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La Chanson de comme modèle épique

François Suard Université de Paris X – Nanterre

The Chanson de Roland exercises a manifold influence on epic . While setting aside the obvious revisions (such as the rimés) of the Oxford manuscript—a text often and curiously passed off as the “original”—this article will analyze the different types of debt owed to the Roland tradition. A number of compilations, for example, insert the Roncevaux story into their broader narratives, as is the case for Pseudo-Turpin and Galien. A second category of tributary texts consists of those poems where the action of the Roland epic figures into the larger tale, either as continuation (Gaydon, Anséis de Cartage) or prologue (Girart de Vienne). The third and most interesting category involves those poems where Roland’s influence, while unmistakably present, is nonetheless more diffuse, which in turn gives rise to a number of fascinating transpositions (, Aspremont).

La Chanson de Roland a exercé sur la production épique médiévale une influence considérable dont nous voudrions ici décrire quelques aspects. Nous laisserons évidemment de côté les textes qui se donnent manifestement comme les relectures ou transpositions fidèles de la Chanson, tels que les Rolands rimés et les différentes versions de l’histoire de Roncevaux, en vers ou en prose. Nous nous intéresserons à quelques œuvres dont le but n’est pas d’abord de reproduire la célèbre tradition, mais qui, d’une manière ou d’une autre, sont inspirées par elle. Nous nous poserons d’abord la question de savoir quels sont les éléments structurels constitutifs du récit présenté dans le texte d’Oxford, puis envisagerons quelques modalités de mise en œuvre. Qu’y a-t-il dans le Roland comme éléments narratifs qui, non pas pris un à un, mais au contraire dans leur association, constituent un système cohérent, suffisamment dramatique pour marquer l’esprit de générations de poètes et, de façon plus générale, le genre épique tout entier ? Si l’on va à l’essentiel, on distinguera d’abord la bataille menée à la fois volontairement et involontairement à forces inégales, bataille qui entraîne la mort du héros. Involontairement, bien sûr, dans la mesure où le héros n’a pas recherché de lui-même le combat dont il ne sortira pas vivant : cette bataille est le fait des agresseurs sarrasins, dont le succès est assuré par la trahison de . Deux motifs se dégagent donc aussitôt : celui d’un combat qui ne peut mener qu’à la mort du héros, et celui de la trahison. Mais la bataille fatale n’est pas entièrement livrée à l’arbitraire des agresseurs – ennemis religieux ou traître. Elle résulte pour une part de la libre volonté du héros, qui aurait à plusieurs reprises la possibilité de modifier le cours du destin. On sait qu’avant de quitter Roland, propose à son neveu la moitié

25.1-2 402 François Suard de l’armée, et que Roland refuse (la scène du cor) de recourir à l’aide de son oncle une fois que la trahison s’est dévoilée. La bataille sacrificielle n’est toutefois pas le dernier mot de l’action guerrière : un “rebond”, une vengeance est appelée par la mort des preux, ce qui signifie que, même si l’épisode est un “rajout”, la victoire de Charlemagne et la mort de Marsile sont programmées dès le départ, comme la punition du traître Ganelon. La conception du héros, caractérisé par la démesure – que le poète est loin de considérer comme un vice – est le deuxième pilier du système. Démesure, c’est-à-dire excès par rapport à toute norme – force, courage, mépris du sens commun – qui le pose à la fois comme membre d’une communauté (celle des Francs) et comme figure isolée, celui qui excède la norme du groupe, qui s’en écarte. Témoin de cette tension, une autre figure héroïque, Olivier, tantôt adjuvant de Roland, tantôt opposant, permet de mieux mesurer le caractère unique du héros naturellement voué au sacrifice. On notera encore un deuxième type de lien interpersonnel : la double relation qui unit un vassal – ici un pair – à son seigneur et un neveu à son oncle. Toute figure féminine n’est pas proscrite dans un tel contexte : mais le Roland d’Oxford a voulu faire d’ l’égale du héros, manifestant dans la mort d’amour la même démesure que le héros masculin, appelant le même sacrifice. Enfin, dès le Roland, la mort héroïque est appel direct lancé à l’émergence de nouvelles figures qui viendront prendre la place des disparus. Cela est vrai pour un épisode remanié comme le Baligant, où Rabel et Guinemant sont appelés à être “es lius e Rollant” (v. 3016)1, mais aussi lorsqu’il s’agit de faire triompher la vérité sur le mensonge – la trahison de Ganelon – et ce sera l’œuvre de Thierry d’Anjou, vengeur de Roland grâce à sa victoire sur . En troisième lieu, puisque sacrifice il y a, on trouve un lieu clos – le plateau de Roncevaux entouré de montagnes – où le combat peut se dérouler, isolant de tout recours les personnages voués au sacrifice et détachant, comme s’il s’agissait d’un autel où sont offertes les victimes, les exploits admirables qui vont être accomplis. Un lieu isolé qui en appelle un autre, éloigné : celui où se trouvent les secours qui ne pourront être joints à temps, mais qui consacreront la gloire des vaincus en ôtant au vainqueur toute possibilité de triomphe. Enfin, au-dessus du terrain de l’action héroïque – celui où s’affrontent les personnages –, un monde surnaturel, représenté par les messages ou les messagers divins, transmet des informations par le moyen du songe ou accueille en son sein le héros suprême, gage du salut des autres. Ainsi nous semble pouvoir être défini le système complexe que construit, au moins dans la forme déjà élaborée sous laquelle nous est parvenu le texte d’Oxford, le poète du Roland. Comme on peut s’y attendre, on ne retrouvera jamais par la suite, dans leur agencement rolandien, la totalité des éléments ainsi rassemblés. Certains textes se rapprocheront plus que d’autres d’un tel système, mais très nombreux seront ceux qui, de manière plus discrète ou plus surprenante, mettront en œuvre tel ou tel aspect du modèle.

1 Nous citons d’après l’édition de Cesare Segre.

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1. Le texte rolandien intégré

Laissant de côté les simples transformations formelles du texte d’Oxford, envisageons d’abord les œuvres épiques qui insèrent dans leur action celle de Roncevaux. Deux textes s’imposent ici : d’une part le Pseudo-Turpin et sa tradition, d’autre part les Galien et les Guérin de Montglave. Le point commun entre ces récits, au-delà de leurs différences linguistiques et programmatiques, est leur caractère de compilation. Le Pseudo-Turpin fait de l’histoire de Roncevaux le “clou” de son histoire de la conquête de l’Espagne par Charlemagne, conquête qui est elle-même partie d’une histoire du grand empereur. La chronique, on le sait, débute par l’apparition de saint Jacques à Charlemagne et par la demande instante faite par le saint d’aller délivrer cette terre des Sarrasins et d’ouvrir la route du pèlerinage de Galice2. Suit le récit d’une première expédition, illustrée par la prise de Pampelune, dont les murs tombent à la manière de ceux de Jéricho. Charles libère et convertit l’ensemble de l’Espagne, puis revient en France. Mais voici qu’, venu d’Afrique, envahit l’Espagne ; Charlemagne retourne dans ce pays, dont il chasse Agolant, définitivement vaincu à la bataille de Saintes et obligé de se réfugier à Pampelune, d’où il défie l’empereur. Ce dernier revient en France où il rassemble ses troupes, puis retourne à Pampelune (c’est la troisième expédition). Au cours des trêves a lieu la célèbre disputatio sur le christianisme, sanctionnée par l’échec du baptême d’Agolant. La lutte reprend, et Agolant est tué par Hernaut de Beaulande, ce qui constitue un nouvel aspect de la compilation par le lien que le Pseudo-Turpin entretient ici avec la geste de Narbonne. D’autres combats ont lieu, notamment celui qui oppose Roland et Fernagut, avec de nouveau un débat théologique. C’est à ce moment seulement qu’intervient l’histoire de Roncevaux, qui se termine par la très édifiante mort de Roland – dont Turpin apprend en songe que son âme est portée aux cieux, tandis que celle de Marsile est conduite aux enfers – l’inhumation des preux et le supplice de Ganelon. Quelques chapitres additionnels sont consacrés aux vertus de Charles, à son rôle artistique et scientifique (les peintures des sept arts à Liège) et à des récits isolés de miracles. Ainsi, l’histoire de la trahison de Ganelon et de ses conséquences est sans doute une pièce importante du Pseudo-Turpin, mais elle est loin d’être la seule. On notera toutefois que, parmi tous les guerriers de Charles, Roland est la figure la plus notable, illustrée, dès avant Roncevaux par le combat contre Fernagut. En ce qui concerne les deux autres œuvres, on peut dire que la première, Galien, se contente d’associer à l’histoire de Roncevaux celle du fils d’Olivier (ms. de Cheltenham puis Bibliothèque de l’Université d’Oregon, BNf fr. 1470, Galiens imprimés), tandis que la seconde, Guérin de Montglave,

2 “Por ce si te faz certain qu’ausi com Deus t’a fait plus poissant de toz les terriens rois, t’a il eslit a delivrer ma terre de la main as Sarrazins… ” (Le Turpin français, p. 4, vv. 24-26).

25.1-2 404 François Suard insère cette compilation n° 1 dans une compilation n° 2, consacrée à divers épisodes de la Geste de Monglane dans sa relation avec quelques épisodes de l’histoire de Charles, de son épouse Sibille et de son fils Louis (ms. Arsenal 3351). L’histoire de la tradition du Galien a été étudiée en son temps par Jules Horrent (La Chanson de Roland, pp. 377-412), qui décrit de la façon suivante la version primitive, évidemment perdue, du texte :

Son argument devait se borner au voyage de Jérusalem et de Constantinople, à la naissance illégitime de Galien en Orient, à son départ à la recherche de son père, à ses exploits à Roncevaux dans les deux batailles que livre Charlemagne, à la prise de Monfusain et à son mariage avec Guimarde (p. 385).

Cette simple esquisse manifeste, avant toute analyse des témoins conservés3, les déplacements qui se sont opérés par rapport au texte d’Oxford. - Deux générations cohabitent, au moins pour un temps, dans l’histoire de Galien : celle des héros de Roncevaux et celle d’un de leurs descendants ; - l’apparition d’un fils illégitime, destiné à retrouver son père, à épouser la fille d’un roi et à devenir roi lui-même fait des événements de Roncevaux un épisode important d’une histoire plus globale, biographie héroïque inaugurée par la quête de l’origine. Dès le départ, par conséquent, les aspects romanesques se trouvent associés aux aspects proprement épiques ; - enfin, pour ce qui concerne l’épisode rencesvalien, le héros majeur n’est plus Roland, mais Olivier : déplacement important, là encore. Par ailleurs l’étude de J. Horrent montre que l’association de l’histoire de Galien-Olivier à celle de par l’intermédiaire d’un Girart de Viane est ancienne, créant ainsi une fresque familiale qui court, depuis Garin jusqu’à Galien, sur quatre générations. Les textes exclusivement centrés sur Galien (ms. 1470 et surtout imprimés) constituent à ses yeux un remaniement, soucieux de mettre en lumière un personnage à ses yeux essentiel. Ainsi, qu’il s’agisse du Pseudo-Turpin ou de l’histoire de Galien, les événements de Roncevaux apparaissent comme une référence solennisant en quelque sorte les innovations du rédacteur, somme d’éléments divers constituant un récit de type historique (le Pseudo-Turpin) ou roman épique montrant l’ascension héroïque d’un descendant des héros de Roncevaux (Galien). De cette solennisation ou sacralisation dont le projet est toujours le même – montrer que les héros d’une œuvre nouvelle ou leur histoire ont un lien étroit avec le Roland –, il est possible de dégager d’autres modalités.

3 On la trouve chez Horrent (La Chanson de Roland, pp. 77-92).

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2. Des textes “accrochés” au Roland

Point de départ de l’action rolandienne ou conséquence plus ou moins symbolique de celle-ci, nombreuses sont les œuvres qui exploitent la notoriété de la légende rencesvalienne afin de se mettre en valeur.

2.1. Les suites du Roland

C’est avec elles peut-être qu’apparaissent les liens les plus étroits, car il s’agit alors de situer par rapport à ce vide splendide qu’impose la disparition des héros-phares, les nouveaux récits qui apparaissent, d’expliquer en somme comment on peut encore chanter de geste après le Roland. Deux textes se distinguent ici, et Gaydon. Le premier ne fait intervenir, à l’exception de Charlemagne – qui a du reste un rôle limité, mais essentiel au début de la chanson – aucun des héros de Roncevaux : ils ont définitivement disparu, et c’est du sein même de cette absence que s’élève le héros nouveau, Aimeri. On se rappelle la longue scène dans laquelle Charles fait successivement appel à tous ses barons pour leur demander de prendre Narbonne, et, comme tous se dérobent, se lamente sur la disparition des preux de Roncevaux : c’est à ce moment qu’Aimeri est présenté par son père et, dans la mesure où il s’empare effectivement de la ville, “restaure” les héros disparus, devenant un nouveau héros fondateur, celui du cycle de Narbonne. Il n’est pas, contrairement à Galien, un Olivier – ou un Roland – redivivus, mais un successeur des grandes figures disparues. De cette proximité entre les deux traditions, la version V4 du Roland est un témoin privilégié, puisqu’elle insère l’histoire de la prise de Narbonne dans le cours même des derniers moments de l’action rencesvalienne, avec le retour de l’armée impériale en France, les fuites et le châtiment de Ganelon. Aimeri se présente en effet à Charles comme celui qui veut “vençer la mort de Rollant e de mon cusin Olivé” (The Venice 4 Version, v. 4351), et la prise de la ville, tenue par les Sarrasins, est assimilée à une vendetta que justifie de plus le lien familial. Ce lien étroit est conservé par les proses, qu’il s’agisse de celle du BnF fr 1497 ou des Croniques de David Aubert, qui situe l’événement au moment où Charles revient en France après l’expédition d’Espagne et n’omet pas la déploration des preux disparus lorsque ses barons se dérobent devant la prise de la ville : Adont il lui souvint de son nepveu Rolant, d’Olivier et de la chevalerie qu’il avoit perdue en la champaigne de Rainchevaulx, et ne peult plus celer son dueil et son corage qu’il ne deist : “Or voy je bien, beaus-seigneurs, que plus n’y a de Rolant en mon hostel. Je congnoy que Olivier est perdu, et croy maintenant que ma chevalerie est mise a exil et que vaillance s’en est allee avecques eulx” (Aubert, Croniques, vol. 2, p. 77).

25.1-2 406 François Suard

En ce qui concerne Gaydon, dont les liens avec la tradition rolandienne ont été minutieusement étudiés par J. Subrenat (Etude sur Gaydon, pp. 52-73), l’essentiel de l’attache avec le modèle, quelle que soit la forme sous laquelle il lui a été transmis – ces sources, écrit J. Subrenat, “faisaient partie de sa culture” (p. 73) – consiste dans le personnage de Gaydon et dans la thématique de la trahison, contre laquelle le héros se bat tout au long de la chanson, trahison incarnée dans Thibaut d’Aspremont, frère de Ganelon. On notera ici à la fois le souci de continuité et le déplacement opéré. Souci de continuité, puisque le héros principal est ce jeune héros qui, seul contre tous, tient Ganelon pour un traître et affronte victorieusement le champion de celui-ci, Pinabel ; puisqu’aussi un des “méchants” que Gaydon devra affronter en duel n’est autre que le frère de Ganelon. Mais aussi déplacement, dont l’un est sans doute inévitable, puisque Ganelon est mort à la fin du Roland, mais dont l’autre aurait pu être évité : Thierry d’Anjou pouvait garder son nom, or le poète adopte pour ce personnage le surnom de Gaydon (petit geai), qu’il explique de manière assez sommaire pour susciter notre perplexité (voir Subrenat, Etude sur Gaydon, pp. 199-202). En fait, n’importe quel autre nom eût été possible, et le poète nous semble avoir seulement tenu à “masquer” légèrement l’identité rolandienne du héros : il s’agissait pour lui de faire œuvre nouvelle. Il convient également de mentionner deux autres suites, dont la proximité avec le Roland est moins nette que pour les précédentes, mais qui ne se comprendraient pas sans une volonté de prendre, à des degrés divers, ce texte comme source d’inspiration. Anséis de Carthage se situe après la conquête de l’Espagne par Charlemagne, alors que Marsile a échappé à la mort. L’empereur, avant de retourner en France, fait d’Anséis le roi d’Espagne, susceptible d’éviter à l’avenir toute querelle avec les Sarrasins puisque son mariage avec la fille de Marsile est négocié par Ysoré, son conseiller. Mais, parce que la fille d’Ysoré est devenue, sans qu’Anséis l’ait voulu, la maîtresse du roi, Ysoré s’allie à Marsile et la guerre recommence. Elle se terminera par la victoire, obtenue grâce à l’aide de Charlemagne, et par la mort de Marsile, qui refuse le baptême comme le père de . Le texte d’Anséis fait ici le lien avec le Roland, connu surtout par le Pseudo-Turpin : la perspective morale est sensible avec la condamnation de l’adultère ; peut-être le texte développe-t-il également le double thème de la résurgence indéfinie des occasions du combat héroïque (“Deus, dist li reis, si penuse est ma vie !”, v. 4000) et de la difficulté de trouver à Roland un successeur. Comme le texte en vers d’Anséis, mais grâce aussi à l’association qu’il réalise dans son œuvre entre le Pseudo-Turpin et Anséis de Carthage, le prosateur du ms. Arsenal 3324 confirme la place assignée à son oeuvre ; son ouvrage a en effet pour titre Chronique de Charlemaine tres loable et d’Anséis ici copplee et consiste dans la succession des deux proses. Plus diffuse encore, mais sensible tout de même à certains éléments, est le caractère de suite du Roland que prend la Chanson des Saisnes de Jean Bodel, dont on sait qu’elle exploite un texte plus ancien. L’action est située après le désastre de Roncevaux, ce qui explique la décision prise par le Saxon Guitechin d’attaquer les Français décimés par la longue campagne espagnole. Il apparaît clairement

Olifant Le Roland comme modèle épique 407 d’autre part que Baudouin, héroïque neveu de Charles, a été pensé d’après le modèle de Roland, et que sa mort, survenue dans la deuxième partie de la chanson, rappelle, par la douleur qu’elle cause à Charles – qui songe un moment à se tuer – et à Sébile, épouse du héros, le souvenir de la mort de Roland, des planctus de Charlemagne et de la douleur d’Aude.

2.2. Les prologues du Roland

Ils sont relativement nombreux, si l’on prend en compte les variations opérées sur l’histoire des personnages et les préfigurations de leur héroïsme dans la chanson source. On citera en premier lieu les textes qui se rattachent à l’expédition d’Espagne. Le cas le plus net, mais aussi peut-être le moins rolandien est celui de Gui de Bourgogne, qui, en modifiant la première laisse de la chanson, prend pour thème de départ la lassitude créée chez les proches des héros – leurs fils, restés à Paris – par la durée extraordinaire du conflit (vingt-sept ans). Opposant, avant de les réconcilier, jeunes et vieux, le poète privilégie la prise de Luiserne et le pèlerinage à Saint-Jacques ; c’est alors que l’armée se dirigera vers Roncevaux. Le texte se présente donc comme une exploration de l’expédition d’Espagne avant l’exploit mortel et glorifiant. L’action d’Otinel, dont la tradition est très limitée en France, mais qui a été célèbre en Italie et a donné lieu à des adaptations galloises, anglaises et norroises, est également située au cours de l’expédition d’Espagne, version Pseudo-Turpin. Un envoyé du païen Garsile, Otinel, vient défier Charlemagne et Roland ; Otinel est en effet le neveu de Fernagu, victime de Roland. Mais l’Esprit-Saint illumine le païen au cours du duel et Otinel se convertit ; l’action se poursuit, non plus en Espagne, mais en Lombardie. Le récit est une sorte d’excroissance de l’expédition d’Espagne, mais il crée un couple inédit de héros (Roland-Otinel), qui exploite les deux figures canoniques de Roland et d’Olivier. La chanson est probablement postérieure à Fierabras et inspirée par elle. Ce dernier poème, qui se termine par une annonce dramatique de Roncevaux :

Ne tarda que .iii. ans qu’Espaigne fu gastee ; La fu la traïson de Rollant pourparlee ; Guenelon le vendi a la gent desfaee, Puis en fu a cevaus sa car detraïnee. Pinabiaus en fu mors sous Loon en la pree ; La le tua Tierris au trencant de l’espee, Puis fu pendus armés par la geule baee (Fierabras, vv. 6396-4024)

4 L’édition de M. Le Person.

25.1-2 408 François Suard commence par un autre duel, celui qui oppose Olivier et Fierabras : la conversion du païen intervient au terme du combat. On voit que, à la manière du Galien, le texte déplace l’intérêt de la chanson vers une autre figure que celle de Roland ; dans le même temps, il met en évidence ce qu’on pourrait appeler un aspect d’enfance chez Roland, qui le conduit à se rebeller contre Charles (cet aspect sera plus tard développé dans l’Entrée d’Espagne). Moqué par son oncle qui lui porte secours en une circonstance délicate, Roland refuse de combattre Fierabras d’Alixandre qui vient défier les Français, est frappé par Charles et n’hésiterait guère à le frapper à son tour de son épée s’il n’en était détourné. C’est dans ces conditions qu’Olivier, en dépit de la blessure qu’il a reçue dans l’engagement précédent, obtient par surprise de Charles – il recourt au procédé du don contraignant – l’autorisation de combattre Fierabras. Olivier est donc auréolé par cette victoire, mais cette prééminence s’estompe progressivement dans la suite de l’action ; Roland et Olivier combattent fréquemment en pairs, et le premier continue d’afficher une légère supériorité. Outre le déplacement opéré, du moins au début du texte, dans les statuts respectifs des personnages, on notera aussi l’intérêt particulier porté au personnage de Ganelon, dans lequel on trouve à la fois des traits dignes de la trahison de Roncevaux et des attitudes au contraire dignes d’un preux. Au début de la chanson, Ganelon appuie vivement la demande d’Olivier qui se propose d’affronter Fierabras : il souhaite en réalité la mort du héros (voir les vv. 320-22) ; plus tard, avec le clan des traîtres, Ganelon pousse l’empereur à revenir en France puisque l’on reste sans nouvelle des prisonniers de Balan. En revanche, lors des combats pour la prise de Mautrible, Ganelon s’oppose aux traîtres qui veulent abandonner Charles au moment où celui-ci se trouve en danger :

“Ne plache Dex, dist Guenes, qui en croiz fu penez, Ke ja en tel maniere soit mi sire tuez” (Fierabras, vv. 5158-59) et il combat vaillamment. De même, envoyé en ambassade auprès de Balan, il ne récuse en rien sa désignation, contrairement à ce qui se passe dans le Roland, délivre son message et, attaqué par les Sarrasins, se défend vaillamment avant de prendre la fuite – ce dont personne ne lui tient rigueur – et de revenir au camp français. En somme, Ganelon se conduit auprès de Balan comme il aurait dû plus tard se comporter auprès de Marsile. Cette vision complexe du personnage, assez différente des présentations qu’on trouve de lui dans les autres chansons, où son image est toujours négative, semble traduire l’opinion de l’auteur sur le personnage. Ganelon n’est pas hostile à son seigneur, et il est capable d’actions d’éclat ; mais il est l’adversaire des preux, en particulier d’Olivier et de Roland : c’est une relecture du texte d’Oxford qui n’est pas sans intérêt. Il convient de mentionner maintenant les chansons qui, sans se relier explicitement à l’expédition d’Espagne, se donnent pour objectif d’expliquer un aspect de la conception des personnages dans le Roland ou de leurs liens familiaux. Plusieurs textes, par exemple, se présentent comme le récit des

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“enfances Roland”, évocation de ses premiers exploits ou, du moins, d’exploits antérieurs à la bataille de Roncevaux. Le plus important du point de vue de la tradition littéraire est sans doute Girart de Vienne, qui opère la liaison entre le Roland et le cycle de Monglane, puisqu’il explore la naissance du couple héroïque Roland-Olivier, naissance procurée par un duel formidable, et l’origine de l’amour d’Aude et de Roland. Ce sont les relations entre des figures essentielles du texte d’Oxford qui sont ici analysées, en même temps que le rapport entre valeur héroïque et rebellion, puisque la famille de Monglane est en lutte contre Charles et que Roland lui-même n’obéit pas constamment à son oncle. Le texte se termine avec l’annonce de l’expédition d’Espagne et de la trahison de Ganelon :

Morz fu Rollans et li autre baron, et li .xx. mile, qui Deus face pardon, q’an Rancevaus ocist Marsilion. (Girart de Vienne, vv. 6926-285)

La perspective d’Aspremont est très différente, puisqu’Olivier n’y joue aucun rôle, “l’enfant” Roland étant entouré d’un groupe de “jeunes” assez diversifié dont il est le chef de file : on compte même parmi eux un Graëlent visiblement issu de la tradition du conte, puisqu’il serait le premier qui ait composé un lai breton. Mais le neveu de Charles, que ce dernier, par affection pour lui, a souhaité exclure du combat contre des adversaires très dangereux, fait ici ses premières armes, d’abord avec la violence dont on use contre les obstacles importuns – le portier de Laon, qui refuse de laisser partir les jeunes gens, en fait les frais – puis avec l’intrépidité et la puissance manifestées contre les païens. A cet égard, son premier essai est un coup de maître, puisqu’il vient à bout du terrible Aumont, fils de l’agresseur Agoulant, sauve ainsi la vie de Charlemagne et conquiert les attributs héroïques qui sont les siens dans le Roland, l’épée , l’olifant, le cheval Veillantin ( dans Oxford). Renaut de Montauban, qui se situe dans un “avant” de durée indéterminée par rapport à Roncevaux, fait également la part belle à certains thèmes rolandiens. Thématique récurrente de la trahison, par exemple, dont la première occurrence met nettement en valeur le rôle de Ganelon et de sa famille, attachés à la perte de Beuves d’Aigremont ; enfances du héros ensuite : appelé à la rescousse par son oncle pour combattre et vaincre un Sarrasin, Roland affronte à plusieurs reprises Renaud, et forme avec lui, à la manière de Roland et Olivier dans Girart de Vienne, un couple d’abord hostile puis amical. On comprend ainsi pourquoi Olivier n’apparaît pas dans Renaut : sa place est déjà prise par le fils d’Aimon. On comprend aussi la portée d’une telle association : il s’agit de faire rejaillir sur le héros “émergent” (Renaud) la gloire du héros consacré, qui ne parvient pas à le vaincre et devient progressivement son ami.

5 L’édition de W. van Emden.

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Ces liens, inspirés peut-être par une tradition ancienne (on sait que dans le fragment de Renaud trouve la mort à Roncevaux), auront tendance à s’accentuer dans les remaniements ultérieurs : Renaud coupera le poing de Marsile et suscitera ainsi la haine du païen pour les Français – d’où le guet-apens tendu à l’arrière-garde – et Ganelon, jaloux des fils Aimon et de leur cousin Maugis, réanimera la guerre entre Charlemagne et le lignage et fera mourir ce dernier par trahison.

3. Des traces d’importance variée, parfois déguisée

Les souvenirs du Roland repérables dans un texte peuvent être très variés, parfois fugitifs ou soumis à une transposition, un déguisement. Un simple passage dans un poème dont la tonalité est très différente peut apparaître tout-à-coup comme un écho du célèbre texte. Dans Renier, sorte de roman d’aventures chevaleresques associé au cycle de Renouart, Maillefer, fils de celui-ci, dit tout-à-coup sa lassitude devant les attaques constantes des païens :

“Je cuit et croi, selonc le mien pensé, Ja mes .i. jour en trestot mon aé N’iere a repos que je n’aie grieté.” (Renier, vv. 16472-746)

On songe à la plainte de Charlemagne, une fois revenu de Roncevaux, lorsqu’il est invité à secourir le roi Vivien :

“Deus, dist li reis, si penuse est ma vie !” (Renier, v. 4000)

Le remanieur de la Chanson d’Antioche met deux fois au moins en rapport, de manière discrète, la marche vers Jérusalem et Roncevaux. Lors de la levée du siège d’Antioche, un des corps de bataille chrétiens qui sortent de la ville est présenté comme constitué par des chevaliers très âgés :

Plus ont blances les barbes que la flors ens el pré ; Par desor la ventaille dusc’al neu del baudré ; Çou sanble quis esgarde qu’il soient avalé De paradis celestre et qu’il soient faé (Antioche, vv. 8093-967) et l’histoire de ces chevaliers ne dément pas une telle antiquité : ce sont d’excellents combattants,

6 L’édition de D. Dalens-Marekovic. 7 L’édition de S. Duparc-Quioc.

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Si conquistrent Espaigne par lor grant poesté. (Antioche, v. 8116)

Or quelle conquête, dans l’ordre épique, pourrait-il y avoir de l’Espagne, sinon celle qu’a accomplie Charlemagne, d’autant que ces barbes blanches sous la ventaille rappellent le geste de l’empereur et de ses compagnons chevauchant à la rencontre de Baligant :

Cent milie Francs en sunt reconoisable. (Roland, v. 31248)

L’autre exemple, qui fait directement appel au drame de Roncevaux, et qui a été étudié par P. Peron9, est la bataille de Civetot (vv. 439-692), récit d’un combat inégal entre une meute de Sarrasins et les premiers chevaliers chrétiens passés de l’autre côté du Bosphore, et qui se termine par le massacre de la plupart des Francs. La disposition géographique – une plaine (le “val del Civetot”, vv. 510, 658) au pied d’une montagne (le “pui del Civetot”, vv. 439, 558, 572) – d’où partent des attaques païennes, l’extermination progressive des combattants chrétiens et la mort d’un prêtre au moment de la consécration de la messe, les encouragements de l’évêque de Forez, qui promet le paradis aux futurs martyrs :

“Ki ci morra por Diu, s’arme avra vrai pardon, Damedex li donra ens el ciel garison” (Antioche, vv. 589-90), tous ces éléments ne sauraient manquer, pour un lecteur médiéval, d’évoquer le drame de Roncevaux et certains de ses protagonistes. Renaut de Montauban, déjà cité, se souvient certainement du guet-apens de Roncevaux lorsqu’il met en scène le guet-apens de Vaucouleurs. Ici aussi il y a eu trahison, de la part de personnages qui devraient être à l’abri de tout soupçon, Charlemagne d’abord, parce qu’il est le garant de la justice, le roi Yon ensuite, parce qu’il est le parent et l’obligé de Renaut. D’autre part le lieu de l’embuscade est soigneusement délimité comme exceptionnel, ainsi que l’a montré Thomas (“Significance des lieux”, pp. 26-28). Outre l’analogie possible avec l’Eden, nous relevons pour notre part une sorte de cumul des contiguïtés : le lieu a affaire avec la roche (vv. 6858-59), avec la forêt, avec l’eau (les quatre fleuves), avec les routes, les forces de la nature (le géant constructeur d’une tour) ; en somme une sorte de nombril du monde, lieu de tous les dangers. Et c’est bien là que tout est disposé en vue de la mort des preux, comme c’était le cas à Roncevaux : il nous semble reconnaître ici la volonté de dire autrement, mais dans le souvenir du Roland, le lieu de l’oblation préparée.

8 L’édition de C. Segre. 9 Voir son article “La Croisade des Chetifs : tradition et renouvellement de la perspective épique”.

25.1-2 412 François Suard

Mais les échos les plus intéressants sont à coup sûr ceux qui nous parviennent à travers des transformations, des déguisements plus ou moins importants. Les deux premiers exemples que je citerai sont bien connus, mais il est utile de les étudier, non du point de vue de l’imitation possible du Roland, mais plutôt des transformations opérées. Le premier exemple est naturellement celui de l’attitude de Vivien dans la Chanson de Guillaume. Au début du poème, Vivien est une sorte d’Olivier qui fait confiance à la puissance et au courage de Guillaume pour rétablir une situation rendue dramatique par l’invasion sarrasine. Il est vrai que, contrairement à Roland, aucune mission n’a été confiée au héros. Le rôle de Roland, celui qui défend la nécessité du combat à tout prix, est tenu par Tiébaut et Estourmi, deux personnages sans valeur, uniquement soucieux de leur gloire, ivrognes et lâches au moment du combat. Singulier retournement, qui prend sens au moment où la lutte devient inévitable, puisqu’on se trouve au contact de l’ennemi. Pour Vivien, il n’est plus désormais question que de combattre, et Olivier est devenu Roland, dont l’image est encore suivie lorsque, presque complètement isolé, Vivien envoie son cousin Girard chercher du secours auprès de Guillaume, ce qui évoque la deuxième scène du cor. Nulle opposition ici entre les deux héros : il semble y avoir une logique du combat partagée par l’un et par l’autre ; un temps pour combattre et lutter contre la lâcheté, un temps pour appeler à l’aide. Quelle compréhension du Roland traduit cette double transposition – rôle de Roland joué initialement par deux personnages “maudits,” puis récupéré ensuite par Vivien ? Le poète veut montrer, semble-t- il, que le courage n’exclut pas la prudence et l’humilité, faute de quoi il pourrait bien n’être que forfanterie ; il a bien compris d’autre part que, dans le Roland, les deux protagonistes ne s’opposent pas fondamentalement, et qu’une seule figure peut réunir leurs vertus, au point que lorsqu’il envoie Girard à Barcelone, nul Olivier ne se dresse devant lui pour le contredire. Enfin, il souhaite dessiner un personnage qui aille encore plus loin que les héros de Roncevaux, dans la mesure où Vivien, sans avoir été désigné par personne, prend la place des chefs qui ont abandonné leurs hommes et va vivre, plus que Roland, une véritable passion. Le deuxième exemple est peut-être plus intéressant encore, dans la mesure où les transpositions sont beaucoup plus audacieuses que dans le Guillaume. C’est en effet un païen, Aumont, fils d’Agoulant, qui présente dans Aspremont, mais avec une signification inversée, des traits rolandiens très nets, ce qui renvoie également, sans doute, à une compréhension du Roland qui pourrait être différente de celle du Guillaume. Aumont incarne en effet l’orgueil et l’infatuation ; couronné du vivant de son père, il a cessé dès lors de tenir compte de lui et est parti piller le pays sans demander son aide. C’est sans son aide aussi qu’il va engager le combat contre les avant-gardes françaises, méprisant les conseils de celui qui lui demande d’appeler préalablement son père au secours :

“Voir,” dist Aumons, “onques n’en oi pensee Que por tel gent que chi voi amenee Degnasse faire de ma bouce cornee ;

Olifant Le Roland comme modèle épique 413

Trop en seroit nostre lois avalee.” (Aspremont, vv. 3083-8610)

Cette attitude méprisante sera plus tard rappelée, alors qu’au second jour de la bataille générale Aumont se présente orgueilleusement aux Français qui l’ont entouré et veulent en terminer avec lui :

“S’il n’en ert hontes de moi et de ma jant, Mandé eüsse a Risse la devant Le grand secors qui la vait sejornant” (Aspremont, vv. 5374-76), et le parallèle avec les scènes du cor de la Chanson de Roland s’achèvera avec le moment où, sur le conseil de Balant, un des protagonistes, d’abord Sarrasin convaincu mais loyal, puis converti au christianisme, Aumont se résout enfin à sonner de son olifant. Le ms. W, édité par Brandin, donne une cause naturelle à l’échec de cette tentative pour conjurer le sort :

Si l’a soné par merveillos aïr Risse fu lonc, ne l’i pot on oïr. Ja Agolant ne pora mais veïr. (Aspremont, vv. 5450-52)

Le ms. C (BnF fr 25529), que nous sommes en train d’éditer, ajoute à la distance une cause miraculeuse. Dieu veut sauver son peuple et ne permet pas à Agoulant, qui est à Reggio, d’entendre l’appel du cor :

Si le sona par merveilleus aïr. Sonent li pui, les vaus fait retentir ; Rise fu loing, nou pot son pere oïr, Car Damedex ne le volt consentir, Por Crestïens essaucier et garir. (vv. 4823-27)

La valeur d’Aumont n’est pas mise en cause ici, mais Dieu empêche qu’elle atteigne son but. Fin piteuse par conséquent de l’aventure de l’olifant – Aumont peut seulement rallier les fuyards pendant un moment – mais qui nous renseigne, ainsi que le refus qui précède, sur le sens que l’auteur d’Aspremont donne à l’épisode. Pour lui, le refus de sonner du cor est considéré d’abord comme une preuve d’orgueil et de démesure, et c’est ce qui permet sans doute d’attribuer le trait à un païen, qu’obèrent ainsi deux vices : la démesure d’une part, le fait d’être un mécréant d’autre part. A l’inverse, ce qui sauve Roland aux yeux du poète, c’est d’accomplir la volonté divine : c’est pourquoi la puissance

10 L’édition de L. Brandin.

25.1-2 414 François Suard du héros ne verra pas la divinité la contrecarrer. Cette association avec la volonté divine est d’ailleurs manifestée dans Aspremont par l’autorisation donnée à Roland par saint Georges, messager de Dieu, de porter le premier coup de la bataille. N’oublions pas en effet que la chronologie poétique mise en place par l’auteur d’Aspremont est à l’inverse de la chronologie textuelle : la lutte contre les envahisseurs de la Calabre, à laquelle prend part le jeune Roland, ne peut être qu’antérieure aux événements de Roncevaux. Les scènes du cor, dans le Roland, sont donc censées être postérieures aux refus puis à l’appel du cor d’Aumont, et manifester par rapport à lui un retournement : c’est le héros chrétien qui d’abord refuse puis accepte de sonner de l’olifant, et l’appel parvient effectivement à son destinataire, Charlemagne, qui peut accomplir la seule tâche qui lui incombe, la vengeance des morts. L’auteur d’Aspremont prend vraisemblablement le parti d’Olivier (“vasselage par sens nen est folie”, v. 1724) ; mais il ne saurait pour autant condamner Roland, dont il fait l’éloge dans son œuvre. Il invite donc le lecteur à méditer sur les raisons qui font que l’attitude d’Aumont, qui aboutit à l’échec, est sanctionnée une deuxième fois par la réussite du neveu de Charles dans le Roland. On notera que l’audacieuse transposition opérée par l’auteur d’Aspremont n’a pas été reprise dans la mise en prose des Croniques de David Aubert (pp. 227-350). Après la défaite de l’avant-garde – au cours de laquelle il n’est pas question d’un refus opposé par Aumont à une proposition de sonner du cor – le Sarrasin fait demander du secours à Reggio auprès de son père Agoulant qui le lui envoie (alors que dans la chanson Aumont a bien pris soin de cacher à Agoulant sa demande d’aide) ; pas d’appel du cor non plus au cours de la seconde bataille livrée par Aumont : le cor n’est pas autrement mis en valeur au moment où, le Sarrasin ayant été tué, Roland s’empare de Durendal, du cor – qui n’est pas appelé olifant – et du cheval Viellantin (cccviii r-v, pp. 299-300; voir aussi cccxxii, p. 315). Tout se passe comme si David Aubert et son modèle avaient voulu minimiser le rôle des objets symboliques relatifs à Roland, et n’avaient pas envisagé qu’il puisse y avoir entre les événements d’Aspremont et ceux de Roncevaux d’autre relation que celle d’antériorité : le jeune Roland accomplit bien ici des exploits d’enfances, mais toute comparaison avec Aumont est exclue. Pourtant la version de David Aubert comporte, par rapport à la chanson, une particularité qui montre nettement le lien que le prosateur établit par ailleurs avec l’expédition d’Espagne. Dans la deuxième partie de l’épisode, lorsqu’Agoulant reprend après son fils le flambeau de la lutte contre les chrétiens, il demande d’abord des trêves à Charles et le rencontre : un débat théologique a lieu, et Agoulant refuse de se convertir parce que les “messagiers et menistres de Jhesucrist” sont pauvrement habillés. On voit qu’il y a ici une transposition du Pseudo-Turpin (chap. 13), évidemment favorisé par l’homonymie concernant le païen, et qui manifeste le lien, au moins indirect, établi entre Aspremont et l’expédition d’Espagne. Matière malléable donc que le souvenir rolandien, qui n’a pas besoin d’être strictement désigné et repéré, tant il est comme incorporé à la conscience du poète épique et de ses auditeurs. Il n’est pas modèle intouchable, car les transpositions les plus étonnantes sont possibles, qu’elles transfèrent à

Olifant Le Roland comme modèle épique 415 d’autres figures héroïques, comme à Vivien, les vertus des preux, ou qu’elles n’en retiennent que l’hybris qui servira à désigner un protagoniste sarrasin. C’est un bien toujours disponible, et l’on peut parler à son propos de référent bénéfique plutôt que de modèle, car les poètes qui en utilisent tel ou tel élément n’ont pas le souci d’imiter, mais plutôt, en s’appuyant sur de solides fondations, d’en explorer les variations possibles.

25.1-2 416 François Suard

Œuvres Citées

Textes

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Aymeri de Narbonne. Ed. A. Demaison. Paris: SATF, 2 vol., 1887.

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La chanson d’Aspremont. Ed. L. Brandin. Paris: Champion, 1923-24.

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David Aubert, Croniques et conquestes de Charlemaine. Ed. R. Guiette. 3 vols. Bruxelles: Palais des Académies, 1951.

L’entrée d’Espagne: franco-italienne. Ed. A. Thomas. Paris: SATF, 1913.

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La geste de Monglane en prose. Ed. H.-E. Keller. Aix-en-Provence: CUER MA, 1994.

Girart de Vienne. Ed. W. van Emden. Paris: SATF, 1977.

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Otinel. Ed. F. Guessard et H. Michelant. Anciens poètes de la France 1. Paris: 1859.

Olifant Le Roland comme modèle épique 417

Renaut de Montauban. Ed. J. Thomas. Genève: Droz, 1989.

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Etudes critiques

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