LE MAGAZINE SCIENTIFIQUE DE L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE

N°117 GENÈVE ET LA SUISSE JUIN-AOÛT 2014 UN MARIAGE DE RAISON QUI

P24A GENÈVE BIEN EST SUISSE DEPUIS TOURNÉ DEUX SIÈCLES.  ÉLÈVE MODÈLE DE LA CONFÉDÉRATION, LA CITÉ DU BOUT DU LAC A JOUÉ UN RÔLE CLÉ DANS LA VOCATION HUMANITAIRE DE SON NOUVEAU PAYS. POURTANT, AU MOMENT OÙ LES TROUPES SUISSES DÉBARQUENT AU PORT NOIR, LE 1er JUIN 1814, LE DESTIN DU FUTUR CANTON EST LOIN D’ÊTRE SCELLÉ

HISTOIRE DE L’ART BIOLOGIE EXTRA-MUROS VERMEER LE TALON LES CHERCHEURS OU LE CULTE D’ACHILLE DU D’OR DU DE LA GLOIRE PALUDISME SÉNÉGAL PAGE 10 PAGE 18 PAGE 48

LE MAGAZINE 3 SCIENTIFIQUE DE L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE

N° 117 JUIN-AOÛT 2014

GENÈVE ET LA SUISSE, 04 ACTUS RECHERCHE UN MARIAGE DE RAISON

10 HISTOIRE DE L’ART VERMEER OU LE CULTE DE LA GLOIRE

38 L’HUMANITAIRE AU SERVICE DE LA NEUTRALITÉ Durant la Première Guerre mondiale, la Suisse évite le bain de sang mais Le « Sphinx de Delft » n’était ni un pas les tensions internes, ni les génie replié sur lui-même ni un artiste difficultés économiques. Elle utilise totalement désintéressé. Selon son activité humanitaire, et parti- Jan Blanc, le fil rouge permettant de culièrement celle de Genève, pour 24 LE RATTACHEMENT: 32 GENÈVE COMMERCE AVEC comprendre sa démarche est son justifier sa neutralité et préserver la INVENTION D’UN MYTHE PARIS, PAS AVEC ZURICH rapport obsessionnel à la notoriété. cohésion nationale. Au moment où les troupes suisses L’industrie des indienneries périclite er 15 HISTOIRE débarquent au Port Noir, le 1 juin après la chute de l’Empire français. 42 LE CHANT IRRÉSISTIBLE DES 1814, le destin du futur canton Le poumon économique de la ville, SIRÈNES INTERNATIONALES L’ALLEMAGNE est loin d’être scellé. Entretien avec qui compte parmi les plus riches de Le XXe siècle marque un relatif SOUS LES BOMBES l’historienne Irène Herrmann. Suisse, est alors l’horlogerie. Les raids aériens conduits par les désengagement de la cité du bout e du lac dans la construction commune alliés contre le III Reich ont abouti 30 LES GENEVOIS DE BERNE 34 UN XIXe SIÈCLE PLUS helvétique. Son regard est dès à la destruction quasi totale de 80 % SUISSE QUE SUISSE En deux siècles, Genève a donné à lors davantage tourné vers le reste des villes allemandes. Très contro- Genève contribue beaucoup à la la Suisse cinq conseillers fédéraux et du monde que vers Berne. versées, ces opérations s’expliquent quelques personnalités d’envergure cohésion nationale au XIXe siècle. Le par un réseau complexe de facteurs nationale, qui ont joué un rôle déter- canton multiplie les gages de bonne remontant aux origines de l’aviation. volonté envers sa nouvelle patrie, IMAGE DE COUVERTURE: minant dans l’évolution de la Confé- «FÊTE À PLAINPALAIS LE 1ER JUIN 1814», dération. Brève revue des effectifs. qu’elle connaît pourtant à peine. LANZ, BGE, CENTRE D'ICONOGRAPHIE GENEVOISE 18 BIOLOGIE LE TALON D’ACHILLE DU PALUDISME Une molécule essentielle à la survie RENDEZ-VOUS du parasite de la malaria présente une particularité qui pourrait être ex- ploitée sur le plan thérapeutique. Les premiers résultats obtenus sur des cellules en culture sont concluants.

22 NEUROSCIENCES EXCITER LE CERVEAU MAIS PAS TROP L’activité neuronale stimule les connexions tout en provoquant, simultanément, la mise en place 44 L’INVITÉE 48 EXTRA-MUROS 52 TÊTE CHERCHEUSE automatique d’un système d’inhi- bition qui évite la surchauffe. Un PAS DE SOCIÉTÉ OR ET MERCURE CHARLES BORGEAUD, SANS CULTURE AU SÉNÉGAL «MONUMENT MAN» thermostat cérébral qui a été mis en Directrice de l’Unesco, Irina Bokova A l’est du Sénégal, les orpailleurs Professeur de droit et d’histoire, évidence par une équipe genevoise. était de passage à l’UNIGE pour une clandestins extraient l’or de manière concepteur du Mur des Réformateurs conférence donnée dans le cadre artisanale en utilisant du mercure. et auteur d’une Histoire de l’Univer- du cycle proposé par le professeur L’usage de ce métal provoque une sité, Charles Borgeaud a voué toute Marc-André Renold, titulaire de la pollution de l’environnement qu’un son énergie à une idée: contribuer au chaire Unesco en droit international doctorant de l’UNIGE a étudiée rayonnement de la Cité de Calvin. de la protection des biens culturels et durant quatre ans. la Fondation Arditi. 56 À LIRE 58 THÈSES DE DOCTORAT

CAMPUS Université de Genève – Presse Information Publications – Rue Général-Dufour 24 – 1211 Genève 4 – [email protected] – www.unige.ch/campus/ SECRÉTARIAT, ABONNEMENTS T 022/379 77 17 – F 022/379 77 29 RESPONSABLE DE LA PUBLICATION Didier Raboud RÉDACTION Vincent Monnet – Anton Vos CORRECTRICE Samira Payot – www.lepetitcorrecteur.com GRAPHISME Bontron&Co – Sandra Marongiu IMPRESSION Atar Roto Presse SA, Vernier PUBLICITÉ Go ! Uni-Publicité SA Rosenheimstrasse 12 – CH-9008 St-Gall/Suisse – T 071/544 44 80 – F 071/244 14 14 – [email protected]. | Campus est membre du Swiss Science Pool – www.swiss-science-pool.com – Reprise du contenu des articles autorisée avec mention de la source. Les droits des images sont réservés. ACTUS

ASTROPHYSIQUE

QUATRE BOURSIÈRES UN PULSAR SUPERSONIQUE D’EXCELLENCE NOMMÉES Quatre chercheuses de l’Uni- ÉMET UN JET HÉLICOÏDAL versité de Genève ont obtenu C’est un objet céleste peu commun qu’une le 21 mars le titre de « boursière équipe d’astrophysiciens menée par Lucia Pavan d’excellence », soit un poste de a déniché dans la constellation de la Carène. maître-assistante d’une durée A l’aide des télescopes spatiaux INTEGRAL de trois ans. Les lauréates sont (sensibles aux rayons gamma), Chandra (rayons Laurence Terrier (Faculté des X) et du télescope terrestre ATCA (rayonne- lettres), Françoise Briegel (Global ment radio), la chercheuse au Département Studies Institute et Maison de d’astronomie (Faculté des sciences) et ses col- l’histoire), Marta Gibert (Faculté lègues de Genève, d’Allemagne, d’Australie des sciences) et Gloria Gaggioli et d’Italie ont en effet identifié un pulsar très (Faculté de droit). L’objectif de ce étrange: il se déplace à une vitesse supersonique programme est de permettre à ces et émet deux jets de particules, dont le plus long femmes de satisfaire aux critères jamais observé dans notre galaxie (40 années- d’octroi d’un poste de professeure

lumière, voir sur l’image ci-contre, en bas à NASA/CXC/ISDC boursière du FNS. droite). Un jet qui, de surcroît, possède une forme hélicoïdale. dans l’espace. Cette trajectoire est perpen- Selon l’article paru dans la revue Astronomy & diculaire à l’axe de rotation propre du pulsar, L’UNIGE ACCUEILLE TROIS Astrophysics du mois de février, le pulsar, bapti- un axe dans le prolongement duquel est émis NOUVEAUX PROFESSEURS sé IGR J11014-6103 est une étoile à neutrons le fameux jet. Cette disposition imprimerait à BOURSIERS tournant à toute vitesse sur elle-même. Cet ce dernier un large mouvement de précession Le Fonds national suisse a retenu objet très dense serait né de l’explosion d’une se traduisant par la forme hélicoïdale détectée 40 scientifiques pour bénéficier étoile géante (supernova) survenue il y a entre depuis la Terre. d’un subside de professeur 10 000 et 20 000 ans. Il s’agit maintenant d’en savoir plus sur ce jet de boursier en 2014. Trois d’entre eux ont choisi l’Université de Les astrophysiciens pensent que l’étoile à neu- particules et de déterminer si ce phénomène est Genève comme institution trons a été éjectée lors de cet événement catas- révélateur d’un type d’explosion de supernova hôte: Camille Bonvin (Faculté trophique à une vitesse de plus de 1000 km/s encore méconnu. des sciences, Département de physique théorique), Philippe Mermod (Faculté des sciences, BIOLOGIE MOLÉCULAIRE Département de physique nucléaire et corpusculaire) et Rabih Murr (Faculté de médecine, LES CAUSES GÉNÉTIQUES Département de médecine génétique et développement). DE L’AMBIVALENCE SEXUELLE Des chercheurs de la Faculté de médecine correspondant – ovaires ou testicules –, source ont identifié une mutation génétique ain- des hormones destinées à féminiser ou à mas- DEUX ÉQUIPES TOUCHENT si que le mécanisme moléculaire causant culiniser le fœtus. Des accidents de parcours DES SUBVENTIONS le syndrome de Nivelon-Nivelon-Mabille, peuvent cependant survenir, générant des alté- EUROPÉENNES caractérisé par un trouble du développement rations très hétérogènes. Les groupes de recherche de sexuel. Pour y parvenir, Serge Nef, profes- Les ambiguïtés sexuelles affectent environ une deux professeurs de la Faculté seur au Département de médecine génétique personne sur 4000. L’enfant qui est au centre de médecine, Roberto Coppari et développement, et son équipe ont analysé de cette étude est un cas rare: il s’agit d’une (Département de physiologie le génome d’un enfant ayant l’apparence d’une jeune fille présentant à la fois un trouble du cellulaire et métabolisme) et de fille mais possédant les chromosomes d’un développement testiculaire et une chondro- Daniel Huber (Département des garçon (XY). Les résultats ont été publiés le dysplasie sévère (une maladie ayant pour effet neurosciences fondamentales), 1er mai dans la revue PLOS Genetics. Selon les de perturber la croissance du squelette et d’al- ont obtenu en février deux auteurs, ils ouvrent la voie à des tests permet- térer sa structure et sa morphologie). subventions du Conseil européen tant de mieux prendre en charge les patients et L’analyse de son génome et de celui de ses de la recherche (ERC Consolidator leur famille. parents a notamment permis d’identifier une Grants) de 2 millions d’euros Chez les êtres humains, la combinaison chro- mutation sur le gène HHAT qui est expri- chacune sur une période mosomique XX ou XY se traduit en géné- mé dans les organes lors du développement du de cinq ans. ral par le développement du sexe gonadique fœtus au moment de la détermination sexuelle. CAMPUS N°117 ACTUS 5

MÉDECINE LA MÉDAILLE ALEXANDRE KOWALEVSKY DÉCERNÉE EN TANZANIE, LES VIRUS SONT À DENIS DUBOULE La Société des naturalistes de LA PREMIÈRE CAUSE DE FIÈVRE Saint-Pétersbourg, en Russie, En Tanzanie, la grande majorité des cas de Dar es-Salam et l’autre rurale, dans le village a décerné la Médaille Alexandre Kowalevsky à Denis Duboule, fièvre infantile est due à une infection virale d’Ifakara, ces patients traités en ambulatoire professeur au Département de plutôt que parasitaire ou bactérienne. Ce résul- souffraient en majorité d’infections respiratoires génétique et évolution (Faculté tat, paru dans la revue New England Journal aiguës (62,2 %), d’infections dites systémiques des sciences). Le chercheur a of Medicine du 27 février, permet de mieux causées par des microbes autres que ceux de la été récompensé pour ses travaux comprendre les principales causes de tempé- malaria ou de la typhoïde (13,3 %) et d’infec- dans le domaine de la génétique rature élevée chez les petits alors que la mala- tions virales du nasopharynx (11,9 %). La mala- évolutive du développement. ria perd régulièrement du terrain dans cette ria n’a été trouvée que chez 10,5 % d’entre eux, région. Selon Laurent Kaiser, professeur au la gastro-entérite chez 10,3 %, une infection Département de médecine interne (Faculté urinaire chez 5,9 %, la typhoïde chez 3,7 %, etc. L’UNIVERSITÉ DE de médecine) et coauteur de l’étude, ce tra- Depuis quelques années, avec le déclin de MANCHESTER RÉCOM- vail pourrait aussi améliorer la prise en charge la transmission de la malaria dans de nom- PENSE RODERICK de ces patients afin d’éviter d’administrer breuses parties d’Afrique, la plupart des cas de LAWRENCE des traitements antibiotiques lorsque ce n’est fièvre sont désormais causés par d’autres agents pas nécessaire. pathogènes dont il fallait connaître l’identité et L’étude, menée par l’Institut tropical et de la prévalence. santé publique suisse de l’Université de Bâle Par ailleurs, si le recours aux traitements anti- et à laquelle a été associé le Laboratoire de paludéens a baissé, la consommation d’an- virologie de Laurent Kaiser, est basée sur tibiotiques visant à soigner les fièvres qui l’analyse de plus de 25 000 tests de labora- continuent de sévir a, quant à elle, augmenté. toire pratiqués sur 1005 enfants de moins Ces médicaments étant souvent administrés à de 10 ans présentant une fièvre d’au moins tort ou incomplètement, des germes résistants 38 °C. Issus de deux cliniques, l’une urbaine à sont apparus. Le professeur Roderick Lawrence (Faculté des sciences de la socié- té) a reçu le Manchester Health Award for Prevention, décerné par l’Université de Manchester lors de NEUROSCIENCES la 11e International Conference on Urban Health. Il a été L’ODORAT EST UN SENS récompensé pour ses travaux sur l’écologie humaine et la santé. QUI SE CULTIVE Diplômé en architecture, Roderick Lawrence est spécialiste du Les chercheurs ont soumis des souris à des odeurs développement durable. de banane, de kiwi ou de clous de girofle et ont appris à certaines d’entre elles à différencier ces senteurs à l’aide d’un système de récompenses RENÉ RIZZOLI,  (selon un protocole typique de l’apprentissage EXPERT MONDIAL par association). L’expérience a montré que les EN OSTÉO­POROSE rongeurs entraînés activent davantage de glomé- , un site Internet rules – des structures situées dans le bulbe olfac- Expertscape dédié à l’identification des experts tif du cerveau – que ceux qui se bornent à renifler mondiaux dans les domaines passivement les mêmes odeurs et dont les per-

DR médicaux de pointe, a sélectionné formances sont équivalentes à celles d’un groupe le professeur René Rizzoli (Faculté contrôle n’ayant jamais été exposé à ces senteurs. de médecine) parmi les meilleurs On ne naît pas nez, on le devient. Les parfu- Les souris entraînées ont aussi une meilleure spécialistes internationaux meurs et les œnologues ne doivent donc pas aptitude à différencier les odeurs, même lorsque en matière d’ostéoporose. leurs performances olfactives à un don mais le signal est très faible. L’imagerie cérébrale a Expertscape s’adresse aussi bien à un entraînement. Tel est le résultat d’une permis de détecter des modifications neuro- aux patients qu’aux professionnels étude menée par l’équipe d’Alan Carleton, nales engendrées par cet apprentissage. Celles- de la santé et aux hôpitaux. professeur au Département des neuros- ci sont situées dans le bulbe olfactif et non pas ciences fondamentales (Faculté de méde- dans le cortex cérébral. Cela signifie que le sys- cine), et publiée le 19 mars dans la revue en tème nerveux périphérique est, lui aussi, capable ligne eLife. de plasticité. 6

ASTROPHYSIQUE UNE PRÉDICTION ASTRONOMIQUE SEPT CHERCHEURS PRIMÉS PAR LA DE 1973 EST ENFIN CONFIRMÉE FONDATION LEENAARDS Quarante ans. C’est le temps qu’il a fallu pour configuration imaginée par André Maeder. La Fondation Leenaards a que la prédiction d’André Maeder trouve Cette lacune est désormais comblée. Dans un décerné le 28 mars deux prix enfin une confirmation. L’astronome genevois, article paru dans la revue Science du 18 avril, scientifiques, d’un montant aujourd’hui professeur honoraire à la Faculté deux astronomes de l’Université de Seatle total de 1,75 million de francs, des sciences, a en effet calculé en 1973 le aux Etats-Unis décrivent en effet le compor- à des projets en biomédecine comportement qu’aurait la luminosité d’un sys- tement d’une étoile (KOI-3278 ) mesuré par auxquels ont participé au total tème binaire, formé d’une étoile et d’un astre le satellite américain Kepler. La luminosité quatre chercheurs de la Faculté compact (naine blanche, étoile à neutrons, trou de l’astre suit une courbe curieuse : elle subit de médecine: Nicolas Vuilleumier, noir...), s’il était observé depuis sa tranche. de brèves augmentations en alternance avec Olivier Hartley, Fabrizio Résultat, purement théorique : à chaque fois autant de diminutions à l’allure symétrique. Montecucco et Yann Seimbille. que l’astre compact passe pile devant l’étoile, Pour les auteurs, la seule explication possible La Fondation a également il provoque une brève amplification de l’éclat pour ce phénomène est celle proposée par octroyé une bourse pour la total. Le travail se base sur la théorie de la rela- André Maeder, à savoir un système binaire relève académique en médecine tivité générale selon laquelle des objets célestes comprenant une étoile similaire au Soleil et clinique à quatre projets dont font massifs peuvent dévier la trajectoire de la une naine blanche. A chaque fois que cette partie trois autres chercheurs de lumière et, par conséquent, déformer et ampli- dernière passe devant l’étoile, sa masse pro- l’Université de Genève: Karim fier l’image de sources situées derrière eux. voque une brève amplification de la lumino- Bouzakri, Pierre-Yves Dietrich et Bien que cet effet, dit de lentille gravita- sité. Au contraire, lorsqu’elle passe derrière, Patrick Vuilleumier. tionnelle, soit aujourd’hui bien connu des la luminosité totale du système subit une astronomes, il n’a jamais été observé dans la légère diminution.

URBANISME BOUCHONS ET LOGEMENTS CHERS, CE N’EST PAS LA FAUTE AUX EMPLOYÉS INTERNATIONAUX Les employés du secteur international ne sont au-delà de la frontière ne bénéficient quasiment pas responsables des problèmes de logement plus des transports publics et sont donc obli- et de mobilité qui touchent Genève. Ils les gés de prendre leur voiture pour aller travailler. révèlent et en subissent même un peu plus dure- Les experts affirment que Genève doit sortir ment les conséquences que les résidents gene- d’une logique d’affrontement partisan. Il faut vois. C’est ce qui ressort du deuxième cahier* construire plus de logements au centre et amé- d’une étude sur la Genève internationale menée liorer les transports publics. La métropole, qui par des chercheurs des universités de Genève et compte bientôt un million d’habitants, doit de Lausanne, de l’Ecole polytechnique fédérale pour cela « mettre en œuvre la transition mobi- de Lausanne (EPFL) et de l’Institut de hautes litaire, […] qui se caractérise par un consensus études internationales et du développement. général sur la priorité à la mobilité publique », Les chiffres compilés par les auteurs du rapport, écrivent les professeurs Yves Flückiger (Faculté Vahan Garibian, du Laboratoire d’économie des sciences de la société) et Jacques Lévy appliquée de l’UNIGE, et Manouk Borzakian (EPFL), responsables de la recherche. Une de l’EPFL, montrent que 45 % des employés du priorité qui tarde à s’imposer. secteur international se tournent vers des loge- DR Robert Cramer, conseiller aux Etats, admet ments situés en dehors du canton. Quant à la que l’on puisse regretter cette lenteur mais note demande de ceux qui restent sur le territoire comparables. Cela est dû au fait que la plu- qu’un point est déjà acquis : la réalité quoti- genevois, elle se porte surtout sur des segments part d’entre eux ne sont établis à Genève que dienne a fait naître un sentiment de nécessi- du marché (6 pièces et plus) différents de ceux où depuis peu de temps et qu’ils ne disposent pas té qui s’est traduit par la création en 2013 du l’on trouve les résidents genevois et où le taux de de réseaux de relations, un ingrédient central Groupement local de coopération transfon- vacances est plus élevé. Leur poids sur le mar- pour être bien logé. talière. Cet organisme, qui a pris le nom de ché du logement genevois avoisine les 12 % de La mobilité des internationaux est, elle aussi, Grand Genève, regroupe les divers exécutifs la demande globale, un pourcentage inférieur au comparable à celle des Genevois. Elle apparaît de l’agglomération. C’est à lui, désormais, de poids que représentent leurs emplois (17 %). comme un révélateur des problèmes structurels porter les projets d’urbanisation, d’environne- Ces mêmes internationaux paient en revanche de la région, en l’occurrence l’engorgement des ment, d’emploi, etc. des loyers supérieurs au reste de la popula- voies d’accès vers le centre pourvoyeur d’em- * Logement et mobilité, L’impact du secteur international sur tion pour un logement de taille et de situation plois. Ceux qui ont été contraints de s’installer Genève et l’Arc lémanique, Fondation pour Genève, 2014 CAMPUS N°117 ACTUS 7

BIOLOGIE MARINE ARNAUD LALIVE D’ÉPINAY REÇOIT LE PRIX L’IMPACT DE L’AQUACULTURE ALEXANDER FRIEDRICH SCHLÄFLI MESURÉ PAR DES FORAMINIFÈRES Le Prix Alexander Friedrich impact sur l’environnement est traditionnelle- Schläfli 2013 de l’Académie suisse des sciences naturelles a été attri- ment évalué par le suivi de certaines espèces de bué à Arnaud Lalive d’Epinay pour petite taille vivant dans les sédiments au-des- sa thèse effectuée au Département sous des cages. L’identification visuelle de cette de neurosciences fondamentales faune au microscope exige beaucoup de temps (Faculté de médecine). Dans son et d’argent et n’est pas toujours appropriée à travail, il a montré que le cerveau grande échelle. réagit contre les effets négatifs de Les biologistes genevois proposent de simplifier drogues comme la cocaïne, ouvrant le travail grâce aux outils dernier cri d’analyse

JAN PAWLOWSKI/UNIGE JAN ainsi de nouvelles voies thérapeu- de l’ADN et de l’ARN et d’un marqueur envi- tiques pour traiter les addictions. ronnemental qu’ils connaissent bien: les fora- L’impact sur l’environnement des élevages minifères, des organismes unicellulaires d’une de saumons pourrait être mesuré plus rapide- grande diversité. SERGE VULLIEMOZ PRIMÉ ment et de manière moins onéreuse qu’avec les En collaboration avec le Scottish Association of POUR SES TRAVAUX techniques actuelles en exploitant la diversi- Marine Sciences (Royaume-Uni) et l’Université SUR L’ÉPILEPSIE té génétique des foraminifères. Cette propo- d’Aarhus (Danemark), les chercheurs ont préle- Serge Vulliémoz, privat-docent au sition, publiée dans la revue Molecular Ecology vé un grand nombre de sédiments. Grâce à leur Département de neurosciences Resources du 9 mai, résulte des travaux d’une appareillage sophistiqué, ils ont observé que la cliniques (Faculté de médecine) équipe menée par Jan Pawlowski, professeur au diversité des espèces de foraminifères diminue et chef de clinique au Laboratoire Département de génétique et évolution (Faculté dans les échantillons provenant de deux éle- de cartographie cérébrale des des sciences). vages de saumons en Ecosse par rapport à ceux HUG, s’est vu décerner le Young L’élevage de saumons représente l’une des prélevés sur des sites distants. Investigator Award 2014 de la activités les plus importantes de l’aquaculture Ligue internationale de lutte contre marine. Cette pratique engendre une accu- l’épilepsie. Cette récompense mulation de déchets alimentaires, de matières salue ses travaux sur l’imagerie fécales, de composés chimiques utilisés pour cérébrale des régions impliquées nettoyer les cages, de médicaments, etc. Leur dans l’activité épileptique.

ABONNEZ-VOUS À «CAMPUS»!

Découvrez les recherches genevoises, les dernières avancées Abonnez-vous par e-mail ([email protected]) ou en remplissant scientifiques et des dossiers d’actualité sous un éclairage et en envoyant le coupon ci-dessous : nouveau. Des rubriques variées vous attendent, sur l’activité des chercheurs dans et hors les murs de l’Académie. L’Université de Je souhaite m’abonner gratuitement à « Campus » Genève comme vous ne l’avez encore Nom jamais lue! Prénom Université de Genève Presse Information Publications Adresse 24, rue Général-Dufour N°postal/Localité 1211 Genève 4 Fax 022 379 77 29 Tél. Eæ-mail [email protected] E-mail www.unige.ch/campus 8

ARCHÉOLOGIE «PLANETSOLAR» PART EN MISSION ARCHÉOLOGIQUE EN GRÈCE Le MS Tûranor PlanetSolar reprend du ser- vice. Après l’expédition DeepWater le long du LE PROFESSEUR ANDRÉ Gulf Stream en 2013, le bateau solaire suisse HURST DISTINGUÉ PAR LE se lance cet été dans la mission TerraSubmersa. GOUVERNEMENT GREC Le navire sera exploité comme moyen de trans- port et comme plateforme scientifique pour une campagne archéologique sous-marine qui aura lieu en Grèce. Le site est localisé au large de la grotte de WWW.ARCHAIOLOGIA.GR Franchthi, sur la rive nord de la baie de Kiladha (golfe de Nauplie). Les fouilles seront réalisées par des archéologues de l’UNIGE et du Musée Le Laténium (Neuchâtel), en col- Proche-Orient vers L’Europe. Les chercheurs laboration avec l’Ecole suisse d’archéologie effectueront des mesures géophysiques à par- en Grèce, le Service grec des antiquités sous- tir du MS Tûranor PlanetSolar et de l’Alkyon, marines et le Centre hellénique de recherche un bateau de recherche grec équipé d’instru- Professeur honoraire de la Faculté maritime. ments spécifiques, afin de se faire une idée de des lettres et ancien recteur de La grotte de Franchthi a été occupée durant près la topographie des zones côtières anciennes. Les l’UNIGE, André Hurst s’est récem- de 35 000 ans, du Paléolithique au Néolithique. fouilles subaquatiques seront ensuite réalisées ment vu remettre par les autorités Au cours de ces millénaires, le niveau de la mer manuellement par des plongeurs grâce notam- de la République grecque la a considérablement varié. Les scientifiques ment à un aspirateur hydraulique. Les sédi- Croix d’or de l’Ordre du Phénix. pensent que des vestiges anciens se trouvent ments dégagés et l’eau turbide seront rejetés sur Cette distinction est décernée désormais sous l’eau. Ils espèrent notamment le pont d’un bateau pour y être tamisés, ce qui par le gouvernement grec à des que leurs découvertes permettront de mieux permettra de récolter les plus petits vestiges qui citoyens qui ont excellé dans les comprendre la propagation de l’agriculture du échappent généralement aux fouilleurs. arts et la littérature, les sciences, l’administration publique, le transport, le commerce ou GÉNÉTIQUE l’industrie. Elle vient souligner la contribution du professeur Hurst aux études helléniques. LA TRISOMIE 21: UN CHROMOSOME André Hurst vient également d’être nommé membre du Conseil PERTURBE TOUT LE GÉNOME scientifique de l’Ecole pratique La présence d’un chromosome 21 surnumé- équipe n’était parvenue jusqu’à présent à iden- de hautes études de Paris. raire entraîne, dans les cellules trisomiques, tifier les modifications de l’expression des gènes des modifications du positionnement de au sein des cellules trisomiques et à les associer l’ADN dans le noyau et des interactions entre aux symptômes observés chez les patients. Et EMAGINE, UNE DES celui-ci et les protéines. Un bouleversement pour cause : il est extrêmement difficile d’iden- MEILLEURES SPIN-OFF qui perturbe l’équilibre du génome en entier. tifier les altérations liées exclusivement à la tri- SUISSES En d’autres termes, l’ajout accidentel de cette somie 21 et celles dues à la variation naturelle EMAGine, une spin-off lancée petite portion d’ADN, qui ne compte que 1 % entre les individus. par Farhad Hafezi, professeur du matériel génétique total de l’être humain, Or, à l’UNIGE, l’équipe de Stylianos à la Faculté de médecine et suffit à déranger l’expression de tous les autres Antonarakis a la chance de disposer du génome chef du Service d’ophtalmologie gènes et à causer une grande variété de mala- de jumeaux monozygotes qui possèdent exac- des Hôpitaux universitaires dies associées au syndrome de Down, dont les tement le même patrimoine génétique, à l’ex- de Genève, a été sélectionnée cardiopathies congénitales et la leucémie myé- ception d’un troisième chromosome 21 présent parmi les meilleures start-up de loïde chronique. C’est ce qui ressort d’une étude chez l’un mais pas chez l’autre. Utilisant les Suisse, dans le cadre du publiée par l’équipe du professeur Stylianos technologies récentes de séquençage à haut Swiss Technology Award Antonarakis, (Département de médecine géné- débit ainsi que d’autres outils bio-informa- 2013. EMAGine développe des tique et développement, Faculté de médecine) tiques développés au sein du Département de instruments ophtalmologiques dans la revue Nature du 17 avril. médecine génétique et développement, les cher- de pointe, tout en visant à Ce résultat confirme une hypothèse connue sous cheurs ont pu identifier, pour la première fois, rendre la technologie accessible le nom de « déséquilibre du dosage génique ». les modifications de l’expression génique attri- à tous les ophtalmologues. Cette dernière n’est pas nouvelle mais aucune buées exclusivement à la trisomie 21. CAMPUS N°117 ACTUS 9

SANTÉ LE MÉDECIN DE FAMILLE, REMPART EFFICACE CONTRE LA «BITURE EXPRESS» Ce n’était pas exactement le résultat escompté. Une étude suisse sur la consommation excessive d’alcool et de cannabis voulait mesurer, auprès de jeunes âgés de 15 à 24 ans, les effets d’une brève intervention du médecin de famille spé- cialement dédiée à ce problème. Lors d’une consultation ordinaire, un premier groupe a donc été soumis au message spécifique. Un second groupe, servant de contrôle, a également consulté mais sans recevoir de message concer- nant l’alcool et le cannabis. Résultat : aucune dif- férence de comportement n’a été mesurée entre les deux groupes. En revanche, le simple fait d’avoir consulté est associé, un an après, à une diminution de 30 % du nombre de jeunes, tous groupes confondus, affirmant s’adonner à des épisodes d’alcoolisation ponctuelle importante, aussi désignés par le terme de biture express THINKSTOCK ou de binge drinking. Décryptage avec Dagmar Haller, chargée de cours à l’Unité de médecine le facteur qui a le plus grand impact sur la mor- plutôt à mesurer une augmentation ou au mieux de premier recours (Faculté de médecine) et talité et la morbidité chez les 15-25 ans. C’est une stabilisation de la consommation excessive première auteure de l’étude publiée le 10 mars notamment à cause de lui que le taux de décès d’alcool un an après l’intervention pratiquée par dans la version en ligne du Canadian Medical stagne mondialement dans cette catégorie d’âge les médecins de famille. Association Journal. alors qu’il baisse chez les plus jeunes et les plus vieux. Une consommation excessive d’alcool est Les médecins de famille sont-ils dès lors appe- Campus: Qu’est-ce que le « binge drinking », en effet associée à une recrudescence des acci- lés à jouer un rôle important dans la préven- du point de vue scientifique ? dents de la route, de la violence et des prises de tion de la consommation d’alcool ? Dagmar Haller : Ce terme désigne le fait de risque. La mode du binge drinking accentue ce Les médecins représentent déjà un rouage boire beaucoup en peu de temps. La défini- danger, car il est souvent pratiqué avant même important dans la prévention au même titre tion que nous avons adoptée correspond à une de sortir, contrairement à une consommation que la santé publique, l’école et les parents. A consommation de cinq verres (quatre pour les plus lente qui s’étale sur toute la soirée. ce propos, contrairement à ce qu’on pense, les filles) ou plus en un laps de temps relativement enquêtes auprès des jeunes révèlent que ces der- court. Les experts anglais ajoutent une limite A première vue, votre étude conclut à une niers sont réceptifs au discours de leurs parents de temps de deux heures. C’est un mode de absence de résultat. N’a-t-elle servi à rien ? et aux limites qu’ils peuvent édicter à la consom- consommation d’alcool fréquent dans les pays Non, au contraire. Il est vrai que l’intervention mation d’alcool. Notre étude ne permet mal- anglo-saxons et scandinaves et qui est arrivé spécifique que nous avons testée dans cette étude heureusement pas de déterminer ce que les chez nous il y a une décennie environ. n’a produit aucun bénéfice. Mais notre travail a médecins doivent dire de particulier à un jeune néanmoins montré qu’une simple consultation patient. Peut-être est-ce le simple fait de consul- Cette façon de boire est-elle plus nocive chez le médecin – avec ou sans intervention spé- ter qui a eu de l’effet, ou le contenu de leur dis- qu’une autre ? cifique – est suivie d’un effet bénéfique sur la cours qui intégrait malgré tout un message sur Il se trouve que cette habitude se répand auprès consommation excessive d’alcool chez un tiers l’alcool, même dans le groupe de contrôle qui des jeunes et qu’en même temps la consomma- des jeunes. C’est un résultat auquel on ne s’at- ne délivrait pas la brève intervention que nous tion excessive d’alcool commence de plus en plus tendait pas. voulions tester. Quoi qu’il en soit, il semble tôt et touche de plus en plus de filles. L’excès évident que le médecin de famille doit se sou- d’alcool à cet âge est nocif pour le bon déve- Pourquoi ? cier de la consommation d’alcool de ses patients loppement du cerveau. Il est associé à un risque En principe, dans cette catégorie de la popu- de la même manière qu’il s’inquiète de leur taba- accru de développer plus tard une dépendance à lation, on constate une augmentation de la gisme. Or, cela n’a pas toujours été le cas. On a l’alcool et/ou de suivre un parcours psychosocial consommation d’alcool jusque vers 20-25 ans. longtemps considéré, à tort, que les cuites chez défavorable. C’est particulièrement le cas lorsque L’entrée dans l’âge adulte et la responsabilisa- les jeunes étaient un phénomène « normal » et le binge drinking est pratiqué plus d’une fois ou tion qui l’accompagne tendent ensuite à inflé- que la consommation problématique d’alcool ne deux par mois. De manière générale, l’alcool est chir cette tendance. Nous nous attendions donc concernait que les adultes. 10 CAMPUS N°117 RECHERCHE HISTOIRE DE L’ART

LA FABRIQUE DU SUCCÈS VERMEER ET LES TROIS PILIERS DE LA GLOIRE LE « SPHINX DE DELFT » N’ÉTAIT NI UN GÉNIE REPLIÉ SUR LUI-MÊME NI UN ARTISTE TOTALEMENT DÉSINTÉRESSÉ, COMME L’ONT SOUVENT ÉCRIT LES HISTORIENS DE L’ART. SELON JAN BLANC, LE VÉRITABLE FIL ROUGE PERMETTANT DE COMPRENDRE SA DÉMARCHE EST SON RAPPORT OBSESSIONNEL À LA NOTORIÉTÉ

e Vermeer, l’histoire de l’art a fabri- Afin d’échapper à l’anonymat – à l’instar d’An- qué une double image. La première, toon Van Dyck, de Frans Hals ou de Rembrandt empreinte du romantisme propre au van Rijn – Vermeer a très tôt mis en place une XIXe siècle qui l’a vu naître, est celle stratégie fondée en premier lieu sur la volon- Ddu « Sphinx de Delft », soit un artiste au génie té délibérée d’inscrire ses productions dans la inné qui aurait vécu replié dans son splendide grande tradition de la peinture néerlandaise. isolement. La seconde, renvoyant à une concep- Emblématique de cette ambition, L’Art de pein- tion plus moderne, voit dans le peintre hollan- ture (ci-contre) est ainsi, selon Jan Blanc, bien dais le prototype du créateur désintéressé dont plus qu’une simple vue d’atelier. Derrière un la motivation principale consiste à interroger les motif relativement classique à l’époque (l’ar- limites théoriques de son art. Dans son Vermeer. dernier ouvrage, Jan Blanc, profes- « L’ART DE PEINTURE » La fabrique seur d’histoire de l’art à la Faculté des EST BIEN PLUS de la gloire lettres, propose une troisième lecture. Cet ouvrage de grand Prenant appui sur un splendide appa- QU’UNE SIMPLE VUE × format (27,5 32,5 cm) reil iconographique, qui donne à voir regroupe 325 illustrations D’ATELIER. C’EST UNE en couleur d’une qualité l’ensemble des tableaux de Vermeer exceptionnelle. Pour étayer parvenus jusqu’à nous, mais aussi de ŒUVRE QUI A VALEUR le propos de l’auteur, on nombreuses œuvres permettant de y trouve l’ensemble des toiles mettre en perspective l’analyse, il DE PROGRAMME de Vermeer connues à ce jour, soit 37 tableaux (dont démontre que la véritable clé permet- certains font l’objet de plans tant de comprendre la démarche du rapprochés), mais également peintre hollandais dans sa globalité est des œuvres signées par des contemporains du peintre son intérêt récurrent pour la question ou inspirées par lui. Outre de la gloire. Explication en trois actes. tiste et son modèle) se cache en effet une œuvre un index des noms et des qui a valeur de programme. notions, l’ouvrage contient Acte I : Célébrer le savoir-faire « Ce tableau, qui a sans doute été pensé par Vermeer une chronologie de la vie de Vermeer, ainsi qu’une Comment se faire un nom lorsqu’on naît en comme son chef-d’œuvre, au sens ancien du terme, transcription en français de plein cœur de ce qu’on appellera plus tard le a fait l’objet d’une interprétation qui est à mon sens l’inventaire de ses biens. « Siècle d’or hollandais » ? Dans un pays où les biaisée, explique Jan Blanc. Pour la majorité des Par Jan Blanc experts estiment que chaque foyer possède en spécialistes, cette toile est une évocation de l’Histoire Citadelles & Mazenot (Ed.), moyenne une dizaine de tableaux, les peintres dans la mesure où le personnage féminin est doté des 384 p. ne manquent effectivement pas. attributs de sa Muse, Clio. Je pense, pour ma part, « L’ART DE PEINTURE », VERS 1666-1668 HUILE SUR TOILE, 120 × 100 CM, VIENNE, KUNST­ HISTORISCHES MUSEUM. 12 CAMPUS N°117 RECHERCHE HISTOIRE DE L’ART

que le vrai sujet du tableau c’est la gloire, l’histoire conservée). Cette rareté tient pour partie au désir, la position du visage, la bouche entrouverte, n’étant ici que le véhicule permettant d’échapper à soin apporté à la réalisation de chacune d’entre la langue qui se devine, l’humidité des lèvres véhi- l’oubli.» elles mais elle résulte également d’un choix, là culent toute une imagerie érotique qui saute aux Pour étayer sa version, Jan Blanc ne manque pas encore, opéré très précocement dans la carrière yeux immédiatement aujourd’hui encore. S’y ajoute d’arguments: le lustre à chandeliers, les instru- de Vermeer. un effet ‘bougé’ qui donne l’impression que la scène ments de musique, le dallage du sol, les textiles Misant sur l’idée que seul ce qui est rare est a été saisie sur le vif comme si le spectateur n’avait précieux ou la carte représentant les anciens réellement précieux, il dédaigne ainsi le por- pu jeter qu’un regard fugitif sur cette jeune femme Pays-Bas constituent ainsi autant qui semble directement s’adresser à lui. Sur la base d’éléments qui renvoient directe- d’une composition très simple, par l’ellipse et l’éco- ment au faste, à la puissance et à la «SUR LA BASE D’UNE nomie de moyens, Vermeer parvient ainsi à instau- tradition. Comme le montrent les COMPOSITION TRÈS rer une relation fictive entre son sujet et celui qui sources et notamment un manuel le regarde.» iconographique dont Vermeer SIMPLE, PAR L’ELLIPSE Variant les registres, Vermeer n’use pas que de possédait un exemplaire, Clio est, ET L’ÉCONOMIE DE séduction. Il se plaît également à faire de ses par ailleurs, souvent associée à tableaux de véritables énigmes, obligeant le l’époque à la réputation, aux hon- MOYENS, VERMEER spectateur à combler les trous d’une histoire neurs et à la notoriété. PARVIENT À INSTAURER volontairement livrée de façon incomplète. Tournant le dos au spectateur et Partant de sujets qui sont classiques à l’époque ne pouvant par conséquent pas UNE RELATION FICTIVE et qui renvoient apparemment à de banales être identifié, le personnage du scènes de la vie quotidienne, le peintre leur peintre porte, quant à lui, des vête- ENTRE SON SUJET ET inflige un traitement qui brouille le message, ments qui appartiennent à la fois CELUI QUI LE REGARDE» obligeant le spectateur à recourir à son imagi- au passé (le pourpoint) et au pré- nation pour y trouver du sens. sent (les chaussures). Loin d’être « On sait aujourd’hui grâce aux radiographies insignifiant, ce détail fait de lui un que Vermeer retirait de ses toiles tous les signes être transcendant les contingences permettant d’en comprendre d’emblée le sujet, temporelles, ce qui est précisément explique Jan Blanc. Dans La Servante endor- un des aspects de la gloire. mie, par exemple, il avait d’abord peint un per- «Ce tableau, qui n’est ni une stricte représentation de trait, genre pourtant très prisé à l’époque. Il sonnage masculin dans l’embrasure de la porte. Du la réalité présente ni une allégorie, semble conden- refuse également de recourir à la gravure, ce qui coup, le scénario était parfaitement clair. Sans lui, ser toute l’étendue des talents du peintre delftois, lui aurait permis de faire connaître ses œuvres l’histoire n’est plus la même. Cette femme attend- explique le professeur. Il met en évidence la qua- à un public élargi, à la manière de Rembrandt elle quelqu’un ? Son amant vient-il de partir ? lité d’un regard qui permet d’organiser efficacement ou de Rubens. Corollaire de cette pénurie orga- Reviendra-t-il un jour ? Toutes les hypothèses l’espace perspectif du tableau, échelonnant différents nisée, Vermeer est l’un des artistes les plus deviennent envisageables.» plans, distribuant les nombreux objets, variant les chers de son temps, caractéristique qui renforce La même logique est à l’œuvre avec La Lectrice. matières et les textures; mais aussi la subtilité d’une encore l’aspect exclusif de ses productions. Ce Là encore, contrairement à la plupart de ses invention qui met en abyme, au sein de la scène elle- qui rend ce pari possible, c’est la formidable contemporains, chez qui il n’existe guère de même, ce qu’est, ou devrait être, l’art de peindre.» capacité de l’artiste à rendre son art désirable. doute sur le contenu de la correspondance, Figurant parmi les toiles les plus connues au Vermeer s’ingénie à troubler les pistes en ne Acte II: L’art de se vendre monde, sa Jeune Fille à la perle, qui orne la cou- donnant aucune information sur la nature de En regard de quelqu’un comme Rembrandt, à verture du livre (voir page 10) en est l’illustra- l’échange épistolaire ni sur les émotions ressen- qui on attribue plus de 400 toiles, Vermeer a tion parfaite. ties par ses deux personnages. produit très peu d’œuvres (une soixantaine au «Chaque élément de ce tableau a été pensé pour « Au premier plan, on peut voir une feuille frois- maximum, dont un peu plus de la moitié a été plaire, commente Jan Blanc. Le regard plein de sée qui a peut-être servi de brouillon, commente «LAITIÈRE », DATES CLÉS HUILE SUR TOILE 31 OCTOBRE 1632: 45,5 × 41 CM, NAISSANCE DE JAN VAN AMSTERDAM, DER MEER, DIT VERMEER, RIJKSMUSEUM À DELFT (PAYS-BAS) 1653: MARIAGE DE VERMEER AVEC CATHE- RINE BOLNES. VERMEER S’INSCRIT COMME MAÎTRE-PEINTRE À LA GUILDE DE SAINT-LUC DE DELFT. 1654: EXPLOSION DE LA POUDRIÈRE DE DELFT QUI ENTRAÎNE LE DÉCLIN ÉCONOMIQUE DE LA VILLE. 1655: VERMEER PEINT «SAINTE PRAXÈDE», SON PREMIER TABLEAU CONNU ET CONSERVÉ. AU COURS DES VINGT ANNÉES QUI SUIVENT, ON ESTIME QUE VERMEER PEINT DEUX OU TROIS TABLEAUX PAR AN. 1672: LA GUERRE DE HOLLANDE RUINE DE NOMBREUX ARTISTES, DONT VERMEER. 15 DÉCEMBRE 1675: MORT DE VERMEER. IL LAISSE À SA VEUVE ONZE ENFANTS, DONT DIX SONT MINEURS, ET DE LOURDES DETTES.

LE MYSTÈRE DE LA CHAMBRE NOIRE « Vermeer est un des peintres qui de son coût et de sa rareté, dans l’écran d’une chambre noire. Dans la Femme tenant une balance, a le plus et le mieux construit l’œil les papiers de Vermeer ni dans L’hypothèse retenue par Jan Blanc tout est ainsi fait pour guider les photographique avant même que l’inventaire de ses biens. De l’autre, est que si Vermeer a effectivement yeux vers l’élément central du la photographie n’ait été inventée », certains éléments de ses toiles sont eu recours à la chambre noire, ce tableau : une balance dont les explique Jan Blanc, professeur parfaitement compatibles avec qui est probable, c’est avant tout plateaux sont vides qui transforme d’histoire de l’art à la Faculté des le recours à un tel instrument: parce que celle-ci « ne fait pas voir cette scène apparemment banale lettres, dans la conclusion du livre les différences de netteté des plans le monde tel qu’il est, mais tel qu’il en métaphore du Jugement dernier. qu’il consacre à l’artiste hollandais. et le jeu sur la mise au point qui pourrait être ». Grossissant la partie « L’enjeu, pour Vermeer, conclut Cette spécificité repose naturelle- caractérisent La Laitière ou centrale de l’image, atténuant les Jan Blanc, c’est surtout de faire ment sur les qualités formelles de La Jeune fille à la perle, mais aussi couleurs, accentuant les contrastes, valoir la qualité d’un regard expert, la peinture de Vermeer. Mais faut-il les perspectives trompeuses simplifiant les contours, la camera d’un ̒savoir-voir̓, capable de tirer également y voir la preuve d’un de sa Vue de Delft. obscura produit en effet une image de l’observation du monde les usage intensif de la chambre noire, Les radiographies de certaines qui respecte les lois naturelles tout informations susceptibles de créer comme le suggèrent différents œuvres ont, par ailleurs, révélé des en les transformant. Une propriété le sentiment de sa présence, mais auteurs depuis le XIXe siècle? zones préalablement travaillées qui permet à Vermeer de diriger le aussi de donner à ces informations D’un côté, il n’y a aucune trace de au blanc de plomb qui pourraient regard du spectateur pour focaliser une force expressive qui permet cet appareil qui ne serait pas passé correspondre à la transcription des son attention sur les éléments d’instaurer avec le spectateur un inaperçu à l’époque, compte tenu parties lumineuses projetées sur essentiels de la composition. puissant lien perceptif et affectif. VM « VUE DE DELFT », HUILE SUR TOILE, 98,5 × 117 CM, LA HAYE, MAURITSHUIS.

Jan Blanc. A l’arrière, on devine une représenta- plus tard, après leur redécouverte par le critique ce souci a sans doute également présidé à la tion de Moïse sauvé des eaux, qui est en général d’art français Théophile Thoré-Burger. réalisation de tableaux comme Le Géographe associée à l’annonce d’une naissance, mais c’est tout. ou L’Astronome, par le biais desquels l’art de Vermeer, et c’est là tout son talent, a fait en sorte Acte III : L’éloge de la création peindre apparaît comme une forme de connais- qu’il y ait suffisamment d’indices pour que le spec- Convaincu que le chemin de la gloire passe par sance comparable à la science. Et il est également tateur puisse broder l’amorce de plusieurs histoires, une maîtrise absolue de toutes les facettes de son manifeste dans sa Vue de Delft, où Vermeer joue mais pas assez pour en deviner la fin.» art, Vermeer ne s’est pas contenté d’inscrire ses avec la lumière et les perspectives, sans doute Malgré ces habiles stratagèmes, l’option « éli- tableaux dans la tradition et de se construire une grâce à l’utilisation d’une chambre noire (lire tiste » choisie par Vermeer a bien failli manquer réputation de son vivant. Pour assurer sa pos- ci-dessus), pour donner l’impression que sa cité son objectif. Largement reconnu de son vivant, térité, il s’est également efforcé de se présenter natale échappe aux vicissitudes du temps, alors le nom du peintre delftois sombre en effet dans comme un « peintre parfait », capable, selon la même qu’elle a été ravagée par l’explosion de sa un oubli presque total au XVIIIe siècle, lorsque formule de Samuel van Hoogstraten, « d’imiter la poudrière quelques années auparavant. sont rédigés les grands recueils de vie consa- nature avec beaucoup plus d’abondance » et d’accéder Vincent Monnet crés aux artistes majeurs hollandais. La raison ainsi à l’universalité. en est simple: peu nombreuses et concentrées Perceptible dans la volonté de montrer sa facul- dans quelques collections privées, ses œuvres té à traiter tous les sujets possibles, de la vie des sont devenues pratiquement invisibles. Elles saints (Sainte Praxède) aux scènes les plus tri- ne reviendront à la lumière qu’un siècle et demi viales de la vie quotidienne (L’Entremetteuse), CAMPUS N°117 RECHERCHE HISTOIRE 15

DEUXIÈME GUERRE MONDIALE L’ALLEMAGNE SOUS LE FEU DES BOMBES VOLANTES LES RAIDS AÉRIENS CONDUITS PAR LES

ALLIÉS CONTRE LE e bombardement systématique des soient les moyens employés par ses adversaires. e III REICH ONT ABOUTI villes allemandes au cours des derniers Comment expliquer dès lors que les Alliés, qui À LA DESTRUCTION mois de la Deuxième Guerre mon- se considéraient comme les bastions de la civi- QUASI TOTALE DE diale n’a été dicté ni par une volonté de lisation contre la barbarie nazie, aient pu deve- 80 % DES VILLES Lreprésailles ni par des nécessités stratégiques. nir les partisans d’une telle stratégie de terreur ? Ces opérations ne peuvent pas non plus être ALLEMANDES. TRÈS imputées totalement au comportement d’un Un nouveau dogme Le premier élément mis en CONTROVERSÉES, petit groupe d’individus. Comme le montre évidence par Pierre-Etienne Bourneuf est lié à CES OPÉRATIONS Pierre-Etienne Bourneuf, chercheur asso- l’évaluation longtemps approximative qui a été S’EXPLIQUENT PAR UN cié à la Fondation Pierre du Bois pour l’his- faite du potentiel de l’aviation militaire. Cette toire du temps présent, dans un récent ouvrage nouvelle arme suscite en effet de nombreux RÉSEAU COMPLEXE issu d’une thèse de doctorat menée à l’Institut fantasmes dès son apparition. On lui prête en DE FACTEURS DONT de hautes études internationales et CERTAINS REMONTENT du développement, elles sont le fruit COMMENT EXPLIQUER AUX ORIGINES DE d’une conjonction complexe de fac- QUE LES ALLIÉS, QUI SE L’AVIATION teurs, dont certains remontent aux premières heures de l’aéronautique. CONSIDÉRAIENT COMME LES GARANTS DE LA Des intentions aux actes Le 3 mai 1945, six jours avant la reddition de CIVILISATION, AIENT PU l’Allemagne, Kiel est bombardée pour la 90e fois par l’aviation anglo-amé- METTRE EN ŒUVRE ricaine. L’opération met un terme à UNE TELLE STRATÉGIE une offensive aérienne qui s’est sol- dée par la destruction systéma- DE TERREUR? tique des villes allemandes de plus de 100 000 habitants et qui a fait au moins 300 000 victimes parmi les- quelles une immense majorité de non-combattants. Au premier jour de la guerre, le 1er sep- particulier la capacité d’anéantir la volonté de tembre 1939, le président américain Theodore combattre de l’ennemi. Relayée par les médias Roosevelt appelait pourtant l’ensemble des bel- et la littérature, cette perception apocalyptique ligérants à renoncer aux bombardements contre ne cessera de se renforcer dans les décennies les civils. Quelques jours plus tard, il était sui- qui suivent, alors même qu’elle n’est étayée par vi par le premier ministre britannique Neville aucune donnée objective. Chamberlain, qui déclarait à son tour, devant C’est particulièrement vrai en Grande- le Parlement de Westminstrer, que la Grande- Bretagne, dont l’insularité a été brisée par Bretagne n’aurait jamais recours à des bombar- les attaques aériennes allemandes lors de dements visant à terroriser des civils, quels que la Première Guerre mondiale. Marquant 16 CAMPUS N°117 RECHERCHE HISTOIRE

UN B17 AMÉRICAIN BOMBARDANT LA VILLE DE SALZWEDEL, LE 22 FÉVRIER 1945.

ENTRE LE 13 ET LE 15 FÉVRIER 1945, DRESDE, QUI ACCUEILLE DE TRÈS NOMBREUX RÉFUGIÉS, EST DÉTRUITE À 85 % PAR 1300 BOMBARDIERS REMPLIS DE BOMBES INCENDIAIRES, CAUSANT LA MORT DE 25 000 À 40 000 PERSONNES. profondément l’opinion publique, ces événe- pas uniquement permis de masquer l’imprécision SYMBOLE DES EXCÈS ments provoquent en réponse la création de la des bombardements, complète Pierre-Etienne COMMIS PAR LES ALLIÉS EN ALLEMAGNE, LE CAS Royal Air Force (RAF), au sein de laquelle une Bourneuf. Elle a aussi prédisposé les dirigeants de DE LA « FLORENCE DE unité (l’Independent Air Force) a pour objec- l’aviation anglo-américaine aux frappes contre les L’ELBE » N’EST POURTANT tif spécifique de « mener des bombardements à civils, en habituant les aviateurs à l’idée que les PAS UNE ANOMALIE.

grande échelle contre l’Allemagne ». Théorisée bombardements devaient faire pression sur l’en- À LA FIN DE LA par différents stratèges au cours de l’entre-deux- semble de la société ennemie.» GUERRE, ON ESTIME QUE 80 % DES VILLES guerres, l’idée selon laquelle l’offensive terrestre ALLEMANDES DE PLUS classique n’est plus envisageable dans les guerres «Dommages collatéraux» Si cette évolution a DE 100 000 HABITANTS SONT VIRTUELLEMENT modernes apparaît ainsi, aux yeux des aviateurs, été possible, c’est aussi parce que le cadre juri- DÉTRUITES OU GRAVE- comme un véritable dogme au moment où la dique qui prévalait en 1939 était extrêmement MENT ENDOMMAGÉES. Wehrmacht pénètre en Pologne. lâche. Les seuls textes qui réglementent alors OUTRE LES 300 000 MORTS CAUSÉS PAR LES BOMBES, le recours aux bombardements sont issus des PRÈS DE 7,5 MILLIONS La surenchère Planifiée depuis 1937, l’offen- conférences tenues à La Haye en 1899 et en D’ALLEMANDS ONT PERDU LEUR LOGEMENT. sive aérienne britannique contre l’Allemagne ne 1907. Ils consaæcrent notamment deux grands se passera cependant pas comme prévu. Malgré principes. Le premier est la reconnaissance du POUR PARVENIR À UN TEL RÉSULTAT, LES FORCES l’importance des moyens déployés, le bilan des droit d’utiliser ce type d’armement pour des ALLIÉES ONT DÉVERSÉ premières années de guerre est en 500 000 TONNES effet très maigre. Au cours de l’été DE BOMBES SUR « DE FAIT, LA L’ALLEMAGNE. 1941, le Rapport Butt montre ain- si que sur 6000 bombardiers ayant NÉCESSITÉ, AU PLUS FORT DE L’OFFENSIVE AÉRIENNE, attaqué la région de la Ruhr, seuls DÉSORMAIS PERÇUE LE COMMANDEMENT 1200 ont réussi à larguer leurs ALLIÉ DISPOSAIT DE PLUS DE 1000 BOMBARDIERS bombes dans un périmètre de COMME IMPÉRIEUSE, PAR JOUR. 120 km2 autour de leur cible. Les D’ABRÉGER LA pertes sont par ailleurs très éle- L’UTILISATION DE BOMBES INCENDIAIRES TÉMOIGNE vées, puisque lors de certains raids GUERRE PRIMA D’UNE VOLONTÉ DÉLIBÉ- menés dans les premiers mois du RÉE DE MAXIMISER, DE SUR TOUTE AUTRE MANIÈRE INDISCRIMINÉE, conflit, elles avoisinent 50 % des LES EFFETS AU SOL. appareils engagés. CONSIDÉRATION » Plutôt que d’amorcer une remise en cause des idées poursuivies jusque-là, cette absence de résul- tats positifs va pousser les respon- sables de la RAF – et, dans une moindre mesure, opérations offensives pour autant que les objec- leurs homologues américains de l’USAAF – tifs choisis aient une valeur militaire, terme à tout mettre en œuvre pour prouver l’effica- que le texte ne définit pas précisément et qui cité de leurs contingents. Se résolvant à opérer sera interprété de façon très large au cours de la de nuit afin de limiter les pertes, les forces bri- Deuxième Guerre mondiale. Le second renvoie tanniques adoptent dès lors une tactique qui à la notion de « dommages collatéraux » et enté- consiste à détruire les cibles visées en saturant de rine l’idée que les victimes civiles représentent bombes explosives et incendiaires les zones où un prix à payer inhérent au déroulement des elles étaient situées. Ces frappes aveugles, dont opérations de guerre et à l’imprécision de l’échelle ne cessera d’augmenter, deviennent la l’armement. règle durant l’hiver 1944 et ne seront pas remises A plusieurs égards, le déroulement de la guerre en cause par le retour des beaux jours. a également eu une influence significative sur Même s’ils persistent à vouloir opérer de jour afin les objectifs poursuivis par le commande- d’obtenir une meilleure précision, les Américains ment allié. Selon Pierre-Etienne Bourneuf, glissent, eux aussi, vers des attaques de plus en les attaques sur Londres ou Coventry (quasi- plus indiscriminées. La faute notamment au ment rasée le 14 novembre 1940 dans le cadre manque de moyens et à une météo exécrable. du Blitz) ont non seulement réduit les réti- « L’importance accordée à l’effet moral des raids n’a cences des Britanniques à frapper des civils 17 AFP

allemands, mais également offert à la RAF un RAF et l’USAAF et réduit l’impact des bom- d’appuyer Staline en retenant des troupes et des modus operandi que cette dernière n’a pas tardé bardements, notamment au plus fort de la cam- ressources sur le front occidental. Figurant parmi à s’approprier. pagne contre les réserves de carburant qui, de les rares points d’accord avec l’URSS, ces opéra- En faisant planer la menace d’un prolongement l’avis de Pierre-Etienne Bourneuf, aurait pu tions sont d’ailleurs fréquemment justifiées par la de la guerre de plusieurs mois, la bataille des s’avérer décisive. Quoi qu’il en soit, malgré sa nécessité d’assister l’avancée russe en Allemagne. Ardennes a, elle aussi, contribué à la radicalisa- détermination et le peu d’égards qu’il accor- De manière plus cynique, c’est sans doute aussi tion des opérations en donnant du crédit à l’idée dait au sort des populations civiles allemandes, pour le premier ministre britannique un moyen qu’il ne fallait pas laisser passer l’opportunité de Harris The Butcher(le boucher) ne saurait por- unique d’affirmer sa puissance alors que l’issue porter le coup de grâce au régime nazi. « De fait, ter à lui seul la responsabilité des excès commis de la guerre ne fait plus de doute et que se pro- la nécessité, désormais perçue comme impérieuse, par les Alliés. file la Conférence de Yalta. A cet égard, au-delà d’abréger la guerre prime sur toute autre considéra- du discours officiel, on peut également com- tion », résume Pierre-Etienne Bourneuf. Démonstration de force Dissimulant la réali- prendre les raids menés sur Berlin, Leipzig ou Dans un tel contexte, l’attitude du responsable té de leurs agissements sous un épais vernis doc- Dresde au printemps 1945 comme une démons- du Bomber command de la RAF, Arthur Harris, trinal, les Américains étaient ainsi parfaitement tration de force à l’intention de l’URSS. Tout n’a évidemment rien arrangé. Obsédé par la conscients des pertes humaines induites par leurs comme on peut penser que les deux bombes ato- volonté de bombarder l’ensemble des villes du choix stratégiques et ils n’ont jamais exclu la pos- miques lâchées, à l’aube de la Guerre froide, sur Reich, il n’a pas hésité à contourner certains sibilité de recourir à des frappes indiscriminées. Hiroshima et Nagasaki avaient valeur d’avertis- ordres pour s’attaquer à des centres urbains plu- Winston Churchill, quant à lui, ne s’est distancé sement pour les Soviétiques. tôt qu’à des objectifs purement stratégiques. que très tardivement de ce type de pratique qui, Vincent Monnet

Fréquemment en conflit avec la vision défendue sur le plan politique, n’était pas dénuée d’avan- « Bombarder l’Allemagne. L’offensive alliée sur les villes pendant par les responsables américains, son attitude tages. Jusqu’au débarquement en Normandie, les la Deuxième Guerre mondiale », par Pierre-Etienne Bourneuf, PUF, Graduate Institute Publications, 342 p. a, par ailleurs, entravé la coordination entre la raids aériens constituent en effet le seul moyen 18 CAMPUS N°117 RECHERCHE BIOLOGIE

LE TALON D’ACHILLE DU PARASITE UNE BRÈCHE DANS LES DÉFENSES DU PALUDISME UNE MOLÉCULE ESSENTIELLE À LA SURVIE DU PARASITE RESPONSABLE DE LA MALARIA PRÉSENTE UNE PARTICULARITÉ QUI POURRAIT ÊTRE EXPLOITÉE COMME UNE NOUVELLE CIBLE THÉRAPEUTIQUE. LES PREMIERS RÉSULTATS OBTENUS SUR DES CELLULES EN CULTURE SONT CONCLUANTS

e parasite de la malaria aurait-il enfin fois dans les années 1970 par Alfred Tissières, révélé un point faible, qui pourrait lui être ancien professeur au Département de biologie fatal ? Un talon d’Achille qui permettrait moléculaire (Faculté des sciences) décédé en Lde soigner les fièvres provoquées par ce proto- 2003. En étudiant les mouches drosophiles, le zoaire si habile jusqu’à présent à trouver une chercheur a remarqué que les insectes, lorsqu’ils résistance à chaque nouveau traitement ? C’est sont soumis à un choc thermique, produisent en tout cas l’espoir qu’éveille la découverte réa- un surplus de certaines protéines. Il les a donc lisée par l’équipe de Didier Picard, professeur appelées les Heat Shock Protein (HSP). au Département de biologie cel- lulaire (Faculté des sciences), et LA HSP90 EXISTE publiée le 3 mars dans la version en ligne du Journal of Medicinal CHEZ TOUTES Chemistry. Leur cible est une pro- LES ESPÈCES VIVANTES, téine, la HSP90, indispensable à la survie du parasite Plasmodium DES ANIMAUX AUX et que les chercheurs ont pu blo- quer grâce à un composé chimique PLANTES EN PASSANT trouvé sur le marché. Ce der- PAR LES CHAMPIGNONS, nier a été sélectionné parmi plus d’un million d’autres grâce à des LES PROTOZOAIRES calculs de simulations réalisés par ET LES BACTÉRIES des ordinateurs surpuissants. Des expériences préliminaires menées sur des levures génétiquement modifiées puis sur des globules rouges humains infectés ont produit des résul- Par la suite, les chercheurs se sont rendu compte tats encourageants. Ceux-ci pourraient ouvrir la que la HSP90 est une des protéines les plus voie au développement d’une nouvelle approche abondantes dans les cellules, même en l’ab- thérapeutique dont cette maladie orpheline a sence de stress thermique. Il s’avère égale- grand besoin, elle qui tue plusieurs millions de ment qu’elle est indispensable à la survie de personnes chaque année à travers le monde. ces cellules et qu’elle existe sous une forme La protéine HSP90 est connue depuis long- très semblable chez pratiquement toutes les temps. Elle a été identifiée pour la première espèces vivantes, des animaux aux plantes en MODÈLE INFORMA- TIQUE D’UNE MOLÉCULE D’AZAINDOLE (JAUNE) QUI SE LOGE DANS LA « NICHE » SPÉCIFIQUE DE LA HSP90 DU PARASITE « PLASMODIUM FALCI­ PARUM » (ROSE). TAI WANG 20 CAMPUS N°117 RECHERCHE BIOLOGIE

passant par les champignons, les protozoaires et une grande partie des bactéries. La variante humaine et celle que l’on retrouve chez la bac- térie Escherichia coli sont ainsi identiques à 40 %, alors que des centaines de millions (voire des milliards) d’années d’évolution séparent ces deux espèces.

Chaperon moléculaire La HSP90 est ce que les biologistes appellent un chaperon moléculaire, un surnom qu’elle ne doit pas à sa forme, qui rap- pelle vaguement une capuche et dans laquelle viennent se fixer d’autres molécules, mais à l’une de ses fonctions principales. Elle se charge en effet d’empêcher les interactions « illégitimes » entre protéines tout en promouvant celles qui sont autorisées pour assurer un bon fonctionne- ment de la cellule. Elle assure aussi des tâches de « mise en forme » en imprimant ou en maintenant une structure SA CLIENTÈLE EST HSP90 de ces deux espèces devait dif- tridimensionnelle aux kinases, facteurs de trans- férer légèrement. Pour en avoir le cœur cription et autres ligases qui viennent la visi- VARIÉE: ELLE COMPTE net, j’ai mis mon doctorant, Tai Wang, ter. Sa clientèle est variée : elle compte plus de PLUS DE 1000 TYPES sur le coup.» 1000 types de protéines différentes. Le fait qu’une augmentation de la température DE PROTÉINES Jour et nuit Celui-ci a recréé sur ordi- provoque une surproduction de la HSP90 semble DIFFÉRENTES nateur les diverses configurations 3D indiquer qu’elle joue aussi un rôle de protec- possibles du chaperon moléculaire du tion. Les protéines évoluant dans les cellules du parasite. A l’aide d’outils informatiques patient et celles du Plasmodium lui-même doivent de modélisation très sophistiqués, il a probablement en bénéficier lors des fortes fièvres « navigué » des jours entiers à travers occasionnées par un épisode paludique. des effets secondaires potentiellement pires que ces structures virtuelles. Selon son professeur, Il existe un moyen de désactiver le chaperon. Il la maladie elle-même. C’est pour cette raison il y a peut-être aussi consacré ses rêves, telle- suffit pour cela de bloquer une « niche » aména- qu’aucun des inhibiteurs de la HSP90 décou- ment il s’est absorbé dans sa tâche. Ses efforts gée dans ses circonvolutions moléculaires. Cette verts à ce jour n’a pu faire l’objet de la moindre ont toutefois été récompensés car, un beau jour, niche sert à réceptionner les petites molécules étude clinique. il découvre, à l’entrée de la fameuse niche, une d’ATP (adénosine triphosphate) qui lui délivrent La plupart des équipes actives dans l’étude de petite « extension » supplémentaire qui n’existe l’énergie nécessaire pour fonctionner. En l’occu- la HSP90 ont d’ailleurs renoncé à chercher une pas dans les variantes humaines ou de la levure. pant avec un autre composé, on lui coupe simple- quelconque cible dans cette niche qui puisse En revanche, elle est présente dans toutes les ment les vivres. aboutir à un traitement spécifique contre un souches du Plasmodium. Bingo ! agent infectieux (dont celui de la malaria) sans Les biologistes se lancent alors dans la recherche Pire que la maladie Le problème, c’est que la ravager par la même occasion toutes les cellules d’une molécule qui aurait juste la bonne taille configuration tridimensionnelle de cette niche saines. Celle de Didier Picard, elle, n’a pas bais- pour se loger dans ce petit espace, bloquant est identique dans toutes les variantes de HSP90 sé les bras. ainsi, espèrent-ils, le passage à l’ATP (voir connues dans le monde du vivant. En bloquant « Nous avions remarqué que l’efficacité de certains l’image ci-dessus). Pour ce faire, ils exploitent ainsi les chaperons moléculaires du Plasmodium inhibiteurs variait légèrement selon qu’ils étaient une librairie d’un million de composés bien on risque de faire de même avec ceux de la per- employés sur des levures ou sur des protozoaires, caractérisés par l’industrie chimique et la puis- sonne que l’on aimerait soigner, provoquant explique le biologiste. Selon nous, la niche des sance du super­ordinateur Blue Gene de l’Ecole 21

Paludisme La malaria est la maladie polytechnique fédérale de Lausanne. Après leur croissance. Finalement, dans une der- tropicale la plus fréquente du monde. Ci-dessus, un des jours de calcul intense, ils obtiennent un nière expérience, les composés sont adminis- parasite « Plasmodium petit nombre de candidats. trés directement à des globules rouges humains falciparum » infectant une Leur dévolu tombe finalement sur des composés infectés par le parasite. Une fois de plus, la mul- cellule épithéliale. dérivés du 7-azaindole. Toujours à l’aide d’ordi- tiplication du protozoaire est stoppée. Souches: Cinq espèces de nateurs puissants, ils vérifient plus en détail de « L’azaindole que nous avons utilisé est un compo- Plasmodium sont capables quelle manière ces molécules pourraient se lier sé de première génération, estime Didier Picard. d’infecter l’humain (P. falcipa- rum, P. vivax, P. ovale, à la HSP90 avant de passer à l’expérimentation Il s’agit désormais de perfectionner davantage notre P. malariae et P. knowlesi). sur des cellules vivantes. inhibiteur avant de nous lancer dans des tests sur des animaux de laboratoire comme les souris. Nous Transmission: Le parasite Stop au parasite est transmis à l’être humain Ils constatent alors avec satis- avons déposé des brevets sur nos découvertes, de par des moustiques anophèles, faction que l’informatique ne les a pas trahis: manière à éveiller éventuellement l’intérêt de qui piquent le soir et la nuit. comme prévu, leurs composés se lient bien aux compagnies privées. Et il n’est pas exclu que nous chaperons moléculaires du Plasmodium falci- créions notre propre start-up. Le problème, c’est que Epidémiologie: En 2010, on a enregistré environ 216 millions parum alors qu’ils sont sans effets sur ceux de la suite du travail commence à ressembler à de la de cas et quelque 660 000 dé- la levure ou de l’être humain. Avançant pas à recherche appliquée, alors que je tiens à continuer à cès dus à cette maladie. pas, les biologistes utilisent ensuite une levure pratiquer la recherche fondamentale. » Anton Vos Recul de la malaria: Le renfor- génétiquement modifiée de telle façon qu’elle cement de la prévention et des exprime la variante parasitaire de la HSP90 mesures de lutte a permis de à la place de la sienne (les levures sont plus faire baisser les taux de morta- faciles à manipuler en laboratoire que les para- lité de plus de 25 % à l’échelle mondiale depuis l’an 2000. sites). Là encore, l’azaindole parvient à stopper

LA MALARIA, CHAMPIONNE DE LA RÉSISTANCE « Toute nouvelle stratégie de lutte ces traitements obsolètes. Et c’est développement. L’un d’entre et déjà se prévaloir de quelques contre la malaria est la bienve- maintenant au tour des dérivés de eux semble montrer un certain avantages. Le premier est que cette nue, estime François Chappuis, l’artémisinine, les traitements actuels niveau d’efficacité auprès des cible est spécifique au parasite de professeur associé au Département de première ligne, d’être menacés. enfants. Cependant, le fait que la malaria et qu’on la trouve sur santé et médecine communautaire « Même si les taux de guérison les populations à risque soient en toutes les souches existantes. Un (Faculté de médecine). Même des combinaisons thérapeutiques plus aussi les plus pauvres de la hypothétique médicament serait si la maladie est en recul, elle à base de dérivés d’artémisinine planète n’encourage pas les firmes ainsi potentiellement efficace dans demeure un problème majeur de demeurent élevés, on commence pharmaceutiques à se lancer dans toutes les régions endémiques du santé publique avec ses quelque à observer, en Asie du Sud-Est, le développement, coûteux, globe, contrairement aux traite- 600 000 morts par année. Par des fièvres qui durent plus long- de nouveaux médicaments. ments actuels, qui varient d’une ailleurs, Plasmodium falciparum, temps, poursuit François Chappuis. Dans ce contexte, la nouvelle cible souche à l’autre. Le second, c’est le parasite responsable de la malaria C’est le signe qu’une résistance thérapeutique proposée par Didier que les risques d’apparition d’une potentiellement mortelle, partielle s’installe. Le problème, Picard, professeur au Département résistance sont moindres. Selon a prouvé sa capacité à développer c’est qu’il n’existerait pas d’alter- de biologie cellulaire (Faculté des le biologiste, la cible en question, des résistances aux médicaments natives thérapeutiques valables si sciences), est une bonne nouvelle. la protéine HSP90 (lire l’article existants.» les dérivés d’artémisinine devaient Même si rien ne permet encore principal), est tellement essentielle La chloroquine a ainsi perdu depuis perdre leur efficacité. » d’affirmer qu’elle aboutira un jour à la survie du parasite qu’il est peu longtemps de son efficacité, suivie De nouveaux vaccins contre la à un médicament – ni que celui-ci probable qu’elle puisse survivre à en cela par le Fansidar, rendant malaria sont actuellement en sera bon marché –, elle peut d’ores une mutation génétique. 22 CAMPUS N°117 RECHERCHE NEUROSCIENCES

NEURONES (CORPS CELLU- LAIRES EN BLEU ET AXONES EN ROUGE) SORTANT D’UNE RÉTINE DE SOURIS.

CHAQUE INSTRUCTION REÇUE PAR UN NEURONE EST COMPOSÉE DE DIZAINES DE MILLIERS DE SIGNAUX EXCITANT OU INHIBITEUR VENUS D’AUTRES NEURONES.

LE POIDS DE CHAQUE DÉVELOPPEMENT CÉRÉBRAL INFORMATION VARIE SELON L’INTENSITÉ DE LA CONNEXION, DE LA DISTANCE QUI SÉPARE CETTE DERNIÈRE DU NOYAU CELLULAIRE, ETC.

LA SOMME DE CES LE CERVEAU AIME IMPULSIONS PERMET AU NEURONE DE PRENDRE UNE DÉCISION : TRANSMETTRE LE SIGNAL ÉLECTRIQUE ÊTRE EXCITÉ OU NE RIEN FAIRE. SI L’EXCITATION L’EMPORTE, ALORS LE NEURONE ENVOIE L’INFORMATION À DES MAIS PAS TROP MILLIERS D’AUTRES CELLULES L’ACTIVITÉ NERVEUSES. UN PEU COMME UN TWEET DIFFUSÉ À DES NEURONALE STIMULE e cerveau humain est constitué de MILLIERS D’ABONNÉS. LES CONNEXIONS quelque 100 milliards de neurones qui LES NEURONES INHIBI­ peuvent chacun former des dizaines TEURS SONT DES TOUT EN PROVOQUANT, INTER­NEURONES, C’EST- SIMULTANÉMENT, de milliers de connexions. Le nombre À-DIRE DES CELLULES de combinaisons possibles est extravagant. NERVEUSES QUI ÉTABLISSENT LA MISE EN PLACE L DE MULTIPLES CONNEXIONS Comment la nature parvient-elle à réaliser un ENTRE UN RÉSEAU AFFÉRENT AUTOMATIQUE câblage aussi complexe sans se tromper? En (QUI VA DE LA PÉRIPHÉRIE AU SYSTÈME NERVEUX D’UN SYSTÈME suivant un mode d’emploi diablement efficace CENTRAL) ET UN RÉSEAU D’INHIBITION QUI ÉVITE que des centaines de millions d’années d’évolu- EFFÉRENT (DIRIGÉ DANS LE tion ont perfectionné et adapté, explique Denis SENS CONTRAIRE). LEUR RÔLE LA SURCHAUFFE. CONSISTE À DÉSACTIVER LES Jabaudon, professeur assistant au Département AUTRES NEURONES S’ILS EN CE THERMOSTAT de neurosciences fondamentales (Faculté de REÇOIVENT L’INSTRUCTION. CÉRÉBRAL A ÉTÉ MIS médecine). Un mode d’emploi que lui et son EN ÉVIDENCE PAR UNE équipe cherchent à mieux comprendre. Dans un ÉQUIPE GENEVOISE article paru le 5 mars dans la revue Neuron, ils révèlent ainsi un des mécanismes mis en œuvre lors de la composition des circuits cérébraux permettant une certaine plasticité (pour créer impliqués dans la vision. Il s’agit d’une régu- ou modifier des connexions en cas de besoin) lation fine, gérée par les neurones eux-mêmes, tout en évitant qu’il ne devienne toxique. La que les auteurs comparent à un thermostat. suractivité cérébrale est en effet l’une des carac- Explications. téristiques des crises d’épilepsie. « Quand l’ambiance d’une pièce est fraîche, le radia- teur se met à chauffer, explique le chercheur. Et Sa propre sécurité La question est de savoir ce quand la température dépasse une certaine limite, qui gère la mobilisation et l’entrée en action des il s’éteint. Bref, le thermostat du radiateur tente de neurones inhibiteurs. Selon l’article qui vient de maintenir constamment la bonne température dans paraître, ce rôle est en partie dévolu à l’activi- la pièce. Quelque chose de similaire se passe dans le té neuronale elle-même, provoquée et entrete- cerveau, où la température est remplacée par l’ac- nue par des signaux venus de la périphérie. En tivité neuronale et le radiateur (ou plutôt le venti- d’autres termes, le système contient sa propre lateur si l’on veut rester cohérent) par des neurones sécurité. dits inhibiteurs.» Pour arriver à ce résultat, les chercheurs ont Le cerveau est en effet actif par défaut. La ten- étudié la fonction visuelle de souris venant de dance naturelle est son excitation générale. naître. Au cours des deux premières semaines D’où le rôle essentiel des neurones inhibiteurs. de leur vie, les yeux des rongeurs sont encore Comme leur nom l’indique, ceux-ci ont le pou- clos mais les rétines sont déjà actives. Ces petits voir de désactiver les autres neurones auxquels tapis couvrant les fonds des yeux sont consti- ils sont branchés. En agissant ainsi, ils main- tués des terminaisons de centaines de milliers tiennent un équilibre sain dans l’activité céré- de neurones composant les nerfs optiques, eux- brale, autrement dit un niveau d’excitabilité mêmes reliés au système nerveux central. 23

COMPRENDRE LES CIRCUITS CÉRÉBRAUX Denis Jabaudon, professeur assistant au Département de neurosciences fondamen- tales (Faculté de médecine), et ses collègues ont reçu en février dernier le prix Pfizer de la Recherche 2014 pour avoir démontré qu’au cours du développement du cerveau, certains neurones peuvent être « transformés » génétiquement in vivo. Grâce à cette mani- pulation, ils acquièrent une nouvelle identité leur permettant de s’intégrer dans d’autres circuits cérébraux. Cette étude ainsi que celle concernant les neurones inhibiteurs parue le 5 mars dans la revue Neuron (lire ci-dessus) visent à mieux comprendre les mécanismes qui contrôlent la construction des circuits cérébraux en étudiant les influences géné- tiques et environnementales à l’œuvre. Une meilleure compréhension de ces processus pourrait, à terme, permettre de réparer ou de protéger des circuits vulnérables dans des maladies neurodéveloppementales et neurodégénératives telles que l’autisme ou la maladie de Parkinson. ALEJANDRA BOSCO & MONICA VETTER, UNIV. OF UTAH/NIKON SMALL WORLD

LE CERVEAU EST position relative des neurones qui soit en administrant une substance pharma- captent la lumière et, par conséquent, cologique aux rongeurs, soit en utilisant des ACTIF PAR DÉFAUT. de préparer la gestion de la vision (en souris génétiquement modifiées. Les vagues LA TENDANCE particulier la vision stéréoscopique) rétiniennes s’estompent alors fortement et le dès que s’ouvriront les paupières des signal résiduel se transforme en une sorte de NATURELLE EST petites souris. bruit de fond chaotique. Dans ces cas-là, la À L’EXCITATION Les chercheurs ont exploité ce phé- migration des neurones inhibiteurs est incom- nomène pour leurs travaux. Ils ont plète. Ceux-ci se concentrent dans certaines GÉNÉRALE d’abord remarqué que lorsque les régions et sont absents dans d’autres. De larges vagues rétiniennes se propagent natu- portions de l’aire cérébrale échappent ainsi à rellement, les signaux électriques leur action régulatrice. transmis au cerveau entraînent la « Ces résultats signifient que la mobilisation des migration de neurones inhibiteurs neurones inhibiteurs est déclenchée par des signaux De manière aléatoire, certaines de ces extré- vers les zones excitées. C’est-à-dire que ces envoyés par les nerfs afférents (le nerf optique en mités se « dépolarisent », c’est-à-dire qu’elles cellules régulatrices font pousser des prolon- l’occurrence) mais pas seulement, explique Denis s’activent spontanément, communiquant leur gements (axones) en direction de ces régions Jabaudon. Il faut également que ces signaux soient excitation à leurs voisines. Des vagues élec- pour y créer des synapses (connexions entre instructifs, c’est-à-dire qu’ils possèdent une valeur triques se propagent alors de temps à autre sur deux neurones). Résultat : toute la région étu- informative qui, dans ce cas, a trait à la dispo- la rétine, un peu comme celles provoquées par diée, située dans le thalamus, est uniformément sition spatiale des neurones les uns par rapport la chute d’un caillou sur la surface d’un étang. pourvue de neurones inhibiteurs. aux autres.» Cette activité est transmise, via le nerf optique, Anton Vos aux zones du cerveau dédiées à la vision. Ce Vagues rétiniennes Les scientifiques ont processus permet au cerveau d’enregistrer la ensuite perturbé la cohérence de ces vagues, 24

GENÈVE ET LA SUISSE UN MARIAGE DE RAISON QUI A BIEN TOURNÉ GENÈVE EST SUISSE DEPUIS DEUX SIÈCLES. ÉLÈVE MODÈLE DE LA CONFÉDÉRATION À PARTIR DE 1830, LA CITÉ DU BOUT DU LAC A ÉGALEMENT JOUÉ UN RÔLE CLÉ DANS LA VOCATION HUMANITAIRE QUE S’EST DÉCOUVERTE LA SUISSE AU COURS DU XXe SIÈCLE. POURTANT, AU MOMENT OÙ LES TROUPES DE FRIBOURG ET DE SOLEURE DÉBARQUENT AU PORT NOIR, LE 1er JUIN 1814, LE DESTIN DU FUTUR CANTON EST LOIN D’ÊTRE SCELLÉ

DOSSIER RÉALISÉ PAR VINCENT MONNET ET ANTON VOS TOUTES LES IMAGES DU DOSSIER, SAUF MENTION CONTRAIRE : BGE, CENTRE D’ICONOGRAPHIE GENEVOISE

ARRIVÉE DES SUISSES DANS LE CANTON DE GENÈVE LE 1er JUIN 1814, EAU-FORTE AQUARELLÉE, PAR JEAN-DUBOIS (1789-1849) CAMPUS N°117 DOSSIER GENÈVE ET LA SUISSE 25 26 CAMPUS N°117 DOSSIER GENÈVE ET LA SUISSE

Bio express DR

Nom : Irène Herrmann Naissance : Paris Nationalité : Suisse Titre : Professeure asso- ciée en histoire transnatio- nale de la Suisse

e 1er juin 1814, deux bataillons suisses débarquent une Confédération divisée, pauvre et impuissante, si ce Formation : Licence d’his- au Port Noir dans les habits du fiancé. Dans le n’est parce que c’était dans leur intérêt à ce moment précis? toire et de russe à l’UNIGE, Doctorat ès lettres mention rôle de la promise, Genève s’est parée de ses plus L’idée du rattachement ne vient d’ailleurs ni des Genevois histoire (1997), stage post- beaux atours. Pour célébrer cette noce promise de ni des Suisses. doctoral à l’Université Laval Llongue date, les cloches sonnent à toute volée sous un soleil (Québec). étincelant, le canon retentit tandis qu’un cortège d’enfants De qui, alors ? Parcours : Enseignante à escorte les militaires sous des arcs de triomphe formés de Les premiers à élaborer des plans concrets dans ce sens sont, l’Université Laval, à l’Uni- fleurs. Plus tard dans la journée, tout ce petit monde se réu- pour l’essentiel, les puissances alliées. Leur objectif est de versité russe des sciences nit sur la plaine de Plainpalais pour manger, boire, danser contenir la France et son turbulent empereur à l’intérieur humaines (Moscou) et à l’Institut universitaire des et chanter. L’image est parfaite. Et, avec la complicité active de ses frontières de 1792. Pour y parvenir, ils souhaitent Hautes études interna- e des autorités, cet épisode va entrer dès le XIX siècle dans entourer la France d’un cordon d’Etats tampon compre- tionales de Genève entre l’histoire comme le symbole de la nant la Confédération. Mais pour 1997 et 2004. Professeure « RATTACHER GENÈVE boursière à l’Université volonté immémoriale de deux parties que cette dernière remplisse cor- À LA SUISSE APPARAÎT de Fribourg entre 2005 et de convoler en justes noces. rectement sa fonction, il est impé- 2010. Professeure asso- Voilà pour la thèse officielle. Dans les COMME LE MEILLEUR ratif de lui adjoindre Genève qui, ciée à la Faculté des lettres faits, la situation est nettement moins MOYEN D’EMPÊCHER idéalement, verrouille l’accès au lac de l’UNIGE depuis 2012. limpide. D’une part, parce qu’au LA RÉPÉTITION OU DU Léman et, par là, la remontée du moment de l’arrivée des Suisses au MOINS DE RETARDER Rhône et la traversée du Simplon. Port Noir, la solution « helvétique » au Autrement dit, rattacher Genève à problème genevois reste une probabi- UN SCÉNARIO la Suisse apparaît comme le meil- lité très incertaine. De l’autre, parce COMPARABLE À leur moyen d’empêcher la répé- que la passion que sont censés se vouer CELUI QUI A PRÉLUDÉ tition ou du moins de retarder un les deux tourtereaux n’a pas la vivacité AUX GUERRES scénario comparable à celui qui qu’on lui a souvent prêtée. a préludé aux guerres napoléo- Avec deux siècles de recul, force est NAPOLÉONIENNES. » niennes. Dans cette perspective, pourtant de constater que le mariage a on le voit, le fait qu’il existe ou non tenu. Genève y a trouvé la sécurité. La des liens historiques entre Genève Suisse, un partenaire qui a beaucoup et la Suisse constitue un élément fait pour son rayonnement. Entretien tout à fait secondaire. avec Irène Herrmann, professeure associée à l’Unité d’histoire suisse (Faculté des lettres) et Quelle est la position des Genevois au moment où auteure d’une thèse consacrée au rattachement de Genève s’amorce la retraite française en décembre 1813 ? à la Confédération*. La situation est contrastée. Au sein des édiles, certains sont favorables à cette solution comme Pictet de Rochemont**, le L’historiographie traditionnelle explique l’adhésion de futur négociateur suisse des Traités de Paris et de Vienne. Genève à la Confédération par « un attachement sécu- Les représentants de la Commission du Léman, qui est laire » à la Suisse. Vos travaux montrent que cette thèse chargée de la gestion administrative du Département fran- est très discutable, dans quelle mesure ? çais du même nom, sont, quant à eux, plutôt favorables à Irène Herrmann : Dès le XIXe siècle, l’historiographie a un rattachement à la France. Enfin, on trouve un groupe de en effet consacré la thèse selon laquelle la transformation de magistrats très influents, conduit par Ami Lullin** et Joseph Genève en canton résulte d’un désir de longue date de deve- Des Arts**, qui se constitue en gouvernement provisoire afin nir suisse. Cette idée, que les magistrats du canton se sont de rétablir une République indépendante, ce qui est chose efforcés d’accréditer en remaniant les documents officiels de faite dès le 31 décembre. l’époque, a suscité un formidable engouement parce qu’elle arrangeait tout le monde. Mais elle ne colle pas avec les Qu’est-ce qui a fait changer leur position ? faits. Pour quelles raisons, en effet, les édiles d’une cité qui La contre-offensive de Napoléon, dont les troupes sont à plaçaient leur patrie au premier rang dans la marche glorieuse nouveau à Carouge en mars 1814. Ne doutant pas du sort de l’espèce humaine auraient-elles volontairement intégré qui leur serait réservé s’ils étaient pris, les membres du 27

ESTAMPE DATÉE gouvernement provisoire se réfugient en Suisse. Lorsqu’ils ne soit pas trop considérable. Aux yeux de ces hommes, en DE 1813 ILLUSTRANT reviennent, après l’abdication de Napoléon, leur straté- effet, si Genève doit devenir un canton, il restera protes- LE DÉPART DES TROUPES AUTRICHIENNES gie a changé. Face à l’incertitude qui plane sur l’avenir, ils tant, quitte à ce qu’il soit extrêmement petit et stratégique- ET FRANÇAISES ET décident de miser sur le choix qui leur semble le plus sûr ment incohérent. ACCOMPAGNÉE DE pour leur propre survie: celui de la Suisse. Et ils vont le faire LA LÉGENDE SUIVANTE : « BON VOYAGE, ON SE avec une certaine habileté. Ce changement de cap peut-il aussi être imputé aux traces GARDERA BIEN DE VOUS.» laissées par l’occupation française ? C’est-à-dire ? La période de l’annexion a certes été très difficile pour les Tout d’abord, ils vont s’efforcer de donner à leur action une Genevois mais elle a également été beaucoup noircie a pos- légitimité populaire. Une pétition est ainsi lancée. Ce texte, teriori. D’un côté, il est vrai que les privations liées à la qui a été vu par la plupart des historiens comme l’assenti- guerre ont lourdement pesé sur la population, de même que ment des Genevois pour la solution suisse, se caractérise par la question religieuse ou la conscription. De l’autre, l’inté- un contenu très ambigu puisqu’il appelle à une association gration à l’Empire français a offert à toute une génération plus étroite que par le passé avec la Confédération tout en évo- une ouverture au monde et des perspectives jusque-là iné- quant cette sage liberté et cette indépendance qui sont, aux yeux dites. Beaucoup de Genevois ont pleinement profité de ces des Genevois, le premier de tous les biens. Quoi qu’il en soit, le opportunités nouvelles. Enfin, cette période est aussi carac- plébiscite récolte près de 6500 signatures. C’est énorme pour térisée par un certain nombre d’innovations techniques, un territoire alors peuplé d’environ 20 000 habitants, même agricoles ou industrielles. Le désamour de la France a donc si on y trouve des noms apparaissant plusieurs fois, ainsi que à mon sens été largement exagéré. Tout comme a été défor- des femmes, des enfants et des étrangers, qui en principe mé le souvenir de l’occupation autrichienne. n’ont pas le droit de se prononcer. Ensuite, les membres du gouvernement provisoire vont s’efforcer d’obtenir l’appui des Pouvez-vous préciser ? Puissances, en se mettant en conformité avec leurs plans. De manière générale, les Autrichiens, à qui l’histoire attri- La stratégie qui est adoptée dès avril 1814 consiste donc à bue le rôle des libérateurs, ont fait beaucoup moins attention afficher le vœu d’être rattaché à la Suisse, ce qui permet de que les Français à préserver Genève. Le général Ferdinand gagner en légitimité, tout en négociant parallèlement pour von Bubna und Littiz, qui est à leur tête suit, une logique que l’agrandissement territorial nécessaire à l’agrégation de vainqueur. Son but est d’atteindre Lyon et il a besoin de 28 CAMPUS N°117 DOSSIER GENÈVE ET LA SUISSE 29

PASSAGE D’UN RÉGIMENT DE HUSSARDS DANS LA VILLE, ÉDOUARD ELZINGRE, XIXe SIÈCLE

DATES CLÉS 1789: RÉVOLUTION FRANÇAISE 1798: LES TROUPES FRANÇAISES OCCUPENT LA CONFÉDÉRATION. CRÉATION DE LA RÉPUBLIQUE HELVÉ- TIQUE ET DU DÉPARTEMENT DU LÉMAN DONT GENÈVE EST LE CHEF-LIEU. 1799: COUP D’ÉTAT DU 18 BRUMAIRE, NAPOLÉON BONAPARTE EST NOMMÉ pouvoir s’appuyer sur Genève pour aller de l’avant. Pour la Pour ce faire, ils limitent drastiquement les droits politiques. PREMIER CONSUL population genevoise, cela signifie qu’il faut supporter le Mais, dans le même temps, ils réfléchissent aux causes du 1803: L’ACTE DE MÉDIATION poids d’une garnison de plus de 10 000 hommes – compo- désordre et tentent d’y remédier avec les armes qui s’offrent FAIT DE LA SUISSE UN ÉTAT VASSAL DE LA FRANCE sée en réalité d’une majorité de Hongrois – qu’il faut nour- à eux. Ces dernières puisent souvent dans le registre réac- MAI 1804: NAPOLÉON rir et héberger. Les actes de vexations et de pillages sont tionnaire et privilégient la moralité ou le respect de l’Evan- DEVIENT EMPEREUR par ailleurs nombreux. Sans compter l’arrivée du typhus, que gile pour assurer la tranquillité publique. Mais cet outillage DES FRANÇAIS les militaires apportent avec eux. Par un curieux amalgame, est parfois beaucoup plus inventif, par exemple quand il table DÉCEMBRE 1805: BATAILLE D’AUSTERLITZ certains méfaits commis par les troupes de Bubna ont rapi- sur un système parlementaire inspiré de théories anglaises. OCTOBRE 1813: BATAILLE dement été mis sur le compte de la France. DE LEIPZIG, DÉBUT DE Comment Genève est-elle considérée côté suisse au LA RETRAITE FRANÇAISE Que se passe-t-il réellement le 1er juin 1814, date qui est moment où elle intègre la Confédération ? 30 DÉCEMBRE 1813: LES TROUPES FRANÇAISES entrée dans l’histoire nationale comme celle du rattache- La ville dispose de certains alliés traditionnels comme QUITTENT GENÈVE. ment de Genève à la Suisse ? Vaud, Fribourg ou Zurich, mais ARRIVÉE DES AUTRICHIENS. Les scènes de liesse populaire décrites elle inspire une certaine méfiance 31 DÉCEMBRE 1813: « SI LA FÊTE DU RESTAURATION DE LA par plusieurs témoins sont sans doute 1er JUIN EST UNE aux autres cantons, qui associent RÉPUBLIQUE bien réelles. Mais tout cela a été soi- Genève au désordre, à la contes- FÉVRIER 1814: CONTRE- gneusement préparé par une com- TELLE RÉUSSITE, tation et à une certaine prétention. OFFENSIVE DE NAPOLÉON. LES TROUPES FRANÇAISES mission créée spécialement pour C’EST SURTOUT Les Suisses sont par ailleurs très SONT À CAROUGE l’occasion. Et si la fête, qui mélange PARCE QUE L’ON occupés par leurs querelles intes- MARS 1814: REFLUX DE des éléments typiquement genevois tines. Suite à leur incapacité à se TROUPES FRANÇAISES PROMET DE NOURRIR (rencontre en barque, cortège d’enfants mettre d’accord, le centre du pays 1er JUIN 1814: ARRIVÉE DES ET DE DÉSALTÉRER SUISSES AU PORT NOIR rousseauistes) avec des symboles hel- fait même sécession et il faudra 14 AOÛT 1814: GENÈVE vétiques, est une telle réussite c’est sur- GRATUITEMENT l’intervention des troupes fédérales SE DOTE D’UNE NOUVELLE tout parce que l’on promet de nourrir LA POPULATION » et des Puissances pour retrouver CONSTITUTION et de désaltérer la population gratuite- un semblant de sérénité. Autant 12 SEPTEMBRE 1814: LA DIÈTE VOTE L’ENTRÉE ment. Ce qui n’empêche pas les auto- dire que le sort de Genève ne fait DE GENÈVE DANS rités de faire grise mine en coulisses. pas vraiment figure de priorité. A LA CONFÉDÉRATION cela s’ajoute le fait que le nouveau 18 SEPTEMBRE 1814- 9 JUIN 1815: CONGRÈS Pourquoi ? venu n’est, du moins dans les pre- DE VIENNE En réalité, le sort de Genève est à ce mières années, pas précisément un 18 JUIN 1815: BATAILLE moment plus que jamais incertain. Le élève modèle. DE WATERLOO matin même de l’arrivée des Suisses au Port Noir, les autorités 19 MAI 1815: GENÈVE DEVIENT OFFICIELLEMENT genevoises apprennent en effet qu’à Paris les plénipotentiaires Pourquoi ? LE 22e CANTON SUISSE alliés ont décidé de rattacher le Pays de Gex à la France. Or, Jusqu’à la Régénération en 1830, les Genevois participent ce choix empêche la réalisation d’une des deux conditions peu à la Diète, leurs envoyés, parmi lesquels figure Joseph posées par la Confédération à l’acceptation de Genève en Des Arts, ne parlent pas allemand et ne peuvent donc tant que canton, à savoir un territoire conforme aux nouveaux pas suivre les débats. Par ailleurs, la législation du nou- préceptes géopolitiques, c’est-à-dire possédant une frontière veau canton reste finalement très proche de celle qui pré- commune avec la Suisse et une frontière militaire solide avec valait sous l’Empire, les autorités cantonales ayant jugé la la France. L’autre condition étant une constitution compatible juridiction suisse trop arriérée pour s’aligner dessus. Enfin, avec le nouveau Pacte fédéral, dont l’élaboration se fera après Genève rechigne également à s’aligner sur les positions de la de nombreuses tergiversations sous la menace des Puissances. Confédération en matière de politique internationale, ce qui vaudra notamment au canton une mise en garde dès 1823. Le régime de la Restauration, qui supprime le Conseil général, établit le suffrage censitaire et veut créer des obs- tacles à la participation des catholiques, a été longtemps perçu comme un retour en arrière. C’est une vision très

réductrice selon vous, pourquoi ? * « Genève entre République et canton, Les vicissitudes d’une intégration natio- La priorité des magistrats qui forment le nouveau gouver- nale » (1814-1846), par Irène Herrmann, Presses de l’Université Laval, 2003, 555 p. nement est d’éviter le retour du désordre révolutionnaire. ** lire en pages 30 et 31 30 CAMPUS N°117 DOSSIER GENÈVE ET LA SUISSE

PORTRAITS LES GENEVOIS DE BERNE

EN DEUX SIÈCLES, GENÈVE A DONNÉ Ami Lullin Charles Pictet de Rochemont À LA SUISSE CINQ (1748-1816) (1755-1825) CONSEILLERS FÉDÉRAUX Châtelain de Jussy et avocat Agronome ET QUELQUES Fonctions politiques: Fonctions politiques: Membre du Conseil des Membre du Conseil des PERSONNALITÉS Deux-Cents (1775) et du Deux-Cents (1788). D’ENVERGURE NATIONALE Petit-Conseil (1781-1792), chef du gouvernement Parcours: Réputé pour QUI ONT JOUÉ UN RÔLE provisoire en 1813 et sa ferme modèle et son DÉTERMINANT DANS premier syndic en 1814 élevage de mérinos à et 1815 Lancy, Charles Pictet L’ÉVOLUTION DE LA de Rochemont est des- Parcours: Comptant tiné par son père à une CONFÉDÉRATION. BRÈVE parmi les chefs de file carrière militaire. Après REVUE DES EFFECTIFS du camp conservateur, dix ans au service de la Ami Lullin est condamné à mort par contumace par France, il est de retour à Genève en 1785. En 1794, le tribunal révolutionnaire en 1794. Réfugié à son beau-frère est condamné à mort et exécuté par Archamps, sous la protection du duché de Savoie les tribunaux révolutionnaires. Cet épisode tragique pendant l’occupation française, Ami Lullin prend ainsi qu’une condamnation à une année de détention la tête du gouvernement provisoire genevois à la suite domestique dans son domaine de Cartigny détournent de la «libération» de la ville par les Autrichiens. Lullin Pictet de Rochemont de la vie politique. Il y reviendra est un des principaux artisans de la Restauration vingt ans plus tard, en tant que diplomate. Représen- et un acteur clé dans le processus qui a conduit à tant de Genève et de la Confédération aux Congrès l’entrée de Genève dans la Confédération. de Paris, Vienne et Turin, il obtient finalement Versoix Joseph Des Arts et les cinq communes nécessaires à la contiguïté du (1743-1827) territoire helvétique. Procureur général

Fonctions politiques: Membre du Conseil des Deux-Cents (1770-1792) Guillaume-Henri Dufour Jean-Jacques Rigaud et du Petit-Conseil (1777-1778), chef de la (1787-1875) (1785-1854) délégation genevoise à la Ingénieur, professeur, officier Négociant Diète (1815-1818) Fonctions politiques: Fonctions politiques: Parcours : Joseph Elu au Conseil repré- Membre du Conseil Des Arts est l’un des sentatif (1819), député représentatif (1814-1821), principaux rédacteurs à la Diète extraordinaire conseiller d’Etat (1821), de l’édit de Pacification (1830), élu au Grand élu 11 fois premier syndic de 1782 visant la restauration des lois, des valeurs Conseil (1842), puis au (1825-1843), envoyé huit morales et religieuses à Genève. Il écrit en 1791 que Conseil national (1854- fois en tant que député « les hommes naissent et demeurent inégaux en droit » ; 1857), conseiller aux à la Diète fédérale que « l’inégalité des fortunes établit l’inégalité des droits Etats (1862-1866) politiques » ou encore que « la souveraineté du peuple Parcours: Officier au ser- est une chose détestable ». Réfugié dans le Pays de Parcours : Professeur vice de la France durant Vaud en 1792, il est condamné à mort par le tribunal de mathématiques à la période impériale et révolutionnaire en 1794. De retour à Genève en 1806, l’Académie, membre fondateur de la Croix-Rouge inter- grand amateur d’art, Jean-Jacques Rigaud est la che- il préside la Société économique chargée de gérer les nationale, militaire de carrière, ingénieur et cartographe ville ouvrière du mouvement de la Régénération. biens des bourgeois de Genève après l’annexion par (on lui doit la première carte de la Suisse à relevé Ce libéral modéré adepte du « progrès graduel » a la France. Après avoir préparé la restauration de la topographique précis), Guillaume-Henri Dufour est appuyé de son influence considérable la révision du République avec notamment l’ancien syndic Ami Lullin, aussi l’inventeur du drapeau national adopté en 1848. Pacte fédéral de 1815. il est envoyé en délégation à Bâle auprès des Alliés Nommé général, l’année précédente, il est à la tête en 1814. Auteur principal de la nouvelle Constitution de l’armée fédérale lors de la guerre du Sonderbund. genevoise, Joseph des Arts s’oppose à l’extension En 27 jours, au prix de pertes très faibles, il obtient la territoriale du futur canton, refusant une population à reddition de la coalition catholique formée par sept majorité catholique. cantons catholiques. 31

Pellegrino Rossi Jean-Jacques Challet-Venel (1787-1848) (1811-1893) (1849-1918) Juriste Enseignant Avocat

Fonctions politiques : Fonctions politiques : Fonctions politiques : Elu au Conseil représen- Membre de l’exécutif Conseiller aux Etats tatif (1820), représentant cantonal et conseiller (1881), conseiller national de Genève à la Diète national (1858), conseiller (1884), conseiller fédéral (1832) fédéral (1864-1872) (1892-1899)

Parcours: D’origine Parcours: Membre Parcours: Radical, italienne, Pellegrino du Parti radical, Jean- homme de compromis Rossi devient le premier Jacques Challet-Venel politiques et religieux, professeur catholique de fait carrière dans l’ombre Adrien Lachenal devient l’Académie de Genève de James Fazy. Une fois conseiller fédéral chargé en 1819. A Berne, il élu au Conseil fédéral, du Département des participe aux travaux de révision du Pacte fédéral de ce gestionnaire habile a su maîtriser quelques dossiers affaires étrangères dans un contexte de relations 1815. Le «Pacte Rossi». sans doute trop ambitieux financiers et monétaires délicats avant que sa carrière commerciales problématiques avec la France. Fort de pour l’époque, est finalement rejeté en juillet 1833, politique ne s’achève brutalement en 1872. ses solides relations parisiennes, il se consacre avec mais nombre de ses propositions seront reprises par la Jean-Jacques-Venel est en effet longtemps resté succès au rétablissement des relations économiques suite. Fervent patriote, il n’a de cesse de louer l’idée de le seul conseiller fédéral à ne pas avoir été réélu alors entre les deux pays. Adrien Lachenal est président de «patrie commune» devant les Confédérés. Son action qu’il était en fonction. Cette sortie, longtemps jugée la Confédération l’année de l’Exposition nationale de a largement contribué à faire oublier la réputation de «pitoyable» par l’historiographie, s’explique par un Genève (1896). Chargé du Département de l’intérieur, trublion de Genève et a permis au nouveau venu de se changement de majorité ayant provoqué la domination il contribue à l’établissement de l’assurance-maladie profiler durablement comme l’arbitre des conflits entre du camp centralisateur favorable à une révision de la ainsi qu’au développement des chemins de fer. les cantons conservateurs du Sonderbund et les forces Constitution. Challet-Venel, lui, y est opposé, raison progressistes radicales. pour laquelle il est écarté.

Gustave Ador William Rappard (1845-1928) (1883-1958) Avocat Professeur d’histoire économique

Fonctions politiques: Membre du Grand Conseil Parcours: Né à New York, William Rappard est (1874), conseiller d’Etat (1879-1880 et 1885-1897), âgé de 24 ans lorsque l’Université d’Harvard lui offre conseiller fédéral (1917-1919) un premier poste d’enseignant mais c’est à Genève qu’il s’engage deux ans plus tard en tant que Parcours: Avocat de formation, membre du CICR professeur d’histoire économique. Fondateur de pendant près de six décennies (1870-1928), Gustave l’Institut universitaire de hautes études internationales Ador est l’« incarnation de l’un des mythes les plus et deux fois recteur, il œuvre beaucoup pour renforcer puissants de l’identité suisse ». Il crée l’Agence pour les les liens entre Romands et Alémaniques au cours prisonniers de guerre en 1914. C’est aussi sous sa pré- de la Première Guerre mondiale. Emissaire du Conseil sidence que le CICR reçoit, en 1917, le seul prix Nobel fédéral à Washington en 1917, il participe à la délégation de la paix remis durant les années de guerre. La même qui obtient la reconnaissance de la neutralité suisse. année, est élu, à l’âge de 72 ans, au En janvier 1919, il est à Paris pour suivre les travaux Conseil fédéral. S’appuyant sur une politique active, il va chercher à la fois à réduire de la Conférence de la paix chargée de donner corps à la SDN et y défendre les divisions qui règnent entre les Confédérés et à rétablir la confiance de l’étranger. les intérêts de la Suisse. En 1942, il tente d’assouplir le blocus continental imposé Acquis aux idées du président américain Wilson, il est un des artisans de l’entrée de par les Alliés. En 1946, il cherche à améliorer les relations avec les vainqueurs la Suisse à la Société des nations et l’un des rares conseillers fédéraux à avoir acquis et participe à la signature des accords de Washington destinés à régler notamment une stature internationale. le dossier de l’or nazi.

Ruth Dreifuss Micheline Calmy-Rey (1940-) (1945-) Syndicaliste Editrice

Fonctions politiques: Membre du Conseil de Ville de Fonctions politiques: Députée au Grand Conseil Berne (1989-1992), conseillère fédérale (1993-2002) (1981-1997), conseillère d’Etat (1997-2002), conseillère fédérale (2003-2011) Parcours: obtient une Licence en sciences économiques à l’UNIGE en 1970. Adjointe Parcours: Formée à l’Institut de hautes études inter- scientifique à la direction de la coopération et de nationales, où elle obtient une Licence ès sciences l’aide humanitaire du Département fédéral des affaires politiques en 1968, Micheline Calmy-Rey administre étrangères (1972-1981), puis secrétaire de l’Union une société de distribution de livres syndicale suisse (1981-1993). Centième conseillère jusqu’en 1997. Entrée au Parti socialiste genevois fédérale de l’histoire suisse et seconde femme à exer- en 1979, elle en devient présidente (1986-1990 et cer cette fonction, elle prend la tête du Département de 1993-1997). En tant que conseillère d’Etat, l’intérieur. Elle pilote l’introduction de la Loi fédérale sur elle participe notamment au sauvetage de la Banque l’assurance-maladie (LAMal), acceptée par le peuple le 4 décembre 1994, la 10e révi- cantonale. Et en tant que conseillère fédérale chargée des Affaires étrangères, sion de l’AVS, ainsi que la mise en place d’une nouvelle politique de la drogue fondée elle paraphe les Accords bilatéraux II avec l’Union européenne et négocie avec le sur le principe des 4 piliers (prévention, thérapie, aide à la survie et répression). Elle régime de Mouammar Kadhafi lors de la crise des otages suisses en Libye. Elle est est la première femme à devenir présidente de la Confédération en 1999. aujourd’hui professeure associée au Global Studies Institute de l’Université. 32 CAMPUS N°117 DOSSIER GENÈVE ET LA SUISSE CARTE DE GENÈVE EN 1822

DÈS LE DÉBUT DU XIXe SIÈCLE, LA SUISSE ORIENTALE OPÈRE UNE RÉVOLUTION INDUS- TRIELLE QUI EST L’UNE DES PLUS PRÉCOCES D’EUROPE. LA MÉCANISATION TOUCHE EN PREMIER LIEU L’INDUSTRIE DU COTON.

CE PROCESSUS EST DOPÉ PAR UNE MAIN-D’ŒUVRE QUALIFIÉE, UNE BONNE SCOLARISATION DANS LES CANTONS PROTESTANTS, UNE TRADITION COMMER- CIALE BIEN ÉTABLIE ET DE NOMBREUX COURS D’EAU FOURNISSANT DE L’ÉNERGIE À BON MARCHÉ.

LA SUISSE BÉNÉFICIE DANS UN PREMIER TEMPS DU BLOCUS CONTINENTAL QUI LA PROTÈGE DE LA CONCUR- CENTRE ÉCONOMIQUE RENCE ANGLAISE.

DÈS 1830, L’ENSEMBLE DES ACTIVITÉS INDUSTRIELLES SE CONCENTRE AUTOUR EN 1814, GENÈVE DE ZURICH.

FACE À CETTE FLAMBÉE COMMERCE AVEC PARIS, MODERNISTE, GENÈVE RESTE DE MARBRE. LA VILLE DU BOUT DU LAC DOIT SA PAS AVEC ZURICH PROSPÉRITÉ À L’ESSOR DE L’HORLOGERIE.

L’INDUSTRIE DES INDIENNERIES, FLORISSANTE DURANT LE XVIIIe SIÈCLE, PÉRICLITE DANS LA CITÉ DU BOUT DU LAC APRÈS LA CHUTE DE L’EMPIRE FRANÇAIS. LE POUMON ÉCONOMIQUE DE LA VILLE, QUI COMPTE PARMI LES PLUS RICHES DE SUISSE, EST ALORS L’HORLOGERIE

u point de vue économique, Genève joue dès le brusquement inondé les marchés à prix cassés, ruinant de départ un rôle important dans la Confédération. nombreuses industries continentales. En 1814, elle est la plus grande ville du pays, C’est le cas en particulier des indienneries (fabriques avec ses presque 30 000 habitants, et proba- de tissus imprimés destinés à l’exportation) à Genève. blement l’une des plus riches. Cependant, au cours du L’industrie textile est moribonde au moment du débarque- De er XVIII siècle, les échanges commer- LES INTEMPÉRIES DE ment des Confédérés le 1 juin ciaux entre Genève et le reste de la 1814 après avoir été l’un des plus Suisse sont faibles. Il n’y a guère que le 1816, L’ANNÉE SANS florissants de la ville jusqu’à la fromage de Gruyère qui trouve dans la ÉTÉ, PROVOQUENT Révolution française. La dernière cité du bout du lac un débouché natu- UNE CHUTE DE indiennerie genevoise ferme ses rel pour sa commercialisation. Quant LA PRODUCTION portes en 1822. aux banques genevoises, qui gèrent Pour ne rien arranger, en 1815, alors de grandes quantités d’argent AGRICOLE EN EUROPE. l’éruption du volcan Tambora appartenant presque exclusivement à LA SUISSE EST dans les Indes occidentales néer- l’élite locale, elles ne font que rare- PARTICULIÈREMENT landaises (aujourd’hui l’Indonésie) ment affaire avec la Suisse aléma- TOUCHÉE entraîne l’année suivante de graves nique. Les réseaux traditionnels des perturbations climatiques dans industriels et hommes d’affaires gene- tout l’hémisphère Nord. Les pluies vois sont tournés vers Paris, Londres incessantes font monter le niveau ou Amsterdam. des lacs suisses et, à Genève, les Au sortir des guerres napoléoniennes, Pâquis sont constamment inondés, la situation économique en Europe n’est guère brillante. Le comme le rapporte la Gazette de Lausanne. Plus grave : les blocus continental ordonné par l’empereur français pour iso- intempéries, qui vaudront à l’année 1816 le surnom d’an- ler la Grande-Bretagne a pris fin. Mais durant des années, née sans été, provoquent une chute de la production agri- le Royaume-Uni, ne pouvant plus exporter, a accumulé sur cole dans toute l’Europe. La Suisse, privée d’accès à la mer, son territoire des surplus très importants de biens manufac- est particulièrement touchée. Des émeutes de subsistance turés. Dès que les frontières se sont ouvertes, ceux-ci ont éclatent et la famine fait exploser la mortalité. 33

Malgré ce coup dur, Genève tire son épingle du jeu. Le véri- napoléoniennes. Mais à l’époque, leur créneau est davan- table poumon économique de la Cité, c’est alors l’horloge- tage le bas de gamme tandis que Genève est spécialisée rie, un secteur qui subit la morosité économique, mais qui dans le luxe. résiste. La Fabrique, comme on l’appelle, est basée sur une En dehors de l’horlogerie, certains auteurs citent le tourisme production éclatée tenue par des cabinotiers, composée d’en- naissant comme une autre activité économique importante viron 150 métiers différents, du faiseur de boîtiers à celui des à Genève. A la Restauration, la ville ne compte cependant rouages, en passant par celui des chaînettes. Les ouvriers, quasiment pas d’hôtels et, surtout, il n’y a pas grand-chose à bien payés, sont installés dans toute la ville. Les conditions visiter qui vaille la peine d’entreprendre le voyage. Sauf peut- de travail sont comparativement meilleures que celles d’un être la cathédrale pour les visiteurs protestants. Genève sert ouvrier dans le textile en Angleterre à la même époque. souvent d’étape pour les premiers touristes anglais en par- Seules deux ou trois firmes assemblent les composants et tance vers les Alpes et ses paysages. La Gazette de Lausanne commercialisent les montres. Les réseaux officiels sont du 16 août 1816 parle en tout cas d’un « nombre immense » lucratifs mais, selon Olivier Perroux, maître assistant à la d’Anglais séjournant à Genève, venus admirer les glaciers Maison de l’histoire (Faculté des lettres), une bonne part de de Chamonix. la production s’écoule par la contrebande. Les montres sont en effet des objets qui se monnaient cher et se dissimulent facilement. Résultat: une grande partie de la production se retrouve sur le marché noir à Paris. A partir des années 1830, la concurrence des ateliers de l’Arc jurassien se fait sentir. Des horlogers français se sont en effet installés dans cette région durant les guerres 34 CAMPUS N°117 DOSSIER GENÈVE ET LA SUISSE

VUES MULTIPLES DE GENÈVE, PAR DAVIS ALOÏS SCHMID, CARL BURKHARDT, JOHANN BAPTIST ISENRING, VERS 1830

1. HÔTEL DE VILLE. 2. ÉCURIES DE LA TREILLE. 3. MAISON EYNARD SOUS LA TREILLE. 4. PLACE NEUVE, THÉÂTRE ET PORTE DE NEUVE. 5. MUSÉE RATH. 6. ÉGLISE SAINT-PIERRE. UNE PASSION HELVÉTIQUE 7. HÔPITAL ET ÉGLISE LUTHÉRIENNE. 8. CAVES DES REDOUTES. 9. LES e PONTS DE LA TOUR DE UN XIX SIÈCLE L’ Î L E . 10. LE PONT DE FIL DE FER À SAINT-ANTOINE. 11. MAISON DE SAUSSURE PLUS SUISSE À LA CORRATERIE. 12. NOUVELLE ÉGLISE DE LA FUSTERIE. 13. GENÈVE QUE SUISSE VUE DE COLOGNY.

DÈS SON ENTRÉE DANS LA CONFÉDÉRATION, GENÈVE A BEAUCOUP CONTRIBUÉ À LA COHÉSION NATIONALE ET JOUÉ UN RÔLE MOTEUR DANS LA CONSTRUCTION DE L’ÉTAT MODERNE. LE CANTON MULTIPLIE LES GAGES DE BONNE VOLONTÉ ENVERS SA NOUVELLE PATRIE, QU’ELLE CONNAÎT POURTANT À PEINE

uand Genève demande à entrer dans le giron de Bergues et les premiers bateaux à vapeur inaugurés sur le lac la Confédération, certains cantons se méfient. Léman sont ainsi baptisés du nom de deux héros suisses : Farouchement indépendante, volontiers émeu- Arnold de Winkelried et Guillaume Tell. tière et attachée à son identité, la ville du Qbout du lac est précédée par sa réputation de trublion. Sa Le couac du Jeûne fédéral Désireuse de bien faire, Genève vie politique et sociale a en effet été agitée durant tout le accepte même en 1832 de renoncer au Jeûne genevois et de le XVIIIe siècle et rien ne laisse alors penser que cela se calme- remplacer par le Jeûne fédéral, une idée venue d’Argovie cen- ra. S’adaptant à une donne politique qui la place dans cette sée instaurer un jour de célébration commun à tous les can- nouvelle patrie qu’elle connaît à peine tons. « Ce changement est toutefois et après des premières années timides, GENÈVE ACCUEILLE mal vécu par un groupe de pasteurs de Genève décide de jouer à fond le jeu À BRAS OUVERTS la Cité de Calvin, explique Olivier helvétique. « On pourrait même dire SES NOUVEAUX Perroux. Ils parviennent à rallier que le canton est parmi les plus patriotes COMPATRIOTES assez de paroissiens à leur cause, à faire de la Confédération durant tout le plier les autorités et à rétablir le Jeûne XIXe siècle », estime Olivier Perroux, ET TOUTE LA genevois en 1838. » Faire les yeux maître-assistant à la Maison de l’his- MYTHOLOGIE doux à la Suisse, d’accord, mais il y toire (Faculté des lettres). HELVÉTIQUE QUI LEUR a des limites à ne pas franchir. Les premiers gestes sont sym- EST ASSOCIÉE Gouvernement et population feront boliques. Des chansons sont bloc, en revanche, et se comporte- composées à la gloire des valeu- ront en Suisses modèles au cours reux montagnards représentants de la de l’affaire de Louis-Napoléon Suisse primitive venus saluer les cita- Bonaparte. Neveu de l’Empereur et dins genevois en débarquant le 1er juin au Port Noir. Jean- citoyen de Thurgovie par sa mère, celui-ci se trouve en Suisse François Chaponnière (1769-1856), révolutionnaire, peintre lorsqu’il est condamné par la France en 1837 pour des activi- et chansonnier genevois, connu pour avoir écrit la célèbre C’est tés séditieuses contre la monarchie. La puissance voisine exige la faute à Voltaire, se fend ainsi pour l’occasion d’une chanson, son extradition et, pour bien se faire comprendre, masse des Les Genevois aux Suisses, dans laquelle il clame : « Enfants de troupes aux frontières genevoises et vaudoises. La demande Tell, soyez les bienvenus » (lire les paroles en page 35). fait l’objet de vifs débats à la Diète. La position de Genève, En fait d’« Enfants de Tell », ce sont deux contingents des pourtant directement menacée, est claire : la Suisse n’expulse cantons catholiques de Soleure et de Fribourg qui débarquent pas ses propres ressortissants, quoi qu’ils aient fait. La situa- ce jour-là, histoire de signifier à la Rome protestante qu’elle tion est très tendue durant plusieurs semaines. On surveille les devra désormais composer avec d’autres confessions que la bacs, on fortifie les villes, on achète des canons, etc. Les ban- sienne. Mais qu’importe. La liesse populaire est énorme. quiers proposent même de dédommager les paysans souffrant Genève accueille à bras ouverts ses nouveaux compatriotes d’un manque à gagner en raison de la fermeture des frontières. et toute la mythologie helvétique qui leur est associée. A la A la Diète, où le vote est serré, la position est tenue jusqu’au fin des années 1820, deux rues du tout nouveau quartier des bout. Finalement, Louis-Napoléon Bonaparte décide de se 35

1 2 3 4

5

6

13 7 8

12 11 10 9

LE « PACIFICATEUR » ET LA GUERRE CIVILE Dans les années 1840, sept cantons exigent que cette dernière dégénère en guerre civile. versé (93 morts et 510 blessés). cantons conservateurs (Lucerne, soit dissoute. A cette occasion, A la tête d’une armée de Le grand mérite du « Pacificateur », Uri, Schwyz, Unterwald, Zoug, Genève tient le rôle d’arbitre: c’est 60 000 hommes, le général comme le qualifie la Diète, n’est pas Fribourg et le Valais), craignant sa voix qui fait pencher la balance genevois Guillaume-Henri Dufour tant d’avoir remporté la campagne pour la sauvegarde de la religion de la Diète en faveur des radicaux, obtient la capitulation des cantons mais de l’avoir menée de telle sorte catholique, concluent une alliance hostiles au Sonderbund. A l’issue dissidents en seulement trois que les dégâts soient minimes et séparée, le Sonderbund. Mis de ce vote, face au refus d’obéir semaines. Sa guerre rapide se que l’unité suisse ressorte grandie devant le fait accompli, les autres des cantons catholiques, la crise solde par un minimum de sang de l’épreuve. 36

QUAI DU GÉNÉRAL-GUISAN, JEAN DUBOIS, VERS 1834 rendre volontairement aux autorités françaises, préservant première version (un carré rouge divisé en neuf secteurs dont l’honneur de la Suisse. les cinq centraux sont blancs) en 1817. Cette esquisse sera Au cours de cet épisode, celui qui est chargé de mettre la légèrement modifiée avant d’être consacrée dans la première ville en état de défense n’est autre que le général Guillaume- Constitution fédérale de 1848. Le général participe égale- Henri Dufour (ami personnel de Louis-Napoléon Bonaparte ment à la fondation de l’Ecole militaire centrale fédérale de soit dit en passant). Cette figure, dont une statue équestre Thoune (1819). Dans ces années-là, Genève, la plus grande trône aujourd’hui sur la place Neuve, représente sans doute la ville de Suisse, compte plusieurs brillants officiers. Il est le contribution la plus significative de Genève à la notion nais- plus représenté au sein de l’Etat-major général. sante de cohésion nationale. Drôle de cadeau à première vue. Dufour fonde ensuite le Bureau topographique fédéral en Ce Genevois, formé à l’Ecole polytechnique de Paris, puis à 1838 et dirige les travaux de triangulation qui aboutiront à celle d’application du génie de Metz, sert en effet dans l’armée l’établissement de la première carte de la Suisse au 100 000e, française de 1811 à 1817. En 1814, tandis que les Confédérés achevée en 1864. Une œuvre qui lui vaudra de donner son débarquent en grande pompe au Port Noir, il est promu capi- nom au point culminant de la Suisse, la pointe Dufour taine d’Etat-major et participe à la campagne de France sous (4634 mètres). Et c’est encore lui qui est choisi en 1847 pour les couleurs de Napoléon. En 1815, il reprend même du ser- mener les troupes fédérales contre les cantons catholiques du vice durant les Cent-Jours. Au moment même où est signée Sonderbund (lire encadré en page 35). l’entrée de Genève dans la Confédération suisse, le capitaine Dufour est ainsi en train de réorganiser les défenses de Lyon. Industriels et exportateurs Peu avant cet épisode, Genève Cela dit, avant d’être militaire, Guillaume-Henri Dufour compte un autre homme, moins connu mais tout aussi opi- est surtout un ingénieur très bien formé, denrée rare dans niâtre dans sa volonté de faire progresser la construction de la Suisse de l’époque. Esprit libéral, il est favorable au pro- la Suisse moderne. C’est Jean-Jacques Rigaud, un conserva- grès technique et sera impliqué dans les grands défis du siècle teur éclairé, huit fois député à Berne (de 1830 à 1841). « Il que sont la construction des villes et des réseaux techniques mène un travail constant auprès de la Diète afin qu’elle adopte (gaz, chemins de fer). Tout en soutenant aussi les progrès poli- une Constitution fédérale pour remplacer le Pacte fédéral alors tiques, il demeure très respectueux des institutions. Bref, c’est en vigueur, explique Olivier Perroux. Il milite pour un Etat un homme pragmatique et mesuré, une passerelle entre la fort. Grâce à lui, Genève est l’un des premiers cantons à deman- Genève d’antan et celle de l’avenir. La Suisse lui doit d’abord der l’union monétaire, des finances communes, une poste unique, la l’idée du drapeau national. Dufour en dessine en effet une construction d’un réseau de routes efficace, etc. Il ne faut pas oublier CAMPUS N°117 DOSSIER GENÈVE ET LA SUISSE 37

« 1814: LA BIENVENUE», ILLUSTRE L’ARRIVÉE DU COLONEL GIRARD À GENÈVE À LA TÊTE DES TROUPES CONFÉ- DÉRÉES LE 1er JUIN 1814. LITHOGRAPHIE AQUARELLÉE, PAR JULES FONTANEZ

CHANSON « LES GENEVOIS qu’à cette époque, Genève est un canton d’industriels dépendant La ville du bout du lac apporte aussi à la Suisse une longue AUX SUISSES », PAROLES des exportations. C’est dans son intérêt que de tenter d’abolir toutes tradition humanitaire. Son rayonnement dans ce domaine DE JEAN-FRANÇOIS ces frontières.» connaît un développement important avec la création en CHAPONNIÈRE : Dans sa quête de construction d’un Etat moderne, Jean- 1863 du Comité international de secours aux militaires bles- QUEL PLAISIR DE VOIR Jacques Rigaud est bien entouré, notamment par Pellegrino sés, futur Comité international de la Croix-Rouge (CICR), VOS BANNIÈRES ! Rossi (lire son portrait dans le Campus n° 114). Cet Italien de et dont le premier président n’est autre que le général Dufour QUINZE ANS D’OPPRESSION NOUS AVAIENT ABATTUS, naissance et Genevois d’adoption, d’une énergie débordante et (1863-1864). Comme pour faire rejaillir son prestige nais- UN INSTANT FINIT avocat de formation, passe près de vingt ans en Suisse. Premier sant sur son pays d’accueil, l’organisation se choisit comme NOS MISÈRES. professeur catholique à l’Académie, élu au Parlement cantonal emblème le drapeau suisse dont les couleurs sont inversées TOUS NOS MALHEURS, en 1820, il représente le canton à la Diète dès 1832. Ayant vite (une croix rouge sur fond blanc). TOUS NOS REVERS compris ce qui fait la spécificité de la Confédération (l’imbri- Quelques années plus tard, en 1872, c’est encore à Genève S’EFFACENT PAR VOTRE PRÉSENCE ; cation entre liberté politique et principe fédéral), il en appelle qu’a lieu le règlement pacifique d’un conflit opposant deux AUX MAUX QUE NOUS régulièrement à l’idée de « patrie commune ». grandes puissances et qui inaugure la politique des bons AVONS SOUFFERTS L’opportunité de contribuer à la concrétisation de ce concept offices de la Suisse. Il s’agit de l’arbitrage de l’Alabama. Ce ON VOIT SUCCÉDER L’ESPÉRANCE ; se présente lorsqu’il est nommé rapporteur de la commission tribunal arbitral, réuni dans la ville du bout du lac, condamne NOS BEAUX JOURS chargée de la révision du Pacte fédéral. Les travaux aboutissent la Grande-Bretagne à verser aux Etats-Unis une très lourde NOUS SERONT RENDUS. à un « projet d’Acte fédéral » qui prend finalement le nom de indemnité pour avoir manqué à ses obligations internatio- ENFANTS DE TELL, Pacte Rossi. Ce texte intro- nales de stricte neutra- SOYEZ LES BIENVENUS ! duit deux idées clés : celle d’un «GENÈVE EST L’UN lité durant la guerre de POUR RESSERRER LES ANTIQUES LIENS Conseil fédéral composé de Sécession en tolérant la QUI NOUS UNISSAIENT cinq membres et celle d’une DES PREMIERS livraison, à partir de son À VOS PÈRES, Cour de justice placée sous territoire, d’une vingtaine VOUS ÊTES ACCOURUS l’égide de la Confédération. CANTONS À de bateaux armés – dont DES MONTS HELVÉTIENS, Le projet consacre égale- la corvette Alabama – aux VOUS VENEZ PROTÉGER DEMANDER L’UNION DES FRÈRES. ment la liberté d’établisse- rebelles sudistes. À L’ABRI, PAR VOTRE ment et la libre circulation des MONÉTAIRE ET En s’approchant du tour- SUPPORT hommes et des marchandises, nant du siècle, qu’est- DU RETOUR la centralisation des douanes ce que la Cité de Calvin DE LA TYRANNIE, DES FINANCES et des postes, l’unité moné- pourrait faire de plus pour DANS VOTRE SEIN TROUVANT LE PORT, taire, l’unification des poids et COMMUNES» affirmer son attachement ENFIN LE DOUX NOM des mesures. Sans doute trop OLIVIER PERROUX, MAÎTRE ASSISTANT À LA MAISON sincère à la Suisse? Elle DE PATRIE ambitieux pour l’époque, il DE L’HISTOIRE (FACULTÉ DES LETTRES) peut se parer des atours VENAIT DANS NOS est finalement rejeté en juil- architecturaux de sa nou- CŒURS ÉMUS. ENFANTS DE TELL, let 1833. velle patrie, par exemple. SOYEZ LES BIENVENUS ! Malgré le fait qu’il quitte Genève adopte en effet la Suisse après ce revers, à la même période l’Hei- Pellegrino Rossi est considéré comme un « jalon capital dans matstil. Ce style patriotique, qui lui est pourtant totalement l’évolution de notre pays vers l’avènement de l’Etat fédératif de étranger, est ainsi utilisé dans la construction d’un grand 1848 », selon Alfred Dufour, professeur honoraire à la faculté nombre de bâtiments publics dont des écoles primaires que de droit et grand spécialiste du personnage. l’on peut encore admirer de nos jours (Roseraie, Sécheron, Saint-Jean…). Rayonnement humanitaire Genève, qui est pourtant la Et, pour enfoncer le clou, Genève organise l’Exposition plus grande ville de Suisse tout au long du XIXe siècle, doit nationale de 1896. A cette occasion, on construit un vil- attendre 1864 pour que soit élu son premier conseiller fédé- lage suisse d’un réalisme époustouflant. On reconstitue des ral : Jean-Jacques Challet-Venel (jusqu’en 1872). On lui doit fermes, des montagnes et même un torrent de montagne et notamment la création de l’Union postale universelle. Opposé sa cascade plus vraie que nature. Des vaches sont sorties de à un projet de nouvelle Constitution en 1872, il quitte la scène l’étable quotidiennement. Ces scènes seront filmées, photo- politique par la petite porte. Aucune rue ne porte son nom à graphiées et transformées en cartes postales contribuant au Genève malgré le poste prestigieux qu’il a occupé. mythe d’une Suisse traditionnelle rurale et immuable. 38 CAMPUS N°117 DOSSIER GENÈVE ET LA SUISSE

GRANDE GUERRE L’HUMANITAIRE AU SERVICE DE LA NEUTRALITÉ

DURANT LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE, LA SUISSE ÉVITE LE BAIN DE SANG MAIS PAS LES TENSIONS INTERNES NI LES DIFFICULTÉS ÉCONOMIQUES. ELLE UTILISE SON ACTIVITÉ HUMANITAIRE, ET PARTICULIÈREMENT CELLE DE GENÈVE, POUR JUSTIFIER SA NEUTRALITÉ ET PRÉSERVER LA COHÉSION NATIONALE

urant la Grande Guerre, Romands et Alémaniques C’est pourquoi la Confédération a dû développer plusieurs straté- se regardent en chiens de faïence. Après un siècle gies pour préserver sa neutralité. L’une d’elles repose sur l’engage- de construction confédérale, la cohésion de la ment humanitaire.» Suisse est mise à rude épreuve par un conflit qui Ddivise le continent européen. Chacune des deux principales Deux cents œuvres Durant la guerre, des centaines d’œuvres régions linguistiques soupçonne l’autre de tenir pour le camp privées sont actives sur le sol helvétique, dont 200 uniquement adverse. La Suisse, épargnée par les tranchées mais soumise à à Genève. Nombre d’entre elles se spécialisent dans le soutien d’importantes difficultés économiques et à la pression des bel- d’une seule population (les prisonniers de guerre ou les blessés ligérants, est coupée en deux par un « fossé moral ». L’armée et belges, serbes, français, allemands…) mais, dans l’ensemble, le Conseil fédéral, qui a obtenu le régime des pleins pouvoirs, il y en a pour tout le monde. sont notoirement germanophiles, les Dès le début des hostilités, le citoyens manifestent dans la rue leurs LA POPULATION Comité international de la Croix- préférences culturelles et politiques, HELVÉTIQUE VOIT Rouge (CICR) fonde l’Agence et les journaux se livrent une bataille internationale des prisonniers de d’opinions. PASSER DES guerre (AIPG, lire ci-contre). Son Dans ce contexte, bien que son cœur TRAINS REMPLIS rôle consiste à récolter les listes de batte indéniablement pour la France, DE TUBERCULEUX, prisonniers de guerre auprès des Genève se distingue par une acti- D’AMPUTÉS, deux parties belligérantes et à les vité impartiale dans le domaine de D’AVEUGLES ET transmettre à la partie adverse. l’humanitaire, dont les bénéfices en Pour chaque prisonnier est créée termes d’image profiteront à la Suisse D’AUTRES GUEULES une fiche particulière qui est mise entière. Cédric Cotter, doctorant CASSÉES à jour au gré des nouvelles qui par- au Département d’histoire générale viennent à son sujet (décès, trans- (Faculté des lettres), prépare justement fert…). Le fichier très complet tenu une thèse sur la manière dont l’action par l’Agence permet de répondre humanitaire et la neutralité se nour- aux nombreuses demandes de rissent réciproquement en Suisse durant la Grande Guerre. familles inquiètes de la disparition d’un de leurs proches. Son travail fait partie d’un projet Sinergia piloté par l’Univer- « Ces informations avaient une valeur inestimable, souligne sité de Zurich et intitulé La Suisse durant la Première Guerre Cédric Cotter. Même si les nouvelles étaient mauvaises. En mondiale. Explications. cas de décès, les familles pouvaient faire le deuil, sinon l’espoir « La justification de la neutralité suisse durant la guerre s’est beau- était permis. Dans ce genre de situation, il n’y a rien de pire que coup appuyée sur l’action humanitaire, résume le doctorant. Il l’incertitude.» faut savoir qu’au début du conflit la neutralité, même si elle est D’autres activités humanitaires contribuent à ancrer dans les reconnue depuis un siècle, ne représente pas une garantie totale de esprits l’image d’épinal d’une Suisse philanthrope et géné- sécurité. La Belgique, neutre également, est en effet brutalement reuse. Dès 1915, les belligérants autorisent en effet les prison- envahie par les troupes allemandes dès le mois d’août 1914. Par niers à être rapatriés via la Suisse. C’est ainsi que la population la suite, le conflit se durcissant et la propagande aussi, le concept helvétique voit passer des trains remplis de tuberculeux, d’am- de neutralité devient de moins en moins acceptable par les belli- putés, d’aveugles et d’autres gueules cassées. « Il s’agit pour elle gérants. La peur d’être attaqué a donc bel et bien existé en Suisse. de l’aperçu le plus direct de la réalité de la guerre dont les échos ne 39

LES SEPT MILLIONS DE PRISONNIERS FICHÉS PAR L’AIPG

Les premières agences pour les située dans un pays qui ne participe généré environ 7 millions de fiches. Le 12 septembre, on se décide prisonniers de guerre sont mises en pas au conflit. En passant, l’agence Le front de l’est est géré depuis enfin à louer une machine à écrire.» place à l’initiative du Comité interna- copie toutes les informations et Copenhague par une agence Les activités commencent dans les tional de la Croix-Rouge (CICR) crée une fiche par prisonnier qu’elle similaire créée par la Croix-Rouge bureaux du siège. Le 15 septembre, durant la guerre franco-allemande s’engage à mettre à jour tout au danoise. Quant aux prisonniers du un bureau secondaire est ouvert de 1870 et celle des Balkans de long de la guerre. front austro-italien, ils sont pris en à l’Athénée en Vieille-Ville. Le 25, 1912-13. La 9e Conférence interna- Deux semaines après le début charge directement par les deux l’AIPG investit le Palais Eynard tionale de la Croix-Rouge tenue à de la guerre, le CICR, présidé pays belligérants. puis, devant l’ampleur de la tâche, Washington en 1912 établit qu’en par Gustave Ador, envoie une « Dans le procès-verbal de la décide de s’installer au Musée Rath cas de conflit chaque pays doit circulaire à tous les belligérants séance du CICR qui a vu la création le 12 octobre. Les locaux seront désormais se doter d’un Bureau leur demandant de mettre en place de l’AIPG, on apprend que les encore agrandis par la suite dans national de renseignements en un tel mécanisme. Et le 21 août membres du Comité pensent des écoles primaires. Au plus fort matière de prisonniers de guerre. 1914, l’organisation fonde l’Agence se répartir le travail entre eux, de la guerre, l’AIPG compte jusqu’à L’idée consiste à dresser les listes internationale des prisonniers souligne Cédric Cotter, doctorant 1200 collaborateurs, essentielle- de détenus et à les transmettre de guerre (AIPG). Cette dernière au Département d’histoire générale ment des bénévoles, et emploie au camp adverse via une agence couvre le front occidental qui a (Faculté des lettres). 70 dactylos. 40

DES AUTORITÉS PAS SI NEUTRES

Pour défendre sa neutralité, la Suisse mobilise L’atmosphère est d’autant plus tendue que la fait office de pont entre ces deux Suisses qui se environ 220 000 hommes durant les premières Suisse se retrouve au carrefour de la propa- tournent le dos. années de la Grande Guerre. Cette force, alliée gande très agressive des grandes puissances. La La méfiance des Romands envers les autorités à sa géographie accidentée, semble avoir joué Confédération ainsi que les autres pays parta- fédérales ne fait que s’élargir quand éclate en un rôle dissuasif (Français et Allemands avaient geant son statut constituent en effet le « tribunal 1917 un autre scandale. Cette fois-ci, ce sont tous deux des plans d’invasion de la Suisse pour des neutres », devant lequel chaque camp tente les agissements de Robert Grimm, conseil- prendre l’ennemi à revers ou faire diversion). de dépeindre l’autre comme un barbare. ler national zurichois, membre dirigeant de Malgré cela, l’Etat-major helvétique n’ins- Dans ce contexte, certains ne craignent pas la Commission socialiste internationale, qui pire pas la même confiance à tout le monde. de jeter de l’huile sur le feu, à l’image de ce sont en cause. Ce dernier se rend à Petrograd L’armée est en effet empreinte de culture théologien zurichois, Eduard Blocher (grand- (aujourd’hui Saint-Pétersbourg) pour tenter de militaire allemande. Le général de l’armée père de Christoph Blocher, conseiller national favoriser une paix séparée entre l’Allemagne et suisse, Ulrich Wille, entretient ainsi une ami- UDC), qui, dans la revue Stimmen im Sturm la Russie. La mission est officieusement soute- tié personnelle avec le Kaiser Guillaume II, aus der deutschen Schweiz, lance des attaques nue par le conseiller fédéral Arthur Hoffmann qui est venu en Suisse en 1912 assister à des virulentes contre les Romands, coupables, à mais un télégramme entre les deux hommes est manœuvres militaires. ses yeux, de ne pas vouloir défendre la Suisse intercepté par les Français. Robert Grimm doit L’affaire dite des colonels, qui éclate en 1916, autant que les Alémaniques. quitter la Russie et Arthur Hoffmann démis- n’arrange pas les choses. Elle révèle en effet Pour d’autres, en revanche, l’idée que la démo- sionne immédiatement. Les Romands et les que, dès le début de la guerre, les colonels cratie helvétique soit minée par ces querelles Tessinois manifestent leur mécontentement et Friedrich Moritz von Wattenwyl et Karl Egli est insupportable. C’est le cas de William les Alliés critiquent vivement le pays. ont transmis aux attachés militaires allemands Rappard, historien économique genevois né Hoffmann est alors remplacé par le Genevois et austro-hongrois le bulletin journalier de aux Etats-Unis. Très attaché au système poli- Gustave Ador, âgé de 72 ans. Cet avocat et l’Etat-major helvétique ainsi que des dépêches tique qui caractérise tant sa terre natale que le homme politique, président du CICR, apparaît diplomatiques. Après une enquête et une procé- pays où il a choisi de vivre, il multiplie les inter- à ce moment comme la seule personnalité sus- dure judiciaire, les deux officiers sont condam- ventions publiques (articles de presse, débats, ceptible de rassurer l’étranger et d’éviter l’élar- nés à vingt jours d’arrêt de rigueur. Le Conseil conférences) des deux côtés de la Sarine pour gissement des divisions à l’intérieur du pays. fédéral les suspend toutefois de leurs fonctions expliquer à chacune des parties le point de vue ce qui n’empêche pas l’affaire de provoquer une de l’autre. Maîtrisant l’allemand et le suisse- Source : Dictionnaire historique de la Suisse, crise de confiance d’ampleur nationale. allemand, en plus du français et de l’anglais, il www.hls-dhs-dss.ch LA CROIX-ROUGE SUISSE CAMPUS N°117 DOSSIER GENÈVE ET LA SUISSE 41 A BEAUCOUP ŒUVRÉ DANS LE RAPATRIEMENT DES GRANDS BLESSÉS DES DEUX CAMPS. ICI DES SOLDATS FRANÇAIS DANS UNE GARE HELVÉTIQUE.

sont transmis que par la presse écrite, note Cédric Cotter. Un spectacle sans doute impressionnant qui rassemble dans chaque gare où le convoi s’arrête une foule de curieux venant offrir des pré- sents aux blessés tout en criant ‘vive la France!’ ou ‘vive l’Alle- magne !’selon le sens du train.» L’internement des blessés de guerre commence, lui, en 1916. A cette occasion, les milieux touristiques ont obtenu de LE CONSEILLER pouvoir loger ces derniers dans FÉDÉRAL GUSTAVE leurs établissements vides plu- tôt que dans des camps. Les ADOR S’ENGAGE séjours étant payés par les pays POUR QU’ON TIENNE différentes envers les belligérants…) mais d’origine des blessés, cette COMPTE DE affirment que ce qui les unit vraiment est solution a également pour LA SUISSE DANS leur participation, toutes classes confon- avantage de permettre à ce LA CONSTRUCTION dues, à des œuvres charitables. secteur économique important « On veut faire croire que tout le monde s’inves- de survivre. DE LA PAIX tit dans l’humanitaire, note Cédric Cotter. La réalité est un peu plus nuancée.» Selon le Convaincre les Etats-Unis chercheur, ce sont surtout les élites qui dis- Cette neutralité active est posent du temps et de l’argent nécessaires mise en péril au moment pour ce genre d’activités. L’engagement où les Etats-Unis décident dans les autres couches de la société est très d’entrer en guerre à leur tour. Le gouvernement américain variable, fort au début, beaucoup plus modeste dès que les change alors radicalement de position et, à grand renfort de problèmes économiques se font sentir. Et ceux qui participent propagande, présente la neutralité comme un concept tota- à l’effort humanitaire ne le font pas tous par compassion. lement dépassé. Cherchant à défendre sa position et à obte- Certains espèrent s’attirer les bonnes grâces des belligérants nir des garanties quant à son approvisionnement en céréales, et échapper à la guerre tandis que d’autres pensent contribuer la Suisse envoie des émissaires à Washington. Parmi eux, à la poursuite de l’effort de guerre sur sol helvétique. William Rappard (lire Campus n° 96), historien économique genevois né aux Etats-Unis et futur fondateur de l’Institut Bilan positif Au sortir de la guerre, la plupart des pays universitaire de hautes études internationales. neutres sont déçus, voire mortifiés, par le peu de considéra- Aidé par d’anciens collègues d’Harvard où il a enseigné, tion que les belligérants ont montré à leur égard. Tous ont le Genevois se démène tant et si bien qu’il finit par obte- souffert de difficultés économiques et de pressions extérieures nir une entrevue avec Thomas Woodrow Wilson. Dans son les enjoignant à entrer dans le conflit aux côtés des uns ou des ensemble, l’expédition est une réussite : en décembre 1917, autres. Certains, comme l’Italie, le Portugal et la Roumanie, les Etats-Unis reconnaissent la neutralité de la Suisse et s’en- ont même cédé. Les neutres, Suisse comprise, ont également gagent à lui fournir 240 000 tonnes de céréales. fait l’objet d’une étroite surveillance économique visant à « Je constate que l’aide humanitaire a été très utile à la diploma- s’assurer que leur commerce ne soit pas en mesure d’aider le tie helvétique, analyse Cédric Cotter. Les émissaires insistent camp adverse. Pour la plupart d’entre eux, cette ingérence a certes sur le fait que la Suisse et les Etats-Unis sont des républiques été vécue comme une humiliation. sœurs et que si les seconds sont entrés en guerre c’est justement parce Il n’y a guère que la Suisse pour dresser un bilan positif de que les Allemands ont violé les droits des pays neutres. Mais, pour l’expérience. Elle a évité le pire de la guerre puisque son outil convaincre leur interlocuteur, ils avancent aussi l’argument selon industriel est demeuré intact et son image auprès des popula- lequel la Suisse, bien qu’elle soit dans une situation délicate, est pré- tions européennes est des plus positives. Cerise sur le gâteau, cieuse, car elle est une île de paix au milieu de la guerre. Elle est un grâce aux efforts de William Rappard notamment, on choi- lieu de rencontre entre les belligérants et un pays qui aide tout le sit Genève pour accueillir le siège de la Société des Nations. monde sans discernement.» Mieux: le conseiller fédéral genevois Gustave Ador s’en- Sur le plan de la politique intérieure, cette activité huma- gage personnellement pour qu’on tienne compte de la Suisse nitaire est exploitée afin de resserrer des liens fragilisés par dans la construction de la paix. En tant que président de la le fossé séparant Romands et Alémaniques. Les autorités Confédération, il obtient même la reconnaissance du statut admettent ainsi que la population suisse connaît de nombreux particulier de la neutralité, une condition indispensable pour clivages (ville-campagne, langues, confessions, sympathies que la Suisse intègre la nouvelle organisation. 42 CAMPUS N°117 DOSSIER GENÈVE ET LA SUISSE

L’HÔTEL VICTORIA ET, JUSTE DERRIÈRE, LA SALLE DE LA RÉFOR- MATION, EN 1926. LES DEUX BÂTIMENTS ONT ÉTÉ DÉTRUITS DANS LES ANNÉES 1960-70.

DE 1920 À 1929, LA SOCIÉTÉ DES NATIONS TIENT SES DIX PREMIÈRES ASSEMBLÉES DANS LA SALLE DE LA RÉFOR- MATION, SITUÉE ENTRE LA RUE DU RHÔNE ET LA RUE VERSONNEX. L’HÔTEL VICTORIA ABRITE ALORS LES BUREAUX DU SECRÉTARIAT DE LA SDN.

VILLAGE GLOBAL À PARTIR DE 1930, LES ASSEMBLÉES ONT LIEU DANS LE BÂTI- MENT ÉLECTORAL, LE CHANT IRRÉSISTIBLE SITUÉ À LA RUE DU CONSEIL-­GÉNÉRAL (ACTUELLEMENT UNI DUFOUR). CE N’EST DES SIRÈNES QU’EN SEPTEMBRE 1937 QU’ELLES SE TIENNENT INTERNATIONALES AU PALAIS DES NATIONS.

LE XXe SIÈCLE MARQUE UN RELATIF DÉSENGAGEMENT DE LA CITÉ DU BOUT DU LAC DANS LA CONSTRUCTION COMMUNE HELVÉTIQUE. SON REGARD EST DAVANTAGE TOURNÉ VERS LE MONDE QUE VERS BERNE

u sortir de la Grande Guerre, plus d’un siècle se débloque finalement lorsqu’on décide de construire le après le rattachement de Genève à sa nouvelle Palais sur des terrains situés plus haut et ayant appartenu à patrie, le patriotisme du bout du lac s’atténue la famille Revilliod. La SDN s’y installera en 1937. Pour peu peu à peu. La relation entre Genève et la Suisse de temps, hélas. devientA plus nuancée. « La cité du bout du lac a adhéré au projet La SDN aura néanmoins un impact positif sur l’économie helvétique à une époque où l’on fabriquait l’identité des Nations, locale, notamment sur le secteur bancaire. Avant la guerre, explique Olivier Perroux, maître-assistant à la Maison de les quantités d’argent sous gestion sont importantes mais l’histoire (Faculté des lettres). Au XXe siècle, la situation se elles appartiennent encore essentiellement à l’aristocratie modifie. Genève se tourne davantage vers l’international et locale. Dès l’arrivée des fonctionnaires internationaux dans prend ses distances avec la Confédération. Au même moment les années 1920, la place genevoise élargit sa clientèle aux commencent les difficultés économiques. Le canton, jusque-là étrangers fortunés. Le mouvement s’accélère dans les années locomotive de la Suisse, rentre dans le rang.» 1930 avec un afflux de capitaux étrangers favorisés par la Depuis la fin du XIXe siècle, Genève a en effet perdu son crise économique et le rayonnement de Genève. statut de plus grande ville de Suisse. Zurich a réussi en Durant l’entre-deux-guerres, l’immigration d’ouvriers, 1893 la fusion de 11 de ses communes urbaines, et la ville quant à elle, diminue fortement. Ce sont des Confédérés qui du bord de la Limmat connaît un important essor. Genève fournissent alors une grande partie de la main-d’œuvre des attend 1930 pour faire de même mais à une échelle beau- entreprises de mécanique et de machines. On peut lire cette coup plus modeste. Seules les communes du Petit-Saconnex, histoire dans le nom des rues du quartier des Pâquis, notam- de Plainpalais, des Eaux-Vives et de la Ville de Genève sont ment, là où logeait une grande partie des ouvriers : rue de pour l’heure réunies. Berne, rue de Zurich, rue de Fribourg, rue de Neuchâtel, rue Genève aspire dès lors à devenir la première cité internatio- de Bâle… Autant de cantons d’où sont issus les travailleurs nale. Après la guerre, grâce à sa réputation humaniste, aux de l’industrie genevoise. efforts de la diplomatie suisse et à ceux du conseiller fédéral « Genève, cité de la Paix, a aussi fabriqué pas mal d’armes genevois Gustave Ador en particulier, la Société des nations avant et pendant la Deuxième Guerre mondiale, note Olivier (SDN) s’installe sur les rives du Léman, à l’Hôtel National, Perroux. Des entreprises importantes comme les ateliers des futur palais Wilson. Les autorités achètent alors plusieurs Charmilles, de Sécheron, Tavaro ou encore Hispano-Suiza pro- propriétés de la rive droite afin d’y construire le palais des duisaient beaucoup de biens mixtes, c’est-à-dire des pièces qui Nations. Mais la propriétaire de la Villa Barton, Alexandra pouvaient avoir à la fois un usage civil et militaire.» Barton-Peel, fait de la résistance : elle veut préserver ses En 1926, Genève connaît une déconvenue qui accé- séquoias géants. Ne voyant rien venir, la SDN menace à plu- lère son éloignement affectif avec la Confédération. Cette sieurs reprises de choisir un autre port d’attache. La situation année-là, l’Etat est en effet en quasi-faillite et se résout à 43 AFP/BRANGER/ROGER-VIOLLET

demander de l’aide aux banques LE PALAIS DES continue son développement, malgré et à la Confédération. « Le pro- NATIONS, HONNI la disparition de la Société des nations blème, c’est que l’on est alors à la fin CAR RAPPELANT et l’installation du siège de l’Orga- de la crise de reconversion et que la nisation des Nations unies (ONU) Confédération n’a pas plus d’argent TROP L’ÉCHEC à New York. Le palais des Nations, que le canton, explique Olivier DE LA SDN, RESTE honni car rappelant trop l’échec de la Perroux. Le Conseil fédéral répond VIDE QUELQUES SDN, reste même vide quelques mois alors cordialement aux autori- MOIS APRÈS LA après la fin de la guerre. Finalement, tés genevoises qu’il compatit mais l’ONU accepte de le racheter pour ne peut rien faire. J’ai l’impression FIN DE LA GUERRE s’y installer. qu’à partir de ce moment-là le lien « Dans le flou qui règne après la se relâche. Genève arrête d’être un Deuxième Guerre mondiale, la Genève moteur dans la construction commune internationale est sauvée entre autres par et se tourne résolument vers l’étran- son immense palais des Nations presque ger plutôt que vers Berne.» neuf et son Aéroport qui est un des seuls Le canton peine alors à trouver les ressources nécessaires à d’Europe à conserver intacte sa piste en dur », souligne Olivier la réalisation rapide de projets ambitieux. Un seul exemple Perroux. A partir de ce moment, une constellation d’agences pour illustrer cette évolution: le contournement ferroviaire et d’organisations non gouvernementales s’établissent dans du canton, qui fait l’objet d’un accord signé en 1912 avec la la ville du bout du lac. Le nombre de conférences et d’in- Confédération, mettra plus d’un siècle à se concrétiser sous frastructures ainsi que l’afflux de capitaux explose. Ce déve- la forme actuelle du CEVA. loppement accélère l’effondrement de l’industrie dans les De son côté, le secteur international, qui comprend aussi années 1950 et 1960 et la mutation de l’économie vers le bien les organisations que les compagnies multinationales, secteur tertiaire.

CAMPUS N°117 L’INVITÉE IRINA BOKOVA 45

«IL N’Y A PAS DE CULTURE SANS PEUPLE, NI DE SOCIÉTÉ

IRINASANS BOKOVA CULTURE » DIRIGE L’UNESCO DEPUIS 2009. ELLE ÉTAIT DE PASSAGE À iberté. Le mot a beau être galvaudé, ont abondamment relayé la destruction de sites dans sa bouche, il résonne un peu plus comme le souk historique d’Alep ou la mosquée L’UNIVERSITÉ POUR UNE fort que les autres. Peut-être parce que des Omeyyades. Et la liste est loin de s’arrêter là. CONFÉRENCE DONNÉE Irina Bokova a grandi sous le règne du DANS LE CADRE DU Lparti unique avant de compter parmi les acteurs Comment expliquez-vous cette évolution ? CYCLE PROPOSÉ clés de la transition démocratique bulgare. Sans C’est sans doute lié à la mondialisation. En don- PAR LE PROFESSEUR doute aussi parce que la tolérance et le respect nant l’impression que la pensée devient de plus de l’autre sont au centre de la plupart des choix en plus uniforme et que les frontières sont de MARC-ANDRÉ RENOLD, qu’elle a opérés depuis son élection à la tête de moins en moins étanches, ce phénomène crée TITULAIRE DE LA l’Unesco en 2009. C’est vrai de la manière dont un sentiment de vulnérabilité chez de nombreux CHAIRE UNESCO EN elle a géré la crise consécutive à l’entrée de la individus. Cette peur débouche sur une forme DROIT INTERNATIONAL Palestine au sein de l’organisation onusienne. Et de repli identitaire qui a souvent été instrumen- c’est également le cas lorsqu’il s’agit de promou- talisé par des extrémistes de tous bords pour DE LA PROTECTION DES voir l’éducation ou de protéger le patrimoine conduire au rejet de l’autre. Face à ce mouve- BIENS CULTURELS ET culturel. Entretien. ment, qui est loin d’épargner l’Europe, l’Unesco LA FONDATION ARDITI a, à mon sens, un rôle capital à jouer : celui de Depuis la destruction des Bouddhas de restaurer la confiance, de combler cette sensation Bâmiyân en Afghanistan par les Talibans de perte. Je suis en effet convaincue que la tolé- en 2001, les attaques contre le patrimoine rance commence par la confiance en soi. semblent être devenues la règle lors des conflits armés. Partagez-vous cette analyse ? « JE SUIS CONVAINCUE Irina Bokova C’est effectivement QUE LA TOLÉRANCE une caractéristique des conflits du XXIe siècle. Ce phénomène COMMENCE PAR LA est d’autant plus inquiétant qu’il ne s’agit pas de dégâts collaté- CONFIANCE EN SOI » raux mais de destructions délibé- rées. Outre le cas des Bouddhas de Bâmiyân, qui reste sans doute le plus connu, les exemples de ce type d’actes sont malheureusement légion. En Irak, on se souvient de la mise à sac Face au coût humain d’un conflit comme celui du Musée archéologique de Bagdad durant la qui sévit actuellement en Syrie, la protection guerre du Golfe. Au Mali, des attaques ont été du patrimoine n’est-elle pas d’importance menées contre des mausolées et des mosquées secondaire ? abritant des manuscrits qui comptaient parmi les Il ne s’agit aucunement de minimiser les souf- plus importants de la civilisation islamique. Le frances endurées par les populations, mais notre cas de certains groupes culturels dont les instru- point de vue est qu’il n’y a pas à choisir entre la ments et les costumes ont été pillés ou détruits protection des vies humaines et l’éducation des a également été rapporté. En Syrie, les médias enfants qui sont l’avenir du pays. De même qu’il 46 CAMPUS N°117 L’INVITÉE IRINA BOKOVA

LA MOSQUÉE DES OMEYYADES À ALEP, QUELQUES HEURES AVANT QUE L’ARMÉE SYRIENNE NE REPRENNE LE CONTRÔLE DE LA VILLE, LE 14 OCTOBRE 2012. SITUÉ DANS LA VIEILLE VILLE, LE BÂTIMENT, QUI DATE DU XIIIe SIÈCLE, EST CENSÉ ABRITER LES RESTES DE ZACHARIE, LE PÈRE DE JEAN LE BAPTISTE, QUI EST MENTIONNÉ DANS LE CORAN COMME UN PROPHÈTE DE L’ISLAM.

n’y a pas à choisir entre la protection des vies Non, la même analyse peut être faite pour le humaines et la sauvegarde du patrimoine qui pont de la vieille ville de Mostar. Détruit durant porte l’histoire d’un peuple. L’un ne va pas sans les conflits en ex-Yougoslavie, il a été restauré l’autre, car il n’y a pas de culture sans peuple, ni sous l’égide d’un comité scientifique internatio- de société sans culture. En attaquant le patri- nal mis en place par l’Unesco. Ce pont a tou- moine d’une communauté, on fait bien plus que jours été le symbole de la coexistence de diverses de détruire des vieilles pierres, on s’efforce d’an- communautés culturelles, ethniques et reli- nihiler ce qui constitue son identité. A l’inverse, gieuses. Nous ne pouvions donc pas accepter sa en sauvegardant les traces de cette richesse disparition. Plus près de nous, de belles choses culturelle, en créant une conscience globale ont aussi été accomplies au Mali, par exemple. de son importance, on apporte une forme de réponse, qui me paraît aujourd’hui essentielle, à l’extrémisme. «À TOMBOUCTOU, CE

Enjeu en temps de guerre, le SONT LES HABITANTS patrimoine peut aussi, selon vous, EUX-MÊMES QUI être un puissant facteur de paix. De quelle manière? ONT LANCÉ LA C’est effectivement un élément RECONSTRUCTION assuré par la population locale, avait été délibé- essentiel pour favoriser la résilience rément interrompu par les insurgés. et la réconciliation. La recons- DES MAUSOLÉES truction du centre historique de TÉMOIGNANT DE L’ÂGE De quels moyens d’actions concrets dispose Varsovie est à cet égard exemplaire. l’Unesco pour intervenir dans des situations Le quartier de Stare Miasto, édifié D’OR DE LA CITÉ» de crise ? au XIIIe siècle, a en effet été entiè- L’Unesco agit à plusieurs niveaux. Tout d’abord, rement détruit lors du soulèvement nous cherchons à alerter et à convaincre les déci- de la ville en août 1944. Il s’agissait deurs afin que leurs choix politiques et militaires pour les nazis de réduire la capi- tiennent compte de la question du patrimoine. tale en ruine afin d’anéantir la tra- A cet égard, le fait que la protection du patri- dition séculaire de l’Etat polonais. moine ait d’emblée figuré parmi les responsabi- Or, Stare Miasto a été reconstruit à l’identique Pouvez-vous préciser ? lités de la force de sécurité des Nations unies au dès la fin de 1945 grâce à la mobilisation de l’en- Au cours de leur visite dans ce pays, nos experts Mali constitue une réussite considérable à nos semble de la nation polonaise. Ce geste, qui a ont constaté que les habitants avaient mené à yeux. Il est également très positif que la seule permis une reconstitution à une échelle unique bien les travaux de consolidation du Tombeau résolution adoptée pour l’instant par l’ONU sur dans l’histoire mondiale, incarne non seulement des Askia, un site archéologique inscrit au la Syrie, qui date du 22 février 2014, contienne l’aptitude de la nation polonaise à surmonter les patrimoine mondial situé dans la région de deux paragraphes qui proclament la nécessité de pires épreuves mais également la volonté d’as- Gao, à leurs propres frais afin d’éviter que ce protéger le patrimoine. Il existe par ailleurs un surer la survie de l’un des témoignages les plus monument en terre du XVe siècle ne subisse certain nombre d’instruments juridiques inter- importants de sa culture. Varsovie est en effet la d’autres dommages. Des jeunes habitants de nationaux – tels que les conventions sur les biens ville où fut adoptée, le 3 mai 1791, la première la ville ont aussi pris le risque de défendre le culturels de 1954, sur le trafic illicite des biens Constitution européenne démocratique, ce qui site pendant l’occupation, empêchant les extré- culturels de 1970, sur le patrimoine mondial de en fait évidemment un symbole de tolérance mistes de commettre des dégâts analogues à 1972 – qui permettent de lutter contre le pil- d’une très grande force. ceux infligés aux sites de Tombouctou. Dans lage et le marché noir généré par chaque conflit. cette ville, ce sont également les habitants eux- Enfin, nous travaillons avec un certain nombre Cet exemple n’est-il pas lié aux circonstances mêmes qui ont lancé les travaux de reconstruc- de partenaires comme Interpol, l’Organisation très spécifiques de la Deuxième Guerre tion des mausolées témoignant de l’âge d’or de internationale des douanes, le Conseil interna- mondiale? la cité et dont l’entretien, traditionnellement tional des musées. AFP /TAUSEEF MUSTAFA

Cela permet notamment d’établir des listes nécessité d’importants sacrifices, qui ont conduit rouges, à l’image du document présenté en sep- à des suppressions de postes, à des coupures de Bio express tembre dernier au Metropolitan Museum de programmes, à une réduction drastique des Nom : Irina Bokova New York afin d’attirer l’attention du marché de dépenses administratives ainsi qu’à une révision Naissance : 12 juillet 1952 Nationalité : Bulgare l’art sur le pillage généralisé des sites du patri- des priorités. Cet immense travail n’est pas ter- moine culturel syrien signalé par de nombreuses miné mais il aura permis de réorganiser l’orga- Formation : études à sources depuis l’éclatement du conflit. nisation de fond en comble sans lui faire perdre l’Institut d’Etat des rela- ni sa visibilité ni son leadership de ses principaux tions internationales de Moscou, à l’Université du Etes-vous également présents sur le terrain ? domaines de compétences. Maryland, à Harvard et à la Oui. Au Mali, nous avons distribué à tous les John F. Kennedy School of militaires un petit document qui liste et décrit Quelles sont aujourd’hui les relations entre Government. les principaux bien culturels à préserver. Cela l’Unesco et les Etats-Unis ? Parcours : nommée permet bien sûr de protéger plus efficacement L’Unesco est universelle et doit le rester. La conseillère au sein de les sites d’importance, mais aussi d’entraver très suspension du paiement des Etats-Unis a privé l’ONU en 1980, Irina efficacement le trafic illicite de biens culturels. cet Etat du droit de vote à la Conférence géné- Bokova adhère au Parti socialiste bulgare en 1989. L’Unesco a également organisé des formations rale. Cependant, les Etats-Unis sont toujours Députée, vice-ministre, à destination des professionnels du patrimoine membres de notre organisation. Ils participent puis ministre des Affaires syriens et de la région en vue de protéger les activement au Conseil exécutif et continuent à étrangères, elle est candi- date à la vice-présidence biens culturels et les collections de la destruc- nous soutenir politiquement et moralement. J’ai de la République en 1996. tion, du pillage et du trafic illégal. donc toutes les raisons d’espérer que cette ques- tion se résolve rapidement. En 2005, Irina Bokova Suite à l’entrée de la Palestine en tant que Propos recueillis par Vincent Monnet est nommée au poste d’ambassadrice de membre à part entière de l’Unesco, les Bulgarie en France. Elle Etats-Unis ont suspendu leur contribution. occupe également le poste Comment avez-vous géré cette réduction de de représentante de la Bul- garie auprès de l’Unesco. plus de 20 % de votre budget ? Elle en devient la directrice C’est sans doute la plus grave crise jamais tra- générale en 2009, avant versée par notre institution. Mais aujourd’hui d’être élue pour un nou- le plus dur semble être derrière nous. Cela a veau mandat en 2013. 48 CAMPUS N°117 EXTRA-MUROS SÉNÉGAL

SUR LA TRACE DU MERCURE CHEZ LES CHERCHEURS D’OR DU SÉNÉGAL À L’EST DU SÉNÉGAL, LES ORPAILLEURS mmobilisé au milieu du Niokolo Koba dans Ce n’est pas la première fois que les pneus le CLANDESTINS le sud-est du Sénégal, Birane Niane voit non trahissent depuis qu’il a commencé ce travail. EXTRAIENT L’OR DE sans appréhension le soleil descendre vers Au début de cette campagne de juin 2013, ses l’horizon. Deux pneus de son véhicule ont gommes déjà bien lisses ont perdu l’adhérence MANIÈRE ARTISANALE Iexplosé en même temps, manquant de peu de avec la route et l’ont envoyé dans une profonde EN UTILISANT DU l’envoyer dans le décor. Le doc- MERCURE. L’USAGE DE torant à la Section des sciences LES CHERCHEURS D’OR CE MÉTAL PROVOQUE de la Terre et de l’environnement (Faculté des sciences) est seul en UNE POLLUTION DE SUIVENT COMME UN pleine brousse, dans un parc connu L’ENVIRONNEMENT pour sa faune d’une grande richesse ESSAIM D’ABEILLES LES QU’UN DOCTORANT et notamment pour ses lions. Plus COMPAGNIES MINIÈRES DE L’UNIGE A ÉTUDIÉE que pour lui-même, il craint pour QUI EXPLOITENT LES DURANT QUATRE ANS son précieux chargement : des échantillons d’eau, de sol, de chair FILONS AU GRÉ DE LEURS de poisson et de cheveux humains, qui doivent être maintenus à une DÉCOUVERTES température de 4 °C. Tout serait perdu s’il devait passer la nuit dans le parc, loin de toute source d’élec- tricité pour alimenter le petit réfri- gérateur installé à l’arrière de sa voiture. Et la ornière dont il n’a pu sortir qu’avec l’aide des thèse qu’il compte soutenir prochainement habitants de l’endroit. Et, en 2011, quand il à Genève sur l’orpaillage clandestin dans la s’est rendu pour la première fois sur le terrain région reculée de Kedougou et la contamination en compagnie de son directeur de thèse, Robert au mercure qu’il engendre pourrait prendre un Moritz, professeur associé au Département des sérieux retard. sciences de la Terre, il a carrément fallu acheter 49 NICOLA E PINA

SUR LA ROUTE, AU MILIEU DU PARC NATIONAL NIOKOLO KOBA. quatre nouveaux pneus avant même de prendre gaz afin d’évaporer le mercure, qui est un élé- la route. Ceux équipant le véhicule étaient usés ment très volatil. Au final, il ne reste donc plus jusqu’à la corde, jamais ils n’auraient tenu le coup que l’or. durant les douze heures de route qui séparent Au cours de cette opération, le mercure Dakar, la capitale, de leur destination, les rives s’échappe massivement dans l’air mais aussi du fleuve Gambie et les mines d’or situées dans dans le sol et dans l’eau. Là, les bactéries trans- la partie la plus orientale du Sénégal. forment le métal lourd en méthyl-mercure qui Proche des zones aurifères historiques du Mali est ensuite absorbé par le phytoplancton. Il entre et du Ghana, la région de Kedougou connaît ainsi dans la chaîne alimentaire pour ne plus en depuis dix ans un développement important de sortir. Il s’y accumule et se concentre au fur et à l’orpaillage artisanal. Les chercheurs d’or, issus mesure que l’on gravit l’échelle des prédateurs. des populations locales mais, aussi, de plus en Les poissons piscivores sont les plus intoxiqués. plus souvent des pays voisins, suivent comme un Ils sont attrapés par les pêcheurs locaux qui les essaim d’abeilles les compagnies minières offi- consomment et sont contaminés à leur tour. cielles qui exploitent les filons au gré de leurs Bien qu’il soit récent au Sénégal, le phénomène découvertes. Ces mineurs artisanaux ne dis- est archi-connu. Il se répète dans de nombreuses posent cependant pas des mêmes moyens que régions d’Afrique, d’Amérique du Sud et d’Asie. l’industrie pour extraire le précieux métal. Les gouvernements concernés et l’Organisation MAURITANIE Leur technique, c’est le mercure. Le problème, des Nations unies en sont conscients et il existe c’est que c’est interdit. Et pour cause : ce métal de nombreux programmes pour tenter d’y remé- Dakar SÉNÉGAL liquide est extrêmement toxique pour l’environ- dier. Sans grand succès toutefois. L’appât du MALI GAMBIE nement et la santé (lire encadré en page 51). gain immédiat et la nécessité de faire vivre sa Niokolo Koba famille prime généralement sur le risque sani- Kedougou GUINÉE- Poêle à frire Les chercheurs d’or ne s’en sou- taire. Celui-ci est d’autant moins visible que les BISSAU cient guère. Leur mode opératoire consiste à populations concernées sont très mal informées GUINÉE creuser un trou dans le sol ou à prélever les à ce sujet. alluvions le long du fleuve Gambie. Ils en Originaire du Sénégal, Birane Niane a voulu extraient le minerai et le concassent jusqu’à le étudier l’étendue de la contamination au mer- Situation réduire en poudre. Ils y ajoutent ensuite le mer- cure dans l’est de son pays. Son travail est à La région de Kedougou, au sud-est du Sénégal, cure pour former une sorte de pâte grise qu’ils bout touchant. Dans son petit frigo, qui menace est riche en filons pétrissent à mains nues comme du pain. L’idée maintenant de se réchauffer et de rendre son aurifères exploités indus- est d’augmenter le rendement de l’exploita- contenu inexploitable, il transporte les derniers triellement depuis une tion. Le mercure possède en effet la capacité échantillons qu’il a prélevés sur le terrain. Tous dizaine d’années environ. de se lier facilement à l’or et peut ainsi concen- ses efforts risquent d’être réduits à néant. République du Sénégal 2 trer jusqu’aux particules les plus fines du métal 196 722 km Refus catégorique 13,5 millions d’habitants jaune. L’amalgame mercure-or est ensuite iso- Car approcher les popula- 1023 dollars de PIB lé du reste de la pâte de roche puis chauffé tions de la région de Kedougou et obtenir leur par personne et par an dans une poêle à frire placée sur un réchaud à collaboration n’a pas été facile. Même pour lui, (197e rang mondial) 50 BIREAN NIANE

pourtant Sénégalais. Natif de Dakar, la grande Mais Birane Niane a dû rester prudent. Hors élevés que dans les zones plus éloignées. Les ville de l’Ouest, et ne parlant pas la langue de question de prononcer le mot «mercure», par petits poissons pêchés dans le fleuve Gambie locale, il a d’abord éveillé des soupçons chez les exemple, un terme banni du vocabulaire puisque présentent des concentrations de mercure allant orpailleurs clandestins qui, pendant un an et l’acquisition de ce métal est illicite. Ici, tout le jusqu’à 0,5 milligramme par kilogramme de demi, ont catégoriquement refusé qu’il prélève monde parle du « produit ». Il est importé en chair fraîche, ce qui est la limite recommandée des échantillons de leurs cheveux. L’analyse contrebande et s’échange dans de petits sacs en par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). de ces derniers représente une des méthodes plastique sans autres précautions. Ce taux triple toutefois chez leurs prédateurs pour mesurer le taux de mercure concentré comme le brochet africain. dans l’organisme. Pollution silencieuse Les résultats prélimi- Les communautés humaines ne sont pas épar- Le médecin-chef de la région lui a alors naires ont pu démontrer qu’après seulement gnées bien que les cas d’intoxication dépas- conseillé de passer par un réseau mis en place dix ans d’orpaillage clandestin dans l’est du sant les normes en vigueur aux Etats-Unis (qui pour les campagnes de vaccination et qui Sénégal, une pollution silencieuse au mercure sont deux fois plus sévères que celles de l’OMS) compte des relais dans chaque village. C’est s’est installée. Les sols et sédiments des points soient encore rares. De manière générale, les taux ainsi que les portes se sont entrouvertes et les d’eaux proches des exploitations artisanales et de mercure mesurés dans les cheveux des occu- langues déliées. Il a pu distribuer des ques- des lieux où se pratique l’amalgame de l’or sont pants des sites d’orpaillage augmentent avec la tionnaires et même prélever des cheveux. contaminés à des taux entre 10 et 100 fois plus fréquence de consommation de poisson. Les CAMPUS N°117 SÉNÉGAL 51

UNE FEMME PRÉPARE L’AMALGAME OR-MERCURE À PARTIR DU MINERAI RÉDUIT EN POUDRE, DANS LE VILLAGE DE SABODALA, RÉGION DE KEDOUGOU.

intoxications les plus importantes ont lieu dans les «distiller» leur amalgame. Le système est très villages isolés plutôt que dans la grande ville de efficace mais, dans les faits, quasiment pas uti- la région où l’activité d’amalgamation de l’or est lisé. Les orpailleurs y voient une manœuvre du inexistante et où l’alimentation est plus diversifiée. gouvernement pour les arrêter ou les taxer. Dans les communautés traditionnelles encore Bref, il y a encore du pain sur la planche, songe LES GOUTTELETTES très attachées à la séparation des tâches, une Birane Niane, toujours coincé au beau milieu DE MERCURE SE LIENT AVEC LES POUSSIÈRES différence apparaît entre hommes et femmes. du Niokolo Koba, lorsqu’il aperçoit, au loin, un D’OR. ELLES SONT Les premiers, qui réalisent les FACILEMENT EXTRAITES DE LA PÂTE DE ROCHE. travaux lourds d’extraction et DES TRACES DE MÉTAL de concassage du minerai sont moins exposés que les secondes SONT PRÉSENTES qui manipulent le mercure. DANS LES CHEVEUX Finalement, des traces de métal sont également présentes dans D’ENFANTS, les cheveux d’enfants âgés de UN HÉRITAGE DE LEUR 0 à 7 ans. Il s’agit là d’un héri- tage de leur mère, qui a ingéré MÈRE, QUI A INGÉRÉ du mercure lors de leur gros- sesse et l’a transmis au fœtus. DU MERCURE LORS En général, les taux sont sous DE LEUR GROSSESSE la limite admissible mais il est urgent de prendre des mesures pour éviter que la situation ne s’aggrave. La difficulté réside dans le fait que l’or représente souvent la seule source de revenus pour ces véhicule s’approcher. C’est un camion. Le chauf- familles. Les en priver risque de les renvoyer feur accepte de l’emmener au centre qui gère le dans la misère. parc. Les gardiens, sensibles aux arguments scientifiques du doctorant, trouvent deux roues Distiller l’amalgame La solution passe inévi- de secours et retournent avec lui vers la voiture tablement par une meilleure information des laissée en rade à 5 km de là. Birane Niane peut populations rurales et par l’évolution des tech- alors reprendre sa route. Juste avant la nuit, il niques d’extraction. Il existe d’ailleurs des dis- trouve un endroit où loger à Tambacounda, le positifs, s’apparentant à des alambics, qui premier village à la sortie du parc. Sa précieuse permettent de récupérer – et de recycler – les cargaison est sauvée. Elle sera acheminée sans vapeurs de mercure. Chaque village pourrait encombre jusqu’à Genève. en posséder un, et les orpailleurs viendraient y Anton Vos

LES EFFETS DU MERCURE SUR LA SANTÉ Il y a des renommées dont on se comme atteintes par la « maladie forme de méthyl-mercure dans les à réduire les émissions de mercure passerait volontiers. C’est le cas de Minamata », à des degrés de poissons et les fruits de mer) est un par les centrales au charbon et

de celle de la ville de Minamata au sévérité divers, et à toucher une neurotoxique. Une consommation autres installations industrielles ; Japon. Dans les années 1950, une indemnité des autorités nippones. à trop haute dose peut causer à éliminer cet élément d’ici à 2020 « étrange maladie » y fait son appa- La cause de cette épidémie ? des affections neurologiques, des de nombreux biens de consomma- rition au sein de la population de Des quantités spectaculaires de maladies auto-immunes ou encore tion; à diminuer l’usage du mercure pêcheurs. Des mains et des pieds mercure déversées entre 1932 des malformations congénitales. dans les amalgames dentaires et à paralysés, des difficultés à marcher et 1968 directement dans la baie On estime que 37 % de la pollution fermer toutes les mines de mercure et à parler, puis des convulsions et de Minamata par l’usine chimique au mercure provient aujourd’hui quinze ans après que la convention des morts. En 1956, sur 54 patients Shin Nippon Chisso Hiryo, provo- des mines d’or artisanales. fut entrée en vigueur. identifiés, 17 sont décédés. quant l’une des plus désastreuses En octobre 2013, 147 pays ont Aujourd’hui, 65 000 personnes pollutions industrielles de l’histoire. signé la Convention internationale ont demandé à être considérées Le mercure (concentré sous de Minamata sur le mercure visant 52 CAMPUS N°117 TÊTE CHERCHEUSE CHARLES BORGEAUD

CHARLES BORGEAUD, L’HISTORIEN DU «GRAND GENÈVE» PROFESSEUR DE

DROIT ET D’HISTOIRE, ean-Jacques aime ton pays », du commissaire suisse pour l’Exposition uni- CONCEPTEUR DU MUR disait Isaac Rousseau à son fils. verselle de Paris de 1867. DES RÉFORMATEURS Ce précepte, Charles Borgeaud, Ses trois enfants, dont Charles est l’aîné, n’au- ET AUTEUR D’UNE en bon disciple de l’auteur du ront cependant guère le loisir de le côtoyer. « HISTOIRE DE «JContrat social et de la Nouvelle Héloïse, l’a fait Souvent occupé hors du foyer familial par ses sien. Fondateur de la Société académique, pro- affaires, il disparaît prématurément en 1878, à L’UNIVERSITÉ » EN fesseur à l’Université durant près de quarante l’âge de 47 ans. QUATRE VOLUMES, ans, il a cherché tout au long de sa carrière à Son épouse, Anna Frainnet, que Luc Weibel CHARLES BORGEAUD mettre en évidence l’importance de la Réforme dépeint comme une « femme d’esprit un peu A VOUÉ TOUTE SON et de la pensée genevoise pour le développe- cyclothymique », se charge dès lors de diriger ment de la démocratie. Outre une monumen- la maisonnée, veillant avec un zèle farouche sur ÉNERGIE À UNE IDÉE : tale Histoire de l’Université qui a longtemps fait l’essor de sa progéniture. CONTRIBUER AU figure de référence, la cité du bout du lac lui RAYONNEMENT DE LA doit la conception du programme du Mur des Docteur à Iéna Même s’il faut faire face à cer- CITÉ DE CALVIN Réformateurs. Sans oublier un engagement taines contingences, notamment financières, sans réserve lorsqu’au lendemain du premier l’absence du père ne signifie pas qu’il faille conflit mondial, il s’est agi de défendre la neu- brader l’éducation des enfants. A l’issue du tralité suisse et les intérêts de Genève face aux collège, Charles Borgeaud s’inscrit donc en prétentions françaises. Son destin aurait cepen- Faculté des lettres où il intègre la Section de dant pu être tout autre. Comme le montre le philosophie. Sans réel projet, il se rend ensuite dernier ouvrage de Luc Weibel, ancien profes- à Weimar et fréquente l’Université d’Iéna le seur à la Faculté de traduction et d’interpréta- temps de réaliser un mémoire sur les rapports tion et petit-fils de Charles Borgeaud, avant de de Rousseau à la religion et de décrocher un se faire un nom en tant que spécialiste de l’his- premier titre de docteur. toire constitutionnelle et plus particulièrement De retour à Genève en janvier 1881, il s’inscrit des mécanismes de la démocratie directe, son en droit – « sans grand enthousiasme », précise grand-père a emprunté de nombreux chemins Luc Weibel – et intègre la société estudiantine de traverse avant d’endosser l’habit académique. de Zofingue à laquelle il devra la plupart de ses amis et dont il partage pleinement l’idéal L’enfant du sentier Né au Sentier, dans le patriotique. canton de Vaud, Charles Borgeaud est issu d’une famille qui appartient à la bonne socié- Ami, mentor et beau-père Son séjour sur les té locale. Industriel à la tête d’une fabrique bancs de l’Université offre à Charles Borgeaud d’horlogerie, son père cache sous un air mar- l’opportunité de tester sa plume en rédigeant tial – il est colonel depuis 1871 – un goût pour quelques pochades humoristiques destinées aux la culture qui lui vaut d’être nommé secrétaire spectacles donnés lors des soirées étudiantes. Il lui permet surtout de rencontrer celui qui va devenir son mentor, son ami, puis son beau- père à titre posthume, Pierre Vaucher, titulaire de la chaire d’histoire générale et doyen de la Faculté des lettres. Conseillé par son aîné, qui l’appuiera tout au long de son ascension aca- démique, Borgeaud se lance dans un docto- rat sur un thème qui restera central pour lui, à savoir la question de la souveraineté populaire. « Ce travail sur le plébiscite dans l’Antiquité est une manière d’aborder un thème qui est alors d’actualité, explique Luc Weibel. La Suisse a en effet adopté le droit de référendum quelques années plus tôt, tandis qu’en France, notamment, les excès du parlemen- tarisme suscitent des interrogations sur le système CENTRE D’ICONOGRAPHIE GENEVOISE D’ICONOGRAPHIE CENTRE démocratique, qui est accusé de favoriser la corrup- tion et la médiocrité.» Pour les besoins de ses recherches, des excès des Réformateurs – Luther ayant ren- Charles Borgeaud gagne tout « UN CHERCHEUR S’Y forcé le pouvoir des princes, tandis que Calvin d’abord Paris pour rejoindre AFFIRME, UN ÉCRIVAIN a institué un régime aristocratique à Genève – l’Ecole libre des sciences poli- la démocratie moderne est bel et bien fille de la tiques. Revenu à Genève, il par- S’Y RÉVÈLE, UN SUJET Réforme. « Deux principes, deux leviers, ont servi ticipe à la fondation de la Société S’Y DESSINE AVEC UNE à briser l’autorité du Saint-Siège : le libre examen académique avant de se tourner et le sacerdoce universel, écrit ainsi Borgeaud. Ces vers l’Angleterre. NETTETÉ VICTORIEUSE » deux principes qu’il a fallu proclamer pour légitimer la révolution religieuse contenaient en germe toute Le paradis des chercheurs Ce la révolution politique.» séjour lui donne l’occasion de visi- De retour à Paris en 1892, il poursuit sur sa ter l’Université d’Oxford et d’accé- lancée en remportant le prix Rossi, du nom der aux archives de la bibliothèque du juriste d’origine italienne longtemps établi du British Museum. Sur la base de l’immense sont publiées respectivement en 1890 et en à Genève (lire Campus 114), avec un ouvrage documentation offerte par ce lieu qu’il consi- 1891. « Un chercheur s’y affirme, un écrivain s’y comparant différents systèmes constitutionnels, dère comme le « paradis terrestre des cher- révèle, un sujet s’y dessine avec une netteté victo- dont celui de la Suisse. cheurs », il rédige une étude sur la Révolution rieuse », résume Luc Weibel. anglaise du XVIIe siècle et une autre sur la fon- Le propos développé par le jeune chercheur A la croisée des chemins Ces premiers pas dation des premières colonies d’Amérique qui dans ces pages consiste à affirmer qu’en dépit encourageants sont encore loin de constituer 54

une situation. Plusieurs options s’offrant à lui, bibliothèque pour se lier à une filiale de l’entre- A cette offre s’en ajoute une autre, qui va faire l’heure est donc au choix. Doit-il tenter une prise pétrolière Standard Oil basée à Marseille. basculer la décision. A l’occasion de l’Exposi- carrière académique outre-Atlantique comme Bombardé conseiller juridique, il jouit d’un tion nationale prévue en 1896, la Société aca- pourrait le permettre le livre en anglais qu’il traitement confortable et se voit confier d’im- démique entend en effet publier un ouvrage sur projette de rédiger sur la base des articles réali- portantes responsabilités, puisque son mandat l’histoire de l’Université. Et c’est son nom qui sés à Londres ? Faut-il plutôt accepter la charge consiste à obtenir l’autorisation de construire a été évoqué pour mener à bien l’entreprise. La de maître de conférence en sciences politiques une raffinerie dans la cité phocéenne. suite est connue. Nommé professeur extraordi- qu’on lui propose à Paris, rentrer à Genève naire en 1896, Charles Borgeaud accède à l’or- comme le pressent de le faire ses amis zofin- Manœuvres en sous-main Si Charles dinariat deux ans plus tard, reprenant la chaire guiens ou, au contraire, s’engager plus avant Borgeaud opte finalement pour le retour au ber- laissée vacante par le décès de Pierre Vaucher. dans le monde des affaires ? cail, c’est d’abord grâce à l’intervention de Pierre Fortement impliqué dans la gestion des finances Vaucher. Manœuvrant en sous-main, ce dernier L’œuvre d’une vie Disposant enfin d’une familiales, notamment pour éponger les dettes entend bien faire nommer « son cher lieutenant » situation stable, il se lance à corps perdu dans de son frère cadet dont les diverses entreprises à la tête d’une chaire d’histoire des institutions la mission qui lui a été confiée. En 1900 paraît font régulièrement naufrage, Charles Borgeaud politiques de la Suisse et de législation constitu- le premier des quatre volumes de son Histoire a en effet rompu à la fin 1893 avec le travail de tionnelle qui serait créée sur mesure. de l’Université de Genève, dont la publication CAMPUS N°117 TÊTE CHERCHEUSE CHARLES BORGEAUD 55

LE MONUMENT INTERNATIONAL DE LA RÉFORMATION OU MUR DES RÉFORMATEURS, ÉLEVÉ DANS LE PARC DES BASTIONS, EST ADOSSÉ AUX ANCIENNES MURAILLES DE LA VILLE CONSTRUITES AU XVIE SIÈCLE.

IL EST COMPOSÉ D’UN REMPART DE PIERRE ORNÉ DE BAS-RELIEFS, DEVANT LEQUEL SONT DRESSÉES LES STATUES DE GUILLAUME FAREL (1489-1565), L’UN DES INSTIGATEURS DE LA RÉFORME À GENÈVE, JEAN CALVIN (1509- 1564), LE PERSONNAGE CENTRAL DU MOUVE- MENT, THÉODORE DE BÈZE (1513-1605), RECTEUR DE L’ACADÉMIE DE GENÈVE, ET JOHN KNOX (1513-1572) FONDATEUR DU CULTE PRESBYTÉRIEN EN ÉCOSSE.

A LEURS PIEDS EST INSCRITE LA DATE DE 1559, QUI FAIT RÉFÉRENCE À LA Calvin en penseur moderne Donner à voir du centenaire de l’entrée de Genève dans la CRÉATION DE L’ACADÉMIE un autre visage de Calvin, c’est aussi le pro- Confédération (lire dossier). « En abordant un DE GENÈVE. pos qui est visé avec la mise en œuvre du sujet bien différent de ses thèmes de prédilection, Monument international de la Réformation l’historien trouve moyen de lui conférer une tona- (aujourd’hui plus connu sous le nom du Mur des lité conforme à son style, explique Luc Weibel. Il Réformateurs), dont Charles Borgeaud a été la tient à montrer qu’en 1814, comme à l’époque de la cheville ouvrière. Réforme, Genève n’est pas enfermée dans son his- Le propos de l’historien ne vise, là encore, pas toire locale: elle vit au rythme de l’Europe.» uniquement à glorifier la figure du théologien C’est à ce point vrai qu’à l’issue du conflit la protestant, mais à rendre hommage au fonda- neutralité de la Suisse, proclamée par le Congrès teur de l’Université, en qui il voit un grand pen- de Vienne, est à nouveau mise en cause. Expert désormais renommé, Borgeaud est « CE MONUMENT EST appelé à apporter son expertise à la délégation chargée de faire confir- UN COURS DE SCIENCE mer la neutralité permanente de la POLITIQUE QUE Suisse par les puissances victorieuses lors de la Conférence de Paris. Le suc- BORGEAUD ÉTAIT SEUL cès est au-delà des attentes puisque À POUVOIR DONNER » la Confédération obtient également la possibilité de conserver sa neutra- lité tout en adhérant à la toute jeune Société des Nations. Il en ira autrement en 1923, lorsque la France décide de sup- s’étalera jusqu’en 1934. Œuvre de toute une seur moderne dont les disciples ont joué un rôle primer unilatéralement les zones franches vie, ce travail monumental a pour ambition de considérable aux quatre coins du monde pour qui désenclavaient le canton de Genève. mettre en lumière la richesse du XVIe siècle répandre des idées depuis devenues universelles Malgré l’engagement de Borgeaud, qui genevois. Ce faisant, il permet à l’institution au premier rang desquelles figure la liberté de met à la disposition du camp genevois ses moderne issue des réformes de Carl Vogt (lire conscience. « Ce monument qui célèbre les réfor- compétences de juriste et d’historien, son ami Campus 93) de renouer avec son fondateur. mateurs n’est pas essentiellement religieux, Paul Pictet n’obtient qu’une demi-victoire « Dans ces pages, la Genève du XVIe siècle apparaît confirme Luc Weibel. Il développe un récit qui devant le tribunal de La Haye, puisque seule comme une ‘ville sainte’, ‘vers laquelle un monde conjugue les idées de liberté, de tolérance, d’indé- la «petite zone» de 1814 est finalement réta- en révolution a les yeux tournés’ et qui est ‘à la fois pendance, de démocratie. C’est un cours de science blie, décision qui, au grand dam de Charles une Eglise, une Ecole et une forteresse’, ajoute Luc politique que Borgeaud était seul à pouvoir donner.» Borgeaud, rompt définitivement l’unité entre Weibel. Cette figure héroïque de la pauvre bour- Genève et son arrière-pays. gade allobroge se dressant tout d’un coup par la force Genève l’européenne Au moment où s’ouvre la d’une idée, en face de la Rome superbe des empereurs Première Guerre mondiale, Charles Borgeaud Vincent Monnet et des papes et lui tenant tête, inaugurant ainsi l’ère publie ce qui restera son seul ouvrage « grand des temps modernes, est restée gravée durablement public » : Genève, canton suisse, un petit livre tiré « Les essais d’une vie. Charles Borgeaud (1861-1940) », dans l’imagination des peuples.» d’une série de conférences données à l’occasion par Luc Weibel, Editions Alphil, 467 p. 56 À LIRE UNE HISTOIRE DU COCHON AU PAYS DES PHARAONS Tabou pour les musulmans et les juifs, le porc était-il également proscrit au temps des pharaons comme l’ont affirmé de nombreux auteurs classiques ? Oui et non, répond Youri Volokhine, maître d’enseignement et de recherche en sciences de l’Antiquité (Faculté des lettres) dans un ouvrage qui se veut une « histoire globale du cochon en Egypte ancienne ». Car s’il est vrai que la consommation du porc sur les rives du Nil est attestée depuis le Paléolithique tardif, il semble également que cela soit dans le cadre de la culture pharaonique qu’il faille chercher les plus anciennes réticences culturelles à consommer de la chaire porcine. Celles-ci reposent sur deux types de représentations antagonistes. La première est attachée au porc mâle dont l’aptitude à se nourrir de déchets et d’excréments fait très tôt l’objet d’une interprétation mythologique. Toujours dans un registre négatif, le porc est également associé par les Egyptiens à la transmission des maladies, au premier rang desquelles figure la lèpre, mal épouvan- table par excellence. Tout autre est cependant l’image de la truie. Mère nourricière qui dévore ses gorets lorsqu’une portée est trop nombreuse, elle incarne Nout, la mère de GENÈVE AU TEMPS tous les astres, qui, selon la tradition égyptienne, DES ÉVÊQUES engloutit chaque soir ses Dans la droite ligne de la récente Histoire de la Suisse de François enfants pour permettre leur régénération. Dans Walter (professeur honoraire de la Faculté des lettres), voici son le cas présent, si interdit il y a, ce n’est plus par pendant genevois. Dans ce premier tome, Mathieu Caesar, maître détestation, mais par souci de pureté rituelle. assistant au Département d’histoire générale (Faculté des lettres), « L’exemple égyptien montre que la règle des prêtres retrace l’évolution de la cité du bout du lac des premières traces n’est pas forcément celle de tous, quand bien même d’occupation humaine à la veille de la Réforme. A grandes enjambées, une véritable théocratie détient le pouvoir », conclut l’auteur évoque la rencontre entre César et les Helvètes devant le Youri Volokhine. pont sur le Rhône (qui donne lieu à la première mention explicite de Genève dans une source écrite), la domination impériale, la « LE PORC EN ÉGYPTE ANCIENNE », période burgonde, la rivalité avec la Maison de Savoie, ainsi que le PAR YOURI VOLOKHINE, lent développement du pouvoir épiscopal. Agrémenté par un certain PRESSES UNIVERSITAIRES DE LIÈGE, 324 P. nombre de faits rarement évoqués par l’historiographie traditionnelle, le tableau que dessine ce petit livre vise à restituer « l’état d’âme » de la cité au fil du temps. S’inscrivant en faux contre l’idée qui veut voir dans le bas Moyen Age genevois une lente marche vers l’indé- pendance et vers la Réforme, il démontre également que l’histoire de la ville a été largement déterminée par les puissances qui l’ont entourée au fil des siècles. Au passage, il rectifie aussi l’image du voisin savoyard, qui, loin d’avoir toujours tenu le rôle d’ennemi héréditaire, a longtemps offert une voie privilégiée d’ascension sociale et d’enrichis- sement aux notables genevois. VM

« HISTOIRE DE GENÈVE. LA CITÉ DES ÉVÊQUES (IVe-XVIe SIÈCLE). T. 1 », PAR MATHIEU CAESAR, ÉDITIONS ALPHIL, 151 P. CAMPUS N°117 À LIRE 57

OPÉRATION MAINS PROPRES Grâce à lui, on estime que près de 8 millions de vies sont sauvées chaque année. Lui, c’est un petit flacon contenant une solution hydro-alcoolique mise point au début des années 1990 par l’équipe de Didier Pittet, professeur à la Faculté de médecine et responsable du Service de prévention des infections aux Hôpitaux univer- sitaires de Genève (HUG). Remplaçant avantageusement le traditionnel lavage des mains au savon, le procédé a depuis été adopté par 170 des 194 Etats membres de l’ONU, soit près de 80 % de la population mondiale et il a été élu au rang de standard universel par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Mieux : afin d’éviter toute spéculation abusive de la part d’entreprises privées, l’équipe de Didier Pittet a choisi de livrer la recette de sa « solution miracle » à l’OMS. Si bien qu’aujourd’hui, près de 40 pays produisent localement les stocks dont ils ont besoin à partir de matières premières comme la canne à sucre, le manioc ou la noix. C’est l’histoire de cette succes story exemplaire née dans les murs des HUG que retrace dans ce livre le blogueur, essayiste et romancier Thierry Crouzet. Des premières études menées à Genève, qui montrent notamment qu’il est impossible, faute de temps, pour le personnel soignant de suivre les consignes d’hygiène de l’époque, aux négociations engagées avec la Ligue islamique mondiale pour s’assurer que le produit est conforme avec les préceptes du Coran, ce récit haletant dresse le portrait d’un médecin dont « peu de monde connaît le nom, mais à qui beaucoup doivent la vie », selon la formule de Margaret Chan, directrice générale de l’OMS. A noter que les bénéfices de l’ouvrage, traduit d’emblée en sept langues, seront reversés au fonds Clean Hands Save Lives afin d’offrir des flacons de solution hydro-alcoolique aux acteurs de la santé des pays défavorisés. VM

« LE GESTE QUI SAUVE », PAR THIERRY CROUZET, L’ÂGE D’HOMME, 165 P.

LE JAPON QUI DIT NON GODARD ET LA PHILO ÉVITER « BIG BROTHER » MOI, PRÉSIDENTE… Redonner la parole aux En quoi l’œuvre de cinéaste En matière de surveillance Professeure invitée au Global Japonais qui ont eu le de l’auteur de Pierrot le fou du monde numérique, Jean- Studies Institute, Micheline courage de s’opposer aux est-elle philosophique? Par- Henry Morin, professeur- Calmy-Rey évoque les faits orientations politiques de tant de cette interrogation, associé à l’UNIGE, montre marquants de son mandat l’Etat impérial durant la Stefan Kristensen (Faculté qu’entre le tout sécuritaire de conseillère fédérale et période coloniale : c’est des lettres) confronte les paranoïaque et le laisser de présidente: fonds en l’objectif visé par Pierre- notions d’image, de corps faire, il existe une autre déshérence, crise libyenne, François Souyri (Faculté des et de processus créatif chez voie, celle d’une responsa- indépendance du Kosovo, lettres) avec cet ouvrage. Godard avec la pensée de bilité participative. L’auteur médiation entre les Etats- « JAPON COLONIAL Deleuze ou Merleau-Ponty. propose des solutions aux Unis et l’Iran… 1880-1930. LES VOIX DE LA « JEAN-LUC GODARD entreprises et institutions. « LA SUISSE QUE JE DISSENSION », PAR PIERRE- PHILOSOPHE », PAR « RESPONSABILITÉ NUMÉ- SOUHAITE », PAR FRANÇOIS SOUYRI, LES STEFAN KRISTENSEN, L’ÂGE RIQUE », PAR JEAN-HENRY MICHELINE CALMY-REY, BELLES LETTRES, 168 P. D’HOMME, 141 P. MORIN, FYP ÉDITIONS, 96 P. ÉD. FAVRE, 251 P. 58

THÈSES DE DOCTORAT

DROIT MÉDECINE

BRUGERE, ANNE-LAURENCE SGROI, ANTONINO La «menace contre la paix» dans la pratique du Conseil de sécurité des Nations unies: UN INVENTAIRE INTERNATIONAL réflexions sur un concept de droit international DE LA XÉNOTRANSPLANTATION CHEZ L’HOMME Dir. Kolb, Robert Th. UNIGE 2013, D. 874 | Web*: 34567 La xénotransplantation, à savoir la transplantation d’organes d’origine animale sur l’homme, est une alternative pour résoudre la pénurie d’organes humains. Mais cette technique comporte GRANGES, MATHIEU des risques de rejet immunologique, d’incompatibilité physiologique et, surtout, d’infections. Les intérêts moratoires en arbitrage international Sur une période couvrant les vingt dernières années, cette thèse a identifié 32 applications de la Dir. Kaufmann-Kohler, Gabrielle Th. UNIGE 2013, D. 873 | Web*: 34370 xénotransplantation dans 20 pays : en Europe, en Russie, en Asie, au Mexique, aux Etats-Unis, en Afrique et en Nouvelle-Zélande. Elle a pour cela exploité un inventaire international GRISEL, DIANE-EMMANUELLE (www.humanxenotransplant.org) créé grâce à une collaboration entre l’Organisation mondiale La libre prestation de services en droit de la santé, les Hôpitaux universitaires de Genève et l’International Xenotransplantation de l’Union européenne: examen des limites Association et contenant toutes les informations concernant les xénotransplantations chez à l’application des articles 56 et ss TFUE l’homme à travers le monde. Résultat: dix de ces pays n’ont aucune réglementation en matière de Dir. Kaddous, Christine Th. UNIGE 2014, D. 876 | Web*: 36048 xénotransplantation et cette dernière est souvent pratiquée sans aucune base scientifique.

DIR. BUEHLER, LEO HANS PSYCHOLOGIE Th. UNIGE 2014, Méd. 10723 | Web*: 34634 ET SCIENCES DE L’ÉDUCATION

BARRAS, HERVÉ JEAN DE ROSE, LUCA Le déclenchement des cinétoses Les facteurs influençant la formation dans des réalités virtuelles LETTRES de fissure et de fracture des dents traitées Dir. Hauert, Claude-Alain; BERNHARDT, MATTHIEU endodontiquement: une revue Fluckiger, Michelangelo Vittorio La Chine en partage: élaboration Th. UNIGE 2009, FPSE 423 | Web*: 34686 Dir. Krejci, Ivo et diffusion des écrits de Matteo Ricci Th. UNIGE 2014, Méd. dent. 723 | Web*: 34817 BERNEY, SANDRA Dir. Tinguely, Frédéric MOAYEDODDIN, BABAK Learning complex information and 3D objects Th. UNIGE 2014, L. 798 | Web*: 34566 Prévalence et caractéristiques cliniques with animations: Effect of learners’ visuo-spatial DONNINI, ANDREA de la dépression majeure chez les patients pris abilities and design factors La Descrizione dell’Africa di Leone Africano: en charge en médecine interne générale Dir. Betrancourt, Mireille studio e edizione del manoscritto di Roma Th. UNIGE 2013, FPSE 560 | Web*: 35259 Dir. Perrier, Arnaud Dir. Danzi, Massimo Th. UNIGE 2014, Méd. 10725 | Web*: 34806 MORNATA, CECILIA Th. UNIGE 2013, L. 792 | Web*: 34606 OLIVEIRA GRBAVAC, RITA ADRIANA Le rapport au savoir des enseignants: KAUFFMANN, ALEXIS JOSEPH AZAR Greffes sinusiennes avec utilisation complémentarité des dimensions épistémique, Structural Asymmetries in Machine Translation: d’os bovin déprotéinisé pour la réhabilitation identitaire et sociale The case of English-Japanese implantaire de maxillaires postérieurs édentés: Dir. Bourgeois, Etienne; Enlart, Sandra étude clinique à 9 ans Th. UNIGE 2011, FPSE 490 | Web*: 34707 Dir. Wehrli, Eric Th. UNIGE 2013, L. 797 | Web*: 34540 Dir. Bernard, Jean-Pierre MOTTET, GENEVIÈVE MARIE FRANCE Th. UNIGE 2013, Méd. dent. 720 | Web*: 34834 MARTIN-ACHARD, FRÉDÉRIC PIERRE A l’«Ecole de la diversité». Voix intimes, voix sociales: fonctions PEETERS, FRÉDÉRIC Enquête sur la fabrique d’une politique éducative et hybridations du monologue intérieur dans Influence des paramètres d’un laser ER: Dir. Payet, Jean-Paul; Bolzman, Claudio le roman français 1982-2011 (François Bon, YAG sur l’adaptation marginale d’une restauration Th. UNIGE 2013, FPSE 553 | Web*: 35361 Laurent Mauvignier, Jacques Serena) à faible contraction SCHOENHALS, LUCIE Dir. Jenny, Laurent Dir. Krejci, Ivo L’influence des compétences réceptives, Th. UNIGE 2014, L. 799 | Web*: 34571 Th. UNIGE 2013, Méd. dent. 719 | Web*: 35035 socio-communicatives et imitatives sur RAPPO, GAETAN le développement langagier de l’enfant de moins Un ritualiste à la cour impériale: itinéraire de 3 ans: apports d’un modèle intégré à la prédiction NEUROSCIENCES et œuvre du moine Monkan (1278-1357) de trajectoires développementales nuancées Dir. Souyri, Pierre-François BURRA, NICOLAS Dir. Zesiger, Pascal Eric; Pry, René Th. UNIGE 2014, L. 801 | Web*: 34697 Interaction between top-down and bottom-up Th. UNIGE 2013, FPSE 523 | Web*: 34805 attention in visual search ROBERT, THOMAS VALENTE, ANDREA Dir. Kerzel, Dirk L’origine du langage de l’animal humain: Th. UNIGE 2013, Neur. 116 | Web*: 34372 ERP correlates of language production in ageing Rousseau, Darwin, Saussure Dir. Laganaro, Marina; Zesiger, Pascal Eric CLARK-POLNER, ELIZABETH PAIGE Th. UNIGE 2014, FPSE 559 | Web*: 34551 Dir. Chiesa, Curzio; Weber, Marcel; Gambarara, Daniele How state and trait percepts relate: Th. UNIGE 2014, L. 802 | Web*: 35398 how emotion and social judgments interact TRADUCTION to influence perception and behavior Dir. Sander, David; Brosch, Tobias ET INTERPRÉTATION MÉDECINE Th. UNIGE 2013, Neur. 118 | Web*: 35263

NDONGO, JEAN JACQUES DAHOUN, TARIK GSCHWEND, OLIVIER Le bijuridisme camerounais face à l’harmonisation Simulation d’action et risque hallucinatoire Relating sensory information processing et à la traduction des lois à l’adolescence and behavior in the olfactory system Dir. Bocquet, Claude-Yves Dir. Eliez, Stéphan; Debbané, Martin Dir. Carleton, Alan Th. UNIGE 2013, FTI | Web*: 35357 Th. UNIGE 2014, Méd. 10724 | Web*: 34301 Th. UNIGE 2013, Neur. 111 | Web*: 34242

*Pour consultation en détail, ajouter le n° de la thèse à la suite de l’adresse suivante: http://archive-ouverte.unige.ch/unige: CAMPUS N°117 THÈSES DE DOCTORAT 59

YERLIKAYA, SEDA Regulation of Rps6 phosphorylation by TOR complexes in Saccharomyces cerevisiae SCIENCES Dir. Loewith, Robbie Joséph Th. UNIGE 2013, Sc. 4613 | Web*: 34366 ANDERSON, RICHARD IRVING Classical Cepheids: High-precision Velocimetry, JACCARD, MAUD Cluster Membership, and the Effect of Rotation Infrared modifications of general relativity SCIENCES Dir. Eyer, Laurent; Mowlavi, Nami and nonlocal massive gravity Th. UNIGE 2013, Sc. 4627 | Web*: 35356 Dir. Maggiore, Michele DE LA SOCIÉTÉ Th. UNIGE 2014, Sc. 4653 | Web*: 35257 ARIETI, FABIANA AMER MAISTRIAU, ESTEFANIA Structural studies of RNA-binding domains JACOT, DAMIEN Essays on Corporate Social Responsibility Dir. Thore, Stéphane Positioning of organelles and parasite motility: and how it is affected by the interactions between Th. UNIGE 2014, Sc. 4640 | Web*: 34550 the relevance of myosin motors companies and other private actors Dir. Soldati-Favre, Dominique; Galliot, Brigitte Dir. Thoenig, Mathias; Robert-Nicoud, Frédéric BRODERICK, CINDY ANN Th. UNIGE 2014, Sc. 4651 | Web*: 36065 Th. UNIGE 2013, SES 821 | Web*: 35111 Timescales and petrologic processes during incremental pluton assembly: a case study from KAMBLY, DANIA AVETISYAN, EMMA the Val Fredda Complex, Adamello Batholith, N. Italy Counting statistics in interacting Corporate social responsibility rating agencies’ Dir. Schaltegger, Urs nano-scale conductors influence and contribution to the standardization Th. UNIGE 2013, Sc. 4612 | Web*: 34411 Dir. Buttiker, Markus; Sukhorukov, Eugene; and institutionalization of the Corporate Social Flindt, Christian Responsibility field CAILLIAU, ARIANE Th. UNIGE 2014, Sc. 4643 | Web*: 34909 Dir. Ferrary, Michel; Dibiaggio, Ludovic Phylogeny and taxonomic treatment of the genus Th. UNIGE 2013, SES 816 | Web*: 34604 Mesoptychia (Lindb.) A. Evans (Marchantiophyta) LEONE, PIERRE Dir. Jeanmonod, Daniel; Price, Michelle Symplecticity and symmetry BEAUCHAMP, CHARLOTTE Th. UNIGE 2013, Sc. 4603 | Web*: 35009 of general integration methods L’impact de la gestion des bénéfices sur la valeur Dir. Hairer, Ernst des entreprises lors d’opérations sur le capital CHANTZIS, KONSTANTINOS Th. UNIGE 2000, Sc. 3174 | Web*: 34549 Dir. Raffournier, Bernard; Dumontier, Pascal A real time locating system for Th. UNIGE 2013, SES 822 | Web*: 36199 Wireless Sensor Networks LEROY, MARINA Dir. Rolim, Jose Epidermal growth factor receptor (EGFR) expression FANNIZADEH, KAMRAN Th. UNIGE 2014, Sc. 4652 | Web*: 35664 and role during human myoblast differentiation Labour and employment relations in the expanding Dir. Bernheim, Laurent; Picard, Didier remit of global governance DAVYDENKOVA, IRINA Th. UNIGE 2013, Sc. 4647 | Web*: 35552 Dir. Bourrier, Mathilde Poisson-Lie groups and inequalities Th. UNIGE 2013, SES 827 | Web*: 35254 Dir. Alexeev, Anton LETOURNEAU, AUDREY Th. UNIGE 2014, Sc. 4638 | Web*: 34471 Investigation of the molecular mechanisms GUIDOTTI, MATTEO underlying Down syndrome phenotypes The good governance agenda and public DIAS, MARCO Dir. Antonarakis, Stylianos; Halazonetis, Thanos administration reforms: an institutional political Caractérisation fonctionnelle de protéines Th. UNIGE 2013, Sc. 4620 | Web*: 35404 analysis: the case of the commune level impliquées dans la régulation du cytosquelette one-stop-shop program in Vietnam d’actine chez l’amibe Dictyostelium discoideum MARKOVIC, VESNA Dir. Urio, Paolo; Maurer, Jean-Luc Dir. Cosson, Pierre; Martinou, Jean-Claude Ultrafast photoinduced processes in organic dyads Th. UNIGE 2012, SES 785 | Web*: 35625 Th. UNIGE 2013, Sc. 4637 | Web*: 34309 Dir. Vauthey, Eric Th. UNIGE 2014, Sc. 4632 | Web*: 35543 HAXHIJAJ, RIFAT EUGSTER, PHILIPPE Les jeunes d’origine kosovare à Genève: les enjeux Strategies for high resolution profiling of natural MIRZAEI, SEYED IMAN de leur période de transition vers la vie d’adultes extracts: UHPLC-MS and physicochemical Low energy electrodynamics Dir. Cattacin, Sandro approaches for early metabolite identification of high temperature superconductors Th. UNIGE 2014, SES 836 | Web*: 34917 Dir. Wolfender, Jean-Luc; Carrupt, Pierre-Alain Dir. Van Der Marel, Dirk Th. UNIGE 2013, Sc. 4589 | Web*: 34373 Th. UNIGE 2013, Sc. 4593 | Web*: 34299 LACHAT, STÉPHANIE Ouvrières, ménagères, mères: FARHADZADEH, FARZAD MUNOZ URIBE, PAULA ANDREA un siècle d’articulation famille/emploi Information-theoretic analysis of identification Holocene climate variability in tropical dans l’industrie horlogère suisse (1870-1970) systems in large-scale databases South America: case history from a high-mountain Dir. Gardey, Delphine; Maruani, Margaret Dir. Voloshynovskyy, Svyatoslav wet zone in NW Colombia based on palynology Th. UNIGE 2013, SES 812 | Web*: 34670 Th. UNIGE 2014, Sc. 4635 | Web*: 34300 and X-ray microfluorescence Dir. Gorin, Georges Edouard LORENZINI, JASMINE GOMEZ VALENCIA, JUAN DIEGO Th. UNIGE 2012, Sc. 4466 | Web*: 34298 Unemployment and citizenship: social and political A computer-vision based sensory substitution participation of unemployed youth in device for the visually impaired (See ColOr) PORTA, TIFFANY Dir. Giugni, Marco Gabriele Dir. Pun, Thierry Multimodal Molecular Mass Spectrometry Imaging: Th. UNIGE 2013, SES 802 | Web*: 34753 Th. UNIGE 2014, Sc. 4642 | Web*: 34568 Development and Applications in Plant Biology and Forensic Toxicology MINYA YOM, FRANCK MAVIANE GRETZ, MÉLANIE Dir. Hopfgartner, Gerard; Varesio, Emmanuel Quel business model pour les places de marché Biotic, environmental and climatic changes across Th. UNIGE 2013, Sc. 4634 | Web*: 35279 dédiées aux achats publics? richesse et limites the Triassic-Jurassic boundary: causes and effects de l’expérience suisse avec le Simap.ch highlighted via the Liassic coral reef associations SAKALOS, STEFAN Dir. De Blasis, Jean-Paul Dir. Martini, Rossana; Lathuilière, Bernard On quantization of quasi-Lie bialgebras Th. UNIGE 2011, SES 761 | Web*: 36196 Th. UNIGE 2013, Sc. 4644 | Web*: 35354 Dir. Severa, Pavol Th. UNIGE 2013, Sc. 4630 | Web*: 34305 TISCHLER, LAURENT GRIMALDI, YOSELIN Participation paritaire et Affirmative action: une Dynamics of the transcription preinitiation SZILAGYI, GESA ZSOLT analyse normative de la discrimination ethno-raciale complex in vivo Equivariant Jeffrey-Kirwan theorem à l’embauche appliquée au cas de la Suisse Dir. Strubin, Michel; Stutz, Françoise in non-compact settings Dir. Gianni, Matteo Th. UNIGE 2014, Sc. 4639 | Web*: 34239 Dir. Szenes, Andras Th. UNIGE 2013, SES 823 | Web*: 34597 Th. UNIGE 2013, Sc. 4636 | Web*: 35402 GUTIERREZ ARCELUS, MARIA UGARTE ROMERO, CRISTIAN LÉONARDO Mechanisms and tissue specificity of the genetic TOBALEM, MICKAEL Inclusive growth and the impact of intermediate and epigenetic variation in gene regulation Innovative treatments for skin wound healing goods’ productivity on economic development Dir. Dermitzakis, Emmanouil; Lisacek, Frédérique Dir. Pittet Cuenod, Brigitte Maud; Harder, Yves Dir. Olarreaga, Marcelo Th. UNIGE 2014, Sc. 4641 | Web*: 34488 Th. UNIGE 2013, Sc. Méd. 14 | Web*: 35047 Th. UNIGE 2013, SES 829 | Web*: 35034 Tu veux toujours avoir accès aux derniers tubes? Chez nous 1. – Duo Pack Samsung Galaxy S4 tu peux + Samsung Galaxy Tab 3 8.0" Orange Young Galaxy + Multi Surf 75.– / mois, 24 mois

Avec Orange Young Galaxy et Universe, tu profites gratuitement de Spotify Premium.

Changez pour Orange: Samsung Galaxy S4 sans abonnement: 499.–. Samsung Galaxy Tab 3 8.0" sans abonnement: 379.–. 40.− /carte SIM. Disponible dès 10 ans, jusqu’au 27e anniversaire. L’abonnement sera ensuite transféré vers un abonnement Orange Me avec une taxe mensuelle 0800 078 078 | orange.ch/shop égale ou similaire. Spotify Premium gratuit pendant les 6 premiers mois, puis 12.95 par mois.