ses exportations, notamment vers l’Europe, alors que nent. Pourtant, les États-Unis se sont aussi construits ses importations majoritairement originaires d’Asie grâce à leurs échanges avec le reste du monde. Les transitent de manière croissante via les ports du ports des deux océans appartiennent donc à l’his- Pacifique. Le port de New York a abandonné les vieux toire américaine à de nombreux titres : lien colonial docks de Manhattan au profit de terminaux localisés et traite négrière des treize colonies, pêche baleinière dans l’État voisin, à l’ouest de l’Hudson, comme en Nouvelle-Angleterre, développement de l’Ouest Newark ou Bayonne. Le port de New York-New Jersey depuis San Francisco, nouvelle puissance indus- (NY-NJ) conserve néanmoins un rôle majeur de port trielle du xixe siècle à New York et à Baltimore, boom généraliste pour cette partie du pays. pétrolier à Houston, puissance agricole sur le bas L’activité des autres ports sur l’Atlantique, comme Mississippi, échanges globalisés dans les terminaux Boston, Baltimore ou Philadelphie, ne repose plus en géants de Californie. Aujourd’hui, le nouveau format général que sur quelques niches de marché. La conte- du canal de Panama prévu pour 2016 relance les neurisation, née en 1956 au terminal de Newark, a perspectives de développement de la côte Est. en effet favorisé une hiérarchie des ports qui laisse peu de place aux ports régionaux. L’activité du port La spécialisation des ports de Philadelphie, situé sur les rives de la Delaware de la côte Est le long de laquelle se concentrent de nombreuses À l’époque de l’Amérique britannique, chaque ville industries pétrochimiques, reste ainsi dominée par du Nord-Est était un grand port particulièrement le trafic pétrolier. Quant au port de Baltimore, situé actif dans les échanges transatlantiques. De nos au fond de l’estuaire de la Chesapeake, son activité

Trafics des ports américains en 2012

Tonnages (en tonnes) Conteneurs (en EVP)

South Louisiana 228 626 613 Los Angeles 8 077 714

Houston 216 034 323 Long Beach 6 045 662

New York-New Jersey 119 760 243 New York-New Jersey 5 529 913

La Nouvelle-Orléans 71 963 322 Savannah 2 966 213

Virginia Ports 71 786 061 Oakland 2 344 424

Beaumont 71 213 114 Virginia Ports 2 105 886

Long Beach 70 188 245 Houston 1 922 529

Corpus Christi 62 584 231 Seattle 1 885 680

Los Angeles 56 070 282 Tacoma 1 711 134

Baton Rouge 54 413 486 Charleston 1 514 585

Source : American Association of Port Authorities (AAPA).

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 75 DOSSIER Les grands ports mondiaux

reste avant tout liée aux exportations charbonnières Situé en Louisiane face à Port Arthur, le terminal de et, surtout, à l’accueil des rouliers, ces navires Sabine Pass est déjà en cours de transformation et destinés à transporter des véhicules. trois autres nouveaux terminaux sont en projet dans Pour le sud de la région Mid-Atlantic, à l’embou- cette partie des États-Unis. chure de la Chesapeake, le complexe portuaire de Interdites depuis les crises pétrolières des Norfolk-Hampton Road (Virginia Ports Authority) a années 1970, les exportations de pétrole brut acquis une place importante pour les trafics conte- pourraient aussi reprendre. Les productions de neurisés, avec des connexions ferroviaires vers pétrole de schiste et offshore dégagent en effet le centre du Midwest, ainsi que pour le transport des surplus, alors même que la consommation du charbon des Appalaches. Plus au sud, trois américaine baisse et que le parc de raffineries est ports bénéficient d’un petit hinterland régional davantage adapté au brut d’importation, notam- tout en offrant aussi des connexions vers l’ouest : ment saoudien, qu’au traitement du pétrole national. Charleston (Caroline du Sud), Savannah (Géorgie) Certaines estimations évoquent l’exportation à terme et Jacksonville (Floride). En Floride du Sud, les de 100 millions de tonnes de brut par an via les ports ports de Miami et Port Everglades peuvent compter texans mais aussi ceux de la Californie du Sud. sur une activité très importante en tant que têtes La production agricole concentrée dans le Midwest de ligne des navires de croisière – pas moins de bénéficie quant à elle du vaste système d’évacua- 10 millions de passagers par an. tion fluviale du Mississippi et de ses affluents. Des centaines de tonnes de blé, de maïs et surtout de soja Le golfe du Mexique : sont acheminées vers les ports du bas fleuve, Baton hydrocarbures et produits agricoles Rouge, La Nouvelle-Orléans et surtout le complexe de Dans le golfe du Mexique, de vastes complexes South Louisiana Ports, la plus grande concentration pétroliers s’étalent le long des côtes du Texas et de portuaire du continent américain organisée autour de la Louisiane en lien avec l’exploitation pétrolière terminaux privés situés tout au long de la partie la offshore et les approvisionnements internationaux de plus en aval du grand fleuve. pétrole brut. Une partie importante du brut importé La côte Ouest, tête de pont avec l’Asie transite notamment par le Louisiana Offshore Oil Port (LOOP), un terminal situé à 32 kilomètres de La densité croissante des échanges entre les États- la côte. Les capacités de raffinage et de production Unis et l’Asie depuis quarante ans a entraîné le pétrochimique se localisent principalement dans les développement des ports de l’Ouest. Ils sont devenus zones texanes de Beaumont/Port Arthur, Houston/ le point d’entrée de la production manufacturière de Texas City et Corpus Christi. Une partie importante nombreux pays asiatiques sur le territoire américain. des produits pétroliers raffinés est expédiée depuis Un système ferroviaire intermodal (landbridge), géré ces différents ports vers l’Europe, l’Amérique latine et par les majors du secteur, forme au départ des ports l’Afrique de l’Ouest. le complément logistique du flux d’approvisionne- La montée en puissance de l’exploration et de ment qui alimente l’est du pays via Dallas, Kansas l’exploitation des hydrocarbures de schiste aux City ou Chicago. États-Unis devrait avoir des conséquences impor- Les importations de biens manufacturés et de tantes ces prochaines années sur l’activité de véhicules en provenance d’Asie ne représentent ces ports. Le golfe du Mexique pourrait en effet cependant pas toute l’activité des ports américains devenir l’un des premiers lieux d’exportation de situés sur le Pacifique. Les productions agricoles et gaz de schiste américain, en particulier vers les forestières de l’Ouest sont exportées via les grands clients européens. Cette petite révolution néces- ports de l’État de Washington, de l’Oregon et de site d’importants travaux dans les installations Californie. Les raffineries californiennes traitent aussi existantes ou pour en créer de nouvelles adaptées le pétrole expédié d’Alaska. La construction de deux aux spécificités des hydrocarbures de schiste. terminaux d’exportation de gaz de schiste à destina-

76 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 tion des gros marchés asiatiques est également en construction de nouvelles écluses permettant un projet sur le Pacifique. triplement des gabarits des navires (12 500 EVP Au nord-ouest, la concurrence portuaire entre pour les porte-conteneurs). Seattle et Tacoma s’étend aussi à Vancouver au À partir de 2016, les échanges entre la côte Est améri- Canada. En Oregon, c’est Oakland, port né avec la caine et l’Asie, qu’il s’agisse des grains exportés ou conteneurisation face à San Francisco en 1960, des conteneurs importés, pourront ainsi s’effectuer qui occupe le segment central de la côte Ouest. Au avec des navires de beaucoup plus grande taille. Le sud de la Californie, Los Angeles et Long Beach sont nouveau canal va donc modifier les lignes régulières deux ports indépendants, mais néanmoins accolés, de conteneurs et concurrencer la desserte ferroviaire traitant ensemble 60 % des importations de conte- continentale qui reliait directement l’Est du pays aux neurs de l’Ouest américain, Canada et Mexique grands ports de l’Ouest. inclus. Face à la forte activité portuaire, l’État de Les ports de la côte Atlantique vont à leur tour devoir Californie a imposé pour lutter contre les gaz à effet s’agrandir pour recevoir des navires nécessitant des de serre émis par les navires de commerce des tirants d’eau plus profonds (chenaux, terminaux) normes environnementales plus strictes que celles et des postes à quai plus longs pour leurs escales. adoptées par l’État fédéral. Plusieurs ports américains ont d’ailleurs déjà engagé des investissements afin de s’adapter. Miami a ainsi Le nouveau format de Panama fait l’acquisition de grues post-Panamax pour un Le canal de Panama, dont la construction a été montant de 43 millions de dollars, d’autres projets achevée par les Américains en 1914 afin notamment sont plus ambitieux comme le rehaussement de de faciliter les échanges maritimes entre les deux 20 mètres du pont de Bayonne pour le port de New côtes du pays et d’intensifier les liens de la côte Est York-New Jersey (le projet devrait coûter près de avec le Pacifique (Californie, Amérique latine, Asie), 1,2 milliard de dollars). Enfin, 8 milliards de dollars a vu ensuite son intérêt réduit avec la diminution de financements fédéraux ont été alloués pour le des échanges maritimes entre les deux océans. dragage de plusieurs chenaux des ports du golfe du L’émergence de l’Asie a en effet polarisé les flux entre Mexique et de la côte Est. les deux rives du Pacifique. Dans les années 1980, Paul Tourret * les porte-conteneurs se sont alors affranchis du format standard du Panamax (4 500 EVP). En 2006, * Docteur en géographie et directeur de l’Institut supérieur les autorités du Panama ont donc décidé de doubler d’économie maritime (ISEMAR) à Nantes-Saint-Nazaire, la capacité du canal interocéanique grâce à la responsable d’édition des Notes de synthèse (www.isemar.fr).

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 77 DOSSIER Les grands ports mondiaux

Un régime spécifique : les bases navales en territoire étranger

Jean-Paul Pancracio * * Jean-Paul Pancracio est professeur agrégé des facultés de droit. L’implantation de bases navales en territoire étranger résulte d’éléments tenant à l’histoire et à la stratégie de la puissance qui en a obtenu, au moins provisoirement, la possession. Jusqu’à ce jour, seuls quelques États ont acquis cette forme de présence maritime permanente en bordure de zones océaniques qu’ils considèrent comme essentielles pour leur sécurité et la défense de leurs intérêts. Les concessions particulières d’espaces territoriaux et portuaires au profit d’autres États disposent d’un régime juridique et fonctionnel spécifique.

Si l’on veut mesurer la volonté de puissance puissances coloniales, jouent de leurs posses- ainsi que la stratégie qu’affiche un État au regard sions résiduelles opportunément réparties sur les de sa présence maritime, il est un élément incon- océans. Mais elles ne négligent pas, au besoin, tournable et fort parlant : situer ses bases navales d’en rechercher de nouvelles. En témoigne la et aéronavales dans le monde. création récente de la base française d’Abou Dhabi, dans le golfe Persique, à l’extrémité de l’axe stratégique défini par la France dans son Des implantations précédent Livre blanc sur la défense et la sécurité stratégiques nationale de 2008. Un regard à une carte mondiale de ces L’apanage de quelques États implantations en territoire étranger expose claire- Les États-Unis en comptent actuelle- ment les options stratégiques, récurrentes ou ment le plus grand nombre. Mais une puissance nouvelles, des principales puissances maritimes. émergente comme la Chine œuvre activement C’est toute une diplomatie maritime qui se fait à se doter de ce type de capacités. On sait aussi jour. Une diplomatie qui passe nécessairement quelle importance la Russie attache au fait de par la négociation puis la signature d’accords disposer de relais maritimes en mer Noire et en bilatéraux entre l’État concédant et l’État qui Méditerranée à l’exemple du port de Tartous obtient de lui la possession temporaire d’une en Syrie et de Sébastopol avant l’annexion parcelle de territoire pour y mener des activités récente de la Crimée au détriment de l’Ukraine. à caractère militaire. Puis, à partir de là, ce que Enfin, le Royaume-Uni et la France, anciennes l’on pourrait appeler une diplomatie de présence

78 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 maritime – et potentiellement aérienne et terrestre – dans une région déterminée du globe. Ainsi, les plus grandes bases navales implantées à l’étranger répondent en fait à des missions interarmées. Aux côtés des unités navales, elles affichent la présence de forces aériennes et terrestres prépositionnées, de même que des dispositifs de renseignement. En même temps qu’elles peuvent garantir la liberté des mers, assurer la sécurité des © Ministère français de la Défense grandes routes maritimes, contrer Visite du ministre des Affaires étrangères des Émirats arabes unis, des revendications d’espaces Cheikh Abdallah bin Zayed Al Nahyan, à bord du porte-avions français litigieux, assurer la continuité Charles-de-Gaulle en escale à Port Zayed (Abou Dhabi) dans le cadre de la mission Bois-Belleau le 7 janvier 2014. Port Zayed abrite une base des approvisionnements et des navale française depuis 2009. flux commerciaux des États, elles assument une fonction de dissua- sion, voire d’intervention sur l’espace terrestre vue d’un soutien logistique à ses forces navales régional. D’autres implantations, moins impor- en escale et de positionnement de ses avions de tantes, sont de simples extensions ou utilisations reconnaissance maritime participant à la lutte d’installations portuaires existantes d’un État, contre la piraterie maritime. Rappelons que les la plupart le plus souvent à des fins logistiques. neuf dixièmes des flux commerciaux du Japon Même dans ce cas, un accord spécifique est passé – exportations et importations – transitent par la entre les deux parties concernées, qui peut parfois route maritime Aden-Suez. consister en quelques clauses particulières d’un Il n’est pas surprenant de relever que accord de défense à vocation plus large. les États-Unis, actuelle première puissance Les diverses implantations et évolutions maritime, sont le pays qui possède le plus grand intervenues à Djibouti au cours des dernières nombre de bases navales ou aéronavales tissant années témoignent de ce qu’une base navale un réseau d’implantations qui, du point de vue peut de nos jours répondre à des missions américain, relie des points stratégiques. Parmi diverses pour les trois pays qui y sont désor- les plus importantes, citons : Guantanamo à mais positionnés. Pour la France, il s’agit d’un Cuba ; Sasebo Naval Base et Yokosuka Naval positionnement permanent de forces essentiel- Base au Japon, cette dernière abritant le quartier lement terrestres et aériennes et d’un dispositif général de la viie flotte américaine ; Subic naval permanent assez léger, le tout constituant Bay, aux Philippines, située face à la Chine et les Forces françaises de Djibouti. Pour les États- dont la réactivation pour dix ans a été l’un des Unis, il s’agit d’un positionnement de forces objets d’un accord de défense bilatéral signé en essentiellement aériennes et de logistique avril 2014 ; Diego Garcia dans l’océan Indien, navale, faisant du camp Lemonnier, délaissé par concédée en 1966 par le Royaume-Uni, et dont la les légionnaires français partis à Abou Dhabi, concession controversée a eu pour effet de vider l’unique base militaire des États-Unis en Afrique. l’archipel des Chagos de ses habitants, évacués Le Japon, enfin, y a installé aux termes vers l’île Maurice ; Bahreïn, dans le golfe d’un accord bilatéral signé le 17 juillet 2010 sa Persique, qui abrite la Ve flotte américaine et première et unique base permanente à l’étranger sert de quartier général à la Combined Maritime depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, en Force regroupant sous la conduite des États-

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 79 DOSSIER Les grands ports mondiaux

Unis quelque trente autres marines de guerre qui que la nouvelle Turquie se crée sur les ruines de viennent y apponter au gré des diverses missions l’Empire ottoman vaincu. qu’elles effectuent. L’île conquiert son indépendance à l’issue Pour l’heure, la Russie ne dispose à d’une guerre de libération (1955-1959) qui se l’étranger que de la base logistique de Tartous conclut par les accords de Zurich du 11 février en Syrie depuis 1970, où elle ne positionne 1959 entre la Grèce et la Turquie, puis par les cependant qu’un faible effectif ne dépassant accords de Londres du 19 février 1959 entre le pas 150 personnes. Mais la Russie bénéficie Royaume-Uni, la Grèce et la Turquie. Par ces aussi de facilités de présence navale à Cuba, derniers, les deux bases britanniques d’Akro- au Venezuela, au (base de Cam Ranh) tiri et de Dhekelia font l’objet d’une cession et elle serait en train de rechercher d’autres territoriale définitive au Royaume-Uni, de sorte implantations. En raison de sa récente annexion que ce dernier y est souverain. Situées dans les de la Crimée, ne considérons plus la base de parties sud et sud-est de l’île, elles constituent les Sébastopol en mer Noire comme une base navale Sovereign Base Areas (SBA), d’une superficie en territoire étranger. Un accord bilatéral signé totale de 254 kilomètres carrés, soit 3 % du terri- avec l’Ukraine en avril 2010 en avait précédem- toire de l’île. ment prolongé le bail pour une durée courant jusqu’en 2042. Le régime juridique La France, hors ses collectivités d’outre- mer présentes sur l’ensemble des océans, dispose et fonctionnel de deux implantations navales à l’étranger, à des bases navales Djibouti et à Abou Dhabi. De même, le Japon en territoire étranger dispose désormais, comme on l’a vu, d’une base aéronavale à Djibouti. Il est enfin probable que la Entrent en ligne de compte ici des éléments Chine, dont la puissance navale s’affirme de jour de droit international général – le régime d’exter- en jour, viendra participer bientôt au tissage de ce ritorialité – et des éléments déterminés par le réseau. Quant au Royaume-Uni, il est implanté traité bilatéral portant concession. « chez lui » à Gibraltar et à Chypre, mais détient aussi une base navale à Malte. Un régime d’exterritorialité D’un strict point de vue militaire, il est Le cas particulier des bases assez logique qu’une base établie à l’étranger britanniques à Chypre relève de l’ordre juridique de l’État qui en a la Les bases souveraines du Royaume-Uni concession pour des raisons de sécurité, de confi- à Chypre relèvent d’une situation particulière. dentialité et d’efficacité opérationnelle. La base Historiquement, l’installation des Britanniques à n’est toutefois pas dissociée du reste du terri- Chypre s’est inscrite dans la lignée de leur prise toire de l’État concédant. Ce dernier la conserve en main de l’Égypte peu après la mise en eau du dans sa souveraineté, bien que ce ne soit pas son canal de Suez en 1869. Ils entendaient assurer, ordre juridique interne qui s’y applique pendant par des positions stratégiques solides, la sécurité la durée de la concession. Nous sommes donc ici, de cette voie d’eau essentielle en direction de la au sens propre et juridique du terme, face à une route des Indes. En 1882, le Royaume-Uni s’ins- situation d’extraterritorialité. talle en Égypte et obtient de l’empereur ottoman, Sur l’espace considéré, l’exterritorialité sultan d’Istanbul, le droit d’implanter sur l’île de suppose l’application d’un autre ordre juridique Chypre des bases navales et d’administrer l’île. que celui de l’État qui exerce sa souveraineté En 1914, lorsque l’Empire ottoman entre en sur le territoire. Les bases militaires cédées à guerre au côté de l’Allemagne, le Royaume-Uni bail, donc à titre temporaire, en sont pratique- annexe l’île qui devient colonie de la Couronne ment un dernier exemple dans le droit inter- en 1925 à l’issue du traité de Lausanne, alors national contemporain. L’occasion nous est

80 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 ici donnée d’appeler à ne pas succomber à la toire 2. » Ces considérations prennent toute leur légende qui tend à faire des ambassades étran- importance lorsque l’on se pose la question de gères un espace extraterritorial ou, pire encore, la licéité du camp d’internement pour terro- un territoire de leur État d’envoi, un mythe ristes présumés, installé dans l’enceinte de juridique qu’entretiennent volontiers les diplo- la base de Guantanamo après les attentats du mates eux-mêmes. Rendons-nous à l’évidence, 11 septembre 2001. les locaux diplomatiques ne sont en rien des Le territoire de la base navale a été cédé enclaves de droit étranger : le fait d’être proté- à bail aux États-Unis par le traité américano- gées par une inviolabilité ne signifie pas qu’elles cubain de 1903 peu après que l’île eut accédé sont extraterritoriales. à l’indépendance. Le bail a été confirmé par un Sur une base militaire en territoire second traité dit « de relations », signé entre étranger, en revanche, c’est bien l’ordre les deux États en 1934, qui n’a pas été remis en juridique de l’État qui a pris la base « en cause par la révolution castriste de 1959. Or, il location » qui s’y applique durant toute la est intéressant de constater que cet accord limite durée de ce bail international, et pour les seules strictement les activités des forces armées des activités que l’État concédant l’a autorisé à y États-Unis sur cet espace à celles d’une base mener. Ces concessions que le droit interna- navale et d’un dépôt de carburant. tional qualifiait autrefois de « cessions à bail » En toute hypothèse, l’implantation de deux entraînent nécessairement pour l’État concé- camps de prisonniers, présumés terroristes et dant un découplage entre sa souveraineté – qui qualifiés de « combattants irréguliers », après demeure – et l’exercice de ses compétences les attentats terroristes de 2001 a constitué une territoriales sur l’espace considéré, qui s’auto- atteinte aux dispositions de ce traité. De même, limite, voire s’efface temporairement. l’exclusion de ces prisonniers de toutes les Les accords passés en 1903 entre les États- garanties constitutionnelles et légales offertes par Unis et Cuba lors de l’accession de l’île à l’indé- l’ordre juridique des États-Unis aux personnes pendance constituent un exemple significatif appréhendées, voire incarcérées, leur soumis- d’un tel découplage 1. Par ces accords, Cuba sion à la torture et à des traitements inhumains accordait notamment aux États-Unis l’implanta- et dégradants, au prétexte que le droit de ce pays tion de bases navales sur son territoire et précisait ne s’appliquerait pas sur le territoire de la base, deux points essentiels : d’une part, la permanence étaient totalement fallacieux 3. de la souveraineté de la République cubaine sur L’extraterritorialité n’a aucunement pour les espaces territoriaux concédés ; d’autre part, effet de créer sur l’espace de la base une zone l’obligation pour les États-Unis d’y exercer leur dont le droit serait absent ou aléatoire. Un ordre complète juridiction pour toute la durée de leur juridique s’y applique, celui de l’État conces- présence. sionnaire, dans son intégralité. D’autant qu’au Le droit international public admet parfai- regard du droit international, un État demeure tement cette dissociation entre la souverai- responsable du traitement qu’il inflige aux neté territoriale et l’exercice des compétences ressortissants étrangers sur les espaces territo- étatiques, dissociation que les États-Unis riaux qui relèvent de sa juridiction. S’y applique eux-mêmes, en dépit de leur pratique récente, ont toujours acceptée : « Il est clairement établi par le droit international qu’un État puisse concéder à 2 « It is clearly established under international law that a state may grant to a foreign state the right to exercise exclusive un État étranger le droit d’exercer à titre exclusif governmental powers within portions of its territory without des pouvoirs gouvernementaux à l’intérieur de effecting a cession of its sovereignty over that territory. » (Digest of US Practice of International Law, 1977, p. 593.) portions de son territoire sans que cela opère 3 Camps institués par l’effet d’un Military Order édicté par le une cession de sa souveraineté sur ledit terri- président George W. Bush le 13 novembre 2001, intitulé Detention, Treatment and Trial of Certain Non-Citizens in War Against Terrorism (Détention, traitement et jugement de personnes de 1 Accords bilatéraux des 16 et 23 février et du 2 juillet 1903. nationalité étrangère dans la guerre contre le terrorisme).

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 81 DOSSIER Les grands ports mondiaux

➜ FOCUS

Okinawa : foyer de tensions diplomatiques américano-japonaises Une base étrangère à gros effectif cain au regard du droit local et sa dut décréter des horaires de couvre- peut rapidement indisposer la popula- soumission exclusive à l’autorité juridic- feu pour tous les militaires stationnés tion locale, voire l’ensemble de l’opi- tionnelle des États-Unis. Mais dans un (de 23 h à 5 h du matin), l’interdiction nion publique du pays d’accueil, si pays comme le Japon où les citoyens de boire de l’alcool après 22 heures, des éléments de son personnel se perçoivent, au-delà des prescriptions de même que l’interdiction de sortir laissent aller à des comportements de la loi, comme un code d’honneur le seul en ville, le tout assorti d’excuses délictueux ou criminels. Les diffi- respect dû à la personne et aux biens, officielles au Japon. cultés diplomatiques récentes entre le des exactions à répétition peuvent avoir, Auparavant, en juin 2010, les États- Japon et les États-Unis, à propos des à la fin, des conséquences majeures. Unis ayant refusé d’alléger leur bases implantées sur l’île d’Okinawa, Après un viol collectif d’une jeune dispositif sur cette île hautement en ont témoigné (36 000 Marines, fille en 1995, une agression sexuelle stratégique, le Premier ministre 11 000 marins, 48 000 agents civils en 2002, des conduites acciden- japonais, Yukio Hatoyama, contrit par de nationalité américaine, répartis sur telles en état d’ébriété, deux marins cet échec, s’était senti dans l’obliga- 13 bases). auteurs de harcèlement et de viol sur tion morale de démissionner, après Le Status of Forces Agreement, une jeune femme en octobre 2012, le neuf mois passés au gouvernement. signé par les deux pays en 1960, général Salvatore Angelella, comman- Pour la population d’Okinawa, le garantit l’immunité du personnel améri- dant des forces américaines au Japon, problème reste donc posé.

tout autant que sur son propre territoire ce que dans les bases concédées à des pays appartenant l’on appelle les standards minimum de civilisa- à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord tion – non-discrimination judiciaire, respect des (OTAN), les clauses des accords de concession droits de la défense, droit à un procès équitable de bases ainsi que celles des accords de défense dans des délais raisonnables –, indépendamment en général s’appuient sur la « Convention entre des conventions internationales de protection des les parties au traité de l’Atlantique Nord sur le droits de l’homme par lesquelles il est lié. statut de leurs forces ». Cette convention, signée à Londres le 19 juin 1951, est en la matière la Un régime fonctionnel précisé référence de ce que l’on appelle les Status of par le traité bilatéral de concession Forces Agreement (SOFA). Au-delà de ces principes généraux que Tel est le cas de l’accord de défense pose le droit international public, il va de soi de 2011 entre la France et Djibouti. Son article 16 que les compétences souveraines susceptibles stipule que les autorités compétentes françaises, d’être exercées par l’État concessionnaire dans État d’origine des personnels militaires et civils l’enceinte de la base peuvent être modulées stationnés dans l’espace de la base, exerce- selon les termes du traité de concession. Il en ront par priorité leur droit de juridiction envers est par exemple ainsi du régime des immunités les actes ou négligences délictueux que ceux-ci reconnu au personnel militaire de la puissance pourraient commettre dans l’exercice de leurs concessionnaire. L’accord fixe aussi les missions et qui léseraient un citoyen ou l’État missions que la puissance concessionnaire peut djiboutien. Il en va de même, plus logiquement développer sur la base, le volume des effectifs encore, pour toute infraction commise par un admis à y stationner mais aussi des contrepar- ressortissant français relevant de la base qui, ties de tous ordres. dans son enceinte, commettrait des faits qui En ce qui concerne le régime des léseraient d’autres ressortissants français ou la immunités dont bénéficient les forces stationnées sécurité même de la base.

82 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 La République de Djibouti est par priorité toire de tout impôt, taxe, droit de douane, prélè- compétente pour exercer sa juridiction envers vement et redevance », hors redevances portuaires les infractions commises hors mission officielle et de service public. De leur côté, les États- par des personnes françaises relevant de la base. Unis et le Japon s’acquittent d’un loyer annuel Toutefois, il est de principe que, s’il y a condamna- de 35 millions de dollars pour des effectifs de tion à une peine de prison, la détention s’effectue forces stationnées moins importants. L’ensemble en France. De même, l’État qui a un droit priori- constitue une ressource tout à fait essentielle taire de juridiction pourra, au cas par cas, y pour cette petite république, outre les coopéra- renoncer soit spontanément, soit à la demande tions et les contributions matérielles. Par exemple, de l’autre partie. Enfin, que ce soit la France ou la rétrocession à Djibouti de l’hôpital militaire Djibouti qui exerce sa juridiction, les membres français, doté notamment d’un scanner, prévue du personnel de la base ainsi que les personnes par le nouvel accord de défense, la construction de à leur charge bénéficient de toutes les garanties à routes, l’instruction des forces djiboutiennes, etc. un procès équitable telles qu’elles sont affirmées lll par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et « telles qu’elles sont tradi- Les bases navales en territoire étranger, tionnellement formulées dans les accords de plus que l’expression d’une agressivité déter- coopération en matière de défense ». minée envers un État face auquel elles seraient Les accords de concession établissent positionnées, sont, en même temps qu’une affir- également les contreparties qui seront allouées mation de puissance, un élément de la sécurité à l’État du for – c’est-à-dire l’État qui a un collective maritime, aérienne et terrestre. Quand droit prioritaire de juridiction. Ces contrepar- elles ne sont pas de simples relais logistiques ties peuvent être financières, matérielles, ainsi servant d’escales techniques à une marine, elles qu’en termes de coopération militaire, voire sont très souvent multifonctionnelles et parfois civilo-militaire. même, à partir d’un État concessionnaire, à vocation multinationale. n Par exemple, pour la base de Guantanamo, le loyer annuel versé par les États-Unis à Cuba a été fixé en 1934 à la somme dérisoire de Bibliographie 4 085 dollars par an (34,7 cents/ha). Compte tenu des nationalisations de terres pratiquées sans ●● Isabelle Facon, diplomatiques et humanitaires, indemnisation par le régime castriste au détri- « La présence militaire russe L’Harmattan, Paris, 2008 ment de propriétaires américains, et le place- à l’étranger : aujourd’hui, demain », Les Cahiers de Mars, ●● André Oraison, « Histoire ment de Cuba sous embargo, la somme n’a pas dossier « Géopolitique des forces et actualité de la base été réévaluée. Pour la base de Diego Garcia, le pré-positionnées », no 206, militaire de Diego Garcia. Les décembre 2010 circonstances de la création et loyer annuel versé au Royaume-Uni s’élève à de la militarisation du British 3 millions de livres sterling. ●● Maurice Flory, « Les bases Indian Ocean Territory (B.I.O.T.) », militaires à l’étranger », Annuaire Outre-Mers, t. 92, no 348-349, En contrepartie de sa présence sur le terri- français de droit international 2e semestre 2005, p. 271-289 toire de Djibouti, la France s’acquitte désor- (AFDI), vol. 1, 1955, p. 3-30 ●● Charles Zorgbibe, mais d’un loyer annuel de 30 millions d’euros ●● Thierry Ollivry, Diego « L’affaire Diego Garcia », Le au titre de l’accord de défense de 2011, « libéra- Garcia : enjeux stratégiques, Monde diplomatique, mai 1980

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 83 DOSSIER Les grands ports mondiaux Questions internationales

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84 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Ò POUR ALLER PLUS LOIN

Les villes portuaires subsahariennes : enjeu(x) de croissance(s)

Les villes portuaires subsahariennes ont ceci de très loin des standards qualitatifs et quantitatifs particulier qu’elles reflètent fidèlement les soixante internationaux 6. dernières années de l’évolution économique et sociétale de l’ère postcoloniale 1. Après les indépen- Dynamique portuaire subsaharienne dances nationales, chaque pays côtier renforce En 2013, l’émergence économique subsaharienne le rôle des ports pour accompagner son dévelop- ne se traduit pas encore dans les données maritimes pement économique. Au fil des ans, ces interfaces et portuaires. L’ensemble du marché africain repré- portuaires confortent leur prégnance et cristallisent sente moins de 5 % du commerce maritime mondial de facto des populations dans des métropoles qui conteneurisé 7 et les manutentions portuaires conte- 2 enchâssent organiquement leur port . neurisées du sud du Sahara pèsent moins de 2 % du De nos jours, un véritable paradoxe frappe l’espace total mondial. économique subsaharien. D’une part, quasiment Les données du tableau « Trafic total et trafic conte- toutes les économies nationales enregistrent neurisé en Afrique subsaharienne » permettent de des taux de croissance annuels supérieurs à 5 % faire ressortir trois tendances. depuis le tournant du millénaire. Grâce à la stimu- l Il existe une certaine corrélation entre le poids lation des échanges avec l’Asie, les perspectives économique et démographique d’une nation et les apparaissent encore plus encourageantes 3. Les volumes portuaires manutentionnés, comme le niveaux d’urbanisation restant largement inférieurs montre l’exemple représentatif du complexe nigérian à ceux des autres continents, la métropolisation Tin Can-Apapa-Lagos. Avec plus de 1,3 million devrait mécaniquement continuer de s’accroître, de conteneurs et presque 80 millions de tonnes voire s’accélérer 4. métriques, Lagos tire profit d’une forte concentra- D’autre part, hormis le cas de l’Afrique du Sud, tion économique, financière et démographique sur aucun pays ne dispose des solutions portuaires la frange côtière nigériane. Même constat pour la et logistiques en adéquation avec l’augmentation capitale économique kenyane, Mombasa, qui a une des trafics liés aux importations et aux exporta- population nationale importante par rapport aux 5 tions croissantes . Force est de constater que les autres États de l’Afrique de l’Est. interfaces portuaires subsahariennes sont encore Une forme de protectionnisme portuaire national s’orchestre du fait du manque de maillages entre 1 Jean Debrie, « From Colonization to National Territories in les infrastructures terrestres (route et rail). Cette Continental West Africa: The Historical Geography of a Transport Infrastructure Network », Journal of Transport Geography, vol. 18, réalité se trouve d’autant plus renforcée si l’on consi- no 2, mars 2010, p. 292-300. dère la persistance des lourdeurs administratives et 2 Brigitte Daudet, « Histoires de croissance ou le casse-tête des villes portuaires ouest-africaines », Revue africaine des affaires douanières à chaque passage transfrontalier. maritimes et des transports, vol. 6, 2014 (à paraître). l Ensuite, certains ports se démarquent en raison de 3 Jean-Raphaël Chaponnière, « Le basculement de l’Afrique vers l’Asie. Enjeux pour les ports africains », Afrique contemporaine, la proportion majoritaire des transbordements conte- no 234, 2010/2, p. 25-40. neurisés sur leurs terminaux. Port-Louis à Maurice et 4 Éric Denis et François Moriconi-Ébrard, « La croissance urbaine en Afrique de l’Ouest : de l’explosion à la prolifération », La Chronique du CEPED, no 57, mars 2009. 6 « Y-a-t-il un port ouest-africain pour accueillir un navire de 5 Yann Alix, « Le développement des ports d’Afrique de l’Ouest », 16 000 EVP ? », 3e Carrefour du Journal de la Marine marchande, intervention au Forum Grand Ouest des associations régionales Paris, 15 novembre 2013. d’auditeurs de l’Institut des hautes études de défense nationale 7 « L’Afrique de l’Ouest ; un marché à 8,8 millions d’EVP », (IHEDN), 18 et 19 octobre 2013, Le Havre. Journal de la Marine marchande, n° 4933, 20 juin 2014, p. 12-13.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 85 DOSSIER Les grands ports mondiaux

Trafic total et trafic conteneurisé en Afrique subsaharienne (en 2011)

Trafic total Principaux ports commerciaux Trafic conteneur (en millions et pays (en EVP) de tonnes métriques)

Dakar (Sénégal) 11,4 415 000

Conakry (Guinée) 10,1 135 000

San Pedro (Côte d’Ivoire) 1,8 118 000

Abidjan (Côte d’Ivoire) 16,6 550 000

Accra - Tema (Ghana) 10,8 750 000

Lomé (Togo) 8,2 350 000

Cotonou (Bénin) 6,8 340 000

Tin Can-Apapa-Lagos (Nigeria) 79,0 1 350 000

Douala (Cameroun) 7,9 340 000

Libreville (Gabon) 6,3 110 000

Pointe-Noire – incluant Djeno (Congo) 21,9 440 000

Luanda (Angola) 9,6 630 000

Walvis Bay (Namibie) 5,1 220 000

Djibouti - Doraleh (Djibouti) 11,2** 744 000

Mombasa (Kenya) 19,9 770 000

Dar es-Salaam (Tanzanie) 10,4 476 000

Nacala (Mozambique) 1,0 * 70 000**

Beira (Mozambique) 4,0 * 76 000**

Maputo (Mozambique) 12,0 ** 106 400**

Toamasina (Madagascar) 2,9 146 000

Port-Louis (île Maurice) 6,4 350 000

* Données estimées de 2010 par l’auteur. ** Données 2010. Source : fondation Sefacil, 2014.

Doraleh à Djibouti servent ainsi de relais stratégiques porte-conteneurs plus grands dans les eaux africaines sous-régionaux pour les armements. Pointe-Noire, pousse à la construction de nouveaux terminaux au Congo, s’impose pour sa part comme la porte spécialisés. Ainsi Abidjan pourrait reprendre, avec d’entrée de Kinshasa, capitale de la République le deuxième terminal à conteneurs TC2, sa place de démocratique du Congo. premier port de l’Ouest africain, perdue au profit de Cette évolution relativement récente marque un son voisin ghanéen Tema qui avait su fidéliser des tournant qualitatif avec des prestations de services clients au moment de la crise politique ivoirienne des aux navires qui ne cessent de progresser. L’arrivée de années 2000. Lomé, Tin Can-Apapa ou encore Kribi

86 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Principaux ports de marchandises en Afrique (2011)

vers Europe vers du Nord Amérique

du Nord © Dila, Paris, 2014

Tanger Radès Casablanca Alger

Las Palmas Damiette (Espagne) Port-Saïd

Alexandrie Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie.

Port- Soudan

Dakar Lagos - Tin Can - Cotonou Apapa vers Lomé Doraleh Asie (Djibouti)

vers San Pedro Douala Amérique Abidjan du Sud Tema Libreville Mombasa Trafic des conteneurs Pointe-Noire (en milliers d’EVP *) Luanda Dar es-Salaam 3 755

2 000 Nacala vers 1 000 Océanie 200

70 Toamasina Walvis Port-Louis * Équivalent vingt pieds. Bay

vers Amérique du Sud

Absence Durban de données Le Cap Port Elisabeth Principales routes maritimes Nqura

Source : compilation de la fondation Sefacil d'après Containerisation International.

au Cameroun doivent aussi inaugurer prochaine- des pays enclavés. Que l’on soit à Dakar (Sénégal), ment de nouveaux terminaux en vue de capter cette Cotonou (Bénin), Mombasa (Kenya), Dar es-Salaam manne du transbordement. Une bataille portuaire est (Tanzanie) ou encore Walvis Bay (Namibie) et aussi engagée à l’Est, sur la rangée Djibouti-Beira, Nacala (Mozambique), une partie non négligeable où chaque pays rivalise de projets portuaires pour de leurs trafics totaux et conteneurisés reste tribu- s’imposer comme le futur hub de la sous-région. taire des services logistiques et portuaires offerts l Quasiment tous les ports de la carte revendiquent aux chargeurs enclavés. Que l’on soit au Sahel ou leur aptitude logistique à capter les trafics issus dans la région des Grands Lacs, des organisations

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 87 DOSSIER Les grands ports mondiaux

Évolution de la population des principales villes portuaires ouest et centre-africaines (1950-2010 en milliers d’habitants)

Population Villes portuaires Population Population nationale En % du total et pays en 1950 en 2010 en 2010

Dakar (Sénégal) 253 2,747 12,134 22,7

Conakry (Guinée) 38 1,575 8,967 17,6

Abidjan (Côte d’Ivoire) 89 4,113 21,116 14,5

Accra (Ghana) 162 3,452 22,624 15,3

Lomé (Togo) 39 1,407 5,893 23,8

Cotonou (Bénin) 21 1,259 8,873 14,2

Lagos (Nigeria) 291 10,001 158,313 6,8

Douala (Cameroun) 95 1,906 20,620 9,8

Libreville (Gabon) 10 600 1,480 40,5

Pointe-Noire (Congo) 21 800 3,978 20,1

Luanda (Angola) 141 5,200 19,980 26,0

Sources : compilation de l’auteur à partir de données d’Africapolis 2008, E-Geopolis 2010, Banque mondiale (plusieurs références).

logistiques assurent la circulation souvent vitale sions. Les récentes polémiques sur l’attribution des de denrées alimentaires de base ou l’exportation concessions conteneurisées à Conakry (Guinée) ou stratégique des cultures comme les 3 C (café, cacao, à Abidjan (Côte d’Ivoire) tendent à démontrer que les coton), la noix de cajou ou même les haricots verts. partenariats public-privé dans le secteur portuaire Le contrôle de ces trafics en provenance de pays demeurent éminemment stratégiques, tant pour les enclavés fait l’objet de toutes les attentions commer- entreprises privées internationales de la manutention ciales de la part des autorités portuaires et des que pour l’autorité portuaire et finalement pour l’État. opérateurs logistiques présents sur les terminaux Villes portuaires : maritimes. Les investissements en infrastructures quelles cohabitations ? destinés à quadriller les territoires enclavés consti- tuent un enjeu politique et stratégique que les L’espace économique subsaharien, aussi hétérogène autorités portuaires ont bien saisi pour renforcer leur soit-il, voit actuellement l’émergence d’une classe attractivité sous-régionale. moyenne supérieure et l’augmentation concomi- 8 La croissance des années 2000 a généré une trans- tante de la consommation . L’Afrique subsaharienne formation radicale du paysage portuaire subsa- « se tertiarise et se métropolise » (voir le tableau). harien. En effet, les autorités portuaires publiques Les villes portuaires restent de taille modeste, ont ouvert au secteur privé la gestion et l’exploita- hormis Lagos, Luanda et, dans une moindre mesure, tion des activités de manutention sur les terminaux Abidjan. Mais les augmentations sont spectaculaires. spécialisés, en particulier pour le conteneur. Depuis, 8 Sur les évolutions économiques et sociales de l’Afrique subsa- les opérateurs internationaux se livrent une âpre harienne, voir Loïc Batel, « L’Afrique subsaharienne en voie de concurrence pour obtenir le contrôle des conces- transformation », Questions internationales, nos 66 et 67.

88 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Conakry, Lomé, Cotonou, Douala ou encore Libreville Le manque de verticalité des métropoles africaines et Pointe-Noire sont devenues des villes portuaires implique une consommation foncière mal gérée 11. Les dorénavant millionnaires alors qu’elles n’étaient que autorités portuaires revendiquent leur autonomie pour de petites villes en 1950. optimiser l’usage de leurs propres réserves foncières. Actuellement, moins d’un quart seulement des Circulation congestionnée, accidents, pollution, populations urbaines totales (hormis pour Libreville) conflits d’usage et corruption constituent quelques- se concentre dans ces seules villes portuaires 9. uns des maux qui ne feront que s’amplifier dans les L’augmentation irréversible des trafics internatio- années à venir. Gouverner les croissances portuaires naux dans les années à venir devra s’accommoder et métropolitaines par l’innovation managériale et de l’accroissement incontournable des populations fonctionnelle constitue donc l’un des principaux défis 12 métropolitaines côtières 10. à venir de l’Afrique subsaharienne . Bien que les nouveaux terminaux tendent à s’implanter Brigitte Daudet * en dehors des sites portuaires historiques, les cohabi- tations ville-port posent déjà de sérieux problèmes. * Professeure de management du développement territorial à l’École de management de Normandie.

9 Hervé Gazel, Dominique Harre et François Moriconi-Ébrard, Africapolis II. L’urbanisation en Afrique centrale et orientale. Rapport Final, Agence française de développement & e-Geopolis, 11 « L’exception africaine », dossier « Les villes mondiales », 2010. Questions internationales, no 60, mars-avril 2013, p. 35. 10 Brigitte Daudet, Yann Alix et Juliette Duzsynski, « Le manage- 12 Yann Alix et Brigitte Daudet, « West Africa Port-City: Not ment des relations ville-port : enjeu majeur du développement Waiting until 2050 to Turn Governance into Practice », Urban ouest-africain », Servir l’Afrique par le management, 1re conférence Futures-Squaring Circles: Europe, China and the World in 2050, africaine de management, Dakar, 16, 17 et 18 mai 2013. conférence internationale, Lisbonne,10-11 novembre 2014.

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Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 89 DOSSIER Les grands ports mondiaux

Pour en savoir plus sur les ports mondiaux

Ouvrages ●● André Louchet, La Planète océane. ●● Jan Hoffmann, « Corridors Précis de géographie maritime, Armand of the Sea : An Investigation Into Liner ●● Yann Alix et Romuald Lacoste, Colin, Paris, 2009 Shipping Connectivity », in Yann Alix Logistique et transport des vracs, Éditions (dir.), Les Corridors de transport, Éditions Management et Société (EMS), Cormelles- ●● Philippe Masson, La Puissance maritime Management et Société (EMS), Cormelles- e le-Royal, 2013 et navale au xx siècle, Perrin, Paris, 2002 le-Royal, 2012, p. 257-262

●● Fernand Braudel, Civilisation matérielle, ●● Jean-Paul Pancracio, Droit de la mer, ●● Bruno Marnot, « Interconnexion et économie et capitalisme. xve-xviiie siècle, Dalloz, Paris, 2010 reclassements : l’insertion des ports français 3 tomes, Armand Colin, Paris, 1979 dans la chaîne multimodale au xixe siècle », ●● UNCTAD, Review of Maritime Flux, no 59, janvier-mars 2005, p. 10-21 ●● Frédéric Carluer (dir.), Sécurisation et Transport 2013, United Conference on Trade facilitation de la chaîne logistique globale. and Development, United Nations Edition, ●● Daniel Olivier et Brian Slack, Les impacts macro et micro-économiques New York, Genève, 2013 « Rethinking the Port », Environment de la loi américaine « 100 % scanning », and Planning A, vol. 38, no 8, 2006, ●● André Vigarié : Éditions Management et Société (EMS), p. 1409-1427 Cormelles-le-Royal, 2008 – Ports de commerce et vie littorale, Hachette, Paris, 1979 ; ●● Robert Rezenthel, « Ports maritimes », ●● Hervé Couteau-Bégarie, L’Océan – La Mer et la Géostratégie des nations, Jurisclasseur administratif, Lexis Nexis, globalisé. Géopolitique des mers au Economica, Paris, 1995 fasc. 408-50, 9 novembre 2009, e xxi siècle, Economica, Paris, 2007 et fasc. 408-60, 18 mai 2010 ●● Annie Cudennec et Gaelle Guéguen- Numéros spéciaux ●● Brian Slack, « Corporate Realignment Hallouët (dir.), L’Union européenne et la de revues and the Global Imperatives of Container mer. Vers une politique maritime de l’Union Shipping », in David Pinder et Brian Slack, européenne ?, Pedone, Paris, 2007 ●● L’Atlas 2014 des enjeux maritimes, Shipping and Ports in the Twenty-First ●● Jean Debrie et Valérie Lavaud- Le Marin. L’hebdomadaire de l’économie Century, Routledge, Londres, 2004, p. 25-39 Letilleul (dir.), La Décentralisation maritime, Rennes, hors série, 2013 ●● Gordon Wilmsmeier, Jan Hoffman portuaire : réformes, acteurs, territoires, ●● Géographie des espaces maritimes, et Ricardo J. Sanchez, « The Impact L’Harmattan, Paris, 2010 Antoine Frémont (dir.), La Documentation of Port Characteristics on International o ●● Jean Debrie et Cécile Ruby, photographique, n 8104, à paraître en Maritime Transport Costs », Research in Approches des réformes portuaires février 2015 Transportation Economics, vol. 16, 2006, européennes et nordaméricaines (Canada). p. 117-140 ●● La mondialisation par la mer, Esprit, Éléments de réflexion pour la politique no 395, juin 2013 portuaire française, synthèse Direction Revues et sites Internet générale de la Mer et des Transports, ●● Politique(s) de l’espace portuaire, MEEDDAT, avril 2009 Éric Foulquier (dir.), L’Espace politique, ●● Portus no 16, 2012-1 ●● Antoine Frémont, Le Monde en boîtes. www.portusonline.org Conteneurisation et mondialisation, synthèse ●● Ports et transport maritime, o ●● Cluster maritime français (CMF) INRETS, n 53, L’Institut national de recherche Territoire en mouvement, no 10, 2011 sur les transports et leur sécurité, 2007 www.cluster-maritime.fr ●● Villes portuaires. Horizons 2020, ●● François Gipouloux, La Méditerranée ●● Institut français de recherche Méditerranée, no 111, 2008 asiatique. Villes portuaires et réseaux pour l’exploitation de la mer marchands en Chine, au Japon et en Asie (IFREMER) e e www.ifremer.fr du Sud-Est, xvi -xxi siècle, CNRS Éditions, Articles et chapitres Paris, 2009 ●● Institut supérieur d’économie ●● César Ducruet : ●● JOC Group, Key Findings On Terminal maritime (ISEMAR) – « Network Diversity and Maritime Flows », Productivity Performance Across Ports, www.isemar.asso.fr Journal of Transport Geography, vol. 30, Countries And Regions. The JOC Port juin 2013, p. 77-88 ; ●● International Association Productivity White Paper, juillet 2013 – « Ports et routes maritimes dans le monde of Ports and Harbors ●● Tristan Lecoq (dir.), Enseigner la mer. (1890-1925) », Mappemonde, no 106, 2012 www.iaphworldports.org (http://mappemonde.mgm.fr/num34/lieux/ Des espaces maritimes aux territoires de ●● Marine et Océans lieux12201.html). la mondialisation, coll. « Trait d’union », www.marine-oceans.com SCEREN – CRDP-CNDP, Rennes, 2013 ●● Laurent Fedi et Isabelle Pignatel, ●● Mer et Marine ●● Marc Levinson, The Box : How the « Les réformes des régimes d’exploitation des www.meretmarine.com Shipping Container Made the World Smaller ports méditerranéens : enjeux et limites d’une and the World Economy Bigger, Princeton nouvelle gouvernance », Le Droit maritime ●● PortEconomics University Press, Princeton, 2006 français, no 723, mars 2011, p. 288-298 www.porteconomics.eu

90 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Sans mémoire, l’Europe c’est du vent.

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Norvège : la montée en puissance de la droite populiste au pays de la social-démocratie

Frédérique Harry* * Frédérique Harry est maître de conférences en Études nordiques à l’université Paris-Sorbonne, Après avoir dominé la vie politique norvégienne pendant membre de l’équipe d’accueil REIGENN (Représentations et identités. Espaces près d’un demi-siècle (de 1935 à 1981), le parti social- germaniques, nordique démocrate voit son audience reculer inexorablement au et néerlandophone). profit de la droite, notamment populiste, depuis 2009. Les principaux indicateurs montrent que le pays ne traverse pas, loin s’en faut, de crise économique majeure, souvent terreau privilégié de la montée des populismes. L’attrait nouveau des Norvégiens pour le changement semble davantage s’apparenter à une demande d’inflexion du système social-démocrate lui-même.

Les élections législatives de historique de 22,9 %, il n’a certes rassemblé que septembre 2013 n’ont guère offert de surprises et 16,4 % des voix en 2013. Mais, cette fois, le recul la coalition entre la droite (Høyre, Conservateurs) également historique de la gauche lui a permis et la droite populiste (Fremskrittspartiet, FrP, d’entrer au gouvernement, situation inédite Parti du progrès) 1, donnée gagnante par une série après quarante années passées dans l’opposi- de sondages, est arrivée pour la première fois au tion. La coalition ainsi créée est certes dirigée pouvoir. Si, en 2009, le FrP avait atteint le score par le parti conservateur Høyre (26,8 % des voix) mais un tel résultat a de quoi surprendre dans 1 Les tractations consécutives aux résultats des élections un pays de tradition sociale-démocrate comme européennes du printemps 2014 prouvent la difficulté qu’il y a à la Norvège, où le traumatisme des attentats du réunir sous une même bannière les droites radicales occidentales. Le FrP norvégien, formation populiste et génétiquement ultrali- 22 juillet perpétrés par le militant de l’ultra- bérale, prône un protectionnisme culturel qui s’écarte néanmoins droite Anders Behring Breivik 2, ancien membre d’un nationalisme dur. Nous privilégions par conséquent à son égard le qualificatif « populiste » qui n’exclut pas – bien au du FrP, reste terriblement prégnant. contraire – des affinités avec l’extrême droite. Voir, notam- ment, Cas Mudde, Populist Radical Right Parties in Europe, Cambridge University Press, Cambridge, 2007 ; Ole Søe Eriksen, 2 Le 22 juillet 2011, Anders Behring Breivik perpétrait deux Fremskrittspartiet – Norges nye arbeiderparti? Eller et radikalt attentats en Norvège, causant la mort de 77 personnes et blessant høyreparti: En velgeranalyse av Fremskrittspartiets plass i det 151 autres au nom de l’ultranationalisme et de l’islamophobie. À politiske system, Institutt for Statsvitenskap, Oslo, 2009. Gilles l’issue de son procès, en août 2012, il a été déclaré responsable Ivaldi, Droites populistes et extrêmes en Europe occidentale, de ses actes et condamné à une peine de 21 ans de prison prolon- coll. « Les Études », La Documentation française, Paris, 2004. geable, peine maximale en Norvège.

92 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 NorvègeMeeting : la de montée Siv Jensen en à Oslo, puissance en 2009. La de la droite populiste au pays de la social-démocratie présidente du Parti du progrès a été nommée ministre des Finances en octobre 2013. © Punkmorten

L’exemple norvégien montre les limites La Norvège dans l’Europe : de l’explication fréquemment avancée qui veut que la montée des droites radicales soit corrélée entre « demi-présence » à une crise économique ou sociale. Au contraire, et « demi-absence » 4 le Parti du progrès s’est développé dans un La Norvège est membre fondateur de contexte socioéconomique plutôt harmo- l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord nieux, pour devenir la troisième force politique 5 6 3 (OTAN, 1949) , du Conseil nordique (1952) , du royaume . Il convient donc d’interpréter du Conseil de l’Europe (1949) et de l’Associa- autrement le succès de cette formation, alors tion européenne de libre-échange (AELE, 1960). que la place internationale – et en particulier Depuis 1994, elle est aussi membre de l’Espace européenne – de la Norvège, l’immigration et économique européen (EEE). Étant restée en l’économie amènent à s’interroger sur la durabi- dehors de l’Union européenne, la Norvège n’est lité de son système social. représentée ni au Parlement européen ni au sein de la Commission de Bruxelles. Elle participe 3 Tor Bjørklund, « Fremskrittspartiets suksess og kulturell standardisering », Nytt Norsk Tidsskrift, no 2, 2007, p. 151-168. donc activement – notamment financièrement – 4 Nous reprenons ici l’expression de Franck Orban, « La Norvège et l’Union européenne : entre européanisation et marginalisa- tion », Nordiques, no 2, mai-août 2003, p. 77-95. 6 L’action du Conseil nordique, créé dans un contexte de guerre 5 Sur les questions de sécurité et de défense, voir notamment froide, a été limitée par la situation délicate de la Finlande et la Pernille Rieker, « Norvège. Une politique de sécurité et de politique neutraliste suédoise. Est alors écartée toute coopéra- défense renouvelée », Grande Europe, no 32, mai 2011, (www. tion en matière de politique internationale. Les accords d’Hel- ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/d000429-norvege.- sinki de 1962 précisent la nature de la coopération sur les plans une-politique-de-securite-et-de-defense-renouvelee-par-pernille- juridique, culturel, social et économique, les transports et la rieker/article). Sur la politique étrangère, voir Thierry Isler, « La protection de l’environnement. Voir Vincent Simoulin, « Le Norvège : une posture internationale volontariste et originale », Conseil nordique : vecteur identitaire ou bureaucratie perdue ? », Questions internationales, no 30, mars-avril 2008, p. 93-99. Nordiques, no 1, janvier-avril 2003, p. 11-32.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 93 Questions EUROPÉENNES

➜ FOCUS Résultats des principaux partis norvégiens aux élections législatives La Norvège de septembre 2013 En % et l’Union européenne 35 30,8 30 La Norvège participe aux programmes communautaires, par 26,8 exemple en matière d’éducation, de défense, de gestion des 25 20 16,4 frontières extérieures (Frontex) ou de coopération judiciaire. 15 En 2013, sa contribution à ces programmes s’élevait à 10 5,6 5,5 5,2 296 millions d’euros. 5 4,1 Elle est en outre très intégrée à cet ensemble de pays 0 Hoyre puisque les trois quarts de ses échanges commerciaux sont Venstre

Senterpartiet réalisés avec des États membres de l’Union européenne et de Arbeiderpartiet (parti libéral) (parti de Fremskrittspartietdroite) (parti centriste) l’AELE. Elle en importe des biens manufacturés et y exporte (droite populiste)Kristelig Folkeparti Sosialistisk Venstreparti (parti social-démocrate) des produits primaires – elle est le deuxième fournisseur de (parti chrétien populaire) (parti socialiste de gauche) gaz à l’Europe, contribuant pour environ 20 % de la consom- Source : site d’information du gouvernement norvégien mation des pays de l’Union –, ce qui lui permet de dégager (www.regjeringen.no). e un surplus. La Norvège est le 5 fournisseur de biens et le dénoncent généralement l’opacité du fonction- 7e client de l’Union européenne. nement communautaire et mettent en avant leur attachement à la démocratie locale, à la protec- aux programmes de l’Union européenne sans tion de l’environnement et aux intérêts spécifiques exercer un réel pouvoir de décision. Cette situa- à la Norvège. Enfin, l’euroscepticisme norvégien tion paradoxale est régulièrement dénoncée par révèle un conflit culturel entre, d’une part, les les pro-européens norvégiens. grandes villes et l’est du pays, plutôt favorables à L’euroscepticisme ambiant aiguille la l’Union et, d’autre part, la périphérie occidentale politique nationale au point d’exclure tout projet et septentrionale, plutôt hostile. d’adhésion. Par deux fois, les Norvégiens ont Après le référendum négatif de 1994, exprimé leur opposition à l’Union européenne le gouvernement social-démocrate de par voie référendaire. En 1972, à l’occasion de Gro Harlem Brundtland a négocié les cadres l’entrée du Danemark, du Royaume-Uni et de de la coopération entre l’Union européenne et l’Irlande dans les Communautés européennes, les pays tiers. La Norvège peut depuis choisir le non l’a emporté avec 53,7 % des voix. Une ses domaines d’association et exclure ceux nouvelle consultation a eu lieu en 1994 et ce qu’elle juge incompatibles avec ses intérêts. sont alors 52,2 % de votes défavorables qui ont Dans les faits, elle s’adapte à un grand nombre été enregistrés. Si cet euroscepticisme se nourrit de décisions communautaires. La Norvège privi- en grande partie d’arguments économiques, légie une union commerciale et économique sur il ne faut cependant pas minimiser le poids de le modèle de l’Espace économique européen, l’histoire et de la culture. La Norvège a en effet sans l’intégration politique qui, selon elle, place- été placée sous domination danoise pendant rait ce petit pays de 5 millions d’habitants dans quatre siècles puis dans un régime d’union une position périphérique. avec la Suède. Elle n’a accédé à l’indépendance La coalition actuellement au pouvoir voit qu’en 1905, avant d’être occupée par l’Alle- l’Europe plutôt favorablement. Høyre souhaiterait magne nazie entre 1940 et 1945. même que la Norvège adhère à l’Union par le biais De nos jours, l’indépendance norvégienne, d’un rapprochement politique entre les Parlements l’attachement à la démocratie et à la transparence norvégien et européen. Le FrP, pour sa part, élude constituent les pierres angulaires, voire les fonde- la question en la renvoyant, comme souvent, à la ments de son identité culturelle, spécifique et consultation du peuple. Il serait toutefois inexact nationale que l’intégration européenne pourrait, de qualifier le FrP de parti fondamentalement selon ses détracteurs, menacer. Ces derniers eurosceptique. Il oscille entre ses convictions

94 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Norvège : la montée en puissance de la droite populiste au pays de la social-démocratie

néolibérales qui l’attirent vers l’Europe et une tendance souverainiste incontestable. Norvège : quelques L’Union européenne demeure une question indicateurs statistiques politique invisible qui rythme pourtant le destin Superficie : 385 178 km² de la Norvège. Cette demi-présence du pays Population : 5,1 millions (janvier 2014) au sein de l’Union européenne, et donc dans Population immigrée et enfants nés en Norvège de parents l’Europe, a en effet des implications extrêmement immigrés : 14,9 % de la population totale (janvier 2014) importantes en termes d’économie, de commerce mais également de société et d’immigration, qui Nombre d’étrangers résidant dans le pays : 483 200 (dont 18 % de Polonais, janvier 2014) se révèlent déterminantes pour l’orientation des formations politiques en Norvège. Langue : norvégien Indice de développement humain : 0,955 (1re place sur 186 pays, 2012) L’immigration en débat Monnaie : couronne norvégienne (1 NOK = 0,122 euro, Les phénomènes migratoires, qu’il août 2014) s’agisse de l’immigration économique, du séjour PIB par habitant en PPA : 191 (indice UE 28 = 100, Erasmus d’un étudiant, de la demande d’asile ou en 2013) du regroupement familial, ont fortement évolué Taux de chômage : 3,3 % (2014) depuis le début des années 1960. Taux de syndicalisation : 54,7 % (2012) L’immigration économique, qui croît dans Sources : Office statistique norvégien (www.ssb.no) ; Eurostat ; PNUD. les années 1960, a été freinée par les autorités en 1975. Le pouvoir social-démocrate en place répond alors à la pression de la population et demandeurs d’asile – qui viennent principale- s’ajuste au léger ralentissement économique ment de Somalie, d’Érythrée, d’Irak, de Syrie consécutif au choc pétrolier. Le parti de la droite et d’Afghanistan –, est surtout due à l’immigra- populiste, créé en 1973, ne fait alors pas grand tion économique, au regroupement familial et à cas de la question de l’immigration. Ultralibéral, la facilitation de la circulation des Européens. il se concentre sur la critique des élites, la fisca- Après l’élargissement de 2004, la tendance se lité jugée excessive et le coût du système social. confirme avec l’arrivée de nombreux Européens, L’immigration connaît une accélération principalement Polonais et Lituaniens. sans précédent après 1996 et la signature de la En 2009, sous la pression populaire et convention de Schengen par la Norvège. La politique, le gouvernement social-démocrate hausse constatée, si elle repose également sur décide de ramener le nombre annuel de une politique d’accueil généreuse à l’égard des demandeurs d’asile de 17 200 à 9 000 7. Cela n’empêche pas 2012 d’être une année-record, Immigration et émigration avec l’arrivée de plus 56 000 personnes en en Norvège (1960-2012) provenance d’un pays autre que nordique 8. 70 759 70 012 Près de la moitié d’entre elles (45 %) sont 65 065 européennes et immigrent pour des raisons économiques. La Norvège limite cepen-

31 355 dant les conditions d’accès des ressortis- 27 785 22 496 22 883 sants d’Estonie, de Lettonie, de Lituanie, de En milliers 21 298 16 482 14 906 14 931 11 920 11 833 15 694 12 628 9 825 7 Rapport interministériel, International Migration 2012-2013, 6 934 6 811 7 288 7 522 9 768 8 992 IMO – Report for Norway. 1960 1965 1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010 2011 2012 8 Depuis 1954, date de signature de l’Union nordique des passe- Immigrants (de nationalité autre que norvégienne) ports, les ressortissants des pays nordiques peuvent librement Émigrants (de nationalité autre que norvégienne) voyager et s’installer en Suède, Norvège, Finlande, Danemark, Source : Statistisk sentralbyrå (données 2012). Islande (depuis 1955) et dans les îles Féroé (depuis 1966).

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 95 Questions EUROPÉENNES

parti Carl I. Hagen (1978-2006) a lu lors d’un ➜ FOCUS meeting la lettre d’un immigré faisant état L’affaire Mustafa des velléités de conquête, de conversion et de domination des musulmans norvégiens. Malgré Lors d’un meeting du FrP organisé à Rørvik en 1987 à la les controverses qui ont suivi cet acte symbo- veille d’élections locales, son leader Carl I. Hagen lit la lettre lique, celui-ci a permis au parti de réaliser une d’un certain Mohammad Mustafa, immigré musulman installé percée fulgurante à l’occasion des élections en Norvège. La lettre, qui prédit la domination des musul- de 1989 et de passer de 3,7 % en 1985 à 13 % mans sur la société norvégienne, annonce les thèses de des suffrages. Pour la première fois, 22 députés l’Eurabia de Bat Ye’or quant au péril démographique, social et moral que représenteraient les musulmans en Europe 1. du FrP sont entrés au Parlement. L’enquête des journalistes révèle rapidement la probable Le tournant xénophobe et sécuritaire supercherie. Le vrai Mohammad Mustafa, contacté par la du FrP, prenant pour cible l’immigration non presse, nie avoir envoyé la lettre. En outre, il n’habite plus à européenne, s’est donc réalisé dans le contexte l’adresse indiquée depuis presque six mois et pense plutôt migratoire des années 1980 et 1990. Carl avoir été « repéré » dans l’annuaire. M. Mustafa décide de I. Hagen a alors fait usage d’une lecture ethnodif- porter plainte. L’affaire est jugée en 1988 et se solde par un férentialiste, politiquement plus acceptable que accord entre les parties. les thèses racistes. Cette approche se cristallise sur les identités religieuses et développe l’idée 1 En 2005, Bat Ye’or, essayiste conservatrice britannique d’origine égyptienne, a popularisé le terme « Eurabia » pour développer l’idée que l’héritage sécularisé du christianisme forme- d’une coopération entre pays européens et arabes, d’une hostilité à Israël rait la matrice de l’habitus démocratique et égali- et d’une soumission aux pays arabes dans son ouvrage Eurabia : l’axe 11 euro-arabe. Le concept a ensuite évolué et s’articule désormais autour taire norvégien . Ce procédé vise à présenter des prédictions polémiques d’une Europe infiltrée par les musulmans et en retour l’islam comme matrice d’un habitus capitulant face à l’islamisme. fasciste qui menacerait les libertés fondamen- tales et serait mu par un objectif politique de domination. Il permet notamment à la droite Pologne, de Roumanie, de République tchèque, populiste de se positionner en défenseur des 9 de Slovaquie, de Hongrie et de Bulgarie . Un libertés et des femmes, un thème éminemment tiers des immigrés arrivent dans le cadre du sensible en Norvège. regroupement familial. Les demandeurs d’asile, venant de Somalie et d’Érythrée en premier Cette stratégie a été largement exploitée lieu, représentent 13 % du total des immigrés et par les cadres du parti, dont Siv Jensen, l’actuelle les étudiants 10 % 10. ministre des Finances et dirigeante du parti, qui dénonçait il y a encore peu « l’islamisation Le profil anti-immigration du FrP s’est rampante » de la Norvège. En cela, le FrP montre développé au rythme des flux migratoires. sa proximité avec les mouvances européennes C’est lors de la campagne des élections législa- inspirées par les théories du choc des civilisa- tives de 1989 que le thème a supplanté pour la tions. Le profil anti-immigration du FrP évolue première fois les revendications économiques toutefois au gré des faits divers. Décision contro- dans le programme politique du parti. Mais on versée, le gouvernement souhaite désormais trouve des traces de ce revirement dès 1987, interdire la mendicité qui, en Norvège, concerne avec l’affaire de la « lettre de Mustafa » principalement les populations roms de Bulgarie (Mustafa-brevet), lorsque le dirigeant du et de Roumanie. Ici, la politique gouvernemen- tale répond à une médiatisation excessive et sensationnaliste de l’immigration rom, entre- 9 Le permis de séjour équivaut à la durée du contrat obtenu, avec le droit à six mois supplémentaires pour faciliter la recherche tenue par les tabloïds norvégiens. d’un emploi. Les droits au chômage ne sont ouverts qu’après une année entière d’activité. 10 Voir « Innvandrere etter innvandringsgrunn, 1. januar 2013 », 11 Sur la laïcité en Norvège, voir Frédérique Harry, Statistisk Sentralbyrå. Cette dernière catégorie, qui regroupe « Vers une laïcité nordique ? », P@ges Europe, 21 mai principalement des ressortissants philippins, chinois ou espagnols, 2013 (www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/ masquerait partiellement une immigration économique. d000676-vers-une-laicite-nordique-par-frederique-harry/article).

96 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Norvège : la montée en puissance de la droite populiste au pays de la social-démocratie

Globalement, l’opinion norvégienne entreprises. L’idéologie historique du FrP se sur l’immigration tend à se durcir. 33 % d’un fonde justement sur la critique de ce fonction- panel interrogé en 2013 par le Centre national nement économique. À ses débuts, le parti s’est des statistiques considèrent que les immigrés opposé exclusivement au système d’imposi- profitent malhonnêtement du système social et tion et au contrôle étendu de l’État sur certains sont source d’insécurité 12. De même, 42 % des secteurs d’activité 14. personnes interrogées souhaitent restreindre De nos jours, le débat économique porte les conditions d’accès aux demandeurs d’asile. notamment sur la gestion des revenus pétroliers. S’impose en corollaire un débat sur l’intégra- Depuis la découverte des gisements d’hydrocar- tion, alors qu’aujourd’hui la population norvé- bures en mer du Nord au début des années 1970, gienne compte près de 15 % d’immigrants ou la Norvège a dû gérer des ressources financières d’enfants de seconde génération. immenses sans mettre en péril son économie, Les études statistiques récusent cependant très exposée au marché international. Le pays a les stéréotypes les plus courants sur les enfants dû prévenir les risques d’inflation ou de déséqui- d’immigrés. La différence du taux d’activité libre monétaire ou commercial, potentiellement – emploi ou études – entre les enfants d’immi- néfastes à sa compétitivité. En effet, les revenus grés, ou immigrés avant 18 ans, et les autres du pétrole ne le mettent pas totalement à l’abri Norvégiens n’est que de 5,1 % contre 24 % pour des crises économiques. la génération supérieure. Elle devient quasi- Après la crise des années 1980, la Norvège ment nulle si l’immigration a lieu avant l’âge a créé le fonds de pension gouvernemental 13 de 6 ans . Les études confirment en revanche Statens pensjonsfond utland (SPU) en 1990 afin l’importance du critère éducatif qui demeure, d’administrer les revenus de l’activité pétro- ceteris paribus, le facteur essentiel d’une vie lière en les plaçant en actions, en titres et en active dynamique et de sécurité professionnelle propriétés sur les marchés internationaux 15. et salariale, deux objectifs qui participent de la L’internationalisation du fonds vise à limiter santé socioéconomique norvégienne. les risques d’inflation liés à la réinjection des bénéfices dans l’économie nationale. Il s’agit de Une économie libérale préparer le vieillissement démographique de la population et l’avenir du pays après l’épuisement pour un système social des hydrocarbures. L’État ne peut réinjecter dans développé l’économie nationale que le montant nécessaire à la couverture du déficit budgétaire corrigé, La solidité de l’économie norvégienne c’est-à-dire après déduction des recettes pétro- repose sur l’exploitation pétrolière, l’emploi lières. Cela représente un volant d’environ 4 % élevé de la population, une forte imposition du rendement réel attendu, annuellement, du individuelle et la répartition judicieuse des fonds. Cette ligne directrice (handlingsregelen) ressources. L’État est un acteur essentiel de n’est cependant pas contraignante. Elle laisse l’économie norvégienne. Il détient près de 40 % aux gouvernements une marge de manœuvre des capitaux des entreprises cotées en Bourse en fonction de la situation économique et de la et régule les secteurs cruciaux de l’économie. La Norvège reste cependant une société libérale où l’on encourage le secteur économique en 14 En 1973 est apparu le « parti d’Anders Lange pour une forte réduction des impôts, des taxes et de l’interventionnisme d’État » exerçant une pression fiscale limitée sur les (Anders Langes parti til sterk nedsettelse av skatter og avgifter), qui deviendra le FrP en 1977. 15 Administré par Norges Bank Investment Management pour le 12 « Holdninger til innvandrere og innvandring, 2013 », Statistisk ministère norvégien des Finances, le SPU était, en juillet 2014, sentralbyrå, 19 décembre 2013. le premier fonds souverain au monde. Sa valeur était alors 13 Bjørn Olsen, Unge med innvandrerbakgrunn i arbeid estimée à 893 milliards de dollars. Le SPU investit dans 82 pays, og utdanning 2012 (eksklusive EØS-/EU-innvandrere). 8 000 sociétés et détient 1,3 % des sociétés cotées en Bourse Rapporter 2014/17, Statistisk sentralbyrå / Statistics Norway, (2,5 % des sociétés européennes cotées en Bourse). Source : Oslo, mai 2014. Norges Bank (www.nbim.no/fondet/om-oljefondet/).

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 97 Questions EUROPÉENNES

rentabilité du fonds. Elle empêche toutefois une de députées au Parlement. Les partis norvé- utilisation déraisonnée de la rente pétrolière qui giens garantissent une représentation paritaire, déséquilibrerait l’économie nationale 16. à l’exception… des deux partis actuellement au Seul le FrP souhaite s’écarter de cette pouvoir. Ce constat est tout à fait révélateur : règle. Le parti propose d’utiliser davantage la la droite et la droite populiste considèrent que ressource pétrolière pour alléger le système l’égalité ne doit pas venir entraver le libéralisme fiscal et améliorer les infrastructures, par un et remettent en question les décisions prises par effet de vases communicants. Il plaide par les gouvernements précédents, comme l’allon- exemple depuis longtemps pour la suppression gement du congé parental pour les pères ou les 17 des péages routiers. La perte des revenus qui quotas paritaires . servent à l’entretien du réseau routier pourrait Le débat sur le congé parental des pères est être compensée par une utilisation plus libre à ce titre particulièrement instructif. En 1993, des revenus pétroliers. Mais le gouvernement Brundtland les tractations entre les partis a décidé de réserver une part coalisés ont mis en évidence “Le FrP décline du congé parental exclusive- l’antagonisme entre la prudence un nationalisme ment au père, qui est perdue de Høyre, attentif aux intérêts s’il n’en est pas fait usage. Les des autres secteurs économiques, aux exigences gouvernements successifs de et la lecture économique du néolibérales et Jens Stoltenberg (2005-2013) FrP. Tant et si bien que le parti, développe un ont poursuivi cette politique et invité à revoir sa copie, se trouve rallongé la durée du congé de désormais en posture de devoir ‘chauvinisme de paternité à 14 semaines, contre défendre la hausse des tarifs la société de bien- 4 semaines en 1993. Le gouver- péagers. Si la proposition du FrP être’ qui conjugue nement actuel, qui avait clamé semble difficilement applicable, vouloir supprimer ce « quota des elle n’en demeure pas moins fort protectionnisme papas » (pappakvoten), a tenu ses séduisante pour une partie de social et culturel promesses. Il en a réduit la durée l’électorat. et mondialisation à 10 semaines et ouvre désormais La santé socioéconomique la possibilité d’une libre réparti- de la Norvège ne s’appuie pas économique tion entre les deux parents. exclusivement sur les hydrocar- „ En plaidant pour une bures. Le marché du travail se caractérise par un utilisation plus libre des revenus pétroliers faible taux de chômage (3,3 % en 2014) et un et en critiquant l’implication de l’État dans taux d’activité élevé. Ce dynamisme est le fruit les questions sociales et économiques, le FrP d’une politique active d’incitation au travail, qui respecte – toutes proportions gardées – son touche notamment les femmes. idéologie néolibérale originelle. Cependant, De nos jours, le taux d’emploi des depuis l’accession de la coalition au pouvoir, Norvégiennes atteint 80 %, ce qui place le les décisions politiques tendent plus à la libéra- pays en deuxième position derrière l’Islande, lisation progressive du système norvégien qu’à championne du classement mondial. La une substantielle remise en question. recherche de la parité, érigée au rang de vertu cardinale, touche tous les secteurs. Depuis les 17 La nouvelle loi sur l’égalité, pleinement entrée en vigueur en années 1990, on compte au minimum 40 % janvier 2008, impose par exemple une représentation paritaire minimale de 40 %-60 % dans les conseils d’administration. L’adoption de cette loi aurait été favorisée, selon certains 16 Voir notamment Antoine Jacob, « L’émergence d’une puissance chercheurs, par le rôle important qu’occupe l’État norvégien pétroéthique », Grande Europe, no 29, février 2011 (www. dans l’économie nationale. Voir Kirsti Niskanen et Anita Nyberg ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/d000471-norvege.- (dir.), Kön och makt i Norden. Del II Sammanfattande diskus- l-emergence-d-une-puissance-petroethique-par-antoine-jacob/ sion och analys, TemaNord 2010:525, Nordiska ministerrådet, article). Copenhague, 2010.

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Le FrP, quelle identité secteur public. Son attrait diminue à mesure que le niveau d’études augmente. Le FrP recrute de parti ? donc au sein de plusieurs groupes sociaux dont On peut ainsi se demander où se situe les intérêts sont parfois contradictoires et il serait exactement le FrP. L’idéologie défendue par abusif d’en faire un nouveau parti de classe. le parti – protectionnisme culturel, recherche Il ne s’agit pas plus d’un parti antisystème, sécuritaire, défiance à l’égard des représen- bien au contraire. Le FrP est devenu la troisième tants politiques et opposition à l’immigration – force politique norvégienne, présent à la fois au le classe incontestablement dans la mouvance gouvernement et aux échelons locaux et régio- hétérogène de la droite radicale européenne. Le naux. Passé maître dans l’art de rythmer le débat FrP décline un nationalisme aux exigences néoli- public, il a réussi à imposer ses thèmes de prédi- bérales et développe, à l’instar de ses voisins lection sur le devant de la scène. Et, dans un nordiques, un « chauvinisme de la société de contexte où la loyauté électorale et l’identifica- bien-être » (velferdssjåvinisme) qui conjugue tion sociale aux partis se fragilisent, l’exploita- protectionnisme social et culturel et mondialisa- tion opportuniste de certains sujets de débat a un tion économique. impact plus visible sur les comportements électo- Une analyse détaillée des enquêtes électo- raux. Les enquêtes montrent que le FrP est un parti rales montre que l’électorat du FrP est sociale- d’adhésion, plus que de contestation, qui attire des ment hétérogène, bien que les hommes jeunes, électeurs convaincus par les thèmes idéologiques socialement peu éduqués et peu favorisés y qu’il développe. Le FrP participe à ce titre à la soient surreprésentés. Certes, le FrP est le revitalisation de la pratique politique, ce que premier parti parmi les ouvriers, surtout non confirmerait l’attirance que ce parti exerce sur les qualifiés et non syndiqués. Mais il attire aussi abstentionnistes et les primo-votants. En cela, le les chefs d’entreprise. Il recrute dans des zones FrP est bien un parti du système, mais il risque, à géographiques très différentes. Il est mieux ancré l’avenir, de souffrir de ce qui l’a aidé et éprouver chez les employés du secteur privé que ceux du des difficultés à fidéliser son électorat. n

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 99 Regards sur le MONDE

L’influence iranienne en Irak : possibilités et limites

Mohammad-Reza Djalili * * Mohammad-Reza Djalili est professeur émérite à l’Institut de hautes études internationales et du L’intervention américaine en Irak, entre 2003 et 2011, développement à Genève. a indirectement contribué à renforcer la position de la République islamique d’Iran dans ce pays et conforté sa montée en puissance régionale, déjà amorcée avec la chute du régime des talibans en Afghanistan en 2001. Durant l’occupation américaine, l’Iran est parvenu à jouer un rôle privilégié sur la scène politique irakienne que le retrait américain semblait devoir accroître. Mais l’Irak traverse une nouvelle phase d’extrême tension. Les succès fulgurants de l’organisation « État islamique » ont introduit de nouvelles incertitudes dans ce pays où Téhéran n’est de surcroît pas le seul acteur externe à être présent.

Dans un article publié en mars 2013, Il l’avait combattu sans succès durant une guerre Joschka Fischer, l’ancien ministre allemand meurtrière longue de huit années. des Affaires étrangères (1998-2005), écrivait Dans ces conditions, rien d’étonnant à à l’occasion du dixième anniversaire de l’opé- ce que, depuis l’intervention américaine de ration Liberté pour l’Irak que « les États- mars 2003, parmi les sujets évoqués dans les Unis ont remporté la guerre, l’Iran la paix et la médias occidentaux, le thème de « l’Iran grand Turquie les contrats » 1. Il ajoutait que, sur le gagnant de la guerre d’Irak » revienne régulière- plan politique, l’Iran est le grand gagnant de la ment. La nouvelle question qui se pose doréna- guerre, « son ennemi numéro un, Saddam, a été vant, à la suite du retrait américain d’Irak en renversé par son ennemi numéro deux, les États- décembre 2011, concerne le rôle que va désor- Unis, donnant aux Iraniens une occasion en or mais jouer Téhéran à Bagdad. pour étendre leur influence à l’ouest pour la Bien que la République islamique ait première fois depuis 1746 » 2. Il est vrai qu’avec de réelles possibilités de développement de le renversement du régime de Saddam Hussein, liens privilégiés avec l’Irak, une implication l’Iran a été débarrassé de son pire ennemi. iranienne trop grande dans ce pays se heurte à de nombreuses difficultés locales, régionales et 1 Joschka Fischer, « La décennie perdue du Moyen-Orient », internationales. En fait, la situation irakienne Projet Syndicate: The World’s Opinion Page, 18 mars 2013. 2 En 1746, un traité de paix conclu entre les deux Empires, perse et reste extrêmement précaire, aucun des problèmes ottoman, avait mis fin à la présence iranienne en territoire irakien. structurels, institutionnels, économiques et

100 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Le nouveau Premier ministre irakien, HaïdarL’influence al-Abadi (à droite), iranienne en Irak : possibilités et limites rencontrant le ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, à Bagdad le 24 août 2014. © AFP / Iraqi Prime Minister’s Office © AFP / Iraqi Prime Minister’s

politiques auxquels le pays est confronté n’ayant ne redevienne une menace pour sa sécurité. véritablement été résolu. Téhéran garde bien sûr en mémoire le trauma- Sur le plan régional, la situation de l’Iran tisme qu’a engendré la guerre irano-irakienne est également devenue plus délicate depuis la de 1980-1988, mais aussi les périodes de tensions vague des printemps arabes 3. Les moyens, en qui ont ponctué les relations bilatérales depuis particulier économiques et financiers, dont l’Iran la création de l’État irakien moderne en 1920. dispose pour mener ses actions en Irak sont en Avant la Première Guerre mondiale, le territoire outre limités, alors que ses ambitions sont loin de irakien avait déjà été un enjeu dans la rivalité rencontrer l’adhésion unanime de la population opposant l’Empire perse à l’Empire ottoman irakienne, y compris celle de nombreux chiites. depuis la période des Safavides (1501-1736). L’opinion publique iranienne ne montre pas non Le deuxième objectif de Téhéran est de plus de son côté un grand enthousiasme. D’une transformer son ennemi traditionnel en parte- part, l’Irak peut un jour redevenir un rival, sur naire, et si possible en allié. Seul État chiite au le marché pétrolier notamment. D’autre part, Moyen-Orient depuis le xvie siècle, seul État Bagdad garde la possibilité de privilégier son non arabe riverain du golfe Persique, entouré de appartenance au monde arabe plutôt que ses liens tous côtés par des pays à prédominance sunnite, avec le monde chiite. l’Iran attend beaucoup de la présence de chiites au pouvoir en Irak. Le pays peut espérer faire de Les objectifs iraniens l’Irak un partenaire et peut-être un allié, comme ce fut le cas de 1955 à 1958 dans le cadre de La politique iranienne en Irak poursuit l’éphémère pacte de Bagdad qui unissait les deux plusieurs objectifs dont le premier, et sans doute pays ainsi que le Pakistan et la Turquie. le plus important, est d’empêcher que le pays Enfin, à travers l’Irak, la République

3 Voir Mohammad-Reza Djalili et Thierry Kellner, L’Iran et la islamique espère renforcer ses possibilités Turquie face au « printemps arabe », GRIP, Bruxelles, 2012. d’influence régionale. En effet, le rapprochement

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avec Bagdad contribue au renforcement des cléricaux. En mars 2008, le président Ahmadinejad positions iraniennes au Levant, dans cette vaste a été reçu en grande pompe à Bagdad pour la région qui s’étend de l’ouest du plateau iranien première visite d’un président iranien en Irak. aux rivages de la Méditerranée orientale. Depuis La stratégie de Téhéran ne se limite pas plus de trente ans, l’axe Téhéran-Damas a permis uniquement aux relations intergouvernemen- à l’Iran de développer une politique d’influence tales habituelles. Les Gardiens de la révolution en direction de la Palestine, par l’intermédiaire ou Pasdarans, l’armée idéologique de Téhéran, du Hamas et d’autres groupes palestiniens, et au jouent un rôle central. La politique iranienne à Liban, par le truchement du Hezbollah. l’égard de l’Irak est élaborée essentiellement par Le développement des liens avec l’Irak ces Gardiens de la révolution, et surtout par la permet désormais aux Iraniens de disposer d’une force Al-Qods chargée officiellement des actions sorte de « contiguïté territoriale » avec le Levant. de la milice à l’extérieur de l’Iran. Le minis- Les rivalités sectaires opposant chiites et sunnites tère des Affaires étrangères de la République s’étant exacerbées dans le sillage de la guerre en islamique n’exerce dans ces conditions qu’un Syrie 4, l’entente entre Téhéran, Bagdad, Damas et rôle de façade. Même les responsables de le Hezbollah donne davantage de corps à ce que l’ambassade d’Iran à Bagdad sont en général certains avaient baptisé dès 2005 l’« arc chiite » 5. issus du corps des Gardiens de la révolution. La présence de ces milices islamiques Les moyens en Irak favorise l’établissement de liens à la fois avec certaines milices chiites irakiennes à disposition de l’Iran et avec les services de sécurité de Bagdad. Avant 2011, les Pasdarans ont sans doute aussi La coopération politique étudié les modes de fonctionnement des forces Sur le plan politique, les relations étroites américaines. Depuis le retrait des forces améri- que l’Iran a nouées avec des composantes de caines d’Irak, Téhéran et Bagdad envisagent la scène politique irakienne lui permettent de de développer leur coopération en matière de peser d’un poids certain dans les affaires de son sécurité. Certaines informations, démenties par voisin. La chute de Saddam Hussein et l’arrivée les deux pays, ont déjà fait état de ventes d’armes au pouvoir pour la première fois dans l’histoire iraniennes à l’Irak. de l’Irak d’un gouvernement dans lequel les chiites sont majoritaires lui ont en effet ouvert des Les relations économiques perspectives nouvelles. Les liens établis depuis de L’Irak est devenu ces dernières années l’un nombreuses années avec l’opposition irakienne en des principaux importateurs de produits iraniens. exil ont été très utiles à Téhéran, qui s’est engagé, Selon l’annuaire statistique du Fonds monétaire dès 2003, dans une politique tous azimuts en Irak. international (FMI), en 2010, les échanges Entre 2003 et 2011, malgré la présence améri- commerciaux entre les deux pays s’élevaient à caine en Irak, la République islamique d’Iran peine à 42 millions de dollars. Ils étaient même a développé des relations avec de nombreuses en baisse par rapport à 2007, où ils avaient atteint personnalités politiques, comme l’ancien Premier 80 millions de dollars 6. ministre irakien Nouri al-Maliki, certains partis, quelques milices armées et de nombreux réseaux Toutefois, le montant réel du commerce bilatéral semble être beaucoup plus élevé que ne le laissent penser les données du FMI. 4 Voir Mohammad-Reza Djalili et Thierry Kellner, L’Iran et la Certaines estimations, difficilement vérifiables, question syrienne. Des « Printemps arabes » à Genève II, « Les les chiffrent à 10 milliards de dollars en 2010 7, rapports du GRIP », 2014/1, Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité, Bruxelles, février 2014 (www.grip.org/ sites/grip.org/files/RAPPORTS/2014/Rapport_2014-1.pdf). 5 C’est le roi de Jordanie, Abdallah II, qui le premier a ouvertement 6 IMF, Direction of Trade Statistics 2011, Washington DC, 2011, évoqué ce concept dans une interview au Washington Post, en p. 288. décembre 2005. 7 « Iran-Iraq trade to hit USD 20 bn », PressTV, 7 juillet 2011.

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ce qui placerait l’Irak sur la liste des principaux La proximité religieuse partenaires commerciaux de la République Les liens religieux entre chiites des deux islamique. côtés de la frontière constituent aussi un facteur Selon des responsables irakiens, important de rapprochement entre la République l’année 2013 a été une année faste pour les deux islamique et l’Irak post-Saddam. Sur ce plan, pays avec 12 milliards de dollars d’échanges. une partie du clergé chiite irakien est proche du Certaines sources estiment que ces derniers clergé au pouvoir en Iran. Toutefois, un certain pourraient grimper jusqu’à 20 milliards de dollars nombre de dignitaires chiites d’Irak n’adhèrent en 2017 8. Les exportations non pétrolières de l’Iran pas au concept du Velayat-e faqih (la tutelle du vers l’Irak sont évaluées à environ 3 milliards de juriste théologien) sur lequel repose l’ensemble dollars pour le premier trimestre 2013 9. La coopé- de l’édifice constitutionnel iranien mis en place ration se développe dans de nombreux domaines par l’ayatollah Khomeyni en 1979. comme les transports, l’électricité, l’industrie, les C’est notamment le cas du plus influent douanes, l’assistance à la reconstruction, l’éduca- d’entre eux, le grand ayatollah Ali Sistani, qui tion, l’environnement, la justice, etc. dirige le prestigieux séminaire religieux (Hawza) Durant l’été 2011, Téhéran, Bagdad et de la ville sainte de Nadjaf. La question se pose Damas ont signé un accord sur la construc- aujourd’hui de sa succession, vu son grand âge tion d’un gazoduc destiné à relier l’Iran à la (84 ans). Le moment venu, Téhéran fera tout Méditerranée, et donc au marché européen, via pour lui trouver un successeur politiquement leur territoire et le Liban. Le projet est estimé à plus proche 13. 10 milliards de dollars. Une telle infrastructure, si Le pèlerinage des Iraniens sur les lieux elle se concrétisait – ce qui semble difficile dans saints chiites en Irak est une dimension non négli- le contexte actuel de la guerre civile en Syrie –, geable des rapports religieux entre les deux pays. renforcerait l’interdépendance économique et la La venue des pèlerins iraniens en Irak génère des 10 proximité politique entre les quatre partenaires . retombées économiques très importantes. Mais Les perspectives d’exportation de gaz vers ces pèlerinages contribuent aussi à son instabi- l’Irak ont pour leur part progressé. Un accord lité du fait des tensions qu’ils entraînent entre pour la construction d’un gazoduc long de communautés chiite et sunnite. 227 kilomètres qui transportera du gaz naturel iranien pour alimenter des centrales électriques dans la province irakienne méridionale de Le retrait américain : Bassora et, à terme, à Bagdad a été conclu. Selon une chance et des risques Hamid Reza Araqi, le directeur général de la Compagnie nationale du gaz iranien (National Des éléments favorables Iranian Gas Company, NIGC), l’Iran aurait Le retrait des forces américaines d’Irak exporté 3 millions de mètres cubes de gaz naturel en décembre 2011 a ouvert des perspectives 11 par jour vers l’Irak à l’été 2014 . Un second nouvelles à l’Iran. L’éloignement des forces 12 accord de livraison de gaz serait en négociation . armées américaines des frontières ouest du territoire iranien représente assurément un 8 Voir « Iraq looks to expand trade with Iran », Tehran Times, soulagement pour Téhéran. Depuis les inter- 23 décembre 2013. 9 Thierry Coville, « L’économie iranienne après l’élection de ventions occidentales en Afghanistan et en Rohani », Confluences Méditerranée, hiver 2013-2014, p. 65. Irak, les Iraniens se sentaient encerclés par les 10 Hassan Hafidh, Benoit Faucon, « Iraq, Iran, Syria sign forces américaines et de l’Organisation du traité $10 billion gas-pipeline deal », The Wall Street Journal, 25 juillet 2011. de l’Atlantique Nord (OTAN) qui sont aussi 11 « Iran, Iraq sign deal on gas pipeline construction », PressTV, déployées en Turquie, dans les eaux du golfe 8 octobre 2013, et « Iran to export gas to Iraq by summer », Tehran Times, 5 mars 2014. 12 « Prospects improve for pipeline gas exports by Iran », Oil and 13 Voir Christophe Ayad, « Cour des miracles et intrigues de Gas Journal, 23 décembre 2013. cour », Le Monde, 28 juillet 2012.

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Persique et au Caucase – à travers les coopéra- proclamation d’un « califat » situé à cheval sur tions mises en place avec l’Azerbaïdjan ou la les territoires du nord de l’Irak et de l’est de la Géorgie. Syrie ont ainsi accentué les risques sécuritaires Le retrait d’Irak apparaît donc comme un pour Téhéran. La montée en puissance en Irak premier pas vers l’allégement de la présence comme en Syrie de ce mouvement sunnite très directe des forces américaines. Il devrait être anti-chiite et donc anti-iranien n’est pas de bon complété par le départ, annoncé pour 2014, augure pour la République islamique d’Iran. des forcées armées étrangères stationnées en Si la confrontation entre sunnites et chiites Afghanistan. Quant à la zone du golfe Persique, s’amplifie en Irak, le territoire irakien pourrait rien pour le moment ne semble indiquer une se transformer en une zone de confronta- volonté occidentale de retrait, bien au contraire, tion indirecte irano-saoudienne et même puisqu’un redéploiement américain dans cette turco-iranienne. région semble plus que probable. D’un autre côté, pour lutter contre Le retrait américain d’Irak devrait aussi cette nouvelle menace, qui ne concerne pas laisser le champ libre au développement des seulement l’Iran, Téhéran, Ankara et Riyad activités iraniennes en Irak, et même au-delà. pourraient au contraire oublier temporairement Une entente approfondie avec l’Irak, additionnée leurs querelles en Irak et s’unir afin d’éradiquer à l’alliance toujours en place avec la Syrie malgré ce danger qui, à terme, les menace tous. Ceci la guerre dans ce pays et les coûts pour Téhéran étant, l’Iran, la Turquie et l’Arabie saoudite de son soutien à Damas depuis 2011, offre une ont chacun des attentes différentes à l’égard de continuité stratégique à la zone d’influence l’Irak. Pour l’Iran, l’enjeu est à la fois histo- iranienne en direction de la Méditerranée orien- rique et politique. Pour la Turquie, la question tale. Si le régime de Bachar el-Assad devait kurde et les intérêts commerciaux sont priori- s’effondrer, Téhéran pourrait se tourner vers taires. L’Arabie saoudite est quant à elle préoc- Bagdad pour compenser cette perte. cupée d’abord par l’évolution des relations entre sunnites et chiites en Irak. Elle craint également Un autre aspect favorable du retrait améri- la contagion des tensions dans les pétromonar- cain concerne la région du golfe Persique. Depuis chies où vivent d’importantes communautés la fin de la Seconde Guerre mondiale, une compé- chiites, comme à Bahreïn. tition triangulaire existait au niveau des puissances régionales riveraines de ce golfe, l’Iran, l’Irak et Tout aussi préoccupant pour Téhéran, l’Arabie saoudite. Dans ce système triangulaire, dans la foulée des événements qui ont suivi la l’Irak a souvent joué le rôle de contrepoids face mainmise des jihadistes sur un tiers du terri- aux ambitions iraniennes à l’époque du chah. toire irakien, le gouvernement kurde autonome De nos jours, avec l’installation à Bagdad d’un du nord de l’Irak, tout en prenant possession de pouvoir proche de Téhéran, l’Iran voit son poids la zone pétrolière de Kirkuk, a déclaré envisager régional renforcé face à Riyad. l’indépendance du Kurdistan irakien. Ce projet est une source d’inquiétude supplémentaire Risques et dangers pour la République islamique, en raison du Les risques que représente l’Irak pour risque d’irrédentisme qui pourrait toucher sa Téhéran sont essentiellement liés à l’évolu- propre population kurde mais aussi en raison de tion interne du pays. Une situation irakienne l’influence très probable qu’auraient les États- chaotique est source d’instabilité aux Unis et Israël sur un possible État kurde indépen- frontières mêmes de l’Iran avec des débor- dant au nord de l’Irak. dements toujours possibles. La prise de À moins que l’emprise du mouvement Mossoul, la grande ville du nord de l’Irak, jihadiste soit un phénomène éphémère, rapide- le 10 juin 2014, par le mouvement jihadiste ment éliminé par les forces régionales et locales « État islamique en Irak et au Levant » (EIIL), avec le soutien aérien des États-Unis ainsi que devenu depuis « État islamique » (EI), et la d’autres pays occidentaux et que, de leur côté, les

104 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 L’influence iranienne en Irak : possibilités et limites

Kurdes renforcent leur autonomie tout en renon- Les limites çant à l’indépendance formelle, les gains géopo- litiques réalisés par l’Iran en Irak ces dernières de la diplomatie iranienne années peuvent être menacés. Dans les monarchies arabes riveraines du À plus long terme, même s’il est actuelle- golfe Persique, nombreux sont ceux qui sont ment très difficile de l’imaginer, on pourrait aussi aujourd’hui convaincus que l’Irak est désormais assister à un retour de l’Irak en tant que puissance sous la coupe de l’Iran, que le gouvernement régionale. Bagdad a de nombreux atouts, dispo- Maliki, comme celui de Haïdar al-Abadi qui lui sant notamment de ressources énergétiques a succédé durant l’été 2014, est manipulé par le abondantes qui peuvent faciliter sa reconstruc- régime de Téhéran, que l’Iran veut mettre la main tion. Or, une réémergence de l’Irak poserait un sur la ville sainte de Nadjaf, que les milices de double problème à l’Iran. Muqtada al-Sadr prennent leurs ordres auprès D’une part, la relance du secteur énergé- d’Ali Khamenei, bref que tout ce qui se passe tique irakien générerait rapidement une concur- en Irak est inspiré par Téhéran. Sans adhérer à rence directe avec l’Iran. La mauvaise gestion ces théories « conspirationnistes », il convient des secteurs pétrolier et gazier de l’Iran depuis d’admettre que la République islamique bénéficie trente-cinq ans a fait reculer ses capacités de actuellement d’une influence sans précédent en production. Ce pays a besoin d’investissements Irak. Son assise à long terme pourrait pourtant ne lourds pour moderniser son secteur énergétique pas être aussi assurée qu’il y paraît. mais les sanctions qui lui ont été imposées par L’image de l’Iran auprès de l’opinion la communauté internationale, les États-Unis et publique irakienne s’est en effet dégradée, les pays européens en raison de son programme surtout à la suite de l’élection contestée en 2009 nucléaire ne lui permettent pas d’accéder à de du président iranien Ahmadinejad et de la répres- nouvelles technologies. Même si la crise du sion qui a marqué les manifestations qui l’ont nucléaire connaît une pause avec la tenue de suivie. Il ne faut pas non plus sous-estimer négociations internationales, en dépit d’un l’importance du nationalisme irakien qui, certain optimisme, aucun accord définitif n’a malgré les affrontements sectaires, reste vivace encore pu être conclu jusqu’à présent. Il faudra et s’oppose à une trop grande influence de l’Iran aussi du temps pour que le secteur énergétique sur le territoire irakien, comme à celle d’autres iranien soit relancé. Le problème majeur de pays étrangers d’ailleurs. Enfin, la concurrence l’Irak est l’instabilité et l’absence de consensus d’autres acteurs – États-Unis, Turquie, Union entre ses diverses composantes politiques, et européenne, Chine, Russie –, le fait que les deux non les sanctions ou le manque de capitaux. pays soient davantage des concurrents que des D’autre part, un renforcement des partenaires dans le domaine pétrolier ainsi que capacités militaires de l’Irak pourrait nuire à les limites des capacités économiques de l’Iran l’Iran. Les accords de sécurité que Bagdad a ne favorisent pas le renforcement de l’influence signés avec les États-Unis peuvent à l’avenir iranienne 14. permettre aux forces armées irakiennes de se L’éventuelle transposition du modèle doter d’armements perfectionnés et, surtout, politique iranien pose d’autres difficultés. La d’une aviation performante, laquelle fait défaut situation religieuse de l’Irak, où au moins 40 % aux forces iraniennes. Même si l’améliora- de la population est de confession sunnite, n’est tion de la situation économique et militaire de pas comparable à celle de l’Iran, où les sunnites l’Irak ne signifie pas nécessairement l’appari- ne représentent qu’environ 10 % de la popula- tion de nouvelles rivalités avec le voisin iranien, tion. Les trajectoires historiques des deux États Téhéran aura toujours moins de capacité d’interférence dans les affaires d’un État irakien 14 Tim Arango, « Vacuum is feared as U.S. quits Iraq, but Iran’s deep influence may not fill it », The New York Times, 8 octobre fort que dans celles d’un État faible comme l’est 2011, et M.-R. Djalili et Thierry Kellner, « Iran-Irak : quelles l’Irak à l’heure actuelle. relations? », Diploweb, janvier 2012 (www.diploweb.com/).

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 105 Regards sur le MONDE

sont en outre très différentes. Il serait donc quasi- nucléaire iranien, cet antiaméricanisme ne risque ment impossible d’imposer à l’Irak un régime pas de disparaître rapidement à Téhéran. constitutionnel et politique calqué sur le modèle Enfin, outre les concurrences régionales iranien, où la réalité du pouvoir appartient et internationales, la faiblesse de l’économie depuis 1979 au clergé. Même le clergé chiite iranienne et la mauvaise qualité d’une partie irakien n’est pas, dans sa majorité, favorable à des produits qu’elle fabrique 17 constituent une un tel système. Si l’opinion publique irakienne, limite importante à l’essor de l’influence écono- à l’instar de l’opinion publique d’autres pays mique de Téhéran en Irak. Contrairement à arabes, apprécie le discours antisioniste et l’Iran, la Turquie dispose d’un secteur privé très antioccidental du régime de Téhéran, elle reste dynamique avec lequel Téhéran peut difficile- réticente à l’égard du modèle politique iranien. ment rivaliser. L’Arabie saoudite ou les Émirats L’influence de pays tiers est un autre frein arabes unis possèdent quant à eux des capacités aux ambitions politiques iraniennes. En dehors financières beaucoup plus importantes que celles de l’Iran, de la Turquie 15 ou de l’Arabie saoudite, de l’Iran. les États-Unis devraient continuer de jouer un lll rôle important en Irak. Washington a mis en place un programme de partenariat économique La chute du régime de Saddam Hussein et politique avec Bagdad. Les entreprises améri- a ouvert des perspectives nouvelles pour l’Iran caines investissent dans le secteur énergétique en Irak. La guerre d’Irak a entraîné un déclin, ainsi que dans les chantiers de la reconstruc- du moins relatif, de la puissance américaine tion et vendent du matériel militaire 16. Diverses au Moyen-Orient, ce qui a en retour accru le structures de coopération bilatérale ont été mises poids régional de la République islamique et sa en place par les deux États. marge de manœuvre diplomatique. Cette situa- Si cette présence des Américains ne pose tion donne à Téhéran le moyen de renforcer ses pas de problème majeur à l’Arabie saoudite et à positions dans ses négociations sur la question la Turquie, proches de Washington, elle repré- du nucléaire. La conclusion – encore incer- sente en revanche un obstacle pour la République taine jusqu’à présent – d’un accord dans ce islamique dont la politique étrangère est fondée secteur pourrait néanmoins ouvrir à son tour des sur un antiaméricanisme virulent. En dépit de perspectives nouvelles, d’autant que Washington l’avancée des négociations internationales sur le et Téhéran se sont découverts un intérêt commun face aux activités de l’État islamique en Irak. Il est 15 Voir les relations complexes turco-irakiennes et l’essor des cependant encore délicat de définir les contours rapports d’Ankara avec Erbil (Kurdistan irakien) in Bill Park, exacts que pourrait prendre une coopération « Turkey-Kurdish Regional Government Relations After the U.S. irano-américaine en Irak et surtout les consé- Withdrawal from Iraq: Putting the Kurds on the Map? », Strategic Studies Institute, U.S. Army War College, 12 mars 2014. quences qu’elle pourrait avoir sur l’influence 16 Voir l’importance des liens économiques et des investissements iranienne dans ce pays. américains en Irak in « Iraq, U.S. Make Progress in First Trade, Investment Meeting », 6 mars 2014 (http://iipdigital. usembassy.gov/st/english/article/2014/03/20140306295529. 17 Voir Christophe Ayad, « Cour des miracles et intrigues de html#ixzz2xvjF9yLj) cour », article cité.

106 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Regards sur le MONDE

Le canal de Suez dans les relations internationales

Hubert Bonin * * Hubert Bonin est chercheur en histoire économique à Sciences Po Construit entre 1859 et 1869 par la Compagnie Bordeaux et au Gretha (Groupe de recherche en économie théorique universelle du canal maritime de Suez à l’initiative et appliquée), unité mixte du Français Ferdinand de Lesseps, le canal de Suez de recherche 5113 CNRS, a créé de vives tensions entre la Grande-Bretagne université Montesquieu - et la France à ses débuts. Redoutant une trop grande Bordeaux IV. influence française dans cette région située en un point stratégique de la route des Indes, les Britanniques s’opposèrent en effet à sa réalisation et firent même arrêter les travaux à plusieurs reprises. En 1882, au moment où ils remplacèrent l’Empire ottoman comme tuteur de l’Égypte, les Britanniques parvinrent toutefois à prendre le contrôle du canal sans avoir eu à financer sa construction. Ils le conserveront jalousement jusqu’en 1956, date de la nationalisation de la Compagnie du canal par le président Nasser.

L’histoire du canal de Suez a été secouée de tales au Moyen-Orient 1. À l’origine, Ferdinand de nombreuses controverses politiques, techniques Lesseps ne s’appuie pourtant pas sur des « rapports et humaines, mais surtout de polémiques autour inégaux ». Certes, la supériorité des techniques et de du statut international de la voie d’eau. Encore l’ingénierie des entreprises françaises et de certains récemment, en 2012, la communauté internatio- matériels britanniques est indéniable. La majorité nale s’est émue du passage de (petits) navires de des investisseurs en capital ou en obligations de la guerre iraniens désireux d’effectuer des patrouilles Compagnie universelle du canal maritime de Suez en Méditerranée orientale au large du Liban. sont français. C’est néanmoins l’État égyptien qui fournit l’argent manquant et détient 44 % du capital L’Égypte de la société créée en 1858, soit une solide minorité. Eût-elle conservé durablement sa parti- dépossédée du canal cipation, l’Égypte aurait eu accès à sa part des Nombre de polémiques puisent leurs racines dividendes une fois la Compagnie entrée dans l’ère dans le rôle de levier qu’aurait joué le canal de Suez,

et la Compagnie qui l’a creusé, dans la promo- 1 Voir Greg Kennedy (dir.), British Naval Strategy East of Suez tion de l’impérialisme des puissances occiden- 1900-2000: Influences and Actions, Routledge, Londres, 2004.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 107 Regards sur le MONDE

de la prospérité à partir des années 1880-1890. de Suez ? Autre hypothèse, avait-elle besoin de Mais elle n’a pas fait le choix d’augmenter progres- contrôler celui-ci pour réguler le transit ? L’on sivement sa participation et de renégocier un accord sait que les troupes britanniques occupèrent prévoyant les 49 %, voire les 51 % à terme, c’est-à- l’Égypte en 1882 au prétexte de s’opposer à dire à l’expiration de la concession prévue en 1968. une révolte nationaliste menée contre un régime Cette option aurait pu apaiser le ressentiment de faible. Dès lors, les Britanniques supervisèrent la population égyptienne engagée dans le nationa- l’Égypte avant d’en faire un protectorat. lisme anti-occidental au tournant des années 1950 Depuis le percement du canal, l’isthme a et peut-être éviter la brutale nationalisation de acquis une importance stratégique pour la sécurité 2 juillet 1956 par le jeune régime nassérien . de la route des Indes vers l’Empire indien (coton, En 1875, l’État égyptien avait atteint un thé, jute) certes, mais aussi vers les Indes néerlan- degré d’insolvabilité tel qu’il ne pouvait plus daises – d’où vient le pétrole de la Royal Dutch assurer le service de son énorme dette vis-à-vis des Shell – et vers l’Océanie néo-zélandaise et austra- banquiers européens 3. L’essentiel de cet endette- lienne (laine), sans parler des concessions chinoises. ment était le fruit, d’une part, du déficit budgé- Les Britanniques y installent donc rapidement des taire abyssal d’un État dénué d’appareil fiscal et, bases maritimes puis, plus tard, aériennes. d’autre part, des dépenses extravagantes du clan Le bloc de contrôle britannique dans le royal. Comme dans l’Empire ottoman au même capital de la Compagnie du canal s’insère en moment, la banqueroute était devenue inévitable. fait parfaitement dans le système impérialiste de En vendant en 1875 sa participation dans la la Grande-Bretagne 5, qui contrôle déjà l’Impe- Compagnie, le souverain égyptien a valorisé un rial Petroleum – la future British Petroleum –, actif substantiel. La Couronne britannique a alors opérant en Perse puis dans l’ensemble du directement acquis le bloc d’actions de l’Égypte Moyen-Orient, ainsi qu’Imperial Airways par l’intermédiaire de la banque d’affaires londo- – devenue British Overseas Airways Company nienne Rothschild. La France, qui traversait en 1939. La puissance de la thalassocratie britan- une période tourmentée entre monarchistes et nique n’est pas seulement militaire. Elle repose républicains, était à l’époque sans réelle majorité aussi sur des compagnies maritimes puissantes, politique. Elle ne perçut pas les enjeux du contrôle sur des sociétés qui font rayonner les techniques d’une telle minorité de blocage. Devenant le seul industrielles développées en Grande-Bretagne à gros investisseur institutionnel face à un capital partir de points d’appui portuaires dispersés tout dispersé entre des dizaines de milliers de petits autour du monde. rentiers, l’État britannique s’affirma ainsi désor- À partir des années 1880, c’est à Londres 4 mais comme le parrain politique du canal . que siège le comité qui réunit les clients de la Compagnie du canal de Suez, notamment les Sur la « route des Indes » principaux armateurs de tous les pays. Ils y discutent du barème des droits de transit, des britanniques programmes d’investissement pour améliorer la Le débat reste encore entier aujourd’hui. voie d’eau en largeur et en profondeur ainsi que La Grande-Bretagne avait-elle besoin de devenir des questions de pilotage ou de signalisation. Fort l’actionnaire le plus influent de la Compagnie de son bouquet d’actions, la Couronne obtient au du canal pour assurer sa mainmise sur l’isthme conseil d’administration de la Compagnie 10 des 22 sièges, lesquels relaient ses intérêts et ceux des grands armateurs. 2 Hubert Bonin, History of the Suez Canal Company, 1858-1960: Between Controversy and Utility, Droz, Genève, 2010. 3 Voir David S. Landes, Banquiers et pachas. Finance internationale et impérialisme économique en Égypte, Albin 5 Douglas Antony Farnie, East and West of Suez. The Suez Canal Michel, Paris, 1993. in History, 1854-1956, Clarendon Press, Oxford, 1969 ; David 4 Voir Hubert Bonin, History of the Suez Canal Company […], Kenneth Fieldhouse, Western Imperialism in the Middle East, op. cit., p. 157-169. 1914-1958, Oxford University Press, Oxford, 2006.

108 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 L’inauguration du canal de Suez, en novembre Le canal de Suez dans les relations internationales 1869, à laquelle assistent l’impératrice Eugénie et l’empereur d’Autriche François-Joseph, met en relief le prestige de la France un an avant la guerre franco- prussienne de 1870 et la chute du Second Empire. © AFP archives

La Compagnie est pourtant encore une soumis à une influence britannique discrète entreprise réputée « française ». Elle a son siège mais croissante dans la réalité de son fonction- à Paris où se pressent les ingénieurs pour des nement. Entre 1875 et 1956, c’est bel et bien un réunions techniques et les financiers pour la « couple » franco-britannique qui est devenu le gérer. Mais c’est à Londres et en livres sterling parrain du canal. Ce double impérialisme s’est que les armateurs versent les droits de transit déployé sous des formes diverses. La présence des navires. Une part substantielle des énormes militaire – avec 12 000 soldats britanniques et recettes que génère la Compagnie est ainsi 20 000 militaires égyptiens sous leurs ordres investie dans des actifs gérés par la City. Il faut en 1954 – et la supervision des flux maritimes prendre en compte les dividendes que produisent globaux relèvent de l’Empire britannique. La les 44 % d’actions britanniques, qui deviennent gestion du transit 6 et le développement urbain de plus en plus substantiels au fur et à mesure – notamment à Port-Saïd, modèle presque pater- que l’activité du canal s’intensifie, et ce malgré naliste de « ville française », ou à Ismaïlia – et plusieurs baisses successives des tarifs de transit technique – avec plus de 4 000 salariés français et la huitaine de programmes d’investissement qui se succèdent pour maintenir le canal à un 6 Hubert Bonin, « Suez Canal », in John Zumerchik et haut niveau de disponibilité et de circulation. Steven L. Danver (dir.), Seas and Waterways of the World: An Encyclopedia of History, Uses, and Issues (2 volumes), Si le canal est français aux yeux de l’opi- ABC-CLIO, Santa Barbara, 2009, p. 257-270 ; Hubert Bonin, « The Compagnie du canal de Suez and Transit Shipping, nion publique, des épargnants français et de 1900-1956 », International Journal of Maritime History, la Place parisienne, il est dans le même temps vol. XVII, n° 2, décembre 2005, p. 87-112.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 109 Regards sur le MONDE

présents en 1956 – de l’isthme sont l’affaire des sédée de son canal devient alors quant à elle la responsables français de la Compagnie 7, cette Compagnie financière de Suez 8. dernière s’insérant dans le réseau d’affaires et d’intérêts français en Égypte (banques, investis- Le principe de neutralité de la voie d’eau seurs fonciers, marchands, etc.). et de liberté de passage La convention de concession du canal Les vicissitudes de 1856 que le sultan ottoman avait validée en 1866 affirmait le principe de la neutralité du de l’internationalisation canal. À l’instigation d’un courant de pensée du canal dans la paix académique, cristallisé autour de l’Institut de et dans la guerre droit international 9, établi à Gand en Belgique en 1873, afin de promouvoir des négociations Avec cet arrière-plan capitalistique, permettant de réguler les relations internatio- géopolitique et militaire, la vie quotidienne du nales et d’apaiser les foyers de tension, un accord canal repose sur un équilibre diplomatique et avait ensuite été conclu le 29 octobre 1888. naval subtil. En droit, le canal reste égyptien, La convention de Constantinople, toujours en puisqu’il est le fruit d’une concession de déléga- vigueur de nos jours, dispose notamment que tion de service public concernant la voie d’eau et « le canal maritime de Suez sera toujours libre le transit. Des emprunts ont été émis en livres- et ouvert, en temps de guerre comme en temps or égyptiennes. Certains litiges juridiques sont de paix, à tout navire de commerce ou de guerre, réglés en Égypte et la Compagnie du canal ne sans distinction de pavillon ». Le canal était paye pas d’impôts sur les bénéfices en France, donc déclaré neutre, libre de tout blocus ou où elle y est déclarée… égyptienne. Elle ne conflit, pour la voie d’eau elle-même mais aussi règle pas non plus d’impôts directs en Égypte, dans un rayon de trois milles marins de part et puisqu’elle est réputée française ou même d’autre de ses embouchures. Toute flotte, civile « universelle ». Ses salariés étrangers bénéfi- ou militaire, devait pouvoir y transiter, quelles cient de la règle de l’exterritorialité pour les que soient les circonstances internationales 10 – et litiges les concernant. le cas d’une entrée de l’Égypte en guerre ne se D’ailleurs, après sa nationalisation en 1956, posait pas, puisqu’elle était soumise à un protec- ses dirigeants en appellent au droit international torat britannique. et c’est un arbitrage négocié à Genève qui permet Plusieurs exemples sont venus attester du de rapprocher les points de vue en 1960. L’Égypte respect de ce principe. Ainsi, en 1898, quand nassérienne se montre alors habile en concédant la flotte espagnole y transita pour rejoindre les une indemnité – versée en plusieurs tranches – Philippines où un conflit l’opposait aux États- comme dans le cas d’une expropriation. Elle Unis ; ou, en 1899-1900, lorsqu’une flotte franco- laisse à la Compagnie la propriété des droits de anglaise le traversa pour aller mener la guerre transit accumulés à Londres et « gelés » par la contre les Boxers en Chine ; ou, en 1904, quand communauté des armateurs. En échange, elle une impressionnante flotte russe venant de la mer accède au plein contrôle du canal et à la recon- Noire traversa les détroits puis le canal pour aller naissance internationale de son entière propriété mener et perdre une guerre navale contre le Japon. à partir de l’été 1956 – et le début de 1957 pour les recettes financières. La Compagnie dépos- 8 Hubert Bonin, Suez. Du canal à la finance (1858-1987), Economica, Paris, 1987. 9 Voir Albéric Rolin, Les Origines de l’Institut de droit 7 Caroline Piquet, La Compagnie du canal de Suez. Une international. 1873-1923. Souvenirs d’un témoin, Vromant & concession française en Égypte (1888-1956), Presses Co, Bruxelles, 1923 ; Martti Koskenniemi, The Gentle Civilizer universitaires de Paris-Sorbonne, Paris, 2008 ; C. Piquet, Histoire of Nations: The Rise and Fall of International Law 1870-1960, du canal de Suez, Perrin, Paris, 2009 ; Association du souvenir de Cambridge University Press, Cambridge, 2002. Ferdinand de Lesseps et du canal de Suez, La Compagnie de Suez 10 Yves van der Mensbrugghe, Les Garanties de la liberté de et l’Égypte, « Cahiers de la recherche en sciences humaines et navigation dans le canal de Suez, Librairie générale de droit et de sociales autour du canal de Suez », n° 1, Paris, 2009. jurisprudence, Paris, 1964.

110 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 En raison de la faible profondeur du canal de Suez,Le canal de Suez dans les relations internationales les supertankers vident une partie de leur pétrole en entrant dans le canal puis le rechargent en sortant, le pétrole transitant par oléoduc. Ici, une plateforme de forage pétrolière spécialisée en offshore profond transitant de Dubai vers la Norvège via Suez. © AFP / 2008

Peu avant la Première Guerre mondiale, en la Triple-Alliance, l’armée turco-ottomane janvier 1912, la flotte italienne emprunta la voie (16 000 soldats) a ainsi déferlé du nord-est d’eau pour venir défier la flotte turco-ottomane dans l’isthme le 3 février 1915 et tenté une au sud de l’isthme, sur la rive orientale de la percée jusqu’au canal afin de couper la route mer Rouge. La bataille navale de Kunfudah, un des Indes. Les troupes anglo-égyptiennes peu au sud de La Mecque, avait pour objectif de purent enrayer leur progression de justesse 11. briser la puissance navale d’un Empire ottoman Dès décembre 1914, le vice-roi d’Égypte, jugé moribond qui résistait à la volonté d’emprise pro-allemand, avait été déposé, et des troupes italienne sur la Cyrénaïque, l’Érythrée et surtout britanniques et françaises étaient venues protéger sur certaines îles méditerranéennes. Plus tard, et fortifier l’isthme, qui devint une très impor- en 1935, les navires italiens utilisèrent le canal tante base militaire d’où partirent les troupes pour transporter l’armée chargée de conquérir anglaises dans leur conquête des territoires l’Éthiopie. Un accord anglo-italien vint même ottomans du Proche-Orient. en 1938 garantir le respect par Rome de la Au cours des deux guerres mondiales, il est convention de neutralité de 1888. apparu évident que la flotte allemande ne pouvait franchir la voie d’eau dès lors que l’Égypte, Une zone de conflits (1914-1945) protectorat puis partenaire des Britanniques, Ces principes n’ont toutefois pas résisté à la realpolitik et la convention de Constantinople a ensuite été violée plusieurs fois au cours du 11 Georges Douin, Un épisode de la guerre mondiale, l’attaque e du canal de Suez, le 3 février 1915, Delagrave, Paris, 1922 ; xx siècle. En période de guerre, certains belli- Jean-Édouard Goby, « Le canal de Suez pendant la Première gérants ont en effet bien compris l’enjeu du Guerre mondiale », Bulletin de l’Association du souvenir de Ferdinand de Lesseps, n° 5, avril 1984, p. 19-44 ; Paul Reymond, contrôle de la voie d’eau. Étant engagée avec Histoire de la navigation dans le canal de Suez, Institut français les forces allemandes et austro-hongroises de d’archéologie orientale, Le Caire, 1956.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 111 Regards sur le MONDE

s’affirmait à leurs côtés. Respecter une complète la Compagnie du canal. Pour Paris et Londres, « neutralité » du canal s’avérait en effet impos- l’objectif affiché de l’opération est de reprendre sible sous peine de le voir « neutraliser » par un le contrôle militaire de l’isthme d’où l’armée navire de guerre malveillant qui se saborderait britannique était déjà partie au printemps 1956 en plein milieu de la voie d’eau. Un tel acte fut dans le cadre d’accords minutieusement négociés une obsession récurrente de la Royal Navy durant conclus en octobre 1954. Il est aussi de restituer les deux conflits mondiaux 12. L’on aurait d’ail- aux actionnaires qui ont financé et contribué à leurs été surpris si à la même époque on avait la prospérité du canal ce qui leur appartient. Un vu les empires centraux admettre l’arrivée de autre objectif implicite est aussi vraisemblable- bateaux militaires français ou britanniques sur le ment de renverser le jeune régime nassérien. Danube 13, malgré les statuts de neutralité de la L’offensive franco-britannique dura une semaine navigation internationale sur le fleuve. et s’acheva par un échec. Le canal resta fermé de Pendant la Seconde Guerre mondiale, novembre 1956 à avril 1957, car l’Égypte y avait l’armée allemande installée en Libye lança trois coulé des navires pour arrêter le transit. offensives successives pour tenter de briser la résistance des Alliés et garrotter la route des Une zone de tensions (1967-1975) Indes. L’isthme se mua alors en une forteresse et La voie d’eau, devenue égyptienne, le canal en l’un des joyaux inexpugnables de la a rouvert. Le canal est devenu la propriété thalassocratie impériale britannique 14. de l’Autorité du canal de Suez (Suez Canal Le statut juridique du canal garde donc une Authority), qui est aussi responsable de son part d’ambiguïté 15 : le canal est ouvert, neutre, administration et de sa gérance. Sa capacité certes, mais selon le bon plaisir de sa puissance d’autofinancement a été préservée de même que 17 « marraine », la Grande-Bretagne 16. D’ailleurs, sa mission de « service public international » , une convention anglo-égyptienne signée en tandis que les recettes procurées par le transit août 1936, valide jusqu’au printemps 1956, abondent le budget de l’État égyptien. autorisa les Britanniques à installer 10 000 de leurs Pourtant, des tensions ont encore surgi. Le soldats dans l’isthme afin d’en assurer la sécurité. canal reste au cœur d’enjeux géopolitiques de L’expédition militaire franco-israélo- tout premier ordre. C’est le cas au lendemain de britannique de l’automne 1956 a été déclenchée la guerre des Six-Jours de 1967. Des dizaines de suite à l’annonce par Nasser, le 26 juillet, de la navires sont alors coulés dans le canal, quinze « nationalisation » (selon ses propres mots) de restent coincés pendant huit ans, et le passage reste impraticable entre juin 1967 et juin 1975. Des escarmouches ont lieu sans cesse de part 12 Luc Marion, « L’introuvable neutralisation du canal de et d’autre de la voie d’eau entre les troupes Suez », revue Stratégique, Fondation pour les études de défense égyptiennes et israéliennes installées au Sinaï. nationale, n° 54, 1992-2. 13 Voir Hanna Bokor-Szegö, « La convention de Belgrade et le Cinq cents millions de dollars sont dépensés régime du Danube », Annuaire français de droit international, en 1971 dans la construction de la ligne Bar-Lev vol. 8, 1962, p. 192-205 ; Joseph Blociszewski, Le Régime le long de la rive orientale du canal. international du Danube, Recueil des cours de l’Académie de droit international, vol. 11, 1926-I, Hachette, Paris, 1927. Pendant la guerre du Kippour, l’armée 14 Laila Amin Morsy, « Britain’s Wartime Policy in Egypt, 1940-1942 », Middle Eastern Studies, vol. 25, n° 1, 1989, égyptienne traverse le canal le 7 octobre 1973 et p. 64-94 ; Louis Lucas, « Le canal de Suez et la guerre », Revue attaque l’armée israélienne dans le Sinaï occupé, maritime, n° 251, février 1968. avant la contre-offensive de Tsahal qui franchit 15 Voir Alfred Schiarati, De la condition juridique du canal de Suez avant et après la Grande Guerre, thèse, université de Lyon, 1930 ; Raoul Genet, Droit maritime pour le temps de guerre, Paris, 1937-1938 ; Gilbert Gidel, Le Droit international public de 17 Ahmed Ouazzani, L’Évolution du canal de Suez sous contrôle la mer, Sirey, Paris, 1931-1934. égyptien depuis 1956, thèse de doctorat, École doctorale 16 François Bédarida, « La “gouvernante anglaise” », in René d’économie, université Bordeaux IV. Voir aussi Hubert Bonin, Rémond et Jeanne Bourdin (dir.), Édouard Daladier chef de « Suez et le commerce international (1957-1987) », in François gouvernement, Presses de la Fondation nationale des sciences Crouzet (dir.), Le Négoce international, XIIIe-XXe siècles, politiques, Paris, 1977. Economica, Paris, 1989.

112 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Le canal de Suez dans les relations internationales

➜ FOCUS

Port-Saïd et Port-Suez : deux ports à chaque extrémité du canal Depuis l’Antiquité, Alexandrie a les transporteurs de véhicules. Des Cette expansion explique l’émer- été le grand port égyptien. Mais cales fixes ou flottantes participent gence en 1999, sur la rive orien- la croissance de l’Isthme plus à à la compétition interportuaire tale de Port-Saïd, d’un vaste projet l’est a de plus en plus favorisé, aux pour l’entretien des flottes. Le pôle d’aménagement urbain, avec des deux extrémités du canal de Suez, technique travaillant pour la Suez zones d’activité et d’habitat : East Port-Saïd (650 000 habitants) et Canal Authority – soudure, travaux Port Saïd (Charq el Tafreya). L’entité Port-Suez (400 000 habitants) situé sous-marins, réparation de moteurs, Suez Canal East Container Terminal à la latitude du Caire. Ces deux ports entretien de conduites, etc. – dispose (SCCT) a alors été créée. La majorité ont hérité de la mission que leur aussi d’une clientèle privée. de son capital est détenue par la avait attribuée jadis la Compagnie Créé en 1859, Port-Saïd est société néerlandaise APM Terminals du canal : accompagner la crois- aujourd’hui une agglomération de avec des participations du géant sance du transit et en tirer parti pour 650 000 habitants qui a développé chinois Cosco et celles de sociétés apporter de la valeur ajoutée au mini- une activité économique en sus de égyptiennes. La mission de la SCCT système d’échanges et de production son implication dans le système naval était de construire et de gérer un de l’isthme. C’est à leur niveau que du canal. Le long d’un chenal de 4 terminal pour porte-conteneurs sont formés les convois de navires à 5 kilomètres de long transite une en pôle-relais (hub) adapté aux de type Suezmax qui parcourent la partie de la production égyptienne de besoins de la sous-région globa- voie d’eau, que sont gérés les remor- coton et de riz. En 1976, il a obtenu lisée de la Méditerranée orien- queurs, que sont assurées les presta- le statut de zone franche (« hors tale et du Moyen-Orient. Grâce au tions de conseils en fonction des douane »), ce qui a entraîné l’aug- chantier mené par la China Harbour données météorologiques et du trafic mentation croissante de son trafic. Engineering Company (groupe China ainsi que les prestations de sécurité. La proximité du Caire, situé à seule- Communications Construction Les plus gros pétroliers y sont aussi ment 220 kilomètres, renforce cette Company), celui-ci est opéra- déchargés d’une partie de leur vocation de place de transit. tionnel depuis octobre 2004, avec cargaison, envoyée en oléoduc pour des équipements spécialisés. Son Port-Saïd est également inséré dans être récupérée à l’autre bout. doublement, décidé en 2007, est en la mondialisation, puisque des cours de réalisation. Sous la houlette de la Suez Canal matières premières y arrivent d’Asie, Authority, les deux ports proposent notamment de Chine, pour alimenter Loin d’avoir encore l’envergure des prestations de maintenance et les industries locales d’habillement. d’un port relais, Port-Suez demeure d’entretien aux navires. Port Tawfik/ Le transit d’entreposage a dominé surtout un port d’étape et de soutien, Port-Suez dispose du dock Ibrahim pendant trois décennies avant que d’autant que le port industriel d’Al pour rénover ou construire des la zone franche serve de levier à un Ain el Sokhna s’est développé plus navires de petite et moyenne taille. processus d’industrialisation. Plus au sud, à 40 kilomètres du canal, Le chantier de Port-Saïd est quant de la moitié des entreprises actives sur la mer Rouge. Il sert de port- à lui beaucoup plus important. Il dans la zone franche sont d’origine outil aux usines venues s’établir construit et entretient la flotte du égyptienne et plus de la moitié de dans la zone afin de profiter des canal – environ 60 navires dont des la production élaborée sur place ressources gazières exploitées dans remorqueurs, des grues flottantes, est vendue sur le marché égyptien. le désert proche : deux fabriques des dragueurs… – grâce à des Derrière l’Europe, l’Asie et le Moyen- de céramiques, un site pétrochi- équipements d’envergure – presses, Orient ont dépassé les États-Unis mique et, surtout, depuis 2010, fonderie, grand parc de machines- comme principaux partenaires une verrerie géante appartenant au outils, forges. Il offre aussi des presta- commerciaux de l’Égypte, le trafic groupe français Saint Gobain, sans tions à une clientèle extérieure pour avec la Chine favorisant notamment compter une aciérie de la firme des bateaux spécialisés, comme l’isthme au détriment d’Alexandrie. égyptienne Ezz Steel, en chantier.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 113 Regards sur le MONDE

Évolution du transit Nord-Sud par le canal de Suez (en millions de tonnes) Origine des navires 2001 2013 Destination des navires 2001 2013 Europe du Nord-Ouest et Royaume-Uni 52,7 97,0 Mer Rouge 42,9 109,3 Pays de la mer Baltique 7,2 5,9 Afrique de l’Est et golfe d’Aden 1,6 4,5 Pays du nord de la Méditerranée 32,1 81,6 Golfe Persique 19,0 66,7 Pays de l’est et du sud-est de la Méditerranée 15,3 63,6 Asie du Sud 20,9 38,7 Pays de l’ouest et du sud-ouest de la Méditerranée 14,3 42,2 Asie du Sud-Est 74,4 106 Mer Noire 25,9 65 Extrême-Orient / 60,3 Amériques 9,0 21,7 Australie 1,3 2,3 Total 160,1 387,9 Total 160,1 387,9

Évolution du transit Sud-Nord par le canal de Suez (en millions de tonnes) Origine des navires 2001 2013 Destination des navires 2001 2013 Mer Rouge 12,0 59,5 Europe du Nord-Ouest et Royaume-Uni 110,0 121,0 Afrique de l’Est et golfe d’Aden 6,0 0,9 Pays de la mer Baltique 1,4 1,0 Golfe Persique 50,0 115,1 Pays du nord de la Méditerranée 35,5 73,6 Asie du Sud 17,5 37,2 Pays de l’est et du sud-est de la Méditerranée 17,3 85,4 Asie du Sud-Est 95,5 135,8 Pays de l’ouest et du sud-ouest de la Méditerranée 19,3 37,8 Extrême-Orient / 16,8 Mer Noire 4,8 4,8 Australie 30,2 1,3 Amériques 21,1 32,3 Total 212,3 366,6 Total 212,3 366,6 Source : Suez Canal Authority.

le canal à son tour, le 17 octobre, et mène la de Bonne-Espérance pour les armateurs. Cent bataille d’Ismaïlia pendant quatre jours – avant quarante-cinq ans après son ouverture, le canal le cessez-le-feu imposé par les Nations Unies de Suez demeure un point chaud du globe. le 22 octobre. Durant près de huit années, les navires ont dû de nouveau contourner l’Afrique, soit une augmentation des distances de l’ordre L’isthme de Suez, de 20 à 30 % en moyenne et un surcoût des de l’Égypte à la globalisation transports maritimes estimé à 8 milliards de Le canal est devenu la troisième source dollars. L’Égypte a quant à elle perdu près de de devises de l’Égypte après les revenus du 220 millions de dollars par an. tourisme et les transferts de fonds des migrants. De nos jours, le canal est sujet à de Dans la première moitié des années 2010, il a nombreuses fragilités : risques d’attentats terro- généré entre 5 et 6 milliards de dollars de recettes ristes, tensions qui secouent l’Égypte depuis la par an, malgré une forte dégradation provoquée chute du régime Moubarak, grèves du personnel, par la crise économique internationale. Plus de etc. 18 Son trafic pâtit de la cherté des droits de 7 % du commerce maritime mondial et 53 % de transit, mais surtout de l’insécurité maritime la production pétrolière mondiale – en y incluant du fait de la piraterie qui sévit au large de la l’oléoduc parallèle utilisé de chaque côté par de Somalie et dans le golfe d’Aden. Ce sont autant trop gros pétroliers – l’ont emprunté en 2010. de problèmes qui redonnent de l’intérêt au cap Avec les détroits d’Ormuz dans le golfe Persique, de Bab-el-Mandab au sud du Yémen et de 18 « Suez : les conséquences d’une potentielle fermeture », Brèves Marine, Acomar, Centre d’enseignement supérieur de la Marine, Malacca en Asie du Sud-Est, il est l’un des points n° 123, 8 février 2011. de passage les plus stratégiques au monde. De plus

114 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Le canal de Suez dans les relations internationales

en plus de porte-conteneurs et de porte-automo- prévue. L’armée s’occupera des travaux de génie biles y transitent entre l’Asie orientale et l’Europe. civil, tandis que dix-sept sociétés civiles seront Dès lors que le canal reste au cœur de flux associées au chantier. maritimes essentiels et que son trafic s’accroît, Un accord prévoit aussi que des entreprises l’Autorité égyptienne veut en préserver la russes seront parties prenantes, afin de border la compétitivité et faire évoluer à la fois la taille voie d’eau de vastes zones d’activité – chantiers de la voie d’eau, pour augmenter la norme de navals, usines de construction de conteneurs et tonnage Suezmax, et sa capacité de transit. d’assemblage de voitures –, dans le cadre du Plan Aussi un vaste programme a-t-il été annoncé de développement, qui sera conduit par la société en août 2014 : les travaux prendront au moins Dar Al-Handassa, du Bahreïn, une société de trois ans et coûteront environ 8 milliards de génie civil internationale travaillant dans les dollars, consacrés à 72 kilomètres d’améliora- domaines de la gestion des projets, de la super- tions. Il est prévu de creuser, sur 35 kilomètres, vision et du consulting, créée en 1956. À l’issue un canal parallèle, comme cela existe déjà au des travaux, les navires attendront seulement Nord. Le canal existant sera élargi et approfondi trois heures au lieu de onze actuellement pour se sur 37 kilomètres. La construction d’un réseau de croiser. Le trafic sera presque doublé et passera tunnels automobiles et ferroviaires est également de 49 à 97 navires par jour. n

Auteur controversé, Carl Schmitt est l’un des penseurs originaux du xxe siècle. Sa pensée se déploie durant une longue période sur différents registres. L’objet de ce livre est de le confronter, quelques décen- nies plus tard, à la réalité de son temps et à celle d’aujourd’hui, sous les angles géopolitique, juridique, politique. Grands espaces, tribulations des États, transforma- tions de la guerre, droit international, jus- tice internationale pénale, mondialisation et guerres civiles, il a pressenti nombre de développements contemporains, en main- tenant une pensée tournée vers la guerre en un temps dominé par la recherche de la paix. Les questions qu’il soulève ali- mentent toujours la réflexion, même si les réponses qu’il leur apporte conduisent sou- vent à contester ses analyses.

Avec les contributions de Olivier Beaud, David Cumin, Julian Fernandez, Maya Hertig Randall, Jean-Vincent Holeindre, Jochen Hoock, Céline Jouin, Robert Kolb, Valéry Pratt, Frédéric Ramel, Philippe Raynaud, Georges-Henri Soutou, Serge Sur CNRS Éditions 10 euros

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 115 Regards sur le MONDE

Ò POUR ALLER PLUS LOIN

Panama (1914-2014) : trois canaux en un

Le 15 août 1914, en neuf heures et demie, un premier percer des tranchées à travers des massifs semi-monta- navire traversait officiellement l’isthme de Panama grâce gneux s’avère trop long et trop coûteux. Les fièvres tropi- au canal. En fait, si le SS Ancon (10 000 tonneaux), cales, dont la malaria, sont endémiques et déciment transportant du ciment, était le premier client de la les ouvriers et les cadres européens – 5 500 morts nouvelle voie d’eau, avant lui le vieux remorqueur soit 6,5 % des effectifs. Les glissements de terrain sont Alexandre Lavalley avait effectué cette traversée à nombreux et les accidents du travail fréquents. La main- titre d’essai dès le 7 janvier. L’histoire du canal relève d’œuvre doit être sans cesse renouvelée et élargie. De des rêves de l’humanité, des scandales géopolitiques et nouveaux emprunts doivent rapidement être levés, dont financiers et de la mondialisation économique. le total atteint 1 300 millions de francs-or, dont 700 pour le seul chantier et 238 millions pour le service Un canal à l’origine français d’une dette très élevée, car les épargnants n’ont apporté Au temps du développement de la navigation transo- leur argent qu’à la condition d’un bon taux d’intérêt. En céanique, on rêvait de prouesses techniques. Des juillet 1888, seuls 26 kilomètres de canal sont percés et canaux ont concrétisé ces aspirations. Le Français 55 millions de mètres cubes extraits. Ferdinand de Lesseps a réussi à percer l’isthme de Lesseps négocie avec les banques parisiennes en vue Suez entre 1857 et 1869. Il jette ensuite son dévolu sur d’un emprunt « à lots », c’est-à-dire avec remboursements l’isthme de Panama, qu’une société américaine a déjà précoces pour les porteurs tirés au sort. Pour ce faire, équipé d’une voie ferrée en 1855. Un ingénieur français, une autorisation de la Chambre des députés est néces- Lucien Napoléon Bonaparte-Wyse 1, a exploré l’isthme saire. Des articles de journalistes et le vote de dizaines en 1877 (avec le géographe Armand Reclus) et négocié de parlementaires sont achetés par l’intermédiaire du dès 1878 avec la Colombie une concession classique, financier Jacques de Reinach. L’opération est lancée, purement technique et financière. Un congrès de scien- mais échoue à convaincre les épargnants, car la France tifiques se tient à Paris en 1879, qui cautionne un projet est alors en pleine récession et le mythe de Panama s’est de canal de 72 kilomètres de long entre Limon Bay et effrité. Le chantier est arrêté, alors que Lesseps s’est rallié Colon (Atlantique) et Panama Bay (Pacifique). Il paraît à l’idée de construire des écluses et a entre-temps recruté plus pertinent qu’un projet au Nicaragua, car seulement Gustave Eiffel. La Compagnie est mise en liquidation en une dizaine de kilomètres y dépassent l’altitude de février 1889. « Le scandale de Panama » éclate en 1892 30 mètres au-dessus du niveau de la mer. au moment où les « chéquards » (dont Clemenceau) sont La Compagnie universelle du canal interocéanique de dénoncés par la presse financière et pamphlétaire. Deux Panama est créée en janvier 1881 par Ferdinand et ministres démissionnent. Un procès aboutit à la condam- son fils Charles de Lesseps. Elle rachète le contrat de nation des seuls naïfs qui ont avoué… Bonaparte-Wyse pour 93 millions de francs-or, émet des actions et surtout, en quelques semestres, des obliga- Un canal nord-américain tions, pour un montant total énorme de 850 millions Le canal quitte l’histoire française. Des intermédiaires de francs-or. L’ingénierie française est mobilisée pour véreux achètent la concession et créent une deuxième extraire 75 millions de mètres cubes en huit ans à partir compagnie en 1894 afin de monnayer cet actif, la de mars 1881. Des ingénieurs et techniciens font venir Compagnie nouvelle du canal interocéanique du Panama. du matériel ferroviaire et des dragues. À l’instar des Or, à cette époque, les États-Unis commencent à étendre grands tunnels alpestres et des voies ferrées transconti- leur mainmise impérialiste sur l’Amérique centrale. Ils nentales, le défi est grandiose. financent une partie de l’armée et des « volontaires » Les déconvenues sont rapidement à la hauteur de cette colombiens qui renversent le gouvernement et qui démesure. Lesseps voulait un canal sans écluses. Or décident en novembre 1903 la séparation de l’isthme de Panama d’avec la Colombie et la création d’un nouvel État. 1 Petit-neveu de l’empereur Napoléon Ier par sa mère, Lætitia Bonaparte. Ils rachètent la concession de la compagnie française.

116 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Le canal de Suez dans les relations internationales

Le nouvel État panaméen consolide cette concession en Les Panaméens se sont ensuite rendu compte que le accordant le contrôle des deux bandes de territoire le format Panamax ne convenait plus aux compagnies longeant – la « zone » de 18 km de large – aux États- maritimes gérant les vastes flottes de gros porte- Unis, qui peuvent assurer la sécurité du transit inter­ conteneurs, pétroliers ou minéraliers. Une nouvelle océanique et y établir des bases militaires. Une régie concession a ainsi été accordée en juillet 2009 par la reprend le chantier, puis la gestion, sous les auspices Panama Canal Authority à un consortium d’investisseurs d’un « héros » du canal, George Washington Goethals – surtout des banques internationales de développe- (1858-1928), à la tête du Corps des ingénieurs de ment – et de firmes du bâtiment et des travaux publics, l’armée des États-Unis. Le chantier est mené à son dirigé par la compagnie espagnole Sacyr Vallehermoso. terme grâce à 45 000 travailleurs qui extraient encore Les escaliers d’écluses ont été doublés, la longueur et 259 millions de mètres cubes. C’est donc quatre fois la largeur des écluses accrues – avec des portes métal- le volume dégagé pour Suez qui aura été dragué. Pour liques construites à Trieste par le chantier Cemolai –, hisser les bateaux jusqu’à 25,9 mètres au-dessus du le canal redimensionné, pour le passage des navires niveau de la mer, des escaliers d’écluses – deux vers le post-Panamax mesurant jusqu’à 400 mètres de long Pacifique à Pedro Miguel et Miraflores, et un vers l’Atlan- et 50 mètres de large. Le chantier a pris du retard, son tique, avec trois niveaux, à Gatún – et un barrage régula- coût a presque doublé, équivalant à plus de 7 milliards teur sont édifiés. L’investissement américain atteint d’euros, mais les nouveaux équipements devraient 1 115 millions de francs, soit un total franco-américain entrer en fonctionnement en 2016. équivalant à 2,4 milliards, pour 68 kilomètres de canal Toutefois, l’augmentation du trafic maritime entre l’aire et 81 kilomètres avec les voies d’approche maritimes. Pacifique et l’aire Atlantique, à cause de l’intégration de Le canal constitue dès lors un remarquable levier de nombreux pays émergents ou en développement dans la croissance des échanges et d’intégration économique, globalisation, est si rapide que « la rente » que représente avec un record de 30 millions de tonnes de transit le canal de Panama a fait des envieux. Le Nicaragua a par en 1929. Il permet aux navires de type Panamax de conséquent décidé en 2004 de relancer le projet de perce- relier les deux côtes des États-Unis, ce qui facilite la ment d’un canal sur son territoire, un projet déjà envisagé circulation du charbon puis du pétrole, des produits en 1849 par l’homme d’affaires américain Cornelius industriels, des denrées agricoles, au fur et à mesure Vanderbilt, au début des années 1890 par les États- que le Sud-Est et la côte Pacifique entrent dans la Unis, avant qu’ils ne décident de reprendre le chantier de deuxième révolution industrielle. Les produits miniers Panama, ou bien encore en 1916 et en 1930-1931. (cuivre, étain) et agricoles des pays andins peuvent Représentant plus de trois fois la longueur du canal de gagner aisément la côte Est ou l’Europe, qui leur Panama, celui envisagé au Nicaragua serait beaucoup vend en échange ses produits finis. Le canal est par plus large et profond – permettant le passage de navires la suite devenu un levier de la globalisation, puisque de 250 000 tonnes. Des dizaines de milliards de les produits asiatiques peuvent y transiter pour gagner dollars étant nécessaires à sa construction, un accord les côtes Atlantique du continent américain. Dans a été conclu entre le Nicaragua et le consortium chinois les années 1990 et 2000, quelque 14 000 navires HKND Group (Hong Kong Nicaragua Canal Development l’ont emprunté chaque année, avec un transit de Investment Company), auquel le Parlement nicara- 280 millions de tonnes en 2005. guayen a donné le 14 juin 2013 son accord pour une concession de cinquante ans. Le chantier seul Un canal panaméen devrait durer dix ans et coûter plus de 40 milliards de Entre-temps, deux révolutions sont intervenues. Les dollars. Mais il faudra encore plusieurs années pour États-Unis, soumis à la pression du nationalisme latino définir le tracé du futur canal, surmonter les obstacles en Amérique centrale, se sont désengagés de l’isthme. écologiques ou préciser les modalités financières et En 1977, le président Carter a négocié le retour de la techniques du contrat. Le canal de Panama est donc bande de Panama sous la tutelle de Panama City, qui a certain de rester un axe privilégié de la navigation au cœur de la globalisation pendant encore au moins pris effet au 1er octobre 1979 – même si la gestion du deux décennies. canal est restée confiée jusqu’en 1999 à une agence américaine qui l’a approfondi et élargi. Hubert Bonin

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 117 ITINÉRAIRES de Questions internationales

> De Grand-Bassam à Yamoussoukro

Jean-Pierre Colin *

L’histoire de la Côte d’Ivoire présente une spécificité. Le pays a * Jean-Pierre Colin est professeur des universités en droit en effet connu quatre capitales successives en moins d’un siècle. public et science politique, auteur En 1983, Yamoussoukro est devenue la capitale politique et notamment de Maurice Barrès, le prince administrative du pays, succédant à Grand-Bassam (1893-1900), oublié, Infolio, Gollion (Suisse), 2009. Bingerville (1900-1933) et Abidjan (1933-1983), cette dernière demeurant toutefois depuis la capitale économique. À l’époque, le président de la République ivoirienne, Félix Houphouët- Boigny, avait qualifié le choix de Yamoussoukro de purement national en arguant que les trois capitales antérieures avaient été choisies par la puissance coloniale.

La capitale d’un pays n’est jamais indif- À l’origine, des férente au sort de ce dernier. Elle en détermine souvent les flux de population, les échanges et considérations portuaires jusqu’à la structure de l’État. Les cas de figure C’est en 1843 que la France, concur- sont, il est vrai, des plus variés. Fruit de l’his- rente du Royaume-Uni dans le golfe de Guinée, toire, elle a pu changer d’un site à l’autre et crée les deux premiers comptoirs d’Assinie les lecteurs de Fernand Braudel se souvien- – la pointe orientale de l’embouchure de la Bia dront longtemps de l’hésitation française, de s’appelle encore Assinie-France – et de Grand- l’antique capitale des Gaules, Lugdunum, à Bassam, faciles à défendre du fait de leur situa- Laon, de Blois à Orléans et à Bourges, jusqu’au tion lagunaire. Dans un premier temps, le choix définitif de Paris, grand commandeur du colonisateur se contente de construire des quais Désert français. suffisants pour un commerce qui reste très réduit, Il arrive aussi que le choix d’une capitale l’un à Grand-Bassam, de nos jours complète- découle d’une volonté politique, au point ment détruit par la mer, l’autre un peu plus tard d’investir un lieu vide mais symbolique, et les à l’ouest du futur territoire, à Sassandra, où exemples ne manquent pas à notre époque, les subsistent des vestiges. Ce n’est que progressi- réussites non plus, de Canberra en Australie vement que le site d’Abidjan s’impose pour la à Abuja au Nigeria en passant par l’éclat de construction d’un port en eau profonde. C’est à Brasilia au Brésil. Rares sont cependant les Grand-Bassam qu’est fixée la capitale de la Côte pays qui, à l’instar de la Côte d’Ivoire, ont d’Ivoire créée en 1893, avant qu’elle ne fasse connu quatre capitales successives en moins partie de l’Afrique occidentale française (AOF) d’un siècle, à tel point que le dramaturge à partir de 1896. ivoirien Bernard Dadié a consacré une pièce à la La petite ville coloniale s’étend entre stigmatisation du phénomène, intitulée « Les la mer et la lagune et fait, de nos jours, l’objet Villes ». d’une restauration qui témoigne de l’intérêt des

118 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 De Grand-Bassam à Yamoussoukro Grand-Bassam à l’époque coloniale. La ville est un exemple d’urbanisme colonial fonctionnaliste avec ses quartiers affectés au commerce, à l’administration et aux habitats européen et autochtone. © UNESCO / L. Métayer

Ivoiriens pour leur passé, fût-il colonial. On y Pour autant, Grand-Bassam ne représentait visite la modeste cathédrale, siège d’un diocèse pas un paradis pour les nouveaux venus. Avant dont les bâtiments ne manquent pas de charme, que les marécages de la lagune ne soient assainis on y voit encore le palais du gouverneur, trans- vers 1903, la fièvre jaune sévit et de nombreux formé en musée, les bâtiments administratifs, colons y trouvèrent la mort, y compris un notamment des douanes et de la poste, quelques gouverneur. Dès 1897, un transfert du chef-lieu belles maisons construites par des Français ou est donc envisagé, d’abord à Sassandra qui, trop des Libanais dont certaines attendent encore la éloignée de la ligne de chemin de fer en construc- visite des restaurateurs. tion, est écartée au profit d’une localité qui reçoit L’ambiance de Grand-Bassam, promise à le nom de Bingerville, du patronyme du premier un bel avenir touristique, est singulière, la plage gouverneur de la colonie, Louis-Gustave Binger est magnifique, les hôtels nombreux, mais les rues (1856-1936). Le transfert est effectif en 1900, gardent un parfum du passé, même si elles sont mais ce n’est qu’à titre intérimaire, la construc- envahies régulièrement par les élèves du lycée tion du port d’Abidjan conduisant rapidement mixte installé sur place. Au bord de la lagune, un à envisager d’y installer le siège définitif de la ancien bateau a été transformé en restaurant et, capitale. dans un calme étonnant, à peine perturbé par les Pendant longtemps, les gouverneurs pêcheurs qui lancent leurs filets, on peut admirer successifs font néanmoins pression pour un peu plus loin les ruines du fortin construit par maintenir la capitale à Bingerville. Le visiteur les Français et dont l’installation n’a pas été sans qui traverse de nos jours ce faubourg du district susciter à l’époque les révoltes des indigènes, d’Abidjan, peuplé de 80 000 habitants, peut en contraints de « déguerpir » par les envahisseurs. chercher la raison, rien ne le distinguant des En 1853, un corps expéditionnaire venu de Dakar autres quartiers. En réalité, Bingerville compor- a compté jusqu’à 700 combattants chevronnés. tait de nombreux avantages. La ville était située

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 119 ITINÉRAIRES de Questions internationales

La Côte d’Ivoire

Niamey

Bamako Ouagadougou

MALI BURKINA FASO

GUINÉE BÉNIN Korhogo Bouna NIGERIA CÔTE D’IVOIRE GHANA Freetown Bouaké Man Bouaflé Yamoussoukro TOGO Daloa 1983 Kumasi Monrovia LIBERIA Agboville Lagos

Lomé Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014 Grand- San- Sassandra Bassam Pédro Accra Abidjan Cotonou Population en 2015 1933 (agglomérations en milliers) 200 km

Océan Atlantique 10 km 13 100 (Lagos) Anyama

Lomé Capitale Abobo 5 000 Autre ville Adjamé Cocody

Songon Yopougon 2 000 Changement Bingerville 1900 de capitale Abidjan Marcory 500 Lagune Ébrié 1933 1893 Date de l’établissement 300 Port- Bouët Grand- Océan Atlantique Bassam Source : ONU, World Urbanization Prospects: the 2014 Revision, 1893 http://esa.un.org/unpd/wup et données auteur.

à 30 ou 40 mètres d’altitude par rapport à la Abidjan s’impose lagune et il était en outre relativement facile de la protéger des épidémies. Le palais du gouver- En 1903, de nombreux lotissements ont neur, aujourd’hui transformé en orphelinat de commencé à s’implanter sur le site d’Abidjan garçons, était grandiose. Des plantations ont où les travaux du port connaissent dès lors un complété la végétation luxuriante des environs, essor qui ne se démentira plus. C’est finalement notamment les jardins du gouverneur trans- en 1933 que le transfert est effectif, la nouvelle formés depuis 1959 en un jardin botanique de capitale étant dotée de son statut en 1934. 59 hectares. Dès l’origine, la ville est immense. Les Le choix d’Abidjan tarde donc à inter- quartiers de Koumassi, Marcory, Port-Bouët, venir, le commerce continuant à se développer à Treichville ou Vridi sont situés à quelques mètres Grand-Bassam où est installé en 1908 un tribunal de hauteur au-dessus de la lagune. Mais la ville de grande instance et aussi les nouveaux services s’élève rapidement jusqu’à 114 mètres, point administratifs du Trésor. Les deux localités sont culminant du plateau d’Abobo, avec les quartiers assez facilement reliées par des pinasses qui d’Adjamé, de Cocody, de Riviera, de Yopougon traversent la lagune. – qui, à lui seul, compte désormais 2 millions

120 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 De Grand-Bassam à Yamoussoukro © DR

La basilique Notre-Dame-de-la-Paix de Yamoussoukro a été consacrée par d’habitants –, sans oublier le Plateau, qui était à le pape Jean-Paul II le 10 septembre 1990. Le bâtiment, gigantesque, peut accueillir 18 000 fidèles, dont 7 000 assis, et 300 000 sur les parvis. Le l’origine la ville européenne. dôme, bâti sur le modèle de celui que le Bernin construisit pour Saint-Pierre Pour imaginer la vie dans un ensemble de Rome, culmine à 160 mètres (contre 100 pour Rome). urbain encore modeste – la ville passe de 25 000 habitants en 1939 à 40 000 en 1945 –, Depuis lors, l’essor de la ville n’a plus cessé. il convient de se souvenir des conditions de vie Sa population est passée de 180 000 habitants au moment de l’indépendance de la Côte d’Ivoire coloniales. Le régime en vigueur est alors celui en 1960 à 500 000 en 1969, pour atteindre d’un apartheid qui ne dit pas son nom. Avant 1,65 million en 1984, 2,35 millions en 1990 et 18 heures, tous les Noirs doivent avoir quitté la plus de 6 millions de nos jours. Selon les prévi- ville blanche et ceux qui sont employés comme sions, elle devrait dépasser les 10 millions à domestiques disposent obligatoirement d’un l’horizon des années 2020. L’administration y permis spécial. Ce système, que l’Afrique du est semi-directe, les maires des 13 communes Sud a plus tard tenté de théoriser, était la règle – Bingerville fut en 1985 la dernière à être ratta- un peu partout dans l’Afrique coloniale 1. Encore chée au district d’Abidjan – sont élus, le gouver- renforcé sous l’administration de Vichy, ce neur du district, dont les services sont installés régime n’a été progressivement aboli à Abidjan non loin de la présidence de la République, étant qu’à partir de la Libération. nommé par le gouvernement ivoirien. Immense, s’étendant sur plus de 1 L’auteur de ces lignes se souvient de l’un de ses professeurs 2 000 kilomètres carrés, Abidjan a longtemps qui, en 1959, avait donné rendez-vous à un étudiant noir, futur gardé son charme indéfinissable. Les gratte- vice-président du conseil du Zaïre, à Léopoldville et auquel on expliqua, quelques mois avant l’indépendance, que les Noirs ne ciel du Plateau et de Cocody font face à l’élé- pouvaient pas entrer dans l’hôtel. gant hôtel Ivoire, tout au long des artères qui

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 121 ITINÉRAIRES de Questions internationales

sillonnent la lagune. Mais ce Manhattan des Bamako et Ouagadougou, et une nouvelle tropiques n’empêche pas les cultures vivrières de autoroute devrait desservir, d’Abidjan à Lagos, se développer à ses pieds, l’horticulture représen- les capitales de cinq États. tant plus de 200 hectares, sans parler du luxuriant parc national du Banco, admirable réserve fores- tière en son sein. Il n’est pas rare de croiser, dès Yamoussoukro : qu’on a quitté les grandes voies de communica- un pari incertain tion, un troupeau de vaches ou des chèvres, sans En 1983, le président Houphouët parler des pinasses qui continuent à traverser ici Boigny décide de faire de son village natal, ou là la lagune pour raccourcir les trajets des Yamoussoukro, la capitale politique de la Côte travailleurs ou des lycéens. d’Ivoire. Lorsqu’en 1939 Houphouët a succédé à Devenue une très grande ville à l’échelle son oncle en tant que chef traditionnel du village, africaine, Abidjan n’a jamais cessé de se Yamoussoukro ne comptait que 1 000 habitants. développer. Le canal de Vridi reliant la lagune Il reçut ses premières infrastructures en 1955 d’Ebrié à la mer a été achevé en 1950, une et fut bientôt doté d’un terrain d’aviation. Sa immense zone industrielle a été créée avec une population atteint 4 600 habitants au moment de raffinerie géante et des centrales thermiques, l’indépendance et 17 000 en 1969. l’électricité produite grâce au gaz naturel exploité Son développement a véritablement lieu offshore représente actuellement 70 % de l’élec- avec la construction dans la région de plusieurs tricité produite dans le pays – la Côte d’Ivoire barrages hydroélectriques puis, après 1978, avec étant exportatrice d’électricité. l’édification de bâtiments imposants, un palais Le pont Houphouët-Boigny a été achevé des Congrès, un grand hôtel de luxe, un lycée en 1957, remplaçant un pont métallique flottant. scientifique et plusieurs écoles. Le 10 janvier Un deuxième pont dédié au général de Gaulle l’a 1983, le maire d’Abidjan, à l’époque un élu, doublé en 1985 et un troisième, le pont Henri- propose au Parti démocratique de Côte d’Ivoire Konan-Bédié, est actuellement en construc- (PDCI), le parti présidentiel, le transfert de la tion. Les fonds nécessaires à sa construction ont capitale. été réunis depuis longtemps mais celle-ci a été retardée par « la crise postélectorale », un euphé- À l’époque, la décision est tournée en misme pour désigner l’embryon de guerre civile dérision, attribuée à la mégalomanie d’un qui s’est étendu à tout le pays en 2011 et a provoqué président vieillissant et peu habitué à ce qu’on la mort de plus de 3 000 personnes en moins de lui résiste. Le pari a pourtant été tenu et la ville six mois. Le Plateau devrait dans un proche avenir de Yamoussoukro, qui compte de nos jours plus être relié à Yopougon grâce à un quatrième pont, de 240 000 habitants, est devenue le carrefour puis Bingerville à Grand-Bassam un peu plus tard routier central du pays. grâce à un cinquième pont. Des travaux sont aussi Contrairement à tant de ses homologues en cours afin d’achever une desserte autoroutière africains, Houphouët avait un projet politique complète de la ville. éloigné de toute idéologie. Il entendait construire Des châteaux d’eau apparaissent un peu une nation moderne dans des frontières artifi- partout et les entreprises chinoises s’affairent cielles, comme tant d’autres dans le monde, pour augmenter le volume d’eau potable dispo- en rassemblant 62 ethnies parlant 62 langues nible en creusant des forages loin de l’agglomé- différentes. Fixer au centre du pays la capitale ration. A priori, l’impression peut prévaloir que politique s’inscrivait donc dans cette perspective, le défi vertigineux de l’adaptation de la ville sera même si le choix de Bouaké, aujourd’hui peuplée tenu, sous réserve de construire un grand nombre de 1,5 million d’habitants, eût pu paraître mieux de logements pour accueillir la population en indiqué. Sans exception, même si parfois du bout hausse constante. L’autoroute qui relie Abidjan à des lèvres, tous les dirigeants du pays ont depuis Yamoussoukro doit être prolongée vers Bouaké, confirmé le choix d’Houphouët, y compris les

122 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 De Grand-Bassam à Yamoussoukro

différents protagonistes de la récente « crise fait passer un accord international entre la Côte postélectorale ». d’Ivoire et la Cité du Vatican en vertu duquel la Trente années plus tard, Yamoussoukro basilique Notre-Dame-de-la-Paix ainsi qu’un peine toutefois à s’imposer et présente tous les périmètre autour d’elle relèvent directement signes d’une capitale qui n’en a que certaines de l’autorité du souverain pontife qui désigne apparences. Tous les centres de décision sont lui-même l’archiprêtre des lieux. restés à Abidjan et rien n’indique une évolu- En Côte d’Ivoire, beaucoup imaginent tion favorable à la nouvelle capitale. D’après déjà que le jour où un pape africain sera élu, et les observateurs locaux, il faudra attendre peut-être même avant, celui-ci et ses succes- longtemps pour que le processus s’enclenche. Le seurs prendront l’habitude de s’installer une signe ne pourra venir que d’un transfert massif partie de l’année à Yamoussoukro, au cœur d’un des pouvoirs constitués allant de pair avec le continent essentiel à l’avenir de l’Église. Nul déménagement des ambassades. Or la Chine est doute que cette hypothèse d’une capitale spiri- actuellement en train de reconstruire les locaux tuelle, devenue déjà le lieu de pèlerinages inter- de sa représentation diplomatique à Abidjan. nationaux, n’accélérera un processus politique Le projet d’Houphouët avait aussi, il et diplomatique aujourd’hui encore largement est vrai, une dimension spirituelle qui n’a pas incomplet. Les conditions de vie, infiniment encore pleinement joué. Ayant fait construire à plus tranquilles dans une petite ville que dans la Yamoussoukro une grande mosquée et surtout, mégapole que devient peu à peu Abidjan, plaident sur sa cagnotte personnelle de très riche planteur, également en ce sens. Après tout, et non sans une réplique de la basilique Saint-Pierre de réticences, de nombreux précédents historiques Rome, l’ancien président ivoirien espérait que ont montré que les légations étrangères avaient la nation ivoirienne devienne le lieu d’enracine- suivi les changements de capitale politique, y ment de la foi en Afrique, ce qui est d’ailleurs compris lorsque c’était très coûteux, notamment largement le cas. Soucieux de l’avenir, il avait en Allemagne après la réunification. n

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 123 > Les questions internationales sur Internet

PortEconomics www.porteconomics.eu Animé par des chercheurs européens, économistes pour la plupart, PortEconomics est un site qui vise à promouvoir la connaissance du monde portuaire et à encourager les échanges entre scientifiques, prati- ciens et décideurs de ce domaine. Entièrement en anglais, le site se fait l’écho de l’activité académique de ses membres et partenaires, des colloques et publications à venir. Outre, cette activité d’information et d’animation de réseau d’experts, le site offre de nombreuses ressources gratuites pour le téléchargement. L’onglet « PortStudies » permet en particulier d’accéder à une base de données en ligne qui recense la miques. Son contenu fait l’objet de PortEconomics. Les contributions totalité des articles ayant trait à l’éco- d’une mise à jour mensuelle. proposées vont d’une synthèse sur les nomie des ports, leur gouvernance Sous ce même onglet, sont égale- terminaux de containeurs à une analyse et leur gestion publiés depuis les ment disponibles des articles rédigés de l’impact de la crise en Ukraine sur années 1950 dans des revues acadé- par les différents experts membres le système régional portuaire.

International Association of Ports and Harbors www.iaphworldports.org/ Fondée en 1955, l’International Association of Ports and Harbors (IAPH) est une alliance mondiale à but non lucratif regroupant plus de 200 ports et 150 compagnies et insti- tuts maritimes, représentant 85 pays. L’objectif de l’IAPH est de promouvoir la coopération entre les ports afin de développer le commerce maritime mondial. Basée à Tokyo, l’IAPH a un statut d’ONG consultatif auprès de l’Organisation des Nations Unies. Les ports membres de l’IAPH traitent environ 80 % du trafic mondial partage d’information et la collabora- réunions de l’organisation, bases de de conteneurs et plus de 60 % de tion entre ses membres. données, textes juridiques encadrant l’ensemble du commerce maritime Le site Internet de l’organisation l’activité des ports et à un agenda mondial. L’IAPH assure aussi la donne accès (restreint pour certains recensant les événements et les publi- promotion des intérêts portuaires dans domaines) à un grand nombre de cations liés au commerce maritime le monde en développant le réseau, le documents, comptes rendus des mondial et aux activités portuaires.

124 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Liste des CARTES et GRAPHIQUES

Les principales routes maritimes dans le monde (1860, 1912 et 2014) p. 17 Volume de trafic et taille du réseau maritime mondial (1890-2008) p. 22 Répartition des escales par région (1890-2008) p. 24 Hiérarchie portuaire mondiale (en 1890 et en 2008) p. 25 Sous-systèmes hiérarchiques du réseau maritime mondial (en 1890 et en 2008) p. 27 Les ports de Rotterdam et d’Anvers p. 31 Les 100 premiers ports de marchandises dans le monde (2013) p. 37 Les dix premiers ports à conteneurs dans le monde (entre 1970 et 2010) p. 39 Singapour, territoire maritime p. 46 Système relationnel et échelles de l’espace portuaire p. 59 Nature de la conflictualité portuaire p. 60 Pays d’enregistrement des cinq premières flottes mondiales (2013) p. 68 Vingt premiers pays d’enregistrement de navires (2013) p. 73 Principaux ports de marchandises en Afrique (2011) p. 87 Résultats des principaux partis norvégiens aux élections législatives de septembre 2013 p. 94 Immigration et émigration en Norvège (1960-2012) p. 95 La Côte d’Ivoire p. 120

Liste des principaux ENCADRÉS

Glossaire de quelques termes maritimes p. 9 L’hinterland : un maillon clé pour la logistique maritime (Yann Bouchery) p. 15 Les grands ports maritimes : quelques éléments chronologiques (Questions internationales) p. 19 Rotterdam et Anvers : un duo portuaire original (Paul Tourret) p. 30 Le déclin des ports maritimes français (Jacques Guillaume) p. 41 Singapour, interface des échanges globaux (Paul Tourret) p. 45 Le pilotage portuaire en France (François Laffoucrière) p. 53 Globalisation douanière et sécurité portuaire (Éric Foulquier) p. 56 La coopération interportuaire, vectrice de renouveau dans le fonctionnement et l’organisation des ports (Anne Gallais Bouchet) p. 62 La concession portuaire, outil incontournable et moderne de la gestion des ports (Anne Gallais Bouchet) p. 69 Les ports américains en voie d’adaptation (Paul Tourret) p. 75 Les villes portuaires subsahariennes : enjeu(x) de croissance(s) (Brigitte Daudet) p. 85 Norvège : quelques indicateurs statistiques p. 95 Port-Saïd et Port-Suez : deux ports à chaque extrémité du canal (Hubert Bonin) p. 113 Panama (1914-2014) : trois canaux en un (Hubert Bonin) p. 116

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 125 ABSTRACTS

> Abstracts

Ports and Transportation: The Globalisation of Transportation a New Geography of the Sea and the Dynamics of Port Zones Tristan Lecoq Éric Foulquier Most of what we produce, process, Ports evolve according to two comple- consume and sell is traded by sea. The sea mentary dynamics. The first is organisational. provides us with a substantial part of its Handling sea traffic requires coordination of resources, living or fossil. The power of the various logistic, industrial, commercial or States is demonstrated by naval forces, whether administrative functions. The second is decisional for military or humanitarian, warmongering or and involves the exercise of authority, related to peacekeeping missions. And it is in the depths the legal framework of port activities and the of the sea that the silent battle of dissuasion is elaboration of appropriate strategies to develop played out. Maritime zones, especially the ports their structures or adapt to change. Ports are linking the seaways, are therefore becoming the caught up in a relentless process of reconci- new territories of globalisation. ling the demand for efficient performance from the territorial institutions that govern them with The World Maritime Network the market forces which help determine the and the Port Hierarchy functions they deploy. César Ducruet The distribution of maritime traffic in the The Growing Role of the Private Sector world in the past is poorly known. Records kept in Port Activity and Management by Lloyd’s of the movements of merchant vessels Gaëlle Guéguen-Hallouët nonetheless enable us to reconstruct the world Sea trade ports are highly complex because maritime network from the late nineteenth century of the multitude of their logistic and commercial to the present day. Apart from major shifts of activities and the great diversity of their modes traffic from one region of the world to another and of management. But since the 1990s there have within the port hierarchy, they reveal the increa- been moves to redefine their roles and restruc- singly hierarchical structure of the network due to ture their legal framework. The trend is to allow economic and technological change. the private sector a greater place and change the mode of governance. Mega Ports: World Maritime Trade Shifting to Asia A Specific System: Yann Alix and Frédéric Carluer Naval Bases in Foreign Territory From the first trading posts in the Jean-Paul Pancracio Mediterranean over 2000 years ago to the The implantation of naval bases in foreign gigantic installations in continental China today, territory results from various aspects of the the hierarchy of the great international sea ports history and strategy of the power which has marks the spread and intensification of globalisa- obtained at least temporary possession of them. tion. East Asia and the Pacific now polarise over To date, only a few States have obtained this two thirds of the world’s port activity, economic form of permanent maritime base on the fringe proof of the shift in the world order. Economic of the oceans they consider to be essential for and logistic stakes structure and fan competition their security and the defence of their interests ; between global ports. Like the African conti- special concessions of territory and ports for nent, the emerging countries are future strategic other States are governed by a specific legal and markets to be conquered. functional system.

126 Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 Norway: the Rise of the Populist The Suez Canal Right in the Land in International Relations of Social Democracy Hubert Bonin Frédérique Harry The Suez Canal, built by the Compagnie After dominating the Norwegian political universelle du canal maritime de Suez on scene for nearly half a century (from 1935 the initiative of the Frenchman Ferdinand de to 1981), the Social Democratic party has Lesseps, was a source of tension between Great steadily lost ground to the right, especially the Britain and France from the outset. Fearing too populist stream, since 2009. The main indica- strong a French influence in this region situated tors show that the country is far from being in at a strategic point on the route to India, the the throes of a major economic crisis, which British opposed the building of the canal and often fosters the rise of populist movements. even managed to stop work on it several times. The Norwegians’desire for change seems rather In 1882, replacing the Ottoman Empire as related to a demand for a new direction in the Egypt’s protector, the British managed to gain social-democratic system itself. control of the canal without having had to finance its construction. They guarded it jealously until Iranian Influence in Iraq: 1956, when President Nasser nationalised the Possibilities and Limits Suez Canal Company. Mohammad-Reza Djalili American intervention in Iraq From Grand-Bassam to Yamoussoukro between 2003 and 2011 indirectly helped Jean-Pierre Colin strengthen the position of the Islamic Republic The history of the Côte d’Ivoire is in that country and consolidated its rise to power unusual in that the country has had four succes- in the region, which began with the fall of the sive capitals in less than a century. In 1983, Taliban regime in Afghanistan in 2001. During Yamoussoukro became the country’s political the American occupation, Iran had managed to and administrative capital, after Grand-Bassam play a privileged role on the Iraqi political scene (1893-1900), Bingerville (1900-1933) and that the American withdrawal seemed likely to Abidjan (1933-1983), although the latter is still increase. But Iraq is going through a new phase the economic capital. At the time, the Republic of extreme tension. The rapid successes of the of Côte d’Ivoire’s president, Félix Houphouët- Islamic State have introduced new uncertain- Boigny, claimed that Yamoussoukro was a purely ties in this country where Teheran is not the only national choice, arguing that the three previous foreign player. capitals had been chosen by the colonial power.

Questions internationales no 70 – Novembre-décembre 2014 127 no 50 AfPak (Afghanistan-Pakistan) no 49 À quoi sert le droit international no 48 La Chine et la nouvelle Asie avez no 47 Internet à la conquête du monde Vous o n 46 Les États du Golfe no 45 L’Europe en zone de turbulences rendez-vous no 44 Le sport dans la mondialisation no 43 Mondialisation : une gouvernance introuvable avec le monde… no 42 L’art dans la mondialisation no 41 L’Occident en débat Déjà parus no 40 Mondialisation et criminalité o no 69 La Pologne au cœur de l’Europe n 39 Les défis de la présidence Obama o no É 68 L’ té 14 : d’un monde à l’autre n 38 Le climat : risques et débats o no 67 L’espace : un enjeu terrestre n 37 Le Caucase o no 66 Pakistan : un État sous tension n 36 La Méditerranée no 65 Énergie : les nouvelles frontières no 35 Renseignement et services secrets no 64 États-Unis : vers une hégémonie discrète no 34 La mondialisation financière no 63 Ils dirigent le monde no 33 L’Afrique en mouvement nos 61-62 La France dans le monde no 32 La Chine dans la mondialisation no 60 Les villes mondiales no 31 L’avenir de l’Europe no 59 L’Italie : un destin européen no 30 Le Japon no 58 Le Sahel en crises no 29 Le christianisme dans le monde no 57 La Russie no 28 Israël no 56 L’humanitaire no 27 La Russie no 55 Brésil : l’autre géant américain no 26 Les empires no 54 Allemagne : les défis de la puissance no 25 L’Iran no 53 Printemps arabe et démocratie no 24 La bataille de l’énergie no 52 Un bilan du xxe siècle no 23 Les Balkans et l’Europe no 51 À la recherche des Européens no 22 Mondialisation et inégalités

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À paraître : Numéros parus : Direction t-"GSJRVF EV 4VE - La Pologne au cœur de l’Europe (n° 69) de l'information légale - L’Été 14 : d’un monde à l’autre (1914-2014) (n° 68) et administrative t-B NFS /PJSF - L’espace, un enjeu terrestre (n° 67) - Pakistan : un État sous tension (n° 66) La documentation Française - Énergie : les nouvelles frontières (n° 65) 29-31 quai Voltaire 75007 Paris - États-Unis : vers une hégémonie discrète (n° 64) Téléphone : (0)1 40 15 70 10 - Ils dirigent le monde…(n° 63) - La France dans le monde (n° 61-62) Directeur de la publication - Les villes mondiales (n° 60) Bertrand Munch - L’Italie : un destin européen (n° 59) - Le Sahel en crises (n° 58) Commandes - La Russie au défi du XXIe siècle (n° 57) Direction de l’information - L’humanitaire (n° 56) légale et administrative Administration des ventes - Brésil : l’autre géant américain (n° 55) 29 quai Voltaire 75344 Paris cedex 07 - Allemagne : les défis de la puissance (n° 54) Téléphone : (0)1 40 15 70 10 - Printemps arabe et démocratie (n° 53) Télécopie : (0)1 40 15 70 01 e - Un bilan du XX siècle (n°52) www.ladocumentationfrancaise.fr - À la recherche des Européens (n°51) - AfPak (Afghanistan – Pakistan) (n°50) Notre librairie - À quoi sert le droit international (n°49) 29 quai Voltaire - La Chine et la nouvelle Asie (n°48) 75007 Paris - Internet à la conquête du monde (n°47) - Les États du Golfe : prospérité & insécurité (n°46) Tarifs - L’Europe en zone de turbulences (n°45) Le numéro : 10 € - Le sport dans la mondialisation (n°44) L’abonnement d’un an (6 numéros) - Mondialisation : une gouvernance introuvable (n°43) France métropolitaine : 49 € (TTC) - L’art dans la mondialisation (n°42) Étudiants, enseignants : 41 € (sur présentation d'un justificatif) - L’Occident en débat (n°41) Europe : 55 € - Mondialisation et criminalité (n°40) DOM-TOM-CTOM : 54,60 € - Les défis de la présidence Obama (n°39) Autres pays : 57,80 € (HT) - Le climat : risques et débats (n°38) - Le Caucase : un espace de convoitises (n°37) - La Méditerranée. Un avenir en question (n°36) Conception graphique - Renseignement et services secrets (n°35) Studio des éditions DILA - Mondialisation et crises financières (n°34) Mise en page et impression DILA - L’Afrique en mouvement (n°33) - La Chine dans la mondialisation (n°32) Photo de couverture : - L’avenir de l’Europe (n°31) Remorquage d’un porte-conteneurs à Hong Kong, un des plus importants terminaux de transbordement - Le Japon (n°30) au monde. - Le christianisme dans le monde (n°29) © AFP/Daniel Sorabji - Israël (n°28) - La Russie (n°27) - Les empires (n°26) - L’Iran (n°25) - La bataille de l’énergie (n°24) - Les Balkans et l’Europe (n°23) - Mondialisation et inégalités (n°22) - Islam, islams (n°21) IMPACT-ÉCOLOGIQUE - Royaume-Uni, puissance du XXIe siècle (n°20) www.dila.premier-ministre.gouv.fr PIC D’OZONE - Les catastrophes naturelles (n°19) 213 mg eq C2 H4

- Amérique latine (n°18) IMPACT SUR L’ EAU 2 g eq PO 3- - L’euro : réussite ou échec (n°17) 4 CLIMAT 840 g eq CO - Guerre et paix en Irak (n°16) 2 unPour ouvrage - L’Inde, grande puissance émergente (n°15) Cet imprimé applique l'affichage environnemental. - Mers et océans (n°14)

Avertissement au lecteur : Les opinions exprimées dans les contributions n’engagent que les auteurs. © Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2014. «En application de la loi du 11 mars 1957 (art. 41) et du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992, toute reproduction partielle ou totale à usage collectif de la présente publication est strictement interdite sans autorisation expresse de l’éditeur. Il est rappelé à cet égard que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre.» interQuestionsnationales Novembre-décembre 2014 N° 70

Dossier Les grands ports mondiaux Ouverture. Les grands ports, territoires de la mondialisation Serge Sur Ports et transports. Une nouvelle géographie des mers et des océans Tristan Lecoq Réseau maritime mondial et hiérarchie portuaire César Ducruet Méga-ports : le basculement asiatique du commerce maritime mondial Yann Alix et Frédéric Carluer Mondialisation des transports et dynamiques des espaces portuaires Éric Foulquier Le rôle croissant du secteur privé dans l’activité et la gestion des ports Gaëlle Guéguen-Hallouët Un régime spécifique : les bases navales en territoire étranger Jean-Paul Pancracio Et les contributions de Yann Bouchery, Brigitte Daudet, Anne Gallais Bouchet, Jacques Guillaume, François Laffoucrière et Paul Tourret

Questions européennes Norvège : la montée en puissance de la droite populiste au pays de la social-démocratie Frédérique Harry

Regards sur le monde L’influence iranienne en Irak : possibilités et limites Imprimé en France Mohammad-Reza Djalili Dépôt légal : Le canal de Suez dans les relations internationales 4e trimestre 2014 Hubert Bonin ISSN : 1761-7146 Panama (1914-2014) : trois canaux en un N° CPPAP : 0416B06518 Hubert Bonin DF 2QI00700 10 € Itinéraires de Questions internationales De Grand-Bassam à Yamoussoukro Printed in France Jean-Pierre Colin CANADA : 14.50 $ CAN Les questions internationales sur Internet 3:DANNNB=[UU\UV: Abstracts