Cahiers d’Études Germaniques

62 | 2012 Diables et spectres. Croyances et jeux littéraires (Volume 1)

Françoise Knopper et Wolfgang Fink (dir.)

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ceg/5221 DOI : 10.4000/ceg.5221 ISSN : 2605-8359

Éditeur Presses Universitaires de Provence

Édition imprimée Date de publication : 1 avril 2012 ISBN : 0751-4239 ISSN : 0751-4239

Référence électronique Françoise Knopper et Wolfgang Fink (dir.), Cahiers d’Études Germaniques, 62 | 2012, « Diables et spectres. Croyances et jeux littéraires (Volume 1) » [En ligne], mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 04 juin 2021. URL : https://journals.openedition.org/ceg/5221 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/ceg.5221

Description de couverture Illustration de couverture: Spiegelung © Leo W. Hanser http://www.leowhanser.de

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CAHIERS D’ÉTUDES GERMANIQUES

DIABLES ET SPECTRES

CROYANCES ET JEUX LITTÉRAIRES

VOLUME I

Articles réunis par

Françoise KNOPPER et Wolfgang FINK

2012/1 – n° 62 CAHIERS D’ÉTUDES GERMANIQUES

COMITÉ SCIENTIFIQUE Dieter BORCHMEYER (Heidelberg) Maurice GODÉ (Montpellier) Ingrid HAAG (Aix-en-Provence) Michael HOFMANN (Paderborn) Dorothee KIMMICH (Tübingen) Jean-Charles MARGOTTON (Lyon 2) Gerhart NEUMANN (München) Gert SAUTERMEISTER (Bremen) Michel VANOOSTHUYSE (Montpellier) Marcel VUILLAUME (Nice)

COMITÉ DE RÉDACTION Hélène BARRIÈRE (Aix-Marseille) André COMBES (Toulouse 2) Jacques DARMAUN (Nice) Claus ERHART (Nice) Wolfgang FINK (Lyon 2) Karl Heinz GÖTZE (Aix-Marseille) Hilda INDERWILDI (Toulouse 2) Thomas KELLER (Aix-Marseille) Françoise KNOPPER (Toulouse 2) Fabrice MALKANI (Lyon 2) Roger SAUTER (Montpellier 3) Nathalie SCHNITZER (Aix-Marseille) Christina STANGE-FAYOS (Montpellier 3) Katja WIMMER (Montpellier 3) Ralf ZSCHACHLITZ (Lyon 2)

COMITÉ DE LECTURE Sylvie ARLAUD (Lyon 2) Heike BALDAUF (Lyon 2) Florence BANCAUD (Aix-Marseille) Bernard BANOUN (Paris IV) Jean-Marc BOBILLON (Nice) Suzanne BÖHMISCH (Aix-Marseille) Alain COZIC (Toulouse 2) Hélène LECLERC (Toulouse 2) Nadia MESLI (Aix-Marseille) Véronique DALLET-MANN (Aix-Marseille) Dorle MERCHIERS (Montpellier 3) Jean-Michel POUGET (Lyon 2) Christine SCHMIDER (Nice)

ADMINISTRATION-DIFFUSION Alix FABRE Université de Provence – Département d’Allemand 29, av. Robert-Schuman 13621 AIX-EN-PROVENCE CEDEX 1 Tél. 04 13 55 36 73 Courriel [email protected] Sommaire

VOLUME I

Françoise KNOPPER – Wolfgang FINK, Avant-propos ...... 7 Daniel LACROIX, Visions et spectres dans la littérature norroise : aperçus sur la culture germanique ancienne...... 13 Patrick DEL DUCA, Le diable et la critique de la société courtoise dans Gregorius de Hartmann von Aue...... 25 Jean SCHILLINGER, Du Hosenteufel au Teutsch-Frantzösischer- Alamode-Teuffel : Le diable et la mode en Allemagne (XVIe et XVIIe siècles)...... 59 Dorle MERCHIERS, La stratégie du Diable dans l’Histoire du Docteur Faust (1587) : le recours au mensonge ...... 81 Marie-Thérèse MOUREY, Le corps et le Diable – le Diable au corps ? De la transe à la danse, entre croyances, légendes et représentations (XVIe-XVIIIe siècles)...... 95 Florent GABAUDE, Protéisme du diable dans le théâtre et la publicistique au tournant du XVIIe siècle : les exemples de Heinrich Julius von Braunschweig et de Jakob Ayrer ...... 119 Yves IEHL, De l’apparition fantomatique à la résurrection glorieuse : les divers visages de la mort dans Méditations dans un cimetière d’Andreas Gryphius ...... 151 Thomas NICKLAS, Die Entmachtung des Teufels. Das Jenaer Ereignis 1715 und die Dämonologie der Aufklärung...... 165 Andrea ALLERKAMP, “Spekulation aus lauter Luft”: Kants Polemik wider die schlafende Vernunft ...... 179 Wolfgang FINK, Vorsätzliche Bosheit verruchter Pfaffen… unwürdige Dummheit des allerunwissendsten Pöbels. L’affaire Anne Elisabeth Lohmann et les dernières querelles du diable 1759- 1776 ...... 195 Françoise KNOPPER, Du combat contre les croyances populaires à la représentation symbolique des diables et des spectres (1780- 1800) ...... 223 Denise BLONDEAU, Faust : Walpurgisnacht ...... 251 Sommaire

VOLUME II

Wolfgang FINK, Aufklärung über die Aufklärung ? Anmerkungen zu Jung-Stillings Geisterkunde (1808)...... 265 Claude PAUL, Au diable le nihilisme ! Lenau, Méphistophélès et le dépassement du “mal du siècle”...... 285 Christine SCHMIDER, “Votre cerveau ébranlé ne croit que ce qu’on lui fait voir”. Fantômes, fantasmes, fantasmagorie au XIXe siècle ...... 305 Alain COZIC, Spectre, mort vivant et autre figure fatale dans trois nouvelles de Hanns Heinz Ewers...... 335 Dominique IEHL, Démons, enfer et spectres chez Heym : entre sécularisation et fascination ...... 355 Sylvie ARLAUD, La représentation du spectre de Hamlet sur les scènes germanophones du XVIIIe au XXe siècle...... 367 Oriane ROLLAND, Die satanische Genesis des Bösen. Franz Werfels Versuch einer Rationalisierung des Bösen in Die schwarze Messe 393 Hilda INDERWILDI, Le diable fatigué et la fabrique de destruction : les incarnations du diable dans la littérature fantastique du début du XXe siècle. Autour de Die andere Seite (Alfred Kubin, 1909) et Die Stadt hinter dem Strom (Hermann Kasack, 1947)...... 421 Anne Isabelle FRANÇOIS, Lire ou ne pas (pouvoir) lire. Marque satanique, appareil judiciaire et ambiguïtés herméneutiques chez Kafka...... 441 Katja WIMMER, Images démoniaques. L’Enfer et le Ciel. Un roman d’exil d’Alexander Moritz Frey ...... 455 Georg BOLLENBECK, Doktor Faustus: Das Deutungsmuster des Autors und die Probleme des Erzählers ...... 473 Werner RÖCKE, Le rire du diable : mises en scène du mal et du rire dans l’Histoire du Docteur Faust (1587) et le Doktor Faustus de Thomas Mann ...... 495 Résumés ...... 511 Avant-propos

Im alten Testamente redete der liebe Gott viel mit den Menschen; die Engel erschienen in sichtbarer Gestalt; gewisse fromme Menschen thaten Wunder. Das ist doch nicht mehr so. Also war es in der alten Welt anders, als in der jetzigen. Die Apostel Jesu hatten die Gabe, Wunder zu thun, nie gelernte fremde Sprachen zu reden, und diese Gabe andern mitzutheilen. Das alles haben wir Prediger nun nicht mehr. Das wunderbare Gute der vormaligen Welt ist nicht mehr; und das wunderbare Böse derselben sollte jetzt noch da seyn?1

Heinrich Gottlieb Zerrenner, qui fut certes un disciple de l’emblématique théologien des Lumières allemandes Semler, est sans doute légitiment tombé dans l’oubli de l’histoire des idées. Pourtant, il appréhenda en 1784 les changements culturels de son temps en des termes qui ne sont pas sans rappeler la grandiose synthèse wébérienne embrassant l’histoire de l’Occident sous l’angle d’un processus de rationalisation entamé bien involontairement par les auteurs de l’Ancien Testament2. S’adressant à une population peu instruite, Zerrenner reprenait pour sa part la sémantique et l’argumentation déployées par le théologien cartésien Balthazar Bekker presqu’un siècle avant lui3. Ses prêches démontrent à l’évidence que l’archive des Lumières allemandes4 était en train de basculer et de proposer des réponses nouvelles

1 Heinrich Gottlieb ZERRENNER, Kurzer biblischer Religionsunterricht, Magdeburg, Verlag der Scheidhauerischen Buchhandlung, 1784, p. 314. 2 Max WEBER, Die protestantische Ethik und der ‘Geist’ des Kapitalismus, hrsg. und eingeleitet von Klaus LICHTBLAU und Johannes WEISS, Weinheim, Beltz Athenäum, 21996, p. 178 note 163. L’ouvrage est enfin disponible dans une traduction française correcte, voir Max WEBER, L’éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, édité, traduit et présenté par J.-P. GROSSEIN avec la collaboration de Fernand CAMBON, Paris, Gallimard, 2003. Pour une reconstitution minutieuse du processus de rationalisation dégagé par Weber, voir Pierre BOURETZ, Les promesses du monde. Philosophie de Max Weber, Paris, Gallimard, 1996, p. 109- 141. 3 Balthasar BEKKER, De Betoverde Wereld, Amsterdam 1691 ; traduction allemande Die bezauberte Welt, Amsterdam 1693. 4 Archive au sens de savoir institutionnalisé d’une époque ; voir Michel FOUCAULT, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p.166. 8 FRANÇOISE KNOPPER ET WOLFGANG FINK aux questions ultimes et éternelles que sont l’existence de Dieu, l’origine du mal, et, par là même, la place et la responsabilité de l’homme.

Ce renouvellement de l’archive passa par des étapes successives et il fut jalonné par des assauts – limités mais répétés – qui étaient dirigés contre certains enseignements théologiques comme celui de l’existence du diable et contre la pérennité de preuves de crédulité telles que la peur des revenants. Le combat contre la démonologie mené au nom de la raison dès le début du XVIIIe siècle par des philosophes comme Thomasius mais aussi par une multitude de savants moins prestigieux (voir la contribution de Th. Nicklas) et l’historisation des procès de sorcellerie au tournant des XVIIIe et XIXe siècles5 constituent, entre autres, la matrice épistémologique rendant possible le jeu littéraire moderne s’amusant des diables et des spectres. Or ce renversement est à double tranchant puisqu’il induit aussi l’interrogation sur la responsabilité voire la culpabilité de l’homme moderne face au mal appréhendé désormais de façon sécularisée6.

La lente transformation de l’imaginaire culturel en matière de diables et spectres n’a donc pas été envisagée ici comme l’histoire d’un simple “motif” ou “thème” littéraire dont il conviendrait de retracer les changements au gré des mutations sociales. Elle s’articule en fait de façon discontinue, et donc souvent contradictoire, en trois grands axes. Nous observons que la conception magique du monde ne disparut pas avec la diffusion du christianisme, mais qu’elle perdura au moins jusqu’au XVIIe siècle. L’existence des diables et des spectres fit l’objet d’âpres débats pendant près de cinquante ans – tout particulièrement dans les années 1760-1780 qui marquent une césure sur le plan théorique –, et elle continua, par le truchement de la production littéraire, à alimenter l’imaginaire culturel jusqu’à la fin de la République de Weimar. Les numéros 62 et 63 des Cahiers d’Etudes Germaniques retracent quelques manifestations de cette rationalisation croissante et discontinue à la fois et soulignent la part que les jeux littéraires ont pu avoir dans cette prise de conscience.

Notre entreprise restant modeste, il ne s’est pas agi ici de reprendre la perspective synthétique et englobante du questionnement de Max Weber dont la réflexion couvre l’histoire de l’Occident depuis l’Antiquité jusqu’aux sociétés modernes du XXe siècle. Notre point de départ a été délibérément et

5 Voir G. C. VOIGT, “Etwas über die Hexenprozesse in Deutschland”, in Berlinische Monatschrift, 1784 (I), p. 297-311 et Johann Moritz SCHWAGER, Versuch einer Geschichte der Hexenprozesse, Berlin, Johann Friedrich Unger, 1784. En ce qui concerne le dernier procès en sorcellerie dans l’espace germanophone voir Jean Mondot, “Sorcellerie, justice et opinion e publique à la fin du XVIII siècle”, in Thomas NICKLAS (Hg.), Glaubensformen zwischen Volk und Eliten, Halle und Wittenberg, Universitätsverlag, 2012, p. 101-113. 6 Voir Christoph SCHULTE, “Unde Malum ? Notizen zu Herkunftsbestimmungen des Bösen im okzidentalen Menschenbild”, in Alexander SCHULLER/ Wolfert VON RAHDEN (Hrsg.), Die andere Kraft. Zur Renaissance des Bösen, Berlin, Akademie-Verlag, 1993, p.56. AVANT-PROPOS 9 nécessairement marqué par les positions chrétiennes de l’époque médiévale, illustrées a quo par la transmission des sagas norroises. Le terminus ad quem qui nous a paru s’imposer est le Doktor Faustus de Thomas Mann : alors que son contemporain Lion Feuchtwanger estimait que la référence au diable s’était vidée de sens et ne constituait plus qu’une métaphore parmi d’autres7, Thomas Mann l’a en quelque sorte rechargée de sa signification apocalyptique. Ce retour au démoniaque, qui pouvait sembler anachronique, révélait en réalité qu’au lendemain de la guerre, la génération à laquelle T. Mann appartenait avait l’impression de ne plus disposer de concepts philosophiques et/ou politiques pour appréhender l’effondrement culturel qu’avaient impliqué la dictature hitlérienne et la shoah (W. Röcke). Sa technique narrative reposant sur un usage prudent et modéré des procédés du montage s’unit ainsi à une sémantique prémoderne essayant en vain d’expliquer le retour à la barbarie (G. Bollenbeck). Le diable fait donc son retour – que l’on songe également au succès fulgurant d’une pièce de théâtre somme toute de second plan comme Des Teufels General de Zuckmayer – pour exprimer l’incapacité de l’intellectuel à expliquer l’irruption de la barbarie au terme d’un processus de rationalisation séculaire.

Ce processus ne commence pas à l’époque de l’Aufklärung, bien évidemment, mais dès la diffusion du christianisme en Europe. Celui-ci constitue donc un vecteur du processus de rationalisation avant d’être à son tour taxé d’irrationalisme. La raison et son corollaire, l’irrationnel, forment ainsi un couple équivoque dont nous souhaitons reconstituer certaines manifestations grâce à l’analyse des cas traitant des diables et/ou des spectres. Les témoignages des clercs islandais (D. Lacroix) illustrent la permanence de superstitions au-delà du XIIe siècle, malgré la christianisation et les efforts de l’Eglise en matière de conversion. La question fondamentale qui sera posée de façon récurrente sera, comme on le constate chez Hartmann von Aue, celle de la théodicée. Associée au dogme du péché originel, elle considère l’homme comme incapable de distinguer entre le bien et le mal, le rabaisse à un être ballotté entre la volonté divine et les ruses du Malin. Le message chrétien s’adresse au pécheur qui, une fois qu’il aura découvert son erreur, se livre à la pénitence et à la mortification (P. Del Duca). Au XVIe et au XVIIe siècle, une ambigüité se fait jour entre la croyance univoque, celle qui était attestée au Moyen Âge, et ce qui relevait du savoir de l’élite. La Réforme protestante suscita la parution de Teufelbücher,

7 Lion FEUCHTWANGER, Der Teufel in Frankreich, [1942], Frankfurt/Main, Fischer. Le titre initial de l’ouvrage avait bien été Unholdes Frankreich. Mais Feuchtwanger voulait avant tout contrer Sieburg et son Gott in Frankreich. Le titre de son témoignage s’inscrit donc chronologiquement dans la nouvelle démonologie politique, mais Feuchtwanger est loin de partager le pathos de Thomas Mann en la matière (cf. Doris ROTHMUND, Lion Feuchtwanger und Frankreich, Exilerfahrung und deutsch-jüdisches Selbstverständnis, Bern, Peter Lang, 1990 ; Andrea BUNZEL, “Les lieux de mémoire de Lion Feuchwanger”, in : Thomas Keller (éd.), Lieux de migrations / Lieux de mémoires franco-allemands, Cahiers d'Études Germaniques, n° 53, 2007/2, Aix-en-Provence, 2007, p. 59-69). 10 FRANÇOISE KNOPPER ET WOLFGANG FINK ouvrages moralisateurs et didactiques. Au demeurant, la critique des transgressions allait au-delà du seul périmètre théologique et éthique car elle accompagnait aussi la mise en place d’un contrôle social (M.-T. Mourey, J. Schillinger). L’épidémie de sorcellerie et les traités de démonologie influençaient les œuvres littéraires dans lesquelles le clivage entre savoir des théologiens et imagerie populaire tendit à dépasser les deux représentations du diable – qui pouvaient coexister – celle du personnage populaire, burlesque et pusillanime, et celle de la force désincarnée et suprahumaine (F. Gabaude, D. Merchiers, W. Röcke).

C’est à cette dernière que les Aufklärer allemands s’en prennent dans le sillage tardif des déistes anglais et français. Et s’il est vrai que le changement s’amorce grâce à Thomasius, entre autres, il faudra tout de même attendre les années 1770 pour voir la démonologie battre en retraite (W. Fink). Les Spätaufklärer, quant à eux, concentrent leurs efforts sur l’éducation du peuple, affirment inlassablement l’impossibilité physique du diable et remettent en cause la notion de péché originel (F. Knopper). En revanche, ils sont loin d’exclure à tout jamais l’existence des “esprits” qui reste pour eux plausible étant donné qu’elle renvoie à l’immortalité de l’âme et, par là même, à la moralité individuelle. L’immortalité de l’âme ne sera pas remise en question par l’Aufklärung et elle est ouvertement abandonnée seulement par les matérialistes français. De Wolff à Kant en passant par Lessing, les positions n’évoluent pas : dans De l’éducation du genre humain (1780), Lessing envisage certes “un jour qui viendra où l’homme fera le bien parce que c’est le bien, et non pour d’arbitraires récompenses placées devant lui”8 mais les derniers paragraphes qui concluent son texte affirment encore l’immortalité de l’âme et rétablissent la religion comme moyen d’éducation morale. L’intrication de l’ésotérisme et des Lumières, quant à elle, mérite de surcroit les études approfondies qui continuent d’être menées à ce sujet9 et qui auraient dépassé le cadre de la présente publication.

Le tournant du XVIIIe siècle est illustré par la thématique de Faust, dont l’approche fut renouvelée grâce au discours des philosophes et aux débats entre théologiens (D. Blondeau, C. Paul). Les néologues, qui fragilisaient les positions des tenants de l’orthodoxie luthérienne10, permirent à la littérature de s‘engouffrer dans la brèche idéologique qui venait de s’ouvrir. À commencer évidemment par la pièce de Goethe qui, faisant converger jeu

8 Gotthold Ephraim LESSING, De l’éducation du genre humain, traduit par [Claude-Joseph] TISSOT, Paris, Lagrange, 1856, § LXXXXIII et § C p. 33 et 36. 9 Monika NEUGEBAUER-WÖLK, Aufklärung und Esoterik. Enlightenment and Esotericism. Reception – Integration – Confrontation (= Hallesche Beiträge zur europäischen Aufklärung 37), Tübingen, Niemeyer, 2009. 10 Voir Karl ANER, Die Theologie der Lessingzeit, Tübingen, Max Niemeyer, 1929 et Georges GUSDORF, Dieu, la nature, l’homme au siècle des Lumières, Paris, Payot & Rivages, 1972. AVANT-PROPOS 11 littéraire et interrogation philosophique, transmet des idées d’avant-garde. Les romantiques eux aussi, dont on ne saurait trop souligner qu’ils n’étaient pas entièrement inféodés à l’irrationalisme, contribuent à l’avènement du nouveau paradigme du fantastique. Outre la dimension existentielle recélée par les premiers contes de L. Tieck (F. Knopper), on pourrait rappeler les expérimentations littéraires d’E.T.A. Hoffmann sur les “élixirs” du diable.

Ce paradoxe que l’on constate quand on examine les diverses époques vaut aussi pour les auteurs à titre individuel. L’intention chrétienne et parénétique est certes omniprésente jusqu’au XVIIe siècle, qu’on songe aux prédicateurs fustigeant les extravagances de la mode et les plaisirs de la danse, ou prêchant l’espoir en la Résurrection comme Gryphius (Y. Iehl), mais les auteurs de fiction, de théâtre, les artistes, s'emparent alors aussi des fables et légendes pour divulguer les représentations ludiques et esthétisées, divertissantes et séduisantes de multiples figures diaboliques. L’ambigüité se fait jour chez nombre d’Aufklärer, par exemple chez Kant quand il commente Swedenborg (A. Allerkamp). Et c’est encore plus manifeste à la fin du XIXe siècle et sous la République de Weimar où l’on constate une résurgence du fonds diabolique ancien. Dans les mises en scène du spectre du père de Hamlet, qui suscitent des débats dramaturgiques, le revenant va se muer en accusateur de la société (S. Arlaud). Les progrès de l’optique et de la médecine, la découverte de la proximité entre les représentations visuelles et le psychisme, permettent d’analyser le syncrétisme des visions qui condensent motifs antiquisants, stéréotypes religieux, tableaux historiques, et réactivent des croyances au surnaturel (C. Schmider) ; Freud, en donnant au “mal intérieur” une assise théorique, l’avait en effet élucidé grâce à l’analyse des hantises et des rêves, lesquels ne se résument plus chez lui à de simples jeux. La transposition du démoniaque et de son opacité peut être laïcisée sur un mode dont le lecteur ne sait s’il est tragique ou comique, comme dans La colonie pénitentiaire de Kafka (A.-I. François) ou chez Heym (D. Iehl). Si la place de la religion est réhabilitée par exemple par Werfel à une époque de crise des valeurs (O. Rolland), la plupart des auteurs affichent alors plutôt, par le bais d’un irrationnel équivoque, l’autonomie de la création littéraire (A. Cozic, H. Inderwildi, K. Wimmer).

Enfin, à ces transversalités théologiques, sociologiques, littéraires qui relient les différents articles publiés ici, s’ajoute dans certains cas une perspective patriotique ou nationale qui ressort en fligrane des exemples analysés. D’une part sous la forme d’une gallophobie qui se manifeste au XVIIe siècle chez les auteurs outrés par les modes et généralement l’influence culturelle en provenance de France et susceptibles de faire disparaitre des vertus germaniques. D’autre part en raison de l’héritage luthérien, que les néologues tendirent à ériger en spécificité allemande précisément pour lutter contre des croyances populaires qu’il était commode d’imputer au monde latin en général, au catholicisme en particulier (W. Fink). De ce point de vue, 12 FRANÇOISE KNOPPER ET WOLFGANG FINK l’utilisation que Feuchtwanger fait de la métaphore du diable, constitue aussi un ultime renversement : le diable est en France, certes, mais il porte l’uniforme allemand.

Françoise KNOPPER et Wolfgang FINK

Détail du tympan de Conques, © R. Combal/Office du tourisme de Conques. Visions et spectres dans la littérature norroise : aperçus sur la culture germanique ancienne

Daniel LACROIX Université de Toulouse 2 – Le Mirail

La culture germanique ancienne, c’est-à-dire païenne, perdure en Scandinavie jusqu’au XIe siècle. Dans celle-ci, la conception ordinaire du monde fait apparaître un double plan de réalité : d’une part, le monde habité par les vivants, d’autre part, un autre monde la plupart du temps invisible où se côtoient dieux et divinités, morts et esprits, créatures et forces placés dans un arrière-plan, un envers du décor quotidien, restant proche et familier malgré son étrangeté. Ces conceptions ont certainement couru dans toute la Germanie avant la christianisation, et ont perduré ensuite sous forme de superstitions ou de croyances populaires inscrites dans la mémoire profonde des peuples germaniques jusqu’à une époque récente, au cœur de nos folklores. Nous nous proposons donc d’éclairer ces conceptions anciennes à partir de sources textuelles. Comme on le sait, les croyances germaniques anciennes ont été conservées de façon exceptionnellement précise en Europe du nord, sous la forme d’œuvres littéraires s’étalant de l’an mil au XIVe siècle. Pour les plus anciennes, toutes ou presque ont été recueillies à partir du XIIe siècle par les clercs islandais qui ont consigné sur parchemin les productions de leurs ancêtres, accomplissant parfois un véritable travail d’édition ou de critique1. C’est en Islande également qu’après le XIVe siècle, à la fin de cette période de grande activité intellectuelle, les manuscrits ont été tant bien que mal conservés dans cette île lointaine qui a joué un rôle de conservatoire des antiquités germaniques. Notre corpus est vaste puisqu’il part des poèmes eddiques, englobe au passage l’Edda de Snorri Sturluson et s’étend à une bonne partie de la littérature de sagas – donc l’ensemble de la littérature norroise du Moyen Âge. La lecture de ces textes nous fournit, en effet, quantité d’éléments nous permettant de comprendre comment s’organisent ces deux plans de la réalité

1 Voir à ce sujet, R. BOYER, La vie religieuse en Islande (1116-1264), d'après la Sturlunga saga et les Sagas des Évêques, Paris, Fondation Singer-Polignac, 1979 ; L’Islande médiévale, Paris, Les Belles Lettres, 2001, p. 159-216. 14 DANIEL LACROIX dans les conceptions des anciens Germains. Il est même possible de s’en faire une idée très précise, le sujet étant en vérité extrêmement riche et excédant de beaucoup le cadre de ce travail. Nous nous contenterons donc de dégager quelques grandes lignes à partir d’exemples précis qui nous semblent significatifs2.

Contexte général

Le monde, dans les conceptions païennes anciennes, est conçu de telle manière qu’au-delà de l’univers naturel, des forces et des entités de toutes natures gravitent autour des hommes, entrent fréquemment en rapport avec eux et interfèrent continuellement dans le cours de leur existence. C’est donc un monde où l’homme n’est jamais seul face à la nature et à lui-même, et où il n’est jamais libre de surcroît. Même si les dieux n’ont pas ici l’importance qu’ils ont pu avoir dans d’autres parties de l’ère indo-européenne, d’autres êtres peuplent le voisinage invisible de l’homme. Le monde visible et son envers constituent un même espace de proximité, où la circulation est possible selon des modalités diverses, sans qu’on puisse appliquer là nos catégories modernes, comme celle d’au-delà immatériel ou de monde spirituel. Les catégories même de merveilleux ou de fantastique sont en l’occurrence douteuses, tout au moins à une époque ancienne, quand l’ensemble des deux plans de la réalité était perçu de façon terre-à-terre, réaliste, naturelle. Malgré tout, il ne faut pas oublier que nos sources sont littéraires et que les clercs islandais ont travaillé plusieurs siècles après les scaldes païens, ou après le temps de la colonisation de l’Islande. Chez eux, par contre, et notamment dans certaines sagas, la place accordée à l’envers du décor, ce monde du double, est telle, à partir de motifs parfois ressassés jusqu’à l’usure, qu’il est possible que nos catégories d’analyse littéraire redeviennent finalement pertinentes. C’est un point sur lequel, d’ailleurs, nous ne suivons pas entièrement nos devanciers, Régis Boyer ou Claude Lecouteux3. Il nous semble que la littérature norroise ne doit pas s’interpréter de façon réductrice, comme si elle n’avait eu pour fonction que de recueillir des croyances et de les mettre en forme dans des documents de premier plan pour les futurs historiens des religions, des anthropologues ou des spécialistes des croyances populaires dans la longue durée. En effet, la mise en forme littéraire est ici comme partout ailleurs un acte d’auteur qui fait sens dans un genre littéraire

2 Pour un tour d’horizon plus complet, nous renvoyons à l’étude fondamentale de R. BOYER, Le monde du double : La magie chez les anciens Scandinaves, Paris, Berg International, 1986. 3 Dans la riche production de cet auteur, nous renvoyons tout spécialement aux ouvrages suivants : Fantômes et revenants au Moyen Age, Paris, Imago, (1ère éd.1996) 2009; Les Esprits et les Morts : Croyances médiévales, Paris, 1990 (en collaboration avec Philippe MARCQ) ; Mondes parallèles : L’Univers des croyances du Moyen Âge, Paris, Champion, 2007. VISIONS ET SPECTRES DANS LA LITTÉRATURE NORROISE 15 donné – par exemple la strophe scaldique ou la saga islandaise – qui est régi par ses propres codes génériques. Ce jeu s’inscrit dans une relation particulière avec un public d’amateurs déterminé, la cour des souverains de Norvège ou le grand public lettré islandais. Or, dès lors que les publics visés ne sont plus païens, et durant la période du “miracle islandais” tout le monde est chrétien, la représentation des croyances anciennes suppose une distance sinon critique du moins amusée, distance permettant justement à un projet littéraire de se développer plus ou moins librement à partir des sources les plus anciennes et les plus vénérables. Snorri Sturluson lui-même ne procède pas autrement dans son Edda ; et dans les sagas, les exemples que nous pourrons prendre pour illustrer notre propos peuvent toujours être interprétés comme relevant d’une volonté de séduire, divertir et amuser le public avec des scènes reconstituées à la manière des temps anciens – nous en verrons des exemples.

Visions

La littérature norroise représente donc à sa manière un univers de croyances anciennes enracinées dans une appréhension païenne du monde. Il nous semble que les deux notions envisagées ici, visions et spectres, représentent en fait le même phénomène, le spectre étant un de ces êtres sortant de l’envers du décor pour se montrer aux vivants. Il se trouve que nous possédons par ailleurs en français un vocable d’origine normande qui pourrait nous intéresser, puisque “hanter” vient de l’ancien scandinave heimta. Le terme fait partie des mots que les Vikings ont apportés dans l’ancienne province de Neustrie devenue Normandie au Xe siècle. Heimta signifie au départ “mener à la maison” ou “rentrer à la maison”, et “hanter” en ancien français a le sens d’habiter ou fréquenter. En fait, le mot ne s’applique pas aux revenants dans les textes norrois, et le mot français semble avoir subi l’influence récente de l’anglais to haunt qui a la même origine, mais qui englobe le sens spécifique aux lieux fréquentés par des fantômes. Ce terme n’apporte donc pas de nuance très nouvelle par rapport aux mots d’origine latine dont nous nous contenterons ici. Tout à la fois donc, les êtres sortant de l’invisible peuvent venir rencontrer les vivants, de même que plus rarement les vivants peuvent faire une incursion dans le monde du double. Dès lors, les uns et les autres sont vus, ou aperçus, selon des modalités de perception spéciale que l’on peut nommer “vision” pour employer un terme moderne. De quelle nature sont donc ces échanges, ces circulations entre monde des hommes vivants et monde du double ? Il existe tout simplement des techniques permettant de franchir les limites. Le maître incontesté en est le dieu Odin (Ódinn), patron des magiciens, le créateur même de cet art magique qui permet de circuler librement de part et d’autre de la frontière, et d’en retirer un avantage matériel : connaissance du passé et du futur, contacts avec le peuple de l’autre 16 DANIEL LACROIX monde pour intervenir sur la destinée des vivants, etc. Snorri Sturluson donne de l’origine de la magie une description saisissante au début de la Heimskringla4 ; ce que nous pouvons nommer magie recouvre en fait des pratiques diverses5 dont les sagas nous livrent de nombreux exemples en nous montrant des magiciens à l’œuvre. Le texte de Snorri, par contre, n’est pas très explicite à soi seul et demande à être éclairci. Quel rapport existe-t-il, en effet, entre ces pratiques magiques et le monde du double ? Il nous faut en vérité préciser comment l’individu lui-même est pensé, car nous touchons là une construction intellectuelle très éloignée de nos conceptions qui viennent de l’Antiquité gréco-latine et chrétienne. L’individu est lui-même double ou multiple. Il existe tout d’abord une enveloppe physique extérieure, corporelle, périssable et même interchan- geable – si l’on est capable par la magie odinique de se métamorphoser. En outre, un individu possède en lui une part d’un principe actif universel, nommé hugr, qu’on peut traduire par esprit vital. Il peut arriver qu’on ne le maîtrise plus si l’on tombe par exemple sous le coup d’un charme lancé par un magicien. Il existe même des hugir errants qui ne sont plus rattachés à un corps. Et il réside aussi en chacun une sorte de forme interne, le hamr (l’âme peut-on dire) qui est lié à la destinée de l’individu. Par des techniques magiques, cette âme peut sortir du corps et se libérer des contingences matérielles pour traverser l’espace et s’incarner dans d’autres enveloppes charnelles : dans la poésie eddique, les dieux ne cessent de se transformer, en animaux par exemple ; dans la légende de Sigurd (Sigurdr ou Siegfried), quand le héros rend visite à la valkyrie Brynhildr, il échange son apparence physique avec son ami Gunnar6. A l’intérieur du corps de Gunnar, le hamr est celui de Sigurd. Le phénomène des loups garous de nos folklores a la même origine. Par ailleurs, une personne donnée est aussi accompagnée tout au long de son existence par un double tutélaire nommé fylgja – le terme désignera l’ange gardien après la christianisation. Il est très dangereux de l’apercevoir, car il n’apparaît qu’à l’approche du trépas, quand l’individu est en train de basculer dans le monde du double. Il peut aussi se manifester sous forme animale. Enfin, il existe une divinité tutélaire qui est plutôt attachée à un groupe, la hamingja, car l’individu n’est jamais défini comme une singularité en dehors de tout lien social. Celle-ci représente positivement la chance qui protège une collectivité et peut apparaître sous la forme d’une entité féminine. Le terme désigne en islandais moderne la notion de bonheur. Et après la

4 Heimskringla (Cercle du monde) est le titre général donné ordinairement à l’histoire des rois de Norvège composée par Snorri Sturluson dans les années 1220-1230. Les origines mythiques de la Norvège sont présentées dans l’Ynglinga saga (Saga des Ynglingar), première pièce de cette fresque – voir les chapitres 6 et 7, trad. de François-Xavier DILLMANN, Histoire des rois de Norvège, par Snorri Sturluson, Ière partie, Paris, Gallimard, 2000, p. 60-62. Nous n’indiquerons que des traductions françaises des textes mentionnés. 5 Voir pour une étude d’ensemble R. BOYER, Le monde du double : La magie chez les anciens Scandinaves. 6 Voir Völsunga saga (Saga des Völsungar), chap. 27 (trad. de R. BOYER, La saga de Sigurdr, ou la parole donnée, Paris, Éd. du Cerf, 1989, p. 246-248). VISIONS ET SPECTRES DANS LA LITTÉRATURE NORROISE 17 mort ? malgré la disparition de l’enveloppe charnelle, la forme interne survit, et elle est même toujours visible, mais elle réside désormais dans un autre monde qui n’est pas régi par les lois ordinaires du temps et de l’espace. Dans le monde du double, nos catégories ordinaires n’existent donc pas, et les êtres y ont accès au passé comme à l’avenir sans obstacle. La représen- tation mythologique a bien dessiné une géographie de l’au-delà avec, pour quelques guerriers élus, le séjour de la Valhöll (ou Walhalla) auprès d’Odin, et pour la plupart l’enfer de Hel. Mais cette construction résulte peut-être d’une rationalisation tardive due à des poètes et des mythographes, tel Snorri Sturluson7. Dans la vie courante telle que la montrent les sagas, l’autre monde est là présent à portée de la main. Durant sa vie terrestre, l’individu suit un parcours tracé pour lui par des forces cachées qui le dépassent. La vie de chacun est conduite selon une dialectique subtile alliant volonté individuelle et consentement au destin omnipotent, lequel s’incarne aussi, dans le discours mythologique, dans des figures telles que les Nornes ou les Valkyries8. A l’arrière-plan de la société humaine, celles-ci surveillent la destinée de chacun. Les représentations que nous en avons dans les poèmes eddiques ou scaldiques9 apparaissent comme des mises en forme mythologiques, parfois même strictement littéraires, de croyances extrêmement répandues. Dans les sagas, sur un mode beaucoup plus prosaïque, une multitude de petits signes du destin viennent guider les personnages importants pour leur signifier qu’ils ne sont pas les seuls maîtres de leur destinée10. Normalement cachées dans le monde du double, ces entités divines apparaissent parfois dans les textes sous forme de visions. Nous pensons par exemple au magnifique poème eddique du XIe siècle qui est inséré dans la Saga de Njáll le Brûlé, le Darradarljod (Lai de la lance)11. Le texte dresse un tableau des divinités du destin à leur ouvrage en train de filer les destinées humaines ; spectacle saisissant entrevu par un personnage sortant d’une bataille. Il est aussi possible, à l’inverse du chemin ordinaire, que certains de ces êtres de l’autre monde s’incarnent dans une enveloppe charnelle, telle la valkyrie Brynhildr dans la légende des Niflungar,

7 Voir dans l’Edda de Snorri la partie mythologique intitulée Gylfaginning (Mystification de Gylfi) (trad. de Fr.-X. DILLMANN, Paris, Gallimard, 1991, p. 27-102). 8 Voir par exemple R. SIMEK, Dictionnaire de la mythologie germano-scandinave (trad. française de P. GUELPA), Paris, Éd. du Porte-Glaive, 1995, 2 vol. (original allemand : Lexikon der germanischen Mythologie, Stuttgart, A. Kröner Verlag, 1984). 9 Par exemple le Hrafnmál (Chant du corbeau) du scalde Thorbjörn Hornklofi (trad. de P. RENAULD-KRANTZ, Anthologie de la poésie nordique ancienne, Paris, Gallimard, 1964, p. 159-165). 10 Tel Gunnar de Hlídarendi, l’un des héros de la Brennu-Njáls saga (la Saga de Njáll le Brûlé, chap. 75-77) qui tombe de selle au montant où il doit quitter l’Islande où il est en danger ; à la suite de ce signe, il ne part plus et mourra peu de temps après (Trad. de R. BOYER, Sagas islandaises, Paris, Gallimard, 1987, p. 1318-1324 (“Bibliothèque de la Pléiade”). 11 Voir la Saga de Njáll le Brûlé, chap. 167 (trad. R. BOYER, Sagas islandaises, p. 1496- 1498, ou L’Edda poétique, Paris, Fayard, 1992, p. 551-555). 18 DANIEL LACROIX qui est punie par Odin pour avoir désobéi à ses ordres, et qui épouse le héros Gunnar tout en restant attachée à Sigurd12. Tout nous ramène sans cesse à Odin, dont le portrait tracé par Snorri Sturluson13 fait apparaître des pratiques importantes que nous retrouvons dans les sagas. Ainsi, le galdr14 (chant ou incantation) qui permet, par la parole, de communiquer avec l’autre monde, et d’agir de l’intérieur sur les êtres et les choses. Ce chant magique peut aussi s’intégrer dans un ensemble plus complexe de pratiques nommé sejdr, dont la Saga d’Eric le Rouge nous offre un bel exemple15. Ce passage au demeurant souvent commenté16, montre une magicienne à l’œuvre, une prophétesse qui vient au secours des Scandinaves de la colonie du Groënland. Maîtrisant parfaitement un art présenté comme féminin, elle fait accourir les esprits et communique avec eux. L’auteur de la saga étale tout son savoir magique dans une description détaillée à l’excès. Cet Islandais du XIIIe siècle essaie de reconstituer une scène telle qu’elle a pu se dérouler vers l’an mil, et il aborde là un sujet délicat pour un chrétien du Moyen Âge. De ce fait, il eût sans doute été difficile pour lui d’en dire ou d’en montrer plus, et le poème magique interprété par la prophétesse n’est pas cité. La pratique du sejdr est d’ailleurs décrite comme ancienne et appelée à disparaître à un moment où le christianisme s’installe au-delà même de l’Islande. Malgré une part de construction littéraire, ce texte éclaire tout de même ce qu’a été la pratique de la voyance dans la Germanie païenne : quelques personnes sont capables de maîtriser des techniques odiniques leur permettant de s’extraire de leur corps contingent et de passer dans l’autre monde pour entrer en contact avec des esprits, et accéder au passé et à l’avenir. Un des plus anciens poèmes de l’Edda, qui ouvre majestueusement le fameux recueil du codex regius, s’appelle justement Völuspá (Prédiction de la voyante)17 ; une prophétesse y retrace déjà toute l’histoire du monde en détail – c’est la source principale de l’Edda de Snorri. Ce texte présente donc une sorte de vision propre à l’autre monde, à la fois dominante et panoramique, l’expérience réalisée par la voyante consistant en quelque sorte à passer la tête derrière le monde apparent, comme nous l’avons vu avec le tableau des fileuses à la fin de la Saga de Njáll. Chez les mythographes aussi, des individus ont le privilège de passer dans l’au-delà, par exemple en descendant momentanément en enfer. Saxo Grammaticus, clerc danois, a relaté dans les Gesta Danorum l’histoire de son pays des origines mythiques jusqu’au XIIe siècle. Dans le premier livre18, le

12 Saga des Völsungar, chap. 20-31 (trad. R. BOYER, p. 230-261). 13 Voir la Saga des Ynglingar, chap. 2-9 (trad. Fr.-X. DILLMANN, p. 56-64). 14 Galdrar au pluriel. 15 Eiríks saga rauda, chap. 4 (trad. R. BOYER, Sagas islandaises, p. 336-339). 16 Voir R. BOYER, Le monde du double, p. 16-19, et passim. 17 Trad. R. BOYER, L’Edda poétique, p. 532-549. 18 Gesta Danorum, I. § 14 (trad. de Jean-Pierre TROADEC, La Geste des Danois, Paris, Gallimard, 1995, p. 53-54). VISIONS ET SPECTRES DANS LA LITTÉRATURE NORROISE 19 héros Hadingus est mené par une femme dans un lieu effrayant où des morts continuent à se battre. Il s’agit bien entendu d’une représentation de la Valhöll dont Hadingus a une vision avant l’heure, en sortant anormalement du monde des vivants auquel il appartient encore. A titre d’hypothèse, sans doute risquée, nous serions tenté d’établir une proximité thématique entre ces visions furtives de l’au-delà et le genre littéraire médiéval de la vision qui a connu un grand succès dans le monde des clercs durant tout le haut Moyen Âge, avec des prolongements bien plus tardifs19. Les sources de ce genre littéraire sont parfaitement chrétiennes, puisque le voyage dans l’au-delà apparaît au sein de la littérature apocryphe qui complète le Nouveau Testament dans la culture médiévale. La descente du Christ aux enfers est racontée dans l’Évangile de Nicomède, et la Vision de saint Paul fixe le cadre de nombreuses descriptions de l’au-delà. Peu à peu, dans les visions postérieures, un cadre littéraire se stabilise, non sans rapport avec les visions païennes. En effet, souvent le visionnaire, au cours d’un sommeil ou d’une catalepsie, se dédouble ; son corps demeure inerte et son âme part à l’aventure dans l’au-delà. Elle va alors visiter des contrées inconnues qui présentent des apparences paradisiaques ou infernales. Parmi les plus célèbres de ces visions, plusieurs sont dues à des moines irlandais et semblent recycler des éléments issus de la tradition celtique. D’autres aussi ont été écrites en Germanie au sens large, peut-être sous l’influence des Irlandais, mais on peut y voir aussi malgré tout la résurgence de conceptions d’origine païenne, dans la Vision de Wettin, par exemple, moine de Reichenau (IXe siècle), dans celle de Godescalc (XIe siècle, Schleswig), ou encore celle de Turchill (cistercien anglais du XIIIe siècle). Les thèmes, l’imagerie et même le vocabulaire se retrouveront ensuite jusque dans la mystique rhéno- flamande, chez Hildegarde de Bingen, et d’autres religieuses.

Spectres

Dans la littérature de sagas, l’autre monde se manifeste continuellement auprès des vivants ; c’est une expérience courante qui ne se produit jamais sans raison ni de façon anodine. Nous laisserons pour un temps de côté la question des revenants proprement dite, c’est-à-dire des morts qui retournent dans le monde des vivants où ils ne devraient pourtant plus paraître. D’autres êtres au statut se manifestent en effet dans un contexte de danger pour prévenir les vivants – ces apparitions n’étant pas toujours malveillantes. Les personnages des sagas sont ainsi régulièrement avertis par des événements de toutes natures que le narrateur n’a même pas besoin de commenter, car ils sont explicites en eux-mêmes ; chacun est ensuite libre de tenir compte ou non de ces signes, mais de toute façon nul n’échappe à son destin.

e 19 Voir Alexandre MICHA, Voyages dans l’au-delà, d’après des textes médiévaux (IV - XIIIe siècles), Paris, Klincksieck, 1992. 20 DANIEL LACROIX

Prenons la Saga des Groënlandais. Plusieurs scènes se situent au Vínland, donc outre-atlantique, où une petite communauté scandinave a du mal à s’implanter dans des territoires mal connus, au bout du monde, presque à la frontière justement du monde visible et de l’au-delà. Les menaces concrètes viennent d’un peuple autochtone mystérieux nommé Skrælingjar20. Lorsque ces derniers reviennent avec des produits à échanger, de façon tout à fait exceptionnelle, le double du personnage de Gudridr, sa fylgja, se montre sans rien dire. Cette présence indique un danger imminent, qui sera ainsi évité21. Le cadre du songe se prête aussi tout particulièrement à la communication avec l’autre monde. L’esprit du dormeur est alors libre de franchir la frontière. Le motif n’est bien sûr pas propre à la Scandinavie ni à la Germanie. C’est même le cadre de beaucoup de visions mystiques au Moyen Âge. Comme nous l’avons vu, par un effet de dédoublement de la personne, le corps reste inerte alors que l’esprit veille et entre en communication avec des êtres venus de l’autre monde ; au réveil, il en reste des traces dans la conscience du dormeur, sous forme de visions plus ou moins claires, qu’il est possible d’interpréter si l’on en a la capacité. Toutefois, dans les sagas nous ne trouvons pas de système interprétatif aussi élaboré que dans l’allégorie médiévale par exemple – même si un texte tel que la Queste del saint Graal est contemporain des sagas islandaises. Certains textes sont explicites, d’autres moins, preuve peut-être encore une fois de l’embarras du clerc chrétien face à des croyances d’origine païenne. Parmi les chefs d’œuvre du genre, la Saga de Gísli Súrsson mérite une attention particulière, car le héros de ce récit est particulièrement touché par ce phénomène. Dans la dernière partie de sa vie, Gísli Súrsson, qui a commis un meurtre, vit banni dans une situation précaire, confronté à des dangers perpétuels22. Il rêve alors de plus en plus souvent sous la forme d’obsessions harassantes qui l’empêchent même de dormir. Le contenu de ces visions oniriques est évoqué de façon peu claire dans des strophes scaldiques insérées au cœur de la narration en prose, selon un procédé courant du genre de la saga. Ces rêves consistent en l’apparition de deux entités féminines, l’une rassurante, l’autre menaçante. On comprend bien que ces images mentales recoupent un enjeu littéraire : dramatiser le parcours tragique du héros qui vit dans l’incertitude au quotidien, ballotté entre l’espoir d’un répit (la première femme) et la certitude d’une mort prochaine (la seconde femme). Ces strophes ont fait couler beaucoup d’encre23. Comment interpréter ces visions ? Normalement un individu n’a qu’une seule fylgja, alors que Gísli voit deux femmes différentes. Faut-il adopter un point de vue chrétien et y voir la confrontation simpliste des forces du bien à celles du mal, puisque ce

20 Il peut s’agir d’Inuits ou d’Indiens. Voir le dossier de R. BOYER, Ísland, Grœnland, Vínland, Essai sur le mouvement des Scandinaves vers l’ouest au Moyen Age, Paris, Éd. Arkhê, 2011. 21 Grœlendinga saga, chap. 7 (trad. R. BOYER, Sagas islandaises, p. 368-371). 22 Gísla saga Súrssonar, chap. 30-34 (trad. R. BOYER, Sagas islandaises, p. 622-631). 23 Voir la synthèse de R. BOYER, ibid., p. 1676-1680. VISIONS ET SPECTRES DANS LA LITTÉRATURE NORROISE 21 personnage a vécu au moment où l’Islande a adopté la foi chrétienne, ce qu’indiquent régulièrement les auteurs des sagas ? Sommes-nous dès lors sortis des croyances anciennes pour entrer dans une représentation purement littéraire de l’inconscient du héros ? La succession de ces visions semble illustrer de façon poignante l’incertitude qui définit l’existence du héros, faite d’oscillations entre moments de répit et moments de danger. Il est en tout cas plus facile d’interpréter des sagas explicitement chrétiennes ; ainsi dans la Saga de saint Óláf de Snorri Sturluson24, le roi Óláfr Haraldsson, futur saint, est prévenu en rêve avant la bataille où il va trouver la mort, après laquelle les miracles se multiplieront25. Il reste les revenants, registre extrêmement développé dans les sagas. La mort est par excellence le moment où s’opère une communication entre les deux mondes, parce que l’individu bascule de l’un dans l’autre26. Dans la tradition héroïque par exemple, telle qu’elle est illustrée dans la poésie des scaldes, quand sur le champ de bataille apparaissent les valkyries, il est clair que la dernière heure d’un héros est arrivée et qu’il ne va pas tarder à partir rejoindre Odin dans la Valhöll27. Toute vision trop nette de l’au-delà est aussi mauvais signe pour les personnages de saga28. Après le temps de la transition, du trépas, dans la majorité des cas, l’individu, réduit à sa forme interne mais conservant une apparence corporelle, disparaît définitivement du monde des vivants. Néanmoins, on rencontre aussi de nombreux exemples de morts qui reviennent soit d’eux-mêmes, soit parce qu’on les fait revenir sous l’effet de la magie. Parmi les revenants fréquents, on trouve ceux qui sont morts pour des causes anormales : assassinats injustes, suicides, mort due à la magie, noyades, etc. Reviennent aussi ceux qui ont abandonné derrière eux des affaires en plan qu’ils ne veulent pas laisser en l’état. Le plus souvent, dans les sagas, il ne s’agit pas de revenants errants, ce qui relève d’une autre croyance, mais de morts retournant sur les lieux de leur vie quotidienne pour y poursuivre une action inachevée. Ainsi dans la Saga de Snorri le Godi, plusieurs chapitres mettent en scène des revenants innombrables dont les vivants ont bien du mal à se débarrasser29. Claude Lecouteux a dressé une véritable galerie de portraits, notamment à partir

24 Cette saga est la pièce centrale de l’histoire des rois de Norvège intitulée Heimskringla (voir supra note 4). 25 Óláfs saga helga, chap. 214 et 244-245 (trad. R. BOYER, La Saga de saint Óláf, Paris, Payot, 1983, p. 242 et 263-267). 26 Voir l’étude de R. BOYER, La mort chez les anciens Scandinaves, Paris, Les Belles Lettres, 1994. 27 Tel le roi Hákon le Bon qui périt à la bataille de Svold en 961. Le scalde Eyvindr Skáldaspillir (Ruine-scaldes) raconte dans les Hákonarmál (Chant de Hákon) comment le roi accéda ainsi auprès d’Odin – Trad. de P. RENAULD-KRANTZ, Anthologie, p. 191-196. 28 Dans Eyrbyggja saga (Saga de Snorri le Godi, chap. 51), des signes inquiétants se manifestent pendant plusieurs jours dans la ferme de Fródá. Ainsi, pour commencer, une pluie de sang précède de peu la mort de Thorgunna (trad. R. BOYER, Sagas islandaises, p. 299-302). 29 Il s’agit toujours des événements de Fródá – Eyrbyggja saga, chap. 52-55 (ibid., p. 303- 308). 22 DANIEL LACROIX d’extraits de sagas, dont celle que nous venons de citer30 : un mari jaloux ne veut pas que sa femme lui trouve un remplaçant, un propriétaire refuse de renoncer à ses biens et vient terroriser ceux qui les ont repris, un revenant rentre chez lui avec sa tête coupée sous le bras, certains reviennent sous forme aussi animale, si bien qu’on peut très normalement intenter un procès à un revenant, et ainsi de suite. Le cadavre nécessite donc de strictes précautions, quels que soient les rites funéraires décrits : la tombe ou le tumulus, ou le bûcher, doivent être préparés selon les pratiques requises par la loi avec l’accompagnement des formules adéquates. Les auteurs de meurtre doivent ainsi, sous peine de poursuite, prendre en charge les frais d’inhumation, et certains cadavres sont parfois pourvus de chaussures spécialement attachées pour qu’ils puissent s’en aller loin31. On note aussi de nombreux cas où le mort, sans revenir parmi les hommes, continue de mener quelque temps une vie normale dans son tertre32, signe inquiétant. Inversement, il existe aussi des circonstances dans lesquelles l’on a besoin de faire revenir un mort, en recourant aux techniques magiques dont nous avons déjà parlé. Une œuvre légendaire du XIVe siècle, la Saga de Hervör et du roi Heidrekr, recompose une matière héroïque remontant à un passé lointain, à partir de poèmes eddiques, sous la forme de grandes scènes spectaculaires. Dans l’une d’elles, Hervör, fille du roi Heidrekr, force son père à sortir de son tertre pour récupérer l’épée Tyrfingr, symbole de souveraineté33. Ce genre de pratiques représente sans doute pour les Islandais chrétiens du Moyen Âge une caractéristique typique de la Scandinavie archaïque, qu’on peut alors reconstituer sous forme de fiction littéraire dans une visée de divertissement plus que d’édification historique.

Nous aurions pu bien évidemment citer en parallèle des textes anglais ou allemands, mais ils n’auraient pas montré une telle diversité en matière de visions et de spectres. Les clercs islandais, apparemment, ont pris plaisir à évoquer ces croyances sans les craindre outre mesure, sans les censurer fortement non plus ni les mettre en cause. Ils s’en amusent tout en étant fiers du passé de leurs ancêtres, se contentant d’en atténuer les aspects trop choquants. Leurs récits présentent l’intérêt de contenir des matériaux anciens de première main, même s’ils mêlent subtilement l’histoire et la fiction, dans un art strictement maîtrisé.

30 Fantômes et revenants au Moyen Age, p. 65 ss. et p. 189 ss. 31 Ce sont les “chaussures de Hel” mentionnées à l’occasion de l’enterrement de Vésteinn, beau-frère de Gísli Súrsson – Gísla saga Súrssonar, chap. 14 (trad. de R. BOYER, Sagas islandaises, p. 592). 32 Ainsi Gunnar de Hlídarendi (voir note 10), dans la Saga de Njáll le Brûlé, qui passe du bon temps dans son tertre après sa mort, en récitant des strophes poétiques – Brennu Njáls saga, chap. 78 (trad., R. BOYER, Sagas islandaises, p. 1324-1325). 33 Hervarar saga ok Heidreks konungs, chap. 4 (trad. R. BOYER, La Saga de Hervör et du roi Heidrekr, Paris, Berg International, 1988, p. 26-34). VISIONS ET SPECTRES DANS LA LITTÉRATURE NORROISE 23

Nous citerons tout de même à titre d’exemple un passage du Dialogus miraculorum de Césaire de Heisterbach (XIIIe siècle)34. Ce moine cistercien raconte une anecdote survenue dans l’archevêché de Mayence, qui peut être résumée comme suit : la maîtresse d’un prêtre meurt et on l’enterre, mais un chevalier la rencontre après son enterrement poursuivie par un chasseur infernal. Elle porte chemise et chaussures, et se désespère. Le chevalier essaie alors de la retenir pour la protéger, mais elle file et il lui arrache une partie de sa chevelure. Quand on ouvre la tombe pour vérifier le récit du chevalier, la morte n’a plus de cheveux35.

De tels témoignages sont là pour nous convaincre de la permanence des croyances tout au long du Moyen Âge, dans une ère donnée, bien après la christianisation, et malgré l’inlassable travail de l’Eglise en matière de conversion, qui il est vrai va changer de nature au XIIIe siècle avec l’accentuation de la répression des superstitions et de la sorcellerie – ce qui nous entraîne vers une modernité sortant de notre propos.

34 Dialogus miraculorum, XII, 20. 35 Exemple repris également par Cl. LECOUTEUX, Fantômes et revenants au Moyen Age, p. 118-119.

Le diable et la critique de la société courtoise dans Gregorius de Hartmann von Aue

Patrick DEL DUCA Université Blaise Pascal – Clermont-Ferrand

Problématique

Le Gregorius constitue, avec Le pauvre Henri, l’une des deux légendes composées par Hartmann von Aue à la fin du XIIe siècle. Nous ne savons pas précisément à quelle époque l’auteur allemand a adapté la légende française intitulée La vie du pape Grégoire. La recherche s’accorde généralement à situer la date de composition du Gregorius entre 1190 et 1200, c’est-à-dire durant la même décennie pendant laquelle Hartmann a également transposé en allemand le roman de Chrétien de Troyes Yvain ou le chevalier au lion. Nous ne disposons malheureusement plus du manuscrit qui a servi de source à Hartmann et il existe plusieurs rédactions différentes de la légende française anonyme de saint Grégoire, dont les plus anciennes remontent au XIIe siècle et sont conservées dans six manuscrits. Concernant ces versions anciennes, on peut distinguer deux familles, A et B, contenues chacune dans trois manuscrits. La version A est globalement plus longue que les textes de B : certains épisodes y sont amplifiés, notamment la description du combat sous les murs de la ville assiégée, l’arrivée de Grégoire à Rome et les retrouvailles finales du pape et de sa mère. Celles-ci ainsi que l’entrée de la mère de Grégoire dans un couvent ne se trouvent que dans A, ainsi que dans B2 et B3. Il est difficile de savoir comment Hartmann a eu accès à un manuscrit français contenant cette légende1. Il est possible que ses mécènes aient été les

1 Pour une analyse des rapports entre les versions françaises et le texte allemand, on pourra se reporter à : Brigitte HERLEM-PREY, Le ‘Gregorius’ et ‘La vie de saint Grégoire’. Détermination de la source de Hartmann von Aue à partir de l’étude comparative intégrale des œuvres. Göppingen, Kümmerle (GAG 215), 1979. 26 PATRICK DEL DUCA ducs de Zähringen dont les liens avec la France étaient étroits2. Cependant le duché d’Aquitaine, dont Aliénor était l’héritière, peut tout aussi bien trahir l’influence de la famille des ducs de Saxe3. Dans l’étude qu’il a consacrée à cette légende, Ulrich Ernst a clairement mis en évidence le principe sur lequel repose tout le texte : “Diese Struktur ist der Antagonismus von vita carnalis und vita spiritualis, der die dichotomische Konstruktion der Legende des Inzestheiligen konstituiert und die gesamte Dichtung in ihren innersten Bauteilen prägt”4. Cette structure antinomique est soulignée par Hartmann lui-même qui insiste sur

2 Thèse défendue par Volker Mertens, cf. Volker MERTENS, “Das literarische Mäzenatentum der Zähringer”, in : Die Zähringer. Eine Tradition und ihre Erforschung, éd. par Karl Schmid, Sigmaringen, Thorbecke Verlag, 1986, p. 117-134; Volker MERTENS, Gregorius Eremita. Eine Lebensform des Adels bei Hartmann von Aue in ihrer Problematik und ihrer Wandlung in der Rezeption. München, Artemis, 1978, p. 25-26. Plusieurs indices plaident effectivement en faveur de cette hypothèse. Les ducs de Zähringen étaient également recteurs de Bourgogne et disposaient sans aucun doute des moyens financiers nécessaires à l’acquisition des manuscrits contenant les textes que Hartmann a adaptés en allemand (Erec et Enide et Yvain ou le chevalier au lion de Chrétien de Troyes, ainsi que cette légende). La famille ducale pouvait constituer un véritable pont culturel entre l’Allemagne et la France : le duc Berthold IV de Zähringen (né vers 1125 et mort en 1186) épousa en secondes noces, en 1183, Ide de Boulogne, fille de Mathieu d’Alsace et Marie de Blois. L’oncle d’Ide de Boulogne était le comte Philippe de Champagne pour lequel Chrétien de Troyes composa son Perceval entre 1181 et 1191. De plus, la mère de Berthold IV, Clémence de Luxembourg-Namur, parlait français. Nous aurions donc là un itinéraire propice à un transfert culturel de Francie en Germanie. L’allusion que fait Hartmann à la mort de son suzerain dans l’une de ses chansons de croisade (“Maintenant que la mort m’a privé de mon seigneur, plus rien ne m’importe de ce qui se passe dans le monde”) est également compatible avec l’année de décès de Berthold IV. Le lien avec la France ne se rompt pas avec la mort de Berthold IV : Berthold V (1160-1218), le fils qu’il avait eu avec sa première femme Heilwich de Frohbourg, épousa vers 1200 Clémence d’Auxonne, fille d’Etienne III de Bourgogne, comte d’Auxonne. Les ducs de Zähringen ont également encouragé les arts : selon l’écrivain Rudolf von Ems, Berthold von Herbolzheim a composé un roman d’Alexandre pour le “noble Zähringer”, sans doute Berthold V ou son père. Enfin, les armoiries attribuées à Hartmann dans le Grand Chansonnier de Heidelberg sont composées d’alérions blancs sur fond d’azur et pourraient avoir été formées à partir du blason des ducs de Zähringen, représentant une aigle de gueules, déployée sur fond d’or. 3 Aliénor d’Aquitaine, première femme du roi français Louis VII, se maria en secondes noces avec le futur roi d’Angleterre : l’union eut lieu en 1152, deux ans plus tard son époux coiffait la couronne d’Angleterre sous le nom d’Henri II. En 1168, le duc de Saxe Henri le Lion épousa Mathilde, fille d’Henri II Plantagenêt et d’Aliénor. Après avoir été banni de l’empire par Frédéric Ier Barberousse, Henri le lion passa lui-même trois années d’exil en Angleterre (de 1182 à 1185), chez son beau-père Henri II. On notera également que le plus jeune fils d’Henri le Lion, Guillaume de Lunebourg, né en Angleterre en 1184, a fait traduire le Gregorius de Hartmann en latin par l’évêque Arnold de Lubeck. Il n’est pas impossible que la légende française ait été une commande d’Aliénor d’Aquitaine elle-même : accusée par ses contemporains d’avoir eu des relations incestueuses avec son oncle Raimond d’Antioche puis avec Geoffroy d’Anjou, père de son deuxième mari Henri II, elle aurait peut-être voulu faire œuvre de pénitence en commandant cette légende. 4 Ulrich ERNST, Der ‘Gregorius’ Hartmanns von Aue. Theologische Grundlagen – legendarische Strukturen – Überlieferung im geistlichen Schrifttum (Ordo, Bd. 7, Studien zur Literatur und Gesellschaft des Mittelalters und der frühen Neuzeit), Köln/Weimar/Wien, Böhlau, 2002, p. 3. LE DIABLE ET LA CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ COURTOISE 27 l’incompatibilité fondamentale existant entre l’âme et le corps (Gregorius, v. 2655-2662). U. Ernst démontre que cette légende développe de manière très cohérente l’opposition entre la gloria mundi et la gloria Dei5, entre les valeurs profanes propres au monde courtois et les valeurs chrétiennes qui se manifestent à travers la fuga mundi, la vie contemplative ou l’érémitisme. Nous tenterons d’analyser dans cet article quelle fonction remplit le diable dans la légende allemande, et comment le rôle du Malin s’intègre dans la structure d’ensemble du texte et participe de son sens global. Poser la question du diable revient à s’interroger sur le mal, la source du mal et, l’un des problèmes fondamentaux posés par Hartmann, sur les raisons qui expliquent pourquoi Dieu tolère l’action du diable. Pour la patristique, l’action du diable permet de mettre les fidèles à l’épreuve. Ainsi, selon saint Grégoire, si Dieu déclare au diable au sujet de Job : “Voici, tout ce qui lui appartient est en ton pouvoir”, c’est que par une puissance mystérieuse, il souhaite “donner libre cours aux assauts du malin contre les fidèles, pour les éprouver”6. Cependant, la puissance du diable demeure limitée et sous le contrôle de Dieu : “Pour Dieu, dire : Seulement, ne porte pas la main sur lui, c’est aussi, dans la permission qu’il donne, contenir la tentation en en modérant la violence”7. Dieu concède donc au Malin la permission d’éprouver la vertu des croyants8 en même temps qu’il lui interdit de porter la main sur eux. Le pouvoir du diable et les pièges qu’il tend aux hommes s’inscrivent dans le plan divin, dans la Providence. Le diable n’aura donc de cesse de parcourir le monde en quête de victimes, cachant toujours ses ruses et sa malice aux yeux des hommes9, enviant leurs progrès, sondant les failles qui s’ouvrent à la réprobation, brûlant de faire le mal pour affliger les bons10. Le problème de la faute tel qu’il a très souvent été posé par la critique à propos de Gregorius mène, comme le souligne Ulrich Ernst, dans une impasse11. La légende de Hartmann s’inscrit dans une perspective beaucoup

5 Ibid., p. 5-17. 6 GRÉGOIRE LE GRAND, Moralia in Job, PL vol. 75, col. 561C : “Dicere Dei est : Ecce universa quæ habet, in manu tua sunt, ad probationem fidelium, contra eos occulta vi incursum illum suæ malitiæ relaxare”. Traduction d’après : Morales sur Job, introduction et notes de Dom Robert GILLET, traduction de Dom André de GAUDEMARIS, Paris, Editions du Cerf (Sources Chrétiennes 32), 1950, Livre 2, VII, 12. 7 GRÉGOIRE LE GRAND, Moralia in Job, PL vol. 75, col. 561C : “Dicere Dei est : Tantum in eum ne extendas manum tuam, ab immoderatæ tentationis impetu eum etiam permittendo restrigenre”. 8 Ibid., PL vol. 75, col. 561B : “Tentandam eorum innocentiam ei concedendo permittit”. 9 C’est pourquoi le secret tient une telle place dans la légende de Gregorius : le secret de l’inceste, celui qui entoure la naissance de l’enfant, les pêcheurs qui tentent de cacher l’enfant à l’abbé, l’abbé qui achète le silence des pêcheurs et qui ne dévoile pas à Gregorius ses origines véritables, Gregorius qui, de retour en Aquitaine, dissimule les tablettes qui révèlent son identité et qui auraient permis d’éviter la deuxième catastrophe…il est évident que la culture du secret dans la légende s’inscrit dans le plan du diable et participe de la chute du héros. Cf. Ulrich ERNST, Der ‘Gregorius’ Hartmanns von Aue. Theologische Grundlagen, p. 18 ss. 10 Cf. GRÉGOIRE LE GRAND, Moralia in Job, PL vol. 75, col. 562A. 11 Ulrich ERNST, Der ‘Gregorius’ Hartmanns von Aue. Theologische Grundlagen, p. 1. 28 PATRICK DEL DUCA plus large que le simple problème de la responsabilité personnelle. Elle est révélatrice d’une perspective chrétienne et rigoriste, d’une idéologie qui va à l’encontre les valeurs profanes et mondaines. Pour pouvoir en appréhender les différentes facettes et en dégager l’originalité, il nous faudra non seulement comparer régulièrement le texte allemand aux versions françaises dont nous disposons aujourd’hui, mais nous devrons également replacer l’œuvre dans le contexte socio-historique qui lui est propre. La fonction du diable dans Gregorius et le traitement qui lui est réservé, en comparaison de l’image qui est donnée du diable dans La vie du pape Grégoire, sont en effet révélateurs d’une nouvelle orientation de la légende.

Dieu et le diable dans les versions françaises de la légende et dans le Gregorius de Hartmann von Aue

La légende française relate la vie de Grégoire, né des amours incestueuses du jeune comte d’Aquitaine et de sa sœur :

Un puissant comte d’Aquitaine, à l’article de la mort, convoque ses barons et, devant eux, demande à son fils de veiller sur sa sœur. Avant d’expirer, le comte, regrette amèrement de ne pas avoir marié sa fille : “Se je l’eüsse mariee / De rien 12 ne fust m’arme grevee” (A1, v. 89-90, “Si je l’avais mariée, mon âme ne serait nullement attristée”). Il déplore que celle-ci demeure toute “desconseillee” (A1, v. 93) et toute “esgaree” (A1, v. 105), qu’elle soit déconcertée, dépourvue d’aide et de conseils. Le frère s’occupe loyalement de sa sœur, ne la quittant jamais, et la tient en grand honneur. Cette relation fraternelle déplaît profondément au diable qui, profitant de l’amour et de l’intimité des deux êtres, fait en sorte que le frère s’éprenne de sa sœur et la viole. L’ennemi s’en réjouit et croit déjà les avoir condamnés à l’enfer (A1, v. 203-208). De cette relation incestueuse naît bientôt un fils, dont Dieu fera un saint homme et un pape. Le diable ignore cependant tout de ce “saintisme engendrement” (A1, v. 216). Il s’affaire à aiguillonner ces deux victimes afin qu’elles continuent à vivre dans le péché, “mais il fut finalement bien trompé” (A1, v. 222, “Mais puis i fu mal enginés”). Dès que la dame se sait enceinte, elle déclare qu’elle ne supprimera pas le fruit que Dieu a mis en elle. Les deux enfants demandent le conseil d’un vieux baron, fidèle vassal et ami de leur père défunt. Le baron recueille la demoiselle afin qu’elle puisse accoucher chez lui en secret et ordonne au jeune homme de partir en pèlerinage à Jérusalem afin de sauver son âme. La jeune femme donne naissance à un très beau garçon et exige du vieux baron et de sa femme qu’ils fassent ce qu’elle demandera, sans quoi elle refusera de s’alimenter. Ceux-ci, après avoir cru que la mère voulait tuer l’enfant, finissent par se conformer à ses désirs et trouvent un berceau pour le nourrisson. La jeune mère y dépose l’enfant, elle rajoute près de sa tête quatre marcs d’or, du sel pour indiquer qu’il n’est pas baptisé13, ainsi qu’un riche drap d’or et de soie. Sous les pieds du nourrisson,

12 La légende française est citée d’après : Hendrik Bastian SOL (éd.) : La vie du pape saint Grégoire. Huit versions françaises médiévales du bon pécheur. Amsterdam, Rodopi, 1977. 13 Cette tradition remonte à Saint Augustin : l’imposition du sel est un signe destiné aux catéchumènes. Il s’agit d’un exorcisme visant à chasser le Malin en attendant que les catéchumènes soient baptisés : “Ce qu’ils reçoivent, bien que ce ne soit pas le corps du Christ, LE DIABLE ET LA CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ COURTOISE 29

elle place dix marcs d’argent, destiné à son éducation, et des tablettes d’ivoire sur lesquelles elle écrit qu’il est né “par peché et par folie” (A1, v. 514) d’une relation entre un frère et une sœur et qu’il est de “haut parage” (A1, v. 519). Le vieux couple de nobles place le berceau dans un tonneau et va le déposer dans un bateau vide qu’ils abandonnent aux flots, tandis que la mère, désespérée, croit mourir de douleur. Bientôt, elle apprend la mort de son frère qui, dès qu’il l’eut quittée, fut pris d’un mal qui l’emporta en une journée. A la demande des barons, la demoiselle ensevelit son frère et prend sa place à la tête de l’héritage laissé par leur père. Convoitée par de nombreux comtes, elle refuse de se marier à aucun d’entre eux jusqu’au jour où un puissant duc, venu d’Italie et également éconduit par la comtesse, lui fait la guerre et ravage son pays. L’enfant, quant à lui, vogue au gré des flots, comme le veut la “fortune” (A1, v. 772), frôlant de grands périls et la mort. Il est conduit par Dieu qui le protège et lui permet d’arriver à proximité d’un port où deux pêcheurs, appartenant à une abbaye, n’ont pas réussi à jeter leurs filets à cause de la tempête. Les deux pêcheurs, deux frères dont l’un est pauvre et l’autre riche, recueillent le berceau et le ramènent sur la rive où les attend l’abbé. Celui-ci découvre l’enfant que les pêcheurs tentent de dissimuler et le confie au pêcheur pauvre afin qu’il l’élève. Il lui donne les dix marcs d’argent afin que le pêcheur se taise et fasse passer le nourrisson pour son petit-fils. L’abbé conserve les tablettes, l’or ainsi que l’étoffe précieuse et baptise l’enfant dès le lendemain, devenant son parrain. A cinq ans, Grégoire entre au couvent. Le pêcheur, pressé de questions par sa femme qui veut savoir d’où vient cet argent, ne tient pas parole et lui révèle comment Grégoire a été trouvé. Alors qu’il a ans et qu’il joue avec les enfants du pêcheur, Grégoire saisit l’un de ses demi-frères par les cheveux et l’abat par terre (A1, v. 1004). Le garçon blessé va se plaindre auprès de sa mère qui, sous l’emprise de la colère, injurie Grégoire, le traitant de misérable et d’enfant trouvé. Grégoire demande alors à l’abbé l’autorisation de quitter ce pays, car il ne supporte pas la honte dont il est l’objet. L’abbé tente de détourner Grégoire de son projet et lui assure qu’à sa mort c’est lui que les moines éliront à la tête du monastère. Grégoire refuse cette offre et annonce son désir de devenir chevalier, car tout son cœur et toute sa vie sont tournés vers la chevalerie. Là encore, l’abbé tente de le dissuader de rejoindre le corps des chevaliers “que molt mauvaise est lor vie” (A1, v. 1128), arguant qu’il perdra son âme (A1, v. 1208). Il cède malgré tout et procure à son filleul un équipement de chevalier. Une dernière fois, il tente de le retenir en lui promettant une terre et un mariage avec une femme de haute naissance. Alors que Grégoire déclare qu’il ne sait de quel lignage il est issu, l’abbé va chercher les tablettes d’ivoire. Bouleversé par la révélation du secret de sa naissance, Grégoire refuse de rester. L’abbé lui a fait don d’un bliaut taillé dans l’étoffe précieuse que contenait son berceau. Grégoire s’embarque dans un bateau afin de traverser la mer. Le diable, qui veut le damner, le ramène au pays de sa mère, la comtesse d’Aquitaine. Après avoir été présenté à la comtesse, Grégoire entre à son service et la délivre des assauts du duc romain qui avait mis le siège à sa capitale. Le duc, fait prisonnier par Grégoire, doit s’engager à laisser la comtesse définitivement en paix. Celle- ci a bien remarqué le bliaut que porte Grégoire mais pense qu’il ne s’agit que d’une coïncidence. Sur les conseils de ses barons, elle épouse le chevalier qui les a délivrés du duc. Ceci entraîne la grande joie du diable qui, après avoir uni le frère à la sœur, est parvenu à unir le fils à la mère. Chaque jour, Grégoire se rend est néanmoins saint, […] parce que c’est un sacrement” (De peccatorum meritis et remissione, II, 26, 42 ; “et quod accipiunt, quamvis non sit corpus Christi, sanctum est tamen, […] quoniam sacramentum est”, PL vol. 44, col. 176). Ce signe pourra être renouvelé plusieurs fois avant le baptême effectif. 30 PATRICK DEL DUCA

dans sa chambre où il consulte en secret ses tablettes d’ivoire. Il en ressort toujours tellement abattu que sa tristesse éveille la curiosité d’une femme de chambre qui avertit la comtesse. Celle-ci découvre les tablettes et, profondément bouleversée par cette nouvelle faute, révèle la vérité à son fils. Le fils, qui a jadis fréquenté l’école du monastère, instruit sa mère sur la façon d’obtenir le pardon de Dieu et revêt lui-même la haire du pénitent. Il renonce au monde, à la richesse, et quitte le pays, n’emmenant avec lui que ses tablettes. Au bout de trois jours, il parvient dans une région isolée au bord de la mer. Il n’y a là qu’une cabane de pêcheur habitée par un couple pauvre. Le pêcheur, un méchant homme qui prend Grégoire pour un brigand, lui refuse le gîte, puis, après l’intervention de sa femme, lui accorde l’hospitalité pour la nuit. Le lendemain, ayant appris que Grégoire recherche un ermitage, il l’emmène sur une île déserte et l’enchaîne à un rocher avant de jeter la clé des chaînes à la mer. Ne survivant que grâce à l’eau qui tombe du ciel et à l’aide du Christ, Grégoire passe dix-sept ans dans la solitude la plus totale et un dénuement extrême. Ses vêtements ont pourri de telle sorte que seuls ses poils le protègent du froid ou de la chaleur. A Rome, le pape vient de mourir et les cardinaux apprennent par un ange que son successeur doit être un pénitent qui répond au nom de Grégoire. Les messagers partis à la recherche de cet inconnu passent une nuit chez le pêcheur qui a abandonné Grégoire sur l’île. Il leur offre comme repas un grand poisson et découvre, en l’ouvrant, la clé qu’il avait jetée à la mer dix-sept ans plus tôt. Pris de repentir, il relate aux envoyés de Rome ce qui s’est passé jadis. Dès le lendemain, il les conduit au rocher où est toujours attaché Grégoire, qui a maintenant pris l’apparence d’une bête. Celui-ci, après avoir appris comment la clé a été retrouvée, consent à devenir pape et se rend à Rome (fin de B1). La Comtesse d’Aquitaine se rend également à Rome pour obtenir le pardon du pape. Après la confession, Grégoire se fait reconnaître de sa mère. Il la fait entrer dans un couvent afin qu’elle expie ses péchés et que son âme soit sauvée (fin de A1, A2, A3, B2, B3).

Dans un article paru en 198814, Anita Guerreau-Jalabert a démontré que la légende du pape Grégoire est en premier lieu une dénonciation de la politique matrimoniale féodale telle qu’elle était pratiquée dans le duché d’Aquitaine au XIIe siècle. En effet, la première erreur commise par le père des deux enfants incestueux réside dans le “refus réitéré du mariage exogamique ‘normal’, ce qui les précipite dans une pratique de l’inceste que l’auteur du récit n’a pas choisi de présenter en demi-teintes”15. Il a failli à ses devoirs de père et de suzerain en ne se montrant pas assez prévoyant et “a gravement mis en cause la reproduction normale de son ‘lignage’ – et de son pouvoir –, mais également, dans le même temps, celle de tout le groupe des barons”16. Le comte a donc, par cette négligence fatale, bloqué la reproduction exogamique de son lignage et mis en péril les liens de vassalité qui assurent la bonne cohésion et la paix de la société féodale. De la même façon, la comtesse va, en guise de pénitence, refuser toute nouvelle union exogamique. Comme l’a noté A. Guerreau-Jalabert, ce comportement est là encore en totale décalage

14 Anita GUERREAU-JALABERT, “Inceste et sainteté. La vie de saint Grégoire en français (XIIe siècle)”, in : Annales. Economies, Sociétés, Civilisation, 43e année, n° 6, 1988, p. 1291- 1319. 15 Ibid., p. 1299. 16 Ibid., p. 1299. LE DIABLE ET LA CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ COURTOISE 31 avec les normes de la société laïque du Moyen Âge : en choisissant la chasteté elle se comporte comme une veuve, assimilant “par son attitude relations incestueuses et mariage légitime”17. Elle opère donc un choix inadéquat dont les conséquences sont la dévastation de ses terres par le duc romain qui souhaitait l’épouser. La culture du secret, liée à l’inceste, qui entoure la conception de Grégoire ainsi que sa naissance vont, selon l’auteur de l’article, à l’encontre des règles de l’Eglise qui prônent la publicité de tels rites afin de garantir la légitimité du lignage. Par ailleurs, aucune place n’est accordée à l’Eglise lors de la conclusion du mariage entre le jeune chevalier et sa mère : seuls les barons, inspirés par le diable, cautionnent cette union. Ce texte se fait donc l’écho de la condamnation d’une “conception beaucoup trop exclusivement laïque du contrôle des relations de parenté (filiation et plus encore alliance) dans l’aristocratie”18. Un tel repli de la société aristocratique sur elle-même à travers la pratique du mariage endogamique n’aura que des conséquences néfastes, entraînant une rupture de la reproduction normale du lignage et empêchant un bon fonctionnement de la société féodale (l’absence d’un seigneur entraînant la guerre). A cette conception erronée d’une pratique matrimoniale oublieuse des principes de l’Eglise la légende oppose, selon Anita Guerreau-Jalabert, la parenté spirituelle entre Grégoire et l’abbé. En effet, c’est bien Dieu qui conduit le jeune Grégoire au monastère où il sera baptisé par l’abbé, son parrain qui lui invente une nouvelle famille, celle du pêcheur. Par le baptême, Grégoire reçoit un nom, est intégré “dans le réseau de la parenté spirituelle chrétienne”, ce qui “souligne le caractère absolument positif de toute filiation artificielle […] et sa prédominance ‘logique’ sur la filiation réelle”19. A la parenté charnelle imposée, d’origine diabolique, répond donc une parenté spirituelle choisie. Le stade ultime de cette parenté spirituelle ne sera cependant atteint que sur l’île déserte, dans une union mystique avec Dieu : après avoir, à travers l’inceste avec sa mère, “choisi la parenté réelle au détriment de la parenté spirituelle” et après s’être “lui-même remis au pouvoir du diable”, Grégoire atteint une relation spirituelle qui dépasse toutes les autres, l’union avec Dieu. Cet épisode fait donc la “démonstration de la supériorité absolue de la parenté spirituelle – de nature divine – sur la parenté réelle – liée aux agissements du diable”20. En transposant ce récit à l’Allemagne de la fin du XIIe siècle, Hartmann von Aue a changé de nombreuses données du récit français. Même si le cadre socio-historique n’est pas fondamentalement différent de celui qui caractérisait la légende française – nous retrouvons dans l’adaptation allemande l’opposition marquée entre une conception laïque et féodale du mariage et l’idéalisation de la parenté spirituelle et de la relation avec Dieu –

17 Ibid., p. 1300. 18 Ibid., p. 1301. 19 Ibid., p. 1303. 20 Ibid., p. 1304. 32 PATRICK DEL DUCA de nombreux détails ont été changés qui infléchissent le sens du texte et la fonction remplie par le diable. Dans le texte français, l’irruption du diable ne paraît guère surprenante : qu’y a-t-il d’anormal à ce que le diable intervienne dans les affaires humaines alors que dans cette société pervertie les valeurs élémentaires ne sont plus respectées ? Quand un père néglige ses devoirs élémentaires, omettant d’organiser le mariage de ses enfants, laissant sa fille sans autre protection que celle de son frère, l’intervention de l’ennemi de l’humanité est finalement logique et prévisible. Qu’en est-il dans le Gregorius21 ? Il semble tout d’abord que l’auteur allemand ait à cœur de nous présenter une société beaucoup plus “normale”, dans laquelle les rapports entre les individus ne sont pas aussi pervertis, une société avec laquelle le public courtois de Hartmann aura plus de facilités à s’identifier22. Ainsi l’auteur réduit-il tout d’abord la responsabilité du père. En effet, lorsqu’il meurt, ses enfants n’on que dix ans (v. 188), ils ne sont donc pas nubiles. On peut dès lors reprocher au père d’avoir omis de préparer leurs mariages, de n’avoir pas songé à de nouvelles alliances avec d’autres familles, mais on ne peut plus lui faire grief d’avoir refusé de les marier. Les paroles que tient le duc allemand sont d’ailleurs beaucoup moins empreintes de repentir et de tristesse que celles du comte français :

sun, war umbe weinestû ? jâ gevellet dir nû mîn lant und michel êre. ja vürhte ich harte sêre dîner schœnen swester. des ist mîn jâmer vester und beginnez nû ze spâte klagen daz ich bî allen mînen tagen ir dinc niht baz geschaffet hân: daz ist unväterlich getân. (Gregorius, v. 233-242)23

La faute commise par le père est donc moindre que dans la source. En évoquant la faute commise par le père, l’adaptation allemande ne met nullement l’accent sur le désarroi de la jeune fille, ni sur le fait qu’elle soit dépourvue d’aide et de conseil, mais au contraire – nous y reviendrons en détail – sur les honneurs qui reviennent de droit au fils. Comme dans le texte français, on insiste sur le dévouement dont le frère fait preuve envers sa sœur

21 Nous citerons le texte allemand de la légende d’après l’édition suivante : Hartmann von Aue, Gregorius, Der arme Heinrich, Iwein, herausgegeben und übersetzt von Volker MERTENS (Bibliothek der Mittelalters 6), Frankfurt am Main, Deutscher Klassiker Verlag, 2004. 22 Ceci permet à Hartmann de faire de sa légende un exemple ayant une valeur générale. Ainsi l’auteur ajoute-t-il une mise en garde destinée à chaque homme afin qu’il n’ait pas de relation trop intimes avec une sœur ou une nièce (Gregorius, v. 415-420) 23 “Mon fils, pourquoi pleures-tu puisque maintenant mon pays et de grands honneurs vont te revenir ? En fait, c’est pour ta sœur, si belle, que je me fais vraiment du souci. Je regrette profondément, mais mes regrets arrivent trop tard, de ne pas avoir mieux pourvu à son avenir de mon vivant. Je n’ai pas agi en père”. LE DIABLE ET LA CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ COURTOISE 33 et sur le bonheur qu’ils éprouvent à être ensemble. C’est justement ce grand bonheur qui déplaît au diable de telle sorte qu’il transforme l’amour loyal du frère en de mauvaises pensées :

an sîner swester minne sô riet er im ze verre unz daz der juncherre verkêrte sîne triuwe guot ûf einen valschen muot. (Gregorius, v. 318-322)24

Là encore, la responsabilité des individus est très largement atténuée. Si l’influence néfaste du diable est déjà bien présente dans le récit français, elle paraît encore plus déterminante dans l’adaptation : la volonté du jeune homme et son libre arbitre semblent ici totalement annihilés si bien qu’il devient l’objet du diable. Celui-ci profite de l’innocence des deux enfants pour les manipuler à sa guise. Il abuse le jeune garçon qui agit “sur le conseil du diable” (v. 339, “durch des tiuvels rât”) et endort la méfiance de la jeune fille :

Nû was daz einvalte kint an sô getâner minne blint und diu reine tumbe enweste niht dar umbe wes si sich hüeten solde und hancte im swes er wolde. nû begap si der tiuvel nie unz sîn wille an ir ergie. (Gregorius, v. 345-352)25

Dans la légende française, le Malin profite des baisers que tous deux se donnent trop souvent pour que le frère s’éprenne de la sœur (A1, v. 157-160). Dans l’adaptation de Hartmann, c’est le diable qui fait en sorte que le jeune homme enlace sa sœur en dormant et que celle-ci colle sa bouche et ses joues à son frère :

dô si begunde wachen, dô hete er si umbevangen. ir munt und ir wangen vant si sô gelîmet ligen als dâ der tiuvel wil gesigen. (Gregorius, v. 370-374)26

De la même façon, lorsque la jeune femme prend plaisir à s’adonner régulièrement à ce péché, c’est encore “l’excitation provoquée par le diable”

24 “Il lui inspira si longtemps du désir pour sa sœur que la loyale amitié du jeune seigneur fit place à de perfides intentions”. 25 “Alors, la jeune enfant était aveugle face à un amour d’une telle nature et, pure et naïve, elle ne savait pas de quoi elle devait se garder si bien qu’elle le [= son frère] laissa faire ce qu’il voulut. A ce moment, le diable ne lâcha pas prise jusqu’à ce qu’il l’ait soumise à sa volonté”. 26 “Lorsqu’elle se réveilla, il la tenait enlacée. Elle vit que sa bouche et ses joues étaient collées à lui, comme c’est le cas lorsque le diable veut triompher”. 34 PATRICK DEL DUCA

(v. 401, “der tiuvelschünde luoder”) qui est à l’œuvre. L’œuvre allemande ne fait nulle mention d’une relation qui serait en elle-même pervertie, elle souligne au contraire la loyauté et la bonté du frère ainsi que l’irruption du diable qui lui inspire une passion violente. Le narrateur énumère les quatre facteurs qui sont à l’origine de cette passion : il évoque tout d’abord l’amour qui tourmente les sens du jeune homme, en second lieu la beauté de sa sœur, en troisième lieu la fausseté du diable et enfin la jeunesse du frère (v. 327, “sîn kindheit”). Ces différents facteurs, loin d’être indépendants les uns des autres, constituent un tout : l’amour, la beauté de la jeune femme et la jeunesse, c’est-à-dire la naïveté, du garçon, sont en réalité les adjuvants du Malin “qui se sont alliés contre le jeune homme et avec le diable” (v. 328, “diu ûf in mit dem tiuvel streit”). Parallèlement, la figure de la sœur n’est pas aussi ambigüe que dans l’œuvre française : elle n’exerce aucun chantage envers les deux nobles qui l’ont accueillie et ne menace pas de se laisser mourir de faim. C’est d’ailleurs ensemble que tous trois vont confier le nourrisson aux flots (v. 767-784). Faut-il en conclure que l’action du diable sert à disculper les hommes ? Ce serait sans doute aller trop vite en besogne, même s’il est vrai que Hartmann prend soin de ne pas présenter ses personnages sous un trop mauvais jour. Cette tendance à la revalorisation des personnages se retrouve dans la plupart de ses œuvres et n’est pas propre au Gregorius. La puissance du diable semble être beaucoup plus importante dans l’œuvre allemande que dans le récit français. Daniel Rocher a souligné à juste titre que le pessimisme de Hartmann se démarque radicalement de l’optimisme dont est empreinte la légende française27. En effet, dans le texte français, l’inceste commis par les deux enfants s’inscrit, sans que personne ne le sache, dans le plan divin : de cette union naîtra le très saint Grégoire28. D. Rocher démontre que l’on retrouve ici le thème de la felix culpa propre à la liturgie pascale29 : ce thème fait partie de l’Exultet chanté durant la veillée du samedi saint: “O felix culpa quae talem et tantum meruit habere redemptorem” (“Heureuse faute d’Adam qui nous a valu un rédempteur”). Même le péché originel participe du bien et de la rédemption finale de l’humanité. Comme toute œuvre de Satan, il s’inscrit dans le plan de Dieu. Cette vision optimiste de l’auteur de la Vie du pape Grégoire, très proche de la conception de la plupart des pères de l’Eglise, constitue une sorte de Théodicée, une justification du mal sur terre, et est confirmée par le fait que

27 Daniel ROCHER, “Das Motiv der ‘felix culpa’ und des betrogenen Teufels in der ‘Vie du pape Grégoire’ und in Hartmanns ‘Gregorius’”, in : Germanisch-romanische Monatsschrift, 1988, vol. 38, p. 57-66. 28 Ibid., p. 58 : “Im Moment, wo Gregorius’ Eltern in den Augen der Menschen – wenn sie davon wüßten – eines der schlimmsten sexuellen Vergehen, die man sich denken kann, begehen, tun sie, ohne es zu wissen, etwas Heiliges, ja Heiligstes (saintisme ist ein Superlativ), indem sie einen ‘Heiligen’ zeugen, der alles wiedergutmachen wird”. 29 Ibid., p. 58 : “Und hier dürfen wir wohl einen Anklang an den berühmten Ausruf der christlichen Liturgie vernehmen, die felix culpa der Osterhymne Exultet, die in der Osternacht gesungen wird”. LE DIABLE ET LA CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ COURTOISE 35 la puissance du diable est limitée. Le diable est dupé et ne se doute pas que de l’union du frère et de la sœur naîtra un saint. Sa victoire est donc de courte durée et est d’emblée vouée à se transformer en un échec cuisant. De la même façon, lorsque Grégoire apprend qu’il a épousé sa mère, il ne désespère pas mais s’adresse au diable pour le défier parce qu’il sait que Dieu est à ses côtés. L’inceste devient la condition nécessaire au rachat, à la rédemption et, finalement, à l’union avec Dieu. Le diable n’est donc que l’instrument de Dieu et son rayon d’action demeure limité. Daniel Rocher a également noté que ces deux passages, qui annoncent la défaite du diable, ont été supprimés par Hartmann : rien dans le texte allemand n’indique que le diable, le trompeur par excellence, est lui-même mystifié. Le défi lancé au Malin est lui aussi supprimé et remplacé par la colère qu’éprouve Gregorius envers Dieu30 : “sînen zorn huop er hin ze gote” (v. 2068 : “Il donna libre cours à sa colère envers Dieu”). Il semble, d’après D. Rocher, qu’il y ait dans le texte allemand une contradiction entre l’aide et la protection que Dieu apporte régulièrement à Gregorius et l’influence du diable. Faut-il en conclure, comme le fait l’auteur de l’article, qu’il serait erroné de vouloir faire rentrer l’œuvre de Hartmann dans un carcan de logique et de cohérence31? Il y aurait un aspect ludique qu’il ne faudrait pas négliger, et l’alternance des passages relatifs à l’aide de Dieu ou à l’influence du diable ne ferait finalement que renvoyer à la même idée que celle développée dans l’œuvre française : quoi qu’il fasse, l’action du diable vient s’inscrire dans le plan divin. L’action du diable ne sert qu’à mettre l’homme à l’épreuve, une épreuve terrible et cruelle dont le “bon pécheur” sort finalement grandi. Ceci correspond effectivement à la conception que le christianisme a de l’action du diable et dont la figure biblique de Job constitue un parfait exemple. En y regardant de plus près, il n’est cependant pas certain qu’il y ait une contradiction entre l’action bénéfique de Dieu et les ruses du diable. En effet, juste avant que le frère ne couche avec sa sœur, le narrateur pose l’une des questions essentielles que soulève le texte allemand :

wâfen, herre, wâfen über des hellehundes list daz er uns sô geværic ist! war umbe verhenget im des got daz er sô manigen spot vrumet über sîn handgetât die er nâch im gebildet hât? (Gregorius, v. 332-338)32

30 Ibid., p. 63 : “Dazu hat Hartmann die Gebärde, mit der Grégoires Dank an Gott anhub – Envers le ciel tendi ses mains (‘er hob seine Hände gen Himmel’), ins Abstrakte und in ihr Gegenteil verwandelt”. 31 Ibid., p. 64 : “Man darf Hartmann nicht in eine strenge Logik einzwängen wollen”. 32 “Quel malheur, seigneur Dieu, quel malheur que les subterfuges du monstre de l’enfer soit si dangereux pour nous. Pourquoi Dieu a-t-il permis que le diable puisse se jouer ainsi de ceux que le Seigneur a créés de sa main et qu’il a faits à son image ?” 36 PATRICK DEL DUCA

La question fondamentale posée par le texte de Hartmann est celle de la justification et du sens du mal sur terre. Pourquoi Dieu tolère-t-il le mal ? A cette question, le narrateur, à l’instar des Pères de l’Eglise, ne peut donner de réponse. De la même façon, saint Augustin affirme dans La Cité de Dieu (XX,2)33 : “Ainsi dans les mystères mêmes de sa justice, Dieu cache un enseignement salutaire. Nous ne savons pas en effet par quel jugement de Dieu, ce juste est pauvre, et ce méchant est riche ; celui-ci, dans la joie, qui, selon nous mériterait d’expier, par de cruelles douleurs, la corruption de ses mœurs ; celui-là dans la tristesse, à qui une vie exemplaire devrait assigner le bonheur pour récompense”. Il semble que ce soit là cette cécité inhérente à la conditio humana, cette incapacité à percer les desseins de Dieu et surtout à distinguer le bien du mal, que Hartmann veuille mettre en évidence. L’homme, prisonnier de sa condition, ne peut finalement différencier la volonté de Dieu des ruses du diable. A chaque fois qu’il croit agir en adéquation avec la volonté divine et les préceptes de l’Eglise, il se trompe et fait, sans le savoir, l’œuvre du diable. Ainsi, alors que le père, mourant, s’apprête à prendre définitivement congé de ses enfants, il adresse à son fils une série de conseils, véritable miroir des princes, afin que le jeune homme devienne un bon seigneur et fasse preuve de loyauté, de constance, de générosité, d’humilité, de force envers les puissants et de bonté envers les humbles (v. 244-265). Il lui demande également de s’occuper fraternellement de sa sœur, ce que le jeune homme tentera effectivement de faire, prenant soin d’elle “du mieux qu’il pouvait et aussi loyalement que possible” (v. 277 s., “und pflac ir sô beste mohte / als sînen triuwen tohte”). Cette bonne volonté et ces efforts sincères furent cependant tous vains, si bien que le narrateur affirme, non sans ironie, que le jeune homme fit décidément “preuve de trop de sollicitude” (v. 396, “dâ was triuwen alze vil”). Cette inadéquation entre la bonne volonté affichée des hommes et le résultat finalement obtenu est particulièrement visible lors de l’épisode qui retrace la relation incestueuse que Gregorius a avec sa mère. Lorsqu’il quitte l’île et le monastère où l’abbé a tenté en vain de le retenir, il s’en remet à Dieu, espérant que Celui-ci le guidera afin qu’il puisse apprendre d’où il vient et qui il est : il lève les bras vers le ciel et lance une prière à Dieu afin que son

Cet aspect sera développé une seconde fois par la suite : après que la mère de Gregorius a découvert qu’elle a épousé son fils, le narrateur ajoute que “Dieu a à nouveau permis au diable d’user d’artifices si bien qu’elle était tombée une seconde fois dans le gouffre des péchés” (v. 2495-2498, “sît er des tiuvels râte / nû aber verhenget hâte / daz si an der sünden grunt / was gevallen anderstunt”). 33 Cité d’après : SAINT AUGUSTIN, La Cité de Dieu, traduction du latin de Louis MOREAU (1846) revue par Jean-Claude ESLIN, introduction, présentation et notes par Jean-Claude Eslin, Paris, Editions du Seuil (Points Sagesse), 1994, vol. 3, p. 151. PL, vol. 41, col. 660 : “Ac per hoc etiam in is rebus, in quibus non apparet divina justitia, salutaris est divina doctrina. Nescimus enim quo judicio Dei bonus ille sit pauper, malus ille sit dives : iste gaudeat, quem pro suis perditis moribus cruciare debuisse mœroribus arbitramur ; contristetur ille, quem vita laudabilis gaudere debuisse persuadet”. LE DIABLE ET LA CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ COURTOISE 37 voyage le mène au but recherché. Enfin, il intime l’ordre aux marins de laisser le navire dériver au gré des vents. C’est ainsi qu’il arrive sans le savoir dans le pays de sa mère. Contrairement au texte français dont les différentes versions soulignent l’action du diable qui le ramène dans ce pays, Hartmann se garde bien ici d’indiquer qui est à l’œuvre : il ne mentionne ni Dieu, ni le diable, ni même le hasard ou la fortune. Seule la tempête qui conduit Gregorius au pays de sa mère ne présage rien de bon (v. 1839-1841). Ce qui importe avant tout ici, c’est que Gregorius est persuadé qu’il s’en est remis à la volonté de Dieu et qu’il n’a donc qu’à laisser Celui-ci agir, à se laisser porter au gré des flots. Seul le moment de la rencontre entre le jeune homme et la duchesse et des prémisses de l’énamoration rappelle qu’ils sont tous deux victimes “des intrigues de celui qui a séduit Eve lorsqu’elle se détourna des commandements de Dieu” (v. 1960-1963 : “daz macheten sîne ræte / der ouch vroun Êven verriet / dô si von gotes gebote schiet”). Le mariage est également placé sous le signe de l’erreur : tous ceux qui approuvent l’union de Gregorius et de la duchesse croient, à tort, se conformer à la volonté divine et aux préceptes de l’Eglise. Ainsi les barons déclarent-ils que le pays ne peut être défendu par une femme seule contre des agressions injustes. Ils ajoutent que leur duchesse, qui par amour de Dieu a renoncé à se marier, n’agit pas bien et oriente mal sa vie si elle laisse un pays si important dépérir faute d’héritier (Gregorius, v. 2194-2214). Le but recherché par les conseillers est en apparence louable : ils souhaitent que leur suzeraine agisse enfin en fonction des attentes de la société et des commandements divins. Elle doit se conformer aux Ecritures qui, à l’instar de saint Paul (I Cor. 7, 1-9), proclament que le mariage est un état tout à fait honorable pour les laïcs :

diz wæren ir ræte daz si noch baz tæte wider die werlt und wider got (si behielte sô baz sîn gebot) daz si einen man næme und erben bekæme. diz was benamen der beste rât: wande êlich hîrât daz ist daz aller beste leben daz got der werlde hât gegeben. (Gregorius, v. 2215-2224)34

Cette argumentation soignée constitue un ajout de Hartmann. Dans les versions françaises, les barons déclarent simplement qu’ils n’ont jamais vu un homme si jeune d’une telle valeur et qu’il ne pourrait y avoir meilleur seigneur pour un pays ou un comté. Ainsi, ils seraient heureux que leur dame le prenne pour époux (A1, v. 1547-1554). Ou bien, à la suite des exploits accomplis par Grégoire, ils se contentent de s’écrier : “Dame, cestui pren a

34 “Au contraire, ils lui conseillèrent d’agir bien mieux envers le monde et envers Dieu, de mieux se conformer à ses commandements, et d’épouser un homme afin d’avoir un héritier. C’était vraiment le meilleur conseil que l’on puisse donner, car un mariage conclu en bonne et due forme est la meilleure forme d’existence que Dieu a donnée aux laïcs”. 38 PATRICK DEL DUCA

mari !” (B1, v. 1226, “Dame, prends-le pour mari”), ce à quoi le narrateur s’empresse d’ajouter que c’est le diable, qui veut damner Grégoire, qui les fait parler ainsi. Chez Hartmann, la dénonciation des pratiques matrimoniales perverties a disparu. Contrairement à la Vie du pape Grégoire, les représentants de la société féodale clouent au pilori toutes les conséquences désastreuses pour la société laïque du célibat de leur suzeraine et l’incitent à se marier. Leur optique est pragmatique et correspond à ce que des vassaux sont en droit d’attendre de leur suzeraine. Cependant, cela ne semble pas correspondre à ce qui, selon Hartmann, aurait pu sauver la duchesse, c’est-à-dire la chasteté, preuve d’un repentir sincère, expression manifeste du désir d’expier sa faute. Il semble bien que, si l’on compare le texte allemand aux versions françaises, il y ait chez Hartmann une réelle revalorisation de l’abstinence sexuelle. Rappelons que dans les versions françaises, la dame, après avoir eu des relations incestueuses avec son frère, refuse de se marier afin de servir Dieu de tout son cœur et de racheter l’âme de son frère. En ce sens, elle s’inflige de nombreux jeûnes, fait des dons aux églises et héberge les pauvres (A1, v. 732- 736 ; B1, v. 568-571), et n’a donc cure des hommes qui, parce qu’ils convoitent sa terre, viennent lui demander sa main (A1, v. 724-728, B1, v. 561-564). Hartmann modifie le sens du passage et amplifie l’idée de pénitence. Le choix que la duchesse opère après le premier inceste est assimilé à un mariage avec Dieu et préfigure, en ce sens, son entrée dans les ordres tel qu’il a lieu à la fin de la légende : l’adaptation allemande insiste sur la valeur de l’époux céleste, qualifié d’exemple “de constance” (v. 872, “einen stæten helt”) ainsi que de “plus noble de tous les hommes” (v. 873, “den aller tiuristen man”), et sur les intentions sincères qui meuvent la duchesse. Après avoir été victime des ruses du diable, elle n’aspire plus qu’à regagner la grâce de Dieu (v. 890, “sîne hulde”) et souhaite exprimer son repentir sincère par des prières, des veilles et des jeûnes. Loin d’être assimilé à une réaction inadéquate et dangereuse pour l’ordre social (les versions françaises évoquent immédiatement l’attaque du duc romain), ce comportement ne peut que plaire à Dieu. Malgré leurs bonnes intentions et leur sagesse, les barons sont donc fondamentalement dans l’erreur. En incitant leur suzeraine à renoncer à l’abstinence sexuelle, ils l’éloignent de Dieu et la jettent dans les bras de son fils et dans les rets du diable35. C’est là

35 Cf. Ulrich ERNST, Der ‘Gregorius’ Hartmanns von Aue. Theologische, p. 151 : “Nachdem sie Gefallen an dem fremden Ritter gefunden hat und ihre Konkupiszenz geweckt ist, folgt sie dem Rat der aquitanischen Magnaten, die ihr aus Staatsräson eine Wiederheirat empfehlen, statt zunächst daran zu denken, daß sie Gott als Buße für den Inzest ein keusches Leben gelobt hat, ja sie ist so mit Blindheit geschlagen, daß sie glaubt, der Bruch des Gelübdes müsse Gott wohlgefällig sein (2225ff.). Verständnishilfen für solche nicht schicksalhafte (wie in dem antiken Ödipusmythos), sondern persönlich verschuldete Blindheit bietet hier wieder die patristische Moraltheologie, für die eine Stellungnahme Gregors des Großen repräsentativ ist, nach welcher der in Sünde gefallene Mensch seine Situation verkennt, die sittliche Qualität seines Handelns falsch beurteilt und, was den Willen Gottes angeht, einem Trugschluß zum Opfer fällt”. LE DIABLE ET LA CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ COURTOISE 39 l’une des grandes originalités de Hartmann : il n’hésite pas à mettre en scène des seigneurs courtois et sages, sincèrement mus par de bonnes intentions, qui pourtant provoquent la chute de ceux qu’ils aident et conseillent honnêtement. L’exemple le plus parlant de ce type de conseiller courtois et bien intentionné, nous est donné dans le roman d’Iwein par Gawein : ce parangon des vertus chevaleresques a une conception totalement erronée de la chevalerie et de sa fonction aux yeux de Dieu. En donnant le conseil à son ami Iwein de le suivre, de courir les tournois avec lui afin d’accroître sa gloire, en ajoutant avec sagesse qu’Iwein doit demander à son épouse Laudine de lui accorder un délai raisonnable, il ne fait qu’œuvrer – sans le savoir – à la chute et au malheur de son ami : “Hêr Gâwein sîn geselle / der wart sîn ungevelle” (Iwein, v. 3029 s.)36. Les barons laissent à leur suzeraine le choix de l’époux, ce qui constitue une autre différence majeure avec le texte français : ils n’avancent pas le nom de Gregorius. Il semble que cette liberté que les barons accordent à leur dame, et qui ne correspondait guère à l’usage féodal, reflète le point de vue de l’Eglise et l’importance que celle-ci accordait à la dilectio, au rôle de l’amour, dans les pratiques matrimoniales. Les défaillances de la société féodale mises en lumière par Anita Guerreau-Jalabert à propos du texte français sont soigneusement évitées par Hartmann. En effet, les barons s’efforcent de faire preuve de sagesse : ils songent au devenir du duché et à la nécessité d’établir un lignage, sans jamais perdre de vue les enseignements de l’Eglise. Ils tentent de réaliser la fusion de la raison d’Etat, de leurs propres intérêts politiques et de la vision de l’Eglise qui, à travers le mariage, veut protéger les laïcs de la luxure. Leurs paroles sont d’ailleurs qualifiées par le narrateur de “juste vérité” (v. 2225, “rehte wârheit”). Ainsi la duchesse se conforme-t- elle à leur jugement, croyant agir selon la volonté de Dieu :

si volgete ir râte und ir bete also daz siz in gote tete und gelobte ze nemen einen man. (Gregorius, v. 2227-2229)37

En réfléchissant à l’homme qu’elle pourrait épouser, c’est à Gregorius qu’elle songe, non seulement parce qu’elle est sensible à sa beauté, mais surtout parce qu’elle croit qu’il a été envoyé par Dieu pour la délivrer, elle et son pays (v. 2235-2242). Le narrateur ajoute cependant que c’est ainsi que la volonté du diable fut accomplie (v. 2246). A l’annonce de son intention, tous les barons se réjouissent et reconnaissent Gregorius comme leur seigneur. Celui-ci s’avère d’ailleurs être un seigneur idéal : il se montre très généreux, assure la paix à son pays et en protège les marches de toute agression

36 “Monseigneur Gawein fut la cause de son malheur”. Le texte allemand est cité d’après l’édition suivante : HARTMANN VON AUE, Iwein, Text der siebenten Ausgabe von G.F. Benecke, K. Lachmann und L. Wolff. Übersetzung und Anmerkungen von Thomas Cramer, 3. durch- gesehene und ergänzte Auflage, Berlin / New York, De Gruyter, 1981. 37 “Elle se conforma à leur conseil et à leur requête et, croyant agir selon Dieu, jura de se marier”. 40 PATRICK DEL DUCA extérieure. Tous les pays à l’entour auraient pu lui être soumis mais, par crainte de Dieu, il y renonce et s’efforce de toujours faire preuve de juste mesure. Par égard envers Dieu, il ne demande que ce qui lui revient de droit. Gregorius incarne ici l’idéal augustinien du roi juste et pacifique, du souverain soumis à la volonté divine et épris de justice38. Ce bonheur apparaît cependant d’emblée comme suspect : alors que chez Hartmann le souverain idéal est secondé traditionnellement par la fortune envoyée par Dieu, la “sælde”39, le terme employé pour désigner le bonheur que vivent Gregorius et son épouse est celui de “wünne”40. Or ce substantif est délibérément ambivalent, car il désigne la joie que procurent à nos sens les plaisirs terrestres. Il a un aspect sensuel qui s’oppose à la signification plus éthérée et positive de “sælde”, et rappelle également le bonheur que connaissaient les deux enfants avant le premier inceste (v. 302, “wünne heten si genuoc”, “ils furent très heureux” ; v. 303, “diese wünne”, “ce bonheur”). En effet, cet adjectif apparaît à plusieurs reprises dans la première partie de la légende, alors que le narrateur décrit la beauté parfaite des deux enfants (v. 204 s.) ou lorsque le père, à l’article de la mort, évoque les joies et le bonheur qu’il aurait encore pu connaître avec ses deux enfants s’il lui avait été donné de vivre plus longtemps (v. 217 s.). C’est le même terme qui, dans Le pauvre Henri, désigne les plaisirs mondains auxquels se voue Henri avant d’être puni par Dieu et frappé par la lèpre41. Le lecteur ou l’auditeur attentif devine donc que ce bonheur est faux, superficiel, et que l’image du souverain idéal ne sera qu’une parenthèse éphémère, car ce seigneur, malgré ses bonnes intentions, s’est au fond déjà éloigné de Dieu pour les plaisirs futiles du monde qui provoqueront sa “chute brutale” (v. 2262, “einen gæhen val”). Alors que tous – c’est-à-dire les barons, la duchesse et Grégorius – ne songent qu’à agir selon les préceptes divins et optent pour le bien, les subterfuges du diable (v. 2602, “des tiuvels rât”) finissent par l’emporter. Ceci explique la colère de Gregorius et les griefs qu’il adresse à Dieu :

er sprach : ‘diz ist des ich ie bat, daz mich got bræhte ûf die stat daz mir sô wol geschæhe daz ich mit vreuden sæhe mîne liebe muoter. rîcher got vil guoter,

38 Cf. SAINT AUGUSTIN, La Cité de Dieu, vol. 1, livre V, chap. XXIV à XXVI, p. 246-250 (De Civitate Dei, PL, vol. 41, col. 170-173). 39 Ceci est particulièrement visible à la fin du roman d’Erec où l’action de la “sælde” est omniprésente. 40 Cf. v. 2251-2253, “ez enwart nie wünne merre / dan diu vrouwe und der herre / mit ein ander hâten” (“jamais il n’y avait eu de plus grande joie que celle que partagèrent la dame et son seigneur”) et v. 2260, la vie que mène Gregorius, ce “bon juge” (v. 2257 : “er was guot rihtære”), est qualifiée de “wünnechlîchez leben”, de vie pleine de joie. 41 HARTMANN VON AUE : Gregorius, Der arme Heinrich, Iwein, herausgegeben und übersetzt von Volker MERTENS, p. 234, v. 79: “werltlîcher wünne” (“plaisirs mondains”, on retrouve la même expression également au vers 386). LE DIABLE ET LA CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ COURTOISE 41

des hâstû mich anders gewert danne ich des an dich habe gegert. ich gerte ez in mînem muote: nâch liebe und nâch guote: nû hân ich si gesehen sô daz ich des niemer wirde vrô, wande ich si baz verbære danne ich ir sus heimlich wære. (Gregorius, v. 2609-2622)42

Là encore, Gregorius se trompe et attribue à Dieu la responsabilité du péché qu’il vient de commettre alors que c’était le diable qui était à l’œuvre. Comme nous l’avons dit plus haut, la perspective de Hartmann est beaucoup plus pessimiste que celle de l’auteur de la Vie du pape Grégoire. Il semble que, dans cette société, le libre arbitre43 de l’homme se révèle être un piège : à chaque fois que l’homme croit opter pour le bien et pour Dieu il tombe dans les rets du Malin. L’auteur allemand supprime la critique sociale propre à la légende française pour axer l’action sur des questions existentielles : devant la prédominance du mal, faut-il désespérer de Dieu et de sa justice ? C’est d’ailleurs le thème du désespoir, du péché d’acedia, qui constitue le cœur du prologue de la légende allemande. La réponse est loin d’aller de soi pour le héros qui, comme on le voit, s’emporte contre Dieu. Cette vision pessimiste n’est cependant nullement en contradiction avec l’action de la Providence. Ainsi, lorsque la mère de Gregorius et la femme du baron, qui l’a secondée lors de l’accouchement, ne savent comment sauver le nourrisson, elles s’en remettent à Dieu. Contrairement aux versions françaises, le texte allemand suggère que c’est effectivement Dieu lui-même qui leur inspire d’abandonner le nouveau né aux flots (v. 686-701). C’est encore lui qui protège l’enfant lorsqu’il est seul en mer : Hartmann va ici bien plus loin que la source française et précise que le Christ envoie un vent favorable (v. 787, “den vil rehten wunschwint”) à l’enfant qui dérive sur la mer. Il compare Dieu à une nourrice qui prend soin de l’enfant (v. 936, “er was des kindes amme”). Il établit également un parallèle entre Jonas, sauvé par la grâce de Dieu qui pendant trois jours le met à l’abri des vagues dans le ventre d’un “poisson”, et l’enfant placé sous la protection divine (v. 929-935). Enfin, Hartmann ajoute que les pleurs de l’enfant, qui permettent à l’abbé de deviner sa présence sur le bateau des pêcheurs, lui sont inspirés par Dieu

42 “Il dit : ‘C’est ce que j’ai toujours demandé : que Dieu me conduise à l’endroit où je pourrais avoir la joie de voir ma chère mère. Dieu, puissant et plein de bonté, tu m’as accordé une chose toute à fait différente de celle que je désirais. En mon for intérieur, je souhaitais des retrouvailles agréables et heureuses. Mais désormais j’ai compris que je ne serai plus jamais heureux, car j’aurais préféré ne jamais la voir plutôt que d’avoir partager avec elle une telle intimité”. 43 La question du libre arbitre, du choix pertinent entre le bien et le mal, est soulevée à plusieurs reprises dans le texte : elle apparaît aux vers 1431-1449 (l’abbé explique à Gregorius que Dieu lui a fait don du libre arbitre afin qu’il puisse choisir entre une vie marquée par la honte ou une vie honorable, entre le salut et la damnation) et aux vers 1569-1572 (Gregorius affirme que c’est parce qu’il sait distinguer le bien du mal qu’il choisit la chevalerie, l’erreur s’avérera fatale). 42 PATRICK DEL DUCA

(v. 1014, “von unsers herren minnen”). Comme dans la légende française, c’est encore Dieu qui appelle Gregorius à prendre la place du nouveau pape, qui révèle aux envoyés de Rome qu’ils doivent le chercher dans un endroit désert (v. 3219) et qui opère le miracle permettant au pêcheur de retrouver dans le ventre d’un poisson la clé des chaînes qui entravent le saint homme.

La géographie du péché et de la rédemption

Cette opposition entre l’action de la Providence et celle du diable s’explique par la géographie des lieux que fréquente Gregorius. Sa première navigation est une navigation bienheureuse qui le mène, alors nourrisson, loin du monde courtois et chevaleresque, loin de la cour d’Aquitaine, et le conduit auprès de l’abbé qui va le recueillir et le baptiser. La seconde navigation, dont le sens n’est pas compris par le jeune Gregorius qui y recherche l’action de la Providence, est celle qui le ramène dans la société courtoise où le jeune homme sera en quête de gloire personnelle et d’honneurs mondains. Enfin, la troisième navigation sera celle qui permettra la fuite du monde et une communion avec Dieu, une union placée sous le signe d’une absolue humilité. Les lieux et les voyages sont les mêmes que ceux qu’effectue Grégoire dans la légende française mais le sens qu’ils revêtent a changé. Nous ne somme plus dans le schéma mis en lumière par Anita Guerreau-Jalabert (parenté charnelle – parenté spirituelle – union mystique) mais dans un schéma qui oppose une société courtoise, qui croit vivre en adéquation avec les préceptes divins mais qui en réalité est dévoyée, et le monde des hommes de Dieu, c’est-à-dire du moine ou de l’ermite. Il est tout d’abord surprenant que le registre lexical employé pour désigner les amours incestueux entre le frère et la sœur soit celui qui est propre à l’amour courtois. Hartmann a recours à l’allégorie de dame Amour (substantif féminin en allemand médiéval comme en ancien français) et l’association stéréotypée des plaisirs et de maux d’amour (“lieb” / “leit”) :

an disem ungewinne erzeicte ouch vrou Minne ir swære gewonheit : si machet ie nâch liebe leit. (Gregorius, v. 451-454)44

De manière plus étonnante encore, il évoque le topos de l’échange des cœurs – topos que Hartmann a emprunté à Chrétien de Troyes et qu’il tourne en dérision dans Iwein – lorsque le frère prend congé de la sœur :

ein getriuwiu wandelunge ergie, dô si sich muosen scheiden hie:

44 “Lors de ce malheur, dame Amour montra sa détestable habitude : après les plaisirs survient toujours la souffrance”. LE DIABLE ET LA CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ COURTOISE 43

sîn herze volgete ir von dan, daz ir bestuont bî dem man. (Gregorius, v. 651-654)45

La maladie qui emporte le jeune homme est un mal d’amour qui s’empare de lui dès qu’il quitte sa sœur. Le narrateur évoque la puissance des liens de l’amour (v. 834, “des twanc in der minne bant”) et la souffrance profonde que lui inflige cet amour (v. 845, “herzeleit” ; v. 851, “diu senede nôt” ; v. 852, “herzeriuwe”). A travers le recours à ce registre lexical, inceste et amour courtois semblent mis sur le même plan : les sentiments inspirés par Dame Amour, loin de permettre au chevalier de s’élever moralement comme le prônent troubadours et Minnesänger, s’inscrivent ici dans les plans du diable et se rapportent à une relation pervertie, dévoyée de son sens originel. L’épisode relatant la vie de Gregorius sur l’île, lieu propice à la fuite du monde et à la communion avec Dieu, constitue une parenthèse heureuse, placée, nous l’avons dit, sous la bienveillante protection de Dieu. Gregorius y trouve un père spirituel (v. 1139, “sîn geistlîch vater”) qui le baptise afin qu’il ait “une vie qui plaise à Dieu” (v. 1121, “ein sæliges leben”), le confie à la famille du pêcheur pauvre jusqu’à l’âge de six ans (et non de cinq comme dans les versions françaises) puis l’accueille dans le monastère afin d’en faire un jeune écolier voué aux ordres, un oblat. Dès lors, Gregorius porte l’habit religieux (v. 1161 s.), il reçoit une formation intellectuelle et morale qui lui permet de bientôt rattraper ceux qui ont trois ans de plus que lui. A onze ans, il n’y a pas meilleur grammairien que lui, à quinze ans il maîtrise la théologie avant d’étudier le droit canonique et de devenir un brillant juriste (v. 1196, “ein edel lêgiste”). Cet éloge des capacités intellectuelles de Gregorius peut prêter à confusion. L’auteur suggère-t-il que l’enfant est mû par l’orgueil ? Rien ne le laisse penser : en effet, le jeune homme implore en toute chose la grâce et le conseil de Dieu, et c’est Dieu lui-même qui, ayant doté l’enfant de toutes ces qualités, lui permet d’atteindre la perfection tant intellectuelle que physique (v. 1260-1272). Gregorius est d’ailleurs qualifié d’enfant béni par la fortune (v. 1172, “ein sæligez kint”) et consacre tout son esprit à la théologie qui, au Moyen Âge, constitue la science suprême. Même l’attitude de l’abbé qui fait “fructifier” (v. 1105, “[…] erz ze gewinne kêrte”) les dix-sept marcs d’or qu’il a gardés (il a donné deux marcs d’or au pêcheur pauvre afin qu’il élève l’enfant et le fasse passer pour son petit-fils, et un marc au pêcheur riche pour qu’il se taise) ne semble pas prêter le flanc à la critique et ne peut être comparée à l’action d’un usurier : il n’a fait que se conformer aux souhaits de la mère de Gregorius (v. 1761-1765) et a sans doute fait fructifier cet or grâce aux richesses que génère le monastère, uniquement pour le bien de Gregorius. Lui aussi apparaît comme un homme béni par la fortune (v. 1102, “der vil sælige man”). La perfection de Gregorius est telle qu’elle laisse présager son origine noble (v. 1273-1284). Ce monde consacré à Dieu et aux études semble être à l’abri du Malin jusqu’au jour où l’enfant blesse en jouant

45 “Un échange sincère eut lieu lorsqu’ils se séparèrent : le cœur du jeune homme la suivit tandis que celui de la jeune femme resta auprès de lui”. 44 PATRICK DEL DUCA l’un des enfants du pêcheur qui l’a adopté. Hartmann prend soin cependant de se distancer une fois de plus de sa source française et de revaloriser le personnage de Gregorius : il précise qu’il n’a pas agi intentionnellement (v. 1290) et que, profondément attristé par le geste qu’il vient de faire, il suit l’enfant jusqu’à sa maison (v. 1359-1361). Ceci permet également à l’adaptateur de rationaliser sa source : cette modification explique pourquoi Gregorius se trouve alors dans la rue et entend les paroles de la mère qui le traite de “pauvre fou” (v. 1307, “tumber gouch”) et de misérable enfant trouvé, amené par le diable (v. 1334-1337). Cette révélation marque la fin de la période heureuse de Gregorius qui, ne supportant pas de savoir qu’il est un enfant abandonné, décide de quitter le couvent et de se rendre dans un pays où personne n’est au courant de ce qui, à ses yeux, constitue une honte (v. 1426, “jâ vertrîbet mich diu schande”, “En vérité, c’est la honte qui me chasse”). L’épisode suivant va être très largement développé par Hartmann qui transforme le bref entretien entre l’abbé et Grégoire en une confrontation entre le représentant du mode de vie monacal, d’une vie contemplative, et le représentant de la chevalerie errante, d’un iuvenis en quête de gloire mondaine et d’honneur46. Ce qui dans les différentes versions du texte français ne constitue qu’un court passage opposant la chevalerie à la vie de moine, la mauvaise vie de chevalier à la bonne vie de celui qui se voue aux lettres, à la grammaire et à la religion (A1, v. 1112-1136 ; B1, v. 877-898), est considérablement amplifié par Hartmann qui y consacre près de trois cents vers (v. 1432-1738). Ceci montre à quel point cette thématique tient à cœur à l’adaptateur allemand. A l’abbé qui l’exhorte à ne pas réagir sous l’effet de la colère et à demeurer moine afin, plus tard, de prendre sa place à la tête du monastère, Gregorius répond que son esprit aspire à la chevalerie (v. 1514, “ze ritterschefte stât mîn wân”). Il est prêt à mettre ses facultés au service de la chevalerie : lui qui apprend tout si rapidement saura bien vite développer les compétences nécessaires au métier des armes (v. 1543-1546). Il semble que ce soient les liens du sang, ceux de son haut lignage, qui parlent ici, car sans avoir jamais quitté l’île, sans avoir reçu d’autre éducation qu’un enseignement religieux, Gregorius connaît tout de l’art de la joute : non seulement il rêve de chevalerie mais il maîtrise en allemand de nombreux termes techniques propres à cet exercice militaire (v. 1589-1624). Ses paroles restent d’ailleurs totalement incomprises de l’abbé qui les assimile à du grec, langue qui lui est étrangère. Les propos de l’abbé ne constituent pas une condamnation globale de la chevalerie telle que la pratiquait souvent l’Eglise qui assimilait cette caste guerrière au mal (selon l’adage répandu au XIIe siècle “militia-malitia”) mais semble ne viser que les moines qui renoncent à leur état pour se consacrer à la chevalerie. L’abbé affirme que celui qui quitte

46 Cf. Georges DUBY : Les “jeunes” dans la société aristocratique dans la France du nord-ouest au XIIIe siècle, in : Qu’est-ce que la société féodale ?, Paris, Flammarion, 2002, p. 1146-1158. LE DIABLE ET LA CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ COURTOISE 45 les ordres pour devenir chevalier perdra sa vie et son âme en commentant bien des crimes. Il ajoute que quiconque se détourne de Dieu est voué à l’enfer (v. 1515-1525). Certes, Gregorius n’a pas encore prononcé ses vœux, mais il est malgré tout oblat, il a été recueilli par l’abbé, éduqué dans le monastère et devrait consacrer sa vie à Dieu, son “engagement” étant en principe définitif. A ces arguments, Gregorius répond que la chevalerie est un mode de vie qui peut permettre d’œuvrer à son salut si elle est exercée avec “mesure” (v. 1532, “maze”) et qu’il vaut mieux être un “chevalier de Dieu” (v. 1534, “gotes rîter”) qu’un moine qui n’a pas la vocation (v. 1535, “ein betrogen klôsterman”). La chevalerie peut donc conduire au salut si elle est bien exercée, si l’on est un chevalier du Christ, c’est-à-dire un guerrier qui met son épée au service du droit et de la protection des faibles. C’est bien ce que sous-entend l’expression “gotes rîter”, même si Gregorius ne donne pas davantage de détails sur le sens de cette formule. La définition de la bonne chevalerie donnée ici par Gregorius est juste et pertinente, malheureusement il s’avérera incapable de devenir lui-même un chevalier de Dieu47. Hartmann développe ensuite un autre passage antinomique. L’abbé, qui a fini par céder et par procurer à Gregorius un équipement de chevalier, espère que la crainte de la pauvreté dissuadera son filleul. Au jeune chevalier qui s’apprête à partir à l’aventure, il propose de rester afin de faire un riche mariage. Il pourra alors allier chevalerie et richesse :

nû waz touc dîn riterschaft, du enhetest guotes die kraft ? (Gregorius, v. 1667-1668)48

A cette vie de noble casé, s’adonnant au repos (le terme “gemach”, désignant le confort qui s’oppose à la quête de l’honneur chevaleresque, est repris aux vers 1670, 1680 et 1683), Gregorius déclare préférer la vie d’un chevalier pauvre49. Il développe la même idée que celle que Gawein expose à Iwein, dans le roman éponyme, lorsqu’il veut persuader son compagnon, tout juste marié à Laudine, de partir à l’aventure et de courir les tournois en quête de gloire. A l’instar de Gawein, Gregorius déclare qu’une vie dans le confort nuit à la quête de l’honneur : bien des gens fortunés demeurent inactifs tandis que le chevalier pauvre va aspirer à acquérir des biens et sera heureux s’il

47 Cf. W. H. JACKSON, Chivalry in Twelfth-Century. The works of Hartmann von Aue, Arthurian Studies, Cambridge, D. S. Brewer, 1994, p. 152 s. 48 “A quoi te sert-il d’être chevalier si tu es impécunieux ?” 49 Contrairement à ce que suggère W. H. JACKSON (Chivalry in Twelfth-Century. The works of Hartmann von Aue, p. 158 : “Here again Hartmann views knighthood with particular sympathy for the lower end of the hierarchy, in this case the ‘arm man’ (Gr 1693) who seeks for honourable advancement through the application of effort”), il est sans doute erroné de penser que les paroles du jeune Gregorius reflètent le point de vue de Hartmann tant sa conception de la chevalerie est superficielle et finalement erronée. Voir dans Gregorius un sauveur (ibid., p. 160, “a saviour knight”), un guerrier “qui s’est mis en route dans le plus parfait esprit chevaleresque, c’est-à-dire pour mettre sa chevalerie au service de Dieu” (Brigitte HERLEM-PREY, Le ‘Gregorius’ et ‘La vie de saint Grégoire’, p. 81) nous paraît tout aussi contestable et constitue sans doute un contresens sur le texte. 46 PATRICK DEL DUCA parvient à accroître sa renommée (v. 1675-1692). De la même façon que Gawein affirme qu’il vaut mieux être un noble pauvre et sans terre qu’un châtelain qui s’adonne à la paresse50, Gregorius proclame qu’il n’est pas responsable de sa pauvreté et qu’il porte en lui toutes les terres que son père lui a léguées (v. 1693-1696). Il annonce à l’abbé qu’il ne peut vivre sans honneur et que, puisque ses chevaux sont robustes, ses écuyers preux et courageux, et qu’il est bien équipé, il partira là où il peut acquérir des biens (v. 1714-1729). Cette quête “d’honneur et de biens” (v. 1717, “êre unde guot”) prime sur toute autre considération. Gregorius incarne le type du bachelier en quête de gloire, de richesses et d’un bon mariage qui lui permettra de se faire une place dans la société noble et de fonder un lignage. Voyant qu’il ne pourra le dissuader de se consacrer à la chevalerie, l’abbé lui donne les tablettes et lui dévoile ainsi qu’il est effectivement de haute naissance mais que sa conception a été marquée par le péché. Il lui remet également 150 marcs, le produit des dix-sept marcs d’or qu’il a fait fructifier pendant dix-sept ans, souhaitant que le jeune sache lui-même faire accroître cette somme. Gregorius part donc, avec son équipement de chevalier, ses chevaux et les écuyers qui l’accompagnent ce qui correspond à un groupe tel qu’en formaient effectivement ces chevaliers errants51. Dès lors la grâce divine cesse d’agir, elle n’est plus évoquée par le narrateur, et le diable réaffirme ses droits sur l’âme de Gregorius et celle de sa mère. Lorsqu’il arrive dans le pays de sa mère, c’est bien la quête de gloire et de combat que Gregorius revendique ouvertement. Quand il apprend que la ville, dans laquelle il est arrivé par la mer, est assiégée, il explique aux habitants qui l’ont instruit que c’est exactement ce qu’il a toujours demandé à Dieu. Il souhaitait trouver un endroit dans lequel il ne passerait pas sa jeunesse à être oisif et où règne la guerre. Aussitôt, il propose ses services en tant que mercenaire (v. 1876, “soldenære”). La duchesse le confie à la protection de son sénéchal, qui lui apprend l’art de la guerre et de la joute jusqu’au jour où Gregorius maîtrise parfaitement la technique du combat à la lance et à l’épée (v. 1963-1988). L’amour que lui inspire la beauté de la duchesse l’incite à acquérir “renommée et honneur” (v. 1968, “ûf prîs und ûf êre”) : orgueil et inceste semblent indissociables. Ainsi est-il prêt à mettre en jeu ses “maigres biens” et à risquer sa vie pour acquérir la gloire. S’il parvient à vaincre le duc, cette gloire lui sera acquise à jamais (v. 2050-2062).

50 HARTMANN VON AUE, Iwein, v. 2879-2883. 51 L’abbé remplit ici le rôle d’un père qui organise le départ de l’un de ses fils : le chevalier qui partait était généralement accompagné d’un ou deux écuyers et surtout d’un homme de guerre assez expérimenté pour pouvoir protéger le jeune homme non encore aguerri lors des combats. Le rôle de la richesse ne doit pas être surestimé ici (cf. Ulrich ERNST qui insiste sur le riche équipement du chevalier ; Der ‘Gregorius’ Hartmanns von Aue. Theologische Grundlagen, p. 28) : certes le jeune homme possède une petite fortune en pièces d’or, mais son équipement et le fait que des écuyers l’accompagnent correspondent à la réalité médiévale. Un homme seul n’aurait aucune chance de survie. LE DIABLE ET LA CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ COURTOISE 47

S’il n’incarne pas la chevalerie orgueilleuse et homicide52, il n’en demeure pas moins que Gregorius représente une conception totalement erronée de la chevalerie. Il ne met pas son épée au service du droit et de la justice, au service de Dieu, mais ne songe qu’à sa renommée personnelle. Cette quête de vaine gloire est sans cesse soulignée par le texte :

ich bin ein ungelobeter man und verzagete noch nie dar an, ichn gedenke dar nâch alle tage, wie ich die sælde bejage daz ich ze vollem lobe gestê. nu enweiz ich niht wie daz ergê: ich enwâge drumbe den lîp, man hât mich iemer vür ein wîp und bin der êren betrogen. mac ich nû disen herzogen ûf gotes gnâde bestân ? nû weiz ich doch wol daz ich hân beidiu sterke und den muot. ich will benamen diz arme guot wâgen ûf dem spil. man klaget mich niht ze vil, ob ich von im tôt gelige: ist aber daz ich im an gesige sô bin ich êren rîche iemer êwiclîche.53 (Gregorius, v. 2043-2032)

Il n’y a, dès lors, plus rien d’étonnant à ce que le diable puisse refaire son apparition et le prendre dans ses rets. C’est sa quête de gloire qui l’aveugle54

52 C’est ce type de chevalier qu’incarne par exemple Mabonagrin dans Erec. Il ne représente pas simplement, comme dans Erec et Enide de Chrétien de Troyes, les dangers d’un amour qui coupe le chevalier de la société mais il renvoie également à la chevalerie homicide : “Je crois que son cœur saignait quand il ne trouvait pas à se battre tant sa main était meurtrière”, déclare le narrateur (v. 9021-9023, “ich wæne sîn herze bluote / swenne er nicht ze vehtenne vant: / sô mordic was sîn hant”). Ce chevalier à la taille gigantesque, possédant un cheval et une armure rouges comme le feu, est la personnification de la fureur meurtrière, “représentant des forces diaboliques” (René PÉRENNEC, Recherches sur le roman arthurien en vers en Allemagne aux XIIe et XIIIe siècles, vol. 1: Hartmann von Aue, ‘Erec’, ‘Iwein’. Adaptation et acclimatation, Göppingen, GAG 393 I, 1984 ; ici p. 143.), il constitue sans nul doute une réminiscence du cavalier de l’Apocalypse qui sème la guerre sur la terre entière (Apc. 6,4) en même temps que l’image du cœur qui saigne est une inversion du sacrifice du Christ dont le cœur saigne par charité pour l’humanité. 53 “Je suis un homme dont on ne fait pas l’éloge, pourtant je n’ai de cesse de songer chaque jour au bonheur que cela représenterait pour moi d’être loué de tous. Toutefois, je ne sais comment cela peut être. Si je ne mets pas ma vie en jeu, on me prendra toujours pour une femme et je n’acquerrai jamais d’honneur. Pourrai-je, avec l’aide de la grâce divine, vaincre ce duc ? Je sais bien que j’en ai la force et l’état d’esprit. Par ma foi, je vais mettre en jeu les maigres biens que je possède, et si je meurs personne ne me pleurera. Par contre, si je suis vainqueur, ma gloire sera assurée pour toujours”. 54 Le texte souligne la cécité qui marque le cœur de la mère comme du fils, tous deux incapables de se reconnaître : “vür einen gast enpfie si ir kint : / ouch was sîn herze daran blint” (v. 1935 s. : “Elle reçut son fils comme un étranger, tandis que le cœur de celui-ci demeurait 48 PATRICK DEL DUCA et le rend insensible aux vertus qui rapprochent de Dieu, à commencer par l’humilité. Ce que Hartmann dénonce ici de manière évidente, c’est l’orgueil qui corrompt fondamentalement la société noble55. Le combat qui oppose Gregorius au duc italien s’inscrit d’ailleurs dans cette perspective : chaque chevalier est intimement persuadé d’être le meilleur (v. 1992, “daz er wære der beste” ; v. 2007, “ze dem besten rîter wart genant”). C’était déjà sur l’honneur qui allait lui revenir que le vieux duc mourant avait attiré l’attention de son jeune fils. C’est cette même quête de vanité qui anima ensuite le fils du duc : il offrit à sa sœur tous les habits qu’elle souhaitait et tout ce qui lui faisait plaisir (v. 282-286). Ce qui excite la jalousie du Malin est justement “leur joie et les honneurs dont ils jouissent” (v. 315, “ir vreuden und ir êren”). C’est également au nom de l’honneur que la mère de Gregorius avait subi le viol de son frère : elle avait préféré se soumettre à la volonté du diable plutôt que de perdre son honneur et sa réputation en appelant au secours (v. 385-390). C’est encore pour ne pas mettre leur honneur en péril, que les deux enfants font appel aux conseils d’un homme sage (v. 490-500 ; v. 528-533)56. Cette relation entre orgueil et inceste n’a d’ailleurs rien d’étonnant, saint Paul déjà voyait dans l’orgueil la cause de l’inceste et affirmait que ceux qui se livraient à ce péché étaient gonflés d’orgueil57. L’orgueil était en effet considéré comme un plus grand péché que la luxure ce qui permettait à certains pères de l’Eglise d’affirmer qu’il était “moins grave de tomber dans l’impureté que de commettre en pensée un péché d’orgueil délibéré”58. L’orgueil est la faute qui éloigne de Dieu, qui empêche de contempler la sagesse divine et incite à commettre d’autres péchés.

également aveugle”). Malgré les prières qu’il adresse à Dieu, Gregorius ne saura pas reconnaître la faute dont il se rend coupable jour et nuit avec sa mère (v. 2288-2294). En ce qui concerne ce thème de la caecitas cordis, cf. Ulrich ERNST, Der ‘Gregorius’ Hartmanns von Aue. Theologische Grundlagen, p. 144-160. 55 Selon Ulrich ERNST, Dieu tolère l’action du diable jusqu’au moment où Gregorius et sa mère, au sommet de leur pouvoir séculier, sont sur le point de succomber au plus important de tous les péchés, l’orgueil (ibid., p. 193 : “So toleriert Gott im Gregorius die Aktionen des Teufels immer dann, wenn die zentralen Figuren – Gregorius und seine Mutter – auf dem Gipfel weltlicher Macht stehen und Gefahr laufen, der Königin der Laster, der superbia, zu verfallen”). Il semble au contraire que Gregorius soit bien aveuglé par l’orgueil lors de cette quête effrénée de gloire et que l’action du diable soit ici évidente, ceci n’empêchera pas toutefois la conversion au bien et à une humilité exemplaire. 56 Cf. Ulrich ERNST, Der ‘Gregorius’ Hartmanns von Aue. Theologische Grundlagen, p. 5 ss. 57 Cf. I Cor. 5, 1-2 : “omnimo auditur inter vos fornicatio et talis fornicatio qualis nec inter gentes ita ut uxorem patris aliquis habeat et vos inflati esti [...]” (“On n’entend parler que d’inconduite parmi vous, et d’une inconduite telle qu’il n’en existe pas même chez les païens ; c’est à ce point que l’un de vous vit avec la femme de son père ! Et vous êtes gonflés d’orgueil !”) 58 GRÉGOIRE LE GRAND, Moralia in Job (33,12) PL vol. 75, Pars II, col. 688B : “minus est in corporis corruptionem cadere quam cogitatione tacita ex deliberata elatione peccare”. Saint Jean Climaque, auteur de L’échelle sainte affirme également qu’il “vaut mieux avoir à combattre la corruption du corps que l’élévation de l’esprit” (PG, vol. 88, col. 709C). LE DIABLE ET LA CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ COURTOISE 49

C’est également un sens aigu de l’honneur qui pousse Gregorius à cacher ses tablettes et à dissimuler ses origines inconnues ainsi que l’inceste dont il est le fruit. Sa réaction, lorsque la duchesse lui demande de lui révéler le secret de sa naissance, nous renseigne sur ses motivations : il croit que quelqu’un l’a accusé d’être de basse extraction (v. 2577, “ein ungeborn man”) et affirme qu’il est avec certitude le fils d’un duc. L’importance démesurée qu’il accorde à sa renommée et à la crainte de voir celle-ci amoindrie l’empêche de savoir véritablement qui il est et lui fait perdre de vue la véritable infamie dont il est le résultat. Dans les versions françaises, ce n’est pas la noblesse de Grégoire qui pose problème mais la “grant honte” (A1, v. 1809 ; B1 v. 1456) qui pèse sur lui, la “felonie” (A1, v. 1834) dont il est le fruit. Dans une perspective semblable, la femme du pêcheur dont l’enfant a été blessé par le jeune Gregorius, attribue la venue de Gregorius au diable (v. 1134, “der tiuvel hât in her brâht” ; “c’est le diable qui l’a amené ici”). Le pêcheur malveillant et cupide, qui emmène Gregorius sur l’île où il vivra en ermite, invoque le diable là où Dieu agira. Ainsi, prenant Gregorius pour un charlatan et non pour un véritable ermite, il le maudit (v. 2808, “daz dir der tiuvel tuo den tôt !” ; “que le diable t’emporte !”). Par la suite il affirmera, avant de jeter à la mer la clé des chaînes qui entravent Gregorius, que si ce n’est pas le diable qui, par sa ruse (v. 3091, “mit sînen sinnen”), lui fera quitter ces lieux alors jamais il ne pourra abandonner l’île. Là encore, l’homme est aveuglé par le péché : dans ces deux cas, ce n’est pas l’orgueil qui aveugle le pécheur mais la colère, parfois doublée de l’avarice. A l’instar de Gawein – qui lui aussi est un représentant des bacheliers, de ces chevaliers errants non casés – Gregorius possède toutes les qualités extérieures du bon chevalier : il est de haute naissance, courageux, probe, noble d’esprit (il ne tue pas son adversaire mais le fait prisonnier), habile au combat (il agit intelligemment afin d’éloigner le duc de l’armée qui pourrait venir à son secours, v. 2102-2111), mais la conception qu’il a de son rôle de chevalier est totalement erronée. Nous sommes bien loin avec lui de l’idéal du miles christianus – comme l’incarnent Erec ou Iwein dans la deuxième partie des romans éponymes – dont l’engagement altruiste et gratuit permet de venir au secours de dames ou de chevaliers dans la détresse. Les termes choisis par Hartmann ont d’ailleurs leur importance : Erec comme Iwein sont toujours secondés par la “sælde”, la bonne fortune accordée par Dieu, Gregorius gagne le combat grâce à son art du combat (v. 2138, “kunst”) et à la chance (“gelücke”). Le fait qu’il se porte au secours de la duchesse n’est évoqué qu’en dernier lieu : il se battra pour Dieu, pour son honneur et pour délivrer cette femme innocente victime du seigneur lui a dérobé toute sa terre (v. 2070-2074). Il est notable que ces trois éléments soient mis sur le même plan, sans qu’aucune distinction ne soit opérée entre le combat pour Dieu et pour venir en aide à autrui, et la quête de l’honneur personnel. Cette justification n’apparaît qu’après le long passage établissant un parallèle entre le jeu d’échec et le combat chevaleresque (v. 2028-2066) : le combat 50 PATRICK DEL DUCA chevaleresque n’est finalement qu’un jeu où l’on peut tout gagner ou tout perdre. Le fait qu’il a délivré sa mère d’un grand malheur est souligné une seconde fois après la défaite du duc romain (v. 2169 s.). Cependant cette action libératrice n’a nullement été le moteur qui a poussé Gregorius à combattre, elle n’en est qu’une conséquence secondaire. Ce qui primait était sans nul doute la quête de la gloire personnelle : sa renommée était déjà grande avant, elle l’est encore davantage maintenant (v. 2171-2174). En tous points, Gregorius représente un groupe social que Hartmann critique également à travers le personnage de Gawein : ces iuvenes qui sont prêts à tout, à perdre leur vie comme le peu de bien qu’ils possèdent, pour acquérir la gloire mondaine et pouvoir épouser un bon parti. La précaution prise jadis par sa mère s’est avérée vaine : en effet, celle-ci avait déposé les tablettes relatant l’inceste dont est issu Gregorius dans le bateau afin qu’il puisse, plus tard, lire les événements qu’elles relatent. Sa mère espérait qu’ainsi il ne serait ne jamais orgueilleux (v. 752, “sô erhüebe er sich niht”) et se consacrerait à Dieu et à la prière afin de d’intercéder pour la faute commise par ses parents (v. 746-762). Malgré cette bonne intention, le fait de ne pas inscrire sur les tablettes le pays d’origine de Gregorius ni la lignée à laquelle il appartient (v. 764-766) a fait le jeu du diable. Les membres de la société courtoise et profane que dépeint ici Hartmann croient pouvoir plaire à Dieu et faire leur salut alors qu’à leur insu ils servent le diable. Ce que Hartmann dénonce ici, c’est une société courtoise dont les valeurs sont fondamentalement faussées, un monde à l’envers dont les membres sont aveuglés par l’orgueil et ne savent distinguer ce qu’ils croient être bien de ce qui véritablement correspond aux attentes de Dieu. Gregorius n’a de cesse d’invoquer Dieu et pourtant il s’en éloigne toujours un peu plus. Les “artifices du diable” (v. 2602, “des tiuvels râte”) semblent donc avoir triomphé de l’âme et du corps des deux époux incestueux. Cependant, la prise de conscience soudaine de la faute commise, qui fait suite à la découverte par la duchesse des tablettes rapportant l’abandon de son fils, provoque chez Gregorius un changement radical d’attitude. Malgré un accès de colère envers Dieu, Gregorius, au lieu de désespérer et de succomber au péché d’acedia ou de tristitia cordis, quitte la cour et la société des hommes pour mener une vie de pénitent et d’ermite. Il se détourne de tout ce qui l’a perdu et rendu aveugle à la volonté de Dieu : il renonce à ses terres, à ses richesses et se défait de son esprit tourné vers le monde (v. 2745-2747 ; “dem lande und dem guote / und wertlîchem muote / dem sî hiute widerseit”). En ce sens, le texte repose sur une gradation : le séjour de dix-sept ans sur l’île déserte où Gregeorius vit enchaîné à une pierre fait écho aux dix-sept années passées sur l’île où se situe le monastère. La vie d’ermite, le renoncement complet au monde, une communion totale avec Dieu, une survie qui ne dépend plus “que de la bénédiction de Dieu” (v. 3110, “niuwan den gotes segen”) et de l’aide accordée par le saint Esprit (v. 3114-3121 ; v. 3469) constituent la phase ultime de la fuite du monde, une existence bien supérieure à la vie contemplative des moines qui, finalement, n’est pas si éloignée des LE DIABLE ET LA CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ COURTOISE 51 considérations du monde. Il suffit, pour noter la différence, de songer à l’argent que l’abbé a fait fructifier ou encore à l’orgueil dont font preuve les moines lorsque le pêcheur leur amène l’enfant afin qu’il soit baptisé (v. 1123- 1126) : sur l’île déserte l’humilité est de mise et les valeurs matérielles ne jouent plus aucun rôle si bien que le pénitent peut, pour reprendre l’expression de saint Jérôme, suivre nu le Christ nu59. En cherchant un lieu désertique où il pourrait se consacrer à Dieu et faire pénitence, il est accueilli par un pêcheur pauvre et méchant. Celui-ci, le prenant pour un charlatan qui veut vivre aux dépends des autres, n’a de cesse de l’humilier. Gregorius endure “le cœur joyeux” (v. 2815 et v. 2946, “mit lachendem muote”) les insultes et les vexations que le pêcheur lui inflige et rappelle, par son comportement, l’attitude du fou tel que le dépeint saint Paul :

Nous, nous sommes fous à cause du Christ, mais vous vous êtes prudents dans le Christ ; nous sommes faibles, mais vous, vous êtes forts ; vous vivez dans l’honneur, mais nous dans le mépris. Jusqu’à l’heure présente, nous avons faim, nous avons soif, nous sommes nus, maltraités et errants ; nous nous épuisons à travailler de nos mains. On nous insulte, et nous, nous bénissons ; on nous persécute et nous l’endurons ; on nous calomnie, et nous, nous consolons. Nous sommes devenus comme l’ordure du monde, jusqu’à présent l’universel rebut (I Cor. 4, 10-13).60

Bien plus que les versions françaises, Hartmann met l’accent sur les humiliations, les insultes et les moqueries que lui inflige le pêcheur (v. 2782, “spot” ; v. 2814, “diz schelten” ; v. 2823, “disen spot” ; v. 2825, “unwirdikeit” ; v. 2826 “swelh vermæcheit unde leit” ; v. 2884, “der grozen unwirdikeit” ; v. 2948, “den grôzen spot” ; v. 3644, “hônschaft” ; v. 3668, “hœnlîche”). Le pénitent devient un fou en Dieu, un homme indigne, le contraire de l’homme accompli et noble qu’il était auparavant, et la folie qu’il incarne aux yeux du monde est la vraie sagesse61. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Hartmann insiste sur sa déchéance : lorsque les envoyés de Rome arrivent sur l’île où Gregorius est enchaîné, ils s’attendent à trouver un athlète de Dieu, un “martyr vivant” (v. 3378, “der lebende marterære”) dont la beauté serait sans égale, les habits faits d’or et de soie, un homme aux cheveux blonds, au sourire radieux, à la barbe bien coupée comme s’il voulait aller danser (v. 3379-3400). Or ils trouvent un homme velu, à la peau noir, au

59 Eusebius HIERONYMUS : Epistolæ (PL vol. 22, Pars V, col. 1085) : “nudum Christum nudus sequere” (Epistola CXXV, Ad rusticum monachum). 60 “Nos stulti propter Christum / vos autem prudentes in Christo / nos infirmi / vos autem fortes / vos nobiles / nos autem ignobiles / usque in hanc horam / et esurimus et sitimus / et nudi sumus / et colaphis caedimur / et instabiles sumus et laboramus operantes manibus nostris / maledicimur et benedicimus / persecutionem patimur et sustinemus / blasphemamur et obsecramus / tanquam purgamenta huius mundi facti sumus”. 61 Cf. I Cor. 3, 18-19 : “Si quis videtur inter vos sapiens esse in hoc saeculo / stultus fiat ut si sapiens / sapientia enim huius mundi stultitia est apud Deum” (“Si quelqu’un parmi vous croit être sage à la façon de ce monde, qu’il se fasse fou pour devenir sage ; car la sagesse de son monde est folie aux yeux de Dieu”). 52 PATRICK DEL DUCA corps émacié, aux orbites creusées, aux yeux rouges, plus rien ne laissant deviner sa beauté passée, ses yeux vivants et clairs, sa bouche rieuse, ses membres musclés et bien faits. Dans cette longue description Hartmann a repris et développé les caractéristiques, présentes dans la source française, qui évoquent un homme sauvage (A1, v. 2495-2497 ; B1, v. 1941-1944) pour les opposer aux éléments courtois qui jadis faisaient la beauté de Gregorius : tout ce qui chez Gregorius pouvait rappeler le noble, l’homme de cour, beau et enclin aux plaisirs mondains, a disparu. En le présentant durant toute la troisième partie de la légende comme un faible, un homme indigne, sorte de rebut de l’humanité, l’adaptateur allemand fait de Gregorius le paradigme de la grâce divine : il est devenu un homme béni (v. 3241, “den sælderîchen)”, l’ami de Dieu (v. 3418, “gotes trût”, Hartmann opère d’ailleurs ici une inversion du sens du terme “trût” qui désigne dans la poésie courtoise l’ami charnel, l’amant). L’existence de Gregorius est conforme à celle du Christ crucifié. En martyrisant de la sorte ce corps par lequel il a péché, en s’infligeant des blessures qui ne cicatrisent pas et le font souffrir sans cesse (v. 3449-3458), il fait pénitence et obtient le pardon de Dieu (v. 3418-3422). Le corps est devenu repoussant tandis que l’esprit a été épargné : Gregorius n’a rien perdu de ses facultés intellectuelles ni de son éloquence (v. 3466- 3475). La dichotomie entre le corps répugnant de Gregorius, un corps si abject qu’il est indigne de tout honneur (v. 3551-3552, “der ist sô ungenæme / den êren widerzæme”), et la belle âme du pécheur repenti est bien plus marquée que dans les textes français. C’est justement lorsqu’il se croit rejeté par Dieu et exclu de toute grâce (v. 3539, “der gnâden wære mîn vleisch unwert” ; “mon corps est indigne d’une telle grâce”) que Gregorius est sauvé et élu par Dieu pour devenir pape. C’est parce qu’il a commis de si terribles fautes, liées à la concupiscence et à l’orgueil, et qu’il les a surmontées que Gregorius va pouvoir, à la tête de la chrétienté, aider les autres fidèles, en commençant par sa propre mère, à expier leurs fautes. Dans cette troisième partie consacrée à l’existence de pénitent et d’ermite menée par Gregorius, le diable n’a plus aucune place. En effet, les miracles succèdent aux miracles et Hartmann souligne le caractère divin d’événements merveilleux, alors que le rôle de Dieu n’est justement pas explicite dans les versions françaises. C’est, par exemple, Dieu qui indique aux messagers qu’ils trouveront Gregorius dans un lieu sauvage (v. 3219-3222). La découverte des tablettes intactes alors que dix-sept années se sont écoulées et que le pêcheur avait brûlé la cabane qui avait abrité Gregorius (l’inspiration diabolique se manifeste ici clairement à travers l’incendie) est explicitement qualifiée de “très grand signe” (v. 3732, “ein vil grôzes zeichen”) envoyé par celui qui est miséricordieux (v. 3730, “der da gnædic ist”). Lors du périple qui les ramène à Rome, Gregorius et ceux qui l’accompagnent sont à l’abri de tout danger tandis que leur réserve de nourriture se reconstitue d’elle-même et que leurs paniers ne sont jamais vides (v. 3741-3752). Il est aisé de constater, à travers tous ses ajouts, que Hartmann ne recule pas devant la surenchère miraculeuse, tout au contraire. Dès lors, l’évocation du diable ne sert plus, en LE DIABLE ET LA CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ COURTOISE 53 fait, qu’à mettre en évidence la grande humilité de Gregorius : ainsi celui-ci déclare-t-il aux deux messagers que c’est le diable qui les envoie afin de le divertir (v. 3575 s.). Enfin, comme dans les versions françaises, les cloches retentissent d’elles-mêmes (v. 3757, “die glocken selben liuten”) dès que le groupe de voyageurs approche de la ville sainte et, à peine arrivé, Gregorius guérit de nombreux malades. Tout aussi miraculeuse est la conversion du pêcheur au bien : après le miracle par lequel la clé des fers de Gregorius est retrouvée dans le ventre d’un poisson, il comprend l’ampleur de la faute qu’il a commise. Toutes les étapes de cette conversion correspondent à celle de la pénitence : il prend conscience de son erreur, s’en repent sincèrement, verse des larmes qui attestent de sa sincérité et qui le lavent de sa faute si bien que son âme est sauvée (v. 3664-3673)62. Le pêcheur, qui s’était rendu coupable de tant de péchés mortels échappe donc à l’influence du Malin : un miracle en génère un autre de la même façon que le bien entraîne le bien. La grâce qui touche Gregorius s’étend à tout son entourage. L’auteur se fait le porte-parole du message de l’Eglise et, tel un prédicateur, prône l’importance essentielle que remplit la pénitence si elle est accomplie à temps et si elle est sincère. C’est justement cette question de la bonne pénitence qui est posée par le pêcheur :

alsus bin ich worden alt daz ich der sünde nie engalt. ez ist der sêle noch gespart : ichn genieze danne dirre vart die ich her mit triuwen hân getân, sô sol ichs vol ze buoze stân. (Gregorius, v. 3637-3641)63

Ce thème du bon repentir et de l’expiation effectuée à temps marquera la prédication de la fin du XIIe et de tout le XIIIe siècle, tant en France qu’en Allemagne, et elle mènera à l’une des décisions les plus importantes prises lors du IVe concile de Latran : le décret 21, omnis utriusque sexus, impose la confession et la communion annuelles à tous les laïcs parvenus à “l’âge de discretion” (“annos discretionis”), l’âge lors duquel le chrétien peut distinguer le bien du mal64. Cette distinction s’opère soudainement chez le pêcheur qui,

62 A propos de l’importance des larmes comme manifestation du repentir et de leur vertu salutaire, cf. Michel ZINK, La prédication en langue romane avant 1300, Paris, Honoré Champion (Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge 4), 1982, p. 445 : “Les larmes sont le signe de la grâce ; elles marquent l’aboutissement de la compassion, la dévotion et la componction. La prière accompagnée de larmes est la plus efficace […] : les larmes de dévotion effacent les péchés ; les larmes sont comptées comme mérite et comme vertu ; il faut verser des larmes quand on est en oraison et quand on confesse ses péchés”. 63 “Ainsi suis-je devenu vieux sans jamais expier pour ce péché. Et c’est la punition qui attend mon âme : si je ne tire pas les fruits du voyage que j’ai entrepris loyalement ici, alors je devrai expier tout le poids de ma faute”. 64 Charles-Joseph HEFELE, Histoire des conciles d’après les documents originaux, tome V, 2ème partie, Paris, A. le Clere, 1913, p. 1349 s. : “Omnis utriusque sexus fidelis, postquam ad annos discretionis pervenerit, omnia sua solus peccata saltem semel in anno fideliter confiteatur proprio sacerdoti, et iniunctam sibi poenitentiam pro viribus studeat adimplere, 54 PATRICK DEL DUCA

à la vue de la clé, reconnaît “à quel point il était fou” (v. 3307, “wie er getobet hâte”). Ceci rappelle les conseils que donne Gregorius à sa mère avant de la quitter pour mener sa vie d’ermite : il lui demande de ne pas désespérer de Dieu, car le repentir sincère d’un crime a, aux yeux de Dieu, valeur d’expiation. Ainsi sauvera-t-elle son âme dès que ses yeux se rempliront des larmes inspirées par ce repentir. Elle devra renoncer aux mets raffinés et aux vêtements luxueux, fuir le confort et la joie, elle ne devra pas exercer le pouvoir pour l’amour de l’honneur mondain (v. 2713, “durch dehein wertlîch êre”) ni pour l’argent mais uniquement pour accomplir la volonté de Dieu. Il lui faudra partager les revenus de ses terres avec les pauvres afin de gagner la miséricorde divine (v. 2728-2730) et fonder des monastères pour apaiser la colère de Dieu. Rappelons que dans les versions françaises, Grégoire demandait juste à sa mère, afin qu’elle obtienne le pardon divin, de jeûner, de prier Dieu, de vivre chastement, de revêtir une haire afin de mortifier son corps, de renoncer aux riches habits, de rendre visite aux moines et de fonder des monastères (A1, v. 1973-1994 ; B1, v. 1585-1606). Ce thème de la pénitence ouvre d’ailleurs la légende : dans le prologue, le narrateur déclare avoir souvent péché dans sa jeunesse en pensant qu’il pourrait expier ses péchés par la suite. Il associe ses années de jeunesse, qualifiées d’années de folie, de sottise (v. 5, “diu tumben jâren”) à l’influence du diable (v. 7, “des helleschergen rât”) qui donne aux jeunes gens le conseil suivant :

du bist noch ein junger man, aller dîner missetât der wirt noch vil guot rât: du gebüezest si in dem alter wol. (Gregorius, v. 12-15)65

Comme c’est le cas pour le père de Gregorius ainsi que pour Gregorius lui-même, tous deux victimes de leur naïveté juvénile et d’un manque de discernement, la jeunesse s’avère être un allié du diable qui lui permet de parvenir plus facilement à ses fins. Le narrateur indique cependant que bien souvent le pécheur est surpris par la mort qui ne lui laisse pas le temps de faire pénitence. Le même avertissement est fréquemment adressé aux croyants par l’Eglise66 et les prédicateurs qui incitent les chrétiens à bien se suscipiens reverenter ad minus in Pascha Eucharistiae sacramentum” (“Tout fidèle de l’un et l’autre sexe qui a atteint l’âge de raison devra confesser toutes ses fautes au moins une fois chaque année à son propre prêtre, accomplir dans la mesure de ses moyens la pénitence qui lui a été imposée et recevoir dévotement, au moins à Pâques, le sacrement de l’eucharistie”). 65 “Tu es encore un jeune homme ; tu pourras encore venir à bout de tous tes méfaits et les expier lorsque tu seras plus âgé”. 66 Césaire d’Arles, archevêque du VIe siècle, posait déjà la question de la valeur de la pénitence accordée au pécheur à l’article de la mort : “Datur quidem etiam in extremis pænitetia, qui non potest denegari : sed auctores tamen nos esse non possumus, quod qui sic petierit mereatur absolvi” (CÉSAIRE D’ARLES, Sermons au peuple, édités et traduits par Marie- José DELAGE, Paris, Editions du Cerf, Sources chrétiennes 330, 1986, t. III, p. 84-85 : “En LE DIABLE ET LA CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ COURTOISE 55 préparer à la mort, à ne pas se laisser surprendre et à ne pas se contenter d’un repentir in extremis67. Il ajoute qu’aucun péché n’est assez grave pour ne pouvoir être pardonné par Dieu (v. 43-50). L’arme du diable est donc le désespoir : celui-ci s’empare du pécheur qui pense que sa faute est trop lourde68. La légende constitue donc une mise en garde, une exhortation destinée à chaque chrétien afin qu’il puisse expier ses fautes de son vivant. L’auteur demande aux croyants de renoncer au doute, au désespoir69 qui est à l’origine de la chute de bien des chrétiens (v. 64 s. : “[…] daz er den zwîvel lâze / der manigen versenket”). Il a même recours à la parabole du bon samaritain pour démontrer que Dieu n’abandonne jamais ceux qui conservent l’espoir et la crainte (v. 113, “gedinge unde vorhte”), c’est-à-dire la crainte de la mort et l’espoir d’être sauvé. La faute décrite dans la légende est d’autant plus grave qu’elle est répétée deux fois et se double du péché d’orgueil, mais malgré tout Gregorius comme sa mère parviennent à être sauvés. Le prologue, absent des manuscrits les plus anciens, a sans doute été rajouté plus tard par Hartmann (on le trouve déjà dans l’adaptation latine composée entre 1210 et 1213 par Arnold de Lübeck). Cet ajout correspond fort bien au sens général de la légende et constitue le fil d’Ariane nécessaire à une bonne compréhension du texte.

vérité, on donne, même à toute extrémité, la pénitence, car on ne peut la refuser ; mais pourtant, sans pouvoir garantir que celui qui l’a demandée ainsi mérite d’être absous”). Quant à la valeur d’une telle pénitence, il ne pouvait donner aucune assurance : “Pænitentiam dare possum, securitatem dare non possum […]. Dixi non præsumo, non promitto, nescio plus de Dei voluntate” (Ibid., p. 90-91 : “Je peux donner la pénitence, je ne peux donner la sécurité […]. J’ai dit : je ne présume pas, je ne promets pas, je n’en sais pas plus sur la volonté de Dieu”). Dans le doute, Césaire préconisait de suivre le chemin le plus sûr, c’est-à-dire celui de la pénitence que l’on accomplit lorsque l’on est bien portant. 67 Dans plusieurs exempla, le Stricker, moraliste allemand du début du XIIIe siècle, insiste sur le fait que le chrétien qui a accumulé les péchés sans se repentir, sans se confesser et les expier, se voue délibérément à l’enfer. Il soulève également à plusieurs reprises le problème de la pénitence in extremis et affirme que Dieu ne se laissera pas attendrir par une conversion de dernière minute : une fois devenu vieux, le pécheur impénitent ne renoncera pas sincèrement aux plaisirs du monde mais arrêtera de s’y adonner uniquement parce que la vieillesse et la maladie l’en empêcheront. Le repentir et l’expiation n’ont donc de valeur que s’ils interviennent alors que le pécheur est dans la force de l’âge et en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels. La conversion ne peut s’accomplir sous la contrainte de l’âge mais doit être le résultat d’un choix délibéré du pécheur qui s’engage dorénavant à servir Dieu. L’expiation n’a effectivement de sens que si elle entraîne de vraies souffrances physiques et morales et s’inscrit dans le schéma de l’imitatio Christi. Le martyre du Christ a délivré l’humanité de l’emprise de Satan, car le fils de Dieu est mort au moment de sa vie où il était le plus fort et le plus résistant. Cette idée de la nullité du repentir de dernière minute constitue également une critique de l’hérésie cathare selon laquelle une conversion in extremis permet de passer de l’état de pécheur à celui de “parfait” et rend le salut possible (cf. Die Kleindichtung des Strickers, hrsg. von Wolfgang MOELLEKEN, Göppingen 1973-1978, GAG 107, volumes I à V ; voir en particulier : Processus Luciferi, t. II, n° 13 ; Der altgewordene Sünder, t. III, n° 104 ; Der gefangene Räuber, t. IV, n° 132 ; Die ewige Verdammnis, t. IV, n° 133). 68 L’exemple biblique pour ce péché de désespoir est fourni par Caïn (Gn. 4,13). 69 Le terme “zwîvel” désigne à la fois le doute et le fait de désespérer (v. 70, “verzwîfeln”), il renvoie à la tristitia cordis ou acedia. 56 PATRICK DEL DUCA

Conclusion

Si la puissance du diable paraît plus grande dans le Gregorius que dans La vie du pape Gregoire, c’est que l’auteur souhaite insister sur la victoire du bien. La tentation diabolique est d’autant plus utile qu’elle semble ne laisser aucune chance à l’homme, qu’elle paraît annihiler tout libre arbitre ou faire de cette faculté une arme du diable, pour finalement permettre au bien de triompher de manière éclatante. Si la défaite du diable n’est pas acquise d’avance comme c’est le cas dans la légende française, la conversion au bien de Gregorius, de sa mère ainsi que du mauvais pêcheur n’en est que plus admirable. Le péché et la tentation diabolique ont permis au pénitent de se purifier : la lutte que le péché entraîne permet la catharsis finale et la victoire sur toute forme de désespoir, de tristitia cordis. L’humilité extrême dont fait preuve Gregorius marque la défaite irréversible du démon : Gregorius a été tenté par le péché d’orgueil, il est tombé dans les rets du diable, la chute l’a si profondément humilié que finalement il est sauvé pour Dieu et perdu pour le démon. A travers ce texte, ce n’est plus la pratique matrimoniale féodale que l’auteur critique, mais c’est la société courtoise et ses valeurs, son goût du luxe, le rôle que ses membres accordent à l’honneur et à la quête de la gloire ainsi que leur conception erronée de l’amour, d’un amour courtois assimilé à l’inceste. A ces valeurs mondaines, l’auteur oppose l’amour de Dieu et la vie exemplaire de l’ascète, de l’athlète de Dieu. L’aspect religieux et théologique est beaucoup plus développé chez Hartmann que dans les versions françaises : l’homme aveuglé par l’orgueil et la quête de la renommée ne peut, malgré tous ses efforts, que perdre Dieu de vue et opter pour le mal. Dans la sphère mondaine Dieu n’agit plus et seul le diable, usant de ses artifices, semble avoir une influence sur les hommes. Ainsi l’arrière-plan socio-historique n’est-il plus exactement le même que celui de la légende française : Hartmann ne se contente pas de critiquer les valeurs courtoises et profanes en général, il dénonce de manière évidente, à travers le personnage du jeune Gregorius, la vie des bacheliers, des jeunes chevaliers en quête de gloire et d’un bon parti. Pour Hartmann, cette chevalerie est dans l’erreur et semble même, dans le Gregorius, être inspirée par le diable qui profite de cette soif d’honneur et gloire. Tout aussi propre à l’œuvre de Hartmann est également l’importance accordée au rituel de la pénitence dont les différentes phases sont régulièrement évoquées. De manière surprenante, le message éthique proposé par Hartmann dans Gregorius n’est pas fondamentalement différent de celui dont son roman Iwein, sans doute composé à la même époque, est porteur. Bien qu’il s’agisse de deux textes appartenant à des genres très différents, et même opposés, l’idéologie chrétienne prônée par la légende n’est pas si étrangère à la perspective du roman arthurien. Les points communs ne se limitent pas à la critique de la chevalerie profane et de bacheliers incarnés, nous l’avons dit, par Gregorius ou Gawein. Dans les deux œuvres, Hartmann nous montre, à LE DIABLE ET LA CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ COURTOISE 57 travers Gregorius ou Iwein, l’évolution d’un jeune noble qui renonce à la vaine gloire, à l’orgueil et aux vanitates, pour se vouer à Dieu. Dans le cas de Gregorius, le héros devient un athlète de Dieu, un martyr, un ami de Dieu, un miles Christi qui consacre tous ses efforts à vivre en accord et en communion avec Dieu. Si Gregorius est un soldat spirituel du Christ, Iwein est un miles christianus au sens littéral, un soldat qui met son épée au service des dames et des chevaliers en détresse, luttant contre les forces du mal incarnées par un serpent ou des géants qualifiés de “tiuvels knehte[…]”, de valets du diable (Iwein, v. 6338). Il est d’ailleurs notable que tous les deux touchent le fond de la misère humaine en devenant des hommes sauvages, des hommes à l’apparence si répugnante qu’elle s’oppose radicalement à leur vie mondaine passée, à leur beauté ancienne. Si l’ensauvagement d’Iwein est marqué par un véritable accès de folie (le chevalier ne sait plus qui il est et perd toute mémoire des événements passés), Gregorius est quant à lui un fou à cause du Christ. Il s’agit dans les deux cas d’une épreuve cathartique qui permet au héros de se défaire son ancien moi pour renaître à Dieu et aux hommes. L’un devient un chevalier qui, sans cesse aidé et secondé par la grâce divine, met son épée au service du bien et de Dieu, l’autre devient pape et fait régner sur terre la justice divine. Il faut noter que dans Iwein également l’adaptateur allemand se montre critique vis-à-vis de la minne, de l’amour courtois, et supprime de nombreux passages que Chrétiens de Troyes avait consacrés aux vertus de l’amour. Qu’il s’agisse du roman d’Iwein70 ou des deux légendes composées par Hartmann (Le pauvre Henri et Gregorius), le schéma demeure le même : un jeune noble, ayant une conception erronée de la chevalerie et des devoirs qui lui incombent, se laisse aveugler par la quête de la vaine gloire et oublie Dieu. Les événements l’amèneront cependant à reconnaître son erreur, à s’amender et à apprendre à se comporter toujours avec humilité vis-à-vis de Dieu et des hommes.

70 Le premier roman arthurien adapté par Hartmann, Erec, constitue une exception, car l’idéalisation du héros y est plus poussée : dès le début du roman, Erec fait preuve d’une parfaite humilité et constitue le pendant positif à Iders qui, à l’instar de Mabonagrin, représente la chevalerie orgueilleuse et homicide.

Du Hosenteufel au Teutsch-Frantzösischer Alamode-Teuffel : le diable et la mode en Allemagne (XVIe-XVIIe siècle)

Jean SCHILLINGER Université de Lorraine

Le lien entre les modes vestimentaires et le diable est attesté jusqu’à l’époque contemporaine par le titre d’un roman américain qui connut un certain succès il y a une décennie : The Devil Wears Prada1. Ce roman recèle une approche très banalisée, purement métaphorique, du diable qui n’a plus grand-chose à voir avec le personnage qui hanta les imaginations à l’époque de la première modernité et qui, un siècle environ après l’invention de l’imprimerie, fit couler des flots d’encre2. Essentiellement dans la deuxième moitié du XVIe siècle, il se publia en Allemagne une profusion d’ouvrages d’édification consacrés à la sphère diabolique, les Teufelbücher : ces écrits entreprennent de révéler les menées d’un “diable spécifique” (Spezialteufel), lié à un péché donné, qui lui donne son nom, lequel figure en règle générale dans le titre. Le schéma ordonnateur de ces publications est pour une part celui des péchés capitaux, ce qui explique l’apparition du Hoffartsteufel (diable de l’orgueil), du Neidteufel (diable de l’envie) ou du Buhlteufel (diable de la luxure). Mais d’autres phénomènes, a priori étrangers à la pastorale, ont également inspiré les auteurs : on a ainsi un Hofteufel, qui sévit à la cour princière et concerne donc l’ordre politique et social, et un Modeteufel qui exerce ses méfaits dans le domaine de la mode. C’est à ce dernier que seront consacrées ces pages qui tenteront de mettre en lumière les raisons qui ont pu amener à diaboliser un phénomène relevant de l’esthétique vestimentaire et de l’économie et s’interrogeront sur la signification de cette diabolisation. La période considérée va de la deuxième moitié du XVIe siècle à la fin du XVIIe siècle et seront pris en compte des ouvrages relevant de la

1 Lauren WEINSBERGER, The Devil Wears Prada, New York, Broadway Books, 2003. 2 On retiendra la formule imagée de Keith L. ROOS, The Devil in the 16th Century German Literature : The Teufelsbücher, Bern/Frankfurt a. M., Lang, 1972, p. 52: “For if Luther threw an inkstand at the devil, the protestant pastor-authors poured ink all over him [...]”. 60 JEAN SCHILLINGER littérature d’édification, de la satire, mais aussi du pamphlet. Les limites entre les genres, on le constatera, manquent d’ailleurs singulièrement de précision.

La naissance du diable de la mode

Comme Robert Muchembled le signale, la figure du diable au Moyen Age était ambivalente : le diable inspirait certes la terreur, mais il circulait également de lui l’image familière d’un homme laid et difforme que l’on pouvait assez facilement berner3. Jusqu’au XVIe siècle, le pacte entre un homme et le diable, sur le modèle de la légende de Théophile, tournait régulièrement à l’avantage de l’homme qui pouvait, au dernier moment, renverser la situation à son avantage grâce à la pénitence et à l’appui d’intercesseurs puissants4. Au XVIe siècle, cette ambivalence a disparu : le diable n’est désormais plus perçu que comme un adversaire redoutable, à la tête d’une armée immense, s’attaquant sans relâche aux hommes. La place tenue par le diable dans la pensée de Luther reflète parfaitement cette évolution, à laquelle elle a sans doute donné une impulsion supplémentaire5. En soulignant certains aspects de la personnalité et de l’action du diable, Luther a livré aux auteurs de Teufelbücher (qui sont généralement des ecclésiastiques luthériens, et dont un nombre important étudia à Wittenberg6) des bases qu’ils développeront. Au centre de la conception de Luther figure la référence à l’évangile selon saint Jean (8, 44) : le diable est homicide et meurtrier7. Il s’efforce de nuire aux hommes sur le plan matériel, mais essentiellement sur le plan spirituel, en les privant de la Vie éternelle. Il détourne les hommes de Dieu et de Sa Parole, mais, comme lors de la tentation d’Adam et d’Eve, il dissimule son action et tente de masquer la gravité des péchés qu’il pousse à commettre. Il incite les hommes à mépriser les cadeaux de Dieu et à abuser de ceux-ci : son but est notamment d’anéantir l’ordre établi par Dieu et il pousse les hommes à pervertir celui-ci. Enfin, Satan est le “prince de ce monde” (Jn 12, 31) et il use des biens du monde pour amener les hommes à détourner leur cœur de Dieu8. Cet aspect a sans doute joué un rôle important dans l’émergence du Modeteufel : la mode est un

e e 3 Robert MUCHEMBLED, Une histoire du diable XII -XX siècle, Paris, Seuil, 2000, p. 32- 33. 4 K. ROOS, The Devil, p. 20. 5 Sur le rôle du diable dans la théologie de Luther, voir Harmannus OBENDIECK, Der Teufel bei Martin Luther. Eine theologische Untersuchung, Berlin, Furche, 1931 ; Hans-Martin BARTH, Der Teufel und Jesus Christus in der Theologie Martin Luthers, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1967. 6 Gustav BEBERMEYER “Teufelliteratur”, in : Reallexikon der deutschen Literatur- geschichte, éd. par W. Kohlschmidt et W. Mohr, Berlin/New York, de Gruyter, 21979, t. 4, p. 382. 7 Voir H.-M. BARTH, Der Teufel und Jesus Christus, p. 128-153. 8 Voir H. OBENDIECK, Der Teufel bei Luther, p. 53-59. LE DIABLE ET LA MODE EN ALLEMAGNE 61 phénomène mondain9 et la recherche vestimentaire, dans la mesure où elle constitue un ornement du corps, était de nature à susciter l’hostilité d’ecclésiastiques toujours enclins à dévaloriser la partie physique de l’homme et à souligner son néant découlant de sa corruptibilité10. La mise en relation entre un vice et un diable (qui portera désormais le nom de ce vice) résulte d’une évolution à plusieurs facettes. Luther avait déjà personnifié et diabolisé certaines pratiques qu’il combattait et avait identifié un Werkteufel (diable des bonnes œuvres) et un Wallfahrtsteufel (diable des pèlerinages). En outre, le Réformateur avait assigné aux différentes nations un diable propre, le diable allemand étant le Sauffteufel (diable de l’ivrognerie)11. Cette tendance se conjugua à l’effet des “miroirs des fous”, une forme littéraire qui connut, à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, un grand succès en Allemagne. Dans sa Nef des fous (1494), Sebastian Brant décrit un nombre important de comportements déraisonnables, envisagés sous l’angle de la folie, dont la conception puise à deux traditions : l’image du fou de cour avec sa marotte et son bonnet à grelots se combine avec celle du fou pécheur d’origine vétérotestamentaire. Brant voit dans le fou un être dont l’âme est menacée, mais il insiste aussi sur la dimension didactique de son ouvrage, conçu comme un miroir dans lequel chacun est appelé à se regarder afin de reconnaître sa propre folie, préalable indispensable au retour à la sagesse12. La critique des modes vestimentaires est présente dans la littérature et la pastorale en Allemagne depuis le Moyen Age, et Brant lui consacre un chapitre (Von nuwen funden) qui insiste sur le lien entre le phénomène des modes et l’inconstance de l’esprit humain, tout en soulignant l’indécence inhérente aux extravagances vestimentaires13. Parmi les continuateurs de Sebastian Brant, Thomas Murner tient une place importante, dans la mesure où son approche de la folie révèle une tendance marquée à la diabolisation14. Les fous que Murner présente dans la Narrenbeschwörung (1512), la Schelmenzunft (1512) ou la Geuchmatt (1519)

9 Marc FUMAROLI, L’Age de l’Eloquence. Rhétorique et “res literaria” de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Paris, A. Michel, 1994, p. 674 : “‘Monde’, ‘Mode, ‘Moderne’ : ces trois mots caractérisent ‘l’air de Cour’ tel que le perçoivent les ‘sçavants’ : profane, volubile, soumis aux caprices de l’imagination et du désir, esclave de l’instant, privé de jugement politique, moral et religieux, ce ‘monde’ qui roule de ‘mode’ en mode’ et qui n’a aucune chance d’être autre chose que ‘moderne’ a tous les traits redoutés et un peu démoniaques de la féminité”. e e 10 Voir Jean DELUMEAU, Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident XIII -XVIII siècle, Paris, Fayard, 1983, p. 18-24. 11 Max OSBORN, Die Teufelliteratur des 16. Jahrhunderts, Berlin, Mayer & Müller, 1893 (rééd. Hildesheim, Olms, 1965), p. 22-23. 12 Barbara KÖNNEKER, Wesen und Wandlung der Narrenidee im Zeitalter des Humanismus. Brant – Murner – Erasmus, Wiesbaden, Steiner, 1966, p. 87. 13 Sebastian BRANT, Das Narrenschiff, éd. par Manfred Lemmer, Tübingen, Niemeyer, 1986, Chap. 4, p. 14, v. 21-26 : “Dann ein fundt kum dem andern wicht | Das zeygt/ das vnser gmüt ist licht | Vnd wanckelbar in alle schand | Vil nüwrung ist in allem land | Kurtz schändlich vnd beschrotten röck | Das einer kum den nabel bdöck [...]”. 14 B. KÖNNEKER, Wesen und Wandlung, p. 155. 62 JEAN SCHILLINGER ne sont pas, comme chez Brant, caractérisés par la cécité et l’aveuglement : leur comportement vise à nier et à pervertir l’ordre des valeurs religieuses et éthiques établies par Dieu et qui rendent possible la vie de la société15. Il est très significatif que la méthode choisie par Thomas Murner pour combattre la folie soit calquée sur celle de l’exorcisme. Le frontispice de la Narrenbeschwörung montre Murner (qui se met toujours volontiers en scène dans ses satires) muni de l’étole, en train de faire subir l’exorcisme à un fou plongé dans un baquet. Le procédé est réemployé dans Von dem großen Lutherischen Narren, où Murner procède à l’exorcisme du grand fou luthérien, contraint de mettre à jour les “petits fous” qui peuplent son corps, à l’instar des démons hantant un possédé. La naissance des Teufelbücher fut le résultat de la conjonction d’au moins trois influences : celle de croyances populaires, celle de la théologie de Luther et celle des “miroirs des fous”. Ces ouvrages sont une spécificité protestante et furent interdits dans les territoires catholiques d’Allemagne16. Leur tendance générale est parénétique et moralisatrice, mais les auteurs n’étaient pas étrangers à d’autres préoccupations : le succès des premiers Teufelbücher suscita une émulation qui se traduisit par la recherche méthodique de diables inédits, afin de satisfaire le goût du public pour les récits faisant part au surnaturel17. D’autre part, la violence de la condamnation portée dans certains ouvrages à l’encontre de transgressions minimes témoigne d’une visée allant au-delà du discours théologique et éthique : les Teufelbücher sont un élément de la mise en place du contrôle social (Sozialdisziplinierung) caractéristique de la société de la première modernité18. Les ouvrages d’Andreas Musculus19 ne sont pas, chronologiquement, les premiers Teufelbücher, mais on considère qu’ils fixèrent le modèle dont s’inspirèrent les publications ultérieures20. Et le Hosenteufel (diable de la culotte) de Musculus installa durablement le diable dans le domaine de la mode vestimentaire21. Musculus fit des études à Wittenberg, puis fut nommé surintendant et prédicateur à Francfort sur l’Oder où il prononça un sermon qui fut ensuite publié sous le titre Vom zuluderten/ zucht und ehrerwegnen/ pluderichten Hosen Teuffel/ vermanung und warnung (1555)22. L’ouvrage

15 Ibid., p. 150. 16 K. ROOS, The Devil, p. 109. 17 Ibid., p. 110 ; Romy BRÜGGEMANN, Die Angst vor dem Bösen. Codierungen des malum in der spätmittelalterlichen und frühneuzeitlichen Narren-, Teufel- und Teufelbündnerliteratur, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2010, p. 181. 18 R. BRÜGGEMANN, Die Angst vor dem Bösen, p. 147-157. Voir aussi R. MUCHEMBLED, Histoire du diable, p. 34-42. 19 Biographie : Bernhard PÜNJER, “Musculus, Andreas”, in : Allgemeine Deutsche Biographie, t. 23, 1886, p. 93-94 ; Richard GRÜMMER, Andreas Musculus. Sein Leben und seine Werke, Eisenach, Kahle, 1912. 20 K. ROOS, The Devil, p. 36. 21 Sur le Hosenteufel de Musculus, voir M. OSBORN, Die Teufelliteratur, p. 98-102 ; K. ROOS, The Devil, p. 78-83. 22 s.l. [1555] VD 16 : ZV 11283. Les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle MHT suivi du folio. LE DIABLE ET LA MODE EN ALLEMAGNE 63 connut plusieurs rééditions, fut repris dans le Theatrum diabolorum de Sigmund Feyrabend et fut régulièrement cité jusqu’à la fin du XVIIe siècle. C’est un phénomène précis qui suscite l’ire de Musculus : les culottes (hauts de chausses) bouffantes portées par les lansquenets et dont la mode se répandit dans certaines couches de la population, notamment chez les étudiants. Ces culottes, de couleur vive, étaient tailladées de petites entailles, les crevés, dont la doublure, afin de réduire le volume, était souvent en soie ; ils étaient retenus au genou et l’étoffe ample pendait, laissant apercevoir les mollets. Le pont du pantalon (la braguette) était surdimensionné de manière suggestive. Selon Max Osborn, ce fut l’un des vêtements les plus extravagants de l’histoire de la mode européenne23. Dans le Hosenteufel d’Andreas Musculus apparaissent un certain nombre de données qui marqueront de manière durable l’instrumentalisation du diable dans le cadre du combat contre la mode vestimentaire. Musculus avait conscience de l’antinomie entre l’objet de son combat (une simple question vestimentaire) et la signification qu’il lui attribuait : tout son sermon est donc placé sous le signe de la dramatisation et le recours au diable est l’un des signes de celle-ci. La publication du Hosenteufel eut lieu peu de temps après la querelle des adiaphora et peut être, mutatis mutandis, mise en rapport avec les enjeux de celle-ci (qui portait d’ailleurs pour une part sur les vêtements liturgiques)24. La Formule de Concorde, l’un des livres symboliques du luthéranisme précise que ne peuvent être tenues pour des choses indifférentes celles qui s’opposent à la parole de Dieu25. D’où, chez Musculus et ses successeurs, un important déploiement argumentatif destiné à montrer que ce qu’ils condamnent est expressément contraire à la volonté divine. Musculus n’avait pas la partie facile, les pantalons bouffants des lansquenets n’étant bien entendu pas proscrits dans la Bible. Mais son ingéniosité exégétique n’allait pas être prise en défaut. Il rappelle qu’après la Chute, Dieu fit à Adam et Eve des tuniques de peau (Gn 3, 21), qui avaient une fonction précise : elles devaient rappeler sans cesse aux fautifs les conséquences de leur péché et la perte de la perfection originelle. Les jeunes gens à la mode commettent donc un péché dont ils mésestiment totalement la gravité :

Hieraus haben nu zum andern mal zu sehen die Jungen gesellen/ so sich zu diesen zeiten unter des Hosenteufels dienst begeben haben/ ob diese jetzige tracht vnd Kleidung/ ein solch gering fürnemen sey welches on alle ergernis oder Sünd geschehen mag/ wie sie es dann dafür achten und halten/ Sintemal es

23 M. OSBORN, Die Teufelliteratur, p. 96. 24 La référence sera d’ailleurs explicite dans un texte du XVIIe siècle, Teutsch- Frantzösischer Alamode-Teufel [note 69], p. 11 : “Und demnach vor sich betrachtet, gehören [die Kleider] unter die Mittel-Dinge, so an sich selbst keine Sünde, auch niemanden verdammen, wenn man solche zur Nothdurft, Erbarkeit, Zierde und Wohlstand gebrauchet [...]”. 25 “Konkordienformel” (Solida declaratio), in : Die Bekenntnisschriften der evangelisch- lutherischen Kirche, Göttingen, 1998, p. 1055, n° 5 : “Si quando talia sub titulo et praetextu externarum rerum adiaphorarum proponuntur, quae (licet alius color illis inducatur) revera verbo Dei adversantur : ea nequaquam pro rebus adiaphoris habenda, sed tanquam verbo Dei prohibita vitanda sunt”. 64 JEAN SCHILLINGER

stracks ist wider Gottes ordnung/ welche es auffhebet vnd zu nicht macht/ in dem/ dz sie dz theil entblösset/ vnd mehr dann blos entdecket/ wz Gott selber zugedeckt/ vnd zu zuhüllen geordnet hat [...]. (MHT Bi r°)

La gravité du port de cet attribut vestimentaire se laisse établir d’une autre manière. Musculus refuse de considérer le vêtement de manière isolée. Le vêtement est la marque de l’esprit et du cœur, et le choix de ce vêtement extravagant et indécent témoigne d’une situation générale d’éloignement de Dieu26 :

Wie auch ein weiser Heyd dauon geschriben/ wie man eines Menschen hertz/ Natur vnd eigenschafft/ an seinen Geliedmassen/ sprach/ gang vnd Kleidern erkennen sol. Demnach ob dich deine zuhackte Hosen nit verdammen/ so verdambt dich doch dein eigen hertz/ dz du durch solche kleidung offenbar machest/ an deinen Kleideren sihet man/ wz du für sinn/ gedancken und mut hast. An deinen vnzüchtigen/ vunmenschlichen zufladderten/ lunpen Hosen/ sihet vnd spüret man wol/ ob der Geist Gottes/ oder der geist des bösen/ der vnzucht vnd vnreinigkeit in dir wone. (MHT Ci r°)27

Musculus pratique ce que Jean Delumeau appelle la “pastorale de la peur”28 : dans tous les maux privés et publics il voit le châtiment infligé par Dieu à une humanité pécheresse. Mais sa position présente une certaine originalité : contrairement à ses confrères qui menacent leurs ouailles de la punition divine s’ils ne s’amendent pas immédiatement, il recourt à une argumentation inférant de l’effet à la cause en présentant de l’Allemagne un tableau qui doit mener à la conviction que ce pays est d’ores et déjà sous le coup de la punition divine. Le XVIe siècle fut, en Allemagne, une période de croissance de la population et de bonne conjoncture économique29. Négligeant l’évidence, Musculus présente son pays comme étant déjà frappé par les fléaux apocalyptiques :

[...] so seind wir auch mer straffen/ vnglück/ kriegen/ bluthuergiessung/ Pestilentz/ Kranckheiten/ schwerer thewrer zeit/ vbersatzung und beschwerung der Herschafften/ unterworffen/ wie wir es denn hart genugsam erfaren/ fühlen und greiffen/ das auch vber das alles/ nun ferner die Vögel in der Lufft/ die Visch im Wasser/ und also alles vnter den henden verschwindt [...]. (MHT Aij r°)

26 Ceci est conforme aux vues de Luther ; voir H. OBENDIECK, Der Teufel bei Luther, p. 66 : “Die besondere Beschaffenheit des Herzens, dem das Verlangen nach Christus, zur Wahrheit, zur Gerechtigkeit und zum ewigen Heil fehlt, gibt die Entscheidung zwischen Gott und dem Teufel. Der Teufel kann in die leere Stellung einrücken, um seine Herrschaft auszuüben”. 27 Sur le lien entre la manifestation du péché et l’esprit de l’homme dans les Teufelbücher, voir Romy BRÜGGEMANN, Die Angst vor dem Bösen, p. 143-144. 28 J. DELUMEAU, Le péché et la peur, p. 369-388. 29 Voir par exemple Horst RABE, Reich und Glaubensspaltung. Deutschland 1500-1600, München, Beck, 1989, p. 27-43. LE DIABLE ET LA MODE EN ALLEMAGNE 65

Et même si d’autres péchés n’étaient pas commis, le port de cette “grewliche[...]/ vnmenschliche[...] vnd Teuffelische[...] Kleidung” (MHT Aij r°) suffirait à susciter la colère de Dieu en ces temps qui, Musculus l’affirme à plusieurs reprises, sont proches de la fin du monde. Chaque Teufelbuch affirme que le “diable spécial” qu’il décrit est le plus nuisible et le plus dangereux de tous30. Musculus ne déroge pas à cette pratique. Le Hosenteufel, affirme-t-il, est le pire des diables, puisqu’il est le dernier à avoir été envoyé sur terre avant le Jugement31 : c’est l’ultime arme de Satan pour entraîner dans l’enfer autant d’âmes qu’il sera possible. Ce diable s’empare de l’homme, ou, plus exactement, il se loge dans sa culotte32, laquelle devient ainsi une sorte de livrée témoignant, de manière visible, de la soumission de l’homme au diable. Musculus revient à plusieurs reprises sur les découpes qui caractérisent ce vêtement (les crevés) et y voit une étoffe déchiquetée ou l’image de flammes qui témoignent de la soumission au diable sur cette terre et annoncent les châtiments de l’enfer, où les flammes ne seront plus un ornement, mais une réalité terrible :

Dann das solt du erfaren/ [...] wie dich die Hosenteuffel von dem angesicht Gottes/ vnd aller lieben Engel vnd Heiligen angesicht/ zum grössern verdamnis reissen/ dir die schenckel mit hellischen flammen anzünden/ vnd vnauffhörlich zubrennen werden [...]. (MHT Bij v°)

Les reproches formulés à l’égard des hauts de chausses à la nouvelle mode sont de deux ordres. Ces tenues témoignent d’une part d’une vanité exacerbée, mise en évidence par une anecdote concernant un lansquenet. Celui-ci avait acheté 99 aunes de tissu pour remplir les crevés de sa culotte. Lorsqu’on lui demanda pourquoi il n’avait pas acheté 100 aunes, il répondit que la prononciation du nombre complexe 99 produisait un effet bien plus magnifique que celle du nombre simple 100 (MHT Biij r°). Plus importantes sont les considérations ayant trait au péché de luxure. Dieu et la nature veulent que l’on couvre la nudité du corps, et cette exigence découle de l’ordre de Dieu après la Chute. Ceux qui dénudent une partie de leur corps transgressent la promesse faite lors de leur baptême de combattre la concupiscence liée à la nature humaine pervertie (MHT Bij r°). Le port de culottes, montrant les mollets et munies de braguettes hypertrophiées est un acte diabolique d’autant plus grave que ceux qui se sont laissé égarer deviennent les agents du diable pour exposer d’autres personnes à la tentation :

30 K. ROOS, The Devil, p. 103. 31 MHT Aiij r° : “[...] Das ichs gewislich darfür halte/ das dis der letzte Teufel sey/ der noch für dem Jüngsten tag/ in der ordnung als der letzte/ auch das seine auff Erden thun/ vnd außrichten sol”. 32 MHT A4 v° : “[...] Wil ich jetziger zeit jungen Gesellen in jhr eigen hertz und gewissen zubedencken heimgestelt haben/ was jhn für ein greulicher vnuerschampter Teuffel in Hosen sitze/ Wie hart sie Gott darumb straffen werde/ das sie sich durch solche Pluderhosen/ viel mehr zu aller böser anreitzung/ aller vnkeuscheit/ entplössen für Gott/ Engel vnd Menschen/ als wenn sie gar nackend herein gingen [...]”. 66 JEAN SCHILLINGER

Aus was anderer vrsach geschicht es? Das vnsere jungen Gesellen jhnen lassen so kurtze Röck vnd Mentel machen/ die nit die Nestel/ geschweig denn den Latz bedecken/ Vnd die Hosen so zu ludern lassen/ den Latz fornen also mit Hellischen flammen vnd lumpen/ vnmenschlich und gros machen/ die Teufel auff allen seiten lassen also raus gucken/ dann allein zum ergernis vnd böser anreitzung/ den armen vnwissenden und vnschüldigen Meidlein [...]. (MHT Bij v°)

Le lansquenet, avec son manteau court, son pantalon découpé et sa braguette flamboyante est un objet de scandale : dans tous les plis du vêtement se cachent des diables qui tentent de soumettre d’innocentes jeunes filles à la tentation de la chair. L’insistance mise par Musculus sur le caractère peccamineux de la sexualité est caractéristique de l’évolution de la pastorale au début de l’époque moderne. Les prédicateurs médiévaux condamnaient vivement l’usure, mais cette préoccupation s’estompe, alors que la sexualité est contrôlée et réprimée de plus en plus sévèrement33. L’instrumentalisation du diable dans ce contexte renvoie à une préoccupation majeure de Musculus. Il affirme que les comportements qu’il condamne sont caractéristiques de l’Allemagne : tous les peuples portent des vêtements longs et décents et il n’y a que les Allemands qui sont possédés par le démon34. Chez Musculus, le Hosenteufel détrône le Sauffteufel, consacré par Luther comme “diable spécifique” de l’Allemagne. Les conséquences financières sont désastreuses : l’Allemagne était autrefois un pays prospère, mais toutes les richesses sont en passe d’être gaspillées pour la parure des corps35. Bien plus préoccupante est la dimension religieuse et confessionnelle du phénomène : l’Allemagne est le pays de la Réforme, le pays où la vraie religion a été restaurée et Satan mène son attaque la plus vigoureuse là où la menace pour lui est la plus grande36. Ceux qui se livrent à des extravagances vestimentaires soutiennent donc le combat de Satan contre l’Evangile en discréditant celui-ci, en obscurcissant sa vérité et en donnant des arguments à ses adversaires :

33 J. DELUMEAU, Le péché et la peur, p. 481-497 ; R. MUCHEMBLED, Histoire du diable, p. 119-132. 34 MHT Biij v° : “alle Nation/ Walen/ Spanier/ Frantzosen/ Polen/ Vngern/ Tattern/ Türcken/ haben jre lange Kleider/ vnd gewönliche zudeckung des Leibs/ wie sie es von jren Eltern empfangen/ behalten/ Allein Deutschland hat der vnuorschempte Teufel gar besessen vnd eingenomen/ das jetzunder mehr zucht/ scham/ vnd Erbarkait im Venus Berg/ vnd vor zeitten in den Hinderheuseren gewesen ist/ als bey vns Deudschen [...]”. 35 MHT Ciij r°. 36 MHT B4 v° : “Es möcht sich billich ein Christ hoch darüber verwundern/ vnd der sachen nachdencken/ wie es doch jmmer mehr komme/ dz solche vnzüchtige vnd unehrliche Kleidung/ sonst bey keinem Volck erfunden/ als allein bey den Christen/ vnd nirgent in keinem Land so gemein und erschrecklich/ als eben in den Lendern vnd Stedten/ in welchen Gott sein Gnad ausgossen/ sein liebes Wort vnd reine leer des Evangelij/ hat predigen lassen/ denn wer lust hette/ von wunders wegen/ viel und die mennig solche vnfletige/ Bübische vnd vnzüchtige Pluderteuffel zusehen/ der such sie nicht vnter dem Bapstum/ sondern gehe in die Stedt vnd Lender/ die jetzunder Lutherisch oder Evangelisch genennet werden/ wird er sie heuffig zusehen kriegen [...]”. LE DIABLE ET LA MODE EN ALLEMAGNE 67

Deswegen folget hieraus vnwidersprechlich/ [...] das alle die/ [...] so sich mit solchen vnzüchtigen Teuffels Hosen bekleiden/ des newen herfürkommenden Hosenteuffels/ aus dem aller hindersten ort der Hellen/ geschworen und zugethanene gesellen/ vnd Hoffgesinde sein/ durch welche/ als seine mittel vnd werckzeug/ dieser letzte Hosenteuffel/ das hoch und thewre Wort Gottes verunreiniget/ das heilige Evangelium vnd Sacrament/ verunehret/ zum ergernis/ bösem geschrey vnd vbel nachreden setzet und bringt/ das sich die Feinde des Herren Christi vnd dieser jetzigen seiner lehr/ daran stossen/ ergern vnd gentzlich schliessen/ das nit müglich sey/ man sing/ sag/ oder schreib/ von dieser lehr/ wie/ vnd was man wil/ das sie von Gott sey [...]. (MHT B4 v°-Ci r°)

Cette attaque indirecte contre la Parole de Dieu, visant à discréditer celle- ci, était l’une des stratégies du diable identifiées par Luther37. Les hommes deviennent ainsi les complices et les courtisans du diable. D’ailleurs, poursuit Musculus, lorsque l’on voit des hommes qui portent le genre de vêtement qu’il condamne, on ne sait si on a affaire à des humains ou à des diables38. La distinction entre les diables et les hommes tend à s’estomper : les hommes prennent la place des diables et sont pires qu’eux. Musculus reproduit une anecdote relatant la vengeance violente d’un diable qui s’estimait diffamé par un peintre qui l’avait représenté avec un pantalon de lansquenet et il conclut :

Daraus aber haben wir leichtlich abzunemen/ vnd zu ermessen, [...] ob sie nit den Teuffeln in jhr Ampt und stad tretten/ erger vnd greulicher auff Erden/ als die Teufel in der Helle würden werden [...]. (MHT Aiij r°)

La confusion entre les hommes et les diables est totale lorsque Musculus relate les circonstances qui l’ont amené à prononcer et à publier son sermon : l’un de ses confrères avait tonné en chaire contre la mode des culottes bouffantes, et le lendemain on en retrouva une suspendue dans l’église, accrochée par les Hosenteufel juste en face de la chaire39. Ces diables étaient sans doute des étudiants40. Contre ces transgressions dont il proclame l’éminente gravité, Musculus en appelle à l’autorité civile et il fait l’éloge de son souverain, le margrave de Brandebourg, qui a publiquement fait savoir la réprobation que lui inspirent ces tenues. Les autorités civiles et religieuses doivent unir leurs efforts pour chasser le Hosenteufel d’Allemagne41. L’instrumentalisation du diable se fait sur fond de collaboration du pouvoir politique et de l’Eglise, et est donc un

37 H. OBENDIECK, Der Teufel bei Luther, p. 167 : “Versagt die erste Methode, so versucht der Teufel die Wirkungslosigkeit des Wortes herbeizuführen. Zu diesem Zweck geht der Teufel darauf aus, das Wort seiner Würde zu entkleiden, es in den Augen der Menschen herabzusetzen und ihm damit seine Autorität zu nehmen”. 38 MHT Cij r°. 39 MHT Cij v°. 40 Max OSBORN, Die Teufelliteratur, p. 98. 41 MHT Cij r°-v°. 68 JEAN SCHILLINGER

élément de la stabilisation du luthéranisme et de l’Etat territorial, unis dans le même combat42.

Le diable dans la “Alamode-Kritik”

Le Hosenteufel de Musculus fut réédité au XVIIe siècle43 et inspira plusieurs ouvrages liant le diable et les modes vestimentaires44. Certains d’entre eux opèrent la conjonction entre le Teufelbuch du XVIe siècle et un genre qui connut une assez large diffusion au XVIIe siècle en Allemagne, la Alamode-Kritik. Les écrits relevant de ce genre, souvent satiriques, sont consacrés à la critique du phénomène des modes, sous l’angle religieux, moral, économique et patriotique45. En 1629, Johann Ellinger, vicaire à Arheilgen, près de Darmstadt46, publia un écrit intitulé Allmodischer Kleyder-Teufel47. L’ouvrage se présente comme une satire : l’auteur recourt aux topiques du docere et du delectare pour définir une écriture satirique possédant une visée sérieuse (Ernst) mais recourant à la plaisanterie (Schimpff) pour assurer l’efficacité didactique48. Les premières pages sont consacrées à des considérations sur le rapport entre le corps et l’âme et sur la supériorité de l’âme sur le corps, objet d’un mépris qui se traduit par l’appellation, courante dans la littérature d’édification au XVIIe siècle, de “Madensack” (le sac à vermine)49. Comme Musculus, Ellinger juge qu’une transgression apparemment sans gravité révèle une

42 Sur la place des Teufelbücher au regard de l’alliance des pouvoirs temporel et spirituel, voir R. BRÜGGEMANN, Die Angst vor dem Bösen, p. 154-155. 43 En 1629 (VD17 : 23:283605W) et 1630 (VD17 : 12:112975D). 44 Ces ouvrages citent d’ailleurs régulièrement le Hosenteufel d’Andreas Musculus. 45 Voir : Erich SCHMIDT, “Der Kampf gegen die Mode in der deutschen Litteratur des 17. Jahrhunderts”, in : Im neuen Reich, n° 39, 1880, p. 457-475 ; Gonthier-Louis FINK, “Vom Alamodestreit zur Frühaufklärung. Das wechselseitige deutsch-französische Spiegelbild 1648- 1750”, in : Recherches Germaniques, n° 21, 1991, p. 3-47 ; York-Gothart MIX, “Kultur- patriotismus und Frankophobie. Die Stereotypisierung nationaler Selbst- und Fremdbilder in der Sprach- und Modekritik zwischen Dreißigjährigem Krieg und Vormärz (1648-1848)”, in : Arcadia, n° 36, 2001, p. 156-185. Le rôle de l’image a été étudié par William A. COUPE, “L’image satirique dans le combat contre les nouvelles modes vestimentaires en Allemagne au e XVII siècle”, in : L’image satirique face à l’innovation, textes réunis pas Hélène DUCCINI et Jean-Claude GARDES (n° spécial de Recherches contemporaines), Nanterre, 1998, p. 190-205. 46 On ne dispose que de renseignements biographiques très succincts sur Johann Ellinger. Voir : “Ellinger, Johannes”, in : Hessische Biografie (site consulté le 25.3.2012). 47 Allmodischer Kleyder Teuffel. [...] Verfasset durch M. Johann Ellinger Caplan zu Arheiligen, Franckfurt am Mayn, Anno M.DC.XXIX (VD 17 : 12:109267B). Les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle EAK suivi du numéro de page. 48 EAK 5 : “Vnterdessen soll dieser mein Schimpff vnnd ernstlicher discurs Von dem Allemodischen Kleiderteuffel außfliegen/ welchen ich nicht ohne Vrsachen einen Schimpfflichen vnd ernstlichen discurs nennen/ vnnd neben dem sauren Essig auch ein süssen Schleck aufftragen wollen [...]”. 49 EAK 9 : “Dahero leichtlich zuerachten/ daß man grössere Ehr vnnd Sorge auff die Seele schlagen müsse/ [...] als auff den sterblichen Madensack/ den Leib”. LE DIABLE ET LA MODE EN ALLEMAGNE 69 corruption profonde de l’âme : ceux qui consacrent leurs efforts à parer le corps commettent une erreur de jugement, mais surtout, ils se mettent à la portée des atteintes du diable qui se présente à eux sous des dehors plaisants. Foncièrement, le diable est resté ce qu’il a toujours été, menteur et homicide (Jn 8, 44) ; mais il sait qu’en montrant son vrai visage, il suscitera la répulsion :

Gleich wie nun damals ja von anbeginn der Lügenteuffel zu morden vnd Blutvergiessen lust getragen/ also ist er noch heutiges Tags auch geartet. Jedoch kan er als ein verschmitzter/ geschwinder vnnd tausendlistiger Geist/ sich fein in die Zeit vnd Leuth schicken vnd richten.

Pour égarer les hommes, il se montrera sous une apparence plus séduisante, comme l’incarnation d’un vice moins abject :

Ey spricht Satan/ ich will außfahren vnd ein Allemodischer Kleiderteuffel/ ein stoltzer/ Hoffertiger Prachtgeist sein bey den Leuthen hohes vnd nidriges Standes/ Manns vnd Weibspersonen.

Dans une prosopopée, le diable lui-même expose la stratégie mise en œuvre. Elle table sur l’orgueil, qui conduit à tous les autres péchés, qui finissent par livrer l’homme au diable :

Dann wo der stoltze Kleyderpracht vnd Allemodische Hoffarth einreisset/ sonderlich bey manchem auffgeblasenen Allemodischen/ aber das Gelt nicht reichen will [...] so lernen sich allerhandt schlimme Händel/ Hilpersgriff/ Morden/ Rauben/ HagJunckerey/ Dieberey/ vnnd Schelmmerey [...]. (EAK 19)

L’auteur formule cette idée d’enchaînement des péchés d’une manière différente : le “diable de la mode” ne vient pas seul ; son action est soutenue par sept autres diables, qui ont pour nom Spatzierteufel (diable de l’oisiveté), Tanzteufel (diable de la danse), Hurenteufel (le diable de la luxure, qui incite les femmes aux “nudités de gorge”), Fraßteufel et Sauffteufel (les diables de la bonne chère et de l’ivrognerie), Mordteufel (le diable meurtrier) et Diebsteufel (le diable voleur) (EAK 23-26). Dans l’ouvrage d’Ellinger, la figure du Kleyder-Teuffel n’acquiert à aucun moment de réelle consistance. Mais les motivations qui ont amené l’auteur à diaboliser les modes et le luxe vestimentaire apparaissent nettement. Une visée patriotique est manifeste : les modes et le luxe vestimentaire nuisent à l’Allemagne et attirent sur elle le châtiment de Dieu : la guerre qui, en 1629, dure depuis sept ans (sic !), en est la preuve (EAK 17). Comme Musculus, Ellinger juge que les Allemands sont particulièrement touchés par le phénomène des modes, qui font d’eux des “singes allemands”, imitant les autres nations (EAK 18). Ellinger confronte les Allemands de son époque à leurs ancêtres mythiques :

Wie würden sich doch Japhet/ Gomer vnd Askenas/ Noeh Söhne vnd Enckelin/ der Teutschen Stamm vnd Anherrn verwundern/ wann sie wiederumb lebendig 70 JEAN SCHILLINGER

werden/ in vnser Vatterland kommen/ vnd jhre Nachkommen/ also gar von der alten/ ehrlichen Teutschentracht abgefallen/ vnnd hergegen auff Allemodisch heraußgebutztet oder viel mehr verstellet sehen solten/ würden sie dieselbige nicht viel mehr vor Bastharden/ als natürliche Teutschen halten vnd erkennen. (EAK 27)

La critique de l’abâtardissement des Allemands formulée ici annonce le passage fameux des Gesichte Philanders von Sittewalt de Johann Michael Moscherosch50. D’autre part, Ellinger reprend un argument religieux très fréquemment énoncé : c’est après la Chute que Dieu donna les vêtements aux hommes, et le luxe vestimentaire amène les hommes à se conduire conformément aux sollicitations du diable, en abusant des dons de Dieu et en ne se reconnaissant pas pécheurs51. Enfin, Ellinger met en relation le luxe vestimentaire et la place de la femme dans le couple. Car, liés aux modes vestimentaires, de nouveaux types de comportement se diffusent, qui remettent en question la définition des rôles au sein du couple. Ellinger met un soin particulier à établir que la volonté expresse de Dieu, attestée dans l’Ecriture, soumet la femme à l’homme :

Von anbegin hat Gott gar wol gesehen/ das etwas an dem Weibe were/ das der Zucht vnd Vnterrichtung gar wol bedarff vnnd vonnöthen hätte/ darumb er sie dem Mann vnterworffen/ da er gesprochen/ dein Will soll deinem Mann vnterworffen seyn/ vnd er soll dein Herr seyn. Jm 1. Buch Mosis am 3. Cap. (EAK 34)

La caution de saint Augustin et de saint Jérôme permet à Ellinger de conclure :

Es wird aber das Wort Gottes gelästert/ entweder in dem Gottes erster sentens vnnd auspruch voracht vnd vor nichts gehalten wird/ oder das Evangelium Christi geschendet/ in dem wider die Trew vnd das Gesetz der Natur/ ein Weib [...] über den Mann zu herrschen sich vnterstehet [...]. (EAK 35)

La soumission totale de la femme dans le couple est pour Ellinger une évidence et une nécessité. Toute velléité d’indépendance de la femme remet en question l’ordre de la société humaine et va à l’encontre de la volonté de Dieu. Ellinger résume sa position dans une formule placée en marge du texte :

Vox dei: Er soll dein Herr sein ; Vox diaboli: Er soll dein Narr sein. (EAK 42)

La femme est ici, conformément à un rôle qui lui est souvent dévolu à l’époque, un “agent de Satan”. Jean Delumeau a donné une présentation

50 Johann Michael MOSCHEROSCH, Anderer Theil der Gesichte Philanders von Sittewalt, Straßburg, [Mülbe], M.DC.XXXXJJJ, p. 20-176. 51 EAK 28 : “Ach Kleyder sind Straff der Sünden/ vnnd wir wollen damit prangen/ wann Adam vnd Eva nicht gesündiget hetten/ so dörfften wir vnnd sie keiner Kleyder nicht. [...] Wer nun in Kleydern prangen wil/ der thut eben/ als wann ein Dieb mit seiner Galgenketten vnd Strang/ den er am Halß hett/ prangen wolte”. LE DIABLE ET LA MODE EN ALLEMAGNE 71 générale des griefs qui fondaient la diabolisation de la femme à l’époque moderne52. Chez Ellinger, c’est, de manière très nette, par la perturbation de l’ordre, par la génération du chaos que la femme promeut les desseins de Satan. Dans ce contexte, Ellinger reprend l’argument faisant de comportements apparemment anodins la marque de la corruption profonde de l’âme et du refus d’accepter l’ordre voulu par Dieu. Le vêtement et la mode tiennent ici une place essentielle. Ellinger rappelle que Dieu considère comme une abomination que les hommes et les femmes portent des vêtements réservés à l’autre sexe (Dt 22, 5). Or il lui apparaît que la mode de son époque se caractérise justement par une confusion impie :

Besihe doch heutiges Tages vnsere Allemodischen Frewlein kanstu auch einen Vnterscheid der Wämbster mercken vor der Männer Wämbster/ ist eines so wol als das ander zersetzet/ verschnitzelt vnd großlappendt [...]. Die Hosen tragen die hohen Madonnen vnter den Röcken. (EAK 21)

Bien entendu, le fait que les femmes portent la culotte (bien que de manière dissimulée) est à prendre au sens figuré : elles veulent déposséder les hommes de leur pouvoir. Cette volonté se traduit également par le port du chapeau. Cet usage, expose Ellinger, était autrefois un signe de liberté, réservé aux hommes, et les femmes qui portent des chapeaux montrent bien qu’elles veulent arracher aux hommes leur liberté et leur prédominance53. Le sous-titre de la seconde partie de l’ouvrage révèle très nettement ce qui constitue, pour Ellinger, l’aspect essentiel du problème vestimentaire. Il y étudie la question :

Wie ein Erbarer/ Alter Aleman oder Teutscher thun soll/ wann etwan sein stoltzes hoffertiges Weib sich A-la-modisch oder Allemodisch tragen wollte/ sein Seckel aber nicht außtragen könte/ dadurch ein stetiges Kiefen vnd Nagen/ wo nicht gar verlust deß Haußscepters/ von der Regimentsüchtigen Allemodischen Frawen jhm erwachsen möchte ? (EAK 31)

Il appartient au mari de lutter contre l’action de Satan avec les moyens qui sont à sa disposition : Ellinger, qui fait preuve d’une misogynie exacerbée54, affirme que les maris ont le droit et le devoir de punir avec sévérité leur épouse, sachant que seul un traitement rigoureux peut remettre une femme dans le droit chemin. Ellinger étaye cette affirmation en faisant observer que le Christ n’agit pas autrement envers son épouse, l’Eglise : il la corrige pour

e e 52 Jean DELUMEAU, La peur en Occident (XIV -XVIII siècles), Paris, Fayard, 1978, p. 398-450. 53 EAK 22 : “Vorzeiten war der Hut ein zeichen der Freyheit/ heutiges tages wollen die Weiber mit dem Hut auffsetzen/ zugleich auch den Männern jhre Herrschaft vnnd Freyheit nehmen”. 54 Il se défend d’ailleurs de cette misogynie (EAK 35), mais ses allégations sont démenties par l’ensemble du texte. 72 JEAN SCHILLINGER qu’elle renonce à ses errements, chose attestée par de très nombreux passages de l’Ecriture (EAK 46-47). Ellinger se rattache à un courant misogyne qu’un détail permet d’identifier avec précision : les autorités politiques et ecclésiastiques qui voudraient priver les maris du droit de correction que leur a donné Dieu sont qualifiées de “Siemanische Regenten” (EAK 36), ce qui témoigne de l’influence exercée par un autre ouvrage, Der Sieman/ das ist wider den Hausteuffell d’Adam Schubart (vers 1564)55. Par le terme de “Sieman”, Schubart désigne la femme qui veut dominer dans le couple et asservir l’homme : il s’agit d’une sorte d’hermaphrodite, biologiquement de sexe féminin, mais cherchant par tous les moyens à s’arroger des prérogatives réservées aux hommes. L’ouvrage de Schubart expose l’arrière-plan théologique et précise la relation entre la femme dominatrice et le diable. Il y est rappelé, dans une optique luthérienne56, que le mariage est une institution créée par Dieu pour le plus grand profit des humains :

Und unter ander herlicher that/ Die Gott dem Mensch bewiesen hat. Ist der Ehestand mit gezalt/ Darin gutte Werk mannichfalt. Können gescheen [...]. (SSH 273, v. 755-759)57

Le diable, conscient du danger, tente par tous les moyens d’empêcher le mariage ou, si celui-ci a eu lieu, de le pervertir et de le priver de la possibilité d’exercer les effets que Dieu lui a conférés. A cette fin, il se sert de la femme insoumise, “Sieman”, qui refuse de reconnaître la supériorité de l’homme, pourtant expressément affirmée dans les Ecritures58. Schubart met en scène un locuteur qui constate avec effroi que “Sieman” domine les hommes dans toutes les couches de la société et qui met en évidence le caractère diabolique de cette attitude, le profit tiré par Satan et le dommage causé au plan de Dieu :

Gott wird dadurch sein ordnung verkert/ Und dem Teuffel sein reich gemehrt. Asmod der boß Eheteuffel geschwiendt/

55 Biographie : Gustav ROETHE, “Schubart, Adam”, in : Allgemeine Deutsche Biographie, t. 32, 1891, p. 587-588. Adam Schubart n’était sans doute pas ecclésiastique. Sur le Sieman d’Adam Schubart, voir Katja ALTPETER-JONES, “Adam Schubart’s Early Modern ‘Tyrant She- Man’ : Female Misbehavior, Gender, and the Disciplining of Hybrid Bodies”, in : Women in German Yearbook, n° 20, 2004, p. 37-61. 56 Sur les vues de Luther à propos de l’action du diable contre le mariage, voir H.-M. BARTH, Der Teufel und Jesus Christus, p. 150. 57 Edition citée : Adam SCHUBART, “Der Sieman/ das ist wider den Hausteuffell”, in : Teufelbücher in Auswahl, éd. par Ria STAMBAUGH, t. 2, Berlin/New York, de Gruyter, 1972, p. 237-307. Les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle SSH suivi du numéro de page et de vers. 58 SSH 259, v. 303-307 : “Doch hats nicht geordnet Gott. | Das das Weib regiern sol | Sondern dem Man gehorchn woll. | Gehorsam unterthennig sein | Gegn dem Man die lieb uben rein”. LE DIABLE ET LA MODE EN ALLEMAGNE 73

Eine list nach der andern fiendt. Damit er anficht den heilign orden/ Der auff Erd der erst ist worden. Denn er weis wie nutz er sey [...]. (SSH 260, v. 336-342)

Pour Ellinger et Schubart, la femme sert les visées du diable en mettant en péril le mariage, institué par Dieu : et le vêtement est un élément d’une stratégie visant à priver l’homme de la place que Dieu lui a conférée, en effaçant les distinctions entre les sexes ou en contraignant l’homme à des dépenses excessives qui finissent par le ruiner. Les problèmes posés par le mariage sont d’ordre religieux ; mais, dans la mesure où le mariage était considéré comme la base de l’ordre général de la société59, toutes les perturbations affectant celui-ci rejaillissaient sur l’ordre social et politique et devaient être combattues avec énergie. La diabolisation des comportements déviants était une réponse à cet impératif. Plus de quarante ans après le Allmodischer Kleyder-Teufel d’Ellinger parut le Alamode-Teufel (1675) de Johann Ludwig Hartmann, surintendant de l’Eglise de Rothenburg ob der Tauber60. Hartmann affirme l’extrême gravité du phénomène contre lequel il a entrepris d’écrire. A l’en croire, le phénomène des modes a pris en Allemagne un caractère quasi obsessionnel : “Alamod gehet man, Alamod gedencket man, Alamod redet man, Alamod lebt man” (HAT 6)61. Le luxe vestimentaire et les modes suscitent la colère de Dieu ; pour soustraire ses compatriotes au châtiment temporel et éternel, afin que nul ne puisse affirmer qu’on ne l’a pas mis en garde, Hartmann entreprend de faire un portrait dissuasif du Alamode-Teufel (HAT 7). En guise d’introduction, il reproduit une ordonnance promulguée par le Magistrat de la ville libre de Rothenburg et constate que l’action législative n’a pas produit, jusqu’à présent, le résultat escompté. La référence au diable apparaît donc comme une forme de surenchère, comme une tentative ultime de détourner d’une forme de comportement que ni les prédicateurs, ni le législateur n’avaient été capables d’éliminer. Certaines formules suggèrent que la figure du diable n’est, dans cet ouvrage, que la personnification d’un vice62, alors

59 K. ALTPETER-JONES, “Adam Schubart’s Early Modern ‘Tyrant She-Man’”, p. 45 : “In this model, marital, social, and divine order are to be imagined as concentric circles. [...] This model suggests that if marital order is the foundation of all order, then marital disorder is the root of social disorder”. 60 Biographie : Heinrich HEPPE, “Hartmann, Johann Ludwig”, in : Allgemeine Deutsche Biographie, t. 10, 1879, p. 685. 61 Edition utilisée : Alamode-Teuffel. Nach der heutigen Hoffarth in Kleydern, Haaren, Schmincken, Entblösen etc. Mannigfaltigkeit und Abscheulichkeit: Der Entschuldigungen Nichtigkeit und Abstellung Nothwendigkeit vorgestellet von JOHANNE LUDOVICO HARTMANNO, der Heil. Schrifft Doctorn, und bey des H. Reichs Freyen Statt Rotenburg ob der Tauber Superintendenten, Bey Noah von Millenau, 1675. Edition numérique : (consulté le 25.03.2012). Les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle HAT suivi du numéro de page. 62 HAT 7-8 : “[...] notwendigen Bericht aufzusetzen wider solchen Alamode-Teufel und eingerissenes Hauptlaster [...]”. 74 JEAN SCHILLINGER que d’autres passages lient de manière plus étroite la mode vestimentaire et l’action du diable dans le monde. C’est le Alamode-Teufel qui suscite sans arrêt de nouvelles modes pour séduire les humains63. Reprenant une idée déjà énoncée par Musculus et Ellinger, Hartmann lie le vêtement et le péché originel. En hébreu, affirme-t-il, le vêtement tire son nom du péché, et ce fait doit rappeler aux hommes que le vêtement est devenu nécessaire consécutivement au péché originel ; or le luxe vestimentaire empêche l’homme de se reconnaître pécheur et le détourne ainsi d’accomplir le pas décisif susceptible de le rapprocher de Dieu (HAT 172). Le luxe vestimentaire est un élément central de l’action du diable afin d’installer le péché dans le cœur des hommes et de remettre en question l’action salvatrice de Dieu. Deux domaines retiennent particulièrement l’attention de l’auteur. Comme ses prédécesseurs, il s’élève contre les modes impudiques, particulièrement contre les “nudités de gorge”, moyen dont use Satan pour susciter la concupiscence :

[...] sondern der Alamode-Teuffel läst sich auch sehen am Halß, Schultern und Brüsten, indem es nicht genug ist, daß der Halß mit allerley kostbaren Patern von theuren Perlein, Edelgesteinen und Halßgehencken, oder auch güldenen Halß-Ketten wird behänget, sondern es werden auch Schultern und Brüste entblöset [...] wordurch leider zu bösen Lüsten und Begierden grosser Anlaß wird gegeben [...]. (HAT 48-49)

Le second aspect, sans doute plus important aux yeux de Hartmann, concerne le péché d’orgueil. Fréquemment, Hartmann n’opère d’ailleurs pas de distinction entre le Alamode-Teuffel et le Hoffarts-Teufel64. Le lien entre le luxe vestimentaire (dont la mode est un aspect) et l’orgueil concerne une donnée essentielle de la société de la première modernité : le vêtement possédait la valeur d’un signe, renseignant notamment sur l’appartenance sociale d’un individu. Le vêtement, facteur de distinction, devait permettre une compréhension du monde65. De nombreuses ordonnances, les Kleiderordnungen, exposaient avec précision à quel type de vêtement, à quelles étoffes et à quels ornements avaient droit les personnes appartenant aux différentes couches de la société. Et ces ordonnances dénonçaient régulièrement le désordre social causé par les membres des classes inférieures qui s’arrogeaient des vêtements auxquels ils n’avaient pas droit pour jouir d’une considération illégitime. Car le vêtement ne jouait pas le rôle ordonnateur qui lui était assigné : l’usurpation vestimentaire permettait à tous

63 HAT 26-27 : “Damit aber solcher Greuel desto mehr erhelle, wolle man doch bedencken und beseuffzen, mit was Bestürtzung der Frommen, vom Alamode-Teuffel immer eine neue Form und Gattung auff die andere werden auff den Schauplatz gebracht [...]”. 64 Sur la signification du terme, aujourd’hui archaïque, de Hoffart (superbia), voir Jacob GRIMM und Wilhelm GRIMM, Deutsches Wörterbuch, t. IV/II, Leipzig, Hirzel, 1877, col. 1666- 1667. 65 Martin DINGES, “Der ‘feine Unterschied’. Die soziale Funktion der Kleidung in der höfischen Gesellschaft”, in : Zeitschrift für Historische Forschung, n° 19, 1992, p. 54. LE DIABLE ET LA MODE EN ALLEMAGNE 75 les ambitieux de mettre à mal les limites sociales66. Hartmann décrit ainsi le phénomène :

Niemand bleibet mehr in seiner Maas, (sind Wort des seel. Lutheri Kirchen- Postill Epist: Dom: Exaudi,) sondern ein Bürgerliche Stands-Person wills einem Edelmann gleich, der Adel wills dem Fürsten zuvorthun, daß der Mässigkeit schier kein Exempel mehr bey uns zu sehen ist, so gar ist das Regiment, Ernst und Zucht bey uns gefallen. (HAT 5-6)

Les autorités politiques combattaient ce désordre au nom de considérations financières et sociales. Le prédicateur s’associe au combat, mais mène celui-ci au nom de considérations religieuses et morales. Il voit dans l’usurpation vestimentaire une marque d’orgueil témoignant de la réussite des stratégies de séduction de Satan, agissant sous le masque du Alamode-Teufel :

Also wann ein solcher Laßdünckel einen Menschen einnimmet, so bleibt derselbe nicht bey seinen vorigen Sitten, Gebärden und Eiffer schlecht und recht zu seyn, sondern der Narr sticht ihn [...] daß er aus Antrieb des Alamode-Teuffel im gehen und stehen, reden und gebären, Conversation und Gesellschaft, bevorab in Kleydern und Narren-Trachten will etwas besonders seyn. (HAT 10- 11)

Hartmann, lui aussi, s’attache à montrer que ces comportements, bien loin de manifester une vanité vénielle, témoignent de la perversion totale du cœur de l’homme et de son indifférence à la Parole de Dieu :

Forschen wir weiter, die Brunnquell solcher Hoffarth, so dürffen wir nicht lang suchen : Solte nicht die Epicurische Verachtung Gottes und seines Worts dieses Laster ein Ursach seyn, wie Syr : c. 10. v. 14. errinnert [...]. (HAT 83)

L’homme montre ainsi qu’il a choisi le camp du diable, c’est-à-dire qu’il est lui-même devenu un diable :

[...] unterdessen zeucht die verbottene Kleyderpracht und Hoffarth den inneren Abfall des Hertzens von der Demuth Christi zur Hoffarth des Teuffels, und macht ein Mensch sich selbst dardurch zum anderen Lucifer. (HAT 85)

Après avoir démasqué le Alamode-Teufel et mis en évidence la portée réelle de l’égarement de ceux qui se laissent séduire par lui, Hartmann expose dans la troisième partie de son ouvrage les moyens susceptibles d’entraver la diffusion du luxe vestimentaire et des vêtements indécents : tous ceux qui sont investis d’une autorité doivent unir leurs efforts pour anéantir les menées de Satan. Cela concerne au premier chef les ecclésiastiques et les autorités

66 Ibid., p. 56 : “Es ist die Unruhe stiftende, Versicherung verbreitende, irritierende Tendenz der Kleidung, genau das nicht zu leisten, was man von ihr verlangt : Statt die Welt deutlich erkennbar zu machen als eine wohlgeordnete statische Welt [...], dient Kleidung gerade als Mittel zur Verwischung von Grenzen”. 76 JEAN SCHILLINGER politiques, mais les maris, les parents et les maîtres sont aussi appelés à la vigilance :

Demnach auf ihr Eltern, ihr Eheleut, ihr Praeceptores, nehmet dieses forthin besser zu hertzen, last den Teuffel durch eure connivenz und nachlässige Hauß- und Schul-zucht sein Unkraut nicht weiter streuen, helfft steuren und wehren, so viel müglich, aufdaß, wo nicht alle, doch etliche aus des stoltzen Lucifers Rachen gerissen werden. (HAT 170-171)

C’est là une idée fréquemment répétée : ceux que Dieu a investis d’une autorité et qui n’usent pas à bon escient de celle-ci, seront frappés par un châtiment aussi sévère que les pécheurs dont ils auront toléré les agissements.

Le diable français

Chez Johann Ludwig Hartmann se manifeste déjà une tendance à la diabolisation des influences étrangères : une formule comme “die recht fremde ausländische Alamod, und seltzame Teuffels-Art” (HAT 4) effectue un rapprochement éloquent. Mais d’autres ouvrages opèrent de manière beaucoup plus nette la diabolisation de la France et plus particulièrement des modes en provenance de France. Ils relèvent d’un mouvement gallophobe, dont les origines se situent lors de la guerre de Dévolution (1668) et qui se traduisit par la publication de plusieurs centaines de pamphlets stigmatisant la politique et la personne de Louis XIV, et donnant de la France et des Français une image très négative67. Dans ces pamphlets, des notions référées au diable tiennent une place non négligeable : sous l’influence de huguenots du Refuge, le roi de France est présenté comme l’Antéchrist, ennemi de la foi et destructeur de l’Eglise. La lutte contre l’influence culturelle française, particulièrement contre les modes vestimentaires françaises, est une composante importante de ces textes68. En 1679, à la fin de la guerre de Hollande, un auteur anonyme, qui se désigne comme un “vieux patriote allemand” et signe son ouvrage par les initiales M.S.Z. fit paraître un Teutsch-Frantzösischer Alamode-Teufel69 L’ouvrage s’ouvre sur des considérations économiques : l’auteur constate que le numéraire se fait rare en Allemagne (ce qui était une plainte fréquente à

67 Voir notamment Hubert GILLOT, Le règne de Louis XIV et l’opinion publique en Allemagne, Nancy, Crepin-Leblond, 1914 ; Jean SCHILLINGER, Les pamphlétaires allemands et la France de Louis XIV, Berne, Lang, 1999 ; Martin WREDE, Das Reich und seine Feinde. Politische Feindbilder in der reichspatriotischen Publizistik zwischen Westfälischem Frieden und Siebenjährigem Krieg, Mainz, von Zabern, 2004, p. 324-483. 68 Voir Jean SCHILLINGER, Les pamphlétaires allemands, p. 361-390. 69 Teutsch-Frantzösicher Alamode-Teufel. Beschrieben Und auf den Schau-Platz Teutschlandes Aufgeführet und vorgestellet von M. S. Z. Einem alten Teutschen aufrichtigen Patrioten, Dresden Im Jahre unseres Heils M.DC.LXXIX. Edition numérique : (Site consulté le 25.03.2012). Les références à cet ouvrage seront indiquées par le signe TAT suivi du numéro de page. LE DIABLE ET LA MODE EN ALLEMAGNE 77 l’époque) et s’interroge sur les causes de l’appauvrissement de sa patrie. Après avoir examiné plusieurs hypothèses, il livre au public une explication dont la pertinence ne peut, à ses yeux, pas être contestée :

Allein wenn man die rechte, eigentliche, gründliche Wahrheit sagen und bekennen will, so muß man gestehen [...], daß eben diese sey die meiste, vornehmste und principaleste Haupt-Ursache des allgemeinen, durchgehenden, großen Geldmangels im gantzen Teutschlande, die weitgrassirende, höchstschädliche, stinkende, verfluchte und vermaledeyete teufelische Pracht und Hoffart, absonderlich aber die freche, üppige, närrische, leichtfertige, Frantzösische Mode und Kleidungs-Art. Denn wie und welcher gestalt der Frantzösische Alamode-Teufel in gantz Teutschland, absonderlich aber auch in unser liebes Meißnerland, heut zu Tage mit aller Macht eingebrochen, und Mann- und Weibes-Personen gantz eingenommen und besessen habe, solches ist in Wahrheit schmertzlichen zu beklagen, ja besser mit Thränen zu beweinen, als mit Worten zu beklagen. (TAT 7)

L’accumulation d’hyperboles qui marque ce passage doit rendre le lecteur attentif à la gravité du phénomène dont la signification religieuse et morale est affirmée : les modes françaises, personnifiées dans la figure du Frantzösischer Alamode-Teufel, sont l’instrument dont Satan use pour amener les Allemands au péché d’orgueil (d’autres passages y ajouteront la luxure) et assurer sa domination sur eux. La réussite (au moins provisoire) de l’entreprise est attestée sur le plan lexical : le “Frantzösischer Mode-Teufel” devient le “Teutsch-Frantzösischer Mode-Teufel”, ce qui signifie que le diable national français a contaminé les Allemands, qui sont devenus des êtres à l’âme hybride, des “Franco-Allemands”70. Le caractère diabolique des modes vestimentaires tient à plusieurs données. Tout d’abord, dans la mesure où elles catalysent un refus d’accepter la hiérarchie sociale71, elles traduisent un orgueil, analysé ici conformément à un modèle constaté dans d’autres textes : cet orgueil est inspiré par Satan et la vanité vestimentaire traduit la perversion du cœur72. D’autre part, le trait caractéristique de la mode, l’inconstance et le changement perpétuel, en font par excellence un phénomène lié au monde, règne du diable :

Allein diese vom Hoffarts-Vater dem Teufel herstammende Alamodisten [...] stehen in den Gedanken, weil alles und iedes in dieser Welt dem Wechsel und der Veränderung unterworffen, müssen sie die Kleidungs-Arten auch verändern, womit sie denn ihre innerliche Hoffart des Hertzens zugleich an Tag legen, ob sie es schon nicht geständig seyn wollen; Dahero lassen sie ihnen belieben, die

70 Cette hybridation est décrite dans des textes comme Der Teusche Frantzosz/ Worinne [...] vorgebildet wird der Teutschen allzubegierigen Nachahmung in denen Frantzösischen Sitten, Gedruckt im Jahr 1682. 71 Voir par exemple TAT 16-17. 72 TAT 19 : “Wo die Kleidung entweder über Standes gebühr, oder mit grosser Neugierigkeit geführet wird, da glimmet ungezweiffelt die Glut der Hoffart im Hertzen. Das Hertz ist die Höle, da dieser Basilisk und Schlangen-König verborgen lieget, der so gifftige Stralen von sich schiesset, und bald die Werke, bald die Gedanken, bald die Worte, bald die Kleider, bald alles mit einander zugleich vergifftet”. 78 JEAN SCHILLINGER

Kleider alle Monden, wo nicht alle Wochen zu ändern, und demnach werden sie stets eine neue Mode nach der andern außsinnen [...]. (TAT 18-19)

A des degrés plus ou moins marqués, dans tous les ouvrages vitupérant les modes d’origine étrangère, la condamnation de l’influence française s’inscrit dans un projet patriotique visant à glorifier la germanité. La diabolisation des modes étrangères va de pair avec l’exaltation de l’Allemagne. Ce schéma manichéen oppose une France livrée au diable à une Allemagne vertueuse à laquelle Satan s’attaque avec une violence particulière. Un ouvrage anonyme, intitulé Der Teutsch-Französische Moden-Geist (1689)73 reprend ces éléments. L’ouvrage insiste sur les vertus germaniques et rappelle l’éminente dignité de l’Allemagne où la Parole de Dieu est prêchée dans sa pureté. Mais l’existence des Allemands est marquée par les souffrances que leur infligent actuellement les Turcs et surtout les Français (TMG 4-5), châtiment envoyé par Dieu à un peuple qui, dans son cœur, s’est détourné de Lui :

Jsts nicht wahr/ aus den euserlichen Geberden/ Kleidungen/ etc. siehet man was für ein Hertz und Gemüth in einen Menschen verborgen sey ; Denn ist dieses Erbar und Christlich/ so sind gewißlich auch die Kleidungen Erbar. Sind aber die Kleider phantastisch/ so siehet man auch gar leichte/ was vor ein Esels-Kopff darinnen verstecket. [...] Also auch wer sich Frantzösische Moden/ Sprachen/ Galanterien/ etc. angewehnet/ der gibt damit am Tage/ daß der Frantzösisch gesinnet sey : u.s.w. (TMG 5)

Sans ambages, l’auteur assimile la gallophilie à un parti pris en faveur du diable : il est hélas notoire, dit-il, que le diable français (Frantzosen-Teufel) règne en Allemagne (TMG 8). Et cette prise de pouvoir résulte d’un processus de séduction qui répète celui dont Satan usa vis-à-vis d’Adam et d’Eve74. La voie de la régénérescence de l’Allemagne passe par le rejet de l’influence diabolique française, qui courrouce Dieu, et par le retour aux anciennes valeurs germaniques :

Wäre demnach höchst zu wündschen/ [...] daß unsere Teutschen solche Frantzösische Teuffels-Larve und häßliche Gestalt/ dadurch GOtt hefftig erzürnt/ der Nechste um das Seinige gebracht/ die Seele aber in ewiges Verderben gestürtzet wird/ einmahl ablegten/ und von sich thäten/ und sich ihrer alten teutschen Treu und Redlichkeit wiederum befliessen [...]. (TMG 23)

La diabolisation de la France concerne essentiellement le phénomène, très sensible dans l’Allemagne du XVIIe siècle, des modes vestimentaires (et de l’influence culturelle en général). Mais un autre aspect apparaît dans certains

73 Der Teutsch-Französische Moden-Geist. Wer es lieset des verstehets, Gedruckt Zum Beyersbergk/ 1689 (VD 17 : 14:050570W). Les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle TMG suivi du numéro de page. 74 L’auteur demande quelle est la cause de la disparition des vertus germaniques, et répond (TMG 8) : “[...] absonderlich aber der stoltze/ falsche/ und liederliche Frantzosen-Geist/ welcher uns durch liebkosende Worte/ schmeichelnde Reden/ und mit vielen Versprechungen wie die Schlange unsere ersten Eltern in Paradieß gleichsam eingeschläfert [...]”. LE DIABLE ET LA MODE EN ALLEMAGNE 79 textes. La pastorale luthérienne (mais aussi catholique) présentait couramment les maux publics (les guerres, les épidémies, les famines) comme un châtiment infligé par Dieu à ceux qui se détournent de Lui ; et il était admis que Dieu usait, dans la punition des pécheurs, d’une pédagogie destinée à rendre celle-ci compréhensible et efficace. Dans ces conditions, les guerres menées par la France sur le sol allemand et les souffrances qui en découlaient pour les populations pouvaient être, avec un semblant de plausibilité, présentées comme le châtiment infligé aux Allemands pour l’adoption des modes françaises. Luther faisait du diable l’instrument de la punition infligée aux pécheurs75. Il est à cet égard remarquable que l’auteur anonyme connu sous les initiales M.S.Z. soit l’auteur de deux ouvrages dont le titre présente une intéressante similitude. Avant de publier, en 1679, le Frantzösischer Alamode-Teufel, dont nous avons parlé, il avait fait paraître en 1676 un Frantzösischer Soldaten-Teufel76 dénonçant les souffrances que les Français, à l’instar du diable, infligent aux populations allemandes. Mais l’auteur précise que ces comportements diaboliques sont permis, voire suscités par Dieu en vue du châtiment des pécheurs :

König Ludovicus XIV. in Franckreich wolte die Holländer abstrafen und züchtigen ; Jst auch sonder Zweiffel dißfalls GOttes Ruthe gewesen/ wiewohl er etwas anders darunter suchte : Wie haben in unsern lieben Teutschlande das meiste davon bekommen/ und vielleicht nicht ohne Ursach : Müssen demnach bekennen/ daß wir den Krieg mit unsern Sünden auch gar wohl verdient haben [...]. (FST 54)77

Ces considérations sont de nature à souligner le caractère terrifiant de la menace militaire représentée par la France. Mais elles s’accompagnent d’un message d’espoir. Si la France est un instrument dont Dieu se sert pour châtier les pécheurs, cela implique que les deux peuples détiennent, dans le plan providentiel, une place bien différente. Les Allemands (régulièrement mis en relation avec les Juifs de l’époque vétérotestamentaire) sont le peuple aimé de Dieu et c’est la raison pour laquelle le diable les soumet à des tentations plus fortes, notamment par le biais des modes et des influences étrangères ; les Français connaissent dans le monde le succès que leur procure

75 Voir H. OBENDIECK, Der Teufel bei Luther, p. 47-50. 76 Frantzösischer Soldaten-Teufel/ Beschrieben und Auff dem Schauplatz Teutschlandes auffgeführet und vorgestellet von M.S.Z. Einen alten Teutschen auffrichtigen Patrioten, Gedruckt im Jahr unsers Heils. 1677 (VD 17 : 3:6579904W). Les références à ces ouvrages seront indiquées par le sigle FST suivi du numéro de page. 77 L’auteur de Der Teutsch-Französische Alamode-Teufel est plus précis quant à la nature du péché ayant suscité le courroux de Dieu (TAT 112) : “Wenn denn nun Teutschland hiebevor und noch biß diese Stunde, die Frantzösische Kleider-Mode so gar sehr beliebet; Mag dasselbe ihm auch nunmehr die Frantzösische Kriegs-Mode gefallen lassen. Was aber diese vor eine schöne, lustige und anmutige Mode sey, davon liegen unterschiedene Schrifften am Tage; Und habe auch ich vor meine Wenigkeit, dieselbe in meinem Frantzösischen Soldaten-Teufel etlicher massen entworfen”. 80 JEAN SCHILLINGER le diable, dont ils sont proches ; mais ils sont un instrument entre les mains de Dieu, qui se sert d’eux, et qui finira par les anéantir78.

Conclusion

Parmi les comportements dénoncés dans les Teufelbücher des XVIe et XVIIe siècles, ceux qui sont liés à la mode tiennent une place particulière. Comparés à des péchés graves comme l’homicide, l’apostasie ou l’orgueil, ils semblent bénins et bien éloignés de la sphère habituellement rapportée au diable. Et cette antinomie se traduit dans les textes par le soin mis par les auteurs à montrer que la mode et le luxe vestimentaires, loin d’être des peccadilles, impliquent au contraire une perversion du cœur qui soumet l’homme au diable, voire qui en fait un diable incarné. Cette crispation s’explique sans doute par le fait que les jugements portés sur la mode cristallisaient des préoccupations majeures, dont la nature a d’ailleurs évolué au cours de la période considérée. Chez Musculus, le problème de la mode apparaît lié essentiellement à des hantises concernant la sexualité : les vêtements à la mode sont condamnés parce qu’ils incitent à la débauche en dénudant certaines parties du corps que “Dieu et la nature exigent que l’on couvre”. Chez les successeurs de Musculus, les considérations ressortissant au péché d’orgueil passent au premier plan : le luxe vestimentaire est une attitude mondaine, témoignant du refus de se reconnaître pécheur, remettant en question l’ordre de la sphère terrestre. Le diable est fauteur de désordre : en pervertissant l’usage du vêtement, donné par Dieu aux hommes après la Chute, il remet en cause l’ordre établi par Dieu, celui de la société et celui du mariage. Enfin, dès le début du XVIIe siècle apparaît une perspective patriotique dont l’importance ira croissant : la diabolisation visera la France, pays d’origine des modes, et traduira une protestation véhémente contre l’acculturation des Allemands et la disparition des vertus germaniques induite par l’acceptation des différentes modalités de l’influence française. Les pamphlets anti-français du dernier tiers du XVIIe siècle continuent de faire régulièrement référence au diable et se placent dans la continuité des Teufelbücher. Mais la dimension théologique, si elle n’a pas totalement disparu, s’est considérablement affaiblie : la référence au diable relève désormais essentiellement de l’invective et du procédé de propagande.

78 FST 54 : “Und also müssen wir König Ludovicum heutiges Tages ansehen als einen andern Attilum, als eine Ruthe GOtts/ wordurch wir zwar gestäupt und gezüchtiget/ aber vielleicht auch bald mit Augen sehen werden/ wie der gerechte GOtt diese Ruthe/ auff unsere vorhergehende waare Busse und inbrunstiges Gebeth/ endlich ins Feuer werffen und verbrennen werde”. La stratégie du Diable dans l’Histoire du Docteur Faust (1587) : le recours au mensonge

Dorle MERCHIERS Université Paul Valéry – Montpellier

L’Histoire du Docteur Faust1 relève d’un genre littéraire particulier que l’allemand désigne sous le terme de “Warnliteratur” (“littérature de mise en garde”). La dimension parfois comminatoire de cette œuvre apparaît d’emblée au lecteur, qui découvre sur la page de garde les paroles suivantes : “Histoire du docteur Johann Faust […] imprimée pour servir d’exemple effrayant, d’avertissement horrible et de mise en garde sincère à l’intention de tous les impies que poussent la démesure et la curiosité blâmable” (60). Cette dimension ressurgit dans le texte de la dédicace “aux très honorables, très estimables et très nobles Caspar Kolln et Hieronimus Hoff” où il est question de “mettre en garde toute la chrétienté, d’avertir tous les chrétiens” (63). Certes, il s’agit pour l’auteur de l’ouvrage de mettre en garde contre l’orgueil et la curiosité de l’esprit, contre ce que l’on appelait la cupiditas sciendi, mais plus encore contre celui qui est à l’origine de cette soif de savoir et de pouvoir, et dont l’identité nous est révélée par le verset 7 du chapitre IV de l’Épître de Jacques, cité au bas de la même page de garde : “Soyez soumis à Dieu, résistez au Diable et il fuira loin de vous”. L’Histoire du Docteur Faust est une exhortation à résister au Diable. Elle ressortit à certains moments à un traité de démonologie dans la tradition de

1 Nous utiliserons pour nos citations en français la traduction faite par Joël LEFEBVRE, L’Histoire du Docteur Faust 1587, Paris, Les Belles Lettres, 1970, 251 p. Les chiffres entre parenthèses qui suivent chaque citation renvoient à cet ouvrage. Pour le texte allemand nous renvoyons le lecteur à l’édition suivante : Stephan FÜSSEL und Hans Joachim KREUTZER (Hg.), Historia von D. Johann Fausten. Text des Druckes von 1587: kritische Ausgabe mit den Zusatztexten der Wolfenbütteler Handschrift und der zeitgenössischen Drucke, Stuttgart, Reclam, 2003, 342 p. Cette édition critique fournit au lecteur des variantes typographiques, des commentaires et surtout un grand nombre (77) de textes sources qui ont pu ou dû servir de référence à l’auteur de l’Historia. Citation en abrégé : Historia. 82 DORLE MERCHIERS

Thomas d’Aquin2, à d’autres moments elle présente le Diable et l’enfer comme l’entrevoyait la croyance populaire de l’époque et tels qu’on les découvre dans les œuvres de Jérôme Bosch (1450-1516) ou, près d’un siècle plus tard, chez Pieter Bruegel (1525-1569). On peut penser à La tentation de saint Antoine, aux Sept péchés capitaux ou au Jugement dernier de Bosch ou encore à La chute des anges rebelles de Bruegel. Parmi les traits que l’auteur de l’Histoire du Docteur Faust attribue au Diable, il en est un qui s’impose au lecteur parce qu’il est récurrent et conforme à la tradition scripturaire et théologique, c’est le mensonge. Aussi tenterons-nous, dans les pages qui suivent, d’analyser la stratégie mise en œuvre par celui que l’évangéliste Jean appelle “le père du mensonge” (Jean 8, 44), tactique dialectique qui finit par plonger Faust dans le désespoir et confère à la victime du mensonge une dimension tragique.

Le Diable : “père du mensonge”

À maintes reprises, dès le début de l’Histoire du docteur Faust, il est fait allusion au mensonge qui caractérise le Diable. Dans le texte de sa dédicace, l’éditeur de l’Histoire du docteur Faust justifie sa démarche en déclarant qu’il a répondu à la demande d’un ami qui souhaitait voir publier cette histoire :

[…] afin d’avertir tous les chrétiens, comme un exemple horrible des tromperies du Diable et des crimes qu’il commet contre les corps et les âmes. Puisqu’il est bien vrai que c’est là un exemple notable et horrible où l’on peut non seulement voir l’envie, les tromperies et les cruautés dont le Diable poursuit le genre humain […]. (63)

Un peu plus loin, dans la “préface au lecteur chrétien”, l’auteur s’étonne qu’un homme doué de raison

[…] puisse s’assujettir corps et âme, pour sa damnation sur terre et dans l’éternité, à un esprit créé, et, qui plus est, non pas à un esprit bon et saint, comme sont les chers et saints anges du ciel, […] mais au contraire à un esprit malin et maudit, qui n’est qu’un menteur et un assassin [einen bösen und verfluchten Lügen (–) und Mordgeist], qui n’a pas persévéré dans la vérité et dans la justice et qui en raison de son péché a été précipité du haut du ciel au fond de l’enfer. (66)

Suit un petit commentaire théologique sur la chute des anges rebelles et sur leur hostilité envers Dieu et envers l’homme, qu’ils envient tous deux : ils envient Dieu parce que l’homme l’adore, ils envient l’homme parce que Dieu lui a promis la félicité éternelle, à laquelle eux n’ont plus accès depuis qu’ils se sont rebellés. Ce commentaire s’inscrit dans le sillage de la doctrine de

2 THOMAS D’AQUIN consacre les 9 articles de la question 63 de la Première partie de sa Somme Théologique à l’étude exhaustive des anges déchus. Le lecteur peut avoir accès à l’intégralité des œuvres de Thomas d’Aquin sur le site : http://docteurangelique.free.fr LA STRATÉGIE DU DIABLE DANS L’HISTOIRE DU DOCTEUR FAUST 83 saint Thomas, selon lequel les deux péchés des anges déchus sont l’orgueil et l’envie, le second découlant du premier3. Pour étayer et illustrer son commentaire théologique, l’auteur rappelle ensuite le récit biblique incontournable dès qu’il s’agit du Diable (Genèse 3), récit tellement connu que l’auteur juge inutile d’en donner les références exactes, alors qu’il multiplie les autres références. Évoquant la malignité du Diable, qui cherche à détourner l’homme de Dieu (den Menschen von Gott abwendig machen), il déclare :

Il n’en a que trop vite donné la preuve par ses actes contre nos premiers parents, peu après sa chute, non seulement en interprétant à tort et contrairement à l’intention le commandement formel de Dieu […], mais aussi […] en disant tant de mensonges et de tromperies qu’il finit par faire trébucher non seulement Ève, mais aussi, par la femme, Adam lui-même […]. (66)

C’est ainsi que ce que l’on pourrait qualifier de “mensonge originel” fut la cause du “péché originel”. Il importe de s’arrêter un bref instant sur ce premier récit biblique (Genèse 3, 1-6) qui fait intervenir le Diable, sous la forme du serpent, pour rappeler ce que fut le “mensonge originel” et comment le Diable s’y prit. En effet, sa méthode et sa tactique n’ont pas changé, et l’auteur biblique avait déjà démasqué son jeu. Le Diable se présente d’abord en ami, soucieux des seuls intérêts de l’homme ; aussi ses premières paroles n’éveillent-elles aucune défiance dans l’esprit d’Ève, qui répond en toute ingénuité. Elle a d’ailleurs parfaitement intégré et accepté l’interdit divin qui est en fait à ses yeux (et à ce stade encore) une mesure de précaution (“Vous ne mangerez pas du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, sous peine de mort”). Mais le dialogue une fois engagé, le serpent s’enhardit et déclare à Ève qu’il ne faut pas prendre au sérieux la défense ni la menace divines : il s’agit d’une simple tactique de Dieu pour sauvegarder ses prérogatives ; bien naïf qui s’imagine que Dieu s’est proposé l’intérêt de l’homme ; c’est au contraire en transgressant la défense que l’homme et la femme deviendront “comme des dieux” (v. 5) (eritis sicut deus), connaissant le bien et le mal, c’est-à-dire capables de décider eux-mêmes (avec leur libre arbitre) ce qui est bien et ce qui est mal, et d’agir en conséquence. Le serpent au moment où l’homme se prend à douter des ordres de Dieu et de la pureté de ses intentions. Le mensonge engendre le doute. C’est ce que nous constaterons aussi chez Faust. Après avoir évoqué la scène du mensonge originel, cause du péché originel, l’auteur de l’Histoire du docteur Faust renvoie le lecteur à quelques passages du Nouveau Testament, tout d’abord explicitement, en citant sa source, Pierre 1, 5 : “Votre adversaire, le Diable rôde comme un lion

3 Cf. Somme Théologique Pars I, question 63, article 2 (“Quelles sortes de péché peut-il y avoir chez l’ange ?”) : “[…] après son péché d’orgueil, l’ange éprouve le péché d’envie, parce qu’il se désole du bien de l’homme ; il en veut même à l'excellence divine, car Dieu utilise ce bien à sa gloire et contrarie ainsi la volonté du diable”. 84 DORLE MERCHIERS rugissant, cherchant qui dévorer”, puis, implicitement, sans indiquer de référence précise :

Et lors même qu’il a échoué auprès d’un homme et a été repoussé et expulsé, il ne laisse pas de reprendre sa chasse, et, quand il rencontre un homme offrant une proie sûre, il s’adjoint sept autres esprits plus méchants que lui, entre dans cet homme et s’y établit, et la condition de cet homme devient pire qu’avant. (67)

Il ne s’agit pas cette fois d’une citation littérale mais de la restitution libre d’un épisode relaté aussi bien par Matthieu (12, 43-45) que par Luc (11, 24- 26) pour illustrer le mode d’agir du Diable et son acharnement sur ceux qui tentent de lui échapper, épisode qui devait être bien connu du lecteur et dont l’auteur tire la conclusion suivante :

C’est pourquoi ce Dieu loyal nous met si sincèrement et si sérieusement en garde contre les artifices et les ruses du Diable, et singulièrement contre les arts de magie noire, lesquels Il nous interdit sous peine de châtiment suprême. (67)

Dès le début de la préface de l’Histoire du Docteur Faust il est fait mention de la magie noire, présentée comme “le plus grand et le plus grave péché” (65) que le Diable incite l’homme à commettre. Pour étayer sa démonstration, l’auteur recourt à une nouvelle série de citations bibliques, mais aussi à des textes contemporains, comme celui de Johann Weier (Jean Wierus), De praestigiis daemonum ou celui de Johannes Aurifaber, Tischreden D. Martin Luther4. Pourquoi la magie est-elle si répréhensible aux yeux de l’auteur de l’Histoire du docteur Faust ? C’est que par elle “un homme assurément s’écarte de Dieu, se voue aux idoles et aux Diables, et les sert, en lieu et place de Dieu” (65). L’homme qui s’adonne à la magie contrevient ainsi gravement au premier des dix commandements, qui lui enjoint d’adorer Dieu et lui seul (Deutéronome 5, 7). La Préface cite encore l’Apocalypse (21, 8), qui range les magiciens et les idolâtres parmi “tous les hommes de mensonge” dont “le lot se trouve dans l’étang brûlant de feu et de soufre” (68). Le commentaire qui suit est destiné une fois encore à remplir le lecteur d’une sainte terreur à l’égard de quiconque se donne au Diable “cherchant ainsi vérité et foi auprès de l’esprit menteur et assassin, enseignements et conseils auprès de son propre ennemi juré […].” La folie d’une telle conduite est soulignée par l’antithèse “vérité / mensonge” que l’on pouvait déjà constater plus haut (66). La périphrase récurrente utilisée pour désigner le Diable, “esprit menteur et assassin”, est empruntée à l’Évangile de Jean, qui rapporte les avertisse- ments adressés par Jésus aux juifs incrédules :

Vous avez pour père le Diable et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir. Dès l’origine, ce fut un homicide ; il n’était pas établi dans la vérité parce qu’il n’y a pas de vérité en lui : quand il dit ses mensonges, il les tire de son propre fonds, parce qu’il est menteur et père du mensonge. (Jean 8, 44)

4 Historia, p. 218-220. LA STRATÉGIE DU DIABLE DANS L’HISTOIRE DU DOCTEUR FAUST 85

On peut se demander en quoi le Diable fut homicide dès l’origine. C’est parce qu’il a fait perdre l’immortalité aux premiers hommes en leur mentant et en les amenant ainsi, par le mensonge, à transgresser le commandement de Dieu rapporté au livre de la Genèse : “Tu peux manger de tous les arbres du jardin. Mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne mangeras pas, car, le jour où tu en mangeras, tu mourras certainement” (Genèse, 2, 16- 17). L’assimilation réitérée du Diable à “un esprit menteur” revêt des formes variées dans l’Histoire du Docteur Faust. Tantôt elle apparaît dans le texte lui-même, en guise de remarque faite par le narrateur sur son propre récit. C’est ainsi qu’on lit au début du chapitre 38 : “Son Esprit lui [Faust] avait fait de grandes promesses, mais aussi beaucoup de mensonges, tant il est vrai que le Diable est un esprit menteur” (141). Tantôt elle prend la forme d’un paratexte, d’un commentaire placé en marge du texte, en caractères plus petits (dans le texte allemand) ou en italiques (dans la traduction française). À côté des paroles de l’Esprit rapportées au style direct : “Le monde, mon cher Faust, n’a pas eu de naissance et ne connaîtra pas de mort ; de même aussi le genre humain a été de toute éternité et n’a point eu primitivement d’origine”, on peut lire : “Démon, tu mens […]” (105). Parfois le commentaire recourt au latin : “Si Diabolus non esset mendax et homicida” (161), ce qui donne à l’œuvre un tour plus savant et montre que son auteur voulait interpeller aussi bien un public d’érudits que de gens plus simples. Dans l’un des derniers chapitres de l’Histoire du Docteur Faust, le narrateur résume en ces termes l’erreur majeure de son personnage : “Il n’aurait pas fallu accorder une telle confiance au Diable, car il est le singe de Dieu [un menteur et un assassin]” (174). Faust aurait dû le comprendre dès le début. En effet, dès sa deuxième entrevue avec l’Esprit, il propose à celui-ci trois articles dont le troisième est “qu’à toutes ses demandes il ne répondît rien qui ne fût véritable” (75). Or, l’Esprit repousse aussitôt cette requête en donnant pour raison que cela dépendait du maître qui régnait sur lui. Georges Thinès écrit à propos de cette première version du pacte qu’elle “avorte en raison même de sa référence essentielle et exclusive au problème de la vérité”5. Le Diable ne pouvait accéder à la demande de Faust “parce qu’il n’y a pas de vérité en lui” (Jean 8, 44). Il est intéressant de noter que dans son commentaire de la septième et dernière demande de l’Oraison Dominicale, Luther reprend précisément le même verset de Jean pour mettre en garde les fidèles chrétiens, ceux-là mêmes auxquels s’adresse l’auteur de L’Histoire du Docteur Faust :

Le diable n’est pas seulement un menteur, mais il est aussi un meurtrier (Jean 8, 44) ; aussi il attente sans cesse à notre vie, et il assouvit sur nous sa vengeance quand il peut nous faire tomber dans le malheur, ou nous faire du tort quant à notre corps. Son plaisir est de nous nuire de toutes les manières : les uns font des

5 Georges THINÈS, Le mythe de Faust et la dialectique du temps, Paris, L’âge d’homme, 1989, p. 133. 86 DORLE MERCHIERS

chutes terribles et mortelles, les autres se noient, d’autres perdent la raison, d’autres enfin se suicident ; tout cela est l’œuvre du diable.6

La récurrence de l’affirmation selon laquelle le Diable est un menteur et un assassin fait partie d’une stratégie rhétorique mise en œuvre par l’auteur. Le lecteur ne peut pas, ne peut plus ignorer la véritable nature du Diable. Le récit de la vie de Faust lui fournit maints exemples qui illustrent le comportement mensonger du Diable et mettent en lumière sa tactique, sa dialectique mensongère.

La tactique ou la dialectique mensongère du Diable

La menace qui émane du Diable est d’autant plus dangereuse pour l’homme qu’elle ne lui apparaît pas comme telle mais revêt bien souvent l’aspect du Bien ou, plus subtilement encore, mêle Bien et Mal, lumière et obscurité, dans une dialectique qui contribue à endormir les soupçons de la victime, comme l’attestait le récit de la Genèse évoqué plus haut. Si le mensonge était grossier il serait aussitôt démasqué : la tactique du Diable consiste à dire la vérité ou du moins des bribes de vérité pour mieux tromper son adversaire et lui faire ensuite mieux croire aux mensonges. Dans l’Histoire du Docteur Faust, c’est le Diable qui est le principal acteur, c’est lui qui tire les ficelles, mais tout son art consiste à suggérer le contraire. Dès le début de sa carrière, Faust est convaincu en effet que le Diable est son serviteur, et d’ailleurs il s’en vante auprès de ses compagnons, “disant que le chef suprême de la terre lui était assujetti et obéissant” (74). Devant l’incrédulité des étudiants, pour lesquels personne n’est plus haut placé que l’Empereur, le Pape ou le Roi, Faust déclare : “Le chef qui m’est assujetti est plus haut placé encore”, citant l’Épître de Paul aux Éphésiens (6, 12) qui nomme le Diable “le Prince de ce monde, sur la terre et sous le ciel…” (74). La réaction du Diable, lorsque Faust le conjure pour la première fois, montre bien, au contraire, la supériorité du Diable qui se moque de sa victime :

Alors, assurément, le Diable rit sous cape et montra son derrière à Faust, pensant : Fort bien, je vais refroidir ton entrain et ton courage, et t’asseoir au banc des ânes, afin que non seulement ton corps, mais aussi ton âme me vienne en partage. Tu seras celui qu’il me faut. […] le Diable berna et domina merveilleusement Faust. (73)

Ces lignes démontrent la supériorité incontestable du Diable par rapport à Faust, qui ne s’en rend pas compte. En effet, pour endormir les craintes de Faust, le Diable se fait passer pour inoffensif. Alors même qu’il vient

6 Martin LUTHER, Le Grand Catéchisme, traduit et annoté par Frédéric Guillaume HORNING (1809-1882), Pasteur à l’Église protestante de Saint-Pierre-le-Jeune de Strasbourg, p. 68. Accessible sous format PDF sur le site : http://luthmtl.jimdo.com/ LA STRATÉGIE DU DIABLE DANS L’HISTOIRE DU DOCTEUR FAUST 87 d’accepter les conditions du pacte et donc de se donner au Diable, Faust pense “que le Diable n’est pas aussi noir qu’on le peint, ni l’enfer aussi brûlant qu’on dit, etc.” (78). Le Diable en vient même à faire douter Faust de son existence, comme d’ailleurs de celle de Dieu. Le chapitre 10 s’ouvre sur ces mots : “Le Dr Faust vivait ainsi d’une vie épicurienne jour et nuit, ne croyant pas qu’il y eût un Dieu, ni Enfer, ni Diable, et pensant que l’âme mourrait en même temps que le corps” (84). Il ne s’agit pas ici d’un athéisme rationnel, volontaire, délibéré, mais d’un athéisme pratique engendré par une vie de luxe, de luxure et de débauche. Toutefois l’athéisme de Faust n’est pas de longue durée. Bien vite les questions métaphysiques reviendront le tarauder. Si, pour endormir la méfiance de sa victime, la tactique du Diable consiste à se faire passer pour inoffensif, parfois même à faire douter de son existence, elle consiste à d’autres moments à dire la vérité. En effet, le Diable n’est pas toujours “le père du mensonge”. Pour ce qui est de la prédiction de l’avenir, il s’y connaît et tout ce qu’il inspire à Faust, faiseur d’almanachs et astrologue, se vérifie. Ainsi peut-on lire :

[…] il est de notoriété publique que tout ce qu’il [Faust] a écrit mérita les louanges des mathématiciens. Car ses pronostications, qu’il dédiait à des princes et grands seigneurs, étaient toujours exactes, vu qu’il se réglait sur les prédictions et événements futurs que lui donnait son Esprit, en sorte que tout se produisait bien comme il avait dit. On vantait donc ses almanachs et calendriers plus que tous les autres, car il n’y mettait rien qui ne fût vrai. (101)

Aussi Méphostophilès7 – c’est ainsi qu’il est nommé à partir du chapitre 4 – pourra-t-il prendre Faust à témoin qu’il ne l’a jamais trompé : “Je ne t’ai jamais menti” (102). Il s’agit dans ce cas de prophéties concernant le temps (météorologique) ou quelque événement politique ou militaire. Il n’en va pas de même pour les questions fondamentales, existentielles, que Faust pose à Méphostophilès sur Dieu, sur le Diable, sur le paradis ou sur l’enfer, lors de “disputes”. Le terme “disputatio” n’est pas anodin. Il désigne un exercice fréquent à l’époque parmi les théologiens, notamment dans le cadre des luttes entre catholiques et réformés, un exercice qui a pour but la recherche de la vérité et “la confirmation des esprits dans la vérité”, confirmatio animorum in veritate, définition de l’Encyclopédie de Alsted (1630)8. Or, lorsqu’il relate ces disputes, l’auteur souligne à plusieurs reprises le caractère mensonger des réponses de Méphostophilès et cela parfois même dès le titre d’un chapitre : Chapitre 22 “Question du Dr Faust pour savoir comment Dieu a créé le monde, et sur la première naissance de l’homme. À

7 Les interprétations de ce nom sont variées. On peut le comprendre comme “celui qui n’aime pas la lumière”, ce qui souligne la propension du Diable au mensonge. 8 Cf. Hans-Gert ROLOFF, “Das Faustbuch von 1587 und die Integration von Textallianzen”, in : Alexander SCHWARZ et Laure ABPLANALP LUSCHER (éd.), Textallianzen, Bern, Lang, 2001, p. 473. 88 DORLE MERCHIERS quoi l’esprit, à sa façon coutumière, donna une réponse tout à fait fausse.” Ce chapitre 22 est très intéressant pour cerner la tactique psychologique du Diable et mérite donc qu’on l’examine de près. Pour que Faust accorde crédit à ses dires, Méphostophilès doit gagner sa confiance. Aussi se fait-il aimable, affable ; il commence par lui rappeler qu’il est là pour le servir, comme l’exprime l’apostrophe répétée : “Mon maître Faust” (105). Voyant que Faust est triste et mélancolique, il le réconforte et lui propose ses conseils, comme il le ferait avec un ami :

Tu sais bien que jusqu’ici je ne t’ai jamais contrarié et que […] j’ai toujours fait ta volonté. Eh bien, dis-moi donc, mon maître Faust, quels sont tes désirs et tes souhaits. (105)

La douceur et la sollicitude de Méphostophilès ont atteint leur but, comme le précise explicitement le narrateur : “Par ces mots, l’Esprit avait gagné le cœur du Dr. Faust” (105). Méphostophilès peut désormais espérer le tromper avec succès. À la question de Faust sur l’origine du monde, il répond, on l’a vu plus haut, par une assertion qui est en contradiction avec les textes sacrés : “Le monde, mon cher Faust, n’a pas eu de naissance et ne connaîtra pas de mort” (105). Toutefois le mensonge est ici trop grossier pour que Faust, docteur en théologie, s’y trompe : “il ne pouvait faire entrer cela dans sa tête, car il avait lu au premier chapitre de la Genèse le récit de Moïse, qui est bien différent” (106). Cette fois, le mensonge a été démasqué. Mais il n’en est pas toujours ainsi. L’une des tactiques les plus efficaces du Diable consiste à mêler vérité et mensonge : la vérité évidente, irréfutable, endort la méfiance de Faust, qui par conséquent n’est plus en mesure de discerner le mensonge : c’est le cas à la fin de la première partie de l’Histoire du Docteur Faust. Au chapitre 16, l’un des plus longs, débute une “dispute” entre Méphostophilès et Faust sur l’Enfer. Faust pose à l’Esprit quatre questions : premièrement ce qu’était l’Enfer ; deuxièmement, comment l’Enfer était fait et comment il avait été fait ; troisièmement, quels étaient les tourments et lamentations des damnés en Enfer ; et enfin, si un damné pouvait revenir en la clémence de Dieu et être racheté des peines de l’Enfer. Comme il l’a déjà fait dans des chapitres antérieurs, par exemple au chapitre 13, l’auteur cite de nombreux passages empruntés à des ouvrages connus de ses contemporains : les définitions de l’enfer émanent du Dictionnaire de Pierre Dasypodius, les dix noms de l’enfer sont mentionnés dans l’Elucidarius, les démons Asmodée, Dagon ou Bélial, qui provoquèrent la chute des rois d’Israël, se trouvent dans le Belial de Jacobus de Theramo9. La lecture de ces textes sources permet de constater que les propos de Méphostophilès sur l’enfer coïncident avec les définitions théologiques ou lexicologiques de l’époque. Aussi le théologien Faust ne peut-il faire autrement qu’accorder sa confiance à Méphostophilès qui lui déclare : “Car c’est vrai, ce que je te dis” (96). Très

9 Cf. Historia, Quellentexte 6-11, p. 224-227. LA STRATÉGIE DU DIABLE DANS L’HISTOIRE DU DOCTEUR FAUST 89 habilement, en soulignant une fois de plus son affection et sa soumission et en les conjuguant – “mon cher maître Faust” (97) –, Méphostophilès répond à la quatrième question de Faust de telle sorte que ce dernier ne peut pas s’empêcher de s’identifier aux damnés. Il énumère les différents types de damnés qui se lamentent en se rappelant leur conduite immorale10. Les paroles à la première personne qu’il prête aux damnés pourraient être prononcées par Faust lui-même, qui lui aussi s’est adonné à la luxure, à la gloutonnerie, au parjure, etc. et qui pourrait donc dire : “[…] mes péchés sont trop grands pour qu’ils puissent m’être pardonnés” (97). Cette perspective de l’impossibilité d’obtenir le pardon divin plonge Faust dans le trouble et la mélancolie, mais le Diable cherche à l’en distraire en se déguisant sous les traits d’une belle femme et en s’adonnant avec lui à la luxure. La stratégie du divertissement, au sens pascalien du terme, permet à Faust d’oublier un moment son anxiété ; cependant elle est de courte durée et la question de l’enfer continue de tarauder Faust. Il n’ose pas poser directement à Méphostophilès la question du sort qui l’attend, lui Faust, après sa mort ; alors il la transpose sur un autre registre en quelque sorte et demande à Méphostophilès de se mettre à sa place : “si tu étais, comme moi, un homme créé par Dieu, que ferais-tu afin de plaire à Dieu et aux hommes ?” (99). Cette question provoque “le sourire” de Méphostophilès, et l’on peut se demander ce que traduit ce sourire : sans doute l’ironie ou le sarcasme. À la question de Faust : “Voudrais-tu, mon cher Méphostophilès, être un homme comme moi ?” (100), Méphostophilès réagit “avec un soupir” en affirmant qu’il souhaiterait alors rentrer en grâce auprès de Dieu. Est-il sincère ? Certainement pas. Une fois de plus, en voulant se faire passer ici pour un Diable repentant, il recourt à la duplicité, au mensonge. Une chose est sûre : il ne veut laisser à Faust aucun espoir de salut ; c’est sur ce point que son mensonge sera le plus lourd de conséquences, le plus fatal, car il plonge Faust dans un profond désespoir.

Le désespoir ou la rançon du mensonge fatal “Il est trop tard”

À la fin de la première partie, il est bien clair que Méphostophilès souhaite que Faust soit convaincu du caractère irrémédiable de sa faute et de sa condamnation. À la question pressante de Faust, qui croit pouvoir encore espérer rentrer en grâce auprès de Dieu, Méphostophilès commence par affirmer, en soupirant, son propre désir de se réconcilier avec Dieu : “[…] quoique j’aie péché contre DIEU, je souhaiterais rentrer en grâce auprès de Lui.” Ces paroles traduisent le désir même qui anime Faust, mais aussitôt l’Esprit ajoute : “mais à présent il est trop tard, et la colère de Dieu est

10 On notera au passage la satire sociale : les damnés sont surtout des empereurs, rois, princes, comtes, etc. 90 DORLE MERCHIERS descendue sur toi” (100). Telle est la ruse suprême du Diable : capter la confiance de son auditeur en suggérant que lui-même, Esprit damné, ferait tout pour retrouver la grâce divine, afin de convaincre Faust davantage encore de sa propre condamnation (celle de Faust) et de l’impossibilité d’obtenir le pardon divin. La première partie de l’Histoire s’achève ici sur ce mensonge existentiel qui va rester en suspens pendant la deuxième partie et une bonne partie de la troisième, lesquelles, du point de vue narratologique, constituent un moment dilatoire (ein retardierendes Moment). Mais ce mensonge dominera la fin de l’Histoire du Docteur Faust. Le lecteur protestant ne peut s’empêcher d’établir un lien entre la situation de Faust et la biographie de Luther. En effet, ce dernier fut lui aussi plongé dans le désespoir à la pensée de ne pas trouver grâce auprès de Dieu en raison de ses péchés et il accusa ensuite le Diable de mensonge : “Mais il [le Diable] ment quand il veut m’amener à désespérer comme Caïn, qui déclarait : Mon péché est plus grand que la miséricorde de Dieu”11. Joël Lefebvre fournit une analyse qui souligne avec précision ce qui distingue l’attitude de Faust de celle de Luther :

L’erreur capitale de Faust, en somme, c’est de s’être abandonné au doute et au mauvais désespoir, c’est de ne pas avoir compris le point essentiel de la vie et de la doctrine de Luther, à savoir combien son désespoir est un péché plus grand que son pacte lui-même ; de ne pas sentir “combien ce désespoir est salutaire et proche de la grâce”. La formule de Luther, “Simul justus et peccator” – se savoir pécheur, et en même temps faire confiance à Dieu et s’en remettre totalement à sa grâce – lui est étrangère.12

Cela apparaît clairement au chapitre 52, qui raconte comment un voisin de Faust, un médecin et un pieux chrétien, souhaite convertir Faust. Cet homme s’efforce de convaincre Faust qu’il “n’est pas encore trop tard” (159). Il recourt à des personnages bibliques qui ont grandement péché et qui ensuite se sont convertis : Simon (dont parlent les Actes 8), Pierre, Mathieu, Madeleine, sans oublier le bon larron. Il appuie son argumentation sur les paroles mêmes du Christ, qui dit à tous les pécheurs : “Venez à moi, vous tous qui êtes affligés et accablés, et je vous soulagerai” ou encore sur les paroles du prophète Ézéchiel : “Je ne désire point la mort du pécheur, mais seulement qu’il se convertisse et qu’il vive” (159). Faust est prêt à faire pénitence et à renoncer à la promesse qu’il a faite au Diable, mais ce dernier l’en empêche, d’une part en lui redisant que c’est trop tard et d’autre part en le menaçant de lui tordre le cou (160). C’est alors qu’il l’oblige à signer un autre pacte dans lequel il s’engage à n’obéir à aucun homme et à respecter tous les articles du premier pacte. Lorsqu’un mois seulement sépare Faust de sa fin, ce dernier est pris par un violent désespoir, se lamentant et soupirant sans cesse sur sa vie diabolique

11 Joël LEFEBVRE, L’Histoire du Docteur Faust, note 100, p. 199. 12 Ibid., p. 38. LA STRATÉGIE DU DIABLE DANS L’HISTOIRE DU DOCTEUR FAUST 91

(chapitre 62). Il entonne une série de lamentations (chapitres 63, 64), mais Méphostophilès le tourmente encore plus. Selon sa tactique habituelle, il lui brosse dans un premier temps un tableau de sa vie qui est entièrement conforme à la vérité :

Tu savais fort bien, d’après les Saintes Écritures, que tu devais adorer Dieu seulement et Le servir, et n’avoir d’autres dieux à côté de Lui […]. Au contraire, tu as tenté ton Dieu, tu t’es écarté de Lui, tu L’as renié, et tu t’es engagé envers nous corps et âme. (173)

Méphostophilès s’exprime ici en des termes dignes en tous points d’un pasteur désireux de rappeler ses fautes au pécheur : tout ce qu’il dit est vrai. Mais soudain surgit le mensonge : “Ne te plains à personne de ton malheur : il est trop tard, laisse tout espoir en Dieu” (173). Puis il revient à une vérité irréfutable, celle du temps qui s’écoule : “Ton malheur se rapproche chaque jour” (173). Le mensonge, pris entre deux affirmations vraies, semble se revêtir de vérité par contamination ou juxtaposition. Dans la série de proverbes ou expressions toutes faites qu’il énumère ensuite, Méphostophilès s’érige en précepteur de morale chrétienne : “Or donc, pénètre-toi bien de mes leçons et admonestations, même si, bientôt, elles doivent être peine perdue. Il n’aurait pas fallu accorder telle confiance au Diable, car Il est singe de Dieu [un menteur et un assassin]” (174). On touche ici au comble du mensonge : le Diable, qui est menteur, affirme de lui-même qu’il est menteur ! Les dernières paroles de Méphostophilès à Faust sont des paroles qui se veulent être de consolation :

Courage, ne te désole pas ainsi ! Le Diable ne t’a-t-il pas promis qu’il te donnerait un corps et une âme d’acier et que tu ne souffrirais point autant que les autres damnés ? (176)

Une fois de plus et une dernière fois le rédacteur commente, en les réfutant, les paroles de Méphostophilès “toutes fausses et contraires aux Saintes Écritures” (177). Sachant que le Diable allait venir le chercher, Faust convoque ses amis étudiants et les exhorte à ne pas imiter son exemple :

Faites que, votre vie durant, ma fin épouvantable vous soit remembrance et avertissement d’avoir toujours Dieu présent à vos pensées et de Le prier qu’Il vous garde des fourberies et des ruses du Diable […]. (178)

Les étudiants, qui aiment beaucoup Faust, en sont très affligés. Eux aussi semblent convaincus “qu’à cette heure il est trop tard” (179) tout en enjoignant Faust d’implorer “le pardon de Dieu au nom de Son fils bien-aimé Jésus-Christ” et de lui adresser la prière suivante : 92 DORLE MERCHIERS

O Dieu ! Sois-moi miséricordieux à moi pauvre pécheur, et ne me soumets pas aux rigueurs de Ta justice, car je ne puis comparaître sans honte devant Toi. (179-180)

Le lecteur est en droit de se demander si Faust ne pourra pas profiter de la miséricorde de Dieu conformément aux exemples cités plus haut par le pieux vieillard. La réponse est négative, comme le suggère la référence à Caïn (180). Tout au long de l’Histoire du Docteur Faust le narrateur a renvoyé le lecteur au personnage de Caïn ou à celui de Judas, signifiant par là qu’ils n’ont pu bénéficier de la miséricorde et du pardon divins, car leur repentance n’était pas parfaite. La théologie distingue en effet deux formes de repentir ou de contrition : la contrition parfaite et la contrition imparfaite13. La contrition parfaite est celle du pécheur qui regrette ses péchés à cause de l’offense faite à Dieu, alors que la contrition imparfaite a pour seul mobile la peur de la damnation. Or, c’est bien de cette dernière qu’il s’agit dans le cas de Faust. Par ailleurs, Faust ne croit pas au grand axiome luthérien qui découle de l’Épître aux Romains (sola gratia), c’est par la grâce et uniquement par elle que l’homme peut être sauvé : “Il désespérait de la grâce de Dieu et il lui semblait chose impossible qu’il pût recouvrer la clémence divine” (92). En ce sens, on ne peut que souscrire à l’analyse de Joël Lefèbvre :

Toute l’histoire de Faust veut fournir, à partir d’une attitude rationnelle, la démonstration de l’impossibilité de parvenir à la vérité élémentaire du luthéranisme – la “felix culpa” – (“Bienheureuse faute qui nous a valu un tel rédempteur”, proclame la liturgie pascale). Telle est la thèse que l’auteur du texte publié par Spiess proclame à la face du peuple […]. [Les différentes versions du Faustbuch] sont la transposition vivante, dramatisée, et l’illustration a contrario du noyau central de l’expérience religieuse de Luther.14

À cet égard, il serait intéressant de comparer l’Histoire du Docteur Faust avec une autre histoire de pacte avec le Diable, Le miracle de Théophile de Rutebeuf (XIIIe siècle)15. Selon la légende, Théophile (qui serait mort vers 538) était économe d’une église de Cilicie. À la mort de l’évêque, il refusa par humilité de lui succéder. Un autre fut donc nommé, qui le destitua de ses fonctions. Abandonné de tous, réduit à la misère et plein de rancœur, le pieux Théophile fit un pacte avec le Diable par l’entremise d’un Juif : au prix de son âme, il fut rétabli dans ses fonctions. Mais au bout de sept ans, Théophile fut pris de remords ; il s’adressa à la Vierge Marie, qui l’arracha à l’emprise du Diable. Trois siècles séparent les deux œuvres, la Réforme a supprimé le rôle d’intercession joué par la Vierge et les Saints.

13 Cf. Somme Théologique, Supplément, Question 1, Article 2 : “La contrition est-elle un acte de vertu ?” La pensée de Thomas d’Aquin a été explicitée par le Catéchisme du Concile de Trente, Seconde partie, Chapitres 21-24 : “Du sacrement de pénitence”. Accessible en ligne sur le site : http://catechisme.free.fr/cat1_sommaire.htm 14 Joël LEFEBVRE, L’Histoire du Docteur Faust, p. 38. 15 Cf. Alain CORBELLARI, La voix des clercs, Genève, Droz, 2005, p. 235, 249, 255. LA STRATÉGIE DU DIABLE DANS L’HISTOIRE DU DOCTEUR FAUST 93

La dimension tragique de Faust, victime du mensonge

On peut lire l’Histoire du Docteur Faust comme la chronique d’une damnation annoncée. Or, l’annonce récurrente de la damnation inéluctable de Faust confère à ce dernier une dimension tragique. Dans la tragédie, dit Anouilh, le personnage est pris comme un rat ; il sait qu’il n’a aucune chance de s’en sortir16. Il en va de même pour Faust. S’il met ses amis étudiants en garde contre les fourberies et les ruses du Diable, c’est qu’il sait bien de quoi il parle : le Diable l’a trompé et lui a menti depuis le premier jour, comme il l’avait fait avec les premiers hommes : “Eritis sicut Deus”. Il a fait croire à Faust qu’en se donnant à lui, il pourrait disposer de pouvoirs extraordinaires sur la nature, les choses, les hommes et même sur les démons, en un mot qu’il aurait des pouvoirs qui dépassent ceux de l’homme et qui rappellent ceux de Dieu. Or, tout cela était pur mensonge ; Faust s’en rend bien compte, mais il ne peut ni revenir en arrière, ni fuir en avant. Faust est aussi un personnage tragique dans la mesure où il inspire au lecteur terreur, mais aussi pitié. Joël Lefèbvre l’a signalé dans l’analyse qu’il fait de l’Histoire du Docteur Faust. Selon lui, l’auteur s’est laissé aller involontairement “à représenter la fin de Faust comme la catastrophe d’une tragédie vécue par un homme qui fut “à la fois un bon et un mauvais chrétien”. Et Lefèbvre d’ajouter :

Alors que la perspective didactique et sacrée qui est fondamentalement la sienne lui interdisait toute indulgence envers un personnage dont les pratiques de magie et la complicité avec le Diable symbolisent pour lui l’envers du christianisme, il s’est abandonné […] à une sympathie coupable pour le négatif démoniaque, allant jusqu’à suggérer un tragique purement humain du personnage de Faust.17

Il est permis de penser – et la réaction des étudiants le prouve – que l’on peut ressentir une certaine pitié vis-à-vis d’un homme qui s’est laissé berner par le Diable, notamment à travers le jeu de l’erreur et du mensonge dont il a été victime.

Conclusion

Dans l’Histoire du Docteur Faust, la première œuvre littéraire consacrée à la personne de Faust18, le Diable apparaît essentiellement comme un menteur et un assassin. Nous l’avons constaté, l’auteur suit en cela aussi bien la

16 Jean ANOUILH, Antigone, Paris, éditions de la Table Ronde, 1946, p. 54 : Le Chœur reprend la parole après Créon et dit : “[…] on sait... qu’on est pris, qu’on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos”. 17 Joël LEFEBVRE, L’Histoire du Docteur Faust, p. 45. 18 Le lecteur désireux d’en savoir plus sur ce personnage qui vécut à la fin du XVe et au début du XVIe, astrologue, médecin et magicien, pourra lire les ouvrages suivants : Horst HARTMANN, Faustgestalt, Faustsage, Faustdichtung, Aachen, Schaker, 1998 ; Günther MAHAL, Faust. Die Spuren eines geheimnisvollen Lebens, Bern, Scherz, 1980. 94 DORLE MERCHIERS tradition biblique, vétérotestamentaire et néotestamentaire, que la doctrine de Thomas d’Aquin ou celle de Martin Luther. Dans les œuvres ultérieures, le Diable va apparaître comme un être moins dangereux, voire presque sympathique. Sans doute est-ce parce que la croyance au Diable, encore très vivace tant que des gens étaient brûlés vifs sous prétexte qu’ils avaient pactisé avec lui, va s’amenuiser en même temps d’ailleurs que la foi en Dieu. Le corps et le Diable – le Diable au corps ? De la transe à la danse, entre croyances, légendes et représentations (XVIe-XVIIIe siècles)

Marie-Thérèse MOUREY Université Paris-Sorbonne

La réalité du Diable au XVIe siècle

Pour Luther, l’existence du Diable n’était ni un pur postulat théologique, ni une simple allégorie, mais un fait, et même une réalité effrayante. Lui- même affirma à plusieurs reprises avoir subi les assauts de Satan, et n’en avoir triomphé que par la force de ses prières et de sa foi dans la grâce de Dieu1. Situées dans la continuité des représentations médiévales du Malin, les positions de Luther radicalisèrent encore ces croyances en décelant la présence effective et efficiente de cet ennemi de Dieu dans le monde immanent (“regnum mundi manet regnum Sathanae”), œuvrant à travers notamment ses auxiliaires, démons et spectres, magiciens et sorciers. Dans la réalité historique, l’Europe entière fut le théâtre d’une vague de persécutions et de procès en sorcellerie durant la seconde moitié du XVIe siècle et au XVIIe siècle2. Et les victimes en furent en grande majorité des femmes3. A la fin du XVIIIe siècle encore, en 1782, une femme, Anna Göldi, fut reconnue comme sorcière et exécutée en place publique – l’affaire se déroula en Suisse, et ce fut le dernier cas en Europe4.

1 Sur les aspects théologiques, cf. la notice “Teufel”, in : Die Religion in Geschichte und Gegenwart, Tübingen, Mohr, 1962, vol. 6, col. 704-712. Sur les positions de Luther, cf. Jacques RIDÉ, “Diable et diableries dans les ‘Propos de Table’ de Martin Luther”, in : Diable, diables et diableries au temps de la Renaissance, dir. Marie-Thérèse Jones-DAVIES, Paris, Jean Touzot, 1988, p. 113-124. e e 2 Robert MUCHEMBLED, Le Roi et la Sorcière. L’Europe des bûchers. XV -XVIII siècle, Paris, Desclée, 1993. 3 Winfried SCHULZE, Deutsche Geschichte im 16. Jahrhundert, Frankfurt a.M., Suhrkamp 1987, chap. “Hexenprozesse”, p. 273-282. Voir aussi, parmi les études récentes, Wolfgang 3 BEHRINGER, Hexen, Glaube, Verfolgung, Vermarktung, München, Beck, 2002. e 4 Voir à ce sujet Jean MONDOT, “Sorcellerie, justice et opinion publique à la fin du XVIII siècle : l’affaire Anna Göldi”, in : Glaubensformen zwischen Volk und Eliten. Frühneuzeitliche 96 MARIE-THÉRÈSE MOUREY

Le combat contre les prétendues sorcières, tristement illustré par le Marteau des Sorcières (Malleus Maleficarum,1486)5, ouvrage bien antérieur à la Réforme, trouva une traduction privilégiée dans la littérature démonologique qui se développa pleinement au XVIe siècle ; à travers des structures argumentatives répétitives, les mécanismes répressifs mis en place par les autorités civiles et religieuses se trouvèrent renforcés et légitimés. Chez certains auteurs, qui adhèrent sans réserves aux croyances et dogmes, le contenu littéralement méta-physique est postulé a priori et n’a pas besoin de preuves empiriques (par exemple quant aux contacts réels entre le Diable et les humains). D’autres en revanche s’efforcent, au-delà d’aveux extorqués par la torture, de fixer les bases juridiques de la lutte contre les pratiques magiques et sataniques. Les plus connus de ces ouvrages sont sans nul doute la Démonomanie des sorciers de Jean Bodin (1580)6, qui fit très rapidement autorité aux yeux des théologiens, ou encore les Controverses et recherches magiques (Disquisitionum Magicarum libri VI, Louvain 1599) du jésuite Antonio Martino Del Rio, qui connut de nombreuses rééditions et traductions. Cette démonologie “savante”, à prétentions scientifiques, tente de trouver des correspondances entre postulats théologiques et observations empiriques sur l’existence du Diable et de sa cohorte de démons. A l’opposé, on trouve des représentants du courant sceptique, d’essence humaniste, qui, sans véritablement douter de l’existence de ces puissances occultes, prône vis-à- vis des suspects une attitude plus modérée et circonspecte. Le plus connu est Johann Weyer, élève d’Agrippa de Nettesheim, dont Jean Bodin réfute le De praestigiis daemonum7, ou Giambattista Della Porta, défenseur de la magie naturelle (Magia naturalis libri IV, 1558), qui dut comparaître devant l’Inquisition et dont les publications furent mises à l’index. Un des plus ardents à combattre l’emploi de la “question” dans les procès de sorcellerie sera, au début du XVIIe siècle, le jésuite Friedrich von Spee, Cautio criminalis8. A côté de cette littérature savante existe une autre veine, plus populaire, à laquelle on peut relier les compilations de légendes médiévales, les recueils d’anecdotes et de facéties (tel le Schimpff und Ernst du franciscain Johann

Praktiken und Diskurse zwischen Frankreich und dem Heiligen Römischen Reich, hrsg. Thomas NICKLAS, Universitätsverlag Halle-Wittenberg, 2012, p. 101-111. 5 Le texte de cet ouvrage est accessible par la réédition moderne due à Wolfgang BEHRINGER, Günter JEROUSCHEK, Werner TSCHACHER, Heinrich Kramer (Institoris). Der Hexenhammer. Malleus Maleficarum, München, DTV, 2000. 6 Jean BODIN, De la Démonomanie des sorciers, Paris 1580. Rééd. fac-similé, Hildesheim, Olms, 1988. 7 Jean WIER et Johann WEYER, De praestigiis daemonum, Basileae 1563. L’ouvrage fut réédité à de nombreuses reprises. Cf. la réfutation par Jean BODIN dans : De la Démonomanie des sorciers, p. 218-252. 8 Friedrich von SPEE, Cautio Criminalis oder Rechtliches Bedenken gegen die Hexenprozesse, Frankfurt a.M. 1632 (1= Rinteln, 1631). Rééd. München, DTV, 1982. LE CORPS ET LE DIABLE – LE DIABLE AU CORPS ? 97

Pauli9), ou encore les “Teufelsbücher”, un type de littérature à dimension édifiante et didactique, mais aussi en partie divertissante et satirique, alors fort en vogue10. A l’origine des écrits qui fixèrent les images littéraires du Diable, on trouve aussi bien la “Spiegelliteratur” médiévale que la littérature moralisatrice des prédicateurs luthériens, ou encore le courant de “Narrenliteratur”11 qui se développe à partir de Sebastian Brant – très vite, on assiste du reste à une contamination entre les figures du Fol, du Diable et de la Mort. Mais au-delà “du” Diable, le grand Satan, qui demeure une figure effrayante, ce sont “des” diables, d’une très grande diversité, qui vont être créés de toute pièce et fortement humanisés : ces démons “spécialisés” (Spezialteufel) incarnent chacun un vice particulier (l’envie, la paresse, le mensonge, la luxure, l’avarice, etc.) ; ils sont accompagnés d’une cohorte de diablotins qui s’amusent à ourdir des machinations pour inverser le cours ordonné du monde, dans tous les domaines de la vie quotidienne, le mariage étant un aspect privilégié12. Ce type de littérature rencontra un tel succès public dans l’Allemagne protestante que l’éditeur Sigmund Feyerabend eut l’idée de rassembler les différents textes en un compendium volumineux, le Theatrum Diabolorum, publié à Francfort en 1569 et réédité à plusieurs reprises, augmenté de quelques chapitres13. Le “Diable de la danse”, Tantzteuffel, de Florian Daul, une publication encore récente14, y figure en bonne place, aux côtés des “diable de la boisson”, “diable du jeu”, ou encore «diable des pantalons bouffants” (Pluderhosenteufel) d’Andreas Musculus. La vogue de ces compilations populaires ne devait pas se démentir, comme le prouvent les nombreuses rééditions tout au long du XVIIe siècle. Avec la

9 Johannes PAULI, Das Buch Schimpff und Ernst genannt, Straßburg, 1522. Rééd. par Hermann ÖSTERLEY, Stuttgart, Litt. Verein, 1866 (=Bibliothek des litterarischen Vereins in Stuttgart vol. 85). 10 Sur le sujet, cf. Max OSBORN, Die Teufelliteratur des XVI. Jahrhunderts, Berlin 1893. Rééd. Hildesheim, Olms, 1965, ainsi que Heinrich GRIMM, Die deutschen “Teufelsbücher” des 16. Jahrhunderts, in: Archiv für Geschichte des Buchwesens 2, 1960, p. 513-570. Voir aussi e e Robert MUCHEMBLED, Une histoire du Diable. XII -XX siècle, Paris, Seuil 2000, en particulier le chapitre «Livres du Diable en Allemagne protestante», p. 153-160. 11 Jean SCHILLINGER (Hrsg.), Der Narr in der deutschen Literatur im Mittelalter und in der Frühen Neuzeit, Bern, P. Lang, 2009. 12 Une sélection est reproduite par Ria STANBAUGH, Teufelbücher in Auswahl, Berlin, de Gruyter 1972 (= Ausgaben deutscher Literatur des XV. bis XVIII. Jahrhunderts). 13 THEATRUM DIABOLORUM, Das ist, Warhaffte eigentliche und kurtze Beschreibung/ Allerley grewlicher/ schrecklicher und abschewlicher Laster/ so in diesen letzten/ schweren und bösen Zeiten/ an allen Orten und enden fast bräuchlich/ auch grausamlich im schwang gehen/ Darauß ein jeder frommer Christ sonderlich zusehen und fleissig zu lernen/ wie daß wir in diesem elenden und müheseligen Leben/ nit mit Keysern/ Königen/ Fürsten und Herrn/ oder anderen hohen/ gewaltigen Potentaten/ sondern mit dem aller mächtigsten und stärckesten Fürsten dieser Welt/ dem Teuffel/ zu kämpffen und zustreiten... [...], Franckfurt a.Mayn 1575. 14 Florian DAUL (von FÜRSTENBERG), Tantzteuffel: Das ist/ wider den leichtfertigen/ unverschempten Welttantz/ und sonderlich wider die Gottß zucht und ehrvergessene Nachttänze. Franckfurt am Mayn, 1567. Rééd. Leipzig, Zentralantiquariat der DDR, 1978 [= Documenta Choreologica, Studienbibliothek zur Geschichte der Tanzkunst, hrsg. Kurt PETERMANN, Bd. VIII]. Reproduit à partir de la p. 216 dans le Theatrum Diabolorum de 1575. 98 MARIE-THÉRÈSE MOUREY naissance du mouvement piétiste à la fin du siècle, la veine mi-satirique, mi- édifiante des “Teufelsbücher” finit toutefois par s’épuiser, et la référence au Diable ne subsiste plus que comme cliché constitutif d’une rhétorique pamphlétaire qui s’essouffle. Ainsi, différentes traditions se rejoignent, se complètent, voire fusionnent : légendes populaires, de tradition orale, récits ou essais savants diffusés par des membres d’institutions porteuses (les Églises, les juristes) ou écrits moralisateurs de prédicateurs fixent le substrat de ces croyances. Simultanément, l’idée répandue que le Diable serait partout (ubique daemon) permet de mettre en œuvre une stratégie d’intimidation qui vise à terrifier les pécheurs par le récit d’une terrible damnation qui les attendrait s’ils cédaient à ses séductions. Là où Sebastian Brant ne faisait encore que fustiger des “fols”, on dénonce à présent des “possédés du Diable”. Toutefois, les ouvrages populaires furent victimes de l’ambiguïté inhérente à leur facture et à leur perspective. Car s’ils veulent avant tout admonester les chrétiens en leur inculquant la crainte de Satan et des Diables, et réglementer les comportements dans la société, leurs auteurs pratiquent également une satire assez banale, à travers des modes narratifs divertissants, voire franchement comiques. De cette contradiction potentielle entre le souci de discipliner et de moraliser la société, et la forme plaisante prise par les textes littéraires pour mieux convaincre, entre le “docere/prodesse” et le “delectare”, le succès paradoxal de l’Historia von Dr. Johann Fausten (1587)15 témoigne : écrite à l’origine pour mettre en garde les croyants contre les séductions du Diable et l’hybris de l’individu, et combattre, à l’intérieur même du camp luthérien, ce qui était perçu comme un laxisme théologique16, cette fiction exerça un attrait infini sur ses lecteurs, par le biais notamment de ses épisodes comiques et farcesques (Schwankepisoden), mais aussi parce qu’elle était centrée sur les aspirations et déchirements d’un individu, un être humain, finalement trop humain17.

15 Historia von D. Johann Fausten, dem weitberühmten Zauberer und Schwarzkünstler. Text des Druckes von 1587. Kritische Ausgabe. Mit den Zusatztexten der Wolfenbütteler Handschrift und der zeitgenössischen Drucke, hrsg. von Stephan FÜSSEL und Hans Joachim KREUTZER, Stuttgart, Reclam, 1988. 16 Jean-Marie VALENTIN, “L’Histoire du Dr. Faust (1587) ou la mise en récit de l’orthodoxie luthérienne”, in : La confessionnalisation dans le Saint Empire XVIe-XVIIIe siècles, Études Germaniques 2002/3, p. 441-458. 17 Parmi la très abondante bibliographie sur ce texte fondateur, nous retiendrons les annotations de Joël LEFEBVRE à sa traduction L’Histoire du Docteur Faust 1587, Lyon 1970. Rééd. Jougne, L’Amble, 2006, ainsi que l’article de André DABEZIES : “Faust et ses désirs. Un essai de lecture théologique du Volksbuch de 1587”, in : Jean-Yves MASSON (dir.), Faust ou la mélancolie du savoir, Paris, 2003, p. 21-34. LE CORPS ET LE DIABLE – LE DIABLE AU CORPS ? 99

Le corps et le Diable, le Diable au corps

L’arrière-plan des interrogations constamment renouvelées sur la présence effective de Satan dans le monde et sur d’éventuelles collusions du chrétien avec lui est constitué par une réflexion sur les rapports entre le corps et l’âme, ainsi que sur le corps du Diable et de ses acolytes. En effet, tout comme sa cohorte de démons et de spectres, le Prince des Ténèbres, puissance numineuse, a besoin de formes en lesquelles s’incarner pour pouvoir exercer avec efficacité son action de corruption dans le monde terrestre ; car il n’a pas le pouvoir de création, réservé à Dieu, mais simplement le pouvoir de l’illusion, celui de la transformation, de la métamorphose. Parmi les multiples formes qu’il choisit d’emprunter, le Tentateur se glisse de préférence dans la peau d’animaux (souvent répugnants : un bouc, une mouche, un serpent, mais parfois aussi familiers : un chien) ou encore d’individus peu recommandables (voleurs, catins, criminels...), ou encore d’infirmes, voire de nouveaux-nés. Ce Diable protéiforme, qui élit domicile chez des êtres humains, leur dérobe leur âme, faisant d’eux de purs instruments dociles. Ces derniers ne sont plus alors que des masses de chair littéralement “inanimées”, des mécaniques dotées d’une apparence de vie, que le Diable fait agir selon son bon vouloir et tant qu’il lui plaît. Il en va de même pour le corps des sorciers et magiciens, un corps non seulement imaginé et construit intellectuellement comme instrument du complot ourdi par le Diable contre la Chrétienté, mais aussi un corps physique qui, aux yeux des inquisiteurs, est le support et la preuve matérielle de la réalité du sabbat avec Satan, et qu’il faudrait donc détruire par le feu18. Le divertissement social très apprécié qu’est la danse n’échappe pas au phénomène de suspicion qui frappe les corps et la sensualité à l’époque de la Première modernité, de sorte qu’il se voit fréquemment mis en relation avec le postulat d’une présence réelle, d’une “incarnation” de Satan dans le monde, et donc considéré comme une inversion, une perversion de l’ordre divin. Ce qui choque en effet, en dehors des désordres bien réels et parfois graves pour la société qui en résultent (rixes, jalousies, adultères, ivrognerie...), c’est la gratuité de l’activité, en apparence non reliée à un besoin vital ou découlant d’une nécessité biologique. C’est le mouvement incessant et irraisonné des corps, qui évoque la bête, le cabri, mais aussi la perte de contrôle dans la transe. La pratique très vive de la danse nourrit en outre les angoisses des prédicateurs quant au triomphe possible des appels de la chair (concupiscientia carnis) en raison du “plaisir” manifeste qu’y trouvent les chrétiens, un plaisir qui échappe à toute détermination théologique, un plaisir déjà autonome, une volupté coupable19.

18 Franck MERCIER, “Membra diaboli. Remarques sur le statut et l’imaginaire du corps sorcier au XVe siècle”, Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 13 | 2006, mis en ligne le 27 novembre 2009. URL : http://crm.revues.org/766. 19 M.-Th. MOUREY, Du divertissement innocent à la volupté coupable : Le dangereux plaisir de la danse (XVIe-XVIIIe siècles), à paraître dans : Le Plaisir : De la satisfaction des 100 MARIE-THÉRÈSE MOUREY

L’hostilité des moralistes envers la danse n’est certes pas nouvelle. De fait, on peut retracer, depuis les Pères de l’Église jusqu’au Haut Moyen Age, toute une tradition de condamnation d’un divertissement présenté comme honteux et hautement répréhensible20. Mais peu avant la Réforme, en 1494, Sebastian Brant introduisit un tournant dans le jugement porté sur la danse, à travers le 61e chapitre de son ouvrage La Nef des Fols (Narrenschiff) : si dans le texte même, l’auteur s’en prenait à la folie dans le monde que constituait l’activité saltatoire, selon lui inutile et déraisonnable, l’illustration jointe, une xylographie qui présentait des fols (probablement des moines et nonnes) exécutant une ronde autour d’un Veau d’or, aggravait l’accusation en suggérant qu’ils commettraient par là un péché contre le premier commandement, le péché d’idolâtrie21. Par cette référence vétéro- testamentaire, Brant adoptait une position beaucoup plus négative et radicale que celle que devait défendre ensuite Martin Luther, qui, dans son homiliaire de Carême (Fastenpostille, 1525), différencie entre les plaisirs innocents relevant de la coutume et pleinement licites22, et les abus immoraux qu’il rejette également avec force. Pour Brant, qui prétend resacraliser la vie quotidienne de manière autoritaire, par la menace et le discrédit, les débordements impudiques (évoqués sur l’image, à gauche, par le geste du moine qui relève la robe de sa partenaire) ne relèvent pas de la seule circonstance accidentelle, ils sont potentiellement inhérents à l’essence de la danse, qui est un péché, parce que création du Diable, tout comme le Veau d’Or :

Aber so ich gedenck darby Wie dantz/ mit sünd entsprungen sy/ Und ich kan mercken/ und betracht/

besoins vitaux aux délices de l’esprit et aux égarements de l’âme, éd. Jean-Claude COLBUS, Presses Universitaires de Saint-Etienne. 20 Walter SALMEN, Tanz und Tanzen vom Mittelalter bis zur Renaissance, Hildesheim, Olms, 1999. 21 Voir Olivier CHRISTIN, Les yeux pour le croire. Les Dix commandements en images e e (XV -XVII siècle), Paris, Seuil 2003, p. 48-50. Cf aussi Holger ECKHARDT, Totentanz im Narrenschiff. Die Rezeption ikonographischer Muster als Schlüssel zu Sebastian Brants Hauptwerk. Bern, P. Lang, 1995, p. 186-200. 22 Cf. le commentaire de l’épisode biblique des Noces de Cana par Martin LUTHER: Homiliaire de Carême (Fastenpostille), 1525, in: D. Martin Luthers Werke, Kritische Gesamtausgabe (Weimarer Ausgabe), 1927, rééd. Graz 1969, vol. 17, 2e section : “Obs denn auch sunde sey pfeyffen und tantzen zur hochzeit, syntemal man spricht, das viel sunde vom tantz komen.[...] Aber weyl es lands sitten ist gleich wie geste laden, schmucken, essen und trincken und frölich seyn, weys ich nicht zuverdammen, on die ubermas, so es unzuchtig odder zu viel ist […] Der glaub und die liebe lesst sich nicht aus tantzen noch aus sitzen, so du züchtig und messig drynnen bist. Die jungen Kinder tantzen ia on sunde, das thue auch und werde eyn kind, so schadet dyr der tantz nicht, sonst wo tantz an yhm selbs sund were, müst man es den kindern nicht zulassen” (p. 64). LE CORPS ET LE DIABLE – LE DIABLE AU CORPS ? 101

Das es der tüfel hat uff bracht Do er das gulden kalb erdaht23

La notion de “diable au corps” que l’on rencontre dès lors se nourrit de récits légendaires de “choréomanies”, épidémies saltatoires fort fréquentes au Moyen Age, dont la forme la plus connue est appelée “danse de Saint Guy”, l’autre le tarentisme. En raison de leur gesticulation incontrôlée, ces deux formes d’expression d’un corps “magique”24, qu’il s’agisse de désordres physiologiques bien réels (chorées, formes d’épilepsie ou de maladies neurologiques) ou de danses collectives rituelles, étaient vigoureusement combattues par l’Église médiévale, notamment à travers l’exorcisme. Mais l’idée ancienne d’une possession diabolique fut également renforcée par des mutations bien réelles intervenues dans la société allemande au cours du XVIe siècle, en particulier à la suite de l’introduction de danses en couple, telles la gaillarde ou la volte. Ces pratiques nouvelles, très vives et débridées, où l’on sautait, virevoltait, tournait, faisait voltiger sa partenaire sans souci des convenances, refoulèrent les traditionnelles danses collectives (rondes, chaînes ou farandoles) en usage dans les villages, ou encore les danses graves et mesurées auxquelles se livraient les patriciens des villes, donc l’élite urbaine, qui, relevant davantage d’une procession ritualisée et d’un cérémonial de présentation, étaient d’une parfaite honorabilité. Cette liberté menaçant de glisser vers la licence, les débordements d’impudicité furent qualifiés de “sauvagerie”, puis de “diablerie”. Le fait de danser, une activité déjà soigneusement réglementée par le droit (Tanzrecht), fut en outre soumis au paradigme de la confessionnalisation des sociétés dans la seconde moitié du XVIe siècle, dans la mesure où ces nouvelles danses, “welches”, étaient pour l’essentiel d’origine italienne. Du côté protestant, elles furent ainsi désignées comme “papistes” par le luthérien Florian Daul. Au vu de la disparition des anciennes danses rituelles sacrées, qui ne persistaient plus que chez les catholiques, le souci d’affirmer une identité protestante moralement inattaquable conduisit à ne plus tolérer dans son propre camp que des pratiques profanes parfaitement réglementées, honnêtes et vertueuses, en promouvant un corps contrôlé. De la danse à la transe, le mouvement en apparence désordonné et irraisonné des corps est interprété, par ceux qui en demeurent des spectateurs extérieurs, comme le symptôme d’une maladie, voire d’une possession satanique, dans laquelle les danseurs oublient leur nature de chrétiens et abdiquent leur raison et leur âme. Car l’extase est interprétée comme une

23 Sebastian BRANT, Das Narren Schyff, Basel 1494. Rééd. par Manfred LEMMER, Tübingen, Niemeyer, 1986. Chap. 61: « Von dantzen”, p. 149 ss, citation ibid., v. 5-10. Voir l’étude de Joël LEFEBVRE, Les Fols et la folie, Paris, Klincksieck, 1968. Rééd. 2003, en particulier le chap. II, p. 77-169. 24 Je me permets de renvoyer à mon travail d’Habilitation à diriger des recherches : Danser en Allemagne au XVIIe siècle. Eloquence du corps, discipline des sujets, civilité des mœurs (Paris IV-Sorbonne, 2003, en cours de remaniement pour publication), en particulier 4e partie, chap. 1.1 “Les corps magiques”, p. 519-527. 102 MARIE-THÉRÈSE MOUREY séparation “diabolique” du corps et de l’âme, conformément à l’étymologie du mot “Diable”, celui qui divise. En dehors du désordre social et moral manifeste, ces transes sont comprises comme la traduction visible de la possession par un être maléfique, Bacchus, animal, ou bien sûr le Malin. L’homme ou la femme qui se livre à la transe dans la danse est l’un des mille visages qu’emprunte le Diable, qui n’est pas que musicien, mais également un danseur effréné qui entraîne les pécheurs en enfer, en parfaite homologie inversée avec les danses célestes exécutées par les anges au paradis, qui mènent les âmes vers Dieu. Cette représentation, souvent traduite par l’iconographie25, repose précisément sur la croyance dans la corporéité “sulfureuse” de Satan, qui transgresse la loi des espèces dans la mesure où, selon l’imaginaire médiéval, le Diable s’incarne souvent en animal sauvage (bouc, loup)26. Chez les féroces persécuteurs de sorciers et démons, l’accusation d’avoir “le diable au corps” était lourde de conséquences. Elle reposait sur un amalgame, celui opéré entre des pratiques sociales répandues dans tous les milieux et fortement différenciées, et des transes sabbatiques, voire bacchiques, propres aux païens du protochristianisme, dont la résurgence était crainte. Selon de nombreux censeurs, la danse, dépourvue de sens en elle-même, révélait bien pire que la seule abdication du contrôle de soi : l’acceptation d’un charme magique qui mène droit en enfer. Selon cette vision terrifiante, se livrer à l’activité saltatoire était assimilable à une messe noire, à un culte inversé. L’aspect de “genre” redouble les attaques, et la femme qui danse concentre les accusations. Car si la danseuse illustre tout d’abord le péché de “luxuria”, ce qui permet de réactiver la figure topique de Salomé la tentatrice, elle est aussi l’incarnation de la sorcière, un être qui condense les angoisses prédominantes envers la femme (Weiberfeindlichkeit), considérée comme agent privilégié de Satan depuis le pacte initial entre Ève et le Tentateur27. Et si la femme, dotée de forces surnaturelles, est l’instrument de prédilection du Malin, la danse est son arme privilégiée. Le très catholique Guevara se fit le meilleur interprète de cette hantise en recommandant d’éviter à tout prix les bals, lieux de perdition et antres du vice où des femmes parées et ornées chercheraient à attraper dans leurs “serres” (et l’image n’est pas fortuite...) les pauvres hommes sans défense :

Wann wir die sache recht erwegen/ so müssen wir bekennen/ daß man auff den Tantzplätzen in gefahr stehet zu sündigen. Dann daselbst samlen sich gemeiniglich die schöne weiber/ jungfrawen und mägde/ und seynd nach dem allerbesten und zierlichsten geschmücket/ und herfür geputzet. Es underlassen auch etliche nit/ mit ihren uppigen Kleyderen und gebärden alles anzufahren/

25 Reinhold HAMMERSTEIN, Diabolus in Musica. Studien zur Ikonographie der Musik im Mittelalter, Bern, Francke, 1974, en particulier chap. III: “Teufelstänze”, p. 38-58. 26 Marie-Joëlle LOUISON-LASSABLIÈRE, Etudes sur la danse. De la Renaissance au siècle des Lumières, Paris, L’Harmattan, 2003, chap. 8 : “La danse du diable”, p. 147-159. e e 27 Sur ce point, voir Jean DELUMEAU: La peur en Occident (XIV -XVIII siècles), Paris, Seuil, 1978, en particulier le chapitre X: “Les agents de Satan : La femme” (p. 398-449). LE CORPS ET LE DIABLE – LE DIABLE AU CORPS ? 103

darin sie die unbesonnene und tolle mans personen an sich reitzen in ihr kluppen/ und zum falle bringen mögen.28

La diabolisation de la danse ne connaît pas de frontières géographiques ou confessionnelles : elle se rencontre aussi bien en France29 que dans l’espace germanique, du côté catholique que chez les protestants luthériens ou calvinistes, et plus tard chez les piétistes, pour qui la danse est une “satanophanie” hautement répréhensible30. En Bavière, Aegidius Albertinus fit preuve d’une activité inlassable : dans son Lucifers Königreich und Seelengejaidt (1616), une représentation allégorique systématisée des sept péchés capitaux, un chapitre est consacré aux danseurs, possédés du Diable, qui auraient succombé à la Folie du monde, mais aussi au péché. Pour Albertinus, il est clair que le Diable est l’inventeur de cette activité peccamineuse :

Dann wie ists müglich/ daß das Tantzen ohne Sünd abgehe/ allweil der Teufel selbst dessen ein Vater und erfinder ist/ damit er die Menschen zu der Fleischligkeit bewegen möge?31

Dans le registre populaire, anecdotes des temps reculés, contes et légendes effrayants se veulent autant de preuves de la présence du Diable aux doigts griffus, et du châtiment divin qui frappe immanquablement les danseurs impénitents. Les récits et fables, qui remontent fréquemment à des recueils d’“exempla” médiévaux, prétendent illustrer les modalités d’intervention d’une théophanie éternelle, tout en dénonçant la persistance dans la société allemande de la pratique sacrilège qu’aurait été la Danse autour du Veau d’Or. On peut dégager trois types principaux de fables : dans le premier cas, c’est une communauté entière qui est punie de sa frivolité et de son impudeur par la Mort. Dans le second cas, c’est un individu, homme ou femme, possédé par le Diable, qui tantôt se repent, tantôt persiste dans le péché. Dans le dernier cas, cet individu au comportement indigne est en outre un représentant du corps ecclésiastique, ce qui accroît encore son crime. Le

28 Antonio de GUEVARA, Güldenes Sendschreiben, in: Opera omnia, Frankfurt a.Mayn 1644, p. 616. La phrase reproduite en gras est imprimée ainsi dans la traduction d’Albertinus. e e 29 Marianne RUEL, Les chrétiens et la danse dans la France moderne. XVI -XVIII siècle, Paris, Champion, 2006. 30 Johannes Wilhelm KELLNER VON ZINNENDORF, Tantz-Greuel [...] 1716. Reproduit dans Ehrenfried Walther von Tschirnhaus Gesamtausgabe, hrsg. Eberhard KNOBLOCh, Reihe II, Abt. 5: Die Auseinandersetzung mit dem Pfarrer Johann Wilhelm Kellner von Zinnendorf (Tanzgreuel), Leipzig, in Kommission bei Franz Steinert Stuttgart, 2002, p 24 ss. : “... ein gewaltiger Tantz-Teuffel [...] dieses ungöttliche Wesen habe ich nach und nach immer mehr erkand [...] dass es ein Kennzeichen unsers verderbten Christenthums”. Ailleurs, Kellner affirme que la danse est l’œuvre du Diable, donc une forme de “satanophanie” (p. 262 ss). Sur le conflit entre Kellner et Tschirnhaus, cf. M.-Th. MOUREY, “Plaisir du corps ou salut de l’âme: il faut choisir ! La ‘querelle des danses’ autour de 1700”, in: Glaubensformen zwischen Volk und Eliten, p. 145-158. 31 Aegidius ALBERTINUS, Lucifers Königreich und Seelengejäidt, München 1616, Drittes Seelengejaigt oder Narrenhatz : “Von den Narrischen Tanzeren” (p.249-256, cit. p. 249). 104 MARIE-THÉRÈSE MOUREY paradigme du premier type de fable est constitué par une anecdote célèbre, dont il existe de nombreuses variantes, celle dite des “danseurs de Colbeck”32. Dérangé durant l’office divin par des paroissiens qui s’étaient mis à danser à l’intérieur de l’église même, et qui restèrent sourds à ses objurgations véhémentes, le prêtre leur jeta un sort ; les danseurs furent condamnés à se trémousser sans répit durant une année entière. Bien qu’ils fussent délivrés de cette malédiction par la visite de l’archevêque Hubert, ils moururent très rapidement, malgré l’absolution accordée, et dans d’horribles souffrances. Du côté catholique, l’histoire est relatée par Guevara33, mais aussi par le jésuite Mariana, qui fait remonter l’exemplum à Vincent de Beauvais et à Tritheim34. Du côté allemand et protestant, elle se trouve non seulement dans le prêche de Cyriac Spangenberg sur la vie conjugale, que reprend Florian Daul35, mais déjà aussi dans le recueil d’anecdotes et de facéties à grand succès du franciscain Johann Pauli36, un contemporain de Sebastian Brant et de Geiler von Kaysersberg. L’exemple d’un plaisir inversé en expiation illustre le châtiment frappant le viol d’un espace sacré, en l’occurrence l’église, par une activité profane qui recrée en outre des rituels païens. Le second type illustre le cas d’un individu possédé par le Diable. Dans le recueil de Pauli, cet individu est un ménestrel, allié objectif de Satan puisque avec son violon ou son fifre, il incite les danseurs à se trémousser sans vergogne et les transforme ainsi en bêtes sauvages ; parfois ce musicien est définitivement condamné, malgré les tentatives d’exorcisme du prêtre. Parfois il s’agit d’une femme, touchée en pleine transe orchestique par une flèche, et dont le Diable déchire ensuite tout le corps sur son lit de mort. Souvent, les masques portés lors du carnaval permettent au Diable de prendre la place d’un danseur et de porter ainsi la contagion saltatoire au sein de la communauté villageoise. Les classes populaires ne sont au reste pas les seules concernées ; les nobles aussi peuvent être frappés par la vengeance divine. Le plus souvent, c’est Satan lui- même qui mène le bal, ou la Mort personnifiée qui rôde autour des danseurs. La tradition iconographique médiévale de la Danse Macabre est ainsi

32 W. SALMEN, Tanz und Tanzen vom Mittelalter bis zur Renaissance, p. 2 & 23. 33 GUEVARA, Güldenes Sendschreiben, p. 612. 34 Ioannis Marianae e Societate Iesu Tractatus VII. Coloniae Agrippinae 1609. Livre III : De spectaculis Liber singularis : “Et est litteris proditum in Saxonia villa colbecke ipsa natalitiorum Christi nocte decem & octo viros & foeminas in coemeterio choreas agente, neq. ad sacerdotis in templo sacrificantis praeceptum cessantes eius Dira imprecatione integrum annum saltare compulsos, ac tandem ad unum pereijsse salutis anno 1012. auctores Vincenthius & Trithemius, & miror quorum exempla imitantur, supplicium erorum non perhorrescere” (p 142). 35 Vom Tanz/ auß der 45.Predigt des Ehespiegels/ M.Cyriaci Spangenberg, in: Florian DAUL, Tantz-Teuffel, p.144-162. La légende des danseurs de Colbeck est relatée p. 161 ss., d’après la chronique saxonne d’Albert Crantz. Daul lui-même situe l’épisode en l’an 1035, et cite également la variante que l’on trouve dans la Cosmographia de Sebastian Münster. 36 Johannes PAULI, Schimpff und Ernst. Les six anecdotes relatives à la danse, “Von tantzen und pfeiffen”, portent les numéros 383 à 388 et sont reproduites p. 233-237. Le recueil de Pauli devait connaître de très nombreuses rééditions, jusqu’au début du XVIIIe siècle. LE CORPS ET LE DIABLE – LE DIABLE AU CORPS ? 105 clairement réactualisée37. Quant au troisième type, il met en scène les dévoiements et manquements des serviteurs de Dieu, à l’instar de Johann von Miltitz, évêque de Naumbourg, foudroyé par la mort alors qu’il se livrait avec frivolité à la danse en compagnie de deux femmes. Si les variations notables entre les différentes versions d’un même événement révèlent les perspectives des auteurs, l’origine de presque tous ces exemples est située dans un Moyen Âge largement fantasmé, allant du Xe au XIIIe siècle, où le lien entre la danse et le diable est prédominant : danser est vu comme une forme de messe noire, un contre-culte magique et sacrilège, ce qui justifie que les danseurs sataniques soient maudits pour avoir violé les sacrements et les commandements. La foudre qui les frappe renvoie au Feu Divin dont l’Éternel embrase ses ennemis. Mais pour certains auteurs, la validité de tels exempla anciens se voit confirmée à l’époque contemporaine. Ainsi, le calviniste Johann von Münster, qui assure avoir vu de ses propres yeux le roi de France Henri III danser à plusieurs reprises, avec volupté et sans mesure, la pratique honteuse de la volte, interprète l’assassinat ultérieur du souverain par le moine Jacques Clément comme l’expression du juste châtiment divin qui s’abat sur un monarque impudique et scélérat38. Constamment reliés au Diable, que ce soit sous la forme d’un individu possédé ou par l’apparition de Satan en personne, ces récits et légendes se situent au confluent d’une pensée chrétienne et d’une pensée magique. Il y a là sans nul doute un héritage du mythe du sabbat des sorcières39, lié à la nuit de Walpurgis durant laquelle le Diable inviterait ses compagnes à la danse. Leurs évolutions sont alors placées sous le signe de l’inversion satanique : la ronde s’effectue en se déplaçant vers la gauche, les danseurs se tournent le dos et se tiennent par la main gauche, le Diable étant au centre du cercle40. Selon Mercurius, les danses de sorcières sont des danses tristes et impudiques, qui mènent les femmes en enfer41. Mais si les représentations

37 Sur la tradition de la Danse de mort, voir : “Ihr müßt alle nach meiner Pfeife tanzen”. Totentänze vom 15. bis 20.Jahrhundert, hrsg. Otto SCHÄFER, Wiesbaden, Harrassowitz, 2000. 38 Johann von MÜNSTER, Ein gotseliger Tractat von dem ungotseligen Tanz, Hanau 1594, rééd. 1649 : “Ich hab diesen Tantz an Königs Henrici des III. der vom Mönch Jacobo Clemente anno 89. zu S. Claude erstochen ward/ Königlichem Hoffe offtmal mit schrecken anno 1582 angesehen/ und mich vil mal/ neben andern redlichen leuten/ verwundert/ uber der offentlichen zulassung und rühmlichen gebrauch eines so unstetigen und unkeuschen Tantzes. In welchem tantz der König hochgedachter selbst der oberst meister und führgenger war. Dann er zur Zeit seines wolstands nit leben konnte/ wann er nicht alle wochen drey tantzte/ von dem abendessen an zu rechnen/ biß in die finstere nachmitnacht zu/ nemlich des Sontags/ des Dinstages/ und des Donnerstags mit seinen höflingen offentlich gehalten hette” (p. 262 ss.). 1 39 Voir Carlo GINZBURG, Le Sabbat des Sorcières, Paris Gallimard 1992 ( = Turin, 1989), en particulier p. 144-147. 40 Christian Heinrich BRÖMEL, Fest-Täntze der ersten Christen, Iéna 1701 : “ein Kreiß, da [...] der Teuffel in der mitten sitzet/ und die Tänzer zum Zeichen aller Boßheit bey der lincken Hand zum Tantze führet.” (p. 40). 41 MERCURIUS, Schauplatz der Dantzenden, Nurember 1671 : “Also sind der Hexen Däntze in der Warheit auch ein recht trauriges dantzen/ denn sie führen zur Höllen/ weil sie in des Teuffels Gegenwart geschehen/ der ihnen dort dermaleinst ein solches dantzen anrichten wird” (p. 141). 106 MARIE-THÉRÈSE MOUREY mentales d’une puissance maléfique alimentent de telles légendes, où le bal rime avec le Mal, ces histoires constituent également pour ceux qui les diffusent un moyen de maîtriser, en suscitant l’effroi, des problèmes quotidiens et très réels d’insubordination, tels que le blasphème ou l’impudeur42. Les récits de danses extatiques effectuées dans un état de nudité, acte très fortement répréhensible sur le plan social et moral, notamment par des femmes, traduisent la volonté d’effrayer les sujets par la peinture d’un traumatisme infligé à la société et au bon ordre, et de montrer le châtiment résultant de la transgression du tabou. Comme l’a montré Jean Delumeau, la “pastorale de la peur” unit dans un même combat la lutte contre des ennemis clairement identifiés tels que les hérétiques et celle menée contre un ensemble de comportements et de conduites “jugés répréhensibles, suspects ou inquiétants”, contre une société rétive, vivant “en marge des normes proclamées”43. La magie invoquée se nourrit donc à la fois de craintes fantasmatiques et d’expériences concrètes, et le terme de “Diable” devient le chiffre symbolique de la perte de contrôle des autorités sur le corps social. Si elles visent à effrayer les fidèles en exploitant leurs angoisses les plus profondes, et à restaurer ainsi une autorité spirituelle en voie de délitement, l’efficacité réelle de ces stratégies de dissuasion peut être mise en doute, autant que les interdictions prononcées par les autorités. En retour, c’est un autre type de “discipline sociale” qui triompha : car les représentants des élites sociales eurent à cœur de démontrer le caractère hautement moralisé, encadré, discipliné, voire utile de la danse, ce qui permit de l’établir comme pratique sociale d’une parfaite dignité et pleinement légitime. Dans les traités de danse composés par des maîtres à danser au tout début du XVIIIe siècle dans l’espace germanique44, inspirés par l’essai du jésuite français Claude François Ménestrier45, le corps fut mis en règles, son éloquence contrôlée, son apparence civilisée, afin de couper court aux accusations d’impudeur et de collusion avec le Diable répandues par les contempteurs des divertissements profanes.

De la réalité à la fiction : jeux littéraires et représentations ludiques des figures diaboliques au XVIIe siècle

Que les thèmes du Diable, des démons et des sorcières aient trouvé une formidable résonance dans les différentes expressions artistiques et registres

42 Irmgard JUNGMANN, Tanz, Tod und Teufel. Tanzkultur in der gesellschaftlichen Auseinandersetzung des 15. und 16. Jahrhunderts, Kassel, Bärenreiter, 2002. 43 Jean DELUMEAU, La peur en Occident, Deuxième partie : “la culture dirigeante et la peur”, cit. p. 521. 44 Sur ce point, je renvoie de nouveau à mon travail d’Habilitation à diriger des recherches : Danser en Allemagne au XVIIe siècle, 2e partie, “Ecrire sur et pour la danse”. 45 Claude François MÉNESTRIER, Des Ballets Anciens et Modernes, selon les règles du théâtre, Paris 1682. Rééd. Genève, Minkoff, 1972. LE CORPS ET LE DIABLE – LE DIABLE AU CORPS ? 107 esthétiques ne surprendra pas. L’essor des techniques de l’imprimé permit la diffusion rapide d’illustrations (gravures sur bois ou sur cuivre, feuilles volantes) qui, par leur graphisme souvent schématique, donnèrent un corps à des représentations mentales encore abstraites et vagues et en fixèrent les éléments constitutifs. Les motifs privilégiés furent les sorcières, avec les préparatifs minutieux de leurs enchantements et sortilèges, mais aussi leur envol vers le sabbat, la danse avec le Diable, voire la copulation infernale, à l’instar de Hans Baldung Grien, qui développa une inventivité sans pareille dans ses représentations d’êtres malfaisants, tout en demeurant dans le cadre d’une typologie immuable. Il en va de même pour le Diable, généralement représenté sous les traits d’un homme au visage avenant, voire séduisant, n’étaient ses pieds sur-dimensionnés, fourchus et pourvus de griffes acérées, son corps aux ailes géantes, et sa queue de serpent, renvoyant au Grand Tentateur. La littérature n’est pas en reste. Déjà les traités de démonologie entretenaient un rapport étroit avec la fiction. Conscients de la force poétique de leur matériau, les auteurs glissent volontiers vers la littérarisation, se faisant “conteurs de merveilles”46. Depuis le milieu du XVIe siècle se répandit dans l’espace germanique la mode des livres de compilation, compendia rassemblant des sources diverses, écrits sur des prodiges naturels (comètes) ou légendes populaires, souvent agrémentées d’inventions de leurs auteurs. Les “Teufelsbücher” eux-mêmes connurent des variantes dramatiques, à l’instar des jeux de carnaval (Fastnachtspiel) de Hans Sachs qui mettent en scène le diable. Un autre type de littérature est la fiction narrative à teneur moralisatrice, qui connut un énorme succès dans l’Europe entière. De nombreux recueils de nouvelles effrayantes ou tragiques, toujours présentées comme véritables et mémorables47, reprises des modèles français (François de Belleforest48, François de Rosset49 ou Jean-Pierre Camus50) et italiens (Bandello51), voire espagnols (Cervantes52), mettent en scène sortilèges et apparitions de démons et esprits maléfiques, dont résulte la fin malheureuse des pauvres victimes. La littérature est ainsi une des modalités de la reprise, par appropriation sélective et réactualisation, de théologèmes majeurs tels que le pacte avec le Diable, synonyme de transgression majeure de la loi divine,

46 Fictions du Diable. Littérature et démonologie de Saint Augustin à Léo Taxil, dir. Françoise LAVOCAT, Pierre KAPITANIAK & Marianne CLOSSON, Genève, Droz 2007 (Cahiers d’Humanisme et Renaissance, vol. 81), cit. p. 9. 47 Georg Philipp HARSDÖRFFER, Der grosse Schau-Platz jämmerlicher Mord-Geschichte, Hamburg 1656. Rééd. Hildesheim, Olms, 1975. 48 François de BELLEFOREST, Histoires tragiques, Paris 1560. 49 François de ROSSET, Les Histoires mémorables et tragiques de ce temps, Paris, 1619. Ces “histoires”, récits brefs à teneur souvent fantastique, connaîtront un succès non démenti durant plus d’un siècle dans toute l’Europe, ce dont témoignent les très nombreuses traductions et adaptations. 50 Jean-Pierre CAMUS, Les spectacles d’horreur et L’Amphithéâtre sanglant, Paris 1630. 51 Matteo BANDELLO, La prima Parte de le Novelle, Lucca 1554. 52 Miguel de CERVANTES SAAVEDRA, Novelas ejemplares, Brussellas 1614. 108 MARIE-THÉRÈSE MOUREY ou encore la participation aux activités sataniques, particulièrement au sabbat, un péché qui met en danger le salut de l’âme du chrétien et, souvent, précipite sa damnation. Si la moralisation se déploie dans l’espace de la narration, cette dernière tend toutefois à se dépouiller progressivement de tout appareil édifiant et à affirmer de plus en plus son autonomie poétique, jusqu’à devenir pure fiction, ou “roman”.

Souvent qualifié de “picaresque” (Schelmenroman), le roman de Hans Jacob Christoph Grimmelshausen Der abentheurliche Simplicissimus Teutsch (1668/69) se veut l’illustration d’un monde à l’envers dont le héros, le jeune et naïf Simplex, apprend à décoder le fonctionnement et à surmonter les pièges, à travers nombre d’aventures riches en rebondissements. Plusieurs épisodes, concentrés dans le Second Livre, le mettent en contact avec un surnaturel aussi incompréhensible qu’effrayant (sorcières, diables, spectres, etc.), avec un monde ensorcelé53 dont il est bientôt la victime, puisqu’il se voit même accusé et menacé de procès pour collusion avec des démons et pour pratique de la magie. La première rencontre de Simplex avec le monde infernal des esprits sataniques a lieu à Hanau, à la cour du gouverneur, lorsque le banquet que ce dernier vient d’offrir se conclut par un bal54. Or cette société censément distinguée, voire raffinée, s’y comporte de manière vulgaire, comme des “paysans” selon l’imaginaire d’alors55. L’activité sociale en soi traditionnelle mais soigneusement réglementée qu’est la danse dans les élites sociales fait l’objet, vue par les yeux du jeune simplet qui y assiste de loin, d’une présentation très orientée :

Ich trat ihm nach gegen einem großen Haus, allwo ich im Saal Männer, Weiber und ledige Personen so schnell untereinander haspeln sahe, daß es frei wimmelte ; die hatten ein solch Getrippel und Gejöhl, daß ich vermeinete, sie wären alle rasend worden, denn ich konnte nicht ersinnen, was sie doch mit diesem Wüsten und Toben vorhaben möchten ? Ja ihr Anblick kam mir so grausam förchterlich und schröcklich vor, daß mir alle Haare gen Berg stunden, und konnte nicht anders glauben, als sie müßten alle ihrer Vernunft beraubt sein. […] Ach, es hat sie gewißlich eine Unsinnigkeit überfallen. Bald fiel mir ein, es möchten vielleicht höllische Geister sein, welche in dieser angenommenen Weise dem ganzen menschlichen Geschlecht durch durch leichtfertig Geläuf und

53 Italo Michele BATTAFARANO, “Hexenwahn und Teufelsglaube im Simplicissimus”, Argenis 1, 1977, p. 301-372. 54 Hans Jacob Christoph von GRIMMELSHAUSEN, Der Abenteuerliche Simplicissimus Teutsch, hrsg. Volker Meid, Stuttgart, Reclam, 1961 (= 1986). I. Buch, Das XXXIV Kapitel : “Wie Simplicius den Tanz verderbt” (p. 139-142). II. Buch, das I. Kapitel : “Wie sich ein Ganser und eine Gänsin gepaart” (p. 147 ss.). 55 Hellmut THOMKE, “Das Leben ist ein Bauerntanz. Zur Ambivalenz eines Motivs der Literatur, der bildenden Kunst und der Musik vom ausgehenden 16. bis zum beginnenden 18. Jahrhundert”, in : Literatur und Volk. Probleme populärer Kultur in Deutschland, hrsg. Wolfgang BRÜCKNER, Herzog August Bibliothek 1985, vol. 1, p. 207-225. LE CORPS ET LE DIABLE – LE DIABLE AU CORPS ? 109

Affenspiel spotteten, denn ich gedachte, hätten sie menschliche Seelen und Gottes Ebenbild in sich, so täten sie auch wohl nicht so unmenschlich.56

Face à un spectacle bruyant et désordonné dont il ignore les codes et ne comprend pas le sens, le jeune garçon ne peut recourir qu’au schème d’interprétation que lui a enseigné l’ermite, celui de la frénésie d’esprits infernaux, car il ne peut s’imaginer un instant que des êtres humains auraient à ce point abdiqué leur ressemblance à Dieu pour tomber dans l’animalité la plus sordide. Et l’épisode de la danse étant conclu par une étreinte entre deux danseurs, la conclusion logique qu’en tire le narrateur, par le procédé de généralisation abusive, consiste à la considérer en général comme “un praeludium veneris” (c’est ainsi que s’opère la transition avec le second Livre du roman), et à mettre en garde son lecteur, dans un geste didactique prononcé, face à de telles pulsions débridées. On peut voir dans ce commentaire l’expression d’une angoisse insondable face à la nature pulsionnelle des humains, jusqu’alors imparfaitement refoulée, et à l’émergence d’une sexualité terrifiante. La seconde rencontre avec le monde des Diables a lieu au cinquième chapitre du second Livre. Simplex est victime d’une mystification qui tend à lui faire accroire qu’il serait descendu aux Enfers. De nouveau, ce sont des diablotins, exécutant une danse échevelée (“sie sprungen herum wie Gaukler und Fastnachts-Narren [...] tanzen eine Weile mit mir hin und her”) qui sont censés accréditer cette mise en scène – ce dont le héros n’est néanmoins pas dupe (“ich aber stellete mich, als wann ich sie vor rechte natürliche Teufel gehalten hätte”57), car il a été mis en garde par le pasteur. La troisième rencontre met en scène un climax, le sommet théorique de l’effroi : dans le chapitre 17 du Second Livre, Simplex est transporté par magie, sur un banc qu’il chevauche à l’envers, dans un endroit éloigné où il assiste, épouvanté, à un sabbat des sorcières avec le Diable. De nouveau, la danse joue un rôle central dans la représentation de l’événement :

Diese tanzten einen wunderlichen Tanz, dergleichen ich mein Lebtag nicht gesehen, denn sie hatten sich bei den Händen gefaßt und viel Ring ineinander gemacht mit zusammengekehrtem Rücken, wie man die drei Grazien abmalet, also daß sie die Angesichter herauswarts kehrten ; der inner Ring bestund etwan in 7 oder 8 Personen, der ander hatte wohl noch soviel, der dritte mehr als diese beide und so fortan, also daß sich in dem äußeren Ring über 200 Personen befanden ; und weil ein Ring oder Kreis um den andern links und die andern rechtsherum tantzen, konnte ich nicht sehen [...]. Es sahe eben greulich seltsam aus, weil die Köpf so possierlich durcheinander haspelten. [...] und wie dieser Tanz bald aus war, fieng die ganze höllische Gesellschaft an zu rasen, zu rufen,

56 Simplicissisums Teutsch, p. 139 ss. 57 Ibid., p. 159. 110 MARIE-THÉRÈSE MOUREY

zu rauschen, zu brausen, zu heulen, zu wüten und zu toben, als ob sie alle toll und töricht gewest wären.58

Le motif du bal des sorcières avec le Diable est traditionnel et se rencontre dans de nombreux ouvrages de démonologie, y compris chez Jean Bodin. Les danses sont toujours caractérisées comme des rondes formées de plusieurs cercles concentriques, dans lesquelles les visages des danseurs, qui se tournent le dos, sont tournés à l’extérieur du cercle (une inversion des coutumes sociales qui est perversion diabolique, les règles de sociabilité voulant que l’on regarde l’autre), et qui sont exécutées au son d’une musique tout aussi diabolique et disharmonieuse, avec des instruments “bestiaux”. On trouve au reste un récit très similaire dans un ouvrage de Johannes Praetorius, paru la même année que le roman de Grimmelshausen, Blockes-Berg- Verrichtung (1668) :

Nach gethanen reverentz sahe er/ daß man einen runden Tantz oder Reigen hielte/ doch daß sie das angesicht auß den Reigen kehreten/ also daß keines das andere ins Angesicht sehen konnte/ wie sonsten in andern gemeinen Tantzen pfleget zu geschehen.59

Si l’on additionne ces deux chapitres, le bal de la bonne société, placé sous le champ sémantique de la transe et de la folie, et le bal des sorcières, on obtient une suite logique : “danse/ plaisir de la chair/ monde à l’envers/ folie/ Satan”. Toutefois, la technique narrative fort complexe, qui entremêle les thèmes et motifs du registre diabolique avec d’une part la réalité de la guerre, d’autre part un processus de maturation intellectuelle ouvertement réfléchi par le narrateur, permet de présenter le phénomène de la croyance magique sous un jour ambigu, qui ouvre la porte au scepticisme. Le simple d’esprit du chapitre 17, benêt épouvanté par ce qu’il voit, cède la place, au chapitre suivant, à l’homme âgé et mûr qui commente avec distance et lucidité ses aventures de jeunesse, en se référant à la littérature démonologique savante, et qui interpelle directement le lecteur incrédule en présentant la prétendue réalité de ses expériences comme une hypothèse, voire comme un rêve. Et c’est précisément sous la forme univoque d’un songe que, dans la “Continuatio” du roman (le Livre Six), le héros relatera les cérémonies qui ont lieu à la cour de Lucifer, dans le royaume des Enfers, tandis que dans l’Histoire du Docteur Faust, Belial en personne présentait à l’arrogant savant ses sept sbires (Lucifer, Beelzebub, Astaroth, Satanas, Anubis, Dythicanus, Drachus) sous forme mi-animale, mi-humaine.

58 Ibid., Das II. Buch, das XVII. Kapitel : “Wie Simplicius zu den Hexen auf den Tanz gefahren” (p. 200-203) & XVIII.Kapitel (203-206). Cit. p. 202. 59 Johannes PRAETORIUS, Blockes-Berges Verrichtung/ Oder Ausführlicher Geographischer Bericht/ von den hohen trefflich alt-und berühmten Blockes-berge: ingleichen von der Hexenfahrt/ und Zauber-Sabbathe/ so auff solchen Berge die Unholden aus gantz Teutschland/ Jährlich den 1.Maji in Sanct Walpurgis Nachte anstellen sollen. Leipzig 1668, 2.Theil, C.5, § 5: Von dem Hexen-Tantz, p. 326-333, cit. p. 332. LE CORPS ET LE DIABLE – LE DIABLE AU CORPS ? 111

En dehors de la littérature de fiction, le médium spectaculaire est le refuge principal d’une pensée magique équivoque, mais aux attraits indéniables ; et les diables, démons et esprits y trouvent naturellement leur place. Le ballet de cour, en particulier le ballet dit “burlesque”, ainsi que l’opéra se prêtent singulièrement à ces effets saisissants. Dès la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle en France, spectacles dansés et mascarades sollicitent les sorciers et sorcières, magiciens, démons et autres diablotins, à l’instar de la Mascarade des sorciers (1597), du Ballet des sorciers (1601) ou du Ballet des vieilles sorcières (1604), alors même que les procès en sorcellerie se multipliaient sous Henri IV60. Dans le Ballet de la délivrance de Renaud (1617), quatorze démons veillent sur le repos du héros – certes, il s’agit de démons bienveillants ! Le roi Louis XIII lui-même n’hésite pas à incarner le démon élémentaire du Feu, tandis que des gentilshommes de la cour dansent les rôles d’autres esprits. On y trouve aussi des monstres à l’apparence d’animaux (chiens, hiboux, singes). Le Ballet du château de Bicêtre (1632) met en scène une entrée de Diables entièrement couverts de flammes, qui incarnent le principe du Mal avant de cesser subitement d’être malfaisants, ainsi qu’une entrée de sorcières et de monstres aquatiques61. Dans le Ballet de la Nuit (1653), le prince des Démons, juché sur un bouc, ordonne à six démons d’appeler au sabbat monstres, sorcières et loups-garous ! Les sorcières sont représentées avec leurs attributs référentiels traditionnels, un tison enflammé sur la tête, et chevauchant un balai62. On notera toutefois que la Gazette de France, organe officiel du pouvoir royal, ne mentionne jamais ces entrées dans les relations des spectacles... Preuve du caractère encore “tabou” de la représentation ? Ou souci de ne pas raviver un débat dans l’opinion ? Sous Louis XIV encore, on note la persistance des apparitions magiques de démons ou de monstres, ou encore des Furies Infernales, figures obligées du merveilleux63. Car la finalité première de ces ballets dits “burlesques” ou “grotesques” est d’ordre dramatique et spectaculaire : il s’agit, par une esthétique du contraste soigneusement organisé, d’une confusion habilement résolue, de produire des effets puissants, d’impressionner les esprits et les sens, de “ravir” les spectateurs en agissant sur leur sensibilité. L’objectif principal poursuivi, en particulier à travers les corps dansants, mais aussi par les décors, les costumes, jeux de lumières et autres machines, est de produire l’admiration, et l’émerveillement – la “meravigilia”.

60 Margaret MC GOWAN, L’art du Ballet de cour en France. 1581-1643, Paris, CNRS, e 1978, p. 254-261. Cf. également Marie-Françoise CHRISTOUT, Le ballet de cour au XVII siècle, Genève, Minkoff, 1987, p. 172. 61 M.F. CHRISTOUT, Le ballet de cour, p. 174 & 179. 62 Ibid, p. 180. 63 Jean-Pierre NÉRAUDAU, L’Olympe du Roi-Soleil. Mythologie et idéologie royale au Grand Siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1986, p. 145. 112 MARIE-THÉRÈSE MOUREY

Même si les débuts y sont plus tardifs, l’espace germanique connaît le même phénomène ; dans les cours princières ou les théâtres urbains, les ballets de spectres ou danses d’esprits infernaux rencontrent un vif succès, à l’instar de Circe, représenté en 1697 à l’opéra de Brunswick. Toutefois, les théoriciens sont très divisés sur la légitimité de ce type de danses, qui fait intervenir des “créatures déraisonnables”, spectres, fantômes, revenants, et bien sûr les esprits infernaux, à l’instar des Furies. Si Samuel Rudolf Behr64 suit le principe d’innovation et d’émerveillement cher au théoricien français Michel de Pure, sans se soucier davantage du caractère vraisemblable de son intégration dramatique (l’entrée dansée étant pour lui une simple ornementation), Louis Bonin en revanche, en strict rationaliste hostile au surnaturel, récuse les entrées de spectres et de fantômes et rattache cette pratique à la tradition des danses démoniaques exécutées sur le Blocksberg dans le Harz65. Les diables sont selon lui à proscrire absolument des scènes de théâtre et des opéras : “[es] bleibet dabey/ daß es ebenfalls eine grosse Faute in der Opera/ wo man Geister oder Gespenster/ von Teuffeln will ich gar nichts sagen/ tanzend aufführen wollte.”66 La même chose vaut pour les comédies, d’un registre inférieur : l’exemple d’une entrée de deux sorcières accompagnées d’un Arlequin (personnage traditionnel de la commedia dell’arte) constitue une faute grave, tout comme les danses de diablotins insérées dans la “comédie du docteur Faust”, et ce malgré le rapport direct existant avec le sujet :

Auf einem gewissen Theatro inventirte ein Maître einstens eine Entrée von zweyen Hexen/ die aus der Luft kamen und anfiengen zu tanzen/ worauf von hinten ein Harlequin oder Pickelhäring sich darzu verfügte/ welcher allerhand Sprünge darein machete/ ja wo mir recht ist dieses gar in einer Opera geschehen. Ohne Zweifel wird dieses bey manchem Zuseher ein Gelächter verursachet haben/ hingegen hat der Maître eine ziemliche Faute begangen/ weilen solches wider die Natur einer Comoedie, nochmehr wider die Opera liefe/ es werden aber vielleicht ein paar Frauenzimmer von Blocks-Berge gewesen seyn/ welche daselbst an Walburgi-Abend tanzen lernen/ der Pickelhâring schicket sich nicht darzu/ und die Hexen an sich selbsten/ reimen sich nicht auf das Theatrum […] In den Comoedien/ von Ihro Excellence dem Herrn Doctor Fausten, von seinem künstlichen Famulo dem Wagner, […] und in anderen Fabelhaften Comoedien sind vielmalen Geister/ Gespenster/ ja gar Teufel erschienen/ welche getanzet […] ich werde es aber niemalen billichen.[...] Absonderlich gehören die Teufel füglicher in die Hölle/ als auf das Theatrum, es eckelt uns schon/ wo wir uns nur ihre Beschaffenheit fürstellen.67

64 Samuel Rudolf BEHR, Anleitung zur wohlgegründeten Tanz-Kunst, Leipzig 1703, p. 79. 65 BONIN, Die Neueste Art zur galanten und theatralischen Tanz-Kunst, Frankfurt & Leipzig, 1712. Rééd. Berlin, Hentrich, 1996, p. 175-181 : “Ob Geister und Gespenster jemalen in der Taht getanzet/ wird man kein Exempel finden/ es wäre dann/ daß die Imitation etlicher Componisten/ von dem Grand Ballet herrürete/ welches die so genannten Herrn/ jährlich in ihrer Opra auf dem Blocks-Berge im Harze/ der Einbildung nach/ fürstellen sollen” (cit. p. 177). 66 Ibid. 67 Ibid., p. 217 ss. LE CORPS ET LE DIABLE – LE DIABLE AU CORPS ? 113

Ces positions très hostiles au merveilleux spectaculaire furent reprises par Gottfried Taubert, au nom du déplaisir causé par des ballets de diables dansants, de spectres ou de corps inanimés.68 Mais on peut également déceler dans cette hostilité patente le souci de ne pas fournir d’arguments dangereux aux piétistes, alors à la pointe du combat contre toutes les formes de divertissements, décriés comme vanités et péchés.

Si l’œuvre littéraire est structurée par un système de coordonnées magiques propre au monde diabolique, on ne saurait y voir un quelconque “réalisme”, comme le fit la recherche du XIXe siècle. Dans le roman de Grimmelshausen, la scène du bal de la bonne société, présenté comme activité frénétique de possédés privés de leur entendement, n’a rien à voir avec la réalité des pratiques sociales de danse vers 1670. Bien au contraire : l’intention de l’auteur, à laquelle il subordonne tout son art de la rhétorique et ses stratégies narratives, n’est pas tant de convaincre ses lecteurs de l’existence de Satan et d’un monde diabolique que d’en exploiter le potentiel affectif et émotionnel, en montrant à ses lecteurs à quel point la frontière entre réalité et croyance, ou réalité et illusion, est insaisissable. C’est le sens des nombreux emprunts à des modèles et sources non littéraires que les chercheurs ont mis au jour, ainsi que du procédé littéraire de “puzzle”, ou montage, dans le sens où Grimmelshausen emprunte à ses différents supports des éléments précis et porteurs de sens, mais qu’il recompose différemment, afin de recréer une autre image, un autre tableau qu’il enrichit en outre de ses propres inventions, afin de mettre en scène dans son récit un surnaturel démoniaque fascinant, mais attrayant. De ces constructions imaginaires fait partie une “morphologisation” ambiguë du Diable, des démons et des spectres – et ce n’est pas un hasard si l’Histoire du Docteur Faust lui est bien connue69. Avec ses thèmes et motifs bien répertoriés (le pacte, les relations homme/femme, monde humain/ monde animal, et bien sûr le sabbat, avec la danse et la musique), le monde démoniaque offre un potentiel d’actualisation de “représentations mentales” et croyances traditionnelles dont l’auteur fait un usage à la fois ludique et édifiant : car si ses objectifs affichés sont d’ordre moralisateur et didactique, l’espace du doute et du scepticisme est élargi par l’usage d’une perspective narrative fortement ironique, voire franchement explicite, au fil de l’évolution du héros. Dans le dernier chapitre du second Livre, Simplex, devenu le Chasseur de Soest, se fait passer pour le Diable pour voler du lard à un prêtre, qui tente alors de l’exorciser. De même, pour échapper aux cruels soldats croates, Simplex (alors déguisé en femme) n’hésite pas à faire croire qu’il est le Diable en personne – inversion de la

68 Gottfried TAUBERT, Rechtschaffener Tanzmeister, Leipzig 1717. Rééd. München, Heimeran 1975: “Uber dieses werden uns auch dergleichen greßlichen Prasentation gar sehr schlechtes Plaisir erwecken” (p. 945). 69 Simplicissimus Teutsch : “Wie Doktor Faust neben andern mehr, die gleichwohl keine Zauberer waren, durch die Luft von einem Ort zum andern gefahren, ist aus seiner Histori gnugsam bekannt” (p. 205). 114 MARIE-THÉRÈSE MOUREY situation du chapitre huit, dans laquelle il avait joué en pleine conscience le rôle de la victime de diables terrifiants. La fiction littéraire acquiert par là-même un caractère de maïeutique, car Grimmelshausen contraint son lecteur, par un sourire qui peut aller jusqu’au rire franc et sarcastique, à réfléchir aux problèmes centraux de son époque, dont les accusations gravissimes de sorcellerie et de pacte avec le Diable font partie, mais aussi les pratiques d’exorcisme, tournées ici en ridicule. Le récit fictionnel n’est donc pas là pour renforcer et légitimer la croyance dans le diable, mais au contraire pour en dévoiler les contradictions, incohérences et aberrations intrinsèques. Bien qu’il connaisse fort bien la littérature européenne et savante de démonologie, Grimmelshausen s’inscrit davantage dans une tradition populaire allemande qui dénonçait le monde à l’envers, monde perverti, à l’instar de son contemporain Moscherosch. Critique envers son époque, l’auteur dévoile dans son “Diable”, par trop humain, le pur produit de schèmes de pensée propres à ses contemporains qui, dans leur obstination, leur enfermement volontaire dans ces illusions, veulent être trompés (“die närrische Welt will betrogen seyn”) et persister dans leur aveuglement, alors que tout cela n’est, selon le commentaire du narrateur, que “Phantasey und starke Imagination”70. Par la perspective narrative adoptée, qui va de la simple distance ironique à la critique ouverte et directe, Grimmelshausen contribue à détruire les croyances de son époque, à les dévoiler pour ce qu’elles sont, des croyances déviantes (“Aber-Glaube”). Car après avoir lu les aventures du héros Simplex et découvert l’interprétation rationaliste et désillusionnée qu’en donne, a posteriori, le narrateur âgé, le lecteur ne peut plus croire avec légèreté et naïveté à l’existence de ce monde surnaturel et magique. En revanche, il est constamment rappelé à la présence du péché et de la tentation, qui pèse sur le salut de son âme. A travers l’interrogation sur le statut respectif de la réalité et de la fable, la “croyance” donne naissance à la fiction moderne, débarrassée de tout soupçon de mensonge coupable, et libre de toute orientation didactique. C’est ainsi que l’Histoire du Docteur Faust, présentée à l’origine comme une histoire véritable, emplie d’éléments du réel (dates, lieux, noms, événements), devint un récit fondateur, qui donna naissance à un mythe.

La césure très nette intervenue avec la fin de la guerre de Trente Ans révèle les prémices d’une approche rationaliste et pragmatique des phénomènes de la magie et des possessions diaboliques, qui ne reste pas limitée à un scepticisme croissant dans les prises de positions, mais qui a des répercussions directes dans la pratique des procès en sorcellerie. Victoire progressive du doute, du scepticisme ? Le public, las sans doute des ravages de la guerre et des effets de la discorde, n’est plus disposé à croire aveuglément. Malgré des résurgences ponctuelles, l’angoisse disparaît peu à

70 Ibid., p.165. LE CORPS ET LE DIABLE – LE DIABLE AU CORPS ? 115 peu. Au tournant du XVIIIe siècle, Christian Thomasius (De crimine Magiae, 1701) incarne l’attitude philosophique et anthropologique moderne : résolument opposé aux procès en sorcellerie et à l’idéologie sataniste, il relie les approches philosophique et pragmatique avec cohérence, dans un esprit d’ouverture propre à la Frühaufklärung, et insuffle à ses analyses une dimension revendiquée d’appel à s’émanciper de croyances superstitieuses. Sous l’avancée du rationalisme et du cartésianisme, ainsi que d’une pensée utilitaire tendue vers la réussite sociale, la pensée magique propre à l’homme du XVIe et XVIIe siècle disparaît progressivement. A l’aube du siècle des Lumières, les phénomènes de “saltations miraculeuses” font ainsi l’objet d’une approche étiologique par le maître à danser Gottfried Taubert, qui tente d’identifier des causes objectives et efficientes et d’y apporter des explications naturelles : s’il reprend l’anecdote des danseurs de Colbeck, il excuse partiellement leur folie par un état d’ébriété avancé, et non plus par une possession diabolique71. Il en va de même pour la tarentelle, et toutes manifestations de transes convulsives, qui sont ramenées avec bienveillance à des causalités rationnellement déterminées. La médicalisation croissante des discours, les débats menés au sein des sociétés savantes comme la “Royal Society” ou encore exposés dans des périodiques tels que le Journal des Sçavants, bien diffusé dans l’espace germanique, trouvent un écho chez les élites urbaines. Une irréversible évolution se produit, vers une explication d’ordre mécanique aux désordres physiologiques : les troubles psychiques pouvaient certes encore être qualifiés de “mélancolie”, mais n’étaient plus reliés à une origine diabolique ou magique. Dans l’être humain, on crut découvrir une machine. Quant au rituel social censé traduire l’harmonie qu’est le bal, il apparaît sous un jour certes dissonant, voire grotesque, mais aucunement satanique dans le roman de Christian Reuter, Schelmuffsky, à la toute fin du XVIIe siècle (1696) : les danses paysannes non civilisées, non domestiquées, qui sont exécutées lors d’un bal de la bonne société de Hambourg ne constituent plus qu’une perturbation de l’ordre éthique, qui voudrait valoriser la “distinction” aristocratique et l’acquisition de manières raffinées. Mais elles ne renvoient plus au Diable. Si l’on continue d’écrire des traités savants sur les démons, spectres et esprits diaboliques, à l’instar du poète et dramaturge silésien Andreas Gryphius (1616-1664) qui composa un traité De spectris (essai disparu, mais attesté), comme du reste sur des curiosités telles que les anges ou les monstres, les derniers traités de magie parus, tel la Magiologia de Bartholomäeus Ahorn (Bâle 1674), défendent des causes perdues d’avance. Ainsi, en l’espace d’un siècle environ, une inversion des valeurs s’est produite. De foi, voire de dogme, le Diable est devenu “croyance” attirante, mais qui a perdu son caractère effrayant, et qui peut même être hautement délectable. Le public est charmé par la lecture (ou le spectacle) de représentations de diables, démons, spectres et sorcières, tout comme l’écrivain se plaît à égrener des histoires en laissant l’imagination

71 G. TAUBERT, Rechtschaffener Tantzmeister, p. 69-72. 116 MARIE-THÉRÈSE MOUREY déborder sur l’argumentation. Le Diable devient un rôle que l’on joue au théâtre, ou sur le théâtre du monde, derrière différents masques, puisque le Diable est lui-même un Masque, l’artiste de la métamorphose par excellence. Littérature, théâtre et spectacles deviennent à la fois le refuge de la pensée magique, rebaptisée le “merveilleux”, et le moyen de se libérer, avec beaucoup d’ingéniosité, de la crainte qu’elle inspire, ce qui explique le grand succès que rencontre le merveilleux dans les spectacles, ballets et opéras72. En particulier dans le nouveau genre du théâtre lyrique, la danse est de rigueur, car elle “donne un corps au merveilleux”73, par ailleurs chassé du théâtre parlé. Mais il est vrai que ces personnages, qui correspondent davantage aux sujets mythologiques, constituent une composante essentielle du genre sérieux, qui veut produire chez le spectateur une vive impression, une émotion forte. Conformément aux pouvoirs physiques extraordinaires que sont censés posséder les démons et esprits infernaux, l’agilité sans pareille de leurs corps est mise en valeur par la virtuosité croissante des chorégraphies, qui multiplient les pas et figures brillantes, les tourbillons et actions acrobatiques. Certes, il existe une tendance affirmée qui veut bannir totalement de la scène toute expression du surnaturel, de la magie et du merveilleux. Ce courant est le fait d’une élite, un public noble et cultivé, qui veut se distinguer du bas peuple excessivement crédule précisément par la rationalité de son esprit et la lucidité de ses analyses. Ainsi Bonin justifie-t-il sa récusation du merveilleux et du surnaturel par la nécessaire rupture avec l’héritage orphique païen, mais aussi par les dangers d’une lecture magique d’un monde symbolique qui caractériserait des esprits faibles et naïfs (“einfältige Leute”74). Toutefois, la frontière entre réalité et fiction était bien tracée, et l’imaginaire devait trouver dans la littérature et dans les arts des espaces où se déployer pleinement. Ces expressions esthétiques deviennent le terrain privilégié du “merveilleux démoniaque”75, de fait, du registre fantastique, fondé sur le plaisir équivoque d’une demi-croyance qui, au-delà de l’étrangeté et du frisson de l’effroi, procure une jouissance intellectuelle et esthétique jubilatoire.

72 Marie-Françoise CHRISTOUT, Le Merveilleux et le théâtre du silence en France à partir du XVIIe siècle, Paris, Mouton, 1965, en partic. le chap. “Le Merveilleux infernal”, p. 223-236. Voir aussi Irène MAMCZARZ (éd.), Le théâtre européen face à l’invention : allégories, merveilleux, fantastique, Paris, PUF, 1989. 73 Catherine KINTZLER, “La danse, modèle d’intelligibilité dans l’opéra français de l’âge classique”, in : C. KINTZLER (dir.), La pensée de la danse à l’âge classique. Ecriture, lexique et poétique, Lille, Ateliers Univ., 1997, p. 71-80, cit. p. 73. 74 BONIN, Die Neueste Art zur galanten und theatralischen Tanzkunst, p. 179 ss. 75 Marianne CLOSSON, “‘Le merveilleux démoniaque’ : Oxymore ou catégorique poétique ? Analyse du surnaturel diabolique au temps de la chasse aux sorcières”, in : Anne BESSON et Evelyne JACQUELIN (eds.), Le Merveilleux entre Mythe et Religion, Arras, Artois Presses Universités 2010, p. 103-115. LE CORPS ET LE DIABLE – LE DIABLE AU CORPS ? 117

Danse de sorcières, Stammbuch de Wilhelm Schurf, vers 1580. Inv. Nr. 1075/ Blatt 44. Copyright © Tiroler Landesmuseen, Museumstraße 15, 6020 Innsbruck. FN 288332 v, LG Innsbruck, www.tiroler-lansdesmuseen.at

Protéisme du diable dans le théâtre et la publicistique au tournant du XVIIe siècle : les exemples de Heinrich Julius von Braunschweig et de Jakob Ayrer

Florent GABAUDE Université de Limoges

Au moment où l’épidémie européenne de sorcellerie bat son plein en Allemagne, dans les années 1560-1630, l’espace médiatique regorge de récits consacrés au diable et à ses méfaits, ressortissant à la littérature catéchétique ou prédicative1. Les deux faits sont étroitement corrélés et l’on peut penser que les media de l’époque, notamment les media graphiques avec les récits sensationnels illustrés des Newe Zeitungen, n’ont pas peu contribué à nourrir l’obsession collective qui a conduit à la persécution et à l’exécution de dizaines de milliers de “sorcières”2. Les vecteurs de la proto-industrie culturelle comme l’imprimeur Sigmund Feyerabend qui, à l’occasion des

1 Cf. Wolfgang BRÜCKNER, “Das Wirken des Teufels. Theologie und Sage im 16. Jahrhundert. I. Forschungsprobleme der Satanologie und Teufelserzählungen”, in Wolfgang BRÜCKNER (dir.), Volkserzählung und Reformation. Ein Handbuch zur Tradierung und Funktion von Erzählstoffen und Erzählliteratur im Protestantismus, Berlin, Schmidt, 1974, p. 394-416. Rainer ALSHEIMER a décompté quelque 850 histoires démoniaques dans la littérature parénétique protestante de Luther à Zacharias Rivander : cf. “Katalog protestantischer Teufelserzählungen des 16. Jahrhunderts”, in BRÜCKNER, Volkserzählung, p. 417-19. On ne trouve en revanche pas ou peu d’histoires de diables dans les recueils de facéties, sinon comme figure comique, le “schwartz Caspar”, auteur de quolibets et de bons tours. 2 L’anthologie des Deutsche illustrierte Flugblätter des 16. und 17. Jahrhunderts. Kommentierte Ausgabe, éd. par Wolfgang HARMS/Michael SCHILLING et al., 6 volumes parus à ce jour, München, Kraus, puis Tübingen, Niemeyer, 1980-2005, contient près d’une centaine d’estampes où sont représentés l’enfer (le plus souvent comme gueule d’enfer) et le diable sous sa forme “traditionnelle” avec ses cornes, sa queue et ses griffes. Cette image d’Epinal, devenue représentation “populaire” du diable (Peter-André ALT, “Aufgeklärte Teufel. Modellierungen des Bösen im Trauerspiel des 18. Jahrhunderts”, in P.-A. ALT (dir.), Ästhetik des Bösen, München, Beck, 2010, p. 89-125, ici p. 119), est une construction tardo-médiévale des peintres et graveurs et de l’homilétique à partir de vieilles croyances, bref un avatar imposé par la “culture dirigeante” et la “pastorale de la peur”, pour reprendre les termes de Jean e e DELUMEAU, La Peur en Occident (XIV -XVIII siècles). Une cité assiégée, Paris, Fayard, 1978. 120 FLORENT GABAUDE deux foires de Francfort de 1568, a vendu 1220 Teufelbücher3, profitent de l’air du temps autant qu’ils l’alimentent. En 1575, Feyerabend compile vingt- quatre de ces titres en un in-folio volumineux de près de mille deux cents pages, le Theatrum diabolorum4. Le juriste Abraham Saur compile à son tour en 1586 dix-sept autres traités de démonologie dans un ouvrage de plus de quatre cents pages, le Theatrvm De Veneficis5. Ces abondantes publications influencent aussi fortement la production littéraire et théâtrale et infléchissent en particulier la représentation topique du Malin héritée des mystères médiévaux. Les liens étroits que l’on a pu établir entre le roman en prose Historia von D. Johann Fausten et la littérature d’édification ou – plus récemment – les feuilles volantes6 existent aussi entre ces sources et le genre dramatique ; ce sera mon propos de démontrer, à partir notamment de deux exemples paradigmatiques tirés des œuvres théâtrales du duc Heinrich Julius de Brunswick et du poète nurembergeois Jakob Ayrer, qu’il existe une grande perméabilité entre la littérature parénétique, la publicistique illustrée7 et la production théâtrale au tournant du siècle. Mais auparavant, il s’agira de préciser quelles sont les modalités de la représentation du diable dans les drames et les feuilles volantes de l’époque et en particulier de montrer comment se cristallise, sous la plume des clercs et

3 Cf. Max OSBORN, Die Teufelliteratur des XVI. Jahrhunderts, Berlin, Mayer & Müller, 1893 (repr. Hildesheim, Olms, 1965), p. 197. 4 THEATRVM Diabolorum, Das ist: Warhaffte eigentliche vnd kurtze Beschreibung/ Allerley grewlicher/ schrecklicher vnd abschewlicher Laster/ so in diesen letzten/ schweren vnd bösen Zeiten/ an allen orten vnd enden fast bräuchlich, Frankfurt/Main, Feyrabendt, 1575. 5 Abraham SAUR, Theatrvm De Veneficis. Das ist: Von Teuffelsgespenst, Zauberern vnd Gifftbereitern/ Schwartzkünstlern/ Hexen vnd Vnholden/ vieler fürnemmen Historien und Exempel/ bewärten/ glaubwirdigen/ Alten vnd Newen Scribenten, Frankfurt/Main, Basseus, 1586. 6 Cf. Stephan FÜSSEL, “Die literarischen Quellen der Historia von D. Johann Fausten”, in Richard AUERNHEIMER et Frank BARON (dir.), Das Faustbuch von 1587. Provokation und Wirkung, München, Profil, 1991, p. 15-39 et Frank BARON, Faustus on Trial. The Origins of Johann Spies’s ‚Historia’ in a Age of Witch Hunting, Tübingen, Niemeyer, 1992, p. 86-89 et p. 134-135. 7 Les philologues ont longtemps délaissé et abandonné aux historiens de l’art ces supports particulièrement riches, mais naguère peu accessibles. Depuis, notamment, la publication systématique en mode imprimé ou numérique des feuilles volantes illustrées conservées dans les bibliothèques européennes (Wolfenbüttel, Darmstadt, Zürich, Erlangen et tout récemment Magdeburg ; London, München, Berlin), en particulier l’édition monumentale dirigée par Wolfgang HARMS (cf. note 2), la germanistique a commencé à s’intéresser aux transferts intermédiaux entre la publicistique illustrée et la littérature. Cf. notamment Silvia Serena TSCHOPP, “Zum Verhältnis von Bildpublizistik und Literatur am Beispiel von Hans Jacob Christoffel von Grimmelshausens Simplicissimus Teutsch”, in Wolfgang FRÜHWALD/Dietmar PEIL/Michael SCHILLING/Peter STROHSCHNEIDER (dir.), Erkennen und Erinnern in Kunst und Literatur, Tübingen, Niemeyer 1998, p. 419-436 ; Michael SCHILLING, “Flugblatt und Drama in der frühen Neuzeit”, in Daphnis, 37, 2008, p. 243-270 ; Florent GABAUDE, “Intermediale Kongruenz und Porosität von Flugblatt und Theater der Frühen Neuzeit am Beispiel von Andreas Gryphius”, in : Olivier AGARD / Christian HELMREICH / Hélène VINCKEL-ROISIN (dir.), Das Populäre. Untersuchungen zu Interaktionen und Differenzierungsstrategien in Literatur, Kultur und Sprache, Göttingen, V&R unipress, 2011, p. 37-51. PROTÉISME DU DIABLE DANS LE THÉÂTRE ET LA PUBLICISTIQUE 121 des auteurs dramatiques qui les démarquent, une image strictement hostile du diable qui se superpose ou se substitue à la dimension bénigne voire ridicule qu’il pouvait revêtir antérieurement. Les récits parénétiques réélaborent le mythe en diabolisant le diable. Nous verrons comment les auteurs dramatiques protestants du tournant du XVIIe siècle participent de cette tendance, sans toujours renier l’héritage comique.

La démonophanie sur la scène protomoderne

Karl Rosenkranz différencie dans son Ästhetik des Häßlichen trois, voire quatre modes de représentation du diable qu’il illustre à partir d’exemples tirés de l’histoire de l’art : un diable surhumain, un diable infrahumain et grotesque, un diable humanisé, puis, a contrario, un homme devenu diable, le Mal incarné8. Le diable surhumain est celui des moralités médiévales et des drames bibliques renaissants, une figure d’inversion spéculaire de Dieu, prince du monde et des ténèbres qui règne sur une hiérarchie infernale en miroir. Le diable comme simia Dei défie l’homme en tentateur, puis devient procureur, advocatus diaboli, persécuteur et exécuteur du jugement divin. Ainsi, le drame théologique de Valten Voigt Ein schön Lieblich Spiel, von dem herlichen ursprung9 débute dans le monde prélapsaire et impute à “Luciper die Schlange” la responsabilité de la chute ; à la fin, Sathan emporte le couple originel en enfer :

Sathan : Darumb, Adam, wir vier zugleich Nehmen dich hin mit seel und leib, Mit Even, deinem schönen weib, Und must mit uns vier gesellen, [Gesetz, Sündt, Todt und Sathan] Sich, dort inn abgrundt der hellen.10

Dans le drame allégorique de Leonhard Culmann Ein christenlich Teütsch Spil11, le diable en trois personnes (Satan, Satan Beeltzenbub, Satan Luciper) se présente en affirmant : “ich regier die gantze welt”12, mais, cette fois-ci, les diables s’enfuient à l’annonce de la venue du Christ en abandonnant leur

8 Karl ROSENKRANZ, Aesthetik des Häßlichen, réimpr. en fac-similé de l’édition de Königsberg (1853), Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann, 1968, p. 372-386. 9 Valten VOIGT, Ein schön Lieblich Spiel, von dem herlichen ursprung : Betrübtem Fal. Gnediger widerbrengunge. Müseligem leben. Seligem Ende, und ewiger Freudt des Menschen aus den Historien heiliger schrifft gezogen gantz Tröstlich, in Dramen von Ackermann und Voith, Tübingen, Litterarischer Verein in Stuttgart, 1884. 10 Ibid., v. 284-287, p. 225. 11 Ein christenlich Teütsch Spil/ wie ein Sünder zür Büß bekärt wirdt/ Von der sünd Gsetz vnd Euangelion/ zügericht vnd gehalten zu Nürnberg, 1539, in Matthias Wilhelm SENGER, Leonhard Culmann : a literary biography and an edition of five plays ; as a contribution to the study of drama in the age of the reformation, Nieuwkoop, de Graaf, 1982. 12 Ibid., p. 290. 122 FLORENT GABAUDE

“butin”, le pécheur pénitent sauvé de leurs griffes par la foi. Il est d’usage que le démon apparaisse flanqué de deux acolytes, comme une trinité négative13. Dans le drame Belial de Sebastian Wild, la figure titulaire apparaît aux côtés de Sathan et d’Aschareth ainsi que dans ses trois drames néotestamentaires, où il est accompagné de Luzifer et de Satan14. Le diable se fait à l’occasion pêcheur – le motif de la pêche aux âmes du diable est l’envers de la pêche apostolique – et veneur. Dans le Drama vom verlornen Sohn de Hans Salat, le diable Temptator se sert des musiciens comme appeaux :

Si reitzend und zühend ander lüt Mit inn zu kon in unser püt. Das sind uns recht lockvögel und kutzen, Laß mirs nun singen prassen und juhzen!15

Iber kurze zit es inn vergat, So inn shellsch feür zum hals inschlat Und si in angst, not, jamer und pin Mit uns müessend ewig hellbrend sin.16

A l’image des dieux de l’Olympe ou des diètes princières, les diables se réunissent en assemblées infernales (Höllenrat). De telles scènes font partie intégrante des mystères médiévaux17. Hans Sachs, quant à lui, mêle le diable au panthéon grec18. Le Convivii process de 1593 de Renward Cysat, adaptation d’une moralité française pour le théâtre catholique helvète, est une allégorie des vices dans la veine des moralités médiévales19. Lucifer y convoque une assemblée de diables, lesquels sont presque toujours présents au cours de l’action qu’ils commentent par les gestes et les mimiques. A la fin, ils emportent les cadavres en enfer sous les yeux des spectateurs. Le diable surhumain et justicier déclenche des cataclysmes20 ou vient chercher

13 Cf. notamment Sathan, Astharot et Entchrist dans le drame allégorique de Zacharias BLETZ, Das Antichristdrama, Luzern, 1549 ; Malus, Peior et Peßimus chez Bartholomäus RINGWALDT, Speculum mundi, eine feine Comoedia, Franckfurt an der Oder, Eichorn, 1590, ou encore les drames de Heinrich Julius (cf. infra). 14 Tragedia von schöpfung, fal und außtreibung Ade, 1584. Cf. Willy BRANDL, Sebastian Wild, ein Augsburger Meistersinger, Weimar, Duncker, 1914. 15 Hans SALAT, Drama vom verlornen Sohn, 1537, éd. Jakob Baechtold, Einsiedeln, Benziger, 1881, p. 27, v. 761-764. 16 Ibid., p. 28, v. 765-768. 17 Cf. Lexikon des Mittelalters, t. VIII, München/Zürich, Artemis/Winkler, 1996, col. 583. 18 Comedia, darin die göttin Pallas die tugend und die göttin Venus die wollust verficht (1530), in Hans SACHS, Werke, éd. Adelbert von KELLER et Edmund GOETZE (=Tübingen, Bibliothek des Literarischen Vereins in Stuttgart, 1870-1909), repr. Hildesheim, Olms, 1964, t. 3, p. 3-27. 19 Cf. Heidy GRECO-KAUFMANN, Spiegel dess vberflusses vnd missbruchs : Renward Cysats “Convivii process” ; kommentierte Erstausgabe der Tragicocomedi von 1593, Zürich, Chronos, 2001. 20 Cf. parmi beaucoup d’autres, une feuille augsbourgeoise colorée de 1586 montrant une pluie de diables : Newe Zeytung auß Ghendt/ in Flandern, Augspurg, Hanns Schultes, 1586 (fig. 1). PROTÉISME DU DIABLE DANS LE THÉÂTRE ET LA PUBLICISTIQUE 123 les pécheurs, humbles, riches21 ou potentats comme le sultan turc, ce dont témoignent à l’envi les anecdotes des prédicants et les feuilles volantes. Bartholomäus Ringwaldt met en scène dans son Speculum mundi un nobliau ivre Hypocratz que le diable emporte en enfer. Le monstre ignivome et vociférant de la peinture du moyen âge tardif se retrouve jusque chez les auteurs baroques allemands, notamment dans le Herodes d’Andreas Gryphius22. Dans la continuité des drames spirituels médiévaux, il arrive néanmoins que les diables, loin d’être les forces triomphantes, doivent s’incliner devant les allégories du bien : le Christ ou, comme dans la pièce de Ringwaldt, le messager céleste Angelus. Dès lors, le diable perd de sa superbe, il devient une figure grotesque humiliée par les représentants de la puissance céleste23. Lorsqu’il est instrumentalisé par la polémique confessionnelle, le diable bascule dans la caricature. Le drame typologique politique et allégorique Pammachius de Thomas Naogeorg, traduit notamment par Paul Rebhun, préfigure la rébellion de Luther contre la papauté dans le combat de Theophilus contre l’évêque de Rome devenu pape par l’entremise du diable et qui a mis l’empereur Julien à genoux. Satan y apparaît de l’acte II à l’acte IV comme un personnage souverain, flanqué d’un serviteur et d’une triade d’acolytes diligents et serviles qui apostrophent leur maître comme le “Prince du monde”24. Les traits de l’Antéchrist assis sur le trône pontifical caricaturé dans une image à clapet de la fin des années 1560 rappellent singulièrement ceux du Satan de Naogeorg25 (fig. 2) : un personnage cornu et hideux, hérissé de poils, aux yeux de braise cruels, au nez busqué et bourgeonnant, une bouche fendue jusqu’aux oreilles, un visage noir comme du charbon :

Porphyrius Vowar er ist schon loß/ und wie ich acht/ Ists der im stul dort sitzt inn groser pracht/ Der hörner hat/ so greßlich sicht/ ist rauh/ Für grausamkeit die augn ihm fewern auch

21 Cf. l’estampe sur le riche et Lazare (env. 1600), in Wolfgang HARMS/Michael SCHILLING (dir.), Deutsche illustrierte Flugblätter des 16. und 17. Jahrhunderts, Die Sammlung der Herzog August Bibliothek in Wolfenbüttel. Kommentierte Ausgabe, t. III, Tübingen, Niemeyer, 1989, pl. 111. 22 Andreas GRYPHIUS, Herodes : lateinische Epik, Berlin, Weidler, 1999, p. 20 et passim. 23 C’est aussi le schéma habituel des tragicomédies néolatines des jésuites, où s’affrontent anges et diables, comme dans la scène finale du drame allégorique Cenodoxus ou dans les dramatisations de l’histoire du moine Théophile. Voir Jean-Marie VALENTIN, Les jésuites et le théâtre (1554-1680) : contribution à l’histoire culturelle du monde catholique dans le Saint- Empire romain germanique, Paris, Desjonquères, 2001, p. 342-353 et passim. 24 “Grosmechtigr Fürst der gantzen welt”, “Grosmechtigr Fürst und Herr der welt”, Pammachius, 1538, in Thomas NAOGEORG, Sämtliche Werke, éd. Hans-Gert ROLOFF, t. 1, Berlin/New York, de Gruyter, 1975, p. 141 et 149. 25 Dv pape Alexandre sixiesme (après 1566), in W. HARMS, Flugblätter, t. II, 1980, pl. 13. Cf. Florent GABAUDE, “La satire antipapiste dans l’Histoire du Dr. Faust (1587) et la gravure allemande contemporaine”, in Médiévales. Etudes médiévales, Amiens, 2008, n° 9-10, p. 267- 277. 124 FLORENT GABAUDE

Der so ein knortzlich habichts nasen hat/ Dems maul von einem ohr zum andern gaht. Ist schwertzer denn genetzte koln sein.26

L’auteur de Pammachius se complaît dans la description des bacchanales. Le diable invite à la fête et à la danse (acte IV, sc. 2). On retrouve dans toute une série de pièces les manifestations du corps grotesque et sexualisé. Le chorus diaboli est un topos des traités religieux médiévaux que Jacques de Vitry résume par la formule prégnante : “Chorae enim circulus est, cuius centrum est diabolus” – La danse est en effet un cercle dont le centre est le diable27. Déjà, dans les mystères médiévaux, les apparitions scéniques du diable s’accompagnent de musique et de danse, de plaisanteries sexuelles et scatologiques, et remplissent une fonction carnavalesque de catharsis comique. Hans Sachs recourt aussi au motif de la danse du diable28 ; la Tragedia von schöpfung, fal und außtreibung Ade (1584) de Sebastian Wild met en scène un diable enjoué qui danse une danse macabre et fait bombance. La pièce allégorique de Wolfhart Spangenberg, Mammons Sold, s’achève par une ronde macabre également et des ripailles où les damnés sont rôtis par le diable :

Satan Ha ! ha ! Da ligen sie all drey. Jetzund will ich aufflesen frey / Die Spän, daß ich mach ein Fewr vnd Rauch Vom Spieß / Gabel vnd Krucken auch. Wir müssen heut sieden vnd braten / Weil vns das Wildprät ist gerathen Wolan ich geh. Komm bald hernach.29

La pièce de Ringwaldt s’illustre par une scène similaire :

Peßimus Potz pump das ist ein derber schatz/ Vnser Mastferckel Hypocratz/ [= Landtjuncker und Wirt] Welchs all sein tag wol gefressn/ Gantz stieff in vnserm dinst gesessn/ Vnd stets gelebt in arger list/ Ey schad das er gestorben ist. Es het noch ander Brüder viel

26 T. NAOGEORG, Sämtliche Werke, v. 1537-1543. 27 Cité par Julia ZIMMERMANN, Teufelsreigen - Engelstänze : Kontinuität und Wandel in mittelalterlichen Tanzdarstellungen, Frankfurt am Main, Lang, 2007, p. 49-50. Sur la diabolisation de la musique et de la danse au XVIe siècle, en particulier dans les Teufelbücher, cf. la thèse d’habilitation à diriger des recherches de Marie-Thérèse MOUREY, Art et littérature en Allemagne aux XVIe et XVIIe siècles, vol. II : Danser dans le Saint Empire : éloquence du corps, discipline des sujets, civilité des mœurs, Paris, Sorbonne, 2003, t. 3, p. 381-518. 28 Cf. Ein faß nachtspil mit fünf personen : Der teuffel nam ein alt weib zu der ehe, 1557, in Werke, t. 21, p. 17-34. 29 Wolfhart SPANGENBERG, Mammons Sold, Nürnberg, Fuhrmann, 1613, in Ausgewählte Dichtungen, Strassburg, Trübner, 1887, p. 304. PROTÉISME DU DIABLE DANS LE THÉÂTRE ET LA PUBLICISTIQUE 125

Mehr bringen können an das spiel/ Durch seine weis/ wenn es so bald Nicht leider wer geworden kalt. Doch ist dasselb ohn all gefeht/ Das Ferckel hat genugsam schmer/ Ist rechte fett/ hat dicken speck/ Nichts bessers/ als nur mit jm weg.30

Luther et la caricature antipapiste sont eux-mêmes friands de ce motif de la cuisine diabolique : “das sie jtzt wie die sew auff den koben wol gemestet und fett werden bis auff den jüngsten tag, da sie sollen geschlachtet werden, das der Teuffel seinen braten aus jnen mache und sie wider fresse, wie sie jtzt euch aufffressen wollen”31, peut-on lire sous la plume du réformateur. Bartholomäus Krüger raille aussi la vie et l’embonpoint monastiques : “Gehen gern zu Hoff die teller lecken, Und lassen in die Hoffsup schmecken”32 et promet de semblables châtiments :

Schaw wie ist doch der schelm so feist, Des frew dich mit mir allermeist. Er gibt wol eine tunne Schmaltz, Das fleisch wir legen in das saltz […] Zween feiste Braten seind allhie, Dergleichen wir gehabt noch nie […] Wir han ein guten Bratten, vorate gaudio, Die Hüner Eyr und Fladen, vorate gaudio, Dahin fahrn so verloren, per sua crimina, Als do die Engel springen, Flagris et scutica.33

Cette scène est illustrée par une feuille volante avec une gravure sur cuivre de F. Hildenberg datée de 1587 et intitulée Des Teuffels Gar-Kuchen (fig. 3), où l’on voit trois diables habillés en garçons bouchers éviscérer, farcir, larder et mettre à la broche des “moines engraissés au couvent” :

den zlieb thut er sein Mastvieh schlachten welchs er bisher hielt hoch in achten, mit sonderm fleiß in klöstern gmest, gefült gespickt uffs allerbest. Mit vnkraut lastern mancherley, wie ers gern frißt.34

30 B. RINGWALDT, Speculum mundi, p. 659, v. 1497-1510. 31 Das XIV. und XV. Capitel H. Johannis, in D. Martin Luthers Werke, Kritische Gesamtausgabe, Weimar, Böhlau, 2007, t 45, p. 536, 28. 32 Bartholomäus KRÜGER, Spiel von den bäurischen Richtern und dem Landsknecht, 1580, éd. par Johannes BOLTE, Leipzig, Carl Reißner, 1884, p. 132. 33 Ibid., acte V, sc. 3, p. 118, 123 et 124. 34 Des Teuffels Gar-Kuchen, in Hermann WÄSCHER, Das deutsche illustrierte Flugblatt, Dresden, Verlag der Kunst, t. 1, 1955, p. 24 ; également in W. HARMS, Flugblätter, t. II, pl. 45a. 126 FLORENT GABAUDE

L’Historia von D. Johann Fausten, publiée la même année, relate par la bouche de Faust une scène similaire : “Je pensais être un pourceau ou un cochon du Diable. Mais il faudra qu’il me nourrisse encore assez longtemps, tandis que ces pourceaux romains sont déjà engraissés et mûrs pour être cuits et mis à la broche”35. Des gravures luthériennes de 154536 à la médicalisation moderne du démonisme (cf. les hallucinations digestives de Friedrich Nicolai), le discours diabolique est également volontiers proctologique. Le motif polémique de la parturition anale du pape par Perséphone (Ortvs et origo papae)37 a été repris sous diverses adaptations dans l’affrontement confessionnel jusque pendant la guerre de Trente Ans. Une estampe de 1590 montre le diable en capucin qui mange des prélats et défèque des lansquenets38. L’inversion ou l’association grotesque du haut et du bas, du devant et du derrière caractérise aussi le dimorphisme de certaines figures diaboliques, tel le monstre androgyne du drame Tobias de Georg Rollenhagen39. Au troisième acte apparaissent le démon domestique Unrath (“der haussteuffel, ein alter mann, mit einem grossen Bauch und vielerley verlornen lumpen behangen”) et le démon du mariage Asmodes – traditionnellement, le diable qui incarne la luxuria –, un monstre biface qui revêt d’un côté l’apparence d’une femme apprêtée, et de l’autre porte un masque à barbe (“der Eheteuffel, hat hinden ein laruen mit eim Barth, ist vorn wie ein weib geputzt”) :

Ich bin dr Ehteuffl, hindn mann, vorn weib ; Mit beiden ich mein Handel treib.40

Ce monstre qui dévore ses victimes41 est lui aussi inspiré par l’iconographie infernale où l’on voit, comme par exemple dans le Jugement dernier de Stefan Lochner, l’Enfer de Hans Memling ou la caricature déjà citée du pape Alexandre VI (fig. 2), un diable mangeur d’âmes arborant un deuxième visage sur le ventre ou le derrière. Le diable expulse par cette seconde bouche les âmes qu’il avale dans un douloureux cycle métabolique sans fin42. Le dramaturge renaissant actualise cette représentation infernale au

35 L’Histoire du Docteur Faust. Traduction, introduction, notes et glossaire de Joël LEFEBVRE, Romainmôtier, Editions l’Amble, 2006, p. 119. 36 Hartmann GRISAR S. J./Franz HEEGE S. J., Luthers Kampfbilder (Luther Studien), t. IV, Die “Abbildung des Papsttums” und andere Kampfbilder in Flugblättern 1538-1545, Freiburg im Breisgau, Herder, 1923 ; Luthers Werke, t. 54, 1928, p. 346-373. 37 GRISAR /HEEGE, Luthers Kampfbilder, ill. p. 31 ; également in W. HARMS, Deutsche illustrierte Flugblätter, t. II, ill. 86. 38 W. HARMS, ibid., ill. 51. 39 Georg ROLLENHAGEN, Spiel von Tobias (1576), éd. Johannes BOLTE, Halle, Niemeyer, 1930 (=Neudrucke deutscher Literaturwerke des 16. und 17. Jahrhunderts, 285-287). 40 Ibid., acte III, sc. 1, v. 1363-1364, p. 53. 41 “Tag und nacht such ich in dem Ring / Wie ein brüllnd Lew, wen ich verschling”, ibid., p. 54, v. 1433-1434. 42 Cf. Isabel GRÜBEL, Die Hierarchie der Teufel. Studien zum christlichen Teufelsbild und zur Allegorisierung des Bösen in Theologie, Literatur und Kunst zwischen Frühmittelalter und PROTÉISME DU DIABLE DANS LE THÉÂTRE ET LA PUBLICISTIQUE 127 service d’une satire misogyne qui recycle le topos antique de la strix et le dimorphisme de la Frau Welt médiévale. Une estampe française anonyme du XVIIe siècle, intitulée La vraye femme représente cette dernière comme un “monstre horrible à double teste […] qui est ange en l’Eglise et diable en la maison”43. Avec la “dilution du diabolique dans le comique”44, le personnage du diable s’humanise et tend à se confondre avec d’autres représentants bien humains de la négativité : le paysan benêt, le fou de cour ou le gredin Till Eulenspiegel45. Le diable de Hans Sachs est le plus souvent un joyeux luron et un nomade apparenté à tous les marginaux qui battent la campagne, un diable débonnaire qui peut se laisser amadouer. Le frontispice du récit facétieux Der Teuffel lest kein Lantzknecht mehr in die Helle faren le montre tapi derrière le poêle de faïence. Il est rusé, mais présente des travers humains, tels la pusillanimité (Ein teufel nam ein alt Weib), et peut être lui- même ridiculisé ou bastonné, comme dans le jeu de carnaval Der teuffel und der kaufmann. Les personnages craignent si peu le diable qu’ils n’hésitent pas à en revêtir l’habit. Dans le jeu de carnaval Der fahrend Schüler mit dem Teufelbannen, l’étudiant trace un cercle sur le sol, convoque puis congédie, sous les yeux du paysan terrorisé, un pseudo-diable qui n’est autre que l’amant de la paysanne. Le diable est l’ancêtre du clown, rappelle Karl Rosenkranz46. Le personnage de Pickelhering introduit en Allemagne par les comédiens anglais et joué par le directeur de la troupe est la sécularisation du diable médiéval47. Cette filiation est aussi d’ordre pragmatique : le rôle populaire du diable est le plus expert et le plus mobile, il comprend des acrobaties verbales et physiques, des improvisations et requiert d’être joué par un acteur performant, le plus souvent professionnel. Quant à Harlequin, il procède d’une figure démoniaque populaire, Herlequin, un diable chasseur qui “jette l’effroi par ses malédictions et ses facéties”48. Au demeurant, le lexique des diables et de la folie se superposent au XVIe siècle : les fous de Sebastian Brant, de Murner, de Wickram ou de Hans Sachs sont

Gegenreformation, München, tuduv-Verl.-Ges., 1991, p. 107. Il est à noter qu’une feuille volante de 1543 montrant un enfant monstrueux dont le corps et les membres sont tatoués de faciès simiesques recycle et médicalise cette iconographie du diable. Cf. W. HARMS, Flugblätter, t. VI, pl. 30. La littérature tératologique de l’époque applique ce modèle au “monstre de Cracovie de 1547” (cf. le commentaire de Michael Schilling, ibid., p. 60), ainsi que l’ouvrage propagandiste illustré du juriste Johann WOLF, Lectionum memorabilium et reconditarum, Lauingen, Rheinmichel, 1600, t. 2, p. 510, qui fait naître ce “monstrum fatidicum” en 1544. 43 La vraye femme, Paris, Cabinet des estampes, Tf 1 Rés. 44 ROSENKRANZ, Aesthetik des Häßlichen, p. 393. 45 Cf. Helga SCHÜPPERT, “Eulenspiegel als Teufelsfigur”, in Eulenspiegel-Jahrbuch, 29, 1989, p. 9-26. 46 ROSENKRANZ, Aesthetik des Häßlichen, p. 383. 47 Cf. Jost KELLER, Den Bösen sind sie los, die Bösen sind geblieben : Die Säkularisierung des Teufels in der Literatur um 1800, Duisburg, Univ.-Verl. Rhein-Ruhr, 2009, p. 219. 48 Carlo GINZBURG, Le sabbat des sorcières (1989), Paris, Gallimard, 1992, p. 112-113. 128 FLORENT GABAUDE confessionnalisés par Luther et les Teufelbücher avant, au début du siècle suivant, de se métamorphoser en lièvres (Wollust-Has, Allamodischer Has, etc.)49 Le diable humanisé devient un partenaire sur lequel on peut avoir quelque prise ou avec qui on peut négocier, comme l’attestent les scènes d’invocation au démon ou de pacte avec le diable. Ce pacte, qui fonde le texte Alexander Sextus pestis maxima (annexe 1) et la caricature correspondante (fig. 2) ainsi que l’Historia de 1587, est un lieu commun de la littérature parénétique. L’estampe coloriée dont il existe plusieurs versions en français et en allemand, intitulées respectivement DV PAPE ALEXANDRE SIXIESME et ALEX.VI.PONT.MAX, représente le portrait en pied du pape Alexandre VI esquissant un geste de bénédiction. C’est un personnage de haute stature, avec des traits ressemblants, revêtu de l’habit pontifical qui n’est pas encore la soutane blanche – choisie par Pie V, pape de 1566 à 1572. La singularité de cette feuille est le recours à l’image double rabattable, un procédé qui certes n’est pas nouveau, puisqu’on on le rencontre dans les images de dévotion dès la fin du XVe siècle, mais qui est utilisé ici pour la première fois à des fins satiriques. Comme Faust, Alexandre est avide de richesses, mène une vie dissolue et pèche par présomption. Ambitionnant très tôt le trône papal, il n’hésite pas, selon le texte de l’estampe, à faire appel à un nécromancien puis à conclure un pacte avec le diable en échange de bons et loyaux services. C’est sous l’apparence non d’un franciscain, mais d’un protonotaire que le diable lui prête assistance – une allusion au fils criminel d’Alexandre, César Borgia, qui fut sacré protonotaire apostolique. Le diable s’engage à répondre à toutes ses interrogations, mais Alexandre se méprend sur la durée annoncée du pontificat qu’il croit être de dix-huit ans – dans l’Histoire du Docteur Faust, le contrat est de vingt-quatre années. Les deux nombres sont des multiples de six, chiffre diabolique. Une fois la durée du pacte écoulée, Satan prend place sur le trône de saint Pierre avant d’entraîner, après une violente dispute, Alexandre avec lui en enfer. La légende colportée sur la mort d’Alexandre VI a pu inspirer l’auteur de l’Historia pour dépeindre la scène finale : à l’instar d’Alexandre, Faust meurt brutalement après une soirée de fête et son cadavre défiguré est enterré sans cérémonie. La propagande iconographique des luthériens donne ainsi une image des plus négatives de la papauté en choisissant pour cible, quelque soixante années après sa mort, son représentant contemporain le plus sulfureux et le plus séculier, les pontificats ultérieurs donnant une moindre prise à la satire. La vie et le destin du Faust et de l’Alexandre de la fiction sont parfaitement convergents. Faust, découvrant l’opulence de la Cour papale, ne s’écrie-t-il pas : “Fi donc ! Pourquoi le Diable ne m’a-t-il pas fait pape, moi aussi !”50 Dans son commentaire de la feuille volante51, Michael Schilling considère que les versions française et

49 Cf. OSBORN, Die Teufelliteratur, p. 19-20. 50 L’Histoire du Docteur Faust, p. 119. 51 W. HARMS, Flugblätter, t. II, pl. 13, p. 26. PROTÉISME DU DIABLE DANS LE THÉÂTRE ET LA PUBLICISTIQUE 129 allemande du texte procèdent d’une source néolatine commune reprise dans le Lectionum de Johann Wolf52, mais ne mentionne pas qu’Andreas Hondorff a publié, dans l’édition augmentée de son Promptuarium exemplorum de 1572, une version allemande du même texte (annexe 1) aussi complète que la version française de la feuille. Cette histoire est relatée dans le chapitre intitulé “Exempel des De magicis artibvs. Exempel von Zeuberey vnd Schwartzkünstnerey” et agrémenté d’une illustration montrant trois sorcières autour d’un chaudron bouillonnant inspirée de la xylogravure de Hans Baldung Grien Vorbereitung zum Hexensabbat (1510) et de son dessin à la plume Hexensabbat (1514)53. Des exemples théâtraux du motif du pacte se trouvent dans le Pammachius de Naogeorg, ou encore dans un jeu de carnaval de Hans Sachs où l’on voit un marchand convoquer le diable et signer avec lui un pacte, de son sang54. En outre, si le diable de Naogeorg ou de la caricature précitée apparaît sous son “vrai” visage, dans la plupart des drames, il contrefait son apparence et s’humanise : il se fait passer pour un docteur chez Zacharias Bletz. Une pièce à succès de Johann Chryseus qui fut jouée jusqu’en 1623, le drape, comme maints récits diaboliques dont l’Historia, dans un froc de moine : “Hab mich itzt warlich nicht umb sunst / Verkleidet in mein Münches kapn” ; “Keinr kent mich nicht / er schaw denn an / Mein fuss / Bin doch recht fein bekleidt”55. Dans la comédie Phasma de Nicodemus Frischlin (1580, version allemande 1593)56, le diable Satanas apparaît dans les scènes 1 à 3 de l’acte IV où il camoufle sa force léonine sous l’apparence d’un pieux serviteur :

Dann Ich ebn bin der brüllend Lew/ So hin vnd her vmbleufft ohn schew/ Und suchet embsig ohn beding/ Das Er find/ welchen Er verschling.57

Le diable se montre en outre en vieil homme gris ou en habit noir, mais peut revêtir une tenue moins reconnaissable de bourgeois “respectable”

52 Johann WOLF, Lectionum memorabilium, t. 1, p. 912. 53 Andreas HONDORFF, PROMPTVARIVM EXEMPLORVM. Das ist: Historien vnd Exempelbuch/nach ordnung vnd Disposition der heiligen Zehen Gebott Gottes…, Frankfurt/Main, Peter Schmidt, 1572, p. 75. Je n’ai pas pu accéder à l’édition princeps de 1568 (Niedersächsische Staats- und Universitätsbibliothek Göttingen et Dombibliothek Hildesheim). 54 Hans SACHS, Der teuffel mit dem kauffman und den alten weibern (1549), in Werke, t. 14, p. 47-59. Un siècle plus tard, le motif du pacte ne cesse de hanter les esprits, comme en témoigne le cas du peintre de Mariazell, Johann Christoph Haitzmann. 55 Johann CHRYSEUS, Hoffteuffel, Wittenberg, 1545, éd. par Uwe Klimpel, Bern, Lang, 1991, p. 20, v. 294-295 et 300-301. 56 Nicodemus FRISCHLIN, Phasma : Das ist : Ein newe, geistliche, nachgehndig Comoedie und Gesicht : von mancherley Ketzereyen ..., trad. Arnold Glaser, Greifswald, Ferber, 1593. 57 Ibid., acte IV, sc. 1, p. L ij. Cf. Pr 28, 15 et surtout 1 P 5, 8 : “Soyez sobres, veillez. Votre adversaire, le diable, rôde comme un lion rugissant, cherchant qui il pourra dévorer”. 130 FLORENT GABAUDE

(ehrbar) comme chez Sebastian Wild. Le Satan de Mammons Sold s’auto- décrit ainsi :

Wer mich ansicht, der meinet fein / Ich sey ein guter Engel rein : Wer aber meinen Gang betracht / Vnd hat mir auff die Füsse acht. Der mercket bald / nach weissem Sinn / Was ich recht für ein Vogel bin.58

Quel que soit son visage, le diable est omniprésent à partir de la moitié du XVIe siècle. Il l’est dans la publicistique illustrée autant que dans les traités de démonologie luthériens ou sur la scène. Il apparaît comme figure menaçante dans la Bible illustrée de Luther et dans les estampes sensationnelles, comme instrument de la rhétorique pamphlétaire dans les feuilles protestantes ou catholiques, afin de donner une représentation polémique de l’adversaire confessionnel. Dans l’affrontement religieux, le diable est celui qui emporte l’ennemi ou a partie liée avec lui, dans la publicistique imagée comme au théâtre, qu’il s’agisse du pape ou du sultan turc. Une feuille italienne datant de 1571-72 et glorifiant la victoire maritime de Lépante sur l’empereur ottoman montre comment ce dernier est battu par les animaux à la fois héraldiques et symboliques des évangélistes (le lion de Venise et l’aigle impérial) et devient la proie du diable. D’autres feuilles représentent la fuite des papistes entourés de diables (1600) ou le pape assis à la table de Satan59. A l’inverse, une feuille catholique de 1631 fait du diable le secrétaire d’une assemblée protestante60. Concernant le théâtre, Jean Delumeau écrit : “Certes, le théâtre médiéval avait souvent représenté le diable et ses acolytes. Mais jamais le démoniaque n’avait à ce point envahi la scène, débordant même largement les drames de polémique confessionnelle. Le satanisme, avec des aspects de Grand-Guignol, était devenu l’indispensable composante de la plupart des représentations théâtrales allemandes à la fin du XVIe siècle”61. Le diable surgit même là où on l’attend le moins : dans le drame de Johann Chryseus, inspiré de l’histoire de Daniel dans la fosse aux lions (livre VI de Daniel)62 ; ou dans la dramatisation de la légende de Pyrame et Thisbé par Samuel Israel qui interpole de façon tout à fait surprenante le diable dans un sujet antique63.

58 W. SPANGENBERG, Mammons Sold, p. 261. 59 W. HARMS, Flugblätter; t. II, pl. 63 et 193. 60 Ibid., pl. 224. 61 J. DELUMEAU, La Peur en Occident, p. 238. 62 Johann CHRYSEUS, Hoffteufel. Das Sechste Capitel Danielis / den Gottfürchtigen zu trost / den Gottlosen zur warnung / Spilweis gestellet / und in Reim verfast, Wittenberg, Veit Creutzer, 1545 63 Samuel ISRAEL, Sehr lustige newe Tragedia Von der grossen vnaussprechlichen Liebe zweyer Menschen, Pyrami und Thysbes (1601), in Alfred SCHAER, Drei deutsche Pyramus- Thisbe-Spiele (1581-1607), Tübingen, 1911, p. 81-157. PROTÉISME DU DIABLE DANS LE THÉÂTRE ET LA PUBLICISTIQUE 131

Heinrich Julius et la déshumanisation du diable

Vers la fin du XVIe siècle, la figure bivalente du diable dont nous avons brossé le portrait tend à se durcir. Il n’apparaît plus dans le déroulement de l’intrigue que comme espion commentant in petto le comportement répréhensible des personnages et in fine comme justicier. Dans son pessimisme foncier, la Contre-Renaissance véhicule une représentation terrifiante du diable en rupture avec l’image bénigne antérieure. L’exemple de l’Historia (1587) peut servir de paradigme. Certes, le roman en prose comprend des épisodes facétieux issus de de la culture orale ou populaire et réélaborés par les clercs comme anecdotes de chaire, mais il les insère dans le carcan d’une théologie de la terreur. Dès la scène de conjuration, c’est Faust qui est “sur le banc des ânes” et mené par le bout du nez de part en part, le diable feignant seulement l’obéissance. Faust se targue bien naïvement de son autorité sur le “Prince de ce monde” qui en réalité le “domine merveilleusement”. Le pacte que Faust signe au terme de sa négociation avec Mephostophiles est une mauvaise transaction et un jeu de dupes. Il n’obtient pas ce qui lui tenait le plus à cœur, l’exaucement de son désir de connaissance et de vérité, c’est-à-dire la réponse sans omission ni mensonge aux questions posées. Mephostophiles est un personnage habile qui n’a rien d’un fantoche. Chaque fois que Faust fait mine de revenir vers Dieu, le diable se fait menaçant : une première fois, au chapitre 10, il lui apparaît “en chair et en os” (leibhafftig), si terrifiant qu’il ne peut pas le regarder en face comme Moïse avec Dieu le père ; une deuxième fois, lorsque son voisin était presque parvenu à le convaincre64. L’empreinte de cette représentation très noire du diable est fortement perceptible chez le duc Heinrich Julius de Braunschweig, polymathe, fin lettré, juriste et architecte, qui écrit ses drames quelques années après la parution du récit anonyme65. On sait qu’il subit l’influence des comédiens anglais qu’il a installés comme troupe permanente à sa cour et qui jouent ses propres pièces66. Mais ce n’est pas à cette source qu’il emprunte ses personnages diaboliques. Parmi les pièces des comédiens anglais figurant dans les recueils publiés en 1620 et 1630, seule une mentionne le personnage

64 Historia von D. Johann Fausten : Text des Druckes von 1587 ; mit den Zusatztexten der Wolfenbütteler Handschrift und der zeitgenössischen Drucke, éd. par Stephan Füssel et Hans Joachim Kreutzer, Stuttgart, Reclam, 2006, p. 28 et 103. 65 Je ne mentionne ici que les contributions les plus récentes sur cet auteur : Helga MEISE, “Narrheit in den Dramen Heinrich Julius’ von Braunschweig-Wolfenbüttel und Lüneburg”, in Jean SCHILLINGER (dir.), Der Narr in der deutschen Literatur im Mittelalter und in der Frühen Neuzeit, Bern, Lang, 2009, p. 171-180. Herbert BLUME, “Herzog Heinrich Julius von Braunschweig und Lüneburg : Renaissancefürst, Theatergründer, Dramatiker”, in Heimatbuch, 58, 2012, Wolfenbüttel, Landkreis Wolfenbüttel, p. 39-52. 66 Cf. notamment Ralf HAEKEL, Die Englischen Komödianten in Deutschland. Eine Einführung in die Ursprünge des deutschen Berufsschauspiels, Heidelberg, Winter, 2004, p. 141 sqq. 132 FLORENT GABAUDE d’un nécromancien, Runcifax Doctor, qui invoque le diable en traçant, comme le veut la tradition, un cercle sur le sol :

Er macht mit den Stecken einen Circul umb sich / schlägt das Buch auff / machet viel Creutze hin und her / nicht lang kömpt des Printzen Diener herauß.67

Les modèles de ses personnages et intrigues diaboliques, Heinrich Julius les trouve essentiellement chez les démonologues contemporains et chez Bartholomäus Krüger, un dramaturge brandebourgeois qui se réfère explicitement à ces derniers, lesquels sauront gré au duc de Brunswick de cette communauté d’esprit : Trevor-Roper note comment l’un d’entre eux, Henning Grosse, remercie Heinrich Julius dans sa dédicace d’avoir contribué à exterminer les sorcières68. Le duc, qui a rédigé l’ensemble de son œuvre théâtrale en trois années à peine, de 1592 à 1594, utilise un petit nombre de composants diaboliques qu’il réduplique, souvent littéralement, d’une pièce à l’autre. Le personnage principal du drame Von einem Buler vnd Bulerin est un noble français, Pamphilus, qui conclut un pacte avec le diable Satyrus, maquillé sous les traits d’un vieil homme69, pour conquérir Dina, une jeune femme de seize ans mariée à un barbon alcoolique. L’amant, surpris par les gardes, est tué dans la bagarre. La jeune femme se suicide. Les diables triomphent parce qu’ils ont réussi à emporter le jeune couple adultérin à peine formé. Tandis que dans la pièce de Hans Sachs Der teuffel mit dem kauffman und den alten weibern et dans l’Historia, le pacte avec le diable est signé de lettres de sang, il est conclu verbalement dans Von einem Buler et validé par deux poignées de mains70. Le diable emporte la dépouille des amants coupables car il n’a pas de sac pour y mettre leurs âmes, précise-t-il avec un comique involontaire, car chacun sait, comme le rappelle Hans Sachs, que le diable n’est intéressé que par les âmes et non par les corps : “Ewer leib solt behalten ir, Allein der seel begeren wir”71. D’une manière générale, le diable

67 Eine schöne lustig triumphirende Comoedia von eines Königes Sohne auss Engellandt und des Königes Tochter auss Schottlandt, in Manfred BRAUNECK/Alfred NOE (éd.), Spieltexte der Wanderbühne, t. 1 : Engelische Comedien und Tragedien (1620), 1970, p. 229. 68 Henning GROSSE, Magica, seu mirabilium historiarum De Spectris Et Apparitionibvs Spiritvvm, Libri II, Eisleben, Bartholomaeus Hörnig, 1597 ; cf. H. R. TREVOR-ROPER, “L’épidémie de sorcellerie en Europe aux XVIe et XVIIe siècles”, in De la Réforme aux Lumières [Religion, Reformation and social change, 1956], trad. Laurence RATIER, Paris, Gallimard, 1972, p. 133-236., ici p. 195. 69 Cf. la didascalie de la sc. 6 de l’acte I : “Immittelst kömpt Satyrus gegangen vnd hat einen Mantel vmbgehenget / das man jhn so balt nicht kennen kan/ in gestalt eines alten Mannes”, Tragoedia HIBELDEHA. Von einem Buler vnd Bulerin / Wie derselben Hurerey vnd Unzucht / Ob sie wol ein zeitlang verborgen gewesen / gleichwol entlich an den tag kommen/ vnd von GOtt grewlich gestraffet worden sey, Wolfenbüttel, 1593, p. D ; également in Die Schauspiele des Herzogs Heinrich Julius von Braunschweig, Stuttgart, Bibliothek des litterarischen Vereins, 1855, p. 217. 70 C’est également le cas dans la pièce de Heinrich Julius publiée à titre posthume, Der Fleischhawer. 71 H. SACHS, Werke, t. 3, p. 4. PROTÉISME DU DIABLE DANS LE THÉÂTRE ET LA PUBLICISTIQUE 133 ne fait, dans les pièces de Heinrich Julius, que des apparitions sporadiques mais tonitruantes, en dehors des scènes de pacte (ici : I, 7) où il se fait enjôleur. Les persécutés sont en proie à d’affreux tourments qui les font aspirer à une mort cataclysmique et itérative d’une pièce à l’autre72. Pour mettre un terme à sa souffrance, Dina se tranche la gorge. Le diable surgit auprès de ceux qui désespèrent et ont des pensées suicidaires ou passent à l’acte73. Les diables fossoyeurs jubilent comme le Mordteuffel de Krüger en emportant leur butin, non sans l’agrandir au passage :

Hoho / das ist recht/ Hoho / das gefellt mir wol/ Hohoho / der posse ist mir angangen/ Hohoho / das heist / gehe in die Kirchen/ vnd sihe nach schönen Weibern. Hohoho / las sehen / Gehe noch Gassasen / vnd tantze Galliardt. Hohoho / Du hast je immer geklaget / wie dein Herz so gewaltig von liebe brennete / Warte nur / es sol dir im Hellischen Fewer besser brennen: Die Teuffel tragen die Todten abe / vnd jauchtzen / vnd seind lustig auff ihre arth / Den Wechter nhemen sie auch mit / vnnd saget Satyrus weiter : O du bist auch ein alter Ehebrecher / Du bist auff die Bulschafft gangen / Ich will dich auch mit nhemen / Dann aller guten dinge müssen Drey sein.74

Le drame Der Ungeratene Sohn75 met en scène le personnage de Néron, hanté par ses nombreuses victimes, qui invoque les diables pour en finir avec lui. Ceux-ci, une nouvelle fois au nombre de trois, en miroir négatif de la sainte trinité que l’auteur convoque en conclusion de ses épilogues, ne surgissent qu’à la fin, sans mot dire, mais dans des hurlements terribles pour disparaître aussitôt en emmenant le criminel avec eux, lequel, comme les personnages repentants des autres drames, “beugle comme un bœuf” :

Nero : O Erde/ thue dich auff/ vnd verschlinge mich/ O jhr Berge/ fallet vber mich/ O jhr Winde/ führet mich hinweg/ O jhr Wasser/ kommet vnd erseuffet mich / O jhr Beume / fallet auff mich / vnd schmeisset mich zu bodem. O Feuwr/ so Sodoma vnd Gomorrha verzehret hat / falle auff mich. Gehet krümmet vnd windet sich/ vnd stellet sich grewlich an / brüllet wie ein

72 Cf. scène V, 7 : “O ihr Berge fallet vber mich/ vnd bedecket mich/ Ach/ das die Erde sich auffthete/ vnnd mich verschlünge”, Von einem Buler vnd Bulerin, p. F v. 73 Dans Der Fleischhawer, le boucher Matz, chassé de la ville, dépouillé de tous ses biens, songe à se suicider. C’est le diable qui lui suggère de voler quatre vaches et un cheval et de les vendre au marché du bourg voisin. 74 Von einem Buler vnd Bulerin, ibid. 75 Tragödia Hiehadbel. Von einem Vngeratenen Sohn/ welcher vnmenschliche vnd vnerhörte Mordthaten begangen/ auch endlich neben seinen mit Consorten ein erbärmlich schrecklich vnd grewlich ende genommen hat, Wolfenbüttel, Horn, 1594. 134 FLORENT GABAUDE

Ochs / fellet zu […] Brüllet wie ein Ochse / vnd schreyet gar laut. O jhr Teuffel/ kompt vnd holet mich/ Dann ich bin doch ewer. O jhr Teuffel / kompt vnd helffet mir der quale abe / Dann ich will mit ins Thal Josaphat / Dahin ich Citiret bin. O kompt baldt / vnd macht nicht lange zu. Die Teuffel kommen mit grossem grewlichen geschrey / vnd führen ihn hinweg.76

Dans le drame Von einer Ehebrecherin, l’héroïne dénommée Scortum est confondue involontairement par son amant. Le mari sombre dans la folie et la femme désespérée se pend avec l’aide du diable. Dans cette pièce, ce dernier s’adresse directement au public comme dans une harangue en chaire. Ceux qui, comme la femme adultère, ont “servi le diable”, l’appellent à la rescousse. Le diable est celui qui châtie, mais aussi celui qui sauve d’une certaine manière les criminels en les libérant de leurs tourments. Le suicide assisté est le moyen pour la femme adultère comme pour Néron d’échapper au remords qui les ronge. Une seule fois, dans la première version non publiée d’une série de pièces sur les aubergistes, Von einem Wirthe, le diable fait preuve de clémence. L’aubergiste malhonnête est certes transi de peur lorsque le diable qu’il a imprudemment convoqué découvre devant lui sa vraie nature hideuse avant de le rouer de coups, mais il se repent, promet de s’amender et sa prière fait plier le diable.

76 Ce passage est emprunté à Bartholomäus KRÜGER (qui lui-même démarque le Regentenbuch de Georg LAUTERBECK, Leipzig, 1559, Das Fünffte Theil: Von bösen und falschen Richtern/ und derselben straffe. Das Vierdte Capitel, p. 230), Spiel von den bäurischen Richtern, p. 122 : “Ich habe dir gedient bisher, Derhalben bit ich mechtig sehr, Du wolst mich holen in der eyl, Denn ich bin dein mit gantzem heil. Als ich den Landsknecht gar verdampt Zum todt, da heischt er uns allsampt In Josaphats thal vor gericht, Dahin will ich jm kommen nicht.” On le retrouve également dans une autre tragédie de Heinrich Julius sur le même thème que le drame de Krüger, la corruption de la justice : Von einem ungerechten Richter (1592), in Die Schauspiele des Herzogs…, p. 832 : “O Todt, O Todt jhr Teuffel all, Kompt halt helfft mir aus dieser Qual, Kompt, kompt geschwindt, verzieht nicht lang, Wie ist mir jetz so weh und bang. Ich wil nicht ins Thal Josaphat, Dahin mich jte citiret hat Der alte fromme trewe Man, Den ich unschuldig Richtenlahn.” PROTÉISME DU DIABLE DANS LE THÉÂTRE ET LA PUBLICISTIQUE 135

Les pièces de Heinrich Julius non publiées de son vivant, Der Fleischhawer77 et Von einem Wirthe, sont des pièces hybrides hésitant entre la comédie et la tragédie. La tragédie Der Fleischhawer, à laquelle la critique ne s’est guère intéressée, met en scène successivement le personnage comique du théâtre ambulant, sécularisation du diable des mystères, et la figure terrifiante d’un diable justicier omnipotent ; cette co-présence ne fait pas bon ménage, quoique l’on rencontre également fous et diables dans la pièce prolixe de Renward Cysat. Cette pièce du duc de Braunschweig se présente d’abord comme une comédie de mœurs réaliste sur les dérives mercantiles et la prévarication des édiles municipaux (actes I à III) qui bascule abruptement dans le fantastique lorsque le boucher malhonnête s’allie avec le diable et se transforme en voleur de bétail (actes IV et V). Cette incongruité s’explique par le fait que Heinrich Julius, dans la première partie, exprime ses préoccupations ducales de législateur – les convergences textuelles entre le drame et les normes tatillonnes qu’il édicte en matière de police municipale pour la ville de Wolfenbüttel l’attestent78 – et qu’il puise les matériaux de sa deuxième partie dans des sources parénétiques et littéraires. Heinrich s’inspire de l’Historia du Dr. Faust dont, outre le motif du pacte, il reprend aussi l’épisode de l’homme d’église qui tente en vain d’amener le héros à résipiscence (scène V, 2). Mais la trame de l’intrigue diabolique qui constitue la deuxième partie de la pièce est, pour l’essentiel, issue d’une anecdote de la littérature d’édification déjà dramatisée par Bartholomäus Krüger dans son Spiel von den bäurischen Richtern und dem Landsknecht79. La pièce offre un remarquable condensé littéraire de ce qui constitue le paradoxe même du règne de Heinrich, voire au-delà, de l’absolutisme ducal de Wolfenbüttel : le mélange singulier de modernisation proto-étatique administrative, juridique et artistique et de régression idéologique et sanguinaire qui se traduisit par une virulence extrême dans la chasse aux sorcières80. Les deux derniers actes du drame voient l’accomplissement tragique de la vengeance du diable dans une configuration analogue à celle de Krüger. Les

77 Der Fleischhawer (pièce écrite vers 1593), in Schauspiele des Herzogs…, p. 735-795. 78 Herzog Heinrich Julius BRAUNSCHWEIG-WOLFENBÜTTEL, Fürstliche Privilegia, Statuta und Ordnungen der Heinrichstadt, Heinrichstadt, 1602. Cf. Florent GABAUDE, “Der literarische Beitrag des Herzogs Heinrich Julius von Braunschweig zur Verhöfischung des Theaters und zur Sozialdisziplinierung”, communication au colloque “Dichter und Lenker. Die Literatur der Staatsmänner, Päpste und Despoten vom 16. Jahrhundert bis in die Gegenwart”, Universität Augsburg, 2012 (à paraître). 79 Le titre complet est : Ein Newes Weltliches Spiel / Wie die Pewrischen Richter / einen Landsknecht unschuldig hinrichten lassen / Und wie es ihnen so schrecklich hernach ergangen / Welche Geschicht vom Schleidano im Regentenbuch beschrieben wird. Allen Richtern / Scheppen und sonsten jedermenniglichen ein Exempel / das unser Herr Gott / das unschüldig Blutvergiessen nicht ungestraffet lassen will. 80 Cf. TREVOR-ROPER, “L’épidémie”, p. 198 : “Les princes les plus prompts au massacre des sorcières étaient aussi les défenseurs les plus cultivés du savoir de leur temps. […] Dans ses pièces, il [Heinrich Julius de Brunschwig] traitait avec onction du devoir moral pour les princes de brûler les sorcières”. 136 FLORENT GABAUDE fonctionnaires indélicats sont châtiés l’un après l’autre. Le magistrat municipal corrompu chargé du marché est puni par là où il a péché, pris de violentes douleurs abdominales pour avoir mangé la viande indûment perçue en récompense de sa complicité ; il est emporté le premier, après avoir imploré l’assistance des diables pour mettre fin à sa douleur (acte IV, sc. 3). Matz, le boucher et voleur de bétail, est pendu (V, 3), le bailli est pris de remords et frappé par la foudre (V, 4), tout comme le juge paysan dans la pièce de Krüger. Les trois diables (Sathan, Amodeus et Cacos) font à nouveau trois victimes, tandis que, dans le modèle de Heinrich Julius, le diable emporte quatre juges de village déshonnêtes qui ont fait condamner à mort par pure cupidité un lansquenet innocent. Krüger cite sa source narrative à laquelle il reste très fidèle, le Regentenbuch de Georg Lauterbeck, lequel traduit lui-même une histoire relatée dans les Convivalium sermonum de Johann Gast81. Un an après leur sentence inique, les quatre juges connaissent une fin tragique. Le premier, Cuntz, est abattu par la foudre dans son champ, le second est tué par l’épée au cours d’une rixe entre joueurs de cartes82, le troisième pendu. Quant au dernier, à l’article de la mort, il supplie le diable auquel il s’est voué, d’emporter son âme. Le diable apparaît, ainsi que chez Heinrich Julius par la suite, comme l’exécuteur terrestre de la justice divine. La tonalité générale de la pièce de Krüger est avant tout sérieuse et illustre d’une manière paradigmatique les trois principaux rôles du diable prémoderne : tentateur, moralisateur et persécuteur. Le diable spécialisé Mordteuffel intervient dans trois scènes de l’acte II, d’abord comme tentateur pour encourager les juges à pendre le lansquenet afin de se partager les quelque trois cents couronnes promises par le moine Quirinus83 ; puis à nouveau, deux scènes plus loin, pour mettre en garde les juges contre les représailles certaines du lansquenet pour le cas où on lui laisserait la vie sauve84. Le diable intervient toujours en aparté, invisible aux yeux des personnages auxquels il insuffle des pensées criminelles. Enfin, dès la scène suivante, il se transforme en prédicateur et commentateur ad spectatores en délivrant dans la réplique liminaire un message parénétique qui vise explicitement l’auditoire et, dans la réplique conclusive, l’annonce des châtiments à venir et la morale proverbiale “Bien mal acquis ne profite jamais” :

Das Geld sol jhr verderben sein, Welchs sie vom Landsknecht namen fein. Es sol jhnen in keinen dingen Gar groß nutz oder frommen bringen.85

81 Johann GAST, Convivalium sermonum tomus secundus, Bâle, Buch V, Kap. 4, p. 126. 82 Cela donne à l’auteur l’occasion d’une réprobation morale de l’intempérance et du jeu : “Das Spiel hat sie darzu getrieben” (KRÜGER, Spiel, v. 1423, p. 77). 83 Ibid., acte II, sc. 2, p. 43-44. 84 Ibid., acte II, sc. 4, p. 52. 85 Ibid., acte II, sc. 5, p. 58. PROTÉISME DU DIABLE DANS LE THÉÂTRE ET LA PUBLICISTIQUE 137

Heinrich Julius s’inscrit entièrement dans cette veine et démarque plusieurs scènes et répliques de son modèle : l’accusation, les aveux de Matthias, la lecture de la sentence par les greffiers qui ordonnent la mort par pendaison. Comme le maire et Merten Fressebier, condamné pour avoir volé des chevaux, devant le moine ou le bourreau, Matz, l’ex-boucher et voleur de vaches de Heinrich Julius, se refuse au seuil de la mort à confesser ses fautes devant le prêtre et à implorer la clémence divine et, au contraire, ironise (cf. le tableau comparatif en annexe 2). Ce qui oppose essentiellement la pièce de Krüger à sa reprise partielle par Heinrich Julius, c’est la disparition chez le second des éléments de comique grotesque que nous avons déjà rencontrés chez d’autres dramaturges. Cela est déjà manifeste chez Krüger dans les noms donnés aux jurés paysans : Cuntz Kachellofen, Merten Fressebier, Fritz Spülebacke, Blasius Bundschuh, Marr Saurkohl, Matz Haberstroh. L’auteur fait également preuve d’humour en choisissant de prêter à son homonyme, le tavernier (Krüger en allemand du nord) au nom prédestiné, et à son épouse Brigitta des propos pleins de bon sens et de moralité. Avec l’acte III débute la mise en musique et en danse du châtiment dont le diable est le maître de cérémonie. Il entraîne ses cibles dans une ronde à quatre temps, à la fois métaphorique et réelle, dans le droit fil des danses macabres de la fin du moyen âge :

Dem ersten hab ich nun gelohnt, Der andern wird auch nicht verschont, Sie müssen all an diesen tantz, Sonst wird er wol so bald nicht gantz. Ich will mit sie herumher springen, Das man darvon sol sagn und singen. Dieweil sie den zu Grab beleiten, So will ich ihn das Beth bereiten, Darauff sie alle sollen sterben Und ewiglich die Hell ererben. Der Tantz wird sich nun erst recht heben, Den einen bring ich hie umbs leben. Derhalben ich will bleiben stan, Die Gasterey mit schauen an.86

A la scène 5 de l’acte III, le diable exulte et entonne son chant de victoire :

Hoscha, wie frewe ich mich, Juchey, Uber den handel, hoppapey. Herumb, herumb, und widerumb, Ich bitt dich all mein tage drumb. Hohoy ihr Gsellen all heran, Und springt mit mir auff diesen plan. Wie han wir solche hübsche beut Auff diesen tag bekommen heut. Der freuden bin ich doch so voll, Ich weiß nicht was ich machen soll.

86 Ibid., acte III, sc. 1, p. 64. 138 FLORENT GABAUDE

Ihr Gsellen folget all hernach, Tantzt, singt und springt bey dieser sach.

Cet intermède musical ponctue chaque nouvelle victoire du diable et sert de leitmotiv après la punition des autres malfaiteurs. Les démons enrôlent de force dans cette danse grotesque, macabre et jubilatoire à la fois, les deux derniers damnés, le voleur de chevaux et le curé, et les forcent à entonner leur rengaine diabolique.

Les différents visages du diable dans le théâtre de Jakob Ayrer

Jacob Ayrer, également influencé par les spectacles des comédiens anglais à Nuremberg, a écrit de 1593 à 1604 plus de cent pièces de théâtre, dont 69 ont été conservées, mais aucune n’a jamais été jouée. Son œuvre dramatique a été publiée seulement en 1618 à Nuremberg87. Avec cet auteur, le diable retrouve partiellement la bonhomie qu’il avait chez son prédécesseur Hans Sachs. Il apparaît tantôt comme figure comique, tantôt comme figure menaçante. La sorcière-entremetteuse est à même de le tenir en respect par ses sortilèges. Mais son pouvoir sur les pécheurs est total, y compris sur le pape et le clergé catholique. En revanche, le diable Runcifal dans la comédie de la belle Sidea n’a guère d’influence, sans être pour autant un personnage ridicule88. Dans la Comedia von einem alten Buhler, comme chez Sachs, ce sont des hommes qui se déguisent en diable pour punir ici un vieillard lubrique, là un mari jaloux. Ces exemples montrent une gamme étendue de l’usage scénique du diable. La Comedia von einem alten Buhler est la punition comique d’un vieil usurier lubrique qui a jeté son dévolu sur une jeune femme. Elle fait semblant de céder à ses désirs et lui demande de se faire transporter par son valet jusqu’à son domicile nuitamment et incognito dans un sac de farine pour ne pas éveiller la curiosité maligne des voisins. Le jeune noble et son laquai se déguisent en diables pour l’obliger à restituer la propriété extorquée au châtelain endetté. Celui-ci sera puni à son tour de son agression à l’encontre du vieil homme. Dans la scène comique de déguisement, Usurarius, qui tremble avec son valet à la vue du prétendu diable, se signe pour l’éloigner.

87 Je renvoie aux dernières études publiées sur cet auteur : Christine BARO, Der Narr als Joker : Figurationen und Funktionen des Narren bei Hans Sachs und Jakob Ayrer, Trier, Wiss. Verl. Trier, 2011 ; Andrea GRAFETSTÄTTER, “Foreign Culture in a Foreign Town. The Nuremberg Poet Jakob Ayrer and the Reception of Sixteenth-Century English Comedy Plays in Germany”, in Andrea GRAFETSTÄTTER (dir.), Islands and cities in medieval myth, literature, and history : papers delivered at the International Medieval Congress, University of Leeds, in 2005, 2006 and 2007, Frankfurt/Main, Lang, 2011, p. 153-178. 88 Jakob AYRER, Comedia von der schönen Sidea, wie es ihr biss zu jrer Verheüratung ergangen, in Dramen, éd. par Adelbert von Keller, Stuttgart, Bibliothek des Litterarischen Vereins, 1865, t. 4, p. 2177-2224. PROTÉISME DU DIABLE DANS LE THÉÂTRE ET LA PUBLICISTIQUE 139

A l’instar de l’Historia du Dr Faust et de Krüger89, Ayrer se moque des rites superstitieux catholiques :

O schweig ! halt vest vnd hab kein zweiffl Vnd mach das heilig Creutz für dich ! Deßgleich will ich machen für mich, So kann dir der Teuffel nichts thon.90

La Comedia von der schönen Sidea, wie es ihr biss zu jrer verheüratung ergangen est inspirée de la Tempête de Shakespeare. Le prince de Lituanie Rudolf, battu par ses ennemis et condamné à l’exil, convoque le diable Runzifall qui entre à son service. Mais les pouvoirs de ce dernier sont bien piètres. Il suffit à la princesse Sidea de lui administrer un coup de sceptre magique sur la bouche pour le condamner au silence ; le diable s’éloigne piteusement jusqu’à ce que le roi le libère de son sort. La pièce contient aussi une danse du diable au son du chalumeau du meunier91. Le diable du jeu de carnaval Fassnachtspil, wie der Teufel einer Bulerin jhr ehr vor jhren Bulern hütet, biss jhr Ehemann wider kommt92 n’est pas le diable tentateur mais, comme le précédent, celui qui défend la moralité. Il chasse les prétendants de la belle et jeune épouse, la contraignant ainsi à la fidélité conjugale. Ce diable se montre somme toute bienfaisant malgré l’effroi que suscite son irruption terrifiante et ignivome décrite dans la didascalie : “Lucifer, der Teufel, laufft ein, speyt Feur auß vnnd ist sehr schröcklich. Mercator macht das Creutz für sich, wil davon lauffen”93. En revanche, la représentation du diable dans le jeu de carnaval Von einem Pfaffen, der den Teufel beschwern wolt, dass er ihm sein köchin nicht hinführn solt94 tranche avec celle des autres pièces de Jakob Ayrer. Alors que les précédentes s’inscrivent dans l’héritage nurembergeois et véhiculent, à l’instar de Hans Sachs, une image populaire d’un diable plus débonnaire que dangereux, cette pièce participe bien davantage du discours démonomaniaque dominant, tel que nous avons pu l’observer chez Heinrich Julius. La raison tient à la source de l’intrigue, une nouvelle sensationnelle relatée dans une feuille volante diffusée après 155095 (fig. 4) et reprise dans la littérature

89 Le moine tente en vain de résister en invoquant son ministère divin : il se signe et veut chasser le démon au moyen d’une formule d’exorcisme qui reste sans effet : “Quirinus creutziget sich : Sancta Maria, Teuffel weich. Sathan : Nein, du gehörst in unser reich. Quirinus : Weich schnell, ich bin ein heilig Man” (Krüger, Spiel, p. 127). 90 J. AYRER, Comedia, t. 4, Stuttgart, 1865, p. 2244. 91 Ibid., p. 2211. Cf. aussi dans la Comedia von einem alten Buhler, la ronde des personnages scélérats autour du pseudo-cadavre du vieil usurier. 92 Ibid., p. 2673-2700. 93 Ibid., p. 2690. 94 Fassnachtspil, von einem Pfaffen, der den Teufel beschwern wolt, dass er ihm sein köchin nicht hinführn solt, ibid., p. 2701-2723. 95 Heinrich WIRRI, Ein wunderbarliche warhafftige seltzame geschicht/ von einem Pfaffen und seiner Kellerin/ Wie sie jm der Teufel angesicht seiner augen hinweg füre. Ordentlich beschriben in reimens weiß/ und zü einer warnung allen frommen Mägdten oder töchteren (vers 1550-1555), in Wolfgang HARMS et Michael SCHILLING, Deutsche illustrierte Flugblätter des 140 FLORENT GABAUDE parénétique, par Fincelius et Hondorff96, comme exemplum d’une infraction au Deuxième Commandement (“De postestate satanae ; Exempel von der boßheit vnnd gewalt Satane”)97. Dans la pièce, il est question d’une jeune femme éconduite par son amoureux qui, par dépit et pour échapper au mariage avec un vieillard lubrique, consent à la proposition intéressée d’une entremetteuse qui la met entre les mains d’un jeune curé. Le déroulement de l’intrigue rejoint ensuite le récit de la feuille volante qui narre la mésaventure d’une jeune fille désargentée en quête d’un bon mariage. L’idée de l’entremise matrimoniale est interpolée par Hondorff, par ailleurs fidèle à Fincelius (cf. annexe 3). L’une et l’autre jeunes femmes sont tentées par cette union réprouvée par la morale et la société, mais font part de leurs préventions et de leur crainte de se voir emportées par le diable. Elles se laissent convaincre par les perspectives matérielles et les arguments fallacieux du curé qui invoque l’autorité de son ministère. S’ensuit la scène de confrontation entre le diable et le curé qui se solde par le triomphe du premier. Chez Ayrer, la sorcière, affidée du démon, joue le rôle de la tentatrice tandis que le diable est le justicier. Dans la littérature protestante, le curé est un personnage négatif de part en part : c’est lui qui est responsable du dévoiement de la jeune fille et non l’inverse, comme ce pouvait être le cas dans des sources plus anciennes. Ainsi dans les lettres anonymes d’un prêtre séculier de Meissen, Epistola de miseria Curatorum seu Plebanorum, la gouvernante est citée parmi les tentateurs diaboliques des curés de campagne : “Tertius dyabol[us] est coca tua … per quam habes tot tentationes”98. Ce texte de 1439 (ou 1489) sur les sept périls qui menacent les prêtres a été réédité et préfacé par Luther en 1540, puis publié dans une version bilingue par Johann Gottfried Zeidler en 170199. Le troisième chapitre est un plaidoyer pour le mariage des prêtres. La simple allusion de l’abbé à la

16. und 17. Jahrhunderts : Die Sammlung der Zentralbibliothek Zürich, Teil 1: Die Wickiana (1500-1569), Tübingen, Niemeyer, 2005, t. 6, pl. 68. 96 Hiob FINCEL, Wunderzeichen : Wahrhafftige Beschreibung und gründlich verzeichnus schrecklicher Wunderzeichen und geschichten, die von dem Jar an M. D. xvij. bis auff jetziges Jar M. D. Lvj. geschehen und ergangen sind nach der Jarzal, Frankfurt/Main, Thomas Rebart, 1566, Teil 2: Der ander teil Wunderzeichen, p. Y ; repris par A. HONDORFF, PROMPTVARIVM EXEMPLORVM, p. 69. 97 La recherche ne mentionne pas cette origine. Jusqu’à une époque très récente, les corpus non littéraires, notamment médiatiques, n’étaient guère pris en compte. Wilibald WODICK note simplement : “Die reichhaltige Teufelsliteratur seiner Zeit wird Ayrer wohl auch zum Teil gekannt haben” (Jakob Ayrers Dramen : in ihrem Verhältnis zur einheimischen Literatur und zum Schauspiel der englischen Komödianten, Halle, Niemeyer, 1912, p. 35). 98 Epistola de miseria curatorum seu plebanorum, éd. par Pierre POULHAC pour Denys ROCE, Paris, 1495-1496, p. Aii. 99 “Tertius Diabolus, Est Coca, tua domina, per quam habes tot tentationum stimulos, quot in capite geris capillos, nunquam fidelis, semper pigra, in cunctis rebellis” ; “Der dritte Teufel ist die Köchin/ deine gnädige Fraw/ von welcher du hast so viel Stachel der Anfechtungen/ als du Haar auf deinem Heubte hast. Sie ist nimmer trew/ immer faul/ in allen Dingen widerspenstig”. Johann Gottfried ZEIDLER, Neun Priester-Teuffel, Das ist ein Send-Schreiben, Vom Jammer, Elend, Noth und Qual der armen Dorff-Pfarrer, wie sie von ihren Edelleuten, Küstern, Köchinnen ..., Halle, Renger, 1701, p. 13-14. PROTÉISME DU DIABLE DANS LE THÉÂTRE ET LA PUBLICISTIQUE 141 damnation infernale100 devient l’épicentre de la feuille volante. Dans le jeu de carnaval de Jakob Ayrer, le curé sera sauvé en se convertissant au protestantisme tandis que sa concubine ira en enfer101.

Conclusion

Dans sa somme sur La Peur en Occident, Jean Delumeau écrit : “En schématisant, on peut dire qu’à cette époque – et encore longtemps après – ont coexisté deux représentations différentes de Satan : l’une populaire ; l’autre élitique, celle-ci étant la plus tragique. On devine la première à travers des dépositions dans les procès et des anecdotes rapportées par des humanistes et des hommes d’église”102. Carlo Ginzburg soutient aussi qu’il a existé un diable populaire procédant de divinités anciennes, d’une culture polythéiste encore sous-jacente dans les régions de montagne et les campagnes reculées où furent fortement persécutées les sorcières103. La culture dirigeante, dès la fin du moyen âge, a systématisé ces croyances populaires pour forger un artefact, une image terrifiante du diable que seule la puissance de la foi et des anges peut écarter ou terrasser. Mais, dans la tradition dramaturgique notamment, les deux représentations du diable continuent de coexister, celle du diable impérieux et hostile opposé à la figure burlesque d’un diable enjoué et débonnaire, parfois pusillanime ; car le diable et le théâtre assouvissent ce que Ernst Bloch appelle le “besoin mimique” de l’homme “intimement lié au plaisir tentant de la métamorphose”104. L’attitude contrastée des réformateurs Luther et Melanchthon à l’égard du diable, qu’alternativement ils redoutent et bagatellisent, se reflète dans les drames protestants. Selon Luther, l’homme, au fond, ne doit pas craindre le diable, ce qui justifie son traitement comique, l’humour étant aussi une façon de le désarmer. Hans Sachs apprivoise également le diable, quelqu’effrayante que soit son apparence105. L’humanisation et la sécularisation du diable au cours de la première modernité est le résultat d’un processus complexe et contradictoire où l’on tend à dépasser le clivage entre le diable infra-humain des “subalternes” et le diable surhumain et désincarné des théologiens.

100 “O quantum dedecus, Inde populus incidit damnationis periculum, unde deberet sumere bene uiuendi exemplum” ; “Die den Leuten sollte gute Exempel geben/ führen sie des geraden Weges zur Höllen”, ibid., p. 23-24. 101 Le thème appartient à la littérature satirique des clercs : Paul OLEARIUS, De fide concubinarum in sacerdotes : Questio accessoria causa ioci et vrbanitatis in quodlibeto Heidelbergensi determinata/ quibusdam nouis additio[n]ibus denuo illustrata, Nürnberg, Huber, s. d. (env. 1505), p. Bij. 102 J. DELUMEAU, La Peur en Occident, p. 240. 103 Carlo GINZBURG, Le sabbat des sorcières (1989), Paris, Gallimard 1992. 104 Ernst BLOCH, Das Prinzip Hoffnung, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1973, t. 1, p. 488. 105 Cf. H. SACHS, Von dem teuffel, dem die hell will zu eng werden, in Werke, t. 3, p. 586. 142 FLORENT GABAUDE

L’omniprésence du diable dans la vie quotidienne, chez Luther notamment, crée une familiarité et une quasi connivence à tel point que Luther peut deviser avec lui ou lui jeter son encrier à la figure. En ce sens, la démultiplication des diables particuliers porteurs de vices (Lasterteufel)106 et l’inflation des histoires diaboliques dans la seconde moitié du XVIe siècle ont un double effet paradoxal de paroxysation de l’“idée fixe” et de banalisation de la figure du diable. Au théâtre, la dangerosité du diable est en raison inverse de sa présence scénique. Plus il se manifeste et s’exprime et plus il devient un personnage comme un autre, plus, en somme, il s’humanise. Nous avons montré comment au cours des dernières décennies de ce siècle, en particulier chez Heinrich Julius von Braunschweig, le diable s’incarne et s’humanise jusqu’à l’inhumanité. Tapi dans l’ en observateur des agissements humains, il surgit dès qu’on le convoque, même par boutade, scrute et guide les gestes criminels ou suicidaires, sa fonction étant à la fois de pousser au crime et de “surveiller et punir”, d’être tout à tour l’instigateur et le pourfendeur du vice. Avant l’avènement de la modernité proprement dite, le théâtre jésuite et la tragédie silésienne marqueront l’aboutissement – provisoire – de ce processus continu d’intériorisation du Mal au cours de ce qu’il est convenu d’appeler le “long moyen âge”107. D’abord externalisé par la croyance au diable, responsable du péché originel et de tous les crimes ou catastrophes naturelles, le Mal s’est de plus en plus incarné, dans les Narren redevenus Teufel (puis Hasen) dans la période de confessionnalisation et de disciplinarisation sociale proto-absolutiste, dans les sorcières des feuilles volantes illustrées et de la comédie ou bien dans les tyrans et les intrigants des Trauerspiele, avant d’être subsumé, à partir du XVIIIe siècle, à la conscience individuelle108.

106 On n’en décompte pas moins de quarante dans les écrits de Luther : cf. Luthers Werke, 2007, t. 72, p. 781. 107 Au XVIIe siècle, l’écart se creuse entre la littérature canonique et une littérature “populaire”, celle des prédicateurs (cf. Predigtmärlein der Barockzeit, éd. par Elfriede MOSER- RATH, Berlin, de Gruyter, 1964) et des compilateurs (Eberhard Werner Happel, Johannes Praetorius) qui continue à véhiculer les histoires diaboliques du siècle de la Réforme. 108 Déjà, avec les satiristes Christoph SCHORER (Der vnartig teutscher Sprach-Verderber, 1643 ; Mann-Verderber, 1648) et Christian WEISE (Die drey Haupt-Verderber In Teutschland, 1671), les diables et autres fous cèdent le pas aux “corrupteurs”. PROTÉISME DU DIABLE DANS LE THÉÂTRE ET LA PUBLICISTIQUE 143

Annexe 1 : Andreas Hondorff, PROMPTVARIVM EXEMPLORVM. Das ist: Historien vnd Exempelbuch/nach ordnung vnd Disposition der heiligen Zehen Gebott Gottes…, Frankfurt/Main, Peter Schmidt, 1572, p. 75.

Alexander Sextus pestis maxima.

Dieser Bapst Alexander der 6. Als er ein Cardinal was/ vnnd Tag vnd Nacht trachtet/ wie er möchte Bapst werden/ hat er sich auff die Teufflische schwarze Kunst begeben/ dardurch er möchte wissen/ ob ihm sein fürnemen geraten würde oder nicht. Also ist er letzlich durch einen Schwartzkünstler dahin bracht worden/ daß er dem Teuffel bewilliget zugehorsamen/ so fern er ihm sage/ was er von jhm begeren würde/ ward auch begert/ wenn vnnd wo/ vnnd in was gestalt er jhm erscheinen/ vnnd mit jhm handeln solte. Nemlich/ in gestalt eines Protonotariens. Also kam zu jhm der Teuffel auff bestimpten tag in eines Protonotariens gestalt/ vnnd zeiget jhm an wer er were/ vnnd erbot sich jhm zusagen/ gewislich was er würde fragen/ Da fragt er den Teuffel/ ob er würde Bapst sein? Antwort er/ Ja/ Fraget weiter wie lange er würde Bapst sein? Da gab der Teuffel ein solche antwort/ Das Alexander verstunde achtzehen jar/ vnnd was aber nur eilff Jar vnnd acht Monat Bapst. Als nun der vorige Bapst starb/ ward Alexander Bapst/ also vons Bapstumbs wegen genandt. Nach den eilff Jaren war er kranck/ schickt seinen Diener einen/ dem er am aller besten trawet/ hienauff in sein Gemach/ daß er jhm ein Büchlein holen solt/ das auff dem Tische lag (war voller schwartzer künste/ wolt es brauchen zuerfahren/ ob er gesundt werden möchte oder nicht.) Da der Diener hienauff kam/ die Thür auffthat/ fand er den Teuffel in des Bapsts Stuel sitzen/ in Bepstlicher bekleidung vnnd Pomp/ also daß er sehr erschrack/ zeigets dem Bapst an/ Vnnd auff des Bapst anhalten must er wieder hienauff vnnd erfahren/ ob er jhn noch also sitzend fünde. Also fand er jhn noch/ wird von jhm gefraget/ was er da schaffen wolle? Gibt der Diener antwort/ Er solt dem Bapst dis Büchlein holen/ Darauff spricht der Teuffel/ Was sagstu von Bapst? Ego Papa sum, Ich bin Bapst. Als dieses der Diener dem Krancken Bapst saget/ Ist er sehr erschrocken/ vnnd hat die sache anfahen zu mercken/ wo sie hienaus wollte/ hat sich derhalben in die jnner Kammer heissen tragen/ Gleich darnach kömpt der Teuffel in gestalt eines Postens/ an die hinterthür der Kammer/ Kloppft ungestümlich an/ vnnd ward eingelassen/ kömpt zum Bapst für das Bette/ vnnd zeiget jhm an/ die Jar sind aus/ er sey jetzt sein/ müsse mit jhm daruon. Da hat sich ein zanck zwischen jhn erhaben [erhoben]/ aus welchem die umbstender wol kundten verstehen/ daß sie von der zahl der Jaren gekempfft haben/ Der Teuffel aber hat jhm erst die zahl recht ausgeleget/ vnnd daruon gangen. Baldt darnach hat auch der Bapst/ der Vicarius Christi/ vnnd Seule der Christenheit/ den Geist auffgeben/ mit dem Teuffel zur Hellen gefahren. Es hat dieser Bapst Alexander einen Son gehabt/ vnnd eine Tochter/ die hat geheissen Lucretia/ die hat er der Vatter beschlaffen/ vnnd hat sie der Bruder auch beschlaffen. Es hat auch der Vatter mit derselbigen seiner Tochter nacket getantzet/ Von dieser Bepstlichen keuscheit sind zwene Verß gemacht worden/ also lautende:

Conditur hoc tumulo Lucretia nomine, sed re Thais, Pontificis filia, Sponsa, nurus.

Das ist/ Lucretia hier begraben leit/ Thais die Huer vbertreffent weit Weil sie den Vatter noch Bruder gscheut. 144 FLORENT GABAUDE

Annexe 2 : Comparaison des deux pièces de Bartholomäus Krüger et de Heinrich Julius

Spiel von den bäurischen Richtern, Der Fleischhauer, V, 2, v. 2040-2043, p. 108 V, 1, p. 790 Fabian (der Hencker) : Herr Richter mag ich SCHARFFRICHTER. Her Richter jch frage, ob treten fort, jch meine Klage gegen einen Matthias Und jn anklagn an diesem ort? fleischawer genant moge vorbringen. Iudex. Es sol dir ja vergünnet sein, RICHTER. Es ist dir erlaubtt. Magst neher zu uns treten hrein. p. 108 p. 791 Fabian. SCHARFFRICHTER. Her Richter jch klage an Ich klag den armen Sünder an, diesen jegenwertigen Matthias fleischawer zu Der wider alle recht gethan, Leib vnd leben zu haut zu har wie er gehett vnd stehet vnd mitt alle dem was er vmb vnd an hatt Zu hals, zu bauch, zu fleisch und blut, das er habe gehandelt wider Gott vnd wider das Welchs ist sein höchstes pfand und gut, siebende gebott vnd bitte, das er moge dahin Nach meiner Herren ernst befehl, geballten werden, seine vbelthat auff welcher Und Gott ergeb ich seine Seel. ehr betroffen, auch selber schon bekannt, nochmals hir vor jdermennigh moge außagen damitt also jdermenniglich wißen möge, aus was vrsach er an diesen ortt gebracht worden. p. 108 p. 791 Ich sag es hie vor jederman, MATTHIAS. Was jch vor bekantt habe das kan Das ich es alles hab gethan. jch nicht leugnen, den jch bin jo vff offener that begriffen. v. 2336-2339, p. 120 V, 4 Quirinus. PREDIGER. Ah lieber Matz bedenke dich doch Bedenckt doch ewer liebe Seel, eines andern. Die müste leiden ewig quel, […] Wenn jr euch wolt dem Teuffel geben, PREDIGER. Ah matz du hast Zeitt das du dich Bekeret euch in diesem leben. bekerest sich der ortt da du hin sollst jst nicht weit. v. 2119-2121, p. 111 V, 4, p. 794 [Merten] MATZ. Saget mir was das jch nicht weys, das Wie kom ich immermehr so hoch? sehe jch selber wol, lieber steiget jhr doch erst hinauff damitt jchs sehe, wie man sich dazu Es ist besser auff Erden gehen stellen mus, es jst ein heylose ding vmb das Denn allhie in die höhe stehn. hengen, den es ist kein vortheil dabey was man an den schuen ersparet das zerreißet es am halse wieder. PROTÉISME DU DIABLE DANS LE THÉÂTRE ET LA PUBLICISTIQUE 145

Annexe 3 : Exemplum : “Teuffel holet die Pfaffen Köchin”

Hiob Fincel, Wunderzeichen, t. 2, p. Y Andreas Hondorff, PROMPTVARIVM EXEMPLORVM, p. 69 [1557] Lieber Herr/ mir ist meine tag so bang nit Anno 1557. In einem Dorff Abenthewer gewesen/ als jetzt/ vnd mich einer zur Ehe begeret/ genant/ nicht weit von Gent ligend/ Ist ein könnte mir banger nicht sein/ hat weiter gesagt/ sie Papistischer Pfaff gewesen/ der hat eins wüste jm darauff nicht zuantworten/ jre Eltern Bawersmans Tochter/ die sehr schön war würdens auch nicht gestatten/ so fürchte sie/ Gott / jmmer nachgetrachtet / sie mit alten wurde sie/ so sie solchs thet/ ewiglich verdammen/ Weibern heimlich beschickt / mit viel Drauff antwort jr der Pfaff sie dürff sich an die verheissungen / daß sie seine Köchin arme Ehe nicht keren/ darinn were nichts denn werden sollte / hat entlich so viel zu wege armut/ elend/ unglück/ jamer und not/ bey jm aber bracht / daß er selber mit jr zu reden hette sie gute tag/ das beste zu essen unn kommen/ vnd solchs an jr begert/ da die zutrincken/ so wolt er sie auch herrlich kleiden unn Jungfraw angezeigt/ wie jhr hierüber sehr keinen mangel leiden lassen/ sie dörfft nichts thun/ bange/ So würdens auch jhre Eltern nicht denn das sie jm die gest hülff frölich machen/ und gestatten/ so fürchte sie Gott/ wo sie mit jm guter ding were/ Auch dürffte sie nicht solchs thete/ sie würde in ewig verdamnis befaren/ der ewigen verdamniß/ Denn er hette vom kommen. Da antwort jr der Pfaff/ sie Papst zu Rhom diesen gewalt uber den Teuffel/ dürffte sich an die arme Ehe nicht keren/ Menschen/ und Seelen/ er wolt jhr wol für schaden darinnen nichts denn armut/ elend vnd gut sein/ uber das/ were es in der Christenheit unglück/ jammer vnd not were/ bey jm gebreuchlich und nachgelassen. Von solchen hette sie gute tage/ das beste zu essen vnd worten lest sich der arme Mensch betriegen/ unn zu trincken/ so wolt er sie herzlich gehet bald darnach am liechten tage zu jm/ one kleiden/ auch solt sie nichts thun/ denn schew und nur getrost. Da sie nu eine zeitlang bey daß sie die Geste hülffe trösten/ vnnd mit jm gewesen/ und jhm nach seinem wolgefallen in jhm guter dinge were. So dürffte sie sich allen untugenden gedienet/ mit lust und freuden für der ewigen verdamnis nicht befahren/ miteinander gelebt hatten/ begibt sichs/ das der denn er hette vom Bapst zu Rom die Pfaff Geste haben will/ und in dem man zuschickt/ gewalt vber den Teufel/ Menschen vnd ist sie bey dem Pfaffen allein in der Stuben/ da Seelen / Er wollte jhr wol vor schaden gut kompt der Teuffel Leibhafftig/ stösset die Thür sein/ etc. Von solchen worten lest sie sich auff/ ergreifft die Pfaffenköchin/ und spricht: Du vberreden/ vnd gehet zu jm on alle bist mein/ kom mit mir/ füret sie in eim huy zum schew/ wider der Eltern wille. Da sie nun Hause hinauß in Lüfften hinweg/ sie schreyet ein zeitlang bey jhme in wollust gelebt kläglich/ ruffet den Pfaffen umb hülff an/ welcher /vnnd ein mal Geste haben wollten/ vnnd sich unterstanden/ den Teufel zubeschweren/ und in der Stuben alleine bey einander/ vnd die Köchin zuretten/ aber vergebens. Da spricht man zugeschickt / kompt der Teufel der Teufel: Pfaff du bist auch mein/ ich will dich leibhafftig/ stösset die Thür auff/ ergreifft auch bald holen/ darnach wisse dich zu richten/ die Pfaffenköchin/ vnd spricht/ du bist feret also darvon mit der armen betrogenen Huren. mein/ komm mit mir. Füret sie/ da sie Solchs ist ein grausam schrecklich Exempel kleglich geschrien/ vnd den Pfaffen vmb Göttliches zorns/ uber die schendliche unzucht des hülff angeruffen / zum Hause in eim nu Papistischen oder Priapistischen geistlichen hinaus/ vnd in lüfften hinweg. Der Pfaff standes/ die jren Gott Baal Peor teglich ehren. wollte wol den Teufel beschweren/ war Num.25.Wiewol solche jre Fleischliche Unzucht/ aber vergeblich/ vnnd sagt der Teufel nichts ist gegen der geistlichen Hurerey und zum Pfaffen/ du bist auch mein/ Ich will unzucht/ nichts ist gegen der/ der das gantze dich bald auch holen/ da weiß dich nach Bapsthum vol ist/ darüber die Propheten schreyen. zurichten/ fuhr also mit der Huren dauon. Und sollen hiemit die Eltern gewarnet sein/ auff Jobus Fincel.lib.2. Diß sol man auch jre Töchter acht zu haben/ und sich für den hinab zum sechsten Gebot referirn/ auch unreinen Baalsdiener zu hüten. wol zum vierdten Gebot. 146 FLORENT GABAUDE

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Fig. 1 : Staats- und Stadtbibliothek Augsburg, Einblattdr. S nach 1500, Nr. 2 PROTÉISME DU DIABLE DANS LE THÉÂTRE ET LA PUBLICISTIQUE 147

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Fig. 2 : ALEX.VI.PONT.MAX/EGO SVM PAPA, Herzog August Bibliothek Wolfenbüttel, IH 12. 148 FLORENT GABAUDE

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Fig. 3 : Des Teuffels Gar kuchen, Herzog August Bibliothek Wolfenbüttel, IH 270. PROTÉISME DU DIABLE DANS LE THÉÂTRE ET LA PUBLICISTIQUE 149

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Fig. 4 : Ein wunderbarliche warhafftige seltzame geschicht, Staatsbibliothek zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, YA 386 kl.

De l’apparition fantomatique à la résurrection glorieuse : les divers visages de la mort dans les Méditations dans un cimetière d’Andreas Gryphius

Yves IEHL Université de Toulouse 2 – Le Mirail

L’œuvre littéraire d’Andreas Gryphius, profondément marquée par les convictions religieuses de son auteur, est historiquement antérieure à la lutte menée par les théologiens protestants, au XVIIIe siècle, contre l’attachement dogmatique et populaire aux figures des démons et des spectres, et elle ne marque aucun des signes du mouvement de sécularisation qui a caractérisé le siècle des Lumières. Si elle n’occulte pas la figure du diable1, objet de terreur religieuse par excellence, elle ne l’évoque que de façon mesurée, et bien qu’Andreas Gryphius se montre très préoccupé par la pensée de l’au-delà, il se soucie beaucoup plus du devenir de la personne humaine après la mort que des incursions de créatures surnaturelles dans l’univers des vivants. C’est ainsi que les fantômes, que l’on rencontre dans certains de ses drames2, sont peu fréquents dans ses poèmes, si ce n’est peut-être sous une forme métaphorique banale. Enfin, malgré la virtuosité rhétorique et stylistique quasi ludique avec laquelle il déploie l’arsenal de ses métaphores et images poétiques3, en dépit de l’analogie typiquement baroque et fort suggestive qu’il établit entre l’instabilité du monde terrestre et le jeu d’échecs dans son poème Ebenbild unseres Lebens. Auff das gewöhnliche Königs-Spiel, Andreas

1 Il est présent dans la poésie religieuse notamment, et a inspiré quelques belles expressions poétiques comme “Le prince de la nuit obscure” (“der printz der schwartzen nacht”, sonnet des dimanches et jours fériés n° XXII, Auff den sontag des grossen schlangentreters, oder Oculi, in Andreas GRYPHIUS, Werke in drei Bänden mit Ergänzungsband, Bd. 3, Lyrische Gedichte, Hildesheim, Olms, 1961, p. 37) et les “semailles de Satan” (“Des satans saat”, sonnet n° XV, Auff den sontag des langmütigen ackermanns, ibid., p. 32). 2 C’est notamment le cas dans Cardenio et Celinde et Le fantôme amoureux (Verlibtes Gespenste, Gesang-Spil). 3 Volker MEID évoque notamment, parmi les particularités du style lyrique de Gryphius, son talent à nommer les objets en accumulant et diversifiant les métaphores d’une façon répétitive et insistante, in Walter HINDERER, Geschichte der deutschen Lyrik. Vom Mittelalter bis zur Gegenwart, Würzburg, Königshausen und Neumann, 2001, p. 95. 152 YVES IEHL

Gryphius se montre, au regard de tout ce qui concerne le salut, l’au-delà et les fins dernières de notre existence, fort peu enclin au jeu littéraire. Et pourtant un de ses textes les plus singuliers, parfois considéré avec scepticisme par la critique et qui témoigne d’une façon assez inhabituelle de l’importance essentielle que son auteur, qui a écrit de nombreux poèmes et discours funèbres, accordait au thème de la mort, présente à travers la description d’un ballet de défunts surgis de leurs tombes, un tableau fantastique et halluciné de la présence de la mort dans la vie. Les méditations dans un cimetière, publiées en 1657 et dont Andreas Gryphius a puisé l’inspiration dans certaines odes du jésuite Jacob Balde, qu’il a traduites du latin, constituent une meditatio mortis d’un genre un peu particulier. Partageant à la fois le caractère halluciné des visions4 de Jacob Balde et leur finalité édifiante, ce long poème de cinquante octains s’inscrit dans la tradition du memento mori5, dont se sont abondamment nourris la littérature et l’art baroques. En même temps, il se distingue nettement des œuvres de la même veine au XVIIe siècle, qui pourtant ne dédaignait pas le spectacle de la mort, par l’intensité macabre d’une vision qui se plaît à explorer les conséquences physiques de la mort et les formes de la décomposition, avant de se clore sur une scène de Jugement dernier précédée, conformément à la théorie augustinienne, d’une résurrection corporelle intégrale des défunts. Les interprétations de cette œuvre, surtout envisagée dans l’optique de sa vocation édifiante et en relation avec les principaux thèmes de la pensée chrétienne qu’elle véhicule6, n’ont pas conclu à une originalité particulière. On peut cependant se demander pourquoi ce poème accorde une telle place au registres du macabre et de l’horrible, et quelle place y revient au fantastique. Nous envisagerons donc la valeur et le rôle que ces éléments y acquièrent, et la façon dont ils s’articulent avec la perspective religieuse de l’œuvre, qui est a priori éloignée de toute sécularisation. Les commentateurs ont été le plus souvent heurtés par la brutalité de l’évocation de la mort. Dans sa préface aux Méditations de l’édition complète de 1884 rééditée en 1961, Hermann Palm s’en émeut visiblement :

On ne peut nier que Czepko a traité le même thème avec plus de goût que Gryphius qui, dans ses images hideuses et horribles, va plus loin que dans aucune de ses autres œuvres lyriques. L’époque terrible qui a inspiré ces

4 Ferdinand VAN INGEN attribue à la “vision” la valeur sinon d’un genre, du moins d’une catégorie à part entière de la littérature baroque. In Vanitas und Memento Mori in der deutschen Barocklyrik, Groningen, Wolters, 1966, p. 266-275. 5 Johann Anselm STEIGER aperçoit dans ce texte “une adaptation poétique de grande ampleur du memento mori”, in Schule des Sterbens. Die Kirchhofsgedanken des Andreas Gryphius als poetologische Theologie im Vollzug, Heidelberg, Palatina, 2000, p. 31. 6 Cf. notamment Günter OTT, Die vier letzten Dinge in der Lyrik des Andreas Gryphius. Untersuchungen zur Todesauffassung des Dichters und zur Tradition des eschatologischen Zyklus, F. a M., 1985, p. 284. Cet auteur étudie le thème des fins dernières de l’existence dans l’œuvre lyrique de Gryphius avec un zèle théologique admirable et souligne avec raison la visée édifiante des Méditations mais se pose moins la question de la spécificité et de l’originalité de sa création dans une optique proprement littéraire. DE L’APPARITION FANTOMATIQUE A LA RÉSURRECTION GLORIEUSE 153

Méditations dans un cimetière explique partiellement l’horrible succession de tableaux (strophes 27 à 31) dont l’imagination du poète se délecte littéralement […]. 7

Plus sobrement, Günter Ott souligne – sans se poser la question des motivations de l’auteur – le “mauvais goût […] d’un point de vue artistique”8 d’une partie du poème tout en se demandant si, à travers cette œuvre, Andreas Gryphius ne déroge pas aux exigences de l’esthétique baroque en régressant vers une rudesse d’un autre âge et en cédant à “une joie médiévale à fouiller la pourriture”9. Dans une optique très différente, le théologien protestant Johann Anselm Steiger, auteur d’un ouvrage assez récent sur les Méditations dans un cimetière, situe celles-ci dans le sillage immédiat de la pensée de Luther, qui défend, dans certains de ses prêches, l’idée que la pensée de la mort et de la décomposition, dans la vie, est essentielle pour renforcer, à l’approche de la mort, la foi dans la vie éternelle. Il s’efforce ainsi de justifier le parti pris esthétique adopté par Andreas Gryphius en suggérant qu’il est dû à son adhésion à la vision du réformateur de Wittenberg, avançant du reste que celui-ci a fondé dans certains de ses prêches une “esthétique de la répulsion”10. Cependant la perspective théologique exclut le plus souvent une prise en compte véritable de la dimension proprement littéraire de l’œuvre. La diversité et la pertinence relative de ces arguments et perspectives ne masque pas un certain désarroi devant la singularité d’un texte inhabituel et dérangeant. Les Méditations se distinguent tout d’abord par le site original dans lequel elles se déroulent et qui les inspire, un locus de morte11 par excellence, lieu transitionnel pour les défunts dans l’attente du Jugement dernier, et de préparation à la mort pour les vivants. Vivement apprécié et recommandé comme endroit de recueillement et de prière aussi bien par Luther12 que par Aegidius Albertinus13, figure célèbre de la Contre-Réforme, le cimetière, un des topos classiques de la meditatio mortis14, est recherché par le moi lyrique, ici très proche de l’auteur, pour le “calme” et le “réconfort”15 qu’il offre, et il déclenche ici une ample méditation religieuse et

7 Herrmann PALM (Hg.), Kirchhofs-Gedanken, Vorwort des Herausgebers, in A. GRYPHIUS, Lyrische Gedichte, p. 336. 8 Günter OTT, Die vier letzten Dinge, p. 283. 9 Ibidem, p. 137. 10 J. A. STEIGER, Schule des Sterbens, p. 50 ss. 11 Ibid., p. 40. 12 J. A. STEIGER, ibid.., p. 37, cite Luther (WA 23, 375, 28-34, “Ob man vor dem Sterben fliehen möge” 1527) et aperçoit dans les Méditations dans un cimetière une application poétique des recommandations du réformateur. 13 Cf. G. OTT, Die vier letzten Dinge, p. 280, qui cite sans doute un extrait assez long de Der Seelen Compaß, München, Nicolaus Henricus, MDCXVII. 14 On songe bien sûr aux odes de Jacob Balde, mais G. OTT, ibid., p. 280, cite également des œuvres plus anciennes de Engelberger et Hugo von Monfort. 15 Andreas GRYPHIUS, Kirchhofs-Gedanken, in Lyrische Werke, p. 340 : “Hat ruh’ erquickung hier bestellt / Dem, der sich für und für bemühet, (…)”. Ce texte sera désormais cité dans le corps du texte d’après cette édition, les citations étant suivies de l’indication, entre parenthèses, des numéros de strophe, de vers et de page. 154 YVES IEHL poétique. Par son austère gravité, ce lieu de mort apparaît comme l’antithèse tout à la fois de l’agitation humaine et sociale, et du règne végétal. Avec un très vif sens de l’antithèse, Gryphius vante son âpre beauté tout en revendiquant avec véhémence son aversion pour l’art des jardins (“Mir graut vor aller gärte zier !”, 2, 13, 340), confirmant ainsi également le peu de goût qu’il éprouve habituellement pour la nature16. Il exprime en outre son dégoût de ces symboles de la beauté végétale exotique que sont la rose, le jasmin, la tulipe, la fleur de la passion (3, 18-22, 340), fleurs élégantes et odorantes qu’il associe au mirage de la beauté terrestre fugace qui détourne l’homme de la pensée de la mort. Par sa sobriété, l’évocation de ce cimetière, dont la description est fort discrète, fait songer à la solitude désolée du sonnet Solitude17. La finalité de cette méditation est bien sûr édifiante, comme l’exprime explicitement la répétition anaphorique de l’exclamation solennelle en forme d’invocation (“O Schul!”), par laquelle débutent les strophes 4 à 7, car elle vise à inciter le lecteur au retour à une foi authentique et à la renonciation aux biens et réalités terrestres (S 5) qui s’interposent entre lui et le salut. Assez typiquement baroque, une telle intention est néanmoins formulée avec une intensité et une insistance sensibles, l’attente et la quête pathétique d’un enseignement moral s’associant au désir tout aussi poignant de le transmettre au lecteur. Gryphius se pose en quelque sorte en exemple : par la voix du protagoniste, le poeta laureatus prend ses distances avec la littérature et la philosophie (S 4 et 7) dont il affirme percer à jour la vanité, puis il s’attache ensuite à faire ressortir, à l’attention des pécheurs endurcis, la menace de l’enfer (S 6), ici fortement dramatisée par l’expérience du cimetière. Mais cette partie du poème a aussi et surtout pour fonction de préparer l’irruption de la vision macabre, d’autant plus impressionnante et spectaculaire qu’elle n’est aucunement annoncée, bien que la strophe 8 puisse en un sens faire figure de transition masquée, et l’effet de surprise est total.

Ich seh und starr ! Ein kaltes eiß Befröstet adern, herz und lungen! Von beyden schläffen rinnet schweiß, Mein leib wird auff den platz gezwungen. Das gantze feld ist eine grufft Und alle särge stehen entdecket ; Was vor staub, zigel, kalck, verstecket Umgibt die allgemeine lufft. (10, 73-80, 342).

16 Adolf STRUTZ note que l’on ne rencontre, dans les poèmes de Gryphius, pas de véritable enthousiasme envers les formes réelles, végétales, animales ou paysagères de la nature, in Andreas Gryphius, Die Weltanschauung eines deutschen Barockdichters, Leipzig, 1931, p. 58 ss. 17 C’est ce que suggère le premier quatrain : “In dieser einsamkeit der mehr denn öden wüsten / Gestreckt auf wildes kraut, an die bemooste see, / Beschau ich jenes thal und dieser felsen höh’ / Auf welchen eulen nur und stille vögel nisten”, in A. GRYPHIUS, Lyrische Werke, p. 131. DE L’APPARITION FANTOMATIQUE A LA RÉSURRECTION GLORIEUSE 155

Le texte acquiert alors une dimension fantastique, suggérée à travers l’effroi palpable du protagoniste de ce récit en vers, et le fait que l’événement se déroule en deux étapes révèle une volonté délibérée de mise en scène et de dramatisation croissante. Nous assistons tout d’abord à un véritable tremblement de terre, bouleversement tellurique inexplicable et inexpliqué, qui exhume les cercueils (S 9 à 14). La vue de ceux-ci suscite une série de développements plus réflexifs sur la naïveté des hommes, qui s’entêtent à les considérer comme des refuges protecteurs18 (S 11), puis sur leur vanité, sensible jusque dans la mort (S 12). Ce passage est en fait destiné à ménager un faux répit avant une seconde vision d’horreur, plus éprouvante encore, lorsque les défunts, libérés par l’effritement et la décomposition du bois, quittent leurs tombes et entourent le protagoniste.

Hilf Gott ! Die särge springen auff ; Ich schau die cörper sich bewegen; Der längst erblasten völcker hauff Beginnt der glieder rest zu regen ; Ich finde plötzlich mich umbringt Mit durch den tod entwehrten heeren. O schauspiel! das mir heiße zehren Aus den erstarten augen dringt! (15, 113-20, 343-4)

L’atmosphère créée par cette mise en scène est alors incontestablement de l’ordre de l’épouvante et du fantastique, mais ce fantastique ne se développe pas sous la forme à laquelle on serait en droit de s’attendre car la vision ne débouche pas sur une scène de confrontation des morts et des vivants mais reste bien une vision, un spectacle de mort. Par ailleurs la dimension du diabolique et du démoniaque, que l’on aurait pu rencontrer ici et que l’on associe traditionnellement avec la lutte entre les forces du bien et du mal, est totalement absente du poème. Visiblement, ce n’est pas véritablement à une histoire de revenants que l’on a affaire, un genre dont les premières formes dans les pays germaniques émergent à peine au début de l’époque baroque. En revanche, les phénomènes que nous avons évoqués et les visions ultérieures auxquelles ils donnent lieu rappellent la tradition de la danse macabre19 qui a, particulièrement en Allemagne, été très féconde. On sait que ce genre pictural et littéraire20 de la fin du Moyen Age s’est diffusé dans toute l’Europe, s’est inspiré et nourri du genre du Vado mori, des Dits des trois

18 C’est ce que suggèrent précisément les métaphores, comme toujours très riches de connotations chez Gryphius, de la “maison”, du “château”, du “palais”, à travers lesquelles se cristallisent les espoirs illusoires des vivants de voir leur dépouille protégée des atteintes de toutes sortes (11, 1-4, 342-43). 19 La façon dont F. v. INGEN évoque la danse macabre invite en effet à un tel rapprochement : “Die Totentanzliteratur strotz förmlich von Verwesungsmotiven”, Vanitas, p. 297. Ce rapprochement a du reste déjà été fait par certains commentateurs, mais il exige d’être précisé. Cf. G. OTT, Die vier letzten Dinge, p. 282, et F.-W. WENTZLAFF-EGGEBERT, Der Triumphierende und der besiegte Tod in der Wort- und Bildkunst des Barock. Berlin, de Gruyter, 1975, p. 91. 20 Cf. André CORVISIER, Les danses macabres, Paris, PUF, 1988. 156 YVES IEHL morts et des trois vifs, des Artes moriendi depuis le début du XVe siècle jusqu’au XVIIe siècle où il a commencé à décliner. Il a en particulier été popularisé par les fresques des cimetières21 et a donné lieu à travers son succès à un véritable engouement pour la mort, une “banalisation du macabre”22, dont l’art baroque porte la marque. Une telle banalisation est sans doute sensible dans les Méditations, mais à la différence des danses macabres, elles n’illustrent pas cette confrontation des morts et des vivants, par l’échange et le dialogue, qui est nécessaire à la réflexion sur la mort et la vanité des biens terrestres. De même, l’élément également indissociable de la danse macabre qu’est l’évocation successive de l’ensemble des conditions et situations sociales, envisagées dans une perspective critique et satirique23, n’y joue qu’un rôle secondaire. Ce ne sont pas ici les défunts qui viennent s’adresser aux vivants, tels des porte-parole de la mort, pour les solliciter, c’est au contraire le protagoniste qui, en proie à une vision hallucinée des morts revenus à la vie, s’efforce de retrouver en eux les traces de leur passé, de leurs identités sociales. Sa tâche est cependant des plus délicates. Dans les strophes 16 et 20, il parvient tout au plus à identifier d’anciens hommes de pouvoir et gens de guerre, puis à départager les plus fortunés des miséreux. Dans les strophes ultérieures, l’appartenance sociale des défunts ne semble plus décelable mais la qualité de leur piété et le degré de leur culpabilité morale permettent au protagoniste de distinguer plusieurs groupes, celui des pécheurs repentants mais lourdement coupables tout d’abord (S 17), ensuite celui des criminels et réprouvés ayant déclenché la colère divine (S 18), enfin celui des êtres purs et justes (S 19). La dimension eschatologique, plus précisément la réflexion sur le salut de l’âme semble ainsi déjà s’esquisser, mais la vision s’oriente bientôt, à partir de la strophe 21, vers une observation à la fois aiguë et méditative des conséquences physiques de la mort sur le corps. Cette évolution du poème peut paraître surprenante. On peut être tenté de l’expliquer par le fait que l’admiration de Gryphius pour Jacob Balde a pu le conduire à associer d’une façon un peu abrupte les motifs principaux des deux odes qu’il a traduites et qui ont inspiré les Méditations, celui du réveil prématuré des morts avant le Jugement dernier24 et celui des formes de la décomposition25. Mais une telle évolution reflète aussi l’esthétique particulière du genre de la vision baroque, contemplative et spirituelle, mais aussi fort imaginative, voire hallucinée. Cette dimension visionnaire se confirme à travers la singularité et l’intensité remarquables que ce poème parvient à conférer à la représentation

21 Les cimetières les plus connus et ornés de ce genre de fresques sont celui, aujourd’hui détruit, des Saints-Innocents à Paris, celui de l’abbaye de La Chaise-Dieu en Auvergne, celui de la Marienkirche de Lübeck, celui de l’église des Prêcheurs de Bâle, celui de la Dreikönigskirche à Dresde. 22 A. CORVISIER, p. 48. 23 Ibid., p. 23. 24 Cf. Jacob Balden s. J. verzückung auf dem kirchhof. An dem gedächtnis-tage der selig verstorbenen, in A. GRYPHIUS, Lyrische Werke, p. 355, vers 85 ss. 25 Ibid., p. 358, vers 60-84. DE L’APPARITION FANTOMATIQUE A LA RÉSURRECTION GLORIEUSE 157 de la mort, alors même que celle-ci est pourtant un des lieux communs les plus courants de l’art et la littérature baroques et que, en dépit de l’évolution du goût artistique dans le sens d’un plus grand raffinement, la peinture des formes de la corruption physique reste encore fréquente à cette époque. Traditionnellement, à cette époque notamment, la mort est très souvent envisagée sous l’angle de la soudaineté comme une interruption brutale, définitive et irrémédiable du cours de la vie, inscrite, quant à elle, dans la durée. Cette dimension événementielle associée à l’idée de coupure et de rupture, mais aussi de seuil et de passage, lui confère communément les attributs de la fixité et de l’inertie. Elle est perçue comme un état stable et comme le contrepoint antithétique de l’ambivalence de la vie, processus complexe et mouvant qui associe d’une façon indistincte croissance et dégénérescence, vie et mort, bien et mal. Comme le souligne F.-W. Wentzlaff-Eggebert, “seule la mort est une certitude éternelle dans l’incertitude de la vie”26. Gryphius insiste quant à lui sur un tout autre aspect qu’il met en relief en détournant le potentiel fantastique que présentait l’apparition des défunts sortis de leurs tombes, pour le transférer sur l’image de la mort elle-même. Il insiste non pas sur l’inéluctabilité mais sur la durée et la progressivité du phénomène de désagrégation du corps et de la chair, et observe le déroulement de ce processus, étape par étape, avec une impitoyable rigueur. La puissance suggestive du tableau de délabrement et de décomposition physiques qu’il dépeint, sous son aspect évolutif ou plutôt involutif, réfute l’image d’une mort purement statique et réduite à l’inertie, et montre qu’elle n’est certes rien d’autre que le pouvoir d’autodestruction, inscrit au cœur de l’existence, que l’époque baroque ne cesse de dénoncer, mais sous une forme superlative et paroxystique qui en amplifie considérablement l’image. Avec une méticulosité quasi scientifique qui rappelle l’intérêt très vif manifesté par l’auteur, au cours de ses années d’étude à l’université de Leyde, pour l’anatomie et la dissection27, le protagoniste évoque, dans les strophes 22 à 26, le déroulement inexorable d’un processus de dissociation, de dislocation, de désorganisation de l’image du corps réduit à l’état de squelette décharné, ce même corps dont les artistes, depuis la Renaissance, s’étaient efforcés de redéfinir les proportions et la silhouette idéales. L’observation de ses diverses parties du haut vers le bas (tête, puis torse, membres supérieurs, bassin et jambes) présente, dans sa successivité, une dimension systématique

26 F.-W. WENTZLAFF-EGGEBERT, p. 75. 27 Gryphius avait organisé à Leyde un “collège d’anatomie pratique” et il participa le 16 décembre 1658 à Breslau, un an après la publication des Méditations, à la dissection d’une momie égyptienne, dont il fit le compte-rendu dans Mumiae Wratislavienses, qui fut publié en 1662. Cf. Eberhard MANNACK, Andreas Gryphius, Stuttgart, Metzler, 1986, p. 10 ss. et 104 ss.. Du reste les allusions précises, dans la strophe 32, à des substances utilisées pour l’embaumement (Aloe socotrina et myrrhe) confirment l’existence chez lui d’un intérêt très vif pour les techniques de momification, dont témoignent aussi ses lectures des textes de l’antiquité consacrées à ce sujet et de Oedipus Aegyptiacus, l’ouvrage d’égyptologie d’Athanase Kircher. 158 YVES IEHL et une rigueur28 qui, alliées au caractère impersonnel et presque clinique du propos, soulignent la régularité et la puissance du phénomène de destruction physique. Ce tableau est complété par les connotations que chaque strophe ajoute comme pour souligner un aspect particulier du processus général. A l’aspect de la privation, de la déperdition, de la destruction, suggéré par l’utilisation répétée du terme sonder dans la strophe 22, et qui fait songer à une mutilation systématique et délibérée,

Hirnscheitel sonder haar und zier, Antlitzer sonder naß’ und lippe Und haupter sonder haut und ohr, Gesichter sonder stirn und wangen, Die lefftzen sind in nichts vergangen, Noch wenig zähne ragen vor. (22, 170-75, 345)

s’associent celles de la déstructuration et de la perte de cohésion, ainsi que de l’anéantissement de la substance organique (“Die eingeweide sind verzehret, / Verzehret des busens doppel-lust” (23, 182-84, 346). La dimension grotesque s’affirme ensuite, tout d’abord à travers la déchéance de la main, emblème par excellence de l’activité et du génie humains, qui apparaît ici disjointe et disloquée,

Die hand, das werckzeug höchster wercke, […] Ist durch des grabes macht entbunden, Zerstückt, entädert und zerlegt. (24, 187, 187-91, 346) et surtout à travers l’aspect de la difformité, voire de la disparition de toute forme humaine, qui, poussant la désindividualisation jusqu’à l’indétermi- nation, parachève le nivellement produit par la mort.

In tausendfacher ungestalt Ist doch gleich ungestalt zu kennen. Wehn soll ich hoch, wehn edel nennen? Wehn schön, arm, kunstreich, jung und alt? (25, 196-99, 346)

L’art de Gryphius est ici de fournir une illustration magistrale du motif traditionnel de l’égalisation que produit la mort – omnia mors aequat29 –, qu’il cite du reste expressément dans les Méditations (“Sie zeigt dir […] / Dass, ob wir hier nicht gleiche sind, / Der tod doch alle gleiche mache”, 48, 367-381, 352), tout en parvenant à offrir une image multiple, diverse et nuancée de celle-ci. La dimension du fantastique est ici étroitement corrélée à

28 G. OTT, p. 277-278, évoque à juste titre que ce mode de description est inspiré sans doute par la persistance d’une mode de pensée scolastique et fait songer à une démarche d’énumération encyclopédique mais sur le mode d’un blason inversé qui égrènerait la somme des laideurs physiques du corps. 29 Lieu commun du monde antique formulé par Claudien dans L’enlèvement de Proserpine II. DE L’APPARITION FANTOMATIQUE A LA RÉSURRECTION GLORIEUSE 159 celle du grotesque, un grotesque de la désorganisation et du délabrement de la figure humaine, mais qui ne présente pas cette association d’horreur et de naïveté ludique que l’on pouvait rencontrer dans les formes les plus anciennes des genres macabres, un grotesque plus systématique, presque pédant dans son illustration fidèle des effets dévastateurs du péché originel. Mais ce qui est plus spécifiquement fantastique, c’est ici la qualité d’une vision irréelle, intense et hallucinée, certes mise au service d’une intention édifiante mais qui semble, par sa vigueur, dépasser le cadre de celle-ci. Les strophes suivantes évoquent non plus la désorganisation du squelette, mais la décomposition du corps, et c’est sans doute cette partie de l’œuvre que l’on peut associer le plus directement à la rudesse médiévale de la danse macabre30. Il n’est également pas inutile de rappeler que les circonstances qui ont entouré la rédaction des Méditations, et notamment l’épidémie de peste qui sévissait alors en Silésie31, ont pu exercer une influence sur cette évocation. Bien que l’on ait pu suspecter l’auteur de vouloir malmener la sensibilité du lecteur, on ne peut manquer de remarquer l’habileté avec laquelle, après avoir illustré dans les strophes 22 à 26 un phénomène de dévitalisation suggéré par la sécheresse des cadavres squelettiques, il réintroduit ensuite au contraire dans l’image de la mort un semblant de vie aussi ambivalent qu’inquiétant. Il y parvient en suggérant que les effets de la décomposition sur une chair dotée encore de l’apparence du vivant (chute des cheveux, mouvements étranges des pupilles, décoloration de la peau, distorsion des chairs rendues grimaçantes, déplacements et glissements, impression de débâcle) s’apparentent à une forme d’animation fantastique qui confère à la vision toute sa vigueur.

Der augen ausgeleschtes licht Beginnt sich scheußlich zu bewegen Durch innerlichen würmer regen Die nase rümpft sich und zerbricht. (27,212-15, 347) […] Die stirn reist ; des halses schnee Wird erdfarb, wie wenn nun die sonnen Dem strengen frost hat abgewonnen Und heißer stral’t von ihrer höh’. (28, 220-23, 347)

Les bruissements suspects et odeurs fétides qui émanent des corps semblent également doter ceux-ci d’une vie autonome, et le paroxysme est atteint dans la strophe 31 où les ventres éclatent sous l’effet du “grouillement insatiable” (31, 246, 348) de la vermine. La tonalité dominante est ici celle d’un grotesque intentionnellement repoussant, un grotesque de la putréfaction et de la purulence, qui permet de situer précisément à quel niveau se situe le

30 Cf. note 17. 31 Lorsqu’il écrivit ce texte en 1656, Gryphius s’était retiré avec sa famille dans la propriété de son ami et ancien élève Johann Christoph Schönborn pour fuir la peste qui faisait rage dans toute la région. 160 YVES IEHL fantastique. Il n’est plus suscité par l’apparition surnaturelle des cadavres, motif rapidement abandonné, mais est lié à une forme interne d’animation et d’autonomisation de la mort, qui résulte de l’intensité et de la radicalité de son pouvoir de transformation et de destruction de la chair. Dans ces dernières strophes, la mort s’apparente à un vertige, un tourbillon, dont on peut se demander si elle ne suscite pas chez l’auteur une fascination muette. C’est ce que suggère par exemple le soin qu’il apporte à amplifier et à intensifier son propos par la référence à des lieux, géographiques ou mythiques, comme le lac Averne, près de Naples, le marécage de Camarina en Sicile et, plus platement, les “grottes des dragons jaunes” (30, 233, 247), motifs auxquels l’imaginaire du XVIIe siècle prêtait visiblement une connotation infernale de fermentation et de pestilence32. Après l’intensité de ces derniers tableaux, le poème quitte provisoirement le terrain de la vision pour adopter un tour plus réflexif et introduire la perspective véritablement eschatologique du texte, c’est-à-dire l’évocation, au-delà de la mort proprement dite, de la parousie, de la résurrection des morts et du Jugement dernier. Cette perspective nouvelle n’annule pas mais prolonge et enrichit la dimension visionnaire des Méditations. Car l’apparition initiale, liée à un phénomène de résurrection anarchique qui n’illustre que les conséquences dévastatrices de la mort, n’était pas tant la préfiguration que le contrepoint grotesque et caricatural du tableau qu’elle annonce et dont elle fait ressortir a contrario la dimension grandiose et cosmique, celui de la résurrection authentique et universelle des défunts, œuvre divine qui annule de façon solennelle et monumentale l’œuvre de la mort. Visiblement, Gryphius a eu à cœur, par cet effet de dédoublement et de symétrie, de doter d’une dimension annonciatrice et eschatologique le motif de la résurrection prématurée qui, dans la première ode de Jacob Balde que nous avons citée, pouvait faire figure d’anecdote plaisante et facétieuse, l’auteur invitant les morts indociles à retourner dans leurs tombes33. Ce qui est ici tout à fait remarquable n’est pas seulement la stricte conformité du texte de Gryphius à la conception augustinienne de la résurrection des morts, selon laquelle le “corps ressuscité, bien que spiritualisé et immortalisé [est]

32 On trouve en particulier cette évocation suggestive du lac Averne dans le Dictionnaire de Trévoux édité au début du XVIIIe siècle : “AORNE. Aornus. Lac d’Italie entre Pouzzol, & Bayes, ainsi appelé du grec ajorno~, formé de l’a priv. & de o[rni~, oiseau parce qu’il en sortoit des vapeurs malignes, qui en éloignoient tous les oiseaux, & faisoient mourir ceux qui passoient par-dessus. Les Poêtes feignoient que c’étoit un lac des enfers. Virgile, Lucrèce & Claudion l’appellent Averne […]”. In Dictionnaire universel françois et latin, dit de Trévoux, Tome 1, Trévoux, F. Delaulne, 1721, p. 457. Cité d’après http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k509621/ f256.image 33 Schlafft geister ! haltet inn ! schlafft todten ! haltet innen! Ich schenck’ euch meinen wunsch und dieses thränen-rinnen, Ich ruff : o ruht, die ihr, was sterblich, habt vollbracht, Wir sind noch mit im Werck! nun, todten, gute nacht! Jacob Balden s. J. verzückung auf dem kirchhof, in A. GRYPHIUS, Lyrische Werke, p. 355, vers 93-96. DE L’APPARITION FANTOMATIQUE A LA RÉSURRECTION GLORIEUSE 161 absolument identique au corps terrestre”34, encore que l’auteur insiste tout spécialement sur le souci méticuleux de restauration intégrale de l’intégrité physique des corps humains que manifeste Jésus :

Er sorgt, dass nicht der meinste staub Von einem cörper ihm verschwinde. Ihm hüten wasser, lufft und winde, Ihm raubt gar nichts der zeiten raub. (49, 388-91, 352)

C’est aussi le tableau grandiose de la confrontation du créateur – en la personne de son fils – avec sa propre Création, et l’évocation de la restitution prodigieuse, par celle-ci et par les puissances élémentaires, des corps des défunts résorbés en elles. Ce processus, qui s’apparente à une véritable libération (41, 322-23, 350), s’opère tout d’abord sur le mode classique de l’ouverture des tombes (S 38) mais fait aussi appel, pour les défunts de plus longue date, à l’élément marin, aux vents (le vent du nord), aux fleuves et contrées exotiques (le Tigre et le Maroc), aux zones climatiques tropicales (les déserts de la Perse), somme toute aux quatre éléments qui apparaissent également impliqués dans ce prolongement logique de la mort qu’est la résorption de la matérialité de la dépouille humaine dans le monde physique. Ce phénomène est du reste mis en relief par son association avec certaines formes de mort violente qui s’apparentent peu ou prou à un processus d’absorption brutale par la matière. C’est notamment perceptible à travers les motifs de l’ingestion cannibalesque des défunts par les peuples anthropophages des Caraïbes et du Brésil, de leur disparition au fond de puits ou de leur ensevelissement sous des cendres ou laves volcaniques, la personnification du Vésuve, de l’Etna, de l’Hekla, ici nommément cités, faisant de ces volcans des entités mythiques dévorantes (40, 312-19, 350). C’est sans doute le motif de la dispersion dans l’atmosphère (14, 320, 350) qui offre l’image la plus aboutie de la dématérialisation et de la volatilisation de la chair. Cette dimension mythique, au sens antique et préchrétien du terme, est particulièrement sensible car certains termes métaphoriques (gebären, 39, 305, 350, entbinden, 41, 323, 350, l’allusion, également, au sein d’Amphitrite, 39, 304, 350, qui fait écho au “sein fécond” du cimetière évoqué auparavant, 2, 2, 340) suggèrent que cette restitution des corps s’apparente à une “naissance”, ce qui n’est pas sans rappeler la relation filiale que les hommes de l’Antiquité entretenaient à l’égard de la Terre-Mère. Cependant, ces éléments et connotations qui renvoient au mythe antique sont solennellement et symboliquement surmontés et conjurés, dans ce poème, par le thème chrétien de la résurrection, qui triomphe de la puissance arbitraire des éléments en même temps que de la mort. C’est donc dans ce double tableau grandiose de l’illustration de la puissance de la mort et de son dépassement inouï par le miracle de la résurrection, que réside l’originalité profonde de ce poème. Nous avons là

34 Jean-Yves LACOSTE, Dictionnaire critique de théologie, Paris, PUF, 1988, p. 1207. 162 YVES IEHL diverses nuances d’un fantastique parfaitement compatible avec la vision chrétienne de l’homme et du monde, et qui exalte celle-ci, le fantastique hallucinant et vertigineux de la décomposition étant contrebalancé par le fantastique cosmique et prodigieux de la restauration des corps, l’homme ressuscité faisant figure d’antithèse glorieuse et triomphale du fantôme. Ce tableau traduit ainsi une préoccupation aiguë du corps, envisagé dans sa réalité physique – on sait à quel point l’expérience personnelle de la maladie, dont les sonnets Thränen in schwerer Kranckheit et An sich selbst sont le reflet, a affecté profondément Gryphius toute sa vie –, et une volonté très remarquable, soutenue par une curiosité quasi scientifique, d’explorer le phénomène et les conséquences de la mort et d’en renouveler la représentation. Au regard de la puissance de cette évocation, la suite des Méditations, qui s’orientent vers une réflexion sur la destinée de l’âme au terme du Jugement dernier et relèguent la préoccupation de la mort au second plan, paraît au lecteur moderne, en dépit de la cohérence et de l’orthodoxie du propos, présenter moins d’intérêt. En dépit de la tension, voire de la rupture qui s’instaure ici entre la grandiose résurrection des défunts et la terrible incertitude suscitée par l’imprévisibilité du verdict divin, l’évocation des fins dernières de l’humanité est ici conforme à la tradition. Le triomphe du Christ sur la mort n’annule pas le péché et ne préjuge en rien de la destinée des âmes, et nous avons en définitive, magistralement orchestrée à travers une radicalisation impressionnante de l’opposition entre le paradis et l’enfer et dramatisée en outre par le rejet luthérien de l’option du purgatoire, une scène classique de Jugement dernier. On est tout de même étonné de constater que, bien que l’angoisse fondamentale de la damnation ait toujours tourmenté Gryphius, comme en témoigne son œuvre, le protagoniste ne semble pas, dans les dernières strophes, la partager. La mise en garde solennelle qu’il formule à l’attention de son public est une exhortation dont il semble s’exclure, comme le suggère la position qu’il adopte alors (“Ich werd euch sehn”, 45 et 46, 352 et 360, 351), celle d’un témoin ou d’un spectateur non concerné par les événements qu’il annonce et commente. Une telle prise de distance, beaucoup plus sensible que dans l’évocation antérieure de la mort, peut être interprétée comme une tentative en vue de conjurer l’angoisse de la damnation par une postulation audacieuse et unilatérale du salut personnel. Plus vraisemblablement cette attitude reflète sans doute la conviction luthérienne que la certitude intérieure de la foi a valeur de justification et sauve par avance le croyant, qui se trouve ainsi exempté de l’épreuve du jugement divin35. Il est enfin possible de se demander, compte tenu de la place qu’occupent dans ce poème l’évocation de la mort et surtout celle de son dépassement, dépeint avec une emphase baroque tout à fait remarquable, si

35 C’est dans cette perspective théologique précise que J. A. STEIGER, Schule des Sterbens, p. 60, croit pouvoir interpréter l’attitude du protagoniste dans ce passage. DE L’APPARITION FANTOMATIQUE A LA RÉSURRECTION GLORIEUSE 163 dans cette attitude ne transparaît pas la nostalgie secrète d’une apocatastase, d’un salut universel qui abolirait toute angoisse et donnerait alors tout son sens à l’évocation glorieuse de la résurrection des morts.

Die Entmachtung des Teufels. Das Jenaer Ereignis 1715 und die Dämonologie der Aufklärung

Thomas NICKLAS Université de Reims – Champagne Ardenne

In Theodor Storms 1878 erschienener Novelle Renate tritt in der Gestalt des Pastors Petrus Goldschmidt (1662-1713) ein leidenschaftlicher Verteidiger des Hexen- und Teufelsglaubens an der Wende vom 17. zum 18. Jahrhundert auf, dessen „gewaltige und robuste Gottesgelahrtheit“ im Stormschen Novellentext ein ironisch gemeintes Lob erfährt.1 Tatsächlich hatte der seit 1691 im schleswigschen Sterup wirkende Pastor Goldschmidt mit großer Entschiedenheit gegen Zweifel an der Hexerei und der Macht des Teufels angekämpft.2 So polemisierte er nicht nur heftig gegen den wichtigsten Vertreter cartesianischer Theologie in den Niederlanden, Balthasar Bekker (1634-1698), dessen geisterkritisches Werk Bezauberte Welt 1693 in einer deutschen Übersetzung erschienen war,3 auch Christian Thomasius wurde von ihm angegangen, weil der Hallenser Professor in der 1701 veröffentlichten Schrift De crimine magiae die Möglichkeit des Teufelsbündnisses in Abrede gestellt hatte. Dagegen wollte Goldschmidt an der “schändliche[n] und ewig verderbende[n] Bündnis-Stifftung zwischen Teuffeln und Menschen” festgehalten wissen.4 Mochte der Pastor aus Sterup mit seinen leidenschaftlichen Ausbrüchen gegen Autoritäten auch seinem Anliegen selbst schaden, so sah er doch in einem Punkt ganz richtig. In der langen Geschichte des “Abschiedes vom Teufel” war um 1700 definitiv ein

1 Theodor STORM, Sämtliche Werke in vier Bänden, Bd. 3, Berlin/ Weimar, Aufbau- Verlag, 41978, S. 73-137 (hier 109). 2 Vgl. dazu: Jan Ulbe TERPSTRA, “Petrus Goldschmidt aus Husum. Ein nordfriesischer Gegner Balthasar Bekkers und Thomasius”, in: Euphorion 59 (1965), S. 361-383. 3 Zu Bekkers “cartesianischer” Theologie: Andrew FIX, Fallen Angels: Balthasar Bekker, Spirit Belief, and Confessionalism in the Seventeenth-Century Dutch Republic, Dordrecht, Kluwer Academic Press, 1999; Wiep van BUNGE, “Balthasar Bekker’s Cartesian Hermeneutics and the Challenge of Spinozism”, in: The British Journal of the History of Philosophy 1 (1993), S. 55-80. 4 Gustav ROSKOFF, Geschichte des Teufels, Bd. 2, Leipzig, Brockhaus, 1869, S. 483. 166 THOMAS NICKLAS

Wendepunkt erreicht.5 Nach der unter anderem von Bekker vertretenen “cartesianischen” Auffassung hatten der Teufel und andere geistige Wesen keinerlei Wirkungsmöglichkeiten in der materiellen Welt. Geister waren demnach unvermögend, auf Materie einzuwirken. Damit drohten weitreichende Konsequenzen. Der Leibhaftige wurde zwar nicht beseitigt, aber entmachtet. Der nicht nur von Goldschmidt artikulierte Widerspruch gegen diesen offenkundigen Machtverlust Satans bestimmte die Strukturen der Teufelsdebatten im Heiligen Römischen Reich am Anfang des 18. Jahrhunderts. Es wäre aber irrig, wollte man nur Theologen und Prediger als Verteidiger der Vorstellung eines mächtigen Teufels identifizieren. Vielmehr wird bei genauerem Hinsehen auch ein Kompetenzstreit zwischen Theologen, Medizinern und Juristen erkennbar, die sich um die Deutungshoheit über Macht und Ohnmacht des Leibhaftigen stritten. So wird das bemerkenswerte mediale Echo verständlich, das ein Unglücksfall hervorrief, der sich zur Weihnachtszeit des Jahres 1715 am Rand der thüringischen Universitätsstadt Jena ereignete. Diese große Aufmerksamkeit für einen bizarren Vorgang hat auch mit der Ausrichtung der Kommunikationsstrukturen des vormodernen Reiches auf das thüringisch-sächsische Zentrum zu tun, in dem das Geschehen stattfand. Das als “Jenaische Christnachtstragödie” viel beachtete und viel beredete Vorkommnis löste eine Kettenreaktion von Stellungnahmen aus, die Rückschlüsse auf Motivationen, Mechanismen und Aporien des Teufels-Diskurses im protestantischen Mitteldeutschland nach 1700 erlauben.6 Dabei ist zu bedenken, dass es gerade in Jena Widerstände gegen die Entmachtung des Teufels gab. Einer der bedeutendsten Repräsentanten der Jenenser lutherischen Theologie des 17. Jahrhunderts, Johannes Musaeus (1613-81), hatte sich gegen die Überhandnahme cartesianischer Auffassungen gestemmt und deren Eindringen an der thüringischen Landesuniversität auf Jahrzehnte verhindert.7 Es ist daher nicht allzu verwunderlich, wenn eine Diskussion um Macht und Unmacht des Teufels ihren Ausgang von einem Ereignis nahm, das sich am 24./25. Dezember 1715 vor den Toren der Stadt Jena zugetragen hatte. Ein Medizinstudent namens Johann Gottfried Weber hatte sich in der kalten Winternacht zusammen mit dem Schäfer Johann Friedrich Geßner und dem Bauern Hanns Zenner in das im Jenenser Weinberg gelegene Häuschen des Schneiders Georg Heuchler zurückgezogen, um dort die Geister zu beschwören, die sie zu den im Berg verborgenen Schätzen führen sollten.8

5 Der Begriff bei: Marc VENARD, Die Geschichte des Christentums: Das Zeitalter der Vernunft (1620/30-1750), Freiburg, Herder, 1998, S. 1143. 6 Zu Analyseformen von Diskursen in der Soziologie sei hier nur äußerst knapp verwiesen auf: Reiner KELLER, Wissenssoziologische Diskursanalyse. Grundlegung eines Forschungs- programms, Wiesbaden, VS, 32011, bes. S. 179 ff. 7 Handbuch der Dogmen- und Theologiegeschichte, Bd. 3: Die Lehrentwicklung im Rahmen der Ökumenizität, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1984, S. 95. 8 Zu dem Ereignis selbst und seiner Deutung im Zusammenhang mit ähnlichen Vorgängen im sächsischen Erzgebirge: Gabor RYCHLAK, Hexenfieber im Erzgebirge. Die Annaberger DIE ENTMACHTUNG DES TEUFELS 167

Die Beschwörung nahm allerdings einen tragischen Verlauf. Am nächsten Tag fand man den Studenten ohnmächtig in der Hütte auf, Geßner und Zenner waren beide tot. Während der besinnungslose Student Weber in die Stadt gebracht wurde, ordnete der Magistrat drei Wächter ab, die darauf Acht geben sollten, dass die Angehörigen der beiden Toten es nicht unternahmen, noch vor der amtlichen Untersuchung des Falles die Leichen fortzuschaffen. Wegen der starken Kälte zogen sich die Wächter jedoch in die Hütte zurück, in der noch ein Feuer in einem Kohlenbecken glomm. Dort verloren auch sie das Bewusstsein. Zwei von ihnen kamen wieder zu sich, während der dritte nur noch tot aus der Hütte geschafft werden konnte. Den Zeitgenossen erschien bei diesen unerklärlichen Vorgängen ein Einwirken des Teufels überaus plausibel, während im gelehrten Diskurs zumeist eine Kohlenmonoxid-Vergiftung der Opfer als wahrscheinlich angenommen wurde, da die Geisterbeschwörer in der engen und unbelüfteten Hütte ein Holzkohlenfeuer entzündet hatten. Darüber hinaus wurde auch vermutet, dass Weber und seine Konsorten bei ihrem Geschäft giftige Räucherstoffe in dem Kohlenbecken verbrannt hatten. Dies kann als sehr wahrscheinlich angesehen werden, klagten doch sowohl der überlebende Student als auch die beiden Wächter nach ihrer Bergung über Kopfschmerzen und starke Übelkeit.

Auftakt zur Debatte: Die Jenaer Christnachtstragödie als vermutliches Teufelswerk

Am 6. Januar 1716 erschienen in Leipzig die ersten gedruckten Berichte zu den Vorkommnissen, die sich am Weihnachtsabend in dem Häuschen des Schneiders Heuchler im Jenaer Weinberg zugetragen hatten.9 Dabei finden sich bereits alle Elemente vereint, die den späteren Verlauf der Debatte bestimmen sollten. Der anonyme Herausgeber urteilt in seiner Vorrede, dass die Jenenser Begebenheit die Wirkmächtigkeit der Geister erweise:

Die Sicherheit der ruchlosen Menschen ist/ leyder! So hoch gestiegen/ dass sich viele erkühnen die Wahrheit/ dass erschaffene Geister sind/ vor nicht viel bessers als eine Fabel zu halten.

Ein abgedruckter erster Bericht aus Jena vom 26. Dezember 1715 hält die Gerüchte unmittelbar nach dem Bekanntwerden des Ereignisses fest. Demnach soll ein Student namens Weber von Reichenbach den Teufel zitiert haben, welcher ihn “bei Arm und Bein genommen und auf den Boden geschmissen”. Ein nicht genannter Berichterstatter, ebenfalls aus Jena, fügt

Krankheit 1712-1720, Diss. Mainz 2009, S. 205-211 [http://ubm.opus.hbz-nrw.de/volltexte/ 2009/2159/pdf]. 9 Vorläuffige Erste Nachricht Von der entsetzlichen Begebenheit, Die sich den 24. Dec. 1715, Als am Heil. Christ-Abende, in Jena Von Anfang biß den 4. Jan. 1716 Mit Etlichen verwogenen Personen, So den Satan beschworen und citiret, zugetragen, Leipzig, Boutique zum Comtoir-Calender, o.J. [1716]. 168 THOMAS NICKLAS unter dem Datum des 30. Dezember 1715 jene fabelhaften Ausschmückungen hinzu, die sich bereits im öffentlichen Gespräch an das erzählte Faktum angelagert hatten. Demnach sei Weber ein Geist “in Gestalt eines Knaben erschienen und hat von ihm begehrt, sich zu unterschreiben. Als er es nicht getan, bei linker Hand und Fuß angefasset und in die Höhe gehalten, daß ihm der Ellbogen ausgedreht ist.” Die Tragödie wird somit als Strafe wegen des verweigerten Teufels-Paktes gedeutet. Nicht recht erklärlich schien es den Berichterstattern jedoch, dass die beiden Mitgesellen Webers, Geßner und Zenner, den Spuk mit dem Leben bezahlt hatten. Ihre Leichen lägen, so hieß es, unterdessen im Jenenser Pestilenz-Haus und die Mäuse fräßen daran. Ein anderer Verfasser geht unter dem Datum des 31. Dezember 1715 ausführlich auf das inzwischen bekannt gewordene Schicksal der drei Wächter ein, von denen einer aus der Bewusstlosigkeit nicht mehr erwacht war. Allerdings nimmt dieser Bericht kein teuflisches Einwirken an, vielmehr wird vermutet, dass die Schatzsucher beim Räuchern im Weinbergshäuschen giftige Materien verwendet hätten und dass die drei Toten daran erstickt waren. Der letzte Text in der Berichtsammlung, aus Jena am 3. Januar 1716 abgeschickt, geht auf den Inhalt der Predigten ein, mit denen die Jenenser Geistlichkeit inzwischen zu dem Ereignis Stellung genommen hatte. Für die lutherischen Theologen der thüringischen Universitätsstadt stand demnach außer Frage, dass es sich um Teufelswerk gehandelt haben musste. Der Teufel habe dieses angerichtet, vermittels “göttlicher Permission ob der Schändung der Christnacht” durch die Geisterbeschwörer. Somit beinhaltete um die Jahreswende 1715/16 die sich in konzentrischen Kreisen um Jena verbreitende Diskussion über das Ereignis bereits die wesentlichen Elemente des späteren gelehrten Diskurses. Diese reichten von der “übernatürlichen” Annahme einer Gewalttat des Teufels, der die vermessenen Schatzsucher für die Schändung der Christnacht bestrafen sollte, bis zur “natürlichen” Hypothese der Vergiftung durch schlecht dosierte Räuchermittel, die den am eigenen Ungeschick gescheiterten Geisterbeschwörern zum Verhängnis geworden waren. Da das Publikum weitere Aufklärung forderte, wurde in den ersten Tagen des Jahres 1716 auch in Jena die Druckerpresse angeworfen. Die von dort verbreitete “Relation” konnte aber zu den Vorgängen im Weinbergshäuschen nicht mehr viel Neues beitragen und bot daher vor allem Stoff über die Vorgeschichte der tragisch endenden Beschwörung, aus der inzwischen weitere Details bekannt geworden waren.10 Demnach erschien nicht der Student Weber, sondern der Schäfer Geßner als die treibende Kraft bei der

10 Wahrhafftige Relation dessen, was in der Heil. Christ-Nacht […] 1715 allhier bey der Stadt Jena in einem dem Galgen nah-gelegenen Weinberge mit einer schändlichen Conjuration und Beschwerung deß Satans […] sich zugetragen hat, Jena, Werther, 1716. Diese Schrift wurde auch unter anderem Titel und mit dem Datum 12. Januar 1716 in Leipzig nachgedruckt: Warhafftige und umständliche fernere Nachricht von der Beschwerung des Satans/ welche ein Studiosus nebst zwey Bauern in Jena vorgenommen, Leipzig, Boutique zum Contoir-Calender, 1716. DIE ENTMACHTUNG DES TEUFELS 169

Geisterbeschwörung. Dieser habe nämlich von einem Jenenser Bürger in Erfahrung gebracht, dass “im Weinberg beim Galgen eine weiße Frau öfter erscheine” und daraus geschlossen, dass “ein Schatz aus Kriegszeiten da vergraben” sein müsse. Geßner habe daraufhin den Medizinstudenten angesprochen, da er “sich jemand gewünscht, der die Bücher von der Geist- Kunst” lesen könne, um eine Beschwörung zu machen. War damit der eigentlich Schuldige benannt, so hatte sich in Jena nach der Tragödie der Christnacht nicht mehr viel ereignet. Freilich hatte noch am 26. Dezember der Medizinprofessor und Stadtarzt Johann Adolph Wedel (1675-1721) die Leichen Geßners und Zenners untersucht und dabei keine Hinweise auf eine äußere Gewalteinwirkung festgestellt. Die zuständige Regierung in Eisenach ordnete an, dass die beiden Körper der Geisterbeschwörer zur Strafe unter dem Galgen verscharrt werden sollten, während der in Ausübung seines Amtes ums Leben gekommene Wächter ehrlich auf dem Kirchhof zu bestatten war. Die beiden überlebenden Wächter klagten, wie hinzugefügt wurde, weiterhin über “Schwachheit des Hauptes”. Die Eisenacher Regierung hatte unterdessen zwei Beamte zur Untersuchung des Falles nach Jena gesandt. Über diese amtlichen Nachforschungen drang wenig nach außen, so dass sich spätere Veröffentlichungen zu der Sache auf die Wiederholung bekannter Einzelheiten beschränkten oder Gerüchte kolportierten. Allenfalls erfährt man noch, dass am 11. Januar 1716 die nur spärlich mit Lumpen bedeckten Leichen der Geisterbeschwörer Zenner und Geßner durch die Stadt geschleift und unter dem Galgen in einem besonders tiefen Loch vergraben worden waren.11 Damit schien die Gerechtigkeit zumindest nach außen hin wieder hergestellt. Angesichts der reichsweiten Beachtung, die der Fall auf sich zog, schien es auch Herzog Johann Wilhelm von Sachsen-Eisenach angezeigt, mit einer Veröffentlichung das Informationsbedürfnis des Publikums zu befriedigen. Dem Landesherrn der Stadt Jena war dabei der Nachweis wichtig, dass die amtlichen Untersuchungen korrekt geführt worden waren und die Eisenacher Behörden sich in der Causa nichts vorzuwerfen hatten.12 Der amtliche Bericht schöpfte aus den Verhörprotokollen des Studiosus Weber und des Jenaer

11 Fernerer Verfolg Derer Nachrichten Von der, zu Ausgang des 1715ten Jahrs, in der Heil. Christ-Nacht vorgenommenen schändlichen Conjuration, Oder Beschwerung des Satans und darauf erfolgten sehr remarquablen Casu tragico zu Jena, o.O. 1716; die damit an das Publikum gebrachten Informationen wurde in einer ganzen Reihe ähnlicher Schriften weiter verbreitet, siehe u.a.: Die sonderbaren Gerichte Gottes, welche sich Anno MDCCXV. in der Heiligen Christ-Nacht […] in einem Weinberge der Stadt Jena […] ereignet, o.O. o.J. [1716]; Erschreck- und entsetzliche Mord-Geschichte, welche der leidige Satan in […] Ermordung etlicher Personen in der Christ-Nacht […] zu Jena verübet hat, o.O. o.J. (1716); Wahrhafftige Relation (Anmerkung 10). 12 Wahre Eröffnung der Jenaischen Christnachts-Tragödie: Oder Gründlicher und Actenmäßiger Bericht von der sonderbahren und höchst betrübten Begebenheit, welche in einem der Stadt Jena nahegelegenen Weinbergs-Häusgen mit drey Personen, So die Geister, zur Zeigung eines eingebildeten Schatzes, citiret und beschwohren, im Jahre 1715 in der Christnacht und die folgende Nacht hierauf mit dreyen dahin gesendeten Wächtern sich zugetragen, Jena, Pohl, 1716 [insgesamt drei Auflagen]. 170 THOMAS NICKLAS

Bürgers Heuchler, der den Geisterbeschwörern sein Häuschen im Weinberg zur Verfügung gestellt hatte. Beide hatten es offensichtlich gut verstanden, die Schuld weitgehend auf den toten Geßner abzuwälzen. Dieser habe seit längerer Zeit schon verschiedene Personen angesprochen, da er um einen Schatz wüsste und zu dessen Hebung nur noch “die Springwurzel und Dr. Fausts Buch vom Höllen-Zwang” benötigte. Der Jenenser Stadtphysikus Johann Adolph Wedel, der die Leichen untersucht hatte, wurde gegen jede Kritik in Schutz genommen. Ausdrücklich heißt es in der amtlichen Veröffentlichung, dass er auch die Kohlen aus dem im Weinbergshäuschen aufgestellten Becken untersucht und dabei nichts Auffälliges bemerkt habe. Die zentrale Frage, ob bei dem Unglück der Satan Hand angelegt habe oder ob es natürlichen Umständen zuzuschreiben sei, entscheidet die “Wahre Eröffnung” bewusst nicht. Die juristisch geschulten Verfasser fordern jedoch ausdrücklich ein Verbot der Schatzgräberei im Heiligen Römischen Reich, da es sich dabei um die eigentliche Wurzel des Übels handle.

Die Deutungshoheit der Mediziner in Teufelsdingen: Halle gegen Jena

Damit waren alle Elemente in die Debatte eingeführt und der Sachverhalt hinlänglich bekannt geworden, so dass ein gelehrter Schlagabtausch in Gang kommen konnte, der sich innerhalb des mitteldeutschen Städte- und Hochschuldreiecks Jena/Halle/Leipzig abspielte, wobei die Mediziner noch vor Theologen und Juristen die Deutungshoheit in Teufelsfragen für sich beanspruchten. In Halle lehrte der höchst angesehene und zeitweilig als Leibarzt des preußischen Königs Friedrich I. in Berlin tätige Mediziner Friedrich Hoffmann (1660-1742), der eine große Anzahl von Schülern um sich gesammelt hatte.13 Der als gelehrte Autorität anerkannte Hoffmann wurde um seine Meinung zu den Aufsehen erregenden Jenenser Vorfällen angegangen. Seine schriftliche Stellungnahme wurde daraufhin sogleich im Druck veröffentlicht, allerdings ohne Verfassernamen.14 Für den Hallenser Universitätskollegen von Christian Thomasius war es klar, dass die “Tragödie” nur natürliche Ursachen haben konnte. Alle anders lautenden Vermutungen waren demnach widersinnig:

13 Neue Deutsche Biographie 9 (1972), S. 416-418; vgl. auch: Gotthold MAMLOCK, “König Friedrich Wilhelm I. Briefe an den Hallenser Kliniker Friedrich Hoffmann”, in: Deutsche Medizinische Wochenschrift 37 (1911), S. 2242-2244. 14 Eines berühmten Medici Gründliches Bedencken und physicalische Anmerckungen Von dem tödlichen Dampff der Holtz-Kohlen: Auf Veranlassung der in Jena beym Ausgang des 1715. Jahrs vorgefallenen traurigen Begebenheit aufgesetzet, Halle, Renger, 1716. Eine allerdings nicht zuverlässige Edition der Schrift in: Albert NEUBURGER (Bearb.), Friedrich Hoffmann über das Kohlenoxydgas: Und die Gegenschrift von Andreas Erdmann: “Wie nicht Kohlenmonoxydgas, sondern der Teufel den Tod etlicher Menschen herbeigeführt”, Leipzig, Voigtländer, 1912 (=Voigtländers Quellenbücher, 14). DIE ENTMACHTUNG DES TEUFELS 171

Man würde sich aber sehr übereilen/ wenn man glauben wollte/ als wenn der böse Feind/ auf Gottes Zulassen/ durch eine unbekannte und verborgene Art diese Leute getödtet hätte.

Vielmehr hätten sie sich durch ihre Geldgier und den Aberglauben an die Macht des Teufels, der Reichtum verschaffen könne, selbst zugrunde gerichtet. Einen Sinn konnte das Ereignis für Hoffmann nur dann haben, wenn es als Warnung aufgefasst wurde, beim Entzünden von Holzkohle große Versicht walten zu lassen:

Man hüte sich für den Dampf von feuchten nicht genug ausgebrannten und erst anglimmenden Kohlen/ als für eine Sache/ die leichter und unvermerckter/ als das stärckste Gifft tödten kann.

Er verweist darauf, dass bereits die Antike um die Gefährlichkeit des Kohlenfeuers wusste und bringt zahlreiche Beispiele, um seine These zu stützen. Die Teufels-Hypothese schien Hoffmann in diesem Zusammenhang so wenig plausibel, dass er in seiner Stellungnahme davon absah, sich mit ihr zu befassen. Dies reizte diejenigen zum Widerspruch, die in den Vorfällen einen Beweis für die Macht des Teufels sehen wollten. Der in Jena praktizierende Mediziner Erdmann Friedrich Andreae sah sich zu einer Gegenpublikation veranlasst.15 In dem Verfasser der angegriffenen Schrift vermutete er nicht den berühmten Medizinprofessor Hoffmann, sondern einen unbelehrbaren Cartesianer vom Schlage Bekkers, gegen den sich leicht vorgehen ließ, da er sich als Mediziner zu erkennen gab. Der Jenenser Andreae vertrat folglich die Gegenthese, dass Geister sehr wohl auf die Materie einwirkten. Der Teufel konnte sich auch der Materie bedienen, um sein Werk zu verrichten: “Denn er ist ja ein mächtiger Geist/ der auff tausenderley Art und Weise sich der natürlichen Dinge gebrauchen/ und darmit den Menschen Schaden zufügen kann.” Die Hallenser Schrift sei überaus schädlich, lehre sie den Leser doch den Glauben an einen “ohnmächtigen Teufel” und gehe nur von natürlichen Ursachen aus. Da es sich um eine für die öffentliche Moral gefährliche Lehre handle, komme man auch nicht umhin, die Redlichkeit des Verfassers selbst in Zweifel zu ziehen. Dieses Argument ad personam und das weitschweifige Plädoyer aus Jena für die Macht des Teufels wurde in Halle übel aufgenommen. Friedrich Hoffmann sah sich persönlich angegriffen, obwohl seine Schrift anonym erschienen war. Einer seiner zahlreichen Schüler, der später von Hoffmann in jeder Weise protegierte Johann Heinrich Schulze (1687-1744), schritt daher, von seinem Lehrer ausdrücklich dazu ermutigt, zu

15 Erdmann Friedrich ANDREAE, Gründlicher Gegensatz auf das ohnlängst zu Halle im Magdeburgischen ausgegebene gründliche Bedencken und physicalische Anmerckungen eines berühmten Medici von dem tödtlichen Dampfe der Holtz-Kohlen, Jena, Werther, 1716. Zu Andreae: Ernst GIESE/ Benno von HAGEN, Geschichte der Medizinischen Fakultät der Friedrich-Schiller-Universität Jena, Jena, Fischer, 1958, S. 169-171. 172 THOMAS NICKLAS einer Gegenveröffentlichung.16 In seiner Vorrede weist Schulze vorsorglich darauf hin, dass Hoffmann von verschiedenen Seiten Unterstützung erfahren habe, sogar von den Hallenser Theologen, die aber in der Sache nur als Hilfstruppe der debattierenden Mediziner erscheinen. In der hauptsächlichen Streitfrage um die teuflische Macht oder Ohnmacht bezieht der angehende Arzt einen klaren Standpunkt gegen den Jenaer Angreifer:

Nun aber kann alles/ was bey dem Jenischen Casu ungewöhnlich scheinet/ von causis manifestis & naturalibus klar und deutlich hergeleitet werden: folglich thäte man übel/ woferne man auf ausserordentliche/ geistliche und verborgene verfiele/ oder dieselbe mit Haaren herbey zöge.

Der Cartesianismus-Vorwurf Andreaes richte sich von selbst, da daran nichts Verwerfliches sei! Im Gegenteil sollten alle Mediziner auch im Sinne Descartes’ um eine gründliche Einsicht in die Natur bemüht sein, “damit sie bey vorfallenden ungemeinen Begebenheiten nicht so gleich stutzen und auf allerhand unnöthige Grillen verfielen/ oder gar die Medicinische Station verlassen/ und in der duncklen pneumatica ein asylum ignorantiae suchen müsten.” Es gebe keinen einzigen klaren Beweis dafür, dass der Teufel die Macht habe, einen Menschen zu töten. Daher könne von dieser Hypothese vernünftiger Weise nicht ausgegangen werden. Selbst wenn es einmal gelänge, solche Beweise beizubringen, “so blieben doch bey gegenwärtigem Jenaischen casu unendlich viele Schwürigkeiten übrig/ biß man alle natürliche Ursachen von dem erfolgten effectu removirete/ und die Sache dem bösen Feinde in solidum vindicirte.” Es sei folglich barer Unsinn, mit der These von der Macht des Teufels zu operieren. Freilich geht der Kandidat der Medizin Schulze aus Halle in seiner Erwiderung noch einen Schritt weiter. So behauptet er gegen Andreae, dass es sogar ein der Religion dienliches Werk sei, die Macht des Teufels zu brechen, die mit dem Glauben an sie hinweg fiele. Diese Macht rühre nur von jenen her, die an ihn glaubten. Aus Gottesfurcht werde so Teufelsfurcht:

Und ich glaube festiglich/ daß der Teuffel den allergrössesten und einträglichsten Seelen-Marckt dabey habe/ wenn man die Leute fein in ihrer Unwissenheit und persuasion von der so grossen Gewalt des Teuffels über cörperliche Dinge erhält/ und/ damit sie ja nicht etwan umfalle […] dieselbe zu behaupten und defendiren mündlich und schrifftlich bemühet ist.

Da Schulze nicht nur der Schüler, sondern auch das Sprachrohr des allseits geschätzten Professors Hoffmann war, der den Rückhalt der Fakultäten in Halle genoss, schien es, als sei der Teufel an der dortigen Hochschule bereits

16 Johann Heinrich SCHULZE, Erdmann Friedrich ANDREAE Medicinae Doct. und Pract. in Jena, Sogenannter Gründlicher Gegensatz auf das ohnlängst in Halle ausgegebene Gründliche Bedencken und Physicalische Anmerckungen Von dem tödlichen Dampffe der Holtz-Kohlen/ etc. Mit einer Vorrede und kurtzen Anmerckungen/ Welche nicht nur den Unfug und Ungrund des Gegensatzes entdecken/ sondern zur Erläuterung der Haupt-Sache viel beytragen werden, o.O. o.J. [Halle, Renger, 1716]. DIE ENTMACHTUNG DES TEUFELS 173 vollständig entmachtet. Die Jenaer Medizinische Fakultät sah sich nun wiederum veranlasst, zugunsten ihres angegriffenen Mitgliedes Doktor Andreae zu intervenieren. Zur Besänftigung der Gegenseite in Halle wurde aber sogleich eingangs der anonymen Beantwortungsschrift festgestellt, dass in Jena niemand den berühmten Professor Hoffmann, der sich bekanntlich der Gunst des preußischen Königs erfreute, als Urheber der beanstandeten Abhandlung über den Kohlen-Dampf vermutet hatte. Auch wurde hinzugefügt, dass man an einer Weiterführung der Kontroverse unter keinerlei Umständen interessiert sei.17 In der Frage nach der Macht des Teufels gingen die Jenenser nun vorsichtig einen Schritt hinter Andreaes Thesen zurück. Es gab in der Tat keine Beweise dafür! Doch sei Andreae durchaus berechtigt gewesen, diese Behauptung aufzustellen, für die sich zwar keine Beweise, aber mannigfache Exempel beibringen ließen. In der Tat fänden sich in der Geschichte und in der Gegenwart Beispiele, “welche solche Umstände bey sich führen/ wodurch man allerdings behaupten kan/ daß der Teufel die Macht habe/ nicht allein indirecte den Todt derer Menschen zu befördern/ sondern auch dieselben directe zu tödten.” Anders als in Halle war man in Jena auch weiterhin nicht bereit, sich in die Entmachtung des Teufels ohne Widerspruch zu fügen.

Der Versuch eines Schlussworts: Das Gutachten der drei Leipziger Fakultäten

Angesichts des außergewöhnlichen Falles und des Streites gelehrter Autoren ersuchte die Eisenacher Regierung um eine entscheidende Stellungnahme der drei Leipziger Fakultäten, da die ausufernde Debatte zu einer Belastung für das Erscheinungsbild der Universität Jena zu werden drohte. Die Gutachten der Theologen, Juristen und Mediziner aus Leipzig wurden sogleich nach ihrer Verabschiedung gedruckt, um damit der Debatte den Wind aus den Segeln zu nehmen.18 Die Professoren der kursächsischen Hochschule waren sich bewusst, dass sie mit ihrer Einlassung unter starker Beobachtung durch die Öffentlichkeit standen:

17 C.A.T. Med. Cult. Unpartheyische Prüfung der Vorrede und kurtzen Anmerckungen Herrn Johann Heinrich Schultzens/ Medic. Candidati, Womit Derselbe Den Herrn Autorem des ohnlängst in Halle ausgegebenen und von Herrn D. Andreae wiederlegten Bedenckens von dem tödtlichen Dampff der Holtz-Kohlen etc./ zu vertheidigen gesuchet, Jena, Werther, 1716. 18 Der drey Hohen Fakultäten zu Leipzig Bedencken und respective Urthel/ Welche Uber den zu Jena in der Heil. Christ-Nacht Anno 1715. passirten Traurigen Casum mit denen so genannten Teuffels-Bannern/ Auf Begehren derer Hoch-Fürstl. Weymarischen [sic!] Hrn. Commissarien/ den 6. Mart. 1716 ausgefertiget worden, o.O. o.J. [1716]; unvollständig hingegen die vorhergehende Veröffentlichung: Der theologischen, juristischen und medicinischen Facultäten in Leipzig Responsum über die Jenische Conjurations-Sache, o.O. 1716. 174 THOMAS NICKLAS

Die genugsam bekannte Adjurations-Affaire zu Jena hat nicht allein in dem gemeinen Leben viel Gelegenheit zu reden/ sondern auch unter den Gelehrten viel Ursache zum Disputiren gegeben.

Es musste folglich mit Umsicht ein Urteil gefällt werden, das Gemeinen und Gelehrten einleuchtete. Um den Leipzigern die Entscheidungsfindung zu erleichtern, haben ihnen die aus Eisenach verordneten Kommissare die drei Bände umfassenden Untersuchungsakten aus dem Jenaer Stadtgericht zugeleitet, nebst einer versiegelten Schachtel mit Objekten aus dem Besitz des Studenten Weber, die dieser bei der versuchten Geisterbeschwörung benutzt hatte. Dazu gehörten vier magische Bücher, nämlich nicht näher bezeichnete Ausgaben der “Clavicula Salomonis”, der “Philosophia occulta” Agrippas von Nettesheim, von “Dr. Fausts Höllen-Zwang” sowie eine nicht näher bezeichnete Edition der Schriften des Paracelsus. Der Theologischen Fakultät ging es in erster Linie um die Frage der Sünden-Schuld Webers, der die “Geister-Citation” zugab und als einziger der an ihr Beteiligten überlebt hatte. Eine Schuld Webers erschien den Theologen in zweierlei Hinsicht gegeben: Bruch des Tauf-Bundes (Teufels-Pakt) und Blasphemie (Missbrauch von Gebetsformeln). Daher sollte er über seine Sünden belehrt werden. Eine andere Frage war diejenige einer Beteiligung des Satans an den Jenenser Ereignissen. Diese stand nicht fest, war doch bei den Opfern eine Erstickung “naturali modo durch Exhalation der Kohlen” erfolgt. Aber sie war auch nicht auszuschließen, da der Satan nach göttlicher Anordnung sein Werk auch unter Zuhilfenahme natürlicher Mittel verrichten konnte. Gegen cartesianische Auffassungen hielten die lutherischen Theologen daran fest, dass Geister in der Lage waren, auf die Materie einzuwirken. Sie schrieben dem Ereignis im Jenenser Weinberg eine moralische Aussagekraft zu. Es konnte sich dabei um ein verhängtes Schrecknis handeln, “um die sichern Welt-Leute/ die entweder sich nicht für dem Teuffel fürchten/ oder keine Teuffel glauben/ erschrocken zu machen über ihre Thorheit/ und der Heil. Schrift zu glauben/ als welche allen Teufels- Dienern und Beschwerern [Beschwörern] den Tod gedrohet hat”. Für die Juristenfakultät war es hingegen überflüssig, nach übernatürlichen Ursachen für die Todesfälle in dem Weinbergshäuschen zu suchen, lagen doch hinlängliche natürliche Ursachen vor, die das Ereignis erklärten, da die Opfer allesamt durch den Holzkohlendampf erstickt waren. Als heidnische Praxis war die Geisterbeschwörung jedoch gegen die Ordnung des christlichen Staates gerichtet und daher strafwürdig. Folglich hatte die Eisenacher Regierung richtig gehandelt, wenn sie die Beisetzung der Leichen Geßners und Zenners unter dem Galgen anordnete. Die angemessene Strafe für den überlebenden, völlig mittellosen Studenten Weber bestand in der Verjagung von der Universität und seiner Ausschließung vom akademischen Studium auf Lebenszeit. Der Jenaer Bürger Heuchler, der sein Häuschen für den Akt der Geisterbeschwörung zur Verfügung gestellt und sich als Mitwisser schuldig gemacht hatte, sollte für zehn Jahre aus dem Land verwiesen und zur Übernahme der Prozesskosten verurteilt werden. Eine von DIE ENTMACHTUNG DES TEUFELS 175 den Kommissaren ebenfalls verhörte Bekannte Heuchlers mit Namen Margarethe Nitzschke sollte hingegen freigesprochen werden, da bei ihr eine Mitwisserschaft nach Aktenlage nicht nachgewiesen werden konnte. Ähnlich wie die Juristen lehnten auch die Leipziger Mediziner ein Eingehen auf die Teufels-Hypothese ab. Es gebe genügend natürliche Ursachen zur Erklärung des Sachverhalts, so dass auf übernatürliche und vernunftwidrige Gründe (“causae abstrusiores”) nicht näher einzugehen war. Die Ausdünstungen der Kohlen waren demnach allein für die drei Todesfälle verantwortlich zu machen. Allerdings sind die Opfer, entgegen verbreiteter Annahme, dabei nicht erstickt, sondern durch das in Lungen und Gehirn eindringende Gas (“Gas sulphuris”) getötet worden. Einzelne Striemen an der Leiche Zenners, die bei der medizinischen Untersuchung festgestellt worden waren, können nicht als Beweis für eine äußere Gewaltanwendung mit möglicher Todesfolge angesehen werden. Wenn der dritte der aus Jena abgeordneten Wächter mit Namen Beyer ebenfalls verschieden ist, so mag dies auch eine Folge starker Gemütsbewegung aus Furcht vor dem Teufel gewesen sein. Außerdem verweisen die Leipziger Mediziner darauf, dass die Wächter nach eigener Aussage Branntwein getrunken hatten, so dass ihre vermeintlichen Beobachtungen in der Winternacht keinerlei Beachtung verdienten. Die Professoren in Leipzig waren offenkundig der Ansicht, dass der Teufel seine Macht über nüchterne Zeitgenossen bereits völlig eingebüsst haben musste.

Im Rahmen der Naturgesetze: Der Machtverlust des Teufels

Die Entmachtung des Teufels war am Anfang des 18. Jahrhunderts in ganz Europa ein Gegenstand leidenschaftlicher Debatten, wobei sich die Mediziner auch bereits in Frankreich als Meinungsführer vor den Theologen und Juristen hervorgetan hatten.19 Dabei ging die Mehrzahl der Einlassungen von medizinischer Seite eher von natürlichen Ursachen als von dämonischen Phänomenen aus, doch hielt sich auch bei den Vertretern der Heilkunde lange Zeit die Auffassung, dass der böse Geist weiterhin in das menschliche Tun und Treiben hineinwirkte. Insofern war seine Macht noch keineswegs verschwunden. Die Suche nach natürlichen Ursachen für rätselhafte Vorfälle schloss die Vermutung des Übernatürlichen nicht a priori aus. Daher waren die Diskussionen in den ersten beiden Jahrzehnten des 18. Jahrhunderts in einem Übergangsfeld situiert. Auch für Frankreich konnte in dieser Zeit eine lebhafte Publikationstätigkeit zum Gegenstand nachgewiesen werden, bei der

19 Vgl. dazu besonders: Nadia MINERVA, Il Diavolo. Eclissi e Metamorfosi nel secolo dei Lumi. Da Asmodeo a Belzebù, Ravenna, Longo, 1990, S. 50-57. Daneben auch: Jean-Marie GOULEMONT, “Démons, merveilles et philosophie à l’âge classique”, in : Annales ESC 3 (1980), S. 1223-1250. 176 THOMAS NICKLAS es stets um die brennende Frage nach der Macht des Leibhaftigen ging.20 Konnte der Teufel Menschen töten oder zumindest Körper verletzen? Zwar war Satan um 1710 in Europa auf dem besten Weg, um zum “Dämon des Wahnsinns” zu werden,21 zum Beherrscher der Einbildungskraft, doch hatte er noch nicht alle Macht in den Ordnungssystemen der Vernunft verloren. In den Diskursen konnte ihm ein Platz unter den Dingen dieser Welt zugewiesen werden. Dabei ist auffällig, in welchem Maße sich die Vertreter medizinischer Gelehrsamkeit in der Diskussion hervortaten, indem sie versuchten, die Frage nach der Macht des Leibhaftigen überzeugender zu klären, als dies die Theologen oder ebenso die Juristen bis dahin vermocht hatten. Als Beispiel für diese Klärungsversuche aus dem Bereich medizinischer Gelehrsamkeit lässt sich wiederum der Hallenser Hochschullehrer Friedrich Hoffmann heranziehen, in dessen Denken sich die genannten Spannungszustände abgebildet finden. Mochte Hoffmann auch mit seiner Einlassung zu der “Christnachtstragödie” von 1715 der Debatte eine Wendung zum Diskurs über die “natürlichen Ursachen” gegeben haben, so ginge seine Vereinnahmung für “cartesianische” Ansichten doch vollkommen an seiner Ideenwelt vorbei. Er ist somit eine hervorragende Zeugenfigur für die Zeit der Übergänge des Teufelsdiskurses im Jahrzehnt des Jenaer Ereignisses. Bereits im Jahr 1712 hatte Hoffmann eine Untersuchung zu der Frage veröffentlicht, ob der Teufel Macht über den menschlichen Körper ausübe und damit der von dem späteren Ereignis ausgelösten Debatte vorgegriffen.22 Für ihn gab es demnach immer noch einen gültigen Konsens der Theologen, Physiker und Mediziner über die Natur des Teufels, demzufolge dieser ein böser Geist sei, der Gewalt über andere Kreaturen, zumal über den Menschen, ausübe.23 Diese Gewalt wirkt jedoch vor allem auf die menschliche Einbildungskraft ein.24 Der Einzelne ist frei, sich dieser Einwirkung zu widersetzen, doch kann er ihr ebenso gut aus Schwäche unterliegen. Auf diesem Umweg über die menschliche Vorstellungskraft kann

e e 20 Robert MUCHEMBLED, Une Histoire du diable. XII -XX siècle, Paris, Seuil, 2000, S. 223-232. Vgl. die angegebenen Buchtitel bei: Robert YVE-PLESSIS, Essai d’une bibliographie française méthodique et raisonnée de la sorcellerie et de la possession démoniaque, Paris, Bibliothèque Chacornac, 1900 (ND Genf, Slatkine, 1970). 21 MINERVA, Il Diavolo, S. 52. 22 Friedrich HOFFMANN, De Diaboli Potentia in Corpora, dissertatio physico-medica curiosa, Halle, Gruner, 1712 (unpaginiert). Die wesentlichen Gedanken Hoffmanns zu dem Gegenstand finden sich bereits in einer Inauguraldisputation von 1703: Friedrich HOFFMANN/ Gottfried BÜCHING, Disputatio inauguralis medico-philosophica, De Potentia diaboli in Corpora, Halle, Gruner, 1703. Der Respondent Gottfried Büching hat selbst eine deutsche Übersetzung des Textes herausgebracht: G.B.M.D. Philosophische Untersuchung von Gewalt und Wirckung des Teuffels in natürlichen Cörpern, Frankfurt/ Leipzig 1704. 23 Friedrich HOFFMANN, De Diaboli Potentia (1712), § 1: “Est autem diabolus, communi omnium cum theologorum tum physicorum & medicorum consensu, spiritus creatus finitus, nocentissimus, certa potentia in creaturas, maxime in hominem, praeditus”. 24 Ibid.: “Quapropter in eam animae partem, quae phantasia dicitur, mira ejus est energia”. DIE ENTMACHTUNG DES TEUFELS 177

Satan auch die Körper zu einem bestimmten Handeln bewegen, doch ist ihm die direkte Einwirkung auf die Materie versagt. Wunder kann er nämlich nicht verrichten und die Auslösung einer natürlichen Wirkung durch eine übernatürliche Ursache wäre ein solches. Insofern sind der Macht des Leibhaftigen durch die von Gott verordneten Gesetze der Natur enge Grenzen gesetzt, die er nicht aufheben kann. Der Böse hat Macht allenfalls im Rahmen der Naturgesetze, sofern es Menschen gibt, die ihm als willige Gehilfen dienen. Daher ist alles falsch, was man beispielsweise über dessen Vermögen erzählt, menschliche Körper durch die Luft zu transportieren. Dieses wäre ein Wunder und steht ihm somit nicht zu. Ebenso wenig vermag er es, die materielle Qualität der Dinge zu verändern, zum Beispiel aus unedlen Metallen Gold zu machen, wie dies immer wieder behauptet wird. Er kann sich auch nicht direkt der Körper bemächtigen, allenfalls vermag er es, über die Geister Gewalt zu gewinnen. So ist für den Hallenser Mediziner auch Satans Reich nicht von dieser Welt. Als Geist herrscht er vielmehr in den Lüften. Hier kann er Stürme und Unwetter auslösen.25 An der Macht des Teufels, die Ernten durch schlechtes Wetter und andere Unglücksfälle zu schädigen, will Hoffmann ausdrücklich festgehalten wissen! So wird dem Teufel gleichsam ein eigener Bereich zugewiesen, in dem er seine Macht wie ein konstitutioneller Herrscher im Rahmen der Gesetze ausüben kann, nämlich der Makrokosmos der Luft und der Mikrokosmos der menschlichen Einbildungskraft.26 Ganz wie es Malebranche oder Fontenelle vor ihm gemutmaßt hatten, so nimmt auch Friedrich Hoffmann an, dass die Berichte der Hexen und Geisterbeschwörer von Begegnungen mit dem Dämon reine Phantasiegebilde seien.27 Luft und Äther, Schein und Wahn sind die Zonen, in denen teuflische Macht sich zäh behauptet.

Freilich bleibt es den Menschen freigestellt, inwieweit sie sich dieser Macht unterwerfen wollen. Dabei spielen auch psychische Prädispositionen und kulturelle Besonderheiten eine Rolle. Nach Ansicht des Mediziners, der vor seiner Berufung nach Halle 1693 unter anderem als Landphysikus im Fürstentum Minden praktiziert hatte, waren die Biertrinker Westfalens viel anfälliger für solche Teufelsvisionen als die heiteren und rationalen Weintrinker in Frankreich oder Italien!28 Bei jenen, die ihm erliegen, kann der Leibhaftige auch Krankheiten auslösen und somit eine direkte Macht über den menschlichen Körper gewinnen, doch handelt es sich dabei in erster Linie um Krankheiten des Geistes wie Tobsucht, Melancholie oder Epilepsie. Dabei ist aber daran festzuhalten, dass solche Krankheiten ebenso rein natürlichen Ursachen entspringen können. Es entsprach der historischen Entwicklung, wie Hoffmann sie verstand, wenn die natürlichen Ursachen immer mehr die

25 Ibid., § XIII: “Porro cum imperium & dominatum habeat in aerem, non negari poterit”. 26 Ibid., § XV. 27 Ibid., § XVI: “Ita pleraeque operationes diaboli in sagis sunt merae illusiones phantas- ticae”. 28 Ibid., § XVII. 178 THOMAS NICKLAS

Überhand gewannen. Er sah die Logik der Geschichte am Werk, die der Macht des Dämons am Anfang des 18. Jahrhunderts entgegen arbeitete. Dies verstand er als eine langfristige Folge der die Menschen befreienden Erlösungstat Christi, so dass die Teufelserscheinungen insgesamt in der Gegenwart immer seltener wurden. Satans Macht wird somit nach und nach auch in den ihm noch verbleibenden Machtbereichen gebrochen!29 Eines Tages, so die zuversichtliche Erwartung Hoffmanns, wird sie ganz verschwunden sein, da sich das Licht der Wahrheit immer mehr in den Gemütern der Menschen ausbreitete, Wissenschaft und Künste immer mehr aufblühten.30 Sicherlich wird es den Teufel als von Gott geschaffene Kreatur und per se unsterblichen Geist immer geben, bis an der Welt Ende, doch wird er irgendwo in dem ihm verbliebenen Reichsteil der Lüfte eine trübsinnige Geisterexistenz führen. Wenn die Menschen nicht mehr an ihn glauben, dann wird seine Macht auf der Welt dahin sein. Dies konnte für einen großen Mediziner am Anfang des 18. Jahrhunderts auch eine mögliche Sinngebung von “Aufklärung” sein.

29 Ibid., § XXV: “Daemones hodie non tanto imperio tantaque potestate uti in rerum naturalium ordinem, ipsumque genus humanum, quanta olim polluit. Quod vel inde apparet, quod nostris temporibus spectra, obsessiones, incantationes, aliaeque hujus generis praestigiae rariores sunt quam olim”. 30 Ibid., § XXV: “Neque dubitamus, fore, ut inposterum ejus potentia ludibriaque magis magisque evanescant. Clarior enim lux veritatis ubique in animis hominum coepit exsplendescere, florent artes & scientiae, rationis cultura ubique”. “Spekulation aus lauter Luft”: Kants Polemik wider die schlafende Vernunft

Andrea ALLERKAMP Europa-Universität Viadrina, Frankfurt (Oder)

Die Nacht ist erhaben, der Tag ist schön.1

Allein da die Philosophie… eben so wohl ein Märchen war aus dem Schlaraffenlande der Metaphysik, so sehe ich nicht Unschickliches darin, beide in Verbindung auftreten zu lassen.2

Kopernikanische Träume

Sich auf Reisen zu begeben, sich dem Fremden auszusetzen – das ist bekanntlich nicht gerade Kants Stärke. Schon Madame de Staël wunderte sich über eine solch offensichtlich ostpreußische Reisephobie. Wenn Kant reist, so geschieht das imaginär, als Wagnis einer kühnen Entdeckerreise nie gedachter, sich selbst überschreitender Gedanken: “Ich habe mir die Bahn schon vorgezeichnet, die ich halten will. Ich werde meinen Lauf antreten und nichts soll mich hindern, ihn fortzusetzen3” prophezeite der erst 22jährige in einer frühen Replik auf Leibniz. In kritischer Abstoßung zur stoischen Physik und Kosmologie, zu Giordano Bruno, Galilei, Newton, Henry More, Leibniz, Descartes, Wolff usf. unternimmt die frühe Theorie des Himmels ungeheuere imaginäre Raumreisen. Ein solches Wagnis der Projektion ins All bleibt weder für das wache philosophische Subjekt noch für seine Sprache ohne Folgen. Wie andere Denker steht Kant unter Beweislast. Ist alles, was wir

1 Immanuel KANT, “Beobachtungen über das Gefühl des Schönen und Erhabenen” (1764), in Immanuel KANT, Werke in 12 Bänden, Wilhelm WEISCHEDEL (dir.), Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1987, vol. II, 827. 2 Immanuel KANT, “Träume eines Geistersehers, erläutert durch Träume der Metaphysik (1766)”, in KANT, Werke, II, 923. Künftig im Text zitiert als T 923. 3 Immanuel KANT, “Wahre Schätzung A: Gedanken von der wahren Schätzung der lebendigen Kräfte und Beurteilung der Beweise, derer sich Herr Leibniz und andere Mechaniker in diesem Streite bedient haben…” (1746), in KANT, Werke, I, 15ff. 180 ANDREA ALLERKAMP erfahren nur ein Traum? Dann aber bleibt die Erkenntnis ständig bedroht durch den Zweifel: Was haben die in uns erzeugten Bilder mit der Außenwelt gemein? Erst das Traumverständnis zahlreicher romantischer Texte umreißt ein Feld, das Freud später das Unbewusste nennen wird. Darin sind gerade jene grenzüberschreitenden Erfahrungen eingeschlossen, welche die Imaginationen kosmologischer Fernreisen bewegen: Sehnsucht und Lust, Momente der Angst und des Schreckens, Wahrnehmungserweiterung und Dezentrierung des Ich. Dass das astronomische Wissen im 18. Jahrhundert auf eine lange Tradition gewaltiger Expansion zurückblicken konnte, zeigt schon Johannes Keplers Somnium (1609). In Form eines Weltraum-Traums liegt mit dieser Novelle eine Art ‘kopernikanische Poetik’ vor, die von der Kontamination des astronomischen Wissens in grenzüberschreitende Narrationen zeugt. Bis zu seinem Lebensende hat Kepler die Erzählung fortlaufend kommentiert, mit Anmerkungen versehen und das aufgebotene astronomische Wissen seiner Zeit mit mythologischen, historischen, literarischen, autobiographischen Ergänzungen, aber auch physikalischen Erklärungen, geometrischen Berech- nungen, teleskopischen Beobachtungen und astronomischen Hypothesen angereichert. Keplers Somnium führt das Imaginierte nicht nur in actu vor, er dokumentiert zugleich die Herkunft des gesamten Prozesses der Narration4. Auch Kants frühe Theorie des Himmels verfolgt zwei Ziele: zum einen beschwören die kosmologischen Erkenntnisse erträumte Projektionen einer archaischen Aggression, der Angst und des Todes herauf5, zum anderen greifen diese auf Kants Kategorie des Erhabenen vor, die sich vom heroisch Großen der Tragödie emanzipieren will, um zum zentralen Begriff der Ästhetik aufzurücken. In der Erfahrung jener kosmologisch entgrenzten Räume, die bis dahin eher als Quelle der Angst galten, bringt sich hier in poetischer Überhöhung etwas zur Sprache, was in der Kritik der Urteilskraft als das “Dynamisch-Erhabene der Natur” auftritt. Deren Macht affiziert das Subjekt und seine Fähigkeit der kommunikativen Vermittlung. Ein rätselhaftes, noch unausgelöstes Gefühl wird in Bewegung gesetzt, ein “Vermögen”, so Kant, “welches uns Mut macht, uns mit der scheinbaren Allgewalt der Natur messen zu können”. Ein solcher Furcht erregender Gegenstand manifestiert sich in einer regelrechten Flut von Bildern, einer fortgesetzten Metapher oder métaphore filée:

4 Cf. Joseph VOGL, “Robuste und ideokratische Theorie”, in KulturPoetik, n° 7/2, 2007, 249-258. 5 Das Wort Projektion tritt erst nach Marx’ Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie, also erst gegen Ende der Religionskritik auf, cf. Falko SCHMIEDER, “Von der Methode der Aufklärung zum Mechanismus des Wahns”, in Archiv für Begriffsgeschichte, vol. 47, 2005, 163-189. Zur Projektion im mediengeschichtlichen Sinn, cf. Stefan ANDRIOPOULOS, “Die Laterna magica der Philosophie. Gespenster bei Kant, Hegel und Schopenhauer”, in Deutsche Vierteljahresschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte (DVjs), n° 2, 2006, 173- 211. KANTS POLEMIK WIDER DIE SCHLAFENDE VERNUNFT 181

Kühne überhangene gleichsam drohende Felsen, am Himmel sich auftürmende Donnerwolken, mit Blitzen und Krachen einherziehend, Vulkane in ihrer ganzen zerstörerenden Gewalt, Orkane mit ihrer zurückgelassenen Verwüstung, der grenzenlose Ozean, in Empörung gesetzt, ein hoher Wasserfall eines mächtigen Flusses u.d.gl. machen unser Vermögen zu widerstehen, in Vergleichung mit ihrer Macht, zur unbedeutenden Kleinigkeit. Aber ihr Anblick wird nur um desto anziehender, je furchtbarer er ist…6

Bewegungsdrang und Wunsch nach Ferne treiben auf der einen Seite in Lektüre und Metaphorik, auf der anderen in ein Bedürfnis nach Sicherheit und festem Grund. Für den Königsberger Landvermesser der kritischen Vernunft steht bei einer solch grandiosen Idealisierung des Objekts philosophisch nichts weniger auf dem Spiel als eine permanente Arbeit der Grenzziehung: “sein Geschäft ist, die von Meeren des Wahns und der irrationalen Bedrohung umspülte Vernunft einzudämmen und zur Königsburg des gepanzerten Subjekts zu machen7”. Kants komplexer Bewältigungsakt zeitigt eine Zäsur, indem er dem kopernikanischen Pathos, dem Enthusiasmus angesichts der erkannten Struktur des Kosmos, nicht nur Ausdruck verleiht, sondern auch die andere Seite jenes Pathos, das Gefühl sich in der Weite des unendlichen Alls zu verlieren, in der kritischen Philosophie ästhetisch zu kompensieren sucht. In ihrer Studie Das Andere der Vernunft widersprechen Hartmut und Gernot Böhme der Forschung, die der späten Selbstzensur eigener Frühschriften folgt, damit der Norm des rationalen Systems folgt und die Differenzierung zwischen wissenschaftlichem und literarischem Diskurs als fait accompli am Gegenstand vollzieht. Kant hatte keine Wiederauflage seiner Theorie des Himmels gewünscht und publiziert 1791 nur noch Teile daraus8. Am Ende der Himmelstheorie kommt es zu einer regelrechten Beschwörung der Unsagbarkeit der Erfahrung des Erhabenen, wenn es dort heißt:

… so gibt der Anblick eines bestirnten Himmels, bei einer heitern Nacht, eine Art des Vergnügens, welches nur edle Seelen empfinden. Bei der allgemeinen Stille der Natur und der Ruhe der Sinne redet das verborgene Erkenntnisvermögen des unsterblichen Geistes eine unnennbare Sprache, und gibt unausgewickelte Begriffe, die sich wohl empfinden, aber nicht beschreiben lassen.9

Die ästhetische Versicherung des Subjekts in der unaussprechlichen Unendlichkeit des Alls antizipiert bereits das spätere Programm der praktischen Philosophie. Dort wird die in der theoretischen Vernunft entwickelte Trennung von Phänomenon und Noumenon – Erscheinung und

6 Immanuel KANT, Kritik der Urteilskraft (1790), in KANT, Werke, X, 185. 7 Hartmut BÖHME und Gernot BÖHME, Das Andere der Vernunft. Zur Entwicklung von Rationalitätsstrukturen am Beispiel Kants, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1985, 85. 8 Ibid., 174. 9 Immanuel KANT, “Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmels, oder Versuch von der Verfassung und dem mechanischen Ursprunge des ganzen Weltgebäudes nach Newtonschen Grundsätzen abgehandelt (1755)”, in KANT, Werke, I, 396. 182 ANDREA ALLERKAMP

Ding an sich – dahingehend genutzt, das intelligible Subjekt “gegen den Einwurf, bloß ‘ein Traum der Metaphysik’ zu sein, abzusichern10“. Dass Ansätze dazu schon lange vorher ausgearbeitet werden, zeigt allein der Titel einer kleinen und mysteriösen Schrift von 1766: Träume eines Geistersehers, erläutert durch Träume der Metaphysik. “Das Schattenreich ist das Paradies der Phantasten.” (T 923) affimiert gleich der erste Satz, der die aufklärerische Funktionalisierung des Traums als exemplum und argumentum aufs Korn nimmt. Wie ist diese Funktionalisierung zu verstehen? Diese Frage erfordert ein kurzes Ausholen: Welche historischen Veränderungen hat die Unterscheidung von Traum und Wachen seit der Neuzeit durchlaufen? Wie geht die Herrschaft der Vernunft um mit ihrer Angst vor der Auslieferung an innere Hirngespinste?

Anthropologische Traumlehren

Zu den wesentlichen Gründungsakten der rationalistischen Philosophie gehört die Formulierung eines eigenständigen Wirklichkeitsbegriffs, der sich gleichermaßen von der christlichen Metaphysik wie dem des Empirismus unterscheidet. Die Philosophie der europäischen Frühaufklärung – Descartes, Malebranche, Locke – hat den Traum immer als Kategorie der Absenz beschrieben. In seinen Meditationes de prima philosophia greift Descartes das ontologische Traumargument auf, um es methodisch zielsicher in eine geometrisch genau bemessene Konstruktion des wissenden Zweifels einzulassen. Age ergo somniemus. “Sei es denn: wir träumen!” – “Meinetwegen, dann träumen wir also11”, so ruft sich der Meditierende scheinbar beiläufig und doch hyperbolisch zu, um sich “für eine Weile” der Halluzination hinzugeben, zu träumen und sich dabei selbst zuzuschauen. Auf der Kontemplations-Bühne des hier und jetzt dient der inszenierte Traum als Prüfstein der Erkenntnis12. Das Kriterium für den Unterschied zwischen Traum und Wachen ist die Kontinuität – nur die Erlebnisse des Wachenden sollen sich im Gedächtnis zu einer ununterbrochenen Folge verbinden. Nach dem Konnexionsprinzip sind wir nur in einem Wachzustand, wenn wir feststellen, dass eine Verbindung zwischen unseren Erlebnissen besteht. Was aber geschieht, wenn dies noch nicht möglich ist und man sich auf dieses Prinzip nicht mehr berufen kann? Wer garantiert die Abfolge zweier Erlebnisse? Auch in der Traumwelt muss es etwas Einfaches und Allgemeines geben, auf das wir zurückgreifen und aus dem wir unsere Traumbilder gestalten. Eigenschaften wie Ausdehnung, Gestalt und Quantität,

10 BÖHME / BÖHME, Das Andere der Vernunft, 217. 11 René DESCARTES, Meditationes de prima philosophia (1640), Christian Wohlers (dir.), Hamburg, Felix Meiner, 2008, I, 19,23. 12 Cf. Jens HEISE, Traumdiskurse. Die Träume der Philosophie und die Psychologie des Traums, Frankfurt/ Main, Fischer, 1989. KANTS POLEMIK WIDER DIE SCHLAFENDE VERNUNFT 183 aber auch Ort und Zeit zeigen, dass wir dem körperlichen, also natürlichen Traum nicht die Fähigkeit des Denkens zuschreiben können.

Von dieser Art scheinen die körperliche Natur im allgemeinen und deren Ausdehnung zu sein; ebenso die Gestalt der ausgedehnten Dinge; genauso die Quantität, bzw. deren Größe und Anzahl; und nicht weniger der Ort, an dem sie existieren, und die Zeit, während der sie andauern, und dergleichen.13

Der deutsche Frühaufklärer Christian Wolff unterscheidet den Traum als somnium objective sumptum von der metaphysischen Wahrheit: in veritate ordo est, in somnio confusio14. Im lückenhaften Traum mag zwar etwas ordentlich erscheinen, dem Traum als Ganzem fehlt dagegen der Zusammenhang. Für Wolff hat der Traum ein logisches und ontologisches Defizit, er charakterisiert sich durch das Fehlen der Ordnung, die durch den Satz vom zureichenden Grund und den Satz vom Widerspruch bestimmt ist15. Ein solches Argument bleibt allerdings psychologisch bestreitbar. Die frühmoderne Anthropologie wendet sich daher der Psychologie des Einzelwesens zu und von der Metaphysik ab. Diese Abwendung von der Metaphysik, die den Menschen unter dem Einfluss höherer Mächte sieht, muss theoretisch abgearbeitet und bewältigt werden. Sie vollzieht sich allmählich – und steht bei Descartes noch ganz im Zeichen der Metaphysik. Deutlich wird die Anstrengung, Handeln an Vernunftkriterien zu binden, Autonomie auf Rationalität zu gründen und gefährdende Fremdeinflüsse durch Selektion zu kontrollieren. Die wachsende Einsicht in die Wirkungsmechanismen des Einzelnen führt zu Widersprüchen. Gerade im Entwurf des Individuums zeigt sich der Januscharakter der Aufklärung, ihre andere Seite. Denn Individualität lässt sich nicht ohne die Nachtseiten der Sinnlichkeit denken. Wenn sich Vernunft zur krönenden Macht der Leidenschaften erklärt, so kommt dies auch einer Anerkennung der unerhörten Macht der Leidenschaften gleich. So ist Descartes nicht nur der “Grossvater der Revolution, welche der Vernunft allein Autorität zuerkannte”, wie Nietzsche in Jenseits von Gut und Böse anerkennend schreibt16, sondern er kann auch, was weniger bekannt ist, als Begründer der medizinischen Wissenschaft gelten. Und zwar “deswegen, weil er als erster den menschlichen Körper als ein sich selbst regulierendes System betrachtete”, so Klaus Hammacher einleitend zu Descartes’ letzter, auf

13 DESCARTES, Meditationes, I, 20,15. 14 Christian WOLFF, Philosophia prima, sive Ontologia, methodo scientifica petracata (= Ontologia), Frankfurt u. Leipzig 1736, § 494, 382. 15 Cf. Sonia CARBONCINI, Transzendentale Wahrheit und Traum. Christian Wolffs Antwort auf die Herausforderung auf den cartesianischen Zweifel, Stuttgart, frommann- holzboog,1991. 16 Friedrich NIETZSCHE, Jenseits von Gut und Böse (1886), in Kritische Studienausgabe, Giorgio COLLI/ Mazzino MONTINARI (dir.), München, dtv, 1988, Aph. 191, 113. 184 ANDREA ALLERKAMP

Französisch verfasste Schrift Passion de l’Âme (1649), in der es um Grundlagen der Ethik geht17. Der Traum liefert dazu ein unentbehrliches Wissen. Das zeigt Descartes, wenn er vom Traum ausgehend ein Modell der Negationen, Zurückweisungen und Verwerfungen etabliert. Der Gegenstand der Kritik erschließt sich über das wilde Denken des Traums. Die Auseinandersetzung mit diesem wilden Denken zwingt dem Rationalismus eine selbstkritische Perspektive auf, “die er zwar hypothetisch erproben, aber noch nicht praktisch anwenden kann18“. Der Ausschluss der Mantik, die in den antiken Traumlehren das medizinische, religiöse und philosophische Wissen bereicherte19, hinterlässt ein weitgehend leeres Terrain einer neuzeitlichen Trennung von Traum und Realität. Das unvernünftige Triebleben überlebt indess in der anarchischen Produktion der Einbildungskraft, die als säkularisierter Teufel weiterhin die Vernunft bedroht: “Im Traum begegnet sich der Mensch als Tier, er gewahrt seine uneingestandenen Ängste, Unsicherheits- und Schuldgefühle20”. Das bürgerliche Unternehmen, die Grenze zu Traum und Phantasie in der Erkenntniskritik zu verinnerlichern und die Gesetze der Vernunft anzuerkennen, bleibt ambivalent. Die Austreibung der Phantasie aus der Philosophie der Aufklärung sei vergleichbar mit der Vertreibung des Narren aus seiner gesellschaftlichen Position, so Hartmut und Gernot Böhme. Erscheint im Rahmen der Kritik der reinen Vernunft die Ausschaltung der Einbildungskraft als Erkenntnisvermögen noch als “rein sachliche Maßnahme”, so ändere sich dieser Eindruck, sobald man Kants anthropologische, pädagogische und medizinische Schriften hinzunehme, wo sich eine panische Furcht vor der Einbildungskraft finde21. Hume erklärt in Essay on Consciousness (1728) den Traum zum Medium eines Mangelzustands: “It ist manifest therefore that, in Dreaming, a Man is not Conscious.” Doch nicht das Fehlen von Wahrheit, Vernunft, Wahrnehmung oder Gedächtnis wird als Ursache für die im Schlaf selbsttätig laufende Bildproduktion ausgemacht, sondern ein defizitärer Bewusstseins- modus. Hume zielt damit erstmals auf ein entschieden psychologisches Moment. Im Paradigmenwechsel vom Rationalismus zum Empirismus rückt die von Wolff ursprünglich als bloße Hilfswissenschaft der psychologia rationalis vorgesehene psychologia empirica als “Erfahrungsseelenkunde”

17 Klaus HAMMACHER, “Einleitung”, in René DESCARTES, Passions de l’Âme/ Leidenschaften der Seele, Hamburg, Felix Meiner, 1996, XXIX. 18 Peter-André ALT, Der Schlaf der Vernunft. Literatur und Traum in der Kulturgeschichte der Neuzeit, München, Beck, 2002, 129. 19 Cf. Christine WALDE, Antike Traumdeutung und moderne Traumforschung, Düsseldorf, Artemis & Winkler, 2001. 20 Cf. Stefan NIESSEN, Traum und Realität – ihre neuzeitliche Trennung, Diss. Technische Hochschule Darmstadt 1989, 157. 21 BÖHME / BÖHME, Das Andere der Vernunft, 231. KANTS POLEMIK WIDER DIE SCHLAFENDE VERNUNFT 185 schließlich weiter ins Zentrum des anthropologischen Interesses22. In den meisten Aufklärungsdiskursen wird der Traum nicht nur der Vernunft eindeutig untergeordnet und im besten Fall als “eine verworrene und undeutliche ‘Copie des Wachens’” eingeschätzt, so Carl Friedrich Pockels in dem von Karl Philipp Moritz und Salomon Maimon herausgegebenen Magazin der Erfahrungsseelenkunde. Der Traum ersetzt die Herrschaft des Verstandes durch die Einbildungskraft. Dazu kommt das, was als ‘ästhetische Pathologie’ in einer schmalen Spur innerhalb des aisthetischem Ansatz von Ästhetik erhalten ist, die der Wolffianer Alexander Gottlieb Baumgarten vor Kants kritischer Grenzziehung der Vernunft als Disziplin begründet. Die zur rationalen Erkenntnis analoge Erkenntnisweise (analogon rationis) entsteht über die unteren Erkenntnisvermögen (Sinne), die bisher ein Schattendasein in der Erkenntnistheorie gespielt hatten. Baumgartens berühmte Definition in der Metaphysik charakterisiert die Ästhetik als “Wissenschaft der sinnlichen Erkenntnis und des Vorgangs dieser Erkenntniß”. Sowohl die Aesthetica wie die Pathologia aesthetica sind für Baumgarten von Interesse, schließen doch beide an die in der Pathologia bestehende disziplinäre Verortung zwischen Medizin, Rhetorik und Ethik an. Georg Friedrich Meier, ein Schüler Baumgartens, folgert daraus die Verbindung von Pathologie (der Lehre von den Gemütsbewegungen) und Ästhetik (der Wissenschaft von der sinnlichen Erkenntnis)23. Anhand von vier Schritten stellt Meier das Surplus der Ästhetik gegenüber der Rhetorik heraus: Es “ist die Verbindung von sinnlicher Erscheinung, Vollkommenheit (als Vorgang der Vervollkommung des Menschen: Schönheit) und rhetorischer Lebenskunde und Lebenskunst24”. Hans Blumenberg hat diese wissensgeschichtlichen Entwicklungen in Bezug zur kopernikanischen Wahrheit gesetzt: Letztere übersetze sich nicht allein in eine kritische Wende der Bewußtseinsphilosophie, sondern in einen konstitutiven Moment literarischer Rede. Wenn die erhabenen Räume die Antwort auf die Frage enthalten, was der Mensch im Kosmos sei, so zieht dies rhetorische Konsequenzen nach sich. Die Literarisierung der wissenschaftlichen Sprache stellt die Scheinevidenz der Wirklichkeit des Begriffes aus und damit die Verfahrensweise der Metaphorik klar heraus. War die cartesianische Gewißheit noch von der “Bestimmtheitsforderungen der Begriffsbildung” und damit von der Evidenz einer sich selbst transparenten Erkenntnis des Subjekts ausgegangen, tritt mit Kant ein Bruch dieses Selbstverständnisses ein. Das mag erklären, warum in Blumenbergs Beobachtungen an Metaphern die philosophiehistorischen Etappen Descartes – Leibniz – Kant als

22 Cf. Manfred ENGEL, “‘Träumen und Nichtträumen zugleich’. Novalis’ Theorie und Poetik des Traumes zwischen Aufklärung und Hochromantik”, in Herbert UERLINGS (dir.), Novalis und die Wissenschaften, Tübingen, De Gruyter, 1998, 149. 23 Dieter KLICHE, “Ästhetische Pathologie: Ein Kapitel aus der Begriffsgeschichte der Ästhetik”, in Archiv für Begriffsgeschichte, vol. 42, 2000, 197-230, hier 213. 24 Ibid., 214. 186 ANDREA ALLERKAMP

Marksteine für die Selbst-Positionierung im eigenen Programm der Metaphorologie dienen. Blumenbergs Argumentation beginnt mit der Lokali- sierung des Beobachters (Teil I) und endet mit der Hintergrundsmetaphorik der Kulturkritik (Teil IX). Der hier zitierte längere Passus aus der dem ersten Teil steuert dabei gerade auf jenen Text zu, der lange als Gelegenheitsschrift ignoriert wurde, mittlerweile jedoch als erstes Dokument einer neuen, kritischen Metaphysik gelten kann25: Kants Geisterseherschrift.

In der Folge des Cartesianismus mochte man glauben, der Begriff des Subjekts im ‘Ich denke’ genüge am reinsten den Bestimmtheitsforderungen der Begriffsbildung. Die genaueste Gegenwärtigkeit, die das Subjekt für sich selbst besitzt, muß den Grenzfall klarer Begrifflichkeiten ermöglichen. Noch Leibniz hat es mit der ganzen Tradition für evident gehalten, daß der Geist als das sich selbst inneseiende Subjekt zwar in seinem theoretischen Zugang zu allem anderen, zur Welt der physisch-materiellen Objekte, problematisch sei, aber im Verhältnis zu sich selbst unmittelbare Erkenntnis besitze und damit ganz unproblematisch bliebe. Erst Kants seltsame Träume eines Geistersehers von 1766 haben mit dieser traditionellen Evidenz in zunächst noch ungeklärter Weise gebrochen. ‘Wir’ wissen nicht, was der Geist und wie er über sich unmittelbar denkt, was er vielleicht tut, wenn wir physisch fest schlafen (nicht träumen!, denn der Traum wird erst viel später als Substitution dieses verborgenen Selbst entdeckt werden). Das wache Subjekt hat ein System der übertragenen Vorstellung von sich selbst durch ‘Symbole’.26

Träume der Metaphysik

Was hat Kant nun dazu bewogen, die Träume eines Geistersehers mit den Träumen der Metaphysik zu “erläutern”? Schon der verkehrte Titel verwirrt, müsste er doch eigentlich umgekehrt lauten: ‘Träume der Metaphysik, erläutert durch Träume eines Geistersehers’. Bei seiner intensiven Swedenborg-Lektüre in den Jahren 1864-66, in der das Programm der kritischen Philosophie entsteht, bemerkt Kant offensichtlich eine unheimliche Nähe zu einem populären Phänomen: “Das 18. Jahrhundert ist erfüllt von Phantasten, Geistersehern, Wundermännern, Heiligen, Mystikern und Narren und wahren Begegnungen von Schwärmern, Fanatikern, Heilssuchenden, die ihnen folgen27”. In seiner spiritualistischen Metaphysik teilt der Theosoph und Hellseher Emmanuel Swedenborg erstaunliche Belegstücke für Gespräche mit den Geistern Verstorbener mit, die Kant ernsthaft diskutiert. Swedenborg behauptete Visionen des Zusammenhangs der Menschenwelt mit dem Geisterreich. Er interessiert sich zuerst für seine Träume, zeichnet sie systematisch auf. Die onirischen Erfahrungen der Einbildungskraft legen die

25 Cf. Gerd IRRLITZ, Kant Handbuch. Leben und Werk, Stuttgart, Metzler, 2010, 112-116. 26 Hans BLUMENBERG, “Beobachtungen an Metaphern”, in Archiv für Begriffsgeschichte, vol. XV, 1971, 166. 27 BÖHME / BÖHME, Das Andere der Vernunft, 245. KANTS POLEMIK WIDER DIE SCHLAFENDE VERNUNFT 187

Antagonismen zwischen Wissenschaft und Glauben bloß. Am Osterwochende 1744 hat Swedenborg eine mystische Christusvision, nach einem Jahr inneren Kampfes eine zweite Vision, wieder zu Ostern. Sie überzeugt ihn davon, zu einer neuen Laufbahn berufen zu sein. Das Verlockende an Swedenborgs vorausschauenden Botschaften bestand schon im 18. Jahrhundert in der Enthüllung eines Versprechens: Die Hypothese, das Universum beruhe auf einer festgefügten und verlässlichen göttlichen Ordnung, schafft ein Gegengewicht zu den schnellen Veränderungen im irdischen Leben. Wie Dantes poeta vates war Swedenborg überzeugt, von Gott auserwählt zu sein, um unter der Führung von Engeln Himmel und Hölle mit eigenen Augen zu erleben und als geistiger Stellvertreter des Messias eine “Neue Kirche” zu gründen. 1758 erscheint Swedenborgs Hauptwerk Himmel und Hölle, nach Gehörtem und Gesehenem, das in eigenwilliger Folge auf die Divina Commedia die erstaunlichen Sehenswürdigkeiten, Sitten und strukturellen Prinzipien der besuchten Reiche beschreibt. Nicht neu aber nichtsdestotrotz wichtig ist Swedenborg Berufung auf ein Goldenes Zeitalter, das in einem allmählichen Prozess der Entfremdung verloren gegangen sei. Die Kritik an der Materialisierung zielt auch auf das aufklärerische Fortschrittsideal, das als Irrweg angesehen wird. Eine umgehende Kurskorrektur scheint geboten. Während Diderot, d’Alembert, Rousseau zum großen Verdruss der Kirche die absolute Vorherrschaft der Vernunft fordern, Kunst und Philosophie allein in sinnlicher Erfahrung gründen lassen, geht Swedenborg vom Denken als einem inneren Sehen aus, setzt der rationalen Systematik ein visionäres Moment entgegen: Gerade durch das von der Vernunft abhängige innere Sehen erschließe sich dem Individuum die tieferen, spirituellen Zusammenhänge des Daseins. Swedenborgs Engelsprache, sein Hang zu inneren Verwandtschaften abseits der gewöhnlichen Welt bereitet den Weg zur Romantik vor28. Wer wollte entscheiden, was ein solches erkennendes Sehen, was bloße Phantasterei und was eine gültige Erfahrung sei? Ist der Glaube daran nur ein Beleg des Nicht- Wissens? Kann überhaupt für den Menschen eine Realität bestehen, die sich sprachlich nicht oder nicht zutreffend beschreiben lässt? In den Träumen diagnostiziert Kant das übersinnliche Sehertum als “Störung des Gemüts” (T 956), weil ich “so lange ich wache, nicht fehlen kann, die Einbildungen als meine eigene Hirngespinste von dem Eindruck der Sinne zu unterscheiden”:

Wenn man dieses einräumt, so dünkt mich, daß ich über diejenige Art von Störung des Gemüths, die man den Wahnsinn und im höhern Grade die Verrückung nennt, etwas Begreifliches zur Ursache anführen könne. Das Eigenthümliche dieser Krankheit besteht darin: daß der verworrene Mensch bloße Gegenstände seiner Einbildung außer sich versetzt und als wirklich vor ihm gegenwärtige Dinge ansieht. […] Wenn ich also setze, daß durch irgend einen Zufall oder Krankheit gewisse Organen des Gehirnes so verzogen und aus

28 Cf. Alexander KUPFER, Die künstlichen Paradiese. Rausch und Realität seit der Romantik. Ein Handbuch, Stuttgart/ Weimar, Metzler, 1996, 93. 188 ANDREA ALLERKAMP

ihrem gehörigen Gleichgewicht gebracht seien, […] so ist der focus imaginarius außerhalb dem denkenden Subject gesetzt,*) und das Bild, welches ein Werk der bloßen Einbildung ist, wird als ein Gegenstand vorgestellt, der den äußeren Sinnen gegenwärtig wäre. (T 956f.)

Genau genommen betrifft also die “Krankheit des Phantasten nicht eigentlich den Verstand”, sondern die “Täuschung der Sinne”. Dies ist ein umso stärkeres kritisches Argument, weil die “wahre und scheinbare Empfindung der Sinne (…) vor allem Urteil des Verstandes vorhergeht” (T 958), also gewissermaßen die Voraussetzung eines gesunden Verstandes bildet. Und den setzt Kant bei seinen eigenen Lesern voraus, wenn er sie geschickt als Gegner Swedenborgs adressiert und so aller eigenen Nachforschungen entledigen möchte29. Mit seiner Anspielung auf die Hexenverbrennungen der Inquisition kritisiert Kant sowohl Anhänger als auch Gegner der Swedenborgschen Mystik: “da man es sonst nöthig fand, bisweilen einige derselben zu brennen, so wird es itzt gnug sein, sie nur zu purgiren.” (T 959) Indem Geisterseherei als Karikatur der Metaphysik erscheint, entlarvt sich die akademische Philosophie selbst als philosophische Träumerei: Deren “idealische Entwürfe” verlieren sich in “schwindlichten Begriffen einer halb dichtenden halb schließenden Vernunft” (T 959). Weisen nicht die eigenen phantastischen Streifzüge im Universum, wie sie sich in der Theorie des Himmels finden, eine gefährliche Ähnlichkeit mit der Schwärmerei in den acht Bänden der Arcana Coelestica auf? Sollte die Aufgabe der kritischen Philosophie nicht darin bestehen, Grenzen zu ziehen? Das Wort Grenze taucht in der Geisterseherschrift immer wieder auf: “Grenzen des Raums” zur Unterscheidung immaterieller, nicht ausgedehnter Substanzen: “Die Grenzen der Ausdehnung bestimmen die Figur” (T 930); Grenze “an die völlige Leblosigkeit” (T 938); “Grenzen unserer Einsicht” (T 963); “unkenntlich bezeichnete Grenzen” von “Torheit und Verstand” (T 969); “von der entgegengesetzten äußersten Grenze, nämlich dem obersten Punkte der Metaphysik” (T 971); schließlich der entscheidende Passus über das noch zu erfüllende territoriale Projekt der epistemologischen Grenzziehung:

Insoferne ist die Metaphysik eine Wissenschaft von den Grenzen der menschlichen Vernunft, und da ein kleines Land jederzeit viel Grenze hat, überhaupt auch mehr daran liegt, seine Besitzungen wohl zu kennen und zu behaupten, als blindlings auf Eroberungen auszugehen, so ist dieser Nutze der erwähnten Wissenschaft der unbekannteste und zugleich der wichtigste, wie er denn auch nur ziemlich spät und nach langer Erfahrung erreichet wird. Ich habe diese Grenze hier zwar nicht genau bestimmt, aber doch insoweit angezeigt, daß der Leser bei weiterem Nachdenken finden wird… (T 983)

29 Cf. T, 956: “Daher verdenke ich es dem Leser keinesweges, wenn er, anstatt die Geisterseher für Halbbürger der andern Welt anzusehen, sie kurz und gut als Candidaten des Hospitals abfertigt und sich dadurch alles weiteren Nachforschens überhebt.” KANTS POLEMIK WIDER DIE SCHLAFENDE VERNUNFT 189

“Das Unmögliche zu kennen”, darin besteht die Herausforderung. Bodenlose Entwürfe dagegen “fliehen auf den Limbus der Eitelkeiten” (T 984). Damit hat Kant sein eigenes Feld abgesteckt: als Landvermesser, der zu den “Grundverhältnissen” gelangen will, hat er bloß “einen langweiligen Umweg zu demselben Punkte der Ungewissheit” geführt, aber immer mit einem “Zweck vor Augen”, nämlich die “Metaphysik, in welche ich das Schicksal habe verliebt zu sein” (T 982), wieder zu erobern: “aber endlich gelangt die Wissenschaft zu der Bestimmung der ihr durch die Natur der menschlichen Vernunft gesetzten Grenzen” (T 984). Es ist das Experiment eines erträumten Wachzustandes – in kritischer Kenntnis des somnium objective sumptum, des geträumten Traums. Im theoretisch dichtesten 3. Hauptstück, überschrieben mit Antikabbala, kehrt Kant einen irrtümlich Aristoteles zugeschriebenen Heraklitischen Satz listig um:

Aristoteles sagt irgendwo: Wenn wir wachen, so haben wir eine gemeinschaftliche Welt, träumen wir aber, so hat ein jeder seine eigne. Mich dünkt, man sollte wohl den letzteren Satz umkehren und sagen können: wenn von verschiedenen Menschen ein jeglicher seine eigene Welt hat, so ist zu vermuten, daß sie träumen. (T 952)

Das von Kant vermutlich aus dem Kopf zitierte Heraklit-Fragment30 wird traumhaft verkehrt, um die “erschlichenen Begriffe” der “Luftbaumeister der mancherlei Gedankenwelten” – namentlich Wolff und Crusius – respektlos an den Pranger zu stellen und die Leser zu Geduld zu mahnen, bis diese Herren “ausgeträumet haben” (T 952). In einem rabiaten Schub – das Wort ‘ausgeträumet’ ist ein hapax legomenon in der Akademieausgabe – werden Visionen und Träume der alten Metaphysik hinweggefegt. Das zentrale Anliegen, den Traum von der Erkenntnis zu unterscheiden, erfordert das Wachwerden der Philosophen, deren spekulative Metaphysik verwandte Züge mit der Geisterseherei trägt. Beide sind als trügerische Träumereien zu bezeichnen:

In gewisser Verwandtschaft mit den Träumern der Vernunft stehen die Träumer der Empfindung, und unter dieselbe werden gemeiniglich diejenige, so bisweilen mit Geistern zu tun haben, gezählt und zwar aus dem nämlichen Grunde wie die vorigen, weil sie etwas sehen, was kein anderer gesunder Mensch sieht, und ihre eigene Gemeinschaft mit Wesen haben, die sich niemanden sonst offenbaren, so gute Sinne er auch haben mag. Es ist auch die Benennung der Träumereien, wenn man voraussetzt, daß die gedachte Erscheinungen auf bloße Hirngespenster auslaufen, insoferne passend, als die eine so gut wie die andere selbst ausgeheckte Bilder sind, die gleichwohl als wahre Gegenstände die Sinne betrügen; allein wenn man sich einbildet, daß beide Täuschungen übrigens in

30 HERAKLIT, in Die Fragmente der Vorsokratiker. Griechisch und Deutsch von Hermann Diels, Walther KRANZ (dir.), Hildesheim, Olm, vol. 1, 2004, DK 22 B 89: “Die Wachenden haben eine einzige und gemeinsame Welt (koinos kosmos), doch im Schlummer wendet sich jeder von dieser ab in seine eigene (idios kosmos).” 190 ANDREA ALLERKAMP

ihrer Entstehungsart sich ähnlich gnug wären, um die Quelle der einen auch zur Erklärung der andern zureichend zu finden, so betrügt man sich sehr. (T 952)

Gegen jenen großen Selbstbetrug hält Kant den Entwurf seiner transzendentalen Methode. Sie soll lehren zu unterscheiden zwischen Dingen, wie sie an sich sein mögen, und Dingen, wie sie uns erscheinen. Das erfordert, von zwei Quellen der Erkenntnis auszugehen, “zwei Enden… bei denen man sie fassen kann, das eine a priori das andere a posteriori” (T 971). Glaubt man dagegen, man könne den “Aal der Wissenschaft beim Schwanze” erwischen, so sitzt man der Illusion eines “Warum” auf, “worauf keine Antwort gegeben werden kann”. In “Schwedenbergs Schriften”, so Kant in einer weniger abfälligen als zeitgemässen Titulierung des “Erzphantasten31”, sei durchaus “mehr Klugheit und Wahrheit” zu vermuten, “als der erste Anschein blicken läßt” (T 972). Fast scheint es, als ob Kant mit sich selbst diskutiere, warnt er doch am Ende davor, ganze sieben Pfund Sterlinge für “die wilden Hirngespinste des ärgsten Schwärmers” zu opfern, die “den Nachtschlaf des Lesers stören würden” (T 981), während er bereits am Anfang der Geisterschrift “mit einer gewissen Demütigung” noch die eigene Treuherzigkeit eingesteht, mit der er “der Wahrheit einiger Erzählungen von der erwähnten Art” nachgespürt habe. Gefunden aber habe er “nichts”. Allein die nicht verlorene Mühe einer aufwendigen Lektüre sei letztendlich der Grund für die “gegenwärtige Abhandlung” (T 924). Solche Aussagen wecken Neugier: Wie läßt sich aus Unfug Funken schlagen? Reinhard Brandt sieht Kant hier in der Tradition von Shaftesburys Essay, der mit wit and humour gespickten Gattung. In Anleihen an den von Friedrich II. bald akkredierten, bald in seinen Garten verjagten philosophe und Leibniz-Kritiker Voltaire32 und Rückgriffen auf die launige Satirenkunst des Horaz33 schreibe sich Kant im Schutz des Genres “die Last von der Seele, das widerspruchsfreie Denken für den Garanten des Möglichen und gar des Seins zu halten”. Die Visionen Emmanuel Swedenborgs träumen den metaphysischen Vernunftschlaf konsequent zu Ende34.

31 Friedemann STENGEL, “Kant – ‘Zwillingsbruder’ Swedenborgs?”, in Kant und Swedenborg. Zugänge zu einem umstrittenen Verhältnis, Friedemann STENGEL (dir.), Tübingen, Niemeyer, 2008, 35-98, hier 38. 32 Cf. den anspielungsreichen letzten Satz der Träume, T 989: “Da aber unser Schicksal in der künftigen Welt vermutlich sehr darauf ankommen mag, wie wir unsern Posten in der gegenwärtigen verwaltet haben, so schließe ich mich demjenigen, was Voltaire seinen ehrlichen Candide, nach so vielen unnützen Schulstreitigkeiten, zum Beschlusse sagen läßt: Laßt uns unser Glück besorgen, in den Garten gehen, und arbeiten.” 33 Das Horaz-Motto velut agri somnia, vanae Fingutur species (“wie Träume eines Kranken werden Wahngebilde erdichtet”) steht den Träumen voran (T 921). Auch das Vergil- Zitat zeugt von der antiken Gelehrten-Tradition, die noch Montaigne für die neu zu gründende Gattung der Essais geltend macht. 34 Reinhard BRANDT, “Überlegungen zur Umbruchsituation 1765-1766 in Kants philosophischer Biographie”, in Kant und Swedenborg (cf. note 12), 13-34, hier 17: “Leibniz und Wolff und Kant werden, so der Kritiker Kant, konsequent von Swedenborg zu Ende phantasiert; da dieses Ende sonnambul ist, muss auch die leichtfertige Begriffsdichtung der Metaphysiker im Vernunftschlaf entstanden sein, eine konkludente reductio ad ridiculum.” KANTS POLEMIK WIDER DIE SCHLAFENDE VERNUNFT 191

Satire, Scherz und Ironie sind bereits im Titel der Geisterseherschrift unübersehbar. Wenn Träume Schäume sind, wie Heinrichs Vater in Novalis’ Ofterdingen aufklärerisch zu bedenken gibt, dann ist mit ihnen kein Erklärungspotential zu erreichen. Dass die Metaphysik träumt, zeigt der Traum in seiner Funktion als argumentum und exemplum. Die Geisterseherei von Swedenborg durch eine neue kritisch erträumte Metaphysik zu erläutern – quasi als Vor-Traum einer Metaphysik der Sitten, die Kant in Kürze zu liefern gedenkt – entwirft im Medium der Karikatur ein gewagtes Prospektiv. Zum Ausdruck kommt hier nicht nur eine scharfzüngige Polemik auf das Selbstverständnis der Aufklärung, ja in eigener Sache, bedenkt man das vorkritische Stadium. Sondern auch ein philosophischer Entwurf, der sich in einer Fußnote, im Traum von der geistigen Republik moralphilosophisch ankündigt:

Die aus dem Grunde der Moralität entspringende Wechselwirkungen des Menschen und der Geisterwelt nach den Gesetzen des pneumatischen Einflusses könnte man darin setzen, daß daraus natürlicherweise eine nähere Gemeinschaft einer guten oder bösen Seele mit guten und bösen Geistern entspringe, und jene dadurch sich selbst dem Teile der geistigen Republik zugeselleten, der ihrer sittlichen Beschaffenheit gemäß ist, mit der Teilnehmung an allen Folgen, die daraus nach der Ordnung der Natur entstehen mögen. (T 945)

Deutlich wird: das satirisch-philosophische Programm stellt sowohl rhetorisch als auch philosophisch vor hoch komplexe Anforderungen. Weisen die Träume nicht schon den für die theoretische Philosophie so entscheidenden Dreischritt von Dogmatismus, Skeptizismus und Kritizismus auf35? Geht es nicht auch um eine lang erwartete Richtigstellung, was eine mysteriöse Datierung in den Briefen Kants nahelegt36? Mit einer Kaskade von Fragen setzt denn auch Kants eigene Vorrede ein37.

35 Ibid., 13: “Die Lehre des Okkasionalismus, der prästablisierten Harmonie, des influxus physicus; Leibniz, Wolff, Kant selbst? Die Destruktion der überkommenen Metaphysik erfolgt auf zwei Wegen; einmal werden bestimmte Lehren mit Swedenborg zu einer Konsequenz gebracht, die die Urheber nicht gemeint hatten; zum anderen werden sie mit einer skeptischen Position konfrontiert, der sie nichts entgegensetzen können.” 36 Ernst BENZ, “Das mysteriöse Datum”, in: BENZ, Vision und Offenbarung. Gesammelte Swedenborg-Aufsätze, Zürich 1979, 155-199. 37 Cf. T 923: “Allein die gemeine Erzählungen, die so viel Glauben finden und wenigstens so schlecht bestritten sind, weswegen laufen die so ungenützt oder ungeahndet umher, und schleichen sich selbst in die Lehrverfassungen ein, ob sie gleich den Beweis vom Vorteil hergenommen (argumentum ab utili) nicht vor sich haben, welcher der überzeugendste unter allen ist? Welcher Philosoph hat nicht einmal, zwischen den Beteurungen eines vernünftigen und festüberredeten Augenzeugen und der inneren Gegenwehr eines unüberwindlichen Zweifels, die einfältigste Figur gemacht, die man sich vorstellen kann? Soll er die Richtigkeit aller solcher Geistererscheinungen gänzlich ableugnen? Was kann er vor Gründe anführen, sie zu widerlegen?” 192 ANDREA ALLERKAMP

Der Traum als absolute Metapher

In Kants Anthropologie in pragmatischer Hinsicht (1798), deren späte Veröffentlichung schon in die Zeit der Frühromantik fällt, sind die traumrelevanten Passagen erstaunlich weniger polemisch als in den Träumen. Dort heißt es in dem Abschnitt Von dem sinnlichen Dichtungsvermögen der Bildung:

Das Spiel der Phantasie mit dem Menschen im Schlafe ist der Traum, und findet auch im gesunden Zustande statt; dagegen es einen krankhaften Zustand verrät, wenn es im Wachen geschieht. – Der Schlaf, als Abspannung alles Vermögens äußerer Wahrnehmungen und vornehmlich willkürlicher Bewegungen, scheint allen Tieren, ja selbst den Pflanzen (nach der Analogie der letzteren mit den ersteren), zur Sammlung der im wachen aufgewandten Kräfte notwendig; aber eben das scheint auch der Fall mit den Träumen zu sein, so, daß die Lebenskraft, wenn sie im Schlafe nicht durch Träume immer rege erhalten würde, erlöschen und der tiefste Schlaf zugleich den Tod mit sich führen müßte.38

Unterscheiden sich in den Träumen eines Geistersehers die “wachenden Träumer” positiv von den schlafenden, so identifiziert Kant in seiner später erscheinenden Anthropologie in pragmatischer Hinsicht das Träumen im Wachen als krankhaften Zustand. Ähnlich wie Herder und im Gegensatz zu manchem Traumdiskurs der Aufklärung betont die Anthropologie die notwendige wie diätetische Funktion des Traums. Die Lebenskraft würde “durch Träume immer rege erhalten”, andernfalls würde der Tod eintreten: “Das Träumen ist eine weise Veranstaltung der Natur zur Erregung der Lebenskraft durch Affekten… – Nur muß man die Traumgeschichten nicht für Offenbarungen aus einer unsichtbaren Welt annehmen.” (A 477) Der Nachsatz zeigt, dass Swedenborg auch in der spät veröffentlichten Anthropologie noch Stein des Anstoßes ist:

Die wirklichen, den Sinnen vorliegenden Welterscheinungen (mit Schwedenborg) für bloßes Symbol einer im Rückhalt verborgenen intelligibelen Welt ausgeben ist Schwärmerei. Aber in den Darstellungen der zur Moralität, welche das Wesen aller Religion ausmacht, mithin zur reinen Vernunft gehörigen Begriffe (Ideen genannt) das Symbolische vom Intellektuellen (Gottesdienst von Religion), die zwar einige Zeit hindurch nützliche und nötige Hülle von der Sache selbst zu unterscheiden, ist Aufklärung; weil sonst ein Ideal (der reinen praktischen Vernunft) gegen ein Idol vertauscht und der Endzweck verfehlt wird. (A 498)

“Das wache Subjekt hat ein System der übertragenen Vorstellung von sich selbst durch ‘Symbole’”, schreibt Blumenberg in Bezug auf Kants Träume39. Die Entdeckung der Diskursivität der Begriffe gibt sich nicht mit Pseudodefinitionen zufrieden. Von nun an, so Blumenberg, werde der

38 Immanuel KANT, Anthropologie in pragmatischer Hinsicht (1798), in KANT, Werke, XII, 477. Künftig zitiert als A 477. 39 Cf. note 27. KANTS POLEMIK WIDER DIE SCHLAFENDE VERNUNFT 193

Mechanismus der Metapher seinerseits zur Metapher des Mechanismus der Selbsterfahrung der Geister, die schließlich

nichts anderes als hypertrophe Metaphern [sind], in denen die bloßen Bilder der Phantasie den Schein reeller Empfindungen annehmen. Hier geht die verfügbare Technik der Metapher über in den unverfügbaren psychophysischen Grenzfall eines Sensoriums symbolischer Natur… der Grenzfall zeigt in seiner ‘Vergrößerung’ die Konstitution der absoluten Metapher.40

In ihrer Auseinandersetzung mit den “Gespenstererzählungen, die den Philosophen so oft in den Weg kommen” (T 950), liegt mit der Geisterseherschrift ein solch symptomatischer Grenzfall vor. Das hier vorgeführte Verfahren einer überernährten Metaphorik, der absoluten Metapher, für die der Traum symptomatisch ist, problematisiert, darin unübertroffen modern, die Unhintergehbarkeit der Sprache, ihre Unerlässlichkeit. Blumenbergs Feststellung der Vertreibung der Rhetorik aus der Philosophie, in den zitierten Beobachtungen reduziert zur Litote (“nichts anderes als hypertrophe Metaphern”), schenkt somit Kants frühkritischer Zäsur sprachphilosophische Aufmerksamkeit. Gerade weil die Geisterseherschrift “in zunächst ungeklärter Weise” das bis Descartes und Leibniz gültige “sich selbst inneseiende Subjekt” anzweifelt, ist es ihr möglich “die Unterscheidung von empirischer Wirklichkeit (Gravitation, organische Wesen, sittliches Gefühl) und sie hervorbringenden ‘Geistern’41” sowohl philosophisch als auch rhetorisch zu reflektieren. In seiner virtuellen Potentialität, “gleichsam ein körperliches Kleid an[zu]nehmen, um sich in Klarheit zu setzen” (T 948), bleiben sich Vernunftbegriffe und geistige Begriffe, Wirklichkeit und Traum so eng verwandt, dass sich ihre gefährliche Nähe nicht länger ignorieren lässt: “wo Verblendung mit Wahrheit untermengt wird, und eine wirkliche geistige Empfindung zwar zum Grunde liegt, die doch in Schattenbilder der sinnlichen Dinge umgeschaffen worden.” (T 949) In der Kritik der Urteilskraft wird Kant sich auf die rhetorische Figur der Hypotypose beziehen, um jene dringliche Frage der Darstellung oder Versinnlichung für die Ästhetik neu zu erörtern. Damit scheint sowohl eine Alternative gegen das dämonische Inkohärenz-Prinzip des Traumes gefunden als auch eine Wiederaufwertung der Rhetorik – bzw. einer ihrer Figuren – geleistet zu sein42.

40 BLUMENBERG, “Beobachtungen an Metaphern”, 167. 41 BÖHME/ BÖHME, Das Andere der Vernunft, 253. 42 Cf. Rudolf GASCHÉ, “Überlegungen zum Begriff der Hypotypose bei Kant”, in Was heißt ‘Darstellen’?, Christiaan L. Hart Nibbrig (dir.), Frankfurt/ Main, Suhrkamp, 1994, 152- 174, hier 159: “Die Hypotypose hat also als Figur mit betont sinnlich wahrnehmbarem, sichtbarem Charakter alle Merkmal der bildlichen Darstellung. Du Marsais übersetzt das Wort mit Bild oder ‘Tableau’, und Fontanier nennt sie eine Art von Malerei, die so lebhaft und wirkungsvoll sei, daß sie Dinge gleichsam vor Augen führen vermöge. Die Hypotypose verwandle eine Erzählung oder eine Beschreibung in ein Bild, ein Tableau oder gar in eine lebendige Szene. Damit kommt ein anderes wichtiges Charakteristikum des rhetorischen 194 ANDREA ALLERKAMP

Die in der Pathologia aesthetica wieder in Anschlag gebrachte Verbindung zwischen Medizin, Rhetorik und Ethik lebt weiter fort.

Begriffs der Hypotypose zur Sprache. Denn was ist ein ‘Tableau’ anderes als das Versammeln und Gruppieren eines Mannigfaltigen zu einem zusammenhängenden Ganzen? […] Dies sind die Hauptmerkmale der Hypotypose als rhetorische Figur, und auf sie bezieht sich Kant, wenn er die Frage der Darstellung oder Versinnlichung erörtert. Infolgedessen wird die Rhetorik bei Kant, obgleich er sie zu einer zweitrangigen Form der schönen Künste erklärt, zumindest in Gestalt einer ihrer Figuren in dem Moment wieder aufgewertet, wo Kant das philosophische Programm der Darstellung angeht.” Vorsätzliche Bosheit verruchter Pfaffen… unwürdige Dummheit des allerunwissendsten Pöbels L’affaire Anne Elisabeth Lohmann et les dernières querelles du diable 1759-1776

Wolfgang FINK Université Lumière Lyon 2

Das erste, was mich reizte, waren die kleinen Erdgeister, von denen Faust versicherte, dass sie leicht zu haben wären, und dass man so einen Burschen zeitlebens wie einen Bedienten bei sich behalten kann, und zu allem gebrauchen könne. Ich versuchte daher heimlich eine Situation, die auf einem Kirchhof geschehen musste und – bekam keinen Geist zu sehen und zu hören.1

Dans son autobiographie, le théologien allemand Carl Friedrich Bahrdt2 dénonce sans ambages la longévité de la superstition survivant, selon lui, dans toutes les classes de la société et se manifestant par le biais de la peur des esprits maléfiques, des sorcières ou des diables3. Il ne dissimule nullement qu’il avait lui aussi succombé à ce penchant et décrit en détail les diverses tentatives auxquelles il s’était livré puérilement, et vainement, pendant près de six mois, en 1757, pour invoquer les esprits. Mais, une fois qu’il a tiré les leçons de sa crédulité, il en impute la responsabilité à l’enseignement qui lui avait été dispensé par les tenants de l’orthodoxie luthérienne, entre autres, par Crusius à l’université de Giessen4. Bahrdt relate ensuite comment il s’en est

1 Carl Friedrich BAHRDT, Geschichte seines Lebens, seiner Meinungen und Schicksale, Frankfurt/Main, Barrentrapp und Wenner, 1790, t 1, p. 195. 2 Sur Bahrdt, voir Thomas K. KUHN, Carl Friedrich Bahrdt, in Peter WALTER / Martin H. JUNG (Hg.), Theologen des 17. und 18. Jahrhunderts, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2003, p. 204-226. 3 Ce constat est corroboré par de nombreux autres témoignages autobiographiques ; en particulier par Friedrich Christian LAUKHARD, Leben und Schicksale von ihm selbst geschrieben [1792], ND Leipzig, Koehler & Amelang, 1989. 4 Carl Friedrich BAHRDT, Geschichte seines Lebens, seiner Meinungen und Schicksale, t. 1, p. 178-205. 196 WOLFGANG FINK progressivement détaché pour évoluer vers le déisme et défendre les principes de la religion naturelle. L’itinéraire intellectuel du sulfureux théologien allemand5 reflète ainsi l’évolution de la théologie luthérienne à l’époque de l’Aufklärung, passant du respect de l’orthodoxie au travail de sape des néologues6 et débouchant d’abord sur la querelle des fragments et ensuite sur les positions emblématiques de Kant et de Humboldt7. Ce cheminement général de la théologie éclairée – bien que la description que Bahrdt en donne soit très stylisée8 – est confirmé par la recherche en ce qui concerne la croyance au diable. Depuis les travaux de Roskoff, les historiens des idées estiment que les prises de position des partisans de l’orthodoxie luthérienne vers 1775 relevaient déjà d’un combat d’arrière- garde face à la disparition de l’ordre symbolique traditionnel. En fait, la référence au diable ne constituait alors plus que “la personnification du concept abstrait désignant le penchant pour le mal”9. Seuls des esprits quelque peu mystiques comme Lavater restaient fidèles aux anciennes doctrines10. En revanche, la publication par Johann Salomo Semler de la traduction allemande d’An essay on the demoniacs of the New Testament d’Hugo Farmer11 avait “banni” le diable de la théologie protestante et incité même les classes “peu instruites” à abandonner une croyance ancestrale12. Ces postulats sont confirmés par les travaux plus récents de Heinz Dieter Kittsteiner : relancés par le “cas Anne Elisabeth Lohmann”, les débats des années 1760 et17 70 parachevèrent, en la rationalisant, la “mission intérieure” entreprise dès la Frühaufklärung par des milieux piétistes qui, à l’instar d’Adam Bernd, avaient essayé de responsabiliser davantage la population, de faire prendre plus nettement conscience de la portée sociale de tout acte individuel13. Le point nodal de leur programme résidait dans leur refus systématique de rendre le diable responsable du mal physique et moral. Satan

5 Voir Christina STANGE-FAYOS, “L’insolence indésirable. Insolence et liberté d’expression dans le débat public au XVIIIe siècle : Carl Friedrich Bahrdt et l’édit de religion berlinois (1788)”, in: Michel VANOOSTHUYSE (éd.), L’Allemagne Insolente, Cahiers d’Etudes Germaniques 2007/1, n° 52, p. 9-22. 6 Voir Karl ANER, Die Theologie der Lessingzeit, Tübingen, Max Niemeyer, 1929 et Georges GUSDORF, Dieu, la nature, l’homme au siècle des Lumières, Paris, Payot & Rivages, 1972. 7 Un aperçu de ces débats est facilement accessible in Wolfgang FINK / Fabrice MALKANI (éd.), Critique de la religion dans la pensée allemande de Leibniz à Freud, Paris, Le livre de poche, 2011. 8 Procédé révélé très tôt par Magister LAUKHARD, Beyträge und Berichtigungen zu Herrn D. Karl Friedrich Bahrdts Lebensbeschreibung, Halle, Hendel, 1791, p. 31-38. 9 Gustav ROSKOFF, Geschichte des Teufels [1869], ND, Frankfurt/Main – Berlin, Ullstein, 1991, p.524. 10 ANER, Theologie der Lessingzeit, p. 247. 11 Hugo Farmers Versuch über die Dämonischen des Neuen Testaments, nebst einer Vorrede Joh. Sal. Semlers, Leipzig, bei Johann Heinrich Cramer, 1776. 12 ROSKOFF, Geschichte des Teufels, p. 525. 13 Heinz Dieter KITTSTEINER, Die Entstehung des modernen Gewissens, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1991, p. 17 ; p. 94 ; p. 293. L’AFFAIRE ANNE ELISABETH LOHMANN 197 disparaît alors progressivement de “l’horizon des couches cultivées”14 étant donné que le mal est intériorisé, qu’il n’est plus attribué à des forces extérieures imaginaires, mais aux pulsions de l’homme comme le démontrent les thèses anthropologiques de Kant15. Or, si un tel constat est pertinent en ce qui concerne le phénomène de l’intériorisation16, il n’en va pas de même du schéma analytique. Car ce qui réapparaît, c’est la dichotomie wébérienne17 entre le savoir des élites et les croyances populaires, ces dernières opposant “une résistance”18 indéniable aux progrès intellectuels accomplis par une minorité de savants. Il s’avère cependant que le concept même de “croyance populaire” est issu des débats du dernier tiers du XVIIIe siècle et traduit l’effort des élites intellectuelles pour rationaliser les croyances, rendre religion et utilitarisme compatibles19, bref, accélérer le processus qui voit l’État moderne discipliner la population en la rendant homogène et donc contrôlable20. S’il réexamine les débats à l’aune de ces thèses, le lecteur se rend compte que la répartition des rôles dans la “chasse au diable” est le résultat d’un double mouvement stratégique opéré par les Aufklärer eux-mêmes. En effet, c’est bien Semler qui attribue la croyance au diable aux mentalités catholiques qu’il juge intrinsèquement non éclairées, alors que la Volksaufklärung localise cette superstition exclusivement dans les classes populaires de toutes les confessions. Le résultat de ce déplacement est évident : il escamote l’influence retardataire de l’orthodoxie protestante, le frein qu’elle mettait à l’avènement des Lumières allemandes et il risque aussi de minimiser les changements accomplis en l’espace de trente ans. Car ce qui est en jeu à travers la question du diable, c’est bien le dogme du péché originel et, à travers lui, le débat entre Luther et Erasme :

14 Heinz Dieter KITTSTEINER, Die Abschaffung des Teufels, in Alexander SCHULLER / Wolfert VON RAHDEN (Hg.), Die andere Kraft. Zur Renaissance des Bösen, Berlin, Akademie- Verlag, 1993, p. 56. 15 KITTSTEINER, Abschaffung, p. 79. 16 Pour illustrer ce partage sur le plan littéraire, on peut penser aux vers de Faust : “Du bist dir nur des einen Triebes bewusst / O lerne nie den andern kennen ! / Zwei Seelen wohnen, ach ! in meiner Brust, / Die eine will sich von der andern trennen” (vers 1110-1013). Auparavant, chez Marlowe (1697) ou chez Weidmann (1775), par exemple, c’étaient les anges qui se disputaient avec Méphisto, deux forces extérieures donc. Les textes sont facilement accessibles in Margret DIETRICH, Faust, München – Wien, Albert Langen – Georg Müller Verlag, 1970. 17 Max WEBER, Wirtschaft und Gesellschaft, Frankfurt/Main, 2001-Verlag, 2005, p. 421. Pour une discussion différenciée des concepts wébériens, voir Thomas NICKLAS, “Einleitung “, in Thomas NICKLAS (Hg.), Glaubensformen zwischen Volk und Eliten, Halle und Wittenberg, Universitätsverlag, 2012, p. 9-22. 18 KITTSTEINER, Entstehung des modernen Gewissens, p. 293. 19 Voir Christof DIPPER, “Volksreligiosität und Obrigkeit im 18. Jahrhundert”, in Wolfgang SCHIEDER (Hg.), Volksreligiosität in der modernen Sozialgeschichte, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1986, p. 75. 20 Voir Christof DIPPER, Deutsche Geschichte 1648-1789, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1991, p. 75-95. 198 WOLFGANG FINK

Noch einmal werden jetzt die alten Fragen: die Fragen nach der Autarkie der Vernunft und nach der Autonomie des sittlichen Willens in aller Schärfe gestellt; aber jetzt sollen sie losgelöst von aller äußeren Autorität, unabhängig von Bibel und Kirche beantwortet werden. Und damit erst ist die Macht der mittelalterlichen Dogmatik gebrochen, denn der Augustinismus wird jetzt […] in seinem Kern, in seinem Grundprinzip angegriffen. Der Gedanke der Erbsünde ist der gemeinsame Gegner, in dessen Bekämpfung sich die verschiedenen Grundrichtungen der Aufklärungsphilosophie vereinen21.

Au milieu du XVIIIe siècle, Augustin devient certes l’homme “le plus haï”22 des Aufklärer, mais cette animosité incite les élites protestantes à faire disparaître Luther des débats pour se forger un autoportrait flatteur et tronqué. Bref, il en allait, à travers les débats sur l’existence du diable, de l’identité même de l’Aufklärung. Et cela à deux égards : sur le plan philosophique, il s’agissait de combler le retard par rapport aux Lumières européennes, et sur le plan sociologique, la question était de savoir qui était l’authentique représentant et le meilleur porte-parole des courants émancipateurs. Pour reconstituer ce processus, nous rappellerons d’abord, à partir de l’exemple du Zedler, quelle était position de l’orthodoxie luthérienne (I), puis sa manifestation lors de l’affaire Anne Elisabeth Lohmann (II). Nous analyserons ensuite les interventions de Teller, Hesse et Kindleben pour réfuter l’existence du diable (III), la relation de cause à effet entre catholicisme et superstition selon Semler (IV), et, pour finir, l’attribution de la superstition aux croyances populaires toutes confessions confondues par la Volksaufklärung (V).

Le Zedler et l’orthodoxie luthérienne

Selon Roskoff, les démonistes et les anti-démonistes s’opposent frontalement au milieu du XVIIIe siècle23. Or, ceux qui défendent l’existence du diable ne se recrutent pas seulement au sein de ce qu’il serait commode de qualifier de masses populaires. C’est tout le contraire même qui se produit puisque le savoir officiel24 abonde dans le sens de l’orthodoxie luthérienne et que les dissidents se font rares et discrets étant donné que la remise en question de l’existence du diable est toujours assimilée à une manifestation d’athéisme25. Le Zedler, par exemple, se fait clairement l’écho de l’anthropologie luthérienne pour s’inscrire en faux contre tous ceux, qui, à

21 Ernst CASSIRER, Die Philosophie der Aufklärung [1932], Hamburg, Felix Meiner, 1998, p. 188. 22 ANER, Theologie der Lessingzeit, p. 162. 23 ROSKOFF, Geschichte des Teufels, p. 490. 24 Savoir officiel dans le sens de l’archive d’une époque ; voir Michel FOUCAULT, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 166. 25 Voir Jonathan ISRAEL, Les Lumières radicales, Paris, éditions Amsterdam, 2005, p. 447. L’AFFAIRE ANNE ELISABETH LOHMANN 199 l’instar de Balthasar Bekker26 remettent en question l’existence de Satan. Cette encyclopédie emblématique de l’Aufklärung s’appuie, par Johann Georg Walch interposé27, sur Luther pour postuler que les diables ne sont jetés en enfer que le jour du jugement dernier28. En attendant, leur pouvoir menace tout un chacun :

Teuffel ist ein erschaffener und completter Geist, welcher mit seiner sittlichen Bosheit allen zu schaden trachtet. Man verstehet also durch die Teuffel diejenigen erschaffenen Geister, welche mit keinem Körper vereiniget, und bloss zum Bösen geneigt sind, und eine Art derjenigen Geister ausmachen, die sonst in der heil. Schrift schlechterdings Engel genennet und in gute und böse eingetheilet werden […]29.

Le diable peut manipuler l’homme, comme il peut investir ses rêves et son imagination ; grâce à sa rhétorique, il séduit l’homme, lui fait miroiter des avantages de toutes sortes et l’entraîne dans le péché. La superstition réside simplement dans la tendance à surévaluer la puissance du diable et à vouloir y remédier par la magie :

Es findet sich Aberglaube entweder bei theoretischen oder praktischen Sachen. Jenes geschieht wiederum, theils, wenn man was vor Gott hält, dass nicht GOTT ist, welches auch sonsten Abgötterey genennet wird […]; theils, wenn man natürlichen Sachen eine grössere und göttliche Kraft, als dahinter ist, beymisset. Dahin gehöret, wenn man die Erscheinung eines Komets vor eine besondere göttliche Anzeige eines künftigen Schicksals ansiehtet. Ingleichen, wenn man denen Geistern, sondelich denen Teufeln, auf eine ganz irrige Art, so grosse Kräfte beleget, vermöge deren sie sie alles, was sie nur wollen, ins Werk setzen könnten, welcher Irrtum in den Menschen die Lust zur Magie erwecket, welche billig vor eine Art des Aberglaubens zu halten.30

Bref, le diable essaie en permanence de détourner l’homme de Dieu ; la chute en est la meilleure preuve31. Force est en outre de constater qu’aux yeux

26 Balthasar BEKKER, De Betoverde Wereld, Amsterdam 1691 ; traduction allemande Die bezauberte Welt, Amsterdam 1693. Bekker se réfère à Descartes et à la distinction entre res cogitans et res extensa pour postuler qu’un esprit ne peut ni influencer ni revêtir un corps. La croyance dans les démons est le fruit des superstitions populaires qui ont été schématisées et rationalisées par les savants. Voir Robert MUSCHEMBLED, Une histoire du diable, Paris, Seuil 2000, p. 220. 27 Johann Georg WALCH, Philosophisches Lexikon [1726], ND, Hildesheim, Olm, 1968. Voir KITTSTEINER, Abschaffung, p. 64. 28 Position attaquée par Johann Wilhelm Petersen et de Ludwig Gerhard, deux des rares adeptes allemands de Bekker qui défendent la doctrine de l‘Apokatastasis Panton, selon laquelle les diables ne sont pas châtiés à la fin du monde mais profitent également de la rédemption. Autrement dit, Jésus est mort aussi pour la rédemption des diables – un scandale intellectuel que l’orthodoxie ne pouvait accepter. Voir KITTSTEINER, Abschaffung, p. 65. 29 Notice Teuffel, in Zedlers Universal- Lexikon aller Wissenschaften und Künste, Halle und Leipzig 1744, Bd. 42, p. 1543. 30 Notice Aberglaube in Zedler, Bd. 1, p. 111. 31 Notice Teuffel in Zedler, p. 1581. 200 WOLFGANG FINK des rédacteurs du Zedler, le diable est en mesure de prendre possession des individus :

Von solchen geistlichen Besitzungen mögen wohl mehr Exempel vorhanden seyn, als man denket; indem man ja sonderlich auf Universitäten und in statu militari, auch öfters unter dem gemeinen Pöbel, wenn er recht in seiner Unwissenheit aufgewachsen ist, solche Leute siehet, die wider alle Vernunft und Ehrbarkeit handeln, die sich der schändlichsten Bosheiten öffentlich rühmen, die recht darauf studiren, wie sie es immer ärger machen wollen, ja, wie sie neue Sünden erdenken mögen, und die wie ein tolles Pferd, welchem der böse Geist gleichsam die Sporen gegeben, in Schande und Unglück hinein rennen. Wie z.E. ein solcher Mensch einstens gesagt: wenn der Teufel anders wird, so will ich auch anders werden, wie Rambach in seiner letzten Buss-Predigt […] anführet32.

Dans un premier temps, le lecteur pourrait être enclin à penser que la référence à la possession est utilisée de façon rhétorique. Or, la métaphore du “cheval” renvoie sans conteste au De servio arbitrio de Luther, autrement dit à l’orthodoxie luthérienne :

Ainsi la volonté humaine est placée entre les deux, telle une bette de somme. Si c’est Dieu qui la monte, elle veut aller et elle va là où Dieu veut, comme dit le Psaume ‘Je suis devenu comme une bête de somme ; et je suis toujours avec toi !’ Si Satan la monte, elle veut aller et va là où veut Satan. Et il n’est pas en son arbitrage de courir vers l’un ou l’autre des ces cavaliers ou de le chercher ; mais ce sont les cavaliers eux-mêmes qui se combattent pour s’emparer d’elle et la posséder33.

La référence que fait Zedler à Friedrich Eberhard Rambach se conjugue ainsi avec la métaphore de “la bête de somme” pour démontrer le véritable enjeu, à savoir le péché originel et ses conséquences hypostasiées pour l’avenir de l’homme. Car Rambach, un piétiste modéré, distinguait entre deux pélagianismes, un “subtil” et un “grossier”, le premier consistant à surestimer la raison et l’intellect, le second à nier les conséquences du péché originel et à croire l’homme capable d’accomplir le bien par lui-même34. Pour les auteurs du Zedler, l’homme a donc besoin de la grâce divine pour effectuer des actes moraux et, inversement, il n’est jamais à l’abri d’une manipulation par le diable. Dès lors, il n’est que logique de voir les auteurs s’en prendre au “système” de Bekker en l’accusant de “tordre les Ecritures”35 et de stigmatiser les positions défendues par Thomasius36. La logique demeure

32 Notice Teuffels, Besitzung des in Zedler, Bd. 42, p. 1630. 33 Martin LUTHER, De servo arbitrio, cité d’après la traduction française, Du serf arbitre, suivi de Désiré ERASME, Diatribe : Du libre arbitre, présentation, traduction et notes par G. Lagarrigue, Paris, Gallimard, 2001, p. 127. 34 ANER, Theologie der Lessingzeit, p. 158. 35 Notice Teuffels, Besitzung des in Zedler, p. 1497. 36 Notice Teuffels- Lehre in Zedler, Bd. 42, p. 1637. C’est évidemment en raison de son engagement contre les procès en sorcellerie que Thomasius continue à être poursuivi par l’orthodoxie luthérienne. Il avait pourtant adopté une position médiane: respectueux envers les efforts de Bekker, il avait refusé de s’approprier les fondements épistémologiques de ce dernier. L’AFFAIRE ANNE ELISABETH LOHMANN 201 celle de Luther : l’autorité de l’Ecriture est absolue et sa compréhension relève de l’Esprit, et non de la seule raison humaine ; la Révélation constitue une certitude, alors que la philosophie relève au mieux de la probabilité37. En rejetant les velléités d’émancipation de la philosophie au nom des certitudes de la révélation, l’archive de l’Aufklärung que représente le Zedler fait, au milieu de XVIIIe siècle encore, preuve d’une homogénéité redoutable, une homogénéité que Semler et Campe, entre autres, s’efforceront de faire oublier, niant ainsi l’abîme qui les sépare de la génération précédente et la qualité de leur propre combat. Bien entendu, l’archive n’est pas monolithique ; d’une part, parce que, en refusant les positions d’un Thomasius et d’un Bekker, elle contribue involontairement à leur diffusion38. D’autre part, parce que des voix dissidentes existent à la marge, comme celle de Jérusalem, par exemple, qui, dans ses prêches de 1745, s’en prend au dogme du péché originel39. Sans parler de Reimarus qui publiera bientôt ses premiers ouvrages destinés à promouvoir les principes de la religion naturelle40. Mais ces voix discordantes restent encore sans résonance, la préséance de la révélation perdure.

L’affaire Anne Elisabeth Lohmann

C’est en suivant la logique orthodoxe que le pasteur Gottlieb Müller relate en 1759 l’hystérie d’Anne Elisabeth Lohmann qui, ayant entretenu des

Convaincu que la matière peut être pénétrée par l’esprit, Thomasius n’exclut pas l’existence du diable, mais réfute l‘idée que celui-ci saurait revêtir une quelconque forme physique, raison pour laquelle les pactes lui paraissent impossibles. (Christian THOMASIUS, Von dem Laster der Zauberei [1701], ND München, dtv, 1986, p. 45 et p.75). Sa thèse qui tend à réduire le diable à un principe abstrait s’était déjà attirée les foudres de l’orthodoxie en la personne de Petrus Goldschmidt, qui avait également attaqué Bekker et selon lequel l’existence du diable est avérée du fait même qu’elle est mentionnée par la Bible. Affirmer le contraire, c’est adhérer à l’athéisme. (Petrus GOLDSCHMIDT, Verworffener Hexen- und Zauberer-Advocat, Hamburg, Liebernickel, 1705, p. 46). Or, la présence de Thomasius dans le Zedler est révélatrice dans deux sens bien différents: d’une part elle illustre l’immobilisme de l’orthodoxie luthérienne et de l’autre elle démontre, à travers l’exemple de Thomasius lui-même, que la lutte contre les superstitions prend vite une tournure anticatholique polémique. Car, selon Thomasius, l’idée d’une existence physique du diable telle qu’elle est enseignée dans les églises protestantes, constitue le produit exclusif “de la superstition du Pape”, un produit nocif transmis de génération en génération par le catéchisme (p. 73). Aucun mot sur la faillite du clergé protestant dans cette tradition, toute la responsabilité en incomberait au Pape. Et l’univers intellectuel du Pape n’est “rien d’autre qu’une fable mélangeant le paganisme et le judaïsme”, bref un syncrétisme engendré par la “duperie” des “païens” et la “superstition simpliste” des juifs. (p. 37) 37 KITTSTEINER, Abschaffung, p. 67. 38 Ibid., p. 66. 39 ANER, Theologie der Lessingzeit, p. 158. 40 Die vornehmsten Wahrheiten der natürlichen Religion [1754], ND Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1985 ; Vernunftlehre [1756], ND München, Carl Hanser, 1979. En ce qui concerne la réception tardive du déisme anglais, voir GUSDORF, Dieu, la nature, p. 86. 202 WOLFGANG FINK rapports ambigus avec le fils d’un paysan voisin, met en émoi le village de Kemberg près de Wittenberg où elle se donne régulièrement en spectacle devant plus de 100 personnes41. Qu’il s’agisse d’un cas de possession par le démon ne souffrirait pas le moindre doute et ce sont évidemment les paroles du diable sortant de la bouche de Lohmann qui, par leur connotation sexuelle, scandalisent l’auditoire :

[…] allein wir entsetzen uns nicht wenig, als das Böse aus ihr, da die Angst der Patientin sich bald legen wollte, zu wiederholtenmahlen lachte: ha, ha, ha, ha, da nu hab ich sie wacker gequälet! Nu habe ich ihr rechte Schande gemacht! Sie darfs nicht einmal sagen, was ich sie alles gequälet habe! Sie darfs nicht sagen! Sie darfs nicht sagen! Ha, ha, ha, ha!42

Müller n’était pas un pasteur de campagne totalement inconnu; il jouissait d’une certaine réputation et occupait un poste de Probst und Superintendant et sa tentative de dialogue critique avec Thomasius témoigne même d’une certaine érudition. Ses connaissances philosophiques ne l’empêchent cependant ni de prodiguer des conseils en matière d’exorcisme ni de publier des prières type à prononcer en cas de possession43. S’étant occupé de la “malade” pendant des mois, Müller en vient à la conclusion suivante :

[…] dass die Wirkung des Handauflegens weder von der Vorstellung, noch von der Einbildungskraft der Patientin, sondern von der Hand Gottes verursacht worden. Am allerdenkwürdigsten ist hierbei dieses und worüber ich staunen muss: Die Wirkung des Handauflegens hat ein genaues Verhältnis mit den Graden der Andacht des Priesters […]44.

Il commet donc précisément l’enchaînement dénoncé par le Zedler qui consiste à attribuer une force démesurée au diable et à vouloir l’atténuer par la main de l’exorciste45. Ces assertions provoquent les protestations de la faculté de Wittenberg et l’interdiction de l’ouvrage, mais Müller continuera à publier ses idées dans la presse46. Il déclenche ainsi la “dernière grande bataille autour du diable”47 qui fut alors livrée par les théologiens allemands et au cours de laquelle Semler intervint à de nombreuses reprises. Or, il se contente de reprendre la théorie de l’accommodation développée par les néologues: il y aurait eu une interaction entre le message religieux et le langage qui aurait été ajusté à la psychologie des destinataires. Jésus et ses apôtres auraient été obligés de s’adapter au langage, aux mentalités et à l’imaginaire de leur public afin de se faire entendre et d’essayer de

41 ANER, Theologie der Lessingzeit, p. 234. 42 Gottlieb MÜLLER, Gründliche Nachricht von einer begeisterten Weibesperson Anne[n] Elisabeth Lohmann[in] …aus eigener Erfahrung und Untersuchung mitgeteilet von Gottlieb Müller[n], [1759], zweite Auflage Wittenberg, Johann Joachim Ahlfeldt, 1760, p. 116. 43 Ibid., p. 381. 44 Ibid., p. 84. 45 Notice Aberglaube in Zedler, p. 111. 46 ANER, Theologie der Lessingzeit, p. 236. 47 KITTSTEINER, Abschaffung, p. 70. L’AFFAIRE ANNE ELISABETH LOHMANN 203 convaincre. Selon Semler, tous les cas de possession connus, du temps de Jésus jusqu’au XVIIIe siècle, sont donc soit inventés, soit facilement explicables par des phénomènes naturels48 et si le Nouveau Testament en parle49, il ne fait que reproduire le langage de la population locale. En ce qui concerne l’existence du diable, en revanche, Semler n’en démord pas50 : celui-ci continue à “rôder” :

In diesem moralischen Einflusse gehet der Teufel, nach wie vor, herum, und suchet, welchen er verschlinge […]51.

Il est donc logique que Semler s’éloigne de Bekker auquel il reproche de ne pas admettre une influence “spirituelle et morale” du diable52. Le verrou posé par l’orthodoxie luthérienne ne cède donc pas et ce malgré la publication de plusieurs critiques explicites53. Semler n’essaie nullement de le faire sauter et il préfère nouer une alliance de fait avec les néologues. Compte tenu de la prudence extrême des Aufklärer au cours de ce premier débat – que l’on songe à la mise en garde de Moses Mendelssohn, invitant ses confrères en 1765 à une plus grande modération pour éviter de désorienter la population54 – ce sont donc les voix marginales qui doivent davantage retenir notre attention. C’est notamment le cas de Christian Friedrich Börner qui privilégie comme Semler les explications naturelles, en l’occurrence médicales55, pour expliquer les cas de “possession”, mais qui oriente les débats aussi dans un tout autre sens :

Saget man, ja unser D. Luther hat aber auch Ebräisch verstanden: so gebe ich dieses gerne zu und ich verehre seine längst vermoderten Gebeine, und seine unendlichen Verdienste mit aller Achtung. Aber eben dieser D. Luther war auch ein Mensch, und musste sich bei seiner deutschen Bibelübersetzung noch in vielen Stücken nach den gemeinen hypothesibus seiner, noch erst aus dem alten

48 Johann Salomo SEMLER, Abfertigung der neuen Geister und alten Irrtümer in der Lohmannischen Begeisterung, [1759], Halle, Johann Justinus Gebauer, 1760, p. 116. 49 Par exemple Math. 12,43. 50 “Es lag ihm fern, die Existenz des Teufels zu negieren. Der Teufel ist ihm ein ‘geoffenbarter biblischer Begriff’; daran darf nicht gerüttelt werden. Auch seine moralische Einwirkung steht ihm ganz außer Frage […]. Lediglich die leibliche Macht des Satans wird als unchristlich bestritten”, ANER, Theologie der Lessingzeit, p. 239. 51 SEMLER, Abfertigung der neuen Geister, Anhang, p. 327. 52 Ibid., p. 326. 53 Par exemple les critiques formulées par un témoin occulaire des agissements de Müller (Gotthelf Friedrich OESFELD, Gedanken von der Einwirkung guter und böser Geister, Wittenberg, Johann Joachim Ahlfeldt, 1760), ou l’intervention anonyme d’un juriste : ANONYMUS, Das bezauberte Bauernmägden oder Geschichte von dem … Landmägden Johannen Elisabethen Lehmannin, Breslau, Johann Ernst Meyer, 1760. Voir ANER, Theologie der Lessingzeit, p. 237. 54 Moses Mendelssohn gesammelte Schriften, hg. von G.B. Mendelssohn, Leipzig 1844, p.341, cité d’après Horst MÖLLER, Vernunft und Kritik, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1986, p. 72. 55 Christian Friedrich BÖRNER, Versuch einer unpartheyischen Widerlegung Herrn Gottlieb Müllers Gründlichen Nachricht von einer begeisterten Weibsperson, Halle, Lauk, 1759, p. 4. 204 WOLFGANG FINK

Aberglauben hervortretenden Zeit richten, wenn er nicht noch mehr Widerspruch befürchten wollte, wie solches aus hundert andern Stellen seiner Übersetzung deutlich erhellet56.

Bien entendu, ce n’est pas la première fois que la qualité et la pertinence de la traduction effectuée par Luther sont remises en question – la Bible de Wertheim en est la meilleure preuve57. Mais Börner place les accents de façon tout à fait différente puisqu’il quitte le terrain philologique et pose en définitive la question de savoir quelle a été la véritable ligne de partage entre le Moyen Âge et l’époque de la Réforme et à laquelle des deux formes de culture Luther avait appartenu. Force est alors de constater que les deux questions – la qualité de la traduction de Luther ainsi que l’univers intellectuel de celui-ci – restent dans un premier temps sans réponse. Une brèche est certes ouverte, mais il faudra attendre le second débat pour en mesurer toutes les conséquences.

Teller, Kindleben et Hesse ou la liquidation du diable

Ce sont en effet la publication de l’article Satan, Teufel, dans le Wörterbuch des Neuen Testaments du néologue Wilhelm Abraham Teller ainsi que la riposte d’Heinrich Köster, un historien proche de l’orthodoxie luthérienne, qui relanceront le débat. Teller s’appuie sur les arguments développés par Semler contre la possibilité d’une possession physique – en particulier la théorie de l’accommodation58 – pour procéder à la liquidation pure et simple du diable :

Satan, Teufel: das erste Wort ist aus der Sprache der Ebräer, das zweyte als die Übersetzung von jenem aus der Sprache der Griechen in unsere deutsche Sprache aufgenommen worden; daher auch beyde Wörter miteinander verwechselt werden. – […] Nach der höhern speculativen Philosophie der Juden, gibt es nun gewisse geistige, den Menschen an Kräften überlegene Substanzen, von welchen sie das Oberhaupt den Satan, oder den Teufel, d.i. allgemeinen Menschenfeind nannten […] Ihm und seiner Schar schreiben sie alles Unglück in der Welt, und nicht nur das ganze Sittenverderben der Menschen, Offenb. 12, 9, sondern auch alle leibliche Uebel und Krankheiten zu. […] Weil denn dieser Lehrsatz sehr gemissbraucht wurde, so machen ihn weder Jesus noch seine Apostel in ihren eigentlichen Anweisungen zu einem Erkenntnissstück der allgemeinen Religion, Matth. 5, 6, 7. Apostelg. 17, 24 ff., weisen geradezu die Menschen auf Gott, als die Quelle alles Guten, und verweisen ebenso einen jeden auf sich selbst, als seinen eigenen Feind. Jac. l, 13,14; dass es also auch

56 Ibid., p.14. 57 Les débats provoqués par la traduction de Johann Lorenz Schmidt sont recensés dans le Zedler, Bd. 55, p. 595-662. 58 Voir ANER, Theologie der Lessingzeit, p. 241. L’AFFAIRE ANNE ELISABETH LOHMANN 205

eigentlich recht christliche Weise ist, alle hieher gehörige Untersuchungen und Entscheidungen den Philosophen überlassen59.

Pour Teller, la référence au diable relève donc simplement de la “philosophie spéculative des juifs” qui avait attribué le mal physique et moral au diable. Mais, dit-il, la source du bien, c’est Dieu, alors que l’origine du mal est à chercher dans l’homme. L’affirmation est aussi primordiale que la conséquence logique qu’en tire l’auteur : Teller en déduit que le travail portant sur la responsabilité humaine doit être confié aux philosophes, et donc émancipé de la tutelle ecclésiastique. En somme, Teller ouvre ainsi la voie à la transformation du “pathos religieux” en “éthique” telle qu’elle sera poursuivie par Lessing et Kant60. Le mal ne vient donc plus de l’extérieur – du diable –, mais de l’intérieur, de l’homme, de ses aspirations et de ses ambitions. Nous voilà face à un tournant qui va scinder le XVIIIe siècle en deux périodes de longueurs inégales : d’un côté celle qui continue à traiter le diable en tant que force extérieure, de l’autre celle qui modernise la connaissance de l’homme et le dit responsable du mal. Mais la bataille était loin d’être terminée et la ligne de partage entre les anciens et les modernes est à l’évidence discontinue. En effet, Teller se fait interpeller par un historien de Gießen, Heinrich Martin Gottfried Köster61 dont le texte est aussi polémique que différencié et ne justifie donc en rien l’animosité avec laquelle Bahrdt le critiqua62. Il constitue en fait la parfaite expression d’une période de transition étant donné que Köster soulève les questions traditionnelles de la théodicée – pourquoi Dieu accepte-t-il que l’homme commet des péchés63, la raison pourra-t-elle un jour expliquer l’existence du mal64 – tout en les modernisant en rapportant le mal à la pauvreté et, plus généralement aux inégalités sociales65. Le texte de Köster démontre en outre que la querelle du diable ne relève plus d’un simple débat théologique mais qu’elle met en jeu les principes même des Lumières allemandes. Nombre d’arguments de l’auteur s’avèrent du reste peu contestables : par exemple l‘affirmation que les adversaires du diable ne

59 Notice Satan, Teufel, in Wilhelm Abraham TELLER, Wörterbuch des neuen Testaments zur Erklärung der christlichen Lehre, 1772, dritte vermehrte Auflage Berlin, Mylius, 1780, p. 346. 60 CASSIRER, Philosophie der Aufklärung, p. 219. 61 Heinrich Martin Gottfried KÖSTER, Demütige Bitte um Belehrung an die großen Männer, welche keinen Teufel glauben, Dritte Auflage, In Deutschland, [Gießen], 1775. 62 Carl Friedrich BAHRDT, Kirchen - Ketzer - Almanach aufs Jahr 1781 [Zillichau, Frommann], 1781, p. 91. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer le texte de Köster avec la diatribe de Riebe qui, se référant explicitement à Göze, rappelle Kindleben à l’ordre : Johann Christian RIEBE, Doch die Existenz und Würkung des Teufels auf dieser Erde, gründlich und ausführlich erwiesen, Nürnberg, 1776, p. 25. 63 KÖSTER, Demütige Bitte, p. 19. 64 Ibid., p. 18 et p. 20. 65 Ibid., p. 13. Köster s’éloigne donc du droit naturel chrétien en ne considérant plus la misère sociale comme une donne immuable imposée par Dieu mais comme un phénomène qui mérite réflexion. 206 WOLFGANG FINK démontrent pas l’impossibilité de l’existence d’esprits maléfiques, mais simplement la contradiction entre leur existence et la sagesse et la bonté supposées de Dieu66. Il en va de même de sa thèse selon laquelle le fait que des individus utilisent des doctrines religieuses pour abuser de la crédulité de leurs contemporains ne constitue pas un argument recevable contre la véracité de la doctrine en question67. Par ailleurs, Köster reproche aux tenants de l’Aufklärung d’enlever au diable sa personnalité, de ne garder que ses connotations morales, voire de le transformer en une allégorie68. Ce faisant, ils réduiraient la religion à une simple morale et la menace serait à terme d’abolir également la divinité de Jésus ainsi que l’existence de l’enfer69. Et Köster d’ajouter : si la croyance juive concernant le diable relève de la superstition comme l’affirme Semler, et si ce dernier continue à la stigmatiser en tant que telle, les miracles accomplis par Jésus seront également vite remis en question70. Car selon l’historien de Giessen, Semler est incapable d’indiquer le moindre critère permettant de faire la différence entrer les passages allégoriques et les faits historiques – donc attribuables à la volonté divine – et il risque ainsi de décrédibiliser les textes bibliques dans leur ensemble71. Se faisant en quelque sorte l’avocat du diable, Köster dévoile donc certaines apories de l’Aufklärer Semler dont il conteste et la démarche et la légitimité :

Woher wissen Sie, dass damals die Menschen in der Dunkelheit bleiben, und erst in den letzten Zeiten ein solches Licht aufgehen sollte? Wo steht die Weissagung, dass erst in dem siebzehnten und achtzehnten Jahrhundert einige auserlesene Köpfe die Wahrheit finden, oder wenigstens das Herz haben würden, sie öffentlich vorzutragen, welches doch Christus und die Apostel nicht gehabt haben?72

Ici, l’opposition entre les “ténèbres” et la “lumière” reprend la métaphorique de l’Aufklärung pour la retourner contre elle-même et remettre en cause son axiome majeur, le progrès. Köster met les Aufklärer à mal, car, estime-t-il, s’il est facile de démontrer l’avancement des connaissances en matière de sciences naturelles, par exemple, il n’en irait pas de même en ce qui concerne la théologie. Et c’est ainsi que Köster n’attaque pas seulement Teller, mais toute la néologie soucieuse d’épurer les textes bibliques grâce au travail philologique et de les rendre ainsi conformes à la raison. La légitimité de leur démarche reposait justement sur l’hypothèse d’un progrès général déjà accompli par l’humanité et censé se poursuivre dans le future73. En exigeant

66 Ibid., p. 26. 67 Ibid., p. 28. 68 Ibid., p. 3. 69 Ibid., p. 5. 70 Ibid., p. 15. 71 Ibid., p. 43. 72 Ibid., p. 12. 73 Voir Reinhard KOSELLECK, Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1989, p. 54. L’AFFAIRE ANNE ELISABETH LOHMANN 207 comme seule preuve valable une “prophétie” qui aurait annoncé les Lumières des XVIIe et XVIIIe siècles, Köster assume de façon polémique son conservatisme et explicite son ancrage dans l’orthodoxie luthérienne puisque selon lui, c’est bien la révélation qui prime sur la raison, et, par voie de conséquence, sur la théologie éclairée et la philosophie. Mais c’est aussi sur un autre plan, tout aussi décisif, que l’historien de Giessen provoque ses contemporains. En comparant à Jésus et aux apôtres les théologiens qui, à l’instar de Teller, nient l’existence du diable, il fait délibérément l’impasse sur Luther et la Réforme, donc sur la question des confessions qui, selon l’expression de Moser, scinda la nation allemande en deux74. Et c’est ainsi qu’il attaque Teller et Semler de front – et ce avec une plus grande acuité que Christian Friedrich Börner – non seulement pour leur discours théologique, mais également pour leur prétention à représenter, en tant que protestants, la culture allemande éclairée telle qu’elle serait issue de la Réforme. Köster s’en prend indéniablement à cette facette-ci de l’Aufklärung, explicitée dans un premier temps par Justus Möser75 en 1765 et réitérée entre autres par Herder, qui, lui aussi, affirmait la supériorité de la confession protestante et écrivait en 1774 :

Endlich folgte, wie wir sagen, die Auflösung, die Entwicklung: lange, ewige Nacht klärte sich im Morgen auf: es ward Reformation, Wiedergeburt der Künste, Wissenschaft, Sitten ! – Die Hefen sanken; und es ward – unser Denken ! Kultur ! Philosophie ! On commençoit à penser comme nous pensons aujourd’hui : on n’étoit plus barbare76.

En fragilisant la croyance au progrès et en “oubliant” Luther, Köster remettait en cause l’identité des Aufklärer, sapait leurs fondements philosophiques, détruisait aussi bien leur conception du passé que celle du présent. Compte tenu de la violence de cette remise en question, les ripostes ne se firent pas attendre. Elles tentèrent le triple tour de force qui consistait à démentir l’existence du diable, à défendre ce postulat en tant qu’acquis de l’Aufklärung et à clarifier en même temps la place à assigner à Luther dans la genèse du progrès des idées. En ce qui concerne le premier point, un déplacement stratégique s’opère très vite avec Johann Carl Bonnet qui évoque

74 Friedrich Carl VON MOSER, Deutscher Nationalgeist, [1765], zweite Auflage Frankfurt/Main 1766, p. 28. 75 Justus Möser, Lettre à Monsieur de Voltaire, contenant un Essai sur le caractère du Dr. Martin Luther et sa Réformation, in Justus MÖSER, Sämmtliche Werke, Berlin, Nicolai, 1842- 1848, Bd. 14, p. 215-229. Möser s’y insurge contre les critiques de Voltaire envers Luther et présente, en minimisant les désaccords entre Luther et Erasme, la Réforme comme le début des Lumières européennes. Les nombreuses publications de la traduction allemande de ce pamphlet (Sendschreiben an den Herrn von Voltaire über den Charakter des Doktor Martin Luther, 1752 ; 1765 ; 1775) démontrent à elles seules l’acuité de cette thèse pour le discours identitaire de l’Aufklärung du dernier tiers du XVIIIe siècle. 76 Johann Gottfried HERDER, Auch eine Philosophie der Geschichte zur Bildung der Menschheit [1774], Stuttgart, Reclam, 1990, p. 55. Sur le plan littéraire, voir Johann Andreas CRAMER, Luther und Melanchthon, zwei Oden [1773], Neue Auflage Frankfurt und Leipzig 1774. 208 WOLFGANG FINK encore les masses superstitieuses77 et l’éventualité que la crainte du diable puisse servir de moyen efficace pour continuer à “domestiquer les paysans”78, mais qui rejette ce stratagème au nom de l’honnêteté intellectuelle et religieuse, laquelle requiert, dit-il, que l’on admette que le diable n’est qu’une “représentation mythologique”79 si bien que l’on se doit de rechercher d’autres stratégies pédagogiques pour moraliser la population. En ce qui concerne à la Réforme, Bonnet pose la double question de savoir si elle avait vraiment “essayé d’éliminer toutes les immondices” du passé, si des “restes du papisme” ne subsistent pas “dans les églises protestantes”80 et si, Köster, quand il parle du diable, ne s’est pas approprié un “legs illégitime laissé par les pères”81. La formule de Bonnet est malicieuse puisqu’elle laisse planer le doute quant à l’identité des “pères” : ceux de la Réforme où ceux de la scolastique? La réplique la plus explicite vient de la part du pasteur Kindleben, l’un des critiques les plus virulents de Köster. Kindleben insiste avec force sur les notions de progrès, d’historicité des modes de conscience et donc aussi des croyances82. Il explicite même ce que Köster avait simplement laissé entendre : selon Kindleben, c’est la version originelle de la Bible et non point la traduction luthérienne qui doit servir de base à la discussion83 étant données les erreurs manifestes commises par Luther84. Kindleben rappelle en outre ce que Semler s’efforcera de minimiser, à savoir la croyance de Luther au diable85, la pratique de l’exorcisme dans les églises luthériennes86, ainsi que le rapport direct entre l’existence du diable et le dogme du péché originel enfin :

Denn Gott kann mich, ohne seiner wesentlichen Gerechtigkeit und Heiligkeit zu nahe zu treten und die Natur der Dinge zu ändern, so wenig wegen eines Lasters, das ein anderer beging, bestrafen, als er mich wegen fremder Tugenden und Verdienste belohnen kann87.

77 Johann Carl BONNET, Demüthigste Antwort eines geringen Landgeistlichen auf die demüthige Bittte um Belehrung… In Deutschland, [Frankfurt/Main], 1776, p. 6. 78 Ibid., p. 5. 79 Ibid., p. 49. 80 Ibid., p. 15. 81 Ibid., p. 52. 82 Christian Wilhelm KINDLEBEN, Ueber die Non-Existenz des Teufels. Als Antwort auf die demütige Bitte um Belehrung an die großen Männer, welche keinen Teufel glauben, Berlin, Gottlieb August Lange, 1776, p. 27. 83 Ibid., p. 5. 84 Ibid., p. 23 et p. 25. 85 Ibid., p. 42. 86 Ibid., p. 36. 87 Ibid., p. 22. L’AFFAIRE ANNE ELISABETH LOHMANN 209

L’enjeu central de la querelle du diable est désormais désigné explicitement et l’univers culturel protestant s’en trouve remis en question et ce de la philosophie jusqu‘aux sacrements :

Ist es nicht ein rasender und unsinniger Einfall, vorzugeben, dass ein unschuldiges Kind schon von seiner Geburt an unter die Gewalt des bösen Geistes gehöre, und dass es daher nötig sei, ihn bei des Kindes Taufe durch jene lächerliche Zeremonie auszutreiben88.

Bien entendu, Kindleben essaie, tant bien que mal, de réhabiliter malgré tout le rôle de Luther en affirmant que celui-ci avait des préoccupations plus graves que celle de clarifier la question du diable89. Cependant, il n’élude pas pour autant la question théologique proprement dite ; pour Kindleben, il n’existe pas de diable au sens d’une substance ou d’une personnalité. Kindleben s’appuie explicitement sur Balthasar Bekker90 pour nier toute existence de Satan, ne voyant en lui qu’une “excuse” que l’homme avancerait pour donner une explication à ses méfaits, méfaits dont il serait en fait la seule cause. Si la Bible parle du diable, il faudrait respecter la démarche herméneutique et comprendre qu’il s’agit d’une expression devenue désormais caduque qui ne serait que l’équivalent historique du concept utilisé par les philosophes contemporains pour désigner “le mal moral” ou “le mal physique”91. Cette attaque contre l’orthodoxie est univoque et elle sera renforcée au cours de la même année 1776 par le théologien Otto Justus Basilius Hesse qui abonde dans le même sens :

Der Teufel ist in der Bibel, wo keine Juden reden, oder redend eingeführt werden, das personifizierte Abstraktum alles Bösen, der Name und das Bild, von dem allen, was Gutes hindert und schwer macht, das Böse aber befördert und veranlasst92.

Bref, “les kobolds, les oiseaux de mauvais augure, les vampires” ne sont rien d’autre que “les preuves humiliantes de la faiblesse et de la bêtise humaines”93. La controverse entre Köster et Kindleben, quant à elle, se poursuivra sans pour autant apporter d’arguments nouveaux94. Mais son acuité est telle que

88 Ibid., p. 37. 89 Ibid., p. 42. 90 Ibid., p. 25. 91 Ibid., p. 4. 92 Otto Justus Basilius HESSE, Versuch einer biblischen Dämonologie, Mit einer Vorrede und einem Anhang von Johann Salomo Semler, Halle, 1776. Neu herausgegeben von Dirk Fleischer, Waltrop, hartmut spenner, 1998, p. 191. La prudence de Semler s’y manifeste dès l‘avant-propos dans lequel il s’empresse de préciser qu’Hesse n’est nullement l’un de ses disciples (p. II) et de rappeler que selon lui, Semler, Jésus a dépossédé le diable – ce qui n’exclut évidemment pas son existence dans le temps présent (p. XXIII). 93 HESSE, Dämonologie, p. 305. 210 WOLFGANG FINK

Semler se voit obligé de clarifier sa position – sur le diable, sur le rôle historique de la Réforme et par là même sur l’identité de l’Aufklärung.

Semler ou la première évacuation de la dépouille du diable

Semler intervient massivement en préfaçant des textes fondamentaux comme ceux de Farmer et de Bekker et en regroupant des interventions appartenant directement aux discussions allemandes. Ce faisant, il s’efforce d’apaiser les esprits en postulant que le débat sur l’existence du diable est déjà “historique” et “non primordial”. En outre, il réaffirme ses convictions, à savoir que le diable n’existe qu’en tant que principe moral95 et il rappelle les principes méthodologiques qui doivent, selon lui, structurer les analyses. Son point de départ réside évidemment dans la notion de progrès qu’il utilise contre Köster en reliant les progrès scientifiques et théologiques :

Je mehr Erkenntnis der Natur und Gebrauch der Vernunft in die Höhe gekommen, desto besser und leichter wurde die Ehre Gottes und seine Regierung gerettet; Gottes ganze Schöpfung ist wieder frei, welche vorher ganz mit Teufeleien überzogen war96.

Nous reviendrons sur l‘affirmation selon laquelle “toute la création divine est à nouveau libre” ; notons simplement dès à présent qu’elle tend à opposer les discours scientifiques et théologiques. Et ajoutons que selon Semler, la connaissance des règles de la nature permet d’analyser nombre de phénomènes naturels sans faire appel à des forces obscures et qu‘elle permet et légitime la critique de certaines croyances voire de certains dogmes. Autrement dit, portées par le progrès – dont Semler ne précise pas les caractéristiques – les sciences seraient en avance sur la théologie et devraient imposer à cette dernière non seulement leurs connaissances, mais aussi leurs méthodes. Ceci vaut en particulier pour les sciences historiographiques et leur démarche herméneutique laquelle tient compte de la distance temporelle qui

94 Heinrich Martin Gottfried KÖSTER, Teufeleien des achtzehnten Jahrhunderts von dem Verfasser der demütigen Bitte um Belehrung an die großen Männer, welche keinen Teufel glauben, Leipzig, Schneider, 1778 ; Christian Wilhelm KINDLEBEN, Der Teufeleien des 18. Jahrhunderts letzter Act, Leipzig, 1779. 95 “Der Teufel […] ist blos in moralischem geistlichen Verstande und Umfange Teufel; er war nie Herr oder Mitherr über die göttlichen Gesetze der Natur. Irrtümer, Unwissenheit und geistlichen Tod befördert dieser Teufel und Mörder der Menschen vom Anfange an; Christi Erlösung ist an sich auch geistlich, und kann nur im Geist, geistlich, durch unsere lebendige Erkenntnis und neue Fertigkeit des Verstandes und Willens, angenommen und genützt werden”, Johann Salomo SEMLER, Sammlungen von Briefen und Aufsätzen über die Gassnerischen und Schröpferischen Geisterbeschwörungen, Halle, Carl Hermann Hemmerde, 1776, Bd. II, p. XXVIII. 96 SEMLER, Vorrede in Hugo Farmers Versuch, p. 13. L’AFFAIRE ANNE ELISABETH LOHMANN 211 existe entre tout lecteur et les textes anciens et qui est synonyme de différence dans “la façon de penser”97:

Diesen Unterschied der Zeit und Denkensart, der ganz charakteristisch ist und keineswegs zur Lehre selbst gehört, sollten alle Lehrer schon lange bemerkt, und die Einkleidung, welche bloß der Zeit eigen ist, die Bestimmung der Vorstellung, und den Charakter jener Zeiten wieder abgeändert haben, damit unsere Erkenntnis denjenigen Charakter bestimme, der unserer Zeit gemäß ist und unseren Zeitgenossen ebenso besonders nützlich und fruchtbar sei, als jene alten Züge und Bilder ausländisch und ihrer Stellung nach unbekannt bleiben98.

Nous reviendrons aussi ultérieurement sur la notion de “traits et images étrangères” que Semler utilise ici. Retenons pour l’instant les premières conséquences de ces réflexions. Elles sont d’envergure car, selon Semler, certains récits bibliques ne constituent plus nécessairement “des enseignements”99 pour le monde du XVIIIe siècle, ce qui nécessite une modification des dogmes et de l’enseignement selon “les circonstances et les besoins de nos contemporains”100. C’est bien pour cette raison que Semler approuve explicitement l’essai de Hugo Farmer et confirme que les personnes présentées dans l’Ancien Testament comme étant démoniaques étaient “en fait soit insensées soit épileptiques”101. Il réitère ainsi, en les conceptualisant davantage, les positions qu’il avait déjà exposées au lendemain de l’affaire Lohmann. Selon Semler, c’est donc seulement en s’adossant aux sciences que la théologie est en mesure de produire un ensemble de doctrines se trouvant en adéquation avec les attentes légitimes du public éclairé. Le savoir théologique se doit d’être à la hauteur du savoir contemporain et c’est bien ce postulat qui permet à Semler d’assoir l’identification entre une certaine forme de croyance religieuse et le progrès des Lumières. De ce fait, la négation du diable lui sert aussi, dans un premier temps, de ligne de démarcation par rapport aux croyances juives et païennes102. Mais, au fil des pages, cette démarche identitaire prend chez lui de plus en plus des accents anticatholiques et elle finit par se transformer en assimilation du protestantisme et de l’Aufklärung. Semler n’omet certes pas de saluer les progrès – relatifs et tout récents – accomplis selon lui par la théologie catholique103. En ce qui concerne la croyance dans le diable, en revanche, il reprend, en les amplifiant, les arguments polémiques de Thomasius104. Dans un premier temps, il s’agit pour

97 Ibid., p. 32-33. 98 Ibid. 99 SEMLER, Sammlungen von Briefen und Aufsätzen, Bd. II, p. XXII. 100 Ibid., p. XV. 101 SEMLER, Vorrede in Hugo Farmers Versuch, p. 10. 102 SEMLER, Sammlungen von Briefen und Aufsätzen, Bd. II, p. VI ; p. XI ; p. XXII. 103 Des progrès attribués surtout au gallicanisme: Johann Salomo SEMLER, Versuch eines fruchtbaren Auszugs aus der Kirchengeschichte, Bd. III, Halle, Carl Hermann Hemmerde, 1778, Vorrede p. XIV. 104 THOMASIUS, Laster der Zauberei, p. 73. 212 WOLFGANG FINK lui de discréditer tous ceux qui défendent encore la thèse de l’existence physique du diable :

Wir dürfen nicht mucksen, nicht nachfragen, nicht untersuchen, ob es nicht Dummheit und Unvernunft sei, welche aus groben, steifen Besitzungen der Teufel, wie sie ehedem nur waren, nach und nach gar teuflischen Beischlaf, teuflische Unzucht mit allen Umständen gemacht hat? Welche gar eine förmliche Unterschrift und Zusage an den Teufel, mit Menschen Blute eingeführt hat – und, wenn diese gar zu groben Brocken nun nicht mehr wiederholt werden dürfen, wenn D. Fausts und seines gleichen Teufelstaten aus der Mode gekommen sind, wenn dies alles nun Aberglauben, Dummheit und Bosheit, Betrügerei, listige Schelmerei mancher Menschen war: wo bleiben denn nun die Beweise und Beglaubigungen von dergleichen leiblichen Macht des Teufels? Liegen sie ferner in den sogenannten Besitzungen und werden wieder gelten, sobald einige Menschen dumm und andere boshaft sind105.

Plus tard, il répètera cette opposition, à vrai dire assez commode, entre bêtise et méchanceté, entre raison et déraison, mais ce sera sous une autre forme car il s’agira alors de départager les clergés protestants et catholiques. Semler argumente ici à l‘évidence comme si la croyance dans les agissements de Satan n’avait jamais été partagée, comme si elle avait depuis toujours représenté le produit d’une manipulation orchestrée par les autorités catholiques romaines :

Die Abscheulichkeit und ganz ungeheure Sonderlichkeit dieser Macht und Wirkung des Teufels ist unter dem Schutze der Päpste, welche dies zur Vormauer des christlichen oder wenigstens ihnen nützlichen Glaubens machten, seit dem 12. Jahrhundert viel höher gestiegen als je die Mythologie und Poesie in einigen tausend Jahren zu erdichten […] im Stande gewesen ist106.

La polémique gagne toutefois en précision puisque selon Semler, la conception du diable en tant que force à même de posséder des individus et de conclure des pactes avec eux résulterait d‘une machination que l’Eglise catholique aurait mise en place afin d’assoir l’ensemble de son corpus doctrinal – lequel s’en trouve du même coup fortement discrédité. Cette image-là de Satan aurait été imposée aux fidèles en exploitant leur peur et elle ne leur serait donc pas directement imputable. C’est bien pour insinuer cette illégimité de l’Eglise catholique et de ses dogmes que Semler postule ensuite que la transformation de la croyance simple en doctrine officielle a été le fait de l‘inquisition107 et qu’il est maintenant temps d’en finir une bonne fois pour toutes et de nommer les responsables :

Ich habe mir daher vorgesetzt, nach und nach die theologische Geschichte des Teufels, wie eine Larve aus dem Papsttum unter uns fortgetragen worden, zu

105 SEMLER, Vorrede in Hugo Farmers Versuch, p. 26. 106 Ibid., p. 22. 107 Johann Salomo SEMLER, Sammlungen von Briefen und Aufsätzen über die Gassnerischen und Schröpferischen Geisterbeschwörungen, Halle, Carl Hermann Hemmerde, 1776, Bd. I, p. XIII. L’AFFAIRE ANNE ELISABETH LOHMANN 213

sammeln und die ganzen unerhörten schändlichen Dummheiten zu wiederholen […]108.

Mais c’est précisément dans le cadre de ses charges contre les institutions catholiques que Semler se contredit de façon flagrante :

Je mehr die jüngern päpstlichen Bullen über die Hexenprozesse, seit Innocentius dem 8ten, mit aller Deutlichkeit und Gewissheit von solchen verfluchten boshaften Erdichtungen als von Teilen des christlichen Glaubens redeten; je grösser die Anzahl war von päpstlichen eben so boshaften Kreaturen und so genannten Inquisitoren, die in ihrem ganzen Leben sonst nichts taten, als diesen Aberglauben in wirkliche Glaubenslehren zu verwandeln; je angesehener auch die gelehrten Verteidiger dieser verfluchten Pfaffentheorie […] gewesen sind: desto herrlicher ist nun der Sieg der so lange unterdrückten Wahrheit; wenn jetzt kein denkender vernünftiger Christ diese Dinge anders ansieht, als theils vorsätzliche Bosheit verruchter Pfaffen, theils unwürdige Dummheit des allerunwissendsten Pöbels109.

Il n’est plus du tout question de la superstition du peuple juif alors que Semler l’avait considérée comme l’une des sources historiques des légendes forgées par le christianisme autour du diable et il ne manifeste pas non plus le moindre respect de “la différence temporelle” et de “la différence des outils d’analyse” qu’il avait évoquées une page plus haut110. Affirmer finalement “la victoire de la vérité si longtemps opprimée”, c’est faire peu de cas de toutes les précautions méthodologiques qui avaient été citées en amont. Cela surprend car on aurait pu s’attendre à ce que le principe d’historicité des modes de conscience et de croyance mis en exergue ait pu inciter Semler à considérer que la négation du diable au nom de la raison était le résultat, certes apparu tardivement sur le sol allemand, des différents changements de paradigme intervenus à l‘échelle européenne dans les disciplines les plus diverses. De même, on aurait pu s’attendre à ce qu’il mette en perspective et historise les relations conflictuelles et contradictoires entre Luther et le christianisme de son époque. Or, à trop vouloir établir une congruence entre la Réforme et l’Aufklärung, à trop vouloir présenter la seconde comme le produit univoque de la première, Semler s’empêtre dans des contradictions insolubles. “Toute la création divine est à nouveau libre”111, proclame-t-il, mais cette affirmation n’a de fondement qu’au prix de l’abandon des principes herméneutiques. Du coup, Semler ne dispose plus que de l’argument moral pour expliquer, à contre-cœur, la présence de la démonologie dans la théologie luthérienne :

Ganz seltsam und fast unauflöslich ist hierbei diese Erscheinung: dass eine Menge papistischer und protestantischer Schriftsteller alle ihre Spitzfindigkeit

108 Ibid., p. X. 109 Johann Salomo SEMLER, Versuch eines fruchtbaren Auszugs aus der Kirchen- geschichte, Vorrede, p. XIII. 110 Ibid., p. XII. 111 SEMLER, Vorrede in Hugo Farmers Versuch, p. 13. 214 WOLFGANG FINK

und Ausflüchte angewendet haben, diese leiblichen Wirkungen des Teufels als gar begreiflich allen Christen vorzumalen und einzubläuen; und diese papistischen Handwerker haben sehr bald so viel Ansehen bekommen, dass auch protestantische Theologi einen erbärmlichen Thyraeus, einen listigen Bodinus und wirklich mehrere solche angeblich kunsterfahrene Schriftsteller in ihren eigenen dogmatischen und kasuistischen Abhandlungen in allem Ernst anführten zur Bestätigung einer abergläubischen Unwissenheit […]112.

Finalement, pour Semler, ce sont donc la malhonnêteté des ecclésiastiques catholiques et la naïveté du clergé luthérien qui expliqueraient comment les fidèles luthériens ont pu succomber à ce qui, selon son argumentation, n’a jamais été qu’un mensonge, qu’une manipulation. Les apports des interventions semleriennes dans la querelle enclenchée à propos du diable sont donc des plus mitigés. Ce constat s’explique évidemment en priorité par le poids toujours pesant de l’orthodoxie luthérienne qui incite Semler, soucieux d’éviter le reproche d’hétérodoxie, à ne pas nier en bloc l’existence du diable113 comme l’avaient fait Teller, et, moins exposés sur le plan institutionnel, Hesse et Kindleben. Il en va de même de la question des miracles attribués à Jésus que Semler défend également114, appelant même tout croyant à “garder en mémoire les miracles et la guérison des malades” effectués par Jésus115. Autrement dit, l’immobilisme de l’orthodoxie luthérienne se conjugue avec les atermoiements de Semler – auxquels il faut ajouter ceux d’Hesse qui, lui aussi, défend les miracles de Jésus116 – pour éluder les questions soulevées par Köster et qui gardent ainsi toute leur acuité pour les Lumières allemandes : si le diable n’est qu’une allégorie, alors qu’en est-il des autres miracles accomplis par Jésus ? Et qu’en est-il de sa naissance même ? Ne serait-elle également qu’une allégorie117 ? Il est évident que Köster avait cerné l’aporie structurante de la démarche des néologues qui se manifeste ici sous la plume de Semler. Dès lors, il n’est pas étonnant de constater que Lessing se sente obligé, un an plus tard, de publier cinq nouveaux fragments de Reimarus118. En dehors de l’aspect purement théologique et de son incidence sur l’évolution des Lumières allemandes, il importe évidemment d’apprécier à sa

112 Ibid., p. 22-23. La structure de son traité historique sera conforme à ce parti pris puisque Semler y relate à longueur de pages les procès en sorcellerie tenus dans les territoires catholiques; puis il reconnaît dans la phrase finale de sa démonstration qu‘il y en avait aussi dans les territoires protestants, mais “cela ne relève pas de notre propos”, SEMLER, Versuch eines fruchtbaren Auszugs aus der Kirchengeschichte, p. 438. 113 ANER, Theologie der Lessingzeit, p. 242. 114 SEMLER, Vorrede in Hugo Farmers Versuch, p. 9. 115 Ibid., p. 9. 116 HESSE, Dämonologie, p. 226. 117 KÖSTER, Demütige Bitte, p. 42. 118 Facilement accessibles in Gotthold Ephraim LESSING, Werke, hg. Von Herbert G. Göpfert, Bd. VII, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1996. Les débats sur le diable continuent d’ailleurs d’alimenter l’espace public comme le démontre la multitude de recensions publiées en 1777 et 1778 dans Allgemeine deutsche Bibliothek. L’AFFAIRE ANNE ELISABETH LOHMANN 215 juste valeur la stratégie utilisée par Semler au cours de ces débats. Car le lecteur peut être tenté de lire les charges répétées contre l’Eglise catholique comme autant de reproches implicites adressés à l’orthodoxie luthérienne. Mais ce serait passer à côté des trois principaux buts poursuivis par l’auteur : disqualifier les institutions catholiques du passé et du présent et laver par là même le protestantisme en général, et le luthéranisme en particulier, de toute responsabilité dans l’émergence et la transmission des idées les plus aberrantes concernant l’existence du diable. Dès lors, il n’y a qu’un pas pour ériger les partisans de la simple conception morale du diable en uniques théologiens qui soient dignes d’être jugés comme étant à la hauteur des récents progrès scientifiques et pour apporter par là même une pierre importante à l’édifice qui était en construction sous la direction conjointe de Möser et Herder. La manœuvre discursive est simple, elle recèle les contradictions citées, mais elle est efficace.

La Volksaufklärung ou l’évacuation définitive de la dépouille du diable

Les théologiens comme Teller, Hesse et Kindleben restent donc largement minoritaires au sein du luthéranisme du XVIIIe siècle. Mais le combat contre le diable se répercuta contre toute attente très rapidement sur d’autres secteurs de l’espace public et il existe même un mouvement qui conduira directement vers la Volksaufklärung. Le savoir nouveau investit en effet, en l’espace de moins de dix ans, les ouvrages didactiques emblématiques des Lumières, à savoir les manuels pédagogiques publiés par Zerrenner, Hahnzog et Becker119, entre autres, pour être reconnu, peu de temps après, par les dictionnaires et les encyclopédies. A l’origine de ce transfert, les inquiétudes des auteurs cités quant à l’avenir de l’Aufklärung. Par exemple pour Zerrenner, il est urgent d’intervenir puisque le progrès moral escompté de la population tarde à se réaliser120. La crise des Lumières, discutée la même année par Kant et Mendelssohn121, se manifeste aussi à travers des initiatives plus concrètes et plus modestes à la fois, ce qui interdit du même coup de considérer le mouvement de la Volksaufklärung comme une simple expression du tournant utilitariste de l’Aufklärung122. Force est en outre de constater que, pour moraliser davantage la population et pour faire avancer

119 Wolfgang RUPPERT, Volksaufklärung im späten 18. Jahrhundert, in Rolf GRIMMINGER (Hg.), Hansers Sozialgeschichte der deutschen Literatur, Bd. III,1, München, dtv, 1980, p. 341. Sur Becker, voir également l’article de Françoise Knopper dans le présent ouvrage. 120 Heinrich Gottlieb ZERRENNER, Kurzer biblischer Religionsunterricht, Magdeburg, Verlag der Scheidhauerischen Buchhandlung, 1784, p. 21. 121 Voir Jürgen ZEHBE (Hg.), Was ist Aufklärung?, Aufsätze zur Geschichte der Philosophie, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1985. 122 Comme l’affirme RUPPERT, Volksaufklärung, p. 343. Notons par ailleurs que le pathos de la Volksaufklärung dans son combat contre la démonologie tend à relativiser l’efficacité de la “mission intérieure” analysée par KITTSTEINER, Entstehung des modernen Gewissens, p. 293. 216 WOLFGANG FINK les Lumières, les auteurs s’en prennent en priorité aux superstitions en général, aux légendes colportées au sujet du diable et des sorcières en particulier123. La religion demeure donc le levier privilégié des Aufklärer. Mais c’est un aspect particulier de ce combat pédagogique qui doit retenir ici notre attention, en l’occurrence le rapport de pouvoir qui existe entre les Aufklärer détenteurs du savoir nouveau et la population peu instruite à laquelle ils s’adressent. Ce rapport de pouvoir tend en effet à dissimuler le fait que les prosélytes sont en réalité des convertis de fraîche date qui prêchent à des non- initiés. Si bien que la force de persuasion dont font preuve ces auteurs ne doit pas faire oublier que les principes rationnels qu’ils s’efforcent de faire valoir sont loin d’être partagés par l’ensemble des élites culturelles allemandes124, ce qu’il est bon de souligner pour que les lecteurs que nous sommes aujourd’hui ne se laissent pas circonvenir par le pathos des auteurs des manuels et encore plus par le poids institutionnel des encyclopédies qui leur succèdent au début du XIXe siècle. Par conséquent, Wolfgang Ruppert n’a que partiellement raison quand il note que, si on l’envisage dans la longue durée, la Volksaufklärung apparaît comme une répétition :

Insofern wiederholte sich in den späten Versuchen zur Volksaufklärung jene Situation, vor der die Aufklärung schon an ihrem historischen Ursprung um die Wende des 17. zum 18. Jahrhunderts stand : Sie sprach noch unvernünftige Mitglieder der Gesellschaft an. Die Schwierigkeiten waren jedoch, vor allem wegen des geringen Alphabetisierungsgrads des ständisch niedrigen Volkes, bedeutend grösser125.

De surcroît, il importe de le préciser que la différence ne réside pas seulement dans les catégories sociales visées, mais tout autant dans le contenu. Les diables et les sorcières ne font plus partie intégrante du savoir à transmettre comme ils le faisaient encore à l’époque du Zedler. Autrement dit, nous assistons au renouvellement partiel de l’archive de l’Aufklärung, un renouvellement auquel participent également les historiens qui s’attaquent, eux, aux procès en sorcellerie126.

123 Cet état de fait est d’autant plus remarquable que dans son discours programmatique, Becker précise qu’il est important de trier le savoir à transmettre afin de ne pas surcharger les populations visées. Rudolf Zacharias BECKER, Versuch über Aufklärung des Landmanns, Dessau und Leipzig, 1785, p. 36. Le même souci des priorités, mais porté par un élan effectivement utilitariste, se manifeste chez Johann Wilhelm RECHE, Neuer Versuch über die Grenzen der Aufklärung, Düsseldorf, Joh. Christ. Dänzer, 1789, p. 180. 124 Pour ne citer qu’un exemple de l’époque : le manuel pédagogique de Johann Caspar Velthusen, publié à l’attention des enseignants, maintient explicitement l’existence du diable. Voir Johann Caspar VELTHUSEN, Religionsunterricht nach Anleitung der Heiligen Schrift, dritte, verbesserte und vermehrte Auflage, Leipzig, Siegfried Lebrecht Crusius, 1790, Bd. I, p. 173. 125 RUPPERT, Volksaufklärung, p. 342 126 Voir G. C. VOIGT, “Etwas über die Hexenprozesse in Deutschland”, in Berlinische Monatschrift, 1784 (I), p. 297-311 et Johann Moritz SCHWAGER, Versuch einer Geschichte der Hexenprozesse, Berlin, Johann Friedrich Unger, 1784. L’AFFAIRE ANNE ELISABETH LOHMANN 217

Quels sont les éléments du savoir nouveau qui sont alors transmis aux milieux populaires ? Etant donné que les manuels sont souvent publiés par des pasteurs, il n’est pas étonnant de constater que les miracles de Jésus ne sont pas remis en question, que Semler l’emporte facilement sur Reimarus. Cette tendance se manifeste de façon exemplaire chez Hahnzog qui indique cependant que les miracles accomplis par Jésus ne constituent que le point de départ du progrès intellectuel de l’humanité127. Et il présente explicitement le progrès comme un processus d’apprentissage cumulatif dans le sens que lui avait conféré Lessing128: aux débuts de l’ère chrétienne, Dieu avait dû tenir compte du fait que “l’entendement humain” était encore “en bas âge”, ce qui n’est plus le cas à l’heure de l’Aufklärung :

Dergleichen [Wunder und außerordentliche Vorfälle] sind heute ganz und gar nicht mehr nötig, weil die Menschen durch mehrtausendjährige Erfahrungen, und wir besonders durch die erleuchtete Religion Jesu klüger geworden sind129.

C’est ce même état de fait qui, selon Hahnzog, interdit au XVIIIe siècle d’imputer au diable les désordres de toutes sortes; et, dit-il, cet argument est valable dans les deux sens: les pasteurs ne possèdent pas de pouvoir comparable à celui que Jésus avait donné aux apôtres130. En d’autres termes: la capacité d’accomplir des miracles a disparu avec les apôtres. Et plus personne ne peut légitimement s’en prévaloir. Le pouvoir des pasteurs est donc moindre, mais cette perte est largement compensée par l’augmentation des capacités de l’entendement de l’homme, ce qui, toujours selon Hahnzog, renvoie en même temps à la bonté et la sagesse de Dieu, qui n’aurait jamais laissé “diminuer le bien et perdurer le mal”131. Grâce aux progrès cognitifs de l‘humanité, le mal peut et doit être combattu par l’homme et ce en se servant de ses moyens propres. La même tonalité prévaut chez Zerrenner qui souligne que c’est certes Satan qui a “introduit le mal dans le monde”132, mais qui s’empresse aussitôt de préciser que si le mal continue à exister, le diable, lui, est dépossédé de ses forces de nuisance. Dans un passé très lointain, il a bien pu séduire l’homme pour l’entraîner dans le vice, mais ces temps-là sont révolus :

127 Christian Ludewig HAHNZOG, Predigten wider den Aberglauben der Landleute, Magdeburg, Verlag der Scheidhauerischen Buchhandlung, 1784, p. 315. 128 Gotthold Ephraim LESSING, Die Erziehung des Menschengeschlechts [1777], Stuttgart, Reclam, 1965. Voir en particulier les paragraphes 2; 4 et 94. 129 HAHNZOG, Predigten, p. 316. Hahnzog frôle d’ailleurs le déisme quand il ajoute : “Jetzt aber hat Gott seine Weltregierung auf seine allmächtige und weise Naturgesetze eingeschränkt, und daher kann so was Außerordentliches nicht mehr vorfallen.” 130 HAHNZOG, Predigten, p. 314. 131 Ibid. 132 ZERRENNER, Religionsunterricht, p. 19. 218 WOLFGANG FINK

Das kann er aber jetzt nicht mehr, weil ihm Christus durch seine Erlösung die Macht dazu genommen; sondern ein jeder Mensch wird durch seine eigenen bösen Begierden und Lüste und durch böse Exempel zur Sünde verführt133.

Le mélange entre les bribes théologiques hétéroclites et l’appel pédagogique est habile et la priorité est clairement établie : ce sont justement les mauvais exemples qui amènent l’homme à se désintéresser du bien ; et c’est seulement à cause d’eux que le mal tend à l’emporter134. Mais Zerrenner ne va pas plus loin ; dans l’explication qu’il cherche à donner du mal qui lui paraît ronger son temps, il ne fait pas la moindre allusion au péché originel et encore moins au diable :

Alle Menschen, ohne Unterschied, sind Sünder, wie die ersten Menschen, da sie alle vielfältig Böses tun135.

Comme les premiers hommes, et pas à cause d’eux. Toute la différence est là. Bref, dorénavant, il revient à l’homme de prendre ses responsabilités et d’affronter les différentes manifestations du mal. C’est à lui d’en déceler les causes, qu’il s’agisse de ses propres actes136 ou de phénomènes plus généraux137 ; en tout état de cause, l’analyse se doit d’être rationnelle. Or, le décalage entre les principes diffusés et les observations faites sur le terrain est tel que l’Aufklärung lui semble voué à l’échec :

Aber wie im Jahre 1782 nach Christi Geburt, bei so vielfältigem Unterricht in Wahrheiten der Vernunft und der Religion, es noch Menschen, noch Christen

133 Ibid., p. 21. Même tendance chez Rudolf Zacharias BECKER, Unterricht- Not- und Hilfsbüchlein [1788], Neue verbesserte Auflage Gotha 1790, p. 309 ; Johann Ferdinand SCHLEZ, Landwirtschaftspredigten. Ein Beitrag zur Beförderung der wirtschaftlichen Wohlfahrt unter Landleuten, Zweite verbesserte Auflage Heilbronn, J.D. Classens Buchhandlung, 1794, t. 2, p. 50. 134 ZERRENNER, Religionsunterricht, p. 21. 135 Ibid., p. 22. Par conséquent, plus aucun pacte avec le diable n’est possible (HAHNZOG, Predigten, p. 263). Becker et Hahnzog consacrent par ailleurs de longs développements aux légendes nouées autour du Blocksberg; c’est surtout le premier qui s’efforce d’expurger ces “légendes païennes” (BECKER, Not- und Hilfsbüchlein, p. 314) grâce, entre autres, à l’analyse didactique des événements survenus à Jena en décembre 1715 (Ibid., p. 308 ; voir l’article de Thomas Nicklas dans le présent ouvrage). Précisons enfin que la lutte contre les diables et les sorcières n’est nullement le monopole des auteurs protestants. L’adaptation bavaroise de l’ouvrage de Becker publiée en 1790 par Johann Georg Friedrich Jacobi réfute explicitement l’existence du diable et celle des sorcières. Seuls les passages consacrés dans l’original à l’explication des mécanismes psychologiques se trouvant souvent à l’origine des “aveux” arrachés aux femmes ont été largement réduits. [Johann Georg Friedrich JACOBI (Hg.)], Rudolf Zacharias Becker, Unterricht- Not- und Hilfsbüchlein, Weissenburg, 1790, p. 294. Il en va de même de l’adaptation de l’ouvrage d’Heinrich Ludwig Fischer publiée chez le même éditeur et dont un chapitre entier est consacré à la négation de l’existence du diable. Voir [Heinrich Ludwig FISCHER], Das Buch vom Aberglauben, Missbrauch und falschen Wahn, Ober- deutschland [Weissenburg], Verlag des Unterricht- Not- und Hilfsbüchleins, 1790, p. 1-10. 136 Zerrenner et Hanzog insistent même explicitement sur le libre arbitre : ZERRENNER, Religionsunterricht, p. 18 ; HAHNZOG, Predigten, p. 315. 137 HAHNZOG, Predigten, p. 278. L’AFFAIRE ANNE ELISABETH LOHMANN 219

geben kann, die ihren Verstand und ihre fünf Sinne zu solchen handgreiflichen Ungereimtheiten herleihen können, das sind Unbegreiflichkeiten und gehören mit zu den Geheimnissenn der menschlichen Natur138.

La complainte de Christian Ludewig Hahnzog est révélatrice à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle démontre que la croyance en l’existence du diable et des sorcières est devenue l’étalon permettant de jauger l’avancement des Lumières. Le renversement qui se produit ainsi en l’espace de cinquante ans est des plus spectaculaires vu que selon le Zedler, il ne fallait simplement pas surestimer les forces du diable139. Ce renversement nous démontre par ailleurs que l’effort pédagogique des Aufklärer recèle le même déni que l’argumentation de Semler: aucun mot sur une tradition qui a été partagée par toutes les confessions pendant des siècles. A lire les Volksaufklärer, la croyance dans l’existence du diable est le pitoyable monopole des masses populaires en général et de la population rurale en particulier140. Et c’est précisément cette perspective unidimensionnelle qui sera reprise par les dictionnaires qui lui confèrent du même coup une qualité scientifique incontestable. Adelung note en effet dans son édition de 1801 à propos du diable :

[…] in der Theologie ein übeltätiges Wesen höherer Art, welches sein Hauptgeschäft aus der Verführung der Menschen machen soll, daher ihm auch alles sittliche, und von dem großen Haufen oft auch alles natürliche Übel zugeschrieben wird141.

Apprécions la prudence : le diable est censé essayer de séduire l’homme, il appartient aux mauvais esprits dont l’Eglise suppose l’existence. La prudence est légitime, après tout, le savoir nouveau s’efforce de s’imposer. Mais c’est seulement la masse populaire qui a considéré le diable comme l’origine du mal :

Man gebraucht das Wort Teufel bald von dem Oberhaupte aller von der christlichen Kirche angenommenen bösen Geister, welches in der Deutschen Bibel auch der Satan genannt wird, bald auch von der jedem bösen Geiste oder gefallenen Engel. Die Neigung des großen Haufens, alles sittliche und das meiste physische Böse aus Bequemlichkeit einem bösartigen Wesen

138 Ibid., p. 264. 139 Notice Aberglaube in Zedler, p. 111. 140 L’anathème jeté sur les masses populaires est général, sans distinction de confessions. Seul Hahnzog se permet un rapprochement incongru entre les sacrifices rituels des païens et les processions : “So wie jetzt noch, unter den Katholischen, die alljährlichen Wallfahrten nach gewissen heiligen Örtern fortdauern, unerachtet vernünftige und rechtschaffene Leute unter ihnen, wegen des damit verbundenen vielen und schädlichen Missbrauchs, sie lange schon abgeschafft wünschten, es aber nicht zwingen können”, HAHNZOG, Predigten, p. 271. 141 Johann Christoph ADELUNG, Grammatisch-kritisches Wörterbuch der Hochdeutschen Mundart, Ausgabe Leipzig, Bauer, 1801, Bd. 4, p. 559. 220 WOLFGANG FINK

zuzuschreiben, hat eine Menge figürlicher Ausdrücke veranlasst, welche doch insgesamt nur in den niedrigen Sprecharten üblich sind142.

Campe, quant à lui, se montre à peine moins hautain quand il évacue la dépouille du diable dans deux directions différentes : vers la scolastique d’abord143, vers les masses populaires ensuite144. Les masses populaires et l’Eglise médiévale. Jamais les élites éclairées et souveraines. Voilà comment se construisent les croyances populaires.

En guise de conclusion

Les stratégies d’évacuation employées par Semler et la Volksaufklärung convergent pour brosser un autoportrait univoque. Prétendant n’avoir jamais succombé à la démonologie, ces représentants des élites protestantes s’érigent en unique vecteur possible du progrès intellectuel et moral et relèguent les milieux catholiques à un statut inférieur, comparables dans leur ignorance et leur superstition à la masse populaire inculte. Sur le plan psychologique, cette démarche ressemble à l’évidence à une “fausse projection” qui consiste à stigmatiser autrui en le soupçonnant de continuer à s’adonner à des pratiques culturelles interdites voire tabouisées :

Regungen, die vom Subjekt als dessen eigene nicht durchgelassen werden und ihm doch eigen sind, werden dem Objekt zugeschrieben: dem prospektiven Opfer145.

Chasser le diable exclusivement chez l’autre, en l’occurrence les milieux catholiques et les “masses populaires”, comme le fait Semler, se révèle donc comme la parfaite expression d’une période de transition dans laquelle le nouvel ordre symbolique n’est pas encore assimilé ou, pire, constitue une source de malaise146.

142 Ibid. 143 “Der Teufel […] bei den alten Gottesgelehrten, ein geistiges Wesen höherer Art, welches dem Wort nach einen Verleumder, einen falschen Prediger bedeutet und welches das Böse um des Bösen willen wollen […] soll”, Notice Teufel, in Wörterbuch der deutschen Sprache, veranstaltet und herausgegeben von Joachim Heinrich Campe, Vierter Theil, Braunschweig, Schulbuchhandlung, 1810, p. 796. 144 “Der gemeine und abergläubische Haufen, welcher den Teufeln auch allerlei fürchterliche abscheuliche Gestalten gibt, und sich denselben in der Regel schwarz von Farbe, rauch, mit Hörnern, langem Schwanze und Pferdefüßen versehen vorstellt, hat den Teufel in Alles gemengt […]”, Ibid. 145 Max HORKHEIMER / Theodor W. ADORNO, Dialektik der Aufklärung, in Max Horkheimer, GS Band 5, Frankfurt/Main, Fischer, 1987, p. 217. 146 Comme l’illustrent les débats sur le baptême en 1806 et 1816, par exemple. Voir Lucian HÖLSCHER, Geschichte der protestantischen Frömmigkeit in Deutschland, München, Beck, 2005, p. 115 et p.317. Autrement dit, le problème soulevé par Kindleben n’a toujours pas été résolu (KINDLEBEN, Non-Existenz des Teufels, p. 37), et ce qui est toujours en jeu, ce n’est rien d’autre que l’existence du diable et du péché originel… L’AFFAIRE ANNE ELISABETH LOHMANN 221

Mais c’est surtout la dimension proprement politique de la querelle du diable qui doit retenir l’attention étant donné que les postulats de Semler tendent à ériger le protestantisme en religion nationale allemande147 :

Diesen Unterschied der Zeit und Denkensart, der ganz charakteristisch ist und keineswegs zur Lehre selbst gehört, sollten alle Lehrer schon lange bemerkt, und die Einkleidung, welche bloß der Zeit eigen ist, die Bestimmung der Vorstellung, und den Charakter jener Zeiten wieder abgeändert haben, damit unsere Erkenntnis denjenigen Charakter bestimme, der unserer Zeit gemäß ist und unseren Zeitgenossen ebenso besonders nützlich und fruchtbar sei, als jene alten Züge und Bilder ausländisch und ihrer Stellung nach unbekannt bleiben148.

Pour Semler, les doctrines catholiques sont des doctrines “étrangères”. Le double partage opéré par l’auteur – entre les temps anciens et modernes, faisant de la Réforme le début de l’Aufklärung d’une part, entre les mondes allemand et romain d’autre part – prépare ainsi le terrain à l’exclusion du catholicisme du monde germanique telle que Reinhold l’annoncera au lendemain de l’édit de Woellner149 :

Nach ihrem Hauptgrundsatz, der die Vernunft zum obersten Richter des Bibelsinns und in Religionssachen überhaupt erklärt, ist ihre Freiheit durch nichts als die Vernunft, die Quelle der Freiheit, eingeschränkt. Wer die Grenzen dieser Freiheit bloß spekulativ nennt, der hat damit dem Verdienste der Reformation so lange nichts genommen, bis er nicht erwiesen hat, dass es der Menschheit einerlei sei, welche Grundsätze bei ganzen Nationen die herrschenden sind150.

Pour l’ancien élève des jésuites, l’opposition entre la raison catholique et la raison protestante ne souffre pas le moindre doute : la première est au mieux en pleine stagnation alors que la seconde ne fait que progresser depuis des siècles. L’histoire du diable n’en apporte-t-elle pas la preuve éclatante ?

147 Pour les débats de l’époque, voir Wolfgang ALTGELD, Katholizismus, Protestantismus, Judentum. Über religiös begründete Gegensätze und nationalreligiöse Ideen in der Geschichte des deutschen Nationalismus, Mainz, Matthias Grünewald Verlag, 1992. 148 SEMLER, Vorrede in Hugo Farmers Versuch, p. 33. 149 Pour les débats provoqués par l’édit voir Dirk KEMPER, Missbrauchte Aufklärung. Schriften zum Preussischen Religionsedikt vom 9. Juli 1788, Zurich, Olms, 1996 ; Christina STANGE-FAYOS, Lumières et obscurantisme en Prusse : le débat autour des édits de religion et de censure (1786-1796), Bern, 2003. 150 Karl Leonhard REINHOLD, “Ehrenrettung der Lutherischen Reformation II”, in Der Teutsche Merkur, März 1786, p. 225.

Du combat contre des croyances populaires à la représentation symbolique des diables et des spectres (1780-1800)

Françoise KNOPPER Université de Toulouse 2 – Le Mirail

Dans le combat qu’ils menèrent dans les années 1780 contre ce qu’ils dénommaient globalement “superstition”1, les Spätaufklärer s’en prenaient moins aux invocations du diable qu’à la croyance aux revenants. Ce déplacement de la thématique fut facilité par le fait qu’ils ne privilégiaient plus guère les réflexions portant spécifiquement sur le salut ou le pacte avec le diable, sur leurs enjeux eschatologiques et juridiques, et ils se différenciaient en cela de la génération des Frühaufklärer2. En revanche, visions et pressentiments restaient un objet de réflexion et de polémique ; les revues incitaient à en débattre, notamment le Deutsches Museum de Boie à Leipzig ou la Berlinische Monatsschrift de Gedike et Biester qui ont abordé la question dès leur premier numéro, respectivement en 1777 ou en 1783, et la recrudescence des articles traitant de cette thématique dans toutes les revues de langue allemande est flagrante à partir de 1784, année où, à l’instar de Kant, les Spätaufklärer se placèrent sur la défensive et, sensibles aux attaques obscurantistes et à l’intérêt suscité par Gassner, Schröpfer, Mesmer, Swedenborg, tentèrent de défendre leur terrain. Quand elles restaient circonscrites à des enjeux théologiques, les querelles continuaient à opposer les tenants de l’orthodoxie luthérienne et les néologues protestants ; ces derniers consacraient des ouvrages de dogmatique à la question et adaptaient l’empirisme de Locke et Wolff pour montrer la compatibilité de la raison et de la foi. Par exemple Gottfried Less (1736- 1797), un des proches collaborateurs du libraire-éditeur berlinois F. Nicolai et de la Allgemeine Deutsche Bibliothek, interpréta dans sa Christliche

1 Cf. Hermann BAUSINGER, Aufklärung und Aberglaube, in: Deutsche Vierteljahresschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte 37, 1963, p. 345-362 ; Bernard DOMNIER, La superstition à l’âge des Lumières, Paris, Champion, 1998. 2 Cf. Martin POTT, Aufklärung und Aberglaube. Die deutsche Frühaufklärung im Spiegel ihrer Aberglaubenskritik, Berlin, de Gruyter, 1992. 224 FRANÇOISE KNOPPER

Religions-Theorie fürs gemeine Leben des passages bibliques où il est fait allusion à des démons ; Less y affirme qu’il ne peut y avoir ni fantômes ni esprits, et il traite la question sous l’angle sémantique de la traduction de termes grecs ; dans l’Ancien Testament, les juifs auraient repris des notions héritées du paganisme, et, pour les allusions aux démons dans le Nouveau Testament, Less les réduit à une critique des idoles ou à des hallucinations dues à la maladie. Ou encore le néologue de Iena Justus Christian Hennings (1731-1815) rédige de longs essais : dans Abhandlung von Ahndungen und Visionen puis dans Von Geistern und Geistersehern (Leipzig, Weygand, 1780), il attribue les visions à des illusions visuelles ou des tensions nerveuses. Ce ne sont là que deux exemples parmi les innombrables parutions des années 1780 qui s’efforçaient de démonter les croyances aux démons et aux spectres en les imputant à des facteurs soit externes, tels que des effets d’optique, soit internes, tels que les rêves et cauchemars. Il s’instaurait en cela un processus partiel de sécularisation3, partiel parce que ces auteurs restaient attachés à une signification religieuse du mal et différenciaient précisément pour ce motif textes bibliques et histoires de visions. Ces positions critiques étaient aussi répandues dans les régions catholiques, particulièrement dans le milieu des Illuminés de Bavière et chez les joséphistes autrichiens, et elles y prirent un nouvel élan face aux succès rencontrés par les courants mystiques impulsés par Eckartshausen et Swedenborg, sans oublier les sarcasmes que suscitait le succès des exorcistes de la veine du prêtre Gassner. Cet amalgame des diables et spectres ayant perduré, on le retrouve à la fin des années 1790 dans les premiers contes romantiques et, en dépit du combat mené par les Lumières tardives contre les diables et spectres, on assiste à leur retour en force dans la nuit romantique, Mais le réemploi littéraire de ce motif ne l’aurait-il pas enrichi, au lieu de le supplanter ? Certes, dans les écrits du premier romantisme, les enjeux de cet amalgame subiront une inversion puisque l’attirance pour les forces obscures et pour le numineux supplantera les critiques qui avaient été formulées par les Spätaufklärer et que, au lieu de critiquer et dénoncer des illusions, il s’agira désormais de recourir au fantastique en montrant d’étranges collusions du banal et de l’inouï, du quotidien et de l’extraordinaire4. L’objectif du présent article est d’examiner toutefois si ce passage à une représentation symbolique et romantique des diables et des spectres est la marque d’un simple conflit générationnel, s’il s’est opéré uniquement en réaction aux apories de la raison que la jeune génération estimait non résolues par la génération précédente, ou bien si c’est au contraire aussi grâce à cette part de l’héritage rationaliste que le glissement au symbolique a pu s’opérer plus facilement. L’exemple du conte Der getreue Eckart und Tannenhäuser permettra d’examiner comment le jeune Ludwig Tieck a tiré profit du processus de sécularisation des années

3 Cf. Fabrice MALKANI, Wolfgang FINK, La critique de la religion dans la pensée allemande de Leibniz à Freud, Paris, Livre de poche, 2011. 4 Tieck l’exposa dès 1796 dans son essai Abhandlung über Shakespeares Behandlung des Wunderbaren. LA REPRÉSENTATION SYMBOLIQUE DES DIABLES ET DES SPECTRES 225

1780 si bien que l’ambigüité du fantastique est, dans ce conte, amplifiée du fait qu’il suffit au héros de s’imaginer le diable pour voir son destin basculer. Les textes illustrant les positions de Spätaufklärer qui seront cités ici – Strobl, Braun, Albrecht, Blumauer, Wagener – ont été sélectionnés parce que, bien que peu novateurs sur le plan esthétique, ils furent assez connus en leur temps pour paraître représentatifs du combat des joséphistes et des Illuminés de Bavière ainsi que de leur approche des croyances populaires. Un des modes de leur combat consista à collecter des preuves, à accumuler des manifestations de superstition, et ce procédé cumulatif qui leur servait d’argumentation se trouvera plus tard transformé et sociabilisé dans des cycles de contes romantiques. Par ailleurs, le diagnostic d’une mélancolie maladive et d’une sentimentalité exacerbée que ces Spätaufklärer avaient déplorées ou vilipendées ne disparaîtra pas lors du retour triomphal du motif des diables et des spectres dans le premier romantisme, mais il sera esthétisé et complexifié.

Critique constructive de pratiques superstitieuses et éducation de l’homme du peuple

Certains Spätaufklärer, ne se contentant pas de railler les croyances populaires, les ont traitées en outre dans un esprit de critique constructive. Cette tendance se manifeste particulièrement dans les années 1780 et se caractérise par le fait que le combat mené contre des pratiques superstitieuses s’accompagne de plus en plus volontiers de conseils et de remèdes. Ces auteurs, comme s’ils se défiaient d’un vide qui pourrait s’instaurer si le peuple ne croyait plus à rien5, veillaient à substituer aux peurs ancestrales des informations et des occupations utiles censées servir de compensation6. Par voie de conséquence, ils se sont employés à recenser les causes des peurs et des préoccupations de l’homme du peuple et à les faire connaître à ceux qui assumaient des fonctions d’administrateurs, de pasteurs, d’enseignants7. C’était d’ailleurs à ces détenteurs de ce que nous appellerions aujourd’hui des “pouvoirs intermédiaires” que les Illuminés s’adressaient en priorité.

5 Cf. Rudolf SCHENDA, Volk ohne Buch. Studien zur Sozialgeschichte der populären Lesestoffe 1770-1910, Frankfurt/Main, Klostermann, 1988, p. 402-403. 6 Sur cette attribution de la superstition à des phénomènes de peur, cf. l’article de Karl von KNOBLAUCH “Ueber Aberglauben”, in: Der Teutsche Merkur, 1787, 4. Vierteljahr, p. 193- 200 (“Unwissenheit der Ursachen, Gefühl unserer Schwäche, unserer Uebel, darauf gegründete Besorgnis künftiger Uebel brachte die Furcht, und mit dieser den Aberglauben”, p. 193). 7 Sur les liens à subtilement tisser, selon les auteurs étudiés, entre des destinataires populaires et un lectorat bourgeois, cf. Roland KREBS, “Wie populär soll die Literatur sein ? Über eine Debatte in der deutschen Literaturtheorie des 18. Jahrhunderts”, in Olivier AGARD, Christian HELMREICH, Hélène VINCKEL-ROISIN, Das Populäre. Untersuchungen zu Interaktionen und Differenzierungsstrategien in Literatur, Kultur und Sprache, Göttingen, V & R unipress, 2011, p. 54-64. 226 FRANÇOISE KNOPPER

Leur terrain avait été préparé auparavant par des philosophes, des théologiens et des juristes qui avaient pris la mesure de la difficulté à aborder la question du surnaturel. A commencer par le constat que, si les miracles étaient contestés, c’était le Nouveau Testament qui risquait d’être mis en doute8, y compris la Résurrection du Christ. De même que les néologues protestants avaient dès les années 1750 avancé des explications susceptibles d’être compatibles avec la raison, il y eut de hauts fonctionnaires dans les régions catholiques du Saint Empire, dans les grandes principautés ecclésiastiques, en Bavière, dans les territoires des Habsbourg, partout où le recours aux exorcismes pouvait soulever des questions supplémentaires, qui furent à l’origine de mesures politiques et médicales. C’est ainsi que, sur les conseils de van Swieten en 1755 puis ceux de Sonnenfels en 1766, l’impératrice Marie-Thérèse fit promulguer plusieurs articles légiférant sur magie, vampirisme, croyances aux fantômes, et ordonnant que les personnes concernées soient examinées par des médecins9. Ces réformes dites joséphistes, qui avaient en fait commencé déjà sous Marie-Thérèse, s’en prenaient à tous les excès, réduisaient le nombre des pèlerinages et essayaient de supprimer les rites des confréries. Médecins, comme Johann Georg Zimmermann, ou juristes, comme Sonnenfels, dispensaient des conseils aux souverains pour lutter contre les préjugés qu’ils voyaient “répandus dans le peuple”. Un argument qu’il était commode d’avancer était de traiter promptement toutes les formes de superstitions de “divagations féminines” et, pour ce, de renvoyer à l’ouvrage déjà ancien de l’apothicaire Johann Georg Schmidt Die gestriegelte Rockenphilosophie, dont la première édition datait de 1705 et qui fut réédité en continu au long du XVIIIe siècle et régulièrement mentionné. Se référant à Zimmermann, qui publie en 1767 Von der Ruhr unter dem Volke im Jahr 1765, und denen mit derselben eingedrungenen Vorurtheilen, nebst einigen allgemeinen Aussichten in die Heilung dieser Vorurtheile, Sonnenfels s’emploie à justifier les décrets entrés en vigueur en 1769 dans les territoires héréditaires des Habsbourg et présentés à partir du § 227 dans le recueil, maintes fois réédité, de ses Grundsätze der Polizey, Handlung und Finanz. Sonnenfels précise :

Die Absicht dieses heilsamen Gesetzes war ohne Zweifel, dem medicinischen Aberglauben denjenigen Einhalt zu thun, die, wie Zimmermann schreibt, nichts unternehmen, ohne vorher den Kalender um Rath zu fragen. Solche und andere höchst erbärmliche Weiblichkeiten, welche Benennung dieser angenehme Schriftsteller den Gestirnbeobachtungen […]10.

8 Cf. les débats rappelés par Wolfgang FINK dans le présent volume. 9 Karl Friedrich MARX, Über die Verdienste der Ärzte um das Verschwinden der dämonischen Krankheiten, Göttingen, Dieterich, 1859, p. 50 ss. 10 Wien, Kurzbeck, 1787, t. 3, p. 320. Il existe plusieurs essais de Sonnenfels sur ce sujet, cf. Hildegard KREMERS, Joseph von Sonnenfels. Aufklärung als Sozialpolitik. Ausgewählte Schriften, Wien Köln, Böhlau, 1994, p. 122, 165, 178. Même après l’ajournement des réformes joséphistes, SONNENFELS continuera à faire connaître ses positions, cf. Betrachtungen eines österreichischen Staatsbürgers an seinen Freund, Wien, Kurzbeckische Schriften, 1793. LA REPRÉSENTATION SYMBOLIQUE DES DIABLES ET DES SPECTRES 227

Outre ces mesures11, appliquées aussi dans des principautés ecclésiatiques sous la férule d’archevêques éclairés comme à Mayence ou à Wurzbourg, les autorités politiques ne mettaient guère d’obstacle à la circulation des ouvrages concernés12. C’est dans ce contexte que, corollairement aux considérations émanant de scientifiques, médecins et juristes, le libraire-éditeur munichois Johann Baptist Strobl (1748-1805), adepte des Illuminés13, fit paraître en 1788 quatre épais volumes intitulés Legende für den gemeinen Mann : zum nützlichen Unterricht über Religion, Welt- und Menschenkenntniß, Folgen der Tugend und des Lasters, Kinderzucht und Ausartung, Gesundheit und Behandlung der Krankheiten an Menschen und Vieh, über Acker-Feldbau, und allerhand wirthschaftliche Dinge, schädliche und gute Sachen ; In Erzählungen unsern herzlich geliebten Mitmenschen des gemeinen Standes vorgelegt, und jedem redlichen Menschenfreunde gewidmet. Nous attirons l‘attention sur cet ouvrage publié par Strobl car il mérite d‘être qualifié de pendant catholique du célèbre ouvrage contemporain de Rudolf Zacharias Becker : Noth- und Hülfsbüchlein für Bauersleute, oder lehrreiche Freuden- und Trauergeschichten des Dorfes Mildenheim; für Junge und Alte beschrieben14. La motivation de Becker est explicitée d’emblée : il serait indispensable d’éclairer l’homme du peuple (der gemeine Mann) pour que ce dernier puisse connaître un véritable bonheur durable et digne d’un être humain. Ce qui impliquerait des méthodes pédagogiques, des incitations à la réflexion, des apports d’information économiques, hygiéniques et médicales, le tout correspondant à l’ordre voulu par Dieu. La quasi simultanéité de la parution de la Legende et du Noth- und Hülfsbüchlein ne surprend pas car d’autres écrits destinés aux gens du peuple ont paru à la même époque15, ce travail suscitait même une émulation entre pasteurs16. Les sermons des néologues Christian Ludwig Hahnzog, “prophète” de la Volksaufklärung qui voulait combler le fossé grandissant

11 Sur ces lois, cf. ROTTECK-WELCKER, Staats-Lexikon oder Encyklopädie der Staatswissenschaften, 1834-1848, notamment dans le tome 8. 12 Johannes FRIMMEL brosse un tableau bien documenté sur la circulation des livres à Vienne à l’époque de Joseph II dans l’article “Geheimliteratur im josephinischen Wien. Akteure und Programm”, in: Christine HAUG, Franziska MAYER, Winfried SCHRÖDER (Hrsg.), Geheimliteratur und Geheimbuchhandel in Europa im 18. Jahrhundert, Wiesbaden, Harrassowitz, 2011, p. 203-216. 13 Brigitte HUBER, Ein Pantheon der kleinen Leute. Die Bildergalerie des Münchner Buchhändlers Johann Baptist Strobl (1748-1805), München, Minerva, 1997. 14 2 t., Leipzig, Göschen, 1788-1798. 15 Cf. Holger BÖNING, Reinhart SIEGERT (Hrsg.), Biobibliographisches Handbuch zur Popularisierung aufklärerischen Denkens im deutschen Sprachraum von den Anfängen bis 1850, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, t.2, 2001. A noter la synthèse de Nils FEHLHABER : “Bauer versus Buch. Schriftliche Publikationen als Instrument der Volks- aufklärung des 18. Jahrhunderts”, in aventinus nova Nr. 25 [04.09.2010] / PerspektivRäume Jg. 1 (2010). 1, p. 37-56, in: aventinus, URL: http://www.aventinus-online.de/no_cache/persistent/ artikel/7941/ 16 Thomas K. KUHN, Religion und neuzeitliche Gesellschaft, Studien zum sozialen und diakonischen Handeln in Pietismus, Aufklärung und Erweckungsbewegung, Stuttgart, Mohr Siebeck, 2003, p. 112, p. 142, p. 152. 228 FRANÇOISE KNOPPER entre la théologie des élites et la foi de la masse, et Heinrich Gottlieb Zerrenner, particulièrement intéressé par les questions de pédagogie, disciple de Semler et proche de Rochow, firent par exemple des émules. Peut-être certains théologiens manifestaient-ils ainsi leur inquiétude face au risque d’une perte de l’influence des Eglises, c’était assurément le cas de Zerrenner qui affirme que la croyance au diable est une “superstition stupide”17 et que les méfaits commis par les hommes viennent de leurs mauvaises pensées, et non d’un “ennemi” dont Dieu serait bien trop sage et bon pour tolérer les agissements. Quant au pasteur Hahnzog, il fulmine contre “l’endormissement dominical”18 (Kirchenschlaf) délibéré de ses fidèles peu attentifs, que ce soit en ville ou à la campagne. C’est le manuel de Becker qui connut la plus large diffusion et le plus grand nombre de rééditions, d’une part parce que Becker avait très tôt, dès 1785, annoncé la publication de son ouvrage à grands renforts de publicité et même publié un échantillon de son livre19, d’autre part parce qu’il avait veillé à écrire sur des sujets utiles et en employant un style qui tenait compte du fait que la lecture ne faisait pas partie des habitudes paysannes20. La même intention pédagogique, rationaliste et patriotique se retrouve dans la Legende für den gemeinen Mann. Elle est de surcroît relayée par les illustrations du graphiste – également bavarois –, Johann Michael Mettenleiter. L’auteur concentre son intérêt sur la paysannerie, sa manière de vivre, ses us et coutumes, et ce en relation avec les objectifs des Illuminés de Bavière, et l’ouvrage de Becker est d’ailleurs référencé parmi les lectures recommandées au lecteur21. Cependant, nous n’avons pas affaire à une simple transposition du manuel de Becker qui serait ajusté à un environnement catholique22. Ici, le titre Legende est à prendre au sens étymologique, hérité

17 Heinrich Gottlieb ZERRENNER, Volksbuch, ein faßlicher Unterricht in nuetzlichen Erkenntnissen und Sachen mittelst einer zusammenhaengenden Erzaehlung für Landleute um sie verstaendig, gut, wohlhabend, zufriedener und für die Gesellschaft brauchbarer zu machen, Magdeburg, Scheidhauer, 1787, t.2, p. 386. 18 Cf. Christian L. HAHNZOG, Predigten wider den Aberglauben der Landleute, Magdeburg, Scheidhauer, 1784, p. 81. 19 BECKER avait annoncé la parution de son manuel et publié une vingtaine de pages en 1785 dans son Versuch über die Aufklärung des Landmannes. Dessau, Göschen, 1785. Cf. Holger BÖNING, “Pressewesen und Aufklärung, Intelligenzblätter und Volksaufklärer“, in: Sabine DOERING-MANTEUFFEL, Josef MANCAL, Wolfgang WÜST (Hrsg.), Pressewesen der Aufklärung. Periodische Schriften im Alten Reich, München, Oldenbourg 2002, p. 69-119. 20 Horst PÖTTKER, “Unterhaltsame Politikvermittlung. Was von der deutschen Aufklärung des 18. Jahrhunderts zu lernen ist”, in Christian SCHISCHA, Carsten BROSDA (Hrsg.), Politikvermittlung in Unterhaltungsformaten, Medieninszenierungen zwischen Popularität und Populismus, Münster, LIT, 2001, p. 61-72. 21 Legende für den gemeinen Mann, t. 3, p. 219 et déjà t. 1, p. XXXXI. 22 Dès 1789-1790, deux éditions dûment accréditées par les autorités bavaroises et destinées « en particulier au Cercle de Bavière » paraissent sous le double nom de Becker et Jacobi. Johann Georg Friedrich JACOBI, éditeur et géographe franconien, apporte peu de modifications, mais supprime les parties romancées de l’histoire-cadre du Noth- und Hülfsbüchlein et effectue quelques changements marginaux, conseillant par exemple d’aller prévenir le curé du village en cas de catastrophe (cf. Bernhard AIGN, Johann Georg Friedrich LA REPRÉSENTATION SYMBOLIQUE DES DIABLES ET DES SPECTRES 229 du latin ad legendum, de “ce qu’il faut apprendre” ; on ne trouve pas de récits au sens de contes et légendes. Comparativement, un plus grand intérêt est porté aux survivances de la superstition que chez Becker : ce dernier se préoccupe proportionnellement assez peu de ce genre de survivances, les attribue à des phénomènes physiques et tend à les traiter seulement sur le mode de la dérision, à l’exemple de l’intoxication au monoxyde de carbone qui avait agité l’université de Iena en 1715 et dont Becker rappelle les faits, se bornant à conclure qu’il ne faut donc pas faire de feu de bois ou de charbon dans un local dépouvru de cheminée23. En revanche le quatrième et dernier tome de la Legende, lui, est presque entièrement consacré aux croyances et aux pratiques superstitieuses ; différents usages populaires sont énumérés des pages durant. L’auteur ne fait pas mystère de sa lutte contre ces usages, toutefois sans pour autant pratiquer de prosélytisme matérialiste. D’abord parce qu’il constate que la croyance aux miracles reste une préoccupation majeure des chrétiens et ensuite parce qu’il estime indispensable de prendre en considération la faiblesse des hommes et leur crédulité innée. En revanche, dans ses conseils donnés à l’homme du peuple, il insiste sur la différence entre foi religieuse et croyance aux esprits. Cette dimension se manifeste également chaque fois que la Legende insère des textes de sermons, lesquels s’adressent sans doute aux curés ou pasteurs des villages et sont en partie une adaptation de textes de Heinrich Gottlieb Zerrenner24. Globalement, plusieurs passages de la Legende rappellent le Volksbuch25 de Zerrenner, notamment les dialogues fictifs entre un ecclésiastique et les villageois, qu’ils soient prénommés Michel dans un cas et Georg dans l’autre ; de plus, on retrouve l’influence des sermons que Zerrenner avait édités, par exemple le tome 1 de la Legende se termine par une prière et l’expression d’une piété proche de celle de Zerrenner. Cependant, de même que Hahnzog dans ses sermons, Zerrenner conservait la structure, la rhétorique, la tradition homilétique luthérienne, qui disparaît dans la Legende de sorte que cet ouvrage-ci retiendra notre attention autant pour sa représentativité générationnelle que pour ses spécificités. Tout d’abord, comme chez Becker, le point de vue de l’Aufklärer est explicité dès l’avant-propos de la Legende : son enjeu est d’éduquer les milieux ruraux. L’auteur n’entend nullement idéaliser les pauvres en esprit, au contraire : “La simplicité du cœur, l’ignorance de la fausseté, des intrigues, de la malhonnêteté délibérée, c’est certes bien, et être un homme juste sera

Jacobi. Ein Weißenburger Bürger und Verleger, Norderstedt, Books on Demand, p. 96-99). Puis, en 1800, le bénédictin Placidus MUTH publiera une réédition de Becker, cette fois dans la maison d’édition de ce dernier, et ajoutera au titre Noth- und Hülfsbüchlein oder lehrreiche Freuden le sous-titre Für katholische Leser eingerichtet. Gotha, Becker, 1800. 23 BECKER, Noth- und Hülfsbüchlein, t. 1, p. 367. Cf. aussi t. 2, p. 249. 24 Cf. Heidrun ALZHEIMER-HALLER, Handbuch zur narrativen Volksaufklärung. Moralische Geschichten 1780-1848, Berlin, de Gruyter, 2004, p. 98. 25 Pour les sermons destinés aux paysans, on peut aussi citer ceux de Heinrich Gottlieb ZERRENNER, Christian L. HAHNZOG, Christliche Volksreden über die Evangelien für Landleute zum Vorlesen beim öffentlichen Gottesdiensts, Magdeburg, Scheidhauer, 1785. 230 FRANÇOISE KNOPPER toujours mieux qu’être un docteur bardé de diplômes mais mensonger et malhonnête. S’en tenir à la simplicité d’esprit, et en fait à l’ignorance, à l’inexpérience de ce qui est bien, ne rendrait aucun service et laisserait totalement démuni quand on est confronté à toutes sortes de situations”26. Plus loin, dans l’iconographie tout comme dans le texte écrit, les trois premiers tomes ne contiennent d’allusions ni à des histoires de fantômes ni même, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre en terre catholique, à des hagiographies de saints. Comme chez Zerrenner, les dialogues fictifs mettent en scène la foule des paysans toujours attentifs à écouter leur pasteur. Tout au plus les exemples choisis sont plus nombreux et variés. Ainsi la Legende fait- elle mention aussi bien de Gassendi, qui avait démontré que les hallucinations d’un berger étaient dues à une boisson opiacée, que de saint Médard : l’auteur signale que ce fut un évêque français avisé qui instaura la fête des roses (“Vom Rosenfest zu Salency”27), fête durant laquelle la plus vertueuse des jeunes filles recevait une couronne de fleurs et ses parents un panier de victuailles. Pourtant, de saint Médard il n’est rapidement plus question car c’est le seigneur du lieu qui passe ensuite au premier plan : l’auteur conseille à tous les nobles de tirer la leçon de cette anecdote, d’instaurer cette sorte de fête et de récompense publique, laquelle serait bénéfique aux parents qui feraient ainsi dorénavant davantage attention à l’éducation qu’ils devraient donner à leurs enfants. Le lectorat concerné est donc sans doute le clergé ou les fonctionnaires locaux qui devraient s’employer à citer à leurs autorités l’exemple du bon évêque Médard. S’adresser à ce public était une caractéristique non seulement du lectorat des Illuminés mais, de manière plus générale, du public auquel nombre de pasteurs, Hahnzog ou Zerrenner inclus, s’adressaient en fait également. Dans son genre, la Legende fait toutefois partie des ouvrages les plus exhaustifs et des plus instructifs dans la mesure où il est tenu compte, dans leur multiplicité, des angoisses répandues chez les paysans. Les deux premiers tomes prolongeaient le ton des moralisateurs dispensant leurs exhortations afin de soigner l’instruction de la jeunesse et de combattre les ravages de l’alcool – environnement catholique bavarois oblige : les baptêmes fêtés dans la liesse conduiraient les pères de famille à avoir des hallucinations imputables à l’abus de bière28 –, elle permet aussi d’anticiper les phases d’anxiété et, par contraste, d’éveiller le sens de l’observation et la curiosité des villageois. A preuve l’expérience d’un prêtre qui rassemble ses ouailles pour leur montrer un être étrange dans lequel les spectateurs identifient sans peine une incarnation du diable, noir et cornu, et qui, une fois que le prêtre a

26 “Die Einfalt im Herzen ist wohl gut, die Unbekanntschaft mit Falschheit, Ränken, und tückischem Betruge ist wohl gut, und ein gerader, ehrlicher Mann ist mir lieber, als ein falscher, betrügerischer Doktor. Aber die sogenannte Einfalt im Kopfe, Unbekanntschaft nämlich, und Unerfahrenheit mit guten Dingen, ist keinem Menschen gut, weil er sich in verschiedenen Fällen, die ihm aufstoßen, weder zu rathen, noch zu helfen weiss” (Legende, t. 1, p. XV). 27 Ibid., t. 1, p. 195 ss. 28 Ibid., t. 1, p. 198. LA REPRÉSENTATION SYMBOLIQUE DES DIABLES ET DES SPECTRES 231

éloigné sa loupe, s’avère être une simple puce29. Et bien d’autres saynètes servent à inciter à démasquer les imposteurs et à affronter les prétendus fantômes le bâton à la main. En somme, muni de son microscope, au sens propre et figuré, le catéchète, catholique ou protestant, se passionne ici pour la logique et les sciences naturelles. Dans le dernier tome, paru en 1790, les pratiques populaires superstitieuses sont recensées avec beaucoup plus d’acribie que chez Becker, Zerrenner ou Hahnzog, L’auteur entreprend bien évidemment de les démonter. Tout se veut répertorié : peur de la foudre, sonneries nocturnes des cloches, comètes, feux follets, maladie des animaux, pratiques liées aux arbres, prétendues sorcelleries et autres diableries. Certes, ces thèmes ne sont pas originaux et étaient ceux que l’on voit traités ailleurs. Néanmoins, la profusion des exemples différencie la Legende des autres ouvrages et elle peut susciter aujourd’hui une certaine perplexité ; était-elle un moyen de fournir aux intellectuels des entrées en matière pour être parés à toute éventualité et discuter avec les paysans en connaissance de cause ? Servait- elle à légitimer l’urgence d’agir sur le terrain et de réformer l’enseignement, étant donné un tel ancrage des superstitions dans les campagnes ? Vraisemblablement. Mais la Legende a entrepris une si vaste collecte de ces croyances qu’elle prend en outre une portée ethnographique et scientifique, et dépasse le seul cadre de la catéchétique. Là où Hahnzog et Zerrenner liquidaient la question au nom de l’empirisme et de l’incompatibilité entre superstition et foi raisonnable, la Legende ouvre une autre dimension en suggérant l’inventivité et l’ingéniosité attestées par la culture populaire. La liste des souscripteurs et de leurs professions, liste qui est insérée au début du deuxième tome de la Legende, renseigne sur le type de public qui pouvait s’intéresser à de telles informations. Ce sont majoritairement, et à part quasiment égale, des ecclésiastiques, appartenant au clergé séculier comme régulier, ainsi que des libraires et des relieurs. Environ 25 % des autres souscripteurs sont des administrateurs et quelques brasseurs, meuniers, commerçants ou militaires. Leurs lieux de résidence sont répartis sur un vaste territoire couvrant la Bavière, l’Autriche, la Bohême, la Souabe. En somme, c’étaient des représentants de la bourgeoisie qui entendaient ainsi imposer leurs positions en matière de foi, de culture et de science. En outre, on constate qu’en Autriche comme dans les autres Etats d’Allemagne du Sud, c’était essentiellement le clergé qui prenait le relais du pouvoir politique et qui se chargeait d’expliquer en termes simples, ajustés en fonction du quotidien des paysans, le bien fondé des décrets à mettre en application, l’enjeu restant celui de préserver les valeurs religieuses et le respect de l’autorité. Est insérée aussi une longue bibliographie qui englobe des ouvrages dont la lecture est jugée nécessaire avant de dispenser une éducation civique et religieuse et qui portent sur les visions, thème qui faisait donc partie intégrante de la relation à avoir avec le peuple.

29 Cf. Legende, t. 4, p. 61 ss. 232 FRANÇOISE KNOPPER

L’intention délibérée de mener cette croisade contre la superstition conjointement avec des auteurs protestants est également soulignée par Jacobi, qui, non content de publier une réédition de Becker, avait aussi édité Das Buch vom Aberglauben, Mißbrauch, und falschen Wahn dans lequel il déclare s’inspirer cette fois du titre et du texte du pédagogue Heinrich Ludwig Fischer, dont le premier tome venait tout juste de paraître30, et vouloir démontrer “l’absurdité” de toute croyance au diable et aux sorcières ainsi que le “ridicule” des écrits de Eckartshausen et de ses adeptes. Mais, en fin de compte, une telle chasse aux fantômes dans la littérature catéchétique ou pédagogique ne pouvait-elle pas fort bien avoir une portée subversive ? Certes, traiter de cette thématique était licite et pouvait se pratiquer au nom de la raison et de l’intérêt général. Cependant, c’était l’expression d’une culture et d’une société bourgeoises qui aspiraient à devenir dominantes. N’oublions pas que Becker avait fait partie de la quarantaine d’auteurs ayant répondu à la question proposée en 1779 par l’Académie de Berlin, sur la suggestion de d’Alembert, “Est-il utile au peuple d’être trompé, soit qu’on l’induise dans de nouvelles erreurs, soit qu’on l’entretienne dans celles qu’il peut avoir ?”. Ce potentiel subversif n’avait par exemple pas échappé à un monarque tel que Frédéric II puisque ce dernier conseillait de ne pas s’offusquer que la superstition perdure31, car cela contribuait à maintenir le peuple dans son statut d’obéissance et, plus globalement, à préserver le statu quo et à freiner l’avancée des idées libérales. En revanche, nous constatons que, pour les porte-parole de l’opinion publique, roturiers ou non, la lutte contre la superstition était une thématique bienvenue qui ne rendait nécessaire ni de se cantonner à la clandestinité – puisque de tels propos étaient jugés licites par la censure joséphiste32 – ni de se livrer à de complexes spéculations philosophiques comme cela avait été le cas au début du siècle ; il importait plutôt de moderniser la catéchèse et de traiter de thèmes qui touchaient un vaste auditoire. L’attention à porter à la paysannerie était désormais ancrée dans les priorités des intellectuels de Bavière, probablement aussi sous l’influence des physiocrates et indépendamment du climat révolutionnaire français33, et cela a pu contribuer à préparer le terrain des réformes structurelles ensuite opérées par Montgelas.

30 Oberdeutschland, Im Verlag des Unterricht- Noth und Hülfsbüchlein, 1790. Ici “Vorbericht”. Sur Fischer, cf. Sabine DOERING-MANTEUFFEL, Das Okkulte. Eine Erfolgs- geschichte im Schatten der Aufklärung. Von Gutenberg bis zum World Wide Web, München, Siedler, 2008, p. 123 ss. 31 Cf. les conseils que le roi donnait à son frère Henri qui, lui, s’orientait vers des positions plus libérales. 32 Cf. Winfried SCHRÖDER sur la circulation licite de positions audacieuses dans les textes théologiques dans l’article “Aus dem Untergrund an die Öffentlichkeit. Der Beitrag der theologischen Apologetik zur Distribution klandestiner religionskritischer Texte”, in: Christine HAUG, Franziska MAYER, Winfried SCHRÖDER (Hrsg.), Geheimliteratur, p. 109-126. 33 Cf. Richard BAUER, “Um Licht und Gerechtigkeit”, in : Brigitte BUBER, Ein Pantheon der kleinen Leute, p. 7-17. LA REPRÉSENTATION SYMBOLIQUE DES DIABLES ET DES SPECTRES 233

La persistance de l’engouement littéraire pour diables et spectres

Conjointement à ces intellectuels qui, poussés par des considérations idéologiques, religieuses et politiques, chassaient les fantômes auxquels l’homme du peuple continuerait de croire, il y avait des écrivains qui utilisaient le motif des diables et des spectres sur un mode plus ludique et à des fins de divertissement. Sécularisation et moralisation du motif des diables et des spectres n’y étaient pas centrées sur la sociabilité paysanne. La critique de la crédulité pouvait donc par ce biais s’élargir à tous les milieux sociaux, et la réflexion s’enrichir d’autres composantes psychologiques et esthétiques. Dans ce contexte, les genres préconisés, qui ont déjà fait l’objet d’études approfondies34, étaient le roman gothique et les variantes germaniques du Schauerroman, le roman noir, le conte merveilleux ou inversement la satire rationaliste. Les exemples cités dans le cadre de cet article, bien qu’ils ne soient que des échantillons, offrent l’avantage d’avoir été apparemment bien diffusés, notamment dans les mêmes aires culturelles d’Allemagne du Sud et de l’Autriche que la Legende. Nous voudrions souligner le fait que ces textes sont du reste relativement équivoques car, d’un côté, ils prétendaient railler toute prédilection pour les fantasmagories, mais, d’un autre côté, ils y puisaient leur inspiration et contribuaient à entretenir le besoin de frissons et le goût du public pour des anecdotes étranges. Pour cette catégorie-ci d’auteurs de fiction, les diables et les spectres, réserve thématique dans laquelle ils puisaient, rendaient licite de jouer avec les délires de l’imagination, de les évoquer à bon compte. Quant au public, il ne boudait nullement les romans noirs et autres histoires de fantômes. En somme, chassés quand ils étaient populaires, les spectres continuaient en revanche à hanter l’univers des fictions et à alimenter les conversations mondaines. La campagne de rationalisation n’avait pas tué le goût du mystère : la littérature de l’époque porte la trace d’un “besoin croissant de réalisme”35 et précisément les fantômes, étant “proches des hommes et de leurs problèmes”, pouvaient paradoxalement répondre à ce besoin des lecteurs (à preuve les romans de Spiess ou Gleich, les contes de Musäus ou de B. Naubert36). Quels qu’ils soient, ils racontent en effet tous leur biographie de sorte que “rétrospectivement du moins, tout est mis sous le signe de la morale”37. En définitive, ces fantômes littérarisés ne faisaient pas peur. Pour citer un auteur proche des Illuminés, nous renvoyons aux fictions écrites par l’actrice Sophie Albrecht (1757-1850), notamment à son roman sentimental Das höfliche

34 Nous renvoyons ici, outre aux travaux de Gonthier Louis FINK et Jean-Jacques POLLET, à la récente Encyclopédie du fantastique, éd. par Valérie TRITTER (coord.), Paris, Ellipses, 2010. 35 Gonthier Louis FINK, Naissance et apogée du conte merveilleux en Allemagne 1740- 1800, Paris, Les Belles Lettres, 1966, p. 566. 36 Ibid., p. 566-572. 37 Ibid., p. 370. 234 FRANÇOISE KNOPPER

Gespenst38. Ce roman est caractéristique de cette littérature placée sous le signe de la raison : d’une part, une grande place est laissée à la psychologie et, d’autre part, le revenant, en l’occurrence la revenante, gagne en valeur symbolique. L’intrigue est simple : une jeune veuve inconsolable abandonne la ville pour se replier sur sa peine dans la solitude de la campagne. Au fil de ses promenades, elle croise régulièrement deux silhouettes mystérieuses dont elle apprendra, à grand mal et en lisant un manuscrit enfoui dans les archives d’un couvent, pourquoi elles reviennent hanter les lieux. La morale est victorieuse puisque c’est l’égoïsme de la défunte qui est à l’origine de sa punition ; rien d’étonnant à ce que ce soit une aristocrate, accompagnée de sa demoiselle de compagnie, car cette dimension sociologique du fantôme pouvait renforcer la portée de la morale. Quant à l’héroïne de S. Albrecht, la jeune veuve, elle ne découvre la biographie de la revenante que tardivement, une fois que sa propre solidité et son équilibre intérieurs sont rétablis de manière à ce que cette révélation la guérisse de sa mélancolie et lui rende le goût de vivre en société. Dans ce roman, le surnaturel interfère avec l’évolution de l’héroïne. Il est à noter que les revenantes ne lui inspirent pas d’effroi, qu’elles lui paraissent tout juste austères, graves, peu loquaces. On remarque aussi que ce n’est pas l’héroïne qui doit expier une faute, qu’elle est une simple observatrice. Enfin, c’est elle qui assume l’enquête et en tire finalement le bénéfice psychologique. En d’autres termes, le motif du fantôme a eu un rôle thérapeutique et pédagogique : il a arraché l’héroïne à la tentation du solipsisme, l’a distraite, sans être pour autant la projection de ses fantasmes car rien n’était commun entre le passé de la coupable et la vie de l’héroïne. Le récit de Sophia Albrecht ne relève pas encore du fantastique Certes, il y a déjà une irruption du surnaturel dans le réel, mais la visée en est édifiante, didactique, puisque, à la suite d’une mise en abyme, l’héroïne se guérit de sa misanthropie en dopant son imagination et en lisant l’histoire d’une autre, et le lecteur – ou plutôt la lectrice potentielle – pourrait à son tour en tirer une double leçon, à savoir la punition de la coquetterie égoïste et la légitimité de son propre penchant pour la lecture de récits merveilleux. La rencontre avec des revenantes pique la curiosité mais, comme il est d’emblée prévisible que leur identité sera celle de fantômes, rien ne suscitera de bouleversement, l’interprétation ne restera pas en suspens, ce qui constitue une différence qualitative entre le merveilleux et le fantastique39. Autre genre très répandu, la satire pouvait elle aussi apporter un éclairage complémentaire. Outre le rejet de la superstition et le mépris pour les contes de fées et les romans d’épouvante, la critique religieuse et sociologique pouvait y être plus percutante. C’est pourquoi ce recours au genre de la satire

38 S. A. [Sophie ALBRECHT], “Das höfliche Gespenst”, in : Legenden, erstes Bandgen, Altona und Leipzig, Bechtold [1797]. C’est chez le couple Albrecht que Schiller, leur ami commun, a achevé la rédaction de Don Carlos. 39 Cf. les travaux d’Evelyne JACQUIN sur les poétiques du merveilleux ainsi que sa synthèse “Merveilleux et fantastique allemands” dans Encyclopédie du fantastique, p. 599-606. LA REPRÉSENTATION SYMBOLIQUE DES DIABLES ET DES SPECTRES 235 pouvait éventuellement être une tactique pour passer à une attaque plus sévère et audacieuse bien que menée sur un mode enjoué. C’est l’impression qui se dégage des onze numéros d’un écrit qui se présente sous la forme d’un périodique intitulé Das Gespenst oder der Fanatismus40. Il fut édité par Johannes Adam Braun, écrivain érudit, lecteur notamment de Newton, Algarotti, Helvétius, Maupertuis, qu’il se plaît à citer. Braun, persuadé que la vérité peut être connue par la raison, conteste en revanche vigoureusement la doctrine fidéiste de l’évêque Daniel-Pierre Huet. On possède au demeurant peu d’informations sur Braun41, si ce n’est qu’il déclare dans une note de bas de page être un ami et un admirateur du peintre graveur Abraham Wolfgang Küfner, ce qui incite à dire qu’il devait alors résider non loin de Nuremberg puisque Küfner représenta de nombreux paysages de cette région42. La revue satirique de Braun fut de courte durée et elle correspond surtout à un manifeste rationaliste. Les premiers numéros renferment des anecdotes mettant en scène, de façon fictive, des revenants qui s’avèrent être tour à tour un singe qui s’est échappé, une prétendue sorcière qui est en fait une jeune femme jalousée et tuée par sa mère, un amoureux qu’un père essaie d’éloigner de sa fille, bref des textes courts qui sembleraient à première vue ne guère tirer à conséquence. Cependant, au fil des pages, le texte tend à se transformer en véritable brûlot critique. Le ton en est d’ailleurs donné dès le premier numéro, Braun se félicitant que ”le philosophe de Sans- Souci” ait banni très loin les Kobolde et autres fantômes et concédant que Swedenborg mériterait d’être connu en tant que scientifique (“Ein Phantast in Religionssachen, hat sich aber verdient gemacht für die Naturkunde”43). Indépendamment de ces deux illustres personnages, tous les autres colporteurs de légendes seraient, selon lui, de purs escrocs contre lesquels la seule arme possible serait la satire, tout autre discours serait vain. Tel un Silène, il justifie son projet ;

Nichts deklamirt Moralisirt, Was helfen Sittenlehren ? Schön sind sie zwar ; Kaum sind sie gar, So will man sie entehren. Drum will ich hier

40 J. A. BRAUN, Das Gespenst, oder der Fanatismus, eine periodische Schrift, Frankfurt und Leipzig 1781. 41 Cf. Christoph BAUER, Geschichte Schwabens bis zum Ausgang des 18. Jahrhunderts, München, Beck, 2001, p. 753 ss. 42 Cf. Georg Friedrich Casimir SCHAD, Versuch einer Brandenburgischen Pinacothek […], Nürnberg und Leipzig, Pech, 1792, p. 184. Küffner (1760-1816) est un nom connu des juristes car il sera plus tard accusé, à tort estime-t-on aujourd’hui, d’avoir fabriqué un faux tableau de Dürer. 43 Das Gespenst, oder der Fanatismus, “Vorerinnerung”. 236 FRANÇOISE KNOPPER

Hübsch nach Gebühr Partout satyrisieren. […]44

Tandis que les crédules se tourmenteraient inutilement et sombreraient dans la mélancolie, le sage préfèrerait quant à lui rire des “élucubrations de ces fous” dont le penchant pour l’irrationnel serait “un spectre qui avance sur les échasses du fanatisme”. Et Braun d’énumérer en vrac huit “matériaux”, pour reprendre son terme, composant ce “fanatisme” : contes de fées ; manque d’intelligence et de jugement ; conscience de culpabilité et remords ; fragilité nerveuse ou déficiences physiques ; inventions et illusions ; rêves ; imagination exacerbée : escroquerie patentée. Les anecdotes qu’il relate ensuite en apportent la démonstration car il se propose d’œuvrer à réhabiliter “la vertu, la pureté des mœurs et de la religion”. Quant au terme “Fanatismus”, il nous semble l’interpréter au sens que Voltaire lui donnait dans son Dictionnaire philosophique : le fanatisme “est l’effet d’une fausse conscience qui asservit la religion aux caprices de l’imagination et aux dérèglements des passions. […] Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances; il pourra bientôt tuer pour l’amour de Dieu”45. Braun, dans une approche radicale et séculière de ce terme, garde donc de cette définition : la perte du contrôle de la raison, la suprématie de l’imagination qui compenserait les carences de l’inspiration. Ses premiers articles sont surtout didactiques, d’autant que chacun s’achève par une conclusion versifiée, mais les suivants deviennent de plus en plus abstraits voire codés. De longs dialogues fictifs font par exemple converser Socrate et le jeune Alcibiade, lequel finit par devenir si virulent contre tous “les dieux” que son maître doit le calmer ; le Socrate de Braun partage en effet la conception frédéricienne qu’une petite élite est éclairée tandis que la majorité des hommes restera ignare et incurable :

Der Weise muß und kann und will vergeben. Doch höre noch folgende Lehrsätze. Laß dem unbändigen Volke seine Götter, sein Vorurteil, sein Gespenst, und seinen Fanatismus, weil er ohnmöglich davon zu bekehren ist, und stirb einst fürs Vaterland als Held und Weiser (p. 72).

La sagesse, au fil des numéros de ce périodique, se mue en une philosophie qui nous semble se rapprocher du matérialisme : le terme “Gespenst” se transforme peu à peu en un terme générique gagnant en valeur métaphorique et masquant un plaidoyer pour des orientations idéologiques matérialistes. C’est ainsi que Socrate incite Alcibiade à classer dans la catégorie des “fanatiques” les hommes esclaves de leurs préjugés, les

44 Das Gespenst, Viertes Stück, p. 25. 45 VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique portatif, 1764. LA REPRÉSENTATION SYMBOLIQUE DES DIABLES ET DES SPECTRES 237 ignorants, les couards, les insensés, les martyres de l’imagination46. Quant à l’auteur, il se résigne et donne raison au “poète” (à savoir Esope47) qui écrivit “solamen miseris socios habuisse malorum”48 ; autrement dit : “la seule consolation est d’avoir des compagnons d’infortune”. Mais il tire une ultime conclusion en affirmant qu’une harmonie et une paix universelles s’instaureront, que c’est sur terre que le paradis existera si la superstition en est extirpée :

Ich beschließe diese Schrift mit einem Wunsch und rufe aus: fort mit den Gespenstern, und dem Fanatismus, als dem Feind der Herzensruhe und Zufriedenheit (p. 85).

Les apories de la raison

Nous avons mentionné jusqu’ici trois manières caractéristiques de chasser les fantômes dans les années 1780 : la tactique des pédagogues qui, comme l’auteur de la Legende, occupaient un vaste terrain pour imposer leur conception de l’éducation ; celle des romanciers qui se fournissaient dans le stock des châteaux hantés et autres lieux enchantés ; celle enfin des esprits forts qui, comme Braun, entreprenaient un démontage idéologique plus irrévérencieux, s’adressaient à un public restreint, celui qui aurait assez de culture philosophique pour comprendre les allusions, et prenaient le risque de se prendre à leur propre jeu et de céder à l’euphorie des spéculations. Or, ces trois positions étaient loin de satisfaire tous les représentants de la Spätaufklärung. L’inquiétude se manifestait dans leurs propres rangs, que ce soit chez leurs avocats qui se placent sur la défensive ou chez les satiristes qui expriment leur scepticisme. Parmi les satiristes viennois, on peut citer Johann Aloys Blumauer (1755- 1798) dont l’argumentation est sans équivoque dans son poème “An den Teufel”49. Son intention sociale et moralisatrice se situe dans la tradition de la satire joséphiste et de sa critique de l’hybris50. Partageant les revendications des Illuminés et donc sans nullement se livrer pour autant à une contre- offensive, Blumauer combat néanmoins toute autosatisfaction et exprime même le soupçon que ce serait par simple anticléricalisme que le Nord protestant ridiculiserait les croyances populaires survivant dans les régions

46 Das Gespenst, oder der Fanatismus, p. 78-79. 47 Ce dernier lui était peut-être connu par le truchement de l’Ethique de SPINOZA (Geflügelte Worte. Der Citatenschatz des deutschen Volkes, gesammelt und erläutert von Georg Büchmann, 19. Auflage, Berlin, Haude & Spener / F. Weidling, 1898, p. 333). 48 Das Gespenst, oder der Fanatismus, p. 85. 49 BLUMAUER, Sämtliche Gedichte, hrsg. von A. KIRSTENFEGER, München, Fleischmann, 1827, t. 2, p. 49-52. 50 Sur la démesure dénoncée par BLUMAUER, cf. Roger BAUER, La réalité royaume de Dieu, études sur l'originalité du théâtre viennois dans la première moitié du XIXe siècle, Gembloux, Duculot, 1965, p. 302-305. 238 FRANÇOISE KNOPPER catholiques. Avertissant donc ses compatriotes joséphistes, il les incite à revenir aux valeurs que, lui, juge essentielles, à savoir le progrès moral. Talentueux maître du burlesque et connu pour son Eneide travesti, Blumauer se réfère à la Allgemeine Deutsche Bibliothek – qu’il traite en parangon du rationalisme, ce qui est usuel à l’époque, bien que cela puisse ici résulter en outre d’un patriotisme antiprussien. Cependant il attaque surtout les Viennois qu’il accuse de se comporter en tartuffes car, se contentant de tenir des discours et de faire de la propagande, ils nieraient la puissance de Satan et, en réalité, de par leurs propres vices et leurs petits ou grands méfaits quotidiens, actualiseraient ici-bas ce qui faisait jadis partie des attributs sataniques. Selon Blumauer, la sécularisation de la thématique n’apporterait aucun bénéfice à la société et ne susciterait aucune amélioration dans les mœurs. Adressées au diable, les deux premières strophes feignent la commisération et désignent le responsable berlinois :

Man will dir, Armer, jetzt den Abschied geben, Und läugnet deine Macht: Man führt bei Tag ein teufelloses Leben, Und scheut dich nur bei Nacht.

Dir geht's, wie einem König auf der Bühne, Man spottet deiner keck, Seit Jahren schon schreibt wider dich die kühne Berliner Bibliothek.

Le combat anticlérical semblerait avoir été remporté mais la décadence des mœurs de la société viennoise éveille le scepticisme du rationaliste : même si naïveté, superstition, illusions auraient peut-être été dissipées, les racines humaines du mal n’auraient, elles, pas été extirpées. Les exorcismes de Gassner auraient par exemple beau avoir été disqualifiés par les autorités, la gangrène du vice et de la corruption subsisterait :

Du wagst dich zwar nicht mehr in Menschenleiber, Seit Gaßner dir gedroht; Allein du fährst doch stets in uns’re Weiber, Und quälest uns zu Tod.

La conclusion du poème “An den Teufel” incite à ne pas céder au triomphalisme sous le seul prétexte d’un recul de la croyance au diable et de la peur des fantômes ;

Und hebet alles dies nicht jeden Zweifel An deines Reichs Gewalt; So sieht man ja noch täglich viele Teufel In menschlicher Gestalt.

Chez Blumauer, la satire a un goût amer car elle débouche sur le constat de l’échec de la raison puisque les prétendus philosophes se ridiculiseraient du fait de leur suffisance, de leur contentement de soi, de leur certitude LA REPRÉSENTATION SYMBOLIQUE DES DIABLES ET DES SPECTRES 239 d’avoir éradiqué la croyance aux diables et aux spectres, alors que leur chasse aux fantômes et au fanatisme – au sens voltairien – n’aurait finalement pas apporté à l’humanité le progrès qu’on aurait pu en espérer. Un autre indice de l’amertume croissante des adversaires de la superstition est la compilation de contre-exemples. On en trouve une illustration dans l’enquête obstinée de Samuel Christoph Wagener (1763-1845) : ce dernier, alors aumônier militaire prussien, publia six volumes, entre 1797 et 1802, sous le titre Die Gespenster. C’est une série d’histoires de fantômes résultant d’un ratissage et d’une propagande systématiques contre toute croyance aux fantômes. Cette pratique de la compilation mérite d’autant plus de retenir l’attention qu’elle va être reprise à l’époque romantique mais qu’elle sera alors soumise à une esthétisation. Chez Wagener, cette documentation est encore pensée dans le même esprit que les satires, contes ou romans rédigés dans un esprit militant rationaliste. Elle est pourtant tardive puisqu’elle parait de 1797 à 1802, alors que les artistes romantiques poétisaient la pensée mystique. Ce retard pourrait s’expliquer par l’application de l’édit de censure de Wöllner, entre 1788 et 1797 : Wagener est sans doute parti en guerre contre le spiritisme et le rosicrucisme qui avaient été cautionnés sous Frédéric Guillaume II. Le sous-titre de Die Gespenster : Kurze Erzählungen aus dem Reiche der Wahrheit51, suggérait qu’il s’agissait d’un assemblage collectif et annonçait que les affabulations étaient démasquées. Volubile52, ce pasteur qui accompagna les troupes prussiennes à l’époque des guerres révolutionnaires était déjà connu pour ses idées grâce à son Patriotisches Archiv für Deutschland, qu’il avait lancé afin d’utilement concilier, disait-il, la soif ambiante de lecture et le bien des Etats53. Les textes collectés provenant de toute l’Allemagne, chaque récit signale méticuleusement le lieu concerné, ce qui pouvait servir à bien mettre en évidence l’étendue du réseau des chasseurs de fantômes. Le programme de Wagener avait été présenté sous la forme d’un appel à contribution inséré dans la Deutsche Monatsschrift en 179754, le titre de l’article étant d’ailleurs susceptible d’induire en erreur : “Die Ahnung”. Wagener y expose sa position de néologue : il nie le fait que l’être humain ait un penchant naturel à la superstition, affirme qu’au contraire chacun aimerait pouvoir tout expliquer et justifie ainsi son appel. Ce “call for papers” sera entendu puisque six volumes se succèderont et regrouperont les histoires de fantômes qui lui seront adressées. Infatigable, Wagener répète ses positions dans les introductions des

51 Berlin, Friedrich Maurer, 1797-1892. 52 Cf. Erich SCHNEIDER, “Samuel Christoph Wagener : ein preußischer Aufklärer im Zeitalter der Französischen Revolution”, in: Jahrbuch des Instituts für Deutsche Geschichte der Universität Tel Aviv, Bd. 6 (1977), p. 81-130. 53 Cf. Alberto MARTINO, Marlies STÜTZEL-PRÜSENER, “Publikumsschichten, Lese- gesellschaften und Leihbibliotheken,” in : Horst Albert GLASER (Hrsg.), Deutsche Literatur. Eine Sozialgeschichte, Bd. 5, Hamburg, Rowohlt, 1987, p. 50 ss. 54 Deutsche Monatsschrift, 1797, 1.Bd., p. 199-217. 240 FRANÇOISE KNOPPER six volumes : dans la filiation de l’anthropologie des Spätaufklärer, il attribue à la peur des hommes face à l’inattendu ou l’inexpliqué, toutes civilisations confondues, l’invention de forces maléfiques qui viendraient de l’extérieur ; depuis le Moyen Age, les autorités religieuses et politiques n’auraient cessé de récupérer ces croyances mensongères à leur profit, le clergé catholique ayant en particulier combattu l’hérésie en la qualifiant de croyances au diable. Selon Wagener, les penseurs du XVIIIe siècle, de Thomasius à Kant, y auraient mis un terme, tandis que le système des correspondances développé par Swedenborg ne lui inspire en revanche que des railleries55. Wagener en reste à l’approche qui avait été celle du théologien de Iéna Justus Christian Hennings, qui demeure son modèle : c’est une approche empirique rationaliste adaptée de Locke et Wolff et compatible avec la foi56. Ses positions ne sont donc pas inédites et elles prouvent que l’enseignement des néologues gardait encore une actualité au tournant du siècle. Le support textuel que Wagener a utilisé et la longévité de son entreprise apparenteraient Die Gespenster à un périodique. Une telle collecte d’anecdotes adressées à un rédacteur qui se chargeait de les regrouper rappellerait aussi la technique narrative des cycles de nouvelles ou de contes : toutefois, chez Wagener, il n’y a pas d’histoire-cadre et pas de montage, les anecdotes se succédant les unes aux autres. Nous avons donc plutôt affaire à la constitution délibérée – au moyen de témoignages – d’une mémoire “culturelle”, pour reprendre la terminologie de J. Assmann57, la communication individuelle d’un scandale local juxtaposée à celle d’autres incidents similaires pouvant prendre une portée collective. Hypothèse qui peut être confirmée par d‘autres recueils de Wagener, entre autres par son Sprichwörter-Lexikon mit kurzen Erläuterungen, ein Hausbuch fürs gemeine Leben auch zum Gebrauch in Volksschulen58. Cependant, même si le commentateur59 de la Neue Allgemeine Deutsche Bibliothek en recommandait la lecture aux pères de famille “pour qu’ils guérissent enfants et domestiques de leur peur des fantômes”, Wagener contribuait à pérenniser l’intérêt des lecteurs pour lesdits fantômes, et ce d’autant plus que son recueil paraissait dans la collection “Bibliothek von Romanen, für gebildete Leser” spécialisée dans les œuvres de fiction et les légendes. Au fond, le fait que le lieu concerné par le récit soit toujours indiqué pouvait non seulement prouver l’existence d’un réseau de militants rationalistes, de Vienne à Berlin, de la Souabe à la Silésie, ce que Wagener

55 Cf. Neue Gespenster: kurze Erzählungen aus dem Reiche der Wahrheit, t. 1, ici p. XXX- XXXV. 56 HENNIGS a publié plusieurs essais théologiques : Von den Ahndungen und Visionen (1777), Anthropologische und pneumatologische Aphorismen (1777), Verjährte Vorurtheile in verschiedenen Abhandlungen bestritten (1778), Von Geistern und Geistersehern (1780), Visionen neuerer und der neuesten Zeit (1781), Von den Träumern und Nachtwandlern (1784). 57 Jan ASSMANN, Das kulturelle Gedächtnis. Schrift, Erinnerung und politische Identität in frühen Hochkulturen, München, Beck, 2007. 58 Rééd. Hildesheim Zürich New York, Olms, 2005. 59 Neue Allgemeine Bibliothek, 1797, 34. Bd., 1. St., p. 118-122. LA REPRÉSENTATION SYMBOLIQUE DES DIABLES ET DES SPECTRES 241 souhaitait, mais aussi inciter à reconstituer un patrimoine culturel à partir de ce genre de récits, ce qui risquait d’outrepasser les limites du projet voire de contrevenir à l’intention première de l’éditeur. En outre, la pugnacité de cet auteur suggère son inquiétude et sa crispation. Le manichéisme avec lequel, encore au tournant du siècle, il présente les deux camps, était en train d’être remis en question par la jeune génération romantique. Or, Wagener établit deux longues listes de plus de cent noms chacune, ceux d’adversaires et ceux d’adeptes de la Geisterseherei, mais cette façon de procéder ne résolvait nullement le problème. D’un côté, les critères présidant à l’élaboration de ces deux listes diffèrent et ne permettent aucune comparaison. Dans la première liste60, son énumération alphabétique de personnages s’étant illustrés pour leur lutte contre la superstition comporte presque exclusivement des intellectuels du XVIIIe siècle dont les noms ne surprennent pas, philosophes (Wolff, Kant), théologiens (Bayle, Jordan, Semler), juristes (Cocceji, Einzing), éditeurs (Nicolai, Palm) ; il associe Moritz et Pockels à cette liste, accréditant donc une explication psychosomatique et un lien entre crédulité et hypochondrie. Il opère aussi sans distinction géographique ou confessionnelle et inclut plusieurs représentants de l’Aufklärung catholique (il cite Blumauer ainsi que les adversaires bavarois de Gassner comme Sterzinger). Inversement, sa seconde énumération61, celle de ceux qu’il dénomme ironiquement “Geisterkenner”, est plus éclectique car tous les siècles sont représentés depuis l’Antiquité, et surtout le XVIIe siècle ; on y relève notamment le Volksbuch de Faust, la référence à Friedrich Schotus et à l’histoire ancienne du Famulus Wagner. De plus, la thématique de l’auteur contesté est cette fois sommairement résumée, de sorte que cette seconde liste hétérogène recense des théologiens connus pour leurs textes sur la sorcellerie (Prätorius), pour leurs polémiques personnalisées (Schwarz contre Hennings), des alchimistes, des mystiques (Agricola, Böhme, Oetinger), des romanciers (Spiess), dont Wagener estime qu’ils ne pourraient être lus qu’au premier degré. D’un autre côté, ces deux listes contradictoires restaient avant tout au service de la religion telle que Wagener la concevait. Dans la première liste, le fait par exemple qu’il cite Wolff et ses disciples implique que Wagener continuait à souligner que les miracles pouvaient être soumis à diverses interprétations sans être pour autant contestés. De surcroît, l’absence des noms de Lavater, Eckartshausen, Swedenborg dans la seconde liste, alors que Wagener les critique souvent dans ses avant-propos, semble être une façon de signaler que, pour lui, le débat que leur succès suscitait en cette fin de XVIIIe siècle se situait à un autre niveau, celui de savoir si l’Aufklärung aurait finalement échoué. La question qui le tourmente est :

60 Der neuen Gespenster erster Theil, p. XXXXI-XXXXIII, pages reproduites à la fin de cet article, cf. illustration 1. 61 Ibid., p. XXXXII-XXXXVIX, pages reproduites plus loin, cf. illustration 2. 242 FRANÇOISE KNOPPER

Aber woher komme denn in unsern aufgeklärten Tagen auf einmal so ein Schwarm Geistergeschichten, Geisterseher, Geisterromane und mehrere dergleichen abscheuliche Teufeleien?

Or Wagener ne trouve pas de réponse nouvelle : il se contente de recopier le point de vue social, matériel et économique d‘un commentateur qui, dans la Neue Allgemeine Deutsche Bibliothek62, affirmait que le succès rencontré par Eckartshausen viendrait du fait que, lassés de leur bien-être matériel, certains auraient besoin de se chercher de nouvelles stimulations intellectuelles. Ces excentricités d’un type nouveau, ce délire de l’imagination, seraient une caractéristique de l’esprit moderne du temps, un assemblage de métaphores bibliques enrichies grâce à la vive imagination d’Eckartshausen. Wagener s’abrite ainsi derrière l’herméneutique biblique pour contester, par le truchement de la thématique des diables et des spectres, des spéculations philosophiques modernes affirmant l’unité de l’univers et les correspon- dances. En définitive, les militants se trouvaient à court d’arguments. Ceux qui, à l’instar de Strobl, avaient estimé prioritaire de concentrer leurs tactiques en faveur de l’éducation des milieux paysans, censés être ceux qui conservaient les anciennes superstitions, étaient pris en défaut. Une telle priorité avait été mise à mal par l’intérêt du roi Frédéric Guillaume III pour le rosicrucisme, par le renouveau esthétique de la fin des années 1790, par les déconvenues politiques face à la Terreur. En revanche, les objectifs des Illuminés perduraient chez ceux qui, sans aller jusqu’à forcément se rallier à une philosophie matérialiste, resserraient du moins les liens sociaux, entre ecclésiastiques, publicistes, médecins, juristes, et qui prenaient la défense des patriotes souhaitant s’immiscer dans la gestion de l’administration, de l’éducation et de la religion.

Changement herméneutique

Dénoncer des contre-vérités, aborder la question de l’authenticité, canaliser la lecture dans une intention patriotique, importer la culture de la raison dans les milieux ruraux tout en veillant à ne pas fragiliser les croyances religieuses et le respect de la Bible, avaient été des objectifs des Spätaufklärer. La satire à la manière de Braun ou Blumauer ne permettait pas de dépasser le stade du mécontentement et du scepticsme. Les fictions romanesques, qui répondaient à un besoin de merveilleux, confinaient les spectres dans des univers coupés du réel et les réduisaient à des motifs redondants63. Essayer inlassablement d’empêcher les fantômes de revenir, en collectant des preuves d’escroqueries, n’avait nullement amoindri l’intérêt pour l’occultisme, pour les forces cachées de la nature et pour le penchant à la

62 T. 3, p. 38. 63 Cf. SCHENDA, Volk ohne Buch, p. 402 ss. LA REPRÉSENTATION SYMBOLIQUE DES DIABLES ET DES SPECTRES 243 mélancolie. C’est alors la littérature qui, par l’introduction méthodique du fantastique, va apporter un changement herméneutique64 : une continuité anthropologique va être aménagée entre les couches populaires, les païens et les temps modernes, héritiers de la culture des prédécesseurs. La génération des premiers romantiques a ainsi trouvé des moyens inédits de concilier culture populaire et savante, et ce en se servant de la transmission de légendes locales pour explorer de nouveaux horizons esthétiques. Et ce ne sont donc plus les mêmes fantômes qui reviennent en force dans les écrits des romantiques. Le jeune Ludwig Tieck (1773-1853) a conféré ses lettres de noblesse à ce genre fantastique65 en privilégiant l’irruption de l’irréel dans le quotidien, de l’irrationnel dans le banal. L’attirance des héros de ses premiers contes pour les mystères de la nature inquiète, perturbe, interroge, parce que l’identité de ces personnages reste complexe, opaque même : ces visionnaires sont-ils des rêveurs qui ont perdu la raison, des fous qui n’ont plus ni le sens des conventions sociales ni le respect de la vie, ou bien sont-ils au contraire des êtres d’exception dont la sensibilité exacerbée saurait découvrir les potentialités et la poésie cachées dans les profondeurs de la nature ? De ses premiers contes, Der getreue Eclart und der Tannenhäuser est celui qui met en scène le plus explicitement le motif des diables et spectres66. Dans la première partie du conte, centrée sur le valeureux Eckart et inspirée d’un récit de Wickram de 1538, ce motif se présente encore sous un aspect familier et rassurant pour un public accoutumé au merveilleux. Eckart, réputé pour sa vaillance et précepteur des fils du duc de Bourgogne, réussit à arracher ces derniers à leur fascination pour un ménestrel dont les chants exercent une attirance irrésistible. Ce mystérieux ménestrel passe pour être un “envoyé de Satan”. De plus, pour que les fils du duc rebroussent chemin, Eckart doit batailler avec “les démons” qu’il met en déroute. Le ménestrel semble être une réincarnation du Rattenfänger de Hameln et les diables qui attirent les jeunes crédules semblent relever du folklore médiéval et populaire. Tieck y ajoute cependant d’autres références, qui sont savantes et peut-être schillériennes67 : le royaume des démons, la montagne vers laquelle le ménestrel attire, serait le lieu où les dieux de l’Antiquité, chassés par le christianisme, se seraient exilés, en l’occurrence les monts de Venus où le paganisme et la sensualité seraient préservés. De plus, le chant du ménestrel,

64 Cf. Jean-Jacques POLLET, Introduction à la nouvelle fantastique allemande, Paris, Colin, 1997. 65 Cf. Encyclopédie du fantastique, en particulier : Dominique IEHL, “Tieck”, p. 952-955. 66 Une bibliographie des nombreuses études parues an Allemagne sur ce conte est commentée dans : Christian BEGEMANN, “Eros und Gewissen. Literarische Psychologie in Ludwig Tiecks Erzählung Der getreue Eckart und der Tannenhäuser”, in: Internationales Archiv für Sozialgeschichte der deutschen Literatur n° 15, 2 (1990), p. 89-145. 67 Il pourrait avoir consulté le Gründliches mythologisches Lexikon de Benjamin HEDERICHS ou du moins le poème de SCHILLER “Die Götter Griechenlands” (1788). Sur les sources savantes de Schiller, cf. aussi Rüdiger SAFRANSKI, Friedrich Schiller oder Die Erfindung des deutschen Idealismus, München, Wien, Hanser, 2004, p. 285-288. 244 FRANÇOISE KNOPPER qui est l’un des intermèdes lyriques insérés dans cette première partie, consiste en vers énigmatiques qui foisonnent d’analogies, de correspon- dances, d’hypallages ; il exalte le rêve, invite à traverser les forêts, remonter les cours d’eau, revenir aux sources jaillissantes et découvrir les plaisirs d’un “paradis terrestre” où les sons et les couleurs se répondent, si bien que l’univers ressemblerait à une grande fleur. Autrement dit, ces vers transposent la théosophie de Jakob Böhme qui enseignait que tous les êtres seraient immortels et n’en auraient pas encore forcément conscience. Au demeurant, ce télescopage de repères populaires et savants ne perturbe pas les normes sociales et morales dans la mesure où cette première partie du conte s’achève par l’évocation d’un Eckart qui reste conforme à sa réputation : il entre dans la légende en tant que gardien du bien et de l’ordre puisqu’il veille à l’entrée du Venusberg pour mettre en garde les jeunes gens. En somme, l’imagination reste encore sous contrôle : il y a l’époque, celle du haut Moyen Age, qui cadre et structure la fiction ; il y a le château ducal, qui rappelle les règles de la hiérarchie et du pouvoir, et la culpabilité des hommes qui les transgressent ; l’issue est apaisante et prometteuse de rédemption grâce à ce chevalier Eckart qui triomphe des maléfices des démons. Bien que le paradis soit perdu, c’est donc la morale qui l’emporte. En revanche, la technique narrative soulève déjà quelques interrogations dans la mesure où la fluidité de la prose qui se transforme en intermèdes lyriques ne peut ni faire oublier des ruptures et des manques de logique du récit, ni justifier le passage épisodique et récurrent des envoyés de Satan. Ce sont là des subtilités formelles et des jeux littéraires qui prendront, on le sait, une place de plus en plus grande dans l’écriture romantique. La deuxième partie renoue, quant à elle, avec l’ancienne ballade du chevalier Tannhäuser, que Tieck semble avoir recopiée à partir d’une version de 1515 : Tannhäuser, fils d’un haut dignitaire, très beau et jouissant de l’affection générale, disparaît dans le Venusberg et, des années plus tard, réapparait alors qu’il effectue un pèlerinage à Rome ; le pape Urbain IV sera réticent à accorder son absolution. Cette légende a été retravaillée en profondeur par Tieck, qui y greffe la hantise de la folie, préoccupation cruciale dans ses œuvres de jeunesse68. Or la place qu’il attribue ici au diable représente un apport intéressant dans le traitement romantique de ce motif. En effet, Tannenhäuser, amoureux de la même jeune fille que son ami, ayant tué son rival ou croyant avoir commis ce crime, s’était enfui dans la montagne et aurait imploré le secours du diable pour mettre fin à ses tourments intérieurs, ce dernier l’aurait alors conduit aux monts de Venus. C’est dans les termes suivants que Tannnenhäuser rapporte à son ami de jeunesse, Friedrich von Wolfsburg, comment il a invoqué le diable :

68 Robert MINDER et Gonthier Louis FINK ont reconstitué la portée psychologique des premiers contes romantiques de Tieck. Cf. Robert MINDER, Un poète romantique allemand : Ludwig Tieck, Paris, Les Belles Lettres, 1936 ; G.L. FINK, “Le conte fantastique de Tieck”, in : Recherches Germaniques, n° 4, 1974, p. 71-94. LA REPRÉSENTATION SYMBOLIQUE DES DIABLES ET DES SPECTRES 245

So mochte ein Jahr verflossen sein, als meine Angst bis zur Verzweiflung stieg ; es drängte mich weiter, weiter hinein in eine unbekannte Ferne, ich hätte mich von den hohen Bergen hinab in den Glanz der Wiesenfarben, in das kühle Gebrause der Ströme stürzen mögen, um den glühenden Durst der Seele, die Unersättlichkeit zu löschen; ich sehnte mich nach der Vernichtung und wieder wie goldne Morgenwolken schwebten Hoffnung und Lebenslust vor mir hin und lockten mich nach. Da kam ich auf den Gedanken, daß die Hölle nach mir lüstern sei, und mir so Schmerzen wie Freuden entgegensende, um mich zu verderben, daß ein tückischer Geist alle meine Seelenkräfte nach der dunkeln Behausung richte und mich hinunterzügle. Da gab ich mich gefangen, um der Qualen, der wechselnden Entzückungen los zu werden. In der dunkelsten Nacht bestieg ich einen hohen Berg und rief mit allen Herzenskräften den Feind Gottes und der Menschen zu mir, so daß ich fühlte, er würde mir gehorchen müssen. Meine Worte zogen ihn herbei, et stand plötzlich neben mir und ich empfand kein Grauen. Da ging im Gespräch mit ihm der Glaube an jenen wunderbaren Berg von neuem in mir auf, und er lehrte mich ein Lied, das mich von selbst in die rechte Straße dahin führen würde. Er verschwand, und ich war zum erstenmal, seit ich lebte, mit mir allein, denn nun verstand ich meine abirrenden Gedanken, die aus dem Mittelpunkte herausstrebten, um eine neue Welt zu finden. Ich machte mich auf den Weg, und das Lied, das ich mit lauter Stimme sang, führte mich über wunderbare Einöden fort, und alles übrige in mir und außer mir hatte ich vergessen.69

Le Weltschmerz, l’oscillation entre des sentiments contrastés, l’instabilité inhérente à l’incohérence des êtres, ne s’apaiserait que dans la fusion avec les forces telluriques : emprunter le chemin du diable permettrait de maîtriser l’aléatoire – à condition de renoncer à toute sociabilité et de céder à la misanthropie. Ici, le passage lyrique n’est plus reproduit, le chant mystique est devenu un objet de narration, son contenu n’est même pas répété. La philosophie inspirée de Jakob Böhme a été en revanche intériorisée, le héros se l’appropriant et la transposant dans son aspiration à fusionner avec les éléments. Le processus d’une initiation à un mystère (en l’occurrence le “chemin”) est conservé, et ce au profit d’un but ultime : la perception de l’unité universelle et la fusion totale de l’individu avec la nature, qu’il nomme “sa patrie”. Cette poétisation change l’essence du diable par rapport aux récits que nous pouvions lire chez des Aufklärer : il reste certes “l’ennemi de Dieu et des hommes” mais il n’inspire plus aucune frayeur, il ne réveille plus les angoisses ancestrales ; au contraire, il initie au grand mystère de la face nocturne de la nature, préservée au cœur du monde minéral, en écho à la philosophie romantique émergente ; la musique entendue est dorénavant celle des origines du monde, cachée dans les galeries souterraines et les grottes. La moralisation conventionnelle est de ce fait inversée : la responsabilité individuelle est la seule qui compte, le fait que l’individu se détermine librement, au lieu de céder à une tentation venue de l’extérieur, comme cela avait été le cas selon l’interprétation chrétienne traditionnelle qui prévalait

69 TIECK, Der getreue Eckart und der Tannenhäuser. In zwei Abschnitten [1799], in : Die Märchen aus dem Phantasus, München, Winkler, 1964, p. 54 ss. 246 FRANÇOISE KNOPPER encore dans la première partie du conte. Dans cette seconde partie, les repères populaires tout comme les paradigmes savants se brouillent et s’entremêlent, les démons qui avaient été vaincus par Eckart ne sont plus combattus, et Tannenhäuser, inaccessible au discours de la raison, rapporte que, arrivé devant la grotte, il est passé outre les avertissements du gardien Eckart. La narration moderne a ainsi épuré le motif du diable, l’a intériorisé, ne conservant de sa gangue populaire que son rôle funeste et morbide. Le démonisme va alors totalement envahir le récit, Tannenhäuser interprétant tout ce qui lui advient comme étant placé sous le signe des puissances infernales qu’il a assimilées. Ainsi, quand Friedrich veut détromper son ami puisque, lui, son ancien rival, est bien en vie, Tannenhäuser se croit-il mystifié par l’enfer qui lui ferait à nouveau connaître les tourments du déchirement intérieur. Déformant la réalité qu’il prend pour de la fiction, il amplifie son sentiment de culpabilité :

“Ich weiß recht gut wie es ist”, rief der Tannenhäuser aus, “jetzt bin ich getäuscht und wahnsinnig, die Hölle will mir dies Blendwerk vorgaukeln, damit ich nicht nach Rom gehen und meiner Sünden ledig werden soll”70

Aménageant une ultime gradation de cette démonisation, Tieck ajoute une péripétie : de retour de Rome, Tannenhäuser, dont on pourrait avoir l’impression qu’il ressemble à un fantôme tant ses traits sont pâles et émaciés, embrasse son ami Friedrich, tue l’ancienne bien-aimée Emma, et repart dans le royaume de perdition présidée par Vénus. Or cet ami qu’il a embrassé est contaminé et à son tour attiré par l’irrationnel :

Nun konnte Friedrich sich nicht besinnen, als es ihn wie ein Entsetzen befiel; er konnte nicht ruhn, er rannte ins Freie. Man wollte ihn zurückhalten, aber er erzählte, wie ihm der Pilgrim einen Kuß auf die Lippen gegeben habe, und wie dieser Kuß ihn brenne, bis er jenen wiedergefunden. So rannte er in unbegreifliche Eile fort, den wunderlichen Berg und den Tannenhäuser zu suchen, und man sah ihn seitdem nicht mehr.

Perdant leur essence humaine, les deux personnages disparaissent à tout jamais, se fondant dans un univers où ils n’existent qu’en vertu du souvenir effrayant que l’on gardera d’eux. Le spectre n’est plus le revenant dont les rationalistes démontraient qu’il ne saurait être un objet d’observation, il est celui qui s’englue dans sa propre imagination solipsistique, traversant une crise identitaire qui peut menacer tout un chacun. La frontière entre le fou, le fantôme, le vampire, devient fluctuante. A la fin de cette deuxième partie, en contrepoint de la première, toutes les certitudes s’effondrent : ni le chant, ni le pardon, ni l’amitié ne laissent entrevoir un espoir de rédemption. La croyance aux diables et spectres est ici l’expression de l’angoisse existentielle, d’une mélancolie morbide, du chaos

70 Ibid., p. 57. LA REPRÉSENTATION SYMBOLIQUE DES DIABLES ET DES SPECTRES 247 intérieur des individus sensibles, elle devient un des modes de représentation du tragique de l’existence. Tieck recoupe la croyance médiévale au diable avec le combat des rationalistes contre les formes de superstition. D’un côté, diable et spectres gardent leur ancienne connotation maléfique, leur lien au crime, au blasphème à l’interdit, à la transgression des valeurs et des limites. Les spécificités traditionnelles de cette figure négative, alter ego du protagoniste, facilitent précisément l’intrusion du surnaturel. Mais comme l’image d’un diable fascinant et introduisant dans l’univers du péché subsiste uniquement dans l’imagination enfiévrée de Tannhäuser, qu’elle résulte de son exaltation, le lecteur rationaliste pourra mettre en doute une telle interprétation du diable. Pour autant, ce dernier n’est plus ni une abstraction ni une allégorie, la littérature romantique le présente comme une modalité de l’existence, illustrant la quête d’un bien-être absolu et d’un retour aux origines, au prix d’un égocentrisme démesuré et criminel.

A l’époque de la Spätaufklärung, c’est la croyance dont diables et spectres sont susceptibles d’être l’objet qui déclencha le plus souvent critiques, indignation, mépris, moqueries d’ordre intellectuel et éthique. La sécularisation dans la manière de traiter la question par les Spätaufklärer avait malgré tout des limites car, même si le salut n’était plus en jeu, les connotations religieuses restaient actuelles. L’attribution – commode et réductrice – de ladite croyance aux mentalités “populaires”, se rapportant essentiellement à des milieux ruraux jugés incultes et influençables, orientait les réflexions. Mais le motif des diables et spectres retrouve vitalité et force d’attraction à la fin des années 1790, cette fois sans rapport avec l’appartenance à un milieu donné car il est dorénavant relié à la fragilité et à l’hypersensibilité maladive de certains individus ; avec le changement générationnel, la question se pose désormais en termes d’esthétique et d’existence. Répondant alors à la perplexité de certains lecteurs qui, dans les années 1800, ne parvenaient toujours pas à trancher entre l’héritage de l’Aufklärung et les visions romantiques, ce fut la solution de l’éclectisme qui assura en 1811 – au demeurant au grand dam des chefs de file du romantisme – le succès des cinq volumes d’une anthologie au titre programmatique : Das Gespensterbuch71, due au prolixe Friedrich August Schulze (1770-1849), alias Friedrich Laun, et au juriste August Apel (1771-1816).

71 Leipzig, Göschen, 1819-1813, 4 vol. Cf. Christina GALLO, “Gerade wenn es mit den Gespenstern aus ist, geht das rechte Zeitalter für ihre Geschichte an” : Untersuchungen zum Gespensterbuch (1810-1812) von Friedrich Laun und August Apel, Taunusstein, Driesen, 2009. 248 FRANÇOISE KNOPPER

Illustration 1 (S.C. Wagener, Die Gespenster, t. 1, p. XXXXI-XXXXIII) LA REPRÉSENTATION SYMBOLIQUE DES DIABLES ET DES SPECTRES 249

Illustration 2 (S. C. Wagner, Die Gespenster, t. 1, p. XXXXVII-XXXXVIX)

Faust : Walpurgisnacht

Denise BLONDEAU Reims / Paris

Captée par l’imaginaire collectif, puis par le discours littéraire aux époques agitées, travaillées par des germinations souterraines d’abord confuses, la figure de Faust est toujours synonyme de transgression et emblème de modernité1. Il est alors logique que le personnage et le thème soient porteurs des contradictions et paradoxes qui affectent ces époques où un ordre symbolique normatif se fissure, où un changement d’épistémè bouleverse les consciences et les pensées. Le discours littéraire sur Faust évolue : le conflit fondamental entre un ordre et le personnage transgressif reste, mais la volonté édificatrice des récits s’estompe, la force des dogmes s’émousse, les actes et les postulations de Faust sont examinés par rapport à des références nouvelles. Le personnage gagne en épaisseur, en complexité et en opacité. Sa modernité n’est plus condamnée, comme hérésie ou comme démesure, mais perçue comme ambiguïté, voire comme malheur et comme souffrance. Cette mise en question des discours anciens entraîne une dramatisation du personnage et de l’histoire, par les scènes ambulantes et théâtres de marionnettes, avec le drame sérieux de Christopher Marlowe et la “tragédie” de Goethe. On sait avec quelle circonspection Goethe use de la terminologie “tragédie”, “tragique”. La réflexion anthropologique, conduite à travers les thématiques de la connaissance et de l’action, du mal et de la culpabilité, de la responsabilité et de la liberté, de l’ordre social et de sa transgression, de la justice humaine, des relations entre les sexes… impose un théâtre tragique moderne. Dès lors, que faire, dans cette tragédie, dont la rédaction est commencée dans le dernier tiers du XVIIIe siècle et achevée pendant le premier tiers du XIXe, du ballast obligatoire que sont les sorcières et le diable ? Il ne faut pas oublier ce qui est peut-être un paradoxe, ou une “polarité” au sens goethéen : les grandes scènes de sorcellerie de Faust ont été composées en Italie et après le retour d’Italie, dans cette période du tournant du siècle que la critique subsume volontiers sous la référence

1 On peut se reporter à propos de cette “modernité” du thème à Béatrice DUMICHE / Denise BLONDEAU (éd.), Faust, modernisation d’un modèle, Paris, L’Harmattan, 2005. 252 DENISE BLONDEAU temporelle “um 1800”, où la réflexion anthropologique et esthétique trouve une intensité encore jamais atteinte. L’élaboration d’une esthétique idéaliste et les percées décisives du poète dans les sciences de la nature, puis les sciences des vivants et enfin du vivant, semblent alors l’éloigner des fantômes nordiques. Un Faust moderne doit donc revisiter les figures du diable et des sorcières. On connaît les difficultés rencontrées par le dramaturge pour élaborer la figure du diable et camper celle de Méphisto. Méphisto lui-même pose le problème : ni l’étudiant, dans la scène Studierzimmer, ni les étudiants de la scène Auerbachs Keller, ni même la sorcière de Hexenküche n’ont reconnu le diable, et face à cette dernière Méphisto déplore :

Auch die Kultur, die alle Welt beleckt, / Hat auf den Teufel sich erstreckt ; / Das nordische Phantom ist nun nicht mehr zu schauen ; […] / Er [der Junker Satan] ist schon lang’ ins Fabelbuch geschrieben2.

La même injonction de modernité est appliquée aux sorcières et leur fonction maléfique. La vieille sorcière brocanteuse de la Nuit de Walpurgis propose tout un bric à brac d’instruments de mort et cite les actes criminels répertoriés par les tribunaux ou les théâtres divers :

Ihr Herren, […] / Aufmerksam blickt nach meinen Waren, / […] Kein Dolch ist hier, von dem nicht Blut geflossen, / Kein Kelch, aus dem sich nicht, in ganz gesunden Leib, / Verzehrend heisses Gift ergossen, / Kein Schmuck, der nicht ein liebenswürdig Weib / Verführt, kein Schwert, das nicht den Bund gebrochen, / Nicht etwa hinterrücks den Gegenmann durchstochen.

A quoi, Méphisto rétorque :

Frau Muhme ! Sie versteht mir schlecht die Zeiten. […] / Verleg’ sie sich auf Neuigkeiten ! / Nur Neuigkeiten ziehn uns an!3

Il faut remarquer déjà qu’au delà du récit des crimes de Faust, l’évocation du poignard ou du poison “Dolch und Gift” fait discrètement allusion au moins à deux drames bourgeois, Emilia Galotti et Kabale und Liebe. La référence aux années 70 et 80 est littéraire4 autant que philosophique et morale. Si l’on ajoute la référence goethéenne aux réflexions que Wilhelm conduit avec Werner et Amélie dans La vocation théâtrale de Wilhelm Meister, on est davantage encore autorisé à situer le dialogue entre Méphisto

2 Faust … v. 2495 ss. Le texte de Faust sera cité d’après l’édition publiée par Albrecht Schöne: GOETHE, Faust. Text und Kommentare, hrsg. von Albrecht Schöne, Frankfurt/Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1999. 3 Ibid., v. 4096-4113. 4 Elle reprend aussi une réflexion de Wilhelm au livre 2 de Wilhelm Meisters Theatralische Sendung: “[…] wie meine Vorgänger mit Dolch und Gift hantiert [….]”. Nous y reviendrons. Les œuvres de Goethe autres que Faust sont citées d’après l’édition publiée par Ernst Beutler: GOETHE, Gedenkausgabe der Werke, Briefe und Gespräche, hrsg. von Ernst Beutler, Zürich, Artemis Verlag, 1961. FAUST : WALPURGISNACHT 253 et la sorcière en référence à ces deux intertextes et dans le contexte littéraire de l’époque. Wilhelm voulant acquérir une culture théâtrale et écrire, s’interroge sur la mort au théâtre5, en particulier chez ses prédécesseurs :

Ich sah, daß meine Vorgänger sich die künstlichste Mühe gegeben hatten, mit Dolch und Gift und andern schädlichen Werkzeugen auf das mannigfaltigste zu hantieren, so daß dem Nachfolger fast keine Kombination mehr übrig blieb.

Cet appel à une modernisation esthétique est évidemment lié à l’historicité des définitions du mal, sur quoi les interventions de Méphisto que l’on a citées veulent attirer l’attention. A une époque que celui-ci estime révolue, le mal est causé et perpétré par des individus alléchés par les brocantes de vieilles sorcières et d’une certaine façon induits en tentation par elles. Le mal serait-il encore imputable, au moins pour une part, à ces puissances néfastes ? Que sont les nouveautés réclamées par Méphisto au nom d’un progrès de la culture ? La scène Auerbachs Keller a montré que les temps modernes ont rendu le mal difficilement définissable. Les jeunes étudiants bringueurs de Leipzig ne reconnaissent ni le vieux diable, ni le hobereau vêtu au goût du jour : “Den Teufel spürt das Völkchen nie”, constate Méphisto ! C’est que le mal n’est plus “répertorié” en péchés véniels, mortels, etc., selon un catéchisme tel que celui inculqué à Marguerite. Les instruments du mal moderne ne sont pas à chercher dans les magasins du diable ou des sorcières. La nouveauté, c’est qu’à cette période de seuil l’homme se sait causa sui, ne peut plus assigner à une puissance extérieure la responsabilité ou une part de la responsabilité du mal et croire à une hétéronomie du mal. Dans la scène Trüber Tag. Feld, Méphisto lance à Faust : “Wer war es, der sie ins Verderben stürzte, ich oder du ?”, exigeant par là de lui le courage d’une lucidité moderne. Lorsque l’horreur de ce constat s’impose à Faust, celui-ci ne peut que s’écrier : “O wär’ ich nie geboren” (Kerker). Goethe citait ici en même temps la fin d’Œdipe à Colonne et le livre de Job de l’Ancien Testament, la culture de l’Antiquité païenne et celle du Judéo- Christianisme. On trouve la même accusation proférée contre des “puissances célestes” chez l’un des personnages les plus tragiques de Goethe, le Harpiste des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister.

Wer nie sein Brot mit Tränen aß, […] / Der kennt euch nicht / Ihr himmlischen Mächte. / Ihr führt ins Leben uns hinein, / Ihr laßt den Armen schuldig werden, / Dann überlaßt ihr ihn der Pein, / Denn alle Schuld rächt sich auf Erden6.

Si la complainte du Harpiste semble incriminer, même de façon floue, une transcendance, que l’homme découvre lorsqu’il fait l’expérience de sa culpabilité, elle relègue cette question de l’origine pour privilégier la vision d’un mal et d’un malheur inhérents à la vie humaine et nécessité de l’Histoire,

5 “[…] die Spekulation einer besonderen Todesart […]”, Wilhelm Meisters Theatralische Sendung, II, 4. Ici p. 610. 6 GOETHE, Wilhelm Meisters Lehrjahre, in GOETHE, Gedenkausgabe, vol. 7, p. 146. 254 DENISE BLONDEAU dont l’homme assume la responsabilité. L’expérience tragique d’un mal sécularisé et intériorisé est celle du Faust de Trüber Tag. Feld et celle du Harpiste, mais rien ne prouve que ce soit totalement et définitivement celle de Goethe. En effet, l’idée d’un “mal radical” est nuancée par le poète, la représentation augustinienne du péché originel et de la grâce, la conception luthérienne et kantienne d’un “bois tordu” que seule la “grâce divine” peut “sauver”, n’est pas totalement la sienne. On connaît le passage de Poésie et Vérité où, regimbant contre le pessimisme radical de la doctrine augustinienne repris alors par certains cercles piétistes qu’il fréquente, Goethe déclare admettre une part de l’héritage luthérien (“die erblichen Mängel”), mais privilégier l’espoir conféré à l’homme par l’autre aspect de la doctrine, la foi en la grâce divine qui pour être agissante suppose l’existence en l’homme d’une aptitude au bien.

Was mich nämlich von der Brüdergemeine sowie von andern werten Christenseelen absonderte, war dasselbige, worüber die Kirche schon mehr als einmal in Spaltung geraten war. Ein Teil behauptete, daß die menschliche Natur durch den Sündenfall dergestalt verdorben sei, daß auch bis in ihren innersten Kern nicht das mindeste Gute an ihr zu finden, deshalb der Mensch auf seine eignen Kräfte durchaus Verzicht zu tun, und alles von der Gnade und ihrer Einwirkung zu erwarten habe. Der andere Teil gab zwar die erblichen Mängel der Menschen sehr gerne zu, wollte aber der Natur inwendig noch einen gewissen Keim zugestehn, welcher, durch göttliche Gnade belebt, zu einem frohen Baume geistiger Glückseligkeit emporwachsen könne. Von dieser letztern Überzeugnung war ich aufs innerste durchdrungen, ohne es selbst zu wissen, obwohl ich mich mit Mund und Feder zu dem Gegenteile bekannt hatte ; aber ich dämmerte so hin, das eigentliche Dilemma hatte ich mir nie ausgesprochen7.

La rédaction de Faust témoigne des interrogations et des doutes du dramaturge. Le Prologue au Ciel introduit une théodicée nouvelle, dans laquelle le salut de l’homme semble décidé de toute éternité et le mal inclus dans le plan divin, comme un aiguillon conduisant in fine au bien et contribuant à une Histoire dont le telos est le Salut. Vision dogmatique et téléologique donc, qui affirme une prédestination au mal et au bien ? Où serait alors la modernité ? Le dernier mot quant à l’interrogation morale est-il celui de Méphisto dans la Nuit de Walpurgis ? A Faust qui espère comprendre dans une ultime révélation ce qu’est “le mal” :

Doch droben möcht’ ich lieber sein ! / Schon seh’ ich Glut und Wirbelrauch. / Dort strömt die Menge zu dem Bösen ; / Da muß sich manches Rätsel lösen.

Méphisto, décidément porte-parole de la modernité, réplique : “Da knüpft sich manches Rätsel auch”8.

7 GOETHE, Dichtung und Wahrheit, III, 15, in GOETHE, Gedenkausgabe, p. 693-694. 8 Faust, v. 4037 ss. FAUST : WALPURGISNACHT 255

***

Afin de sortir du questionnement moral et de moderniser l’imagerie qui y est liée, les sorcières et les diables, le poète moderne inscrit, dès la scène liminaire du drame et de plus en plus une fois qu’il s’est affranchi des scènes obligées dans le cabinet du vieux savant, sa réflexion sur le mal et les figures qui dans la vision médiévale l’incarnent, dans une réflexion plus vaste sur la nature. Si l’affirmation du Prologue d’un salut de Faust et de l’homme malgré son abjection peut être référée à une métaphysique, elle est surtout liée à une “lecture” esthétique et scientifique de la nature élaborée par Goethe. Chronologiquement : dans les années 70, Goethe et les acteurs de la “révolution littéraire” que veut être le Sturm und Drang se réclament d’une nature créatrice, vision que Goethe lecteur de Spinoza conserve et prolonge d’autant plus volontiers qu’elle transfère le pouvoir créateur d’une transcendance à une immanence. Après son installation à Weimar, puis pendant son séjour en Italie et au retour d’Italie, Goethe construit une sorte de philosophie scientifique de la nature. Ce déplacement de la réflexion du domaine moral vers les domaines esthétique et scientifique est au fondement de la modernité de Faust, cette nouvelle optique permet d’intégrer les figures du folklore ancien que sont diables et sorcières. Comment ? Il faut d’abord reconnaître dans les scènes de sorcellerie et de sabbat, Walpurgisnacht et Hexenküche, l’appartenance des sorcières à la nature, la matière. Dans Walpurgisnacht il est facile de voir comment à partir de perceptions sensibles, sonores puis visuelles, les fantasmes de Faust peuvent sembler prendre corps, devenir des hallucinations et des formes. Dans l’imaginaire populaire, les sorcières sont des créatures mauvaises, qui dévoient les jeunes filles et les jeunes hommes, forniquent avec le diable lors d’orgies sexuelles et criminelles et tuent les enfants. Cette imagerie archaïque est conservée dans Faust, mais le XVIIIe siècle “éclairé”, ou en voie de l’être, sait que ce sont les peurs et les jugements d’une société patriarcale dominée par l’Eglise qui créent le personnage de la sorcière, comme incarnation d’une féminité et d’une sexualité dangereuses, à exclure de l’ordre moral et social. La scène Walpurgisnacht retient l’assignation de la sorcière à la nature et à une nature refoulée, et ceci va devenir essentiel dans la dramaturgie moderne. Faust y entreprend sous la conduite de Méphisto la montée au Brocken ; c’est d’abord pour lui une marche dans les forêts, parmi les roches, la végétation et les animaux, le long des ravins, devant les anfractuosités de rochers et les grottes, marche au cours de laquelle le promeneur est assailli de sensations et perceptions multiples. Mais en s’alliant avec le diable, Faust a quitté l’ordre de la raison (“des Denkens Faden ist zerrissen”) et plonge dans un chaos pulsionnel (“Laß uns in den Tiefen der Sinnlichkeit glühende Leidenschaften stillen”), une sorte de chora primitive mythique, il entre dans un univers hallucinatoire, met le pied sur un continent encore inexploré de lui, “die Traum- und Zaubersphäre”. Les sorcières y sont omniprésentes, et face à des esprits rationalistes bornés et suffisants qui se vantent d’avoir éradiqué les 256 DENISE BLONDEAU superstitions par les Lumières, les fantasmagories les plus extravagantes mettent la raison en déroute. Là intervient la modernisation. Se fondant sur ses propres études des sciences de la nature, Goethe revisite la symbolique du Haut et du Bas propre à la théâtralité médiévale et baroque. Dans le Prologue au Ciel, c’est la divinité qui, “d’en haut”, définit la place du mal et la position de l’homme dans la création, inscrivant l’une et l’autre dans une perspective théologique et téléologique. A la fin de la scène Kerker, la voix off annonçant le salut de Marguerite est une “voix d’en haut”, qui dans le système de l’ordo chrétien est celle d’une transcendance. Le sommet du Brocken, vers lequel montent les sorcières et les diables, est, conformément à la définition du diable comme simia dei, une parodie des hauteurs du Ciel où trônent le Seigneur, les anges et les archanges. Mais, justement, Goethe a abandonné le projet de faire culminer la Nuit de Walpurgis sur un triomphe de Satan, sur une Apocalypse du mal ; on connaît l’avancement de cette composition par les Paralipomènes. Dans un esprit de modernité justement, il a renoncé à un finale qui eût cautionné une vision théologique dualiste. C’est un autre credo que Goethe expose ici, élaboré parallèlement à la pièce de théâtre par l’observation assidue et la réflexion scientifique. C’est la conviction qu’il existe dans la nature deux forces ou “roues” motrices : “Triebräder”. Au fondement de la vie de la nature il y a d’abord une tension antagoniste permanente, si on la considère seulement dans sa matérialité, la nature vit dans des processus incessants de production et destruction, elle est selon les termes de Goethe lui-même une “opération physico-chimique”. Il nomme ce jeu d’oppositions la loi de polarité, “Polarität”. Mais il n’y a pas de nature, pas de matière, sans esprit. Et si l’on considère la nature dans sa spiritualité, elle apparaît alors comme dotée d’un pouvoir d’élévation, animée d’un formidable élan vers le haut, “Steigerung”, qui permet de sortir du cycle infini des morts et naissances et de concevoir un autre niveau d’existence. Les deux principes moteurs, Polarität et Steigerung, sont corollaires. C’est en substance ce que Goethe expose dans une lettre au Chancelier von Müller du 24 mai 1828. Il y revient sur un essai des années 1782-83 du naturaliste Tobler, auquel il a donné son aval, intitulé Die Natur, le fameux Fragment de Tiefurt :

Man sieht [dans le texte de Tobler / Goethe] die Neigung zu einer Art von Pantheismus, indem den Welterscheinungen ein unerforschliches, unbedingtes, humoristisches, sich selbst widersprechendes Wesen zum Grund gedacht ist […]

Die Erfüllung aber, die ihm fehlt, ist die Anschauung der zwei großen Triebräder aller Natur : der Begriff von Polarität und von Steigerung, jene der Materie, insofern wir sie materiell, diese ihr dagegen, insofern wir sie geistig denken, angehörig ; jene ist in immerwährendem Anziehen und Abstoßen, diese in immerstrebendem Aufsteigen. Weil aber die Materie nie ohne Geist, der Geist nie ohne Materie existiert und wirksam sein kann, so vermag auch die Materie FAUST : WALPURGISNACHT 257

sich zu steigern, so wie sich’s der Geist nicht nehmen läßt, anzuziehen und abzustoßen9.

Le poète plus ou moins panthéiste (“eine Art von” !), qui pose une telle faculté de Steigerung comme moteur de la productivité d’une nature à la fois matière et esprit, est celui qui fait décréter par une transcendance le salut de Faust et de Marguerite. Dans la vision “scientifique”, cette accession à un degré plus haut d’existence n’est plus l’intervention d’une transcendance, ou, si elle reste une grâce, alors celle d’un dieu immanent – deus sive natura – plutôt une loi de nature, et même le principe de vie de cette nature :

Sie [die Natur] bedient sich hierzu [das Mannigfaltigste hervorzubringen] des Lebensprinzips, welches die Möglichkeit enthält, die einfachsten Anfänge der Erscheinungen durch Steigerung ins Unendliche und Unähnlichste zu vermannigfaltigen […]10.

Deus sive natura ! Le Dieu du Prologue se présente comme un jardinier, voit l’homme comme un arbrisseau portant en lui la possibilité de floraison et de fructification (“Blüt’ und Frucht”). La partition ancienne du Bien et du Mal et la connotation morale du Haut et du Bas s’effacent au profit de la vision naturaliste d’une croissance organique orientée vers le haut mais n’excluant pas les forces centrifuges aberrantes qui n’obéissent qu’à la loi de polarité et ignorent le principe de Steigerung. On a déjà cité le passage de Poésie et Vérité où la même métaphorique empruntée à la végétation (“[…] Keim, Baum, emporwachen […]”) côtoie la métaphysique11. C’est par l’étude de la botanique et en remettant en question le statisme de la taxinomie au profit d’une vision dynamique, que Goethe s’est dégagé de l’epistémè classique pour entrer dans la science moderne, la science des vivants puis du vivant. L’ouverture à la modernité est dans cette relégation de la métaphysique et la morale au profit de l’étude du vivant, à une période de changement de paradigme où la vie, considérée par Goethe dans ses études scientifiques comme un “phénomène” à explorer, devient objet d’étude12. Si les sorcières du Brocken restent l’incarnation du mal, c’est que, incluses dans la nature, elles veulent, comme Méphisto, s’opposer à la vie. Les images de la scène Walpurgisnacht font d’elles des tueuses, non seulement la vieille brocanteuse avec ses outils de mort obsolètes, mais les jeunes sorcières qui revendiquent leur stérilité (“wir waschen, wir waschen / Und sind auf ewig unfruchtbar”) le sont. Leur retour du Brocken, une fois instauré le royaume de Satan, aurait dû proclamer le triomphe de la mort sur la vie. Mais voilà : Méphisto est contraint d’admettre la vanité de ses efforts de destruction et

9 Die Natur, Fragment [von Christof Tobler],in GOETHE, Naturwissenschaftliche Schriften II, Gedenkausgabe, p. 921 et Erläuterung zu dem aphoristischen Aufsatz Die Natur [Goethe an den Kanzler von Müller], Naturwissenschaftliche Schriften I, Gedenkausgabe, p. 925. 10 Polarität, Essai de 1830, in GOETHE, Naturwissenschaftliche Schriften II, p. 864. 11 Voir note 7. 12 C’est à Michel Foucault que l’on se réfère ici. Voir Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, en particulier le chapitre V, Classer. 258 DENISE BLONDEAU l’impossibilité du néant. Qu’il s’agisse d’une créativité immanente infinie, pour qui la mort n’est que “le secret pour avoir beaucoup de vie” (une nature matière) ou d’une puissance de vie éternelle (“der ewig regen, / Der heilsam schaffenden Gewalt”) (une nature esprit), il s’agit de cette force néguentropique que Goethe nomme “die Allgegenwart des Lebens”. C’est “l’énigme” à laquelle Faust s’affronte, lorsque, fasciné par le pouvoir créateur de la nature, encheiresis naturae, il demande à comprendre comment se maintient la cohésion de l’univers, “was die Welt im Innersten zusammenhält”, question à laquelle Méphisto ne peut répondre13. Lorsque Faust, dans son monologue liminaire de la scène Wald und Höhle, prend le temps de contempler la nature, Goethe lui fait formuler l’une de ses propres découvertes scientifiques, majeure :

Du führst die Reihe der Lebendigen / Vor mir vorbei, und lehrst mich meine Brüder / Im stillen Busch, in Luft und Wasser kennen14.

Sans excessive audace, on peut lire cette vision ”intuitive” (dont se moque Méphisto : “die hohe Intuition” !), ou cet “aperçu” goethéen d’une “chaîne des vivants” et d’une fraternité entre les créatures, comme un écho de la “découverte” par Goethe de l’os intermaxillaire, qui vient confirmer son hypothèse d’une continuité entre les êtres vivants. Le 17 novembre 1784, il écrit à Knebel :

Hier schicke ich dir endlich die Abhandlung aus dem Knochenreiche […] Ich habe mich enthalten das Resultat, worauf schon Herder in seinen Ideen deutet, schon ietzo merken zu lassen, daß man nämlich den Unterschied des Menschen vom Tier in nichts einzelnem finden könne. Vielmehr ist der Mensch aufs nächste mit den Tieren verwandt. Die Übereinstimmung des Ganzen macht ein jedes Geschöpf zu dem, was es ist, und der Mensch ist Mensch so gut durch die Gestalt und Natur seiner obern Kinnlade, als durch die Gestalt und Natur des letzten Gliedes seiner kleinen Zehe Mensch. Und so ist wieder jede Creatur nur ein Ton eine Schattierung einer großen Harmonie […].

C’est donc bien en nourrissant son drame de sa réflexion sur la nature que le dramaturge peut intégrer et moderniser les sorcières et leur sabbat infernal. Poétiquement, la scène Walpurgisnacht est le prolongement de la scène Wald und Höhle, elle enregistre les implications scientifiques du monologue initial de Faust et les corrections réalistes du diable. Habilement, le poète réunit dans cette perception “matérialiste” de la nature ses convictions scientifiques et l’interprétation ancienne d’une matière “diabolique”. Il lui suffit de situer la scène dans l’espace et le temps, par l’indication scénique “Harzgebirg. Gegend von Schierke und Elend” et le titre Walpurgisnacht. En localisant la

13 Il a largement été souligné que Méphisto ne fait que de contribuer au plan divin, mais c’est surtout à la créativité infinie de la nature qu’il contribue, même s’il souhaite la destruction : “Man gehorcht ihren Gesetzen, auch wenn man ihnen widerstrebt ; man wirkt mit ihr, auch wenn man gegen sie wirken will”, GOETHE, Die Natur. 14 Faust, v. 3225 ss. FAUST : WALPURGISNACHT 259 scène par ce référent biographique et cette référence mythique, il définit la nature comme affrontement incessant de forces antagonistes qu’il a observé et comme l’ensemble des pulsions ou postulations refoulées par la culture, qu’un imaginaire collectif ancien a ramassé dans les figures des sorcières et autres créatures infernales. La danse avec la jeune sorcière est un plaisir facile auquel Faust n’a jamais goûté, voire dans cette société une sorte d’interdit (Scène Am Brunnen : “auf Dorf und Tanzplatz”, scène Kerker “wie werden uns wiedersehen, aber nicht beim Tanze”). C’est aussi une image clé de l’essai Die Natur, dont la scène Walpurgisnacht semble une version théâtrale : une sorte de tournis sans fin, dans lequel une nature indifférente parce que considérée dans sa matérialité entraîne les individus jusqu’à ce que mort s’ensuive, le cycle infini (“Kreislauf”) des morts et naissances :

Ungebeten und ungewarnt nimmt sie [die Natur] uns in den Kreislauf ihres Tanzes auf und treibt sich mit uns fort, bis wir ermüdet sind und ihrem Arm entfallen […]15.

Die Menschen sind alle in ihr und sie in allen. Mit allen treibt sie ein freundliches Spiel und freut sich, je mehr man ihr abgewinnt. Sie treibt’s mit vielen so im Verborgenen, daß sie’s zu Ende spielt, ehe sie’s merken […]16.

Lorsqu’il danse avec la jeune sorcière, Faust est l’un des “enfants” d’une nature amorale, qui ne se soucie pas des individualités qu’elle appelle sans cesse à la vie et qu’elle détruit comme par jeu, à seule fin que la vie continue :

Sie scheint alles auf Individualität angelegt zu haben und macht sich nichts aus den Individuen. Sie baut immer und zerstört immer. […] Leben ist ihre schönste Erfindung und der Tod ist ihr Kunstgriff, viel Leben zu haben17.

Cette danse est donc une danse macabre, elle représente scéniquement le risque d’une acception seulement matérialiste de la nature : s’abîmer dans l’ivresse de cette transe (“daß ich mich nur nicht selbst vergesse”) impliquerait une perte de conscience et serait finalement un crime “moderne”, un crime contre l’esprit, ou bien contre la nature considérée dans son intégralité, matière et esprit.

***

Enfin, la modernité des scènes de sorcellerie de Faust réside surtout dans la signification que le lecteur peut leur donner dans le cadre d’une réflexion esthétique, conduite plus volontiers chez Goethe dans l’immanence du texte que dans un discours théorique parallèle. Dans une lettre à Zelter du 4

15 GOETHE, GA, vol. 16, p. 921. 16 Ibid., p. 922. 17 Ibid., p. 923. 260 DENISE BLONDEAU décembre 1827, Goethe invite son lecteur à prêter attention aux énigmes dont son œuvre abonde, en particulier celles d’ordre esthétique :

Sie [die Deutschen] stolpern über Strohhalmen […] Ebenso quälen sie sich und mich mit den Weissagungen des Bakis, früher mit dem Hexeneinmaleins und so manchem andern Unsinn, den man dem schlichten Menschenverstande anzueignen gedenkt. Suchten sie doch die psychisch-sittlich-ästhetischen Rätsel, die in meinen Werken mit freigebigen Händen ausgestreut sind, sich anzueignen.

Le sabbat de sorcières de la Nuit de Walpurgis est un appel à une telle lecture. C’est l’infinie productivité d’une nature exclue de l’ordre symbolique, qui est ici théâtralisée. Les premiers essais des années de Sturm und Drang comme les Naturwissenschaftliche Schriften font de la nature une artiste : “Sie ist die einzige Künstlerin” lit-on dans le Fragment de Tiefurt, comme en écho à Werther et à ces essais esthétiques de jeunesse. A partir de ses propres énergies vitales refoulées, donc avec l’aide de Méphisto, Faust crée des images fantasmatiques qui deviennent les figures d’un théâtre onirique et magique (“die Traum- und Zaubersphäre”), ainsi l’”envers de la raison” ou “le mal” contestent un ordre symbolique archaïque. Est ici citée l’esthétique de la création du Sturm und Drang, on entend les appels de Hamann, Herder et du Goethe des années 70 à renouveler l’inspiration et les formes poétiques par une plongée dans la “nature”. Le foisonnement d’images de la montée au Blocksberg a la même force contestatrice que les grylles de l’art gothique ou la peinture de Jérôme Bosch, contestataires de l’ordre religieux médiéval et baroque. Explicitement rattachée à la “nature”, au soma, cette luxuriance de spectres, de sorcières ou de diables, d’animaux ou de créatures hybrides, de racines térébrantes, suscitée par un imaginaire collectif que l’on a voulu brider, est mise au service d’une esthétique qui cherche à ébranler le pouvoir légiférant du logos, comme les grognements animaux (“der tierische Laut”) venaient heurter le discours religieux dans la scène d’exorcisme. Il restera à analyser comment la scène montre les limites de cette esthétique. Dans les deux scènes Hexenküche et Walpurgisnacht, Goethe conserve aux sorcières et créatures infernales leurs réquisits traditionnels. Il est en effet tout à fait documenté sur les récits ou représentations de sabbats de sorcières et autres synagogae satanae, la précision des paralipomènes qui devaient constituer le finale de la Nuit de Walpurgis en témoigne. Mais le terme “sorcière” apparaît dès la scène Vor dem Tor, où il est une invective désignant une “vieille” aux pratiques douteuses, dangereuse pour la vertu des jeunes filles, entremetteuse de type Marthe, éventuellement “faiseuse d’anges” et à l’avance associée à Méphisto. Elle opère en un lieu mal famé, Burgdorf, opposé au lieu civil qu’est la ville, un locus terribilis qui inspire cette horreur (“mir graut”) que Marguerite, marquée par les codes de sa petite bourgeoisie, éprouve spontanément vis à vis de Méphisto, et vis à vis de Faust lorsqu’il est l’acolyte de ce dernier (Kerker), “Heinrich, mir graut vor dir !”). La sorcière est l’un des deux versants de l’image de la femme que Faust porte en lui. FAUST : WALPURGISNACHT 261

Cette image est clivée, car surdéterminée par les deux instances qui régissent l’ordre symbolique patriarcal de l’époque, la raison et la religion. Elle est sublime, c’est la beauté d’Hélène et la vertu de Marguerite, et abjecte, c’est la sorcière représentant les pulsions non contrôlées, la nature. On sait que la scène Hexenküche fut écrite en 1788 à Rome, dans les jardins de la Villa Borghese. Les “fantômes nordiques” sont dans une relation de “polarité” avec la culture antique classique : “Schönheit” vs “Barbarei”18 ou encore “Wust von Raserei” vs “himmlisch Bild”, “Inbegriff von allen Himmeln”. En termes goethéens, cette loi de polarité est active en Faust : si l’on présente à l’œil de la lumière, cet œil suscite l’obscurité, et inversement. Les didascalies de la scène Hexenküche montrent quelle correspondance étroite existe entre l’antre de la sorcière et le cabinet de travail de Faust au début de la scène Nacht. C’est le même enfermement dans un lieu d’où la vraie vie est absente, la même abondance d’instruments ne servant qu’à “mettre la nature à la torture”. Par eux, le lien est établi explicitement entre l’univers des pères (“Urväterhausrat”) et celui de la sorcière (“Hexenhausrat”). Le monde patriarcal enfante cette sorcière, qui devient la figure centrale d’un théâtre d’ombres, des fantasmagories d’une lanterne magique agitée par Méphisto devant des fonds de brume ou de fumée19 (“Gaukelspiel und Zauberkünste”). La mise en relation d’un théâtre illusionniste avec l’art dramatique, qui, lui, dénonce l’illusion en même temps qu’il la pose, est un appel à une réflexion sur l’illusion au théâtre et dans l’art. A Méphisto dont la volonté de faire le mal n’aboutit jamais et dont le pouvoir est nul, il ne reste que les artifices (“meine Künste”). Les fantasmagories plus ou moins obscènes de Méphisto s’évanouissent lorsque l’œil intérieur de Faust suscite un autre spectacle, également fantasmatique, dont la figure centrale n’a pas le même statut scénique que les sorcières, Lilith ou Baubo. Faust rejette la jeune danseuse dans une même réaction de dégoût que celle ressentie dans l’antre de la sorcière : une souris rouge peu ragoûtante, tirée du bestiaire fantastique des contes et superstitions populaires, s’échappe de la bouche de la jeune danseuse. Le détail sordide sert de transition vers un nouveau spectacle, qui rethéâtralise la thématique du drame bourgeois, la condamnation de la jeune fille séduite devenue mère infanticide20. Le drame en miniature que se joue Faust se déroule en trois “actes”, séparés par les interventions de Méphisto, et leur enchaînement est un modèle de débat esthétique. Entre le premier et le second “acte” Faust s’implique de plus en plus. A partir d’impressions visuelles encore floues, il accède sinon à l’aveu franc de sa responsabilité dans la tragédie réelle, du moins à la reconnaissance d’avoir été l’amant de Gretchen : “tua res agitur”. Le troisième acte est un théâtre de la participation, le spectateur Faust

18 Paralipomène 89 sur Faust : “die Schönheit reißt ihn aus der Barbarei”. 19 Goethe homme de théâtre songeait à une lanterne magique pour représenter la vision de l’Esprit de la terre ou la scène d’exorcisme. 20 Voir Béatrice Dumiche, “Marguerite, un personnage de contestation esthétique”, in Béatrice DUMICHE / Denise BLONDEAU (éd.), Faust, modernisation d’un modèle, p. 84. 262 DENISE BLONDEAU parachève le tableau ou la scène en anticipant l’exécution et ajoutant la marque rouge du sang sur le cou. Il restera silencieux jusqu’à son cri de désespoir dans Trüber Tag. Feld. Il est possible, mais non certain, que Faust accède à ce moment à un début de conscience de ses actes. Mais l’intérêt est ailleurs : la construction de la scène par Goethe soulève la question d’une vertu éducatrice, morale du théâtre, d’une scène “moralische Anstalt”. Par cet enchâssement des hallucinations, qui est aussi un procédé habituel chez lui – “wiederholte Spiegelungen” – Goethe interroge la qualité esthétique d’un théâtre qui opère par le pathos, dont les ressorts sont une terreur sans pitié. Il pose une question centrale de la tragédie, celle de la faute tragique et de la rétribution : non pas ou pas seulement au plan moral et social (“die richtende gefühllose Menschheit”), en critiquant l’ordre patriarcal qui pousserait la “fille mère” au désespoir et au meurtre de son enfant ; mais au plan esthétique, car la représentation scénique du châtiment opère par la terreur. Il apparaît que ce théâtre de la cruauté est dépassé et peut-être peut-on lire dans sa dénonciation parodique l’autocritique d’un Goethe se souvenant des outrances de son Clavigo. L’hypothèse interprétative est confortée si l’on songe que dans Iphigénie en Tauride Goethe fait fuir les Érinyes, veut mettre un terme aux meurtres, rejette l’expiation ou la rétribution par l’effusion de sang. Au nom du poète Goethe, Thoas interrompt le récit d’Iphigénie : “es sei / Genug der Greuel !”). Le dramaturge substitue à la peine de mort la vertu curative d’une “pure humanité” (“alle menschliche Gebrechen sühnet reine Menschlichkeit”), même si le succès est relatif. La représentation macabre que Faust se donne à lui-même à la fin de la Nuit de Walpurgis reprend les discussions d’esthétique théâtrale de Goethe et Schiller dans les années 90, en particulier leur commun rejet du pathos et de la terreur, encore plus vigoureux chez Goethe qui redoutait de se détruire en écrivant une tragédie. Avec cette insertion d’un théâtre dans le théâtre, Goethe mobilise les idées qu’il développe dans son interprétation de la poétique d’Aristote21, sa discussion de la fameuse catharsis. Il conteste en effet une quelconque “purification” du spectateur par la représentation tragique et envisage en guise de catharsis une résolution du tragique à l’intérieur de la pièce, une issue conciliatrice. Ce débat est poursuivi au début du second Faust par une reprise ironique de la notion, il s’agira d’une catharsis “à la mode des elfes”22 : la fuite et le sommeil de l’oubli. Au troisième “acte” du spectacle macabre, Faust spectateur captif s’écrie : “Welch eine Wonne ! Welch ein Leiden !”. L’absence de sujet dans la formulation laisse ouverte la question de savoir qui jouit et qui souffre. Faust a, une fois engagé avec Méphisto et entré dans la “vraie vie”, reconnu les profondeurs ténébreuses de la psyché (“die psychisch-sittlich-ästhetischen

21 GOETHE, Nachlese zu Aristoteles’ Poetik, in GOETHE, Gedenkausgabe, vol. 14, p. 709- 712. 22 Faust : “Erzeigt euch hier nach edler Elfenweise …Sein Innres reinigt von erlebtem Graus … / Erst senkt sein Haupt aufs kühle Polster nieder, / Dann badet ihn im Tau aus Lethes Flut …”, Faust, v. 4622 ss. FAUST : WALPURGISNACHT 263

Rätsel” de la lettre de Goethe à Zelter), connaissance qui ne s’acquiert que par l’expérience de la vie … ou / et, sur un mode intellectuel, par la fréquentation des œuvres d’art, en particulier des arts visuels. Il est difficile, lorsque l’on suit le déroulement, comme spectacle dans le spectacle avec parties alternées, de la marche au supplice de la jeune condamnée, de distinguer les positions respectives de Faust et Méphisto. Dans la perspective de la “tragédie” de Faust, Méphisto poursuit sa course et veut traîner Faust “durch das wilde Leben, / durch flache Unbedeutenheit”, le faire “frétiller”23 comme une proie prise à l’hameçon. Il doit en conséquence l’empêcher de s’abandonner à l’anamnèse, de tomber dans la paralysie et la sidération. Il veut le diriger vers de nouvelles aventures érotiques (“Ich verbinde dich aufs Neue” (“ich bin der Werber, und du bist der Freier” )24, en lui offrant de la chair fraiche et de nouveaux divertissements, alors que la vision fascinante est celle d’un spectre ou d’une statue froide (“Idol”). Il menace donc Faust de mort, mais d’une mort qui n’est pas celle que lui-même souhaite pour Faust, ni non plus celle que celui-ci imagine. Dans une autre logique, métapoétique, Méphisto avertit Faust de ne pas confondre leurre et “réalité” (“réalité” n’étant pour cet “esprit menteur” rien d’autre que ses tours de magie !). Se servant de l’ambiguïté du rôle, Goethe fait introduire par le diable une exhortation à ne pas confondre l’art et la réalité. Avec l’image de Méduse, il pose une référence qui symbolise à la fois la décapitation d’une victime monstrueuse et la sidération mortelle du spectateur d’un interdit. Il retient le trouble “étrange” d’un plaisir visuel ambigu (encore une des énigmes “psychisch-sittlich-ästhetisch” de la lettre à Zelter !). On connaît le texte du Voyage en Italie où il se souvient de l’effet produit sur lui par un masque de Méduse vu au Palais Rondanini :

[…] ein wundersames Werk, das den Zwiespalt zwischen Tod und Leben, zwischen Schmerz und Wollust ausdrückend, einen unnennbaren Reiz wie irgend ein anderes Problem über uns ausübt25.

Relever cette dialectique de jouissance et de souffrance, de plaisir et d’angoisse, c’est soulever la question du plaisir trouble pris au spectacle tragique. La fascination (“Ich kann von diesem Blick nicht scheiden”) de la mort et de l’horreur est peut-être d’un voyeur, c’est en tout cas l’une des grandes questions d’une esthétique de la réception. Elle est au centre des conversations et échanges épistolaires de Goethe et Schiller sur le sujet. Si Schiller, le théoricien, rédige l’essai Über den Grund des Vergnügens an tragischen Gegenständen, Goethe insère leur réflexion dans sa poésie. Un autre personnage, Wilhelm, l’exprime : se croyant une vocation artistique, il se plonge dans l’histoire et l’esthétique théâtrales. Impressionné par l’existence en l’homme d’une attirance vers le mal (“eine Art Lüsternheit

23 Faust, v.1860 ss. 24 Ibid., v. 4054, v. 4071. 25 GOETHE, Italienische Reise, voir Schöne (n. 2), p. 360-361. 264 DENISE BLONDEAU nach dem Übel ”) et d’une propension à jouir de la souffrance (“eine dunkle Sehnsucht nach dem Genusse des Schmerzens”), Wilhelm s’interroge sur le plaisir que peut avoir cet homme à voir souffrir et mourir sur scène :

Man hat oft unter den Kritikern gehandelt, ja wohl gestritten, woher das Gefallen komme, das der Mensch am Drama, besonders am Trauerspiel hat.

Et conclut :

Und selbst grausame zerstörende Begierden […] haben geheime Wege und Schlupfwinkel, wodurch sie zu den allersüßesten Vergnügungen hinübergehen. Alle diese innerlichen Gänge und Wege werden durch Schauspiele, besonders durch die Tragödie, mit elektrischen Funken durchschüttert, und ein Reiz ergreift den Menschen; je dunkler er ist, je größer wird das Vergnügen26.

En faisant ainsi des sorcières et du diable les acteurs d’un mauvais théâtre, illusionniste et cruel, Goethe transforme un folklore archaïque en une avancée vers la modernité théâtrale. Il propose de poursuivre cette réflexion esthétique en faisant se heurter, dans le Walpurgisnachtstraum, une pièce de dilettante, jouée par des dilettantes, et le théâtre de Shakespeare. Mais il aura alors épuisé l’apport esthétique des sorcières.

26 GOETHE, Wilhelm Meisters Theatralische Sendung, livre II, chapitre 4, p. 610, puis II, 5, p. 615, 618. CAHIERS D’ÉTUDES GERMANIQUES

N° 56 (2009/1) Traduire, adapter, transposer — J. DEMORGON, L’intraduisible pensée des cultures et la culture de l’intraduisible. – R. SAUTER, Les relations littéraires franco-allemandes. État des lieux. – H. INDERWILDI, Le théâtre allemand contemporain en traduction. État des lieux. – F. FAVRETTO, Les démêlés d’un petit éditeur de traduction littéraire. – T. GALLEPE, La “traduction” en allemand de noms propres en fiction narrative. Jeux sémiques, génériques et textuels. – M. SCHREIBER, Les procédés de l’adaptation diminutive : Balzac, Flaubert, Verne et Zola simplifiés, résumés, purifiés. – C. MAZELLIER- LAJARRIGE, La traduction théâtrale et son adaptation pour le surtitrage. L’exemple du théâtre allemand contemporain (K. Röggla/ M. Heckmanns). – C. GEITNER, Traduction et transposition – à la recherche d’une version allemande de “La Rose et le Réséda” de Louis Aragon. – M. GODE, Ernst Stadler traduc- teur de Francis Jammes. – M. CARRE, Les langues dans Austerlitz de W. G. Sebald : Babel revisitée ? – C. STANGE-FAYOS, Spécificités et difficultés de la traduction de textes de science-fiction. À l’exemple du roman de Wolfgang Jeschke, Das Cusanus Spiel. – T. GRASS, La traduction des arrêts de la Cour de Justice des Communautés européennes. De l’adaptation à la localisation. – S. DIJOUX, La transposition des concepts juridiques originaux dans un autre système de droit : traduction ou adaptation ? – A. SOULOUMIAC, Théorie et pratique d’une transposition correcte. – Y. LANDEROUIN, L’adaptation cinématographique : une chance pour le roman ? – C. KAISER, Berlin Alexanderplatz. La réappropria- tion par Fassbinder de l’œuvre de Döblin. – S. KREMSER-DUBOIS, L’adaptation à l’écran par Wolfgang Staudte du roman de Heinrich Mann Der Untertan. – S. MARTEN, Antigone en automne. Le travail du mythe dans le film L’Allemagne en automne. – M. DEL ROSARIO NEIRA PIÑEIRO, Deux traductions cinématographiques de Lettre d’une inconnue. – L. PORTES, Du recueil à l’écran : enjeux de l’adaptation des nouvelles de Judith Hermann dans le film Nichts als Gespenster. – V. BONTEMPS, La transposition scénique : un acte singulier de création ? – I. HAAG, Les Liaisons dangereuses de Laclos réécrites par Heiner Müller dans Quartett. – J. ALBRECHT, La réception du lied allemand (Volkslied et Kunstlied) en France : traductions “philologiques”, traductions “poétiques”, traductions “sous contrainte musicale”. 14,00 €

N° 57 (2009/2) Le thème de l’après-coup (Nachträglichkeit) dans l’interprétation de phénomènes philoso- phiques, historiques, littéraires et artistiques — J. BERNAT, “Psyché n’est qu’après-coup” (les tempora- lités psychiques). – F. FISCHBACH, La philosophie vient-elle toujours “après coup” ? Étude d’un topos philosophique entre Fichte et Marx. – L. CALVIE, Le Vormärz, après-coup : de 1945 à l’Alle- magne unifiée depuis 1990. – H. LECLERC, Le Witiko d’Adalbert Stifter (1865-1867), un roman bohémiste après-coup ? – M. COUSTILLAC, Universitätskirche Leipzig (1240-1968): memoriale Rekonstruktion eines 1968 gesprengten Gotteshauses und Wiederaufbaudebatte 1992-2008. – M. DURAND-BARTHEZ, Le dilemme du retour d’exil face à l’après-coup du nazisme dans les réalités allemandes d’après-guerre. Réflexions autour de la correspondance échangée par Hermann Broch avec Volkmar von Zühlsdorff et Ruth Norden (1945-1949). – C. MAZELLIER-LAJARRIGE, La traduction théâtrale et son adaptation pour le surtitrage. L’exemple du théâtre allemand contemporain (K. Röggla / M. Heckmanns). – A. COZIC, La poésie de Rose Ausländer : exorcisation du traumatisme ou exil irrémédiable ? – H. CAMARADE, Les Allemands dans la résistance en France (1940-1945) : un trou de mémoire en République fédérale d’Allemagne. – A. ALLERKAMP, Survivance/Nachleben. Trois romans féminins après Auschwitz. – P. FAGOT, Témoignage et après-coup. – M. MOELLER, Religiöse Ästhetik im Trümmerfilm als nachträgliche Sinnkonstruktion. – F. LARTILLOT, “L’Après-coup” : destins d’une notion dans l’écriture de Friederike Mayröcker, années soixante-dix. – V. KUHN, L’après-coup de la guerre et les premiers voyages en France de Hubert Fichte. – A. COMBES, Pour une pratique dramaturgique de l’après-coup : remarques sur quelques inserts du Germania 3 de Heiner Müller. – N. SCHNITZER, “Lukki, die brutale Sau, hatte ich ganz vergessen”. Präsupposition und Nachträg- lichkeit in Wolf Hass’ Roman Das Wetter vor 15 Jahren. 14,00 €

N° 58 (2010/1) Rupture et continuité au pays du Tournant – Umbruch und Kontinuität im gewendeten Land — S. FLEGEL/F. HOFFMANN, Erinnerungen an die DDR. Zur Bedeutung autobiographischer Kontinuitätssuche nach dem Umbruch in Deutschland. – S. GOEPPER, Hans Joachim Schädlich : de la parole empêchée à l’écriture de la “seconde dissidence”. Évolutions et permanences d’une œuvre à la croi- sée des champs littéraires. – K. BOLL, “[…] naiv leben und dann eigentlich nochmal leben im angehaltenen Augenblick, im Zustand der Fiktion” – Narrative Lebenskonstruktionen bei Monika Maron im Zeichen der Wende. – E. AURENCHE-BEAU, Rupture et continuité dans l’œuvre romanesque de Christoph Hein. – H. URBAHN DE JAUREGUI, Die Ausnahmestellung des Dramatikers Peter Hacks. – H. LUGER, Der Heizer verheizt das Simulacrum. Entfremdung, Realitätsverlust und Simulation in den Romanen Wolfgang Hilbigs. – A. KÖHLER, “Eben drehte ich mich beiläufig um”: Angela Krauß’ Rückblicke. – D. ORTH, Kontinuität und Wandel in den DDR- und Wenderomanen Thomas Brussigs. – R. SKARE, Sichtbar – unsichtbar. Das Leben der Anderen (2006) durch die Brille von Überwacher und Publikum. – B. BOCK, Sprechen und Schweigen vor und nach der Wende. Analyse eines sprachbiografischen Interviews. – K. RAHMANN/ S. HANNEMANN, “Politische Wechsel  Sprachliche Umbrüche”. Internationale und interdisziplinäre Konferenz in Leipzig vom 24. bis 27. Juni 2009. – A.- M. PAILHES, Du marxisme au prophétisme : la diffusion de la pensée de Rudolf Bahro en Allemagne de l’Est après 1990. – S. TOSCER-ANGOT, Les mutations religieuses de l’Allemagne réunifiée : un équilibre bi-confessionnel en voie de rupture ? – G. LEROUX, Femmes et familles de l’Est vingt ans après. – H. BALDAUF-QUILLIATRE/C. ASLANGUL-RALLO, Ostprodukte. Ostprodukte? Konsumverhalten und Markenstrategien als Spiegel der deutschen Befindlichkeiten 20 Jahre nach der Wende. 14,00 €

N° 59 (2010/2) Canon et traduction dans l’espace franco-allemand — F. WEINMANN, Canon et traduction, ou l’illusion d’éternité. – C. NORD, Die Luther-Bibel als “kanonischer” Text – Hemmschuh oder Hilfe bei der Neuübersetzung? – W. PÖCKL, Nur wer im Wohlstand lebt, lebt angenehm. Geflügelte Worte, kanonische Eitate : Eine Herausforderung für die Übersetzer von François Villon. – J. ALBRECHT, Racine im deutschen Sprachraum – eine gescheiterte oder aber eine nie angestrebte Kanonisierung? – M. LEVEQUE, Le cas du chanoine Schmid, un déluge de traductions avant la mort et l’oubli. – P. GERVAIS, De Goethe à Gounod : le livret de Faust ou la canonisation d’un écart textuel. – F. MALKANI, Werther aller et retour : le livret français de l’opéra de Massenet et sa traduction en allemand. – P. MARTY, Canon interne. Les Sonnets de Shakespeare en allemand. – R. ZSCHACHLITZ, Canon et traduction – La théorie de la production et de la traduction de la poésie de Paul Celan. – C. LECHEVALIER, “Mit Hilfe archaischer Wörter archaische Dinge […] sehen”: Peter Handke et la traduction du Prométhée enchaîné d’Eschyle. – C. PERNOT, La canonisation de Kafka et la traduction palimpseste. – D. RISTERUCCI, Pourquoi retraduire Berlin Alexanderplatz ? – F. BANCAUD, Traduire Elfriede Jelinek. – DOSSIER : “Dans la colonie pénitentiaire de Franz Kafka”, la traduction d’une grande œuvre littéraire en bande dessinée. Une interview du scénariste Sylvain RICARD par Frédéric WEINMANN. 14,00 €

N° 60 (2011/1) Médiateurs — T. KELLER, Troubadours, romantiques, hérétiques. Les chemins franco- allemands en Provence. – D. WEBER, Le juriste aixois Joseph-Jérôme Siméon et l’instauration du Code civil au Royaume de Westphalie. – J. MECKE, Mittler zwischen Kulturen, Medien und Geschlechtern: Jules et Jim. – A. KOSTKA, Otto Dix peint Alfred Flechtheim (1926) : un marchand d’art cubiste sous l’œil critique de la Nouvelle Objectivité. Temporalités cachées de la médiation artistique franco-allemande. – J. WERTHEIMER, Makler – Mittler – Mediatoren: Zur Typologie einer unentdeckten Spezies. – M. PICKER, Von Mittlern und Medien: Der Film Metropolis und seine Kritiker. – K. MARMETSCHKE, Mittler zwischen Wissenschaft, Politik und Öffentlichkeit: Edmond Vermeils deutsch-französisches Verständigungsengagement zu Beginn der 1920er Jahre. – H. M. BOCK, Diesseits und jenseits der “nationalen Optik”. Robert Minder über wahre und falsche Mittler. – J. JURT, Besatzer, Umerzieher oder Vermittler. Kultur- und bildungspolitisch Verantwortliche in der Französischen Besatzungszone: Das Beispiel von Jacques Lacan, Kurator der Universität Freiburg 1945-1950. – S. ZAUNER, René Cheval (1918-1986): trojanisches Pferd zwischen Hahn und Adler? – T. KELLER, Kommunikatives Beschweigen auf Deutsch-Französisch – Vermittlung ohne Wahrheit? Pierre-Paul Sagave und seine Gesprächspartner Wilhelm, Heidegger und Emrich. – M.-A. LESCOURRET, Levinas-Heidegger : malaise dans la médiation. – C. TEISSIER, Une médiation sous contrainte : le cas de Gerhard Leo. – M. WEINSTEIN, Mandelstam et le Sud. – C. KARPENSTEIN-EßBACH, Hubert Fichte und die Montagne de Lure. – A. BUNZEL, La Provence, lieu de médiation interallemand : Erich Arendt/Christoph Meckel, “Reise in die Provence” et “Unterwegs”. 14,00 €

N° 61 (2011/2) Médiateurs — Christina STANGE-FAYOS – Katja WIMMER, Avant-propos – Christina STANGE-FAYOS, La mascarade de l’anonymat dans le ‘débat public’ du XVIIIe siècle – Gilles BUSCOT, Les cérémonies de la (re)germanisation et de la (re)francisation à Strasbourg. Regard croisé sur des frontières urbaines (dé)masquées (1886-1928) – Claus ERHART, Don Juan oder die Masken der Verführung – Karl Heinz GÖTZE, Schillerkragen und Pelzmütze. Warum die Mode es schwer hat in Deutschland – Wolfgang FINK, La France : catholique et républicaine ? Les mises en garde d’Otto Grautoff contre le masque politique de la France – Ingrid HAAG, Rollen- und Maskenspiel im ‘Missbildungsroman’. Von Goethes Wilhelm Meister zu Heinrich Manns Der Untertan – André COMBES, Sur deux masques cinématographiques du “bourgeois démoniaque” weimarien – le gangster et le psychanalyste – dans Mabuse der Spieler de Fritz Lang (1922) – Catherine DESBOIS, Kurt Tucholsky : à cache-cache derrière les pseudonymes – Laurent GAUTIER, Faire tomber les masques du discours officiel de RDA par le défigement : le cas Volker Braun – Jean-Michel POUGET, Jeux de rôles, jeux de masques dans la sociologie de Norbert Elias – Hilda INDERWILDI, Jeux de masques avec la mort. Peinture et masque mortuaire dans l’œuvre d’Arnulf Rainer (*1929) – Susanne BÖHMISCH, Maskerade und Weiblichkeit bei Birgit Jürgenssen – Katja WIMMER, L’art de la métamorphose. À l’exemple de deux talents doubles 14,00 € BULLETIN DE COMMANDE (à retourner directement à l’administration de la revue)

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